GUSTAVE DE MOLINARI,
Napoleon III publiciste;
sa pensée cherchée dans ses écrits;
analyse et appréciation de ses oeuvres
(1861)

Gustave de Molinari (1819-1912)

[Created: 24 February, 2025]
[Updated: 24 February, 2025]
The Guillaumin Collection
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Gustave de Molinari, Napoleon III publiciste; sa pensée cherchée dans ses écrits; analyse et appréciation de ses oeuvres (Bruxelles: A. Lacroix, Van Meenen, 1861).http://davidmhart.com/liberty/FrenchClassicalLiberals/Molinari/Books/1861_NapoleonIII/index.html

Gustave de Molinari, Napoleon III publiciste; sa pensée cherchée dans ses écrits; analyse et appréciation de ses oeuvres (Bruxelles: A. Lacroix, Van Meenen, 1861).

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This book is part of a collection of works by Gustave de Molinari (1819-1912).

Editor's Note

This book first appeared as a series of articles in the Russian journal Le Messager Russe (РУССКИЙ ВѢСТНИК).

Императоръ Наполеонъ III какъ писатель. (Napoléon III publiciste), in Le Messager Russe (РУССКИЙ ВѢСТНИК), Volume 24, partie 1, p. 71-105. — Suite dans le même volume, p. 396-428, p. 607-644, et enfin p. 841-854.

It was later published in French as a book in 1861: Gustave de Molinari, Napoleon III publiciste; sa pensée cherchée dans ses écrits; analyse et appréciation de ses oeuvres (Bruxelles: A. Lacroix, Van Meenen, 1861). This version contained a new Appendix with three Notes.

The original 1859 version was also republished in Russian and French in Œuvres Complètes Volume XV. Dans la Presse Russe, I (1858-1859). Publié sous la direction de Mathieu Laine et avec le soutien de M. André de Molinari. Notes et notices par Benoît Malbranque (Paris: Institut Coppet, 2024), pp. 246-459.

Some changes were made in the French edition of 1861. These are indicated in the Endnotes which use letters instead of numbers.

 


 

[189]

TABLE DES MATIÈRES.

  • INTRODUCTION, p. v
  • CHAP. I. Esquisse biographique.- Le prince Louis Napoléon dans les Romagnes et en Suisse. - Il est nommé bourgeois du canton de Thurgovie.-Analyse de son premier écrit, les Réveries politiques, p. 17
  • CHAP. II. - Les Considérations politiques et militaires sur la Suisse, p. 29
  • CHAP. III. -- L'affaire de Strasbourg. -- Correspondance du prince 39 Louis Napoléon avec sa mère, p. 39
  • CHAP. IV. -- Napoléon Ier considéré comme exécuteur testamentaire de la révolution française. - Caractère de la révolution française. Qu'elle n'a pas été une révolution libérale. -Que le système napoléonien façonné avec les idées de 1789 est aujourd'hui un anachronisme. - Analyse des Idées napoléoniennes, p. 54
  • CHAP. V. -- Analyse et appréciation des Idées napoléoniennes (suite et fin), p. 82
  • CHAP. VI. -- Tentative de Boulogne. Procès devant la Cour des pairs, p. 95
  • CHAP. VII. -- Séjour dans la prison de Ham. - Jugement de M. Louis Blanc sur le prince Louis-Napoléon. - Les fragments historiques ou contemporains des révolutions de 1688 et 1830. - L'Analyse de la question des sucres. -- L'Extinction du paupérisme, p.109
  • CHAP. VIII. -- Opinions diverses. La traite des nègres et l'abolition de l'esclavage. Les rapports de la France avec l'Europe. Les moyens d'arriver à la paix perpétuelle. — La liberté d'association. —La liberté individuelle. La noblesse. Le clergé et l'État. - Réponse à M. de Lamartine, p. 131
  • CHAP. IX. -- Évasion de Ham. Séjour en Angleterre. - Projet de percement de l'Isthme de Panama. - Etudes sur le passé et l'avenir de l'artillerie. Révolution de février. Le prince Louis-Napoléon à l'assemblée nationale. Sa profession de foi de candidat à la présidence de la république, p. 144
  • CHAP. X. -- Conclusion, p. 155
  • APPENDICE.

 


 

[v]

Introduction

Le Times qualifiait, il y a quelque temps, l’empereur Napoléon III de sphinx moderne. Le mot a fait fortune. Il est peu d’hommes en effet, qui aient causé autant de surprises au monde, peu d’hommes dont les actes aient eu, au même degré, le cachet de l’imprévu. À l’intérieur comme au dehors, sa politique, tour à tour compressive et libérale, conservatrice et révolutionnaire, pacifique et guerrière, procède par saccades et abonde en péripéties inattendues. C’est le vol inégal et heurté de l’hirondelle ou de la chauve-souris, tantôt rasant la terre, tantôt s’élevant par un essor brusque et soudain, tantôt virant à droite, tantôt virant à gauche, soit que l’oiseau ne sache pas bien lui-même la direction qu’il veut suivre et qu’il obéisse à son instinct capricieux ou au vent qui souffle, soit qu’il veuille dissimuler sa marche pour la rendre plus sûre. [vi] Où va l’empereur Napoléon III ? Quel est son but ? Et d’abord, en dehors du maintien de son pouvoir et de la consolidation de sa dynastie, a-t-il un but ? Est-ce un ambitieux vulgaire, qui ne voie dans le pouvoir qu’un moyen de satisfaire ses appétits égoïstes ? Ou bien est-ce un ambitieux d’un ordre supérieur qui mette la force immense dont il dispose au service d’un système politique qu’il croit nécessaire à la grandeur de sa patrie et au bonheur du genre humain ? Et dans cette seconde hypothèse, quel est le système politique de Napoléon III ? Enfin, ce système étant connu, le suit-il avec fidélité, ne lui arrive-t-il jamais de s’en écarter ? Poursuit-il invariablement son but, malgré les inégalités, les soubresauts, les contradictions apparentes de sa politique ? Voilà ce qu’il s’agit de rechercher si l’on veut deviner l’énigme du sphinx.

Ce n’est pas tout. Après avoir deviné l’énigme, après avoir trouvé la clé de la conduite politique du sphinx moderne, il faut encore apprécier cette conduite au point de vue des intérêts généraux de la civilisation. En admettant que l’empereur des Français ait un système et poursuive un but ou un idéal, il s’agit de savoir si ce système est vrai ou faux, si ce but, si cet idéal est placé en avant sur la route dont la Providence a marqué les étapes à l’humanité, ou s’il s’écarte [vii] de la voie, si par conséquent, en entraînant à la poursuite d’une utopie décevante, une des nations qui servent de têtes de colonne à l’humanité, Napoléon III ne retarde point la marche de la civilisation universelle. Il s’agit, pour tout dire, de savoir si l’empereur des Français est un obstacle au progrès ou un auxiliaire du progrès.

Voilà le double problème que nous nous sommes posé en commençant cette étude sur un des hommes de notre temps auxquels il a été donné d’exercer la plus grande somme d’influence bonne ou mauvaise sur la situation de ses semblables ; à quoi nous ajouterons que nous n’avons eu aucunement le dessein d’écrire un pamphlet de circonstance, [1a] que nous ne sommes à priori ni l’adversaire ni l’ami de l’empereur Napoléon III ; que nous l’étudions à un point de vue purement scientifique, en nous efforçant autant que possible de nous préserver de l’influence des passions du jour ; que nous nous sommes proposé, en un mot, de le juger comme s’il s’agissait non d’un personnage vivant mais d’un de ces vieux Pharaons dont les momies desséchées n’excitent plus que la curiosité des antiquaires et l’avidité des collectionneurs. Cela dit entrons en matière.

[viii]

Quand on veut être édifié sur les mobiles qui dirigent la conduite d’un homme, il faut d’abord étudier son tempérament, son caractère, ses goûts, la nature de son intelligence ; il faut ensuite se rendre compte de l’éducation qu’il a reçue et du milieu où il a vécu. Ce sont là les deux grandes forces, pour nous servir du langage des mathématiciens, dont la conduite et les actes d’un homme sont le produit ou la résultante. Eh bien, ceux qui ont observé de près l’empereur Napoléon III s’accordent à reconnaître en lui l’alliance de deux natures essentiellement dissemblables, celle du Nord et celle du Midi. Il tient de sa mère, Hortense Beauharnais, les défauts et les qualités qui caractérisent les créoles, une imagination ardente, un courage téméraire, une certaine générosité de caractère, unis à cette imprévoyance ou pour mieux dire à ce défaut du sentiment de la responsabilité morale, qui fait que l’on ne s’arrête point devant les éventualités mauvaises pour soi-même ou pour autrui d’une entreprise hasardeuse ; il tient encore du tempérament créole l’esprit d’aventures, et le goût du clinquant et des paillettes qui caractérise les méridionaux. À ces qualités et à ces défauts des hommes du midi, viennent se joindre l’esprit réfléchi et méditatif, le sang froid, la patience et l’obstination qui sont propres aux hommes du Nord et qui [ix] distinguent en particulier le peuple sur lequel son père fut appelé à régner.

Voilà les éléments ou les matières premières de la nature du fils de l’ancien roi de Hollande et de la reine Hortense. Mais ces matériaux de l’esprit et du caractère, l’éducation les façonne et les modifie, comme la culture façonne et modifie le sol. Un cerveau est une terre dont les aptitudes productives sont plus ou moins puissantes et variées selon les éléments qui la composent, mais dont la production dépend, aussi, dans une large mesure, de la culture à laquelle elle est soumise et de l’atmosphère dont elle subit l’influence. Quelle éducation l’empereur Napoléon III a-t-il reçue ? Dans quelle atmosphère sociale a-t-il vécu, pendant cette période de l’enfance et de la jeunesse où l’esprit et le caractère sont encore en voie de formation ? Il a eu pour précepteur le fils du conventionnel Lebas, qui était, comme on le sait, l’un des plus fougueux apôtres de la Terreur, et qui partagea la destinée de Robespierre. On peut donc conjecturer que son précepteur lui inocula de bonne heure les principes dans lesquels il avait été élevé lui-même : selon toute apparence le culte des hommes et des actes de cette terrible assemblée qui se proposait pour but principal l’égalité, et qui employait comme moyen le despotisme le plus absolu et le moins scrupuleux qui [x] fut jamais, constitua une des parties essentielles du programme d’éducation du jeune aiglon impérial. On retrouvera au surplus des traces nombreuses de cette empreinte jacobine dans les écrits et dans les actes de Napoléon III, surtout dans ceux de sa première jeunesse. Il commença comme on le verra par s’adresser aux républicains pour relever l’Empire, et il leur donna des gages en allant combattre en Italie comme simple volontaire de la Révolution. Mais sa naissance, le milieu et les circonstances au sein desquelles s’écoulèrent son enfance et sa jeunesse devaient agir plus fortement encore que ne pouvaient le faire les leçons d’un précepteur, sur cette âme ardente et impressionnable, et lui donner une autre idole que la Convention, une autre foi politique que la foi républicaine. Né en 1808, au moment où l’Empire touchait à son apogée, élevé dès sa tendre enfance à considérer l’empereur comme une espèce de demi Dieu, chassé de France par l’invasion étrangère, au moment où son esprit commençait à devenir capable de réflexion, élevé en Suisse au milieu d’une nature pittoresque et grandiose, comment ne se serait-il point passionné au souvenir des gloires impériales et des malheurs de l’exilé de Sainte-Hélène, que sa prison lointaine grandissait encore en lui donnant le prestige touchant des hautes infortunes ? Quelle [xi] situation fut jamais plus propre à exciter l’enthousiasme d’une jeune âme, que la nature avait faite à la fois propre à se passionner vivement et à conserver longtemps ses impressions, comme un feu sous la cendre ? Chaque jour, d’ailleurs, les conversations du foyer, qui avaient pour thème habituel et inépuisable les splendeurs du passé, rendues plus éclatantes encore par les ombres de la chute et de l’exil, ces conversations dans lesquelles le côté glorieux de l’épopée impériale apparaissait avec un relief colossal, tandis que les misères de ce régime étaient soigneusement laissées à l’arrière-plan, ne venaient-elles pas alimenter son exaltation juvénile ?

Napoléon ne devait-il pas prendre aux yeux d’un jeune homme, élevé dans ces circonstances et dans ce milieu, les proportions d’une sorte de prophète politique, d’un Moïse ou d’un Josué, chargé de conduire dans la terre promise de l’égalité et de la liberté, les peuples émancipés par la Révolution ? Continuer son œuvre violemment interrompue, n’était-ce pas, en quelque sorte, un devoir sacré, une mission providentielle ? Le succès de cette mission ne pouvait d’ailleurs être douteux quels que fussent les obstacles à surmonter, car la vérité finit toujours par avoir gain de cause : il suffit d’avoir foi en elle, et de ne jamais se décourager de la servir.

[xii]

En analysant ainsi la nature de l’homme qui gouverne maintenant la France, en tenant compte de l’éducation qu’il a reçue, du milieu au sein duquel s’est passé sa jeunesse, des circonstances dans lesquelles il a vécu, on conçoit que la restauration du régime impérial soit devenue son idée fixe, le but souverain de sa vie. Ses écrits et ses actes s’expliquent, on a une lumière qui permet de suivre le fil de cette existence si accidentée, mais toujours dirigée vers un même but malgré ses déviations et ses contradictions apparentes ; on sait à quel homme on a affaire : on connaît le terrain, la culture qu’il a reçue, le grain dont on l’a ensemencé, les circonstances au sein desquelles la germination s’est faite, on peut prévoir quelle sera la moisson.

Le régime impérial incarnant dans les faits la pensée de la Révolution, le régime impérial établissant l’ordre nouveau de l’ère moderne, voilà quel va être l’idéal et presque la religion politique de cet esprit enthousiaste et méditatif, de cette âme ardente et obstinée. Le jeune néophyte de l’idée napoléonienne en fera désormais l’objet de toutes ses pensées, le mobile de toutes ses actions, et tour à tour il se servira de la plume pour exposer la doctrine dont il est l’apôtre, et de l’épée pour la faire régner. Il sera, selon les circonstances, écrivain ou homme d’action. L’homme d’action [xiii] s’est fait assez connaître ; en revanche l’écrivain est demeuré obscur. Ses œuvres ont fait peu de bruit à leur apparition, et, plus tard, lorsque l’auteur eut commencé à jouer un rôle prépondérant, elles ne sont point sorties de l’oubli. Cette obscurité persistante où est demeuré l’écrivain, alors que l’homme d’action devenait le point de mire de tous les regards, tient à différentes causes. Elle tient surtout à ce que les écrits du prince Louis Napoléon, quoique dépassant certainement le niveau ordinaire, ne se distinguent ni par les grandes qualités de la pensée ni par celles de la forme. Elles portent, à la vérité, le cachet d’une foi enthousiaste, mais comme le régime impérial, objet de cette foi, ne renferme point les éléments d’un système qui satisfasse l’esprit et encore moins d’un idéal qui satisfasse l’âme, la conviction dont l’auteur est animé et même l’habileté d’exposition dont il fait preuve ne suffisent point pour suppléer à ce qui manque à sa doctrine. Soit par sa faute ou plutôt encore par celle de la cause qu’il soutient, il n’attire et ne retient point par la justesse et la profondeur de la pensée, il ne satisfait ni l’économiste, ni le politique, ni le philosophe ; il n’éblouit point non plus par l’éclat de ses sophismes ou il ne déroute point en les étonnant, par la subtilité de sa dialectique, ceux qu’il ne réussit pas à convaincre ; sa clarté et son [xiv] habileté d’exposition suffiraient pour lui assigner une belle place s’il les avait mises au service d’une idée juste, elles ne suffisent point pour dissimuler la pauvreté économique, politique et morale de « l’idée napoléonienne ». Voilà pourquoi l’écrivain n’a point, tout d’abord, malgré quelques qualités sérieuses, réussi à sortir de l’obscurité : c’est que son talent n’était pas assez riche — et il aurait dû l’être beaucoup — pour suppléer à l’indigence de la cause à laquelle il s’était voué. Plus tard, lorsque l’écrivain eut décidément fait place à l’homme d’action, comme on ne voulait voir en lui qu’un ambitieux jeté dans le moule ordinaire, on n’a attribué à ses œuvres aucune signification, aucune importance, parce qu’on ne les croyait point sincères. La foi profonde et enthousiaste dont elles portaient l’empreinte a été regardée comme purement factice, et l’on n’a pas pensé, en conséquence, qu’il valut la peine de revenir sur des œuvres qui n’exprimant point les convictions réelles de leur auteur, ne pouvaient éclairer sur ses desseins véritables. On s’est trompé. Les événements ont prouvé et prouvent tous les jours que l’homme politique agit comme l’écrivain pensait, et qu’on peut trouver dans les écrits du prince Louis Napoléon l’explication des actes de l’empereur Napoléon III.

Nous tâcherons de réparer cet oubli, en faisant [xv] connaître aussi complètement que possible Napoléon III écrivain. Nous analyserons ses œuvres, en éclairant cette analyse par quelques indications biographiques, et nous citerons souvent les paroles mêmes de l’écrivain impérial pour qu’on ne nous accuse point d’altérer sa pensée. On connaîtra ainsi le système dont il s’est fait l’apôtre comme on connaît les moyens qu’il a employés pour le faire prévaloir.

Il ne nous restera plus ensuite qu'à examiner 12. ce que vaut ce système, et quel avenir peut lui 13. être réservé.

 


 

[17]

CHAPITRE PREMIER

Esquisse biographique.—Le prince Louis Napoléon dans les Romagnes et en Suisse. —Il est nommé bourgeois du canton de Thurgovie. —Analyse de son premier écrit, les Rêveries politiques.

Charles Louis Napoléon [1] Bonaparte (nous apprend la courte esquisse biographique qui précède ses œuvres dans l’édition publiée en 1848 à la librairie napoléonienne par M. Charles Édouard Tremblaire), fils de la reine Hortense et du roi Louis, frère de l’empereur Napoléon, est né à Paris, au palais des Tuileries, le 20 avril 1808 [2]. En 1810, il fut tenu sur les fonts de baptême [18] par l’empereur et l’impératrice Marie Louise. En 1816, il quitta la France avec sa mère, qui se fixa d’abord en Bavière, puis en Suisse, puis à Rome. En 1831, Louis Napoléon prit part à l’insurrection de la Romagne, avec son frère aîné qu’il perdit dans ces malheureux événements. Lorsque l’Italie fut de nouveau envahie par les Autrichiens, il vint avec sa mère incognito à Paris ; et il fit demander à Louis Philippe de servir comme simple soldat dans les rangs de l’armée française. Cette demande lui ayant été refusée, il alla passer quelques mois en Angleterre, puis il se rendit de nouveau en Suisse où il habita le château d’Arenenberg sur les bords du lac de Constance. En 1832, le canton de Thurgovie lui conféra le droit de bourgeoisie honoraire, « en reconnaissance pour les bienfaits nombreux que le canton avait reçus de la famille de la duchesse de Saint-Leu (la reine Hortense) depuis son séjour à Arenenberg. » En remerciant avec effusion le président du conseil du canton pour cette faveur, le prince disait :

« Ma position d’exilé de ma patrie me rend plus sensible à cette marque d’intérêt de votre part. Croyez que dans toutes les circonstances de ma vie, comme français et Bonaparte, je serai fier d’être citoyen d’un État libre. »

En témoignage de reconnaissance, il offrit au canton deux canons de six avec train et équipages complets, et — ce qui valait mieux — il créa dans le village de Sallenstein une école gratuite. Pendant plusieurs années il alla comme volontaire à l’école militaire de Thun, où il s’appliqua spécialement à l’étude de l’artillerie devenue plus tard son arme favorite. La publication de son [19] Manuel d’artillerie lui valut d’être nommé en 1834 capitaine d’artillerie par le gouvernement de Berne.

« Je suis fier, disait-il encore, en remerciant de cette faveur M. Tavel vice-président du canton de Berne, je suis fier de compter parmi les défenseurs d’un État où la souveraineté du peuple est reconnue comme base de la constitution, et où chaque citoyen est prêt à se sacrifier pour la liberté et l’indépendance de son pays. »

Mais le Manuel d’artillerie n’est, en suivant l’ordre chronologique, que le troisième ouvrage de Louis Napoléon. Dans les deux années précédentes, il avait publié les Rêveries politiques et les Considérations politiques et militaires sur la Suisse, devenue sa seconde patrie. Les Rêveries politiques datent de 1832. L’auteur qui avait alors 24 ans revenait d’Italie, où, comme nous l’avons dit, il avait combattu et où il avait vu mourir son frère à ses côtés, pour la cause de l’indépendance. On y trouve en germe la plupart des idées que l’auteur développera plus tard, seulement elles sont encore un peu vagues et flottantes ; ce sont des aspirations plutôt que des idées. En revanche, le style de ce premier essai est chaud et coloré, sans être exempt toutefois d’enflure et de déclamation. L’élève de M. Lebas et le volontaire de l’indépendance italienne n’hésite pas à se proclamer hautement démocrate. Il s’incline devant la grande Révolution et il voit dans les principes qu’elle a proclamés les fondements de l’ordre à venir. La réalisation de ces principes, l’incarnation de la pensée révolutionnaire, voilà le but qu’il s’agit d’atteindre, et vers lequel tous les efforts et toutes les pensées des hommes de progrès doivent converger sans cesse. Mais comment y arriver ? Quelle voie faut-il [20] suivre ? Il faut suivre la voie frayée par Napoléon Ier, qui a été par excellence l’homme de la Révolution, et pourrait-on dire son exécuteur testamentaire. Il faut reprendre son œuvre violemment interrompue par l’invasion étrangère ; il faut rétablir l’empire pour faire triompher la Révolution.

Ainsi donc le but à atteindre, c’est la réalisation des principes de la Révolution, tant en France que dans le reste du monde, le moyen c’est le rétablissement et la continuation du régime impérial, tel que l’avait conçu le grand homme dans lequel s’était incarné le génie de la Révolution, tel qu’il en avait jeté les bases indestructibles, tel qu’il l’aurait achevé, si sa pensée civilisatrice et humanitaire eut été comprise par l’Europe. Voilà le thème de l’auteur. Mais d’abord, il s’agit de démontrer que le besoin d’un régime qui continue l’œuvre de la Révolution, en suivant les procédés du premier empire, se fait sentir dans le monde. L’auteur débute en conséquence par esquisser un sombre tableau de l’état politique et social de l’Europe. Il décrit le mal en l’exagérant afin de rendre plus sensible la nécessité urgente d’un remède.

« La liberté de la presse permettant à chacun de faire connaître ses opinions, on écrit aujourd’hui ce que l’on se serait contenté de penser autrefois, et la persuasion d’un meilleur avenir stimule toutes les capacités quelque faibles qu’elles soient. Une des raisons qui engagent les patriotes à écrire, c’est le désir ardent d’améliorer la condition des peuples ; car si l’on jette un coup d’œil sur les destinées des diverses nations, on recule d’épouvante et l’on élève alors la voix pour défendre les droits de la raison et de l’humanité. En effet, que voit-on partout ? Le bien-être de tous sacrifié non aux besoins mais aux caprices d’un [21] petit nombre. Partout deux partis en présence, l’un qui marche vers l’avenir pour atteindre l’utile, l’autre qui se cramponne au passé pour conserver les abus. Là, on voit un despote qui opprime ; ici un élu du peuple qui corrompt ; là un peuple esclave qui meurt pour acquérir son indépendance, ici un peuple libre qui languit parce qu’on lui dérobe sa victoire. »

Il s’agit, comme bien on suppose, de la France, et ce sont les doctrinaires qu’il accuse d’avoir détourné la révolution de juillet de son but légitime, ce sont les doctrinaires dont le gouvernement faible et corrupteur lui paraît pire encore que le régime du sabre.

« Ah ! pourquoi, dit-il, la belle révolution de juillet a-t-elle été flétrie par des hommes qui, redoutant de planter l’arbre de la liberté, ne veulent qu’en greffer les rameaux sur un tronc que les siècles ont pourri et dont la civilisation ne veut plus.

Le malaise général qu’on remarque en Europe vient du peu de confiance que les peuples ont en leurs souverains. Tous ont promis, aucun n’a tenu... Les despotes qui gouvernent le sabre à la main et qui n’ont de lois que leur caprice, ceux-là du moins me dégradent pas l’espèce humaine ; ils l’oppriment sans la démoraliser. La tyrannie retrempe les hommes, mais les gouvernements faibles qui, sous un masque de liberté, marchent à l’arbitraire, qui ne peuvent que corrompre ce qu’ils voudraient abattre, qui sont injustes envers les faibles et humbles envers les forts, ces gouvernements-là conduisent à la dissolution de la société ; car ils endorment par leurs promesses, tandis que les autres réveillent par leurs martyres. »

Le gouvernement de juillet a donc manqué à sa mission, qui était de faire prévaloir la cause de la Révolution. Il est coupable de haute trahison envers la cause du progrès, et il n’y a plus aucun espoir à fonder sur lui. [22] Qui donc reprendra l’œuvre qu’il n’a pas pu ou voulu accomplir ? On le devine. Mais laissons parler l’auteur :

« Pour arriver à ce but, chacun a rêvé des moyens différents ; je crois qu’on ne peut y parvenir qu’en réunissant les deux causes populaires, celle de Napoléon II et de la République. Le fils du grand homme est le seul représentant de la plus grande gloire, comme la république celui de la plus grande liberté. Avec le nom de Napoléon on ne craindra plus le retour de la terreur, avec le nom de la république on ne craindra plus le retour du pouvoir absolu. Français, ne soyons pas injustes et rendons grâce à celui qui, sorti des rangs du peuple, fit tout pour sa prospérité : qui répandit les lumières et assura l’indépendance de la patrie ; si un jour les peuples sont libres, c’est à Napoléon qu’ils le devront. Il habituait le peuple à la vertu, seule base d’une république. Ne lui reprochons pas sa dictature : elle nous menait à la liberté, comme le soc de fer qui creuse les sillons, prépare la fertilité des campagnes. C’est lui qui porta la civilisation depuis le Tage jusqu’à la Vistule ; c’est lui qui enracina en France les principes de la république. L’égalité devant les lois, la supériorité du mérite, la prospérité du commerce et de l’industrie, l’affranchissement de tous les peuples : voilà où il les menait au pas de charge. Jeunesse française, d’où vient cette ardeur qui vous enflamme, cet amour de la liberté et de la gloire qui fait de vous les fermes soutiens et l’espoir de la patrie ? C’est que l’aurore de votre vie fut éclairée par le soleil d’Austerlitz, que l’amour de la patrie fut votre premier sentiment, et que l’instruction solide que vous puisiez sous les ailes de la victoire donnait de bonne heure accès dans vos âmes aux nobles passions qui font palpiter un cœur. Le malheur du règne de l’empereur Napoléon c’est de n’avoir pu recueillir tout ce qu’il avait semé, c’est d’avoir délivré la France sans avoir pu la rendre libre.

Mais les hommes sont souvent injustes envers ceux qui leur ont fait le plus de bien ; ils s’enthousiasment des noms et [23] négligent les choses réelles. ‘Sylla, homme emporté, mène violemment les Romains à la liberté ; Auguste, rusé tyran, les conduit doucement à la servitude. Pendant que sous Sylla la république reprenait des forces, tout le monde criait à la tyrannie et pendant que sous Auguste la tyrannie se fortifiait on ne parlait que de liberté.’

Nul doute qu’il ne faille aujourd’hui des lois immuables qui assurent à jamais le bonheur et les libertés du pays ; mais n’oublions pas qu’il y a des moments de crise d’où la patrie ne saurait sortir triomphante qu’avec le génie d’un Napoléon ou la volonté immuable d’une Convention ; car il faut une main forte qui abatte le despotisme de la servitude avec le despotisme de la liberté. »

L’alliance de la cause et du parti bonapartiste avec la cause et le parti républicain, en vue de réaliser, fut-ce même en recourant à la forte main du despotisme, les principes de la Révolution, voilà le moyen pratique que propose l’auteur. Mais cette alliance à laquelle le jeune volontaire de l’indépendance italienne venait de donner des gages substantiels, en payant de sa personne, cette alliance ne peut se conclure cependant, sans que les conditions en soient réglées, définies d’avance. Quelles seront ces conditions ? L’auteur s’attache à les formuler dans un plan de Constitution, dont il a tiré, dit-il, la plupart des éléments des Constitutions de 1791 et de 1793.

« Les premiers besoins d’un pays, dit-il en manière de préambule, sont l’indépendance, la liberté, la stabilité, la suprématie du mérite et l’aisance également répandue. Le meilleur gouvernement sera celui où tout abus du pouvoir pourra toujours être corrigé, où sans bouleversement social, sans effusion de sang, on pourra changer et les lois et le chef de l’État, car [24] une génération ne peut assujettir à ses lois les générations futures. »

Pour assurer l’indépendance il faut que le gouvernement soit fort, et pour que le gouvernement soit fort qu’il ait la confiance du peuple, de telle manière qu’il puisse avoir une armée nombreuse et bien disciplinée sans qu’on crie à la tyrannie. Pour assurer la liberté -- ce qui n’est, poursuit-il, qu’une conséquence de l’indépendance, -- il faut que tout le peuple indistinctement puisse concourir aux élections des représentants de la nation ; il faut que la masse qu’on ne peut jamais corrompre, et qui ne flatte ni ne dissimule soit la source constante d’où émanent tous les pouvoirs. Pour que l’aisance se répande dans toutes les classes, il faut non seulement que les impôts soient diminués, mais encore que le gouvernement ait un aspect de stabilité qui tranquillise les citoyens et permette de compter sur l’avenir.

« D’après les opinions que j’avance, conclut notre jeune rêveur, on voit que mes principes sont entièrement républicains. Et quoi de plus beau, en effet, que de rêver à l’empire de la vertu, au développement de nos facultés, au progrès de la civilisation. Si dans mon projet de Constitution je préfère la forme monarchique, c’est que je pense que ce gouvernement conviendrait plus à la France en ce qu’il donnerait plus de garanties de tranquillité, de force et de liberté.

Si le Rhin était une mer, si la vertu était toujours le seul mobile, si le mérite parvenait seul au pouvoir, alors je voudrais une république pure et simple. Mais, entourés comme nous le sommes d’ennemis redoutables qui ont à leurs ordres des millions de soldats qui peuvent renouveler chez nous l’irruption des Barbares, je crois que la république ne pourrait repousser l’invasion étrangère et comprimer les troubles civils qu’en ayant [25] recours aux moyens de rigueur qui nuisent à la liberté... Je voudrais un gouvernement qui procurât tous les avantages de la république sans entraîner les mêmes inconvénients ; en un mot un gouvernement qui fut fort sans despotisme, libre sans anarchie, indépendant sans conquêtes. »

Vient ensuite le texte du projet de Constitution qui doit réaliser ce bel idéal.

La déclaration des droits de l’homme et du citoyen qui la précède, débute de cette façon originale :

« X (nom du souverain) par la volonté du peuple empereur de la république française.

Le peuple français, convaincu que l’oubli et le mépris des droits naturels de l’homme sont les seules causes des malheurs du monde, a résolu d’exposer, dans une déclaration solennelle, ces droits sacrés et inaliénables, afin que tous les citoyens, pouvant comparer sans cesse les actes du gouvernement avec le but de toute institution sociale, ne se laissent jamais opprimer et avilir par la tyrannie, afin que le peuple ait toujours devant les yeux les bases de sa liberté et de son bonheur, le magistrat la règle de ses devoirs, le législateur l’objet de sa mission.

En conséquence, il proclame, en présence de Dieu, la déclaration suivante des droits de l’homme et du citoyen. »

Suivent 14 articles définissant le but de la société qui est « le bonheur commun » (c’est aussi la définition de Babœuf dans son manifeste des Égaux) ; les droits de l’homme qui sont l’égalité, la liberté, la sûreté, la propriété, et spécifiant les garanties qui doivent leur être accordées. Les articles 5 et 7 méritent particulièrement d’être cités.

« Art. 5. Le droit de manifester sa pensée et ses opinions soit par la voie de la presse soit de tout autre manière, le droit de [26] s’assembler paisiblement, le libre exercice des cultes ne peuvent être interdits.

Art. 7. Tout acte exercé contre un homme, hors des cas et dans les formes que la loi détermine, est arbitraire et tyrannique ; celui contre lequel on voudrait l’exécuter par la violence a le droit de le repousser par la force. »

Un peu plus loin (art. 12) il reconnaît le droit à l’assistance ou même le droit au travail dont le socialisme devait faire si grand bruit plus tard.

« Art. 12. Les secours publics sont une dette sacrée. La société doit la subsistance aux citoyens malheureux, soit en leur procurant du travail, soit en assurant les moyens d’existence à ceux qui sont hors d’état de travailler. »

Enfin :

« Art. 14. Un peuple a toujours le droit de revoir, de réformer et de changer sa Constitution. Une génération ne peut assujettir à ses lois les générations futures. »

Après la déclaration des droits de l’homme et du citoyen viennent les diverses dispositions constitutives concernant l’exercice des droits de cité, la souveraineté du peuple, les formes du gouvernement, le corps législatif, le sénat, la chambre des tribuns du peuple, les ministres, le pouvoir judiciaire, la force publique, les rapports de la république française avec les nations étrangères, et les dispositions particulières.

Notons simplement les plus saillantes de ces dispositions. La souveraineté du peuple est, bien entendu, « une, indivisible, inaliénable et imprescriptible. » Tous les pouvoirs émanent de la nation, mais elle ne peut les exercer que par délégation. Les délégués sont le corps législatif et [27] l’empereur. Le corps législatif se compose de deux chambres élues par le suffrage universel. Seulement les sénateurs, dont le nombre pourra être porté à 500, devront avoir rendu un service éminent à la patrie, et le choix des collèges électoraux en ce qui les concerne doit être ratifié par les tribuns, le sénat et l’empereur. L’empereur fait les règlements et ordonnances nécessaires pour l’exécution des lois sans pouvoir jamais ni suspendre les lois elles-mêmes, ni dispenser de leur exécution. Sa personne est inviolable tant qu’il ne viole pas ses serments. Ses ministres sont responsables de tous les délits par eux commis contre la sûreté nationale et la Constitution, de tout attentat à la propriété et à la liberté individuelle, etc. — Un ministre ne peut être banquier ni jouer à la bourse. — Servir sa patrie étant un devoir sacré pour tout citoyen, la conscription est rétablie comme « la plus libérale et la plus urgente des institutions. » Quant aux rapports de la république française avec les nations étrangères, l’auteur les résume ainsi :

« Le peuple français est l’ami et l’allié naturel des peuples libres. Il ne s’immisce point dans le gouvernement des autres nations. Il ne souffre pas que les autres nations s’immiscent dans le sien.

Il donne asile aux étrangers bannis de leur pays pour la cause de la liberté. »

La principale des dispositions particulières qui terminent l’œuvre, concerne le cautionnement des feuilles périodiques qui est déclaré aboli.

Ces Rêveries politiques, coup d’essai du jeune apôtre de l’idée napoléonienne furent soumises par lui à M. de Chateaubriand qui était alors en Suisse. M. de Chateaubriand [28] y fit quelques annotations et observations qui ont été perdues, et qui portaient d’ailleurs sur les mots plus que sur les choses. L’une d’elles, par exemple, consistait à mettre nation au lieu de peuple.

 


 

[29]

CHAPITRE II.

Les Considérations politiques et militaires sur la Suisse.

Aux Rêveries politiques succédèrent, l’année suivante, les Considérations politiques et militaires sur la Suisse, dans lesquelles l’auteur recommande surtout de fortifier le pouvoir central tout en maintenant le système fédératif. Il remarque judicieusement en signalant l’oppression que certains cantons, Berne par exemple, faisaient peser sur d’autres cantons assujettis, que république et liberté ne sont pas nécessairement synonymes.

« Pour nous autres enfants de la Révolution, il nous semble étonnant de voir la Suisse, quoique république, avoir comme les autres nations un joug à rejeter et des droits à obtenir. C’est qu’en effet le mot de république n’est pas une désignation de principes, ce n’est qu’une forme de gouvernement. Ce n’est pas un principe parce qu’elle ne garantit pas toujours la liberté et l’égalité. République, dans son acception générale, ne signifie que le gouvernement de plusieurs. Car n’avons-nous pas vu [30] jusqu’ici dans presque toutes les républiques le peuple soumis à une aristocratie tyrannique, à des abus révoltants. Rome, avec un gouvernement semblable à celui de l’Angleterre, avait une aristocratie éclairée ; mais elle enrichissait le peuple de la ville privilégiée, des dépouilles et des droits qu’elle enlevait aux autres nations. En Italie, les républiques étaient despotiques. Les lois de Venise étaient écrites avec du sang et de même qu’une république sage et démocratique peut être le meilleur des gouvernements, une république tyrannique est le pire de tous, car il est plus facile de s’affranchir du joug d’un seul que de celui de plusieurs. »

C’est à la médiation de Napoléon Ier qu’il attribue en grande partie la suppression des tyrannies locales et la régénération politique de la Suisse. On peut objecter, sans doute, que Napoléon laissa le pouvoir central sans force ; mais cela tenait aux nécessités temporaires de sa position, nécessités qui l’obligeaient souvent à adopter provisoirement une politique en opposition apparente avec les principes qu’il voulait faire prévaloir.

« Pourquoi l’empereur avait-il laissé le pouvoir central sans force et sans vigueur ? C’est qu’il ne voulait pas que la Suisse put entraver ses projets ; il désirait qu’elle fût heureuse mais momentanément nulle ; et d’ailleurs sa conduite pour ce pays est conforme à celle qu’il adopta pour tous les autres. Partout il n’installa que des gouvernements de transition entre les idées anciennes et les idées nouvelles. Partout on peut remarquer dans ce qu’il établit deux éléments distincts : une base provisoire avec les dehors de la stabilité. Provisoire, parce qu’il sentait que l’Europe voulait être régénérée ; avec les dehors de la stabilité, afin d’abuser ses ennemis sur ses grands projets, et pour qu’on ne l’accusât pas de tendre à l’empire du monde. C’est dans ce but qu’il surmonta d’un diadème impérial ses [31] lauriers républicains ; c’est dans ce but qu’il mit ses frères sur des trônes.

Un grand homme n’a pas les vues étroites et les faiblesses que lui prête le vulgaire. Si cela était, il cesserait d’être un grand homme. Ce n’est donc point pour donner des couronnes à sa famille qu’il nomma ses frères rois, mais bien pour qu’ils fussent, dans les divers pays, les piliers d’un nouvel édifice. Il les fit rois pour qu’on crût à la stabilité et qu’on n’accusât pas son ambition. Il y mit ses frères parce qu’eux seuls pouvaient concilier l’idée d’un changement avec l’apparence de l’inamovibilité, parce qu’eux seuls pouvaient être soumis à sa volonté quoique rois, parce qu’eux seuls pouvaient se consoler de perdre un royaume en redevenant princes français.

