CHARLES DUNOYER,
Nouveau traité d’économie sociale (1830)
Volume 2

Charles Dunoyer (1786-1862)  
[Created: 27 October, 2023]
[Updated: 27 October, 2023 ]
The Guillaumin Collection
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Charles Dunoyer, Nouveau traité d’économie sociale, ou simple exposition des causes sous l’influence desquelles les hommes parviennent à user de leurs forces avec le plus de LIBERTÉ, c’est-à-dire avec le plus FACILITÉ et de PUISSANCE (Paris: Sautelet et Mesnier, 1830). Volume 2.http://davidmhart.com/liberty/FrenchClassicalLiberals/Dunoyer/1830-NouveauTraite/Dunoyer-NT2.html

Charles Dunoyer, Nouveau traité d’économie sociale, ou simple exposition des causes sous l’influence desquelles les hommes parviennent à user de leurs forces avec le plus de LIBERTÉ, c’est-à-dire avec le plus FACILITÉ et de PUISSANCE (Paris: Sautelet et Mesnier, 1830). Volume 2.

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Tables des chapitres contenus dans le tome deuxième

Tome Deuxième

 


 

Nouveau traité d’économie sociale, ou simple exposition des causes sous l’influence desquelles les hommes parviennent à user de leurs forces avec le plus de LIBERTÉ (1830).
Volume II

[II-1]

CHAPITRE XIII.
Des divers ordres de travaux et de fonctions qu'embrasse la société industrielle.

§ 1. J'ai cherché, dans le premier volume de cet ouvrage, quelles étaient les conditions de la liberté, considérée d'une manière générale et hors de tout mode spécial d'activité. On a vu qu'elle dépendait : 1° de la race, 2° des circonstances extérieures, 3° de la culture; c'est-à-dire que les hommes parvenaient d'autant plus à agrandir la sphère de leur activité et à se mettre à même d'agir avec facilité et avec puissance, que la nature les avait doués d'organes plus parfaits, qu'ils avaient été placés dans des circonstances plus favorables au développement de leurs forces, et finalement qu'ils les avaient plus développées. Je me suis appliqué surtout à faire voir combien la liberté [II-2] dépendait du degré de culture. J'ai fait la revue successive des principaux modes d'existence par lesquels paraît être passée l'espèce humaine, et j'ai constamment trouvé que l'homme était d'autant plus libre qu'il était parvenu à un état de culture plus perfectionné. Ainsi les faits nous ont clairement démontré qu'il y avait plus de liberté dans la vie nomade que dans la vie sauvage; dans la vie sédentaire que dans la vie nomade; dans la servitude, telle qu'elle existait au moyen âge, que dans l'esclavage domestique des anciens; sous le régime du privilège que dans la demi-servitude du moyen âge; chez les peuples dominés par une tendance; commune vers l'industrie des places que dans les pays où tout se fait par privilège. Enfin, arrivé à cette manière de vivre que j'appelle l'industrie, la vie industrielle, il m'a paru, tout en tenant compte des obstacles que trouvait encore ici la liberté, que ce mode d'existence était, de tous ceux que j'avais traversés, le mieux approprié à la nature de l'homme, le plus favorable au plein développement de ses facultés, celui, en un mot, dans lequel il pouvait devenir le plus libre.

§ 2. Je reviens maintenant sur ce dernier état. Après l'avoir considéré dans son ensemble, il me reste à l'envisager dans ses détails. J'ai à parler des divers ordres de travaux et de fonctions qu'il [II-3] embrasse. J'ai à faire connaître la nature, l'influence, et principalement les moyens de ces divers modes d'activité. Mais il faut que je cherche d'abord quels sont tous ces modes d'activité que comprend la société industrielle. J'ai fait connaître précédemment sa nature; j'ai dit quel était le caractère commun à tous ses travaux [1]; mais je n'ai pas dit quels étaient les travaux et les actions dont elle se compose. L'ordre des idées veut que je commence par-là. Avant de chercher à quelles conditions tout travail peut s'exécuter librement dans la société dont je m'occupe, il faut que je dise quel est l'ensemble des professions et des fonctions qui entrent dans l'économie de cette société et qui concourent au développement de ses forces.

§ 3. Puisque l'industrie, ainsi que nous l'avons vu, consiste à faire quelque chose d'utile; puisque industrie c'est production d'utilité, il est évident qu'il faudra appeler classes industrieuses toutes les classes utiles, toutes les classes productrices. Mais qui est-ce qui est, et qui est-ce qui n'est pas producteur? et, dans cette multitude de professions qui concourent simultanément à l'activité sociale, quelles sont celles qui contribuent véritablement à la production? Je ne sais si la chose est [II-4] très-malaisée à déterminer; mais il est certain qu'à cet égard on est encore loin de s'entendre.

Dans le langage habituel, on ne reconnait comme productrices, et l'on n'appelle conséquemment industrielles, que les classes dont l'activité s'exerce sur la nature physique, et dont les produits se réalisent dans quelque chose de matériel. Ainsi l'on appelle producteur, homme d'industrie, le cultivateur, le maçon, le charron, le maréchal, le menuisier, le serrurier, et une multitude d'autres travailleurs qui, à l'aide de certaines forces, de certains outils et d'un certain artifice, parviennent à fixer de certaines utilités dans les choses. Mais quant à tous ceux qui agissent sur les personnes, quant au médecin, à l'instituteur, à l'avocat, au prédicateur, au fonctionnaire, au musicien, au comédien, etc., on ajoute qu'ils ne sont point des gens d’industrie; et la raison qu'on en donne, c'est que leur travail ne s'exécute sur aucune matière, qu'il ne laisse après lui rien de réel, rien de durable, rien qui soit susceptible de s'accumuler et de se vendre; d'où l'on conclut qu'il est improductif.

« Le travail de quelques-unes des classes les plus respectables de la société, dit Smith, ne produit aucune valeur; il ne se fixe, il ne se réalise sur aucune chose qui puisse se vendre, qui subsiste après la cessation du travail, et qui puisse [II-5] servir à acheter par la suite une quantité de travail pareille. Le souverain, par exemple, ainsi que tous les autres magistrats civils et militaires qui servent sous lui, toute l'armée, toute la flotte, sont autant de travailleurs improductifs. Leur service, tout honorable, tout nécessaire qu'il est, ne produit rien avec quoi l'on puisse acheter ensuite une pareille quantité de service. La protection, la tranquillité, la défense de la chose publique, qui sont le résultat du travail d'une année, ne peuvent servir à acheter la protection, la tranquillité, la défense qu'il faut pour l'année suivante. Quelques-unes des professions les plus graves, et quelques-unes des plus frivoles, doivent à cet égard être mises sur le même rang : ce sont celles des ecclésiastiques, des gens de loi, des médecins, des gens de lettres de toute espèce, et celles des comédiens, des farceurs, des musiciens, des chanteurs, des danseurs de l'Opéra, etc. Le travail de la plus noble comme celui de la plus vile de ces professions ne produit rien avec quoi l'on puisse ensuite acheter ou faire faire une pareille quantité de travail. Leur travail à toutes, tel que la déclamation de l'acteur, le débit de l'orateur ou les accords du musicien, s'évanouit au moment même qu'il est produit [2]. »

[II-6]

M. de Tracy, dont l'esprit est si net et si ferme, ne voit pas, à cet égard, les choses autrement que l'auteur de la Richesse des nations. Tout en commençant par reconnaître, ce que ne fait pas Smith, que tous nos travaux utiles sont productifs [3], il trouve ensuite, comme Smith, plusieurs sortes de travaux improductifs, bien qu'ils lui paraissent éminemment utiles. « Il n'est pas douteux, dit-il, qu'un gouvernement quelconque ne soit très-nécessaire à toute société : il faut bien que ses membres soient jugés, administrés, protégés, défendus, garantis, contre toute espèce de violence [4] ; » et néanmoins, « une première chose bien certaine, ajoute-t-il, c'est que le gouvernement ne peut être rangé parmi les consommateurs de la classe industrieuse... Sa consommation est définitive ; il ne reste rien du travail qu'il solde [5]. » M. de Tracy en dit autant des services personnels des avocats, des médecins, des soldats, des domestiques : « leur utilité est celle du moment du besoin, comme celle d'un concert, d'un bal, d'un spectacle, qui est instantanée, et disparaît aussitôt [6]. » L'auteur [II-7] avait déjà exprimé les mêmes idées dans un autre ouvrage.

