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[Created: 9 February, 2025]
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This title is part of “The Guillaumin Collection” within “The Digital Library of Liberty and Power”. It has been more richly coded and has some features which other titles in the library do not have, such as the original page numbers, formatting which makes it look as much like the original text as possible, and a citation tool which makes it possible for scholars to link to an individual paragraph which is of interest to them. These titles are also available in a variety of eBook formats for reading on portable devices. |
Conversations familières sur le commerce des grains (Paris: Guillaumin, 1855; Bruxelles: Auguste Decq, 1855).http://davidmhart.com/liberty/FrenchClassicalLiberals/Molinari/Books/1855_ConversationsGrains/index.html
,Gustave de Molinari, Conversations familières sur le commerce des grains (Paris: Guillaumin, 1855; Bruxelles: Auguste Decq, 1855).
This title is also available in a facsimile PDF of the original and various eBook formats - HTML, PDF, and ePub.
This book is part of a collection of works by Gustave de Mo;inari (1819-1912).
[293]
[v]
Hommage d'affectueuse reconnaissance.
Ce livre dont je vous prie d'accepter la dédicace comme un faible témoignage de reconnaissance pour les bontés que vous avez eues pour moi, a été écrit, l'année dernière, au moment où la crise alimentaire venait de provoquer des émeutes à Bruxelles. Des circonstances indépendantes de ma volonté m'ont empêché de le publier alors, et j'espérais que le retour de l'abondance en rendrait la publication inutile. Malheureusement l'abondance n'est point revenue, et il y a peu d'apparence qu'elle revienne de sitôt. En attendant, les mêmes préjugés qui poussaient, l'année dernière, les gouvernements et les populations à contrecarrer les opérations du commerce des [vi] grains, ceux-là par des prohibitions, celles-ci par des émeutes, les mêmes préjugés subsistent. Tout nous annonce que la prohibition à la sortie des céréales sera maintenue, quoique l'expérience ait démontré clairement qu'elle a contribué à aggraver le mal au lieu de l'atténuer. Tout nous fait craindre aussi que les populations n'essaient encore une fois d'entraver la circulation des grains à l'intérieur comme la prohibition l'entrave à la frontière. Le moment est donc opportun pour combattre des préjugés qui s'ajoutent à l'inclémence des saisons, à la guerre et aux autres causes de la disette, pour renchérir les denrées nécessaires à la vie.
Telle est la tâche que je me suis efforcé de remplir dans ces Conversations familières sur le commerce des grains.
Je dois déclarer toutefois que je n'ai point envisagé la question des subsistances dans toute son étendue. La pénurie dont nous souffrons provient, à mon avis, de deux causes générales : en premier lieu, de l'insuffisance croissante de la production agricole dans l'Europe occidentale ; en second lieu, de l'insuffisance non moins funeste du commerce des grains. Je ne me suis occupé qu'incidemment de la première de ces deux causes, et je vais vous en dire la raison. [vii] C'est qu'il m'est bien démontré que si notre agriculture ne suffit plus à sa tâche, si elle ne produit plus assez d'aliments pour subvenir aux besoins de nos populations, cela tient beaucoup moins aux rigueurs des saisons qu'à notre propre imprévoyance. On a accumulé, depuis quelques années, des monceaux de phrases sur la nécessité de protéger et d'encourager l'agriculture ; mais on n'a pas accordé à cette industrie nourricière du genre humain la seule protection, le seul encouragement qui ait une efficacité sérieuse, je veux parler de l'égalité devant l'impôt. Examinez de près notre régime fiscal, et vous vous convaincrez aisément que l'agriculture est de toutes les branches de la production la plus grevée et la plus empêtrée dans la glu des règlements fiscaux. Elle paie un lourd impôt en argent sur la terre, c'est-à-dire sur la machine dont elle se sert pour produire ; elle paie, en nature, un autre impôt non moins onéreux sur le travail qui lui est nécessaire, en fournissant la plus grosse part du contingent qui est appelé chaque année sous les drapeaux ; elle paie encore un ample tribut aux octrois, ces douanes intérieures qui emprisonnent nos principaux foyers de consommation, et qui pèsent principalement sur les denrées alimentaires. Comptez enfin ce qu'elle paie à [viii] l'enregistrement, au timbre, aux offices privilégiés des notaires, etc., etc., et vous ne vous étonnerez que d'une chose, c'est qu'elle n'ait pas encore été accablée sous le faix.
Mais pour la soulager d'une manière efficace, il n'y a qu'un procédé à suivre, un seul ! c'est de diminuer les dépenses publiques, c'est de réduire notre effectif de soldats et d'employés, c'est de « faire du gouvernement à bon marché ». Les dépenses réduites, on pourra réduire aussi les impôts et dégrever sensiblement l'agriculture qui en fournit la plus forte part. Malheureusement, ce procédé qui serait le seul efficace est aussi le seul auquel il ne soit pas permis de songer. Il y a de nos jours une denrée qui renchérit beaucoup plus encore que le pain, la viande ou le combustible, c'est le gouvernement. Comparez ce que coûtaient les gouvernements, il y a trente ou quarante ans, à ce qu'ils coûtent aujourd'hui, et vous trouverez que le prix en a doublé pour le moins. Vous trouverez aussi que — les révolutions et la guerre aidant — le prix en augmente tous les jours. Et le moyen, je vous prie, de se mettre en travers du courant irrésistible d'ignorance, de préjugés et de mauvaises passions, qui pousse aujourd'hui à l'augmentation des dépenses publiques ! Le moyen [ix] de faire prévaloir la cause du bon marché, en matière de gouvernement, à une époque où gouvernants et gouvernés paraissent de connivence pour augmenter le prix de revient de cette denrée ! Mais, cela étant, peut-on songer à réduire les impôts à l'aide desquels elle s'achète ? Peut-on songer à diminuer les recettes, quand chacun travaille à augmenter les dépenses ?
J'ai donc laissé à l'écart les causes qui entravent l'essor de la production agricole, pour m'attacher à celles qui font obstacle au développement du commerce des grains, et qui sans être moins funestes que les premières peuvent être combattues avec beaucoup plus de chances de succès, car elles ne s'appuient sur aucun de ces intérêts puissants et massifs dont la force d'inertie déjoue toutes les tentatives de réforme. À qui profitent les émeutes et les prohibitions à la sortie par exemple ? Les émeutes procurent du travail aux agents de police, aux gendarmes et aux geôliers, les prohibitions à la sortie aux douaniers. Ces agents indispensables de l'ordre public et du fisc méritent des ménagements sans doute, mais ne serait-il pas facile de les désintéresser, d'une manière ou d'une autre — dût-on continuer à fournir une solde entière à ceux que l'on congédierait faute d'ouvrage ?
[v]
La réforme des préjugés, des règlements et des lois qui entravent le développement du commerce des grains est donc essentiellement pratique. Il suffirait d'un peu de zèle et de persistance pour l'accomplir. Et cependant cette réforme qui coûterait si peu, rapporterait beaucoup, car elle mettrait un terme aux fluctuations désastreuses des prix des subsistances, en les fixant à un niveau moyen, également éloigné de l'extrême bon marché des années de surabondance et de l'extrême cherté des années de disette. Elle constituerait pour tout dire une véritable assurance contre l'excès du bon marché, si nuisible au producteur, et contre l'excès de la cherté, si funeste au consommateur.
Tel serait, et j'espère que vous en demeurerez convaincu, si vous voulez bien jeter un coup d'œil sur ces Conversations familières, que je soumets à votre appréciation éclairée et bienveillante, — tel serait, dis-je, le résultat inévitable de la suppression des entraves que les préjugés, les règlements et les lois opposent encore au développement du commerce des grains.
Octobre 1855.
[1]
INTERLOCUTEURS :
Un émeutier. — Un prohibitionniste. — Un économiste.
(Ces interlocuteurs se réunissent dans un estaminet [1] situé auprès du principal foyer de l'émeute.)
L'ÉMEUTIER
(Il entre tout essoufflé dans l'estaminet, s'assied et demande un verre de faro.) — Quelle bonne journée ! [2] les accapareurs se souviendront longtemps de la leçon que nous venons de leur donner. En avons-nous cassé de ces carreaux ! Ouf ! je n'en puis plus...
L'ÉCONOMISTE
(Il est assis à la même table, et il fume un cigare.) — Qui casse les verres, les paie.
L'ÉMEUTIER
Hein ! que dites-vous là ?
L'ÉCONOMISTE
Pas grand chose. C'est un vieux proverbe qui me revient à l'esprit.
L'ÉMEUTIER
(Le regardant de travers.) — Il n'a pas le sens commun votre proverbe ; et si l'on ne vous connaissait [3] d'ancienne date, on pourrait croire que vous faites cause commune avec les sangsues du peuple. Mais vous êtes un brave homme, au fond. Seulement votre économie politique vous gâte...
LE PROHIBITIONNISTE
(Vieillard chauve, en lunettes. En entendant le mot économie politique, il fait un soubresaut, et laisse tomber le Journal de Bruxelles [2] qu'il est en train de lire.) — L'économie politique ! oui, c'est elle qui a fait tout le mal, avec ses théories. Ah ! les théoriciens, les théoriciens ! engeance perverse. (Il se remet à lire le Journal de Bruxelles.)
L'ÉCONOMISTE
Bon ! Vous allez voir à présent que ce sont les économistes qui ont fait l'émeute.
LE PROHIBITIONNISTE
S'ils ne l'ont pas faite, au moins ils l'ont provoquée par leurs réformes imprudentes. C'est leur liberté du commerce tant vantée qui a engendré la cherté, et c'est la cherté qui a engendré l'émeute. (Il lit plus que jamais le Journal de Bruxelles.)
L'ÉCONOMISTE
Voilà une généalogie bien établie. Dites-moi donc, est-ce que l'économie politique et la liberté du commerce existaient au Moyen-âge ?
LE PROHIBITIONNISTE
Non, grâce au Ciel. Nos pères ne connaissaient point ces inventions-là, et ils ne s'en portaient pas plus mal.
[4]
L'ÉCONOMISTE
C'est à savoir. Le Moyen-âge ne connaissait ni l'économie politique ni la liberté du commerce, c'est parfaitement exact. La production et le commerce des grains étaient alors rigoureusement réglementés. Chaque province était entourée d'une ceinture de douanes que les grains ne pouvaient franchir, ni pour entrer ni pour sortir, à moins d'une permission spéciale. Et, dans l'intérieur même de cette circonscription limitée, croyez-vous que les agriculteurs eussent la liberté de produire et de vendre leurs grains à leur guise ? Pas davantage. Ils ne pouvaient porter leurs grains que sur certains marchés qui étaient désignés par l'autorité, et des pénalités sévères étaient comminées contre ceux qui s'avisaient de les porter ailleurs, ou simplement d'attendre chez eux les acheteurs. Il y avait plus encore : ils étaient obligés de conduire eux-mêmes leurs grains au marché ou de les y faire conduire par un membre de leur famille, et, dès qu'ils les avaient mis en vente, ils ne pouvaient plus les remporter. Dans les années de disette, la réglementation était encore renforcée : on établissait un maximum sur le prix des grains, un maximum, c'est-à-dire un prix au-dessus duquel il n'était pas permis de vendre. Que s'ils refusaient de livrer leurs grains au taux du maximum, on envahissait leurs fermes, on recensait leur récolte, et on les obligeait de la tenir à la disposition des autorités. Enfin, quand il arrivait que les cultivateurs, mécontentés et ruinés par tant d'entraves, laissaient en friche une partie de leurs champs, on leur prescrivait l'étendue qu'ils en devaient cultiver ; on réglementait leurs assolements ; parfois même, quand on [5] jugeait que les semailles n'avaient point réussi, on contraignait les cultivateurs d'ensemencer une seconde fois leurs champs. Vous le voyez, on n'avait rien oublié, c'était complet !
Les marchands de grains et les boulangers n'étaient pas plus libres, on peut même affirmer qu'ils l'étaient moins : d'abord leur nombre était strictement limité ; ensuite, toutes leurs opérations étaient réglementées et surveillées avec un soin jaloux. Les marchands de grains ne pouvaient opérer leurs achats que dans une certaine circonscription déterminée, ni se présenter dans les marchés avant ou après certaines heures. Les boulangers étaient soumis à des prescriptions analogues ; en outre, le pain était taxé en tout temps, tandis que le grain ne l'était qu'aux époques de disette. Des mesures extraordinaires s'ajoutaient encore à celles-là, pour mieux assurer la subsistance des populations, lorsque l'autorité redoutait un déficit. On défendait la vente du pain tendre et du pain de qualité supérieure. On fermait les boutiques des pâtissiers, ou bien l'on obligeait ces industriels à limiter leur production et à n'employer que certaines qualités de farines. On fermait aussi les distilleries et les brasseries. Bref, l'autorité était infatigable. Aucune partie de la production ou du commerce des subsistances n'échappait à son œil vigilant ; pas un atome de liberté commerciale ne pouvait s'y infiltrer. Que si, par aventure, la surveillance se relâchait ou si l'autorité montrait un peu trop d'indulgence envers les fermiers, les marchands de grains et les boulangers, si elle permettait qu'on fit de grosses provisions ou de gros transports de blé, le peuple, qui n'entendait pas raison sur [6] ce chapitre, se mettait de la partie et il se chargeait de rappeler les « accapareurs » à l'ordre. Il arrêtait les charrettes ou les bateaux de grains ; il faisait des visites domiciliaires dans les magasins et dans les fermes, pillait les approvisionnements ou les jetait à la rivière, et quand les fermiers ou les marchands s'avisaient de regimber, il les envoyait rejoindre leur marchandise.
Voilà le régime qui prévalait au Moyen-âge. Eh bien ! quels étaient les résultats de ce régime ? Est-ce qu'il faisait régner l'abondance ? Est-ce qu'il bannissait la disette ? Jugez-en. En Angleterre, on n'a pas compté moins de cent vingt-et-une famines en trois cent six ans, de l'an 1049 à 1355, c'est-à-dire dans la plus belle période du Moyen-âge. En France, c'était pis encore. La famine sévissait une année sur deux. Dans le douzième siècle, par exemple, on n'y compta pas moins de cinquante-et-une famines. Et quelles famines ! Un historien allemand, Voigt, rapporte que, même dans les pays à blé, en Prusse, par exemple, on déterrait les cadavres pour les manger ; que des parents tuaient leurs enfants, et des enfants leurs parents, pour en faire des repas de cannibales. Dans une famine causée par les déprédations des Tartares en Hongrie, un habitant de ce pays confessa qu'il avait tué et mangé soixante enfants et huit moines [3]
LE PROHIBITIONNISTE
Horreur !
[7]
L'ÉCONOMISTE
Eh bien ! depuis que la production et le commerce des blés jouissent d'une certaine liberté, depuis qu'on a aboli, au moins en partie, la gothique réglementation du Moyen-âge, nous avons eu sans doute à souffrir encore de la disette ; mais le mal a-t-il été poussé à ce point ? Avons-nous été réduits à manger des moines ?
L'ÉMEUTIER
Pour cela, non.
L'ÉCONOMISTE
Nous avons encore souffert de la pénurie et de la cherté depuis qu'on a commencé à appliquer aux subsistances le principe de la liberté du commerce. Nous avons eu encore des disettes ; car la liberté du commerce n'est pas une panacée !
LE PROHIBITIONNISTE
Ah ! vous l'avouez donc !
L'ÉCONOMISTE
Pourquoi ne l'avouerais-je pas ? Quel économiste a jamais prétendu que la liberté fût une panacée ! qu'elle eût, par exemple, le pouvoir de rendre les saisons toujours favorables, les moissons toujours abondantes ! Non ! la liberté du commerce n'a pas une vertu souveraine ; elle ne peut pas donner au cultivateur la pluie ou le beau temps, selon qu'il le souhaite ; mais elle peut, dans une large mesure, atténuer les maux causés par l'inconstance des saisons. Elle peut agir de telle sorte que l'on ne souffre jamais ni d'un bon marché excessif ni d'une excessive cherté. C'est un régulateur.
J'étais en train de vous dire, lorsque vous m'avez [8] interrompu, que nous avons encore eu des disettes depuis l'avènement de la liberté du commerce ; je voulais ajouter que ces disettes ont été, les unes provoquées, les autres aggravées par les entraves apportées à la production, au commerce et à la consommation des blés, par les émeutes ou par les prohibitions ; que, chaque fois qu'on a essayé de porter directement ou indirectement atteinte à la liberté du commerce des subsistances, on a fait naître le mal ou on l'a augmenté, au lieu de le prévenir ou de l'atténuer. Je voulais ajouter, enfin, que les émeutes, la réglementation et les prohibitions en matière de subsistances, sont pires que la sécheresse au moment des semailles, pires que l'humidité pendant la floraison et la moisson, pires que la grêle, les sauterelles et les charançons, pires que la maladie des pommes de terre.
LE PROHIBITIONNISTE
Oh ! oh ! ainsi donc, moi qui demande qu'on ne laisse pas sortir du pays les subsistances nécessaires à la nourriture des enfants du pays ; moi qui demande qu'on nourrisse nos populations avant de songer à nourrir l'étranger, je suis un promoteur de la disette, une sauterelle, un charançon ? Allons donc !
L'ÉMEUTIER
Et moi qui viens de m'exposer à passer la nuit à l'Amigo et, qui sait ? peut-être deux ou trois mois aux Petit-Carmes [4] , pour donner une leçon aux accapareurs, [9] pour empêcher cette tourbe malfaisante de spéculer sur la subsistance du peuple, je contribue à augmenter la cherté, je fais hausser le prix du pain, je suis pire qu'une sauterelle ou un charançon, un complice des accapareurs, quoi ?
L'ÉCONOMISTE
Vous parlez d'or l'un et l'autre. Vous êtes assurément pleins de bonne foi. Vous croyez sincèrement, vous, qu'en demandant la prohibition à la sortie des blés, vous, en allant casser les vitres des prétendus accapareurs, vous travaillez à amener l'abondance et le bon marché.
LE PROHIBITIONNISTE ET L'ÉMEUTIER
Sans aucun doute.
L'ÉCONOMISTE
Eh bien ! il me serait très facile de vous prouver que vous allez diamétralement à l'opposé du but que vous voulez atteindre ; que, sans le savoir et sans le vouloir, vous travaillez à augmenter la disette et la cherté ; que vous causez, en deux mots, aux populations dont vous croyez défendre les intérêts, des maux plus grands que tous les fléaux dont je vous parlais tout à l'heure. Et, pour ma part, je suis convaincu qu'une nation qui a le malheur de posséder des prohibitionnistes et des émeutiers ferait une excellente spéculation en les troquant contre autant de sacs de sauterelles ou de charançons, au choix.
LE PROHIBITIONNISTE
Vous êtes insupportable avec vos plaisanteries. Des coq-à-l'âne ne sont pas des raisons.
[10]
L'ÉCONOMISTE
Soit ! ne plaisantons plus. Il faut avouer que c'est une belle chose que l'émeute.
L'ÉMEUTIER
Tiens ! vous en convenez donc !
L'ÉCONOMISTE
Assurément. Voyez plutôt. C'est une rude besogne que celle d'approvisionner un pays, et d'y faire régner l'abondance, croyez-moi ! Avez-vous vécu aux champs ? Oui. Eh bien ! vous devez savoir alors comme on y travaille. Dès quatre heures du matin, en été ; avant le jour, en hiver, on est levé à la ferme ou dans la chaumière du paysan, et on se met à l'œuvre. Il y a des gens qui disent que le blé pousse tout seul dans les champs ; que le cultivateur n'a qu'à laisser faire la nature. Sans doute, la nature prête son concours à l'homme, mais c'est à la condition que l'homme soit son associé, son coopérateur infatigable. Voici une terre en friche. Suffitil d'y répandre le blé et de le laisser pousser à la garde de Dieu ? Non ; il faut défoncer le sol, l'épierrer, le drainer s'il est trop humide, l'arroser s'il est trop sec, puis le labourer, l'ensemencer, le herser, le rouler. Voilà bien des travaux et des fatigues. Ce n'est pas une sinécure que de tenir le manche d'une charrue. Connaissez-vous cette belle description du travail du laboureur par Lamartine :
L'homme saisit le manche, et sous le coin tranchant,
Pour ouvrir le sillon, le guide au bout du champ.
Ô travail, sainte loi du monde,
Ton mystère va s'accomplir ;
Pour rendre la glèbe féconde
De sueurs il faut l'amollir !
[11] 42. L'homme, enfant et fruit de la terre,
Ouvre les flancs de cette mère
Qui germe les fruits et les fleurs ;
Comme l'enfant mord la mamelle
Pour que le lait monte et ruisselle
Du sein de sa nourrice en pleurs !
La terre qui se fend sous le soc qu'elle aiguise,
En tronçons palpitants s'amoncelle et se brise ;
Et tout en s'entr'ouvrant fume comme une chair
Qui se fend et palpite et fume sous le fer.
En deux monceaux poudreux les ailes la renversent.
Ses racines à nu, ses herbes se dispersent ;
Ses reptiles, ses vers, par le soc déterrés,
Se tordent sur son sein en tronçons torturés.
L'homme les foule aux pieds, en secouant le manche, Enfonce plus avant le glaive qui les tranche ;
Le timon plonge et tremble et déchire ses doigts … [5]
L'homme s'use vite à cette besogne. Et quand on dit que la terre s'abreuve des sueurs du paysan, on ne fait pas une métaphore, c'est à la lettre. Maintenant le champ est préparé. C'est à la nature à faire son œuvre. Quelquefois la nature sourit aux efforts de l'homme, elle se montre envers lui généreuse et libérale ; mais combien de fois l'excès de sécheresse ou d'humidité, la grêle, la rouille, viennent détruire l'espérance du cultivateur ! Enfin, le blé est mûr, il faut le moissonner ; car aucun bon génie ne se charge de le cueillir, de le botteler et de l'engranger. Quand il est dans la grange, il faut le battre et le vanner. Quand il est battu et vanné, il faut le mettre au grenier et le garer des charançons, puis le porter au marché ou au moulin. Que de peines ! que de [13] soucis ! avant d'en avoir tiré de quoi entretenir bêtes et gens. Encore si la fortune était au bout ! Mais on ne s'enrichit guère à tenir le manche d'une charrue, et, de tout temps, ç'a été une condition modeste et rude que celle du cultivateur.
Cependant le blé est sorti de la ferme ; il a été charroyé au marché, et du marché au moulin. Il arrive au boulanger qui le pétrit et le met au four. Voilà encore bien des façons, et aucune ne se donne sans peine. Comment se nomme l'ouvrier boulanger ? Un gindre. Pourquoi ? Parce qu'il sue et se démène, parce qu'il geint, la nuit durant, pour que le pain soit prêt au petit jour. Ah ! le pain est facile à manger, mais combien de gens savent ce qu'il a coûté à produire ?
L'ÉMEUTIER
Où diantre en veut-il venir ?
L'ÉCONOMISTE
Voici. C'est que malgré tant de travaux, de peines et de soucis, malgré tant de journées laborieuses qui ont été employées à préparer la subsistance des populations, malgré tant de bras, d'intelligences et de capitaux, qui ont été appliqués à cette œuvre, il arrive quelquefois que la subsistance demeure insuffisante ; il arrive que la disette, avec son cortège hideux de misères et de souffrances, fonde sur les populations... Oh ! c'est une pénible et cruelle épreuve. Mais, rassurez-vous. De même qu'on a découvert un remède spécifique contre la fièvre, on en a trouvé un contre la disette, un spécifique qui agit d'une manière instantanée, qui substitue comme par un coup de baguette l'abondance à la disette.
[13]
L'ÉMEUTIER
Et ce spécifique, c'est...
L'ÉCONOMISTE
Vous me le demandez ? Eh ! parbleu, c'est l'émeute : une demi-douzaine de fainéants se rassemblent dans la rue ou sur un marché ; ils se plaignent tout haut de la cherté du pain et de la rareté de l'ouvrage ; de pauvres femmes que leurs maris laissent sans pain pour aller se gorger de faro ou de genièvre, et qui viennent de faire queue à la porte du bureau de bienfaisance ; des enfants qu'on jette le matin dans la rue, en disant à chacun : Va, nourris-toi comme tu pourras ! mendie ou vole ! mais ne demande pas de pain le soir, car tu ne recevras que des coups de trique ; des repris de justice sans ouvrage, et qui sont à l'affût d'un bon coup, viennent se joindre au groupe. On crie contre les accapareurs, et le plus lettré de la bande tire de sa poche un journal où l'on dénonce ces vampires qui s'abreuvent de la sueur du peuple. On raconte que tel marchand de grains emmagasine secrètement des blés pour les faire passer à l'étranger, où on les lui paie au poids de l'or ; que tel boulanger ne donne pas le poids, que tel autre n'emploie plus que des farines avariées... C'est un concert de plaintes et d'injures. La foule crie, hurle, s'exaspère, puis elle se met en branle. On court chez le marchand de grains qui fait passer à l'étranger la subsistance du peuple ; on jette des pierres dans ses carreaux et on répand dans le ruisseau les grains et les farines qu'il a eu l'imprudence d'étaler dans son magasin. On court ensuite chez le boulanger qui est accusé de vendre à faux poids, puis chez celui qui est accusé d'employer de [14] mauvais grains ; on les pille, et si on les rencontre on les houspille. Mais les agents de police accourent. Il en vient d'abord un, deux, trois pour reconnaître l'émeute. On les roue de coups. Alors il en vient une troupe avec un commissaire et des gendarmes. On les hue, on leur jette des pierres ; mais les gendarmes mettent leurs chevaux au trot, et chacun de prendre ses jambes à son cou et de décamper au plus vite. En un clin d'œil la rue est vide. Mais ce n'est pas fini ; ça ne fait au contraire que commencer. Le lendemain matin, les journaux et les commères racontent l'émeute avec commentaires, et des attroupements vont stationner en permanence vis-à-vis des boutiques saccagées. On les disperse, ils se reforment. Cela dure ainsi jusqu'au soir. Alors le branle-bas de la veille recommence ; mais c'est bien une autre affaire, car les curieux affluent, sans distinction d'âge ni de sexe. Les curieux ! c'est un des ingrédients indispensables d'une émeute. Le curieux est le compère naturel de l'émeutier, et le plus précieux des compères, car il n'y entend pas malice. Le curieux va à l'émeute pour son plaisir, comme on va à un spectacle gratis, et sans se douter qu'il joue un rôle dans la pièce. Donc, pendant toute la journée, on s'est dit chez le bourgeois : Il y aura une émeute ce soir, comme ce sera amusant ! Irons-nous voir l'émeute ? Le père de famille qui vient de lire une proclamation du bourgmestre, dans laquelle on engage les bons citoyens à rester chez eux, le père de famille résiste ; mais il y a dans la maison de petits jeunes gens qui portent déjà de grosses moustaches et de petites cannes, et qui sont naturellement affamés d'aventures ; il y a de jeunes demoiselles qui sortent de [15] pension et qui ne sont pas fâchées de savoir comment sont faits les émeutiers. La mère de famille se récrie contre tant d'imprudence, mais elle est fière de tant d'audace. D'ailleurs, c'est un spectacle qui ne coûte rien, tandis qu'il faut payer sa place aux galeries Saint-Hubert [6]. Le soir venu, la benjamine de la maison est députée vers le père, et elle fait tant et si bien qu'elle finit par lever ses scrupules de garde civique et de bon bourgeois. Après tout, se dit-il, quelques personnes de plus ou de moins ne feront rien à l'affaire. On va donc à l'émeute. Il y a foule. Les curieux affluent, car ils ont tous fait le même raisonnement... Mais ils n'affluent pas seuls. Les gamins, les capons du rivage [7] , les repris de justice, les aventurières du trottoir et des boulevards, tous les gueux, tous les fainéants, tous les goussepains y sont au grand complet : c'est un brouhaha, c'est une bousculade, c'est un tohu-bohu... Les petits jeunes gens se faufilent dans la foule, les petites demoiselles crient qu'on les étouffe et qu'on les écrase, la mère de famille sue à grosses gouttes, le père commence à croire qu'il a commis une imprudence ; mais il est trop tard pour reculer. La multitude compacte bouche toutes les issues. Tout à coup on entend un roulement de tambours, auquel succède le pas strident d'une troupe de chevaux qui se mettent au trot sur le pavé. Aussitôt la foule reflue sur elle-même, et l'on n'aperçoit plus qu'un mélange confus de têtes, de bras, de chapeaux, de cannes, de parapluies, qui roulent pêle-mêle au [16] milieu d'un effroyable charivari de sifflets, de grognements, de cris d'effroi des femmes et de piaffements des chevaux. Les gendarmes distribuent des coups de plat de sabre, les agents de police empoignent à droite et à gauche au plus épais des groupes. Les émeutiers se rejettent derrière les curieux, qu'ils poussent sous la latte des gendarmes ou sous le poignet des agents de police ; les filous ne perdent pas leur temps, et les journalistes rouges méditent un premier-Bruxelles foudroyant contre la barbarie de la police... Quant au père de famille étouffé, houspillé, meurtri, il rassemble tant bien que mal sa couvée, et il s'en retourne au logis, jurant, mais un peu tard, qu'on ne l'y prendra plus.
Les petites demoiselles pleurent, qui son châle déchiré, qui son bracelet perdu ; la mère de famille est ahurie. On ne sait ce que sont devenus les petits jeunes gens, ils ne reparaissent que le lendemain... Ils ont passé la nuit à l'Amigo. Voilà le second jour. Le troisième, l'autorité a pris ses mesures : la circulation est interdite, les issues sont gardées par la garde civique. Les émeutiers sont réduits à faire des promenades au pas de course, en jetant, par-ci par-là, quelques pierres dans les vitrines des boulangers. Les curieux pansent leurs horions. Les journalistes rouges, seuls, protestent, par leur présence, contre l'abus de pouvoir dont le peuple a été victime. On se couche de bonne heure. Les rues sont désertes. L'émeute est finie.
Mais voici la merveille ! Ces fainéants, ces capons, ces goussepains, ces filous, ces filles perdues, ces bourgeois imbéciles, qui ont fait l'émeute ou qui l'ont grossie, cet attroupement du vice et de la sottise, savez-vous ce qu'ils [17] ont produit ? Ils ont produit l'abondance. Ce que n'avaient pu faire le laboureur, le moissonneur, le batteur en grange, le vanneur, le meunier, le boulanger, par tant de jours et de nuits de travail et de sueurs, ils l'ont accompli, eux, en deux ou trois journées de désordre et de pillage. Ils ont cassé quelques carreaux, pillé quelques boulangeries, houspillé quelques marchands de grains, et l'abondance a succédé à la disette. N'est-ce pas merveilleux ? et n'a-t-on pas bien tort de tant se préoccuper de faire fleurir l'agriculture ? Ne suffirait-il pas de faire fleurir l'émeute, pour amener l'abondance dans un pays ?
L'ÉMEUTIER
Je vois bien que vous voulez m'échauffer la bile, mais j'ai bien assez travaillé aujourd'hui ; je suis harassé. Je vous laisse dire.
L'ÉCONOMISTE
Moi, je vais plus loin. Je prétends qu'on devrait non seulement vous laisser dire, mais encore vous laisser faire : car, enfin, si les émeutes ont la vertu d'engendrer l'abondance, on devrait les encourager au lieu de les réprimer, et récompenser les émeutiers au lieu de les mettre à l'Amigo.
L'ÉMEUTIER
Eh ! eh ! pourquoi pas ? Si les gouvernements étaient vraiment populaires...
L'ÉCONOMISTE
Ils confieraient aux émeutiers la police des marchés, n'est-il pas vrai ? Mais les gouvernements sont ingrats et stupides. Comment ! voilà des hommes qui ont découvert un moyen simple, efficace, assuré de faire pousser [18] le grain sans labours ni semailles, des hommes qui ont résolu économiquement, au prix de quelques vitres cassées et de quelques côtes enfoncées — et quelles côtes encore ? des côtes de boulangers ou de marchands de grains — le grand problème de la vie à bon marché, et, au lieu de leur dresser des statues, on les traite comme des malfaiteurs vulgaires ; on les confond avec la tourbe des vagabonds et des filous, on... Ah ! les gouvernements ! les gouvernements !
L'ÉMEUTIER
Vous persiflez ! Qu'est-ce que cela prouve ? Que le but auquel nous tendons vous échappe ; que vous ne nous comprenez pas. C'est le sort de toutes les idées nouvelles de n'être pas comprises...
L'ÉCONOMISTE
Casser des carreaux pour faire baisser le prix du pain, c'est donc une idée nouvelle. Il me semblait, au contraire, que c'était une pratique usitée depuis qu'il y a des carreaux et des émeutes.
L'ÉMEUTIER
Allons, je vois bien que vous n'y entendez rien. Je vais vous expliquer la philosophie de la chose.
Voyez-vous, il n'y a, en matière de subsistance, qu'un système qui vaille, c'est que le gouvernement nourrisse le peuple. Aussi longtemps que l'on n'en sera pas venu là, le peuple souffrira, et il a déjà bien assez souffert, le peuple. Il faut que le gouvernement nourrisse le peuple ; toute l'économie politique populaire, démocratique et sociale, est renfermée dans cette formule. Tous nos grands penseurs, Rousseau, Robespierre, Cabet, Louis [19] Blanc, s'accordent là-dessus. Et, tenez, voici ce que disait Robespierre, notre grand martyr !...
L'ÉCONOMISTE
Martyr, d'après le Dictionnaire de l'Académie, signifie celui qui souffre la mort pour attester une vérité, celui qui est persécuté, proscrit, guillotiné, et non pas celui qui persécute, qui proscrit, qui guillotine.
L'ÉMEUTIER
Robespierre n'a-t-il pas été guillotiné pour la sainte cause du peuple ?
L'ÉCONOMISTE
Oui, il a été guillotiné ; mais après avoir été guillotineur. Pour mériter le nom de martyr, il faut avoir les mains pures de sang.
L'ÉMEUTIER
Homme à préjugés ! Donc, voici ce que disait Robespierre dans un discours sur la liberté du commerce des grains : « Il faut, disait-il, assurer à tous les membres de la société la jouissance de la portion des fruits de la terre qui est nécessaire à leur existence, aux propriétaires et aux cultivateurs le prix de leur industrie, et livrer le superflu à la liberté du commerce. » Qu'est-ce que cela signifie ? Que le gouvernement doit acheter aux agriculteurs leurs denrées, à un prix rémunérateur, et en assurer la jouissance au peuple, c'est-à-dire les lui distribuer en raison de ses besoins. Vous autres dites : Il faut que le peuple nourrisse le gouvernement ; Robespierre disait, et nous répétons après lui : Il faut que le gouvernement nourrisse le peuple ! Est-ce que notre économie politique ne vaut pas un peu mieux que [20] la vôtre ? D'ailleurs, vous avez tort d'en vouloir à Robespierre, il n'était pas l'ennemi de la liberté du commerce. Il lui faisait sa part, à cette liberté comme aux autres, une part juste et raisonnable. Nourrissons d'abord le peuple, disait-il ; fournissons-lui tous les aliments dont il a besoin, puis, s'il reste des subsistances, abandonnons-les à la liberté du commerce.
L'ÉCONOMISTE
Oui, pour les vendre au peuple qui est nourri par le gouvernement.
L'ÉMEUTIER
Pour en faire ce qu'elle voudra. Le législateur, qui n'a en vue que l'intérêt général, doit-il se préoccuper des intérêts privés ? Donc Robespierre n'était point hostile à la liberté du commerce, et il avait soin de le déclarer dans un langage bien fait pour rassurer les honnêtes gens : « Je vous dénonce les assassins du peuple, disait-il ; et vous répondez : Laissez-les faire ! (C'étaient les économistes de l'époque qui répondaient cela.) ... Je n'ôte aux riches et aux propriétaires aucune propriété légitime ; je ne leur ôte que le droit d'attenter à celle d'autrui. Je ne détruis point le commerce, mais le brigandage des monopoleurs ; je ne les condamne qu'à la peine de laisser vivre leurs semblables. » Langage sublime ! Écoutez encore la péroraison, car tout ce discours est resté gravé dans ma mémoire en caractères indélébiles. « Riches égoïstes, sachez prévoir et prévenir d'avance les résultats terribles de la lutte de l'orgueil et des passions lâches contre la justice et contre l'humanité. Que l'exemple des nobles et des rois vous instruise. Apprenez à [21] goûter les charmes de l'égalité et les délices de la vertu, ou du moins contentezvous des avantages que la fortune vous donne, et laissez au peuple du pain, du travail et des mœurs. » Que dites-vous de cela ?
L'ÉCONOMISTE
Je dis que vous avez une jolie littérature, et qu'elle vous profite joliment.
L'ÉMEUTIER
Je m'en flatte : que le gouvernement nourrisse le peuple, c'était la maxime de Robespierre, et c'est la mienne. Maintenant, ce but que doit se proposer tout homme qui aime véritablement le peuple, ce but, on ne saurait complètement l'atteindre en un jour. Robespierre lui-même ne l'a pas pu. Que faut-il faire en attendant ? Faut-il laisser les accapareurs, les monopoleurs, les agioteurs s'engraisser paisiblement de la substance du peuple ? Faut-il tolérer leur infâme brigandage ? Non, mille fois non. Vous disiez tout à l'heure que la réglementation avait échoué au Moyen-âge ; qu'elle avait aggravé le mal, au lieu de le détruire. Mais est-ce parce qu'on a trop réglementé ? Ne serait-ce pas plutôt parce qu'on n'a pas réglementé assez ? C'étaient les grands et les riches qui gouvernaient alors. Peut-être bien s'entendaient-ils avec les accapareurs. Cela ne prouve rien contre la réglementation.
Un homme qui a écrit un gros livre sur la législation et le commerce des grains, et dont vous ne récuserez pas le témoignage, car c'était un bourgeois, M. Necker, comparait les propriétaires à des lions toujours prêts à s'élancer pour dévorer les travailleurs. Eh bien ! je dis, [22] moi, qu'il ne faut pas laisser faire ces bêtes féroces ; je dis qu'il faut les museler, et que, si le gouvernement manque à ce devoir, le peuple a le droit de se protéger lui-même.
Ainsi, que se passe-t-il aujourd'hui ? On spécule, on agiote sur les grains, on les cache ou on les transporte à l'étranger ; on cause une disette factice quand la récolte est abondante, et le gouvernement tolère des manœuvres si infernales ! il laisse faire les accapareurs ! il les laisse spéculer, agioter pour affamer le peuple et s'enrichir de sa faim ! Eh bien ! puisque le gouvernement ne prend aucune mesure, puisqu'il se croise les bras, n'est-ce pas à nous d'aviser ? Puisqu'il livre le peuple aux accapareurs, le peuple n'a-t-il pas le droit de se défendre contre eux ?
L'ÉCONOMISTE
Vous étiez, il y a une heure, toute une bande aux trousses d'un malheureux marchand de grains qui courait comme un lièvre : c'était pourtant lui qui vous attaquait ; vous ne faisiez que vous défendre. Comme les apparences sont fallacieuses !
L'ÉMEUTIER
Ne recommencez pas vos railleries. Je vous ai expliqué pourquoi nous faisons des émeutes : c'est pour suppléer à l'inaction coupable du gouvernement ; c'est pour empêcher le peuple d'être dévoré par les accapareurs. Tant pis pour vous, si vous ne comprenez pas.
Cela prouve simplement que vous ne voulez pas comprendre.
L'ÉCONOMISTE
Et que je suis un complice des accapareurs ? cela coule de source.
[23]
L'ÉMEUTIER
Eh ! eh ! votre langage ne pourrait-il pas bien le faire supposer ?
L'ÉCONOMISTE
Et si je vous prouvais, moi, que vous avez travaillé toute la journée à faire les affaires des marchands de grains ; qu'ils vous seront redevables d'une belle augmentation de leurs bénéfices de l'année, que diriez-vous ?
L'ÉMEUTIER
Hein, plaît-il ? Moi, un complice des accapareurs ! ce serait vif.
L'ÉCONOMISTE
Eh bien, je me charge de vous le prouver, clair comme deux et deux font quatre.
L'ÉMEUTIER
Je ne suis pas curieux, comme dit la chanson, mais je voudrais bien voir ça.
L'ECONOMISTE
Je suis à vos ordres. Je vous démontrerai, quand vous voudrez, que les émeutes ne peuvent avoir d'autre résultat que d'augmenter la rareté du blé et de surélever les bénéfices de ceux qui le vendent aux dépens de ceux qui l'achètent. Quant à votre but populaire, démocratique et social, qui consiste à faire nourrir le peuple par le gouvernement, pourquoi le poursuivez-vous ?
L'ÉMEUTIER
Eh ! pour que le peuple soit mieux nourri et à meilleur marché, quoi !
L'ÉCONOMISTE
Je n'aurai pas de peine à vous prouver qu'il le serait [24] plus mal et plus chèrement. Ce n'est pas tout : ces règlements que vous invoquez pour protéger les consommateurs contre les « lions » dont parle M. Necker, cité par Louis Blanc ; ces règlements qui ont fait une si mauvaise besogne au Moyen-âge, je n'aurai pas de peine non plus à vous prouver qu'ils en feraient encore une plus mauvaise de nos jours ; que ce que le gouvernement a de mieux à faire…
L'ÉMEUTIER
C'est de ne rien faire, n'est-il pas vrai ? Connu !
L'ÉCONOMISTE
C'est d'accorder aux agriculteurs et aux marchands de grains pleine et entière liberté de vendre leurs denrées où et quand bon leur semble, au dedans ou au dehors ; c'est de protéger religieusement leurs personnes et leurs propriétés, et de les laisser faire.
L'ÉMEUTIER
C'est cela, de laisser le peuple à la merci des mangeurs d'hommes.
L'ÉCONOMISTE
Laissez-moi achever. Je m'engage enfin à vous prouver que, sous ce régime de pleine et entière liberté commerciale, les marchands de grains réaliseraient de moins gros bénéfices que sous le régime des émeutes, des règlements et des prohibitions à la sortie, tandis que le peuple serait mieux nourri et à meilleur marché.
LE PROHIBITIONNISTE
(Il a fini de lire le Journal de Bruxelles). — Ah ! que voilà bien les hommes à système ! Ils posent un principe, [25] et ils prétendent l'appliquer quand même, sans tenir compte des faits et des circonstances.
L'ÉCONOMISTE
Pourquoi pas, si le principe est bon ?
LE PROHIBITIONNISTE
Des principes ! des principes ! Est-ce qu'il y a des principes ?
L'ÉCONOMISTE
Croyez-vous qu'il vaille mieux dire la vérité que de mentir ?
LE PROHIBITIONNISTE
Ah ! par exemple, est-ce que cela fait doute ? Je crois qu'il vaut mieux de dire la vérité.
L'ÉCONOMISTE
Pourquoi ?
LE PROHIBITIONNISTE
Parce que... parce que le mensonge est mauvais, parce qu'il est dans la nature du mensonge de produire du mal.
L'ÉCONOMISTE
Qui dit cela ?
LE PROHIBITIONNISTE
Mais la morale donc ! C'est un principe élémentaire de morale.
L'ÉCONOMISTE
Bon ! Il y a donc des principes en morale ?
LE PROHIBITIONNISTE
En morale, assurément. Mais...
L'ÉCONOMISTE
Croyez-vous qu'en vous précipitant du haut de la cathédrale d'Anvers vous vous casserez le cou ?
[26]
LE PROHIBITIONNISTE
Belle question ! Si je le crois, à moins d'un miracle.
L'ÉCONOMISTE
Eh bien ! En vertu de quelle loi vous casserezvous le cou ?
LE PROHIBITIONNISTE
En vertu de la loi de la pesanteur, c'est tout simple.
L'ÉCONOMISTE
Et cette loi, qu'est-elle ?
LE PROHIBITIONNISTE
C'est... Eh ! parbleu, c'est un principe élémentaire de physique.
L'ÉCONOMISTE
Il y donc des principes en physique ? Et si vous mangez avec excès, qu'en résultera-t-il ?
LE PROHIBITIONNISTE
Il en résultera que j'attraperai une indigestion.
L'ÉCONOMISTE
En êtes-vous bien sûr ? LE PROHIBITIONNISTE
Tout à fait sûr. L'ÉCONOMISTE
Pourquoi ?
LE PROHIBITIONNISTE
Ah çà, mais c'est donc une scie ! parce que ma digestion ne se fera point.
L'ÉCONOMISTE
Et pourquoi votre digestion ne se fera-t-elle point ?
[27]
LE PROHIBITIONNISTE
Est-ce que je le sais, moi ? Demandezle à mon médecin, il vous en donnera l'explication.
L'ÉCONOMISTE
Pourquoi ne me la donnez-vous pas vousmême ?
LE PROHIBITIONNISTE
Parce que je ne sais pas comment le corps humain est construit, organisé ; parce que je ne connais pas les lois qui président à la nutrition, parce que je ne suis pas un physiologiste.
L'ÉCONOMISTE
Mais quoique vous ne connaissiez pas la physiologie, vous admettez qu'elle existe, n'est-il pas vrai ?
LE PROHIBITIONNISTE
Assurément.
L'ÉCONOMISTE
Très bien. Vous admettez aussi qu'un physiologiste puisse expliquer pourquoi votre digestion ne se fait point quand vous avez trop mangé. Mais sur quoi basera-t-il son explication ?
LE PROHIBITIONNISTE
Sur...
L'ÉCONOMISTE
Allons ! accouchez.
LE PROHIBITIONNISTE
Sur les principes de la physiologie, ce me semble.
L'ÉCONOMISTE
Il y a donc des principes en physiologie ? Eh bien ! s'il y a des principes en morale, en physique, en physiologie, pourquoi n'y en aurait-il pas en économie politique ?
[28]
LE PROHIBITIONNISTE
Parce que l'économie politique n'est qu'une science... conjecturale, incertaine, une science dont les résultats varient, se contredisent.
L'ÉCONOMISTE
Qu'en savez-vous ? Connaissez-vous l'économie politique ?
LE PROHIBITIONNISTE
La question est bonne ! Qui est-ce qui ne connaît pas l'économie politique ?
L'ÉCONOMISTE
Mais encore ! l'avez-vous étudiée ?
LE PROHIBITIONNISTE
Est-ce qu'on étudie l'économie politique ? J'ai toujours entendu dire qu'il suffisait d'un peu de bon sens pour résoudre les questions économiques.
L'ÉCONOMISTE
Ah ! et s'il vous arrivait d'avoir la fièvre ou la jaunisse, ou même si vous attrapiez une simple indigestion, que feriez-vous ?
LE PROHIBITIONNISTE
Je ferais vite appeler mon médecin.
L'ÉCONOMISTE
Et suivriez-vous ses ordonnances ?
LE PROHIBITIONNISTE
Religieusement ; sinon, pourquoi le ferais-je appeler ?
L'ÉCONOMISTE
Vous reconnaissez donc que votre médecin a plus de bon sens que vous ?
[29]
LE PROHIBITIONNISTE
Plus de bon sens que moi ! non, morbleu. Sans me flatter, je ne crois pas que personne ait plus de bon sens que moi, et je crois l'avoir prouvé dans la conduite de mes affaires. Ce n'est point parce que je reconnais à mon médecin un bon sens supérieur au mien, que je lui confie le soin de ma santé, c'est parce qu'il a des connaissances que je n'ai point ; c'est parce qu'il a étudié la médecine et qu'il est, en conséquence, mieux en état que moi de reconnaître mes maux et de les guérir.
L'ÉCONOMISTE
Fort bien. Vous convenez avec moi que le bon sens ne suffit pas pour guérir la fièvre, la jaunisse et les autres maladies. Vous convenez que la connaissance du corps humain est nécessaire aussi ?
LE PROHIBITIONNISTE
Ai-je jamais prétendu le contraire ?
L'ÉCONOMISTE
Et comment nomme-t-on les gens qui entreprennent de guérir un malade sans s'être donné la peine d'étudier la médecine, en se fiant simplement à leur bon sens ?
LE PROHIBITIONNISTE
On les nomme des charlatans.
L'ÉCONOMISTE
N'y a-t-il pas des lois qui leur interdisent la pratique de l'art de guérir ?
LE PROHIBITIONNISTE
Oui, certes.
[30]
L'ÉCONOMISTE
Que pensez-vous de ces lois qui interdisent la pratique de la médecine aux gens qui ne l'ont pas étudiée ?
LE PROHIBITIONNISTE
Je pense qu'elles sont des plus salutaires. Comment ! on permettrait au premier ignorant venu de se jouer de la santé et de la vie d'un homme ! on lui permettrait d'administrer des remèdes, sans avoir auparavant étudié leur action sur l'organisme, sans qu'il sache si leur application peut être bienfaisante ou funeste ! Mais ce serait tolérer l'homicide !
L'ÉCONOMISTE
Pourtant s'il était bien avéré que cet ignorant qui pratique la médecine est un homme de bon sens ?
LE PROHIBITIONNISTE
Vous voulez rire. Est-ce qu'un homme qui se mêle de pratiquer un art qu'il ne connaît point peut être un homme de bon sens ? Et quand même il le serait, que peut le bon sens quand il n'est pas éclairé par la science ?
L'ÉCONOMISTE
Ah ! et si le charlatan dont nous parlons, au lieu de compromettre la santé de quelques centaines ou de quelques milliers de malades, pouvait influer sur l'existence de plusieurs millions d'individus, trouveriez-vous bon qu'on le laissât faire ?
LE PROHIBITIONNISTE
Que voulez-vous dire ? Est-ce là une question ? Si son ignorance pouvait compromettre la vie de plusieurs millions d'individus, ce serait une raison de plus pour mettre un tel homme hors d'état de nuire.
[31]
L'ÉCONOMISTE
Pourtant, si, fort de son bon sens, il persistait à pratiquer un art qu'il ne connaît point, s'il voulait être médecin quand même ?
LE PROHIBITIONNISTE
Je le ferais enfermer comme un fou, comme un enragé.
L'ÉCONOMISTE
Et s'il s'échappait pour recommencer de plus belle ?
LE PROHIBITIONNISTE
Oh ! alors, plutôt que de laisser tant d'existences à la merci d'un fou dangereux, je n'écouterais plus que la nécessité du salut public et je...
L'ÉCONOMISTE
Prenez garde ! Vous êtes sur le point de commettre un suicide ! vous allez vous guillotiner vous-même.
LE PROHIBITIONNISTE
Qu'est-ce à dire ?
L'ÉCONOMISTE
C'est-à-dire que le corps social ne possède pas un mécanisme moins compliqué que le corps humain ; d'où il résulte que le bon sens seul ne suffit pas plus pour soulager les maux de la société que pour guérir ceux du corps. Il faut, comme vous le disiez si bien tout à l'heure, que le bon sens soit éclairé par la science. Et la science qui étudie le mécanisme de la société, c'est...
LE PROHIBITIONNISTE
L'économie politique, n'est-il pas vrai ?
L'ÉCONOMISTE
Précisément. Or, pour connaître l'économie politique, [32] il faut l'étudier ; et, quand on se mêle de résoudre les questions économiques sans s'être préalablement livré à cette étude indispensable, on ressemble à un charlatan qui pratique l'art de guérir sans avoir aucune notion de médecine : avec cette différence essentielle qu'un charlatan, en médecine, ne peut compromettre que quelques centaines ou quelques milliers de vies, tandis qu'un charlatan en économie politique peut en compromettre des millions.
LE PROHIBITIONNISTE
Ta, ta, ta, ta. Vous ne me ferez jamais accroire que je suis un charlatan parce que je résous, avec les seules lumières que me fournit mon bon sens, une question aussi simple que celle de la prohibition à la sortie des grains dans une année de disette. Il n'est pas nécessaire pour cela d'avoir étudié l'économie politique.
L'ÉCONOMISTE
C'est à savoir.
LE PROHIBITIONNISTE
Comment ! Voilà un pays qui a un déficit bien constaté, un pays qui se trouve exposé à subir toutes les horreurs de la disette, qu'a-t-il de mieux à faire ? Est-ce de laisser sa subsistance, déjà insuffisante, s'écouler à l'étranger ? Est-ce de laisser le déficit s'agrandir jusqu'à ce que la disette ait pris les proportions d'une famine ? Le bon sens le plus vulgaire ne commande-t-il pas, en de semblables circonstances, de garder son blé pour soi ? Dans la pétition qu'ils ont adressée au conseil communal pour demander la prohibition à la sortie, les boulangers de Gand disent : « Quand je possède soixante-quinze centimes, et qu'il me faut un franc, que faisje ? Est-ce [33] que je commence par lâcher mes soixante-quinze centimes ? Non ! je les garde, et je tâche de me procurer, où et comme je puis, les vingt-cinq centimes dont j'ai besoin, » C'est le bon sens du peuple qui parle ainsi. Tant pis pour la science des économistes, si elle parle autrement !
L'ÉMEUTIER
Bravo ! je n'aurais jamais cru que nous fussions si bien d'accord. Certainement, c'est une chose odieuse et infâme de laisser sortir le blé du pays quand la disette sévit, quand le peuple a faim. Mais est-ce que cela suffit ? N'est-il pas odieux et infâme aussi de permettre aux accapareurs de garder le blé dans leurs magasins, de le cacher, de l'enfouir, afin de spéculer sur un nouveau renchérissement quand les populations souffrent ? Le gouvernement ne devrait-il pas mettre un frein à un agiotage si abominable ? Ne devraitil pas se charger de nourrir le peuple ?
L'ÉCONOMISTE
Voilà ce que dit encore le bon sens du peuple en dépit de la science des économistes, n'est-il pas vrai ?
L'ÉMEUTIER
Sans doute, et voilà ce qu'il continuera de dire jusqu'à ce qu'on lui prouve qu'il a tort.
LE PROHIBITIONNISTE
Cela ne sera pas bien difficile. Il est reconnu que les marchands de grains sont des intermédiaires utiles, indispensables, à qui il faut accorder pleine liberté... à l'intérieur. Il est reconnu aussi que le gouvernement ne peut se charger de nourrir le peuple.
[34]
L'ÉMEUTIER
Reconnu, reconnu. Par qui ?
LE PROHIBITIONNISTE
Eh ! mais, par...
L'ÉCONOMISTE
Achevez, par...
LE PROHIBITIONNISTE
Par le bon sens public.
L'ÉCONOMISTE
, Allons donc ! le bon sens du peuple a précisément reconnu le contraire, car, de tout temps, le peuple a demandé à être nourri par le gouvernement ; de tout temps aussi il a demandé à être protégé contre les accapareurs. N'invoquez donc pas le bon sens public. Convenez franchement que c'est à l'économie politique que vous êtes redevable de ces deux démonstrations-là.
LE PROHIBITIONNISTE
Certainement, certainement, je n'ai jamais prétendu que l'économie politique ne soit pas utile dans une certaine mesure ; mais il y a des choses si claires, si palpables, des choses de sens commun...
L'ÉCONOMISTE
Toujours le sens commun. Et si je vous démontrais que votre fameux raisonnement des boulangers de Gand n'est pas plus du sens commun qu'il n'est de l'économie politique ; si je vous démontrais que la prohibition à la sortie des grains ne vaut pas mieux qu'aucune des autres prescriptions et prohibitions du régime réglementaire ; qu'elle ne peut qu'aggraver la disette au lieu de ramener l'abondance ?
[35]
LE PROHIBITIONNISTE
Par exemple !
L'ÉCONOMISTE
Eh bien ! si vous voulez me prêter un peu d'attention...
LE BAES
(S'avançant, son bonnet de coton à la main). — Messieurs, vous savez que M. le bourgmestre a ordonné la fermeture des estaminets à dix heures, à cause de l'émeute.
L'ÉMEUTIER
Encore une manière de vexer le monde qui s'amuse paisiblement. Ah ! les autorités ! les autorités !
L'ÉCONOMISTE
Si vous n'aviez pas fait d'émeute, le bourgmestre ne vous enverrait pas vous coucher à dix heures. Nous pourrons reprendre demain notre conversation, si vous y êtes encore disposés.
LE PROHIBITIONNISTE
Volontiers, après que j'aurai lu mon journal.
L'ÉMEUTIER
Et moi, après que... suffit !
LE BAES
Messieurs, il est dix heures, savez-vous ?
(Tout le monde se lève. Les habitués mettent leur pipe de côté. Quelques-uns s'attardent à causer avec la mieke qui enlève les verres et nettoie les tables. Le baes les pousse dehors et il ferme l'estaminet.)
[36]
SOMMAIRE : Les causes physiques de la cherté. — L'inconstance des saisons. — Les causes politiques. — L'anarchie et la guerre. — Influence funeste de la guerre sur la production et le commerce des grains. — Les causes économiques. — Les gros impôts. — Les crises agricoles. — Maux que les variations excessives des prix des subsistances occasionnent aux consommateurs et aux producteurs. — Comment on pourrait établir une assurance mutuelle contre les excès du bon marché et de la cherté. — Des quantités qu'il faudrait déplacer pour opérer cette assurance. — Loi des quantités et des prix. — Que les prix varient dans une proportion plus forte que les quantités. — Raison et utilité de cette loi. — Résumé.