Si l’on examine toute la conduite de Napoléon on trouvera partout les mêmes symptômes de progrès, les mêmes apparences de stabilité. C’est là le fond de son histoire. Mais dira-t-on, quand devait être le terme de cet état provisoire ? À la défaite des Russes, à l’abaissement du système anglais. S’il eût été vainqueur, on aurait vu le duché de Varsovie se changer en nationalité de Pologne, la Westphalie se changer en nationalité allemande, la vice-royauté d’Italie se changer en nationalité italienne. En France, un régime libéral eût remplacé le régime dictatorial ; partout stabilité, liberté, indépendance, au lieu de nationalités incomplètes et d’institutions transitoires. »

L’auteur ressemble un peu ici, on doit s’en apercevoir, à ces commentateurs passionnés d’Homère qui voient dans ses poèmes une foule de choses que la vile multitude des lecteurs n’y aperçoit point et dont, selon toute apparence, le chantre de l’Iliade et de l’Odyssée lui-même ne s’est jamais douté. Napoléon n’aurait-il pas été quelque peu surpris si on lui avait dit qu’en usant et en abusant du despotisme il se proposait pour but d’établir sur une base indestructible la liberté ? Mais poursuivons. L’auteur examine ensuite les institutions politiques dans leurs [32] rapports avec le génie de chaque peuple, et il est d’avis que si le fédéralisme peut convenir à la Suisse et aux États-Unis, en revanche la centralisation seule convient à la France, au moins au temps où nous sommes, car de même que tel régime peut convenir à un pays et ne pas convenir à un autre, de même le régime qui convient à une époque peut ne plus rien valoir à une autre.

« Pourquoi vante-t-on la politique cruelle de Louis XI et de Richelieu ? C’est qu’ils abaissèrent les grands vassaux qui, commandant chacun une province, formaient une confédération et divisaient la force de l’État. Il faut, dans un grand pays, un centre qui soit le principe de la prospérité, comme le cœur est le principe de la vie dans le corps humain... Nous n’avons pas besoin de chercher un modèle dans les pays étrangers ; ce qu’il nous faut en France, c’est un gouvernement qui soit en rapport avec nos besoins, notre nature et notre condition d’existence. Nos besoins sont l’égalité et la liberté ; notre nature, c’est d’être les ardents promoteurs de la civilisation ; notre condition d’existence est d’être forts afin de défendre notre indépendance. Ainsi donc, pour être libres, indépendants et forts, il nous faut un pouvoir national, c’est-à-dire un pouvoir dont tous les éléments se retrempent dans le peuple, seule source de tout ce qui est grand et généreux. Quant à la Suisse, composée de différents peuples, elle est habituée depuis des siècles au système fédératif ; la nature en a jeté les bases en séparant les cantons par des chaînes de montagnes, des défilés, des lacs et des fleuves. Elle n’est pas, comme la France, à la tête des nations, objet de crainte et de jalousie pour les rois, objet d’espoir et de consolation pour les peuples. »

L’auteur insiste cependant sur la nécessité de garanties communes à tous les cantons pour certains droits dont l’exercice est indispensable à un peuple libre, [33] notamment pour le droit d’exprimer sa pensée par la voie de la presse.

« Tout citoyen d’une république doit désirer d’être libre, et la liberté est un vain mot, si l’on ne peut exprimer librement par écrit ses pensées et ses opinions. Si la publicité avait des entraves dans un canton, elle irait porter ses lumières et ses bienfaits dans un autre ; et, le canton qui l’aurait exclue ne serait plus à l’abri de ses atteintes. La liberté de la presse doit donc être générale. »

L’auteur compare ensuite le système électif et le système héréditaire et il donne la préférence au premier, par des motifs qui valent la peine d’être rapportés.

« Le premier avantage du projet de pacte suisse est la loi fondamentale qui fixe à douze ans l’époque de la révision du pacte fédéral. Voici, en effet, la souveraineté nationale garantie. Sans de semblables lois, la souveraineté du peuple n’est qu’un vain mot que les gouvernements emploient pour tromper les crédules, que les gouvernés timides répètent pour apaiser leur conscience qui leur disait de bâtir sur de larges bases les institutions de la patrie.

Dans le senatus consulte de l’an XII qui établit les devoirs de la famille Bonaparte envers le peuple français, ce principe était reconnu ; car, au bout d’un certain temps, l’obligation d’un appel au peuple était consacrée.

On dit que dans un grand pays le système électif peut être la source de grands désordres, mais tout a son bon et mauvais côté.

Les ennemis de la souveraineté populaire vous diront : le système électif a partout amené des troubles : à Rome, il a partagé la république entre Marius et Sylla, entre César et Pompée ; l’Allemagne a été en feu pour l’élection des empereurs ; la chrétienté a été troublée par le choix des papes : on a vu trois apôtres de saint Pierre se disputer son héritage ; la Pologne a été [34] ensanglantée pour le choix des rois ; tandis qu’en France, le système héréditaire a pendant trois cents ans surmonté toutes les dissensions.

D’autres répondront : le système électif a gouverné Rome pendant 450 ans, et Rome fut la reine du monde, le foyer de la civilisation. Le système héréditaire n’a pas arrêté les révolutions qui chassèrent une fois les Wasa, deux fois les Stuart et trois fois les Bourbons. Si le principe héréditaire a empêché les guerres d’élections comme celles de Pologne et celles d’Allemagne, il y a substitué les guerres de successions, comme la rose rouge et la rose blanche, la guerre pour le trône d’Espagne, celle de Marie Thérèse ; et d’ailleurs ce principe, souvent oppressif, a fait naître les seules guerres légitimes, c’est-à-dire les guerres d’indépendance.

Il est vrai que la stabilité fait seule le bonheur d’un peuple ; sans confiance dans l’avenir, point d’esprit vital dans la société, point de commerce, point d’entreprises bienfaisantes ; les masses souffrent de la stagnation de tous les éléments de prospérité qui sont arrêtés par la crainte d’un bouleversement prochain. Mais quel est le moyen d’acquérir cette stabilité ? Est-ce de s’attacher au passé comme à une base immuable, et à enchaîner l’avenir comme s’il était déjà en notre possession ? N’est-il pas tout aussi faux de regarder le présent comme supérieur à tout ce qui a existé, que de le croire au-dessus de tout ce qui arrivera par la suite ? On ne peut pas dire à une nation : ton bonheur est là, il est fixé par des bornes insurmontables ; tout progrès serait un défaut, tout retour au passé un crime.

La nature n’est pas stationnaire. Les institutions vieillissent, tandis que le genre humain se rajeunit sans cesse. L’un est l’ouvrage fragile des hommes, l’autre celui de la Divinité. La corruption peut s’introduire dans le premier ; le second est incorruptible. C’est l’esprit céleste, l’esprit de perfectionnement qui nous entraîne. »

Le progrès est donc nécessaire, et si l’on entreprend de [35] le retarder par des lois immobiles, tôt ou tard une explosion vient bouleverser l’édifice social, explosion qui sera en raison de la résistance que le progrès aura dû surmonter. Cependant, il s’agit de savoir qui décidera des changements à apporter dans les institutions et de l’opportunité de ces changements. Qui ?

« Le peuple ! qui est le plus juste et le plus fort de tous les partis ; le peuple qui abhorre autant les excès que l’esclavage ; le peuple qu’on ne peut jamais corrompre, et qui a toujours le sentiment de ce qui lui convient. »

L’auteur passe alors en revue les institutions financières de la Suisse, et il déclare que :

« Tout système financier doit se réduire désormais à ce problème : soulager les classes pauvres. Cette maxime philanthropique est reconnue de tous les bons esprits ; le moyen seul est le sujet des contestations et des discussions des publicistes. »

La modicité des impôts en Suisse lui donne l’occasion de constater que le gouvernement de Napoléon était essentiellement un gouvernement à bon marché, car son budget, malgré la guerre, n’excéda jamais 600 ou 700 millions. Seulement, il oublie d’ajouter, et nous nous étendrons davantage sur ce point à propos des Idées napoléoniennes, que les contributions de guerre levées sur les peuples étrangers fournissaient un large appoint à ce budget. Le gouvernement impérial ne coûtait pas cher à la France. Soit ! mais il coûtait cher à l’Europe. — Après l’examen des institutions financières vient celui des relations extérieures de la Suisse. L’auteur lui conseille de substituer à son système de neutralité une alliance intime avec la France.

[36]

« La Suisse est l’alliée naturelle de la France, parce qu’elle couvre une partie de ses frontières. L’empereur Napoléon disait : ‘C’est l’intérêt de la défense qui lie la France à la Suisse, c’est l’intérêt de l’attaque qui peut rendre la Suisse importante pour les autres puissances. Le premier est un intérêt permanent, le second n’est que passager et de caprice.’ Ce peu de mots ne révèlent-ils pas d’une manière frappante la véritable position et le véritable intérêt de la Suisse ?

Pour un grand pays la neutralité le met à l’abri des attaques, car tous ont un intérêt à ne pas avoir à dos un puissant ennemi de plus. Nous avons vu souvent que, pour un État de premier ordre, ce système permet d’attendre l’issue des premiers combats, afin de se mettre du côté du vainqueur. Pour un petit État, le fantôme de la neutralité n’est qu’une chimère qu’on embrasse avec plaisir, parce qu’elle cache les dangers d’une position difficile ; mais en effet, elle ne protège nullement l’indépendance.

On se fie à un traité signé par toutes les puissances ; mais les différents États ne sont jamais retenus par la froide observation des traités ; c’est la force irrésistible du moment qui les allie ou les divise.

En 1796, Venise cessa d’exister parce qu’elle voulut rester neutre au lieu d’accepter le traité d’alliance offensif et défensif que lui offrait Napoléon. N’ayant su ni maintenir son rôle passif au milieu de si puissants ennemis ni s’allier franchement à aucun d’eux, de quelque côté que la fortune se fut déclarée, elle devenait toujours la proie du vainqueur.

Eh ! pourquoi un peuple libre resterait-il spectateur indifférent s’il s’élevait une lutte opiniâtre entre la cause de la liberté et celle de l’esclavage ? Pourquoi la Suisse resterait-elle inactive, lorsque le triomphe de l’une assurerait son indépendance, lorsqu’au contraire le triomphe de l’autre la remettrait sous un joug de fer ? Supposons un moment qu’une nouvelle coalition de rois se fît contre la France, et que les parties belligérantes trouvassent même de leur intérêt de respecter la nationalité [37] helvétique. Si la coalition avait le dessus, quel changement ne subiraient pas les destinées de la Suisse ? Elle retomberait sous le joug de l’aristocratie et des puissances étrangères : on la partagerait peut-être comme la Pologne. Si au contraire, la France, en se vengeant de Waterloo, renouvelait Iéna, Austerlitz, les libertés de la Suisse comme celles de l’Europe n’en recevraient qu’un nouvel affermissement. Son intérêt réel est donc de s’allier franchement avec le parti dont les succès lui assurent le maintien de ses libertés et de son indépendance.

Je sais que malheureusement le bonheur rend égoïste. Quelques Suisses croient que, séparés du reste de l’Europe par leurs institutions et par leurs montagnes, ils pourraient rester tranquilles au milieu d’un bouleversement général. Qu’ils se détrompent : toute l’Europe se tient par des liens indissolubles. La France est à la tête de la chaîne, et du salut de Paris dépend le salut des libertés de l’Europe entière. »

Enfin, l’auteur consacre de longues pages à l’examen du système militaire de la Suisse et des moyens de le rendre plus efficace. Il termine en lançant cette fusée de chauvinisme napoléonien.

« En parlant militairement de la Suisse, mon cœur a souvent battu en pensant à ces belles campagnes de Masséna et de Lecourbe. Et en effet, quel lieu d’Europe peut-on parcourir sans y voir des traces de la gloire française ? Passez-vous un pont, le nom vous rappelle que nos bataillons l’ont emporté à la baïonnette. Traversezvous les Alpes et les Apennins, les routes qui aplanissent les montagnes ont été faites sur les traces de nos soldats, qui, les premiers, en ouvrirent les passages. Enfin, la terre que nous foulons aux pieds, depuis Moscou jusqu’aux Pyramides, a été le champ de bataille où les enfants de la république et de l’Empire ont donné un nouveau lustre au nom français. Et ce qu’il y a peut-être encore de plus glorieux, c’est que chez tous les peuples étrangers, si nous voyons des améliorations dans [38] leurs codes, des ouvrages utiles, des travaux durables, des institutions bienfaisantes, ce sont les jeunes bataillons de la république qui ont préparé ce changement en renversant tout ce qui entravait leur marche ; ce sont les vieilles cohortes de l’Empire qui l’ont affermi en jetant les premières bases d’un nouvel édifice que la révolution de juillet était appelée à terminer.

Et depuis 1815 que sont devenus ces restes glorieux de nos grandes armées ? Qu’on me permette de leur rendre justice. Excepté quelques sommités de l’Empire, tous les autres se sont montrés dans tous les temps, dans tous les pays, ardents à seconder toute noble entreprise. En France, ils ont rougi de leur sang les échafauds de la Restauration. En Grèce, ils ont aidé des esclaves à recouvrer leur indépendance. En Italie, ils sont les chefs de cette malheureuse jeunesse qui aspire à la liberté. Ils ont rempli les prisons de leurs corps mutilés. Enfin, en Pologne, quels étaient les chefs de ce peuple héroïque ? Des soldats de Napoléon. Partout on trouve encore des soldats du grand homme, quand il s’agit d’honneur, de liberté et de patrie. »

 


 

[39]

CHAPITRE III.

L'affaire de Strasbourg. —Correspondance du prince Louis Napoléon avec sa mère.

Après avoir écrit les Considérations politiques et militaires sur la Suisse, le prince Louis Napoléon s’occupa de rédiger le Manuel d’artillerie à l’usage des officiers de la république helvétique, dont nous avons fait mention plus haut. Nous ne nous étendrons point sur cet ouvrage que nous ne sommes point compétent pour apprécier. Bornons-nous à remarquer que le prince avait un goût très vif pour ces puissants outils de la guerre, et qu’on doit certainement à son initiative les progrès qu’ils ont réalisés depuis dix ans, en France, où, avant le second empire, le comité d’artillerie se signalait par son invincible répugnance pour les innovations.

En 1847, il publiait encore le premier volume des Études sur le passé et l’avenir de l’artillerie, grand ouvrage qui devait consister en cinq volumes in-4°, avec un grand nombre de planches. Le premier volume traite [40] de l’influence de l’artillerie sur le champ de bataille. Les événements ne permirent point à l’ex-capitaine d’artillerie du canton de Berne d’achever ce grand ouvrage ; il n’a point cessé cependant de consacrer une partie des rares loisirs que lui laisse l’exercice du pouvoir à cette étude de prédilection. Tout récemment encore on annonçait la publication d’une « histoire des canons rayés » par l’empereur Napoléon III, faisant suite aux Études sur le passé et l’avenir de l’artillerie.

Quant à ses travaux politiques, ils subissent une lacune de six années, de 1833 à 1839. C’est qu’après avoir écrit il se préparait à agir. En 1835, se place un fait qui atteste combien l’auteur des Rêveries politiques avait foi dans la mission qu’il était appelé à remplir, en qualité d’héritier de l’empereur et de dépositaire de l’idée napoléonienne. Dona Maria, reine du Portugal, ayant perdu son mari, le duc de Leuchtenberg, quelques personnes jetèrent les yeux sur Louis Napoléon pour le remplacer. Il déclina cette offre par une lettre datée du 14 décembre 1835, dans laquelle l’état de son esprit et les desseins qui faisaient l’objet constant de ses méditations se trouvent vivement accusés.

« La belle conduite de mon père qui abdiqua en 1810 parce qu’il ne pouvait allier les intérêts de la France avec ceux de la Hollande n’est pas sortie de mon esprit. Mon père m’a prouvé, par son grand exemple, combien la patrie est préférable à un trône étranger. Je sens, en effet, qu’habitué, dès mon enfance, à chérir mon pays pardessus tout, je ne saurais rien préférer aux intérêts français.

Persuadé que le grand nom que je porte ne sera pas toujours un titre d’exclusion aux yeux de mes compatriotes, puisqu’il leur rappelle quinze années de gloire, j’attends avec calme, dans [41] un pays hospitalier et libre, que le peuple rappelle dans son sein ceux qu’exilèrent en 1815, douze cent mille étrangers. Cet espoir de servir un jour la France comme citoyen et comme soldat, fortifie mon âme et vaut, à mes yeux, tous les trônes du monde. »

Un an après, le 29 octobre 1836, l’auteur des Rêveries politiques voyant que ce « jour » tardait trop au gré de son impatience, essayait à Strasbourg un premier coup d’État contre le gouvernement de Juillet qu’il accusait d’avoir trahi la cause de la Révolution, et auquel il voulait substituer le seul régime capable, à ses yeux, de réaliser les grands principes de 1789. Cette entreprise d’un prétendant auquel personne ne songeait plus alors, fut considérée comme un acte de folie. Cependant, elle avait — les événements l’ont prouvé plus tard — plus de chances de succès qu’on ne le supposait. Le prince comptait de nombreux partisans dans l’armée, mécontente de la politique de paix que le roi Louis-Philippe avait inaugurée et qui sera l’honneur de son règne. D’un autre côté la coalition des libéraux et des bonapartistes sous la Restauration, les discours du général Foy, les chansons de Béranger, avaient produit une réaction en faveur du régime impérial, dont le temps commençait à effacer les souvenirs désastreux, et dont le côté brillant et prestigieux demeurait seul en relief. L’affaire échoua au début par une circonstance toute fortuite. Fait prisonnier, le prince fut envoyé en Amérique, d’où il ne tarda pas à revenir pour recevoir les derniers embrassements de sa mère (morte en 1837). Le gouvernement français prétendit qu’il s’était engagé à demeurer dix ans éloigné d’Europe. Le prince nia qu’il eût pris un tel engagement. Quoi qu’il en soit, le recueil de ses œuvres contient [42] quelques lettres intéressantes qui se rapportent à cette période agitée de sa carrière. C’est d’abord une lettre à sa mère contenant un récit détaillé des événements de Strasbourg. Ces événements auraient pu décourager un ambitieux ordinaire ; ils ne pouvaient abattre un sectaire. Le conspirateur malheureux laisse sans doute percer dans son récit une certaine tristesse qui va même jusqu’à l’amertume ; mais on sent qu’il est prêt à recommencer. N’a-t-il pas, en effet, une bonne nouvelle à annoncer au monde, un système nécessaire au salut de la société à faire prévaloir, une mission providentielle à remplir ?

« Vous savez, dit-il à sa mère, quel est le prétexte que je donnai à mon départ d’Arenenberg ; mais ce que vous ne savez pas, c’est ce qui se passait alors dans mon cœur. Fort de ma conviction qui me faisait envisager la cause napoléonienne comme la seule cause nationale en France, comme la seule cause civilisatrice en Europe, fier de la noblesse et de la pureté de mes intentions, j’étais bien décidé à relever l’aigle impérial ou à tomber victime de ma foi politique.

Je partis, faisant dans ma voiture le même chemin que j’avais suivi il y a trois mois pour me rendre à Unkirch et à Baden ; tout était de même autour de moi ; mais quelle différence dans les impressions qui m’animaient ! J’étais alors gai et serein comme le jour qui m’éclairait ; aujourd’hui, triste et rêveur, mon esprit avait pris la teinte de l’air brumeux et froid qui m’entourait. On me demandera ce qui me forçait d’abandonner une existence heureuse pour courir tous les risques d’une entreprise hasardeuse. Je répondrai qu’une voix secrète m’entraînait, et que, pour rien au monde, je n’aurais voulu remettre à une autre époque une tentative qui me semblait présenter tant de chances de succès.

Et ce qu’il y a de plus pénible à penser pour moi, c’est qu’actuellement que la réalité est venue remplacer mes suppositions, [43] et qu’au lieu de ne faire qu’imaginer, j’ai vu ; je puis juger, et je reste dans mes croyances, d’autant plus convaincu que si j’avais pu suivre le plan que je m’étais d’abord tracé, au lieu d’être maintenant sous l’équateur, je serais dans ma patrie. Que m’importent les cris du vulgaire qui m’appellera insensé parce que je n’aurai pas réussi, et qui aurait exagéré mon mérite si j’avais triomphé ! Je prends sur moi toute la responsabilité de l’événement, car j’ai agi par conviction et non par entraînement. »

Suit le récit des événements. Le 28 octobre, le prince arrive à Strasbourg et il va se loger dans une petite chambre, rue de la Fontaine. Là il voit d’abord le colonel Vaudrey auquel il soumet le plan de ses opérations. Tout est décidé entre eux pour le lendemain matin. Le soir un rendez-vous général est donné dans une maison voisine du quartier d’Austerlitz, où se trouvait caserné le 4e régiment d’artillerie que commandait le colonel Vaudrey.

« Le 29, à onze heures du soir, un de mes amis vint me chercher rue de la Fontaine pour me conduire au rendez-vous général : nous traversâmes ensemble toute la ville ; un beau clair de lune éclairait les rues ; je prenais ce beau temps pour un favorable augure pour le lendemain ; je regardais avec attention les endroits par où je passais ; le silence qui y régnait faisait impression sur moi ; par quoi ce calme sera-t-il remplacé demain ? ‘Cependant, dis-je à mon compagnon, il n’y aura pas de désordre si je réussis : car c’est surtout pour empêcher les troubles qui accompagnent souvent les mouvements populaires que j’ai voulu faire la révolution par l’armée. Mais, ajoutaije, quelle confiance, quelle profonde conviction il faut avoir de la noblesse d’une cause pour affronter non les dangers que nous allons courir, mais l’opinion publique qui nous déchirera, qui nous accablera de reproches si nous ne réussissons pas ! Et [44] cependant je prends Dieu à témoin que ce n’est pas pour satisfaire à une ambition personnelle, mais parce que je crois avoir une mission à remplir, que je risque ce qui m’est plus cher que la vie, l’estime de mes concitoyens.’

Arrivé à la maison, rue des Orphelins, je trouvai mes amis réunis dans deux chambres au rez-de-chaussée. Je les remerciai du dévouement qu’ils montraient à ma cause, et je leur dis que dès ce moment nous partagerions ensemble la bonne comme la mauvaise fortune. Un des officiers apporta une aigle : c’était celui qui avait appartenu au 7e régiment de ligne ; l’aigle de Labedoyère, s’écria-t-on, et, chacun de nous le pressa sur son cœur avec une vive émotion... Tous les officiers étaient en grand uniforme ; j’avais mis un uniforme d’artillerie et sur ma tête un chapeau d’état-major.

La nuit nous parut bien longue, je la passai à écrire mes proclamations que je n’avais pas voulu faire imprimer d’avance, de peur d’indiscrétion. Il était convenu que nous resterions dans cette maison jusqu’à ce que le colonel me fit prévenir de me rendre à la caserne. Nous comptions les heures, les minutes, les secondes ; six heures du matin était le moment indiqué. Qu’il est difficile d’exprimer ce qu’on éprouve dans de semblables circonstances ; dans une seconde on vit plus que dans dix années ; car vivre c’est faire usage de nos organes, de nos sens, de nos facultés, de toutes les parties de nous-mêmes, qui nous donnent le sentiment de notre existence ; et, dans ces moments critiques, nos facultés, nos organes, nos sens, exaltés au plus haut degré, sont concentrés sur un seul point ; c’est l’heure qui doit décider de toute notre destinée ; on est fort quand on peut se dire : demain je serai le libérateur de ma patrie ou je serai mort ; on est bien à plaindre lorsque les circonstances ont été telles qu’on n’a pu être ni l’un ni l’autre.

Enfin six heures sonnèrent ! Jamais les sons d’une horloge ne retentirent si violemment dans mon cœur ; mais un instant après la trompette du quartier d’Austerlitz vint encore en accélérer les battements. Le grand moment approchait... »

[45]

En effet, le colonel Vaudrey lui fait dire que tout est prêt. Le prince se précipite dans la rue avec une douzaine d’officiers, dont l’un portait l’aigle. Il arrive au quartier d’Austerlitz, où le régiment était rangé en bataille. Le colonel Vaudrey le présente aux soldats, qui répondent par des cris de : vive Napoléon ! vive l’empereur !

« Je pris alors la parole en ces termes : ‘Résolu à vaincre ou à mourir pour la cause du peuple français, c’est à vous les premiers que j’ai voulu me présenter, parce qu’entre vous et moi il existe de grands souvenirs ; c’est dans votre régiment que l’empereur Napoléon, mon oncle, servit comme capitaine ; c’est avec vous qu’il s’est illustré au siège de Toulon : et c’est encore votre brave régiment qui lui ouvrit les portes de Grenoble au retour de l’île d’Elbe. Soldats ! de nouvelles destinées vous sont réservées : À vous la gloire de commencer une grande entreprise ; à vous l’honneur de saluer les premiers l’aigle d’Austerlitz et de Wagram.’ Je saisis alors l’aigle que portait un de mes officiers, M. de Querelles, et, le leur présentant : ‘Soldats ! continuai-je, voici le symbole de la gloire française, destiné à devenir aussi l’emblème de la liberté. Pendant quinze ans, il a conduit nos pères à la victoire ; il a brillé sur tous les champs de bataille, il a traversé toutes les capitales de l’Europe. Soldats ! ne vous rallierez-vous pas à ce noble étendard, que je confie à votre honneur et à votre courage ? Ne marcherez-vous pas avec moi contre les traîtres et les oppresseurs de la patrie, au cri de : vive la France, vive la liberté !’ Mille cris affirmatifs me répondirent : nous nous mîmes alors en marche, musique en tête ; la joie et l’espérance brillaient sur tous les visages... »

Cette joie et ces espérances devaient être de courte durée. Le cortège se rend chez le général Voirol, commandant de la place. Le prince essaie mais en vain de le séduire. Un peu affecté par un échec auquel il n’était pas [46] préparé — car j’étais convaincu, dit-il dans sa foi robuste, que la seule vue de l’aigle devait réveiller chez le général de vieux souvenirs de gloire et l’entraîner — il se rend à la caserne Finkematt, où se trouvait un régiment d’infanterie. Mais ici les officiers arrêtent l’entraînement des soldats. Acculé dans une cour étroite le prince est bientôt arrêté avec les siens.

« Les canonniers voulaient faire usage de leurs armes, mais nous les en empêchâmes ; nous vîmes tout de suite que nous aurions fait tuer beaucoup de monde : je vis le colonel (Vaudrey) tour à tour arrêté par l’infanterie et délivré par ses soldats ; moi-même j’allais succomber au milieu d’une multitude d’hommes qui, me reconnaissant, croisaient sur moi leurs baïonnettes. Je parais leurs coups avec mon sabre, en tâchant de les apaiser, lorsque les canonniers vinrent me tirer d’entre leurs fusils, et me placer au milieu d’eux. Je m’élançai alors, avec quelques sous-officiers, vers les canonniers montés pour me saisir d’un cheval ; toute l’infanterie me suivit ; je me trouvai acculé entre les chevaux et le mur sans pouvoir bouger. Alors les soldats arrivèrent de toutes parts, se saisirent de moi et me conduisirent dans le corps de garde. »

De là, on le transporte à la prison neuve.

« Me voilà donc, s’écrie-t-il, entre quatre murs, avec des fenêtres à barreaux, dans le séjour des criminels. Ah ! ceux qui savent ce que c’est que de passer tout à coup de l’excès du bonheur que procurent les plus nobles illusions, à l’excès de la misère qui ne laisse plus d’espoir, et de franchir cet immense intervalle sans avoir un moment pour s’y préparer, comprendront ce qui se passait dans mon cœur. »

On lui fait alors subir un interrogatoire.

[47]

« J’étais calme et résigné ; mon parti était pris. On me fit les questions suivantes : ‘Qu’est-ce qui vous a poussé à agir comme vous l’avez fait ? — Mes opinions politiques, répondis-je, et mon désir de servir ma patrie dont l’invasion étrangère m’avait privé. En 1830, j’ai demandé à être traité en simple citoyen ; on m’a traité en prétendant ! — Vous vouliez établir un gouvernement militaire ? -- Je voulais établir un gouvernement fondé sur l’élection populaire. -- Qu’auriez-vous fait, vainqueur ? — J’aurais assemblé un Congrès national.’ Je déclarai ensuite que moi seul ayant tout organisé, moi seul ayant entraîné les autres, moi seul aussi je devais assumer sur ma tête toute la responsabilité. Reconduit en prison, je me jetai sur un lit qu’on m’avait préparé, et malgré mes tourments, le sommeil qui adoucit les peines en donnant une relâche aux douleurs de l’âme, vint calmer mes sens ; le repos ne fuit pas le malheur, il n’y a que le remords qui n’en laisse pas. Mais comme le réveil fut affreux ! Je croyais avoir eu un horrible cauchemar. »

Il s’inquiète, surtout, disons-le à son honneur, du sort réservé à ses compagnons. Le général Voirol vient le voir et se montre très affectueux pour lui. On le traite bien, sauf :

« Un certain M. Lebel, qu’on envoya de Paris et qui voulant montrer son autorité, m’empêcha d’ouvrir mes fenêtres pour respirer l’air, me retira ma montre qu’il ne me rendit qu’à mon départ et enfin avait même commandé des abat-jour pour intercepter la lumière. »

Le 9, on le fait partir pour Paris dans une chaise de poste : à Paris il a un entretien avec M. Delessert qui lui apprend que la reine Hortense est venue en France pour implorer la clémence du roi, et qu’il va être conduit aux États-Unis. Il proteste de son désir de partager le sort de ses compagnons d’infortunes et il écrit au roi pour le [48] supplier d’épargner leur vie. Il écrit aussi à M. Odilon Barrot en le priant de se charger de la défense du colonel Vaudrey. Voici quelques passages curieux de cette lettre, dans laquelle il s’attache à assumer seul la responsabilité du coup de main de Strasbourg.

« Malgré mon désir de rester avec mes compagnons d’infortune et de partager leur sort, malgré mes réclamations à ce sujet, le roi, dans sa clémence, a ordonné que je fusse conduit à Lorient, pour de là passer en Amérique. Touché comme je le dois, de la générosité du roi, je suis profondément affligé de quitter mes coaccusés... »

Il s’accuse ensuite d’avoir seul tout organisé, tout combiné. Le 29 à huit heures du soir, personne ne savait encore que le coup devait avoir lieu le lendemain. C’est alors qu’il dévoila ses plans à ses complices en leur tenant le langage suivant :

« Messieurs, vous connaissez tous les griefs de la nation envers le gouvernement du 9 août, mais vous savez aussi qu’aucun parti existant aujourd’hui n’est assez fort pour le renverser, aucun assez puissant pour réunir tous les Français, si l’un d’eux parvenait à s’emparer du pouvoir. Cette faiblesse du gouvernement comme cette faiblesse des partis vient de ce que chacun ne représente que les intérêts d’une seule classe de la société. Les uns s’appuient sur le clergé et la noblesse, les autres sur l’aristocratie bourgeoise, d’autres enfin sur les prolétaires seuls.

Dans cet état de choses, il n’y a qu’un seul drapeau qui puisse rallier tous les partis, parce qu’il est le drapeau de la France et non celui d’une faction : c’est l’aigle de l’Empire. Sous cette bannière qui rappelle tant de souvenirs glorieux, il n’y a aucune classe expulsée : elle représente les intérêts et les [49] droits de tous. L’empereur Napoléon tenait son pouvoir du peuple français ; quatre fois son autorité reçut la sanction populaire : en 1804, l’hérédité dans la famille de l’empereur fut reconnue par quatre millions de votes ; depuis, le peuple n’a plus été consulté... Comme l’aîné des neveux de Napoléon, je puis donc me considérer comme le représentant de l’élection populaire, je ne dirai pas de l’Empire, parce que depuis vingt ans, les idées et les besoins de la France ont dû changer. Mais un principe ne peut être annulé par des faits ; il ne peut l’être que par un autre principe ; or, ce ne sont pas les 1 200 000 étrangers de 1815, ce n’est pas la chambre des 221 de 1830 qui peuvent rendre nul le principe de l’élection de 1804. Le système napoléonien consiste à faire marcher la civilisation sans discorde et sans excès, à donner l’élan aux idées, tout en développant les intérêts matériels, à raffermir le pouvoir en le rendant respectable, à discipliner les masses d’après leurs facultés intellectuelles, enfin à réunir autour de l’autel de la patrie, les Français de tous les partis en leur donnant pour mobiles l’honneur et la gloire. Remettons, leur dis-je, le peuple dans ses droits, l’aigle sur nos drapeaux et la stabilité dans nos institutions... Ils me parlèrent de leurs serments ; mais je leur rappelai qu’en 18l5, ils avaient prêté serment à Napoléon II et à sa dynastie. ‘L’invasion seule, leur dis-je, vous a déliés de ce serment. Eh bien, la force peut rétablir ce que la force seule a pu détruire.’ »

La lettre à sa mère dans laquelle sont intercalés ces fragments de la lettre adressée à M. Odilon Barrot, est interrompue par son départ de France. Il la reprend sous forme de journal de voyage. Pendant cette longue traversée de Lorient à Rio Janeiro, où on le conduit d’abord, il s’abandonne par moments à une tristesse profonde, qu’il déverse dans le sein maternel. Peut-être pose-t-il un peu, même dans ces moments-là, car il sait que sa lettre sera montrée à de nombreux amis, et il a conservé assez de [50] foi dans son étoile pour croire qu’elle sera publiée quand le conspirateur malheureux et bafoué sera devenu, à son tour, l’homme du destin.

« Chaque homme — écrit-il en vue des Canaries le 14 décembre -- chaque homme porte en lui un monde composé de tout ce qu’il a vu et aimé et où il reste sans cesse, alors même qu’il parcourt un monde étranger ; j’ignore alors ce qui est le plus douloureux de se souvenir des malheurs qui vous ont frappé ou du temps heureux qui n’est plus. Nous avons traversé l’hiver et nous sommes de nouveau en été ; les vents alisés ont succédé aux tempêtes ; ce qui me permet de rester la plupart du temps sur le pont : assis sur la dunette, je réfléchis à ce qui m’est arrivé et je pense à vous et à Arenenberg. Les situations dépendent des affections qu’on y porte : il y a deux mois je ne demandais qu’à ne plus revenir en Suisse ; actuellement, si je me laissais aller à mes impressions, je n’aurais d’autre désir que de me retrouver dans ma petite chambre, dans ce beau pays où il me semble que je devais être si heureux ! Hélas ! quand on a une âme qui sent fortement, on est destiné à passer ses jours dans l’accablement de son inaction ou dans les convulsions des situations douloureuses.

Lorsque je revenais il y a quelques mois, de reconduire Mathilde, en rentrant dans le parc, j’ai retrouvé un arbre rompu par l’orage, et je me suis dit à moi-même, notre mariage sera rompu par le sort... Ce que je supposais vaguement s’est réalisé ; ai-je donc épuisé, en 1836, toute la part de bonheur qui m’était échue ?

Ne m’accusez pas de faiblesse, si je me laisse aller à vous rendre compte de toutes mes impressions. On peut regretter ce que l’on a perdu, sans se repentir de ce qu’on a fait. Nos sensations ne sont pas, d’ailleurs, assez indépendantes des causes extérieures pour que nos idées ne se modifient pas toujours un peu, suivant les objets qui nous environnent ; la clarté du soleil ou la direction du vent ont une grande influence sur notre état [51] moral ; quand il fait beau, comme aujourd’hui ; que la mer est calme comme le lac de Constance, quand, nous nous y promenions le soir ; que la lune, la même lune, nous éclaire de la même lueur bleuâtre ; que l’atmosphère enfin, est aussi douce qu’au mois d’août en Europe ; alors je suis plus triste qu’à l’ordinaire ; tous les souvenirs gais ou pénibles viennent tomber avec le même poids sur ma poitrine ; le beau temps dilate le cœur et le rend plus impressionnable, tandis que le mauvais temps le resserre : il n’y a que les passions qui soient au-dessus des intempéries des saisons. Lorsque nous quittâmes la caserne d’Austerlitz, un tourbillon de neige vint fondre sur nous ; le colonel Vaudrey, auquel je le fis remarquer, me dit : ‘Malgré cette bourrasque, ce jourci sera un beau jour.’ »

Il occupe ses longues journées à relire les œuvres de Chateaubriand et de J.-J. Rousseau ; il cause avec les deux passagers, ses compagnons de bord, l’un ancien bibliothécaire de Don Pedro, l’autre un jeune savant français, M. D., qui va au Brésil pour faire des expériences sur l’électricité et qui lui dit « qu’une somnambule lui avait prédit, il y avait deux ans, qu’un membre de la famille de l’empereur viendrait en France et détrônerait Louis-Philippe... » Le 1er janvier 1837 il souhaite la bonne année à sa mère.

« Ma chère maman, lui écrit-il, cette fois avec une simplicité presque enfantine, c’est aujourd’hui le premier jour de l’an ; je suis à 1 500 lieues de vous, dans un autre hémisphère ; heureusement la pensée parcourt tout cet espace en moins d’une seconde. Je suis près de vous, je vous exprime tous mes regrets de tous les tourments que je vous ai occasionnés, je vous renouvelle l’expression de ma tendresse et de ma reconnaissance. »

Puis viennent « les compliments bien tendres » aux [52] amis d’Arenenberg, « à cette bonne madame Salvage [3], à cette pauvre petite Claire [4], à M. Cottrau et à Arsène. » Le 10 janvier, arrivée à Rio-Janeiro. « Ne pensez pas, écrit-il, ce jour-là même, à sa mère, en finissant son journal de voyage, ne pensez pas à venir me rejoindre, je ne sais pas encore où je me fixerai ; peut-être trouverai-je plus de chances à habiter l’Amérique du Sud : le travail auquel l’incertitude de mon sort m’obligera à me livrer pour me créer une position sera la seule consolation que je puisse gouter. » — De Rio-Janeiro, il est transporté à New-York, d’où il écrit le 30 avril à un de ses amis, M. Vieillard, une lettre où il explique les motifs qui l’ont conduit à la tentative de Strasbourg.