« N'oublions jamais, disait-il, que le travail productif est celui dont il résulte des valeurs supérieures à celles que consominent ceux qui s'y livrent. Le travail des soldats, des gouvernemens, des avocats, des médecins peut être utile; mais il n'est pas productif, puisqu'il n'en reste rien. Tout ce qui est employé à payer les soldats, matelots, juges, administrateurs, prêtres et ministres, est ab, solument perdu; aucun de ces gens-là ne produit riep qui remplace ce qu'ils consomment [7]. »

Je retrouve toute la même doctrine dans M. de Sismondi. La société, suivant cet auteur, ne peut se passer d'administrateurs, de juges, de militaires; et, néanmoins, « toute cette population gardienne, depuis le chef de l'État jusqu'au moindre soldat, ne produit rien, par la raison, dit-il, que son ouvrage ne revêt aucune forme matérielle, et n'est pas susceptible de s'accumuler, » La société ne peut également se passer d'instituteurs, de prêtres, de savans, d'artistes; et, néanmoins, les travaux de ces hommes sont improductifs, « parce qu'ils ne donnent pas de fruits matériels, et qu'on ne thésaurise pas de ce qui n'appartient qu'à l'âme. » Enfin la société n'a pas moins besoin des [II-8] professions qui soignent le corps de l'homme, que de celles qui perfectionnent son intelligence; et toutefois, suivant M. de Sismondi, les travaux des médecins et des chirurgiens sont tout aussi improductifs que ceux des savans et des artistes, par la raison que « les effets de ces travaux ne peuvent de même s'accumuler [8].

Un autre écrivain, M. Malthus, dans ses Principes d'économie politique, paraît dire implicitement les mêmes choses. Il ne reconnaît de richesses réelles que celles qui sont fixées dans des objets matériels, et trouve que c'est renverser de fond en comble les principes de la science que de regarder comme productive toute industrie dont l'activité ne s'épuise pas sur la matière [9].

J'ai sous les yeux le livre d'un autre économiste anglais, M. Mill, qui reconnaît que le gouvernement, lorsqu'il se renferme dans son véritable objet, remplit une fonction de la plus grande importance; et, néanmoins, il ne laisse pas de ranger dans la classe des consommations stériles le prix que coûte son travail, disant qu'il ne concourt à [II-9] la production que d'une manière très-indirecte, et que directement il ne produit rien [10].

M. Say est, à ma connaissance, le seul économiste qui ait essayé de rectifier cette doctrine, et il me semble, je dois le dire, que cet essai est loin d'avoir été heureux [11]. A la différence de Smith et des autres économistes que je viens de citer, il met au rang des professions productives les industries du médecin, de l'instituteur, de l'avocat, de l'homme de lettres, du fonctionnaire, et en général de toutes les classes de travailleurs que Smith qualifie d’improductrices. M. Say dit que ces classes sont productrices de produits immatériels; mais telle est en même temps la nature qu'il assigne à ces produits, qu'autant vaudrait qu'il eût dit, comme Adam Smith, que les industries qui les créent ne sont pas du tout productives. En effet, les produits auxquels il donne le nom d'immatériels sont, d'après ses propres paroles, des produits qui ne s'attachent à rien, qui s'évanouissent à mesure qu'ils naissent, qu'il est impossible d'accumuler, qui n'ajoutent rien à la richesse nationale, qu'il y a du désavantage à multiplier, et dont [II-10] la nature est telle, finalement, que la dépense que l'on fait pour les obtenir est improductive.

On désigne par le nom de produits immatériels, dit M. Say, une utilité produite qui n'est attachée à aucune matière [12]; et il cite pour exemple l'ordonnance du médecin, l'opération du chirurgien, la consultation de l'avocat, la sentence rendue par le juge, l'air chanté par le musicien, le jeu de l'acteur qui représente une pièce de théâtre, etc. Ce qui caractérişe ces produits, ajoute-t-il, c'est qu'ils n'ont de durée que le temps même de leur production, et qu'ils doivent nécessairement êtreconsommés aų moment même qu'ils sont produits [13]. De la nature des produits immatériels, dit encore M. Say, il résulte qu'on ne saurait les accumuler, et qu'ils ne servent point à augmenter le capital national; le capital d'une nation ou il se trouverait une foule de musiciens, de prêtres, d'employés, ne recevrait de tout le travail de ces hommes industrieux aucun accroissement direct [14]. M. Say conclut également de la nature des produits immatériels qu'il n'est pas aussi avantageux de les multiplier que toute autre [II-11] espèce de produits [15]. Enfin il met la dépense faite pour les obtenir au rang des consommations stériles. C'est ainsi qu'après avoir (liv. 1, ch. 13, de son Traité) placé les services rendus par un instituteur, un moraliste, un juge, un administrateur, au nombre des produits les plus réels, les plus utiles, les plus nécessaires, il met (liv. 3, ch. 4 et 6) au rang des consommations improductives les dépenses faites pour obtenir ces produits. C'est par des consommations improductives, dit-il, que l'homme acquiert des connaissances, qu'il étend ses facultés intellectuelles, qu'il élève ses enfans, etc. Les dépenses qu'il fait pour son perfectionnement moral sont également des consommations improductives ; ces consommations n'ajoutent rien aux richesses de la société, comme on l'a répété trop souvent [16]. Bien que les fonctionnaires publics, lorsqu'ils rendent de véritables services, soient des travailleurs productifs, dit-il encore, leur travail n'augmente en rien le capital national: l'utilité qu'ils produisent est détruite à mesure qu'elle est produite, comme celle qui résulte pour les particuliers du travail des médecins et des autres producteurs de produits immatériels [17]. Les gouvernans, que [II-12] M. Say place au nombre des travailleurs productifs, lui paraissent néanmoins si peu producteurs, qu'il appelle la protection qu'ils procurent un avantage négatif, et dont on est peu touché; qu'il dit des sommes que leur paient les contribuables, qu'elles leur sont livrées gratuitement et sans compensation ; qu'il assimile enfin les impôts par eux perçus, en échange de leurs services, à une destruction pure et simple, pareille à celles qu'opèrent les fléaux naturels, comme la grêle, la gelée [18] . De telle façon que M. Say, qui commence par faire le procès à Smith, parce qu'il n'a pas placé le médecin, l'avocat, le juge, l'administrateur, au rang des travailleurs productifs, finit par aller plus loin que Smith mênie, et par assimiler à une perte sèche ce que l'on paie au gouvernement et à ses agens.