L'ÉMEUTIER
(Il entre l'oreille basse.) C'est dégoûtant !
L'ÉCONOMISTE
Quoi ?
[37]
L'ÉMEUTIER
Eh ! parbleu, que les bourgeois s'en mêlent. La garde civique a été convoquée, et les magasins des accapareurs sont protégés par un rempart de baïonnettes. Il n'y a plus rien à faire. C'est à peine si nous avons pu casser quelques carreaux au pas de course. Ah ! la bourgeoisie ! la bourgeoisie !
L'ÉCONOMISTE
Que vous disais-je hier ? Ne sommes-nous pas au troisième jour ?
L'ÉMEUTIER
Et le peuple qui se laisse intimider par ce tas d'épiciers !
L'ÉCONOMISTE (le contrefaisant).
Ah ! le peuple ! le peuple !
L'ÉMEUTIER
Ne m'en parlez pas. Le peuple se conduit mal. Si cela continue, je ne me mêle plus de ses affaires. Tant pis pour lui. Il l'aura voulu.
LE PROHIBITIONNISTE
(Il entre en costume de garde civique, se débarrasse de son fusil et demande son journal.) C'est fini. Il n'y a plus d'apparence d'émeute. Les fauteurs de troubles ont disparu. (Apercevant l'émeutier). Tiens vous voilà, vous. Je vous croyais à l'Amigo. On y a mis une bonne fournée des vôtres. (On lui passe son journal. Il le parcourt.) Bon, une pétition pour demander la prohibition à la sortie des céréales. J'irai la signer demain matin.
L'ÉCONOMISTE
C'est cela, vous venez de réprimer une émeute aujourd'hui et vous allez en faire une autre demain.
[38]
LE PROHIBITIONNISTE
Une émeute ?
L'ÉCONOMISTE
Oui, une émeute sur le papier, qui produira exactement les mêmes résultats que l'émeute de la rue.
LE PROHIBITIONNISTE
Encore vos sornettes économiques ! Mais j'y pense. C'est aujourd'hui que nous devons discuter la question à fond.
L'ÉCONOMISTE
Je vous attendais pour cela, et je compte bien ne pas vous lâcher avant de vous avoir convertis.
LE PROHIBITIONNISTE ET L'ÉMEUTIER
Alors, ce sera long.
L'ÉCONOMISTE
C'est une raison de plus pour ne pas perdre de temps. Asseyez-vous, et commençons. Savez-vous pourquoi il y a des années d'abondance et des années de disette ?
L'ÉMEUTIER
Parbleu. Cela dépend des saisons. C'est, comme on dit, une question de pluie ou de beau temps.
L'ÉCONOMISTE
Les variations de la température, c'est-à-dire les causes physiques, exercent, en effet, une influence considérable sur les récoltes. Ici, comme en bien d'autres choses, tout excès est malfaisant. L'humidité, la sécheresse et le froid excessif sont également funestes à la production des denrées alimentaires. L'humidité est surtout nuisible pendant les labours, la floraison et la moisson ; la sécheresse au moment des semailles et pendant la croissance ; [39] enfin le froid cause d'autant plus de dommages que l'hiver est plus précoce et plus tardif. Dans nos pays, c'est l'excès d'humidité qui est principalement à redouter ; dans les pays naturellement secs, c'est l'excès de sécheresse.
Bref, il est bien certain que les saisons exercent une influence notable sur les récoltes ; mais cette influence des causes physiques n'agit pas seule. Celle des causes politiques et économiques vient s'y joindre pour amener tantôt l'abondance, tantôt la disette.
Parmi les causes politiques qui agissent pour amener la disette, l'anarchie et la guerre figurent au premier rang. Si l'anarchie règne dans un pays, si la propriété n'y est plus suffisamment protégée, si le paysan est exposé à ce que des pillards en blouse ou en uniforme viennent lui enlever le fruit de ses sueurs, il sèmera le moins possible, et, quand même la température serait des plus propices, la disette deviendra inévitable. La guerre, quoique moins à redouter que l'anarchie — il n'y a rien de pire que l'anarchie — inflige aussi à l'agriculture des maux cruels et des dommages incalculables. Ce que j'en dis ne s'applique pas seulement aux pays qui servent de champs de bataille aux puissances belligérantes. Dans ces pays-là, la discipline la plus rigide n'empêche pas le malheureux cultivateur de voir ses champs ravagés, ses moissons foulées aux pieds des chevaux, sa misérable cabane mise à sac, si bien qu'à la fin de la campagne, il ne lui reste le plus souvent que les yeux pour pleurer. Ce que j'en dis s'applique encore aux pays qui fournissent le matériel et le personnel nécessaires à la guerre, et qui sont obligés de pourvoir à leur entretien. Quand la [40] conscription et les réquisitions enlèvent, par exemple, 100 000 hommes et 10 000 chevaux à l'agriculture pour les envoyer travailler en Algérie, en Crimée ou ailleurs, l'absence de cette portion du personnel et du matériel agricoles ne doit-elle pas inévitablement contribuer à restreindre la production des denrées alimentaires ? Sans doute, l'œuvre de destruction, à laquelle ces 100 000 hommes et ces 10 000 chevaux vont être désormais appliqués, cette œuvre peut donner des résultats avantageux si la guerre est juste et nécessaire ; mais, en attendant, ils n'en sont pas moins ravis à la production. C'est ainsi que les guerres de l'Empire, en enlevant à l'agriculture la portion la plus jeune et la plus vigoureuse de son personnel, contribuèrent à amener les famines de 1812 et de 1816, dans lesquelles les pauvres gens furent littéralement réduits à brouter l'herbe ; c'est ainsi que la disette apparaît comme l'inévitable et lugubre suivante de la guerre. Même dans les pays qui réussissent à demeurer neutres au milieu des conflits des puissances, la guerre exerce encore à cet égard sa sinistre influence. On y augmente l'effectif militaire par mesure de précaution, et c'est encore autant de perdu pour la production.
Tandis que la guerre contribue d'une part à diminuer la production agricole en lui enlevant ses meilleurs instruments, elle entrave, d'une autre part, le commerce des grains. Depuis le commencement de la guerre d'Orient, par exemple, la Russie a interdit l'exportation de ses blés. Je crois volontiers qu'en agissant ainsi elle s'est fait à elle-même plus de tort qu'elle n'en a causé à ses ennemis ; mais enfin, c'est toujours autant de retranché [41] de la consommation des pays qui avaient l'habitude de demander à la Russie un supplément de subsistances [8]. Voilà pour ce qui concerne l'influence perturbatrice de la guerre. Comprenez-vous maintenant le sens de la belle inscription en lettres d'or qu'on lit sur la façade de la maison du roi à Bruxelles :
A peste, a same, a bello, libera nos Maria pacis.
De la peste, de la famine et de la guerre, délivrez-nous Marie, reine ou patronne de la paix.
L'ÉMEUTIER
Oui, ces fléaux-là sont, pourrait-on dire, cousins germains. Ils appartiennent à la même famille.
L'ÉCONOMISTE
Et c'est assurément une abominable famille. Arrivons maintenant aux causes économiques de la disette.
C'est un fait reconnu que les bonnes récoltes alternent d'une manière assez régulière avec les mauvaises. Les « vaches maigres » pour me servir de l'expression biblique succèdent aux « vaches grasses », puis l'abondance revient, puis encore la rareté. En Belgique, par exemple, nous avons eu, depuis vingt-cinq ans, sept périodes alternatives d'abondance et de rareté, comprenant, en totalité, à peu près le même nombre d'années. Nous sommes réduits à manger de la vache maigre depuis 1852, après avoir eu de la vache grasse de 1848 à 1851. À quoi tient cette alternance presque régulière des bonnes récoltes et des mauvaises ? Elle tient, en premier [42] lieu, aux variations des saisons, cela ne saurait être mis en doute. Mais une cause purement économique vient se joindre à cette cause physique, pour étendre et restreindre alternativement la production alimentaire. Quand les saisons ont été favorables et les récoltes abondantes, plusieurs années de suite, qu'arrive-t-il ? C'est qu'il y a surabondance des productions de la terre et qu'elles tombent à vil prix. On voit alors se manifester une crise analogue aux crises industrielles ou commerciales qui se produisent chaque fois que les manufacturiers ou les négociants offrent une trop grande quantité de marchandises à la consommation. Des masses de grains sont apportées au marché par des fermiers pressés de vendre pour subvenir à leurs frais de culture, payer leurs fermages, etc., et cette concurrence excessive des vendeurs amène une baisse telle que la production alimentaire cesse de couvrir ses frais. Qu'en résulte-t-il ? C'est que les fermiers, après avoir pris patience pendant deux ou trois ans, finissent par réduire leurs cultures ; c'est qu'ils sèment moins de céréales et plantent moins de pommes de terre, absolument comme font les manufacturiers après une crise industrielle. C'est même en quelque sorte un résultat forcé, car les ressources des cultivateurs se trouvent tellement diminuées au bout de quelques années de surabondance, qu'il leur est impossible de continuer à cultiver autant de terre. Chacun sème donc moins de grains et plante moins de pommes de terre ; chacun, par conséquent, en récolte moins, et alors même que les saisons continuent à être favorables, la rareté succède à l'abondance. On entre dans la période des vaches maigres. Mais celle-ci, à son tour, ne peut se [43] perpétuer. Les hauts prix augmentent les profits des cultivateurs, qui se trouvent par là même encouragés à étendre de nouveau leurs cultures. Ils consacrent plus de terre à la production alimentaire maintenant qu'elle est devenue plus avantageuse ; ils sèment plus de grains et ils ne manquent pas d'en récolter davantage. Aussitôt, les prix baissent, et la vache grasse succède encore une fois à la vache maigre.
LE PROHIBITIONNISTE
Cette explication des variations périodiques des récoltes me paraît assez admissible. Cependant, ne croyez-vous pas qu'outre l'influence de ces fluctuations périodiques, qui se sont manifestées de tous temps, nous subissions actuellement l'action de certaines causes qui tendent à exhausser, d'une manière permanente, le niveau des prix des choses nécessaires à la vie ? N'êtes-vous point d'avis, par exemple, que l'augmentation de la masse des métaux précieux, en diminuant la valeur des monnaies, doive avoir pour résultat inévitable d'augmenter le prix de toutes les choses qui s'achètent avec de la monnaie ?
L'ÉCONOMISTE
C'est bien mon opinion. Seulement, je ne crois pas que cette cause agisse dès à présent d'une manière sensible.
LE PROHIBITIONNISTE
Il y a cependant des gens compétents qui affirment qu'elle agit.
L'ÉCONOMISTE
Je crois qu'ils sont dans l'erreur. En effet, si les découvertes des gisements aurifères de la Californie et de [44] l'Australie avaient exercé l'influence qu'on leur suppose, que serait-il arrivé ? D'abord, que le rapport entre la valeur de l'or et celle de l'argent se serait altéré d'une manière notable, puisque c'est la production de l'or qui s'est accrue et non celle de l'argent. Or, il n'en a pas été ainsi. Ce rapport qui, à d'autres époques, a éprouvé des variations considérables, ne s'est pas encore sensiblement modifié. Ensuite, si les métaux précieux s'étaient dépréciés, cette dépréciation aurait agi d'une manière uniforme sur les prix de toutes les marchandises. Toutes auraient haussé dans la même proportion. Or, bien que la hausse ait porté sur un certain nombre d'articles essentiels, elle n'a été ni uniforme ni générale. L'explication qu'on donne de la hausse du prix des subsistances, en supposant une dépréciation des métaux précieux, me paraît donc erronée. Cette dépréciation viendra sans doute, mais elle n'est pas encore venue.
L'ÉMEUTIER
Oh ! il y a une autre cause, dont vous ne parlez pas, c'est l'influence des chemins de fer et des grandes manufactures, dont les cheminées exhalent un poison funeste à la végétation. Voilà la cause de la maladie des pommes de terre et de la maladie du raisin ; c'est bien avéré.
L'ÉCONOMISTE
Il est fâcheux pour votre explication que les pommes de terre et le raisin soient malades dans des pays où il n'y a ni chemins de fer ni grandes manufactures.
Mais il y a d'autres fléaux qui contribuent à empêcher la production agricole de se développer autant que cela serait nécessaire pour subvenir aux besoins d'une [45] population croissante, et à élever en conséquence graduellement le niveau général des prix des subsistances. Ces fléaux ne sont autres que les gros impôts qui pèsent sur le sol, et les entraves qui empêchent les capitaux et les intelligences de le féconder.
L'ÉMEUTIER
N'est-ce pas le propriétaire qui paie l'impôt foncier ? Et quoi de plus juste que de frapper les propriétaires !
L'ÉCONOMISTE
À la condition, bien entendu, de ne pas atteindre le consommateur en frappant le propriétaire. Or, qu'arrivet-il lorsque la contribution foncière est trop lourde ? C'est que le propriétaire, qui n'est pas toujours fort à son aise et qui a souvent grand'peine à joindre les deux bouts, ne peut économiser pour améliorer sa terre, soit qu'il la cultive lui-même, ce qui arrive fréquemment dans nos pays de petite propriété, soit qu'il la donne à cultiver à un fermier. D'un autre côté, l'impôt foncier oppose un obstacle sérieux au défrichement. Défricher une terre est une opération des plus chanceuses. On ne l'entreprend donc qu'avec la perspective d'un bon profit. Or ce profit, proportionné aux risques d'une entreprise naturellement aléatoire, peut-on l'espérer dans un pays où le gouvernement confisque la meilleure part de la plus-value que le défrichement a donnée à la terre ?
LE PROHIBITIONNISTE
Non ! c'est évident.
L'ÉCONOMISTE
On ne se soucie donc pas de se donner la peine pour que le gouvernement recueille le profit. Qu'en résulte-t-il ? C'est que l'impôt foncier contribue, dans une mesure [46] plus forte qu'on ne le suppose, à restreindre la production agricole, et par conséquent à diminuer l'offre des substances alimentaires, en présence d'une demande qui va croissant. Vous voyez que si l'impôt foncier est payé par le propriétaire, il lui est remboursé — et selon toute apparence avec de gros intérêts — par le consommateur.
L'ÉMEUTIER
Comment cela ?
L'ÉCONOMISTE
La production étant moins développée qu'elle ne le serait si l'impôt foncier n'existait pas, la quantité offerte à la consommation est moindre aussi, et le prix s'élève en conséquence. L'augmentation des prix provenant de cette cause provoque un accroissement de la rente du sol, qui compense et au-delà le montant de l'impôt. Voilà comment il se fait que l'impôt foncier, qui semble frapper le propriétaire, atteigne, en réalité, le consommateur. Ce n'est pas un impôt sur la propriété, c'est un impôt sur le pain !
L'ÉMEUTIER
La concurrence des pays où l'impôt foncier n'existe pas ne doit-elle pas avoir pour résultat d'empêcher les propriétaires de se débarrasser de leur fardeau pour en accabler les consommateurs ?
L'ÉCONOMISTE
Malheureusement, ces pays sont éloignés, et le blé est une denrée lourde et encombrante. L'élévation des frais de transport équivaut à un droit protecteur, que les progrès de la locomotion ne feront jamais entièrement disparaître.
[47]
LE PROHIBITIONNISTE
Mais, alors même que l'impôt foncier n'existerait pas, pourrait-on défricher beaucoup de nouvelles terres ? Notre domaine exploitable n'est-il pas limité ? Toutes les terres qui peuvent être cultivées avec avantage ne sont-elles pas utilisées ?
L'ÉCONOMISTE
Il nous reste encore en Belgique 125 hectares sur 1000 à conquérir à la culture [9] En outre, il ne faut pas oublier qu'on peut s'étendre en profondeur aussi bien qu'en superficie ; qu'on peut doubler le produit d'une surface cultivée, par l'application intelligente d'un supplément de capital. Or, si le fisc s'empare d'une partie de la plus-value provenant de cette opération qu'on pourrait nommer un second défrichement, en augmentant le taux de la contribution foncière, ne décourage-t-il pas l'application des capitaux à l'amélioration du sol ?
Cette application nécessaire du capital à la production agricole est encore découragée par l'ensemble des dispositions qui régissent chez nous la propriété foncière. C'est ainsi, par exemple, que la vente d'une pièce de terre, c'est-à-dire d'une machine à produire des subsistances, est environnée de formalités et grevée de frais extraordinaires. Qu'en résulte-t-il ? C'est que ces formalités et ces frais éloignent les capitaux d'un placement dont on ne peut plus les retirer qu'avec une grosse perte de temps et d'argent ; c'est que les capitalistes les plus intelligents, ceux dont le concours serait le plus efficace pour améliorer et développer la production agricole, [48] préfèrent porter leurs fonds dans d'autres industries.
Et remarquez que cette situation s'aggrave chaque jour davantage. Autrefois, en effet, les placements à réalisation facile étaient peu nombreux. Mais depuis la création des dettes publiques et la multiplication des grandes compagnies industrielles, dont les titres ou les actions sont transmissibles presque sans frais et sans aucun délai, la situation a complètement changé à cet égard. Les placements à réalisation facile se sont multipliés et diversifiés à l'infini. Aussi, qu'est-il arrivé ? C'est que la concurrence croissante de ces nouveaux placements supérieurs aux anciens, au point des facilités de la réalisation, a été funeste à ceux-ci ; c'est que les capitaux, au lieu de continuer à alimenter la production agricole, se sont dirigés de plus en plus vers les fonds publics et les actions industrielles ; c'est que les économies des nations civilisées ont abandonné les placements à réalisation coûteuse et lente, pour les placements à réalisation économique et prompte. Voilà comment il se fait que la production agricole soit demeurée en arrière, à une époque où la plupart des autres branches du travail humain ont pris un si prodigieux essor ! Voilà comment il se fait que les produits agricoles aient haussé progressivement, depuis soixante ans, tandis que la plupart des autres produits ont baissé, quelques-uns dans une proportion énorme.
LE PROHIBITIONNISTE
La loi d'égalité des partages n'a-t-elle pas contribué à ce résultat, en amenant l'excessif morcellement du sol ?
L'ÉCONOMISTE
Si la propriété foncière n'avait pas été accablée [49] d'impôts et de restrictions de toute sorte, cette loi n'aurait pu exercer aucune influence sur la constitution des exploitations agricoles. Influe-t-elle, par exemple, sur les exploitations industrielles, sur les entreprises de chemins de fer, sur les mines ? Elle n'influerait pas davantage, croyez-le bien, sur les exploitations agricoles, si celles-ci avaient pu se constituer de manière à permettre aux héritages de se diviser sans amener le morcellement du sol.
À l'influence des impôts et des entraves qui pèsent sur la propriété foncière, ajoutez celle des préjugés et des lois restrictives qui empêchent les agriculteurs de disposer librement de leurs produits, et vous vous expliquerez pourquoi la production alimentaire attire si peu les capitaux et les intelligences, pourquoi, en conséquence, elle devient de plus en plus insuffisante et chère, tandis que la plupart des autres industries progressent dans le sens de l'abondance et du bon marché.
Mais je ne veux pas trop m'étendre sur ces causes permanentes de la cherté, car on ne peut faire disparaître les principales qu'en remaniant complètement notre système d'impôts, chose à peu près impossible avec nos gros budgets. On y arrivera sans doute, mais quand le mal sera devenu intolérable. En attendant, on pourrait remédier d'une manière sérieuse au mal dont nous souffrons, en donnant aux prix une fixité plus grande. Ainsi, il y a des années où les prix tombent à 15 ou 16 francs par hectolitre ; il y en a d'autres où ils s'élèvent à 40 ou 50 francs. Il y a encore, dans la même année, des inégalités presque aussi fortes qui se manifestent de pays à pays. Si l'on réussissait à obtenir, en tous [50] temps et en tous lieux, des prix à peu près uniformes, ne serait-ce pas un immense bienfait ?
LE PROHIBITIONNISTE
Immense, en effet. Si les subsistances demeuraient toujours à un prix moyen, également éloigné de l'extrême bon marché et de l'extrême cherté, la situation des ouvriers serait bien meilleure. Car rien n'est plus désastreux pour eux que les variations excessives des prix. S'ils étaient pourvus d'une dose suffisante de prévoyance, s'ils avaient le bon esprit de faire des économies dans les années d'abondance, en vue des années de disette, le mal assurément serait moindre. Malheureusement, ils connaissent pour la plupart beaucoup mieux le chemin du cabaret que celui de la caisse d'épargnes. Au lieu de faire des économies dans les bonnes années, ils augmentent leur dépense. Ils boivent un peu plus de faro et de genièvre, ils chôment davantage la saint lundi ; bref, ils gaspillent, sans profit pour eux ni pour leur famille, la bonne aubaine de l'abondance. On peut même dire que l'excès du bon marché leur est nuisible, car ils prennent dans les bonnes années des habitudes de dépense, dont ils ont peine à se défaire dans les mauvaises. Ils ne s'en défont que le plus tard possible et, en attendant, c'est leur ménage qui en pâtit.
Vienne donc la cherté et l'ouvrier se trouve pris au dépourvu. D'abord, il ne veut rien changer à son train de vie. Il continue à donner la même somme à sa femme pour la dépense de la semaine. Mais cette somme qui était encore suffisante hier ne l'est plus aujourd'hui. La femme réclame davantage. Le mari qui ne veut pas renoncer au cabaret, trop souvent même qui ne le peut, [51] parce qu'il s'y est endetté, le mari refuse. Alors la pitance quotidienne devient de plus en plus maigre. La femme souffre et dépérit ; les enfants vont mendier. Enfin, la cherté croissant tous les jours, le mari est obligé de donner au ménage tout son gain de la semaine. Il reste chez lui le soir au lieu d'aller au cabaret ; mais il est triste, ennuyé, de mauvaise humeur. Il tatillonne sur tout. Auparavant, il battait sa femme parce qu'il buvait trop ; maintenant il la bat parce qu'il ne boit plus assez...
L'ÉMEUTIER
Oui. C'est une vie d'enfer. Qu'est-ce donc lorsque le manque de travail ou la maladie vient se joindre à la cherté des vivres, pour nous accabler ?
L'ÉCONOMISTE
Ainsi donc, rien n'est plus nuisible aux consommateurs que les fluctuations excessives des prix des subsistances ?
L'ÉMEUTIER
Assurément.
LE PROHIBITIONNISTE
On peut affirmer aussi qu'elle ne vaut pas mieux pour les producteurs. Dans les années de cherté, le cultivateur peut sans doute réaliser de bons profits sur la vente de ses denrées, quoiqu'il y ait bien quelque chose à en rabattre, surtout dans les pays de petite culture où il est obligé de réserver la plus grosse part de sa récolte pour nourrir lui, ses bêtes et ses gens ; mais, en tous cas, la cherté n'améliore pas sa situation. Au contraire ! Le plus souvent, il emploie les profits extraordinaires d'une année de cherté à satisfaire sa passion dominante, qui est d'arrondir son petit domaine. Et, comme son ambition [52] dépasse toujours ses ressources, il emprunte pour parfaire ses achats, en se fiant sur la continuation des hauts prix. Mais les hauts prix ne durent point. L'abondance revient et les prix s'avilissent. Dès ce moment, la crise commence pour le cultivateur. Il est obligé de payer ses contributions, de servir l'intérêt de ses emprunts, de pourvoir à ses frais de culture, de payer sa rente s'il est fermier, etc., etc., tout cela avec des denrées que leur extrême abondance a dépréciées. Il acquiert bientôt la désolante conviction qu'il ne pourra joindre les deux bouts, à moins d'emprunter encore. Il emprunte donc, quand il trouve un prêteur, il emprunte à des conditions usuraires, et il s'enfonce dans un gouffre au fond duquel il y a l'expropriation et la ruine !... Combien de petits cultivateurs pleins de courage et de bonne volonté ont été ainsi dépouillés de leur modeste héritage ! Combien ont été réduits à travailler comme journaliers ou domestiques à la terre qu'ils avaient possédée ! Et quelle désolation, quelle honte ! car les paysans ont leur point d'honneur aussi. Ils souffrent autant de déchoir que nous autres habitants des villes. Que dis-je ? Ils souffrent davantage. Nous, du moins, nous pouvons dissimuler nos déconfitures et notre misère, mais au village rien ne se peut cacher, et Dieu sait comme on s'y montre impitoyable à l'égard des imprudents qui font la culbute pour avoir voulu sauter plus haut que les jambes !
Que le cultivateur cesse d'être exposé aux funestes alternatives de la rareté et de la surabondance, d'une cherté qui prépare sa ruine et d'un bon marché qui l'achève, et il y aura moins de gêne et de soucis, plus d'aisance et de contentement dans nos campagnes.
[53]
L'ÉCONOMISTE
La stabilité dans les prix ne serait donc pas un moindre bienfait pour le producteur que pour le consommateur ?
LE PROHIBITIONNISTE
Certainement.
L'ÉMEUTIER
Mais comment l'obtenir ? Voilà la question.
L'ÉCONOMISTE
Cette question-là n'est peut-être pas aussi difficile à résoudre que vous le supposez.
LE PROHIBITIONNISTE
C'est bien mon avis. Il suffirait de prohiber les grains à l'entrée, dans les années d'abondance, et à la sortie, dans les années de disette.
L'ÉMEUTIER
Ou de pendre, de temps en temps, quelques accapareurs, pour apprendre à vivre aux autres.
L'ÉCONOMISTE
Joli moyen !
L'ÉMEUTIER
Eh bien ! avez-vous quelque chose de mieux à nous offrir ?
L'ÉCONOMISTE
Je le pense. Précisons d'abord bien la question. Il s'agit de savoir s'il existe quelque moyen d'atténuer la pernicieuse influence des causes physiques, politiques et économiques, qui produisent tour à tour l'excessif bon marché et l'excessive cherté ; quelque moyen d'assurer les producteurs et les consommateurs contre les fluctuations désastreuses de la surabondance et de la [54] disette ; quelque moyen de niveler les approvisionnements, partant les prix, entre les bonnes années et les mauvaises. Or, je suis convaincu que ce moyen existe.
L'ÉMEUTIER ET LE PROHIBITIONNISTE
Et c'est ?
L'ÉCONOMISTE
La liberté du commerce. (L'émeutier et le prohibitionniste haussent les épaules.) Oh ! quand vous la connaîtrez mieux vous la dédaignerez moins.
Décréter la liberté du commerce des grains, c'est, comme on l'a dit avec raison et comme j'essaierai de vous le démontrer, établir une assurance mutuelle contre les fluctuations désastreuses des prix des subsistances.
D'où proviennent ces variations des prix des denrées alimentaires ? Des inégalités qui se produisent dans les approvisionnements, selon l'état des récoltes. Pour qu'elles cessassent de se produire, pour que les prix demeurassent toujours au même niveau — à un niveau également éloigné de l'excessif bon marché et de l'excessive cherté —, que faudrait-il ? Il faudrait que la même quantité de subsistances fût constamment mise au service de la consommation ; — il s'agit, bien entendu, de la même quantité, proportionnellement à la population. Ainsi, on calcule que la consommation de la Belgique, en céréales, s'élève annuellement à quinze ou seize millions d'hectolitres ; il faudrait que l'agriculture et le commerce des grains missent, chaque année, cette quantité de subsistances au service de notre population, ni plus ni moins [10]. Ni plus, car l'excédent ne pouvant être [55] absorbé par la consommation ordinaire, la présence de cet excédent sur le marché occasionnerait une dépréciation ; ni moins, car l'existence d'un déficit amènerait une hausse. Il serait donc essentiel que la quantité des subsistances mises au marché fût toujours exactement proportionnée aux besoins ordinaires de la population. Sommes-nous encore d'accord sur ce point ?
L'ÉMEUTIER ET LE PROHIBITIONNISTE
Parfaitement.
L'ÉCONOMISTE
Fort bien. Maintenant, pour obtenir ce résultat si désirable, qu'y aurait-il à faire ? Une opération des plus simples. Il s'agirait uniquement de reporter les excédents des années où il y a surabondance vers les années où il y a déficit. Ainsi, je suppose que la récolte soit surabondante l'année prochaine, et que les prix tendent à s'avilir en conséquence. Aussitôt il faudra enlever cet excédent, de manière à permettre aux prix de s'élever jusqu'à un niveau moyen, également favorable aux producteurs et aux consommateurs. Vienne ensuite une année où la récolte soit en déficit, il faudra verser sur le marché l'excédent réservé de l'année surabondante, de manière à empêcher les prix de dépasser le niveau moyen qu'il est si urgent de maintenir. Ne serait-ce point, je vous le demande, une véritable assurance organisée contre les excès presque également funestes du bon marché et de la cherté ?
Cette assurance pourrait être rendue plus complète encore. Au lieu de se borner à réserver isolément, chacun dans son petit coin, l'excédent des bonnes années pour combler le déficit des mauvaises, on pourrait [56] généraliser l'assurance, en l'étendant dans l'espace comme dans le temps ; en l'appliquant non seulement aux différentes années, mais encore aux différents pays. C'est une observation qui a été faite bien souvent que ni la disette ni la surabondance ne sont universelles ; qu'à la même époque où il y a excédent dans certains pays, il y a déficit dans d'autres. Eh bien ! supposons qu'on emploie régulièrement les excédents qui se manifestent ici, à combler les déficits qui se manifestent là, sauf à faire plus tard l'opération inverse, qu'en résultera-t-il ? C'est que, dans les années de disette, on aura à sa disposition non seulement les réserves des années de surabondance, mais encore les excédents des pays où les récoltes ont bien réussi. C'est que, dans les années de surabondance, on aura pour débouché non seulement les déficits futurs de son propre pays, mais encore les déficits actuels des autres contrées. On aura ainsi, vous le voyez, deux cordes à son arc au lieu d'une : l'assurance contre la surabondance, si nuisible au producteur, et contre la disette, si funeste au consommateur, sera complète, et les fluctuations extrêmes des prix deviendront pour ainsi dire impossibles. Le problème de l'équilibre entre l'approvisionnement et les besoins, entre l'offre et la demande sera résolu.
LE PROHIBITIONNISTE
Soit ! mais si l'on voulait établir cet équilibre d'une manière générale, quelles quantités énormes il faudrait déplacer ! Et les subsistances sont à la fois difficiles à conserver et coûteuses à transporter.
L'ÉCONOMISTE
Les quantités qu'il faudrait conserver ou déplacer, [57] pour effectuer l'assurance dont je parle, ne seraient pas aussi considérables que vous le supposez. À cet égard, les erreurs les plus grossières prévalent généralement, je ne l'ignore pas. Ainsi, la multitude est partout imbue de la croyance que, si le prix des grains vient à doubler, par exemple, c'est une preuve qu'il y a dans l'approvisionnement un déficit de moitié, que le pays n'a de vivres que pour six mois, ou bien encore que la moitié de la population est exposée à mourir de faim. S'il arrive, au contraire, que le prix baisse de moitié après une récolte abondante, on est persuadé que les cultivateurs ont recueilli assez de grains pour nourrir la population pendant deux ans. Eh bien ! cette croyance vulgaire est complètement fausse. Jamais les fluctuations des récoltes ne montent si haut, ni ne descendent si bas. Il est extrêmement rare que le déficit ou l'excédent d'une récolte atteigne la proportion d'un tiers. C'est ainsi qu'un économiste distingué, M. Tooke, a constaté qu'après plusieurs années d'abondance, en Angleterre, l'approvisionnement ne dépassait pas d'un quart la quantité nécessaire à la subsistance des populations.
L'erreur que l'on commet à cet égard prend sa source dans une autre erreur qui n'est pas moins répandue au sujet des variations des prix. On croit généralement que les prix des grains montent ou baissent exactement en proportion du déficit ou de l'excédent des approvisionnements. Or l'expérience a démontré qu'ils s'élèvent ou qu'ils s'abaissent dans une proportion beaucoup plus forte. Un ancien économiste anglais, cité par M. Tooke, Gregory King, a essayé même de déterminer cette proportion, dans une formule qui porte son nom, et que voici :
[58]
Un déficit de 10 p.% augmente le prix de 30% au-dessus du taux ordinaire.
Un déficit de 20 p.% augmente le prix de 80 p.% au-dessus du taux ordinaire.
Un déficit de 30 p.% augmente le prix de 160 p.% au-dessus du taux ordinaire.
Un déficit de 40 p.% augmente le prix de 280 p.% au-dessus du taux ordinaire.
Un déficit de 50 p.% augmente le prix de 450 p.% au-dessus du taux ordinaire.
On a contesté l'exactitude de cette formule de Gregory King, et je ne crois point, pour ma part, qu'elle soit mathématiquement vraie ; mais il y a un point sur lequel tous les hommes qui ont étudié la question des subsistances sont d'accord, c'est que les prix des denrées de première nécessité varient toujours dans une proportion bien supérieure à celle des fluctuations des quantités ; c'est qu'il suffit toujours d'un faible déficit dans l'approvisionnement pour susciter une hausse considérable dans le prix, et d'un faible excédent pour amener une baisse sensible.
Consultons, au surplus, les faits qui se sont passés sous nos yeux depuis quelques années, et nous en aurons la preuve. En 1847, le prix du blé s'est élevé, en Belgique, jusqu'à 45 francs par hectolitre, et le prix moyen a été de 25-20 fr., soit d'un tiers environ supérieur au taux des bonnes années. Cependant, il a été constaté alors que le déficit ne s'élevait pas à plus de 3 980 000 hectolitres, sur une consommation de 15 à 16 millions d'hectolitres, c'est-à-dire qu'il n'était que d'un quart. En 1853, les prix ont monté jusqu'à 35 francs, en présence d'un déficit de 1 760 000 hectolitres seulement. Je pourrais multiplier les exemples, mais je pense que ceux que je viens de citer, corroborés par vos propres observations, suffiront bien. Si donc on vient vous affirmer, dans une année de disette, que le déficit est de [59] moitié ou des deux tiers, n'en croyez rien. Si l'on vous dit encore, dans une année d'abondance, que la récolte est double ou triple, qu'on a récolté des grains pour deux ou trois ans, tenez-vous également en garde contre une exagération si monstrueuse ; car jamais les excédents des bonnes années, non plus que les déficits des mauvaises, n'atteignent de semblables proportions.
L'ÉMEUTIER
Mais, quelle en est la cause ? Comment se fait-il qu'un déficit ou un excédent dans l'approvisionnement des denrées alimentaires amène une hausse ou une baisse si disproportionnée dans le prix ?
L'ÉCONOMISTE
M. Necker, dont vous ne récuserez, à votre tour, ni l'un ni l'autre, l'opinion, puisqu'il était à la fois socialiste et prohibitionniste, M. Necker explique ainsi ce phénomène économique :
« Qu'on se représente, dit-il, cent mille hommes dans un espace fermé ; cent mille pains sont nécessaires à leur subsistance journalière, et quelques marchands viennent chaque jour les apporter.
« Tant que cette fourniture est faite exactement, le prix convenu ne change point ; mais qu'une ou deux fois l'on s'aperçoive qu'il manque seulement un ou deux pains, vide qui prive deux personnes de leur subsistance, la crainte d'être l'un de ces malheureux excite une telle ardeur d'acheter, que les marchands parviennent à doubler ou tripler le prix ordinaire [11] »
[60]
Plutôt que de manquer d'une denrée nécessaire à la vie, on se résigne donc aux plus grands sacrifices. Quand on se sent pressé par la faim, on donnerait au besoin tout ce qu'on possède pour un morceau de pain, et l'on ne ferait pas un mauvais marché. Voilà pourquoi les prix des denrées de première nécessité peuvent s'élever beaucoup plus haut, proportion gardée, que ceux des objets de luxe ; pourquoi le moindre déficit dans la quantité de ces denrées qui sont les matières premières de la vie occasionne une hausse si considérable dans leur prix.
On s'explique aisément aussi pourquoi le prix des grains tombe si bas dans les années de surabondance. Cela tient à la nature particulière de la denrée et à la situation de ceux qui la produisent. D'une part, le blé est une marchandise encombrante et difficile à conserver ; d'une autre part, les agriculteurs, surtout dans les pays de petite culture, sont en général besogneux et pressés de vendre. Ils se font, en conséquence, une concurrence aussi active pour vendre dans les années de surabondance, que les consommateurs pour acheter dans les années de disette.
C'est ainsi que les prix des subsistances s'élèvent ou s'abaissent dans une proportion beaucoup plus forte que celle de la diminution ou de l'augmentation des quantités.
L'ÉMEUTIER
Cela se comprend, en effet, assez bien, mais ce n'en est pas moins fâcheux.
L'ÉCONOMISTE
Pas si fâcheux que vous le croyez ; c'est, au contraire, fort heureux.
[61]
L'ÉMEUTIER
Allons donc. Vous venez de nous dire qu'une multitude de causes, physiques, politiques et économiques, agissent incessamment pour jeter le trouble dans la production agricole, en sorte qu'il est extrêmement rare qu'elle se trouve en harmonie avec les besoins de la consommation. Tantôt elle demeure au-dessous, tantôt elle s'élève au-dessus. Eh bien ! aussitôt qu'un de ces écarts se produit, aussitôt que l'approvisionnement se trouve un peu inférieur ou un peu supérieur à la demande, voici que les prix montent ou baissent dans une proportion telle que des classes nombreuses de la population deviennent victimes de la cherté de la denrée ou de sa dépréciation excessive. N'est-ce pas un mal ? Ne vaudrait-il pas infiniment mieux que les variations des prix fussent simplement proportionnées à celles des quantités ?
L'ÉCONOMISTE
Vous ressemblez un peu en ce moment, pardonnez-moi la comparaison, à ce brave homme de la fable, qui se demandait pourquoi les chênes ne portent pas des citrouilles au lieu de porter des glands.
Cette réflexion embarrassant notre homme :
On ne dort point, dit-il, quand on a tant d'esprit.
Sous un chêne aussitôt il va prendre son somme.
Un gland tombe : le nez du dormeur en pâtit.
Il s'éveille ; et portant la main à son visage,
Il trouve encor le gland pris au poil du menton ;
Son nez meurtri le force à changer de langage :
Oh ! oh ! dit-il, je saigne ! et que serait-ce donc
S'il fût tombé de l'arbre une masse plus lourde,
Et que ce gland eût été gourde ?
Et notre homme d'en conclure non sans raison que [62] « Dieu fait bien ce qu'il fait ». Je suis convaincu qu'en examinant de plus près la question des variations des prix des subsistances vous arriveriez à la même conclusion. Si les prix des subsistances variaient simplement en raison des quantités, si, lorsque la récolte présente un déficit d'un quart, par exemple, les prix ne s'élevaient que de 25%, savez-vous ce qui arriverait ? C'est que cette hausse serait insuffisante, d'abord pour engager les populations à mettre un peu plus de parcimonie dans leurs consommations, ensuite pour exciter le commerce à aller chercher promptement au dehors le supplément nécessaire pour combler le déficit. Un moment viendrait donc infailliblement où les populations auraient consommé tout leur approvisionnement, et où il leur resterait cependant encore deux ou trois mois à passer, en attendant la nouvelle récolte... Comme vous auriez organisé les choses, vous, les populations auraient donc moins souffert de la cherté, mais bien avant la fin de la mauvaise année elles auraient été exposées à mourir de faim. Comme le bon Dieu a organisé les choses, lui, la cherté, en apportant sa souffrance apporte aussi son remède : c'est grâce au stimulant qu'elle donne, soit pour réduire la consommation, soit pour augmenter l'approvisionnement, que le déficit finit par être comblé.
C'est toujours l'histoire du gland et de la citrouille. Convenez que votre citrouille ne vaut pas le gland du bon Dieu.
L'ÉMEUTIER
Hum !
L'ÉCONOMISTE
Plus vous étudierez le mécanisme de la société, plus [63] vous éprouverez d'admiration pour le grand ouvrier qui l'a construit. Je ne connais, pour ma part, aucune étude qui contribue davantage à remplir l'âme d'un sentiment de vénération et d'amour pour l'auteur des choses, car sa puissance et sa bonté ne se manifestent nulle part mieux que dans les lois harmonieuses de l'organisation économique.
L'ÉMEUTIER
Cependant, Fourier, Cabet, Proudhon et Louis Blanc sont d'accord pour déclarer qu'on aurait pu mieux faire.
L'ÉCONOMISTE
Et pour proposer chacun leur citrouille, n'est-il pas vrai ?...
Revenons maintenant sur nos pas, et nous trouverons que nous sommes déjà d'accord sur trois points.
L'ÉMEUTIER
Comme vous y allez !
L'ÉCONOMISTE
Écoutez plutôt. Nous avons examiné d'abord les différentes causes physiques, politiques et économiques qui influent sur la production agricole. Nous avons vu que ces causes se combinent pour amener, tour à tour, un excédent et un déficit, lesquels sont presque également funestes.
C'est un premier point sur lequel nous sommes tombés d'accord.
Mais comment éviter les fluctuations désastreuses de la surabondance et de la disette ? Comment équilibrer toujours les approvisionnements avec les besoins ? Voilà le problème. Pour résoudre ce problème, qui intéresse à la fois les producteurs et les consommateurs, il [64] faudrait reporter régulièrement les excédents des pays et des années où il y a surabondance vers les pays et les années où il y a déficit. On organiserait de la sorte une véritable assurance mutuelle contre les excès désastreux de la cherté et du bon marché, et l'on obtiendrait un prix moyen et stable, également profitable à tous.
C'est le second point sur lequel nous sommes tombés d'accord. Mais cette assurance mutuelle serait-elle praticable ? Ne faudrait-
il pas déplacer, pour l'établir, des masses énormes de grains, d'année en année ou de pays à pays ? Nous nous sommes assurés qu'on commet, à cet égard, les exagérations les plus grossières ; que les fluctuations des prix des subsistances signalent non point, comme on est trop porté à le supposer, un excédent ou un déficit proportionnel, mais un excédent ou un déficit beaucoup plus faible ; d'où il résulte que les quantités à déplacer, pour établir l'équilibre entre les approvisionnements et les besoins, n'ont point l'importance qu'on leur attribue et dont on s'effraie ; d'où il résulte, pour tout dire, que l'assurance mutuelle contre la disette et la surabondance apparaît, dans l'état actuel des relations commerciales et des moyens de transport, comme une opération essentiellement praticable.
C'est le troisième point sur lequel nous sommes tombés d'accord.
Vous voyez que la question marche. Maintenant, il me reste à vous démontrer, en premier lieu, que les émeutes, les prohibitions et les autres modes d'intervention du peuple ou du gouvernement, dans la production et le commerce des subsistances, ne peuvent avoir [65] d'autre résultat que d'empêcher cette assurance si désirable de s'établir, ou de la rendre moins économique et moins efficace ; en second lieu, qu'elle s'organiserait infailliblement d'elle-même, avec toute l'économie et l'efficacité possibles, sous un régime de pleine liberté de la production et du commerce des subsistances. Voilà mon quatrième point.
LE PROHIBITIONNISTE
Je vous ai accordé les trois premiers points ; mais vous serez bien habile si vous m'amenez à vous concéder ce quatrième.
L'ÉMEUTIER
Supprimez-vous, du moins, les accapareurs ?
L'ÉCONOMISTE
Oui... en les multipliant.
L'ÉMEUTIER
Alors, cherchez ailleurs des prosélytes. Ne comptez pas me convertir.
L'ÉCONOMISTE
Et si je vous prouve que j'ai raison ?
L'ÉMEUTIER
Vous ne me le prouverez point.
L'ÉCONOMISTE
C'est selon. Êtes-vous intéressé d'une manière ou d'une autre à croire que j'ai tort ?
L'ÉMEUTIER
Moi, pas le moins du monde. Tout ce que je demande, c'est que le peuple soit désormais préservé des maux de la disette et de la cherté. Peu m'importe le moyen, pourvu que le résultat soit obtenu.
LE PROHIBITIONNISTE
Je puis en dire autant.
[66]
L'ÉCONOMISTE
S'il en est ainsi, si vous n'avez aucun intérêt qui se mette en travers de la vérité, je ne vois pas pourquoi les bonnes raisons ne mordraient pas sur vous. À demain.
[67]
SOMMAIRE : Des opérations nécessaires pour produire le grain et le mettre à la portée des consommateurs. — Des fonctions des cultivateurs, — des marchands de grains, — des meuniers, — des boulangers. — Sous quel régime ces fonctions peuvent-elles être remplies de la manière la plus économique ? — Des règlements des marchés. — Des défenses de vendre ailleurs que sur les marchés. — Citation de Voltaire. — Du maximum. — Comment le maximum contribue à augmenter les maux de la disette. — Des préjugés contre les marchands de grains. — Démonstration de l'utilité des marchands de grains, au double point de vue des intérêts du producteur et du consommateur. — Dans quel cas ils peuvent être investis d'un monopole nuisible. — Que les émeutiers sont les complices ou les compères des accapareurs.
L'ÉMEUTIER (à l'économiste).
Arrivez donc. C'est aujourd'hui que vous devez nous démontrer que la liberté du commerce est un spécifique [67] souverain pour faire régner une abondance toujours égale, pour maintenir des prix toujours stables ; autrement dit, que le meilleur moyen d'assurer la subsistance du peuple, c'est de la livrer aux accapareurs.
LE PROHIBITIONNISTE
… Et que ce qu'il y a de mieux à faire quand on manque de grains, c'est d'en permettre l'exportation.
L'ÉCONOMISTE
Précisément. Voilà ma tâche. Et puisque vous m'invitez vous-mêmes à la remplir, je commence sans perdre de temps.
Les denrées alimentaires, avant d'être livrées au consommateur, passent par différentes mains. Pour nous en tenir aux grains, avant de nous être servis sous forme de pain, ils occupent spécialement quatre catégories d'individus, savoir :
Les cultivateurs ;
Les marchands de grains ;
Les meuniers ;
Les boulangers.
Le cultivateur produit le grain ; le marchand le conserve et le déplace ; le meunier le réduit en farine ; le boulanger transforme la farine en pain. Communément, ces fonctions sont séparées ; mais quelquefois le même individu en cumule deux ou trois. Dans beaucoup de pays, le commerce des grains est encore effectué par les cultivateurs, les meuniers ou les boulangers. Mais cela ne change rien au fond des choses. Nous verrons cependant qu'il vaut mieux que ces différentes fonctions soient spécialisées et que chacun remplisse la sienne, sans avoir à s'occuper des autres.
[69]
En attendant, si nous les examinons, une à une, nous verrons qu'elles sont également indispensables.
Ainsi, pour qu'une population soit nourrie, il est nécessaire que des cultivateurs s'occupent, soit à l'intérieur, soit à l'étranger, de produire du grain.
Il n'est pas moins nécessaire que des marchands s'occupent de...
L'ÉMEUTIER
... L'accaparer.
L'ÉCONOMISTE
Vous l'avez dit. De l'accaparer, c'est-à-dire de le prendre dans la grange ou dans le grenier du cultivateur pour le transporter au marché, ou, si le marché est encombré, pour le conserver jusqu'à ce que le besoin s'en fasse sentir. Cette fonction peut être exercée par le cultivateur lui-même, par le meunier ou bien encore par le boulanger, au lieu d'être spécialisée ; mais, en tous cas, elle doit être remplie par quelqu'un. Qu'en pensez-vous ? Ne reconnaissez-vous pas qu'il est nécessaire de mettre le grain à la portée du consommateur, dans le lieu et dans le moment où il en a le plus besoin ?
LE PROHIBITIONNISTE
Cela va de soi-même. Il est évident que le grain doit être transporté des lieux de production chez le meunier, puis chez le boulanger, puis chez le consommateur, car l'habitant des villes ne peut aller le consommer chez le cultivateur, et tel qu'il sort de l'épi. Il est évident aussi que tout le grain de la récolte ne peut être consommé dans le même moment ; qu'il faut le garder et le livrer à la consommation à mesure que le besoin s'en fait sentir. Tout le monde sait cela.
[70]
L'ÉMEUTIER
Oui, mais il reste à examiner par qui ces fonctions doivent être remplies.
L'ÉCONOMISTE
Soit. Mais, en attendant, vous m'accorderez qu'il est nécessaire qu'un individu quelconque, marchand de grains, cultivateur, meunier ou boulanger, s'occupe de conserver et de déplacer le grain, conformément aux besoins de la consommation. Vous m'accorderez bien aussi qu'il est nécessaire que le grain soit réduit en farine et la farine transformée en pain.
LE PROHIBITIONNISTE
Est-ce que vous nous prenez pour des écoliers ?
L'ÉCONOMISTE
Ah ! c'est qu'en toute chose il est bon de commencer par le commencement. Voilà donc les quatre opérations indispensables qui constituent la production alimentaire. Maintenant, il s'agit de savoir sous quel régime ces quatre opérations peuvent être accomplies de la manière la plus avantageuse pour le consommateur. Est-ce sous un régime de liberté, ou sous un régime de restrictions et de prohibitions ? Voilà la question.
Pour résoudre cette question, nous aurons à examiner successivement quels sont les effets des restrictions et des prohibitions sur la production alimentaire envisagée dans ses différentes branches.
Si nous prenons le blé à sa sortie de la grange ou du grenier du cultivateur, nous irons d'abord nous heurter aux règlements des marchés et aux défenses de vendre les grains ailleurs que sur les marchés.
Autrefois, les règlements des marchés étaient des plus [71] minutieux et des plus oppressifs. Les magistrats municipaux paraissaient généralement convaincus que le meilleur moyen d'attirer chez eux les cultivateurs et les marchands, c'était de les accabler d'impôts et de vexations de tous genres. Cette opinion n'est pas encore complètement abandonnée. Voici, par exemple, un fait que rapportait ce matin un journal d'une de nos grandes villes, et qui m'a paru des plus caractéristiques (il prend un journal et lit) :
« Hier, nos ménagères ont constaté avec une vive satisfaction que, grâce à une surveillance sévère exercée par les soins de la police centrale, notre marché au beurre était si abondamment pourvu que, de onze heures à midi, le prix de cette denrée avait baisse de cinq à six sous par kilogramme. C'est que la police avait pris des mesures sérieuses pour empêcher les campagnards de vendre leurs marchandises clandestinement à certains courtiers qui ont mission d'acheter pour les accapareurs et pour l'exportation ; et cela en contradiction avec les prescriptions formelles des règlements existants.
Depuis quelque temps, on remarque avec plaisir que des mesures semblables sont mises en pratique sur nos différents marchés, et qu'elles produisent de bons résultats. »
L'ÉMEUTIER
Eh bien ! voilà une administration qui comprend ses devoirs envers le peuple, une administration habile et patriotique !
L'ÉCONOMISTE
Est-ce que, par hasard, les paysans qui apportent leurs denrées au marché ne font pas partie du peuple ? C'est votre avis, sans doute, puisque vous trouvez bon qu'on les traite en ennemis ; qu'on les empêche, en se fondant sur quel droit, je l'ignore ! de vendre leurs [72] denrées où et comme bon leur semble ; en d'autres termes, que l'on confisque ces denrées au profit des habitants d'une ville.
Je ne sais si cette manière d'agir vous paraît conforme à la justice. Tout ce que je puis vous affirmer c'est que les villes où fleurissent de semblables règlements doivent infailliblement être les plus mal approvisionnées.
L'ÉMEUTIER
Et pourquoi donc ?
L'ÉCONOMISTE
Voyons. Vous êtes, je suppose, marchand de beurre ou marchand de grains. Vous avez à votre portée deux marchés. Dans l'un, la police vous tracasse et vous vexe. Elle vous empêche, par exemple, de vendre votre denrée en dehors du marché, ou de la vendre plus cher à la fin du marché qu'au commencement, ou bien encore de la remporter chez vous, si vous n'avez pu la vendre à un prix qui vous convienne. Dans l'autre, au contraire, la police se borne à maintenir l'ordre sur le marché et à veiller à ce que vous n'y soyez ni maltraité ni dévalisé ; elle vous laisse, du reste, pleine liberté de disposer de votre marchandise à votre gré, de la vendre ou de la remporter, etc., etc. Lequel de ces deux marchés choisirez-vous de préférence ? Vous ne répondez pas ? C'est évidemment celui où vous trouverez le plus de liberté et de sécurité.
Mille exemples attestent, au surplus, qu'il en est toujours ainsi. Je me contenterai d'en emprunter un à l'excellent ouvrage du docteur Roscher sur le Commerce des grains. En 1847, dit M. Roscher, on établit à Dresde un règlement portant qu'il était défendu à tout [73] individu qui n'avait pas l'honneur d'être un bourgeois de la cité, achetant pour sa propre consommation, de faire une acquisition quelconque, avant un certain moment, indiqué par la descente du markwisch (signal). Qu'en résulta-t-il, ajoute M. Roscher ? C'est que Dresde, quoique située dans une contrée fertile, sur les bords de l'Elbe et au point central d'un important réseau de chemins de fer, Dresde qui renferme à elle seule de nombreux consommateurs, et qui doit fournir de grains une partie de l'Erzgebirge, n'avait qu'un marché insignifiant. En position d'en avoir un de premier ordre, elle dut recourir pour compléter ses approvisionnements au marché d'une petite ville située à cinq lieues de là [12].
Mais si les cultivateurs et les marchands s'abstiennent autant que possible de se rendre dans les villes où ils sont malmenés — et qui pourrait y trouver à redire ? — les approvisionnements de ces localités ne doivent-ils pas en souffrir ?
L'ÉMEUTIER
On pourrait soumettre tous les marchés au même règlement.
L'ÉCONOMISTE
Cela ne changerait rien à l'affaire. Si ce règlement général était oppressif et vexatoire, s'il avait pour but de dépouiller le peuple des campagnes au profit du peuple des villes, les cultivateurs attendraient qu'on vînt leur [74] demander leurs denrées chez eux et ils n'iraient au marché qu'en cas de nécessité absolue[13]
L'ÉMEUTIER
Et si on leur défendait de vendre leurs denrées ailleurs que sur les marchés ?
L'ÉCONOMISTE
C'est, en effet, une défense à laquelle on n'a pas manqué d'avoir recours, pour obliger les cultivateurs qui ne trouvaient de sécurité ni sur les routes où ils étaient dévalisés par les émeutiers, ni dans les villes où ils étaient vexés et spoliés par les règlements, à porter quand même leurs denrées au marché. Elle a été fréquemment en usage au XVIIIe siècle, et Voltaire l'a critiquée avec son bon sens et son esprit des meilleurs jours. Vous ne vous plaindrez pas si je vous cite ce morceau piquant :
« Je suis laboureur, et j'ai environ quatre-vingts personnes à nourrir. Ma grange est à trois lieues de la ville la plus prochaine ; je suis obligé quelquefois d'acheter du froment, parce que mon terrain n'est pas si fertile que celui de l'Égypte et de la Sicile. — Un jour, un greffier me dit : Allez-vous-en à trois lieues payer chèrement au marché de mauvais blé. Prenez des commis un acquit-à-caution ; et si vous le perdez en chemin, le premier sbire qui vous rencontrera sera en droit de saisir votre nourriture, vos chevaux, votre ferme, votre personne, vos enfants. Si vous faites quelque difficulté sur cette proposition, sachez qu'à vingt lieues il est un [75] coupe-gorge, qu'on appelle juridiction ; on vous y traînera, vous serez condamné à marcher à pied jusqu'à Toulon, où vous pourrez labourer à loisir la mer Méditerranée. Je pris d'abord ce discours instructif pour une froide raillerie. C'était pourtant la vérité pure. Quoi ! dis-je, j'aurai rassemblé des colons pour cultiver avec moi la terre, et je ne pourrai acheter du blé pour les nourrir eux et ma famille ! et je ne pourrai en vendre à mon voisin quand j'en aurai de superflu ! — Non, il faut que vous et votre voisin envoyiez vos chevaux courir pendant six lieues. — Eh ! dites-moi, je vous prie, j'ai des pommes de terre et des châtaignes avec lesquelles on fait du pain excellent pour ceux qui ont un bon estomac ; ne puis-je en vendre à mon voisin sans que ce coupegorge, dont vous m'avez parlé, m'envoie aux galères ? — Oui. — Pourquoi, s'il vous plaît, cette énorme différence entre mes châtaignes et mon blé ? Je n'en sais rien, c'est peut-être parce que les charançons mangent le blé et ne mangent point les châtaignes. — Voilà une très mauvaise raison. — Eh bien ! si vous en voulez une meilleure, c'est parce que le blé est d'une nécessité première, et que les châtaignes ne sont que d'une seconde nécessité. — Cette raisonest encore plus mauvaise. Plus une denrée est nécessaire, plus le commerce en doit être facile. Si l'on vendait le feu et l'eau, il devrait être permis de les importer et de les exporter d'un bout de la France à l'autre [14]. »
N'est-ce pas une argumentation aussi sensée que spirituelle ? Ne la trouvez-vous pas concluante ?