« Le succès de mon entreprise, dit-il, m’offrait les avantages suivants : je faisais, par un coup de main, en un jour, l’ouvrage de dix années peut-être ; réussissant, j’épargnais à la France les luttes, les troubles, les désordres d’un bouleversement qui arrivera je crois tôt ou tard... Il est vrai qu’autant la réussite de ce plan m’offrait d’avantages, autant le non succès prêtait au blâme. Mais, en entrant en France, je n’ai pas pensé au rôle que me ferait une défaite ; je comptais, en cas de malheur, sur mes proclamations comme testament et sur la mort comme un bienfait. Telle était ma manière de voir. »

Il ne reste que peu de temps aux États-Unis, et il revient à Arenenberg, à temps pour fermer les yeux à sa mère ; mais bientôt le gouvernement français craignant qu’il ne renouvelât la tentative de Strasbourg, réunit une [53] armée à la frontière pour obliger la Suisse à l’expulser. La Suisse ne voulut point céder et, de son côté, elle rassembla 20 000 hommes. La guerre était sur le point d’éclater, lorsque le prince ne voulant pas abuser davantage de l’hospitalité généreuse qui lui était accordée, prit le parti de quitter le pays, tout en persistant à affirmer qu’il n’avait, en se rendant en Suisse, manqué à aucun engagement. Il se retira en Angleterre, où il publia en 1839 la plus remarquable de ses brochures, les Idées napoléoniennes, qui fut la préface du coup de main de Boulogne comme les Rêveries politiques et les Considérations sur la Suisse avaient été celle du coup de main de Strasbourg.

 


 

[54]

CHAPITRE IV.

Napoléon Ier considéré comme exécuteur testamentaire de la révolution française. —Caractère de la révolution française. — Qu'elle n'a pas été une révolution libérale. — Que le système napoléonien façonné avec les idées de 1789 est aujourd'hui un anachronisme. — Analyse des Idées napoléoniennes.

Les Idées napoléoniennes renferment l’apologie la plus complète, la plus habile et la plus enthousiaste, tout à la fois, qui ait été faite du régime impérial, considéré comme le gouvernement-type de la Révolution, comme l’instrument chargé de traduire en fait, soit en France, soit dans le reste du monde, la pensée révolutionnaire. Cette apologie de l’Empire, présenté comme un système destiné à faire prévaloir partout les principes régénérateurs de la Révolution, ne semble pas au premier abord sans difficultés. Car l’Empire n’a été, on le sait, rien moins que libéral : la plupart de ses institutions politiques, religieuses, administratives, économiques sont dirigées contre la liberté. Mais il y a ici une observation essentielle à faire, c’est que la Révolution française n’a pas été, à proprement parler, une révolution libérale ; c’est que la liberté, telle que nous l’entendons de nos jours, et qui [55] consiste dans le laisser faire en matière de culte, d’enseignement, de beaux-arts, de travaux publics, d’industrie, de commerce, etc., ne comptait alors qu’un bien petit nombre de partisans. Sans doute, l’Assemblée constituante, composée de l’élite intellectuelle de la France, avait proclamé de grands principes de liberté, et elle en avait même réalisé quelques-uns, elle avait établi la liberté de l’industrie et du commerce à l’intérieur, la liberté de la presse et de l’association, la liberté de l’enseignement et des cultes, quoique en maintenant une certaine organisation gouvernementale de l’enseignement et des cultes : mais les assemblées qui suivirent s’écartèrent à l’envi de la voie tracée par l’Assemblée constituante. Les lois de la Convention, par exemple, portent au plus haut degré le cachet du despotisme. À la vérité, c’est un despotisme exercé au nom du peuple, mais en est-ce moins du despotisme ? À la vérité encore, c’est un despotisme provisoire destiné à amener l’établissement définitif de la liberté. Mais ce que devait être cette liberté définitive, les dictateurs du comité de salut public et leurs soutiens auraient été fort embarrassés de le dire. Lisez les discours de Robespierre, les Institutions de Saint-Just, les manifestes de Babœuf, et vous n’y trouverez guère que des tendances égalitaires, des réminiscences de Platon, avec un appétit fortement accusé de domination sur les autres peuples. Selon Saint-Just, la république française doit être essentiellement militaire, et entretenir sur pied en temps de paix une armée permanente de 800 000 hommes. Selon Babœuf, plus avancé encore que Saint-Just, elle doit réaliser le bonheur commun en faisant rentrer les propriétés des particuliers dans le domaine public et en établissant la communauté [56] des biens. C’est assez dire que les tribuns et les écrivains populaires de ce temps n’avaient aucune idée de la liberté réelle, de la liberté telle que la race anglo-saxonne commence à la comprendre et à l’appliquer. Et comment en auraitil été autrement ? Les masses croupissaient dans une ignorance profonde. Les classes éclairées avaient été élevées par un clergé, investi du monopole de l’enseignement et du culte, qui ne pouvait leur donner sur la liberté des notions, ou qu’il ne possédait pas luimême ou qu’il considérait comme hétérodoxes. Les esprits d’élite qui, en se plaçant les uns dans le domaine de la religion et de la philosophie, les autres dans le domaine économique, avaient su s’affranchir de l’influence du milieu où ils avaient reçu leur éducation et du régime sous lequel ils vivaient pour s’élever jusqu’à la notion de la liberté, étaient peu nombreux, et l’on avait pu dire, avec vérité, des économistes, dont Quesnay était le théoricien et Turgot l’homme d’État, que toute leur école tenait dans un entresol. Les masses qui souffraient des abus de l’Ancien régime, ou pour mieux dire les écrivains et les orateurs qui se faisaient leurs avocats, n’entendaient guère la liberté qu’à la façon des esclaves que conduisait Spartacus : il s’agissait pour eux non point de n’avoir plus de maîtres mais d’être maîtres à leur tour. Analysez la liberté telle qu’ils la comprenaient, telle qu’ils la pratiquèrent quand ils eurent le pouvoir entre leurs mains, et vous y trouverez précisément les mêmes ingrédients qui composent le despotisme ; c’est-à-dire l’intervention du gouvernement dans tout le domaine de l’activité humaine, la restriction de la libre initiative des gouvernés au profit du monopole des gouvernants ; vous y trouverez même ces ingrédients à plus forte dose ; la seule différence qu’il [57] y ait entre l’ancien despotisme et le nouveau, c’est que le premier était entre les mains d’une classe aristocratique, tandis que le second était exercé au nom du peuple par les élus du peuple.

La Révolution française prise dans son ensemble n’a donc pas été une révolution libérale, et ce serait une grave erreur que de prendre le mot liberté dont se servaient les révolutionnaires dans l’acception que nous avons l’habitude de lui donner aujourd’hui. La liberté pour eux c’était l’affranchissement de la tutelle des classes aristocratiques ; mais ce n’était point l’affranchissement de toute tutelle. Non ! à leurs yeux, comme à ceux des socialistes modernes leurs successeurs, la société ne pouvait se passer d’une direction, d’une tutelle de tous les instants sans tomber dans l’anarchie. On inclinait même volontiers à penser que plus cette tutelle serait étendue, plus le gouvernement multiplierait ses attributions, et substituerait son action à celle de l’initiative individuelle, plus la nation considérée comme mineure aurait de chances de prospérité et de bonheur ; on n’avait qu’une seule préoccupation, c’est que la tutelle de tous fût exercée désormais au nom de tous et avec le concours de tous ; c’est qu’elle cessât pour jamais d’être le monopole d’une classe.

Voilà la pensée de la Révolution française, et cette pensée, le Dictateur puissant et résolu qui substitua son autorité à l’anarchie du Directoire se chargea de la réaliser. Lorsque Napoléon Ier eut arraché le pouvoir aux mains débiles et corrompues qui laissaient flotter les rênes de la Révolution fatiguée, que fit-il ? Il s’occupa avant tout de réorganiser la tutelle gouvernementale, sans se préoccuper des atteintes qu’il portait à la libre [58] activité morale, intellectuelle et matérielle des citoyens considérés, selon l’opinion générale, comme des mineurs ayant besoin d’être beaucoup gouvernés, gouvernés à outrance, mais en évitant soigneusement de rétablir cette tutelle au nom d’une classe, en la constituant de manière à ce que chacun pût aspirer à exercer un jour sa part de tutelle ou ce qui revient au même de despotisme sur tous.

Ajoutons que, pour remplir cette tâche, il ne se mit pas en frais d’imagination. Il se borna à reconstituer, dans ses parties essentielles, avec l’uniformité de plus, l’Ancien régime. C’est ainsi, par exemple, qu’il rétablit purement et simplement le système d’impôts de l’ancienne monarchie, en se bornant à en changer les dénominations. Ainsi la taille et les vingtièmes prirent le nom de contribution foncière, la taxe des maîtrises et des jurandes et le droit de marc d’or que l’on payait pour être admis à faire le commerce ou à exercer une profession industrielle furent remplacés par les patentes ; le droit de contrôle fut désormais connu sous le nom de droit de timbre ; les aides se nommèrent contributions indirectes, droits réunis ; la gabelle si odieuse reçut la dénomination anodine d’impôt du sel ; les octrois, d’abord abolis comme la plupart des autres impôts par la Révolution, furent rétablis ensuite sous la dénomination philanthropique d’octrois de bienfaisance ; les corvées qui étaient encore requises avant la Révolution pour la construction des routes demeurèrent supprimées ; mais les paysans furent assujettis aux prestations en nature, ce qui était exactement la même chose sous un autre nom. Le système des milices auquel on n’avait recours sous l’Ancien régime que dans des circonstances extraordinaires, car l’armée se recrutait ordinairement par des [59] enrôlements volontaires à l’intérieur ou à l’étranger, devint permanent sous le nom de conscription. Bref, toutes les charges de l’Ancien régime reparurent ; elles furent même aggravées ; seulement aucune classe n’en fut plus exemptée, à l’ex ception toutefois de la plus onéreuse de toutes, la conscription, dont les classes riches purent se racheter. Le système réglementaire de l’Ancien régime reparut de même en grande partie ; une foule d’industries et de professions y furent de nouveau soumises : la boulangerie, la boucherie, l’imprimerie, les théâtres, les banques, les professions d’avocat, d’agent de change, de courtier, de notaire, de médecin, etc. L’enseignement autrefois monopolisé par les corporations religieuses fut maintenant monopolisé par l’État : Napoléon rétablit l’Université en lui donnant tout pouvoir pour empêcher la concurrence. Les cultes à leur tour furent soigneusement garrottés et assujettis à l’État. Enfin Napoléon réglementa les associations industrielles et commerciales, supprima les associations politiques, opposa des entraves à la libre disposition du travail par les lois sur les livrets des ouvriers et sur les coalitions, limita le droit de prêter, de tester et d’échanger, ce dernier d’une manière plus rigoureuse encore qu’il ne l’était sous l’Ancien régime, car aucun tarif ne fut plus prohibitif que celui de l’Empire. Il fut, de même, sur le point de rétablir les maîtrises et les jurandes, et il l’aurait fait si le nouveau régime n’eût créé des intérêts avec lesquels il fut obligé de compter. Pour faire fonctionner tout ce vaste système d’intervention et de réglementation, il fut encore obligé de rétablir l’immense administration dont l’Ancien régime avait jeté les bases, et qui s’était particulièrement développée sous Louis XIV ; il l’étendit et la fortifia ; il [60] perfectionna s’il ne créa point en France la centralisation.

Cependant, quoique cette reconstitution et à quelques égards même, cette aggravation des entraves que l’Ancien régime opposait à la liberté humaine et des charges dont il la grevait, ne fût rien moins que libérale et progressive, on ne saurait dire que Napoléon ait été un esprit rétrograde, ou du moins qu’il ait été en arrière de son temps et de son pays. La Révolution dont il héritait avait été, à tout prendre, encore moins libérale et progressive qu’il ne l’était luimême. La Révolution n’avait point, à la vérité, rétabli les anciens impôts ; mais elle avait fabriqué des assignats, qui constituaient en réalité le plus inique et le plus lourd des impôts. La Révolution n’avait point réglementé l’association, la presse, l’enseignement et les cultes ; mais elle fermait les clubs et supprimait les journaux qui lui déplaisaient en faisant guillotiner ou en déportant les orateurs et les journalistes ; d’un autre côté, elle ne tolérait que l’enseignement et les cultes qui se soumettaient à son bon plaisir. Elle avait assujetti de même le commerce intérieur à la réglementation oppressive du maximum et des lois sur les accapareurs, et transformé le tarif des douanes en une arme de guerre contre l’Angleterre. Enfin le droit de tester que Napoléon se contenta de limiter par le code civil, la Convention l’avait complètement supprimé, en établissant, sans exception aucune, l’égalité rigoureuse des partages. L’ensemble du régime constitué par Napoléon n’était donc pas moins libéral que l’ensemble du régime sous lequel les Français avaient vécu pendant les dix années qu’avait duré la Révolution ; s’il était plus réglementaire à certains égards, on peut affirmer qu’en général [61] il était moins oppressif et moins arbitraire. C’est que Napoléon, pour le constituer, avait consulté des hommes de tous les partis ; et qu’il avait résumé, grâce à l’admirable lucidité de son intelligence, ce qu’on pourrait appeler la sagesse de son temps et de son pays. Ce n’était pas sa faute si son temps et son pays n’étaient pas plus éclairés, et surtout, s’ils n’étaient pas plus libéraux ! On ne peut, à coup sûr, lui en faire un crime. On ne peut légitimement reprocher à un homme qui n’avait reçu qu’une éducation fort superficielle et qui avait passé sa jeunesse dans les camps de n’avoir pas été en avant de son époque dans toutes les questions administratives, financières, juridiques, économiques, politiques. Tout ce qu’il pouvait faire c’était de consulter les hommes qui passaient pour le mieux connaître ces questions, de résumer les opinions qui dominaient parmi eux et de les traduire en faits. Mais voici ce qu’on peut lui reprocher, et ce qui nous empêche de le considérer véritablement comme un homme de génie, c’est d’avoir prisé trop haut cette sagesse de son temps et de son pays ; c’est d’avoir, en fondant un ensemble d’institutions et de lois conformes aux opinions du jour, attribué à ces institutions et à ces lois un caractère définitif et d’avoir fait, en conséquence, de l’Empire une sorte de pétrification gigantesque de la pensée de la Révolution en ne laissant pour ainsi dire aucune porte ouverte au progrès ; c’est d’avoir eu, avec un esprit clair et pratique, une vue courte !

Son panégyriste est donc dans le vrai lorsqu’il le représente comme résumant et appliquant la pensée de la Révolution ; autrement dit la sagesse de son époque et de son pays. Napoléon en effet, n’a pas fait autre chose. Mais cette sagesse d’une époque orageuse et troublée et [62] d’un pays où les esprits les plus éclairés ne possédaient et ne pouvaient posséder que d’une manière imparfaite les premières notions des sciences politiques, cette sagesse pouvait-elle être considérée comme ayant un caractère immuable ? Pouvait-elle avoir la prétention de régir l’avenir ? Non, à coup sûr. L’idéal napoléonien c’est une administration immense embrassant toute la sphère dans laquelle se meut l’activité humaine qu’elle dirige en la modérant ou en l’accélérant à son gré ; c’est un despotisme tutélaire, exercé au nom de tous et qui pèse également sur tous. Ce pouvait être, ce devait être même l’idéal d’une révolution entreprise contre une classe privilégiée, dans un pays de longue main accoutumé à la tutelle gouvernementale, ce ne peut être l’idéal d’une époque où la science fondée sur l’expérience démontre chaque jour avec plus de force et de clarté que la tutelle gouvernementale, fût-elle exercée également sur tous et au nom de tous, n’en est pas moins un fardeau écrasant et une cause permanente de retard, qu’il importe en conséquence assez peu de substituer une tutelle gouvernementale à une autre sous prétexte d’égalité ou de nationalité ; que l’œuvre du progrès consiste à débarrasser peu à peu les masses des liens qui les meurtrissent sous prétexte de les protéger, en faisant une part de plus en plus large à la liberté de l’individualité humaine.

Ces observations préliminaires permettront, croyons-nous, d’apprécier à sa juste valeur le panégyrique des institutions impériales, tel qu’il apparaît dans les Idées napoléoniennes. Ce panégyrique n’accuse pas, il faut le dire, chez son auteur une compréhension bien pénétrante et bien juste du caractère et des besoins de son époque. Car si Napoléon Ier était de son temps en établissant le [63] régime que nous venons d’esquisser à grands traits ; l’auteur des Idées napoléoniennes écrivant quarante ans après, était en retard du sien, en présentant ce produit de la sagesse de la France en 1799, comme un idéal à suivre pour la France de 1839. [h] Son excuse se peut trouver à la vérité dans l'éducation qu'il avait reçue et dans le milieu où il avait passé sa jeunesse, mais si ces circonstances peuvent servir d'excuse au panégyriste, elles doivent en revanche, mettre en garde contre le panégyrique.

 

L’auteur des Idées napoléoniennes débute par une courte préface passablement emphatique, datée de Carlton Terrace, juillet 1839, et qui semble avoir surtout pour objet de rallier à sa cause la jeune génération libérale.

« Si la destinée que me présageait ma naissance, dit-il, n’eût pas été changée par les événements, neveu de l’empereur, j’aurais été un des défenseurs de son trône, un des propagateurs de ses idées ; j’aurais eu la gloire d’être un des piliers de son édifice ou de mourir dans un des carrés de sa garde en combattant pour la France. L’empereur n’est plus !... mais son esprit n’est pas mort. Privé de la possibilité de défendre par les armes son pouvoir tutélaire, je puis au moins essayer de défendre sa mémoire par des écrits. Éclairer l’opinion en recherchant la pensée qui a présidé à ses hautes conceptions, rappeler ses vastes projets, est une tâche qui sourit encore à mon cœur et qui me console de l’exil ! La crainte de choquer des opinions contraires ne m’arrêtera pas ; des idées qui sont sous l’égide du plus grand génie des temps modernes peuvent s’avouer sans détour ; elles ne sauraient varier au gré de l’atmosphère politique. Ennemi de toute théorie absolue et de toute dépendance morale, je n’ai d’engagement envers aucun parti, envers aucune secte, envers aucun gouvernement ; ma voix est libre comme ma pensée... et j’aime la liberté ! »

[64]

Le premier chapitre de l’ouvrage est consacré aux gouvernements en général. L’auteur y examine la mission du gouvernement et les formes qu’il affecte. Les formes diffèrent selon le génie des peuples et les circonstances dans lesquelles un gouvernement s’établit. Quant à sa mission, elle consiste à guider les nations dans la voie du progrès. Sans doute, les peuples peuvent progresser d’euxmêmes, mais ils progressent lentement, tandis que lorsque le gouvernement les conduit dans cette voie, « ils n’ont qu’à se laisser gouverner ». D’où l’auteur conclut que les gouvernements étant établis « pour aider la société à vaincre les obstacles qui entravaient sa marche », leur tâche « n’a jamais été et ne sera jamais bien facile. » À ce propos, il s’élève avec force contre la théorie du laisser faire et de la non-intervention de l’État préconisée par les économistes. J.-B. Say, qui avait pu constater, sous le premier Empire, les maux de l’ultra-gouvernementalisme, et qui s’efforçait de dégoûter les esprits de ce système de tutelle à outrance du gouvernement sur la nation, avait été jusqu’à appeler le gouvernement un ulcère nécessaire. L’auteur des Idées napoléoniennes relève avec vivacité cette expression que J.-B. Say avait dirigée particulièrement contre le gouvernement omnipotent et omnifaisant de l’Empire.

« Un gouvernement n’est pas, dit-il, comme l’a dit un économiste distingué, un ulcère nécessaire ; mais c’est plutôt le moteur bienfaisant de tout organisme social. »

Comme exemple du progrès s’accomplissant par les masses d’une part, par le gouvernement de l’autre, il cite les États-Unis où, jusqu’à nouvel ordre, le [65] gouvernement n’a qu’à laisser faire pour que la population se répande, sans rencontrer d’obstacles, sur les immenses territoires de l’Amérique du Nord, et la Russie, où le progrès vient, au contraire, dit-il, et doit continuer à venir du gouvernement, où la centralisation est une nécessité.

« En Russie, c’est à la dynastie impériale qu’on doit tous les progrès qui, depuis un siècle et demi, ont tiré ce vaste empire de la barbarie. Le pouvoir impérial doit lutter contre tous les vains préjugés de notre vieille Europe ; il faut qu’il centralise, autant que possible, dans les mains d’un seul, les forces de l’État, afin de détruire tous les abus qui se perpétuent à l’abri des franchises communales et féodales. L’Orient ne peut recevoir que de lui les améliorations qu’il attend. »

Ainsi donc, d’après l’auteur des Idées napoléoniennes, la Russie ne peut se civiliser et civiliser l’Orient — ce qui est sa mission spéciale — qu’à l’aide de la centralisation. Nous laissons aux Russes le soin de se prononcer sur ce point. Nous leur laissons le soin de décider s’ils sont incapables de se civiliser par eux-mêmes, si l’administration seule est propre à remplir cette tâche, si l’intérêt de la civilisation en Russie exige, en conséquence, qu’ils se résignent à abdiquer entre ses mains toute liberté, toute initiative ; qu’ils marchent dans la voie du progrès, mécaniquement, comme des marionnettes de bois dont une main intelligente ferait mouvoir les fils. Nous doutons un peu qu’ils soient sur ce point de l’avis de notre auteur. En ce qui concerne l’Orient, il admet, comme on voit, que la Russie se donne pour mission de lui imposer le progrès. Plus tard, à la vérité, devenu empereur des Français, il parut avoir changé d’avis. [66] Toutefois, la lumière n’est pas faite encore sur les causes réelles qui ont amené la guerre d’Orient, et il se pourrait bien qu’il n’y eut point entre les idées du prince Louis Napoléon, sur la mission de la Russie en Orient, et les actes de l’empereur des Français, la contradiction qu’on pourrait supposer. Attendons !

Quant à la mission de la France, ou pour mieux dire du gouvernement français, conducteur de la nation, elle est, bien entendu, plus vaste. Son œuvre, c’est de prendre en main, soit par la paix soit par la guerre, la direction suprême de la civilisation.

« Toi France de Henri IV, de Louis XIV, de Carnot, de Napoléon, toi qui fut toujours pour l’occident de l’Europe la source du progrès, toi qui possèdes les deux soutiens des Empires, le génie des arts pacifiques et le génie de la guerre, n’as-tu plus de mission à remplir ? Épuiseras-tu tes forces et ton énergie à lutter sans cesse avec tes propres enfants ? Non, telle ne peut être ta destinée ; bientôt viendra le jour où, pour te gouverner, il faudra comprendre que ton rôle est de mettre dans tous les traités ton épée de Brennus en faveur de la civilisation. »

Ainsi la France est la source du progrès, et la mission de son gouvernement c’est de faire écouler incessamment sur le reste du monde cette source bienfaisante. En 1789, la source a bouillonné et elle est devenue un torrent : ce fut la mission de Napoléon Ier de donner une direction à ce torrent, de le régulariser, de le transformer en un fleuve majestueux qui répand sur ses bords, par ses débordements convenablement réglés, la fertilité et l’abondance. Ou pour nous servir des expressions de l’auteur :

« Ce fut Napoléon qui débrouilla le chaos de la Révolution — chaos de néant et de gloire — sépara les vérités des passions, [67] les éléments de succès des germes de mort, et ramena à l’idée de synthèse tous ces grands principes qui, luttant sans cesse entre eux, compromettaient le succès auquel tous étaient intéressés.

Napoléon, en arrivant sur la scène du monde, vit que son rôle était d’être l’exécuteur testamentaire de la Révolution. Le feu destructeur des partis était éteint, et lorsque la Révolution mourante mais non vaincue légua à Napoléon l’accomplissement de ses dernières volontés, elle dût lui dire : ‘Affermis sur des bases solides les principaux résultats de mes efforts, réunis les Français divisés, repousse l’Europe féodale liguée contre moi, cicatrice mes plaies, éclaire les nations, exécute en étendue ce que j’ai dû faire en profondeur ; sois pour l’Europe ce que j’ai été pour la France ; et quand même tu devrais de ton sang arroser l’arbre de la civilisation, voir tes projets méconnus et les tiens sans patrie errer dans le monde, n’abandonne jamais la cause sacrée du peuple français, et fais-la triompher par tous les moyens que le génie enfante, que l’humanité approuve.’

Cette grande mission, Napoléon l’accomplit jusqu’au bout. Sa tâche fut difficile. Il fallait asseoir une société bouillonnante encore de haine et de rancune sur de nouveaux principes, se servir, pour consolider, des mêmes instruments qui jusque-là n’avaient servi qu’à abattre.

Le sort commun à toute nouvelle vérité qui surgit est d’effrayer au lieu de séduire, de blesser au lieu de convaincre. C’est qu’elle s’élance avec d’autant plus de force qu’elle a été plus longtemps comprimée ; c’est qu’ayant des obstacles à vaincre, il faut qu’elle lutte et qu’elle renverse, jusqu’à ce que comprise et adoptée par la généralité, elle devienne la base d’un nouvel ordre social.

La liberté suivra la même marche que la religion chrétienne. Arme de mort pour la vieille société romaine, le christianisme a excité pendant longtemps la crainte et la haine des peuples ; puis, à force de martyres et de persécutions, la religion du Christ a pénétré dans les esprits et dans les consciences ; bientôt elle [68] eût à ses ordres des armées et des rois ; Constantin et Charlemagne la promenèrent triomphante en Europe. Alors la religion déposa ses armes de guerre ; elle dévoila à tous les yeux les principes d’ordre et de paix qu’elle renfermait, et devint l’élément organisateur des sociétés, l’appui même du pouvoir. Il en sera ainsi de la liberté. Elle a déjà eu les mêmes phases. En 1793, elle effraya les peuples autant que les souverains ; puis ayant revêtu des formes plus douces, elle s’insinua partout à la suite de nos bataillons. En 1815 tous les partis adoptèrent son drapeau, et, s’étayant de sa force morale, ils se couvrirent de ses couleurs. L’adoption n’était pas sincère, la liberté fut obligée de reprendre son armure de guerre. Avec la lutte reparurent les craintes. Espérons que bientôt elles cesseront, et que la liberté revêtira ses habits de fête pour ne plus les quitter.

L’empereur Napoléon a contribué plus que tout autre à accélérer le règne de la liberté, en sauvant l’influence morale de la Révolution, et en diminuant les craintes qu’elle inspirait. Sans le Consulat et l’Empire, la Révolution n’eût été qu’un grand drame qui laisse de grands souvenirs mais peu de traces. La Révolution se serait noyée dans la contre-révolution, tandis que le contraire a eu lieu, parce que Napoléon enracina en France et introduisit partout en Europe les principaux bienfaits de la grande crise et que pour nous servir de ses expressions, il dessouilla la Révolution, affermit les rois et ennoblit les peuples. Il dessouilla la Révolution, en séparant les vérités qu’elle fit triompher des passions qui, dans leur délire, les avaient obscurcies ; il raffermit les rois en rendant le pouvoir honoré et respectable ; il ennoblit les peuples en leur donnant la conscience de leur force et ces institutions qui relèvent l’homme à ses propres yeux. L’empereur doit être considéré comme le messie des idées nouvelles. »

Si l’on se reporte aux opinions de l’auteur sur la mission des gouvernements et, en particulier, sur la mission du gouvernement de la France, on n’attachera pas au [69] mot « liberté » dont il affecte de se servir plus d’importance qu’il n’en attachait lui-même. En effet, si la mission du gouvernement consiste à conduire les peuples dans la voie du progrès, il est évident que la liberté ne peut avoir pour eux qu’une utilité secondaire. L’essentiel c’est que le gouvernement soit fort et bien constitué ; c’est que la tutelle gouvernementale soit exercée sur tous au nom et dans l’intérêt de tous. Voilà le premier besoin d’une société. Le besoin de liberté ne vient qu’après. La liberté peut couronner l’édifice, en ce sens que la forte organisation gouvernementale, tout en agissant beaucoup elle-même, peut autoriser les citoyens à agir de leur côté, dans la sphère d’activité qui leur est abandonnée — sphère toujours restreinte cependant, puisque, dans l’intérêt du progrès, les gouvernements doivent toujours être forts, et leurs attributions toujours nombreuses et étendues. Mais il ne faut pas, même dans cette sphère naturellement étroite et subordonnée, il ne faut pas que la liberté d’action ou d’opinion des citoyens gêne ou entrave la liberté d’action ou d’opinion du gouvernement. Si le gouvernement y trouve un obstacle à ses desseins et à ses vues, il est parfaitement fondé à l’ajourner. C’est là ce qu’a fait Napoléon Ier, et ce qu’il a fait avec raison, eu égard aux circonstances dans lesquelles il se trouvait.

« La grande difficulté des révolutions est d’éviter la confusion dans les idées populaires. Le devoir de tout gouvernement est de combattre les idées fausses et de diriger les idées vraies, en se mettant hardiment à leur tête ; car si au lieu de conduire, un gouvernement se laisse entraîner, il court à sa perte et il compromet la société au lieu de la protéger.

C’est parce que l’empereur fut le représentant des idées vraies de son siècle, qu’il acquit si facilement l’ascendant le plus [70] immense. Quant aux idées nuisibles, il ne les attaqua jamais de front, mais il les prit à revers, parlementa, traita avec elles et enfin les soumit par une influence morale ; car il savait que la violence ne vaut rien contre des idées.

Ayant toujours un but devant les yeux, il employa, suivant les circonstances, les moyens les plus prompts pour y arriver.

Quel est son but ? La liberté.

Oui, la liberté !... et plus on étudiera l’histoire de Napoléon, plus on se convaincra de cette vérité. Car la liberté est comme un fleuve : pour qu’elle apporte l’abondance et non la dévastation, il faut qu’on lui creuse un lit large et profond. Si, dans son cours régulier et majestueux, elle reste dans ses limites naturelles, les pays qu’elle traverse bénissent son passage ; mais si elle vient comme un torrent qui déborde, on la regarde comme le plus terrible des fléaux ; elle éveille toutes les haines, et l’on voit alors des hommes, dans leur prévention, repousser la liberté parce qu’elle détruit, comme si l’on devait bannir le feu parce qu’il brûle, et l’eau parce qu’elle inonde.

La liberté, dira-t-on, n’était pas assurée par les lois impériales, son nom n’était pas, il est vrai, en tête de toutes les lois, ni affiché à tous les carrefours, mais chaque loi de l’empire en préparait le règne paisible et sûr.

Quand, dans un pays, il y a des partis acharnés les uns contre les autres, des haines violentes, il faut que ces partis disparaissent, que ces haines s’apaisent, avant que la liberté soit possible.

Quand, dans un pays démocratisé comme l’était la France, le principe d’égalité n’est pas appliqué généralement, il faut l’introduire dans toutes les lois, avant que la liberté soit possible.

Lorsqu’il n’y a plus ni esprit public, ni religion, ni foi politique, il faut recréer au moins une de ces trois choses, avant que la liberté soit possible.

Lorsque les changements successifs de constitution ont ébranlé le respect dû à la loi, il faut recréer l’influence légale avant que la liberté soit possible.

[71]

Lorsque les anciennes mœurs ont été détruites par une révolution sociale, il faut en recréer de nouvelles avec les nouveaux principes, avant que la liberté soit possible.

Quand le gouvernement, quelle que soit sa forme, n’a plus ni force ni prestige ; que l’ordre n’existe ni dans l’administration ni dans l’État, il faut recréer le prestige, il faut rétablir l’ordre avant que la liberté soit possible.

Lorsque dans une nation il n’y a plus d’aristocratie et qu’il n’y a d’organisé que l’armée, il faut reconstituer un ordre civil, basé sur une organisation précise et régulière, avant que la liberté soit possible.

Enfin, lorsqu’un pays est en guerre avec ses voisins et qu’il renferme encore dans son sein des partisans de l’étranger, il faut vaincre les ennemis et se faire des alliés sûrs avant que la liberté soit possible. »

La liberté n’était donc pas possible sous Napoléon Ier. Mais, grâce au génie de l’empereur, grâce à l’admirable organisation gouvernementale dont il dota la France, le pays pût se rétablir de la secousse révolutionnaire et réaliser d’immenses progrès, sans éprouver le besoin de cet auxiliaire qui lui aurait été, eu égard aux circonstances, plus nuisible qu’utile, qui aurait retardé le progrès en empêchant la consolidation du gouvernement nouveau et en entravant son action, beaucoup plus qu’il ne l’aurait hâté en mettant à son service une activité encore indisciplinée, perturbatrice et malfaisante.

Le troisième chapitre est consacré à l’examen des institutions et des actes du gouvernement impérial qui ont permis aux Français de se passer avec avantage de la liberté pendant cette grande époque. Après avoir fait un sombre tableau de l’état de la France lors du 18 brumaire et énuméré les mesures réparatrices du premier consul, [72] rappel des émigrés, rétablissement de la sécurité intérieure par l’extinction du brigandage, etc., l’auteur passe en revue l’organisation administrative et l’organisation politique dont le nouveau pouvoir dota la France. Comme on le suppose bien, ses idées sur la mission qui est dévolue au gouvernement lui font approuver, sans réserve, le système de centralisation adopté par l’empire. Car un gouvernement dont les attributions sont immenses, un gouvernement qui est chargé de conduire la nation dans les voies du progrès moral, intellectuel et matériel, doit nécessairement être investi d’une grande force. Et il en doit être ainsi dans un pays démocratique plus encore que dans un pays aristocratique.

« Dans un État démocratique comme était la France, l’organisation administrative avait plus d’importance que dans tout autre ; car elle domine jusqu’à un certain point l’organisation politique. Dans un pays aristocratique, l’action politique étant le partage de toute une classe, les délégués du pouvoir règnent plutôt par leur influence personnelle que par une influence administrative ; la force gouvernementale est répartie entre toutes les familles patriciennes. Mais dans un gouvernement dont la base est démocratique, le chef seul a la puissance gouvernementale ; la force morale ne dérive que de lui ; tout aussi remonte directement jusqu’à lui, soit haine, soit amour. Dans une telle société, la centralisation doit être plus forte que dans toute autre ; car les représentants du pouvoir n’ont de prestige que celui que le pouvoir leur prête, et pour qu’ils conservent ce prestige, il faut qu’ils disposent d’une grande autorité sans cesser d’être vis-à-vis du chef dans une dépendance absolue, afin que la surveillance la plus active puisse s’exercer sur eux. »

Ces réflexions sont justes, si l’on admet qu’une nation [73] ait besoin d’une administration immense, intervenant sans cesse dans toutes les branches de l’activité humaine, pour la conduire dans la voie du progrès. Mais elles n’ont plus le même caractère si l’on croit avec les économistes modernes que le progrès naît du libre concours des efforts des citoyens se dirigeant ou se gouvernant eux-mêmes, si l’on croit, en conséquence, que les attributions des gouvernements doivent se réduire de plus en plus au maintien de la sécurité publique, de manière à permettre à chacun de conserver la plus grande somme possible de liberté et d’en faire l’usage le plus avantageux, sans porter atteinte à la liberté d’autrui.

L’auteur fait successivement l’éloge des différentes branches de l’administration impériale, et en particulier de l’administration des finances.

« L’empereur estimait, dit-il, qu’il fallait à la France un budget de 800 millions pour l’état de guerre et de 600 millions pour l’état de paix. Le budget sous l’Empire n’a jamais dépassé le chiffre ci-dessus, excepté après les revers de Moscou ; il était donc, malgré la guerre, de 400 millions moins élevé que celui dont les vingt-quatre années d’une paix profonde ont grevé la France ! »

Comme nous avons déjà eu occasion de le remarquer, c’est là un rapprochement favori du panégyriste du système impérial. Seulement il néglige dans cette comparaison un élément tout à fait essentiel, nous voulons parler des recettes extérieures. Ces recettes, qui formaient un appoint considérable des budgets impériaux, provenaient de deux sources : 1° des contributions prélevées le plus souvent en nature par les armées qui avaient pour loi fondamentale de vivre des pays sur lesquels elles faisaient la [74] guerre ; 2° des contributions de guerre proprement dites, qui étaient imposées aux vaincus, ordinairement à la conclusion de la paix. Dans son curieux ouvrage intitulé Napoléon administrateur et financier, sir Francis d’Ivernois évaluait, d’après les comptes-rendus mêmes du ministre des finances de l’Empire, à 1 700 millions le montant total des recettes extérieures pendant la période de 1806 à 1810, soit à plus de 500 millions par an. Plus tard, à la vérité, elles baissèrent lorsque Napoléon eut cessé d’avoir la victoire pour trésorier ; mais elles n’en pesèrent pas moins lourdement sur les pays que foulèrent aux pieds les armées françaises pendant toute la durée du régime impérial. [e] On ne peut donc pas dire que le gouvernement impérial ait réalisé l’idéal d’un gouvernement à bon marché. Et lorsque l’auteur des Idées napoléoniennes, à son tour, a pu appliquer le système de son devancier, mais sans avoir, comme lui, la ressource des recettes extérieures, il a dû se convaincre de l’injustice des reproches qu’il adressait au gouvernement de la Restauration et au gouvernement de Juillet. Car, au lieu de diminuer de 400 millions les frais du gouvernement de la France, il les a augmentés au contraire d’environ 400 millions et il les augmente tous les jours.

Au nombre des améliorations financières qu’il félicite l’Empire d’avoir accomplies, il faut signaler la loi qui obligeait les receveurs généraux, les notaires et les agents de change à fournir des cautionnements.

« Pour un gouvernement nouveau, dit-il, il était essentiel que le cours de la dette se maintînt en état progressif ; et les [75] conséquences naturelles de cette nécessité étaient un droit de police et de surveillance sur les hommes qui, ne spéculant que sur la variation de ce cours, peuvent avoir intérêt à lui imprimer un mouvement rétrograde. »

Ce passage ne peut-il pas servir à expliquer les mesures restrictives et finalement prohibitives qui ont frappé la coulisse sous le second Empire ?

Vient ensuite l’exposé des améliorations introduites par l’administration impériale dans les différentes branches de l’activité nationale, agriculture, industrie, commerce, voies de communication ; les efforts tentés pour améliorer la situation des classes pauvres, notamment par la création des dépôts de mendicité, l’exposé du système d’organisation de l’université. Cette dernière institution, qui concentrait entre les mains de l’État l’éducation des jeunes générations, est particulièrement l’objet de son admiration : il fait bon marché, comme on va le voir, de la liberté d’enseignement, à laquelle l’université impériale ne laissait, pour ainsi dire, aucune place.

« En 1806, l’empereur sentit le besoin de régulariser l’instruction par un système général. On a reproché à ce système d’entraver la liberté ; mais, comme il a été dit plus haut, le temps de la liberté n’était pas venu ; et lorsqu’un gouvernement se trouve à la tête d’une nation qui vient de s’affranchir de toutes les idées du passé, il est de son devoir non seulement de diriger la génération présente, mais d’élever la génération qui surgit dans les principes qui ont fait triompher cette révolution : ‘Il n’y aura pas d’état politique fixe, dit l’empereur, s’il n’y a pas de corps enseignant avec des principes fixes ; sa création, au contraire, fortifiera l’ordre civil.’ »

Enfin l’organisation de l’armée excite, plus encore que [76] celle de l’université, son admiration enthousiaste et il considère la conscription « comme l’une des plus grandes institutions du siècle ».