Ainsi voilà dans la société une multitude de travailleurs, non pas ceux dont les produits commencent par se réaliser dans les choses, mais ceux qui agissent directement sur les hommes, ceux qui s'occupent de la conservation de leur santé, du développement de leurs forces, de la culture de leur intelligence ou de leur imagination, de la direction de leurs facultés affectives et de la formation de leurs habitudes morales; voilà, dis-je, le médecin, le gymnasiarque, le savant, l'artiste, le [II-13] magistrat, le moraliste, qui ne sont pas du tout des producteurs, selon Smith et d'autres écrivains de son école, et qui, suivant M. Say, ne sont que des producteurs équivoques qui créent bien, il est vrai, des produits, mais des produits tels, que la dépense qu'on fait pour les obtenir est improductive, — qu'il y a du désavantage à les multiplier, qu'ils n'ajoutent absolument rien à la richesse sociale, — et cela par la raison qu'ils ne s'attachent à rien, qu'ils périssent à mesure qu'ils naissent, — et qu'il est impossible de les conserver et de les accumuler.

§ 4. Il me semble que, sur ce point très-capital, les idées ont besoin d'être mieux éclaircies qu'elles ne l'ont été par les fondateurs de la science. Je crois, sans vouloir porter la moindre atteinte aux droits qu'ils ont, sous tant d'autres rapports, à l'estime et à la reconnaissance des lecteurs, qu'ils nous donnent ici des notions peu justes de la nature des choses, et qu'ils n'ont compris qu'imparfaitement le rôle que jouent dans l'économie sociale et la part que prennent à la production les classes de travailleurs très-nombreuses et très importantes dont il s'agit en ce moment.

Il n'est pas exact de dire, selon moi, que le travail de ces classes ne contribue pas à la produce tion, ou, ce qui revient absolument au même, que [II-14] ce qu'elles produisent est consommé en même temps que produit. Ce qui est consommé en même temps que produit, c'est leur travail : il a cela de commun avec celui des travailleurs de toutes les classes ; mais l'utilité qui en résulte ne l'est certainement pas.

C'est faute d'avoir distingué le travail de ses résultats (et je prie qu'on prenne garde à cette distinction, car elle est des plus essentielles), e'est, dis-je, faute d'avoir distingué le travail de ses résultats, que Smith et ses principaux successeurs sont tombés dans l'erreur que je signale. Toutes les professions utiles, quelles qu'elles soient, celles qui travaillent sur les choses, comme celles qui opèrent sur les hommes, font un travail qui s'évanouit à mesure qu'on l'exécute, et toutes créent de l'utilité qui s'accumule à mesure qu'elle s'obtient. Il ne faut pas dire avec Smith que la richesse est du travail accumulé, il faut dire qu'elle est de l'utilité accumulée. Encore une fois, ce n'est pas lé travail qu’on accumule, c'est l'utilité le travail produit : le travail se dissipe à mesure qu'il se fait; l'utilité qu'il produit demeure [19] .

[II-15]

Très-assurément, la leçon que débite un professeur est consommée en même temps que produite, de même que la main-d'œuvre répandue par le potiér sur l'argile qu'il tient dans ses mains ; mais les idées inculquées par le professeur dans l'esprit des hommes qui l'écoutent, la façon donnée à leur intelligence, l'impression salutaire opérée sur leurs facultés affectives, sont des produits qui restent tout aussi bien que la forme imprimée à l'argile par le potier. Un médecin donne un conseil, un juge rend une sentence, un orateur débite un discours, un artiste chante un air ou déclame une tirade : c'est là leur travail; il se consomme à mesure qu'il s'effectué, comme tous les travaux possibles; mais ce n'est pas leur produit, ainsi que le prétend à tort M. Say : leur produit est dans le résultat de leur travail, dans les modifications utiles et durables que les uns et les autres ont fait subir aux [II-16] hommes sur lesquels ils ont agi, dans la santé que le médecin a rendue au malade, dans la moralité, l'instruction, le goût qu'ont répandus le juge, l'artiste, le professeur. Or, ces produits restent; ils sont susceptibles de se conserver, de s'accroître, de s'accumuler, et nous pouvons acquérir plus ou moins de vertus et de connaissances, de même que nous pouvons amasser plus ou moins de blé, de drap, de monnaie, et de toutes ces utilités qui sont de nature à se fixer dans les choses.

Il est vrai que l'instruction, le goût, les talens, sont des produits immatériels. Mais en créons-nous jamais d'autres ? et n'est-il pas surprenant de voir M. Say en distinguer de matériels et d'immatériels, lui qui a si judicieusement remarqué que nous ne pouvons créer la matière, et qu'en toutes choses nous ne faisons jamais que produire des utilités ? La forme, la figure, la couleur, qu'un artisan donne à des corps bruts sont des choses tout aussi immatérielles que la science qu'un professeur communique à des êtres intelligens; ils ne font que produire des utilités l'un et l'autre, et la seule différence réelle qu'on puisse remarquer entre leurs industries, c'est que l'une tend à modifier les choses, et l'autre à modifier les hommes.

On ne peut pas dire que les produits du professeur, du juge, du comédien, du chanteur, ne s'attachent à rien ; ils s'attachent aux hommes, de [II-17] même que les produits du fileur, du tisserand, du teinturier se réalisent dans les choses.

On ne peut pas dire qu'il est impossible de les vendre: ce qui ne se vend point, du moins dans les pays assez civilisés pour n'avoir plus d'esclaves, ce sont les hommes dans lesquels l'industrie les a fixés; mais quant à ces produits eux-mêmes, ils sont très-susceptibles de se vendre, et les hommes en qui ils existent les vendent en effet continuellement. L'industrie, les capacités, les talens, sont un objet d'échange comme les utilités de toute autre espèce; ces valeurs affluent de même sur le marché; le prix s'en établit absolument de la même manière, et la place est couverte de gens qui offrent de communiquer, moyennant une certaine rétribution, les qualités, les talens, les facultés, que l'art a fixés dans leur personne, de même qu'une foule d'autres marchands offrent de céder, à prix d'argent, les utilités que l'art a réalisées dans les choses qu'ils possèdent; seulement ceux-ci livrent les choses avec l'utilité qu'elles renferment, tandis que les premiers communiquent l'utilité qui est en eux, sans pour cela se livrer eux-mêmes [20] .

[II-18]

On ne peut pas dire que les valeurs fixées dans les hommes ne sont pas de nature à s'accumuler: il est aussi aisé de multiplier en nous-mêmes les modifications utiles dont nous sommes susceptibles, que de multiplier dans les choses qui pouş entourent les modifications utiles qu'elles peuvent recevoir.

On ne peut pas dire qu'il y a du désavantage à les multiplier: ce qu'on ne peut multiplier sans désavantage, ce sont les travaux nécessaires pour obtenir une espèce quelconque de produits; mais quant aux produits eux-mêmes, on ne peut sûrement pas dire qu'il y a du désavantage à les accroître: on ne voit pas plus les hommes se plaindre d'avoir trop d'industrie, de savoir, de bons sentimens, de vertus, qu'on ne les voit se plaindre de posséder trop d'utilités de quelque autre espèce [21] .

[II-19]

On ne peut pas dire que la dépense faite pour obtenir ces produits est improductive ; ce qui serait improductif, ce seraient les frais que l'on ferait inutilement pour les créer; mais quant aux frais nécessaires pour cela, ils ne sont pas improductifs, puisqu'il en peut résulter une véritable richesse, et une richesse supérieure à ses frais de production : il n'est sûrement pas rare que des talens acquis vaillent plus que la dépense faite pour les acquérir ; il n'est pas impossible qu'un gouvernement fasse naître, par une administration éclairée de la justice, des habitudes morales d'un prix très-supérieur à la dépense qu'il faut faire pour cela [22] .