[76]
L'ÉMEUTIER
Cependant si l'on n'oblige pas, d'une manière ou d'une autre, les cultivateurs à approvisionner les marchés, les habitants des villes ne courront-ils pas risque de manquer d'aliments, surtout dans les mauvaises années ? N'est-ce point là un danger contre lequel il importe de les prémunir ?
L'ÉCONOMISTE
Ce danger est purement imaginaire. L'intérêt des cultivateurs leur commande bien plus efficacement qu'aucune réglementation de porter leurs denrées au marché, ou de les vendre à des marchands qui les y portent. Car il faut bien qu'ils s'en défassent pour payer leurs journaliers, leurs contributions, leur fermage, etc., et c'est au marché qu'ils ont le plus de chances de rencontrer des acheteurs. Il n'est donc pas nécessaire de les obliger à se rendre dans les marchés ; ils s'y rendent d'eux-mêmes sous l'impulsion de leur intérêt. Et cet intérêt va même croissant à mesure que les besoins deviennent plus urgents, puisque les prix s'élèvent alors dans une progression telle qu'on trouve un bénéfice de plus en plus considérable à combler le déficit des approvisionnements.
Les marchés se garnissent d'eux-mêmes sans l'intervention des autorités ; à la condition, bien entendu, que les cultivateurs ou les marchands ne courent pas risque d'être pillés ou houspillés sur les grandes routes, vexés et surtaxés dans les marchés, à la condition qu'ils n'aient à redouter ni émeute, ni réglementation oppressive, ni maximum.
L'ÉMEUTIER.
Voyons cependant. L'année est mauvaise. Le peuple [77] souffre de la disette. Les fermiers et les marchands de grains s'entendent pour exploiter ses souffrances et s'enrichir de sa faim. Ils entassent le blé dans leurs magasins ou bien ils le font passer à l'étranger. L'autorité n'a-t-elle pas le droit d'empêcher des manœuvres si criminelles ? Et n'est-ce pas son devoir ? L'intérêt public ne lui commande-t-il pas impérieusement de faire constater les quantités de grains qui existent dans le pays, et d'obliger ceux qui les détiennent à les tenir à la disposition du consommateur ? Je vais plus loin : l'autorité n'a-t-elle pas le droit et le devoir de mettre un frein à la cupidité des détenteurs des subsistances ? De leur dire par exemple : vous ne vendrez pas vos grains au-dessus d'un prix maximum de 30 francs, parce que l'expérience a démontré que chaque fois que ce taux est dépassé, des souffrances cruelles viennent accabler les populations, la mortalité augmente, les crimes se multiplient... Dans de semblables circonstances, l'établissement d'un maximum n'est-il pas à la fois une mesure d'humanité et de sûreté publique ?
L'ÉCONOMISTE
Eh bien ! examinons ce système d'intervention de l'autorité dans les approvisionnements. En premier lieu, elle fait recenser les grains, opération fort compliquée, car il faut non seulement constater les existences en grains chez chaque cultivateur, mais encore évaluer la quantité nécessaire à chacun pour ses semailles, la consommation de sa famille, de ses domestiques, et de ceux d'entre ses journaliers qu'il paie en nature. En second lieu, l'autorité oblige le cultivateur à porter le restant au marché dans le moment où elle le juge convenable, et à [78] l'y vendre au prix qu'elle juge convenable aussi. C'est, en réalité, une confiscation partielle dont elle frappe la propriété du cultivateur ; et celui-ci ne manque pas de défendre son bien, sinon par la force, du moins par la fraude. Il faut donc que l'autorité le surveille de près, et comme cette surveillance est rendue difficile par le nombre considérable des surveillés, il faut appuyer les règlements sur des pénalités draconiennes. L'expérience a prouvé que la peine de mort n'est pas de trop ; qu'elle ne suffit même pas complètement pour assurer l'obéissance aux prescriptions de l'autorité. Supposons néanmoins qu'elle suffise ; supposons que tous les grains soient recensés, et tous les cultivateurs obligés d'en porter leur quote-part au marché, où on la leur paie à un prix taxé, à un prix maximum , et voyons ce qui en adviendra.
D'abord, il est essentiel que le maximum soit général ; car si le grain est taxé sur certains marchés et s'il ne l'est pas sur d'autres, les cultivateurs ne manqueront pas de le diriger sur ceux-ci de préférence. Dans la disette de 1812, par exemple, quelques préfets imbus des idées réglementaires établirent un maximum dans leurs départements, tandis que d'autres continuèrent à laisser pleine liberté au commerce des grains. Il en résulta que les grains refluèrent vers les départements où le maximum n'existait pas, où le grain n'était pas taxé, et qu'on y souffrit beaucoup moins de la disette que dans les autres. Il faut donc que le maximum s'étende à tout le pays. Il faut, en même temps, qu'il soit corroboré par la prohibition à la sortie, autrement chacun ne manquerait pas d'exporter ses grains pour les soustraire au maximum.
[79]
L'ÉMEUTIER
Le maximum implique la prohibition à la sortie. C'est entendu.
L'ÉCONOMISTE
Eh bien ! un maximum ainsi généralisé et fortifié par la prohibition à la sortie doit avoir pour résultat inévitable de transformer la disette actuelle en famine et de préparer toute une série de disettes futures. Voici comment.
Pourquoi les subsistances sont-elles chères dans les mauvaises années ? Parce qu'il y a un déficit dans la récolte, n'est-il pas vrai ? Parce que la récolte ne peut nourrir la population que pendant neuf ou dix mois, tandis qu'il faudrait qu'elle la nourrît pendant un an. Dans une situation semblable, qu'y a-t-il à faire ? De deux choses l'une :
Ou il faut se procurer au dehors un supplément de deux ou trois mois de subsistances, de manière à nourrir toute la population pendant un an.
Ou il faut que la population diminue assez pour que la récolte suffise à la subsistance d'une année.
Il n'y a pas de moyen terme. Ou il faut se procurer au dehors un supplément de subsistance, ou il faut qu'une partie de la population périsse. En présence de cette alternative, vous établissez un maximum ; vous décrétez, par exemple, que le grain qui se vend partout à raison de 30 à 40 francs l'hectolitre, ne pourra plus désormais être vendu chez vous au-dessus de 25 francs. Qu'en va-t-il résulter ? C'est que le commerce se gardera bien de vous apporter des grains, puisqu'il peut les vendre ailleurs à raison de 30 ou 40 francs l'hectolitre, tandis qu'il [80] n'en peut obtenir chez vous plus de 25 francs ; c'est que votre déficit ne sera pas comblé, et qu'au bout de dix mois, plus tôt encore, car les populations, abusées par le maximum, n'auront pas économisé sur leur consommation, les approvisionnements seront épuisés et la famine sévira...
L'ÉMEUTIER
À moins que le gouvernement ne se charge de combler le déficit, en achetant des grains à l'étranger.
L'ÉCONOMISTE
Précisément. À moins que le gouvernement ne se fasse marchand de grains. Nous verrons plus tard si le gouvernement est propre à remplir cette fonction ; nous verrons de quelle façon il s'en est acquitté, quand on la lui a confiée. Constatons, en attendant, que le maximum a pour premier résultat d'empêcher le commerce de combler le déficit, et de transformer ainsi en famine la disette actuelle.
Ce n'est pas tout. Le maximum a pour second résultat de préparer des disettes futures. Voyez, en effet, quelle est la situation des agriculteurs. Tantôt ils ont des récoltes surabondantes, tantôt des récoltes insuffisantes. Ils perdent sur celles-là ; ils gagnent sur celles-ci ; et, tout en souffrant beaucoup des variations des prix, ils obtiennent ainsi une certaine compensation. Mais voici que le législateur intervient en leur disant : Je vous défends de vendre, dans les mauvaises années, vos grains plus cher que dans les bonnes...
L'ÉMEUTIER
Mesure philanthropique !
[81]
L'ÉCONOMISTE
Permettez-moi d'achever. Il ne faut pas oublier, d'abord, que les charges des agriculteurs s'augmentent naturellement dans les années de rareté, que les agriculteurs souffrent comme consommateurs de l'élévation du prix des choses nécessaires à la vie. Il ne faut pas oublier, ensuite, qu'ils sont obligés de vendre leurs denrées à perte dans les années de surabondance, ce qui leur rend une compensation nécessaire dans les autres. Or, si vous leur enlevez cette compensation, au moyen du maximum , qu'en doit-il résulter ? C'est que les cultivateurs, forcés de vendre à perte pendant les années de surabondance, et empêchés de vendre à des prix compensateurs dans les années de rareté, réduiront leurs exploitations ; c'est qu'ils ensemenceront une moindre étendue de terre, et que les risques de la disette augmenteront en proportion.
Il n'y aurait qu'un seul moyen d'empêcher le maximum de produire des résultats si désastreux, ce serait de le compléter en établissant un minimum du prix des grains dans les années de surabondance ; ce serait d'empêcher les consommateurs d'acheter le blé audessous d'un certain minimum dans les bonnes années, après avoir empêché les agriculteurs de le vendre au-dessus d'un certain maximum dans les mauvaises. Les agriculteurs pourraient alors continuer à produire, comme par le passé. Mais serait-il possible d'établir un minimum de cette espèce ? Serait-il possible de punir comme un délit ou comme un crime l'achat d'une marchandise au-dessous du taux fixé par la loi ? Quelle police pourrait suffire à une pareille besogne ?
[82]
L'ÉMEUTIER
Ce serait une tâche difficile, j'en conviens. Mais enfin faut-il laisser les populations exposées aux excès de la cherté et aux horreurs de la faim ?
L'ÉCONOMISTE
Patience. Nous verrons que ce maximum et ce minimum, qu'on ne saurait établir par l'intervention du gouvernement, s'établiraient d'eux-mêmes, sans effort, sous le régime de la liberté du commerce.
En attendant, poursuivons l'examen du régime réglementaire. Arrivons aux préjugés qui pèsent sur les marchands de grains, c'està-dire sur les prétendus « accapareurs ».
L'ÉMEUTIER
Les accapareurs ! Enfin, nous y voici. Vous allez, n'est-il pas vrai, nous démontrer « l'utilité » de ces vampires qui s'engraissent de la substance du peuple ?
L'ÉCONOMISTE
Précisément.
L'ÉMEUTIER
Je m'y attendais. Mais auparavant, vous me permettrez de dire ce que je pense de ces êtres sans entrailles... Vous me permettrez de les peindre dans leurs œuvres. Les accapareurs ! Ils commencent par s'abattre sur les campagnes comme des nuées d'oiseaux de proie. Y a-t-il un paysan dans la gêne ? c'est d'abord à sa porte qu'ils vont frapper ; car ils flairent le pauvre, comme le vautour flaire le cadavre. Ils proposent à ce malheureux, qui est traqué par des créanciers impitoyables et à la veille d'une expropriation, de lui acheter sa récolte en bloc ; [83] mais à quel prix, grand Dieu ? En vain il essaie de les apitoyer sur sa misère : C'est à prendre ou à laisser, disent-ils, et ils font briller de l'or à ses yeux. Le misérable cède à la tentation, et les accapareurs se hâtent d'emporter leur butin. Ils font la même opération dans tout un canton, dans toute une province, dans tout un royaume. Leurs magasins regorgent de blé, quand la disette sévit à la fois dans les champs et dans les villes, quand le peuple crie la faim. Mais que vont-ils faire de ce blé qu'ils ont acheté à vil prix ? Vont-ils, du moins, le céder à ceux qui en ont besoin ? Se contenteront-ils d'en tirer un bénéfice honnête ? Non ! les accapareurs sont insatiables, et ils n'ont jamais connu la pitié. Ils examinent l'état du marché, et ils se demandent, avant tout, à qui ils peuvent vendre leurs grains avec le plus gros bénéfice, à leurs compatriotes ou aux étrangers. Car l'accapareur n'a point de patrie. Il est du pays où l'on achète au meilleur marché et où l'on vend le plus cher. Pour réaliser 1% de plus, il expédierait ses denrées aux Chinois, dussent tous les êtres de sa race périr d'inanition. Il fait donc passer ses grains à l'étranger, s'il y trouve avantage, à moins que le gouvernement, ou, à défaut du gouvernement, le peuple, ne se mette en travers de ses opérations criminelles. Mais, trop souvent, les accapareurs ont le dessus. Les gouvernements sont leurs complices, et ils soudoient des économistes pour chanter leurs louanges. Ah ! le choléra lui-même trouverait des complices et des panégyristes, s'il pouvait les payer !
L'ÉCONOMISTE
Merci. Continuez.
[84]
L'ÉMEUTIER
Donc, les accapareurs demeurent trop souvent les maîtres de faire passer à l'étranger la subsistance du peuple, et ils ne s'en font pas scrupule. Au moins mettent-ils au marché les grains qu'il leur convient de laisser dans le pays ? Non ! Les marchés sont dégarnis. D'où cela vient-il ? Cela vient de ce que les accapareurs se disent : le peuple ne souffre pas encore assez, il n'a pas encore assez faim. Attendons ! Dans un mois, dans deux mois, quand il sera un peu plus épuisé, exténué, affamé, il nous paiera notre grain trois ou quatre francs de plus par hectolitre. Attendons ! Voilà le calcul de ces usuriers de la faim, et ils attendent, et le peuple souffre et le peuple meurt. Eux, au contraire, ils s'enrichissent, car leur calcul est bon : ce grain qu'ils ont acheté à vil prix, ils le revendent de plus en plus cher ; ils finissent par en obtenir des prix de famine. L'année finie, la mortalité s'est accrue de moitié, le nombre des crimes a doublé, des troupes de mendiants à l'œil hagard et farouche errent dans les campagnes et dans les cités ; mais il y a, dans le pays, une centaine d'accapareurs qui sont devenus millionnaires, il y a une troupe de vautours qui se sont gorgés... Et vous voulez que le peuple demeure calme, impassible, en présence de manœuvres si infernales, d'attentats si abominables ; vous voulez qu'il respecte la « propriété » des accapareurs. Leur propriété ! notre chair, notre sang, notre vie, qu'ils nous arrachent lambeau par lambeau !... Vous nous disiez qu'on a réglementé autrefois l'industrie des accapareurs. On a eu tort. Est-ce qu'on réglemente l'industrie des vautours et des chiens enragés ? Non ! on chasse ces bêtes [85] malfaisantes ; on les extermine. On ne devrait pas plus tolérer les accapareurs dans une société bien réglée qu'on ne tolère les vautours dans les basses-cours et les chiens enragés dans les rues. Voilà mon opinion, et je défie bien les avocats gagés des accapareurs de m'en faire changer.
L'ÉCONOMISTE
Ils n'auraient garde. Ce serait très maladroit de leur part. Ils devraient, au contraire, s'ils entendaient convenablement les intérêts de leurs clients, vous faire donner une grasse subvention, car vous avez la parole facile, du nerf, de la chaleur, vous invectivez bien... ce serait de l'argent placé à 100%.
L'ÉMEUTIER
Vos plaisanteries sont d'un goût détestable, je vous en avertis, et je suis peu disposé à les supporter.
L'ÉCONOMISTE
Je ne plaisante nullement. Je vous ai déjà fait remarquer que vous et les vôtres, vous travaillez, sans le savoir et sans le vouloir, à augmenter les profits des marchands de grains ; je vais maintenant vous le prouver.
Quand nous avons analysé les opérations de la production alimentaire, nous avons trouvé qu'il ne suffit pas de produire le grain, mais qu'il faut encore le mettre à la disposition des consommateurs dans les moments et dans les endroits où ils en ont le plus besoin. Ces deux opérations sont indispensables, vous me l'accordez ?
L'ÉMEUTIER
Eh ! mon Dieu oui, je vous l'accorde. Il faut bien que le grain soit conservé, emmagasiné, puisqu'on ne peut le consommer en un jour pour apaiser sa faim de l'année ; [86] il faut bien encore qu'il soit transporté jusque chez le consommateur, puisque l'habitant des villes ne peut aller se nourrir aux champs. C'est tout simple, et je ne conçois pas vraiment que vous vous arrêtiez à de pareilles niaiseries.
L'ÉCONOMISTE
Vous le concevrez mieux tout à l'heure. Ces deux opérations qui sont indispensables, vous le reconnaissez vousmême, doivent être accomplies par quelqu'un. Il s'agit donc de savoir qui peut s'en acquitter avec le plus d'avantage, c'est-à-dire de manière à grever le moins possible la subsistance publique. Vaut-il mieux qu'elles soient confiées au cultivateur, par exemple, ou à un individu qui en fasse spécialement son affaire ? Vaut-il mieux que le cultivateur s'occupe à la fois de la production et du commerce des grains ou que ces deux besognes soient séparées ? Voilà ce qu'il s'agit maintenant d'examiner.
LE PROHIBITIONNISTE
Il est évident que le cultivateur a bien assez de sa besogne. Les labeurs de la production agricole suffisent et au-delà pour absorber toute l'activité et toute l'intelligence du paysan. Que chacun fasse son métier et les vaches seront bien gardées. Le métier de l'agriculteur c'est de cultiver la terre. Qu'on ne lui demande pas d'en faire un autre, car s'il s'occupe de celui-ci, il devra négliger celui-là, et il y a apparence que les choses iront mal des deux côtés.
L'ÉMEUTIER
Tiens, mais vous passez donc à l'économie politique ?
[87]
LE PROHIBITIONNISTE
Dieu m'en préserve ! mais je ne partage pas, Dieu merci, vos préjugés contre les marchands de grains ; je reconnais toute l'utilité de ces intermédiaires, à la condition, bien entendu, qu'on les empêche de porter au dehors la subsistance du pays.
L'ÉCONOMISTE
C'est cela. Ils sont utiles de ce côté de la frontière, nuisibles de l'autre. Colombes par ici, vautours par là.
Mais avant de rechercher ce qu'ils deviennent après avoir passé la frontière, achevons d'examiner ce qu'ils sont à l'intérieur.
Un économiste allemand, M. Schmalz, a parfaitement fait ressortir l'économie qui résulte de la séparation de la production et du commerce des grains. Il a démontré, avec une clarté saisissante, que l'intervention des marchands de grains diminue les frais nécessaires pour mettre les subsistances à la portée des consommateurs.
L'ÉMEUTIER
Eh bien ! voyons la démonstration de cet Allemand.
L'ÉCONOMISTE
La voici :
« Considérez, dit M. Schmalz, la position d'un paysan qui, pour pouvoir vendre les productions de sa ferme ou de son champ, se voit dans la nécessité de les charrier lui-même à la ville, ou de les y faire transporter sur des hottes par les différents membres de sa famille. Il ne peut pas même choisir le jour qui lui conviendrait le mieux ; il faut qu'il attende celui du marché. Dès la veille, il se prépare pour sa course ; car il doit arriver de fort bonne heure au marché ; il met en ordre ses [88] denrées, et part de son village en chariot ou à pied. Il voyage toute la nuit, arrive de grand matin à la ville, y reste jusqu'au milieu du jour et même plus tard, pour effectuer sa vente, repart et rentre chez lui le soir, excédé de fatigue. Voilà deux jours entiers de perdus pour l'économie rurale, qui ne permettrait pas un seul moment de relâche et qui réclame à tout instant l'exécution d'un travail utile. Le lendemain encore, à quoi pourront s'occuper hommes et bêtes, fatigués de la course ? Supposons que vingt femmes d'un village, chacune chargée d'une couple de poulets, d'une douzaine d'œufs, de quelques livres de beurre et de quelques fromages, se rendent au marché. Pendant tout le temps qu'elles passeront ainsi hors de leur ménage, que de travaux n'auraient-elles pas pu faire aux champs, au jardin, dans les étables et dans l'intérieur de leur maison ? Elles y auraient filé ou tricoté des bas pour leurs enfants, qui, maintenant, courent nu-pieds au préjudice de leur santé, et qui, par là même, prouvent clairement la misère qui règne dans le village. Une brouette, un cheval, un prétendu accapareur auraient suffi pour transporter à la ville le chargement de vingt hottes et auraient épargné deux jours de peines et de fatigues à vingt ménages. Souvent même le chariot des paysans qui se rendent en ville ne contient pas, à beaucoup près, une charge complète ; et chacun d'eux, n'ayant ainsi que quelques boisseaux de grains sur sa voiture, il faut dix hommes et vingt chevaux pour le transport de quelques muids de blé. Un accapareur eût facilement pu les charger sur un seul chariot ; et il aurait encore épargné deux jours d'absence à dix hommes et à vingt chevaux, [89] enlevés aux soins et aux travaux nécessaires à l'agriculture. L'assertion que le regrattier ou l'accapareur enlève à ces gens de la campagne leurs denrées, dans le moment même où ils manquent d'argent, est sans fondement et dénuée de sens. Si le paysan vendait à cause de la pénurie d'argent dans laquelle il se trouverait, ce ne serait incontestablement qu'afin de se tirer d'embarras. Or, imagine-t-on qu'il lui serait plus avantageux de rester dans cet embarras ? D'ailleurs, si le marchand offre trop peu, le paysan ne manquera pas de se rendre lui-même au marché. Il est vrai qu'en général le marchand achètera moins cher au paysan que le paysan n'aurait vendu au marché ; mais cela est fort naturel, puisqu'il prend sur lui le transport, le temps et l'embarras de la vente, et qu'il fait ainsi retrouver au paysan deux jours de travail, qui valent bien mieux pour lui que ce qu'il aurait obtenu au marché. L'existence des marchands regrattiers (marchands de grains) ne fait pas davantage renchérir les denrées pour les habitants des villes : car si leur bénéfice est considérable, au lieu de dix il s'en rencontrera bientôt vingt, qui chercheront à vendre au rabais les uns des autres. Dans les campagnes, ils s'efforceront de s'enlever réciproquement les vendeurs, en offrant les plus hauts prix possibles. Dans les villes, ils chercheront à attirer les acheteurs, en donnant à aussi bas prix qu'ils pourront le faire. D'ailleurs, l'habitant des villes est bien aussi obligé de payer, au paysan qui vient lui vendre lui-même ses denrées au marché, ses frais de voyage et de transport. Or, quand devra-t-il payer meilleur marché ? Sera-ce lorsque les marchandises qu'un seul marchand aurait transportées, avec [90] quatre chevaux, auront été transportées par dix hommes et vingt chevaux ? Sous tous les rapports donc, rien n'est plus avantageux que le prétendu accapareur, si généralement détesté [15] »
M. Schmalz prouve, ce me semble, d'une manière irréfutable, qu'il y a économie à ce que le transport des subsistances de la ferme au marché soit effectué par un marchand de grains, dont c'est l'occupation spéciale, plutôt que par le cultivateur lui-même. Mais le commerce des grains n'est pas seulement destiné à transporter les subsistances dans l'espace, c'est-à-dire dans les endroits où elles sont demandées, il a pour objet encore de les transporter dans le temps, c'est-à-dire de les conserver jusqu'au moment où l'on en a besoin. Eh bien ! si nous analysons cette seconde opération, nous trouverons de même qu'il y a économie à ce qu'elle soit confiée au marchand de grains plutôt qu'au cultivateur.
La même quantité de céréales qui se trouve éparpillée dans cinquante greniers de paysans, le marchand de grains l'accumule dans un seul magasin. Ce magasin unique coûte évidemment moins en frais d'établissement, de réparations et d'entretien que les cinquante greniers. Vous objecterez peut-être qu'alors même que les cultivateurs ne conserveraient pas leurs grains, il leur faudrait toujours des greniers. Je le veux bien, mais il leur en faudrait moins. Ils pourraient économiser la place qu'ils sont obligés de laisser disponible pour la conservation de leurs grains ou l'affecter à un autre [91] usage. Ceci n'est, toutefois, que le moindre avantage de la substitution du magasin du marchand de grains aux greniers des paysans. Il y en a un autre, qui a infiniment plus d'importance. Le grain peut se conserver très longtemps ; on a trouvé dans les caisses des momies d'Égypte du blé parfaitement sain, après trois ou quatre mille ans ; mais, dans nos contrées surtout, la conservation des grains est une opération qui réclame beaucoup de soins. Il faut que les greniers soient construits de manière à préserver le grain de l'humidité, de la chaleur et des autres accidents de la température, sinon il s'échauffe, il fermente, il se gâte. Il faut, d'un autre côté, qu'on sache le préserver des insectes, aussi friands que l'homme lui-même de ce genre d'aliments. La conservation des grains est tout une industrie, qui exige non seulement des locaux particuliers, mais encore des connaissances spéciales et une surveillance assidue. Eh bien ! ces conditions si diverses, faute desquelles la subsistance des populations est exposée à subir un déchet irréparable, se trouvent-elles réunies chez des campagnards, le plus souvent pauvres et ignorants, et dont l'attention est d'ailleurs absorbée par tant d'autres occupations ? Non ! elles ne le sont point, et elles ne peuvent l'être. Les grains conservés dans les mauvais greniers des cultivateurs, mal surveillés, mal soignés, subissent parfois un déchet énorme, tandis que s'ils avaient été déposés dans le magasin du marchand de grains, du prétendu accapareur, ils seraient demeurés intacts...
L'ÉMEUTIER
Oui, mais qu'en aurait-il fait ce spéculateur sans entrailles, ce vampire ?...
[92]
L'ÉCONOMISTE
Évidemment, il ne les aurait pas anéantis. Pourquoi le marchand de grains, le spéculateur, l'accapareur, si vous voulez, achète-t-il des blés ? C'est pour les revendre en y trouvant son profit. S'il les détruisait, il perdrait purement et simplement le capital qu'il a employé à les acheter, et, après avoir pratiqué quelque temps ce genre d'opération, il serait obligé de faire banqueroute.
Mais vous n'avez pas accusé, à ce qu'il me semble, les marchands de grains de se ruiner pour affamer le peuple ; vous les avez accusés au contraire de s'enrichir. Eh bien ! pour s'enrichir, ils doivent revendre le grain qu'ils ont acheté et, par conséquent, le conserver, non le détruire. Le marchand de grains est donc plus capable que le cultivateur de conserver les blés. Il est mieux en mesure aussi de les distribuer conformément à l'intérêt des consommateurs. Nous allons voir pourquoi.
Le cultivateur n'a ordinairement que tout juste les capitaux et les lumières nécessaires pour alimenter et conduire son exploitation. Le plus souvent même ses ressources sont tellement bornées qu'il est obligé de vendre la plus grande partie de son grain, aussitôt la récolte finie. Qu'en résulte-t-il ? C'est que dans les pays où les préjugés populaires et la législation qui s'en inspire font obstacle au développement du commerce des blés, ceux-ci sont ordinairement très abondants et à très bon marché après la récolte. De là deux inconvénients sérieux. Le premier, c'est que les populations se fiant sur les bas prix ne mettent aucune économie dans leur consommation ; c'est qu'elles consomment des grains [93] sous forme solide ou liquide, comme si l'abondance ne devait jamais finir. Le second inconvénient c'est que les bas prix déterminent l'exportation d'une quantité plus ou moins considérable de grains ; ce qui n'est pas un mal quand la récolte est réellement abondante ; ce qui en est un quand elle ne l'est qu'en apparence. Mais les mois s'écoulent, et comme les cultivateurs ont été obligés de se défaire, au début de la saison, de la plus grande partie de leurs approvisionnements, les marchés sont de plus mal en plus mal garnis, et les prix haussent. Alors on voudrait bien ravoir les grains qu'on a gaspillés et ceux qu'on a fait passer à l'étranger. Malheureusement, il est trop tard. Les premiers sont perdus sans retour et les seconds ne peuvent être récupérés qu'à un prix plus élevé. Voilà ce qui arrive dans tous les pays où les cultivateurs se chargent de mettre eux-mêmes à la portée des consommateurs les denrées qu'ils produisent, où le commerce des subsistances n'est pas encore séparé de la production agricole. Ce n'est pas tout. Le cultivateur qui n'a pas les moyens de garder ses grains jusqu'au moment où la consommation en a le plus besoin, n'a pas toujours non plus ceux de les porter dans les endroits où ils manquent le plus. Il les porte communément au marché le plus voisin, sans s'informer s'il n'y a point dans le pays des localités où les approvisionnements sont moins abondants, où le besoin de grains se fait sentir davantage. Qu'en résulte-t-il encore ? C'est que les alternatives d'abondance et de rareté, alternatives si nuisibles aux populations, ne se produisent pas seulement d'un mois à un autre, mais aussi d'un marché à un autre ; c'est qu'on remarque souvent des différences [94] considérables entre les prix des grains dans des marchés assez rapprochés. Sans doute, l'imperfection des voies de communication, la lenteur et la cherté des transports, y sont bien pour quelque chose ; mais l'insuffisance du commerce des grains, le défaut de marchands intelligents et convenablement pourvus de capitaux, qui puissent faire passer les blés des endroits où ils surabondent dans ceux où ils manquent, y contribuent davantage encore.
En résumé donc, il y a, sous tous les rapports, économie et avantage à ce que les deux opérations essentielles qui constituent le commerce des grains, savoir le transport des subsistances dans l'espace et dans le temps, soient effectuées par des marchands qui s'en occupent d'une manière spéciale, plutôt que par des cultivateurs qui ne peuvent s'en occuper que d'une manière accessoire.
LE PROHIBITIONNISTE
C'est clair. La séparation du commerce des grains d'avec la production agricole est un progrès de la division du travail, comme vous dites, vous autres économistes. Il en résulte que la fonction est mieux remplie et à moins de frais. Nous le reconnaissons comme vous, nous autres hommes pratiques, et c'est pourquoi nous admettons le commerce des grains à l'intérieur. J'insiste sur ce point, parce que vous avez affecté de confondre notre opinion avec les préjugés des faiseurs d'émeutes.
L'ÉCONOMISTE
Votre opinion sera examinée à son tour ; en attendant je constate avec plaisir que vous êtes d'accord avec moi sur l'utilité du commerce des grains.
[95]
L'ÉMEUTIER
Eh ! mon Dieu, cette utilité je ne l'ai jamais niée non plus. Je conçois fort bien que le grain doive être mis à la portée de la consommation dans le moment et dans l'endroit où le besoin s'en fait le plus sentir. Je conçois aussi que le cultivateur n'ait ni les ressources ni les connaissances nécessaires pour exécuter ces deux opérations, en sus de sa besogne principale. Je vous accorde pleinement qu'il y ait économie et avantage pour tout le monde à ce que le commerce des grains soit séparé de la production agricole. Et croyez bien que si les marchands de grains voulaient se contenter d'un bénéfice raisonnable, honnête ; s'ils s'abstenaient de grossir, d'une manière immorale, leurs profits aux dépens de la misère des cultivateurs et de la faim du peuple, je ne demanderais pas qu'on supprimât leur commerce et je ne serais pas allé casser leurs vitres. Mais vous savez bien qu'ils ne se contentent pas d'un bénéfice honnête ; vous savez bien que leur avidité insatiable, leur cupidité sans entrailles...
L'ÉCONOMISTE
Pardon. Vous venez de dire que si les marchands de grains se contentaient d'un bénéfice honnête, vous n'auriez aucune objection à élever contre leur existence. Qu'entendezvous par un bénéfice honnête ?
L'ÉMEUTIER
J'entends un bénéfice qui ne dépasse pas ce qu'il faut pour couvrir l'intérêt de leurs capitaux au taux ordinaire et les récompenser de leur peine, un bénéfice qui soit en harmonie avec les profits des autres industries ou des autres commerces, un bénéfice honnête enfin... Mais [96] vous savez bien qu'ils ne s'en contentent pas ; vous savez bien que, s'ils accomplissent les opérations du commerce des grains avec plus d'économie que les cultivateurs ne pourraient le faire, ils s'arrangent de telle façon que cette économie tourne à leur seul profit. Si vous vouliez vous donner la peine d'ouvrir les yeux, vous vous convaincriez aisément qu'on s'enrichit plus vite dans le commerce des grains que dans tout autre. Or voilà ce que nous ne voulons pas, nous. Nous ne voulons pas que cette bande d'avides intermédiaires réalise des profits usuraires aux dépens du producteur et du consommateur, et c'est pour cela que nous voulons les supprimer. C'est pour cela que nous voulons que leur fonction soit désormais remplie, non par le cultivateur — je n'ai jamais débité cette absurdité — mais par le gouvernement.
LE PROHIBITIONNISTE
Autre absurdité !
L'ÉCONOMISTE
Patience. Ainsi donc, si les marchands de grains se contentaient d'une rétribution en harmonie avec les profits des autres industries et des autres commerces, s'ils ne gagnaient que juste ce qui est nécessaire pour couvrir l'intérêt de leurs capitaux et les récompenser de leur peine, vous les laisseriez subsister ?
L'ÉMEUTIER
Assurément, puisque leur fonction devrait toujours être remplie, et qu'il faudrait pour la remplir des capitaux, des bras et des intelligences, dont le concours ne saurait être gratuit.
[97]
L'ÉCONOMISTE
J.-B. Say n'aurait pas mieux dit. Ce n'est donc point parce que les marchands de grains font payer leur service, c'est parce qu'ils le font payer trop cher, que vous leur en voulez ?
L'ÉMEUTIER
C'est parce qu'ils font payer trop cher leur service, et qu'ils remplissent mal leur fonction. C'est parce qu'ils s'enrichissent tandis que les cultivateurs s'appauvrissent et que le peuple est affamé. Voilà pourquoi. Êtes-vous satisfait maintenant, et me faudra-t-il encore vous répéter dix fois la même chose ?
L'ÉCONOMISTE
Ce que vous venez de dire me suffit. Et savezvous pourquoi les marchands de grains font payer trop cher leur service et remplissent mal leur fonction, quoique, à cet égard, vos imputations soient fort exagérées ?
L'ÉMEUTIER
Eh ! mon Dieu, c'est tout simple. Parce que ce sont des monopoleurs.
L'ÉCONOMISTE
Et pourquoi sont-ils des monopoleurs ?
L'ÉMEUTIER
Pourquoi ? pourquoi ?...
L'ÉCONOMISTE
Tenez, je vais vous aider. Faites-moi seulement le plaisir de me répondre.
Vous êtes ouvrier ébéniste, et vous gagnez, je crois, deux francs par jour.
L'ÉMEUTIER
Oui.
[98]
L'ÉCONOMISTE
Eh bien ! voudriez-vous, pour le même salaire, aller extraire de la houille dans la province de Liège ou dans le Hainaut ? Consentiriez-vous à devenir ouvrier houilleur ?
L'ÉMEUTIER
Pour le même salaire, non, parbleu ! j'aime mieux mon état d'ébéniste, quoiqu'on y chôme de temps en temps et que les mortes-saisons soient dures à passer.
L'ÉCONOMISTE
Et pourquoi l'aimez-vous mieux ?
L'ÉMEUTIER
Parce qu'il est plus agréable de confectionner un meuble dans un bon atelier, bien éclairé et bien aéré, dans un atelier où l'on n'a rien à craindre du grisou, que d'aller extraire de la houille à mille ou douze cents pieds sous terre.
L'ÉCONOMISTE
Ainsi donc, en admettant que vous n'eussiez pas encore fait votre apprentissage, et qu'on vous donnât à choisir entre les deux métiers, vous prendriez celui d'ébéniste ?
L'ÉMEUTIER
À coup sûr. À moins, bien entendu, que l'autre ne fût beaucoup plus lucratif.
L'ÉCONOMISTE
Ah ! de manière à compenser le désagrément de travailler sous terre, et le risque d'être asphyxié par le grisou?
[99]
L'ÉMEUTIER
Précisément. Encore aurais-je de la peine à me résigner à descendre dans une bure [16].
L'ÉCONOMISTE
Aimeriez-vous mieux conduire une locomotive ?
L'ÉMEUTIER
Cela m'irait mieux. Mais pas à raison de deux francs par jour ; sinon, je continuerais à préférer ma scie, mon rabot et mes planches.
L'ÉCONOMISTE
Pourquoi ?
L'ÉMEUTIER
Avez-vous perdu le sens ? Est-ce que le conducteur de la locomotive n'est pas toujours le plus exposé lorsqu'un accident survient ?... Et quelle mort ! broyé, carbonisé, pulvérisé. Cela fait dresser les cheveux, rien que d'y penser.
L'ÉCONOMISTE
Mais si l'on vous payait de manière à couvrir les risques du métier, si l'on vous donnait par exemple cinq francs par jour...
L'ÉMEUTIER
Ma foi, je me risquerais. On n'est pas plus poltron qu'un autre, après tout. Et un salaire de cinq francs est toujours bon à gagner.
L'ÉCONOMISTE
Consentiriez-vous aussi à aller travailler dans une fabrique de céruse ?
L'ÉMEUTIER
Pour attraper la colique de plomb? Merci !
[100]
L'ÉCONOMISTE
On trouve pourtant des ouvriers pour cette industrie-là comme pour les autres.
L'ÉMEUTIER
Oui, mais pas au même prix.
L'ÉCONOMISTE
Pourquoi ?
L'ÉMEUTIER
Parce que c'est une industrie insalubre. Les ouvriers se font payer le risque d'attraper la colique, et ce n'est que juste.
L'ÉCONOMISTE
Vous ne voudriez donc à aucun prix aller travailler dans une fabrique de blanc de plomb ?
L'ÉMEUTIER
À aucun prix, dame ! c'est beaucoup dire. Je n'attraperais peut-être pas la colique, et si l'on me payait bien le risque de l'attraper...
L'ÉCONOMISTE
À la rigueur donc, vous consentiriez à descendre dans la bure d'une houillère ou à conduire une locomotive ; vous consentiriez même à aller travailler dans une fabrique de blanc de plomb, si l'on vous payait un salaire assez élevé pour couvrir les risques attachés à ces industries dangereuses ou insalubres ?
L'ÉMEUTIER
À cette condition-là oui, sinon non. Avez-vous fini ?
L'ÉCONOMISTE
À peu près. Et consentiriez-vous à devenir bourreau ?
L'ÉMEUTIER
Bourreau ? moi devenir bourreau ?
[101]
L'ÉCONOMISTE
Exécuteur des hautes-œuvres, si vous aimez mieux.
L'ÉMEUTIER
Le nom n'y fait rien. Ni bourreau ni exécuteur des hautes-œuvres.
L'ÉCONOMISTE
Même si l'on vous donnait deux francs par jour ?
L'ÉMEUTIER
Vous vous moquez. On ne trouverait pas de bourreau à ce prix-là.
L'ÉCONOMISTE
Cependant, c'est un métier bien commode à exercer, un métier qui ne donne pas grande besogne, surtout dans notre pays, grâce à Dieu ! On monte sa machine une ou deux fois par an, on tourne un bouton, et en quelques secondes c'est fini... Tandis qu'il vous faut scier vos planches, les équarrir, les raboter, les ajuster, tout le long du jour et tout le long de l'année.
L'ÉMEUTIER
Mais quel métier affreux, répugnant !
L'ÉCONOMISTE
Est-ce tout ?
L'ÉMEUTIER
Non ! c'est encore un métier qui transforme celui qui l'exerce en un objet de crainte, de répulsion, d'horreur... On se montre le bourreau, et le vide se fait autour de lui... C'est un préjugé, je le veux bien, mais c'est un préjugé universel !
L'ÉCONOMISTE
Et si ce préjugé est injuste ?
[102]
L'ÉMEUTIER
Qu'importe ! il n'en existe pas moins, et il expose celui qui en est l'objet à la réprobation publique.
L'ÉCONOMISTE
Ah ! vous ne vous soucieriez donc pas d'exercer un métier qui vous exposerait à la réprobation publique, même si cette réprobation n'était pas méritée ?
L'ÉMEUTIER
Assurément. À moins toujours d'y trouver des bénéfices exceptionnels.
L'ÉCONOMISTE
C'est cela. Des bénéfices de monopole.
L'ÉMEUTIER
Ne serait-ce pas juste ? Pour parler votre langage, les préjugés qui existent contre une profession ne constituent-ils pas un risque particulier qu'il faut couvrir ?
L'ÉCONOMISTE
Vous parlez comme un livre... d'économie politique. Et vous venez de résoudre la question.
L'ÉMEUTIER
Quelle question ?
L'ÉCONOMISTE
Eh ! parbleu, la question des marchands de grains. Vous venez de convenir que c'est à vous qu'ils sont redevables des bénéfices extraordinaires qu'ils réalisent aux dépens de la misère des cultivateurs et de la faim du peuple.
L'ÉMEUTIER
Allons donc ! je suis convenu de cela, moi ?...
L'ÉCONOMISTE
Je vous en fais juge vous-même. Que me disiez-vous [103] tout à l'heure ? Qu'on ne trouverait pas de houilleurs, de conducteurs de locomotives, d'ouvriers pour la fabrication de la céruse, si on ne les payait de manière à compenser les risques attachés à l'exercice de ces professions dangereuses ou insalubres. Qu'on ne trouverait pas non plus d'exécuteurs des hautes œuvres si l'on ne les dédommageait matériellement de la réprobation morale qui continue à peser sur leur fonction, pourtant nécessaire ! Eh bien ! dans l'état actuel des choses, qu'est-ce que la profession de marchand de grains ? C'est une profession que les préjugés populaires, les règlements administratifs et les lois prohibitives rendent, le plus souvent, dangereuse et répulsive. C'est une profession dans laquelle on court incessamment le risque d'être entravé dans ses opérations, vexé et dépouillé par un règlement arbitraire ou une loi improvisée ; pillé, insulté et maltraité par l'émeute ; dans laquelle enfin on devient presque infailliblement l'objet de la réprobation publique. Or, je vous le demande, croyez-vous qu'un négociant soit bien charmé de voir ses magasins envahis par une bande de forcenés, ses marchandises pillées, ses vitres et ses meubles brisés, et d'être exposé lui-même à être jeté à l'eau ou assommé ? Croyez-vous encore que de s'entendre qualifier de monopoleur, d'accapareur, de mangeur d'hommes, de se voir montrer au doigt comme un spéculateur sans entrailles qui s'enrichit aux dépens de la faim et de la misère publiques, ce soit bien attrayant ? Les préjugés qui pèsent sur le commerce des grains sont mal fondés, j'en suis convaincu ; les règlements et les lois qui l'entravent sont absurdes et nuisibles ; mais, en attendant, ces préjugés, ces règlements et ces [104] lois existent, et les marchands de grains en pâtissent.
Je suppose que vous ayez à choisir entre deux commerces. Dans l'un, vous aurez pleine sécurité pour votre personne, vos propriétés et vos opérations ; en outre, vous serez l'objet de la considération publique, et cette considération grandira à mesure que vous donnerez plus d'extension à vos affaires, et que vous vous enrichirez davantage. Dans l'autre, au contraire, votre personne et vos propriétés seront à chaque instant exposées aux fureurs de la populace, vos opérations seront entravées, contrecarrées par la loi, complice et auxiliaire de l'émeute ; enfin, vous serez en butte à la réprobation publique, et cette réprobation ira croissant à mesure que vous étendrez vos affaires, et que la fortune récompensera mieux vos efforts. Lequel de ces deux commerces choisirez-vous de préférence ? Vous ne répondez pas.
L'ÉMEUTIER
À bénéfice égal, le premier sans aucun doute.
L'ÉCONOMISTE
Et le second, vous ne l'entreprendrez, n'est-il pas vrai, que s'il vous présente l'appât d'un bénéfice extraordinaire ?
L'ÉMEUTIER
J'en conviens.
L'ÉCONOMISTE
Eh bien ! il en est ainsi pour le commerce des grains. On n'y porte ses capitaux et son industrie qu'à la condition d'y réaliser des bénéfices suffisants pour compenser les risques particuliers que la réglementation et l'émeute font courir aux marchands de grains.
[105]
L'ÉMEUTIER
Comme dans les industries dangereuses ou insalubres, peut-être ?
L'ÉCONOMISTE
Vous l'avez dit. Le commerce des grains peut malheureusement encore être rangé dans la catégorie des industries dangereuses ou insalubres. Et vous autres émeutiers, vous êtes le grisou ou la colique de plomb qui en éloigne la concurrence et qui permet à ceux qui l'exercent de réaliser des bénéfices extraordinaires. Ces bénéfices que vous leur reprochez, c'est vous qui les leur procurez, c'est vous aussi qui les rendez légitimes en en faisant la prime juste et nécessaire d'un risque. Comprenez-vous maintenant pourquoi je vous reprochais d'être le complice des accapareurs ?
Si j'étais marchand de grains, et que je voulusse m'enrichir vite, savez-vous ce que je ferais ? Bien loin de désirer que les préjugés populaires et les lois prohibitives cessassent de peser sur mon commerce, je m'efforcerais, au contraire, de les perpétuer. Bien loin de redouter les émeutes, je les appellerais de tous mes vœux ; au besoin même, je contribuerais à les fomenter. J'aurais des bandes d'émeutiers à gages qui viendraient, de temps en temps, briser mes carreaux en hurlant : À bas l'accapareur ! À l'eau le mangeur d'hommes ! Je ferais insérer dans les journaux populaires des articles foudroyants, où l'on nous signalerait, mes confrères et moi, à l'animadversion publique, de manière à dégoûter la concurrence…
L'ÉMEUTIER
Voudriez-vous, par hasard, insinuer que...
[106]
L'ECONOMISTE
Eh non ! Je n'insinue rien. Je crois volontiers à votre vertu ; je crois même à celle de votre presse populaire. Vous faites des émeutes gratis, j'en suis bien convaincu. Vous n'empochez aucune part des bénéfices extraordinaires que vous procurez aux marchands de grains en détournant la concurrence de leur commerce. Vous n'êtes pas des complices gagés, vous êtes des compères naïfs...
L'ÉMEUTIER
C'est cela. Si nous ne sommes pas des fripons, nous sommes des niais.
L'ÉCONOMISTE
Encore une fois, examinez vous-même l'effet des préjugés et de la réglementation qui pèsent sur le commerce des grains, et vous déciderez si je les calomnie. Quelle est la situation actuelle du commerce des grains ? Ce commerce, dont vous avez fini par reconnaître avec moi toute l'utilité, est-il suffisamment développé ? Non, il est abandonné à un petit nombre de mains, et — sauf, bien entendu, quelques exceptions honorables — à d'assez mauvaises mains. Les hommes intelligents et convenablement pourvus de capitaux s'appliquent de préférence à un commerce moins chanceux et moins réprouvé. Ceux-là seuls s'y engagent, qui veulent faire promptement fortune, sans s'inquiéter des jugements de l'opinion. À ces aventuriers peu scrupuleux se joignent des hommes que leur peu d'aptitude aux affaires et l'insuffisance de leurs ressources pécuniaires ont forcé d'abandonner les industries ou les commerces de concurrence, et qui se font marchands de grains, en désespoir de cause. Voilà de quoi se compose le personnel du [107] commerce des grains, dans les pays où les préjugés et la réglementation s'unissent pour le rendre dangereux et répulsif. Qu'en résulte-t-il ? C'est que les producteurs et les consommateurs sont également victimes de l'insuffisance des intermédiaires. L'année est abondante, par exemple. Le cultivateur qui a besoin d'argent pour payer son fermage, ses contributions, etc., porte ses grains au marché. Mais le marché est bien vite encombré dans une année abondante, et plus l'approvisionnement augmente, plus la dégringolade est rapide. Si le commerce des blés était suffisamment développé, le cultivateur ne serait pas longtemps dans l'embarras. Les marchands de grains s'empresseraient de profiter de l'abondance de la récolte pour s'approvisionner, et comme ils se feraient concurrence dans leurs achats, le cultivateur retirerait encore un bon prix de ses blés. Malheureusement, il n'existe qu'un petit nombre de marchands de grains, et, sauf quelques exceptions, ils n'ont que des ressources insuffisantes. La concurrence qu'ils se font pour acheter est donc très faible, et le cultivateur, pressé de vendre, est obligé de subir la loi du premier gros marchand qui se présente chez lui avec de l'argent comptant.
LE PROHIBITIONNISTE
Vous mettez le doigt sur la plaie.
L'ÉCONOMISTE
Le cultivateur souffre donc de cet état de choses. Il se plaint, et non sans raison, de ce que l'abondance fait sa ruine.
Arrivons maintenant à une mauvaise année. Les marchés sont mal fournis, partie à cause de l'insuffisance des [108] approvisionnements, partie à cause des règlements oppressifs et vexatoires qui empêchent les cultivateurs de s'y rendre ; partie enfin à cause des émeutes qui compromettent la sécurité des transports. Si le commerce des grains n'était entravé ni par la réglementation ni par l'émeute, le mal serait infiniment moindre, peut-être même ne se ferait-il pas sentir. En effet, les marchands de grains s'empresseraient de mettre au service de la consommation les gros approvisionnements qu'ils auraient accumulés dans les années de surabondance ; ils se feraient concurrence pour vendre, et les prix ne dépasseraient pas le taux nécessaire pour couvrir l'intérêt des capitaux qu'ils auraient employés précédemment à leurs achats, en leur procurant des profits en harmonie avec ceux des autres commerces. Mais ce n'est pas ainsi que les choses se passent. Les marchands de grains sont en petit nombre ; en conséquence, ils sont les maîtres du marché, et ils le sont d'autant plus que les règlements et les émeutes rendent les marchés moins accessibles. Le consommateur est obligé de subir leurs exigences, et il souffre de la disette et de la cherté, comme le producteur avait souffert de la surabondance et de l'avilissement des prix.
Le mal était encore bien plus grand autrefois, lorsque l'administration, moins éclairée, laissait faire les émeutiers, parfois même leur venait en aide ; lorsque le commerce des grains était partout entravé et arrêté, tant par les émeutes que par les règlements. Aujourd'hui, grâce au Ciel, la question commence à être mieux comprise. On protège le commerce des grains au lieu de protéger l'émeute ; il en résulte que les intelligences et les [109] capitaux s'y portent davantage ; que la concurrence s'y substitue peu à peu au monopole ; enfin que le cultivateur souffre moins dans les années d'abondance, et le consommateur dans les années de rareté.
Cependant, il y a bien à faire encore, avant que les préjugés soient entièrement dissipés et les règlements réformés, avant que le commerce des grains ait cessé d'appartenir à la catégorie des industries dangereuses ou insalubres... Or, jusque-là, le cultivateur et le consommateur souffriront tour à tour de son insuffisance, et chaque vitre cassée dans une émeute se paiera à raison de cent fois son poids en or.
L'ÉMEUTIER
Ce que vous venez de dire commence, je l'avoue, à me donner à penser. Je n'y avais jamais bien réfléchi, car...
L'ÉCONOMISTE
Car il est plus facile de casser des carreaux que de réfléchir.
L'ÉMEUTIER
Hum... Cependant, je ne me tiens pas encore pour battu. Je veux bien croire qu'en houspillant les marchands de grains, nous n'avançons pas beaucoup nos affaires ; mais si on les supprimait tout à fait ?... Si c'était le gouvernement qui se fît marchand de grains comme l'ont proposé tous nos grands penseurs, Robespierre, Babeuf, Louis Blanc, Cabet, la subsistance du peuple ne serait-elle pas mieux garantie ? Les dangers et les abus du monopole ne seraient-ils pas plus sûrement évités ? Que le gouvernement nourrisse le peuple, j'en reviens toujours là !
[110]
L'ÉCONOMISTE
Soit ! Nous examinerons si le gouvernement est capable de nourrir le peuple. Seulement, c'est une nouvelle discussion à entamer, et il est un peu tard. Ce sera pour une autre fois.
L'ÉMEUTIER (en s'en allant).
Est-ce que vraiment j'aurais eu tort de casser les carreaux des marchands de grains ? Quelle science singulière que l'économie politique ! Ce n'est pas, au moins, les vitriers qui l'ont inventée !
L'ÉCONOMISTE
Ni les émeutiers.
L'ÉMEUTIER
Ne vous pressez pas tant de prendre des airs de triomphe. Je vais me retremper dans la lecture de nos grands penseurs.
L'ÉCONOMISTE
Allez, mais ne cassez plus !
[111]
SOMMAIRE : Convient-il de suspendre le travail des distilleries dans les années de disette ? — Apparences et réalités. — Que les distilleries sont des réservoirs à grains. — Qu'elles facilitent et assurent les approvisionnements.— Les boulangers. — Un mémoire des boulangers de Bruxelles. — La taxe du pain. — Que ses avantages sont illusoires, et ses inconvénients réels. — Comment la philanthropie peut aboutir à l'usure.
LE PROHIBITIONNISTE qui lit son journal.
Ah ! voici une mesure vraiment salutaire !
L'ÉCONOMISTE
Quelle mesure ?
LE PROHIBITIONNISTE
On vient d'interdire en France la distillation des grains indigènes. Je ne suis point, vous le savez, un [112] partisan exagéré des mesures restrictives, et je me suis joint à vous pour défendre la liberté du commerce des grains... à l'intérieur. Lorsque la liberté me paraît utile, je suis libéral ; mais lorsqu'elle me paraît nuisible, je suis prohibitionniste. Voilà mon opinion. Eh bien ! dans les moments où les approvisionnements sont en déficit, où la subsistance des populations est compromise, n'est-il pas sage d'empêcher qu'on ne détourne les grains de leur destination naturelle et nécessaire ? Un verre de faro, Mieque!
L'ÉCONOMISTE
Non pas. Un verre d'eau fraîche pour monsieur, Mieque!
LE PROHIBITIONNISTE
Un verre d'eau, à moi ? Mais je ne puis pas souffrir l'eau. Elle me fait mal à l'estomac. Du faro, morbleu, du faro !
L'ÉCONOMISTE
Non, vous boirez de l'eau.
LE PROHIBITIONNISTE
Ah çà ! mais vous devenez fou. Vous savez bien que je ne puis me passer de mon verre de faro.
L'ÉCONOMISTE
Vous vous en passerez.
LE PROHIBITIONNISTE
(La Mieque lui apporte un verre de faro. Il en boit quelques gorgées d'un air triomphant.) Pourquoi ça ?
L'ÉCONOMISTE
Eh ! mais pour ne pas détourner le grain de sa destination naturelle et nécessaire.
[113]
LE PROHIBITIONNISTE
Oh ! il y a une grande différence entre le genièvre et le faro.
L'ÉCONOMISTE
Avec quoi fabrique-t-on le genièvre ?
LE PROHIBITIONNISTE
Avec du grain.
L'ÉCONOMISTE
Avec quoi fabrique-t-on le faro ?
LE PROHIBITIONNISTE
Avec du grain encore, mais...
L'ÉCONOMISTE
Eh bien ! au point de vue de la consommation des grains, et c'est à ce point de vue seul que nous devons nous placer, la fabrication du faro et des autres bières n'est pas moins nuisible que celle du genièvre. Que dis-je ? elle l'est davantage, car elle absorbe des quantités de grains bien autrement considérables. Nous n'avons que 600 distilleries environ dans le pays. Nous avons plus de 3 000 brasseries. Pour être logique, il ne faudrait pas se contenter de fermer les distilleries, il faudrait fermer aussi les brasseries. C'était bien ainsi, du reste, qu'on l'entendait au Moyen-âge. À peine la disette commençait-elle à sévir, qu'on fermait à la fois distilleries et brasseries.
LE PROHIBITIONNISTE
Et que faisait-on des ouvriers employés dans les brasseries ?
L'ÉCONOMISTE
Et que feriez-vous des ouvriers employés dans les distilleries ?
[114]
LE PROHIBITIONNISTE
La bière est une boisson saine, hygiénique, tandis que le genièvre est la perdition de l'ouvrier.
L'ÉCONOMISTE
L'abus du faro n'est guère moins nuisible que l'abus du genièvre. Mais la question n'est point là : si l'on pouvait détourner les ouvriers de l'ivrognerie, en empêchant la distillation du genièvre, ce n'est pas seulement dans les années de disette qu'il faudrait l'empêcher, ce serait en tous temps. Je dirai plus : on devrait surtout l'interdire dans les années d'abondance, car c'est alors que l'ouvrier refrène le moins son intempérance. Les revenus de l'accise en font foi. C'est alors qu'il dépense en boissons fortes l'excédent de ressources que l'abondance et le bas prix des subsistances lui procurent, et qu'il se repent si amèrement plus tard de n'avoir pas su économiser.
Mais l'expérience a démontré que ce n'est pas en interdisant la fabrication et la vente des boissons fortes qu'on peut exciter l'ouvrier à faire un meilleur usage de son salaire. L'expérience a démontré qu'aussi longtemps qu'on n'a pas réformé le moral de l'ouvrier, qu'aussi longtemps qu'on ne lui a pas fait prendre des habitudes d'ordre, de tempérance et d'économie, il est parfaitement inutile de fermer ou de rétrécir une des nombreuses issues qui sont ouvertes à ses mauvais penchants. Les autres s'agrandissent, à mesure que celle-là se ferme ou se rétrécit. Le mal n'est pas supprimé, il n'est que déplacé.