Après le panégyrique de l’organisation administrative, vient celui de l’organisation politique de l’Empire. L’auteur s’élève d’abord contre la manie d’imitation des institutions étrangères, en matière de constitutions politiques.

« Une constitution, dit-il, doit être faite uniquement pour la nation à laquelle on veut l’adapter. Elle doit être un vêtement qui, pour être bien fait, ne doit aller qu’à un seul homme. »

C’est ainsi que le régime qui convient à l’Angleterre ou aux États-Unis ne saurait convenir à la France. À son avis, Napoléon Ier a taillé le seul habit qui aille à la France, et il se complaît à faire valoir tous les détails de ce vêtement splendide dû au génie du plus grand des tailleurs politiques.

« Pour résumer le système impérial, conclut-il enfin, on peut dire que la base en est démocratique, puisque tous les pouvoirs viennent du peuple ; tandis que l’organisation est hiérarchique, puisqu’il y a dans la société des degrés différents pour stimuler toutes les capacités.

Le concours est ouvert à 40 millions d’âmes ; le mérite seul les distingue ; les différents degrés de l’échelle sociale les récompensent.

Ainsi politiquement : assemblées de canton, collèges électoraux, corps législatif, conseil d’État, sénat, grands dignitaires.

Pour l’armée, tout homme est soldat, tout soldat peut devenir officier, colonel, général, maréchal.

Pour la Légion d’honneur, tous les mérites y ont le même droit : services civils, militaires, industriels, ecclésiastiques, [77] scientifiques ; tous peuvent obtenir les grades de légionnaires, officiers, commandants, grands officiers, grands aigles.

L’instruction publique a ses écoles primaires, ses écoles secondaires, ses lycées, et l’Institut comme tête de tout l’édifice.

La justice a ses tribunaux de première instance, ses cours impériales, sa cour de cassation.

Enfin l’administration a ses maires, ses adjoints, ses sous-préfets, ses préfets, ses ministres, ses conseillers d’État.

Napoléon était donc en quelque sorte le foyer autour duquel venaient se grouper toutes les forces nationales. Il avait divisé la France administrativement par les arrondissements communaux et les préfectures ; politiquement par les collèges électoraux et les sénatoreries ; militairement par les divisions militaires ; judiciairement par les cours impériales ; religieusement par les évêchés ; philosophiquement par les lycées ; moralement par les arrondissements de la Légion d’honneur.

Le corps politique comme le corps enseignant, comme le corps administratif avait ses pieds dans les communes et sa tête dans le sénat.

Le gouvernement de l’empereur était donc, pour nous servir d’une comparaison, un colosse pyramidal à base large et à tête haute. »

Soit ! mais ce colosse était celui du despotisme. Certes, si un régiment était l’idéal de la société humaine, la France impériale aurait pu passer pour le modèle du genre. Toutes les administrations civiles de l’Empire, y compris l’Université, portaient le cachet de l’organisation et de la discipline militaires. C’était le despotisme civil militairement organisé. Or ce despotisme conduisait-il, pouvait-il conduire à la liberté, comme le prétend l’auteur des Idées napoléoniennes ? Ne lui tournait-il pas, au contraire, précisément le dos ? Supposons que le fondateur du régime impérial eût régné assez longtemps pour pousser [78] jusqu’à ses dernières conséquences le système d’intervention gouvernementale qu’il avait sinon inauguré du moins continué, développé et perfectionné, à quoi aurait-il abouti ? Il aurait abouti évidemment — à moins qu’il ne se fût brusquement arrêté sur la pente — à la substitution complète de l’action de l’État à celle de l’activité libre des citoyens, en d’autres termes, il aurait abouti au socialisme.

Napoléon Ier ne conduisait donc pas la France à la liberté par la voie du despotisme ; il la conduisait au socialisme, c’est-à-dire à la suppression de toute liberté.

Mais voilà ce que l’auteur enthousiaste des Idées napoléoniennes n’aperçoit point, faute d’avoir une notion suffisamment claire et on pourrait dire même faute de posséder la notion moderne de la liberté. Pour lui, comme pour la plupart des hommes de la Révolution, qui en étaient restés sur ce point aux idées de l’antiquité, la notion de la liberté se confond avec celle de l’indépendance nationale et de l’égalité civile et politique. Le despotisme de Napoléon Ier, ce despotisme volontairement accepté par une nation indépendante, et reposant sur la base de l’égalité, ne lui paraît donc aucunement incompatible avec la liberté. Il va même jusqu’à nier qu’on puisse qualifier le système impérial de despotisme puisque ce système avait été ratifié par le suffrage universel des Français, comme si « servitude volontaire » et « liberté » étaient des expressions synonymes !

L’auteur va plus loin encore ; il nie que Napoléon Ier ait eu le tempérament d’un despote. Napoléon, au contraire, détestait l’arbitraire qui est l’essence du despotisme, et il en donna un jour une preuve significative, en se plaignant amèrement du régime de bon plaisir auquel la presse était soumise sous son règne.

[79]

« Nous le voyons, dit-il, en 1810 manifester son mécontentement, de ce qu’on n’ait pas fait de loi sur la presse [5], et, ce qu’il est surtout utile de remarquer, c’est que l’empereur prononçait souvent ces paroles mémorables : ‘je ne veux pas que ce pouvoir reste à mes successeurs, parce qu’ils pourraient en abuser.’ »

Rien de mieux. Seulement, le panégyriste de l’Empire néglige d’ajouter que l’empereur pouvait d’un seul mot faire cesser l’esclavage de la presse. Ce mot, il se garda cependant de le dire, malgré sa haine de l’arbitraire... Et son héritier lui-même l’a-t-il dit ?...

Quoi qu’il en soit, c’est une erreur de croire que l’empereur ait été un despote, et la preuve c’est que l’Empire a été volontairement accepté par les Français, également consultés. C’est une autre erreur de croire que l’Empire ait été, comme on l’a trop souvent répété, un gouvernement militaire : « jamais au contraire pouvoir ne fut moins militaire à l’intérieur que celui de l’empereur. » Et la preuve c’est qu’il donnait dans les cérémonies publiques la préséance aux employés civils sur les militaires. À la vérité, il propageait l’esprit militaire, en introduisant notamment l’uniforme et la discipline du soldat jusque dans les lycées.

« Mais est-ce un mal de propager dans la nation l’esprit militaire, cet esprit qui éveille les plus nobles passions, l’honneur, le désintéressement, l’amour de la patrie, et qui donne des habitudes d’ordre, de régularité et de soumission ? L’esprit [80] militaire n’est dangereux qu’autant qu’il est l’apanage exclusif d’une caste. »

Avouons cependant qu’il n’est pas bien rassurant non plus, au moins pour le voisinage.

Ce double panégyrique de l’organisation administrative et politique de l’Empire se termine par une évocation à son ombre. L’ombre docile apparaît, et elle réduit au silence par une véhémente apostrophe les détracteurs du régime impérial :

« L’éloge de l’empereur est dans les faits ; il suffit de feuilleter le Moniteur. Sa gloire est comme le soleil ; aveugle qui ne la voit pas. Des détracteurs obscurs ne changeront pas l’influence irrécusable d’actes patents ; quelques gouttes d’eau répandues dans la mer ne sauraient altérer la couleur de ses eaux. Cependant, comme il y a des esprits vulgaires qui ne peuvent comprendre ce qui est grand, et que, dans les époques de transition, l’esprit de parti défigure les grands traits historiques, il n’est pas inutile de rappeler aux masses, qui ont tant d’admiration pour l’empereur, que leur vénération n’est pas basée sur l’éclat trompeur d’une vaine gloire, mais sur l’appréciation exacte d’actions qui avaient pour but le bien-être de l’humanité.

Et si dans le séjour céleste où repose maintenant en paix sa grande âme, Napoléon pouvait encore se soucier des agitations et des jugements qui se heurtent ici-bas, son ombre irritée n’aurait-elle pas le droit de répondre à ses accusateurs : ‘Tout ce que j’ai fait pour la prospérité intérieure de la France, je n’ai eu pour l’accomplir que l’intervalle des batailles. Mais vous qui me blâmez, qu’avez-vous fait pendant vingt-quatre ans d’une paix profonde ?

Avez-vous apaisé les discordes, réuni les partis autour de l’autel de la patrie ? Avez-vous acquis aux différents pouvoirs de l’État la prépondérance morale que la loi leur concède et qui est un gage de stabilité ?

[81]

Avez-vous, comme moi, récompensé tous les mérites, réprimé la corruption et introduit dans l’administration cette morale sévère et pure qui rend l’autorité respectable ?

Avez-vous comme moi, fait jaillir du sol cent nouvelles industries ?

Avez-vous ouvert de nouveaux débouchés au commerce ? Avez-vous amélioré le sort des classes pauvres ?

Avez-vous rétabli la loi du divorce qui garantissait la moralité des familles ?

Avez-vous contenu le clergé dans ses attributions religieuses, loin du pouvoir politique ?

Le drapeau tricolore, le nom français ont-ils conservé ce prestige et cette influence qui les faisaient respecter de tout l’univers ?...

Non ; vous avez gardé de mon règne tout ce qui n’était que transition, qu’obligations momentanées et vous avez rejeté tous les avantages qui en palliaient les défauts.’ »

 


 

[82]

CHAPITRE V.

Analysé et appréciation des Idées napoléoniennes. 206.(Suite et fin.)

Après avoir consacré les trois chapitres que termine cette prosopopée, à l’examen de l’organisation administrative et politique de l’Empire et des bienfaits que le système impérial a répandus en France, l’auteur aborde dans le quatrième chapitre l’examen de la politique extérieure de l’Empire, et il énumère les bienfaits dont l’Europe, hélas ! si ingrate, a été redevable à cette politique.

L’empereur s’occupa d’abord d’assurer la prépondérance militaire de la France. Lorsqu’il parut sur la scène du monde, la France était obligée de se défendre contre toute l’Europe.

« Quelques années se sont à peine écoulées que Napoléon naguère chef d’un État qui était en guerre avec toute l’Europe, réunit sous le drapeau tricolore, pour marcher sur Moscou, des [83] Prussiens, des Hanovriens, des Hollandais, des Saxons, des Westphaliens, des Polonais, des Autrichiens, des Wurtemburgeois, des Bavarois, des Suisses, des Lombards, des Toscans, des Napolitains, etc., etc.

C’est par l’agglomération de tous ces peuples réunis sous ses ordres qu’on peut juger de l’habileté de la politique de l’empereur. S’il n’a pas réussi à Moscou, ce n’est pas que ses combinaisons aient été mal prises : il a fallu que la fatalité et les éléments se liguassent contre lui. C’est que les risques mêmes dans une aussi grande entreprise sont en proportion des résultats qu’on veut obtenir. »

Mais quels étaient ces résultats ? Quel but poursuivait Napoléon en portant la guerre jusque dans les parties les plus reculées de l’Europe ?

« Dès que Napoléon eût la puissance en main, il dut évidemment avoir un but général à atteindre ; mais, suivant la marche des événements, ses vues se sont modifiées, son but s’est agrandi ou rétréci. ‘Je n’avais pas la folie, disait-il, de vouloir tordre les événements à mon système ; mais au contraire je pliais mon système sur la contexture des événements.’

Assurer l’indépendance de la France, établir une paix européenne solide, tel est le but auquel il fut si près de parvenir, malgré la complication des événements et le conflit continuel d’intérêts opposés. Plus les secrets diplomatiques se dévoileront, plus on se convaincra de cette vérité, que Napoléon fut conduit pas à pas, par la force des choses, à cette puissance gigantesque qui fut créée par la guerre, et que la guerre détruisit. Il ne fut pas agresseur ; au contraire, il fut sans cesse obligé de repousser les coalitions de l’Europe. Si parfois il a l’air de devancer les projets de ses ennemis, c’est que dans l’initiative est la garantie du succès. Et d’ailleurs, comme l’a dit Mignet, le véritable auteur de la guerre n’est pas celui qui la déclare, mais celui qui la rend nécessaire.

[84]

Parcourons rapidement ce grand drame qui a commencé à Arcole et qui a fini à Waterloo ; et nous verrons que Napoléon apparaît comme un de ces êtres extraordinaires que crée la providence pour être l’instrument majestueux de ses impénétrables desseins, et dont la mission est tellement tracée d’avance, qu’une force invincible semble les obliger de l’accomplir. »

Suit un tableau poétique des guerres impériales, guerres entreprises uniquement en vue d’asseoir la paix sur une base durable. Cette période de luttes pouvait, remarque-t-il, se clore à Tilsitt.

« Un avenir de paix se fait entrevoir à Tilsitt. Les deux plus puissants monarques du monde représentant 80 millions d’hommes et la civilisation de l’Occident et de l’Orient, se rencontrent sur un fleuve qui sépare de bien grands intérêts. L’entrevue d’Alexandre et de Napoléon sur le Niémen fut comme l’union des deux pôles voltaïques, qui, par la différence de leur nature, produisent la lumière électrique en se rencontrant. Comment ne pas croire, en effet, à un avenir brillant de prospérité, lorsque ces deux grands monarques sont d’accord pour le repos du monde ?

Un peu plus tard, en 1808, Napoléon, continue l’auteur, se trouve à Erfurt, au milieu d’un congrès de rois maîtrisés ou convaincus ; mais l’Angleterre n’est ni maîtrisée ni convaincue ; elle a des flottes qui couvrent toutes les côtes et de l’or qui fait pencher la balance des traités. »

La guerre continue donc. Mais :

« Les vues de l’empereur se sont agrandies en proportion du terrain de ses exploits ; les événements l’ont mis à même de vouloir la régénération de l’Europe. La plus grande difficulté pour Napoléon n’a pas été de vaincre, mais de disposer de ses conquêtes. Comme souverain de la France, il doit en user dans un [85] intérêt français ; comme grand homme, dans un intérêt européen. C’est-à-dire qu’il faut que l’emploi de ses conquêtes satisfasse l’intérêt momentané de la guerre, tout en lui fournissant les moyens de fonder un système de paix générale. Les provinces qu’il incorpore à la France ne sont donc qu’autant de moyens d’échange, qu’il tient en réserve jusqu’à une pacification définitive. » [a]

... L’empereur concilia donc autant que cela fut possible les intérêts momentanés, les exigences transitoires avec son grand but du remaniement de l’Europe basé sur les intérêts de tous. Mais le sort sembla toujours l’obliger à de nouvelles guerres ; et comme s’il ne suffisait pas que Napoléon eut affranchi des entraves des siècles passés, l’Italie, la Suisse, l’Allemagne, il faut encore qu’il conduise ses armées sous le ciel brûlant de l’Andalousie, et dans les neiges de la Russie, et que semblable à celles de César, ses légions, même en mourant, laissent, comme traces de leur passage, les germes d’une nouvelle civilisation. En 1812, la lutte redevient plus terrible. Pour que la paix universelle puisse s’établir et se consolider, il faut que l’Angleterre à l’Occident, et la Russie à l’Est soient persuadées par la raison ou domptées par la victoire. Les grands desseins de l’empereur vont s’accomplir ; l’occident de l’Europe marche sur Moscou. Mais, hélas ! un hiver a tout changé !... L’Europe napoléonienne ne peut plus exister. Qu’à la grandeur des revers on juge du résultat gigantesque du succès !... »

Comment l’empereur, malgré son désir de fonder la paix sur une base durable fut-il entraîné sans cesse à de nouvelles guerres ? À qui la faute ? À l’Angleterre.

« Toutes nos guerres, dit-il, sont venues d’Angleterre. Cependant l’empereur ne voulait pas la ruine de l’Angleterre ; il n’agissait contre elle que par représailles. Si donc une lutte aussi acharnée s’est perpétuée longtemps, c’est sans doute parce que les deux peuples se connaissaient trop peu, et que chaque gouvernement s’abusait réciproquement sur l’état de son voisin. L’Angleterre ne voyait peut-être dans Napoléon qu’un despote qui opprime son pays et qui épuise toutes ses ressources pour satisfaire son ambition guerrière ; elle ne savait pas reconnaître que l’empereur était l’élu du peuple, dont il représentait tous les intérêts matériels et moraux, pour lesquels la France avait combattu depuis 1789. On pourrait de même avancer que le gouvernement français, confondant l’aristocratie éclairée de l’Angleterre avec l’aristocratie féodale qui pesait sur la France avant la Révolution, croyait avoir affaire à un gouvernement oppresseur. Mais l’aristocratie anglaise est comme le Briarée de la fable : elle tient au peuple par cent mille racines ; elle a obtenu de lui autant de sacrifices que Napoléon a obtenu d’efforts de la nation française. »

C’est donc l’Angleterre qui a obligé l’empereur à entreprendre incessamment de nouvelles guerres. Cependant il ne faut pas trop s’en affliger, car ces guerres ont été fécondes. Dirigée par Napoléon, la guerre devenait un admirable véhicule de civilisation. Et l’auteur énumère avec complaisance les bienfaits dont les différents peuples de l’Europe ont été redevables aux armées impériales. En Italie c’est la destruction d’une foule de petites républiques « qui ne devaient, comme le dit Montesquieu, leur existence qu’à la perpétuité de leurs abus ». Napoléon remplace ces petits États fourmillant d’abus par trois grandes divisions : le royaume d’Italie, le royaume de Naples et les provinces françaises, en leur procurant les bienfaits d’un régime taillé sur le patron de celui qui régissait la grande nation. Ce n’était point l’ambition qui l’avait poussé à annexer à la France une bonne partie de l’Italie. Car cette annexion n’était que provisoire. Elle aurait cessé dès que les provinces annexées eussent [87] été façonnées un nouveau régime dont il était le fondateur. Leur réunion temporaire à la France n’était qu’une espèce de sevrage politique.

« Napoléon avait réuni au grand empire le Piémont, ainsi que Rome et Florence, dans le but d’habituer ces peuples à un gouvernement qui fît les hommes citoyens et soldats. Une fois les guerres finies, il les aurait rendus à la mère-patrie ; et ces provinces, retrempées par son autorité, se fussent trouvées heureuses de passer de la domination française sous un gouvernement italien ; tandis que si cette grande réorganisation eût été plus hâtive, ces peuples, que l’action française n’aurait point préparée à une nationalité commune, auraient sans doute regretté leurs anciennes individualités politiques. »

En Suisse, il pacifie les cantons par l’acte de médiation. En Allemagne, il médiatise une foule de petits princes, il fait donner une constitution à la Bavière, et il introduit la liberté de conscience en Saxe. Il introduit le code civil en Pologne et élève à Varsovie « une tribune au milieu de l’atmosphère silencieuse des gouvernements voisins ». Pour l’Espagne, il avait préparé un projet de constitution qui détruisait tous les vieux abus. Malheureusement l’Espagne eut le tort de ne point vouloir de la régénération que lui offraient à la pointe des baïonnettes les apôtres armés de la révolution et « elle repoussa la seule main qui pouvait la sauver ».

« Si la guerre, conclut-il, est le fléau de l’humanité, ce fléau perd une grande partie de sa malheureuse influence quand la force des armes est appelée à fonder au lieu de détruire. Les guerres de l’Empire ont été comme le débordement du Nil ; lorsque les eaux de ce fleuve couvrent les campagnes de l’Égypte, on pourrait croire à la dévastation ; mais à peine se [88] sont-elles retirées, que l’abondance et la fertilité naissent sur leur passage. »

Ce morceau ne fait-il pas souvenir du charmant pamphlet économique de Fréd. Bastiat, intitulé : Ce qu’on voit et ce qu’on ne voit pas. L’auteur des Idées napoléoniennes voit, en effet, les améliorations que les victoires et conquêtes de la France révolutionnaire et impériale ont introduites dans quelques pays arriérés de l’Europe. Mais il ne voit pas ce que ces victoires et conquêtes ont coûté ; il ne voit pas qu’en comparaison du capital énorme dépensé pour les obtenir, au moyen de la guerre, ces améliorations sont insignifiantes ; il ne voit pas non plus que si les guerres de la Révolution et de l’Empire avaient pu être épargnées au monde, des améliorations bien autrement importantes auraient certainement été réalisées dans la même période, et qu’elles l’auraient été sans frais. Il ne voit pas que l’Europe était depuis plus d’un siècle en travail du progrès politique et économique, et que, bien loin d’accélérer ce progrès, les immenses perturbations et les réactions engendrées par la Révolution et la dictature militaire qui l’a terminée sous le nom d’Empire, ont dû contribuer, au contraire, à le retarder. Comme tous les séides d’un système, il voit ce qui vient à l’appui de ce système, il ne voit pas ce qui le détruit.

Les trois derniers chapitres sont consacrés au but où tendait l’empereur, aux causes de sa chute et à la conclusion.

Son but, nous le connaissons maintenant, c’était d’établir et de consolider en France une immense tutelle gouvernementale embrassant toute la sphère de l’activité humaine, et conduisant la France à la liberté par le [89] chemin de la servitude. En Europe, son but encore, c’était l’établissement d’une paix perpétuelle — car Napoléon n’a été autre chose qu’un héritier méconnu du bon abbé de Saint-Pierre — par le moyen de la guerre. Victorieuse de tous ses ennemis, la France napoléonienne aurait constitué sur son modèle les différents États de l’Europe, en les appelant à former une vaste confédération dont elle aurait été la tête.

« Prompt à saisir la tendance de la civilisation, l’empereur en accélérait la marche, en exécutant sur-le-champ ce qui n’était renfermé que dans les lointains décrets de la Providence. Son génie lui faisait prévoir que la rivalité qui divise les différentes nations de l’Europe disparaîtrait devant un intérêt général bien entendu.

Plus le monde se perfectionne, plus les barrières qui divisent les hommes s’élargissent, plus il y a de pays que les mêmes intérêts tendent à réunir.

Dans l’enfance des sociétés, l’état de nature existait d’homme à homme ; puis un intérêt commun réunit un petit nombre d’individus, qui renoncèrent à quelques-uns de leurs droits naturels, afin que la société leur garantît l’entière jouissance de tous les autres. Alors se forma la tribu ou la peuplade, association d’hommes où l’état de nature disparut, et où la loi remplaça le droit du plus fort. Plus la civilisation a fait de progrès, plus cette transformation s’est opérée sur une grande échelle. On se battait d’abord de porte à porte, de colline à colline ; puis l’esprit de conquête et l’esprit de défense ont formé des villes, des provinces, des États ; et un danger commun ayant réuni une grande partie de ces fractions territoriales, les nations se formèrent. Alors l’intérêt national embrassant tous les intérêts locaux et provinciaux, on ne se battit plus que de peuple à peuple ; et chaque peuple à son tour s’est promené triomphant sur le territoire de son voisin, lorsqu’il a eu un grand homme à sa [90] tête et une grande cause derrière lui. La commune, la ville, la province, ont donc, l’une après l’autre, agrandi leur sphère sociale, et reculé les limites du cercle au-delà duquel existe l’état de nature. Cette transformation s’est arrêtée à la frontière de chaque pays ; et c’est encore la force et non le droit qui décide du sort des peuples.

Remplacer entre les nations de l’Europe l’état de nature par l’état social, telle était donc la pensée de l’empereur ; toutes ses combinaisons politiques tendaient à cet immense résultat ; mais pour y arriver, il fallait amener l’Angleterre et la Russie à seconder franchement ses vues.

Tant que l’on se battra en Europe, a dit Napoléon, cela sera une guerre civile.

‘La Sainte-Alliance est une idée qu’on m’a volée’, c’est-à-dire la Sainte-Alliance des peuples par les rois et non celle des rois contre les peuples : là est l’immense différence entre son idée et la manière dont on l’a réalisée. Napoléon avait déplacé les souverains dans l’intérêt momentané des peuples ; en 1815, on déplaça les peuples dans l’intérêt particulier des souverains. Les hommes d’État de cette époque, ne consultant que des rancunes ou des passions, basèrent un équilibre européen sur les rivalités des grandes puissances, au lieu de l’asseoir sur des intérêts généraux ; aussi leur système s’est-il écroulé de toutes parts.

La politique de l’empereur, au contraire, consistait à fonder une association européenne solide, en faisant reposer son système sur des nationalités complètes et sur des intérêts généraux satisfaits. Si la fortune ne l’eût pas abandonné, il aurait eu dans ses mains tous les moyens de constituer l’Europe ; il avait gardé en réserve des pays entiers dont il pourrait disposer pour atteindre son but. Hollandais, Romains, Piémontais, habitants de Brême et de Hambourg, vous tous qui avez été étonnés de vous trouver Français, vous rentrerez dans l’atmosphère de nationalité qui convient à vos antécédents et à votre position ; et la France, en cédant les droits que la victoire lui avait donnés [91] sur vous, agira encore dans son propre intérêt ; car son intérêt ne peut se séparer de celui des peuples civilisés. Pour cimenter l’association européenne, l’empereur, suivant ses propres paroles, eût fait adopter un code européen, une cour de cassation européenne, redressant pour tous les erreurs, comme la cour de cassation en France redresse les erreurs de ses tribunaux. Il eût fondé un Institut européen pour animer, diriger et coordonner toutes les associations savantes en Europe. L’uniformité des monnaies, des poids, des mesures, l’uniformité de la législation, eussent été obtenues par sa puissante intervention.

La dernière grande transformation eut donc été accomplie pour notre continent. Et de même que dans le principe les intérêts communaux s’étaient élevés au-dessus des intérêts individuels ; puis les intérêts de cité au-dessus des intérêts de commune, les intérêts de province au-dessus des intérêts de cité ; enfin, les intérêts de nation au-dessus des intérêts de province ; de même aussi, les intérêts européens auraient dominé les intérêts nationaux ; et l’humanité eût été satisfaite ; car la Providence n’a pu vouloir qu’une nation ne fût heureuse qu’aux dépens des autres, et qu’il n’y eût en Europe que des vainqueurs et des vaincus et non des membres réconciliés d’une même et grande famille.

L’Europe napoléonienne fondée, l’empereur eût procédé en France aux établissements de la paix. Il eût consolidé la liberté ; il n’avait qu’à détendre les fils du réseau qu’il avait formé.

... C’est avec l’impression que laisse un rêve enivrant qu’on s’arrête sur le tableau de bonheur et de stabilité qu’eût présenté l’Europe si les vastes projets de l’empereur eussent été accomplis. Chaque pays, circonscrit dans ses limites naturelles, uni à son voisin par des rapports d’intérêt et d’amitié, aurait joui à l’intérieur des bienfaits de l’indépendance, de la paix et de la liberté. Les souverains, exempts de crainte et de soupçon, ne se seraient appliqués qu’à améliorer le sort de leurs peuples et à faire pénétrer chez eux tous les avantages de la civilisation. »

[92]

Bref, l’empereur, tel du moins que se le représente son panégyriste enthousiaste, l’empereur n’avait d’autre but que de faire le bonheur de la France et du monde, en réalisant la pensée de la Révolution. Asseoir sur une base immense et inébranlable la liberté et la paix, telle était la grande mission à laquelle il avait voué sa vie. Cette mission les Français la comprenaient bien, et ils supportaient volontiers la servitude et la guerre, parce qu’ils savaient que le but final où les conduisait le génie de « l’homme de la Révolution », c’était la liberté et la paix. Malheureusement, les autres peuples n’étaient pas aussi avancés que les Français.

« Impatients des maux momentanés de la guerre, les peuples étrangers oublièrent les bienfaits que Napoléon leur apportait et pour un mal passager ils repoussèrent tout un avenir d’indépendance. C’est qu’il n’était pas donné même au plus grand génie des temps modernes, de pouvoir, en quelques années, détruire à l’étranger toutes les préventions, persuader toutes les consciences. »

Napoléon emporté par les événements n’eut donc d’autre tort que de vouloir achever trop tôt son œuvre, de vouloir « en dix ans d’empire faire l’ouvrage de plusieurs siècles ». Voilà pourquoi il a soulevé l’Europe contre lui. Cependant, malgré sa chute, les idées napoléoniennes ont germé partout, et les peuples se consument en efforts pour refaire ce que Napoléon avait établi chez eux. Il ne s’agit plus que de les assister dans cette œuvre, sans toutefois s’attacher servilement à copier l’Empire jusque dans ses détails, en s’efforçant simplement de demeurer fidèle à l’Idée du grand empereur.

[93]

« Les idées napoléoniennes ont donc le caractère des idées qui règlent le mouvement des sociétés, puisqu’elles avancent par leur propre force, quoique privées de leur auteur : semblables à un corps qui, lancé dans l’espace, arrive par son propre poids au but qui lui était assigné.

Il n’est plus besoin maintenant de refaire le système de l’empereur, il se refera de lui-même ; souverains et peuples, tous aideront à le rétablir, parce que chacun y verra une garantie d’ordre, de paix et de prospérité.

Où trouver d’ailleurs, aujourd’hui, cet homme extraordinaire qui imposait au monde par le respect dû à la supériorité des conceptions ?

Le génie de notre époque n’a besoin que de la simple raison. Il y a trente ans il fallait deviner et préparer ; maintenant il ne s’agit que de voir juste et de recueillir.

Dans les faits contemporains, comme dans les faits historiques, a dit Napoléon, on peut trouver des leçons, rarement des modèles. On ne saurait copier ce qui s’est fait ; parce que les imitations ne produisent pas toujours les ressemblances.

En effet, copier dans ses détails, au lieu de copier dans son esprit, un gouvernement passé, ce serait agir comme un général qui, se trouvant sur le champ de bataille où vainquit Napoléon ou Frédéric, voudrait s’assurer le succès en répétant les mêmes manœuvres.

En lisant l’histoire des peuples, comme l’histoire des batailles, il faut en tirer des principes généraux, sans s’astreindre servilement à suivre pas à pas une trace qui n’est pas empreinte sur le sable, mais sur un terrain plus élevé, les intérêts de l’humanité.

Répétons-le en terminant, l’idée napoléonienne n’est point une idée de guerre, mais une idée sociale, industrielle, commerciale, humanitaire. Si pour quelques hommes, elle apparaît toujours entourée de la foudre des combats, c’est qu’elle fut, en effet, trop longtemps enveloppée par la fumée du canon et la poussière des batailles. Mais aujourd’hui les nuages se sont [94] dissipés, et on entrevoit à travers la gloire des armes une gloire civile plus grande et plus durable.

Que les mânes de l’empereur reposent donc en paix ! Sa mémoire grandit tous les jours. Chaque vague qui se brise sur le rocher de Sainte-Hélène apporte, avec un souffle d’Europe, un hommage à sa mémoire, un regret à ses cendres, et l’écho de Longwood répète sur son cercueil : ‘Les peuples libres travaillent partout à refaire ton ouvrage.’ »

Telle est cette œuvre, destinée certainement dans la pensée de son auteur à devenir plus tard l’évangile ou pour mieux dire le Koran de la doctrine napoléonienne, mais qui devait, en attendant, servir d’exposé des motifs à la tentative de Boulogne.

 


 

[95]

CHAPITRE VI.

Tentative do Boulogne. — Procès devant la Cour des pairs.

À peine le prince Louis Napoléon eut-il publié les Idées napoléoniennes, qu’il se mit à préparer activement ce nouveau coup de main, que les circonstances semblaient d’ailleurs favoriser. En effet, le traité du 15 juillet 1840, excluant la France du concert européen pour le règlement des affaires d’Orient, venait d’être conclu. La paix européenne paraissait sérieusement compromise. Le ministère de M. Thiers avait cru opportun de réveiller les instincts belliqueux de la France, en envoyant à Sainte-Hélène le prince de Joinville pour y chercher les « cendres de l’empereur ». Le prince Louis Napoléon et ses partisans mirent habilement les circonstances à profit en faisant répandre à profusion les Idées napoléoniennes, et quelques autres brochures, telles que la justification de l’attentat de Strasbourg par le lieutenant Laity, les lettres de Londres attribuées à M. de Persigny et spécialement [96] destinées à être répandues dans les casernes, l’Idée napoléonienne, brochure écrite par le prince lui-même et publiée au mois de juillet 1840, etc., etc. Des ouvertures furent faites à différents journaux pour les engager à soutenir la cause du prétendant et sur leur refus un journal quotidien, le Capitole, fut fondé à Paris dans ce but. Une somme de 140 000 fr. fut versée entre les mains de l’éditeur de ce journal, lequel, particularité bonne à signaler, soutenait, en même temps, l’alliance avec la Russie, pour le règlement de la question d’Orient.

Nous n’analyserons point ces diverses publications, qui reproduisent en les amplifiant le thème exposé dans les Idées napoléoniennes. Nous nous bornerons à citer un simple passage de l’Idée napoléonienne (qu’il ne faut pas confondre avec la précédente) et qui atteste à quel degré d’exaltation d’esprit l’héritier des traditions impériales était arrivé, en préparant sa nouvelle tentative.

« La société française n’obéit pas à une impulsion régulière mais elle cherche une trace à suivre ; elle ne marche pas, elle erre à l’aventure.

Or à nous qui cherchions et qui errions aussi, un chemin, un guide nous est apparu. Ce guide c’est l’homme extraordinaire qui, second Josué, arrêta la lumière et fit reculer les ténèbres. Ce chemin, c’est le sillon qu’il creusa d’un bout du monde à l’autre, et qui doit apporter la fertilité et l’abondance.

Dans la route difficile que notre âge doit parcourir, au lieu de prendre comme chefs de doctrine des rhéteurs de collège, il nous semble plus logique de suivre les préceptes et de nous faire les apôtres de l’homme qui fut encore plus grand comme législateur qu’il ne fut redoutable comme capitaine. Lorsque dans l’histoire des temps passés apparut sur la scène du monde un grand homme [97] qui réunissait en lui le double caractère de fondateur et de guerrier, on vit toujours les générations qui le suivirent reprendre après sa mort les institutions qu’il avait sanctionnées, l’allure qu’il avait indiquée.

Pendant des siècles, les peuples des rives du Jourdain ont suivi les lois de Moïse. Les institutions de Mahomet ont fondé cet empire d’Orient qui résiste encore aujourd’hui à notre civilisation. Malgré le meurtre de César, sa politique et son impulsion ont encore, pendant six cents ans, maintenu l’unité romaine, repoussé les Barbares et reculé les limites de l’Empire.

Pendant huit siècles, le système féodal et religieux établi par Charlemagne a gouverné l’Europe et servi de transition entre la société romaine et celle qui surgit depuis 1789. Et nous qui avons eu dans nos rangs et à notre tête, un Moïse, un Mahomet, un César, un Charlemagne, irions-nous chercher autre part que dans ses préceptes, un exemple et une synthèse politiques !

Les grands hommes ont cela de commun avec la divinité qu’ils ne meurent jamais tout entiers. Leur esprit leur survit, et l’idée napoléonienne a jailli du tombeau de Sainte Hélène, de même que la morale de l’Évangile s’est élevée triomphante malgré le supplice du Calvaire.

La foi politique, comme la foi religieuse, a eu ses martyrs ; elle aura comme elle ses apôtres, comme elle son empire !

Expliquons en peu de mots ce que nous entendons par l’idée napoléonienne.

De toute convulsion politique jaillit une idée morale, progressive, civilisatrice. L’idée napoléonienne est sortie de la Révolution française comme Minerve de la tête de Jupiter, le casque en tête et toute couverte de fer. Elle a combattu pour exister, elle a triomphé pour persuader, elle a succombé pour renaître de ses cendres : imitant en cela un exemple divin ! »

L’auteur expose ensuite, mais avec plus d’emphase que de précision, en quoi consiste cette idée de salut social.

[98]

« L’idée napoléonienne se fractionne en autant de branches que le génie humain a de phases différentes ; elle va vivifier l’agriculture, elle invente de nouveaux produits, elle emprunte aux pays étrangers les innovations qui peuvent lui servir. Elle aplanit les montagnes, traverse les fleuves, facilite les communications et oblige les peuples à se donner la main.

Elle emploie tous les bras et toutes les intelligences. Elle va dans les chaumières, non pas en tenant à la main de stériles déclarations des droits de l’homme, mais avec les moyens nécessaires pour étancher la soif du pauvre, pour apaiser sa faim, et, de plus, elle a un récit de gloire pour éveiller son amour de la patrie ! L’idée napoléonienne est comme l’idée évangélique : elle fuit le luxe et n’a besoin ni de pompe, ni d’éclat pour pénétrer et se faire recevoir ; ce n’est qu’à la dernière extrémité qu’elle invoque le dieu des armées. Humble sans bassesses, elle frappe à toutes les portes, reçoit les injures sans haine et sans rancune, et marche toujours sans s’arrêter, parce qu’elle sait que la lumière la devance et que les peuples la suivent.

L’idée napoléonienne ayant la conscience de sa force repousse loin d’elle la corruption, la flatterie et le mensonge, ces vils auxiliaires de la faiblesse. Quoiqu’elle attend tout du peuple, elle ne le flatte pas ; elle méprise ces phrases de chambellanisme démocratique avec lesquelles on caresse les masses pour se rallier de mesquines sympathies, imitant ces courtisans qui encensaient le grand roi dans sa vieillesse, en vantant les mérites qu’il n’avait plus. Son but n’est pas de se créer une popularité passagère en rallumant des haines mal éteintes et en flattant des passions dangereuses ; elle dit à chacun ce qu’elle pense, roi ou tribun, riche ou pauvre ; elle accorde la louange ou jette le blâme, suivant que les actions sont louables ou dignes de mépris.

L’idée napoléonienne s’est conciliée depuis longtemps la sympathie des masses, parce que les sentiments chez les peuples précèdent le raisonnement, que le cœur sent avant que l’esprit conçoive. Lorsque la religion chrétienne s’étendit, les nations [99] l’adoptèrent avant de comprendre toute la portée de sa morale. L’influence d’un grand génie, semblable en cela à l’influence de la Divinité, est un fluide qui se répand comme l’électricité, exalte les imaginations, fait palpiter les cœurs, et entraîne parce qu’elle touche l’âme avant que de persuader.

Cette influence qu’elle croit exercer sur les masses, elle veut l’employer non pas à bouleverser la société, mais au contraire à la rasseoir et à la réorganiser. L’idée napoléonienne est donc par sa nature une idée de paix plutôt qu’une idée de guerre, une idée d’ordre et de reconstitution plutôt qu’une idée de bouleversement. Elle professe sans fiel et sans haine la morale politique que le grand homme conçut le premier. Elle développe ces grands principes de justice, d’autorité, de liberté, qu’on oublie trop souvent dans les temps de trouble.