[II-20]

On ne peut pas dire, enfin que ces produits n'ajoutent rien au capital national : ils l'augmentent aussi réellement que peuvent le faire des produits de toute autre espèce. Un capital de connaissances ou de bonnes habitudes ne vaut pas moins qu'un capital d'argent. Une nation n'a pas seulement des besoins physiques à satisfaire : il est dans sa nature d'éprouver beaucoup de besoins intellectuels et moraux; et, pour peu qu'elle ait de culture, elle placera la vertu, l'instruction, le goût, au rang de ses richesses les plus précieuses. Ensuite ces choses, qui sont de vraies richesses par elles-mêmes, par les plaisirs purs et élevés qu'elles procurent, sont en outre des moyens indispensables pour obtenir cette autre espèce de valeurs que nous parvenons à fixer dans les objets matériels. Il ne suffit pas en effet, pour produire celles-ci, de posséder des ateliers, des outils, des machines, des denrées, des monnaies: il faut des forces, de [II-21] la santé, de la science, du goût, de l'imagination, de bonnes habitudes morales, et les hommes qui travaillent à la création ou au perfectionnement de ces produits, peuvent à juste titre être considérés comme producteurs des richesses improprement dites" matérielles, tout aussi bien que ceux qui travaillent directement à les créer. Il est sensible, en un mot, que si une nation accroît son capital en étendant ses cultures, en améliorant ses terres, en perfectionnant ses usines, ses instrumens, ses bestiaux, elle l'accroît, à plus forte raison, en se perfectionnant elle-même, elle qui est la force par excellence, la force qui dirige et fait valoir toutes les autres.

Il est d'autant plus étrange qu'on refuse aux nombreuses classes d'ouvriers qui travaillent à l'éducation de l'espèce humaine le titre de travailleurs productifs, que les économistes qui leur refusent ce titre d'un côté le leur accordent presque tous d'un autre. C'est ainsi que Smith, après avoir dit, dans dans les passages de son livre que nous avons cités plus haut, que les gens de lettres, les savans et autres personnes semblables, sont des ouvriers dont le travail ne produit rien, dit expressément ailleurs que les talens utiles acquis par les membres de la société (talens qui n'ont pu être acquis qu'à l'aide de ces hommes qu'il appelle des travailleurs improductifs), sont un produit fixé et réalisé pour [II-22] ainsi dire dans les personnes qui les possèdent, et forment une partie essentielle du fonds général de la société, une partie de son capital fixe [23] . C'est ainsi que M. Say, qui dit des mêmes classes d'industrieux que leurs produits ne sont pas susceptibles de s'accumuler et qu'ils d'ajoutent rien à la richesse sociale, prononce formellement, d'un autre côté, que le talent d'un fonctionnaire public, que l'industrie d'un ouvrier (créations évidentes de ces hommes dont on ne peut accumuler les produits), forment un capital accumulé [24] . C'est ainsi que M. de Sismondi, qui, d'une part, déclare improductifs les travaux des instituteurs, etc., affirme positivement, d'un autre côté, que les lettres et les artistes (ouvrage incontestable de ces instituteurs) font partie de la richesse nationale [25] .

Comment des esprits si forts et si logiques ont-ils pu tomber dans une si évidente contradiction? Par une seule cause : parce qu'ils n'ont pas songé à distinguer ici le travail de ses résultats. Tantôt ils ont vu les produits du médecin, du professeur, du musicien, de l'artiste dramatique, dans leur travail, dans l'ordonnance de l'un, dans la leçon de l'autre, dans le chant ou le jeu du troisième et du quatrième, et alors ils ont dit, très-conséquemment, [II-23] qu'il était dans la nature de ces produits de ne pouvoir s'accumuler, de se consommer à l'instant même de leur naissance : il est clair, en effet, que l'air dont un musicien frappe nos oreilles, que le discours que débite un orateur, que le peu de mots qu'un médecin articule au chevet du lit de son malade, ne forment par eux-mêmes aucun produit qui puisse être retenu et mis en réserve: « Leur production, pour me servir des paroles mêmes de M. Say, leur production est de les dire, leur consommation de les entendre : ils sont consommés en même temps que produits [26] . » Tantôt, au contraire, les mêmes économistes ont vu les produits de ces classes de travailleurs, dans le résultat de leur travail, dans les forces et la santé que le médecin a rendues aux malades, dans la salutaire impression que le prêtre du haut de sa chaire a faite sur l'âme de ses auditeurs, dans les modifications utiles que le professeur a fait subir à l'intelligence de ses élèves ; et alors ils ont dit, très-conséquemment encore, que leurs produits étaient un capital fixé et réalisé dans les personnes mêmes sur lesquelles ils avaient agi. Cependant il est clair que les produits de ces travailleurs ne peuvent être à la fois une chose qui s'évapore et une chose qui se fixe, des valeurs qui [II-24] s'évanouissent en naissant et des valeurs qui s'accumulent à mesure qu'elles naissent. [27]

La vérité, pour ces travailleurs comme pour tous les industrieux possibles, c'est qu'il n'y a que leur travail qui s'évanouisse en s'opérant, et que, quant à leurs produits, ils sont aussi réels que ceux des classes les plus évidemment productrices. Que peut-on faire de mieux, en effet, pour accroître le capital d'une nation que d'y multiplier le nombre des hommes sains, vigoureux, adroits, instruits, vertueux, exercés à bien agir et à bien vivre? Quelle richesse, alors même qu'il ne s'agirait que de bien exploiter le monde matériel, pourrait paraître supérieure à celle-là? Quelle richesse est plus capable [II-25] d'en faire naître d'autres? Or, voilà précisément celle que produisent toutes les classes de travailleurs qui agissent directement sur les hommes, à la différence de celles qui ne travaillent pour eux qu'en agissant sur les choses. Un gouvernement, quand il est ce qu'il doit être, est un producteur d'hommes soumis à l'ordre public et rompus à la pratique de la justice; un véritable moraliste est un producteur d'hommes moraux; un bon instituteur est un producteur d'hommes éclairés; un artiste digne de ce nom est un producteur d'hommes de goût et d'ame, d'hommes exercés à sentir tout ce qui est bon et beau ; un maître d'escrime, d'équitation, de gymnastique, est un producteur d'hommes hardis, agiles, robustes; un médecin est un producteur d'hommes bien portans. Ou bien, si l'on veut, ces divers industrieux sont, suivant la nature de l'art qu'ils exercent, des producteurs de santé, de force, d'agilité, de courage, d'instruction, de goût, de moralité; toutes choses qu'on espère bien acquérir lorsqu'on consent à payer les services destinés à les faire naître, toutes choses dont le prix est, pour ainsi dire, coté; ayant par conséquent une valeur vénale, et formant la portion la plus précieuse et la plus féconde des forces productives de la société.