Comme mesure somptuaire, la fermeture des [115] distilleries serait aussi inefficace, aussi nuisible même, que pourrait l'être celle des maisons de prostitution, par exemple. Il n'y a donc pas lieu d'invoquer des considérations de ce genre. Il faut simplement rechercher si, en fermant les établissements où l'on emploie des grains autrement que pour en faire du pain, en fermant non seulement les distilleries mais encore les brasseries, les féculeries, les fabriques d'amidon, de poudre à poudrer, etc., etc., on contribue à augmenter l'abondance, à assurer mieux la subsistance des populations. Eh bien ! je dis que ces mesures prohibitives, comme tous les procédés qui appartiennent à la même famille, contribueraient, au contraire, à augmenter le mal.
LE PROHIBITIONNISTE
Pourtant, en fermant ces établissements qui consomment des quantités plus ou moins considérables de grains, on en diminue la demande, on empêche, en conséquence, les prix de s'élever. C'est clair, cela.
L'ÉCONOMISTE
Oui, c'est clair, quand on s'en tient aux apparences. Voyons. Je suppose qu'un monsieur, chaussé de vernis et ganté frais, descende chez vous en compagnie d'une lionne. Ils ont un équipage des plus brillants et un cocher nègre tout chamarré. Leur accorderez-vous du crédit sur ces apparences-là.
LE PROHIBITIONNISTE
Allons donc ! Est-ce que je ne sais point que tout ce qui brille n'est pas or ?
[116]
L'ÉCONOMISTE
Vous ne leur accorderez donc pas de crédit ?
LE PROHIBITIONNISTE
C'est selon. S'ils sont effectivement aussi riches qu'ils le paraissent, je leur ferai crédit, sinon non.
L'ÉCONOMISTE
Mais vous ne vous fierez ni à l'élégance de leur mise, ni à la somptuosité de leur équipage, ni même à la couleur et au chamarrage de leur cocher, pour leur accorder ce crédit ?
LE PROHIBITIONNISTE
Parbleu ! j'irai aux informations, je ferai une enquête sur leur compte, et si mes informations sont favorables, si mon enquête me satisfait, je lâcherai ma marchandise, sinon, le cocher fût-il cent fois nègre, je la garderai.
L'ÉCONOMISTE
Vous iriez aux informations, vous feriez une enquête, fort bien... Et si l'on accusait votre cuisinière de faire sauter l'anse du panier, comment vous y prendriez-vous pour savoir si elle est honnête ou non ? Vous contenteriez-vous de l'interroger et vous fieriez-vous à ses protestations ?
LE PROHIBITIONNISTE
Me fier aux protestations d'une cuisinière ? Allons donc !
L'ÉCONOMISTE
Pourtant, si son air était honnête, et si ses paroles avaient l'accent de la vérité...
[117]
LE PROHIBITIONNISTE
Connu, connu. On ne se laisse pas prendre à ces simagrées-là.
L'ÉCONOMISTE
Que feriez-vous donc ?
LE PROHIBITIONNISTE
J'examinerais mes comptes de ménage, je ferais une petite enquête sur les prix des denrées, et je renverrais ou je garderais ma cuisinière d'après les résultats de mon examen et de mon enquête.
L'ÉCONOMISTE
Son air honnête et son accent de vérité ne suffiraient donc pas pour vous convaincre ?
LE PROHIBITIONNISTE
Apparences, mon cher, apparences. Quand on a un peu d'expérience de la vie et... des cuisinières, on ne s'y fie point.
L'ÉCONOMISTE
Ainsi donc, dans les affaires qui concernent vos intérêts particuliers, vous ne vous fiez pas aux apparences. Vous examinez, vous faites des enquêtes, pour vous assurer si les apparences sont bien conformes à la réalité, si elles ne cachent pas une déception, un mensonge. Et les gens qui agissent autrement, les gens qui se fient aux apparences dans les affaires ordinaires de la vie, vous les traitez…
LE PROHIBITIONNISTE
Je les traite d'imbéciles. Je ne le cache pas.
L'ÉCONOMISTE
Eh bien ! comment se fait-il que, dès qu'une affaire concerne l'intérêt général, vous vous contentiez des [118] apparences ? Comment se fait-il que vous ne cherchiez point à vous assurer si elles ne cachent pas une déception, un mensonge ?
LE PROHIBITIONNISTE
Est-ce que j'ai le temps et les moyens nécessaires pour faire une enquête sur une question d'intérêt général ? J'ai bien assez de mes affaires.
L'ÉCONOMISTE
Voilà de bien mauvaises raisons. D'abord, vous oubliez que votre intérêt particulier est compris dans l'intérêt général ; qu'il en est une des parties intégrantes ; que toute mesure qui intéresse la communauté intéresse chacun de ses membres. Ensuite, parce qu'on n'a pas le temps d'examiner une question, est-ce une raison pour la résoudre d'après les apparences ? Si vous n'aviez pas le temps de prendre des informations sur le monsieur et la dame au cocher nègre, serait-ce une raison pour leur accorder du crédit ? Si vous n'aviez pas le temps d'examiner les comptes de votre cuisinière, serait-ce une raison pour vous fier à ses protestations de fidélité ?
LE PROHIBITIONNISTE
Non, sans doute.
L'ÉCONOMISTE
Que feriez-vous en ce cas ? Vous attendriez avant de vous prononcer, n'est-il pas vrai ? Pourquoi n'usez-vous pas de la même retenue prudente et sage, lorsqu'il s'agit d'une affaire d'intérêt général ? Si vous n'avez ni le temps, ni les moyens nécessaires pour examiner l'affaire de près, consultez du moins ceux qui l'ont examinée. Car enfin, en jugeant sur les apparences, vous courez, à votre tour, le risque d'être traité... comme vous traitez les autres.
[119]
LE PROHIBITIONNISTE
Puisque mon journal est d'avis qu'il serait bon de suspendre le travail des distilleries, c'est qu'il a examiné la question apparemment ?
L'ÉCONOMISTE
C'est possible.
Le plus sûr est pourtant de ne pas s'y fier. Mais allons au fond de l'affaire. Voyons si les gouvernements qui suspendent le travail des distilleries aux époques de disette, contribuent en réalité aussi bien qu'en apparence à augmenter la masse des subsistances.
Si vous étiez distillateur, brasseur ou fabricant de fécule, seriez-vous bien charmé de voir votre industrie suspendue du jour au lendemain par ordre de l'autorité ? Seriez-vous bien charmé d'être réduit à chômer, et peut-être à faire banqueroute, par suite de cette interruption soudaine d'une production qui procurait des moyens d'existence, à vous, à votre famille et à vos ouvriers ?
LE PROHIBITIONNISTE
Non, assurément, mais je ne suis ni distillateur, ni brasseur, ni fabricant de fécule... Et, tant pis, ma foi, pour les intérêts privés, s'ils se mettent en travers de l'intérêt général !
L'ÉCONOMISTE
Soit ! Mais croyez-vous qu'une prohibition de ce genre soit bien de nature à encourager les capitaux à se porter dans les distilleries, les brasseries, les féculeries et les autres industries qui emploient le grain comme matière première ?
LE PROHIBITIONNISTE
Il est clair que la fermeture de ces établissements, [120] dans les mauvaises années, et les pertes qu'elle entraîne inévitablement, ne peuvent manquer d'en détourner les capitaux ; mais quand on se place au point de vue de l'intérêt des consommateurs de grains, n'est-ce pas tant mieux ? Moins il y aura de distilleries, de brasseries, de féculeries, etc., plus il restera de grains pour la consommation alimentaire.
L'ÉCONOMISTE
, Voilà l'apparence. Voici maintenant la réalité. C'est que plus un pays a de brasseries, de distilleries, de féculeries, etc., plus il possède de garanties contre la disette. Car ces établissements remplissent précisément le même office que les réservoirs construits par les Pharaons pour absorber le trop-plein de l'inondation du Nil, quand elle était surabondante, pour y suppléer, quand elle était insuffisante. Ce sont des réservoirs à grains.
LE PROHIBITIONNISTE
Comment cela ?
L'ÉCONOMISTE
Les distilleries, les brasseries, les fabriques de fécule et d'amidon constituent un débouché supplémentaire pour la production agricole et pour le commerce des subsistances. Si ce débouché n'existait point, on produirait, année moyenne, d'autant moins de substances alimentaires, ou, ce qui revient au même, on en ferait d'autant moins venir de l'étranger. Cela est évident, car la production, qu'elle soit agricole ou industrielle, se proportionne ou tend à se proportionner toujours avec le débouché qui lui est ouvert. En supprimant les industries qui emploient les grains comme matière première, [121] on diminuerait donc la production d'un pays, partant ses ressources, sans qu'il en résultât aucun avantage au point de vue de la consommation alimentaire.
Ce n'est pas tout. Comme tous les autres entrepreneurs d'industrie, les distillateurs, les brasseurs et les fabricants de fécule s'efforcent naturellement d'acheter leurs matières premières au meilleur marché possible. Ils font, en conséquence, des achats extraordinaires dans les années de pléthore agricole, et, en agissant ainsi, ils empêchent les prix de s'avilir. C'est le réservoir qui absorbe l'excédent nuisible de l'inondation. Vienne ensuite une mauvaise année : les plus avisés et les plus riches ont en réserve les gros approvisionnements qu'ils ont accumulés pendant l'abondance. Qu'en font-ils ? Les emploient-ils exclusivement à alimenter leur industrie ? Oui, quand le prix des grains ne dépasse pas le niveau d'une année moyenne ; non, quand il atteint un taux de disette. Dans ce cas, en effet, la consommation des spiritueux, et même de la bière, diminue par suite de l'état de gêne des populations ; ce qui fait que la production s'en ralentit forcément. D'un autre côté, les distillateurs et les brasseurs trouvent souvent plus d'avantage à revendre leurs grains pour la consommation alimentaire qu'à les employer dans leur industrie, dont les produits ne peuvent hausser dans la même proportion que la matière première ; ceci, parce que le genièvre ou la bière n'est pas, comme le pain, un objet de première nécessité. Bien loin de faire à la consommation alimentaire une concurrence nuisible dans les années de disette, les distillateurs, les brasseurs, etc., lui fournissent, au contraire, un supplément de ressources, en déversant sur [122] les marchés une partie des réserves accumulées dans leurs réservoirs à grains.
Vous voyez donc que plus un pays possède de distilleries, de brasseries, de féculeries, et mieux il se trouve garanti contre la disette. Or, le moyen le plus efficace d'engager les intelligences et les capitaux à se porter dans ces industries, quel est-il ? n'est-ce pas d'éviter toute mesure qui pourrait compromettre ou diminuer, d'une manière accidentelle ou permanente, la sécurité qu'ils y trouvent ? Et la fermeture de la fabrique, la suspension de l'industrie pendant une période plus ou moins longue, selon le bon plaisir du gouvernement, n'est-elle pas une de ces mesures ?
LE PROHIBITIONNISTE
J'en conviens. Aussi, je ne demande pas que l'on suspende entièrement le travail des distilleries ; je demande seulement qu'on les empêche de distiller des grains indigènes pour l'exportation. C'est bien modeste.
L'ÉCONOMISTE
La mesure serait moins nuisible, sans doute, mais encore le serait-elle, même au point de vue de la consommation alimentaire. Je suppose qu'un pays voisin, la France par exemple, ait besoin d'un supplément extraordinaire de spiritueux, et qu'elle le demande aux distillateurs de la Belgique, de la Hollande et de l'Angleterre. Voilà évidemment un supplément d'occupation qui vient fort à propos, surtout si l'année est mauvaise. C'est un secours en travail dont les populations ouvrières de la Belgique, de la Hollande et de l'Angleterre se trouvent gratifiées.
Mais, objecterez-vous, pour produire le supplément de [123] spiritueux nécessaire à la France, il faut consommer une certaine quantité de céréales, et réduire d'autant les ressources alimentaires du pays. Soit ! Les distillateurs demandent un supplément de céréales pour exécuter leurs commandes. Qu'en résulte-t-il ? C'est que les prix s'élèvent aussitôt.
LE PROHIBITIONNISTE
Voilà le mal.
L'ÉCONOMISTE
Je dirais plutôt : voilà le bien. Quel est, en effet, le résultat immédiat d'une hausse des subsistances, surtout au début d'une saison ? C'est d'attirer les subsistances dans le pays où se produit cette hausse, — et presque toujours de les attirer en quantité suffisante pour combler et au-delà le déficit qui a causé la hausse. Une demande extraordinaire de grains pour la distillation, survenant après la récolte, n'est donc pas un mal. Au contraire ! c'est un moyen de mieux assurer les approvisionnements pour la fin de la saison.
LE PROHIBITIONNISTE
Mais n'est-il pas plus simple d'obliger les distillateurs à aller chercher à l'étranger les grains qu'ils veulent réexporter sous forme de spiritueux ?
L'ÉCONOMISTE
Oui, mais ces grains ils ne peuvent pas toujours se les procurer immédiatement à l'étranger, et les commandes pressent. Qu'arrive-t-il alors ? C'est que celles-ci vont ailleurs ; c'est qu'elles vont dans les pays où les distillateurs peuvent s'approvisionner à leur guise, en Hollande ou en Angleterre, où les populations ouvrières profitent de l'aubaine, au détriment des nôtres.
[124]
LE PROHIBITIONNISTE
La question est plus compliquée qu'on ne le supposerait au premier abord, je l'avoue.
L'ÉCONOMISTE
Raison de plus pour l'étudier à fond ; raison de plus pour ne pas se fier aux apparences [17]...
L'ÉMEUTIER
(Il arrive précipitamment un paquet de brochures sous le bras.) Je suis en retard, mais ce n'est pas ma faute. Mon boulanger m'a retenu, pour causer de l'organisation du travail...
LE PROHIBITIONNISTE
C'est donc un socialiste, votre boulanger.
L'ÉMEUTIER
... Du travail de la boulangerie. Ah ! il m'en a débité de belles sur la concurrence. Parlons-en.
LE PROHIBITIONNISTE
Et la question de la liberté du commerce des grains, allons-nous l'abandonner, avant de l'avoir vidée ?
L'ÉCONOMISTE
Nous ne nous en écarterons pas trop, en nous occupant un peu de la boulangerie. L'agriculteur produit le grain, le marchand le déplace, le meunier le réduit en farine, le boulanger transforme la farine en pain. Ce sont les différentes opérations de la production alimentaire. Eh bien ! sur quoi porte notre discussion ? Sur la question de savoir si cette production, considérée dans son ensemble, peut s'opérer mieux et à meilleur marché, [125] subvenir plus abondamment et plus régulièrement aux besoins de la consommation sous le régime de la réglementation que sous celui de la liberté du commerce. Cette question est à peu près vidée pour l'agriculture et le commerce des grains. Vidons-la encore pour la boulangerie, si vous voulez.
L'ÉMEUTIER
Et les meuniers ? Il y aurait bien aussi quelque chose à dire sur leur compte.
L'ÉCONOMISTE
Il y aurait à répéter au sujet des meuniers ce qui a été dit des marchands de grains, savoir qu'il faut leur accorder la plus grande somme possible de liberté et de sécurité, si l'on veut que la concurrence se porte suffisamment dans la meunerie, si l'on veut que le grain soit bien moulu et à bas prix. Voilà tout.
LE PROHIBITIONNISTE
Laissons donc les meuniers en repos. Que demande votre boulanger ? Que le pain cesse d'être taxé ?
L'ÉMEUTIER
Non pas. Il l'avait demandé d'abord, mais il est revenu de son erreur. Il reconnaît maintenant que la taxe du pain doit être maintenue, dans l'intérêt du producteur aussi bien que dans celui du consommateur.
L'ÉCONOMISTE
Il me semblait cependant que les boulangers se plaignaient de la taxe.
L'ÉMEUTIER
Oh ! ils ne s'en plaignent plus. Ils conviennent qu'ils avaient été sur le point d'être dupes des économistes, et ils ont fait leur meâ culpâ.
[126]
L'ÉCONOMISTE
Que demandent-ils ?
L'ÉMEUTIER
Ils demandent d'abord que le pain continue à être taxé ; ensuite que le nombre des boulangers soit rigoureusement limité comme il l'est à Paris et dans beaucoup d'autres villes ; que les achats de grains et de farines pour le service de la boulangerie ne puissent avoir lieu qu'à la halle aux grains ; qu'il soit interdit aux boulangers du dehors de vendre leur pain dans la ville, ou, tout au moins, que ce pain étranger soit grevé d'un droit ; que la revente du pain soit défendue, que le minimum du rendement de la panification soit augmenté, enfin que la boulangerie nomme un syndicat, et que les syndics soient autorisés à faire des visites domiciliaires chez les gens soupçonnés de vendre du pain en contrebande. Voilà.
L'ÉCONOMISTE
Et que pensez-vous de ce beau projet ?
L'ÉMEUTIER
Assurément, il peut donner prise à des critiques de détail. Mais, à tout prendre, le régime que proposent les boulangers est préférable à la concurrence sans règle et sans frein. Mieux vaut la boulangerie organisée que la boulangerie anarchique. Ah ! que l'industrie entière n'est-elle organisée ?
L'ÉCONOMISTE
Elle l'a été, et justement sur ce modèle-là.
L'ÉMEUTIER
Quand donc ?
[127]
L'ÉCONOMISTE
Au Moyen-âge. Car vos boulangers ne brillent pas précisément par l'imagination. Leur projet est calqué, daguerréotypé sur l'organisation des anciennes corporations d'arts et métiers.
LE PROHIBITIONNISTE
Il n'en est peut-être pas plus mauvais.
L'ÉCONOMISTE
Comment donc se fait-il que cette antique organisation de l'industrie ait été renversée aux applaudissements universels ?
LE PROHIBITIONNISTE
L'homme est si inconstant !
L'ÉCONOMISTE
Comment se fait-il encore que l'industrie n'ait recommencé à progresser qu'après avoir cessé d'être organisée ?
LE PROHIBITIONNISTE
S'il fallait tout expliquer !
L'ÉCONOMISTE
Eh bien, je vais vous aider. C'est que cette organisation surannée que les boulangers voudraient bien ressusciter à leur profit étouffait toute ardeur au travail ; c'est qu'elle empêchait toute initiative dans le sens du progrès ; c'est qu'elle ne protégeait que l'incurie et la paresse.
En voulez-vous la preuve ? Je gage que les boulangers euxmêmes se chargeront de vous la fournir. Vous avez lu leurs petites brochures.
L'ÉMEUTIER
Je sors de les lire.
[128]
L'ÉCONOMISTE
Alors, répondez-moi. Pourquoi les boulangers demandent-ils que leur nombre soit limité ?
L'ÉMEUTIER
Parce qu'ils craignent d'être ruinés par la concurrence illimitée, anarchique... On est en train d'organiser des boulangeries par actions, qui opéreront sur une grande échelle. Les boulangers sont bien convaincus qu'elles feront fiasco avec leurs pétrins mécaniques...
L'ÉCONOMISTE
Sur quoi fondent-ils leur conviction ?
L'ÉMEUTIER
D'abord sur ce que les pétrins mécaniques ne pourront jamais remplacer convenablement les bras...
L'ÉCONOMISTE
... ou les pieds.
LE PROHIBITIONNISTE
Pouah !
L'ÉCONOMISTE
Tel est pourtant l'antique et « respectable » procédé qu'il s'agit de protéger contre l'invasion des pétrins mécaniques.
L'ÉMEUTIER
Ensuite, les boulangers pensent que les sociétés par actions sont affectées d'un vice interne, qui doit amener inévitablement leur dissolution.
L'ÉCONOMISTE
Alors, que craignent-ils donc ? Pourquoi demandent-ils à être protégés contre une concurrence qui porte en ellemême le germe de sa ruine ? De deux choses l'une, [129] ou les boulangers fabriquent le pain à meilleur marché et mieux que les boulangeries par actions ne pourraient le faire, ou ils le fabriquent plus chèrement et plus mal.
Dans le premier cas, ils n'ont pas besoin d'être protégés contre la concurrence des sociétés par actions. Ils le sont suffisamment par le bas prix et la bonne qualité de leur marchandise.
Dans le second cas, c'est-à-dire si les nouvelles boulangeries travaillent à meilleur marché et mieux que les anciennes, pourquoi ferait-on obstacle à leur établissement ? Pourquoi condamnerait-on les consommateurs à se nourrir à perpétuité de pain fabriqué imparfaitement à haut prix ? Ne serait-ce pas absolument comme si, pour complaire aux boulangers, on les grevait d'une taxe égale à l'économie que leur procurerait la fabrication du pain d'après les nouvelles méthodes ?
L'ÉMEUTIER
C'est, ma foi, vrai.
L'ÉCONOMISTE
Et cette taxe, à quoi servirait-elle ? À empêcher la fabrication du pain de s'améliorer. Que protégerait-elle ? L'incurie et la paresse des boulangers.
Voilà un premier point. À un autre maintenant.
Pourquoi les boulangers demandent-ils qu'on interdise la vente du pain fabriqué hors de la ville, ou du moins qu'on frappe ce pain d'une taxe particulière ?
L'ÉMEUTIER
Voici leurs motifs, tels qu'ils les exposent euxmêmes :
« Aujourd'hui, disent-ils, les boulangers des faubourgs ont sur nous le manifeste et incontestable avantage de [130] l'infériorité des loyers, des droits d'octroi et des patentes. Donc, de deux choses l'une : ou ils vendent, soit au consommateur, soit au revendeur, audessous du tarif et à meilleur marché que nous ; ou, en vendant au même prix, ils réalisent des bénéfices plus considérables. Dans l'un et l'autre cas, cela ne peut pas s'appeler une concurrence loyale et avoir droit à la consécration de l'autorité communale.
« La seule manière d'établir un juste équilibre entre les boulangers de la ville et ceux du dehors, serait d'imposer à ces derniers un droit d'entrée dont il ne nous appartient pas de déterminer le chiffre, et qui compenserait les avantages que nous venons d'énumérer [18] »
Cela me paraît assez raisonnable, je l'avoue.
L'ÉCONOMISTE
Ah ! cela vous paraît raisonnable. Alors, permettez-moi de vous adresser une simple question. N'y a-t-il pas aussi dans les faubourgs des tailleurs, des cordonniers, des modistes, des couturières, des lingères et des blanchisseuses qui travaillent pour la ville ?
L'ÉMEUTIER
Assurément, il y en a.
L'ÉCONOMISTE
Eh bien ! tous ces artisans mâles et femelles paient aussi dans les faubourgs un loyer moins élevé que leurs concurrents logés dans l'intérieur de la ville. Il serait donc équitable de les empêcher de venir faire à ceux-ci une concurrence inégale. Il serait équitable de taxer [131] leurs produits ou de les taxer eux-mêmes à l'entrée, de manière à compenser l'inégalité dont se plaignent les boulangers. J'irai plus loin. Comme il y a des quartiers et des rues où les loyers sont infiniment plus chers que dans le reste de la ville, il ne serait pas moins équitable d'établir des barrières douanières pour protéger leurs marchands et leurs artisans contre ceux des autres quartiers et des autres rues.
LE PROHIBITIONNISTE
Vous plaisantez.
L'ÉCONOMISTE
Pas le moins du monde. Je me borne à généraliser l'application du principe invoqué par les boulangers. Car, ce qu'il serait juste et raisonnable de faire pour eux, ne devrait-il pas être fait, en même temps, pour les autres artisans ? Pourquoi seraient-ils seuls protégés ? Voilà bien des douanes et des douaniers. Comme cela va faire fleurir le métier de gabelou !
LE PROHIBITIONNISTE
Cependant n'est-il pas juste de compenser les avantages... ?
L'ÉCONOMISTE
Si ces avantages existaient réellement, tout le monde émigrerait dans les faubourgs pour aller les y chercher, les boulangers tous les premiers. Il n'en resterait bientôt plus un seul dans la ville. Mais il y a une petite circonstance dont les auteurs du « Mémoire de la Boulangerie » négligent de s'occuper et qui balance et au-delà l'économie d'un logement dans les faubourgs, je veux parler de l'avantage d'être placé à la portée d'une clientèle nombreuse et riche dans un grand foyer de consommation. [132] Cet avantage est plus que suffisant pour empêcher boulangers, bottiers, tailleurs et couturières d'émigrer dans les faubourgs ou plus loin — dans la Campine, par exemple, où les logements sont cependant encore à bien meilleur marché que dans les faubourgs.
Les boulangers n'ont donc pas besoin d'être protégés contre leurs concurrents extra-muros. Mais savez-vous pourquoi ils demandent à l'être ? Parce que la concurrence les talonne, parce qu'elle les oblige à progresser.
L'ÉMEUTIER
En effet, ils le constatent eux-mêmes, en réclamant la diminution du rendement officiel qui sert de base à la taxe.
« Cette base, disent-ils, jadis en rapport avec notre cuisson, ne l'est plus aujourd'hui, par suite de la transformation que, malgré nous, notre état a subie. Les innovateurs, aidés par la concurrence qui existe dans tout État libre, nous ont, quand les grains étaient à un prix normal, forcés insensiblement à faire le pain de plus en plus blanc, c'est-à-dire à employer une fleur de plus en plus fine, qui absorbe moins d'eau, rend moins en panification et donne un tel déchet que de 16 kg, moyenne de jadis, nous sommes forcés maintenant d'en extraire 18. » [19]
L'ÉCONOMISTE
C'est-à-dire parce que les « innovateurs » les ont forcés, malgré eux, ils ont soin de le constater, à vendre moins d'eau et de son sous forme de pain. Affreux innovateurs ! Qu'on les débarrasse d'une concurrence si [133] importune, et ils ne manqueront pas, certes, de renoncer à une innovation qu'ils ont réalisée « malgré eux ». Ils restitueront religieusement au consommateur son ancienne pitance d'eau et de son.
À quoi donc servirait un tarif protecteur de la boulangerie urbaine ? À empêcher la fabrication du pain de s'améliorer. Que protégeait-elle ? L'incurie et la paresse des boulangers.
Voilà le second point. Arrivons au troisième. Il s'agit, je crois, d'interdire la revente du pain.
L'ÉMEUTIER
Précisément.
L'ÉCONOMISTE
Quelles raisons invoquent les boulangers pour réclamer cette confiscation à leur profit du commerce des revendeurs ?
L'ÉMEUTIER
« Nous demandons, disent-ils, que le commerce illégal de la revente soit aboli. Il suffit, pour comprendre tout ce que ce commerce a d'anormal et de honteux pour une capitale comme la nôtre, de voir, à travers les vitrines des boutiques, la plupart malpropres et en désordre où il s'exerce, le pain exposé aux regards des consommateurs, pêle-mêle avec des objets des natures les plus hétérogènes et quelquefois du contact le plus repoussant et le plus insalubre. Évidemment, la liberté du commerce dégénère, en ce cas, en véritable licence [20] »
L'ÉCONOMISTE
Bon. Ce n'est point parce que la revente nuit à leurs [134] intérêts, c'est parce qu'elle blesse leur orgueil artistique, qu'ils en demandent la suppression. Ils sont humiliés de voir ce pain, qu'ils ont pétri con amore, relégué dans la vitrine du revendeur, entre une vulgaire boîte d'allumettes et un ignoble paquet de chandelles. C'est comme artistes et non comme industriels qu'ils s'élèvent contre la revente du pain.
L'ÉMEUTIER
Ils avaient, à ce qu'il me semble, une meilleure raison à donner, c'est que les intermédiaires renchérissent la marchandise.
L'ÉCONOMISTE
Ah ! comment donc vous expliquez-vous qu'ils existent, s'ils renchérissent la marchandise ?
L'ÉMEUTIER
C'est qu'ils sont plus à la portée du consommateur, et surtout qu'ils lui font crédit.
L'ÉCONOMISTE
Et si on les supprimait, si l'on interdisait la revente du pain, qu'arriverait-il ?
L'ÉMEUTIER
Il arriverait que les consommateurs seraient obligés de s'approvisionner chez les boulangers.
L'ÉCONOMISTE
Qu'y gagneraient-ils ?
L'ÉMEUTIER
Ce n'est pas bien facile à dire, à l'avance.
L'ÉCONOMISTE
C'est très facile, au contraire. D'abord, les consommateurs qui prennent leur pain chez les revendeurs [135] parce que ceux-ci sont plus à leur portée, seront obligés d'aller l'acheter plus loin, c'est-à-dire de dépenser un peu plus de temps et d'user un peu plus de souliers pour faire leurs provisions. Voilà ce qu'ils y gagneront. Ensuite, ceux qui s'adressent aux revendeurs, à cause du crédit qu'ils trouvent chez eux, seront obligés de se passer de ce crédit...
L'ÉMEUTIER
Impossible ! Ils ne sauraient s'en passer, je les connais bien.
L'ÉCONOMISTE
Ils seront donc obligés de le demander aux boulangers, et de subir leurs conditions. Aujourd'hui, quand le boulanger se montre trop dur et trop revêche, on va chez le revendeur. On ne le pourra plus désormais, puisque les boulangers auront le monopole de la vente du pain.
LE PROHIBITIONNISTE
Mais comment voulez-vous qu'ils en abusent si le pain est taxé ?
L'ÉCONOMISTE
Que vous êtes naïf ! On ne peut pas vendre le pain au-dessus de la taxe, cela est vrai ; mais on peut faire le pain plus mauvais ; on peut y mettre plus d'eau et y laisser plus de son. Si le consommateur n'est pas forcé de recourir au crédit du boulanger, s'il achète comptant ou s'il peut avoir du crédit ailleurs, il abandonne ce mauvais fournisseur pour donner sa pratique à un autre. Mais si le nombre des boulangers est limité, si la revente du pain est interdite, il aura bien plus de peine à obtenir ailleurs le crédit dont il ne peut se passer, il sera [136] sous la coupe du boulanger, qui pourra lui faire boire de l'eau et manger du son tout à son aise.
L'ÉMEUTIER
Ah ! diantre, je n'avais pas examiné la question sous cette face-là. Je comprends maintenant. Le monopole de la vente du pain se complique du monopole du crédit sur le pain.
L'ÉCONOMISTE
Précisément.
L'ÉMEUTIER
C'est donc pour cela que les boulangers y tiennent tant. C'est pour cela qu'ils demandent que leurs syndics soient investis du droit de faire des visites domiciliaires chez les revendeurs. Lisez plutôt :
« Art. 27. Les syndics sont autorisés à faire des visites à toutes personnes qui seraient soupçonnées de vendre du pain au regrat (revendre) ou de tenir des dépôts ;
« Ils en dresseront procès-verbal et le transmettront à l'autorité. »
Ah ! les monopoleurs ! Ah ! les usuriers !
L'ÉCONOMISTE
La la, ne vous emportez pas. Vous avez tort de leur en vouloir. Car ils ne font autre chose que d'appliquer vos doctrines. Ils « organisent » leur travail. Voilà tout !
L'ÉMEUTIER
Jolie organisation du travail, sur ma foi ! Organisation de l'usure, plutôt !
L'ÉCONOMISTE
Eh ! mon Dieu, c'est la pente naturelle des intérêts privés de faire bon marché de l'intérêt général. Il ne [137] faut donc pas en vouloir aux « organisateurs de la boulangerie ». Vous-même, vous seriez tout le premier à les imiter, s'il s'agissait, par exemple, d'organiser le travail des ébénistes.
L'ÉMEUTIER
Ah ! ce serait bien nécessaire. Nous sommes abîmés par la concurrence.
L'ÉCONOMISTE
Absolument comme les boulangers ! Et si vous pouviez supprimer la concurrence des salles de vente et des ventes à domicile, c'est-à-dire de « la vente au regrat » des meubles, vous ne vous en feriez pas faute, avouez-le !
L'ÉMEUTIER
Je ne dis pas non. Comme cela ferait aller l'état d'ébéniste !
L'ÉCONOMISTE
Mais le consommateur, comme ça le meublerait ! Ne jetez donc pas la pierre aux boulangers, et convenez que chacun, s'il était le maître « d'organiser » son travail à sa guise, ne manquerait pas d'arranger les choses de manière à se procurer un gros bénéfice en échange d'une petite peine. Voilà pourquoi je n'aime pas les organisations, et je me méfie des organisateurs, qu'ils soient boulangers ou ébénistes ; voilà pourquoi je suis d'avis qu'il est préférable de laisser les choses s'arranger d'elles-mêmes, selon les desseins du grand Organisateur.
LE PROHIBITIONNISTE
Les prétentions des boulangers sont insoutenables, j'en conviens, et j'aimerais mieux, pour ma part, l'entière liberté de la boulangerie. Cependant, la taxe du pain est consacrée par une longue expérience, et je ne [138] pense pas qu'il soit prudent de l'abandonner ; car enfin, si l'on permet au boulanger de vendre son pain au taux qu'il lui plaira de fixer lui-même, ne céderat-il pas à la tentation de réaliser des bénéfices exagérés sur cet article de première nécessité ? N'exploitera-t-il pas le consommateur ?
L'ÉCONOMISTE
Les souliers, les paletots et les gilets de flanelle sont-ils taxés ?
LE PROHIBITIONNISTE
Quelle différence ! Ce ne sont point là des objets de première nécessité, ou, du moins, on ne saurait, sous ce rapport, les comparer au pain.
L'ÉCONOMISTE
Les pommes de terre sont-elles un objet de première nécessité ? Oui, à coup sûr. Dans nos contrées, elles le sont peut-être plus encore que le pain. Sont-elles taxées ? Non. Remarque-t-on cependant que les marchands qui vendent cet objet de première nécessité sans être contenus, refrénés par la taxe, s'enrichissent plus vite que les autres ? Nullement. Qu'est-ce donc qui les contient et les refrène ? C'est la concurrence. Qu'aujourd'hui ils vendent leur denrée trop cher, qu'ils réalisent des profits hors de proportion avec ceux des autres marchands, et demain des concurrents ne manqueront pas de se présenter pour réduire leurs bénéfices. Ainsi en seraitil pour le pain, si la taxe était supprimée. Ce serait la concurrence qui réglerait le prix du pain, et elle s'en acquitterait mieux que la taxe.
LE PROHIBITIONNISTE
Quels griefs avez-vous donc à alléguer contre la taxe du pain ?
[139]
L'ÉCONOMISTE
Je lui reproche d'abord de ne servir à rien, d'être un rouage inutile, puisque la concurrence suffit pour remplir son office.
Je lui reproche ensuite d'être nuisible. Vous allez voir de quelle façon.
En premier lieu, elle devient de jour en jour plus difficile à établir. Écoutez ce que dit à ce sujet un savant économiste, M. Joseph Garnier :
« Les conseils municipaux qui taxent le pain, dit-il, se servent, pour établir cette taxe, des résultats fournis par des expériences plus ou moins anciennes, plus ou moins bien faites sur le rendement en pain des diverses qualités de blés et de farines. Or l'expérience apprend que, pour le même blé, pour la même qualité de farine, le rendement peut varier, d'une année à l'autre, de 6 à 7%. Le prix de revient du pain dépend encore du prix du combustible, des frais généraux, des frais d'entretien, des salaires, de l'intérêt du capital, que le conseil municipal n'est pas apte à apprécier ; enfin, le prix du pain est proportionnel à celui des farines, et celui des farines à celui du blé ; or, les mercuriales qui servent de base ne sont, de l'aveu de tout le monde, que des moyennes forcément anciennes, forcément inexactes et très souvent mal calculées. Ainsi le prix officiel du pain est une erreur résultant d'une série de bases erronées [21] »
À quoi on peut ajouter que ces données, si difficiles à apprécier pour établir le prix de revient du pain, deviennent de plus en plus variables. Autrefois, le taux de l'intérêt et des salaires ne variait guère. Qu'y a-t-il aujourd'hui de plus mobile ? Autrefois encore, on consommait dans chaque localité presque toujours le même blé, [140] provenant du canton ou de la province ; car les céréales étrangères n'y arrivaient que par exception. Aujourd'hui, l'exception commence à devenir la règle. Nous consommons à Bruxelles, par exemple, non seulement des blés du Brabant, mais encore des blés de toutes les autres parties du pays et des régions les plus éloignées du globe. Il nous en vient du Nord et du Midi, des États-Unis, du Canada, de l'Espagne, de l'Égypte ; bientôt il nous en viendra de l'Australie. Déjà, il était difficile d'évaluer le rendement du blé, lorsqu'on le recevait toujours des mêmes localités du voisinage. Combien cette difficulté n'a-t-elle pas dû s'accroître depuis qu'on le reçoit des contrées les plus diverses et les plus lointaines ?
Ce n'est pas tout. Aux difficultés croissantes que la nature même des choses oppose à la détermination équitable de la taxe, viennent s'ajouter les obstacles provenant de la mauvaise foi et de la fraude. Il n'est pas sans exemple que les marchands de grains se soient entendus avec les boulangers pour créer un cours fictif des farines supérieur au cours réel, et provoquer ainsi une augmentation de la taxe.
LE PROHIBITIONNISTE
Comment cela se peut-il ?
L'ÉCONOMISTE
Rien n'est plus aisé. Les boulangers n'ont aucun intérêt à acheter le grain un peu plus ou un peu moins cher, puisque le pain est taxé en proportion du prix du grain. Quant aux marchands, ils ont naturellement intérêt à le vendre le plus cher possible. Eh bien ! en s'entendant avec les boulangers pour établir un cours nominal de 30 francs, par exemple, tandis que le cours réel ne [141] dépasse pas 28 francs, en provoquant ainsi un exhaussement artificiel de la taxe, ne peuvent-ils pas réaliser, de compagnie, un bon supplément de profits ? Voilà une combinaison frauduleuse que la taxe rend possible, et qui n'aurait aucune raison d'être, si l'autorité ne se mêlait point de fixer le prix du pain.
Rien n'est donc plus difficile que d'établir convenablement la taxe. Cependant toute erreur en plus ou en moins, dans la tarification, ne manque pas d'avoir des conséquences nuisibles.
Si la taxe est fixée trop haut, c'est le consommateur qui perd la différence.
LE PROHIBITIONNISTE.
Les boulangers sont toujours les maîtres de vendre le pain au-dessous de la taxe.
L'ÉCONOMISTE
Oui, mais ils s'en gardent bien, dans la crainte que l'autorité ne la modifie à leur détriment.
Si le pain est taxé trop bas, les boulangers sont lésés à leur tour, mais comme dans aucun métier on ne travaille volontiers à perte, ils s'efforcent de regagner sur la qualité et sur la quantité ce qu'on leur fait perdre sur le prix. Les uns emploient des farines inférieures, parfois même des farines avariées, qu'ils blanchissent à l'aide du sulfate de cuivre...
LE PROHIBITIONNISTE
Un poison !
L'ÉCONOMISTE
En effet. Ils ont même eu le mérite de découvrir la propriété que possède le sulfate de cuivre de blanchir la [142] farine, et un chimiste allemand les remerciait naguère pour ce service qu'ils ont rendu à la science.
LE PROHIBITIONNISTE
Joli service.
L'ÉCONOMISTE
Les autres font des pains trop légers que la légion besogneuse des acheteurs à crédit est, hélas ! trop souvent contrainte d'accepter les yeux fermés. Enfin, les plus honnêtes se contentent d'augmenter la dose d'eau et de son qu'ils fournissent à leurs pratiques, en dépit des « innovateurs ». L'autorité travaille plus ou moins activement, sans doute, à empêcher ou à réprimer ces fraudes, mais son œuvre de surveillance et de répression ne seraitelle pas fort simplifiée, si elle évitait de pousser les boulangers à la fraude en leur imposant une tarification ruineuse ?
Mais le principal inconvénient de la taxe du pain, c'est qu'elle oppose un obstacle sérieux à la transformation progressive de la boulangerie, c'est-à-dire à l'amélioration de la qualité et à l'abaissement du prix du pain. Les capitaux et les intelligences ne se portent pas volontiers, j'ai déjà eu occasion de vous le faire remarquer, dans les industries réglementées et tarifées. Ils préfèrent, et la chose est bien naturelle, celles où ils ont leurs coudées franches. Qu'en est-il résulté pour la boulangerie ? C'est qu'elle est demeurée à peu près stationnaire, tandis que la plupart des autres branches de la production ont progressé. Le pain se fabrique encore généralement d'après le procédé primitif, à la main, quand ce n'est pas aux pieds ! Sans se montrer trop délicat, ne pourrait-on pas souhaiter que ce procédé élémentaire [143] fût désormais réservé pour le mortier et pour les briques ? Combien de gens auraient encore le courage de manger leur pain, après l'avoir vu pétrir ?
L'adoption des procédés mécaniques rendrait la fabrication du pain plus ragoûtante, et, en même temps, plus économique. Ce serait tout profit pour les consommateurs. Quant aux boulangers, ils seraient obligés de faire quelques frais pour transformer leur industrie, mais ils ne manqueraient pas d'en être récompensés par l'augmentation de leur clientèle.
LE PROHIBITIONNISTE
Je ne vois pas trop de quelle manière leur clientèle pourrait s'augmenter. À moins qu'ils ne fournissent du pain aux campagnards...
L'ÉCONOMISTE
Précisément. Ils finiraient, sans aucun doute, par approvisionner les campagnes aussi bien que les villes. Dans la plupart des ménages ruraux, on trouve encore avantage à fabriquer son pain soi-même. On le fabrique assez mal, cela est vrai, et l'on est obligé de manger pendant quinze jours du pain de la même fournée ; mais on y trouve de l'économie, et cette considération-là l'emporte sur tout le reste. Que la boulangerie s'organise sur une échelle plus vaste, qu'elle étende ses opérations en perfectionnant ses procédés, et grâce à la facilité croissante des communications elle fournira du pain aux campagnards comme elle en fournit aux citadins.
LE PROHIBITIONNISTE
Il est certain que le pain est généralement fort mauvais dans les campagnes. Si quelques ménagères s'entendent [144] à le pétrir, il y en a, en revanche, qui sont de détestables boulangères. Le pain est lourd, pâteux, malsain, et parfois il est à moitié moisi quand on le mange. Mais comment pourrait-on aller l'acheter à la ville ?
L'ÉCONOMISTE
D'abord, les paysans et les paysannes qui vont au marché régulièrement ne manqueraient pas de rapporter du pain de la ville, si les boulangers le fabriquaient à meilleur marché. Ensuite, les boulangers pourraient profiter des chemins de fer, dont le réseau s'étend et se complète chaque jour, pour distribuer leur pain dans la banlieue, comme ils le distribuent aujourd'hui dans les différents quartiers de la ville. Pour les campagnards qui perdent leur temps, et trop souvent leur farine, à fabriquer du pain à peine mangeable, ce serait, croyez-le bien, une notable économie. Un écrivain spécial, M. Fawtier, ne l'évaluait pas à moins de cent millions par an pour la France. Mettons-la à dix millions seulement pour la Belgique, et elle vaudra déjà bien la peine d'être prise en considération.
L'ÉMEUTIER
Ce serait superbe. Mais vraiment les campagnards pourraient-ils trouver avantage à acheter leur pain à la ville ?
L'ÉCONOMISTE
Indubitablement, si la boulangerie urbaine travaillait mieux et avec plus d'économie. Je vais essayer de vous le prouver par analogie. À l'époque où l'industrie tout entière était assujettie au régime des corporations, les objets fabriqués coûtaient fort cher dans les villes. Qu'en résultait-il ? C'est que les campagnards fabriquaient [145] eux-mêmes la plus grande partie de leurs vêtements. Cela leur prenait beaucoup de temps, et ils étaient fort mal accoutrés ; mais les étoffes coûtaient trop cher chez les marchands. Survient la Révolution. Les corporations cessent d'exister, et l'industrie, débarrassée de leurs entraves, se transforme d'une manière progressive. Le prix des étoffes et des façons baisse aussitôt dans une proportion telle que les campagnards trouvent désormais plus d'économie à aller acheter leurs habits dans les villes qu'à les fabriquer eux-mêmes. Eh bien, que la taxe du pain et les règlements de la boulangerie, qui sont un vestige du régime des corporations, disparaissent à leur tour ; que la boulangerie, dont cette réglementation surannée entrave les progrès, devienne manufacture, et ce qui s'est vu pour les vêtements se verra aussi pour le pain. De même que les campagnards fournissent aujourd'hui aux manufacturiers la laine et le lin qu'ils filaient, tissaient et façonnaient jadis dans leur ménage, pour en racheter une partie sous forme d'étoffes, ou même de vêtements tout confectionnés, ils fourniront leurs grains aux boulangers pour les racheter sous forme de pain. Et ce sera tout profit pour les uns comme pour les autres. Les campagnards pourront se consacrer, d'une manière exclusive, eux et leurs familles, à la production des subsistances ; les boulangers, de leur côté, pourront employer des procédés de fabrication de plus en plus économiques, grâce à l'augmentation de leur clientèle.
En définitive, savez-vous quel est le résultat le plus clair du maintien de la taxe du pain ? C'est de détourner les capitaux et les intelligences de l'industrie de la boulangerie — car les capitaux et les intelligences ne se [146] soucient pas d'avoir maille à partir avec les règlements ; c'est de protéger l'incurie et la paresse des boulangers.
LE PROHIBITIONNISTE
Cependant, la suppression de la taxe ne pourrait-elle pas effrayer les populations ? Ne serait-il pas prudent d'en laisser l'initiative à d'autres pays, où l'on est plus éclairé ?
L'ÉCONOMISTE
Ils l'ont déjà prise. Le pain n'est plus taxé dans un grand nombre de pays, où l'on s'applaudit tous les jours de la suppression de la taxe [22].
LE PROHIBITIONNISTE
Une observation encore. À Paris et dans quelques autres villes, l'autorité a imaginé, pour venir en aide aux populations dans les années de disette, l'ingénieuse combinaison que voici. Elle s'entend avec les boulangers pour empêcher le prix du pain de s'élever au-dessus d'un certain niveau. Je suppose, par exemple, que le cours de la halle aux farines soit tel que le pain ne puisse être vendu à moins de 55 centimes le kilogramme, sous peine de causer une perte aux boulangers. Eh bien ! l'autorité le taxe à 40 centimes, et elle tient compte aux boulangers de la différence.
L'ÉCONOMISTE
Mais qui la paie, en dernière analyse, cette différence ?
LE PROHIBITIONNISTE
Attendez. Dans les années d'abondance, au contraire, lorsque le prix du pain descendrait à 25 centimes le [147] kilogramme, que fait l'autorité ? Elle continue à le taxer à 40 centimes, et, à son tour, elle oblige les boulangers à lui payer la différence, se remboursant ainsi de l'avance qu'elle a faite dans l'année de disette. Grâce à cette combinaison ingénieuse et philanthropique, elle épargne aux populations les maux d'une cherté excessive.
L'ÉCONOMISTE
En apparence, cette combinaison paraît, en effet, des plus séduisantes ; mais ne vous ai-je point déjà appris à vous méfier des apparences ? Sans doute, il est fort agréable aux consommateurs de ne payer leur pain que 40 centimes, lorsqu'ils devraient, suivant le cours naturel des choses, y mettre 55 centimes. Ils donnent alors volontiers les mains à votre combinaison ingénieuse et philanthropique, mais vienne une bonne année, et ils ne se résignent pas aussi facilement à payer 40 centimes le pain qui n'en vaut plus que 25. Ils ne manquent pas d'aller l'acheter hors de la ville, quand on les laisse faire... Il faut donc prohiber le pain qui vient du dehors, et conférer ainsi à la boulangerie urbaine un monopole qui encourage son incurie et sa paresse. En même temps, il faut exercer sur les boulangers une surveillance inquisitoriale, afin qu'ils n'exagèrent pas le chiffre de leurs ventes dans les mauvaises années, et qu'ils ne l'affaiblissent pas dans les bonnes, genre de fraude qui leur serait des plus profitables et auquel votre combinaison les encourage. Cependant, si sévère que soit la surveillance, si minutieux que soient les règlements destinés à assurer cette combinaison, elle échoue toujours, en ce sens du moins que jamais l'excédent des recettes des [148] bonnes années ne suffit pour combler le déficit des mauvaises. C'est ainsi qu'à Rome, par exemple, où existait jadis une annone qui maintenait le pain toujours au même prix, le déficit alla croissant d'année en année, et il aboutit à une grosse banqueroute [23]. Le plus souvent même, on reconnaît si bien l'impossibilité de faire payer le pain audessus de son cours naturel dans les bonnes années qu'on ne l'essaie même pas. C'est alors à l'impôt qu'on a recours pour combler le déficit. Or, quel est le principal impôt des villes, celui qui leur fournit la plus grosse part de leurs ressources ? C'est l'octroi. Et sur quelles denrées pèse l'octroi ? Sur les denrées de grande consommation, et cela doit être, car les autres ne donnent qu'un produit insignifiant, sur les substances alimentaires de toute sorte, sur le chauffage, etc. Quel est donc le résultat final de l'opération ? C'est de procurer à la population riche ou pauvre une économie sur son pain, en renchérissant ses autres objets de consommation. Encore si c'était simplement dans la proportion de l'économie réalisée, le mal serait insignifiant ! Mais c'est dans une proportion plus forte, car la commune est obligée de payer des agents pour mettre en œuvre la combinaison en question, en surveiller l'exécution, réprimer la fraude, etc., elle est obligée de supporter les pertes résultant des fraudes non réprimées ; puis enfin ses dépenses se trouvant augmentées d'autant, elle est obligée d'étendre et d'aggraver l'octroi, partant d'accroître le personnel destiné à percevoir cet impôt vexatoire et à en assurer le recouvrement. Bref, le résultat [149] final, c'est que l'autorité donne, par l'intermédiaire des boulangers, 10, 15 ou 20 centimes aux mangeurs de pain, pour leur en enlever, par le mécanisme de l'impôt, 20, 30 ou 40, c'est-à-dire qu'elle les assiste, moyennant un honnête intérêt de 100%, en comptant tout au plus juste. Voilà votre combinaison ingénieuse et philanthropique. Encore une fois, méfiez-vous des apparences !
L'ÉMEUTIER
Les pauvres gens seraient pourtant bien heureux, s'ils pouvaient avoir toujours le pain au même prix.
L'ÉCONOMISTE
Sans aucun doute. Ce serait un immense bienfait pour eux. Seulement, ce n'est point par l'intervention des règlements qu'on peut le leur procurer ; c'est au moyen de la liberté du commerce.
LE PROHIBITIONNISTE
Toujours la liberté du commerce !
L'ÉCONOMISTE
Partout et toujours.
L'ÉMEUTIER
J'avoue, pour ma part, que vos raisonnements commencent à m'ébranler un peu. Je comprends bien, par exemple, qu'en réglementant et en vexant une industrie ou un commerce, on en détourne la concurrence, et qu'on crée ainsi un monopole dont les consommateurs paient les frais.
L'ÉCONOMISTE
Enfin !
L'ÉMEUTIER
Je conviens qu'entre le monopole qu'on crée ainsi, d'une manière artificielle, en réglementant, et...
[150]
L'ÉCONOMISTE
... En cassant des vitres.
L'ÉMEUTIER
En cassant des vitres soit ! je conçois, dis-je, qu'entre ce monopole et la concurrence, on choisisse la concurrence. Mais, je le déclare, elle ne m'inspire pas encore assez de confiance pour que je lui abandonne le soin de pourvoir à la subsistance des populations. Cette grande tâche, voyez-vous, c'est le gouvernement qui doit la remplir ; c'est le gouvernement qui doit nourrir le peuple ! Voilà la vraie solution du problème des subsistances, la solution la plus simple et la plus économique.
L'ÉCONOMISTE
En apparence. La plus compliquée et la plus chère en réalité.
LE PROHIBITIONNISTE
Cette fois, je suis pleinement de votre avis.
L'ÉMEUTIER
J'ai relu nos grands penseurs, et je vous avertis que vous ne me convertirez pas aisément.
L'ÉCONOMISTE
Nous verrons bien.
[151]
SOMMAIRE : Comment le gouvernement de l'Icarie nourrit son peuple.— Agréments d'un repas icarien. — Partage et distribution des mets. — Les fonctionnaires porte-corbeilles. — Que l'auteur du VOYAGE EN ICARIE a organisé la servitude de l'estomac. — Expérience tentée pendant la Révolution française. — Comment la Convention, après avoir anéanti le commerce des grains et proscrit ceux qui le faisaient, a essayé de nourrir le peuple. — Résultats désastreux de cette expérience. — Ce que doit faire le gouvernement pour que le peuple soit nourri ; ce qu'il ne doit pas faire. — Que la liberté du commerce seule peut nourrir le peuple.
L'ÉCONOMISTE
Notre discussion a fait un grand pas. Vous êtes tombés d'accord avec moi qu'on ne peut qu'aggraver les maux de la disette et les perpétuer en réglementant la production alimentaire et en entravant le commerce des grains.
[152]
LE PROHIBITIONNISTE
À l'intérieur.
L'ÉCONOMISTE
À l'intérieur, soit ! Nous examinerons plus tard ce qu'il convient de faire à l'extérieur. En attendant, nous sommes d'accord sur les règlements restrictifs des marchés, sur le maximum , sur la taxe du pain, sur les émeutes...
L'ÉMEUTIER
Fort bien, mais je vous avertis que si j'ai reculé, c'est pour mieux sauter. Avez-vous lu Cabet ?
L'ÉCONOMISTE
Sans doute.
LE PROHIBITIONNISTE
Cabet, l'auteur du Voyage en Icarie, une rapsodie communiste ! Il a fondé une communauté aux États-Unis, mais l'affaire a marché tout de travers. Une scission s'est opérée dans la communauté, et les mécontents ont traîné le fondateur de l'Icarie devant la police correctionnelle. Cabet a eu des désagréments judiciaires.
L'ÉMEUTIER
Qu'importe ! Son Voyage en Icarie n'en est pas moins un chef-d'œuvre.
L'ÉCONOMISTE
Comment donc se fait-il que le spectacle du bonheur dont jouit la communauté icarienne n'ait pas encore converti les Américains au cabetisme ?
L'ÉMEUTIER
C'est que, voyez-vous, en toutes choses, les commencements sont difficiles. Et puis, il y a tant d'envieux ! Cela n'empêche pas Cabet d'être un génie organisateur [153] de premier ordre. Vous allez en juger par un simple extrait de son chapitre sur la nourriture des Icariens. Vous savez que le Voyage en Icarie est écrit sous la forme d'un roman.
L'ÉCONOMISTE
C'est une forme qui me paraît judicieusement choisie.
L'ÉMEUTIER
Un grand seigneur anglais, un lord, visite cette république idéale, dont les attraits finissent par le séduire. Voici la description qu'il donne du mécanisme merveilleux — merveilleux de simplicité surtout — à l'aide duquel le gouvernement icarien nourrit son peuple. Écoutez :
« Nourriture.
« Sur ce premier besoin de l'homme, comme sur tous les autres, tout, dans notre malheureux pays, est abandonné au hasard, et rempli de monstrueux abus. Ici, au contraire, tout est réglé par la raison la plus éclairée et par la sollicitude la plus généreuse.
« Figure-toi, d'abord, qu'il n'y a absolument rien, dans tout ce qui concerne les aliments, qui ne soit réglé par la loi. C'est elle qui admet ou prohibe un aliment quelconque.
« Un comité de savants, institué par la représentation nationale, aidé par tous les citoyens, a fait la liste de tous les aliments connus, en indiquant les bons et les mauvais, les bonnes ou mauvaises qualités de chacun.
« Il a fait plus : parmi les bons, il a indiqué les nécessaires, les utiles et les agréables, et en a fait imprimer la liste en plusieurs volumes, dont chaque famille a un exemplaire.
« On a fait plus encore, on a indiqué les préparations les plus convenables pour chaque aliment, et chaque famille possède ainsi le Guide du cuisinier.
« La liste des bons aliments ainsi arrêtée, c'est la république [154] qui les fait produire par ses agriculteurs et ses ouvriers, et qui les distribue aux familles ; et comme personne ne peut avoir d'autres aliments que ceux qu'elle distribue, tu conçois que personne ne peut consommer d'autres aliments que ceux qu'elle approuve.
« Elle fait produire d'abord les nécessaires, puis les utiles, puis les agréables, et tous ceux-ci autant qu'il est possible.
« Elle les partage entre tous également, de manière que chaque citoyen reçoit la même quantité d'un aliment quelconque, s'il y en a pour tous, et que chacun n'en reçoit qu'à son tour, s'il n'y en a, chaque année ou chaque jour, que pour une partie de la population. »
Voilà comment « la loi » règle la production et le partage des aliments. Ce n'est pas tout. La loi règle aussi les repas. D'abord, les Icariens font quatre repas par jour.
L'ÉCONOMISTE
Et ceux qui n'en veulent faire que trois ?