Voulant surtout persuader et convaincre, elle prêche la concorde et la confiance, et en appelle plus volontiers à la raison qu’à la force. Mais si, poussé à bout par trop de persécution, elle devenait le seul espoir des populations malheureuses, et le dernier refuge de la gloire et de l’honneur du pays, alors, reprenant son casque et sa lance, et montant sur l’autel de la patrie, elle dirait au peuple, trompé par tant de ministres et d’orateurs, ce que saint Remy disait au fier Sicambre : ‘Renverse tes faux dieux et tes images d’argile ; brûle ce que tu as adoré jusqu’ici et adore ce que tu as brûlé.’ »

On le voit, dans l’esprit de l’auteur, « l’idée napoléonienne » acquiert des proportions surhumaines. Il n’y a dans l’histoire que « l’idée chrétienne » qui puisse marcher de pair avec elle. Le dépositaire de cette idée n’était-il donc point tenu d’essayer, par tous les moyens, de la faire prévaloir ? Le salut de la France, le bonheur du monde, l’avenir de la civilisation n’en dépendaient-ils point ? Devant la grandeur et la sainteté d’un tel but, pouvait-il se montrer bien scrupuleux sur la voie à suivre [100] pour y atteindre ? Suivant une maxime célèbre, la fin ne justifiait-elle pas les moyens ? Aussi, après avoir préparé les esprits par ses publications et essayé de nouer des intelligences avec quelques sommités de l’armée [b], le prince résolut-il de risquer sa seconde tentative. Le 4 août 1840, il s’embarquait à Londres sur le paquebot à vapeur City of Edimbourg, qu’il avait loué à la compagnie des paquebots à vapeur de Londres ; il prenait à Gravesend et à Margate de petits détachements de ses partisans qu’il avait disséminés pour ne point éveiller les soupçons, et le 6, de grand matin, il débarquait avec une soixantaine d’hommes sur la plage de Wimereux, à 4 km de Boulogne. Cette petite troupe, qui portait l’uniforme et le numéro du 40e régiment de ligne, et dont les armes sortaient des fabriques de Birmingham, se mit en marche pour Boulogne, en faisant une halte au pied de la colonne élevée sur la plage, en mémoire du camp de Boulogne. Elle se présenta, guidée par un jeune lieutenant du 42e, Aladenize, à la caserne de ce régiment. Les soldats furent réunis, et, comme à Strasbourg, le prince essaya de les entraîner. Mais un capitaine, M. Coll Puygelier, prévenu à temps de ce qui se passait, descendit dans la cour, en criant aux soldats d’arrêter cet « aventurier », ce « factieux ». Les soldats hésitent. Le prince saisit un pistolet et le dirige sur le capitaine. Le coup part, et la balle va traverser la joue d’un grenadier [6]. Une mêlée s’ensuit ; [101] les soldats rejettent les conspirateurs hors de la caserne. Ceux-ci se répandent alors dans la ville, en distribuant une proclamation, et ils essaient, mais en vain, de s’emparer de la ville haute dont la porte résiste à leurs efforts. Sur ces entrefaites, la garde nationale s’était réunie et elle se mettait de concert avec la troupe en devoir de repousser cette agression inattendue. Le prince, voyant que son coup de main avait échoué encore une fois, reprend le chemin de Wimereux dans l’intention de se rembarquer. Mais, dans l’intervalle, le capitaine du port avait dirigé des embarcations vers le City of Edimbourg, dont l’équipage n’avait fait aucune résistance. Parmi les objets saisis sur ce navire se trouvaient une somme de quatre cent mille francs et un aigle vivant [7]. La retraite était donc coupée. Le prince et sa troupe erraient sur la plage en faisant des signaux de détresse au navire, qu’ils croyaient toujours entre les mains de l’équipage, et dont ils voyaient se détacher des embarcations se dirigeant de leur côté ; ils s’avançaient dans la mer pour les rejoindre, lorsque la garde nationale parut sur la plage. On leur cria de se rendre. Comme ils refusaient, en essayant de gagner les embarcations à la nage, on fit sur eux une décharge, qui en tua un et qui en blessa plusieurs. Ils se rendirent alors à la garde nationale, et quelques-uns, parmi lesquels se trouvait le prince, furent recueillis, sur le point de se noyer, par les soldats qui remplissaient les embarcations. On les conduisit à Boulogne, d’où ils furent transférés à Ham en attendant leur jugement.

[102]

Parmi les proclamations répandues par les conjurés, celles qui étaient adressées « à l’armée » et « au peuple français » méritent une mention particulière.

« Soldats, disait le prince, la France est faite pour commander et elle obéit. Vous êtes l’élite du peuple et on vous traite comme un vil troupeau. Vous êtes faits pour protéger l’honneur national, et c’est contre vos frères qu’on tourne vos armes. Ils voudraient, ceux qui vous gouvernent, avilir le noble métier du soldat ! Vous vous êtes indignés et vous avez cherché ce qu’étaient devenus les aigles d’Arcole, d’Austerlitz, d’Iéna. Ces aigles, les voilà ! Je vous les rapporte, reprenez-les ; avec elles vous aurez gloire, honneur, fortune, et ce qui est plus que tout cela, la reconnaissance et l’estime de vos concitoyens.

Soldats ! vos acclamations lorsque je me présentai à vous à Strasbourg ne sont pas sorties de ma mémoire. Je n’ai pas oublié les regrets que vous manifestiez sur ma défaite.

Entre vous et moi il y a des liens indissolubles ; nous avons les mêmes haines et les mêmes amours ; les mêmes intérêts et les mêmes ennemis.

Soldats ! la grande ombre de l’empereur Napoléon vous parle par ma voix. Hâtez-vous, pendant qu’elle traverse l’Océan, de renvoyer les traîtres et les oppresseurs ; montrez-lui à son arrivée que vous êtes les dignes fils de la grande armée, et que vous avez repris ces emblèmes sacrés qui, pendant quarante ans, ont fait trembler les ennemis de la France, parmi lesquels étaient ceux qui vous gouvernent aujourd’hui.

Soldats, aux armes !

Vive la France.

(Signé) NAPOLÉON. »

La proclamation au peuple français n’était pas moins accentuée. Elle débutait comme la précédente finissait, sur le thème du retour des « cendres de l’empereur ».

« Français, les cendres de l’empereur ne reviendront que [103] dans une France régénérée ! Les mânes du grand homme ne doivent pas être souillées par d’impurs et hypocrites hommages. Il faut que la gloire et la liberté soient debout à côté du cercueil de Napoléon ! Il faut que les traîtres aient disparu ! »

Venait ensuite une énumération, déjà suffisamment connue, des griefs des amis de la gloire et de la liberté contre le gouvernement de juillet.

« Industriels et commerçants, disait-il, vos intérêts sont sacrifiés aux exigences étrangères ; on emploie à corrompre l’argent dont l’empereur se servait pour encourager vos efforts et vous enrichir.

Français, concluait-il, je vois devant moi l’avenir brillant de la patrie. Je sens derrière moi l’ombre de l’empereur qui me pousse en avant ; je ne m’arrêterai que lorsque j’aurai repris l’épée d’Austerlitz, remis les aigles sur nos drapeaux et le peuple dans ses droits. »

Suivait un décret rendu par « le prince Napoléon au nom du peuple français », et portant que la dynastie des Bourbons d’Orléans avait cessé de régner, — que les Chambres étaient dissoutes, — qu’un Congrès national serait convoqué, à l’arrivée du prince à Paris, que M. Thiers, alors président du conseil des ministres, était nommé président du gouvernement provisoire, le maréchal Clauzel commandant de l’armée de Paris, et le général Pajol confirmé dans le commandement de la 1ère division militaire. Ces nominations étaient faites, bien entendu, à l’insu de ceux qu’elles concernaient.

La cour des Pairs ne tarda pas à être convoquée, et un réquisitoire lancé par M. Franck Carré, procureur général, [104] contre le prince et ses complices. Ce réquisitoire ordonnait, notamment que :

« Ledit Charles Louis Napoléon Bonaparte âgé de trente-deux ans, né à Paris, demeurant à Londres, taille de 1 m. 60 centimètres, cheveux et sourcils châtain blond, front ordinaire, yeux gris, nez fort, bouche moyenne, menton rond, visage ovale ;

Serait pris au corps et conduit dans la maison d’arrêt. »

Le rapport sur l’attentat fut présenté à la cour par M. Persil, l’un des commissaires chargés de l’instruction de l’affaire. Ce rapport assez volumineux se trouve au Moniteur des 16 et 17 septembre. Le procès commença le 28 septembre, et les débats se poursuivirent jusqu’au 2 octobre. L’arrêt fut rendu le 6. Le prince avait pour défenseur M. Berryer. Parmi les avocats des autres accusés, il faut noter M. Ferd. Barrot, défenseur du colonel Voisin, et de quelques autres, et M. Jules Favre, le célèbre avocat républicain, défenseur d’Aladenize. Nous nous bornerons à rappeler brièvement les incidents les plus caractéristiques de ce curieux procès.

Après la lecture de l’acte d’accusation, le chancelier M. Pasquier ayant ordonné à l’accusé de se lever, pour répondre aux questions qui allaient lui être posées, le prince débuta par la lecture d’un manifeste, dans lequel il invoquait pour légitimer sa tentative le principe de la souveraineté du peuple, et les quatre millions de suffrages qui avaient porté sa famille au trône, sans qu’aucun autre vote eut depuis invalidé celui-là. Il poursuivait un droit, que la politique suivie par le gouvernement de 1830 l’autorisait pleinement à revendiquer.

« L’empereur, mon oncle, dit-il, aima mieux abdiquer [105] l’Empire que d’accepter par des traités les frontières restreintes qui devaient exposer la France à subir les dédains et les menaces que l’étranger se permet aujourd’hui. Je n’ai pas respiré un seul jour dans l’oubli de tels enseignements. La proscription imméritée et cruelle, qui pendant vingt-cinq ans a traîné ma vie des marches du trône sur lesquelles je suis né jusqu’à la prison d’où je sors en ce moment, a été impuissante à irriter comme à fatiguer mon cœur ; elle n’a pas pu me rendre étranger un seul jour à la gloire, aux droits, aux intérêts de la France. Ma conduite, mes convictions l’expliquent. »

Il terminait ainsi cette allocution demeurée célèbre :

« Un dernier mot, messieurs. Je représente devant vous un principe, une cause, une défaite. Le principe, c’est la souveraineté du peuple, la cause celle de l’Empire, la défaite, Waterloo. Le principe, vous l’avez reconnu ; la cause vous l’avez servie, la défaite vous voulez la venger. Non il n’y a pas de désaccord entre vous et moi... »

Son interrogatoire n’offrit rien de saillant. M. Berryer, en présentant sa défense, argumenta surtout de ce que le principe tutélaire de la légitimité n’existant plus en France, le prince pouvait se croire autorisé à invoquer le principe de la souveraineté nationale en s’appuyant sur les 4 millions de votes de 1804, contre la déclaration des 219 députés qui avait établi en 1830 la dynastie d’Orléans. Il s’emparait encore, habilement, des excitations données à l’esprit militaire de la France, par la rentrée des cendres de Napoléon pour excuser la tentative de l’héritier de ce grand nom.

« Le ministère a voulu, disait l’illustre avocat, qu’elle fut montrée à la France cette grande épée qui avait presque courbé les Pyramides et qui avait presqu’entièrement séparé l’Angleterre [106] du continent européen. Toutes les sympathies impériales, tous les sentiments bonapartistes ont été profondément remués, pour réveiller en France cet esprit guerrier. La tombe du héros, on est allé l’ouvrir, on est allé remuer ses cendres pour les transporter dans Paris et déposer glorieusement ses armes sur un cercueil... Est-ce que vous ne comprenez pas ce que de telles manifestations ont dû produire dans l’esprit du jeune prince ?... S’il y a eu crime, n’est-ce pas vous qui l’avez provoqué par les sentiments dont vous avez animé les Français et entre tout ce qui est Français l’héritier de Napoléon lui-même ? »

C’était à coup sûr fort adroit. Aussi le Moniteur ne reproduisit-il que des fragments du discours de M. Berryer, sous le prétexte à peine spécieux que la voix de l’orateur — une des voix les mieux timbrées de France — n’était pas parvenue jusqu’au sténographe [8].

[107]

La cour, influencée probablement par le retour passablement malencontreux des « cendres de l’empereur », se montra indulgente. Il n’y eût point de condamnations à mort. Louis Napoléon fut condamné à la détention [108] perpétuelle ; ses complices le furent à des peines graduées de 2 à 20 ans d’emprisonnement.

Le 7 octobre 1840, le prince était transféré de la prison du Luxembourg dans la forteresse de Ham.

 


 

[109]

CHAPITRE VII.

Séjour dans la prison de Ham. — Jugement de M. Louis Blanc sur le prince Louis-Napoléon. — Les Fragments historiques ou comparaison des révolutions de 1688 et 1830. — L'Analyse de la question des sucres. — L'Extinction du paupérisme.

Louis-Napoléon resta six ans à Ham. Sa captivité fut du reste adoucie autant qu’elle pouvait l’être. Car c’est une justice à rendre au gouvernement de juillet que s’il a commis de grandes fautes, on ne peut du moins l’accuser de s’être montré cruel envers ses ennemis. Pendant ces six années de captivité, le prince pût recevoir de nombreuses visites, et particulièrement celles des principaux chefs du parti républicain avec lequel il n’avait pas cessé d’être en coquetterie. (M. Louis Blanc qui lui avait toujours témoigné beaucoup de sympathie [9] fut du [110] nombre de ses visiteurs et il a publié, il y a quelque temps, le récit de son entrevue avec le prétendant impérial.) On lui permit de conserver auprès de lui son médecin, le docteur Conneau, avec le concours duquel il put s’évader six ans plus tard et se rendre en Angleterre. En attendant, il utilisa les longs loisirs de sa captivité, en écrivant plusieurs brochures, telles que : Fragments historiques [111] ou comparaison des révolutions de 1688 et de 1830, publiés en 1841. — Analyse de la question des sucres, 1842. — Projet de loi sur le recrutement de l’armée, 1845. — Réponse de Louis Napoléon à M. de Lamartine, 1844. — Extinction du paupérisme, 1844. Il continua, en outre, son grand ouvrage sur l’artillerie, et il se mit en relations avec M. Degeorge, directeur d’un journal républicain, le Progrès du Pas de Calais, à qui il envoya de nombreux articles sur toutes les questions à l’ordre du jour. Le secret, assez transparent d’ailleurs, de ces communications non signées, fut divulgué par le journal même auquel elles étaient adressés. Sous le titre de « profession de foi démocratique du prince Napoléon Louis Bonaparte », le Progrès du Pas de Calais publia (dans son n° du 28 octobre 1845) une lettre adressée par son illustre collaborateur au Journal du Loiret, qui lui avait demandé à quel titre il rentrerait dans la grande famille française si les portes de sa prison lui étaient ouvertes et si sa famille se trouvait relevée de la sentence d’exil qui pesait sur elle.

« Jamais je n’ai cru et jamais je ne croirai, répondait le prince, que la France soit l’apanage d’un homme ou d’une famille ; jamais je n’ai invoqué d’autres droits que ceux de citoyen français, et jamais je n’aurai d’autre désir que de voir le peuple entier, légalement convoqué, choisir librement la forme de gouvernement qui lui conviendra. Issu d’une famille qui a dû son élévation au suffrage de la nation, je mentirais à mon origine, à ma nature et qui plus est, au sens commun, si je n’admettais pas la souveraineté du peuple comme base fondamentale de toute organisation politique... J’ai réclamé il est vrai, une première place mais sur la brèche. J’avais une grande ambition, mais elle était hautement avouable, l’ambition de réunir autour [112] de mon nom plébéien tous les partisans de la souveraineté nationale, tous ceux qui voulaient la gloire et la liberté. Si je me suis trompé, est-ce à l’opinion démocratique à m’en vouloir ? Est-ce à la France à m’en punir ?

Croyez, monsieur, que, quel que soit le sort que l’avenir me réserve, on ne dira jamais de moi que pendant l’exil ou la captivité, je n’ai rien appris ni rien oublié. »

À la fin de 1845, son père étant gravement malade, il écrivit au ministre de l’intérieur pour demander la permission d’aller lui rendre les derniers devoirs, en donnant sa parole d’honneur de revenir dans sa prison. On la lui refusa. Le 14 janvier 1846, il écrivit au roi. Nouveau refus. Alors, plusieurs députés, et, en particulier, M. Odilon Barrot, l’engagèrent à adresser au roi une espèce de demande en grâce, en lui promettant de la faire réussir. Mais il repoussa vivement cette ouverture, afin de ne pas enchaîner un avenir dans lequel il persistait à avoir foi.

« Depuis bientôt six ans, écrivait-il à cette occasion à M. Odilon Barrot (2 février 1846), je supporte sans me plaindre une réclusion qui est une des conséquences naturelles de mes attaques contre le gouvernement. Je la supporterai encore dix ans s’il le faut sans accuser ni le sort ni les hommes. »

Jetons maintenant un coup d’œil rapide sur les publications de cette période de captivité.

Les Fragments historiques ou comparaison des révolutions de 1688 et de 1830 furent écrits dans les premiers mois du séjour du prince à Ham. Ils devaient, dans sa pensée, servir de justification à une tentative qui venait d’échouer si malheureusement et qui le livrait, sans défense, aux sarcasmes de ses ennemis.

[113]

« Il me suffit, pour venger mon honneur, dit-il dans sa préface, de prouver que si je me suis embarqué audacieusement sur une mer orageuse, ce n’est pas sans avoir d’avance médité profondément sur les causes et les effets des révolutions, sur les écueils de la réussite comme sur les gouffres du naufrage.

Pendant qu’à Paris on déifie les restes mortels de l’empereur, moi, son neveu, je suis enterré vivant dans une étroite enceinte ; mais je me ris de l’inconséquence des hommes, et je remercie le ciel de m’avoir donné comme refuge après tant d’épreuves cruelles, une prison sur le sol français. Soutenu par une foi ardente et une conscience pure, je m’enveloppe dans mon malheur avec résignation, et je me console du présent en voyant l’avenir de mes ennemis écrit en caractères ineffaçables dans l’histoire de tous les peuples. »

Il examine donc les analogies qui existent entre la situation de l’Angleterre de 1688 et celle de la France de 1830. Il voit dans les deux pays des intérêts anciens et des intérêts nouveaux, qu’il s’agissait de concilier. Cette œuvre les Stuarts ne la comprirent pas, et ils succombèrent pour ne l’avoir pas comprise. Guillaume III au contraire en eût l’intelligence, et il réussit à fonder un gouvernement stable et fort parce que ce gouvernement était en harmonie avec les besoins du temps et du pays. Si Guillaume III s’était conduit autrement, s’il avait essayé de replâtrer le vieux système des Stuarts, il aurait été renversé à son tour, et l’on aurait, mais certes bien à tort, proclamé la nation anglaise une nation ingouvernable.

« Guillaume III satisfit aux exigences de son époque et rétablit la tranquillité publique ; mais s’il eût suivi la politique des Stuarts il eut été renversé, et les ennemis de la nation anglaise, en voyant encore de nouveaux besoins de changement, eussent [114] accusé le peuple d’inconséquence et de légèreté, au lieu d’accuser les gouvernants d’aveuglement et de perfidie ; ils eussent dit que l’Angleterre était une nation ingouvernable ; ils l’eussent appelée, comme Jacques II la nomme dans ses mémoires, une nation empoisonnée.

L’exemple des Stuarts prouve que l’appui étranger est toujours impuissant à sauver les gouvernements que la nation n’adopte pas.

Et l’histoire d’Angleterre dit hautement aux rois :

Marchez à la tête des idées de votre siècle, ces idées vous suivent et vous soutiennent.

Marchez à leur suite, elles vous entraînent. Marchez contre elles, elles vous renversent. »

Les allusions auxquelles se livre l’auteur de ces fragments sont aussi transparentes que possible. Le Guillaume III qui est renversé en France pour avoir suivi le système des Stuarts et s’être appuyé sur l’étranger, c’est, bien entendu, Louis-Philippe. La révolution de 1830 diffère en conséquence de celle de 1688 en ce qu’elle ne résout rien ; en ce qu’elle rend nécessaire au contraire une révolution nouvelle, qui devra être accomplie ou terminée, conformément aux besoins de la France nouvelle, par un vrai Guillaume III. Cette révolution nécessaire le prisonnier de Ham avait voulu la tenter à l’exemple de son modèle. Il n’avait pas voulu abandonner aux masses ellesmêmes le soin de l’accomplir, parce qu’il pensait que :

« En général les révolutions conduites et exécutées par un chef tournent entièrement au profit des masses ; car, pour réussir le chef est obligé d’abonder entièrement dans le sens national, et pour se maintenir, il doit rester fidèle aux intérêts qui l’ont fait triompher ; tandis qu’au contraire, les révolutions [115] faites par les masses ne profitent souvent qu’aux chefs, parce que le peuple croit le lendemain de la victoire son ouvrage achevé, et qu’il est dans son essence de se reposer longtemps de tous les efforts qu’il lui a fallu pour vaincre. »

Il a échoué dans sa tentative ; mais comme la situation n’a point changé, une révolution n’en demeure pas moins nécessaire, et comme il l’écrivait dans sa préface : « il se console du présent en voyant l’avenir de ses ennemis écrit en caractères ineffaçables dans l’histoire de tous les peuples. »

Ses pressentiments et sa confiance en son étoile ne l’ont pas trompé. Mais l’histoire dira-t-elle qu’il a mieux satisfait aux besoins de la France nouvelle que ne l’avait fait Louis-Philippe ? Sera-t-il, lui, le vrai Guillaume III ? L’avenir nous le dira.

Aux Fragments historiques succède un travail d’un tout autre caractère, l’Analyse de la question des sucres, qui est surtout intéressante en ce qu’elle renferme un exposé assez complet des opinions économiques de l’auteur. Ces opinions, il faut le dire, ne sont pas précisément des plus avancées. L’économie politique comme la politique de l’héritier des Idées napoléoniennes, date de l’Empire. L’industrie du sucre indigène dont il défend la cause dans cette analyse était, du reste, une création napoléonienne.

« Lorsque la mer eut été fermée à la France, l’empereur, dit-il, prit une de ces résolutions qu’un grand homme seul peut concevoir et accomplir, il voulut transporter les colonies en Europe en chargeant la science de trouver dans nos climats les équivalents des produits de l’équateur. »

Dans ce but, l’empereur ordonna par un décret du [116] 25 mars 1811, que 32 000 hectares seraient consacrés à la culture de la betterave, et il mit un million de francs à la disposition du ministre de l’intérieur pour encourager cette industrie, ainsi que la culture du pastel qui devait remplacer l’indigo. Ces créations d’industries artificielles n’eurent d’abord qu’un médiocre succès, et le sucre de betterave ne suppléa que fort imparfaitement au sucre de canne. Cependant des capitaux importants avaient été engagés dans cette industrie. La Restauration ne crut pas devoir l’abandonner. Elle l’exempta de toute taxe, tandis que les sucres des colonies étaient soumis à des droits élevés et les sucres étrangers à des droits prohibitifs. Grâce à cette énorme prime d’encouragement, la sucrerie indigène se développa en se perfectionnant tandis que la production sucrière des colonies, enrayée par l’esclavage, demeurait à peu près stationnaire. Alors, les colonies se plaignirent, et sur leurs réclamations la sucrerie indigène fut à son tour soumise à des droits. Malgré ces droits, elle continua de se développer, au grand désespoir des colons qui finirent par demander la suppression de leur rivale. Un projet fut même rédigé portant qu’une indemnité de rachat de 40 millions serait accordée aux producteurs de sucre indigène. Ce projet ne fut pas adopté ; on se borna à augmenter les droits sur le sucre de betterave, jusqu’à les niveler avec ceux qui grevaient le sucre des colonies. Grâce à l’abondance de ses capitaux, à la perfection de ses machines, à l’intelligence des travailleurs libres qui la desservent, l’industrie indigène a pu néanmoins se soutenir contre la concurrence du sucre de canne. Il est vrai qu’en France, la lutte n’a porté qu’entre le sucre des colonies et le sucre indigène, que le sucre étranger a été écarté de l’arène par des [117] droits prohibitifs, et que les consommateurs ont été ainsi obligés de supporter un lourd impôt par le renchérissement artificiel et permanent d’une des denrées qui contribuent le plus au bien-être des masses. Mais on sait que l’intérêt des consommateurs a été toujours laissé à l’arrière-plan dans les questions d’impôts et de douanes.

L’auteur de l’Analyse de la question des sucres s’oppose, et certainement avec raison, à la suppression de la sucrerie indigène ; mais d’un autre côté, il fait bon marché des intérêts de la masse des consommateurs, en demandant l’expulsion des sucres étrangers, ou tout au moins, en réclamant l’application aux sucres du régime de l’échelle mobile.

« La première décision à prendre, dit-il, c’est d’expulser les sucres étrangers en les tenant en réserve au moyen d’un droit mobile et proportionnel au prix courant, afin de permettre leur entrée dans le seul cas où les productions françaises ne suffiraient pas à la consommation. »

Cette solution n’atteste pas chez l’auteur des connaissances économiques bien approfondies. On connaît les effets désastreux de l’échelle mobile appliquée aux grains, et il est permis d’augurer que ce régime ne donnerait pas un meilleur résultat si on l’appliquait aux sucres. L’auteur, du reste, n’attribue au commerce extérieur qu’un rôle inférieur, subordonné, dans l’économie d’une nation. Et chez lui c’est encore de tradition.

« L’empereur Napoléon, dit-il, a fait la classification suivante qui montre les bases sur lesquelles l’économie politique de la France doit être fondée :

L’agriculture est la base et la force de la prospérité du pays. L’industrie est l’aisance, le bonheur de la population.

[118]

Le commerce extérieur, la surabondance, le bon emploi des deux autres.

Celui-ci est fait pour les deux autres, les deux autres ne sont pas faits pour lui. Les intérêts de ces trois bases essentielles sont divergents, souvent opposés. » [c]

Cette classification si claire indique quelle est pour la France l'importance des intérêts qui se rattachent à ces trois grands éléments de la prospérité des peuples.

L'agriculture et l'industrie étant les deux causes de vitalité, tandis que le commerce extérieur n'en est que l'effet, un gouvernement sage ne doit jamais sacrifier les intérêts majeurs des premiers aux intérêts secondaires du dernier.

Sur ce point, notons-le en passant, l’économie politique napoléonienne est en désaccord complet avec l’économie politique pure et simple, qui prétend comme on sait, qu’il y a harmonie et non opposition d’intérêts entre l’agriculture, l’industrie et le commerce. — Mais poursuivons. Aux yeux de l’auteur, le commerce extérieur n’est donc qu’un intérêt secondaire, qu’il faut savoir sacrifier, au besoin, à la prospérité des autres branches et surtout aux intérêts de la classe ouvrière. [d]

Le premier intérêt d'un pays ne consiste pas dans le bon marché des objets manufacturés mais dans l'alimentation du travail. Créer le plus d'activité possible, employertous les bras oisifs, tel doit être le premier soin d'un gouvernement, protéger le consommateuraux dépens du travail intérieur, c'est en général favoriser les classes aisées au détriment de la classe indigente, car la production c'est la vie du pauvre, le pain de l'ouvrier, la richesse du pays. L'intérêt du consommateur,au contraire, oblige le fabricant à devenir oppresseur. Pour dominer la concurrence et livrer ses produits au plus bas prix possible, il faut qu'il maintienne des millions d'individus dans la misère; [119] qu'il réduise journellement les salaires, qu'il emploie de préférence les femmes et les enfants, et laisse sans occupation l'homme valide qui ne sait que faire de sa force et de sa jeunesse.

L'Angleterre a réalisé le rêve de certains économistes modernes; elle surpasse toutes les autres nations dans le bon marché de ses produits manufacturés. Mais cet avantage, si c'en est un, n'a été obtenu qu'au préjudice de la classe ouvrière. Le vil prix de la marchandise dépend du vil prix du travail, et le vil prix dutravail c'est la misère du peuple. Il ressort d'une publication récente que pendant les dernières années, tandis que l'industrie anglaise triplait sa production, la somme employée pour solder les ouvriers diminuait d'un tiers. Elle a été réduite de 15 millions, à 10 millions de livres sterl. Le consommateura gagné, il est vrai, le tiers du salaire prélevé sur la sueur de l'ouvrier; mais de là aussi sont venus les perturbations et le malaise qui ont affecté profondément la prospérité de la Grande-Bretagne.

« Pour créer l’industrie il faut la science qui invente, l’intelligence qui applique, les capitaux qui fondent, les droits de douane qui protègent jusqu’au développement complet. C’est par l’heureux effet de semblables mesures que l’Angleterre est arrivée à un degré prodigieux d’activité industrielle ; la France est également redevable à ce système de la plupart de ses industries ; car c’est en poussant la science aux découvertes par l’appât de primes élevées, en suppléant à la rareté des capitaux par des avances considérables, en frappant de droits prohibitifs les produits étrangers que l’empereur Napoléon dota la France du filage du coton, de la fabrication du casimir, de la garance, du pastel ; imprima l’élan à la découverte du filage du lin à la mécanique et donna un immense essor aux forges, aux fabriques de tissus de soie, de laine et de coton.

Si en France les partisans de la liberté du commerce osaient mettre en pratique leurs funestes théories, la France perdrait en richesse une valeur d’au moins deux milliards, deux millions [120] d’ouvriers resteraient sans travail, et notre commerce serait privé du bénéfice qu’il tire de l’immense quantité de matières premières qui sont importées pour alimenter nos manufactures. »

L’auteur ne s’oppose pas toutefois à priori à toute réforme douanière ; il admet que les droits puissent être abaissés, mais seulement quand il est bien avéré qu’une industrie peut se passer de protection. C’est un protectionniste progressiste, ce n’est pas un libre-échangiste. [10]

Nous trouvons dans une autre brochure, écrite également dans la prison de Ham, des indications non moins intéressantes sur les idées économiques de l’auteur. Il s’agit de l’Extinction du paupérisme.

Cette brochure parut en 1844. À cette époque, il y avait en France comme une efflorescence d’idées socialistes. M. Louis Blanc venait de publier son Organisation du travail, les phalanstériens s’étaient groupés et ils avaient commencé la publication du journal la Phalange devenue ensuite la Démocratie pacifique ; M. Eugène Sue se préparait à écrire ses romans socialistes. Au fond de ce mouvement, il y avait une idée généreuse : celle de l’amélioration du sort des classes ouvrières. Malheureusement, l’absence d’un enseignement économique (l’économie politique ne comptait alors en France et elle n’y compte encore que deux chaires) devait engendrer, en ces matières, les aberrations les plus incroyables. Les socialistes s’accordaient pour condamner l’organisation actuelle de la société, et, en particulier, la libre concurrence [121] qu’ils qualifiaient de « concurrence anarchique » ; mais ils ne s’entendaient guère sur les moyens de la remplacer. Chacun avait son système qu’il proposait comme une panacée sociale. Sollicité par ses amis du parti démocratique de faire connaître le sien, le prince Louis Napoléon écrivit son Extinction du paupérisme.

Ce plan « d’organisation du travail » ressemble à bien des égards à celui de M. Louis Blanc. Dans les deux projets il s’agit, en effet, d’organiser une vaste association ouvrière, au moyen de l’intervention et de la commandite de l’État. Seulement, le prince, rendons-lui cette justice, ne partage pas les idées égalitaires de son émule. D’un autre côté, son plan a un certain cachet militaire : il semble avoir puisé quelques-unes de ses idées dans l’organisation des colonies militaires de la Russie qui jouirent pendant quelque temps, comme on sait, d’une grande célébrité. Mais il y a un point sur lequel il est entièrement d’accord avec M. Louis Blanc : c’est que la situation économique de la société est détestable et qu’il faut se hâter de la changer.

Comme M. Louis Blanc, l’auteur de l’Extinction du paupérisme débute donc par présenter un sombre tableau de la situation du travail et des travailleurs. L’agriculture, dit-il, est ruinée par le morcellement et cependant le rétablissement du droit d’aînesse est impossible ; l’industrie est une machine qui fonctionne sans régulateur et qui broie dans ses rouages les hommes comme la matière. « Véritable Saturne du travail, l’industrie dévore ses enfants et ne vit que de leur mort. » Le commerce intérieur souffre parce que la nation se trouve composée de producteurs qui ne peuvent pas vendre et de consommateurs affamés qui ne peuvent pas acheter. [122] Le commerce extérieur est enrayé par la faiblesse et le manque de dignité du gouvernement. À ce propos, l’auteur émet cet aphorisme plus belliqueux que commercial :

« Qu’il me suffise de dire que la quantité de marchandises qu’un pays exporte est toujours en raison directe du nombre de boulets qu’il peut envoyer à ses ennemis quand son honneur et sa dignité le commandent. »

Nous ne voulons pas discuter cet aphorisme. Qu’on nous permette de remarquer cependant que l’État du continent qui exporte le plus de marchandises — savoir la ville libre de Hambourg — est en même temps celui qui a le moins de boulets à envoyer à ses ennemis. Mais poursuivons. Comment remédier aux souffrances de l’agriculture, de l’industrie et du commerce ? Par l’intervention de l’État et au moyen d’un emploi judicieux de l’impôt dont il s’agit de faire le meilleur des placements.

« Le prélèvement de l’impôt peut se comparer à l’action du soleil qui absorbe les vapeurs de la terre pour les reporter ensuite à l’état de pluie, sur tous les lieux qui ont besoin d’eau pour être fécondés et pour produire. Lorsque cette restitution s’opère régulièrement, la fertilité s’ensuit ; mais lorsque le ciel, dans sa colère, déverse partiellement en orages, en trombes et en tempêtes, les vapeurs absorbées, les germes de production sont détruits et il en résulte la stérilité, car il donne aux uns beaucoup trop et aux autres pas assez. Cependant, quelle qu’ait été l’action bienfaisante ou malfaisante de l’atmosphère, c’est presque toujours au bout de l’année la même quantité d’eau qui a été prise et rendue. La répartition seule fait donc la différence. Équitable et régulière, elle crée l’abondance ; prodigue et partiale elle amène la disette.

[123]

Il en est de même d’une bonne ou mauvaise administration. Si les sommes prélevées chaque année sur la généralité des habitants sont employées à des usages improductifs, comme à créer des places inutiles, à élever des monuments stériles, à entretenir au milieu d’une paix profonde une armée plus dispendieuse que celle qui vainquit à Austerlitz, l’impôt, dans ce cas, devient un fardeau écrasant ; il épuise le pays, il prend sans rendre ; mais si, au contraire, ces ressources sont employées à créer de nouveaux éléments de production, à rétablir l’équilibre des richesses, à détruire la misère en activant et organisant le travail, à guérir enfin les maux que notre civilisation entraîne avec elle, alors certainement l’impôt devient pour les citoyens, comme l’a dit un jour un ministre à la tribune, le meilleur des placements.

C’est donc dans le budget qu’il faut trouver le premier point d’appui de tout système qui a pour but le soulagement de la classe ouvrière. Le chercher ailleurs est une chimère. »

Qu’y a-t-il donc à faire ? Il faut créer une vaste association ouvrière qui emploie les bras inoccupés et remédie au morcellement de la propriété, en rappelant en même temps dans les campagnes le trop-plein des villes.

« La classe ouvrière ne possède rien, il faut la rendre propriétaire. Elle n’a de richesse que ses bras, il faut donner à ces bras un emploi utile pour tous. Elle est comme un peuple d’Ilotes au milieu d’un peuple de Sybarites. Il faut lui donner une place dans la société, et attacher ses intérêts à ceux du sol. Enfin, elle est sans organisation et sans liens, sans droits et sans avenir, il faut lui donner des droits et un avenir, et la relever à ses propres yeux par l’association, l’éducation et la discipline. »

Voici le plan que propose l’auteur pour atteindre ce but. Il y a en France 9 190 000 hectares de terres [124] incultes, qui appartiennent soit au gouvernement soit aux communes, soit aux particuliers, et qui ne donnent guère plus de 8 fr. de revenu par hectare. En en déduisant un tiers occupé par les bâtiments, ruisseaux, canaux, etc., ou indéfrichable, il resterait 6 127 000 hectares à défricher. Ces 6 127 000 hectares seraient mis par une loi à la disposition de l’association ouvrière, sauf à payer aux propriétaires une indemnité égale au revenu qu’ils en retirent. L’association créerait des colonies agricoles pour les défricher. L’État fournirait les avances nécessaires. Ces avances sont estimées par l’auteur à 500 millions à fournir en quatre ans. L’auteur se livre ensuite à divers calculs desquels il résulte qu’au bout de 23 ans, les recettes annuelles des colonies agricoles s’élèveraient à 1 194 694 800 fr. ; les dépenses à 378 622 278 fr., ce qui laisserait un revenu net de 816 072 522 à la disposition de l’association. Sur ce revenu le gouvernement percevrait 57 millions de fr. d’impôt foncier, en sorte que les avances qu’il aurait faites constitueraient pour lui un magnifique placement.

Voilà pour les résultats financiers de l’affaire ; mais avant tout, il s’agirait d’organiser la classe ouvrière pour la rendre capable de participer à une si féconde opération. On créerait, dans ce but, sous le nom de prudhommes, une classe intermédiaire entre les ouvriers et les entrepreneurs d’industrie. Chaque groupe de dix ouvriers élirait un prudhomme. Les prudhommes seraient divisés en deux catégories. Les uns entreraient avec leurs escouades dans les colonies agricoles. Les autres resteraient dans l’industrie privée.

« Tout chef de fabrique ou de ferme, tout entrepreneur quelconque [125] serait obligé par une loi, dès qu’il emploierait plus de dix ouvriers, d’avoir un prudhomme pour les diriger, et de lui donner un salaire double de celui des simples ouvriers. »

Ces prudhommes rempliraient dans la classe ouvrière le rôle des sous-officiers dans l’armée. Ils formeraient le premier degré de la hiérarchie sociale. Une de leurs fonctions principales serait de régler la répartition utile du travail, et de déverser l’excédent des bras inoccupés dans les colonies agricoles. Chaque fois qu’il y aurait excédent de bras dans l’industrie privée, les prudhommes partageraient avec les maires des communes le droit d’envoyer aux colonies agricoles les ouvriers qu’ils ne pourraient pas utiliser. Ces ouvriers surabondants seraient employés à faire de nouveaux défrichements, etc. Lorsqu’au contraire, l’industrie privée souffrirait du manque de bras, les colonies agricoles se chargeraient de lui en fournir.