C'est donc à tort incontestablement que Smith regarde comme absolument improductifs, et M. Say [II-26] comme productifs seulement d'une sorte d'utilité fugitive, aussitôt détruite que créée, et n'ajoutant rien directement à la richesse sociale, les travaux des médecins, des instituteurs, des artistes, des officiers de morale, des fonctionnaires publics, et en général de toutes les classes de travailleurs dont l'industrie s'exerce immédiatement sur les hommes. Ce qui est détruit en même temps que produit, c'est le travail de ces industrieux : il a, je l'ai dit, cela de commun avec celui des industrieux de toutes les classes; mais quant aux résultats de leur travail, quant aux facultés qu'il développe dans l'homme, ce sont là des richesses réelles, durables, transmissibles, échangeables, tout comme celles que d'autres classes de travailleurs parviennent à attacher à des corps bruts, à la matière inanimée. On peut même dire que ces richesses sont plus susceptibles de conservation et d'accroissement que celles que nous parvenons à fixer dans la matière ; car nous ne pouvons user de celles-ci sans les détruire, ni les transmettre sans les perdre, tandis que les idées, les affections, les sentimens se perfectionnent par l'usage et s'accroissent par la communication.

Encore une fois, c'est donc limiter d'une manière très-peu exacte le sens du mot producteur que de le restreindre aux seuls industrieux dont l'activité s'épuise sur les choses et de le refuser à ceux qui [II-27] travaillent sur les hommes, ou bien de dire que ceux-ci sont moins producteurs que les autres, que leurs produits sont moins susceptibles de se conserver, de s'accumuler, d'ajouter à la masse de nos richesses. La seule différence réelle qu'il y ait tre ces deux grandes classes de travailleurs, c'est que les uns fixent dans les choses des utilités d'une certaine espèce, et les autres dans les hommes des utilités d'une autre espèce; que les uns donnent aux choses une multitude de formes, de figures, d'odeurs, de sons, de couleurs, de saveurs, et les autres aux hommes une multitude non moins grande de notions, de connaissances, de talens, d'aptitudes, d'habitudes, etc. Mais quant aux utilités que les uns fixent dans les choses, et à celles que les autres réalisent dans les hommes, ce sont également des utilités; ceux qui les produisent sont également des producteurs, et il faut dire, en parlant des uns et des autres, qu'ils concourent tous, chacun à leur façon, à la vie, à la prospérité, à la force, à la gloire, à la dignité de l'espèce humaine.

Ainsi il y a à faire entrer dans la société plusieurs classes d'individus que les économistes n'y ont pas encore admises, ou qu'ils n'y ont pas admis à leur vrai titre, ou qu'ils n'y admettent en quelque sorte que temporairement. Smith nie que les officiers civils et militaires, les ecclésiastiques, les gens de loi, les médecins, les gens de lettres, les [II-28] comédiens, les artistes de toute sorte soient des producteurs : on vient de voir qu'ils le sont, ou du moins qu'ils le peuvent être. — M. Say, en les tenant pour producteurs, dit qu'il est de la nature de leurs produits de s'évanouir en se produisant, de ne pouvoir s'accumuler, de ne rien ajouter à la richesse sociale : on vient de voir au contraire que leurs produits se conservent, qu'ils s'accumulent, et qu'ils contribuent à l'accroissement du capital social autant qu'aucune autre espèce de valeurs. -D'autres écrivains veulent que certains de ces travailleurs, notamment les magistrats et les agens de la force publique, ne soient destinés à figurer dans la société que pour un temps, observant que la nécessité de leurs services se fait de moins en moins sentir, et que leur importance sociale suit une marche décroissante [28] : il y a à répondre que le fonds sur lequel agissent les travailleurs dont il s'agit ici, n'est pas plus aisé à connaître, à régler, à épuiser, que les divers sujets sur lesquels agissent les travailleurs de toutes les autres classes. A la vérité, leur tâche, comme celle de toutes les industries, devient graduellement plus aisée ; mais nous n'avons aucun sujet de penser qu'elle sera un jour inutile, et par conséquent il n'y a pas plus [II-29] lieu de ne les admettre dans la société que provisoirement, que d'y admettre d'autres classes de travailleurs d'une façon purement provisoire.

Qu'il me soit permis, en terminant ce long paragraphe, de faire remarquer la lente gradation avec laquelle les idées se développent et la peine que la science éprouve à se former. D'abord les hommes d'aucune.classe n'étaient pour rien dans la création des biens de ce monde. La richesse était un don du ciel, existant dans la société de toutes pièces, y existant de toute éternité, passant des mains des uns dans celles des autres, se distribuant dans les proportions les plus inégales et les plus variées, mais n'éprouvant d'ailleurs aucune altération dans sa masse et n'étant susceptible ni d'augmentation ni de diminution. Arrive la secte des économistes, qui, frappée de la force végétative du sol, reconnaît aux hommes qui sollicitent cette force, aux agriculteurs le pouvoir d'accroître la masse des richesses, mais qui refuse ce pouvoir à toutes les autres classes de la société. Plus tard, on étend la même puissance de produire aux hommes qui font subir d'utiles transformations aux matériaux fournis par l'agriculture, aux manufacturiers, mais sans l'accorder encore aux agens du commerce : on déclare positivement, au contraire, que le commerce n'est pas créateur [29] . Ensuite [II-30] cependant on fait la remarque que cette industrie transporte, distribue les produits que les autres transforment, et qu'en leur donnant cette dernière façon, en les faisant arriver ainsi sous la main du consommateur qui les réclame, elle ajoute encore à la valeur qu'ils avaient déjà : le commerce est donc rangé au nombre des industries productives. Mais après qu'on a reconnu ainsi successivement à toutes les industries qui travaillent sur les choses, le pouvoir d'accroître la masse des valeurs répandues dans la société, on refuse encore ce pouvoir à tous les arts qui s'occupent de la culture de l'espèce, aux arts qu'exercent l'homme d'état, le magistrat, le professeur, etc.; on en parle comme on avait parlé d'abord des manufactures et du commerce : on convient qu'ils sont utiles, mais on les déclare formellement improductifs. Bientôt pouryant on veut essayer de prouver qu'ils contribuent aussi à la production; mais sans réussir à montrer comment en effet ils y concourent : con: fondant leurs produits et leur travail, et voyant leurs produits dans leur travail même, on dit que leurs produits s'évanouissent en naissant, parce qu'en effet leur travail se dissipe à mesure qu'il s'exécute. Enfin, distinguant de leur action les résultats qu'elle produit, je crois avoir réussi à établir nettement que leur action, comme celle de tous les arts, laisse après elle, quand elle est bien [II-31] dirigée, les résultats les plus réels et les plus utiles. Ainsi l'on n'a commencé que fort tard à s'apercevoir que les richesses sociales étaient l'ouvrage de la société, et ce n'a été qu'après une longue suite de tâtonnemens et d'hésitations que l'on est parvenu à reconnaître peu à peu que toutes les professions de la société, depuis celle du simple laboureur jusqu'à celle de l'homme d'État, depuis les plus mécaniques jusqu'aux plus intellectuelles, concouraient immédiatement, chacun à leur façon, à l'accroissement des forces, des vertus, des talens, des utilités, des valeurs de toute espèce dont se compose le capital national.

§ 5. Mais en disant que toutes les professions de la société peuvent contribuer à la production, faut-il admettre qu'elles y contribuent dans toutes les circonstances ? Il y a ici une seconde erreur fort singulière à relever. Tandis que, dans les idées communes, on n'appelle productives que de certaines classes d'hommes, on voudrait étendre cette qualification à toutes leurs manières d'agir. D'une part, il n'y a de créateurs de la richesse que les travailleurs dont les produits se réalisent dans les choses; et, d'un autre côté, ces hommes-ci sont des producteurs, des gens d'industrie, quelque usage d'ailleurs qu'ils fassent de leurs facultés. Un capitaliste se rend-il complice [II-32] d'une entreprise injuste en prêtant les fonds nécessaires pour l'exécuter? c'est là le fait d'un industriel. Un armateur loue-t-il ses navires pour porter à Chio la troupe qui doit en exterminer les habitans ? il fait un acte d'industrie. Lorsque les marchands génois, établis dans les faubourgs de Constantinople, trahirent les Grecs leurs alliés, et livrèrent la ville aux Turcs, avec qui ils espéraient faire les mêmes affaires qu'avec les Grecs, ils furent fidèles à l'esprit de leur profession, ils firent un acte de commerce.