L'ÉMEUTIER
Puisque la loi ordonne qu'on en fasse quatre ! Le premier à six heures du matin et le second à neuf, dans les ateliers. Les femmes et les enfants déjeunent à la maison. Le troisième à deux heures. C'est le dîner. Il se prend en commun. Tous les habitants de la même rue dînent ensemble dans leur restaurant républicain. Et quel festin ! Les tables qui contiennent mille à deux mille personnes surpassent en magnificence tout ce qu'on peut imaginer. Outre l'abondance et la délicatesse des mets, outre les décorations en fleurs et de tous autres genres, une musique suave y charme les oreilles, tandis que l'odorat y savoure de délicieux parfums. Enfin, le quatrième repas se prend entre neuf et dix heures, en [155] famille. Il consiste principalement en fruits, pâtisseries et sucreries. Car la loi a tout prévu, tout réglé. N'est-ce pas admirable ?
L'ÉCONOMISTE
Et les substances alimentaires, comment sontelles conservées puis distribuées entre les restaurants républicains et les familles ?
L'ÉMEUTIER
Oh ! Cabet n'a rien oublié. Écoutez encore :
« C'est la république, dit-il, qui fait cultiver ou produire tous les aliments, qui les reçoit et les réunit tous, et qui les dépose dans ses innombrables et immenses magasins.
« Tu peux facilement concevoir des caves communes, comme celles de Paris et de Londres, de grands magasins de farines, de pain, de viandes, de poissons, de légumes, de fruits, etc.
« Chaque magasin républicain a, comme un de nos boulangers ou de nos bouchers, le tableau des restaurants, des ateliers, des hospices et des familles qu'il doit fournir, et de la quantité qu'il doit envoyer à chacun.
« Il a aussi tous les employés, tous les ustensiles, tous les moyens de transport nécessaires, et tous ces instruments sont plus ingénieux les uns que les autres.
« Tout étant préparé d'avance dans le magasin, on envoie partout, à domicile, dans l'arrondissement du magasin, les grosses provisions pour l'année, ou le mois, ou la semaine, et les provisions journalières.
« La distribution de celles-ci a quelque chose de charmant. Je ne te parlerai pas de la propreté parfaite qui règne en tout, comme première nécessité ; mais ce que je ne manquerai pas de te dire, c'est que le magasin a, pour chaque famille, une corbeille, un vase, une mesure quelconque marquée du numéro de sa maison, et contenant sa provision de pain, de lait, etc. ; c'est qu'il a même toutes ces mesures doubles, de manière à porter l'une pleine et à rapporter l'autre vide ; c'est que chaque maison contient à l'entrée une niche, disposée d'avance à cet effet, dans [156] laquelle la distributeur trouve la mesure vide et la remplace par la mesure pleine ; de manière que la distribution, toujours faite à la même heure, et d'ailleurs annoncée par un son particulier, s'opère sans déranger la famille et sans faire perdre le moindre temps au distributeur [24]. »
Quelle touchante sollicitude ! et que voilà une organisation bien supérieure à celle des misérables sociétés où nous sommes condamnés à végéter.
L'ÉCONOMISTE
Avez-vous jamais visité une prison ?
L'ÉMEUTIER
Oui, pourquoi ?
L'ÉCONOMISTE
C'est qu'il y a une ressemblance frappante entre le régime dont vous venez de reproduire la description pittoresque et le régime de nos prisons.
L'ÉMEUTIER
Allons donc. Quelle différence !
L'ÉCONOMISTE
La différence réside dans la forme plutôt que dans le fond. La nourriture du peuple icarien est réglée par la loi, ce qui signifie, en bon français, que le peuple icarien n'est pas libre de se nourrir à sa guise. Eh bien ! la nourriture des prisonniers est réglée aussi. Le menu de leurs repas est composé par l'autorité. Le peuple icarien mange à des heures fixées par la loi. Les heures de repas sont fixées, de même, dans les prisons. Enfin, chaque prisonnier a une corbeille dans laquelle on dépose sa pitance, et dans certaines prisons les corbeilles sont [157] en double, de façon que le gardien qui apporte l'une pleine, puisse remporter l'autre vide. Toujours comme en Icarie. Vous vous expliquerez, au surplus, cette similitude des deux régimes, quand vous saurez qu'avant d'avoir voyagé en Icarie, M. Cabet avait exercé les fonctions assez peu humanitaires de procureur du roi.
L'ÉMEUTIER
Qu'importe, si c'est pour le bonheur des Icariens que la loi a tout réglé !
L'ÉCONOMISTE
Eh bien ! examinons de près ce beau régime. Les Icariens ne sont pas les maîtres de manger ce qui leur convient, quand et où cela leur convient. C'est un comité...
L'ÉMEUTIER
De savants.
L'ÉCONOMISTE
De savants, soit ! qui décide des mets qui leur seront servis. Or, bien que les savants méritent une certaine confiance en matière de cuisine, ils ne sont pas infaillibles. D'ailleurs, quoi de plus divers et de plus variable que le goût ! Vous connaissez le proverbe : de gustibus non est disputandum. Il ne faut pas disputer des goûts. Il n'est si bon menu dont on ne se plaigne, quand on ne l'a pas choisi soi-même. Ne vaut-il pas mieux laisser à chacun pleine liberté de se nourrir à sa guise, comme on fait dans nos abominables sociétés ? pleine liberté de choisir ses plats ?
L'ÉMEUTIER
Mais quels plats, en comparaison de ceux des Icariens !
L'ÉCONOMISTE
Souvenez-vous de la fable du loup et du chien. Un [158] loup, n'ayant que la peau sur les os, rencontre un chien gras, mafflu et reluisant. Celui-ci, le prenant en pitié, lui dépeint les douceurs de sa condition, et l'engage à venir les partager :
« Le loup déjà se forge une félicité
Qui le fait pleurer de tendresse.
Chemin faisant, il vit le cou du chien pelé :
Qu'est-ce là, lui dit-il. — Rien. — Quoi, rien ? — Peu de chose.
Mais encor ? Le collier dont je suis attaché,
De ce que vous voyez est peut-être la cause.
Attaché ! dit le loup : vous ne courez donc pas
Où vous voulez ? — Pas toujours ; mais qu'importe ?
Il importe si bien que de tous vos repas
Je ne veux en aucune sorte,
Et ne voudrais pas même à ce prix d'un trésor.
Cela dit, maître loup s'enfuit et court encor. »
Eh bien ! croyez-moi, chacun est un peu loup. Chacun déteste le collier... Vos Icariens ne sont donc pas les maîtres de manger ce qui leur plaît. Ils ne peuvent, non plus, choisir l'heure et l'endroit qui leur conviennent. C'est réglé !
L'ÉMEUTIER
En vue du bonheur commun. On choisit les heures et les endroits qui conviennent à la majorité, car c'est le suffrage universel qui règle toutes choses en Icarie.
L'ÉCONOMISTE
Et si je suis de la minorité ?
L'ÉMEUTIER
Il faudra vous soumettre à la loi.
L'ÉCONOMISTE
C'est-à-dire qu'il faudra que je sacrifie ma convenance à celle d'autrui. Dans nos sociétés imparfaites, je dîne à [159] mon heure ; dans votre société idéale, je serai obligé de dîner à l'heure de la majorité. Agréable progrès !
Encore, si vous me permettiez de dîner chez moi. Mais il faudra que j'aille dîner dans votre restaurant républicain, avec les gens de ma rue. Et s'ils ne me plaisent pas les gens de ma rue ?
L'ÉMEUTIER
Ce sont vos frères !
L'ÉCONOMISTE
Mes frères, tant qu'il vous plaira. Et si j'aime mieux dîner seul qu'avec mes frères de la rue ? Ou bien encore si j'aime mieux dîner avec mes frères de la rue à côté ?
L'ÉMEUTIER
Ah ! bah, si le dîner est bon, qu'importe la compagnie ? D'ailleurs, il y a de la musique.
L'ÉCONOMISTE
Et si je n'aime pas la musique ?
L'ÉMEUTIER
Il faut aimer la musique.
L'ÉCONOMISTE
Mais encore, si elle m'agace les nerfs ?
L'ÉMEUTIER
Alors, tant pis pour vous, car la majorité aime la musique.
L'ÉCONOMISTE
Au moins serai-je libre de choisir mes airs ?
L'ÉMEUTIER
Toujours conformément au vœu de la majorité.
L'ÉCONOMISTE
Et s'il lui convenait à votre majorité de me faire dîner à perpétuité sur l'air des Fraises ou sur le Drin-drin ?
[160]
L'ÉMEUTIER
Vous dîneriez à perpétuité sur l'air des Fraises ou sur le Drin-drin. Il faut une règle !
L'ÉCONOMISTE
Atroce majorité ! Notre société est affreusement anarchique, je vous l'accorde, mais au moins elle me permet de ne pas dîner avec mes frères de la rue. Elle me laisse le droit de choisir mes convives. Elle me laisse libre aussi de dîner avec ou sans musique.
L'ÉMEUTIER
En revanche, combien votre menu est pauvre en comparaison d'un festin d'Icarie ! Vous êtes obligé de vous contenter de deux plats, ... trois au plus, tandis qu'en Icarie !...
L'ÉCONOMISTE
Mais ce sont mes plats, — et je les préfère mille fois à ceux de votre comité ou de votre majorité, tout simplement parce que ce sont mes plats et que je les mange à mes heures et avec mes gens. Comme l'a dit spirituellement un poète : Mon verre est bien petit, mais je bois dans mon verre.
L'ÉMEUTIER
Mais vous n'avez pas de musique ?
L'ÉCONOMISTE
J'ai de la musique à mes heures, quand j'ai envie d'en avoir, et je choisis celle qui me plaît. Je vais au spectacle ou au concert, lorsque le programme m'attire... Et si mes moyens ne me le permettent pas, je m'arrête à écouter une clarinette en plein vent ou un orgue de Barbarie.
[161]
L'ÉMEUTIER
La belle musique !
L'ÉCONOMISTE
Au moins, on ne me l'impose pas, celle-là, je la choisis. C'est ma musique, et j'aime mieux ma musique, fût-elle estropiée par la clarinette d'un aveugle ou par un orgue de Barbarie, que la musique de la majorité, fût-ce une symphonie de Beethoven, exécutée par l'orchestre du Conservatoire.
L'ÉMEUTIER
Diable d'homme ! Prêchez donc la communauté et la fraternité à des êtres taillés sur ce patron-là.
L'ÉCONOMISTE
Ils sont plus nombreux que vous ne pensez, je vous en avertis, et à moins de faire fabriquer des communistes exprès, je ne vois pas trop comment vous peuplerez votre Icarie.
L'ÉMEUTIER
Que Cabet, emporté par son génie organisateur, n'ait point laissé une part assez large au libre arbitre de chacun, je vous l'accorde, mais admirez, du moins, son ingénieux système de rotation et de distribution des aliments !
L'ÉCONOMISTE
Quoi ! les corbeilles pleines et les corbeilles vides qu'on dépose dans des niches ?
L'ÉMEUTIER
Oui, et surtout la distinction établie entre les aliments nécessaires, les aliments utiles et ceux qui sont simplement agréables. Chacun est pourvu des premiers [162] en abondance. Quant aux autres, chacun en reçoit à tour de rôle. Comme c'est bien imaginé !
L'ÉCONOMISTE
Qui fait ce partage et cette distribution ?
L'ÉMEUTIER
Eh ! mais, le gouvernement donc ! puisque c'est le gouvernement qui nourrit le peuple.
L'ÉCONOMISTE
Fort bien. Dans quelle catégorie votre gouvernement nourricier rangera-t-il les cornichons, par exemple ?
L'ÉMEUTIER
Dans la catégorie des aliments agréables apparemment, car on peut s'en passer à la rigueur.
L'ÉCONOMISTE
On n'en aura donc qu'à tour de rôle. Une province en aura pendant un mois ou six semaines, puis ce sera le tour de la province voisine, et ainsi de suite, de façon que la récolte soit également répartie entre tous les habitants du pays. Et ceux qui aiment les cornichons tous les jours, que feront-ils ?
L'ÉMEUTIER
Ils songeront que l'Égalité et la Fraternité s'opposent à la satisfaction de cet appétit immodéré et ils se soumettront à la loi.
L'ÉCONOMISTE
Et ceux qui ne peuvent pas souffrir les cornichons ?
L'ÉMEUTIER
Oh ! on ne les forcera pas d'en manger.
L'ÉCONOMISTE
Pourtant il faut une règle ! Et voyez la difficulté qui [163] va se présenter ici : vous me distribuez un aliment agréable... que je ne puis pas souffrir. Je ne le consomme pas. Il est donc juste que vous me donniez un autre à la place... Ceci en vertu de l'égalité des estomacs, car il me faut une part égale ou équivalente à celle de mes frères.
L'ÉMEUTIER
Sans doute. Vous demanderez un équivalent.
L'ÉCONOMISTE
À qui le demanderai-je ?
L'ÉMEUTIER
Au comité des aliments.
L'ÉCONOMISTE
Je prévois que ce sera un comité bien occupé.
L'ÉMEUTIER
Il y aura des sous-comités. Il y en aura un pour les équivalents.
L'ÉCONOMISTE
Je doute fort qu'il suffise à sa besogne. Car on est rarement satisfait de son lot. Votre sous-comité sera accablé de demandes d'équivalents.
L'ÉMEUTIER
Il ne satisfera que les demandes raisonnables.
L'ÉCONOMISTE
Et comment s'assurera-t-il qu'elles le sont ? Comment pourra-t-il se convaincre si je ne puis positivement pas souffrir les cornichons ?
L'ÉMEUTIER
Oh ! si l'on y met de la mauvaise volonté, tant pis ! que les difficiles se soumettent. La loi ne saurait entrer dans de tels détails.
[164]
L'ÉCONOMISTE
Allons, je vois bien que, sous peine de déranger toute l'économie de leur merveilleuse organisation sociale, vos Icariens sont condamnés à aimer les cornichons... mais sans excès, pendant un mois ou six semaines, à tour de rôle. Tant pis pour ceux qui ne les aiment pas assez, tant pis pour ceux qui les aiment trop !
L'ÉMEUTIER
Il faut considérer un système dans son ensemble, et ne point tatillonner sur les détails.
L'ÉCONOMISTE
C'est qu'un ensemble se compose de détails, et que, jusqu'à présent, ceux de votre nourriture icarienne ne me paraissent pas régalants.
L'ÉMEUTIER
Au moins, vous ne trouverez rien à redire au mode de distribution des aliments. Dans notre société anarchique, chaque ménagère est obligée d'aller perdre un temps précieux chez son boucher, chez sa marchande de légumes, au marché aux poissons, etc., etc. En Icarie, on vous apporte votre nourriture dans une corbeille, et vous n'avez plus qu'à la consommer.
L'ÉCONOMISTE
Soit ! mais qui choisit le contenu de la corbeille ? Est-ce le consommateur ?
L'ÉMEUTIER
Allons donc ! ce serait une belle anarchie. L'administration ne saurait auquel entendre. On se battrait aux portes des magasins. C'est l'administration qui choisit le contenu de la corbeille destinée à alimenter les repas [165] privés, comme c'est elle qui règle le menu des repas communs ; c'est l'administration qui fait tout.
L'ÉCONOMISTE
C'est que, voyez-vous, il y a des gens qui préfèrent choisir leurs provisions eux-mêmes, dût-il leur en coûter un peu de peine, plutôt que de les laisser choisir par autrui. Et votre administration, de quoi se compose-t-elle ?
L'ÉMEUTIER
Elle se compose d'administrateurs nommés par le suffrage universel.
L'ÉCONOMISTE
Et qui vous garantit que vos administrateurs ne garderont pas pour eux les meilleurs morceaux ?
L'ÉMEUTIER
Oh ! ils en sont incapables ! des administrateurs nommés par le suffrage universel !
L'ÉCONOMISTE
C'est juste. Le suffrage universel est infaillible... même en Icarie. Et par qui les corbeilles seront-elles portées à domicile ?
L'ÉMEUTIER
Par des fonctionnaires, préposés à cette fonction.
L'ÉCONOMISTE
Par des fonctionnaires d'un rang inférieur ?
L'ÉMEUTIER
Il n'y a, en Icarie, ni rangs supérieurs ni rangs inférieurs. Tous les Icariens sont égaux.
L'ÉCONOMISTE
Soit ! je suppose que le fonctionnaire porte-corbeilles [166] de votre arrondissement vous ait pris en grippe, et qu'il ait, au contraire, une sympathie marquée pour votre voisin dont la femme ou la fille...
L'ÉMEUTIER
Je vous répète qu'en Icarie tous les fonctionnaires sont nommés par le suffrage universel. Cette garantie-là suffit bien, ce me semble. D'ailleurs, si, contre toute attente, le fonctionnaire porte-corbeilles se montrait négligent ou infidèle, on pourrait le dénoncer à l'administration.
L'ÉCONOMISTE
Par quelle voie ?
L'ÉMEUTIER
En adressant une plainte au sous-comité chargé des réclamations.
L'ÉCONOMISTE
Lequel ne serait évidemment point surchargé de besogne.
L'ÉMEUTIER
Lequel connaîtrait son devoir et saurait le remplir. La plainte serait donc reçue et examinée. Une enquête serait dressée. Si elle était défavorable au fonctionnaire, il en serait aussitôt référé au conseil d'État. Celui-ci ferait immédiatement dresser une contreenquête, à la suite de laquelle il apprécierait, s'il y a lieu, oui ou non, d'autoriser les poursuites contre le fonctionnaire accusé de prévariquer.
L'ÉCONOMISTE
Mais pendant ce temps-là, qui porterait la corbeille ?
L'ÉMEUTIER
Vous devez bien supposer qu'on ne saurait, sur la dénonciation du premier venu, et avant d'avoir constaté [167] les faits, suspendre un fonctionnaire que le peuple aurait investi de sa confiance.
L'ÉCONOMISTE
Et si ce fonctionnaire, exaspéré par ma plainte, ne me nourrit plus que de pain moisi et de viande faisandée, ou même s'il ne me nourrit plus du tout, que ferai-je ?
L'ÉMEUTIER
Vous pétitionnerez ! Vous pétitionnerez ! C'est un droit qui vous est garanti par la constitution d'Icarie. Un droit imprescriptible !
L'ÉCONOMISTE
Elle est solide, la garantie. Vous y fieriez-vous ? L'ÉMEUTIER
Si l'on prenait, pour appliquer ce système, des hommes corrompus par le milieu social où nous sommes, on s'exposerait, sans doute, à des mécomptes. Mais que ne peut une éducation égalitaire et fraternelle ?
L'ÉCONOMISTE
Avouez cependant qu'avant d'avoir inculqué à tous les citoyens de votre république égalitaire et fraternelle un goût égal pour l'air des Fraises et le Drin-drin, — pour les frères qu'ils ont dans la même rue, — pour les cornichons et les autres aliments agréables, elle aura de la besogne, votre éducation égalitaire et fraternelle.
L'ÉMEUTIER
Je ne dis pas non ; mais voyez donc les misères du régime actuel.
L'ÉCONOMISTE
Tout le monde n'est pas nourri convenablement, tant s'en faut, sous le régime actuel ; mais du moins les plus [168] pauvres gens sont libres de choisir et de consommer leurs aliments à leur guise. Ils ne sont pas obligés d'obéir aux prescriptions de la loi ou aux convenances de la majorité pour les lieux, les heures et le menu de leurs repas. Ils ne sont pas non plus à la merci d'un fonctionnaire porte-corbeilles. Ils s'approvisionnent eux-mêmes, chacun selon son goût ou sa fantaisie, et si leurs fournisseurs les servent mal, ils s'adressent à d'autres. C'est plus simple que de porter plainte à l'administration, et de passer par la filière du conseil d'État. C'est aussi plus vite fait, croyez-moi !
Savez-vous, en définitive, ce qu'il a organisé votre M. Cabet ? Il a organisé la servitude de l'estomac.
L'ÉMEUTIER
Et la sécurité de l'alimentation publique, la comptez-vous pour rien ? Les maux de la disette ne seraient-ils pas inconnus sous ce régime, puisque le gouvernement serait responsable de la subsistance des populations ? Il y aurait des abus de détail, je le veux bien, mais le peuple serait nourri, et c'est bien quelque chose !
L'ÉCONOMISTE
Ne l'est-il pas sous le régime actuel, en dépit des émeutes, des règlements et des prohibitions ? Mais je nie qu'un gouvernement quelconque puisse assurer la subsistance du peuple, dût-il soumettre les estomacs à une servitude pire encore que celle du Cabetisme.
L'ÉMEUTIER
Et sur quoi vous fondez-vous pour nier ce que tous nos grands penseurs affirment ?
L'ÉCONOMISTE
Je me fonde sur une expérience qui a été tentée par [169] des hommes dont vous ne récuserez certes point l'autorité, par les républicains de 1793.
L'ÉMEUTIER(ôtant sa casquette).
Salut et fraternité !
L'ÉCONOMISTE
Eh bien ! vos républicains de 1793 ont voulu confier au gouvernement le soin de nourrir le peuple. Savez-vous quel a été le résultat de l'expérience ? Ç'a été de réduire le peuple à la famine.
LE PROHIBITIONNISTE
Vous devriez bien nous raconter cet épisode de la Révolution.
L'ÉCONOMISTE
Il a déjà été raconté bien souvent ; mais, hélas ! il ne l'a pas été assez encore, car l'expérience qui fut tentée alors et qui échoua d'une manière si désastreuse, malgré la puissance et l'étendue des moyens employés pour la faire réussir, cette expérience est demeurée comme non avenue.
L'ÉMEUTIER
Racontez-la donc. Mais je connais à fond mon épopée révolutionnaire, je vous en préviens, et je ne souffrirai point qu'on la calomnie.
L'ÉCONOMISTE
Je ne la calomnierai point ; je me bornerai à la raconter, et cela suffira bien.
L'ÉMEUTIER ET LE PROHIBITIONNISTE
Nous vous écoutons.
L'ÉCONOMISTE
Notre génération sait, par expérience, que les [170] révolutions sont toujours accompagnées d'une crise désastreuse. Toute révolution cause un mal présent, si elle promet un bien à venir. Et ce bien est toujours acheté cher, quand il arrive... Il en fut ainsi en 1789. La nation souffrait d'abus invétérés, et elle aspirait à une rénovation politique et sociale. Des esprits prudents et sages voulaient que la réforme s'opérât sans rien précipiter, sans rien exposer ; mais, comme il arrive toujours, on n'écouta point ces esprits raisonnables, et la France se lança, tête baissée, dans la tourmente révolutionnaire. Dès le début de la Révolution, une crise analogue à celle dont nous avons été les témoins et les victimes en 1848, frappa toutes les branches de la production. Il en résulta aussitôt un redoublement de misère pour les classes inférieures, et, pour la Révolution, un redoublement de fièvre. Les ouvriers, qui ne trouvaient plus de travail dans leurs ateliers, se mirent aux gages des agitateurs et ils formèrent l'armée permanente de l'émeute. Le mal provenant de cette crise inévitable de la production fut encore aggravé par la disette des subsistances, et celle-ci eut pour cause bien moins l'inclémence des saisons que l'ignorance des hommes.
La crise alimentaire se manifesta dès les premiers jours de la Révolution. Cependant, au témoignage d'un savant agronome anglais, Arthur Young, qui voyageait alors en France, la récolte avait été bonne. D'où provenait donc la disette ? Elle provenait des mesures qui avaient été prises pour la prévenir. M. Necker, l'auteur de l'ouvrage Sur la législation et le commerce des blés, était ministre. Il voulut faire l'expérience du système de restrictions commerciales et d'intervention [171] administrative qu'il avait préconisé dans son livre. En conséquence, il ordonna aux autorités des provinces de faire une enquête sur le produit de la récolte. Cette enquête, dressée à la hâte, ayant accusé un déficit, M. Necker s'empressa de prohiber l'exportation et de réglementer le commerce intérieur. Il renouvela l'ancienne défense de vendre et d'acheter ailleurs que sur les marchés, et il autorisa les magistrats à faire approvisionner ceux-ci de gré ou de force. Ces mesures, lisons-nous dans le compte rendu qu'en publia M. Necker lui-même, étaient motivées par la nécessité d'empêcher « les achats et les accaparements entrepris uniquement en vue de profiter de la hausse des grains. » En même temps, M. Necker faisait acheter des quantités considérables de grains sur les marchés étrangers. Ces achats, qui ne coûtèrent pas moins de quarante-cinq millions au gouvernement, ne fournirent cependant à la France qu'un supplément de trois jours de subsistances.
L'ÉMEUTIER
Eh bien ! cela valait toujours mieux que rien.
L'ÉCONOMISTE
Je vous l'accorde. Seulement le commerce ne se souciant point de se mettre en concurrence avec le gouvernement qui achetait pour revendre à perte, le commerce suspendit ses opérations, et le pays en fut réduit aux seules importations du gouvernement. M. Necker, voyant que le mal allait croissant, fit publier alors qu'on ne servait plus que du pain bis sur table royale. Or, remarque Arthur Young, quelle conséquence le peuple devait-il tirer de cette assertion, si ce n'est que le pays était en danger de famine ? L'alarme devint donc universelle, et [172] bientôt les populations ameutées interceptèrent le transport des grains à l'intérieur, comme le gouvernement l'avait intercepté au dehors. La cherté ne manqua point de redoubler, et le prix du blé monta jusqu'à 50 ou 57 livres le setier, ce qui était un prix de famine, dans une année où la récolte avait été ordinaire.
L'assemblée constituante, au sein de laquelle la liberté du commerce comptait des défenseurs éclairés et influents, l'assemblée constituante essaya de réparer les fautes de M. Necker, en faisant respecter la liberté de la circulation des grains à l'intérieur. Mais tout était alors en pleine désorganisation. La garde nationale, à laquelle on faisait jurer de protéger les convois de subsistances [25] , était la première à les arrêter ; elle se rendait en armes sur leur passage et se faisait céder les blés au-dessous du prix courant. Le commerce des grains, entravé et dépouillé par ceux-là mêmes qui avaient mission de le protéger, ralentit ses opérations, et les subsistances devinrent de plus en plus rares dans les villes. Selon leur coutume, les masses ne manquèrent point d'accuser les « accapareurs » de causer le mal, et de réclamer des pénalités draconiennes contre ces « assassins du peuple ». En vain les hommes éclairés de l'assemblée constituante et de l'assemblée législative essayèrent de lutter contre l'entraînement des préjugés populaires. Ils échouèrent, et, sous la Convention, les faiseurs d'émeutes devinrent législateurs à leur tour.
Comme ils étaient convaincus que la disette qui avait régné en permanence depuis le commencement de la [173] révolution était causée par les accapareurs, ils exhumèrent et remirent à neuf, en l'appuyant sur des pénalités formidables, toute la gothique réglementation du commerce des grains. Telle fut la célèbre loi des subsistances, décrétée le 4 mai 1795.
En vertu de cette loi, tout marchand, propriétaire ou cultivateur était tenu de déclarer à la municipalité les quantités de grains qu'il possédait. Les fausses déclarations étaient punies de la confiscation des grains. Les ventes ne pouvaient avoir lieu ailleurs que dans les marchés, sous peine d'une amende de 500 à 1 000 livres, qui était encourue par le vendeur et l'acheteur. Les corps administratifs et municipaux étaient autorisés à requérir, chacun dans son arrondissement, tous marchands, cultivateurs ou propriétaires, à garnir les marchés. Ils pouvaient également requérir les ouvriers pour battre les gerbes, en cas de refus des propriétaires. Nul ne pouvait, sous peine de confiscation, se soustraire aux réquisitions, à moins de prouver qu'il ne possédait pas assez de grain pour sa propre consommation jusqu'à la récolte. Tout individu se livrant au commerce des grains était obligé d'en faire la déclaration à la municipalité. On lui délivrait un extrait de cette déclaration, qu'il était tenu d'exhiber dans les marchés, où des officiers publics écrivaient en marge les quantités qu'il avait achetées. Il était obligé aussi de tenir des registres portant les noms des personnes à qui il avait acheté et vendu. Dans les lieux où il achetait, on lui délivrait un acquit à caution signé du maire et du procureur de la commune. Dans les lieux de vente on lui en donnait une décharge avec les mêmes formalités ; après quoi il était tenu de représenter son [174] acquit à caution dans les lieux d'achat : le tout sous peine de confiscation, et de 500 à 1 000 livres d'amende. Enfin la loi ordonnait l'établissement d'un maximum. Pour fixer ce maximum, les directeurs des districts avaient adressé à ceux des départements les mercuriales des marchés de leur arrondissement depuis le 1er janvier jusqu'au 1er mai. Le prix moyen devait servir de maximum. Le maximum devait décroître ensuite dans les proportions suivantes : au 1er juin, il devait être réduit d'un 10e, d'un 20e sur le prix restant au 1er juillet, d'un 30e au 1er août, d'un 40e au 1er septembre. Tout citoyen convaincu d'avoir vendu ou acheté au-dessus du maximum était passible d'une amende de 300 à 10 000 liv. Telle était, dans ses principales dispositions, la loi du 4 mai 1793, que les montagnards, Robespierre en tête, firent voter par la Convention [26]. Qu'en résulta-t-il ? L'abondance reparut-elle ? Non. Les maux de la disette redoublèrent, au contraire, et cela se conçoit. Faire le commerce des grains sous un tel régime, c'eût été se mettre, de gaieté de cœur, sous le couteau de la guillotine. Le peu de commerce qui subsistait encore s'arrêta donc, et les villes en furent désormais réduites aux subsistances que les municipalités y faisaient apporter de gré ou de force. Cependant, les auteurs de la loi du 4 mai ne pouvant admettre que cette œuvre de leur sagesse eût aggravé le mal, s'en prirent plus que jamais aux accapareurs, dont Collot-d'Herbois, excomédien passé législateur, se chargea de dresser l'acte d'accusation.
[175]
L'ÉMEUTIER
Et c'est un fier morceau d'éloquence, allez ! Je le sais par cœur.
L'ÉCONOMISTE
Quelle mémoire pernicieuse vous avez !
L'ÉMEUTIER
Ce n'est pas long, mais comme c'est fort. Quelle moelle de lion ! Écoutez plutôt.
« Citoyens,
« La commission que vous avez créée pour s'occuper de l'agiotage et des accaparements a fixé constamment son attention sur ces deux fléaux, dont les ravages se multiplient de la manière la plus effrayante. Occupée à porter le flambeau dans toutes les sinuosités, dans tous les détours à la faveur desquels les agioteurs se dérobent à l'œil des lois, et où ils se retranchent sans cesse, occupés de la ruine de la patrie, la commission propose des moyens sûrs pour que ces animaux astucieux et féroces, enfermés dans cet affreux labyrinthe, se trouvent pris dans leurs propres pièges et se fassent eux-mêmes victimes des crimes qu'ils ont préparés. Mais une loi sur les accapareurs est de toutes la plus pressante : la douleur du peuple la sollicite ; la différer un instant, ce serait être complice de tous les maux dont le peuple souffre... »
Ici l'orateur fait remarquer que les agioteurs et les accapareurs ont toujours voulu « dévorer » les républiques naissantes, et il cite l'exemple de l'Amérique du Nord, puis il continue :
« Et quoi de plus nuisible, Citoyens, que cette légion barbare qui médite jour et nuit tous les genres d'assassinats et surtout l'assassinat des pauvres ! Car c'est assassiner le pauvre que de lui ôter, par d'horribles spéculations, les moyens de pourvoir à ses besoins les plus pressants : la nourriture et le vêtement. La nature est abondante et libérale, et les accapareurs s'efforcent [176] continuellement, par des attentats sacrilèges, à la rendre stérile et impuissante. La nature a souri à notre révolution, et l'a sans cesse protégée ; et les accapareurs, d'accord avec les tyrans, nos ennemis, machinent chaque jour des calamités et des moyens de contre-révolution : ils craignent que le véritable ami de la liberté, le vertueux indigent, n'ait trop de sang à verser pour cette belle cause ; ils s'épuisent en conspirations pour en tarir les sources dans ses veines généreuses. Plus l'humanité parle haut en faveur de celui qui souffre, plus ils voudraient que la société fût dure à son égard : c'était là l'axiome favori de nos tyrans. Citoyens, c'est à vous de faire tonner la voix des hommes libres ; il vous appartient de réduire au désespoir et au silence toutes ces passions viles, les plus cruelles ennemies d'une nation franche et généreuse. Un petit nombre d'hommes influents, coalisés au milieu de nous pour nous affamer et ruiner toutes nos ressources, peut-il être longtemps redoutable ? Conserveront-ils longtemps, ces vampires, le droit de mettre un impôt immense et journalier sur nos consommations ? ... »
L'ÉCONOMISTE
Aurez-vous bientôt fini ?
L'ÉMEUTIER
Comment, vous êtes insensible au mérite de ce style ?
L'ÉCONOMISTE
Il me guillotine les oreilles votre style ! Encore s'il n'avait jamais guillotiné autre chose. Mais, hélas ! autant de phrases, autant de têtes coupées.
Mais arrivons à la conclusion du rapport de Collot-d'Herbois. Cette conclusion, c'est un décret (rendu le 27 juillet 1793) par lequel l'accaparement était déclaré crime capital. Le tiers du produit des marchandises dénoncées appartenait aux dénonciateurs. Tout détenteur de marchandises de première nécessité était tenu, en vertu [177] du même décret, de les déclarer à la municipalité et d'en afficher le tableau devant sa porte.
En conséquence de ce décret, on se mit à courir sus aux accapareurs. Savez-vous combien on découvrit de ces animaux astucieux et féroces, de ces vampires ? On n'en découvrit pas un seul.
L'ÉMEUTIER
Cela n'est pas croyable.
L'ÉCONOMISTE
Cela est ainsi cependant, les documents officiels du temps en font foi. Et cela se conçoit. Personne n'osait plus faire le commerce des grains. Où donc aurait-on pu trouver des accapareurs ?
Mais il fallait bien que les grains fussent mis à la portée des consommateurs, et comme les négociants terrifiés par les décrets de la Convention n'osaient plus remplir cette fonction nécessaire, ce fut le gouvernement qui s'en chargea.
L'ÉMEUTIER
Enfin !
L'ÉCONOMISTE
Ce fut le gouvernement qui se chargea de nourrir le peuple français. Voici comment il s'y prit. Une commission, dite des subsistances et des approvisionnements, fut instituée avec la mission de pourvoir à l'alimentation du pays, soit par des achats de gré à gré, soit par des achats forcés ou réquisitions. Cette commission eut bientôt plus de dix mille employés sous ses ordres, et elle dépensa jusqu'à trois cents millions par mois. Elle acheta à l'étranger des masses de grains qu'elle revendit à perte, [178] en sorte qu'au bout de quinze mois elle était en déficit de 1 400 millions.
Au moins avait-elle rempli sa tâche ? Avait-elle nourri le peuple ? Hélas ! le peuple, nourri par le gouvernement, mourait littéralement de faim. Les choses en vinrent au point que Barère, ne sachant plus quel expédient invoquer, proposa à la Convention « d'ordonner un jeûne général et un carême civique ».
Voilà à quoi aboutit en France le système du gouvernement qui nourrit le peuple ! Pourtant ce ne furent ni la bonne volonté ni la force qui manquèrent au gouvernement révolutionnaire pour faire réussir ce système. Délations, confiscations, guillotinades, il mit tout en œuvre. Aucun scrupule ne l'arrêta ; il ne recula devant rien. Et pour aboutir à quoi ? À un jeûne général et à un carême civique.
Après le 9 thermidor, lorsque la France eut été débarrassée de la tyrannie de Robespierre, on renonça à ce système dont l'impuissance n'était que trop constatée, et l'on en revint à la liberté du commerce des grains. On supprima le maximum, on rapporta la loi sur les accapareurs, et l'on recommença à protéger efficacement les transports des grains, au lieu de les laisser arrêter et piller. Qu'en résulta-t-il ? C'est que l'abondance renaquit comme par enchantement et qu'il ne fut plus question de jeûne général ni de carême civique.
LE PROHIBITIONNISTE
L'expérience est concluante, avouez-le.
L'ÉMEUTIER
Oh ! un échec ne prouve rien.
[179]
L'ÉCONOMISTE
Soit ! Mais croyez-vous qu'où le gouvernement révolutionnaire a échoué, malgré sa puissance formidable, un autre gouvernement puisse aisément réussir ?
L'ÉMEUTIER
Je ne dis pas que ce soit facile. Voyez cependant l'Icarie.
L'ÉCONOMISTE
L'Icarie n'existe que sur le papier, vous le savez bien. L'Icarie n'est qu'un rêve, et il s'agit ici de réalités. Non ! un gouvernement ne saurait nourrir le peuple. Un gouvernement a pour mission de faire régner la justice, de garantir la sécurité des personnes et des propriétés, et c'est là, croyez-moi, une tâche bien assez vaste et assez ardue. Qui trop embrasse, mal étreint.
L'ÉMEUTIER
Vous voulez donc que le gouvernement se croise les bras ?
L'ÉCONOMISTE
Faire régner la justice, protéger les personnes et les propriétés, est-ce se croiser les bras ?
L'ÉMEUTIER
Et si le peuple souffre ?
L'ÉCONOMISTE
C'est une raison pour ne pas aggraver ses souffrances.
L'ÉMEUTIER
Mais encore, le gouvernement et les communes ne sont-ils pas tenus de prendre des mesures pour assurer la subsistance des populations aux époques de disette ? Ne peuvent-ils, par exemple, acheter des grains pour les revendre au prix coûtant, ou même au-dessous du prix [180] coûtant ? Le gouvernement ne peut-il encore allouer des primes à l'importation des substances alimentaires ?
L'ÉCONOMISTE
M. Necker avait fait acheter pour quarantecinq millions de blés à l'étranger, et il les faisait revendre au-dessous du prix coûtant. Quel a été cependant le résultat de cette mesure philanthropique ? Ç'a été d'aggraver le mal. Pourquoi ? Parce que le commerce, ne se souciant pas de se mettre en concurrence avec un gouvernement qui vend à perte, ralentit ses opérations à mesure que le gouvernement multiplie les siennes. Or l'expérience démontre que l'intervention du gouvernement ne supplée qu'imparfaitement à celle du commerce ; l'expérience démontre que les populations perdent plus au ralentissement du commerce des subsistances qu'elles ne gagnent à ce que le gouvernement se fasse marchand de grains.
LE PROHIBITIONNISTE
N'y aurait-il pas moyen cependant de combiner l'action du gouvernement et des communes avec celle du commerce, pour soulager les populations aux époques de disette ?
L'ÉCONOMISTE
Non ! ce n'est pas possible. De deux choses l'une, en effet : ou le gouvernement et les communes débitent des aliments au même prix que le commerce, et, dans ce cas, leur intervention est inutile ; ou bien le gouvernement et les communes débitent des aliments au-dessous des prix du commerce, et, dans ce cas, les commerçants ne tardent pas à suspendre ou à ralentir leurs opérations. Alors le gouvernement et les communes restent à [181] peu près seuls chargés du soin de nourrir le peuple, et vous avez pu juger s'ils sont capables de s'acquitter de ce soin.
Quant aux primes d'importation, elles ne sont pas condamnées d'une manière moins décisive par l'expérience. Chaque fois qu'on en a distribué, on a pu se convaincre qu'elles n'aboutissaient qu'à faire hausser les subsistances sur les marchés d'approvisionnement, et qu'elles constituaient ainsi un véritable cadeau fait aux producteurs et aux négociants étrangers.
Encore une fois, ce que les gouvernements et les communes ont de mieux à faire, dans les années de disette comme dans les années d'abondance, c'est de s'abstenir de toucher au commerce des grains, soit en l'entravant, soit en lui faisant concurrence, soit même en l'encourageant [27]
L'ÉMEUTIER
Quoi ! toujours laisser faire et ne rien faire ?
L'ÉCONOMISTE
Attendez ! Je dis que le gouvernement et les communes doivent rigoureusement s'abstenir d'intervenir dans le commerce des grains ; mais ils peuvent, ils doivent même écarter tous les obstacles qui entravent ses opérations. Tels sont, par exemple, les droits de douane et d'octroi qui grèvent les grains, les légumes, la viande, le poisson, et, en général, tous les aliments, à l'entrée du pays ou à l'entrée des villes. Il convient d'affranchir même les aliments de luxe. Car si les classes aisées peuvent satisfaire leur appétit avec des aliments de luxe, elles demanderont [182] une moindre quantité des aliments qui entrent dans la consommation générale, et ce sera toujours autant de gagné. Voilà ce que peuvent, ce que doivent faire les gouvernements et les communes dans les années de disette.
L'ÉMEUTIER
Est-ce tout ? Si le gouvernement et les communes ne peuvent se mêler sans inconvénient du commerce des grains, si, comme vous l'affirmez, leur intervention en décourageant le commerce a pour résultat de diminuer les ressources alimentaires des populations au lieu de les augmenter, ne peuvent-ils, du moins, mettre les classes pauvres en état d'acheter du pain, en leur distribuant des secours ou du travail ?
L'ÉCONOMISTE
Il faut sans doute que la charité publique fasse des sacrifices exceptionnels dans les années de disette. Mais en la dispensant, on doit veiller surtout à ce que ses secours soient convenablement distribués, à ce qu'ils n'encouragent pas la fainéantise et l'imprévoyance comme cela n'arrive que trop souvent. Quant aux secours en travail, le gouvernement et les communes doivent éviter encore d'empiéter sur le domaine de l'industrie privée, sinon ils s'exposent à ravir aux classes ouvrières plus de travail qu'ils ne peuvent lui en distribuer. Ce qu'ils pourraient faire de mieux, à mon avis, ce serait d'indiquer aux ouvriers sans ouvrage les endroits où leur travail est demandé, et leur distribuer des secours pour les aider à s'y rendre. Éclairer le marché du travail, voilà le meilleur service que le gouvernement et les communes pourraient rendre aux classes laborieuses, dans les [183] mauvaises années. Ils y trouveraient de l'économie, et les ouvriers du profit ; car l'aumône que l'on va quêter aux portes des bureaux de bienfaisance ne vaut jamais le salaire que l'on doit à son travail [28]
Il est bien entendu que la charité privée peut contribuer, dans une large mesure, à soulager les maux de la disette ; mais encore doit-elle éviter, à son tour, de faire concurrence à l'industrie et au commerce, sous peine de troubler, aux dépens de ceux-là mêmes qu'elle veut soulager, le grand mécanisme de la production et de la distribution des richesses. Que des personnes charitables s'associent donc pour distribuer des aliments ou des secours à l'aide desquels les aliments s'achètent, mais qu'elles évitent de faire du commerce à perte, car c'est le vrai moyen de détruire le commerce régulier, et, je le répète, la destruction ou le ralentissement du commerce régulier est ce qu'il y a de plus funeste aux populations. Car la charité publique ou privée, si active qu'elle soit, n'a jamais pu, et ne pourra jamais suppléer au commerce.
L'ÉMEUTIER
Toujours le commerce ! C'est donc le commerce qui se chargera de soulager les populations.
L'ÉCONOMISTE
Vous l'avez dit. Seulement, c'est à la condition que le commerce jouisse d'une entière liberté au dedans aussi bien qu'au dehors ; c'est qu'il ne soit entravé ni par des émeutes, ni par des prohibitions à la sortie. Cela étant, je vous garantis que les écarts excessifs de la surabondance et de la disette cesseront de se produire ; je vous [184] garantis que les prix des subsistances finiront par former une moyenne, également éloignée d'un bas prix ruineux pour les agriculteurs et d'une cherté funeste aux consommateurs.
LE PROHIBITIONNISTE
Bref, ce sera l'âge d'or.
L'ÉCONOMISTE
Ce ne sera pas l'âge d'or, car l'âge d'or ne régnera sur la terre qu'après que nous serons guéris de notre ignorance et de nos vices.
LE PROHIBITIONNISTE
Alors, ce sera long.
L'ÉCONOMISTE
J'en ai peur. Mais la stabilité des prix que nous procurera la liberté du commerce n'en sera pas moins un immense bienfait.
LE PROHIBITIONNISTE
Ce serait un bienfait immense, en effet, tout le monde s'accorde à le dire. En revanche, bien des gens nient — et je suis de ces gens-là, ne vous déplaise — que la liberté du commerce puisse nous le procurer.
La prohibition à la sortie, dans les années de disette, l'échelle mobile, en tous temps, voilà ce qu'il y a de mieux pour prévenir les écarts excessifs des prix en hausse ou en baisse.
L'ÉCONOMISTE
Il nous reste donc à examiner encore la prohibition à la sortie et l'échelle mobile. Ce sera l'affaire de deux séances.
[185]
LE PROHIBITIONNISTE
Oh ! il vous en faudra bien quarante, si vous voulez me convertir, je vous en avertis.
L'ÉCONOMISTE
Deux me suffiront, si vous êtes de bonne foi.
LE PROHIBITIONNISTE
Qu'est-ce à dire ?
L'ÉCONOMISTE
C'est-à-dire si vous n'en faites point une affaire de parti, — autrement, je ne vous convertirai ni en deux séances, ni en quarante.
LE PROHIBITIONNISTE
Soit ! je laisserai la politique de côté.
L'ÉCONOMISTE
Alors, va pour deux séances.
[186]
SOMMAIRE : Que la prohibition à la sortie équivaut à une confiscation. — Effets de la prohibition à la sortie du drap, — du travail, — des houilles, — des denrées alimentaires. — Le droit aux lapins. — Les prohibitionnistes et les sauvages de la Louisiane.
LE PROHIBITIONNISTE
On me dira ce qu'on voudra, mais je n'admettrai jamais que le meilleur moyen d'amener l'abondance dans un pays ce soit d'en laisser sortir les grains. Le bon sens avant tout !
L'ÉCONOMISTE
C'est précisément à votre bon sens que je veux m'adresser. C'est votre bon sens que je veux convertir à la liberté [187] du commerce. Pourquoi demandez-vous la prohibition à la sortie des grains ?
LE PROHIBITIONNISTE
Belle question ! Pour préserver nos populations de la disette.
L'ÉCONOMISTE
Vous croyez donc que la prohibition à la sortie ramènera l'abondance dans le pays ?
LE PROHIBITIONNISTE
Une abondance relative. Je crois que la prohibition à la sortie mettra un terme au renchérissement des choses nécessaires à la vie. Sans cela, pourquoi la demanderais-je ?
L'ÉCONOMISTE
Fort bien. La prohibition à la sortie est, à vos yeux, un procédé qui sert à arrêter le renchérissement et à ramener dans le pays une abondance relative.
Ce procédé est assurément des plus simples et des moins coûteux. Hier, les grains et les autres aliments pouvaient être transportés hors du pays. Aujourd'hui, une ordonnance en quatre lignes est insérée au Moniteur, et demain, cette nuit même, le commerce des grains se trouve arrêté à toutes les frontières. C'est encore plus simple et plus économique que l'émeute.
LE PROHIBITIONNISTE
Vous nous assimilez à des émeutiers ? C'est indécent !
L'ÉMEUTIER
Comment ! Mais il me semblait que nous poursuivions le même but.
LE PROHIBITIONNISTE
Allons donc !
[188]
L'ÉMEUTIER
Ne voulez-vous pas faire baisser le prix des grains ?
LE PROHIBITIONNISTE
Assurément.
L'ÉMEUTIER
Nous aussi.
LE PROHIBITIONNISTE
Mais quelle différence dans les procédés !
L'ÉMEUTIER
Où la voyez-vous, cette différence ? Nous entravons le commerce des grains à l'intérieur, vous l'entravez à la frontière, voilà tout.
LE PROHIBITIONNISTE
Mais vous portez atteinte à la propriété, vous autres...
L'ÉCONOMISTE
Et vous, la respectez-vous davantage ? Savezvous ce que c'est qu'une prohibition ? C'est une confiscation.
LE PROHIBITIONNISTE
Vous vous moquez.
L'ÉCONOMISTE
C'est une confiscation, vous dis-je. Soyez-en juge plutôt. N'avez-vous pas une part d'intérêt dans une fabrique de drap ?
LE PROHIBITIONNISTE
J'y suis associé pour une moitié.
L'ÉCONOMISTE
Et où avez-vous votre clientèle ?
LE PROHIBITIONNISTE
Un peu partout. Dans le pays d'abord ; puis en Allemagne, en Italie, en Turquie, aux États-Unis. Notre clientèle est fort éparpillée.
L'ÉCONOMISTE
[189]
Eh bien ! je suppose que le gouvernement, considérant la rigueur de l'hiver et la cherté du drap, et voulant donner un témoignage de sa sollicitude aux pauvres travailleurs que cette cherté oblige à aller vêtus de méchantes blouses de coton, je suppose que le gouvernement prohibe le drap à la sortie.
LE PROHIBITIONNISTE
Le gouvernement n'est pas, grâce au Ciel, stupide à ce point. Prohiber la sortie du drap, mais ce serait absurde et odieux !
L'ÉCONOMISTE
Ce serait une confiscation, n'est-il pas vrai ?
LE PROHIBITIONNISTE
Assurément.
L'ÉMEUTIER
Comment ! N'auriez-vous pas toujours la ressource de vendre votre drap dans le pays ? Vous vêtiriez nos pauvres travailleurs, qui pourraient échanger leur blouse de coton, dans laquelle ils grelottent, contre un paletot bien chaud. Cela vaudrait un peu mieux que de vêtir les nababs américains et les pachas turcs. Où donc serait la confiscation ?
LE PROHIBITIONNISTE
Vous n'avez pas le sens commun. Si le gouvernement prohibe mon drap à la sortie, il me prive de ma clientèle du dehors. Or, cette clientèle, j'ai fait des sacrifices pour l'acquérir et elle constitue une partie de ma propriété, car que vaut une fabrique ou un magasin sans clientèle ? Il me dépouille donc d'une partie de ma propriété, il me la confisque (s'exaspérant), tranchons le mot, il me la vole ; oui, il me la vole !
[190]
L'ÉMEUTIER
Mais le marché intérieur ?
LE PROHIBITIONNISTE
Que m'importe le marché intérieur ! Je le possède déjà. Et si je ne fournis point de drap aux travailleurs dont vous me parlez, c'est tout simplement parce qu'ils n'ont pas les moyens d'en acheter.
L'ÉMEUTIER
Ou parce que votre drap est trop cher. Mais qu'on le prohibe à la sortie, et il baissera de prix.
LE PROHIBITIONNISTE
Oui, il baissera jusqu'à ce que les draps qui ont été fabriqués pour le débouché extérieur, et que votre loi de confiscation, de spoliation, obligera les fabricants d'écouler dans le pays même, jusqu'à ce que ces draps soient vendus. Mais croyezvous qu'on les remplacera ? Croyez-vous que les fabricants se résigneront à produire à perte ? Non ! les hommes intelligents qui sont à la tête de l'industrie drapière se tourneront vers une autre branche de la production. Ils se mettront à fabriquer un produit qui ne soit pas exposé à la confiscation, un produit qu'ils puissent toujours exporter librement. Que s'il n'en existe point dans le pays, que si la lèpre de la confiscation s'étend à toutes choses, ils transporteront leur industrie et leurs capitaux dans une contrée où la propriété soit plus sûrement garantie, où ils n'aient aucune spoliation à redouter. Voilà ce qu'ils feront, n'en doutez pas, si vos théories communistes viennent à prévaloir.
L'ÉMEUTIER
Communistes, en quoi ?
[191]
LE PROHIBITIONNISTE
En quoi ? Vous me le demandez ! C'est bien clair pourtant ; c'est trop clair. Si vous m'obligez à vendre mon drap, sous le prétexte que vous en avez besoin, tandis que je pourrais le vendre plus avantageusement aux étrangers, que faites-vous ? vous établissez sur moi un impôt égal à la différence du prix auquel je vous vends mon drap et de celui auquel je pourrais le vendre aux étrangers. C'est un impôt qui me dépouille pour vous enrichir. Or, prendre aux uns pour donner aux autres, qu'est-ce faire ? C'est faire du communisme, et le communisme, on l'a dit avec raison, c'est l'esclavage et le vol.
L'ÉMEUTIER
Phrases que cela ! À quoi me servirait d'être votre compatriote, si je n'avais pas le droit de consommer vos produits avant les étrangers ?
LE PROHIBITIONNISTE
Et moi, à quoi me servirait d'être le vôtre, si c'était pour vous gratifier de mes produits, quand je pourrais les vendre plus cher aux étrangers ? Serviteur ! Je me soucierais bien vraiment d'une communauté dans laquelle vous auriez les avantages et moi les charges, dans laquelle je paierais l'impôt et vous le percevriez.Au moins, admettez-vous la réciprocité ?
L'ÉMEUTIER
Comment l'entendez-vous ?
LE PROHIBITIONNISTE
Voici. Aujourd'hui, vous êtes le maître de porter votre travail où bon vous semble. Vous, par exemple, qui êtes ouvrier ébéniste, vous pouvez aller travailler à Paris, [192] si l'on vous y offre un salaire plus avantageux qu'à Bruxelles.
L'ÉMEUTIER
En effet. On me l'a même proposé, et peut-être accepterai-je les offres qui m'ont été faites, car les salaires sont plus élevés à Paris qu'à Bruxelles. Plusieurs de mes anciens camarades travaillent dans les ateliers du faubourg Saint-Antoine, et ils s'en trouvent bien. J'ai été déjà plusieurs fois sur le point d'aller les rejoindre.
LE PROHIBITIONNISTE
Admettez-vous que le gouvernement ait le droit de vous en empêcher ?
L'ÉMEUTIER
Le droit de m'empêcher de porter mon travail où bon me semble ? Je voudrais bien voir ça, morbleu ! Sachez que le travail est de toutes les propriétés la plus sacrée, la plus imprescriptible, et que nous avons acheté assez cher le droit d'en disposer.
LE PROHIBITIONNISTE
Vous n'admettez donc pas que le gouvernement ait le droit de prohiber la sortie des travailleurs ?
L'ÉMEUTIER
Non, mille fois non. Si l'on m'oblige à demeurer à Bruxelles, quand je pourrais obtenir un salaire plus avantageux à Paris, on me spolie, on me vole...
LE PROHIBITIONNISTE
Oui, mais n'est-ce pas au profit de vos concitoyens ? Ne leur devez-vous pas votre travail ?
L'ÉMEUTIER
Qu'ils me le paient aussi cher que les étrangers, et je [193] le leur donnerai, sinon, non. Mes compatriotes n'ont aucun droit sur mon travail.
LE PROHIBITIONNISTE
Alors, pourquoi prétendez-vous avoir un droit sur le drap de vos compatriotes ?
L'ÉCONOMISTE
Bravo ! Bien touché ! Il faut, en effet, que les droits soient réciproques. Ceux-ci sont fabricants, ils vendent du drap et ils achètent du travail. Ceux-là sont ouvriers, ils vendent du travail et ils achètent du drap. Si vous admettez que les ouvriers ont un droit sur le drap des fabricants, il faut admettre aussi que les fabricants ont un droit sur le travail des ouvriers. Sinon vous spoliez les uns au profit des autres.
L'ÉMEUTIER
Oui, mais accorder aux fabricants un droit sur le travail des ouvriers, n'est-ce pas rétablir l'esclavage ?
L'ÉCONOMISTE
Je n'ai jamais prétendu le contraire. Voilà pourquoi on a dit, avec raison, que la communauté, c'est l'esclavage. On a dit aussi, avec non moins de raison : la communauté, c'est le vol ! car prendre aux uns pour donner aux autres, n'est-ce pas voler ? LE PROHIBITIONNISTE
Oui, l'esclavage et le vol, voilà la quintessence du communisme, et la prohibition à la sortie du drap, c'est un pas dans la route du communisme. Aussi, je vous le répète bien haut, si vos doctrines sauvages venaient à prévaloir, si le gouvernement s'avisait de toucher à notre propriété en prohibant la sortie du drap, nous [194] porterions notre industrie et nos capitaux à l'étranger. Qu'auriez-vous gagné alors ? Vous auriez eu sans doute du drap à vil prix pendant une saison, mais ensuite ?
L'ÉMEUTIER
Eh bien, ensuite ?
LE PROHIBITIONNISTE
Vous auriez privé le pays d'une source abondante de travail et de richesse, et vous paieriez le drap plus cher que jamais.
L'ÉMEUTIER
Comment cela ?
LE PROHIBITIONNISTE
C'est bien facile à comprendre. Tout fabricant travaille en vue de ses débouchés. Mais voici que les doctrines communistes se propagent dans le pays et qu'on demande la prohibition à la sortie du drap. La prohibition est décrétée. Aussitôt les fabricants qui travaillaient pour l'Allemagne, l'Italie, la Turquie, les États-Unis, émigrent ou s'appliquent à une autre industrie. Qu'en résulte-t-il ? C'est que la fabrication du drap ne dispose plus du même nombre d'intelligences, ni de la même somme de capitaux ; c'est qu'elle se trouve, en conséquence, arrêtée ou ralentie dans sa marche progressive. Il y a pis encore : la fermeture d'une partie de ses débouchés doit inévitablement la ramener en arrière, en la contraignant de renoncer à des procédés et à des méthodes économiques, dont l'application exige un débouché étendu.