« Pour mieux définir notre système, dit l’auteur, nous aurons recours à une comparaison. Lorsqu’au milieu d’un pays coule un large fleuve, ce fleuve est une cause générale de prospérité ; mais quelquefois la trop grande abondance de ses eaux ou leur excessive rareté, amène ou l’inondation ou la sécheresse. Que fait-on pour remédier à ces deux fléaux ? On creuse, le Nil en fournit l’exemple, de vastes bassins où le fleuve déverse le surplus de ses eaux quand il en a trop, et en reprend au contraire, quand il n’en a pas assez ; et de cette manière on assure aux flots cette égalité constante de niveau d’où naît l’abondance. Eh bien, voilà ce que nous proposons pour la classe ouvrière, cet autre fleuve qui peut être à la fois une source de ruine ou de fertilité, suivant la manière dont on tracera son cours. Nous demandons pour la masse flottante des travailleurs, de grands refuges où l’on s’applique à développer leurs forces comme leur [126] esprit, refuges qui, lorsque l’activité générale du pays se ralentira, conservent le surplus des forces non employées pour les rendre ensuite au fur et à mesure au mouvement général. Nous demandons en un mot de véritables déversoirs de la population, réservoirs utiles du travail, qui maintiennent toujours à la même hauteur cet autre niveau de la justice divine qui veut que la sueur du pauvre reçoive sa juste rétribution. »

Dans les colonies agricoles, les ouvriers seront organisés par escouades sous la direction des prudhommes. On leur paiera la solde du soldat. Jusqu’à ce que la colonie ait donné des bénéfices, tous les ouvriers seront logés dans des baraques comme celles des camps. Ces baraques contiendront dix hommes avec leur prudhomme. Lorsqu’ils seront mariés, il y aura une baraque par famille et les baraques seront construites sur une plus petite échelle. Au-dessus des prudhommes, il y aura des directeurs élus par les prudhommes et les ouvriers. Enfin chaque colonie aura un gouverneur nommé par les prudhommes et les directeurs. Chaque année les comptes seront imprimés, communiqués à l’assemblée générale des travailleurs et soumis au conseil général du département qui devra les approuver et aura le droit de casser les prudhommes ou directeurs qui auraient montré leur incapacité. Tous les ans, les gouverneurs des colonies se rendront à Paris, et là, sous la présidence du ministre de l’intérieur, ils discuteront le meilleur emploi à faire des bénéfices dans l’intérêt de l’association générale. Une partie de ces bénéfices sera distribuée aux membres de l’association ; une autre partie sera consacrée à étendre le domaine commun par l’achat de nouvelles terres.

« Quand il n’y aura plus assez de terre à bas prix en France, [127] l’association établira des succursales en Algérie, en Amérique même, elle peut un jour envahir le monde ! car partout où il y aura un hectare à défricher et un pauvre à nourrir, elle sera là avec ses capitaux, son armée de travailleurs, son incessante activité. »

Tel est ce plan qui est destiné à résoudre le problème de l’extinction du paupérisme. L’auteur, enthousiasmé de son idée, voit dans son adoption le salut de la société, et il semble même, chose originale, y voir un préservatif politique contre « les prétentions surannées de quelques hommes ».

« Aujourd’hui, conclut-il, la rétribution du travail est abandonnée au hasard ou à la violence. C’est le maître qui opprime ou l’ouvrier qui se révolte.

Et que faut-il pour réaliser un semblable projet ? Une année de solde de l’armée, quinze fois la somme que l’on a donnée à l’Amérique, une dépense égale à celle qu’on emploie aux fortifications de Paris.

Et cette avance rapportera, au bout de vingt ans, à la France un milliard, à la classe ouvrière 800 millions, au fisc 37 millions !

Que le gouvernement mette à exécution notre idée... qu’il établisse le bien-être des masses sur des bases inébranlables et il sera inébranlable lui-même. La pauvreté ne sera plus séditieuse lorsque l’opulence ne sera plus oppressive ; les oppositions disparaîtront et les prétentions surannées qu’on attribue à tort ou à raison à quelques hommes, s’évanouiront comme les folles brises qui rident la surface des eaux sous l’équateur, s’évanouissent en présence du vent réel qui vient enfler les voiles et faire marcher le navire.

... Dans l’avant dernier siècle, La Fontaine émettait cette sentence, trop souvent vraie et cependant si triste, si destructive de [128] toute société, de tout ordre, de toute hiérarchie : ‘Je vous le dis en bon français, notre ennemi, c’est notre maître.’

Aujourd’hui le but de tout gouvernement habile doit être de tendre par ses efforts à ce qu’on puisse dire bientôt : le triomphe du christianisme a détruit l’esclavage, le triomphe de la Révolution française a détruit le servage ; le triomphe des idées démocratiques a détruit le paupérisme ! »

Les vices de ce plan « d’organisation du travail » sont faciles à apercevoir. Au point de vue financier, il ne supporte guère l’examen. On a essayé maintes fois d’utiliser d’une part les terres incultes, autrement dit les terres de rebut, d’une autre part, les ouvriers inoccupés, autrement dit le rebut de la population ouvrière, en créant des colonies agricoles. Cela s’est fait particulièrement en Hollande, où le général Van den Bosch fonda en 1818 une société de bienfaisance pour la création de colonies agricoles destinées à recevoir l’excédent de la population ouvrière. Ces colonies obtinrent du gouvernement un subside considérable, et cependant, 30 ans plus tard, en 1848 leur capital mobilier et immobilier ne dépassait pas 5 millions de florins et elles avaient 8 à 9 millions de fl. de dettes [11]. C’est que dans l’agriculture comme dans les autres branches de la production, il faut, pour obtenir de bons résultats, employer de bons instruments et surtout de bon travail. À la vérité, l’auteur de l’Extinction du paupérisme ne compte pas seulement sur les pauvres et les mendiants pour peupler ses colonies ; il compte aussi sur les bons ouvriers. Mais « la paie du soldat » et la perspective d’un [129] campement dans des baraques suffiront-elles bien pour les y faire venir librement ? On donnera, dit-il, aux prudhommes et aux maires des communes, le pouvoir de les y envoyer, quand cela sera nécessaire. On donnera aussi aux prudhommes le pouvoir de les renvoyer dans l’industrie privée quand celle-ci les réclamera. Soit ! mais que signifie ce pouvoir attribué aux prudhommes ? Il signifie que les ouvriers perdront la libre disposition de leur travail ; en d’autres termes qu’ils seront réduits à l’état de serfs. Sans doute, ce servage sera organisé d’une manière démocratique, puisque les prudhommes seront nommés par les ouvriers eux-mêmes, mais en sera-ce moins un servage ? Or réduire les ouvriers à l’état de serfs, est-ce bien le moyen d’améliorer et de relever leur condition ?

Si l’auteur avait un peu mieux étudié l’organisation naturelle de la société et les effets de la liberté économique, il se serait convaincu que cet équilibre qu’il voulait établir au moyen de ses réservoirs de travail s’établit de lui-même, sans efforts et sans peine, sous l’influence de la liberté ; qu’il suffit de laisser la production agricole, industrielle et commerciale s’organiser et se développer d’elle-même, en lui fournissant simplement la sécurité dont elle a besoin, pour qu’elle s’organise de la manière la plus économique, et se développe autant que le comportent les capitaux, le travail et les débouchés dont elle dispose ; il se serait convaincu encore que les travailleurs abandonnés à eux-mêmes vont toujours, aussi bien que les capitaux, dans les directions où ils peuvent être employés le plus utilement ; où par conséquent, ils sont le mieux rémunérés ; qu’il suffit de leur laisser pleine liberté de se mouvoir, en se bornant à éclairer leur [130] marché pour que la distribution du travail s’opère de manière à équilibrer toujours l’offre des bras avec la demande ; qu’il n’est donc pas nécessaire de demander à un système de servage démocratisé un régulateur de la production et du travail ; que ce régulateur existe et qu’il s’appelle : liberté. Mais l’auteur écrivait dans un temps et dans un pays où l’économie politique et la liberté étaient peu en faveur. Sa brochure obtint un certain succès. Les socialistes, sans se rallier à son système (n’avaient-ils pas les leurs ?) le regardèrent désormais comme un confrère, et plus tard, l’Extinction du paupérisme, répandue à profusion au bas prix de 25 centimes ou même distribuée gratis dans les ateliers, servit à augmenter le nombre de ses partisans parmi les classes ouvrières.

 


 

[131]

CHAPITRE VIII.

Opinions diverses. — La traite des nègres et l'abolition de l'esclavage. — Les rapports de la France avec l'Europe. —Les moyens d'arriver à la paix perpétuelle. —La liberté d'association. —La liberté individuelle. —La noblesse.— Le clergé et l'État. — Réponse à M. de Lamartine.

Les autres travaux du prisonnier de Ham ne consistent guère que dans des articles plus ou moins étendus adressés au Courrier du Pas de Calais. Ces articles sont nombreux. Ils ont été recueillis pour la plupart et publiés dans le troisième volume des œuvres de Louis Napoléon (édition de M. Ch. Éd. Tremblaire, 1848) sous le titre de « opinions de Louis Napoléon sur différentes questions politiques et administratives. » Nous nous contenterons de signaler les plus remarquables.

Dans un article sur « la Traite des nègres, les philanthropes et le Droit de visite », il reproche à la philanthropie d’avoir par de fausses mesures aggravé la situation des esclaves et compromis le sort des colonies. Il [132] demande pour arriver à l’abolition de l’esclavage, l’application d’un système qu’il exposait ainsi :

« Qu’y a-t-il à faire ? Le voici : Si la grande question de l’abolition de l’esclavage eût été conduite par des gouvernements, par des hommes voulant sincèrement le bien de l’humanité, c’est-à-dire la prospérité de la race blanche et de la race noire, ils eussent d’abord habitué les esclaves de leurs colonies, en les soumettant à un apprentissage graduel, à passer insensiblement du travail forcé au travail libre. Ils eussent pendant ce temps, de concert avec tous les gouvernements à esclaves, veillé à ce que la traite se fît avec humanité en soumettant à des peines sévères tout capitaine de navire qui n’eût pas installé ses nègres comme des Européens qui émigrent en Amérique... L’esclavage une fois détruit, la traite évidemment était anéantie du même coup et l’humanité était satisfaite. »

Soit ! mais ce régime d’apprentissage que préconise l’auteur ressemble, hélas ! à s’y méprendre à l’esclavage, et les engagements de travailleurs libres actuellement effectués à la côte d’Afrique pour les colonies françaises conformément aux vues du prisonnier de Ham, n’ont pas moins d’analogie avec la traite. La solution que propose l’auteur pour résoudre le problème si ardu de l’esclavage est donc tout au moins insuffisante.

Dans un autre article sur « les rapports de la France avec les puissances de l’Europe », il cite en se l’assimilant, cette opinion de Napoléon Ier sur le rôle politique de la France :

« La France est, par sa situation géographique, la richesse de son sol et l’énergie intelligente de ses habitants, l’arbitre de la société européenne ; elle sort du rôle que la nature lui assigne lorsqu’elle devient conquérante, elle en descend [133] lorsqu’elle obéit aux obligations d’une alliance quelconque. Elle est aux nations de l’Europe ce qu’est le lion aux êtres qui l’entourent. Elle ne peut se mouvoir sans être protectrice ou destructive, elle prête l’appui de sa force mais elle ne l’échange jamais dans son propre intérêt contre un secours qui lui soit nécessaire pour sa défense. Sa propre force lui suffit toujours, lors même qu’elle se trouve momentanément affaiblie par la maladie des nations, les divisions intestines. Car il ne lui faut qu’un effort convulsif pour punir ses ennemis d’avoir osé l’appeler au combat.

Quand on a l’honneur et le bonheur tout à la fois d’être France, il faut comprendre toute la portée de cette position de faveur de nation-soleil que l’on est et ne point se transformer en nation-satellite. »

Il reste à savoir seulement si les autres nations seraient disposées à se contenter du rôle de planètes gravitant autour de la nation-soleil ?

Ailleurs dans un article sur « la paix ou la guerre », il émet l’opinion qu’après 1830 la France aurait dû reprendre en Europe le rang qui lui appartenait ; mais que la politique de paix avait aussi son beau côté, à la condition que la paix eût été rendue féconde.

« C’était, dit-il notamment, un but immense d’habituer la nation à la véritable liberté en créant une administration loyale, probe et juste, qui eût rejeté loin d’elle les errements des gouvernements passés qui croyaient ne pouvoir contrebalancer les institutions libérales qu’en dominant les masses par l’intimidation et en gagnant les chefs par la corruption. »

Ailleurs encore, dans un article sur la paix, il demande compte au gouvernement de juillet « des cent mille hommes morts depuis quatorze ans en Algérie sans que ces sacrifices aient assuré notre domination. »

[134]

« Si l’humanité permet, ajoute-t-il, qu’on hasarde la vie de millions d’hommes sur les champs de bataille pour défendre sa nationalité et son indépendance, elle flétrit et condamne ces guerres immorales qui font tuer les hommes dans le seul but d’influencer l’opinion publique et de soutenir par quelque expédient un pouvoir toujours dans l’embarras. »

Nous connaissons déjà ses idées sur les moyens d’assurer la paix et même de la rendre perpétuelle : c’est de créer une Europe napoléonienne. Il revient sur cette idée, mais, tout en continuant à soutenir que la paix ne peut être assurée qu’au moyen d’un système imposé à l’Europe par la France, il se montre un peu plus respectueux que d’habitude pour les droits des autres nations.

« Ouvrez les mémoires de Sully et voyez quelles étaient les grandes pensées de l’homme qui avait pacifié la France et fondé la liberté religieuse. Pour établir solidement l’équilibre européen, Henri IV prévoyait qu’il fallait que toutes les nations fussent égales en puissance, et qu’aucune ne dominât les autres par sa prépondérance ; il prévoyait que pour les peuples, comme pour les individus, l’égalité seule est la source de toute justice. Henri IV avait amené la plus grande partie de l’Europe à le seconder dans ses vues humanitaires ; et, lorsque le fer d’un lâche assassin vint trancher des jours si précieux, il rassemblait une immense armée composée de contingents européens, se proposant pour but non une conquête stérile mais la paix universelle. Il allait forcer l’Espagne à reconnaître l’égalité et l’indépendance des nations, et il eût établi une espèce d’aréopage destiné à vider par la raison et non par la force brutale les querelles de peuple à peuple. Henri IV, s’il eût vécu, eût pu être surnommé avec raison le héros de la paix. »

Dans quelques autres articles, on trouve encore l’indice de tendances plus libérales qu’il devait sans aucun doute [135] à son séjour en Angleterre. Nous signalerons, à ce point de vue, un article sur les « améliorations à introduire dans nos mœurs et dans nos habitudes parlementaires », où il démontre, avec une rare justesse, que la supériorité du régime parlementaire en Angleterre provient ce que ce régime y a pour auxiliaire le droit d’association.

« En Angleterre, la plupart des questions importantes avant d’être portées au Parlement, ont été préalablement approfondies et discutées dans une foule de réunions publiques ou privées, qui sont comme autant de rouages qui épluchent, broient et pétrissent la matière politique avant qu’elle ne passe sous le grand laminoir parlementaire. Lorsque le membre de la Chambre des communes arrive à Westminster, il a déjà une entière connaissance de tous les sujets qui doivent se présenter pendant la session, car il a déjà pris maintes fois la parole dans un grand nombre de meetings et de dîners, il a soutenu de fréquentes discussions dans les clubs dont il fait partie. Il n’est pas inutile de remarquer que l’habitude où sont nos voisins de se priver de la société des femmes dans leurs clubs et à la fin de leurs repas n’est pas sans influence sur le développement de l’opinion publique, car c’est l’absence des femmes qui permet aux hommes d’aborder journellement les questions sérieuses.

En France, au contraire, le député qui arrive à la Chambre n’a entendu de controverses politiques que dans son journal, et les occasions lui manquent pour approfondir l’opinion et pour s’exercer dans des luttes préparatoires à la grande lutte de la tribune.

Le droit d’association est donc la base fondamentale d’un gouvernement représentatif. »

Il revient encore sur ce sujet dans un article sur les gouvernements et leurs soutiens, et il s’indigne de voir la France privée d’un droit si essentiel.

[136]

« Ne devrions-nous pas rougir, nous, peuple libre ou qui du moins nous croyons tel, puisque nous avons fait plusieurs révolutions pour le devenir ; ne devrions-nous pas rougir, disons-nous, en songeant que même l’Irlande, la malheureuse Irlande, jouit, sous certains rapports d’une plus grande liberté que la France de juillet ?

Ici, par exemple, vingt personnes ne peuvent se réunir sans l’autorisation de la police ; tandis que dans la patrie d’O’Connell, des milliers d’hommes se rassemblent, discutent leurs intérêts, menacent les fondements de l’Empire britannique, sans qu’un ministre ose violer la loi qui protège, en Angleterre, le droit d’association. »

Au nombre des améliorations à introduire encore dans les mœurs parlementaires, il signale, en appuyant son opinion sur d’excellentes raisons, l’autorisation de parler de sa place, au lieu de monter à la tribune.

« Il y a, dit-il, dans le parlement anglais, une disposition qui entraîne de très graves conséquences, quoiqu’en apparence elle semble très insignifiante, c’est l’absence totale de tribune, c’est-à-dire de chaire où se tiennent les orateurs. Chacun parle de sa place. Or cette coutume permet aux plus modestes talents de se faire entendre, sans les obliger à faire des discours.

Le grand désavantage de la tribune, c’est de ne permettre qu’aux orateurs consommés de parler, et souvent les grands orateurs ne sont pas les hommes les plus logiques ni ceux qui approfondissent le mieux les questions. Il y a beaucoup de députés, nous en sommes persuadé, qui, doués de vastes connaissances, prendraient souvent la parole, s’ils pouvaient le faire de leur place, sans être forcés de monter à la tribune, ce qui effraie tous ceux qui n’ont pas une grande habitude de parler en public. Lorsqu’en France un député veut faire de sa place quelques observations, on lui crie sans cesse : ‘Montez à la tribune !’ Ce qui veut dire : ‘Nous ne voulons pas entendre quelques [137] mots sensés qui éclaircissent la question : Nous voulons un discours en trois points avec exorde et péroraison.’ »

Il professe également une vive admiration pour la liberté individuelle dont les Anglais jouissent et pour les garanties de toutes sortes dont elle est environnée. Le morceau vaut encore la peine d’être cité.

« Ce ne sont pas seulement les lois qui protègent les citoyens, c’est aussi la manière dont elles sont exécutées, c’est la manière dont le gouvernement exerce le pouvoir. En Angleterre, l’autorité n’est jamais passionnée : ses allures sont modérées et toujours légales ; aussi n’y connaît-on pas les violations du domicile d’un citoyen, auxquelles on est si sujet en France, sous le nom de visites domiciliaires : on respecte le secret des familles en laissant intactes les correspondances ; on ne gène en rien la première de toutes les libertés, celle d’aller où bon vous semble, car on n’exige de personne ces passeports, invention oppressive du comité de salut public et qui sont un embarras et un obstacle pour les citoyens paisibles, sans arrêter, en aucune façon, ceux qui veulent tromper la vigilance de l’autorité.

Ce qui assure encore la liberté, c’est l’organisation de la police qui, au lieu de provoquer afin de punir, prévient les crimes et évite les peines. »

Il n’y a, remarque-t-il, qu’un seul cas où, en Angleterre, un citoyen puisse être emprisonné arbitrairement, c’est dans le cas d’offense envers une cour de justice ou envers la Chambre des communes (qui a sous quelques rapports les mêmes attributs qu’une cour). Mais si les corps qui possèdent ce privilège en abusaient :

« L’accusé en appellerait à une puissance qui n’a jamais fait défaut en Angleterre lorsqu’on l’a invoquée pour protéger la liberté ; c’est l’opinion publique.

[138]

Car, il faut l’avouer, quelque bien que soient faites les lois, le pouvoir pourra les enfreindre, ou les faire tourner à son profit, si l’opinion publique n’est pas toujours prête à l’arrêter lorsqu’il s’écarte de la justice. En effet, une loi ou une charte, privée de l’appui général de l’opinion, n’est qu’un chiffon de papier. Mais elle devient une arche sainte lorsque l’intérêt public en garantit tous les mots, et qu’en effacer un ou ne pas les exécuter tous, est pour le pouvoir un arrêt de mort.

Il nous suffit de constater ce fait qu’en France, où l’on se montre si jaloux de tout ce qui touche à l’égalité et à l’honneur national, on ne s’attache pas religieusement à la liberté individuelle. Qu’on trouble la tranquillité des citoyens, qu’on viole leur domicile, qu’on leur fasse subir pendant des mois entiers un emprisonnement préventif, enfin qu’on méprise les garanties individuelles, quelques hommes généreux élèveront la voix, mais l’opinion publique restera calme et impassible, tant que vous n’éveillerez pas une passion politique.

Là gît la grande raison de la violence du pouvoir : il peut être arbitraire parce qu’il ne trouve pas de frein qui l’arrête. En Angleterre, au contraire, les passions politiques cessent devant une violation du droit commun. C’est que l’Angleterre est un pays légal et que la France ne l’est pas encore devenue ; c’est que l’Angleterre est un pays fortement constitué, tandis que la France lutte tour à tour depuis quarante ans entre les révolutions et les contre-révolutions, et que la religion des principes y est à créer. »

Il ne se montre pas moins libéral, nous pourrions dire même radical dans un article sur « les nobles ».

« Les astronomes, dit-il, nous apprennent qu’il y a des étoiles si éloignées de notre globe que si elles s’anéantissaient subitement nous les verrions encore pendant vingt ans. Il en est de même de la noblesse. Nous voyons encore sa lueur, quoiqu’elle ait disparu réellement depuis longtemps. Il n’y a plus depuis 1789 de [139] principautés, de duchés, de comtés, de marquisats, de baronnies, et cependant nous avons encore des princes, des ducs, des comtes, des marquis et des barons.

Or, nous trouvons aussi illogique de créer des ducs sans duchés que de nommer des colonels sans régiments. Car si la noblesse avec privilège est opposée à nos idées, sans privilèges elle devient ridicule. Au XIVe siècle, les écrivains, en parlant des généraux de l’antiquité, disaient le prince Annibal et le duc Scipion ; ils avaient raison, car les titres de prince et de duc indiquaient non seulement une dignité mais un grade ; or, aujourd’hui, si on excepte la famille royale, les titres ne représentent plus rien. Et cependant comme le caractère humain est bizarre ! Si le ministère avait nommé M. Pasquier, par exemple, général in partibus, celui-ci se serait récrié ; il aurait prétendu qu’on voulait se moquer de lui en lui donnant un titre, emblème d’une autorité qu’il ne pouvait exercer ; on le nomme duc comme Annibal, comme Charles-le-Téméraire et il est content. Soit !

Quant à nous, nous voudrions qu’au lieu de faire quelques nobles, le gouvernement prît la grande résolution d’en faire des milliers et millions. Nous voudrions qu’il prît à tâche d’anoblir les trente-cinq millions de Français en leur donnant l’instruction, la morale, l’aisance, biens qui jusqu’ici n’ont été l’apanage que d’un petit nombre et qui devraient être l’apanage de tous. »

Citons encore son opinion sur le « clergé et l’État ». Il ne veut pas que le clergé soit séparé de l’État comme aux États-Unis, mais il demande « que l’Université cesse d’être athée et que le clergé cesse d’être ultramontain ». L’Université ne sera plus athée lorsque le gouvernement aura le courage d’être quelque chose en donnant l’impulsion à la vraie philosophie (laquelle ? l’auteur néglige de le dire). Le clergé ne sera plus ultramontain, lorsque ses membres puiseront leur éducation aux mêmes sources [140] que les autres citoyens, c’est-à-dire lorsqu’il n’y aura plus de séminaires. Comme exemple à l’appui il cite l’Allemagne.

« L’Allemagne méridionale est, sans contredit, le pays où le clergé catholique est le plus instruit, le plus tolérant, le plus libéral ; et pourquoi en est-il ainsi ? C’est parce que les jeunes gens qui se destinent en Allemagne au sacerdoce, apprennent la théologie aux Universités, en commun avec tous les candidats aux autres professions. Au lieu d’être dès l’enfance séquestrés du monde et de puiser dans les séminaires un esprit hostile à la société au milieu de laquelle ils doivent vivre, ils apprennent de bonne heure à être citoyens avant d’être prêtres. Aussi le clergé catholique allemand se distingue-t-il par ses hautes lumières et son ardent patriotisme. »

Il consacre plusieurs articles à l’examen du système militaire de la France, et il continue, comme dans ses précédents ouvrages, à se prononcer en faveur du système prussien ; il condamne surtout le remplacement comme contraire à l’égalité.

« En Prusse, dit-il, on ne connaît pas le trafic, qu’on peut appeler traite des blancs, et qui se résume par ces mots : ‘acheter un homme quand on est riche pour se dispenser du service militaire, et envoyer un homme du peuple se faire tuer à sa place.’ Il n’y a pas de remplaçants. L’organisation prussienne est donc la seule qui convienne à notre nature démocratique, à nos mœurs égalitaires, à notre situation politique, car elle se base sur la justice, l’égalité, l’économie, et a pour but non la conquête mais l’indépendance ! »

Il étudie encore le système électoral de la France et il se prononce bien entendu en faveur du suffrage universel, mais à deux degrés.

[141]

Outre ces exposés complémentaires de ses idées, il envoie au Progrès du Pas de Calais un certain nombre d’articles de polémique, destinés soit à répondre aux adversaires des idées napoléoniennes soit à attaquer la politique intérieure et extérieure du gouvernement de juillet. Il adresse par exemple une vive réponse à M. de Lamartine qui avait attaqué le régime impérial dans une lettre à M. Chapuys-Montlaville sur les Publications populaires. Cette réponse assez longue ne faisant guère que reproduire, sous une autre forme, la substance des Idées napoléoniennes, nous n’en extrairons que deux passages, l’un sur le 18 brumaire, l’autre sur l’enchaînement logique de la création du Consulat et de celle de l’Empire.

« Je ne défends pas le principe de la révolution du 18 brumaire ni la manière brutale dont elle s’est opérée. Une insurrection contre un pouvoir établi peut être une nécessité, jamais un exemple qu’on puisse convertir en principe. Le 18 brumaire fut une violation flagrante de la Constitution de l’an III ; mais il faut convenir aussi que cette Constitution avait déjà été trois fois audacieusement enfreinte : au 18 brumaire, lorsque le gouvernement attenta à l’indépendance du corps législatif en condamnant ses membres à la déportation sans jugement ; au 30 prairial, quand le corps législatif attenta à l’indépendance du gouvernement ; enfin au 22 floréal, quand, par un odieux sacrilège, le gouvernement et le corps législatif attentèrent à la souveraineté du peuple, en cassant les élections faites par lui.

La question importante à résoudre est de savoir si le 18 brumaire sauva ou non la république ; et pour éclaircir ce fait, il suffit de considérer quel était l’état du pays avant cet événement et ce qu’il fut après.

Je ne défends pas systématiquement toutes les institutions de l’Empire, ni toutes les actions de l’empereur, je les explique. Je regrette la création d’une noblesse qui, dès le lendemain de [142] la chute de son chef, a oublié son origine plébéienne pour faire cause commune avec les oppresseurs ; je regrette certains actes de violence inutiles au maintien d’un pouvoir fondé sur la volonté du peuple ; mais ce que je prétends, c’est que de tous les gouvernements qui précédèrent ou qui suivirent le Consulat et l’Empire, aucun ne fit, même pendant la paix, pour la prospérité de la France, la millième partie de ce que créa l’empereur pendant la guerre.

Comme citoyen, comme homme dévoué aux libertés de mon pays, je fais une grande distinction entre le Consulat et l’Empire ; comme philosophe, je n’en fais aucune, parce que, consul ou empereur, la mission de Napoléon fut toujours la même : consul, il établit en France les principaux bienfaits de la Révolution ; empereur il répandit dans toute l’Europe ces mêmes bienfaits. Sa mission, d’abord purement française, fut ensuite humanitaire. »

Voici enfin, pour terminer cet aperçu des travaux du prisonnier de Ham, une assez jolie comparaison anecdotique dont il se servait pour caractériser la politique du gouvernement de juillet — un gouvernement qui l’avait traité cependant avec une indulgence rare, et qui souffrait ses attaques avec une longanimité exemplaire.

« Par un jour d’été l’empereur Napoléon s’étant levé de plus grand matin qu’à l’ordinaire, traversa un des grands salons de réception des Tuileries, et fut très étonné de trouver en entrant un immense feu allumé dans la cheminée et un enfant occupé à accumuler sur le foyer de grandes bûches de hêtre. L’empereur s’arrêta, interpella l’enfant sur le motif qui le portait à faire un si grand feu, au milieu de l’été, dans une salle qui n’était occupée que dans les jours de réception ; mais celui-ci lui répondit avec une grande naïveté sans le reconnaître : Monsieur je fais des cendres pour mon père dont c’est le profit. Eh bien, la [143] conduite de nos gouvernants depuis 1830 est en tout point semblable à celle de cet employé du palais des Tuileries, qui pour augmenter ses bénéfices, faisait brûler inutilement le bois confié à sa garde : eux aussi dilapident toutes les ressources de la France dans toutes leurs entreprises ; un intérêt sordide dominant toujours les intérêts généraux, il ne reste de leur politique de quatorze ans que feu et fumée. »

 


 

[144]

CHAPITRE IX.

Évasion de Ham. Séjour en Angleterre. —Projet de percement de l'Isthme de Panama. —Études sur le passé et l'avenir de l'artillerie. —Révolution de février. —Le prince Louis Napoléon à l'Assemblée nationale.—Sa profession de foi de candidat à la présidence de la république.

Après son évasion de la prison de Ham, d’où il s’était échappé déguisé en ouvrier maçon et en portant une planche qui cachait sa figure à la sentinelle (25 mai 1846), le prince Louis Napoléon alla de nouveau s’établir à Londres où il résida jusqu’en 1848. Il parut avoir renoncé, provisoirement du moins, à recommencer ses tentatives en France et il continua les travaux politiques et économiques qui avaient occupé les loisirs de sa captivité. Pendant son séjour à Ham, des habitants de l’Amérique centrale lui avaient fait proposer de passer en Amérique pour se mettre à la tête d’une entreprise de percement de l’isthme de Panama. En 1844, il reçut même la visite d’un ministre plénipotentiaire des États de Guatemala, San Salvador et Honduras, M. Castellon, qui [145] venait pour demander au gouvernement français son concours à cette entreprise, et qui ne l’ayant pas obtenu, se rendit auprès du prisonnier de Ham pour l’engager à en prendre la direction. Louis Napoléon accueillit favorablement ces ouvertures, à la suite desquelles il écrivit en anglais un mémoire intitulé : Canal of Nicaragua, or a project to connect the Atlantic and Pacific oceans by means of a canal. London, Mills and son 1846 [12]. Dans ce mémoire, le prince se prononçait en faveur d’un canal qui aurait utilisé le lit du fleuve San Juan, traversé les lacs voisins de Nicaragua et de Massagua et abouti au port de Realejo sur l’océan Pacifique. Depuis, M. Félix Belly, dont l’entreprise a échoué si malheureusement, a adopté en partie ce projet. Seulement, le canal projeté par M. Belly traversait simplement le canal de Nicaragua pour aboutir par un trajet beaucoup plus court à la baie de Salinas. Laissant de côté les détails techniques relatifs aux frais de construction du canal et aux produits probables de l’entreprise, qui paraissent calculés avec beaucoup de soin et qui sont exposés sans trop de charlatanisme, nous signalerons simplement deux passages remarquables de ce mémoire. Le premier est relatif à la position de la ville de Leon ou de Massagua située entre le lac de ce nom et le lac de Nicaragua, et qui paraît destinée aux yeux de l’auteur du mémoire à devenir le Constantinople du Nouveau-Monde. À ce propos, sa pensée se porte sur la situation actuelle de Constantinople, qu’il apprécie d’une manière essentiellement peu flatteuse pour les Turcs, dont il devait cependant quelques années plus tard, par [146] un accident politique qui n’est pas encore expliqué, se faire le protecteur.

« Il existe une cité fameuse dans l’histoire, quoique aujourd’hui déchue de son antique splendeur, et dont l’admirable position est un objet de jalousie pour toutes les grandes puissances de l’Europe, qui s’accordent pour y maintenir un gouvernement à demi-barbare, incapable du moins de tirer parti des avantages que lui a prodigués la nature. La position géographique de Constantinople en fait la reine de l’ancien monde : occupant le point central entre l’Europe, l’Asie et l’Afrique, elle pourrait devenir l’entrepôt du commerce de toutes ces contrées, et acquérir sur elles une immense prépondérance. Assise entre deux mers, qui sont comme deux grands lacs dont elle commande l’entrée, elle pourrait y renfermer, à l’abri des attaques de toutes les autres nations, les flottes les plus formidables, à l’aide desquelles elle assurerait sa domination dans la Méditerranée, comme dans la mer Noire ; maîtresse à la fois des bouches du Danube, qui lui ouvriraient la route de l’Allemagne, et des sources de l’Euphrate, qui lui ouvriraient la route des Indes, elle dicterait alors des lois au commerce de la Grèce, de la France, de l’Italie, de l’Espagne et de l’Égypte ; voilà ce que pourrait être l’orgueilleuse cité de Constantinople, et voilà ce qu’elle n’est pas, parce que, comme le dit Montesquieu : ‘Dieu a permis qu’il y ait dans le monde des Turcs, les hommes du monde les plus propres à posséder inutilement un grand Empire.’ »

L’autre passage que nous voulons citer sert de conclusion au mémoire, et il semble attester que le futur directeur de la compagnie du canal de Nicaragua, avait, sous l’influence de l’idée vraiment grande et utile qui l’occupait en ce moment, dépouillé le vieil homme des traditions impériales.

[147]

« La prospérité de l’Amérique centrale, disait-il, se rattache aux intérêts de la civilisation en général, et le meilleur moyen de travailler au bien-être de l’humanité, c’est d’abattre les barrières qui séparent les hommes, les races et les nations. C’est la marche qui nous est indiquée par le christianisme et par les efforts des grands hommes qui ont paru par intervalles sur la scène du monde. La religion chrétienne nous enseigne que nous sommes tous frères, et qu’aux yeux de Dieu, l’esclave est égal au maître — de même que l’Asiatique, l’Africain et l’Indien sont égaux à l’Européen. D’un autre côté les grands hommes de la terre ont, par leurs guerres, mêlé ensemble les différentes races, et laissé derrière eux quelques-uns de ces impérissables monuments, tels que l’aplanissement des montagnes, le percement des forêts, la canalisation des rivières, monuments qui, en facilitant les communications, tendent à rapprocher et à réunir les individus et les peuples. La guerre et le commerce ont civilisé le monde. La guerre a fait son temps ; le commerce seul poursuit aujourd’hui ses conquêtes. Ouvrons-lui une nouvelle route. Rapprochons de l’Europe les peuplades de l’Océanie et de l’Australie, et faisons-les participer aux bienfaits du christianisme et de la civilisation. »

Mais ce projet n’aboutit point, et après avoir été sur le point de partir pour l’Amérique centrale — d’où il y a apparence du reste qu’il serait revenu à la première nouvelle de la révolution de février, comme autrefois son oncle était revenu d’Égypte — le prince se remit à travailler à son grand ouvrage sur l’artillerie, dont il publia le premier volume en 1847, sous ce titre : Études sur le passé et l’avenir de l’artillerie. Mais il ne devait pas terminer cet ouvrage fort estimé par les hommes du métier et dont l’introduction abonde en considérations ingénieuses sur les causes qui ont déterminé les progrès des outils et des machines de la guerre, et sur la manière [148] dont ce progrès s’est opéré. La révolution de février, qu’il avait prévue et qu’il attendait avec une impatience concentrée, vint l’enlever à ses travaux de cabinet, et lui donner les moyens d’arriver au but qu’il avait vainement essayé d’atteindre par les coups de main de Strasbourg et de Boulogne. Il mit à profit l’occasion que les événements lui offraient, avec une habileté et une prudence qu’on n’aurait certes point attendues du héros des deux échauffourées précédentes. C’est que l’ex périence lui avait appris que pour réussir dans de telles entreprises il faut unir, suivant un vieux proverbe « l’audace du lion à la prudence du serpent. » Il sut admirablement profiter de cette leçon qu’il avait apprise à ses dépens. Le rôle qu’il a joué à dater de la révolution de février sort du cadre que nous nous sommes tracé. Dès ce moment, l’écrivain fait place au politique, tout en lui fournissant cependant un concours des plus efficaces, car tous les discours comme tous les actes du prétendant à « l’Empire de la République » pour nous servir d’une expression de l’auteur des Rêveries politiques (voir le chapitre Ier), portent l’empreinte d’une habileté rare et d’un à-propos merveilleux. Que l’on en juge par ces simples échantillons. À la première nouvelle de la révolution, Louis Napoléon accourut à Paris, et, le 26 février, il se rendit à l’hôtel de ville pour aller saluer et « reconnaître » le gouvernement provisoire. Cette visite ne fut, comme bien on suppose, que très médiocrement goûtée par ceux qui la recevaient. On pria le visiteur importun de retourner immédiatement en Angleterre, en faisant appel à son patriotisme. Le prince obéit de la meilleure grâce du monde. Pendant près de trois mois, il ne fut plus question de lui, si ce n’est parmi le groupe peu nombreux [149] mais plein d’ardeur et d’activité de ses partisans. Les républicains politiques et, en particulier, M. Ledru-Rollin essayèrent de parer au danger qu’ils voyaient poindre de ce côté, en demandant qu’il fut excepté seul du rappel de la loi d’exil qui frappait les membres de la famille Bonaparte. Mais d’autres républicains parmi lesquels nous citerons M. Louis Blanc dont nous avons rapporté le curieux et naïf jugement sur l’auteur de l’attentat de Strasbourg, ne voyant en lui qu’un rêveur peu dangereux, combattirent cette disposition restrictive, et elle ne fut point adoptée. À quelque temps de là, le prince était nommé membre de l’Assemblée nationale par quatre départements. Mais il voulait se faire désirer. Il refusa le mandat qui lui était offert, ne voulant pas, disait-il dans une lettre adressée au président de l’Assemblée, « que son élection pût être attribuée à l’intrigue et devenir un nouveau sujet de trouble. » Quelques jours après la formidable insurrection de juin, que quelques-uns l’accusaient d’avoir suscitée, mais à tort certainement (car la crise industrielle et la surexcitation produite par les doctrines socialistes suffisaient bien pour l’expliquer), il refusait encore le mandat qui lui était offert par la Corse. Enfin, le 28 août, il annonça de Londres où il n’avait pas cessé de résider, à un de ses partisans actifs, le général Piat, son intention d’accepter la candidature qui lui était de nouveau offerte par plusieurs départements.