Les hommes d'industrie font de mauvaises actions, les mauvaises actions sont des actes d'industrie : voilà sûrement deux propositions fort différentes. Il peut se commettre des crimes dans toutes les professions; il s'en commet malheureusement dans toutes : s'ensuit-il que le crime est une création d'utilité, et que celui qui s'en rend coupable fait l'acte d'un homme d'industrie?

Ce qui fait d'un homme un travailleur productif, ce n'est pas la profession qu'il exerce, mais la manière dont il agit; ce n'est pas l'instrument dont il se sert, mais la manière dont il en use. Toutes les professions de la société peuvent être dites industrielles, puisque toutes, on vient de le voir, peuvent concourir à la production; mais il est clair qu'aucune ne l'est quand elle fait un usage destructif de ses forces. Le paysan qui emploie le soc de [II-33] sa charrue à labourer sa terre est dans ce moment un homme d'industrie: il ne sera plus qu'un meurtrier s'il vient à se servir de son outil pour assommer un homme. Un banquier participe de ses fonds à l'exécution d'un ouvrage utile, c'est de l'industrie : il concourt de son argent au succès d'une guerre inique, c'est du brigandage. Un fabricant est un homme d'industrie lorsqu'il emploie son intelligence à perfectionner ses ateliers ou ses machines, et un chevalier d'industrie lorsqu'il se sert de son esprit pour obtenir de l'autorité qu'elle le délivre de la concurrence qu'il redoute, et qu'elle force les consommateurs à lui acheter chèrement ce qu'ils pourraient avoir ailleurs à bon marché. Un législateur, un prince, un magistrat sont des industrieux du premier ordre quand ils répriment les malfaiteurs, quand ils corrigent leurs inclinations malfaisantes; et ils sont eux-mêmes des malfaiteurs de la pire espèce quand ils emploient la force que la société leur a confiée, à commettre, pour leur compte, des crimes pareils à ceux qu'ils sont chargés à de réprimer. Dans l'état actuel de la société en Europe, il y a peu de professions qui soient complétement productives; il y en a peu qui soient purement spoliatrices. Chez nous, un boulanger, un boucher, un imprimeur, un courtier, un agent de change, un notaire, sont gens d'industrie par l'art qu'ils exercent, et hommes d'exaction par le [II-34] monopole dont ils jouissent. Un même magistrat peut être à la fois homme d'industrie, producteur d'utilité, en ce sens qu'il peut contribuer, sous certains rapports, à faire naître de bonnes habitudes civiles, et agent de tyrannie, destructeur d'utilité, en ce sens que, d'un autre côté, il peut donner lui-même l'exemple de l'injustice et contribuer à dépraver la société. Bref, le fabricant, le banquier, le juge, le militaire, les hommes de toutes les professions peuvent être des hommes d'industrie, puisque tous peuvent faire de leurs forces un usage très-utile, très-productif, très-propre à accroître nos facultés de telle ou telle espèce; mais si le militaire met son épée au service du despotisme, si le juge lui vend sa conscience, si le banquier lui loue son argent, si le fabricant lui achète des privilèges iniques, il est clair qu'ils devront tous recevoir une autre qualification. On ne peut pas plus appeler homme d'industrie l'homme de Nantes qui fait la traite des noirs, que l'homme de Tripoli qui fait la traite des blancs; l'armateur qui loue ses navires aux assassins des Grecs, que l'officier impérial qui les assiste de son sabre; le marchand d'argent qui va offrant sa bourse à toutes les tyrannies solvables, que l'homme d'État qui trafique avec elles de ses conseils. De quelque manière que l'on participe à une action nuisible, on n'est point homme d'industrie en y prenant part. Je ne dis pas qu'il y [II-35] ait toujours de la vertu à produire; je dis que le crime n'est jamais productif; je dis qu'après une mauvaise action il y a destruction, déplacement, mais jamais augmentation de richesse dans le monde ; je dis en un mot que le brigandage, quels que soient les instrumens qu'il emploie et la manière dont il en use, doit toujours être distingué très-soigneusement de l'industrie [30] .

§ 6. On abuse donc également des termes quand on n'étend le mot d'industrieux, de producteur, qu'à de certaines classes d'hommes, et quand on cherche [II-36] à l'étendre à toutes leurs manières d'agir; quand on ne veut l'accorder qu'aux travailleurs qui agissent sur la matière, et quand on le leur donne encore alors qu'ils s'enrichissent par des méfaits. La véritable société industrielle ne serait pas celle où l'on ne verrait que des agens de l'agriculture, de la fabrication, du commerce; mais celle où toutes les professions, depuis celle du dernier artisan jusqu'à celle du premier magistrat, seraient dégagées de tout mélange d'injustice et de violence. De sorte que l'état social dont il s'agit ici c'est la société même au sein de laquelle nous vivons, moins ce qu'il y peut avoir de gens qui s'enrichissent en dépouillant les autres; ou plutôt, comme il n'est guère de professions, même dans le nombre des plus honorables, qui ne doivent, légalement ou illégalement, une partie de leurs bénéfices à des moyens que la justice désavoue, c'est l'ensemble de toutes les professions utiles, moins ce qu'il s'y mêle de privilèges, de monopoles, d'exactions ou de toute autre espèce d'injustices, injustices qui ne font partie essentielle d'aucune de ces professions, et qui, dans aucun cas, ne peuvent être considérées comme productives d'utilité, ni par conséquent être confondues avec l'industrie.

Après de semblables explications, il serait assez superflu de dire que, dans une société pareille, il n'y a de place pour aucun ordre privilégié. Rien [II-37] sans doute n'empêche d'y admettre les hommes à qui, par un sentiment de courtoisie, on accorde encore des qualifications nobiliaires ; car ces hommes, par leurs qualités morales, par leurs talens, par leurs terres, par leurs capitaux de toute espèce, peu: vent rendre des services importans et variés; mais il est évident qu'ils n'y peuvent figurer qu'au même titre que tout le monde, c'est-à-dire comme hommes utiles et non comme privilégiés. En cette dernière qualité, il n'y a nul moyen de les y comprendre ; car, en cette qualité, ils ne sont rien moins que producteurs ; ce qu'ils gagnent à ce titre n'est pas la mesure de ce qu'ils produisent, mais de ce qu'ils extorquent; ils ne contribuent pas à la vie de la société, ils vivent de sa vie ; ils se nourrissent de sa substance.