L'ÉCONOMISTE
En effet, un débouché étendu permet de diviser davantage le travail et d'employer des machines plus puissantes.
[195]
LE PROHIBITIONNISTE
Précisément. La fabrication s'opère donc d'après des procédés moins perfectionnés, à l'aide de machines moins puissantes. Le drap revient plus cher, et il ne manque pas de hausser de prix. Il est aussi plus mal fabriqué, car les manufacturiers les plus intelligents et les ouvriers les plus habiles ont abandonné cette industrie que la confiscation a frappée, que le communisme a desséchée. Quels sont donc, en définitive, les résultats de votre prohibition à la sortie ? C'est, d'une part, d'avoir tari une source de travail et de richesse, c'est d'avoir amoindri la somme des ressources dont les classes ouvrières pouvaient disposer pour se vêtir ; c'est, d'une autre part, d'avoir augmenté le prix des vêtements.
L'ÉCONOMISTE
Vous parlez vraiment comme un économiste pur sang. Vous êtes donc un ennemi de la prohibition à la sortie ?
LE PROHIBITIONNISTE
Entendons-nous. Je suis un ennemi de la prohibition à la sortie du drap ; mais pour les denrées alimentaires, c'est une autre affaire. Je ne suis pas un esprit absolu, Dieu merci.
L'ÉCONOMISTE
Comme il vous plaira ; mais revenons à notre point de départ. Vous accusiez avec raison les émeutiers de porter atteinte à la propriété. À mon tour je vous ai fait remarquer que la prohibition à la sortie des grains n'est autre chose qu'une confiscation, c'est-à-dire une atteinte à la propriété ; car enfin, si vous admettez qu'en prohibant la sortie du drap on mette la main sur la propriété des [196] manufacturiers, on commette une confiscation, une spoliation...
LE PROHIBITIONNISTE
Inique et infâme !
L'ÉCONOMISTE
Eh bien ! ne devez-vous pas admettre aussi qu'en prohibant la sortie des denrées alimentaires on porte atteinte à la propriété des agriculteurs, on commet, à leur détriment, une confiscation, une spoliation ?
LE PROHIBITIONNISTE
Quelle différence ! En prohibant la sortie du drap, on en décourage la production et on la renchérit, tandis qu'en prohibant la sortie des grains, on fait baisser, au profit de tous, le prix des aliments nécessaires à la vie.
L'ÉCONOMISTE
En est-ce moins une confiscation ? Pourquoi l'agriculteur vend-il ses denrées au dehors, si ce n'est parce qu'il y trouve un prix plus avantageux qu'à l'intérieur ? Si vous l'empêchez de les y vendre, ne le dépouillez-vous pas de la différence ? C'est une confiscation, ou bien la chose que ce mot signifie change de nature avec l'objet auquel il s'applique. Ce qui est une confiscation lorsqu'il s'agit du drap n'en est plus une lorsqu'il s'agit du blé.
LE PROHIBITIONNISTE
Je ne dis pas cela ; mais l'une est une confiscation utile, tandis que l'autre est une confiscation nuisible.
L'ÉCONOMISTE
Pourquoi ?
LE PROHIBITIONNISTE
Parce que le drap n'est pas un objet de première [197] nécessité, parce qu'on peut se passer de drap, tandis qu'on ne peut se passer de blé.
L'ÉCONOMISTE
Et c'est pour cela que la prohibition à la sortie du drap est nuisible, tandis que la prohibition à la sortie des grains est utile ?
LE PROHIBITIONNISTE
Sans doute. Ce qui est vrai pour une industrie ne l'est pas toujours pour une autre. Il n'y a pas de principes absolus. Ainsi, par exemple, je vous disais que la prohibition à la sortie du drap pourrait provoquer l'émigration de l'industrie drapière. On ne court pas le même risque avec l'agriculture, car les cultivateurs ne sauraient exporter la terre.
L'ÉCONOMISTE
Voilà donc les deux motifs qui permettent, selon vous, de toucher à la propriété des agriculteurs ; le premier, c'est que le blé est une denrée de première nécessité ; le second, c'est que les agriculteurs ne sauraient emporter la terre à l'étranger.
Ne me disiez-vous pas dernièrement que vous aviez pris des actions dans les charbonnages du bassin de Charleroy ?
LE PROHIBITIONNISTE
En effet, et j'ai fait là une affaire d'or. Elles haussent tous les jours, mes actions.
L'ÉCONOMISTE
D'où cela vient-il ?
LE PROHIBITIONNISTE
Cela vient de ce que nos houilles sont de plus en plus [198] demandées, surtout en France. La Belgique, vous le savez, ne fournit pas aujourd'hui moins de 2 à 3 millions de tonnes de houille à la France, sur une extraction totale de 7 à 8 millions de tonnes. C'est un magnifique débouché, et qui s'agrandit tous les jours.
L'ÉCONOMISTE
Pourquoi donc ne demandez-vous pas qu'on le ferme ? qu'on prohibe la sortie de la houille ?
LE PROHIBITIONNISTE
Prohiber la sortie de la houille ! Êtesvous fou ? Et mes actions ?
L'ÉCONOMISTE
J'aime à croire que si vos intérêts privés étaient en opposition avec l'intérêt général, vous les sacrifieriez sans hésiter, dût-il vous en coûter la moitié de votre fortune.
LE PROHIBITIONNISTE
Sans doute, sans doute.
L'ÉMEUTIER
Homme désintéressé et généreux !
L'ÉCONOMISTE
Eh bien ! l'occasion est favorable pour mettre votre désintéressement à l'épreuve. Le combustible est horriblement cher, et il hausse tous les jours. Qu'on en prohibe la sortie, et il baissera infailliblement, puisque les 2 à 3 millions de tonnes qui s'exportent annuellement en France reflueront sur le marché intérieur. Cet approvisionnement supplémentaire fera régner chez nous l'abondance et le bon marché du combustible.
[199]
L'ÉMEUTIER
Et ce sera un bienfait immense, car dans notre pays froid et humide, on ne peut se passer de houille. C'est un objet de première nécessité. Jugez donc de la misère et des souffrances de tant de pauvres familles qui sont obligées de payer aujourd'hui moitié plus cher la nourriture et le chauffage, sans que leur revenu ait augmenté. Tant que la bonne saison a duré, elles pouvaient encore subsister ; mais à présent elles sont réduites à la misère la plus affreuse, aux extrémités les plus navrantes. Hâtez-vous donc de pétitionner en faveur de la prohibition à la sortie de la houille. Je vous appuierai, et si une petite émeute est nécessaire pour manifester le vœu du peuple...
LE PROHIBITIONNISTE
Voulez-vous bien vous taire. Que je pétitionne en faveur de la prohibition à la sortie de la houille, moi ! mais ce serait insensé.
L'ÉMEUTIER
La houille n'est-elle pas un objet de première nécessité ?
LE PROHIBITIONNISTE
J'en conviens, mais...
L'ÉMEUTIER
Les charbonnages pourraient-ils émigrer ? Les propriétaires de houillères pourraient-ils emporter leurs gisements de combustible en France, en Angleterre ou en Allemagne ? Pétitionnez donc sans crainte.
LE PROHIBITIONNISTE
Avez-vous fini ? Me croyez-vous assez fou pour sacrifier ainsi mes intérêts... et les intérêts du pays ?
[200]
L'ÉMEUTIER
Homme dur et égoïste ! On vous propose une mesure qui aurait pour résultat assuré de faire baisser le prix d'un objet de première nécessité, sans en compromettre la production... puisqu'on ne saurait exporter à l'étranger nos gisements de combustible, et vous refusez !
LE PROHIBITIONNISTE
Je refuse, et j'ai mille fois raison de refuser. Supposons qu'on prohibe la sortie de la houille, qu'en résultera-t-il ? On consomme actuellement dans notre pays les cinq huitièmes environ des produits de nos charbonnages, cinq millions de tonnes sur huit. La prohibition à la sortie est décrétée...
L'ÉMEUTIER
... Et huit millions de tonnes deviennent disponibles pour la consommation intérieure.
LE PROHIBITIONNISTE
Soit ! mais la houille tombant aussitôt à vil prix, par suite de l'accroissement subit et extraordinaire de l'approvisionnement intérieur, on en extraira moins. Les capitaux cesseront de se porter vers la production du combustible, et ceux qui y sont engagés s'en retireront peu à peu, en sorte que les consommateurs belges, après avoir eu, pendant un an tout au plus, huit millions de tonnes de houille à leur disposition, n'en auront plus ensuite que cinq ou six millions, et qu'ils finiront, selon toute apparence, par en avoir moins qu'ils n'en ont aujourd'hui.
L'ÉCONOMISTE
C'est parfaitement exact. La prohibition à la sortie de la houille aurait pour résultat inévitable d'en diminuer [201] la production, et de rétrécir ainsi la carrière ouverte au travail et aux capitaux de la nation, sans abaisser le prix du combustible. Au contraire, le combustible finirait par coûter plus cher, puisque l'exploitation s'effectuerait sur une plus petite échelle, avec des procédés moins économiques.
L'ÉMEUTIER
Je vous l'accorde. Aussi m'en tiendrais-je à un moyen terme. Je ne demanderais pas une prohibition permanente de l'exportation des houilles. Je me contenterais de demander une prohibition temporaire, aux époques où le combustible serait par trop cher. Je soulagerais ainsi le consommateur, sans nuire au producteur.
LE PROHIBITIONNISTE
Allons donc, vous divaguez. Comment voulez-vous qu'une industrie se développe en présence d'un risque semblable ? Croyez-vous que moi, extracteur de houille, j'irais consacrer un capital considérable à l'extension de mon exploitation, si j'étais exposé à ce qu'on me ravît mon débouché, au moment même où il m'est le plus profitable ?
L'ÉMEUTIER
On vous le restituerait plus tard.
LE PROHIBITIONNISTE
En attendant, j'en serais privé, à mon grand dommage. Au moins aurais-je la certitude de le récupérer ? En aucune façon, car les consommateurs français ne s'exposeraient pas volontiers une seconde fois à manquer de combustible, et ils remplaceraient les houilles belges par les houilles anglaises ou prussiennes.
[202]
L'ÉCONOMISTE
C'est encore exact. Vous parlez plus que jamais comme un livre d'économie politique. Eh bien ! ce que vous venez de dire de la production du drap et de la houille s'applique parfaitement à celle des denrées alimentaires. La prohibition à la sortie des denrées alimentaires, fût-elle même purement temporaire, aurait pour résultat inévitable d'en diminuer la production, et, par conséquent, de réduire d'une manière permanente la masse du travail et la masse des aliments disponibles dans le pays.
LE PROHIBITIONNISTE
Encore une fois, c'est une comparaison que je ne saurais admettre.
L'ÉCONOMISTE
Pourquoi ?
LE PROHIBITIONNISTE
C'est bien simple. Parce que nous exportons habituellement du drap et de la houille, tandis que nous ne produisons pas assez de grain pour notre consommation, et que nous sommes obligés d'en acheter habituellement au dehors. Le bon sens le plus vulgaire ne nous conseille-t-il pas avant tout de garder le nôtre ?
L'ÉCONOMISTE
Il y a bien des produits que nous exportons habituellement et dont nous sommes obligés cependant d'acheter au dehors des quantités plus ou moins considérables. Les fils et les tissus de laine, de coton, de soie, le fer, la houille même sont dans ce cas. Nous en importons et nous en exportons tout à la fois. Faudraitil donc en interdire l'exportation ?
[203]
LE PROHIBITIONNISTE
Cela n'aurait pas le sens commun.
L'ÉCONOMISTE
Vous convenez donc qu'il serait absurde de prohiber l'exportation de nos produits manufacturiers et minéraux, sous le prétexte que nous sommes obligés d'importer des produits similaires ?
LE PROHIBITIONNISTE
Assurément.
L'ÉCONOMISTE
Eh bien ! j'ajoute qu'il serait absurde de prohiber l'exportation de nos denrées alimentaires, sous le prétexte que nous sommes obligés d'importer des denrées similaires.
LE PROHIBITIONNISTE
Vous direz ce que vous voudrez, il n'en est pas moins déplorable qu'un pays comme le nôtre ne produise pas assez de grains pour sa consommation, et, malgré tous vos raisonnements, je persiste à croire qu'avant d'en exporter, il doit combler son déficit.
L'ÉCONOMISTE
Comment vous expliquez-vous qu'un pays comme le nôtre ne produise pas toute la quantité de grains nécessaire à sa consommation ? Que faut-il pour produire des grains ? Des terres, des capitaux et des bras, n'est-il pas vrai ? Manquons-nous des uns ou des autres ?
LE PROHIBITIONNISTE
Non, à coup sûr. Nous avons des terres en friche, des capitaux sans emploi et des bras inoccupés.
L'ÉCONOMISTE
Comment donc se fait-il qu'on ne les emploie pas à [204] produire le supplément de subsistances qui nous est nécessaire ?
LE PROHIBITIONNISTE.
Le sais-je, moi ? C'est qu'on préfère généralement l'industrie et le commerce à l'agriculture.
L'ÉCONOMISTE
Et pourquoi ? Je vous l'ai dit : parce que l'agriculture est assujettie à des charges plus lourdes, à des entraves plus nombreuses que les autres branches de la production. Je suppose maintenant que l'on prohibe les grains à la sortie, c'est-à-dire que l'on ajoute une nouvelle entrave à toutes celles qui mettent déjà l'agriculture à la gêne, sera-ce bien un moyen d'engager les capitaux à s'y porter ?
LE PROHIBITIONNISTE
Non, j'en conviens.
L'ÉCONOMISTE
Si donc nous ne produisons pas assez de denrées alimentaires pour notre consommation, ce n'est pas la prohibition à la sortie qui nous en fera produire davantage. Au contraire ! Je vais plus loin, et j'ajoute que si nous souffrons actuellement d'un déficit, la faute en est surtout aux entraves que l'on a continué d'apporter à la liberté des exportations.
Nous parlions tout à l'heure du drap et de la houille. Croyezvous que si l'on avait pris l'habitude de prohiber l'exportation du drap et de la houille aux époques où les vêtements et le combustible renchérissent, ces deux productions se fussent beaucoup développées dans notre pays ?
[205]
LE PROHIBITIONNISTE
Non, cela est évident. Les capitaux s'en seraient détournés pour se diriger de préférence vers les industries qui auraient pleinement joui de la liberté de l'exportation.
L'ÉCONOMISTE
En sorte que nous ne produirions pas aujourd'hui, selon toute apparence, le drap et la houille nécessaires à notre consommation, et que nous serions obligés d'en acheter régulièrement à l'étranger pour combler notre déficit ?
LE PROHIBITIONNISTE
Cela me paraît indubitable.
L'ÉCONOMISTE
Eh bien ! il en est de même pour la production agricole. Que nos grains et nos autres substances alimentaires puissent librement sortir en tout temps, comme le peuvent la houille et le drap, et vous verrez la production agricole se développer à son tour, de manière à rendre l'importation de moins en moins nécessaire.
L'ÉMEUTIER
Il se pourrait bien que vous eussiez raison. Cependant il y a une chose qui me choque plus que je ne saurais le dire, c'est de voir la masse de subsistances de toute sorte que nous exportons depuis quelques années en Angleterre. Les Anglais viennent faire rafle sur notre beurre, notre fromage, nos œufs, nos volailles, notre gibier, nos légumes, nos fruits. Je me promenais, il y a quelque temps, sur le quai d'Anvers. On était en train d'embarquer pour l'Angleterre d'énormes caisses toutes remplies de pommes, de poires, de noix et d'oignons. [206] Cela faisait saigner le cœur... et l'estomac. À côté de ces caisses, je remarquai, chose lugubre ! un amas de cercueils. Je m'en approchai, poussé par je ne sais quel sentiment de curiosité inquiète, et j'en soulevai un que, naturellement, je croyais vide... il était rempli.
LE PROHIBITIONNISTE
Rempli ? achevez ...
L'ÉMEUTIER
Je reculai d'épouvante, et je demandai à un douanier où l'on expédiait tous ces cercueils... Il me répondit : En Angleterre. — Pourquoi en Angleterre ? — Pour nourrir les Anglais. C'est la chair que les ouvriers des manufactures préfèrent. C'est leur régal ! LE PROHIBITIONNISTE
Horreur ! Voilà donc où le libre-échange a conduit les Anglais. Doctrine infâme ! Peuple abominable !
L'ÉMEUTIER.
Je le pensai comme vous, et je regardai le douanier d'un air hagardFigurez-vous que cet homme se mit à rire à se tordre les côtes. Je me détournai indigné, et mes regards se portèrent sur un des cercueils dont la planche de dessus s'était brisée. Quel ne fut pas mon étonnement lorsque j'aperçus, quoi ?
LE PROHIBITIONNISTE
Les restes d'un de vos proches, peutêtre ! la dépouille d'un être qui vous fut cher...
L'ÉMEUTIER
Non. Des lapins. Le cercueil était rempli de lapins.
LE PROHIBITIONNISTE
Est-ce possible ? Des lapins !
[207]
L'ÉMEUTIER
Et de fameux encore.
LE PROHIBITIONNISTE
Mais pourquoi ces cercueils ?
L'ÉMEUTIER
On les utilise en Angleterre, et ça diminue d'autant les frais de transport des lapins.
LE PROHIBITIONNISTE
Ah ! les Anglais, les Anglais !
L'ÉMEUTIER
Pour moi, je leur abandonne volontiers le contenant, mais le contenu, halte-là ! De quel droit les Anglais viennent-ils nous dépouiller de nos œufs, de nos volailles, de nos fruits, de nos lapins ?
L'ÉCONOMISTE
Ils les paient, j'imagine.
L'ÉMEUTIER
Et cher encore, car je connais de bienheureux propriétaires qui ne tiraient presque aucun produit de leurs vergers et de leurs basses-cours, avant que l'importation des fruits, des œufs et de la volaille devînt libre en Angleterre, et dont c'est maintenant un des principaux revenus. Mais ce n'en est pas moins un scandale.
L'ÉCONOMISTE
Qu'est-ce qui est un scandale ?
L'ÉMEUTIER
De voir les produits de nos vergers et de nos basses-cours s'en aller en Angleterre. Cela ne devrait pas être toléré. Nous autres consommateurs nationaux, n'avons-nous pas un droit imprescriptible sur les produits du sol national ?
[208]
LE PROHIBITIONNISTE
C'est ce que je me tue à dire.
L'ÉCONOMISTE
Soit ! je vous l'accorde. Vous avez droit aux fruits et aux légumes, droit aux volailles, droit aux lapins que produisent ou que nourrissent les agriculteurs du pays. Mais vous devez reconnaître, en retour, que les agriculteurs ont droit aux cotonnades, droit au drap, droit à la toile que produisent les manufacturiers, droit à la houille qu'extrait le mineur, enfin droit au travail que fournit l'ouvrier, sinon l'équilibre serait rompu. Ou il ne faut aucune prohibition, ou il faut une prohibition universelle.
L'ÉMEUTIER
Je me moque de l'équilibre, et je demande à être nourri avant les Anglais.
L'ÉCONOMISTE
C'est pour cela que vous demandez qu'on inscrive dans notre Constitution le droit aux fruits et aux légumes, le droit à la volaille, le droit aux lapins...
L'ÉMEUTIER
Plaisantez tant que vous voudrez. Les produits du sol national doivent appartenir, avant tout, aux consommateurs nationaux. Je ne sors pas de là.
L'ÉCONOMISTE
La houille est-elle un produit du sol national ?
L'ÉMEUTIER
Oui, sans doute.
L'ÉCONOMISTE
Autant que les lapins ?
[209]
L'ÉMEUTIER
Autant que les lapins, cela va sans dire.
L'ÉCONOMISTE
Fort bien. Et de quoi pensez-vous que le peuple puisse le plus aisément se passer, de houille ou de lapins ?
L'ÉMEUTIER
Mais puisque la prohibition à la sortie de la houille serait nuisible à notre industrie...
LE PROHIBITIONNISTE
Parfaitement répondu.
L'ÉCONOMISTE
Eh ! croyez-vous donc que la prohibition à la sortie des fruits et des légumes, de la volaille et des lapins ne serait pas nuisible à notre agriculture ? Lorsqu'un grand homme d'État, Robert Peel, a établi en Angleterre la libre entrée des subsistances de toute sorte, qu'est-il arrivé ? Que l'Angleterre est devenue pour nos agriculteurs un débouché régulier, stable, qu'ils se sont empressés d'exploiter. Ils ont fourni aux Anglais des masses croissantes de produits de leurs vergers et de leurs basses-cours. Ils leur ont fourni aussi des grains, mais en moindre quantité. Pourquoi ? parce que nos grains ne soutiennent qu'avec peine sur les marchés anglais la concurrence des grains de Russie, de Turquie et d'Amérique. Mais il en est autrement pour les produits de nos vergers et de nos basses-cours, qui sont de plus en plus recherchés en Angleterre, et que nos agriculteurs y vendent à gros bénéfice. C'est une source nouvelle et abondante de revenu que la liberté du commerce leur a procurée...
[210]
L'ÉMEUTIER
Aux dépens de nos consommateurs.
L'ÉCONOMISTE
Aux dépens de personne ; au profit de tous. Sans doute, la production de nos vergers et de nos basses-cours n'a pu se développer immédiatement, de manière à augmenter son offre en proportion de la demande, et il en est résulté une hausse dans le prix de ses produits. C'était là un mal inévitable ; mais c'était aussi un mal essentiellement temporaire. Nos agriculteurs n'ont pas manqué d'augmenter une production qui leur donnait des profits extraordinaires, et, en peu d'années, ils ont accru et perfectionné les produits de leurs vergers et de leurs basses-cours, beaucoup plus qu'ils ne l'avaient fait auparavant en un siècle. Aviez-vous jamais vu des fruits, des volailles et des lapins comparables à ceux de nos dernières expositions agricoles ? Le progrès eût été plus rapide et plus sensible encore si le nouveau débouché, qui fournissait à nos agriculteurs les moyens de développer ainsi leur production, leur eût été pleinement garanti, s'ils n'avaient pas eu à redouter la prohibition à la sortie, par exemple... ; alors ils se seraient mis promptement en mesure de subvenir à toutes les demandes, et la rareté dont vous vous plaignez aurait déjà fait place à l'abondance. Nous aurions déjà, nous autres consommateurs nationaux, des fruits, des légumes, du beurre, des œufs, de la volaille et des lapins, en plus grande quantité, et en meilleure qualité. C'est absolument comme pour le drap et la houille.
L'ÉMEUTIER
Vous croyez donc que, si le débouché de l'Angleterre [211] venait à être fermé à nos agriculteurs, ils produiraient moins de fruits, de légumes, de beurre, d'œufs, de volailles et de lapins ?
L'ÉCONOMISTE
Comme les fabricants de Verviers produiraient moins de drap si on leur fermait le débouché des États-Unis ; comme les propriétaires de charbonnages du Hainaut extrairaient moins de houille si on leur fermait le débouché de la France.
L'ÉMEUTIER
Oui ; mais en attendant que nos agriculteurs eussent restreint la production de leurs vergers et de leurs basses-cours, nous aurions en plus grande abondance, et à meilleur marché, les fruits, les légumes, le beurre, les œufs, la volaille et les lapins.
L'ÉCONOMISTE
En attendant, soit ! mais combien de temps cela durerait-il ? Connaissez-vous la définition que Montesquieu donne du gouvernement despotique ?
« Quand les sauvages de la Louisiane veulent avoir des fruits, dit-il, ils coupent l'arbre au pied, et cueillent les fruits. Voilà le gouvernement despotique [29] »
Couper l'arbre pour avoir les fruits, telle est, selon Montesquieu, la pratique des despotes. Eh bien ! c'est aussi la pratique des prohibitionnistes. Ils enlèvent à une industrie un débouché qu'elle avait acquis, souvent à grands frais et à grand'peine, en vue de faire refluer ses produits sur le marché intérieur. Ils réussissent, sans [212] aucun doute, à créer ainsi pendant quelques jours une abondance artificielle. Ils cueillent le fruit, mais la branche est morte.
[213]
SOMMAIRE : Le salon-souricière. — Comment, en prohibant la sortie des grains, on fait obstacle aux importations. — Que les résultats de la prohibition à la sortie sont analogues à ceux du maximum. — Bilan de la prohibition à la sortie. — De l'échelle mobile. — Son mécanisme. — Que l'échelle mobile n'est bienfaisante qu'en apparence, qu'elle est nuisible en réalité. — Comment elle trouble les opérations du commerce. — Résumé. — Ce qui arriverait si la liberté du commerce des grains cessait d'être entravée. — Qu'il en résulterait une assurance universelle contre les excès du bon marché et de la cherté. — Un apologue indien.
L'ÉCONOMISTE AU PROHIBITIONNISTE
Arrivez donc. Vous êtes en retard.
LE PROHIBITIONNISTE
Ne m'en parlez pas. Je suis furieux. Je sors d'une [214] maison où l'on a imaginé la combinaison la plus absurde pour retenir les gens. Les invités peuvent entrer quand bon leur semble ; mais, une fois entrés, ils ne peuvent plus sortir. On ne les lâche pas avant la fin de la soirée.
L'ÉMEUTIER
C'est donc une souricière, cette maison-là.
LE PROHIBITIONNISTE
À peu près. C'est, du reste, ou plutôt c'était une maison des plus agréables. La dame est gracieuse, spirituelle et jolie ; elle joue du piano comme Mme Pleyel, elle chante comme...
L'ÉCONOMISTE
Peste, quel feu ! À la place du mari, je sais bien ce que je ferais.
LE PROHIBITIONNISTE
Que feriez-vous ?
L'ÉCONOMISTE
Je vous prohiberais à l'entrée.
LE PROHIBITIONNISTE
Allons donc. Un homme de mon âge, un homme sérieux ! Vous me faites injure. Donc, la dame est ravissante et le mari est un excellent homme. En outre, le thé est de première qualité, et il y a toujours profusion de gâteaux et autres menues friandises. Enfin, le salon est élégant et coquet. Toutes les attractions y semblent réunies. Eh bien ! croiriez-vous qu'on n'y rencontre jamais personne. Si ! deux ou trois vieilles douairières et pareil nombre de leurs contemporains.
L'ÉCONOMISTE
Comment cela se fait-il ? La dame n'aime donc pas le monde ?
[215]
LE PROHIBITIONNISTE
Elle ! si on peut lui adresser un reproche, c'est de trop aimer l'éclat, le bruit, la foule. Sa passion serait d'avoir un salon toujours rempli, et il est toujours vide.
L'ÉCONOMISTE
Alors, comment vous expliquez-vous ce phénomène ? La dame placerait-elle des billets de loteries ? ou bien aurait-elle des enfants prodiges ?
LE PROHIBITIONNISTE
Nullement. Jamais elle ne prélève le moindre impôt sur ses invités, et elle n'a qu'un enfant, une charmante petite fille, que l'on avait naguère encore l'excellente habitude de coucher à sept heures.
L'ÉCONOMISTE
Parfait. Mais s'il en est ainsi, par quelle fatalité...
LE PROHIBITIONNISTE
Voici. Le mal vient précisément de ce que la dame tient à avoir toujours foule. Dans les premiers temps, on allait beaucoup chez elle, mais comme ses salons sont vastes, elle trouvait qu'on ne s'y étouffait pas assez. Or elle avait remarqué que beaucoup de gens ne faisaient qu'y passer ; qu'ils entraient, lorgnaient çà et là, et ne trouvant pas ce qu'ils cherchaient, décampaient sans tambours ni trompettes ; que d'autres, accoutumés à se coucher de bonne heure ou à finir leur soirée à l'estaminet ou au cercle, s'en allaient régulièrement au coup de dix heures, et elle se dit : si j'empêchais tous ces gens-là de sortir, après qu'ils sont entrés, mes salons seraient toujours remplis, rien n'est plus sûr. Essayons... Ayant fait ce beau raisonnement, elle imagina toute une [216] série de formalités et de complications, destinées à rendre la sortie presque impossible avant la fin de la soirée. C'est ainsi qu'elle exigea qu'on vînt prendre congé d'elle, en s'en allant. Il fallut donc guetter un moment où la dame ne fût pas engagée dans une conversation, en train d'écouter ou de chanter un morceau, de donner des ordres aux valets, etc., etc., et Dieu sait si ce moment propice se faisait attendre... Ensuite, il y avait trois portes à traverser pour sortir. Elles furent fermées à clef et munies de sonnettes. Il fallut se les faire ouvrir, et, le plus souvent, les valets étaient obligés d'en chercher les clefs. Quand elles s'ouvraient, les sonnettes ne manquaient pas de faire un tintamarre affreux. Enfin, les chiens étaient lâchés dans la cour, jusqu'à l'heure officiellement fixée pour la sortie, et ils happaient les déserteurs aux mollets. Je crois, Dieu me pardonne, qu'ils y étaient dressés. Que si l'on s'en plaignait au valet, il répondait d'un air narquois : Dame, pourquoi monsieur s'en va-t-il de si bonne heure ! Monsieur ne s'est donc pas amusé ?
L'ÉCONOMISTE
Bon. Et le résultat ?
LE PROHIBITIONNISTE
Oh ! la maîtresse du logis a pu se convaincre, par une triste expérience, que son calcul était erroné. Dès qu'on n'a plus eu la liberté de sortir de chez elle à son heure et à son aise, on n'a plus voulu y entrer. Ceux-là mêmes qui, d'habitude, s'en allaient les derniers, ont déserté... On n'y va plus que de loin en loin, quand on ne sait où tuer le temps, sauf deux ou trois vieux gourmands qui y sont attirés par les gâteaux. Voilà le fonds de la [217] société. La dame est aigrie, le mari est soucieux et désorienté, les valets ont des airs de croque-morts, les chiens sont féroces ; quant à la petite fille, on ne la couche plus, et ce soir on lui a fait jouer une sonate... Aussi, n'ai-je pas hésité. Aux premières notes, j'ai été prendre congé de la dame, qui m'a rendu mon salut avec un sourire âpre comme la bise, je me suis fait ouvrir les trois portes en agitant les trois sonnettes, j'ai traversé la cour en exécutant un moulinet prolongé avec mon parapluie, et me voici.
L'ÉCONOMISTE
Quand y retournerez-vous ?
LE PROHIBITIONNISTE
Jamais, Dieu merci. J'étais pourtant un des fidèles. Mais je ne vais volontiers que dans les endroits d'où je puis sortir, quand et comme ça me plaît.
L'ÉCONOMISTE
En un mot, vous n'aimez pas les prohibitions à la sortie. Eh bien ! les marchands de grains sont de votre avis.
LE PROHIBITIONNISTE
Il ne s'agit pas ici des marchands de grains.
L'ÉCONOMISTE
Pardon. Je vous disais, dans notre dernière conversation, que la prohibition à la sortie mettait obstacle aux importations. Ce que je vous disais, vous venez de le prouver.
L'ÉMEUTIER
C'est parbleu vrai. Vous vous êtes pris vous-même dans votre salon-souricière.
LE PROHIBITIONNISTE
Allons donc ! quelle analogie pouvezvous établir entre [218] un salon où l'on va pour son agrément, et un pays où l'on porte ses grains en vue de son intérêt ?
L'ÉCONOMISTE
C'est précisément à cause de cela. Quand des négociants américains, prussiens ou russes expédient des grains dans l'Europe occidentale, quel est leur but ? C'est de réaliser le plus gros bénéfice possible sur leur marchandise. Or est-ce bien en expédiant directement leurs grains dans les pays où la sortie est prohibée qu'ils peuvent atteindre ce but ? Non ! Car si l'on vient à leur en offrir un prix plus élevé dans un pays voisin, ils ne pourront profiter de cette offre, puisque leurs grains, une fois entrés, ne peuvent plus sortir. Que feront-ils donc ? Ils se garderont bien d'envoyer leurs grains dans les pays à souricières commerciales. Ils les enverront dans ceux où ils demeurent toujours les maîtres de disposer de leur denrée à leur guise, de la vendre pour la consommation, ou de la réexporter si on leur en offre ailleurs un prix plus avantageux.
Voilà ce que ne manqueront pas de faire les négociants des pays producteurs de grains, et vous en feriez autant à leur place. Qu'en résulte-t-il ? Que les pays où la sortie est libre comme l'entrée sont toujours mieux approvisionnés que ceux où l'exportation est prohibée ; qu'ils comblent leurs déficits plus promptement et à de meilleures conditions. C'est ainsi que l'Angleterre est devenue, depuis l'abolition de ses lois-céréales, l'entrepôt des grains du monde entier, et que les autres pays ne sont plus approvisionnés qu'après elle.
LE PROHIBITIONNISTE
Vous auriez raison peut-être si les grains étrangers, [219] après être entrés dans le pays, ne pouvaient plus en sortir. Mais il n'en est pas ainsi : la prohibition à la sortie ne frappe, en réalité, que les grains nationaux. Quant aux grains étrangers, on peut les déclarer en entrepôt ; on en est quitte pour quelques frais et quelques formalités de plus.
L'ÉCONOMISTE
Fort bien. Mais ne savez-vous pas que le commerce a horreur des frais et des formalités ? Ne savez-vous pas qu'il se porte toujours de préférence dans les endroits où on lui en impose le moins ? Sans doute, les pays qui établissent des prohibitions à la sortie continuent à recevoir des grains étrangers, mais ils en reçoivent d'une manière plus tardive et à des conditions moins favorables. Le commerce attend, pour y porter ses denrées, que les prix y soient assez élevés pour compenser les frais d'entrepôt et les formalités supplémentaires qu'on lui fait subir, en sorte que ces frais et ces formalités retombent, en définitive, sur le consommateur.
Le meilleur moyen d'attirer les grains dans un pays, c'est de laisser à ceux qui les vendent pleine liberté d'en disposer à leur guise, comme le meilleur moyen d'attirer la foule dans un salon c'est de permettre à chacun de sortir quand bon lui semble. Lâcher des douaniers sur les grains qui vont chercher au dehors un prix plus avantageux, cela revient à lâcher des chiens sur les invités qui désertent avant l'heure. Tout obstacle apporté à la sortie obstrue du même coup l'entrée. Car, ainsi que vous le disiez si bien tout à l'heure, on ne va volontiers que dans les endroits d'où l'on peut librement sortir.
[220]
L'ÉMEUTIER
J'avoue que ceci me paraît péremptoire. Je ne vois pas trop ce qu'on pourrait y répondre.
LE PROHIBITIONNISTE
Hum ! Que la prohibition à la sortie fasse obstacle, dans une certaine mesure, à l'importation des grains étrangers, je le veux bien ; mais, au moins, elle empêche les grains nationaux de sortir ; elle oblige, en conséquence, ceux qui les détiennent et qui ne peuvent plus les exporter, à les céder à plus bas prix. Les consommateurs éprouvent ainsi un soulagement notable.
L'ÉMEUTIER
Vous avez parbleu raison. La prohibition à la sortie amène la baisse et c'est l'essentiel.
L'ÉCONOMISTE
En êtes-vous bien sûr ? La question est plus complexe que vous ne le croyez, je vous en avertis.
Sans doute la prohibition empêche les blés de sortir du pays, et c'est le seul bon résultat qu'elle puisse donner au point de vue de l'intérêt immédiat du consommateur.
LE PROHIBITIONNISTE
C'est un résultat qui a bien sa valeur, convenez-en.
L'ÉCONOMISTE
C'est, au contraire, un résultat à peu près nul. En effet, quand la récolte est mauvaise dans un pays, quand la production intérieure ne suffit pas à la consommation, quand, sous l'influence de ce déficit, les prix s'élèvent, l'exportation n'est pas fort à redouter. Supposons, par exemple, que la récolte soit mauvaise dans l'Europe [221] occidentale, en Angleterre, en France, en Belgique, en Allemagne, tandis qu'elle est bonne en Amérique, en Turquie, en Égypte, où donc chacun des pays en déficit ira-t-il chercher la quantité supplémentaire dont il a besoin ? Sera-ce dans les contrées où existe un déficit analogue ? Non ! à coup sûr. Chacun ira s'approvisionner dans les pays où les grains abondent et non dans ceux où ils manquent. Pourquoi ? parce qu'ils sont à bon marché dans ceuxlà, tandis qu'ils sont chers dans ceux-ci. Les négociants anglais ne viendront pas faire de gros achats de grains en Belgique, où les prix sont élevés, quand ils peuvent aller en acheter en Amérique où les prix sont bas.
LE PROHIBITIONNISTE
Ils y viennent cependant.
L'ÉCONOMISTE
Oui, dans les moments où nos prix sont un peu plus bas que chez eux, comme à notre tour nous allons acheter en Angleterre dans les moments où les prix y sont un peu plus bas que chez nous. Mais consultez les statistiques du commerce des grains, et vous vous convaincrez que toujours ce commerce ne déplace que des quantités insignifiantes entre les pays qui souffrent simultanément d'un déficit. Et cela se conçoit sans peine, puisque dans ces pays les prix sont à peu près au même niveau et que le commerce ne se soucie pas d'acheter pour revendre sans bénéfice. C'est, dans ce cas, l'intérêt même du commerce qui sert de préservatif contre les exportations,
LE PROHIBITIONNISTE
Supposons cependant que deux pays soient limitrophes, [222] que l'un soit grand, l'autre petit, ne pourra-t-il pas arriver que le premier accapare à son profit la subsistance du second ?
L'ÉMEUTIER
Voilà le danger !
L'ÉCONOMISTE
Voilà la chimère ! L'épuisement des subsistances appartient à la même famille que l'épuisement du numéraire dont les partisans de la balance du commerce menacent les pays qui négligent de protéger leurs manufactures. C'est un conte bleu !
LE PROHIBITIONNISTE
Un conte bleu, l'épuisement du numéraire ! Comment ! vous n'admettez pas qu'un pays qui achète plus qu'il ne vend soit obligé de payer la différence en numéraire, et qu'il finisse inévitablement par être dépouillé de ses métaux précieux ?
L'ÉCONOMISTE
Où donc a-t-on vu qu'un pays ait été dépouillé de son numéraire pour avoir importé plus de marchandises qu'il n'en exportait ? Citez-m'en un seul qui ait été victime d'une catastrophe de cette espèce. Vous vous taisez ? C'est qu'en effet l'épuisement du numéraire est une pure chimère ; c'est qu'il est impossible qu'un pays soit dépouillé de son numéraire.
L'ÉMEUTIER
Pourquoi cela ?
L'ÉCONOMISTE
Pour la raison fort simple qu'aussitôt qu'on exporte du numéraire, le numéraire hausse comme toute autre marchandise, et qu'on cesse alors de trouver profit à en exporter. Voilà pourquoi on ne saurait citer un seul pays [223] qui ait jamais été épuisé de son numéraire. On n'en pourrait non plus, et pour la même raison, citer un seul qui ait été dépouillé de sa subsistance. Rappelez-vous ce que je vous disais de la loi qui détermine les variations des prix des substances alimentaires (voir la 2e conversation) ; rappelez-vous qu'il suffit — c'est l'expérience qui l'a démontré — de diminuer ou d'augmenter dans une proportion très faible les approvisionnements, pour faire hausser ou baisser dans une proportion considérable les prix des subsistances, et vous vous convaincrez qu'il serait aussi difficile aux Anglais et aux Français de nous dépouiller de nos récoltes que d'emporter les tours de Sainte-Gudule. À peine en auraient-ils enlevé la vingtième ou la trentième partie que les prix hausseraient de manière à rendre toute exportation impossible. Voilà pourquoi « l'épuisement des subsistances » n'est qu'un argument ridicule, un de ces monstres en papier peint dont se servent les soldats chinois pour terrifier des adversaires aussi poltrons qu'euxmêmes, mais qui excitent simplement la risée de ceux qui en connaissent l'étoffe.
LE PROHIBITIONNISTE
Soit ! mais du moins la prohibition empêche toujours une certaine quantité de grains de sortir du pays, surtout après la récolte. Elle provoque ainsi une baisse au commencement de l'hiver, ce qui rassure les populations et leur donne confiance dans l'avenir. Voilà un résultat matériel et un résultat moral qui ont bien leur valeur.
L'ÉCONOMISTE
Eh bien ! examinons de près ce résultat matériel et ce résultat moral de la prohibition à la sortie.
[224]
Le résultat matériel d'abord. Quand la récolte a été mauvaise dans un pays, quand ce pays a un déficit que l'importation doit combler, est-il bon d'y faire baisser artificiellement le prix des grains, au début de la saison ? Voilà la question. Je vous ai parlé du maximum et de ses effets.
LE PROHIBITIONNISTE
Qu'a de commun le maximum avec la prohibition à la sortie ?
L'ÉCONOMISTE
Vous allez le savoir. Le maximum était établi pour empêcher les cultivateurs et les marchands de vendre leurs grains au-dessus du prix tarifé par l'administration. Ce prix était donc plus bas que celui qui se serait établi naturellement si l'administration n'était pas intervenue. Qu'en résultait-il ? C'est que le maximum fixé par l'administration n'offrant pas aux marchands étrangers un bénéfice égal à celui qu'ils pouvaient trouver ailleurs, le déficit ne se comblait pas. Les populations jouissaient à la vérité d'un bon marché relatif et d'une sécurité temporaire, mais ce bon marché était périlleux, cette sécurité était trompeuse, car le déficit subsistait toujours. Il n'était pas comblé, il n'était que masqué par le maximum. Le moment finissait par arriver où la récolte se trouvait consommée, et ce moment arrivait d'autant plus vite que le maximum avait été fixé plus bas, car les populations mettent toujours plus ou moins d'économie dans leur consommation selon que les subsistances sont plus ou moins chères. Donc, la récolte se trouvait consommée et le déficit n'était pas comblé. Qu'arrivait-il alors ? Que la population, au lieu de souffrir de la [225] pénurie et de la cherté, était décimée par la famine, que l'équilibre entre l'approvisionnement et la consommation n'ayant pu s'établir par l'augmentation de la quantité des subsistances, s'établissait par la diminution du nombre des consommateurs ; que la mort se chargeait finalement de résoudre ce problème que le maximum avait imprudemment ajourné. Voilà quels étaient les résultats du maximum !
Eh bien ! la prohibition à la sortie agit exactement comme le maximum. Elle occasionne parfois, je vous l'accorde, une baisse artificielle dans le prix des grains ; mais elle ne comble pas le déficit, elle le masque ! Si elle n'existait pas, les prix s'élèveraient peut-être davantage, au début de la saison, mais cette hausse naturelle serait bienfaisante.
LE PROHIBITIONNISTE
Une hausse bienfaisante !
L'ÉCONOMISTE
N'oublions pas que nous avons un déficit, et qu'il faut de deux choses l'une : ou que ce déficit se comble, ou que le nombre des consommateurs diminue. Or, l'importation seule peut le combler. Quelle est donc la meilleure politique à suivre ? Est-ce de décourager et de ralentir l'importation, ou de l'encourager et de l'activer ?
L'ÉMEUTIER
Cela ne saurait faire l'objet d'un doute. Plus tôt un déficit est comblé, mieux cela vaut.
L'ÉCONOMISTE
Eh bien ! lorsqu'une nation a un déficit et qu'elle le masque au moyen d'une prohibition à la sortie, dont le [226] résultat immédiat est d'occasionner une baisse ou de ralentir l'essor naturel de la hausse, qu'arrive-t-il ? Que le commerce ne s'occupe point de combler ce déficit ; qu'il porte ses denrées dans les pays où l'on a eu la sagesse de laisser les choses suivre leur cours naturel, où l'on n'a provoqué aucune baisse artificielle des subsistances. Il en résulte que ces pays sont approvisionnés les premiers et au meilleur marché possible. Mais la prohibition à la sortie n'ayant pas eu la vertu de combler le déficit existant dans le pays où elle a été décrétée, les prix ne manquent pas d'y hausser de nouveau. Malheureusement, cette hausse, qui aurait pu être efficace, si elle s'était produite au début de la saison, cette hausse vient trop tard. Il faut du temps et des navires pour aller chercher des grains aux lieux de provenance, en Amérique, en Égypte, en Russie. Or le temps manque et les navires sont rares. D'ailleurs, la meilleure part des approvisionnements disponibles a été expédiée dans les pays où l'on s'est gardé de troubler imprudemment le cours naturel des choses. Il faut donc aller acheter là de seconde main et à un prix excessif le supplément de subsistances dont on a besoin, et presque toujours les quantités que l'on peut se procurer ainsi demeurent insuffisantes. Alors, les approvisionnements ne pouvant s'augmenter assez, c'est le nombre des consommateurs qui diminue. La Belgique en a fait, pour sa part, la douloureuse expérience en 1847. Dans cette année néfaste, la prohibition à la sortie a ralenti la hausse au début de la saison, et les prohibitionnistes de s'en féliciter ! Malheureusement leur joie a été courte. Le déficit n'ayant pu se combler, on a eu au printemps des prix de famine [227] et une mortalité exceptionnelle. En 1853, au contraire, le gouvernement ayant réussi à maintenir la liberté du commerce en dépit des clameurs prohibitionnistes, le déficit a été entièrement comblé, et les prix n'ont atteint nulle part un taux de famine [30].
Voilà pour le résultat matériel de la prohibition à la sortie.
Voici maintenant pour le résultat moral. Elle rassure les populations, dites-vous ; elle leur donne confiance dans l'avenir. Oui, mais pour aggraver leur situation, et leur faire subir, un peu plus tard, une déception cruelle.
Une baisse artificielle survenant après une mauvaise récolte ne ralentit pas seulement les importations, elle contribue encore à augmenter la consommation. Les populations, rassurées sur l'avenir, ne mettent pas dans leur consommation toute l'économie que les circonstances exigent, et elles aggravent ainsi le déficit. Mais le moment arrive où la hausse éclate de nouveau, et ce moment arrive d'autant plus vite que la confiance a été plus grande, que les populations ont été mieux rassurées. Alors l'abattement, le désespoir, l'irritation succèdent à la confiance. On souffre cruellement, car l'hiver a épuisé les ressources, et, au lieu d'une amélioration que l'on attendait, c'est un redoublement de malaise que l'on éprouve. On se plaint amèrement d'avoir été trompé, et l'on ne manque pas de s'en prendre au gouvernement. On l'accuse de n'avoir pas fait ce qu'il aurait dû faire, peut-être même d'avoir été de connivence avec les accapareurs, et les mécontents ont beau jeu. N'oublions pas [228] que la révolution de 1848 a éclaté après deux mauvaises années, que des mesures prohibitionnistes avaient aggravées. Voilà pour le résultat moral !
Si donc nous dressons le bilan de la prohibition à la sortie, que trouvons-nous ? D'abord, qu'elle décourage la production intérieure, qu'elle l'empêche de s'étendre et de se perfectionner ; qu'elle ralentit le développement des ressources alimentaires du pays ; ensuite, qu'elle affaiblit et retarde le mouvement des importations aux époques de disette. À la vérité, elle rassure les populations, en éloignant le fantôme d'un épuisement des subsistances ; mais la sécurité qu'elle leur donne est illusoire, et elle aboutit à une déception cruelle. Tel est le bilan de la prohibition à la sortie.
LE PROHIBITIONNISTE
Mon Dieu ! il se peut que vous ayez raison en principe. La prohibition à la sortie est un expédient, pas autre chose. Il se peut que cet expédient soit mauvais, qu'il aggrave le mal, au lieu de l'atténuer. Mais les populations croient à son efficacité. C'est une satisfaction qu'on ne peut leur refuser. Les préjugés ont quelquefois la valeur des faits.
L'ÉCONOMISTE
Au Moyen-âge, les populations attribuaient la disette aux maléfices des sorciers, et elles demandaient qu'on brûlât ces suppôts de l'enfer, conjurés contre l'espèce humaine. Était-on bien excusable de céder à leurs préjugés, en envoyant au bûcher les prétendus jeteurs de sorts ?
LE PROHIBITIONNISTE
On aurait mieux fait d'y résister assurément ; mais il [229] n'y a aucune analogie entre les deux situations. La prohibition à la sortie ne fait brûler personne.
L'ÉCONOMISTE
Non ! mais elle allonge les listes de la mortalité ; elle remplit le pays de misère et de deuil, comme cela s'est vu en 1847. Elle cause du mal, surtout à ceux-là mêmes qui l'invoquent dans leur ignorance. Or, je vous le demande, n'est-ce pas le devoir des classes éclairées de résister à un préjugé qu'elles reconnaissent nuisible ? De quel droit retiendrions-nous donc les classes inférieures dans un état de minorité politique, si c'était pour les gouverner aussi mal qu'elles pourraient le faire elles-mêmes ? Se courber devant la prétendue nécessité de céder aux préjugés populaires, n'est-ce pas plaider la cause du suffrage universel ? Mais laissons cela. D'après ce que vous venez de me dire, il me semble que je vous ai à peu près converti.
LE PROHIBITIONNISTE
Moi ? Allons donc !
L'ÉMEUTIER
Il est certain que vous avez lâché pied.
LE PROHIBITIONNISTE
Je vous ai accordé que la prohibition à la sortie n'est qu'un expédient d'une efficacité contestable, soit ! mais ne croyez pas pour cela que je sois devenu partisan de la liberté commerciale. Dieu m'en préserve !
L'ÉCONOMISTE
Vous m'abandonnez la prohibition à la sortie, et cependant vous ne voulez pas de la liberté du commerce. Que demandez-vous donc ?
[230]
LE PROHIBITIONNISTE
Ce que je demande. Voulez-vous le savoir ?
L'ÉCONOMISTE
Parbleu. Est-ce donc un mystère ?
LE PROHIBITIONNISTE
Eh bien ! je demande le rétablissement de l'échelle mobile. Le mot est lâché. La prohibition à la sortie n'est pour moi qu'un moyen d'arriver au rétablissement de l'échelle mobile, que je considère comme notre seule planche de salut.
L'ÉCONOMISTE
En ce cas, gare la culbute !
LE PROHIBITIONNISTE
Oh ! je sais bien que le régime de l'échelle mobile n'a pas vos sympathies. Ce n'en est pas moins le seul régime qui, en protégeant tour à tour l'agriculteur contre la surabondance et le consommateur contre la disette, puisse assurer à l'un un prix rémunérateur, à l'autre une subsistance suffisante. L'échelle mobile est le plus merveilleux des mécanismes.
L'ÉMEUTIER
J'ai entendu parler bien souvent de l'échelle mobile, j'en ai parlé moi-même, mais, s'il faut être franc, j'avoue que je ne sais pas bien au juste ce que c'est.
LE PROHIBITIONNISTE
Je vais vous l'apprendre. Le régime de l'échelle mobile consiste en un double système de droits croissants et décroissants à l'entrée et à la sortie des grains.
Quand la récolte est abondante, quand les grains sont en baisse, les droits s'élèvent progressivement à [231] l'importation et ils diminuent à l'exportation. Si la baisse persiste, un moment arrive où, grâce à ce double jeu de l'échelle mobile, l'importation est empêchée par un droit prohibitif ou même par une prohibition pure et simple, tandis que l'exportation n'est plus grevée que d'un droit de balance.
Quand la récolte est mauvaise, au contraire, quand les grains sont en hausse, les droits s'élèvent à la sortie jusqu'à devenir prohibitifs, et ils s'abaissent à l'entrée jusqu'à ce qu'ils finissent par disparaître.
On ne saurait évidemment imaginer une combinaison plus ingénieuse. Dans les années de surabondance, l'échelle mobile vient en aide aux agriculteurs, en leur permettant de se débarrasser de leur excédent au moyen de l'exportation et en empêchant les étrangers de venir leur faire concurrence. Dans les années de disette, elle vient en aide aux consommateurs, en leur permettant de compléter librement leurs approvisionnements à l'étranger, et en empêchant les grains de sortir du pays. Ce sont deux grands intérêts qu'elle concilie en les satisfaisant tour à tour.
L'ÉCONOMISTE.
Sur le papier. Mais, dans la pratique, les choses se passent d'une manière fort différente. Le but du régime de l'échelle mobile, c'est de prévenir les écarts extrêmes des prix en hausse et en baisse.
LE PROHIBITIONNISTE
Précisément.
L'ÉCONOMISTE
Eh bien ! l'expérience atteste que ce but du régime de l'échelle mobile n'a été atteint nulle part. L'expérience [232] atteste, au contraire, que les fluctuations des prix n'ont jamais été plus fréquentes et plus sensibles que sous ce régime. C'est ainsi qu'en Angleterre, par exemple, la différence entre le cours le plus élevé et le cours le plus bas a été de 30% en 1832, de 27% en 1834, de 19% en 1835, de 42% en 1836, de 31% en 1837 et de 60% en 1838. En France et en Belgique, les variations des prix n'ont été ni moins brusques, ni moins profondes. L'expérience a donc fait justice du régime de l'échelle mobile considéré comme régulateur des prix.
LE PROHIBITIONNISTE
Avouez cependant que d'empêcher la sortie tout en permettant l'entrée et vice-versa, selon que la récolte est insuffisante ou surabondante, c'est le moyen le plus efficace de prévenir les écarts excessifs des prix. C'est clair...
L'ÉCONOMISTE
Comme l'eau de la Senne [31]. Comment donc se fait-il que le régime de l'échelle mobile ait donné, dans l'application, un résultat diamétralement opposé à celui-là ?
LE PROHIBITIONNISTE
Les circonstances, les événements...
L'ÉCONOMISTE
… N'y sont pour rien. La cause véritable, c'est que l'échelle mobile n'accorde aux consommateurs aussi bien qu'aux producteurs que l'apparence ou l'illusion de la protection, tandis qu'elle entrave, en réalité, le commerce qui seul peut leur venir efficacement en aide.
[233]
LE PROHIBITIONNISTE
Comment cela ?
L'ÉCONOMISTE
Dans les années de surabondance, l'échelle mobile empêche ou entrave l'importation des grains étrangers, et elle semble ainsi protéger les agriculteurs ; mais les protège-t-elle en réalité ? Quand les grains surabondent dans un pays, les importations ne s'arrêtent-elles pas d'elles-mêmes ? Est-ce qu'on va porter de l'eau à la rivière ? Les droits croissants à l'importation sont donc inutiles dans ce cas. Il y a pis encore. En étalant aux yeux des agriculteurs le mirage séduisant de la protection, ils les encouragent à développer leur production et à augmenter ainsi l'excédent qui provoque l'avilissement des prix. C'est notamment ce qui est arrivé en France après le rétablissement de l'échelle mobile en 1831. Cette protection illusoire cause donc un mal positif à l'agriculture.
Examinons maintenant de quelle manière l'échelle mobile vient en aide aux consommateurs. Elle empêche les grains de sortir dans les années de disette, cela est vrai, mais est-ce bien nécessaire ? Le commerce a-t-il l'habitude d'aller faire ses approvisionnements dans les pays où les denrées sont à haut prix ? A-t-il l'habitude d'acheter cher pour revendre à bon marché ? Le consommateur n'est-il pas suffisamment protégé par l'élévation des prix combinée avec celle des frais de transport sur une denrée lourde et encombrante comme le grain ? Les droits croissants à l'exportation n'ont donc qu'une efficacité illusoire. Je me trompe. Ils servent à donner aux consommateurs une fausse sécurité, qui finit par [234] aggraver leur situation, en les empêchant de s'approvisionner à temps.
Vous le voyez, la protection dont l'échelle mobile semble couvrir tour à tour le producteur et le consommateur est purement illusoire. Savez-vous ce qui est réel ? C'est l'obstacle qu'elle apporte au développement du commerce international des subsistances, obstacle qui a précisément pour résultat de provoquer ou d'aggraver les fluctuations désastreuses que l'échelle mobile a pour objet de prévenir.
Accompagnez-moi, un instant, dans un pays où fonctionne la législation de l'échelle mobile, et examinons ensemble l'influence qu'elle exerce sur les opérations du commerce. Tous les quinze jours, parfois même toutes les semaines, le taux des droits s'y modifie, selon que les grains ont haussé ou baissé. Voyons ce qui en résulte.