« Mon nom, disait-il, ne peut plus être un prétexte de désordres. Il me tarde donc de rentrer en France et de m’asseoir au milieu des représentants du peuple qui veulent organiser la république sur des bases larges et solides. »

La connaissance que nous avons maintenant de ses [150] écrits précédents peut nous permettre d’apercevoir le sous-entendu ou si l’on veut la restriction mentale qui se cachait dans cette phrase.

Nommé par cinq départements, il prenait place le 26 septembre sur les bancs de l’Assemblée nationale. Celui qui écrit ces lignes avait la bonne fortune d’assister à cette séance mémorable, et il a gardé présente à la mémoire l’impression profonde que produisit l’apparition du futur empereur sur les bancs de l’Assemblée destinée à constituer la république, — apparition inattendue, car dans cette occasion encore le prince avait cédé à son goût pour les coups de théâtre, en ne prévenant personne de sa venue. On discutait le projet de Constitution, et l’Assemblée écoutait ou pour mieux dire n’écoutait pas un orateur ennuyeux. Tout à coup une petite porte s’ouvre sur le couloir de la gauche, le prince en descend et il va s’asseoir en silence auprès de M. Vieillard son ancien précepteur. En un instant, tous les regards se dirigent de son côté. La physionomie du nouveau venu n’était remarquable que par une forte moustache et son absence complète de ressemblance avec l’empereur. Son teint bronzé et sa figure assez martiale pouvaient le faire prendre pour l’un des généraux d’Afrique, alors assez nombreux dans l’Assemblée. À peine avait-il fait son entrée, que le rapporteur de son élection, M. Clément, monta à la tribune en demandant son admission provisoire, le nouvel élu n’ayant justifié ni de son âge ni de sa nationalité. Après quelque tumulte, l’Assemblée adopte les conclusions du rapport. À son tour, le prince demande la parole, et se dirige vers la tribune, un papier à la main. Il se fait un grand silence. On entendrait une mouche voler. Il faudrait une apparition de l’oncle en [151] personne pour détourner la curiosité haletante que provoque ce début du neveu. Le prince, sans se laisser déconcerter, lit d’une voix forte et claire mais un peu émue et avec un léger accent étranger (il estropiait notamment, fatal présage ! le mot république, qu’il prononçait repiplique à la grande jubilation du Charivari), une déclaration extrêmement adroite, dans laquelle après avoir remercié la république de lui avoir rendu sa patrie, il annonce sa ferme intention de travailler avec ses collègues à l’affermissement du nouveau régime.

« Ma conduite, dit-il en terminant, toujours inspirée par le devoir, toujours animée par le respect de la loi, ma conduite prouvera à l’encontre des passions qui ont cherché à me noircir pour me proscrire que nul ici plus que moi n’est résolu à se dévouer à la défense de l’ordre et à l’affermissement de la république. »

Les républicains, malgré leur bonne envie de lui faire une mauvaise affaire, ne purent trouver à mordre sur cette déclaration plus ou moins sincère, qui valut à son auteur : les Très bien ! Très bien ! de la majorité, et l’Assemblée encore tout émue reprit son ordre du jour. Cependant, quelques jours après, ses adversaires voyant sa candidature à la présidence de la république devenir sérieuse, revinrent à la charge. Ils voulaient profiter de son inexpérience de la tribune pour l’exposer à un échec oratoire ou lui faire commettre quelque imprudence de parole. Mais ils avaient affaire à plus fort qu’eux. Le prince déjoua leurs manœuvres en annonçant à la fois, dans une nouvelle déclaration écrite, qu’il acceptait la candidature qui lui était offerte et qu’il ne répondrait plus aux provocations de ses adversaires. Rien de plus habile [152] que son langage en cette circonstance ; rien de plus habile non plus que sa profession de foi de candidat à la présidence. Celle-ci est un petit chef-d’œuvre de politique, et l’on y trouve à un degré qui n’a point été surpassé cette aptitude si rare qui consiste à toucher juste les fibres de l’auditoire auquel on s’adresse, si divers que soient les éléments dont il se compose.

Le candidat présidentiel s’adressait d’abord aux conservateurs qui avaient pour eux la force et l’influence sinon le nombre et il se présentait à eux comme le futur restaurateur de l’ordre social ébranlé par le socialisme.

« Quel que soit le résultat de l’élection, disait-il, je m’inclinerai devant la volonté du peuple et mon concours est acquis d’avance à tout gouvernement juste et ferme qui rétablisse l’ordre dans les esprits comme dans les choses ; qui protège efficacement la religion, la famille, la propriété, bases éternelles de tout état social ; qui provoque les réformes possibles, calme les haines, réconcilie les partis et permette ainsi à la patrie inquiète de compter sur le lendemain.

Rétablir l’ordre c’est ramener la confiance, pourvoir par le crédit à l’insuffisance passagère des ressources, restaurer les finances, ranimer le commerce.

Protéger la religion et la famille, c’est assurer la liberté des cultes et la liberté de l’enseignement.

Protéger la propriété, c’est maintenir l’inviolabilité des produits de tous les travaux ; c’est garantir et la sécurité et la possession, fondements indispensables de la liberté civile. »

Après ces paragraphes si rassurants pour les conservateurs, en venaient d’autres qui ne pouvaient manquer de satisfaire les amis du progrès sans alarmer cependant les conservateurs.

[153]

« Quant aux réformes possibles voici celles qui me paraissent les plus urgentes.

Admettre toutes les économies qui sans désorganiser les services publics, permettent la diminution des impôts les plus onéreux au peuple ; encourager les entreprises qui, en développant les richesses de l’agriculture, peuvent en France et en Algérie, donner du travail aux bras inoccupés ; pourvoir à la vieillesse des travailleurs par des institutions de prévoyance ; introduire dans nos lois industrielles des modifications qui tendent non à ruiner le riche au profit du pauvre mais à fonder le bien-être de chacun sur la prospérité de tous.

Restreindre dans de justes limites le nombre des emplois qui dépendent du pouvoir et qui souvent font d’un peuple libre un peuple de solliciteurs.

Éviter cette tendance funeste qui entraîne l’État à exécuter luimême ce que les particuliers peuvent faire aussi bien et mieux que lui. La centralisation des intérêts et des entreprises est dans la nature du despotisme. La nature de la république repousse le monopole.

Enfin préserver la liberté de la presse des deux excès qui la compromettent toujours : l’arbitraire et sa propre licence. »

Enfin il s’agissait de rassurer l’Europe qu’effarouchait le nom de Napoléon, sans s’aliéner l’armée, et sans offenser la fierté nationale. Le candidat promettait en conséquence d’alléger le fardeau de la conscription et d’améliorer le sort des officiers, des sous-officiers et des soldats, puis s’adressant à l’Europe :

« Je ne suis point, disait-il, un ambitieux qui rêve tantôt l’Empire et la guerre, tantôt l’application de théories subversives. Élevé dans des pays libres à l’école du malheur, je resterai toujours fidèle aux devoirs que m’imposeront vos suffrages et les volontés de l’Assemblée.

Avec la guerre point de soulagement à nos maux. La paix [154] serait donc le plus cher de mes désirs. La France, lors de sa première révolution, a été guerrière parce qu’on l’avait forcée de l’être. À l’invasion, elle répondit par la conquête. Aujourd’hui qu’elle n’est pas provoquée, elle peut consacrer ses ressources aux améliorations pacifiques, sans renoncer à une politique loyale et résolue. Une grande nation doit se taire ou ne jamais parler en vain. »

Il fallait bien aussi, sinon donner satisfaction aux républicains, du moins enlever tout prétexte aux attaques qu’ils dirigeaient contre sa sincérité, et sur ce point il s’exécutait sans marchander.

« Si j’étais nommé président, je ne reculerais devant aucun danger, devant aucun sacrifice pour défendre la société si audacieusement attaquée ; je me dévouerais tout entier, sans arrière-pensée, à l’affermissement d’une république sage par ses lois, honnête par ses intentions, grande et forte par ses actes.

Je mettrais mon honneur à laisser au bout de quatre ans à mon successeur le pouvoir affermi, la liberté intacte, un progrès réel accompli. »

Un moraliste pourrait n’être pas complètement satisfait de cette profession de foi. Mais pour un politique n’est-elle pas un chefd’œuvre ? Quoi qu’il en soit, le succès couronna tant de prudence et de dextérité, et deux mois et demi après son entrée à l’Assemblée, l’héritier des traditions impériales était acclamé président de la république. À partir de ce moment, les écrits et les discours du président ou de l’empereur se lient trop intimement à ses actes pour qu’il soit possible de les analyser sans écrire en même temps l’histoire de la Présidence et de l’Empire. Nous terminerons donc ici cette notice sur le publiciste.

 


 

[155]

CHAPITRE X.
CONCLUSION

On a mis souvent en doute la sincérité des opinions de l’empereur Napoléon III. On a prétendu qu’il exploitait la religion des souvenirs du premier Empire, sans adorer lui-même le demi-Dieu politique dont il voulait recueillir l’héritage. L’esquisse que nous venons de donner de sa vie et de ses œuvres jusqu’au jour de son avènement au pouvoir atteste qu’on l’a calomnié ; que si l’on peut lui adresser un reproche, ce n’est pas d’avoir manqué de foi politique, c’est, au contraire, d’avoir poussé sa foi jusqu’au fanatisme.

Ce fanatisme nous avons essayé de l’expliquer par la nature de l’esprit et du caractère du fils d’Hortense Beauharnais, par l’éducation qu’il a reçue, par les circonstances et le milieu dans lesquels il a été élevé. Quand on considère de près ce sol intellectuel et moral, et les semences qui de bonne heure y ont été jetées, on ne [156] s’étonne point à l’aspect de la moisson qu’il a porté. On ne s’étonne point de voir l’écrivain comparer Napoléon à Moïse, à Josué, au Christ luimême, et affirmer que l’idée napoléonienne est le pendant de l’idée chrétienne ; on ne s’étonne pas davantage de voir l’homme d’action risquer les coups de main de Strasbourg et de Boulogne et le coup d’État du 2 Décembre pour réaliser un système qui seul peut résoudre à ses yeux, conformément aux intérêts de la France et du genre humain, les grands problèmes politiques et sociaux de notre temps.

Cependant si les tentatives de Strasbourg et de Boulogne et le coup d’État du 2 Décembre se trouvent ainsi expliqués, ils ne sont point justifiés. Nous savons que la politique s’incline volontiers devant le succès, et que tel qui, après un échec, était regardé comme un fou criminel, passe, après avoir réussi, pour un grand homme. Mais si la politique légitime volontiers les faits accomplis, la morale ne cesse jamais de protester contre la violation de ses lois éternelles. Il n’est pas permis de faire le mal pour arriver au bien, et la fin, même dans les choses de la politique, ne justifie pas les moyens.

Le fanatisme raisonne autrement, nous le savons. Pour un fanatique, en religion ou en politique, les lois ordinaires de la morale ne sont point des obstacles. S’agit-il de faire prévaloir un dogme religieux, il ne reculera ni devant l’inquisition ni devant la SaintBarthélemy, et si vous faites appel à sa conscience, il se contentera de hausser les épaules ou de sourire. Qu’est-ce en effet que la morale auprès du salut éternel des âmes, que les hérésies compromettent ? S’agit-il d’un système politique au triomphe duquel le fanatique attache, comme à un palladium, le bonheur du genre humain. — Le but, [157] voilà ce qu’il s’agit d’examiner, disait un conspirateur célèbre, M. Barbès, après les inquisiteurs et les fauteurs de la SaintBarthélemy ; tout doit céder à la souveraineté du but ! — Ma conscience est pure, s’écrie à son tour Louis Napoléon, après l’attentat de Strasbourg, elle ne me reproche rien. Et il était sincère. Car il croyait, lui aussi, qu’en renversant le gouvernement de Juillet pour introniser l’idée napoléonienne, il allait servir les intérêts de la France et de l’humanité, et devant la grandeur d’une telle fin, pouvait-il se préoccuper beaucoup de la moralité des moyens ?

Mais si les moyens employés pour faire prévaloir l’idée napoléonienne sont mauvais, cette idée, du moins, est-elle bonne ? Le monde est-il bien destiné, ainsi que l’affirme avec tant d’énergie et de foi le grand prêtre de la doctrine nouvelle, à devenir napoléonien comme il est devenu chrétien ?

Pour que le napoléonisme fut appelé à régir désormais le monde, à l’exemple et à la suite du christianisme, que faudrait-il ? Il faudrait que la doctrine napoléonienne contînt un ensemble, un faisceau de notions morales, politiques et économiques supérieures à celles qui ont régi jusqu’à présent les sociétés civilisées ; il faudrait que le régime qui est le produit de cette idée fut un instrument de civilisation plus efficace qu’aucun autre. Alors, en effet, ce régime finirait, par la force même des choses qui pousse incessamment les nations dans les voies du progrès et les oblige à adopter les systèmes de gouvernement les plus parfaits aussi bien que les machines et les procédés industriels les plus perfectionnés ; ce régime, disons-nous, finirait par être mis universellement en vigueur. Les nations adopteraient, [158] malgré toutes les résistances de la routine politique, le système gouvernemental de Napoléon, comme elles ont adopté la machine à vapeur de Watt, le bateau à vapeur de Fulton et tant d’autres inventions progressives, malgré les résistances de la routine industrielle.

En sera-t-il bien ainsi ? Napoléon est-il, comme l’assure son panégyriste et son continuateur, l’inventeur d’un nouveau système de gouvernement préférable à tous les systèmes qui ont été inventés et appliqués avant lui ou qui ont pu l’être après ? Peut-on le considérer comme un Watt ou un Fulton, politique, administratif et économique ? Malgré les affirmations enthousiastes de l’auteur de l’Idée napoléonienne, il suffit, croyons-nous, de jeter un coup d’œil sur les institutions et sur la politique du premier Empire pour s’assurer que Napoléon n’a rien inventé en matière de gouvernement ; qu’il n’a été tout au plus qu’un compilateur ; qu’il s’est borné à continuer, d’une manière presque servile, les traditions du despotisme centralisateur et conquérant de Louis XIV, en les arrachant à l’arbre du Droit divin, comme l’avaient fait avant lui la Convention et le comité de salut public, pour les greffer sur la souche de la souveraineté populaire. Aucune de ses institutions n’a un caractère d’originalité ou de nouveauté ; aucune ne lui appartient en propre ; il ne fait point de théories, il affecte même un profond mépris pour les théoriciens qu’il essaie de flétrir ou de ridiculiser en leur infligeant le sobriquet d’idéologues. Sa haine de l’idéologie va jusqu’à lui faire prohiber la réimpression du Cours d’économie politique de J.-B. Say. Si l’on ne peut lui reprocher, avec justice, d’être en arrière de son temps, on ne peut davantage le louer d’être en avant. Il est centralisateur et despote, comme l’avaient [159] été Louis XIV au nom du droit divin, la Convention au nom du droit populaire, et de même sa politique est machiavélique, son économie politique prohibitionniste comme l’avaient été celles de ses devanciers. Nous ne lui en faisons pas un crime. Il n’est donné qu’aux hommes d’un véritable génie, de marcher en avant de leur époque et d’entraîner leurs contemporains à leur suite ; mais, à moins qu’on ne considère la centralisation, le machiavélisme et le prohibitionnisme comme des nouveautés et comme des progrès, on ne saurait qualifier Napoléon de novateur et de progressiste.

Ainsi qu’arrive-t-il ? C’est que, malgré sa foi robuste et son admiration enthousiaste, le continuateur du nouveau prophète s’aperçoit des lacunes et des contradictions de ce prétendu système de rénovation politique et sociale, et qu’il met largement son imagination à contribution pour combler les unes, expliquer et concilier les autres. Napoléon, convient-il, avait rétabli et réorganisé en France sur la base de la souveraineté populaire, la centralisation du despotisme de droit divin. Soit ! Mais c’était pour arriver à la liberté. Il faisait, comme ses devanciers, plus que ses devanciers, incessamment la guerre. Soit encore, mais c’était pour arriver à la paix et pour la fonder sur une base indestructible.

Ce double but que l’auteur de l’Idée napoléonienne prête à l’auteur des constitutions de l’Empire et au dominateur de l’Europe, est-il réel ? Napoléon a-t-il été véritablement l’apôtre méconnu, le martyr de la liberté et de la paix ?

Que Napoléon, en instituant le régime impérial, en reprenant en sous-œuvre et en perfectionnant la centralisation de Louis XIV, ait eu pour but final de donner la [160] liberté à la France, qu’il ait su même bien au juste ce qu’il fallait entendre par ce mot liberté, que si peu de gens comprenaient de son temps, que si peu de gens comprennent encore du nôtre, même dans les pays les plus libres de la terre, c’est là une affirmation contre laquelle son histoire tout entière proteste. Qu’en faisant incessamment la guerre, il n’ait eu d’autre but que d’arriver au pas de charge à l’âge d’or de la paix perpétuelle, qu’il n’ait été autre chose qu’un disciple botté et éperonné du bon abbé de Saint-Pierre, c’est une affirmation plus contestable encore s’il est possible, et contre laquelle Napoléon lui-même s’est chargé, en mainte occasion, de protester. Que répondait, en effet, ce prétendu apôtre de la paix à ceux qui lui demandaient où devaient aboutir ses guerres continuelles ? Il répondait simplement et naïvement qu’il n’en savait rien, et n’en déplaise à son panégyriste, il disait vrai. [f]

Il a donc fallu créer, après coup, ce système prétendu, auquel Napoléon n’avait jamais songé ; il a fallu, dans l’empirisme de ce despote ennemi de l’idéologie, découvrir une idée libérale et humanitaire, et c’est à quoi s’est appliqué, avec une foi profonde et une ténacité digne d’une meilleure cause, l’auteur fanatisé des Rêveries politiques et des Idées napoléoniennes. [g] Il a échoué, et il devait échouer dans cette tâche impossible. Il a beau affirmer qu'alors que la servitude et la guerre sont les fruits naturels du despotisme de droit divin, le despotisme greffé sur la souveraineté populaire engendre au contraire la liberté et la paix, ses affirmations dénuées de preuves n'ont pas la vertu de porter la conviction dans [161] les esprits. Au moins ses actes ont-ils suppléé à cette insuffisance de ses écrits? L'empereur s'est-il chargé de combler cette lacune des œuvres du publiciste en faisant sortir de son système la liberté pour la France et la paix pour le monde? Malgré le couronnement tout récent de l'édifice, la France impériale a-t-elle récupéré, même la faible dose de liberté qu'elle possédait sous la restauration et sous la monarchie de juillet? La paix européenne s'est-elle consolidée depuis l'avénement de l'Empire?

Non! depuis dix ans, l'Idée napoléonienne n'a donné ni la liberté à la France ni la paix à l'Europe, et si nous voulions faire le bilan de ce système qui, au dire de son auteur ou de son vulgarisateur comme on voudra, est aux vieux systèmes politiques, ce qu'était le christianisme au paganisme, on serait étonné de sa pompeuse stérilité pour le bien, de sa puissance pour le mal.

L'Idée napoléonienne a deux faces, écrivait, comme on sait, le prince Louis Napoléon, l'une tournée vers la France, l'autre vers l'Europe. Eh bien! depuis que cette idée s'épanouit en France, la condition morale, intellectuelle et matérielle de la nation française s'est-elle sensiblement améliorée? A-t-elle dépassé celle des autres nations qui ont le malheur de vivre encore sous l'empire des vieux systèmes politiques que l'Idée napoléonienne est appelée à détrôner? La France impériale est-elle plus morale que l'Angleterre constitutionnelle ou la Suisse républicaine? Est-elle plus morale même que ne l'était la France du régime de juillet? Non! personne n'oserait l'affirmer sans amener aussitôt le sourire sur toutes les lèvres. Brille-t-elle davantage dans la sphère de la science, de la littérature et des arts? Le despotisme greffé sur la souveraineté du peuple, a-t-il eu la puissance d'y faire [162] lever des légions de savants, de littérateurs et d'artistes? Non! elle est loin d'avoir égalé sous ce rapport la France de la restauration et du régime de juillet. Au moins, si l'Idée napoléonienne n'a pas réussi à augmenter les richesses morales et intellectuelles de la France, a-t-elle contribué à accroitre ses richesses matérielles? Hélas! la dette publique s'est augmentée de trois milliards en dix ans, et les ressources de la nation ne paraissent pas, en dépit d'un fastueux étalage de travaux de luxe, s'être élevées en proportion de ses charges, car le développement de la population, déjà si lent sous les précédents régimes, s'est encore ralenti sous l'Empire [h]. L'Idée napoléonienne s'est-elle montrée enfin plus bienfaisante au dehors qu'elle ne l'était au dedans? Encore moins. Tous les gouvernements qui ne sont point assis sur le principe napoléonien et façonnés sur son modèle se sentent incessamment menacés par ce nouveau christianisme politique qui emploie comme instruments de propagande la carabine Minié et le canon rayé. L'Europe se couvre de fortifications et s'épuise en armements. Sa sécurité a diminué, et cependant la prime annuelle dont elle la paye, s'est augmentée de plus de deux milliards.

Voilà le bilan intérieur et extérieur de l'Idée napoléonienne! Voilà les progrès dont la France et l'Europe sont redevables à cette doctrine qui n'a pour pendant dans l'histoire que l'idée chrétienne! N'avons-nous donc pas le droit de dire qu'elle est condamnée par la pratique aussi bien que par la théorie? N'avons-nous pas le droit de dire qu'il ne suffit point de greffer le despotisme sur [162] la souche de la souveraineté populaire pour rendre savoureux et fortifiants ses fruits amers et pleins de cendre?

Maintenant, quel pourra être l'avenir de cette idée que le suffrage d'un grand peuple a couronnée? Le second Empire est aujourd'hui à son apogée. Est-il destiné à se consolider et à régir désormais la France, ou est-il condamné à sombrer comme son aîné dans quelque cataclysme européen? Nous ne voulons pas essayer de prophétiser son sort. Tout ce que nous pouvons dire, c'est que les idées ou les systèmes qui se mettent en travers des progrès de l'humanité, même en prétendant les servir, finissent tôt ou tard par être emportés comme une vaine poussière; c'est qu'à la vérité seule appartient l'avenir. Or, l'Idée napoléonienne, nous avons essayé de le démontrer, ne contient pas plus la vérité politique que le socialisme de 1848 ne contenait la vérité économique. Elle n'est autre chose, en un mot, que du socialisme politique. Elle passera donc après avoir, comme tant d'autres faux systèmes que la force a intronisés, que la force a renversés, retardé la marche de l'humanité, et peut-être son auteur est-il destiné à redire un jour ces tristes paroles que le captif de Sainte-Hélène laissait échapper dans les amertumes de l'exil: J'ai péri parce que je me suis mis en travers des idées de mon temps.

 


 

APPENDICE. pp. 167-88

[167]

ΝΟΤΕ Ι (V. p. 74.)

Les recettes extérieures du premier Empire.

I

On a beaucoup écrit sur les guerres du premier Empire; mais les historiens, à quelques rares exceptions. près, se sont bornés à en raconter le spectacle comme les feuilletonistes de théâtre, sans se donner la peine d'étudier la machinery de cette représentation à fanfares, sans rechercher non plus à combien s'élevaient les frais de la mise en scène et par qui ces frais étaient supportés. Essayons de combler cette lacune, au moins d'une manière sommaire.

Dans un compte de l'administration des finances de M. le duc de Gaëte, inséré en supplément au Moniteur, du 16 janvier 1810, nous trouvons « qu'indépendamment d'un état-major immense, l'empereur entretenait cette année 900,000 hommes d'infanterie, 100,000 chevaux de cavalerie et 50,000 d'artillerie et d'équipages.» Dans les années précédentes, les effectifs n'avaient été que fort peu [168] inférieurs à ces chiffres. En conséquence, il semblerait, d'après ce que nous savons des budgets de la guerre du second Empire, que les dépenses militaires du premier dussent s'élever annuellement à plus d'un milliard, et constituer un fardeau écrasant pour la génération présente, ou une dette ruineuse pour les générations futures. Cependant il n'en était rien. Le premier Empire, en tenant sur pied 8 à 900,000 hommes, et en faisant continuellement la guerre, se tirait d'affaire, moyennant 3 ou 400 millions par an de dépenses militaires. Il avait résolu le problème de « la guerre à bon marché. » Voici comment c'est qu'il avait pris pour maxime que toute guerre doit payer ses frais. Il faisait vivre ses armées aux dépens du pays ennemi et il ne s'en cachait pas [13] ; puis, lorsque la victoire avait mis ses adversaires à sa merci, il avait soin de leur faire acheter la paix au prix de fortes contributions de guerre. De là, la modicité de ses dépenses militaires, aussi longtemps, du moins, qu'il eut la victoire pour caissier. On trouve, à cet égard, les renseignements les plus explicites dans le compte rendu que nous venons de citer.

VOTRE MAJESTÉ, dit le duc de Gaëte, verra avec satisfaction que les divers produits de l'exercice 1806 ont rempli, à un million près, les estimations qui leur avaient été données par le budget l'exercice 1807 a dépassé ces mêmes estimations de trois millions; et toutes les ordonnances délivrées par les ministres sur ces deux exercices, ont été exactement acquittées. Il est probable néanmoins que quelques suppléments de fonds seront [169] encore nécessaires pour l'entier acquittement des dernières créances de ces deux années. Ce sera au surplus un objet de peu de conséquence, grâces aux secours que nous a procurés la victoire, toujours fidèle au génie de VOTRE MAJESTÉ; car la dépense des deux ministres de la guerre seuls, s'est élevée, en y comprenant les fournitures extraordinaires de tout genre, dont les troupes ont profité dans le pays conquis, à environ 600 millions, pour chacun des exercices 1806 et 1807, le premier composé de quinze mois; et cependant le trésor de V. M., n'a pas fourni au delà de 460 millions pour 1806, et de 340 millions pour 1807. Tout l'excédant a été le fruit des triomphes dont V. M. a étonné l'Europe, et il est évident que, sans ce secours, le rétablissement des centimes de guerre supprimés il y a trois ans, et d'autres ressources encore, seraient devenus indispensables.

Quant à l'exercice de 1808, le ministre l'évalue à 580 millions, sur lesquels, dit-il, une proportion un peu plus forte a dû être mise à la charge du trésor... Votre Majesté n'en sera pas étonnée, ajoute-t-il si elle veut bien se rappeler que la plus grande partie de ses troupes a séjourné cette année-là sur le territoire français.

L'exercice 1809, concluait le duc de Gaëte, est trop près de nous pour que je puisse offrir, dès à présent, à V. M. des résultats précis sur ses recettes et sur ses dépenses; mais on peut prévoir que les dépenses de la guerre ne seront pas, pour cette année, au dessous de 640 millions, dont 350 seulement seront supportés par le trésor public.

Sur ces données fournies par l'administration impériale elle même, un économiste genevois, M. d'Ivernois, a fait un calcul approximatif des ressources que les recettes extérieures ont procurées au trésor de l'Empire pendant la période florissante de 1806 à 1810. M. d'Ivernois arrive, comme on va le voir, à un total de 1,700 millions.

[170]

... Le duc de Gaëte n'a pas voulu hasarder un aperçu de ce à quoi se sont élevées, en 1810, les dépenses générales des deux départements de la guerre. Mais n'importe, on voit dans son dernier compte, que le trésor public n'a fourni ou ne fournira sur les dépenses, quel qu'en soit d'ailleurs le montant, que 391,292,455 fr. Or, si elles ont monté à 640 millions, comme en 1809 (ce qui est vraisemblable, vu la tournure qu'a prise la guerre en Espagne et surtout en Portugal), il en résulte que le déficit ou la somme à trouver par voie de moyens externes, aura été de 249 millions,

En partant de ces données, les contributions extérieures soit en numéraire soit en nature, dont les troupes françaises ont profité, doivent s'être élevées :

Pour les quinze mois de l'an XIV et de

1806 millions 140
1807 " 260
1808 " 202
1809 " 290
1810 " 249
Total en cinq ans et trois mois. " 1141

Tout énorme que paraisse cette somme, elle ne constitue encore qu'une partie des recettes extérieures, celle que lève, à titre de réquisitions, l'intendant général des armées, et qui en tient compte au bureau de l'administration de la guerre, à qui ce décompte épargne tantôt la moitié, tantôt le tiers de ses dépenses effectives. Mais, quoique ces réquisitions, fournies par les peuples conquis ou alliés, aux troupes françaises cantonnées chez eux, forment la majeure partie des recettes extérieures, il ne faut point les confondre avec les tributs que Napoléon arrache à leurs souverains, par traités, patents ou secrets. Ceux-ci sont un article séparé dont il ne doit compte à personne, et qu'il verse dans sa caisse du domaine extraordinaire.

[171]

Tout ce qu'on sait de ces tributs, c'est que celui de l'Autriche, en 1806, s'éleva à cent millions de francs; qu'en 1808, le roi de Prusse obtint, par faveur, à Erfürth, un délai pour acquitter, en trois ans, son tribut de cent vingt millions; que le roi Jérôme Bonaparte obtint de même à Erfürth un répit de quarante mois, au lieu de dix-huit, pour l'acquittement des vingt millions auxquels monte le sien (outre ce tribut de 20 millions, la France s'est appropriée pendant dix ans, sur les domaines électoraux du Hanovre, un revenu appelé réservé de 4,359,000 fr., qui doivent être payés sur cette branche de recettes, et non sur aucune autre, à moins qu'elle ne devienne insuffisante); que Dantzick a dû en payer trente-deux pour son indépendance; et que le tribut stipulé, en 1909, dans les articles secrets du traité de Vienne, a été de quatre-vingt-quatre millions. Si, à cette somme on ajoute les subsides payés en espèces par l'Espagne jusqu'à son invasion, par le Portugal avant sa délivrance, et par la Hollande ainsi que par les villes Anséatiques avant leur incorporation, on peut évaluer, tout au moins, à quatre ou cinq cents millions, les sommes levées, de 1806 à 1810 inclusivement. Je parle ici des sommes arrivées aux Tuileries tant par la poste, en lettres de change ou en diamants, que par convois armés, en espèces sonnantes ou en lingots.

Il ne faut cependant pas additionner en entier ces quatre à cinq cents millions avec les autres recettes extérieures, parce que ce sont eux qui ont fourni en tout ou en partie, les suppléments de 1809 à 1810, déjà passés en ligne de compte. Mais pour compléter cet inventaire, il faut y ajouter lo les captures faites sur les Américains, en vertu du décret de Rambouillet, captures que leurs rapports les plus modérés évaluent à cent millions de francs; 2º les cent cinquante millions déboursés par l'Italie et portés pour un cinquième de cette somme, dans chaque budget, depuis 1806; 3° une centaine de millions qu'elle a fournis pour apanages des duchés, grands fiefs et pensions militaires des guerriers français; ce qui fait un total de 16 à 1700 millions de francs levés au dehors, soit en fournitures, soit [172] en marchandises, soit en argent, dans le court espace de cinq ans et trois mois [14].

Les recettes extérieures du premier Empire provenaient, comme on voit, de deux sources en premier lieu, des contributions prélevées le plus souvent en nature par les armées qui, selon leur loi fondamentale, pour nous servir de l'expression même du Moniteur, vivaient du pays. sur lequel elles faisaient la guerre; en second lieu, des contributions de guerre proprement dites, lesquelles étaient communément imposées aux vaincus, lors de la conclusion de la paix. Chose bonne à signaler! Napoléon qui procurait à la France ces dépouilles opimes des nations vaincues voulut que chacun sut bien qu'elles étaient les fruits de son industrie de conquérant. En conséquence, par un sénatus-consulte du 20 juin 1840, il se les fit abandonner sous la dénomination de domaine extraordinaire de la Couronne, en spécifiant qu'il en serait le souverain dispensateur [15].

[173]

II

Les anciens Crétois se faisaient gloire de n'avoir d'autre occupation que la guerre, qu'ils considéraient à la fois comme la plus honorable et la plus productive des industries. Témoin, ce refrain d'une de leurs chansons guerrières « Ma grande richesse est ma lance. Avec mes [174] armes, je laboure, avec elles je moissonne, avec elles j'exprime le doux jus de la vigne. Ceux qui ne savent porter ni la lance, ni le glaive, ni le bouclier fidèle, se jettent à mes genoux, me vénèrent comme leur maître et m'adorent comme le grand roi. »

Napoléon avait renouvelé sur une immense échelle, ces procédés industriels des Crétois. Il dominait l'Europe, au moyen d'une armée immense, dont il rejetait en grande partie les frais d'entretien sur les nations étrangères, protégées ou ennemies. Une guerre productive lui fournissait les moyens d'en entreprendre une autre, ou de combler le déficit que lui causait une « mauvaise affaire. » C'est ainsi qu'il put, avec les profits de ses campagnes d'Allemagne, subvenir en partie aux frais de la guerre d'Espagne, laquelle ne tarda pas à coûter plus qu'elle ne rapportait. Ajoutons que Napoléon ne se bornait pas à demander à l'étranger les ressources nécessaires pour alimenter son système de guerre, il lui demandait aussi des soldats. L'Allemagne et l'Italie lui fournissaient régulièrement des subsides en hommes, et ces subsides vivants il ne les ménageait point. « Les Français, avouait-il avec une certaine naïveté dans ses conversations à l'île d'Elbe, n'ont été vaincus que par la grande supériorité du nombre, et par conséquent ils ne sont pas humiliés. Leur population n'a pas souffert d'ailleurs autant qu'on l'a prétendu, car j'ai toujours ménagé les jours des Français et exposé ceux des Italiens, des Allemands et des autres étrangers [16]. »

[175]

Mais si ce système rendait moins lourd pour la France le fardeau de la guerre, en revanche, il le rendait plus accablant pour les nations étrangères. L'Allemagne eut particulièrement à en souffrir.

Des soldats, si disciplinés qu'on le suppose, sont de mauvais percepteurs des contributions, et lorsqu'une armée a pour système de vivre de réquisitions, il arrive toujours qu'une bonne partie des approvisionnements requis sont gaspillés ou perdus. Les populations qu'elles réduisent à la misère finissent par en concevoir une profonde irritation, et la guerre laisse alors dans tous les cœurs des ressentiments qui se transmettent de génération en génération.

A ces vexations et à ces dommages matériels, qui tenaient au système d'économie militaire de Napoléon, venaient se joindre des actes qui blessaient profondément toutes les fibres morales des peuples vaincus. En 1806, un libraire de Nuremberg, nommé Palm, ayant mis en vente un pamphlet contre Napoléon, il fut arrêté par des gendarmes français, transféré à Braunau, traduit devant une commission militaire, jugé pour la publication d'un libelle contre l'empereur et fusillé. L'Allemagne entière s'émut de ce meurtre, et le sentiment national commença dès lors à se prononcer énergiquement contre la France. [176] La campagne de Prusse eut lieu. Napoléon irrité par l'hostilité de l'opinion, ne se contenta pas de saigner à blanc les vaincus dans l'intérêt de ses « recettes extérieures, il s'efforça en toute occasion de les humilier.

.... A Berlin, à Potsdam, dit sir Walter Scott dans sa Vie de Napoléon, Bonaparte se comporta plutôt en implacable ennemi qu'en vainqueur généreux. A Potsdam, il s'empara de l'épée, du baudrier et du chapeau du grand Frédéric ; à Berlin, il donna ordre qu'on démolît pour être transporté à Paris, le monument de victoire élevé par ce roi en mémoire de la défaite des Français à Rosbach. Les plus beaux tableaux et autres chefs-d'œuvre des arts furent saisis et vinrent enrichir le musée de Paris.

Le langage du vainqueur répondait à ses actes; ses bulletins et ses proclamations étaient remplis de sarcasmes contre le roi, la reine et tous ceux qu'il appelait le parti de la guerre en Prusse : comme il attribuait les hostilités à l'audace turbulente de la jeune noblesse... il déclara en termes positifs : " qu'il rendrait cette noblesse de cour si petite qu'elle serait obligée de mendier son pain... L'exemple du maître fut imité par les soldats, même par les officiers, qui crurent sans doute entrer dans les vues de Napoléon, en ne gardant pas en Prusse la discipline qu'ils avaient observée en Autriche. De grands attentats furent rarement commis, peut-être parce qu'ils eussent été punis comme des infractions aux règlements militaires; mais un système d'importunité, d'exigence et de petites vexations de toutes espèce pesa généralement sur les Prussiens, qui depuis en tirèrent une vengeance éclatante [17].

D'autres parties de l'Allemagne souffrirent plus cruellement encore que la Prusse. En 1813, par exemple, la ville de Hambourg ayant été évacuée par les armées [177] alliées, retomba au pouvoir des Français, commandés par le maréchal Davoust, prince d'Eckmühl. Non seulement le maréchal obligea les habitants à nourrir et entretenir ses troupes, mais encore il leur imposa une contribution de guerre de 48 millions de francs (ils avaient déjà payé auparavant 15 millions pour racheter leurs denrées coloniales); il fit main basse sur l'argent déposé à la Banque et transforma la Bourse en écurie après en avoir fait chasser, à coups de crosse de fusil, les négociants dont il voulait punir le mauvais esprit. Enfin, il obligea, au eœur de l'hiver, la population à aller travailler aux fortifications.

A peine, lisons-nous dans une brochure du temps, Hambourg, par un décret impérial, avait été déclaré place forte, le prince d'Eckmühl rétabli dans sa place de gouverneur, sut trouver des moyens pour satisfaire à la fois à la volonté de son souverain et à sa vengeance. Il employa chaque jour sept à huit mille bourgeois de toutes les classes et de tous les âges au dessous de soixante ans. Il ordonna expressément de choisir spécialement des hommes de qualité et les premiers négociants, auxquels il imputait d'avoir pris la plus grande part aux efforts. patriotiques par lesquels la ville s'était signalée. On les enleva dès la pointe du jour de leurs maisons, et on les traîna, au milieu d'une nombreuse escorte, à leurs travaux. On amena même de force les habitants des campagnes à dix lieues à la ronde pour les faire travailler aux fortifications et au grand pont qui devait établir la communication des deux rives de l'Elbe, de Harbourg à Hambourg. Les femmes même ne furent pas exemptées des travaux publics; à côté de leurs maris, que les infirmités n'en dispensaient point, on les vit travailler la terre, mouillée de leurs larmes, et succomber enfin à des fatigues jusqu'alors inconnues; souvent on les obligeait à ces travaux dans un temps où la pluie tombait à torrents. Des misérables, [178] indignes d'appartenir à la nation française, et qui la souillaient par la plus atroce cruauté, maltraitaient à coups de bâton de malheureux vieillards et de pauvres femmes évanouies; ils les accablaient des injures les plus basses en les traitant comme les derniers des misérables. Le prince les fit même contraindre à verser journellement de l'eau sur les parapets, afin que cette eau étant prise par les gelées, l'ennemi ne pût franchir les remparts dans le cas d'un assaut; et, au milieu de la mitraille des Russes, ils furent forcés de briser la glace sur l'Alster, pour les empêcher d'approcher. Ces tristes victimes, compagnons de malheur et d'esclavage, souffraient en silence un sort qui émoussait insensiblement toutes les forces de leur corps et de leur âme [18].