« Ne demandez point, disait énergiquement et très-sensément l'abbé Sieyes, quelle place des classes privilégiées doivent occuper dans l'ordre social : c'est demander quelle place on veut assigner dans le corps d'un malade à l'humeur maligne qui le mine et le tourmente. Il faut neutraliser cette humeur; il faut rétablir la santé et le jeu de tous les organes assez bien pour qu'il ne se forme plus de ces combinaisons morbifiques propres à vicier les principes les plus essentiels de la vitalité [31] . »

[II-38]

Ainsi il y a ici des hommes d'État, des légistes, des militaires, des prêtres, des savans, des artistes, des laboureurs, des fabricans: il y a tout un concours de professions, tout un ensemble d'organes qui participent de mille façons au mouvement, à la vie, au développement du corps social: mais on ne sait ce que c'est que démocratie, aristocratie, noblesse, clergé, bourgeoisie; et rien de tout cela, avec ses prétentions diversement dominatrices, ne peut venir prendre place dans une société où nul ne vit que des utilités qu'il crée par lui-même ou par les choses qu'il possède, ou bien de celles qu'il peut obtenir par l'échange d'une partie de celles-là contre des utilités créées par d'autres. Notons bien surtout que cet état n’exclut pas seulement les privilèges d'un ordre supérieur. Si, à l'époque où furent convoqués les états-généraux, les nombreuses communautés du tiers-état avaient voulu, à la manière du clergé et de la noblesse, venir figurer à l'assemblée nationale pour y défendre, chacune de leur côté, leurs iniquités, leurs exactions, leurs voleries particulières, ces prétentions, tout aussi intolérables que celles des ordres supérieurs, n'auraient pas dû davantage être tolérées. En leur qualité de monopoleurs, en effet, les corps d'arts et métiers n'étaient pas moins en dehors de la société que le clergé et la noblesse, et par conséquent ils ne pouvaient figurer davantage [II-39] dans une assemblée où devaient se trouver seulement les représentans de toutes les professions hon, nêtes et utiles de la nation.

§ 7. On vient de voir quels sont les actes qu'il est impossible de comprendre sous le mot industrie, et quel est l'ensemble des professions que la société industrieuse embrasse. On me demandera peut-être maintenant dans quel ordre ces professions veulent être classées. Je répondrai qu'il paraît impossible de leur assigner aucun ordre; qu'il n'y a, parmi elles, ni première ni dernière; qu'elles sont dans une dépendance mutuelle ; que chacune a besoin de toutes les autres; que toutes concourent à la vie de chacune. Y a-t-il un ordre, diles, moi, entre les divers appareils qui contribuent à la vie de l'individu? A quel organe appartient la première place ? Est-ce au système nerveux, à l'encéphale, aux poumons, au cæur, à l'estomac? Elle n'appartient à aucun ; elle appartient à tous; aucun ne peut se passer des autres; tous travaillent à l'entretien de la vie commune. Eh bien, il en est absolument de même des divers ordres de professions qui entrent dans l'économie de la société. Les arts qui approprient les objets matériels aux besoins de l'homme; ceux qui préparent l'homme à l'exploitation du monde matériel; ceux qui cultivent sa nature physique, ceux qui font l'éducation de son [II-40] intelligence ou de son imagination, ceux qui donnent des soins à ses facultés affectives, tous sont essentiels, tous sont honorables, tous présentent des difficultés et demandent, pour être bien exercés, une réunion de talens et de qualités morales malheureusement assez rares. Une fabrique agricole n'est pas moins importante qu'une fabrique judiciaire; il n'est pas plus aisé de gouverner une école ou une manufacture que de diriger un tribunal; ni de régir une grande maison de commerce ou de banque que de conduire un ministère. Il n'y a que la fatuité la plus sotte et la plus stupide qui puisse chercher à constituer quelqu'une des grandes divisions de l'industrie humaine dans un état d'infériorité. Il y a sans doute, dans la société en général, et dans chaque ordre de professions en particulier, des hommes bien élevés et des hommes mal élevés, des hommes forts et des hommes faibles, des hommes pauvres et des hommes riches, partant des hommes fort inégalement placés dans l'estime et la considération de leurs semblables. Il y a aussi dans chaque entreprise particulière une subordination indispensable de ceux qui exécutent à ceux qui dirigent, des ouvriers aux chefs d'atelier, des chefs d'atelier au chef d'entreprise. Mais il n'y a d'ailleurs de subordination obligée d'aucune classe de professions à aucune autre. L'ordre particulier de travaux à qui l'on donne le nom de gouvernement [II-41] ne gouverne ou ne devrait gouverner que sa spécialité, spécialité qui consiste surtout à réprimer les prétentions injustes, à corriger les penchans anti-sociaux; et, loin que les autres professions dépendent naturellement de celle-ci, il semble que celle-ci, par sa nature même, devrait être la plus dépendante de toutes, puisque, à la différence des autres, qui agissent de leur propre mouvement, parce qu'elles agissent pour leur propre compte, elle n'agit que pour le compte et par conséquent ne devrait agir que sur le mandat de la société.

§ 8. De toutes les professions qui entrent dans l'économie sociale, il n'en est pas une qui n'ait l'homme pour objet; mais toutes n'ont pas l'homme pour sujet. J'ai déjà fait entendre qu'elles se divisaient en deux grandes classes, dont l'une se compose de toutes les industries qui approprient les choses aux besoins de l'homme, et l'autre de tous tes celles qui s'exercent directement sur lui. Je m'occuperai d'abord des premières. Je traiterai ensuite des secondes.

Cependant mon travail serait incomplet, si je m'arrêtais là. Il y a, en dehors de tous les travaux que la vie du corps social nécessite, de certains ordres de faits, d'actions, de fonctions, comme on voudra les appeler, qui ne sont point des industries, mais que toutes les industries ont besoin [II-42] d'exécuter, et que toutes sans distinction exécutent. Tels sont les faits de s'associer, d'échanger, de tester. S'associer en vue d'un travail à faire n'est sûrement pas travailler; mais il n'est pas un ordre de travaux dans lequel on n'ait besoin, pour réussir dans ses entreprises, de former diverses sortes de sociétés, de ligues, de coalitions. Vendre, acheter, échanger les fruits du travail n'est pas non plus travailler; mais il n'est pas une classe de travailleurs qui ne se trouve dans l'indispensable nécessité de présenter sur la place les utilités qu'elle crée, pour se procurer, avec le prix de celles-là, toutes celles dont elle a besoin, et que d'autres classes produisent. Transmettre, au moment de sa mort, la fortune qu'on a créée par son travail n'est pas non plus travailler; mais les progrès de la société se lient étroitement au fait même de cette transmission et à la manière dont elle s'effectue.

Pour donner une idée complète de l'économie de la société, il faudra donc, après avoir parlé des principaux ordres de travaux qu'elle embrasse, que je m’occupe aussi des fonctions que je viens d'indiquer. Mais, avant tout, j'ai besoin d'exposer les conditions générales auxquelles la puissance de toutes les professions et de toutes les fonctions se lie. Il ne me restera plus ensuite qu'à faire connaître de quelle manière et jusqu'à quel point ces principes généraux s'appliquent à chaque ordre de professions et de fonctions en particulier.

 


 

[II-43]

CHAPITRE XIV.
Des conditions auxquelles toute industrie peut être libre.

§ 1. Si, comme on vient de le voir dans le précédent chapitre, les économistes n'ont pas réussi à déterminer la part que certaines classes de producteurs prennent à la production, et le droit qu'ils ont de figurer dans la société industrielle; s'ils n'ont pas assez fait voir quel est l'ensemble de professions et de fonctions qui entrent dans l'économie de cette société et qui concourent au développement de ses forces, ils n'ont pas non plus suffisamment montré, du moins je le pense, par quels moyens les diverses professions produisent, et à quel ensemble de causes se lie la puissance de leur action. M. J.-B. Say, celui de ces écrivains, à ma connaissance, qui a fait des moyens généraux de l'industrie l'analyse la plus détaillée et la plus étendue, me paraît loin néanmoins d'en avoir fait une description complète, et même, à plusieurs égards, une description exacte.