Supposons qu'il y ait surabondance et que le prix soit tombé à 16 francs par hectolitre. À ce taux, l'exportation est généralement permise. Les négociants qui connaissent un autre pays où le prix est de 22 francs et où, en défalquant 4 francs pour les frais de transport, etc., ils peuvent, en conséquence, obtenir un bénéfice de 2 francs par hectolitre, les négociants achètent à ce prix de 16 francs des quantités plus ou moins considérables, et ils se félicitent de leur opération. Mais ils ont compté sans l'échelle mobile. Par le fait même de leurs achats, les grains haussent ; ils atteignent, par exemple, le taux de 17 ou 18 francs. Rappelez-vous la loi qui préside aux variations des prix, et vous vous assurerez qu'il suffit pour cela du déplacement d'une très faible quantité. — [235] Qu'importe ! objecterez-vous peut-être, si les négociants ont acheté à 16 francs, la hausse ne saurait les atteindre ; elle ne peut entraver que les opérations à venir. Détrompezvous. La hausse les atteint, car elle provoque aussitôt l'établissement d'un droit progressif d'exportation. Supposons que ce droit soit de 2 francs : quand le blé s'élève à 18 francs, voilà le bénéfice de l'opération absorbé. — Vous allez me dire : que les négociants prennent la précaution d'exporter leurs blés avant que les droits aient subi l'influence de la hausse occasionnée par leurs achats. — Mais est-ce toujours possible ? Si les achats ont été effectués dans l'intérieur et si les voies de communication sont en mauvais état, les grains peuventils être transportés à la frontière d'une manière instantanée ? Trouvet-on toujours aussi des navires prêts à les charger ? Enfin, les armateurs ou les patrons de navires qui connaissent le risque auquel le négociant est exposé ne doivent-ils pas être tentés d'en profiter pour augmenter leurs exigences ?
Cela étant, le commerce, qui ne se soucie point d'être pris au trébuchet des droits croissants à la sortie, le commerce ne va point s'approvisionner dans les pays où fonctionne la législation de l'échelle mobile ; ou, s'il y va, ce n'est que plus tard, lorsque les grains y ont subi une dépréciation assez forte pour couvrir le risque particulier que les fluctuations de l'échelle mobile lui font courir. Or qui paie la prime de ce risque ? Est-ce le commerce étranger que l'on entrave ? Non ! c'est l'agriculture nationale que l'on protège.
En résumé, l'échelle mobile qui fonctionne dans les années de surabondance pour empêcher les importations, [236] n'entrave, en réalité, que les exportations. Voilà comment elle protège les agriculteurs !
Examinons enfin quelle est son influence dans les années de disette. Je suppose que le prix des grains soit monté à 30 francs et qu'à ce taux l'importation soit permise en franchise. Dans un autre pays, le prix n'est que de 24 francs, plus 4 francs de frais de transport, etc., ce qui laisse un bénéfice de 2 francs à l'importateur. Ce bénéfice paraît suffisant au commerce et des importations plus ou moins considérables s'effectuent. Mais la seule annonce de ces importations suffit pour faire baisser les prix. Admettons qu'ils tombent à 28 francs, alors...
LE PROHIBITIONNISTE
C'est une opération nulle.
L'ÉCONOMISTE
Non pas seulement nulle, mais mauvaise, désastreuse. Car, à 28 francs, l'importation cesse d'être franche. Elle est grevée d'un droit de 2 francs, par exemple, en sorte, que le négociant au lieu de gagner 2 francs par hectolitre en perd autant. Supposons qu'il ait importé 100 000 hectolitres, ce sera une perte de 200 000 francs. Si la baisse est de 4 francs, la perte pourra s'élever à 700 000 ou 800 000 francs, à cause de la progression des droits ; bref, ce sera la ruine. Or croyez-vous que les négociants soient disposés à courir gratuitement un pareil risque ? Non pas. Ils s'abstiennent donc jusqu'à ce que le prix ait atteint 35 ou 40 francs, c'est-à-dire un taux assez élevé pour couvrir ce risque supplémentaire auquel les expose le jeu de l'échelle mobile.
En résumé, encore, l'échelle mobile qui fonctionne [237] dans les années de disette pour empêcher les exportations, n'entrave, en réalité, que les importations. Voilà comment elle protège les consommateurs !
LE PROHIBITIONNISTE
Comment donc se fait-il qu'un système qui vous paraît si détestable ait été successivement adopté par les peuples les plus éclairés de l'Europe ?
L'ÉCONOMISTE
Vous devriez ajouter, ce me semble, qu'il a été successivement abandonné par la plupart d'entre eux. C'est ainsi qu'en Angleterre, l'échelle mobile, qui était regardée comme le palladium de l'agriculture, a été supprimée, grâce à l'agitation suscitée par la ligue contre les lois-céréales. Lorsque Robert Peel se décida, en 1846, à opérer cette réforme, bien des gens croyaient encore à l'efficacité de l'échelle mobile. Bien des gens étaient convaincus que l'agriculture britannique n'y survivrait point, et que les consommateurs seraient désormais à la merci de la Russie pour leur subsistance. Eh bien ! neuf ans se sont écoulés depuis lors, et qu'est-il arrivé ? Les prédictions lugubres des Jérémies de la protection se sont-elles réalisées ? Les agriculteurs ont-ils été obligés de transporter leurs pénates en Amérique, et les consommateurs affamés sont-ils demeurés à la merci du tsar ? Non ! l'agriculture britannique est aujourd'hui plus florissante que jamais, et, malgré le mal incontestable que leur cause la fermeture des marchés d'approvisionnement de la Russie, les consommateurs n'ont été, à aucune époque, mieux garantis contre les extrémités de la disette. Dégagé des entraves de l'échelle mobile, le commerce des grains a pris un développement [238] gigantesque ; il a mis la Terre entière à contribution pour nourrir le peuple anglais. Quarante pays différents apportent à l'Angleterre un supplément de subsistance dans les mauvaises années, et le même commerce qui préserve le consommateur de l'excès de la cherté, garantit aussi le producteur contre une dépréciation ruineuse de sa denrée, car les exportations demeurant permises en tous temps, elles ont lieu chaque fois que les prix s'avilissent. Aussi, malgré les mauvaises saisons, les révolutions et les guerres, les fluctuations des prix n'ont-elles jamais été moindres. Que serait-ce donc si l'exemple de l'Angleterre était partout suivi ? si le commerce des grains était partout rendu pleinement libre ?
L'ÉMEUTIER
Je croyais cependant que l'Angleterre était continuellement affamée.
L'ÉCONOMISTE
L'Angleterre est aujourd'hui le pays le mieux approvisionné du globe. En voulez-vous la preuve ? Comparez les prix des marchés anglais avec ceux des marchés des pays avoisinants, avant et après l'abolition des lois-céréales. Vous trouverez que les premiers sont aujourd'hui régulièrement plus bas que les seconds, tandis qu'ils étaient autrefois régulièrement plus élevés. Quelle preuve pourrait être plus concluante ?
LE PROHIBITIONNISTE
Votre description du jeu de l'échelle mobile m'a donné à réfléchir, je l'avoue. Je n'avais jamais envisagé la question à ce point de vue.
L'ÉCONOMISTE
Vous n'avez pas suffisamment examiné la question, [239] vous en convenez, et vous signez cependant des pétitions pour arriver au rétablissement d'un système qui aurait pour résultat inévitable d'aggraver les souffrances de nos populations.
LE PROHIBITIONNISTE
Dam ! il faut bien faire quelque chose.
L'ÉCONOMISTE
Soit ! mais encore faudrait-il savoir ce que l'on fait.
L'ÉMEUTIER
Vive la liberté !
L'ÉCONOMISTE
Allons ! je vois que je n'ai point perdu ma peine ; mais, avant que nous ne nous séparions, permettez-moi de résumer la question que nous avons débattue ; permettez-moi de rechercher aussi quels pourront être les résultats de la liberté du commerce des grains, lorsqu'elle sera établie d'une manière générale, et surtout permanente. J'appuie sur ce mot, car la stabilité est la condition essentielle du développement de tout commerce.
La production des subsistances, considérée dans l'ensemble de ses branches, est de toutes les industries celle dont les progrès peuvent contribuer le plus efficacement au bien-être des populations. Or, quels sont les véhicules essentiels de tout progrès ? Ce sont les intelligences et les capitaux. Et comment peut-on attirer les intelligences et les capitaux dans une industrie ? Il n'y a pour cela qu'un seul procédé, un seul ! c'est de la rendre pleinement libre. C'est de faire en sorte que les producteurs puissent produire et disposer de leurs produits à leur guise, conformément à leur intérêt, sans être entravés [240] par l'émeute ou par la loi ; c'est qu'ils puissent exploiter le débouché qu'ils trouvent le plus avantageux et conserver ce débouché en tous temps.
Telles sont les conditions indispensables au développement de toute industrie, l'expérience l'a prouvé. Eh bien ! ces conditions se trouvent-elles réunies dans la production des denrées alimentaires, dans le commerce des grains, dans la fabrication et la vente du pain ? Non. Tout au contraire. Depuis un temps immémorial, ces différentes branches de l'industrie alimentaire sont demeurées soumises à des impôts et à des règlements particulièrement onéreux et vexatoires ; en outre, ceux qui les exercent ont été perpétuellement en butte aux préjugés populaires. Qu'en est-il résulté ? C'est que les intelligences et les capitaux se sont portés de préférence vers les autres branches de la production ; c'est qu'on a vu se perfectionner avec une rapidité merveilleuse les industries qui fournissent à l'homme des vêtements, des meubles et des objets de luxe, tandis que l'industrie alimentaire est demeurée à peu près stationnaire.
C'est principalement sur le commerce des grains qu'ont pesé jusqu'à présent les restrictions législatives et les préjugés populaires. Jadis, il était entravé, sinon empêché, de province à province, de canton à canton ; de nos jours encore, il l'est de pays à pays, et ce n'est pas la faute des émeutiers et des faiseurs de règlements s'il conserve encore un peu de liberté à l'intérieur. Pourtant, si l'on considère la nature de la denrée sur laquelle il s'exerce, on s'aperçoit que c'est le plus indispensable des commerces.
En effet, toutes les terres et tous les climats ne sont [241] pas également propres à la production des subsistances. Sous l'influence de cette inégalité naturelle, certaines provinces et même certains pays sont obligés de retirer régulièrement du dehors un supplément de denrées alimentaires. Le commerce seul peut les leur fournir, car les gouvernements — l'expérience l'a démontré encore — ne sont pas propres à remplir cette fonction nécessaire. Or, supposez que des lois et des préjugés existent, qui empêchent la concurrence des intelligences et des capitaux de se porter, d'une manière suffisante, dans le commerce des grains ; supposez que ce commerce devienne, en conséquence, le monopole d'un petit nombre d'individus, qu'en résultera-t-il ? Que les monopoleurs pourront — ceci en vertu de la nature même de la denrée et des conditions de sa production — acheter les grains à vil prix et les revendre à un taux excessif ; que les agriculteurs et les consommateurs seront presque également victimes d'un monopole si oppressif et si funeste. Mais ce monopole, qui donc l'aura créé ? sera-ce la concurrence, comme le répètent à l'envi les perroquets prohibitionnistes et socialistes ? Non ! ce monopole désastreux, meurtrier, car il porte sur une denrée nécessaire à la vie, aura été créé, au contraire, par les lois restrictives et les préjugés populaires qui entravent l'action de la concurrence.
Ce n'est pas tout. La production alimentaire est soumise, plus qu'aucune autre, à l'influence capricieuse des saisons. Même dans les pays où elle s'opère avec le plus d'avantage, elle peut devenir tout à coup insuffisante sous l'action de cette cause. L'intervention du commerce est donc encore nécessaire pour combler, à [242] l'aide de l'excédent des bonnes années, le déficit des mauvaises. Or, dans ce cas comme dans le précédent, si les lois et les préjugés entravent le développement de la concurrence dans le commerce des grains, si ce commerce devient le monopole d'un petit nombre d'individus, les populations ne seront-elles pas exposées à des souffrances cruelles ? Et ces souffrances ne s'accroîtront-elles pas à mesure que les préjugés hostiles au commerce des grains se donneront plus amplement carrière et que les lois-céréales deviendront plus restrictives ?
Supposons, au contraire, que les lois et les préjugés qui entravent le développement de la production alimentaire et, en particulier, celui du commerce des grains, aient cessé d'exister ; supposons que cette production et ce commerce jouissent d'une pleine sécurité et d'une entière liberté, et voyons ce qui arrivera.
La concurrence des intelligences et des capitaux ne manquera pas de se porter dans l'industrie alimentaire, comme elle se porte dans les autres branches de la production, et de lui imprimer un mouvement rapidement progressif vers le bon marché. Mais, en matière de subsistances, le bon marché n'est qu'un élément secondaire. L'élément principal, c'est la stabilité dans les prix. Eh bien ! en admettant que la liberté du commerce des grains soit établie d'une manière générale et permanente, je dis que la stabilité dans les prix deviendra bientôt un fait normal et universel.
Si vous réunissez, en effet, un certain nombre de pays et un certain nombre d'années, et si vous faites la somme de la production et de la consommation des subsistances, dans ces pays et dans ces années, que trouverez-vous ? [243] Vous trouverez que les excédents balancent les déficits, à bien peu de chose près ; vous trouverez que, dans un certain espace et au bout d'un certain temps, il y a équilibre. Qu'aurait-il donc fallu pour établir cet équilibre bienfaisant dans toutes les fractions de l'espace et du temps ? Il aurait fallu simplement répartir d'une manière égale les subsistances produites entre toutes les fractions de l'espace et du temps. Alors l'équilibre n'aurait pas cessé de se maintenir entre l'offre et la demande, et le prix serait demeuré stable.
Mais ce résultat pourrait-il être obtenu ? Serait-il possible de combler toujours les déficits de certains pays et de certaines années, à l'aide des excédents des autres pays et des autres années ? Les quantités à déplacer ne seraient-elles point par trop considérables ? Les moyens de transport dans l'espace et dans le temps, les véhicules de locomotion, les magasins, les procédés de conservation, dont les peuples civilisés disposent, pourraient-ils suffire à une tâche semblable ?
Les quantités à déplacer ne seraient-elles point par trop considérables ?
Non. L'expérience a pleinement démontré que les déficits ou les excédents qui occasionnent dans les prix des variations si soudaines et si profondes n'ont pas l'importance que leur attribuent communément l'ignorance et les préjugés des populations ; l'expérience a démontré que ces déficits ou ces excédents ne constituent presque toujours qu'une fraction assez faible de la masse produite ou demandée.
Les moyens de transport dont nous pouvons disposer, dans l'espace et dans le temps, suffiraient-ils ?
[244]
Oui. L'expérience a démontré encore que des masses énormes de grains peuvent être transportées aujourd'hui, en peu de temps, d'un pays dans un autre. C'est ainsi que l'Angleterre a pu recevoir, en une seule année (1847), 30 millions d'hectolitres de grains, qui lui ont été apportés des régions les plus éloignées du globe. Trente millions d'hectolitres, c'est-à-dire un poids d'environ 2 milliards 500 millions de kilos ou 2 millions 300 000 tonnes ! Quant au matériel et aux procédés nécessaires pour transporter les subsistances dans le temps, ils se développent et se perfectionnent tous les jours, aussi bien que les véhicules qui servent à les transporter dans l'espace.
En premier lieu donc, les déficits ou les excédents qui occasionnent des variations si désastreuses dans les prix des subsistances, sont relativement assez faibles. En second lieu, les moyens de déplacement dont nous pouvons disposer pour répartir utilement les subsistances dans l'espace et dans le temps, ces moyens de déplacement suffisent et au-delà pour satisfaire aux besoins du commerce.
Cela étant, supposons que le commerce des grains cesse d'être entravé par les lois restrictives et les préjugés populaires ; supposons qu'il reçoive, en conséquence, son développement utile, ne se chargera-t-il pas, sous l'impulsion de son intérêt, de répartir toujours les subsistances conformément aux besoins des populations ?
L'ÉMEUTIER
Comment cela ?
L'ÉCONOMISTE
Quel est l'intérêt des marchands de grains ? C'est [245] d'acheter à bon marché pour revendre cher. C'est, en conséquence, de s'approvisionner dans les pays et dans les années où les grains sont à bas prix, où il y a excédent, pour les revendre dans les pays et dans les années où il y a déficit. Voilà, n'est-il pas vrai, quel est l'intérêt des marchands de grains ? Eh bien ! cet intérêt actif, persistant, infatigable, n'est-il pas le meilleur levier dont on puisse faire usage pour établir partout et toujours l'équilibre entre l'offre et la demande des subsistances, et préserver ainsi les populations des maux qui résultent tour à tour de la surabondance et de la disette ?
Cette assurance mutuelle, dont j'essayais de faire ressortir les avantages au début de nos conversations, cette assurance mutuelle, si nécessaire pour faire régner la stabilité dans les approvisionnements et dans les prix, il dépend à la fois des gouvernements et des peuples d'en réaliser le bienfait en peu d'années. Il leur suffira pour cela de laisser désormais au commerce des grains ses coudées franches ; il leur suffira de le laisser faire et de le laisser passer. Voilà tout !
Malheureusement, ni les gouvernements ni les peuples n'ont une confiance suffisante dans l'organisation naturelle de la société. Ils croient tous plus ou moins à la nécessité d'y suppléer à l'aide d'un appareil artificiel, qui a pour objet de diriger la production et le commerce des subsistances de la manière la plus utile, mais dont le résultat final est d'en restreindre le développement, au grand dommage des populations qu'il s'agit de protéger.
Parce que les mesures restrictives exercent parfois une influence temporaire ; parce qu'en empêchant les [246] grains de se déplacer, les gouvernements font baisser immédiatement les prix dans les endroits où ce déplacement est empêché, ils croient avoir remédié au mal, et ils se scandalisent fort quand on leur dit qu'ils l'ont aggravé, en rendant le déficit plus difficile à combler. Plus tard, lorsque le mal redouble, on se garde bien de rattacher à ses véritables causes l'aggravation des souffrances des populations. On a trop bonne opinion de soi-même pour admettre un seul instant que la situation ait empiré par suite des mesures que l'on a prises, des lois que l'on a faites. On attribue donc les progrès du mal tantôt aux sorciers, tantôt aux accapareurs, tantôt même aux économistes, qui se font les complices des accapareurs sinon des sorciers, et pendant des siècles on s'obstine à adopter les mêmes errements qui engendrent régulièrement les mêmes maux.
Écoutez cet apologue emprunté à un conteur indien, et tâchez d'en tirer profit, vous qui faites des émeutes pour entraver la circulation des grains à l'intérieur, vous aussi qui votez des lois prohibitives pour l'entraver à l'extérieur.
Un mariage venait d'être célébré dans le pays des rats, et une bande nombreuse de conviés se disposait à fêter cet événement par des danses joyeuses. Les musiciens, en attendant l'heure du bal, s'étaient dispersés aux environs, après avoir déposé leurs instruments à l'orchestre. Ne les voyant point revenir, quelques-uns des convives s'avisèrent de monter à l'orchestre et de faire de la musique à leur manière en rongeant les cordes des violons. Les autres convives, qui commençaient à craindre pour leurs plaisirs, se rassurèrent en entendant ce bruit plus [247] ou moins harmonieux. Mais dès que les cordes furent rongées la musique cessa. On appela alors les musiciens à grands cris. Ceux-ci accoururent, mais ils déclarèrent qu'ils ne pouvaient jouer sans cordes. Les gens de la noce s'en retournèrent donc tristement chez eux, en attribuant leur déconvenue, à qui ? — À euxmêmes, sans doute ? — Ah ! que vous connaissez mal l'esprit des rats ! En l'attribuant aux musiciens.
Eh bien ! croyez-moi, quand on veut se substituer à la Providence dans le gouvernement des affaires humaines, quand on veut mettre sa petite réglementation, son petit système à la place de l'ordre merveilleux qu'elle a établi, on fait de la législation comme les rats qui rongent les cordes d'un violon font de la musique.
[249]
Les ressources alimentaires que la Russie peut offrir au reste de l'Europe varient, naturellement, selon l'état de ses récoltes ; elles ont toutefois une importance considérable, ainsi qu'on pourra s'en convaincre par les renseignements suivants, que nous empruntons à l'ouvrage de M. Roscher (Du commerce des grains, etc.).
« La Russie d'Europe a exporté :
ANNÉES. | Toutes sortes de grains. | Farines pour une valeur de ( liv. st.): |
1842 | 1 609 000 quarters [32] | 103 000 |
1843 | 2 013 000 | 102 000 |
1844 | 2 616 000 | 211 000 |
1845 | 2 403 000 | 125 000 |
1846 | 3 833 000 | 147 000 |
1847 | 7 554 000 | 928 000 |
1848 | 2 843 000 | 59 000 |
« Les chiffres relatifs à l'année 1847 se subdivisent ainsi : froment, 4 280 000 quarters ; seigle, 1 941 000 ; orge, 208 000 ; avoine, 1 125 000 quarters. Voici les lieux de destination de ces grains avec leur valeur en roubles (de 4 francs) :
[250]
Suède | 335 000 roubles. |
Norvège | 349 000 |
Prusse | 5 998 000 |
Danemark | 3 844 000 |
Sund (sans autre désignation) | 6 616 000 |
Villes hanséatiques | 1 552 000 |
Pays-Bas | 4 989 000 |
Belgique | 1 806 000 |
Grande-Bretagne | 15 974 000 |
France (principalement du froment) | 16 174 000 |
Sardaigne | 2 913 000 |
Toscane | 2 343 000 |
Naples | 585 000 |
Autriche | 2 030 000 |
« Ni l'Espagne ni le Portugal n'importèrent, en 1847, de blé russe.
« Parmi les divers ports de la Russie, celui de Saint-Pétersbourg a exporté, en 1847, 1 074 000 quarters de grains, dont environ un tiers en froment ; ceux de la mer d'Azoff 1 518 000 (presque uniquement du froment) ; Odessa, 2 315 000 quarters. En 1849, les ports de la Russie méridionale exportèrent ensemble 2 226 000 tschetwerts (de 203 litres). Sur ce nombre Odessa a exporté 1 565 000 tschetwerts dont environ 700 000 pour l'Angleterre et autant pour la Méditerranée ; Taganrog, 261 900 ; Marienpol, 80 000 ; Berdiansk, 120 000 ; Ismaïl, 156 600 ; Reni, 25 400. En 1849, Odessa exporta encore 1 565 000 tschetwerts dont 1 003 000 en Angleterre, 17 600 dans les pays du Nord, le reste dans la Méditerranée ; Taganrog, 355 000. » Du commerce des grains, etc., pag. 36.
Ces chiffres suffisent, croyons-nous, pour attester à quel point la guerre d'Orient, en nous privant des approvisionnements que la Russie pourrait nous fournir, exerce une influence néfaste sur la situation actuelle. On ne saurait évaluer à moins de 20 ou 25% l'augmentation des prix provenant de cette cause. Nous [251] avons remarqué, en effet, qu'il suffit qu'une faible quantité de subsistances soit retirée du marché pour provoquer une hausse considérable dans les prix. Or, la quantité dont la guerre d'Orient a privé le marché européen depuis deux ans, soit par les prohibitions à la sortie décrétées en Russie, soit par le blocus et finalement par la destruction inutile et barbare de quelques-uns des principaux ports d'approvisionnement de la Russie, cette quantité ne saurait être évaluée à moins de 20 millions d'hectolitres par an (ce chiffre est encore inférieur, remarquons-le bien, à celui de l'exportation de 1847). Supposons que dans les deux dernières années 40 millions d'hectolitres de plus eussent été apportés sur nos marchés, les prix n'auraient-ils pas baissé de 20 à 25% et davantage ? Voilà un dommage exceptionnel que cette guerre déplorable a causé à tous les peuples qui ressentent aujourd'hui les dures atteintes de la disette, et qu'il convient d'ajouter aux maux ordinaires de la guerre.
En représentant par le nombre 1 000 les 2 603 036 hectares de terrain que comprend le domaine agricole de la Belgique, on trouve que :
337,34 | hectares sont consacrés aux céréales et farines. |
25,22 | aux plantes industrielles. |
26,38 | aux plantes légumineuses. |
59,83 | aux plantes fourragères. |
50,66 | aux tubercules et aux racines légumineuses. |
139,19 | aux prairies. |
31,08 | aux jachères. |
19,17 | à diverses cultures (jardins, vignes, pépinières). |
186,58 | aux bois. |
424,55 | hectares restent incultes, ou ne sont soumis qu'à une exploitation périodique ou temporaire, succédant à de longs intervalles de stérilité complète ou partielle. |
1, 000,00 |
[252]
La quantité de 15 à 16 millions d'hectolitres, à laquelle nous avons évalué la consommation, comprend les céréales de toute sorte ; elle n'est, bien entendu, qu'approximative. Quant au déficit des années ordinaires, il s'élève à 700 000 ou 800 000 hectolitres. En 1847, il était évalué à 3 980 218 hectolitres ; en 1853-1854 à 1 760 132 hectolitres.
Voici encore quelques chiffres relatifs à la production agricole de la Belgique. D'après le recensement de 1846, la valeur totale des produits de notre agriculture serait, année moyenne, de 754 millions de francs. Les céréales sont comprises dans ce chiffre pour 295 millions ; les pommes de terre pour 68 millions. La production des céréales donne les quantités suivantes dans une année ordinaire.
Le froment cultivé sur 233 452 hectares (ou 16,84% des terres labourables) donne, à raison de 18 hectolitres, 41 litres par hectare, 4 305 837 hectolitres de grain du poids moyen de 78 kilogrammes l'hectolitre. — L'épeautre cultivé sur 51 847 hectares (3,74% des terres labourables) produit, à raison de 27 hectolitres, 73 litres par hectare, 1 049 058 hectolitres de grain. — Le méteil cultivé sur 39 716 hectares, produit, à raison de 18 hectolitres, 88 litres par hectare, 749 705 hectolitres. — Le seigle cultivé sur 283 369 hectares (20,43% des terres labourables) produit, à raison de 18 hectolitres par hectare, 5 293 194 hectolitres de grain du poids de 71 kilogrammes. — L'orge cultivée sur 39 704 hectares (2,86% des terres labourables) produit, à raison de 32 hectolitres, 27 litres par hectare, 1 284 220 hectolitres de grain du poids de 61 kilogrammes. — L'avoine cultivée sur 202 430 hectares (1/7e des terres labourables) produit, à raison de 31,19 hectolitres par hectare, 6 312 847 hectolitres de grain du poids de 44 kilogrammes. — Le sarrasin cultivé sur 27 580 hectares produit, à raison de 20,72 hectolitres, 571 567 hectolitres du poids de 63 kilogrammes. — Les pommes de terre cultivées sur 115 062 hectares produisent, à raison de 199,89 hect. par hectare, environ 23 millions d'hectolitres. Mais, à [253] cause de la maladie de ce tubercule, le produit par hectare est tombé, en 1850-1852 à 118,42, en 1853 à 105,18, enfin, en 1854, il était évalué à 107,77. En 1855, heureusement, ce produit s'est relevé, et comme la surface cultivée en pommes de terre s'est également accrue, l'abondance des pommes de terre est destinée à atténuer dans une large mesure le déficit de la récolte des céréales.
Enfin, de 1850 à 1852, années ordinaires, l'excédent total de l'importation sur l'exportation, en froment, seigle, sarrasin, farines et pommes de terre (en représentant ces aliments par leur équivalent en hectolitres de blé), a été, chaque année, de 788 315 hectolitres. — En 1853, l'excédent de l'importation s'est élevé à 1 612 000 hectolitres.
Les règlements des marchés en Belgique se ressentent malheureusement encore beaucoup trop des préjugés qui faisaient considérer autrefois les marchands de grains comme des ennemis publics. Dans la plupart de ces marchés, on a conservé la distinction établie au Moyen-âge entre les acheteurs de la ville achetant pour leur consommation et les marchands de grains, les distillateurs, et même les simples consommateurs étrangers à la localité. Ceux-ci ne peuvent se présenter au marché qu'après les autres. En outre, il est défendu aux paysans qui apportent des denrées alimentaires de les conduire ailleurs que sur le marché, il est défendu aussi d'aller à leur rencontre pour acheter ou arrher leurs denrées. Enfin, dans les « considérants » qui précèdent les règlements relatifs à la police des marchés, ces prescriptions minutieuses et vexatoires sont presque toujours motivées sur la nécessité « d'empêcher les accaparements » ou de « mettre un frein aux manœuvres des accapareurs ». Comment donc les préjugés hostiles au commerce des grains ne se maintiendraient-ils pas au sein des populations, quand les règlements municipaux sont encore tout empreints de ces préjugés ? [254] quand les autorités municipales semblent s'ingénier à entraver le commerce des grains au lieu de le faciliter ?
On nous saura gré de reproduire quelques extraits de ces règlements, dont nous devons la communication à l'extrême obligeance du premier magistrat de Bruxelles, M. Ch. de Brouckère.
Arrêté du 7 juillet 1839, au sujet de la police des marchés.
Vu l'arrêté de l'administration municipale de Mons, en date du 7 fructidor an VII, approuvé le 23, par l'administration centrale du département, portant :
ART. Ier. Il est défendu à tous revendeurs et revendeuses de volailles, gibiers, poissons de rivière, ainsi qu'aux étrangers, d'acheter dans les marchés avant onze heures du matin, à peine de confiscation de ces denrées, au profit des hôpitaux civils.
Considérant que depuis quelques années cette disposition a cessé d'être exécutée sans inconvénients graves, mais que les circonstances actuelles exigent qu'elle soit remise en vigueur, non seulement pour les objets qui y sont spécifiés, mais aussi pour les légumes, les œufs, le beurre et le fromage blanc ; qu'en effet l'administration s'est assurée que la plupart des denrées sont à peine arrivées dans la commune qu'elles sont aussitôt enlevées par les revendeurs et revendeuses de la ville et particulièrement par des spéculateurs étrangers qui les transportent sur les marchés des communes voisines ; que cet accaparement qui prend, chaque jour, plus d'extension, est extrêmement préjudiciable aux habitants, en faveur de qui les marchés sont principalement établis ; qu'il occasionne des plaintes vives et fondées, et qu'il a même déjà donné lieu à des rumeurs qui auraient pu dégénérer en scènes de désordre, en collisions dangereuses, sans l'intervention de la police, etc., etc.
ARRÊTE :
ART. 1er. Il est défendu aux revendeurs et revendeuses de la ville et aux étrangers d'acheter, les jours de marché, beurre, [255] fromage blanc, gibier, volaille, œufs, poisson de rivière et légumes, avant dix heures du matin.
ART. 2. Les contrevenants seront punis d'une amende de onze à quinze francs.
En cas de récidive, ils seront de plus condamnés à un emprisonnement de un à cinq jours.
Arrêté du 11 mai 1850 qui abroge les règlements antérieurs du marché aux grains.
ART. 5. Pendant la durée du marché toute personne indistinctement est admise à y acheter.
(Malheureusement, si le règlement du marché de Gand est libéral, la police de cette ville ne paraît pas croire que la propriété des détenteurs de subsistances doive être respectée au même degré que les autres propriétés. Au mois d'août dernier, par exemple, des ouvriers se sont rendus en grand nombre sur le marché, et en présence même de la police qui assistait impassible à ce pillage, ils ont obligé les marchands à leur livrer des pommes de terre à 20 centimes les 3 kilogrammes au lieu de 34 et des petits pois à 10 centimes au lieu de 20. Or, quel pouvait être le résultat de cet établissement d'un maximum par voie d'émeute, sinon d'éloigner les vendeurs du marché, et d'augmenter encore par là même les prix des subsistances ?)
Arrêté du 10 décembre 1852, concernant la police des marchés.
ART. 5. Le colportage et la vente en détail, chemin faisant, des diverses denrées destinées aux marchés d'approvisionnement, sont interdits à dater de l'heure d'ouverture du marché, jusqu'à sept heures du matin en été et huit heures en hiver.
Les livraisons sur commandes ne tombent point sous l'application du présent article.
ART. 6. Ceux qui amènent ou envoient des denrées aux divers [256] marchés doivent les y vendre eux-mêmes ou les y faire vendre par leurs femmes, enfants ou domestiques, sans pouvoir en aucun cas y employer des courtiers, agents ou revendeurs.
ART. 7. Les ventes simulées sont interdites, et notamment il est défendu aux propriétaires ou marchands et aux vendeurs, d'acheter soit pour eux-mêmes, soit pour d'autres, les denrées qu'ils ont fait exposer en vente par leurs femmes, enfants ou domestiques.
Il leur est également interdit d'employer toutes autres manœuvres frauduleuses pour tromper les acheteurs sur la nature ou la quantité des denrées mises en vente.
ART. 8. Il est interdit aux détaillants ou revendeurs de s'établir ou d'exercer leur commerce de détail dans les lieux désignés pour la tenue des marchés d'approvisionnement.
Il leur est également interdit d'aller à la rencontre, aux portes de la ville ou dans les rues et faubourgs, des marchands ou cultivateurs, à l'effet d'acheter les denrées destinées auxdits marchés ou de convenir d'avance d'un prix d'achat.
Arrêté du 23 janvier 1841, concernant la police des marchés.
ART. 1er. L'accès des marchés est libre pour tous : les transactions peuvent se faire entre les acheteurs et les vendeurs sans distinction, mais elles sont interdites avant que l'ouverture du marché n'ait été annoncée par le son de la clochette.
ART. 4. Toutes denrées, bétail ou autres objets ne pourront être exposés en vente ni marchandés dans aucune rue ni sur aucune place publique de cette commune autres que celles désignées pour l'établissement des marchés.
Règlement de police du 4 février 1840
ART. 84. Il est défendu à tous marchands forains de vendre des grains, beurre, fruits, légumes, œufs, volailles, gibier, [257] cochons de lait, autre part qu'aux lieux désignés, ainsi qu'à toute personne de les acheter si ce n'est au marché.
ART. 85. Il est défendu à tous marchands en gros, aux regrattiers et à toutes autres personnes qui achètent pour revendre, de marchander ni acheter avant dix heures du matin.
Il leur est également défendu d'aller attendre aux portes de la ville les marchands avant leur arrivée au marché, pour acheter ou arrher leurs marchandises.
Les défenses contenues au présent article sont communes à toute personne qui voudrait acheter pour le compte d'un revendeur.
Règlement du 26 février 1853 sur la police des marchés.
LE CONSEIL COMMUNAL DE LA VILLE D'AUDENARDE,
Vu l'art. 1er de l'arrêté royal du 11 avril 1822 et l'art. 78 de la loi communale ;
Ayant pris en considération que l'établissement d'heures différentes pour l'ouverture des marchés pour les marchands et pour les particuliers entraîne de graves inconvénients, puisque, pendant le temps des marchés pour les particuliers, les marchands ou bien s'installent dans les faubourgs, y arrêtent les cultivateurs et s'y approvisionnent au préjudice des droits de place dus à la ville, ou bien les attirent dans les maisons de particuliers ou dans les auberges pour y traiter avec eux et les empêchent ainsi de se rendre au marché ;
Considérant qu'un pareil état de choses est nuisible non seulement à la caisse communale mais encore aux habitants, puisqu'il enlève au marché d'Audenarde une grande quantité de denrées de première qualité ;
Considérant que ce n'est que par suite d'une erreur en fait d'économie politique qu'on a voulu, dans les circonstances ordinaires, faire une distinction entre les marchands et les particuliers et qu'on a cru que la concurrence devait se faire au détriment des habitants de la ville ;
Considérant qu'il importe que la plus grande liberté existe sur les marchés ;
[258]
ARRÊTE :
ART. 3. Immédiatement après l'heure fixée pour l'ouverture de chaque marché, il sera loisible à toutes personnes, aux marchands comme aux particuliers, de commencer les achats de toutes sortes de marchandises et denrées.
Le marché des pommes de terre est seul excepté de la présente disposition.
ART. 4. Le marché des pommes de terre ne sera ouvert pour les marchands, en été, qu'à 9 heures, en hiver à 10 heures.
ART. 6. Il est défendu à toutes personnes de vendre ou d'acheter avant l'heure de chaque marché ou en d'autres endroits que ceux désignés.
ART. 7. Toute personne, convaincue d'avoir présenté en vente avant ou pendant les heures du marché en dehors de l'enceinte qui aura été indiquée, des denrées alimentaires quelconques, sera punie d'une amende qui ne pourra être moindre de trois francs ni excéder quinze francs, ou d'un emprisonnement qui ne pourra être moindre de vingt-quatre heures ni excéder trois jours.
ART. 8. La même amende pourra être appliquée à toute personne qui aurait acheté pendant les heures du marché, soit dans la rue soit dans un lieu public, des denrées alimentaires exposées en vente en contravention à l'article précédent.
ART. 9. Si la personne qui aura acheté lesdites denrées en un autre lieu que celui désigné par le collège des bourgmestre et échevins, avant ou pendant les heures du marché, est patentée comme marchande de denrées alimentaires ou est reconnue exercer le commerce, le minimum de l'amende devra être porté à six francs et celui de l'emprisonnement à deux jours.
L'emprisonnement devra toujours être prononcé contre les marchands, en cas de récidive pendant la même année.
ART. 10. Toute personne qui aurait présenté en vente, tout marchand qui aura acheté des denrées alimentaires en contravention aux dispositions qui précèdent, ne pourra plus se présenter au marché pendant la même journée.
S'il refuse d'obtempérer à l'avertissement qui lui serait donné par la police de quitter le marché ou s'il s'y introduit malgré elle, [259] il sera puni d'un emprisonnement de deux jours au moins et de cinq jours au plus.
L'entrée du marché pourra être interdite sous les mêmes peines à tout marchand qui, le jour du marché, aura acheté des denrées avant ou pendant les heures indiquées, même en dehors des portes de la ville.
Règlement du 28 octobre 1844 sur la police et la perception des droits du marché.
ART. 5. L'on ne pourra, les jours de marché, aller en dehors des limites tracées par le collège des bourgmestre et échevins, et ce dans toute l'étendue de la commune, au-devant des grains ou farines qui seront dirigés vers le marché, ni les arrher ou acheter avant leur introduction sur le marché.
ART. 6. Personne ne pourra ouvrir les sacs de grains ou farines exposés sur le marché, acheter ni vendre avant onze heures du matin, sauf pour ce qui concerne l'avoine et l'orge ; les marchands de grains, soit de la commune, soit étrangers, ne pourront faire aucun achat ni approcher des sacs pour examiner les grains ou farines, les jours de marché, avant midi, afin que les particuliers et boulangers aient au moins une heure de temps pour se procurer les grains nécessaires pour l'alimentation publique pendant la semaine [33].
ART. 7. Les grains ou farines exposés au marché ne pourront être enlevés ni transportés dans les maisons avant midi ; il n'y aura d'exceptions à cette règle que pour l'avoine et l'orge, achetées par d'autres que les marchands de grains. Les grains ou farines ne pourront être emportés des maisons les jours de marché, de neuf heures à midi en été, et de dix heures à midi en hiver, à moins que ce ne soit pour être exposés sur le marché.
ART. 16. Le jour du marché et le jour qui le précède, l'on ne peut introduire du beurre au marché, sans payer à l'entrée le [260] droit suivant, savoir : pour chaque quantité de cinq demi-kilogrammes et au-dessous, deux centimes, et pour chaque quantité de cinq demikilogrammes au moins en sus, un centime.
ART. 17. L'on ne pourra, le jour de marché, vendre ni acheter ni beurre, ni pommes de terre, carottes et navets, ailleurs que sur le marché indiqué par le collège des bourgmestre et échevins.
Ces denrées ne pourront y être apportées sans qu'il ait été payé le droit fixé. Le beurre fabriqué dans l'intérieur n'est pas exempt de cette mesure.
Règlement pour les marchés du 28 juillet 1834
LES BOURGMESTRE ET ÉCHEVINS DE LA VILLE DE MALINES,
Considérant que des réclamations ont été faites pour obtenir des modifications aux règlements existants, surtout pour les temps ordinaires ; que les circonstances et les motifs qui ont provoqué les dispositions de ces différents arrêtés ne sont plus les mêmes ; que si d'un côté une latitude trop large pour la faculté des achats de différentes denrées peut, aux temps de cherté et de disette, produire des inconvénients, d'autre part, trop de restrictions mises aux achats peuvent faire naître aux temps où les prix des comestibles sont peu élevés, des gênes qui éloignent à la fois la concurrence des vendeurs et des acheteurs.
Considérant, en outre, que les règlements des villes circonvoisines relatifs aux différents marchés sont basés sur des restrictions moins fortes que celles faites par les arrêtés susrappelés, et qu'il est de l'intérêt général de cette ville que l'administration accorde aux marchés des facilités en rapport avec celles qui sont consenties ailleurs, afin de soutenir toute concurrence,
ARRÊTE :
ART. 3. Le samedi, jour de grand marché, les cultivateurs et autres personnes arrivant avec des grains, beurre ou volailles, seront tenus de les conduire et placer immédiatement aux marchés à ce destinés et non ailleurs.
Il est défendu de les arrêter ce jour dans les rues ou devant [261]les portes des maisons pour examiner, marchander ou acheter leurs grains et denrées tant en ville que dans les hameaux.
ART. 9. Les boulangers patentés et domiciliés tant en ville qu'aux hameaux, pourront seuls, pendant la première heure de l'ouverture du marché, acheter du froment et du seigle pour la consommation de leur état, mais sans pouvoir, sous les peines ci-après établies, faire directement ou indirectement, pendant ce temps, des achats pour tout autre personne ou destination. Pour les autres espèces de grains le marché est entièrement libre dès l'ouverture.
ART. 10. L'heure d'ouverture du marché et la seconde heure pour le libre achat du froment et du seigle seront annoncées au moyen de la clochette du marché.
Avant l'ouverture du marché il est défendu d'ouvrir les sacs, de faire des prix, de marchander et d'acheter des grains ou d'y présenter des échantillons.
ART. 16. Les marchés pour les beurres seront ouverts à l'arrivée des vendeurs pour les habitants achetant pour leur consommation.
Il est défendu à tous autres d'y acheter avant dix heures du matin pendant toute l'année.
ART. 23. Les contrevenants aux dispositions des art. 3 et 10 encourront une amende de un à quinze francs ; en cas de récidive l'amende sera de dix à trente francs.
ART. 24. Les boulangers qui, pendant la première heure du marché qui leur est réservée par l'art. 9 pour l'achat du seigle et du froment, servant à la consommation de leur état, achèteraient de ces grains pour d'autres personnes ou pour une autre destination, encourront une amende de cinq à vingt-cinq francs et un emprisonnement d'un à trois jours : en cas de récidive endéans l'année de la première contravention, ils seront punis d'une amende de vingt-cinq à cent francs et d'un emprisonnement d'un à trois jours ; ces peines seront appliquées séparément ou cumulativement.
Toutes autres personnes qui achèteront du froment ou du seigle pendant la première heure du marché encourront les mêmes peines.
[262]
ART. 25. Les habitants qui, pendant les heures de marché qui leur sont réservées par l'art. 16 pour l'achat du beurre destiné à leur consommation, achèteraient du beurre pour d'autres personnes non domiciliées ou pour une autre destination, encourront une amende de trois à quinze francs et un emprisonnement d'un à trois jours : en cas de récidive endéans l'année de la première contravention, ils seront punis d'une amende de vingt à cinquante francs et d'un emprisonnement d'un à trois jours : ces peines seront appliquées séparément ou cumulativement.
Tous étrangers qui achèteront du beurre avant dix heures encourront les mêmes peines.
Règlement général de police du 13 mars 1840
ART. 227. Tous les grains qui, les jours de marché, seront introduits en ville par chariots devront être transportés directement au marché pour y être exposés en vente, sans qu'il soit permis de les vendre, livrer ou décharger ailleurs [34].
Les peines prononcées par l'art. 370 seront applicables tant au vendeur qu'à l'acheteur.
ART. 233. La première demi-heure du marché, dit lente-markt, ainsi que celle du marché au blé, étant réservées aux particuliers et aux boulangers de cette ville, les brasseurs, distillateurs, meuniers, marchands de grains, fabricants d'amidon ou marchands de farine, ainsi que les individus employés par eux, ne seront admis au marché qu'après que la cloche aura sonné une seconde fois pour les deux marchés.
[263]
Cependant chacun pourra acheter de l'escourgeon dès l'ouverture des marchés.
ART. 245. Les individus connus sous la dénomination de marktloopers, etc. (marchands de grains qui courent les marchés), ne pourront entrer au marché qu'avec l'assentiment de la commission. Ceux qui refuseraient d'obtempérer à l'invitation qui leur serait faite de sortir du marché, seront éconduits par la police et punis des peines portées à l'art. 370.
ART. 277. Les marchands connus sous la dénomination de kutsers ne pourront commencer à acheter ni à faire acheter qu'à dix heures du matin (du beurre, des œufs, de la volaille, des légumes, etc.).
ART. 370. Les contraventions aux dispositions du présent règlement, pour lesquelles il n'aura point été comminé de peines spéciales par des lois où règlements d'administration générale ou provinciale, seront punies d'une amende d'un à quinze francs ou d'un emprisonnement d'un à cinq jours au plus. L'amende et l'emprisonnement pourront, suivant les circonstances, être appliqués simultanément.
Règlement sur la police des marchés, du 21 septembre 1838
Le conseil communal informé par les plaintes des habitants de la difficulté qu'ils éprouvent à se procurer aux marchés les approvisionnements nécessaires de menues denrées, de beurre, fromage, œufs, volailles, fruits et légumes ; parce que, contrairement aux anciens règlements sur la police des marchés, qui sont tombés en désuétude, des étrangers à la ville, accapareurs, revendeurs et autres spéculateurs, sur la hausse du prix de ces denrées, les enlèvent, avant qu'elles soient parvenues dans l'enceinte des marchés, ou en surhaussent les prix au moment même où les habitants les y marchandent ;
Considérant qu'il importe de mettre un terme à ces abus, en faisant revivre les dispositions des anciens règlements y relatifs, modifiées suivant les dispositions de la législation actuelle ; et [264] que, quand même il n'en eût jamais existé, la nécessité d'assurer la subsistance des habitants de la ville exige de les prescrire ;
En vertu de l'art. 78 de la loi communale du 30 mars 1836 ;
ARRÊTE :
ART. 1er. Les denrées de consommation, beurre, fromage, œufs, volaille, fruits et légumes, arrivant en ville les jours de marché, pour y être vendues, devront être conduites ou portées aux marchés à ce respectivement destinés, pour y être exposées en vente.
ART. 2. Il est défendu d'aller au-devant des porteurs desdites denrées, pour les marchander ou les acheter dans les rues et avant qu'elles soient arrivées et placées dans l'enceinte des marchés.
ART. 3. Pour que les habitants ne se trouvent pas au dépourvu, frustrés des moyens d'en faire les approvisionnements nécessaires aux marchés, il est défendu aux étrangers à la ville, aux revendeurs et aux acheteurs pour compte d'autrui, d'entrer dans l'enceinte des rangs où ces denrées sont exposées en vente aux marchés et de les y marchander ou acheter avant les heures désignées.
Règlement de police du 10 novembre 1846
ART. 118. Aucun acheteur ne peut entrer dans le marché, avant l'annonce faite par la clochette ; après ce signal, les personnes domiciliées en cette ville, autres que celles exceptées par l'article suivant, peuvent entrer dans le marché.
ART. 119. Les revendeurs et les étrangers non vendeurs ne peuvent entrer dans ledit marché, ni y acheter, si ce n'est une heure après l'ouverture, à peine de confiscation des objets vendus, sans préjudice des autres pénalités prononcées par l'art. 153 (savoir l'amende et l'emprisonnement).
ART. 121. Il est défendu à qui que ce soit d'acheter ou de marchander, ailleurs que dans le marché, de la volaille, du gibier, des fruits, du beurre, du laitage, des œufs ou des légumes, ou toutes autres denrées semblables.
[265]
Ces objets doivent être exposés en vente sur le marché, dès leur arrivée en ville. Le tout à peine de confiscation des objets vendus ou offerts en vente, sans préjudice des peines comminées par l'art. 153, tant contre les vendeurs que contre les acheteurs.
ART. 122. Si les denrées sont accaparées avant l'heure permise, ou transportées dans les cabarets ou ailleurs, les personnes qui auront favorisé l'accaparement seront, ainsi que les acheteurs et les vendeurs, punis solidairement, ainsi qu'il est statué à l'art. 153, indépendamment de la confiscation des objets vendus.
Règlement du marché aux grains du 16 septembre 1854
ART. 2. Tous les grains introduits en ville, les jours de marché, devront être transportés directement à la halle, pour y être exposés en vente, sans qu'il soit permis de les vendre, livrer ou décharger ailleurs.
ART. 2 bis. Il est défendu d'aller au-devant des grains en chemin d'être amenés à la ville, et de les arrher ou acheter avant leur introduction à la halle.
ART. 3. Pendant les trois premières heures du marché, il est expressément défendu aux boulangers, distillateurs, brasseurs, meuniers, marchands de grains et de farine, fabricants d'amidon, ainsi qu'aux individus employés par eux, de pénétrer dans la halle.
Nouvelle publication de l'ordonnance du marché aux grains, du 27 messidor an III.
(Cette nouvelle publication a eu lieu le 29 octobre 1817, et l'ordonnance est encore en vigueur.)
LE MAIRE DE LA VILLE DE TOURNAI,
Vu les ordonnances des ci-devant consaux et états de cette ville, des 17 septembre et 24 avril 1743, 14 septembre 1771 et 19 septembre 1780 ;
[266]
Considérant que les anciennes ordonnances de police de cette ville, relatives aux marchés aux grains de toutes espèces, déterminaient l'heure de leur ouverture, et celle où les habitants, les boulangers, les entrepreneurs, spéculateurs, facteurs, courtiers et marchands de grains, pouvaient acheter ;
Considérant que ces mêmes ordonnances défendaient, à toutes personnes indistinctement, d'aller au-devant des grains, soit dans l'intérieur de la ville, soit à l'extérieur, pour les acheter et les marchander ;
Considérant que ces mêmes ordonnances défendaient encore aux boulangers, marchands de grains, entrepreneurs, spéculateurs, facteurs, courtiers et marchands de grains, de recevoir chez eux ou dans leurs magasins, des grains les jours de marché ;
Considérant que ces mêmes ordonnances obligeaient encore tous ceux qui entraient dans cette ville, avec des grains, les jours de marché, de les conduire sur le marché pour les y exposer en vente ;
Considérant que toutes ces mesures, qui étaient la base de tous les règlements de police de presque toutes les villes et de presque tous les pays, ne gênaient nullement le commerce, empêchaient seulement que les accapareurs et le monopole ne contribuassent à la disette factice des grains ou à l'enchérissement de cette denrée ;
Considérant qu'il est instant de faire revivre les anciennes dispositions de ces ordonnances, qui sont tombées en désuétude ;
ARRÊTE :
ART. 1er. Il est défendu à toutes personnes indistinctement d'aller, les jours de marché, au-devant des personnes qui amènent des grains en ville, de quelque espèce qu'ils soient, d'acheter de ces grains, et même de les marchander.
ART. 2. Il est également défendu à tous boulangers, marchands de farine, marchands de grains, spéculateurs, entrepreneurs, facteurs, de laisser ou faire décharger des grains chez eux, ou dans les magasins ou dans quelque endroit que ce soit, pour leur compte, les jours de marché (les bateaux chargés de grains font exception à la présente disposition et peuvent être déchargés).
[267]
ART. 3. Tous conducteurs de voitures chargées de grains sont obligés de les conduire, aussitôt leur arrivée, sur le marché, et il leur est expressément défendu de s'arrêter dans les rues et places de cette ville, autres que la place destinée à la vente des grains.
ART. 5. Il est expressément défendu, à toutes personnes indistinctement, de vendre ou d'acheter avant onze heures (heure de l'ouverture du marché). Il est également défendu à toutes autres personnes que les cultivateurs qui ont du grain à vendre, d'entrer dans les marchés avant onze heures, de prendre inspection du grain et d'en demander le prix.
ART. 6. À onze heures, chaque vendeur devra être constamment près des sacs de grains qui lui appartiennent, ou dont il est chargé de la vente ; un de ces sacs devra être ouvert, et le vendeur devra en dire le prix à ceux qui le lui demanderont.
ART. 7. Les cultivateurs devront ou vendre leurs grains euxmêmes, ou préposer leurs femmes, leurs enfants, leurs parents qui demeurent chez eux, ou des domestiques à gages.
Tous ceux qui auront exposé des grains au marché ne pourront emporter le grain du marché sans l'avoir vendu à qui de droit, avant une heure après-midi.
ART. 8. Il est expressément défendu à tous facteurs, courtiers, portefaix, corps-du-stil, ou toutes autres personnes que celles désignées dans l'article précédent, de se charger de la vente des grains.
ART. 10. Les boulangers, marchands de farine ou leurs préposés, soit femmes, enfants, domestiques, ne pourront pas marchander, ni acheter avant midi, ni même se trouver sur le marché aux grains.
ART. 11. Les courtiers, facteurs, magasiniers, marchands de grains, spéculateurs, entrepreneurs, meuniers, amidonniers, distillateurs d'eau-de-vie de grains, ou tous autres préposés de ces diverses personnes, femmes ou enfants, ne pourront pas marchander avant midi et demi, ni même se trouver sur ledit marché.
ART. 12. À une heure et demie, le marché se fermera, les sacs devront être fermés et emportés aussitôt.
[268]
ART. 13. Seront réputés marchands de grains, tous ceux qui achèteront au-delà de leur consommation et de celle de leur famille, et les cultivateurs qui seront reconnus par la police pour faire le commerce d'autres grains que ceux provenant de leur récolte.
L'entrée du marché aux grains est également interdite aux colporteurs, sous quelque dénomination que ce soit.
ART. 14. Tous les contrevenants seront conduits par-devant le tribunal compétent, pour s'y voir condamner à une amende qui ne peut être moindre de six francs, et excéder soixante francs, ou à une peine qui ne pourra être moindre de quatre jours d'emprisonnement ni excéder un mois d'emprisonnement ; en outre, il sera employé contre eux telles voies de police administrative que l'on croira convenables. (Voir l'art. 78 de la loi communale du 30 mars 1836.)
ART. 15. Les commissaires de police, la gendarmerie et les gardes de ville sont chargés de veiller de très près à l'exécution du présent arrêté.
Ces extraits permettront d'apprécier suffisamment le mauvais esprit qui a présidé à la confection de la plupart des règlements relatifs à la police des marchés. Les auteurs de ces règlements ne paraissent pas avoir réfléchi qu'en s'attachant à entraver et à gêner les mouvements des vendeurs, par la défense de vendre sur les routes, dans les rues ou même dans les cabarets ; en s'efforçant de diminuer la concurrence des acheteurs par la désignation d'heures différentes pour les consommateurs d'une part, les marchands et les « étrangers » de l'autre ; enfin en bannissant du marché certaines catégories d'acheteurs, ils agissent de manière à décourager les détenteurs de denrées alimentaires d'apporter ces denrées au marché ; ils les excitent soit à les porter sur d'autres marchés où les règlements sont moins oppressifs, soit à les garder le plus longtemps possible, soit enfin à les vendre sur place à ces mêmes marchands de grains qu'ils flétrissent de la dénomination d'accapareurs. Nous en dirons autant des droits d'octroi qui pèsent sur la plupart des denrées alimentaires à l'entrée de nos villes, droits qui ne respectent pas même le pain. [269] C'est ainsi qu'à Anvers existe encore l'ancien droit de mouture, et qu'une taxe de trois francs par cent kilogrammes y pèse sur les farines blutées de froment et de seigle mélangés, et une autre taxe de 2-23 fr. sur les mêmes farines non blutées. C'est ainsi qu'à Bruxelles on a tout récemment proposé d'établir un droit de dix centimes, équivalent à 7 ou 8%, sur les lapins qui avaient été, à peu près seuls, oubliés par l'octroi. Quel peut être l'effet de ces droits qui pèsent à l'entrée de nos villes sur la plupart des substances alimentaires, sinon d'encourager les producteurs à les porter en Angleterre, où ils n'ont de droits à payer ni aux frontières du pays ni à celles des villes ? N'est-il pas évident que nos droits d'octroi qui vont s'aggravant et se multipliant tous les jours, grâce aux dépenses immodérées de nos administrations communales, agissent absolument comme pourrait le faire une prime d'exportation ?