Bientôt, le maréchal, craignant que les approvisionnements ne vinssent à manquer, exigea des habitants, dont les ressources étaient épuisées, qu'ils s'approvisionnassent pour neuf mois, sous peine d'être expulsés. Le plus grand nombre d'entre eux ne pouvant satisfaire à cette exigence furent chassés de la ville.

Où trouver, lisons-nous encore dans la brochure que nous venons de citer, des couleurs assez vives pour tracer le tableau de 50,000 hommes exilés de leurs foyers au milieu d'un hiver rigoureux, sans argent, sans pain, et la plupart vêtus de haillons qui couvraient à peine leur nudité, transis de froid, hurlant de faim et maudissant ceux qui les dévouaient à la misère et à toutes les horreurs d'une mort triste et terrible... Vous les auriez vus expirer par centaines dans le Danemarck, sur les routes couvertes d'une neige profonde, le jeune homme à la fleur de son âge, à côté de son vieux père qui a plus tôt succombé; de pauvres enfants mourant de froid et de faim, leurs petites mains [179] jointes et glacées semblaient implorer la vengeance du ciel et lui redemander leurs pères et leurs mères, que la douleur et le désespoir avaient déjà emportés... Beaucoup de bourgeois avaient. choisi l'expédient que le gouvernement leur avait offert pour rester ils s'étaient engages à travailler aux fortifications; leur sort était encore plus terrible que celui de leurs compatriotes qui avaient choisi l'émigration. Forcés de rester enchaînés à ces travaux, ils virent déporter leurs enfants et leurs femmes, lors même qu'elles étaient enceintes : séparation plus douloureuse que la mort. On vit de ces malheureuses victimes accoucher au milieu des forêts, et la mère périr avec l'enfant sur un lit de neige qui leur servait de tombeau... [19].

Dans cette même année 1813, les souffrances de la ville de Hambourg furent encore dépassées, s'il est possible, par celles de Mayence où venaient affluer les débris de l'armée vaincue à Leipzig et où une épouvantable contagion ne tarda pas à se déclarer dans les hôpitaux et de là à gagner la ville.

A Mayence, une épidémie épouvantable se déclara dans les hôpitaux et même dans la ville.

Citadins, militaires, chefs, employés, presque personne n'en fut exempt. Un nombre effrayant succomba; le préfet lui-même, atteint, mourut.

Comment la contagion n'aurait-elle point exercé ses ravages au sein d'une cité où l'on reçut, à peine on pourrait le croire, des blessés qui n'avaient point été pansés depuis Leipzig! 92 lieues de distance : leurs plaies étaient gangrenées au point que les vers y pullulaient et perçaient même à travers l'appareil.

[180]

Du 7 au 20 novembre (1813), il mourait à Mayence jusqu'à 500 individus par 24 heures, le huitième environ de bourgeois. On trouvait dans chaque carrefour des corps inanimés, que les habitants voisins venaient y déposer; personne pour les enlever. Beaucoup restaient trois et quatre jours sur le pavé. Les chars funèbres étaient réservés spécialement pour les inhumations civiles; ils se croisaient sans discontinuation : cinq ou six cercueils sur chacun d'eux; toutes les voitures de transport cachées ou requises; des tas énormes d'immondices; la police mal faite, le maire aux abois... On paya jusqu'à 60 francs par jour des fossoyeurs ils périrent tous. Le Rhin alors devint la tombe générale [20].

Voilà le revers de la médaille du premier Empire ; voilà le prix dont il faisait payer les idées que ses soldats portaient au bout de leurs baïonnettes. N'était-ce pas un peu bien cher?

(Économiste belge, 2 juillet 1859.)

 

 


 

[181]

NOTE II (V. p. 120.)

Lettre de l'empereur des Français à son ministre d'État, sur la réforme du régime commercial de la France.

Palais des Tuileries, le 5 janvier 1860.

Monsieur le ministre,

Malgré l'incertitude qui règne encore sur certains points de la politique étrangère, on peut prévoir avec confiance une solution pacifique. Le moment est donc venu de nous occuper des moyens d'imprimer un grand essor aux diverses branches de la richesse nationale.

Je vous adresse dans ce but les bases d'un programme dont plusieurs parties devront recevoir l'approbation des chambres et sur lequel vous vous concerterez avec vos collègues, afin de préparer les mesures les plus propres à donner une vive impulsion à l'agriculture, à l'industrie et au commerce.

Depuis longtemps on proclame cette vérité qu'il faut multiplier les moyens d'échange pour rendre le commerce florissant; que sans concurrence l'industrie reste stationnaire et conserve des prix élevés qui s'opposent aux progrès de la consommation ; que sans une industrie prospère qui développe les capitaux, l'agriculture elle-même demeure dans l'enfance. Tout s'enchaîne donc dans le développement successif des éléments de la prospérité [182] publique ! Mais la question essentielle est de savoir dans quelles limites l'État doit favoriser ces divers intérêts et quel ordre de préférence il doit accorder à chacun d'eux.

Ainsi, avant de développer notre commerce étranger par l'échange des produits, il faut améliorer notre agriculture et affranchir notre industrie de toutes les entraves intérieures qui la placent dans des conditions d'infériorité. Aujourd'hui non seulement nos grandes exploitations sont gênées par une foule de règlements restrictifs, mais encore le bien-être de ceux qui travaillent est loin d'être arrivé au développement qu'il a atteint dans un pays voisin. Il n'y a donc qu'un système général de bonne économie politique qui puisse, en créant la richesse nationale, répandre l'aisance dans la classe ouvrière.

En ce qui touche l'agriculture, il faut la faire participer aux bienfaits des institutions de crédit : défricher les forêts situées dans les plaines et reboiser les montagnes, affecter tous les ans une somme considérable aux grands travaux de dessèchement, d'irrigation et de défrichement. Ces travaux, transformant les communaux incultes en terrains cultivés, enrichiront les communes sans appauvrir l'État, qui recouvrera ses avances par la vente d'une partie de ces terres rendues à l'agriculture.

Pour encourager la production industrielle il faut affranchir de tout droit les matières premières indispensables à l'industrie et lui prêter exceptionnellement et à un taux modéré, comme on l'a déjà fait à l'agriculture pour le drainage, les capitaux qui l'aideront à perfectionner son matériel.

Un des plus grands services à rendre au pays est de faciliter le transport des matières de première nécessité pour l'agriculture et l'industrie; à cet effet, le ministre des travaux publics fera exécuter le plus promptement possible les voies de communication, canaux, routes et chemins de fer qui auront surtout pour but d'amener la houille et les engrais sur les lieux où les besoins de la production les réclament et il s'efforcera de réduire les tarifs, en établissant une juste concurrence entre les canaux et les chemins de fer.

[183]

L'encouragement au commerce par la multiplication des moyens d'échange viendra alors comme conséquence naturelle des mesures précédentes. L'abaissement successif de l'impôt sur les denrées de grande consommation sera donc une nécessité, ainsi que la substitution de droits protecteurs au système prohibitif qui limite nos relations commerciales.

Par ces mesures, l'agriculture trouvera l'écoulement de ses produits; l'industrie, affranchie d'entraves intérieures, aidée par le gouvernement, stimulée par la concurrence, luttera avantageusement avec les produits étrangers, et notre commerce, au lieu de languir, prendra un nouvel essor.

Désirant avant tout que l'ordre soit maintenu dans nos finances, voici comment, sans en troubler l'équilibre, ces améliorations pourraient être obtenues:

La conclusion de la paix a permis de ne pas épuiser le montant de l'emprunt. Il reste une somme considérable disponible qui, réunie à d'autres ressources, s'élève à environ 160 millions. En demandant au corps législatif l'autorisation d'appliquer cette somme à de grands travaux publics et en la divisant en trois annuités, on aurait environ 50 millions par an à ajouter aux sommes considérables déjà portées annuellement au budget.

Cette ressource extraordinaire nous facilitera non seulement le prompt achèvement des chemins de fer, des canaux, des voies de navigation, des routes, des ports, mais elle nous permettra encore de relever en moins de temps nos cathédrales, nos églises, et d'encourager dignement les sciences, les lettres et les arts.

Pour compenser la perte qu'éprouvera momentanément le trésor par la réduction des droits sur les matières premières et sur les denrées de grande consommation, notre budget offre la ressource de l'amortissement, qu'il suffit de suspendre jusqu'à ce que le revenu public, accru par l'augmentation du commerce, permette de faire fonctionner de nouveau l'amortissement.

Ainsi, en résumé :

Suppression des droits sur la laine et les cotons;

[184]

Réduction successive sur les sucres et les cafés;

Amélioration énergiquement poursuivie des voies de communication;

Réduction des droits sur les canaux, et par suite abaissement général des frais de transport;

Prêts à l'agriculture et à l'industrie;

Travaux considérables d'utilité publique ;

Suppression des prohibitions;

Traités de commerce avec les puissances étrangères.

Telles sont les bases générales du programme sur lequel je vous prie d'attirer l'attention de vos collègues qui devront préparer sans retard les projets de lois destinés à le réaliser. Il obtiendra, j'en ai la ferme conviction, l'appui patriotique du sénat et du corps législatif, jaloux d'inaugurer avec moi une nouvelle ère de paix et d'en assurer les bienfaits à la France.

Sur ce, je prie Dieu qu'il vous ait en sa sainte garde.

NAPOLÉON.

 


 

[185]

NOTE III (v. p. 162.)

Ralentissement du mouvement de la population en France, depuis l'établissement de l'empire.

L'accroissement moyen de la population en France avait été de 1800 à 1850, de 156,000 individus par an :

En 1851, il s'est élevé à 162,456
1852, il est descendu à 154,585
1855, " " à 141,571

En 1854 et 1855, l'accroissement a fait place à une diminution, les décès ont dépassé les naissances :

En 1854, de 69,318
1855, de 35,606

Le choléra, la guerre et la cherté se sont réunis pour occasionner cet abaissement du niveau de la population.

En 1856, les naissances recommencent à dépasser les décès de 115,034, et, en 1857, la population continue à s'augmenter, mais dans une proportion plus faible encore que dans l'année précédente. Les naissances ne dépassent les décès que de 81,924.

Les relevés pour les années suivantes n'ont pas encore été publiés.

De 1851 à 1856, 28 départements ont gagné des [186] habitants, 4 sont demeurés stationnaires et 54 en ont perdu. Voici, d'après M. Alfred Legoyt, quelques détails sur ces changements opérés dans l'assiette de la population.

Si l'on étudie pour chaque département le mouvement de la population de 1851 à 1856, on remarque que 4 sont restés à peu près stationnaires, tandis que 54 ont vu leur population diminuer. Sur ces 54, 30 ont perdu au delà de 5,000 âmes chacun; et sur ces 30, 16 en ont perdu plus de 10,000. La diminution a été surtout sensible dans un groupe de départements formant l'angle nord-est du territoire et comprenant la HauteSaône, la Meurthe, le Bas-Rhin, la Meuse, les Vosges, le Jura, la Côte-d'Or, l'Yonne, la Haute-Marne, le Doubs, les Ardennes et la Moselle. Ces douze départements réunis ont perdu plus de 200,000 habitants. Dans la Haute-Saône, le plus éprouvé de tous, la perte a été énorme, puisqu'elle s'est élevée à 35,072, sur 347,469, c'est à dire à un dixième. L'émigration nous paraît avoir eu une forte part dans cette perte. Un second groupe, composé de six départements voisins de Paris, doit avoir contribué pour un chiffre important à l'accroissement de la population de la capitale. Il comprend le Calvados, la Manche, l'Orne, l'Eure, l'Oise et la Sarthe. Ces six départements réunis ont perdu 55,000 habitants. Il importe toutefois de faire remarquer que bien qu'appartenant pour la plupart à la catégorie de ceux qui se trouvent dans les meilleures conditions d'aisance et de vie moyenne, ils se font remarquer depuis longtemps par le faible accroissement, et même, pour quelques-uns, par la diminution graduelle de leur population. A l'extrémité de la Bretagne, le Finistère, les Côtes-du-Nord et le Morbihan ont perdu 26,000 habitants. Dans le Centre, le Puy-de-Dôme, le Cantal et la Corrèze, pays à forte émigration intérieure, ont fait une perte à peu près égale. Dans le Midi, le petit département de l'Ariége a subi une réduction de 16,117 âmes, sur 267,435. En y joignant les Hautes et Basses-Pyrénées, le [187] Tarn et l'Aude, on arrive, pour ce groupe, à une perte totale de près de 50,000 âmes. Dans les Alpes, la population de l'Isère a diminué de 26,860; c'est la perte relative et absolue la plus considérable après celle de la Haute-Saône.

En résumé, à l'exception de la Lorraine, de l'Alsace, de la Normandie et de la Picardie, où ont agi des causes particulières, ce sont les départements les moins riches de la France qui ont payé le plus lourd tribut à ce mouvement de dépopulation partielle.

Au premier rang des 28 départements qui ont gagné, figure la Seine, dont la population s'est élevée de 1,422,065 à 1,727,419; c'est une augmentation de 305,354 ou légèrement supérieure à celle des quinze années antérieures réunies. Elle dépasse de 50,838 l'accroissement afférent à la France entière. Le Nord, le second en importance de ces départements, s'est accru de 54,068 habitants; le Rhône, de 51,246; les Bouches-du-Rhône, de 44,376; la Loire, de 32,672; la Gironde, de 26,370; la Loire-Inférieure, de 20,330. On reconnaît là l'influence de ces grands centres d'attraction qui s'appellent Lyon, Marseille, Saint-Étienne, Bordeaux et Nantes. Viennent ensuite le Pasde-Calais, l'Allier, le Var, Seine-et-Oise; le Gard, l'Hérault, Maine-et-Loire, le Cher et les Landes.

... En définitive, ajoute M. Alfred Legoyt, et quel que soit le mode d'accroissement que l'on considère, notre population, de 1851 à 1856, ne s'est guère accrue, année moyenne, que de 50,000 âmes, ou de 1 sur 700 habitants. A ce compte, elle ne doublerait pas en moins de 5 à 600 ans !…..

(La population de la France en 1851 et 1856, par ALF. LEGOYT, Journal des Économistes, novembre 1860.)

Selon le même auteur:

La période moyenne de doublement de la population des 16 États les plus importants de l'Europe, d'après la proportion [188] d'accroissement constatée pendant des périodes diverses, est en chiffres ronds de 109 ans. Ce terme varie entre 49 ans pour l'Angleterre et 185 ans pour la Bavière. Après l'Angleterre, les États pour lesquels la période de doublement est le plus rapide sont la Norwège (54 ans); la Saxe (59); la Prusse (69); le Danemarck (72); la Suède (78); la Belgique (82); la Suisse (101); la Hollande (104); le Hanovre (107); le Wurtemberg (120); le Portugal (123); les États Sardes (124); la France (128) — mais, comme on vient de le voir, cette période s'est singulièrement alongée dans ces dernières annécs, et la France est maintenant au dernier rang, fort en arrière de tous les autres États; l'Autriche (172); enfin, la Bavière (186).

ALF. LEGOYT. (Dictionnaire de l'économie politique. Art. POPULATION. 1853.)

FIN.

 


 

Notes

[1a] Ce livre a été écrit il y a un an, pour le Messager russe (Rouskii Westnik) de Moscou, qui l'a publié en langue russe.

[1] Depuis la mort de son frère, en 1831, le prince signait son nom ainsi : Napoléon Louis Bonaparte, afin de se conformer à la volonté de l’empereur, qui avait décidé que l’aîné de la famille s’appellerait toujours Napoléon. Lors des élections qui eurent lieu après la révolution de Février, l’ordre des prénoms du prince ayant donné lieu à quelque confusion, à cause de son cousin fils de Jérôme qui portait aussi le nom de Napoléon, il se décida à reprendre la signature qu’il avait avant la mort de son frère, savoir Louis Napoléon Bonaparte. Il conserva cette signature jusqu’à l’avènement de l’Empire.

[2] Il est curieux, dit son biographe, de remarquer que le roi de Rome et le prince Louis Napoléon furent les deux seuls princes de la famille qui naquirent sous le régime impérial ; aussi furent-ils les deux seuls qui reçurent à leur naissance les honneurs militaires et les hommages du peuple. Des salves d’artillerie annoncèrent la naissance du prince Louis Napoléon sur toute la ligne de la grande armée, dans la vaste étendue de l’Empire et dans le royaume de Hollande.

[3] Amie de la reine Hortense, chargée plus tard d’être son exécuteur testamentaire.

[4] Claire Parquin (fille du commandant, complice du prince à Strasbourg).

[5] « La presse, qu’on prétend libre, est dans l’esclavage le plus absolu ; la police cartonne, supprime, comme elle veut, les ouvrages ; et même ce n’est pas le ministre qui juge, il est obligé de s’en rapporter à ses bureaux. Rien de plus irrégulier, de plus arbitraire que ce régime. » (Paroles de l’Empereur au conseil d’État.)

[6] Dans son interrogatoire à la Cour des pairs, le prince expliquait ce fait de la manière suivante :

« D. Sur le refus du capitaine de seconder vos projets et sur sa menace d’employer la force pour vous expulser de la caserne n’avez-vous pas tiré, presque à bout portant, sur le capitaine un coup de pistolet qui ne l’a pas atteint, mais qui a blessé un soldat placé derrière ou à côté de lui.

« R. J’ai déjà dit précédemment qu’il y a des moments où l’on ne peut pas se rendre compte de ses intentions. Lorsque j’ai vu le tumulte commencer à la caserne, j’ai pris mon pistolet et il est parti sans que j’aie voulu le diriger contre qui que ce soit. »

[7] Moniteur universel du 9 août.

[8] Parmi les autres accusés, M. de Persigny se signala par son audace. Ainsi on l’accusait de s’être jeté sur le capitaine Coll Puygelier, avec l’intention de le tuer. Il n’hésitait pas à convenir du fait, en y mettant même de l’insistance.

« D. Lorsque le capitaine des grenadiers s’est présenté pour entrer à la caserne, ne vous êtes-vous pas élancé sur lui dans l’intention de le tuer ?

R. Je n’étais pas à côté de lui quand il est entré ; j’étais au fond de la cour près du prince ; je me suis précipité sur lui pour l’arrêter. Sans le lieutenant Aladenize qui m’a arrêté, j’aurais tué le capitaine.

D. Ainsi votre intention était de le tuer ?

R. Oui, monsieur.

D. Ainsi vous reconnaissez bien que votre intention était de tuer, et tuer ainsi, c’est assassiner.

R. Le tuer en l’attaquant face à face et non en assassin. Mon fusil était chargé mais je me présentais devant lui avec la baïonnette.

D. Mais l’attaquer avec un fusil et sa baïonnette lorsque vous étiez entouré d’hommes également armés, c’était l’assassiner.

R. Je n’ai rien de plus à dire ; j’ai apporté ma tête ici. »

Dans une des séances suivantes, Persigny voulut présenter lui-même sa défense ; mais l’exaltation de son langage et la longueur de son discours qui ne formait rien moins qu’une brochure déterminèrent le chancelier M. Pasquier à lui ôter la parole.

« Je suis fier, disait l’accusé avec un délirant enthousiasme, je suis fier d’avoir pris la devise de ce généreux roi de Bohême qui vint mourir à Crécy pour la cause de la France, cette devise modeste mais qui a aussi sa grandeur : je sers.

« L’idée napoléonienne, poursuivait-il, qui fut l’expression la plus sublime de la Révolution française, qui rattache les siècles passés au nouveau siècle, qui du sein de la démocratie la plus agitée fit surgir l’autorité la plus gigantesque, qui remplace une aristocratie de huit siècles par une hiérarchie démocratique accessible à tous les mérites, à toutes les vertus, à tous les talents, la plus grande organisation sociale que les hommes aient conçue ; l’idée napoléonienne qui, prodigue d’égalité veut assurer aux peuples les plus grandes libertés, mais ne leur en accorde la jouissance complète qu’après les avoir étayées de solides institutions, associant ainsi les doctrines de liberté aux doctrines d’autorité ; l’idée napoléonienne qui songe surtout au peuple, ce fils de sa prédilection, qui ne le flatte pas, mais s’occupe sans cesse de ses besoins, et place sa plus grande gloire dans l’extinction de la mendicité et dans l’organisation du travail ; l’idée napoléonienne qui marche à la tête des voies industrielles que sa glorieuse épée débarrasse de toute entrave, et appelle l’Europe à une vaste Confédération politique, l’idée napoléonienne, cette grande idée du XIXe siècle, légitimée par le génie, illustrée par la victoire, sanctifiée par le martyre, vous la connaissez, etc. »

Après ce préambule, l’accusé commençait à passer en revue la politique de la France et de l’Europe depuis la chute de l’Empire, lorsque le chancelier l’engagea à abréger la lecture de son discours-brochure. M. de Persigny (alors simplement Fialin Persigny) s’interrompit en protestant et il céda la parole à son défenseur.

La défense des autres accusés ne présenta rien de remarquable, si ce n’est peutêtre celle du jeune lieutenant Aladenize sur lequel pesait la plus grave des accusations. Aladenize était, en effet, ce jeune officier du 42e, qui trahissant son serment avait introduit le prince et ses complices dans la caserne du régiment et essayé d’entraîner les soldats. Son éloquent avocat, M. Jules Favre, s’appuya à son tour pour excuser ce malheureux jeune homme sur les belliqueux souvenirs de l’Empire que le gouvernement lui-même avait pris à tâche de réveiller, et on peut signaler dans son discours une brûlante tirade sur les « limites du Rhin » considérées comme le but que doit se proposer tout français patriote.

[Editor's note: in the French book the text is the following:] Au commencement de l'Empire M.Aladenize a été nommé consul à Nice, et en 1859, l'empereur lui a fait don d'une somme de 300,000 fr. pour services rendus au prince Louis Napoléon. Il avait déjà doté une des filles de M.Aladeniz.

[Editor's note: in the Russian original the paragraph reads:] Il nous est arrivé récemment de lire dans des revues françaises que l’empereur avait accordé à M. Aladenize, ancien consul à Nice, un terrain d’une valeur de 300 000 fr. en récompense des services rendus par lui lorsqu’il était lieutenant. L’empereur avait déjà attribué une dot à l’une des filles de M. Aladenize.

[9] Le portrait du prince, tel que l’a esquissé l’auteur de l’Histoire de dix ans, et le jugement tout au moins fort indulgent qu’il porte sur la tentative de Strasbourg, attestent cette sympathie dont M. Louis Blanc devait après la révolution de février encore donner une preuve manifeste en insistant pour le rappel des décrets de bannissement des membres de la famille Bonaparte, sans exception. Le portrait du prince fait honneur aux bons sentiments de l’historien ; mais peut-être ne donnerat-il pas une idée aussi haute de la sûreté de son jugement.

« Des deux fils de l’ancien roi de Hollande, frère de Napoléon, l’aîné avait succombé, dans les troubles d’Italie, à une mort aussi mystérieuse que prématurée. Et quant au plus jeune retiré en Suisse, il s’y était appliqué sans relâche à préparer de loin des projets qui souriaient à son orgueil et répondaient aux plus vives aspirations de son âme... Mais l’entreprise était hasardeuse, et le prince qui l’avait conçue n’avait pas encore tout ce que devaient lui donner plus tard les enseignements de la mauvaise fortune.

« Savoir commander à son cœur, être insensible et patient, n’aimer que son but, dissimuler ; ne pas dépenser son audace dans les projets et la réserver tout entière pour l’action ; pousser au dévouement sans trop y croire, traiter avec la bassesse en la devinant, mépriser les hommes ; pour devenir fort, le paraître ; et se donner des créatures, moins par la reconnaissance qui fatigue le zèle, que par l’espérance qui le stimule ; là est dans le sens égoïste et vulgaire du mot, le génie des ambitieux. Or, le prince Louis Bonaparte n’avait, soit en qualités soit en vices, presque rien de ce qui le compose. Sa sensibilité, facile à émouvoir, le livrait désarmé aux faux empressements des subalternes. Il lui arrivait quelquefois de mal juger les hommes par précipitation ou par bonté. La fougue de ses désirs le trompait et l’entraînait. Doué d’une droiture nuisible à ses desseins, il avait, par un rare assemblage, et l’élévation d’âme qui fait aimer la vérité, et la faiblesse dont profitent les flatteurs. Pour augmenter le nombre de ses partisans, il se prodiguait. Il ne possédait, en un mot, ni l’art de ménager ses ressources ni celui d’en exagérer habilement l’importance. Mais, en revanche, il était généreux, entreprenant, prompt aux exercices militaires, élégant et fier sous l’uniforme. Pas d’officier plus brave, de plus hardi cavalier. Quoique sa physionomie fut douce plutôt qu’énergique et dominatrice, quoiqu’il y eût une sorte de langueur habituelle dans son regard, où passait la rêverie, nul doute que les soldats ne l’eussent aimé pour ses allures franches, pour la loyauté de son langage, pour sa taille, petite comme celle de son oncle, et pour l’éclair impérial que la passion du moment allumait dans son œil bleu. Quel nom d’ailleurs que le sien ! » (Histoire de dix ans, t. V, chap. V.)

Ce jugement peut servir, croyons-nous, à expliquer pourquoi jusqu’au dernier moment certains républicains se sont obstinés à considérer Louis-Napoléon comme un esprit ambitieux peut-être mais peu dangereux.

[10] La fameuse lettre du 5 janvier 1860 qui a mis fin, en France, au régime prohibitif n'est point, comme on l'aaffirmé trop légèrement, en désaccord avec les principes de l'auteur, de L'Analyse de la question des sucres; car elle substitue à la prohibition un régime de protection modérée et non un régime de libre échange. (Voir à l'Appendice.)

[11] Voir à ce sujet, l’art. Colonies agricoles, dans le Dictionnaire de l’économie politique de MM. Ch. Coquelin et Guillaumin.

[12] Ce mémoire a été traduit et publié pour la première fois en France par la Revue britannique, mai 1849.

[13] Notre armée, lisons-nous dans le Moniteur du 26 février 1811, selon sa loi fondamentale, vit du pays sur lequel elle fait la guerre, et ne coûte que la solde que la France serait obligée de payer partout. »

[14] F. D'IVERNOISs. Napoléon, administrateur et financier, chap. IV, recettes extérieures.

[15] D'après le sénatus-consulte du 20 janvier 1810, « le domaine extraordinaire de la Couronne se compose des domaines et biens mobiliers ou immobiliers que l'empereur, exerçant le droit de paix et de guerre, acquiert par des conquêtes ou par des traités, soit patents soit secrets.

« L'empereur dispose du domaine extraordinaire : 1 pour subvenir aux dépenses de ses armées; -2° pour récompenser ses soldats et les grands services civils ou militaires rendus à l'État ; 3° pour élever des monuments, faire faire des travaux publics, encourager les arts et ajouter à la splendeur de l'Empire.

« Toute disposition faite ou à faire par l'empereur est irrévocable. »

On a quelque peine à se rendre compte des procédés à l'aide desquels le ministre des finances impériales réussissait à dresser un état des réquisitions faites le plus souvent en nature pour le service des armées qui vivaient aux dépens des pays ennemis ; mais l'ordre avait fini par s'établir dans cette branche de revenu comme dans les autres : dès que ces réquisitions furent devenues une ressource régulière pour le budget de la guerre, on en tint note avec la précision et la régularité qui caractérisaient la comptabilité française.

« Depuis que Napoléon s'est approprié tous les pillages, dit à cet égard, M. D'Ivernois, il a si bien su prendre ses mesures pour que rien n'en soit détourné, que l'ordonnateur en chef de chaque corps d'armée tient compte, jour à jour, non seulement des sommes levées en argent, mais de toutes les fournitures en vivres, charrois, etc., qu'il passe au même prix que s'il les eût payées en argent, et dont il décompte avec le chef de l'administration de la guerre.

« Quelqu'un qui a eu sous les yeux le grand-livre de l'armée impériale en Catalogne, assure que c'est un chef-d'œuvre de comptabilité, et qu'on ne vit jamais tant d'ordre au sein du désordre.»

Les historiens français, et, en particulier M. Thiers, se montrent extrêmement sobres de détails et de réflexions, en ce qui concerne les recettes extérieures. Cependant, ils sont obligés de convenir qu'elles constituaient un chapitre important des finances impériales. M. Thiers leur consacre une demi-page à la suite du volume qui contient le récit de la campagne de Prusse; il avoue que les finances prussiennes furent alors mises en régie pour le compte de la France, et il porte même à 200 millions au lieu de 120 les contributions de guerre qui furent prélevées sur les Etats de la monarchie prussienne.

« Napoléon, dit-il, décida qu'on laisserait exister l'administration prussienne, même avec ses abus... qu'auprès de chaque administration provinciale, il y aurait un agent français chargé de tenir la main à la perception des revenus, et à leur versement dans la caisse centrale de l'armée française. Ainsi les finances de la Prusse allaient être administrées pour le compte de Napoléon et à son profit. Toutefois on prévoyait que le produit annuel de 120 millions (revenu annuel de la monarchie prussienne), tomberait à 70 ou 80 par suite des circonstances présentes. Napoléon usant de son droit de conquête, ne se contenta pas des impôts ordinaires, il décréta en outre une contribution de guerre, qui, pour la Prusse entière, pouvait s'élever à 200 millions. Elle devait être perçue peu à peu pendant la durée de l'occupation, et en sus des impôts ordinaires. Napoléon leva aussi une contribution de guerre sur la Hesse, le Brunswick, le Hanovre et les villes Anséatiques, indépendamment de la saisie des marchandises anglaises. »

A. THIERS. Histoire du Consulat et de l'Empire, liv. XXXI, Eylau.

[16] (Ce fut surtout pendant sa compagne de Russie, accomplie avec l'aide de nombreux auxiliaires étrangers que Napoléon mit en pratique ce système plus patriotique qu'humanitaire Son projet primitif consistait même à conquérir la Russie sans se mettre en dépense de sang français, ainsi que l'atteste une conversation curieuse qu'il eut avant son départ avec l'abbé de Pradt, archevêque de Malines.

« Je vais à Moscou, lui dit-il ; une ou deux batailles en feront la façon. L'empereur Alexandre se mettra à genoux; je brûlerai Toula; voilà la Russie désarmée. On m'y attend. Moscou est le cœur de l'empire: d'ailleurs, je ferai la guerre avec du sang Polonais. Je laisserai cinquante mille Francais en Pologne; je ferai de Dantzick un Gibraltar; je donnerai cinquante millions de subsides aux Polonais; ils n'ont pas d'argent, je suis assez riche pour cela. »

De Pradt. Histoire de l'ambassade dans le grand-duché de Varsovie, p. 51.

[17] Walter Scott. Vie de Napoléon. T. V. Chap. XII.

[18] Hambourg et le maréchal Davoust, par Th. de Haupt, ancien officier anglais. Br. in-8°, mai 1814.

[19] Hambourg et le maréchal Davoust, par Th. de Haupt, ancien officier anglais, Br. in-8', mai 1814.

[20] Les sépulcres de la grande armée ou tableau des hôpitaux dans la dernière campagne, p. 26.

[a] The following two paragraphs did not appear in the book version:

C’est pourquoi il plaça provisoirement ses frères sur les trônes des États qu’il avait conquis, en pensant à la transformation finale de l’Europe à venir.

« Eux seuls, en effet, pouvaient, quoique rois, être soumis à sa volonté, et se résoudre, suivant les décrets de sa politique, à quitter un trône pour redevenir princes français ; ils alliaient l’indépendance apparente de la royauté avec la dépendance de famille. Aussi a-t-on vu l’Empereur changer, suivant les événements, les gouvernements de la Hollande, de Naples, de la Lombardie, de l’Espagne et du grand-duché de Berg.

[b] This footnote idid not appear in the book version:

Parmi les documents officiels du procès de Boulogne, on trouve un témoignage extrêmement intéressant du général Magnan (aujourd’hui maréchal), alors responsable du département du Nord. Pour négocier avec le général, le prince fit appel au commandant Mésonan, avec qui il entretenait des relations de longue date. Le général alla le voir à cet effet à Lille et l’invita à dîner.

« Le lendemain de ce dîner, Mésonan, que je croyais parti, entra dans mon cabinet après s’être fait annoncer comme de coutume par mon aide de camp ; je lui trouvai un air embarrassé ; je lui demandai comment il n’était pas parti. Il me répondit qu’il avait une lettre à me remettre. — Et de qui ? — Lisez, mon général. Il me remit cette lettre, qui avait pour suscription : À monsieur le commandant Mésonan. Je la lui rendis en lui disant : Vous vous trompez, monsieur, elle est pour vous et non pas pour moi. Il me répondit : Non, elle est pour vous. J’ouvris la lettre, et je lus les premières phrases que je crois pouvoir me rappeler parfaitement. « Mon cher commandant, il est important que vous voyiez de suite le général en question ; vous savez que c’est un homme d’exécution, et que j’ai noté comme devant être un jour maréchal de France. Vous lui offrirez 100 000 fr. de ma part, et 300 000 fr. que je déposerai chez un banquier, à son choix, à Paris, dans le cas où il viendrait à perdre son commandement. » Je m’arrêtai, l’indignation me gagnant ; je tournai le feuillet, et vis que la lettre était signée Napoléon-Louis. Je remis la lettre au commandant, en lui disant que je croyais lui avoir inspiré assez d’estime pour qu’il n’osât pas me faire une pareille proposition ; que ma devise était : Fais ce que dois, advienne que pourra ; que jamais je n’avais trahi mes serments, etc. ; que lui, Mésonan, était fou de se mettre du parti du neveu ; que c’était un parti ridicule et perdu. »

J’ajoutai : Et quand je serais assez lâche, assez misérable pour accepter les 400 000 fr. du prince, je les lui volerais ; car, si demain je me présentais devant la garnison de Lille pour lui parler un autre langage que celui de la fidélité aux devoirs et aux serments, le dernier des caporaux me mettrait la main sur le collet et m’arrêterait, tant l’armée a le sentiment du devoir et de l’honneur. Je dis à Mésonan : Je devrais vous faire arrêter, et envoyer votre lettre à Paris ; mais il est indigne de moi de dénoncer l’homme que j’ai reçu chez moi, que j’ai reçu à ma table ; je ne le ferai pas. Sauvez-vous, il en est temps encore ; conservez, en renonçant à ces projets, l’estime de vos camarades, et que l’armée ignore ce que vous avez voulu tenter. Mésonan voulut répliquer ; j’ouvris la porte de mon cabinet et le mis dehors en lui disant : Allez vous faire pendre ailleurs. En le congédiant, je lui promis que s’il partait de Lille, s’il n’y revenait pas, je ne donnerais aucune suite à ces infâmes propositions… — Rapport de M. Persil. Témoignage du Général Magnan. Moniteur Universel du 16 septembre 1840.

[c] The following two paragraphs appear in the book version but not the original Russian version.

[d] The first two paragraphs of this quote did not appear in the Russian version but were added to the French book version.

[e] This is a reference to one of the Notes in the Appendix which were added to the French book version: Voir à l'appendice les recettes extérieures du premier Empire. (Note I.)

[h] This is a new footnote referencing one of the Notes added to the Appendix in the French book version: Voir à l'Appendice.

[f] The long quote in the original Russian version was cut in the French book version and only the source was priovided: Mémorial de Sainte Hélène, 11 Novembre 1816. The original version of the footnote was: « Je puis avoir eu bien des plans, mais je ne fus jamais en liberté d’en exécuter aucun. J’avais beau tenir le gouvernail, quelque forte que fût la main, les lames subites et nombreuses l’étaient plus encore, et j’avais la sagesse d’y céder plutôt que de sombrer en voulant y résister obstinément. Je n’ai donc jamais été véritablement mon maître, mais j’ai toujours été gouverné par les circonstances ; si bien qu’au commencement de mon élévation, sous le consulat, de vrais amis, mes chauds partisans, me demandaient parfois, dans les meilleures intentions et pour leur gouverne, où je prétendais arriver ; et je répondais toujours que je n’en savais rien. Ils en demeuraient frappés, peut-être mécontents, et pourtant je leur disais vrai. » (Mémorial de Sainte Hélène, 11 Novembre 1816.)

[g] What follows is a new ending to the French book version. The original ending in the Russian version is the following:

Mais quel fut le résultat de ses pieux efforts ? A-t-il réussi dans son entreprise ? A-t-il réussi à extraire de l’empirisme napoléonien une idée, un système, une méthode de gouvernement originale et nouvelle ? Non, il n’y est pas parvenu. Ce qu’il présente comme un système nouveau et des plus parfaits n’est, comme nous l’avons dit plus haut, qu’un mélange d’anciens systèmes politiques, administratifs et économiques qui, pendant des siècles, ont opprimé et dévasté le monde. Sa seule innovation réside dans le fait qu’il fonde son action sur le principe de la souveraineté populaire. C’est tout ! Et encore, est-ce une innovation ? Jean-Jacques Rousseau et ses émules du Comité de salut public n’ont-ils pas agi exactement de la même manière avant lui ?

De plus, il existe un critère immuable pour décider de la vérité et des qualités d’un système : c’est sa mise en application. Le système, présenté comme nouveau et original, et exposé dans l’essai que nous avons étudié, a passé par cette épreuve décisive. Voyons quel en a été le résultat.

Depuis huit ans, l’idée napoléonienne exerce un pouvoir illimité sur la France, d’où elle se propose d’éclairer le reste du monde. Alors ? A-t-elle tenu les promesses de son auteur ou de son prédicateur, quel que soit le nom que vous lui donnez ? Il était question de donner la liberté à la France : la France est-elle plus proche de la liberté aujourd’hui qu’elle ne l’était il y a huit ans ? On parlait d’apporter la paix sur terre : le monde est-il plus tranquille aujourd’hui qu’il ne l’était il y a huit ans ?

L’Idée napoléonienne n’a pas tenu les promesses de son auteur. Elle n’a en aucun cas servi la cause de la liberté et de la paix, ou en d’autres termes la cause du progrès. Et j’ajouterai qu’elle était incapable de la servir, car la liberté ne s’obtient jamais par l’esclavage, ni la paix par la guerre.

Rien d’étonnant à ce que l’auteur de ce faux système, de cette forme de socialisme politique, ait eu ces mots, dans l’amertume de son exil forcé : « J’ai péri parce que je me suis mis en travers des idées de mon temps. »

[h] What follows is a sentence added to the French book version.