Pour en revenir aux règlements des marchés, quelques administrations paraissent avoir compris la nécessité de les reformer dans un sens libéral, et elles ont fait disparaître notamment la distinction établie pour les heures d'achat entre les consommateurs et les marchands de grains. Déjà, en 1821, cette distinction avait disparu à Louvain, par exemple, et nous trouvons, à cet égard, quelques renseignements pleins d'intérêt, dans une lettre adressée, par les bourgmestre et échevins de la ville de la Louvain, aux membres composant la chambre de commerce et des manufactures à Bruxelles, le 15 octobre 1821 :
« ... Il est libre à tout bourgeois, brasseur, distillateur, farinier, boulanger, marchand de grains, etc., d'acheter simultanément, parce que, depuis longtemps, l'administration de cette ville, de concert avec les principaux économistes qui ont traité du commerce des grains, a pensé et est d'avis qu'on ne peut donner trop de facilité, de liberté et de concurrence au commerce... Et l'expérience nous a prouvé que cette latitude et cette concurrence tournaient à bien, car il est constant et de notoriété publique que notre marché aux grains est régulièrement bien approvisionné et est un des plus considérables des provinces méridionales, et que les prix des grains, sur cette place, présentant souvent de l'avantage sur les marchés des autres villes, nous procurent des demandes, tant de l'intérieur que de l'étranger. Et nous croyons qu'il résulte du règlement des diverses heures [270] pour les bourgeois, les boulangers, les brasseurs, les négociants en grains que les marchés ne sont pas aussi bien approvisionnés, qu'il n'y a pas tant de facilité et de concurrence pour la vente, qu'il y a gêne, entraves, difficultés et perte de temps pour les vendeurs ; que souvent ceux qui ne peuvent pas acheter eux-mêmes dans les premières heures, font acheter par des voies indirectes ou font courir dans les campagnes, ce qui souvent occasionne du mouvement et de la hausse dans cet article, ou arrête les approvisionnements, parce que les détenteurs, s'apercevant des besoins, ou haussent les prix, ou attendent, avant de vendre ou de se rendre au marché, que les prix aient pris plus de faveur.
« Le secrétaire de la ville,
« STAS.« Le bourgmestre,
« D'ONYN DE CHASTRE. »
Pour notre part, si nous avions l'honneur d'être magistrat municipal, et que nous fussions appelé à rédiger un règlement sur la police des marchés, voici, à peu près, de quelle manière nous le formulerions :
« Considérant qu'il importe d'attirer dans la commune la plus grande masse possible de subsistances de toute espèce, grains, légumes, fruits, gibier, volaille, etc., afin de les obtenir au meilleur marché ;
Considérant que le moyen le plus efficace d'engager les détenteurs de ces denrées à les apporter dans la commune, c'est de leur permettre de les y amener les jours et heures qui leur conviennent le mieux, de les y vendre où, quand et à qui bon leur semble, sans être aucunement entravés, dans leurs mouvements et leurs opérations, par les autorités ;
ARRÊTE :
ART. 1er. Tout détenteur de substances alimentaires peut apporter et vendre librement ses denrées dans la commune, sauf dans les endroits où il pourrait gêner la circulation et incommoder les habitants.
ART. 2. L'autorité ne fixera désormais aucun jour et aucune heure pour la tenue des marchés. Les vendeurs choisiront euxmêmes, pour s'y rendre, les jours et heures qui leur conviendront le mieux ; ils pourront y apporter leurs denrées et les enlever quand bon leur semblera, soit pour aller les vendre dans [271] les rues (en tenant compte de la réserve exprimée à l'art. Ier), sur les routes ou les remporter chez eux.
ART. 3. Tous individus ou rassemblements d'individus qui essaieraient de porter atteinte à la liberté et à la sécurité des détenteurs de substances alimentaires, soit en voulant les obliger à livrer leurs denrées à un prix taxé, soit en les violentant de tout autre manière, soit enfin en les injuriant, et nommément en les qualifiant d'accapareurs, seront aussitôt arrêtés et mis à la disposition de M. le procureur du roi. »
Sans être prophète, nous croyons pouvoir affirmer que les habitants de la commune où serait établi ce règlement de police ne tarderaient pas à payer leurs denrées 10% moins cher que les habitants des communes à règlements restrictifs et vexatoires.
« Le meilleur moyen de diminuer la demande des grains, c'est la suspension d'un grand nombre d'industries qui les emploient comme matière première, de la distillerie, de la brasserie, de la fabrication de la fécule, etc. Ce moyen a été mis en usage, en France, dès 1236. En Angleterre, la distillation des grains a été défendue de 1796 à 1797, de 1800 à 1802, de 1808 à 1811. Il est juste de remarquer qu'en Angleterre ces mesures tendaient, en même temps, à venir en aide à la détresse des Indes occidentales, en favorisant la vente du rhum.
« Lorsque la cherté est très forte, la demande de ces consommations de luxe diminue, tandis que les frais de production augmentent. Selon Lotz, la disette de 1816-1817 fit monter, dans l'Allemagne centrale, le prix du blé de 400 et même 500%, tandis que le prix de la bière atteignit à peine 200%, et celui de l'eau-de-vie 150%. Jusqu'à de certaines limites, le fabricant pourra bien être engagé, par le désir de ne pas laisser chômer ses machines, de ne pas perdre sa clientèle, à continuer [272] la production ; mais, lorsque le prix des grains dépasse cette limite, il est obligé de restreindre ou même d'arrêter complètement sa fabrication. Or, l'intérêt privé sait reconnaître, bien plus tôt que le gouvernement, le moment d'avoir recours à ce moyen extrême. Et lorsque le gouvernement, se fondant sur la loi du salut public, arrête un grand nombre d'industries légitimes et utiles (utiles parce qu'elles provoquent un excédent de production d'une grande ressource, précisément dans la cherté), il devra reconnaître qu'une indemnité leur est due. On n'a que trop souvent en vue seulement ceux d'entre les distillateurs qui n'emploient que des produits récoltés dans leurs propres champs. Ceux-là, sans doute, trouveront une compensation dans le haut prix de leur matière première, qu'ils vendront en nature. Mais le distillateur qui achète lui-même ses pommes de terre et ses grains, peut-être à des prix élevés, est constitué en perte par la suspension de son industrie. Et s'il avait loué son usine ? Comment peut-on conseiller à un gouvernement de poser, sans égard pour le droit, sur les épaules de quelques-uns, un fardeau qui paraît trop lourd à l'ensemble des habitants ? A-t-on tenu compte, ensuite, de la diminution des revenus publics, qui en est la conséquence ? Si l'on avait employé en primes l'argent ainsi perdu, on aurait probablement augmenté plus utilement les grains existants dans le pays. La distillerie, par exemple, ne détruit pas complètement ses matières premières, puisque ses résidus augmentent les fourrages des animaux à l'engrais ; elle utilise, en outre, beaucoup de pommes de terre et de grains non susceptibles de servir d'aliments. Quelle idée ensuite de vouloir forcer administrativement tous les citoyens à être économes et sobres ? Au fond, la défense de distiller signifie-t-elle autre chose, qu'aux yeux du gouvernement la majorité des habitants ne saura pas faire un choix raisonnable entre un aliment indispensable et une satisfaction fugitive des sens ? Il est peutêtre des peuples qui ont besoin d'une telle tutelle ; rangera-t-on le nôtre dans cette catégorie ? Dès 1846, la consommation de l'eau-devie de grains avait diminué, en Prusse, relativement à 1844, de 16%, et celle de l'eau-de-vie de pommes de terre, de 14%. Quel que soit le désir qu'on pût avoir d'accorder, à [273] un gouvernement parfait, le droit de suspendre au besoin ces industries, l'État n'étant dirigé que par des hommes, une atteinte aussi considérable portée à la liberté des transactions privées offre dix fois plus de chances défavorables qu'avantageuses.
(De la cherté des grains, etc., par le docteur GUILLAUME ROSCHER ; traduction de M. MAURICE BLOCK. P. 127.)
Le pain n'est pas taxé dans les pays suivants : Angleterre, ÉtatsUnis, Prusse, Suède, Norvège, Danemark, Saxe, Hambourg, Brunswick, Espagne, Portugal, Gênes et Livourne.
Le pain est taxé dans la plupart des villes de France, Belgique, Hollande, Wurtemberg, Bavière, Piémont, royaume de Naples, Autriche, Lombardie et Pologne.
La taxe du pain a été abolie à Bruxelles, au mois d'avril 1855.
Voici le texte de l'arrêté qui la supprime :
ART. 1er. La taxe du pain est abolie, à dater du 2 avril prochain. ART. 2. Le prix du pain est établi par kilogramme. Les boulangers et débitants de pain devront, à la demande de l'acheteur, peser le pain qu'ils débitent. À cet effet, ils auront sur leur comptoir une balance, ainsi qu'une série de poids portant, en caractères lisibles, la dénomination de chaque échantillon.
ART. 3. Ils seront tenus d'annoncer, par un écriteau placé dans un endroit apparent de leur vitrine, le prix auquel ils offrent le kilogramme de pain de grande consommation, dit pain de ménage.
ART. 4. Toute contravention aux dispositions qui précèdent sera punie d'une amende de 5 à 15 francs. En cas de récidive, l'amende sera cumulée avec un emprisonnement de 2 à 3 jours. »
Beaucoup de personnes s'attendaient à une réduction immédiate du prix du pain, à la suite de la suppression de la taxe. Mais cette réduction de pouvait évidemment être provoquée que par une augmentation de la concurrence des boulangers. Or la concurrence ne se développe pas en un jour, surtout lorsque la [274] réforme des règlements qui la restreignent peut n'être pas définitive.
« À Bruxelles, disions-nous dans l'Économiste belge, une cause particulière peut d'ailleurs contribuer à empêcher, d'une manière temporaire, la suppression de la taxe de produire tous les bons résultats qu'il est permis d'en attendre, nous voulons parler de l'existence déjà ancienne d'une société de boulangers qui taxe, chaque semaine, le prix du pain. Cette société n'est autre chose qu'une coalition organisée en permanence, et on pourrait parfaitement invoquer pour la dissoudre l'art. 419 du Code pénal ; mais quoique les lois sur les coalitions soient appliquées avec une rigueur draconienne aux ouvriers, nous ne demandons pas qu'on les applique aux boulangers, car le mal que causent les coalitions porte avec lui son remède. L'élévation du tarif de la société des boulangers a déjà provoqué la formation à Bruxelles d'une boulangerie économique qui fait d'excellentes affaires en vendant son pain 2 ou 3 centimes plus bas. La boulangerie économique ne manquera pas d'étendre chaque jour davantage ses opérations aux dépens des membres de la société des boulangers, si celle-ci n'abaisse point ses prix de manière à retenir sa clientèle. Et qui sait ? si la boulangerie économique fait de bonnes affaires, si elle offre de beaux dividendes à ses actionnaires, grâce à l'inintelligente coalition de MM. les membres de la société des boulangers, n'y a-t-il pas apparence que d'autres boulangeries économiques s'établiront encore avant peu ? N'y a-t-il pas apparence aussi que ces nouvelles boulangeries s'attacheront, plus encore que la première, à perfectionner leur fabrication et à réduire leurs frais, afin d'attirer la clientèle des anciens boulangers ? Et cette réduction des frais de fabrication, fruit de la concurrence, ne tournera-t-elle pas finalement, et d'une manière permanente, au profit des consommateurs ? N'est-ce pas ainsi que les choses se sont passées dans toutes les branches de la production, depuis le bienfaisant avènement de la liberté de l'industrie ? » (L'Économiste belge, numéro du 5 août 1855.)
La Cassa annonaria, instituée à Rome par le pape Paul V, au commencement du XVIIe siècle, avait pour mission d'aviser à ce que le pain se vendît toujours à un prix uniforme, quelle que fût l'abondance ou la rareté du blé ; mais s'étant bientôt aperçue de l'impossibilité d'assujettir le commerce à cette règle, elle s'empara du monopole des approvisionnements. Pendant près de [275] deux siècles, elle réussit à maintenir uniformément le prix du pain de huit onces à un baroc ou sol romain, d'un dixième plus fort que le sol de France ; mais, au bout de ce temps, la Cassa annonaria fut renversée avec le gouvernement pontifical, et elle laissa un déficit considérable :
« Quelle que fût l'abondance ou la rareté des blés, dit M. de Sismondi, la chambre apostolique les passait aux boulangers à raison de 7 écus romains (37,10 fr.) le rubbio, mesure qui pèse 640 kg. Ce prix ne s'éloignait pas beaucoup de la moyenne, et il laissait aux boulangers un profit suffisant, lorsqu'ils vendaient leurs petits pains au prix d'un baïoc. Jusqu'à l'année 1763, les bénéfices de la chambre compensèrent ses pertes. Mais, vers cette époque, commença une hausse dans les prix des blés, qui alla toujours croissant jusqu'à la fin du dix-huitième siècle. Malgré ses pertes, la chambre apostolique, redoutant toujours plus de donner lieu au mécontentement populaire, continua de faire vendre le pain au même prix ; aussi, lorsqu'en 1797 le gouvernement pontifical fut renversé, la Cassa annonaria présenta un déficit de 3 293 865 écus, ou 17 457 485 francs. »
(De Sismondi, Études sur l'économie politique, t. II, p. 44.)
Chose triste à dire ! l'expérience désastreuse qui avait été faite, pendant la Révolution, de l'intervention du gouvernement en matière de subsistances, demeura comme non avenue, et l'on vit le gouvernement impérial, en 1811, et le gouvernement de la restauration, en 1816, recommencer les mêmes errements, qui aboutirent aux mêmes résultats décevants et funestes.
Nous trouvons, sur ces deux dernières expérimentations du régime interventionniste, quelques renseignements pleins d'intérêt, dans un ouvrage de M. de Boislandry, intitulé : Des impôts et des charges des peuples en France.
« En 1811, dit M. de Boislandry, le gouvernement ordonna trois recensements successifs pour connaître les quantités de grains que les fermiers [276] avaient dans leurs granges et leurs greniers ; recensements toujours inutiles, et qui, répétés trois fois, donnèrent trois résultats différents et ne servirent qu'à redoubler les alarmes.
« Divers décrets rendus dans l'espace de quelques mois défendirent aux fermiers de vendre leurs grains ailleurs que dans les marchés, enjoignirent aux maires de surveiller les ventes, et de ne permettre les livraisons de grains que par petites mesures dans les marchés.
« Il leur fut ordonné d'établir dans les villes, et même dans les villages, des fourneaux et des chaudières pour y préparer des soupes économiques qui devaient être vendues aux familles indigentes. L'effet de cette mesure fut de faire doubler le prix des légumes et des pommes de terre.
« Bientôt après les blés furent mis à la disposition des préfets, sans la permission desquels on ne pouvait les transporter dans les départements voisins. Ainsi fut violée cette loi si juste et si sage, qui permet la circulation libre des grains dans tout le royaume.
« On fixa à Paris le prix du pain à moitié de sa valeur dans les départements voisins. Cette fixation écarta tous les marchands et tous les meuniers qui approvisionnaient la capitale ; ils furent contraints d'abandonner un commerce qui les exposait à perdre la moitié de leurs capitaux.
« Le ministère fut obligé de se charger seul de l'approvisionnement de Paris, et de celui d'une partie de l'armée. Pour remplir la tâche difficile de rassembler de si grandes fournitures, il fut envoyé dans l'étranger et dans les marchés de l'intérieur de nombreux agents, et même des auditeurs au conseil d'État, chargés de faire des achats pour le compte du gouvernement. Mais leur présence seule dans les marchés suffisait pour augmenter les inquiétudes et pour produire immédiatement une nouvelle hausse sur le prix des grains. Afin de compléter cette législation insensée, le prix des grains fut taxé, à l'exemple de la Convention, dans tous les marchés.
« On ne tarda pas à éprouver les tristes effets de ces mesures inconsidérées ; le prix du blé s'éleva au-delà de 60 francs l'hectolitre dans les départements fertiles qui environnent la capitale et qui l'approvisionnent ; le pain fut vendu, dans d'autres départements plus éloignés, à 60 et 75 centimes le demi-kilogramme.
« Le résultat définitif pour la France a été que le prix moyen du pain ayant doublé pendant les deux années 1811 et 1812, la consommation, qui est, année commune, de quinze cents millions, a dû s'élever pendant chacune de ces deux années à trois milliards.
« Les tristes effets d'un système aussi vicieux étaient bien connus, les maux qu'il avait produits avaient frappé tous les esprits ; ils avaient laissé des souvenirs si pénibles qu'on n'aurait jamais dû les oublier : [277] cependant celle leçon terrible fut perdue pour le gouvernement en 1816 et 1817.
« La récolte de 1816 avait été rentrée dans un temps pluvieux et défavorable ; la qualité des grains en avait souffert, mais la quantité était très abondante, et il n'y avait certainement pas de disette. Il était facile au ministère de s'en assurer en consultant des propriétaires et des cultivateurs instruits dans tous les départements. Mal informé par des agents qui n'avaient pas pris des renseignements suffisants, il commit les mêmes erreurs et adopta plusieurs des fausses mesures de 1811.
« Des recensements furent faits chez les fermiers dans toutes les communes ; on oublia de nouveau que jamais les recensements n'avaient donné une connaissance même approximative des récoltes et des approvisionnements. Ces états infidèles, très inférieurs à la réalité, ayant alarmé le gouvernement, il fit faire par des commissaires des achats de grains dans les marchés de l'intérieur. On ne réfléchit pas que ces grains emmagasinés à Paris ou ailleurs n'étaient que des déplacements anticipés faits à grands frais et avec appareil, que les commerçants auraient faits à bien meilleur marché, sans causer la moindre sensation inquiétante parmi les peuples.
« Dans le même temps, il fut envoyé des agents dans l'étranger, avec ordre d'y faire aussi des achats de blé qui ont été effectués, et qui, suivant le compte qui en a été rendu, ont coûté 70 millions, et qui ont produit 1 400 à 1 500 mille hectolitres ; secours bien faible, si on le compare aux cent millions d'hectolitres nécessaires à la consommation de la France.
« Par imitation de ce qui s'était fait en 1811 et 1812, le prix du pain fut diminué à Paris de plus d'un tiers au-dessous de ce qu'il valait dans les départements voisins ; dès lors, toutes les spéculations, tous les arrivages cessèrent ; le ministère fut encore forcé de se charger seul de l'approvisionnement de la capitale. Les inquiétudes, les soins et les embarras qu'il éprouva pour remplir cette tâche difficile, les frais énormes de transport qu'il fallut payer, les pertes que la ville de Paris et le Trésor ont supportées, ont été dévoilés au public.
« On sait qu'outre les achats qui se faisaient à l'étranger il fallait entretenir habituellement dans les marchés des environs de la capitale des agents chargés d'y acheter les grains nécessaires à sa consommation : cette mission extraordinaire suffisait pour accroître les alarmes ; aussi les grains ne tardèrent pas à monter aux mêmes prix qu'en 1811 et 1812. »
(L. DE BOISLANDRY, Des impôts et des charges des peuples en France, p. 354.)
Depuis l'échec désastreux de l'expérience de 1816, le gouvernement français a renoncé à faire concurrence au commerce des [278] grains. Au mois de septembre dernier, par exemple, il rassurait formellement, à cet égard, les négociants, que le bruit d'achats faits pour son compte à l'étranger commençait à alarmer. La dépêche suivante était expédiée au préfet de la Gironde :
« Paris, le 5 septembre 1855, à 5 heures 20 minutes du soir.
Le ministre du commerce à M. le préfet de la Gironde.
« Veuillez faire connaître à la chambre de commerce de Bordeaux, en réponse à sa lettre du 31 août, que le gouvernement ne s'occupe ni directement ni indirectement d'assurer par lui-même à la France les approvisionnements de grains qui pourraient lui être nécessaires. Il laisse ce soin au commerce, qui n'a nullement à redouter les effets d'une telle concurrence, et il désire que sa déclaration soit connue. »
Tous les hommes éclairés qui se souvenaient des résultats funestes de l'intervention gouvernementale, en 1789, 1793, 1811 et 1816, ont applaudi à cette déclaration. Malheureusement, ces cruelles et décisives leçons de l'expérience ne paraissent pas avoir produit la même impression en Belgique. C'est ainsi qu'un journal, le Courrier de l'Escaut, enjoignait récemment au gouvernement, en invoquant les nécessités du salut public, de faire acheter deux millions d'hectolitres de grains aux États-Unis. C'est ainsi encore que la société Burger Welzyn, de Bruges, adressait une pétition au roi, pour demander la limitation du commerce des grains, par l'établissement d'une patente de 300 francs imposée aux négociants et aux propriétaires ou fermiers qui vendraient leurs grains ailleurs que sur le marché. Les pétitionnaires demandaient encore qu'il fût défendu aux marchands de grains de garder des denrées alimentaires en magasin pendant plus de huit jours, etc., etc. Combien de catastrophes faut-il donc pour avoir raison d'un préjugé ?
À l'époque où l'auteur de ce livre a commencé à s'occuper d'économie politique, il a été particulièrement frappé de la situation défavorable dans laquelle l'absence d'une publicité à l'usage [279] des travailleurs place l'ouvrier, « marchand de travail », vis-à-vis de l'entrepreneur d'industrie, acheteur de cette marchandise. Il s'est attaché dès lors à démontrer que le droit accordé à l'ouvrier de disposer librement de son travail se trouve subordonné, dans l'application, à la possibilité d'en disposer, c'est-à-dire de le porter où les intelligences et les bras sont le plus demandés, où les salaires sont le plus élevés ; que si cette possibilité n'existe pas, si l'ouvrier est obligé de se contenter du salaire qui lui est offert par le petit nombre d'entrepreneurs de sa localité, son droit demeure purement nominal, et il peut se trouver réduit à une condition plus misérable encore que celle de l'esclave, — car le maître est intéressé à fournir une alimentation et un entretien suffisants à son esclave, tandis que l'entrepreneur d'industrie n'est pas intéressé, au moins d'une manière immédiate, à empêcher le travailleur libre de dépérir. L'auteur de ce livre engageait, en conséquence, les ouvriers à s'associer, pour établir des bourses du travail, en d'autres termes pour constituer de véritables marchés de travail, dont les cours seraient publiés comme ceux des fonds publics, des valeurs industrielles et des principales marchandises. Malheureusement, ce projet, qu'il développa successivement, à Paris, dans le journal la Nation et la Gazette de France (1843), dans le Courrier français (1846) et dans une foule d'autres publications, ce projet ne fut pas compris par les ouvriers, et il fut encore plus mal accueilli par les entrepreneurs, qui redoutaient que l'application au travail des lumières de la publicité ne rendît les travailleurs « trop indépendants ». Mais l'auteur n'en est pas moins demeuré convaincu que son projet sera tôt ou tard réalisé, et qu'il en résultera une immense amélioration dans la condition des classes ouvrières, qui posséderont alors la liberté du travail en fait, comme elles la possèdent aujourd'hui en droit.
Sans doute, il serait préférable que des particuliers prissent l'initiative de l'établissement de la Publicité du travail ; mais il est bon de remarquer que les communes ayant l'obligation de nourrir leurs indigents, trouveraient plus d'économie à indiquer aux ouvriers sans ouvrage les endroits où il y a du travail, que d'en créer, à grands frais, où il n'y en a pas.
[280]
L'Économiste belge a consacré récemment, à cette question, un article étendu, dont nous reproduisons quelques extraits :
« On a cru longtemps, on croit encore assez généralement que le taux des salaires dépend de la volonté des entrepreneurs ; que les chefs d'industrie sont les maîtres de fixer à leur guise la rémunération de leurs ouvriers. Rien n'est plus inexact cependant. Il ne dépend pas plus des entrepreneurs d'industrie de fixer le prix du travail que leurs ouvriers leur fournissent, qu'il ne dépend d'eux de fixer le prix de la laine, du coton, de la soie, du fer, des machines, du combustible, des matières premières et des outils qu'ils emploient dans leur fabrication. Le travail est une marchandise, comme le coton, la laine, la soie, la houille, et son prix s'établit de la même manière que celui de ces autres matières premières indispensables à la production. C'est le mouvement de l'offre et de la demande qui en décide. Quand le travail est beaucoup demandé et peu offert, le salaire hausse, et vice-versa. Cette loi est mathématique, elle régit le monde économique comme la loi de la gravitation régit le monde physique.
« Les industriels et les négociants sont fort au courant de la loi de l'offre et de la demande, et ils agissent en conséquence. Quelle est, en effet, leur incessante préoccupation ? C'est de bien connaître la situation des marchés où ils peuvent placer leurs marchandises, c'est d'être continuellement informés de la situation de leurs débouchés. Dans ce but, ils entretiennent des correspondances suivies avec les principaux marchés. En outre, depuis quinze ou vingt ans, la presse, répondant à ce besoin général d'informations, s'est mise à publier régulièrement, non plus seulement le cours des fonds publics, mais encore celui des marchés les plus importants. En ouvrant son journal, l'industriel ou le négociant est informé du prix des fers, des huiles, du coton, de la laine, etc., dans les principaux marchés d'approvisionnement ; on lui apprend même quelles ont été les quantités vendues, quel est l'état de la demande, et le stock restant disponible sur le marché. Enfin, le gouvernement se croit encore obligé d'ajouter aux informations que le commerce reçoit de ses correspondances particulières et des bulletins de la presse quotidienne ou hebdomadaire, en entretenant des consuls qui ont pour mission de tenir le commerce au courant de la situation des marchés étrangers, comme aussi de lui en faciliter l'accès.
« Que résulte-t-il de ce développement salutaire de la publicité industrielle et commerciale ? C'est que les producteurs ne sont plus réduits, comme ils l'étaient autrefois, à fournir leurs denrées à un petit nombre d'intermédiaires coalisés, qui les leur achetaient à vil prix, en profitant de leur ignorance de l'état des marchés ; c'est encore qu'ils ne sont plus [281] exposés à fabriquer des masses de marchandises en vue d'un débouché qui se trouve déjà approvisionné d'une manière surabondante ; c'est, pour tout dire, que la production a pu se régler, de plus en plus, conformément aux besoins de la consommation.
« Eh bien ! supposons qu'on mette de même au service des ouvriers la publicité industrielle et commerciale, supposons que les journaux ajoutent aux cours des céréales, des cotons, des huiles, des fers, qui remplissent leur dernière page, les cours des principales sortes de travail, dans les foyers les plus importants de la production, supposons qu'ils tiennent désormais leurs lecteurs parfaitement au courant de l'état de l'offre et de la demande de cette espèce de marchandise, qu'ils indiquent et le nombre des engagements effectués, et l'état de la demande et le stock restant sur le marché, qu'arrivera-t-il ?
« Ne verra-t-on pas s'opérer aussitôt dans la situation des classes ouvrières qui vivent du produit de leur travail un changement analogue à celui qui s'est accompli dans la situation des entrepreneurs d'industrie, lorsque la publicité a mis ses fanaux à leur service ? Au lieu de se faire une concurrence à outrance dans les localités où leur salaire est tombé au-dessous du minimum des subsistances, ils porteront leurs facultés productives dans les endroits où elles sont le plus demandées, partant où elles sont le mieux payées. On ne verra plus, en conséquence, le travail arriver ici à l'état d'excédent et le salaire tomber à un niveau où la vie même du travailleur se trouve atteinte, tandis que là le travail manque et le salaire monte à un taux exagéré. Il n'y aura plus dans un même pays une foule de petits marchés sans communication entre eux, et où les vendeurs de travail se trouvent à la merci des coalitions des acheteurs ; il n'y aura plus qu'un marché général, dont le cours sera réglé d'après l'état de l'offre et de la demande.
« Que si ce marché général est encombré de bras ; que si un excédent de travail pèse sur le taux du salaire, la publicité permettra encore aux travailleurs surabondants de se diriger sur les marchés étrangers où ils seront le plus assurés de trouver un débouché avantageux. L'émigration, qui n'est autre chose qu'une exportation de travail, n'aura plus lieu à l'aventure. Elle sera guidée par des renseignements positifs, et les hommes disposés à émigrer cesseront d'être retenus par l'appréhension des désastres qui atteignent trop souvent les émigrants dans des contrées où ils croyaient trouver un bon placement, mais où l'affluence des bras a déjà encombré le marché. L'émigration prendra un cours à la fois plus régulier et plus abondant, elle emportera de plus en plus les excédents de bras qui pèsent sur nos marchés, et les salaires de l'Europe tendront à s'élever au niveau de ceux du Nouveau-Monde, où l'abondance des agents naturels et la rareté du [282] travail se combinent pour les maintenir au taux le plus avantageux possible.
« Que la publicité appliquée aux marchés du travail puisse contribuer dans une large mesure à relever les salaires aujourd'hui comprimés par l'obscurité qui plane sur ces marchés et dont quelques monopoleurs profitent, cela ne nous paraît pas contestable. Mais est-il possible d'établir, quant à présent, cette publicité bienfaisante ? L'idée que nous venons de soulever est-elle pratique ?
« Nous sommes convaincu que cette idée pourrait être promptement réalisée dans notre pays, si les principaux organes de la publicité voulaient s'entendre pour l'appliquer ; si dans chaque foyer de notre production agricole et manufacturière les journaux se mettaient à publier régulièrement le cours du marché de travail, le nombre des bras offerts dans chaque industrie, l'état de la demande et de l'approvisionnement de bras, le relevé des transactions effectuées dans la semaine, etc. ; s'ils joignaient aussi à ce cours de leur localité l'état des marchés du pays et de l'étranger qui intéressent spécialement leur classe ouvrière. Il faudrait sans doute quelque temps avant que cette « publicité du travail » fût convenablement organisée, mais les journaux qui en auraient pris l'initiative ne manqueraient pas d'être récompensés des frais qu'ils auraient pu faire pour l'établir, car ils trouveraient toute une nouvelle et nombreuse catégorie de lecteurs dans les classes ouvrières maintenant intéressées à les consulter. D'un autre côté, les communes qui sont obligées aujourd'hui de contribuer à l'entretien des ouvriers sans travail ne seraient-elle pas intéressées à faciliter l'établissement de cette nouvelle branche de publicité, qui leur permettrait de réaliser de notables économies sur leurs dépenses de bienfaisance ? » (Économiste belge, numéro du 30 septembre 1855.)
La prohibition à la sortie des grains a été décrétée en Belgique, d'abord en septembre 1845 jusqu'en octobre 1847, ensuite en décembre 1854, et elle subsiste encore au moment où nous écrivons. Ses résultats, dans la première période, ont été parfaitement mis en lumière dans une série de lettres adressées au journal l'Émancipation, et signées : Un cultivateur.
Voici à l'aide de quels faits irrécusables le « cultivateur » [283] démontre que la prohibition à la sortie a été désastreuse, dans cette période de 1845-1847 :
« Une remarque préliminaire qui se présente comme d'ellemême, c'est qu'à en juger par les armes avec lesquelles on la soutient, la cause de la prohibition ne doit pas être bonne. Ses défenseurs ramassent des arguments de toute main ; les premiers venus leur sont bons, et pour peu qu'ils soient alourdis de quelques gros chiffres, n'importe leur valeur, ce sont de vrais assommoirs qu'ils brandissent et dont ils menacent de vous écraser, si l'on ne se hâte de crier merci. Et cependant quand on regarde avec quelque attention toute cette friperie statistique, qu'y trouve-t-on ? Hélas ! il faut bien le dire : on n'y trouve que des calculs grossiers, inexacts, incomplets, utiles tout au plus à jeter de la poudre aux yeux des plus ignorants, et disparaissant, comme une vaine fumée, au moindre souffle de la critique.
« L'un des arguments de cette espèce que les prohibitionnistes affectionnent, est celui-ci : pendant la crise de 1846-1847, quand les denrées alimentaires étaient prohibées à la sortie, les importations ont été beaucoup plus considérables qu'en 1853-1854, sous le régime de la liberté ; donc le commerce, entravé dans ses mouvements, est bien plus salutaire dans ses effets que le commerce libre.
« Comme vous le voyez, Monsieur, le raisonnement est puissant et la déduction très coulante ; ça revient à peu près à dire que les esclaves qui ont les fers aux pieds et aux mains, sont beaucoup plus vigoureux et font de meilleure besogne que les ouvriers qui disposent librement de tous leurs membres. Est-ce possible ? Et ceux mêmes qui ont dans la prohibition la foi le plus robuste, y croient-ils ?
« Vous savez, Monsieur, que l'exportation des grains a été défendue, en Belgique, depuis le 24 septembre 1845 jusqu'au 1er octobre 1847. Que s'est-il passé pendant cette période de vingt-cinq mois ? Si je consulte les publications officielles, je vois que l'importation mensuelle a été, en moyenne, de 7 732 834 kilogrammes pour le froment et de 3 840 639 kilogrammes pour le seigle.
« Ces chiffres diffèrent-ils d'une manière notable de ceux que les mêmes documents accusent sous le régime de la liberté, tant à l'entrée qu'à la sortie, depuis le mois d'août 1853 jusqu'à la fin de juillet 1854 ? Tout le monde peut faire la comparaison et s'assurer que, pendant la période de douze mois rappelée en dernier lieu, l'excédent mensuel des importations sur les exportations a été pour le froment de 7 797 740 kilogrammes et pour le seigle de 1 334 788 kilogrammes ; ce qui veut dire que, sous le régime de la liberté, l'étranger nous a fourni plus de froment que sous [285] celui de la prohibition, et que les importations du seigle seul ont dépassé pendant cette dernière période celles qui ont eu lieu en 1853-1854.
« Je reconnais sans peine que la différence, pour le seigle, a été très notable, puisque, pour un terme de douze mois, elle représente un total de plus de 400 000 hectolitres. Mais qu'est-ce que cela signifie, je vous prie ? Suffit-il de comparer les entrées de deux périodes pour prouver que le régime de l'une a été meilleur que celui de l'autre ? et n'est-il pas nécessaire de tenir compte des besoins de chaque époque, de la mesure dans laquelle ces besoins ont été satisfaits et, en dernier lieu, du prix qu'il en a coûté pour les satisfaire ? On aura beau me chanter sur tous les tons que, sous la prohibition, on a reçu des milliers d'hectolitres de blé de plus que sous la liberté, je suis en droit de répondre que cela importe peu, et qu'une pareille donnée n'a de sens qu'en tant qu'on mette en regard, d'une part, le déficit de la récolte indigène aux deux époques, et de l'autre, le prix moyen payé par le consommateur pendant chacune d'elles.
« Tout cela est parfaitement connu aujourd'hui ; ceux qui s'occupent de ces matières savent fort bien que la moisson de 18461847 a été, après celle de 1816-1817, la plus mauvaise que nous ayons eue depuis un demi-siècle, et que le seigle notamment, qui contribue pour un tiers à l'alimentation de nos populations, n'a produit, en moyenne, par hectare, que 7 hect. 50, tandis qu'en 1853 il a donné 17 hect. 43, et qu'en temps ordinaire il fournit à peu près 19 hectolitres. J'ai eu la patience de relever avec la plus grande minutie tous les chiffres officiels des commissions d'agriculture, concernant les récoltes du froment et du seigle, en 1846-1847 et en 18531854, et voici les résultats auxquels je suis arrivé :
Production du froment et du seigle.
FROMENT. | SEIGLE | TOTAUX | |
Hect. | Hect. | Hect. | |
En 1846-1847 | 5 365 027 | 2 392 357 | 7 757 384 |
En 1853-1854 | 4 650 852 | 5 326 618 | 9 977 470 |
Dans une année moyenne (1850-1852) | 5 964 548 | 5 773 054 | 11 737 602 |
Déficit.
FROMENT | SEIGLE | TOTAUX | |
Hect. | Hect. | Hect. | |
En 1846-1847 | 599 521 | 3 380 697 | 3 980 218 |
En 1853-1854 | 1 313 696 | 446 436 | 1 760 132 |
« Ce qui revient à dire qu'en 1846-1847, le déficit de la récolte a été plus [285] que le double de celui de 1853-1854, et que par suite les importations mensuelles auraient dû être deux fois plus importantes pour que les résultats, aux deux époques, fussent semblables. En a-til été ainsi ? Hélas ! non. Au plus fort de la crise de 1846-1847, c'està-dire depuis le mois de mai 1846 jusqu'au mois d'octobre 1847, nous n'avons reçu mensuellement de l'étranger que 8 447 981 kilogrammes de froment et 4 070 102 de seigle, chiffres qui, comparés à ceux des importations de 1853-1854, ne donnent qu'un excédent mensuel de 3 385 555 kilogrammes, soit à peu près l'équivalent de 600 000 hectolitres par douze mois.
« En résumé, Monsieur, voici, quant aux importations, comment les choses se sont passées sous le régime de la prohibition et sous celui de la liberté : le déficit de 1846-1847 s'est élevé à 3 980 000 hectolitres et les arrivages n'ont fourni que 2 183 000 hectolitres ; le déficit de 1853-1854 n'a été que de 1 760 000 hectolitre et l'excédent des importations sur les exportations a atteint le chiffre de 1 476 000 hectolitres ; ce qui, en dernière analyse, signifie qu'avec la prohibition il s'en est fallu de 1 797 000 hectolitres que tous les besoins, laissés en souffrance par la récolte, aient été satisfaits, tandis qu'avec la liberté la lacune n'a été que de 284 000 hectolitres.
« Demandez, je vous prie, Monsieur, aux prohibitionnistes comment ces chiffres se traduisent dans les registres de l'état civil. Je doute qu'ils soient en mesure de vous répondre. Et cependant la réponse est bien facile. Il n'y a qu'à ouvrir l'excellent Annuaire de M. Quelelet (pages 156 et 157) et l'on y lira qu'en Belgique, le nombre des décès annuels a été, en moyenne, de 1840 à 1845 (années normales) de 103 739, tandis qu'en 1846, il s'est élevé à 113 011 et, en 1847, à 125 215. 21 000 morts de plus qu'en temps ordinaire, voilà le bilan définitif de cette année désastreuse où les privations et les misères sous toutes les formes, nées de la pénurie d'aliments, ont engendré à leur tour des maladies, le plus souvent rebelles à tous les secours de l'art.
« Verra-t-on rien de pareil dans l'état civil de 1853 et de 1854 ? Je ne crains pas de répondre d'avance par la négative, et de prédire, sans risquer d'être démenti par les faits, que l'excédent de la mortalité de ces années n'atteindra pas le cinquième de ce qu'il a été en 1846 et 1847.
« Ce qui me porte surtout à faire cette prédiction, c'est que, pendant la crise actuelle, les mercuriales ont été à la fois moins élevées et plus uniformes, et tous ceux qui connaissent ces matières savent qu'en temps de disette la mort fait d'autant moins de victimes que le prix des céréales reste en-deçà de certaines limites et subit à la fois des variations moins nombreuses et des écarts plus modérés. Voici un petit tableau qui résume l'état des choses aux deux époques :
[286]
Prix moyen du froment (fr.)
En 1846-1847. | En 1853-1854. | |
Octobre | 24,84 | 31,63 |
Novembre | 26,09 | 32,95 |
Décembre | 26,96 | 32,95 |
Janvier | 28,26 | 33,20 |
Février | 31,02 | 32,51 |
Mars | 36,99 | 32,16 |
Avril | 37,89 | 32,44 |
Mai | 41,64 | 31,61 |
Juin | 39,84 | 32,80 |
Juillet | 37,47 | 32,47 |
Août | 26,47 | 29,37 |
Septembre | 25,98 | 28,62 |
Moyenne | 33,94 | 31,69 |
« Ces chiffres montrent clairement, ce semble, Monsieur, que, pendant la crise de 1846-1847, nos populations ont dû payer ce qu'elles ont pu avoir de blé 2-25 fr. de plus par hectolitre que pendant la crise actuelle, que l'écart des prix, qui, en 1853-1854, n'a été que de 4-58 fr., a atteint, en 1846-1847, la différence énorme de 1680 fr. Ce dernier résultat, qui est peut-être plus fâcheux que la cherté même, doit être attribué tout entier à la prohibition ; c'est elle qui, en suscitant dans le principe de la crise une baisse artificielle et en nous isolant des autres marchés de l'Europe, a entravé les opérations régulières du commerce, et a fait épuiser notre approvisionnement en quelques mois, sans qu'il nous vînt des arrivages suffisants pour parer aux besoins subséquents ; c'est elle qui, par cela même, a produit cette hausse subite et désastreuse du printemps de 1847, réaction dont les effets ont été d'autant plus déplorables, qu'en accablant à l'improviste des populations à bout de ressources, elle a dépassé de beaucoup les limites du budget de nos classes inférieures et provoqué, pendant quatre mois, tous les maux d'une véritable famine. »
Les mauvais résultats de la prohibition à la sortie, dans la seconde période qui commence au 1er décembre 1854, pour être moins visibles, n'en sont pas moins réels.
C'est ainsi que, du 1er janvier au 15 septembre 1854, sous le [287] régime de la liberté de sortie, le commerce a versé, sur les marchés belges.
En froment (kil.) | 80 311 307 |
Et qu'il en a retiré | 31 765 972 |
Différence en faveur de l'importation | 48 544 325 |
Dans le même espace de temps, nous avons reçu :
En seigle (kil.) | 25 206 994 |
Et nous avons exporté | 16 397 672 |
Différence en faveur de l'importation | 8 809 322 |
Du 1er janvier au 15 septembre 1855, sous le régime de la prohibition à la sortie, nous avons reçu :
En froment (kil.) | 58 195 987 |
En seigle | 12 117 826 |
Au premier abord, ces chiffres paraissent favorables à la prohibition à la sortie ; mais il convient de remarquer :
Que pendant les six premiers mois de 1855, sous le régime de la prohibition à la sortie, la Belgique n'a reçu que 31 845 392 kilogrammes de froment et de seigle, tandis que dans la même période de 1854, sous le régime de la liberté de sortie, ses approvisionnements s'étaient augmentés de 47 822 775 kg, déduction faite de l'exportation. À la vérité, les importations se sont accrues en juillet, août et septembre 1855, de manière à faire pencher la balance en faveur de cette dernière année ; mais sous l'influence de quelle cause ? Sous l'influence d'une augmentation extraordinaire des prix, augmentation causée, au moins en partie, par la lenteur que le commerce avait mise jusque-là à approvisionner un pays transformé en souricière à grains. C'est ainsi que, en juillet 1854, le prix du froment n'était que de 32-47 fr. par hectolitre ; de 29-37 en août, et de 28-62 en septembre. En 1855, au contraire, ce prix s'est élevé en juillet à 33-99 fr., en août à 33-38, et en septembre à 36-44. Doit-on s'étonner si ces prix élevés ont attiré dans le pays une quantité [288] de subsistances plus considérable que dans la période correspondante de 1854 ? N'en auraient-ils pas attiré, en admettant qu'ils se fussent produits, bien davantage encore si l'exportation était demeurée franche ?
« L'étranger hésite naturellement, dit M. G. Roscher, à importer du blé dans un pays qui en prohibe l'exportation. Il n'aurait qu'à venir trop tard, ou qu'à trouver des difficultés pour vendre sa marchandise, et il ne pourrait plus la reprendre. En Hollande, où l'exportation a presque toujours été libre, l'importation n'a jamais cessé d'être abondante. Il en résulta que le setier de froment coûtait quelquefois à Amsterdam 20 livres lorsque son prix était de 30 dans les provinces françaises les plus rapprochées. Pendant la cherté de 1789, le bruit se répandit que l'exportation du blé allait être défendue en Hollande. Ce bruit ayant engagé quelques négociants de Hambourg à retenir leurs navires frétés pour ce pays, la ville d'Amsterdam fut obligée de le démentir. On eut l'occasion de faire une expérience analogue à Hambourg. Lorsqu'en 1770 on discuta dans le sein du magistrat (corps municipal) la question de savoir s'il n'y avait pas de danger à permettre la forte exportation qu'on constatait, le corps des négociants déclara garantir la ville contre la disette, si l'on continuait à laisser le commerce libre, mais non dans le cas contraire. En 1771, cet exemple a été suivi avec beaucoup de succès par les villes de Cologne et de Neuwied (près Cobleniz) ; car, malgré les barrières dont toutes les contrées voisines étaient hérissées, on ne put leur fermer la route du Rhin. Même à Osnabrück, raconte Koch-Sternfeld, où, en 1772, on rendit libre le commerce des grains, « en désespoir de cause », la disette se fit moins sentir que dans les provinces voisines. Le nord de la Norvège, où l'on n'a jamais pu songer à prohiber l'importation ou l'exportation des grains, n'a jamais souffert autant de la disette que le midi de ce pays, bien que cette partie fût naturellement beaucoup plus riche. Lorsqu'une législation libérale a rendu une ville ou un pays le centre d'un commerce de grains important, cette ville ou ce pays est pour ainsi dire assuré contre la disette. Selon Reinarus, à Amsterdam, l'autorité se faisait faire, chaque semaine, par les courtiers en grains, un rapport sur les quantités existantes dans la ville, et, malgré la liberté de l'exportation, on trouva toujours des provisions surabondantes. » (Du commerce des grains, etc., p. 122.)
Citons encore quelques « considérations » très remarquables en faveur de la liberté d'exportation, présentées, en 1757, par [289] les négociants d'Amsterdam, et reproduites par l'auteur de la Richesse de la Hollande.
« Considérations sur une défense d'exporter des grains hors du pays, présentées en 1757 par les négociants d'Amsterdam au magistrat de la même ville.
« Dans un État libre, où chacun est d'ailleurs entièrement maître de disposer des biens qui lui appartiennent en propre, pour que la défense d'en exporter certains effets appartenant à des particuliers puisse se faire légitimement, il faut qu'elle tende à prévenir cette sorte de disette même que l'on appréhende, celle qui priverait les habitants en général et par conséquent toute la société du nécessaire dont on ne peut absolument se passer, et qui forcerait ainsi le souverain à user des droits les plus illimités de la puissance suprême.
« Mais, comme jusqu'à présent les choses n'en sont pas au point de faire craindre une disette générale de grains, il est sûr d'ailleurs qu'en tout cas une défense d'exporter les grains hors de ces provinces, soit dit avec respect, non seulement est un moyen peu propre à prévenir le mal, mais qu'au contraire il doit nécessairement produire un effet tout opposé et hâter même la disette que l'on appréhende.
« C'est une vérité incontestable que toutes les Provinces-Unies ensemble ne produisent pas par elles-mêmes une assez grande quantité de grains pour servir à la nourriture de leurs habitants, et qu'entre autres la province de Hollande et de West-Frise ne peut fournir de son propre crû une modique portion des grains nécessaires pour la subsistance des peuples qui l'habitent. Cependant il est également vrai que nulle part la disette ne se fait moins sentir et que même dans les années les plus stériles on ne la ressent en aucun lieu plus tard que dans ces provinces et nommément dans celle de Hollande.
« Cette vérité doit conduire à rechercher la cause d'un événement aussi surprenant et d'où vient que le pays le plus nécessiteux est comme le magasin qui fournit tous les autres. La cause extérieure n'est pas difficile à saisir, elle se conçoit d'abord et elle est connue d'un chacun ; on sait qu'on doit attribuer l'abondance des grains en Hollande à l'importation qui s'en fait du dehors. Or, si l'on pouvait conserver cette importation dans toute son activité et sans obstacle, et si l'on pouvait défendre l'exportation sans que l'importation en souffrît, l'on pourrait se flatter alors qu'une défense d'exporter procurerait à l'État une plus grande abondance, et ferait en même temps baisser le prix des grains. Mais le contraire est incontestablement [290] vrai. Car si l'exportation est défendue et que la baisse des prix doive résulter de cette défense, il faut nécessairement que l'importation cesse d'elle-même.
« La raison s'en fait sentir, dès que l'on fait attention à la nature et à la constitution intérieure du commerce qui nous procure l'importation. Celle des grains provient ou des achats que font faire nos négociants au dehors, ou de ce que les négociants étrangers nous envoient eux-mêmes. Le mobile qui fait agir les uns et les autres c'est l'espoir du gain, et cet espoir une fois détruit, tout commerce est également détruit. La prudence enseigne que dans toute constitution civile, il faut prendre les hommes tels qu'ils sont et que l'on ne peut former de conclusion relativement à ce qui doit arriver qu'en observant les motifs par lesquels un chacun est mis en activité.
« Aucun de nos négociants n'enverra son argent à l'étranger pour en acheter des grains, dont il ne lui serait pas permis de disposer librement, après qu'ils seront entrés dans ces provinces, mais qui y resteraient comme enfouis, et sur lesquels il ne pourrait manquer enfin de faire une perte considérable.
« C'est encore à quoi l'on doit s'attendre et même avec bien plus de certitude de la part des négociants étrangers qui peuvent envoyer leurs marchandises à Hambourg, à Brême, en France et en d'autres pays, où le commerce reste libre.
« Il en arrivera donc que la quantité de grains qui pourrait se trouver dans les magasins lorsque l'on publierait la défense, et dont l'on enlève une partie chaque jour, sans y rien suppléer d'ailleurs, diminuerait en peu de temps d'une manière très inquiétante. De sorte que par la disette que de cette manière l'on verrait pour ainsi dire aux portes, les prix des grains qui peut-être auront un peu baissé pendant quelques semaines, seront reportés à un prix infiniment plus haut qu'ils ne sont aujourd'hui ; et ainsi la défense de l'exportation deviendra le fatal expédient qui réduira les peuples à la plus grande misère et jettera nos dignes magistrats dans le dernier embarras ; le tout sans aucun espoir d'un prompt secours.
« … Au reste, ce qui a été dit jusqu'ici n'est ni nouveau ni occasionné par l'intérêt particulier de quelques commerçants en grains de la ville d'Amsterdam. Au contraire, ç'a toujours été l'opinion générale de ceux qui connaissaient un peu la Constitution de notre pays. Et nos seigneurs les États de Hollande et de West-Frise eux-mêmes se sont adressés, en 1507, à l'empereur Maximilien, par ces paroles remarquables :
« Que lesdites provinces de Hollande et de West-Frise n'ont point de blé par elles-mêmes, mais que, pour les alimenter, il faut y apporter du [291] blé des pays étrangers ; qu'ainsi le commerce et le trafic des blés est l'un des principaux négoces par lequel lesdites provinces se soutiennent, pourvu qu'elles aillent prendre des grains dans d'autres pays ou qu'on leur en envoie, pour les réexporter ellesmêmes ailleurs, où elles savent trouver leurs avantages. Et que s'il ne leur était pas permis, à eux suppliants, d'importer librement lesdits blés, les commerçants éviteraient ces provinces et se rendraient dans d'autres pays ; ce qui ferait, qu'eux suppliants, se verraient non seulement frustrés du commerce que les étrangers feraient chez eux, mais qu'ils seraient de plus cruellement exposés à manquer de blé pour leur subsistance.
« Persuadé que ce peu de remarques, directement applicables au cas présent, suffiront pour démontrer combien serait préjudiciable la défense de l'exportation, et pour faire voir qu'elle produirait un effet nécessairement contraire aux vues que l'on se propose, l'on ne fera que rappeler d'un seul mot le dommage qu'en souffriraient le commerce et la navigation en général et toutes les personnes qui y trouvent leur subsistance... Le commerce n'est plus, comme autrefois, le partage et la propriété d'un petit nombre de nations, que d'autres ne cherchent point à s'approprier. Tout le monde veut aujourd'hui attirer le commerce à soi ; il est plusieurs nations qui, pour cet effet, offrent les plus grandes aisances et les plus grands avantages. Et si nous conservons encore une sorte de marché ou d'étape de grains, nous le devons à la sûreté que trouvent, dans la liberté de notre Constitution, les négociants étrangers, aussi bien que ceux du pays même, et à la confiance qu'ils ont que le souverain y laisse à chacun la libre disposition de ce qui lui appartient. Mais si les commerçants étrangers, qui ont dans nos magasins des parties considérables de grains, éprouvent actuellement à leur perte, qu'on leur interdit ici la libre disposition et l'exportation de leurs marchandises, tandis que, dans d'autres États, dans d'autres villes, ils peuvent encore jouir pleinement de cette liberté, la correspondance passera aussitôt dans des pays où cette désagréable contrainte n'a point lieu, et nous perdrons d'un seul coup cette confiance par laquelle nous avons jusqu'ici écarté la disette. »
Citons enfin, pour terminer, cette judicieuse observation que Franklin adressait déjà aux prohibitionnistes de son temps, et que nous nous sommes borné à amplifier, dans la VIe conversation.
« Si le principe en vertu duquel vous prohibez l'exportation des grains est raisonnable, tenez-vous à ce principe et poussez-le hardiment jusqu'à ses dernières conséquences. Prohibez l'exportation de vos draps, de vos cuirs, de vos chaussures, de vos fers, de vos produits manufacturés de [292] toute espèce, pour les avoir à meilleur marché. Vous aurez certainement la satisfaction de les voir baisser… jusqu'à ce qu'on cesse de les fabriquer. »
(Franklin, Lettre sur le prix du blé.)
[1] Dans le pays flamand, l'estaminet s'élève presque à la hauteur d'une institution nationale. Tout le monde va à l'estaminet, pour y fumer, lire son journal, faire sa partie, et causer des grands et des petits événements du jour. Mais il y a estaminets et estaminets. Quelques-uns jouissent d'une véritable célébrité, et leur origine se perd dans la nuit des âges. La physionomie de ces estaminets du bon vieux temps n'a pas changé depuis des siècles : ce sont toujours les mêmes murs blanchis à la chaux, les mêmes chaises de bois, le même baes en bonnet de coton, les mêmes mieques joufflues et rubicondes que peignait Teniers. Dans ces estaminets types, on dédaigne les raffinements du luxe moderne ; on se fie, pour conserver la clientèle de l'établissement, sur la bonté reconnue du faro, de la lambic et de la gueuse-lambic (bières de Bruxelles), sur la bonhomie et la respectabilité du baes (maître de l'estaminet), sur l'affabilité des mieques (servantes de l'estaminet). On ne se trompe pas, au surplus, sur la puissance de ces attractions combinées ; car le vrai bourgeois de Bruxelles n'hésite pas à traverser la moitié de la ville, par le temps le plus affreux, pour aller passer la soirée à son estaminet. Rien ne peut l'en détourner. Il y va même, assure-t-on, le soir de ses noces. On excusera donc l'auteur d'avoir placé ses personnages dans un estaminet, car l'estaminet, c'est le principal foyer de la sociabilité flamande.
[2] Journal prohibitionniste.
[3] Voy. l'Histoire des mœurs en Europe, citée par le docteur Guillaume Roscher, Du commerce des grains, etc. ; traduction de M. Maurice Block, p. 69.
[4] L'Amigo et les Petits-Carmes sont les prisons de Bruxelles. L'Amigo est la prison où l'on dépose provisoirement les tapageurs, les vagabonds, les malfaiteurs, etc., comme la salle Saint-Martin à Paris.
[5] LAMARTINE, Jocelyn, épisode des laboureurs.
[6] Théâtre de Bruxelles, où l'on joue le drame et le vaudeville.
[7] Variété de lazzarone particulière à Bruxelles.
[8] Voy. l'appendice (a).
[9] Voy. l'appendice (b).
[10] Voy. l'appendice (c).
[11] Sur la législation et le commerce des grains. Collection des principaux économistes, édition Guillaumin, t. XV, p. 235.
[12] Du commerce des grains et des mesures à prendre en cas de cherté, par le docteur Guillaume Roscher ; trad. de M. Maurice Block, p. 137.
[13] Voy. à l'appendice (d).
[14] Diatribe adressée à l'auteur des Éphémérides.
[15] Économie politique de Schmalz, traduction de Henri Jouffroy, t. II, p. 73.
[16] Puits d'une mine.
[17] Voy. à l'appendice (e).
[18] Mémoire adressé à M. le bourgmestre et à MM. les membres du conseil communal de la ville de Bruxelles, p. 14.
[19] Mémoire cité plus haut, p. 4.
[20] Mémoire cité plus haut, p. 9.
[21] Dictionnaire de l'économie politique, article Boulangerie.
[22] Voy. à l'appendice (f).
[23] Voy. à l'appendice (g).
[24] Voyage en Icarie, par M. Cabet, p. 52.
[25] C'était un des articles du serment fédératif.
[26] Cette analyse de la loi du 4 mai 1793 est empruntée au Dictionnaire de l'économie politique, article Céréales.
[27] Voir à l'appendice (h).
[28] Voir à l'appendice (i).
[29] Esprit des lois, liv. V, chap. XIII.
[30] Voir à l'appendice (k).
[31] Petite rivière bourbeuse qui traverse Bruxelles.
[32] Le quarter, mesure anglaise, équivaut à 2.909 hectolitres.
[33] Ceci a été changé par une décision postérieure du conseil communal qui donne aux marchands de grains aussi bien qu'aux boulangers et aux particuliers le droit d'acheter et vendre à onze heures.
[34] La cour de cassation de France a jugé, par arrêt du 4 février 1826, qu'un règlement de police qui défend, sous des peines de police, d'aller au-devant des denrées en chemin d'être amenées à la ville, et de les arrher ou acheter avant leur introduction sur le marché, est obligatoire, comme restant dans les limites du pouvoir municipal. — Et qu'un tribunal de police ne peut, sans excès de pouvoir, et en créant des dispositions exceptionnelles non prévues par la loi ou par ce règlement, se dispenser d'appliquer les peines encourues par les contrevenants. (Loi du 16-24 août 1790, titre II, art. 3. Voir Jurisprudence du XIXe siècle, par Sirey, Dalloz, etc.,t. XXII, pp. 348-392.