§ 2. D'abord, et avant d'entrer dans l'examen de cette analyse, je regretterai, avec quelques [II-44] économistes, que M. Say ait assigné à la production plusieurs causes originaires, et voulu que l'homme fût redevable des acquisitions qu'il a faites, non pas seulement à ses efforts, sans lesquels pourtant toutes les forces répandues dans la nature, à commencer par ses propres facultés, eussent été nulles pour lui, mais tout à la fois à ses efforts et au concours de la nature et des capitaux, qui, dès l'origine, suivant M. Say, auraient travaillé à ses progrès conjointement avec lui-même.

« Il existe autre chose que du travail humain dans l'œuvre de la production, dit-il... L'industrie, abandonnée à elle-même, ne saurait donner de la valeur aux choses; il faut qu'elle possède des produits déjà existans, et sans lesquels, quelque habile qu'on la suppose, elle demeurerait dans l'inaction; il faut, de plus, que la nature se mette en communauté de travail avec elle et avec ses instrumens. »

L'industrie, d'après M. Say, ne figure jamais qu'en tiers dans l'acte de la production ; il y a dans tout produit une partie de l'effet obtenu qui vient de la nature, et un autre qui vient des capitaux.

Je crains, comme je l'ai déjà dit ailleurs [32] , qu'en assignant ainsi plusieurs causes primitives à la production, M. Say n'ait porté quelque confusion là où il voulait introduire un plus grand ordre, et qu'il [II-45] n'ait obscurci, au lieu de l'éclaircir, la source primitive de tous nos progrès. Je crois, avec Adam Smith, et particulièrement avec M. de Tracy, qui, là-dessus, a été encore plus net que Smith, que le travail en a été la seule cause génératrice.

Sans doute, l'activité humaine n'est pas la seule force qu'il y ait dans la nature. En dehors de celle-là, il en existe une multitude d'autres que l'homme n'a point créées, qu'il ne saurait détruire, dont l'existence est tout-à-fait distincte et indépendante de la sienne. Il y a des forces mortes, et il y en a de vives. La dureté, la résistance, la ductilité de certains métaux, sont des forces inertes. Le soleil, l'eau, le feu, le vent, la gravitation, le magnétisme, la force vitale des animaux, la force végétative du sol, sont des forces actives. Mais si ces forces existent, rien n'annonce en elles qu'elles existent pour l'homme : laissées à elles-mêmes, elles se montrent parfaitement indifférentes à son bonheur; pour qu'elles le servent, il faut qu'il les plie à son service; pour qu'elles produisent, il faut qu'il les force à produire. L'homme ne les crée pas sans doute ; mais il crée l'utilité dont elles sont pour lui; il les crée comme agens de production, comme forces productives. Il est encore vrai qu'il a plus ou moins de peine à se donner pour cela : toute espèce d'acier n'est pas également propre à છે faire une lime; toute espèce de sol ne se laisse pas [II-46] rendre également apte au travail de la végétation; mais il faut qu'il mette la main à toutes choses, et naturellement rien n'est arrangé pour le servir. A quoi auraient servi pour la production les qualités du fer, si l'industrie n'eût imprimé à ce métal les formes propres à rendre ses qualités utiles ? A quoi aurait servi le vent pour faire tourner la meule sans les ailes du moulin? A quoi servait le fluide magnétique, pour diriger les navigateurs, avant l'invention de la boussole? A quoi serviraient la pluie et le soleil, pour faire germer les plantes, sans le travail préalable qui présente à la rosée du ciel et à la chaleur des rayons solaires le sein d'une terre labourée et ensemencée? Encore une fois, les forces de la nature existent indépendamment de tout travail humain ; mais, relativement à l'homme, et comme agens de production, elles n'existent que dans l'industrie humaine et dans les instrumens au moyen desquels l'industrie s'en est emparée. C'est elle qui a créé ces instrumens, c'est elle qui en dirige l'usage. Elle est la source unique d'où sont sorties, non pas les choses, ni les propriétés des choses, mais toute l'utilité qu'elle tire des choses et de leurs propriétés.

M. Say a donc tort, je crois, lorsqu'il dit que la richesse est venue originairement de la combinaison de trois forces : l'industrie, les capitaux et les agens naturels, parmi lesquels il fait jouer un rôle [II-47] particulier aux fonds de terre. L'industrie, dit-il, serait restée dans l'inaction sans le secours d'un capital préexistant. Mais, s'il en est ainsi, l'on ne conçoit plus comment elle a pu commencer d'agir; car il est bien évident que l'existence des capitaux n'a pu devancer le travail qui les a fait naître. Pour approprier les choses à son usage, l'homme n'eut d'abord que son intelligence et ses bras. Bientôt, à l'aide de ces leviers, il s'en procura d'autreś? il mit des outils au bout de ses doigts; il remplaça ces outils par des machines; il ajouta à ses forces celles des animaux, celles des métaux, celles de l'eau, du feu, du vent. Peu à peu; toutes les puissances de la nature, subjuguées sous sa direction les unes par les autres, entrèrent sans confusion à son service, et se mirent à travailler pour lui. Les capitaux, qui se composent de l'ensemble des forces qu'il a ajoutées ainsi au peu qu'il avait en sortant des mains de la nature, y compris les développemens successifs de ses propres facultés, les capitaux sont de création humaine. La terre, à son tour, n'est qu'un capital. Un fonds de terre, ainsi que l'observe très-bien M. de Tracy [33] , n'est, comme un bloc de marbre, comme une masse de minerai, qu'une certaine portion de matière, douée [II-48] de certaines propriétés, et que l'homme peut disposer, ainsi qu'une multitude d'autres choses, de manière à rendre ses propriétés utiles. L'homme ne crée pas cette matière, ni les propriétés qu'elle a, pas plus qu'il ne crée la matière, ni les propriétés de la matière, dont sont formées cent autres espèces de capitaux; mais il crée le pouvoir de tirer parti des unes et des autres; il les crée comme instrumens de production; et ces forces, que M. Say fait agir, dès l'origine, conjointement avec l'industrie humaine, sont elles-mêmes des créations de l'industrie, et doivent être comprises au nombre des moyens qu'elle s'est donnés et des agens qu'elle s'est faits à mesure qu'elle a développé ses propres forces.

Ainsi l'homme a créé tous ses pouvoirs, à commencer par ceux qu'il possède en lui-même. Il n'a créé sans doute ni ses propres facultés, ni les forces répandues dans la nature; mais tout le pouvoir qu'il a de tirer parti des unes et des autres, c'est lui, encore un coup, qui sé l'est donné.

§ 3. Ensuite, et après avoir ainsi rejeté, comme il convenait de le faire, les forces que M. Say fait agir, dès l'origine, conjointement avec l'homme, parmi les moyens généraux de production que l'homme s'est créés, je répéterai qu'il ne me paraît pas avoir fait de ces moyens une analyse [II-49] suffisamment complète, ni même suffisamment exacte.

J'observe, en premier lieu, que l'auteur du Traité d'économie politique exclut de la masse de nos fonds productifs, ainsi que l'avait fait l'auteur de la Richesse des nations, toute cette partie du fonds général de la société qui est employée à satisfaire des besoins, publics ou privés, particuliers ou généraux [34] . Ainsi toute la partie de ce fonds, que les individus emploient à entretenir leurs forces physiques, à étendre leurs facultés intellectuelles, à perfectionner leurs habitudes morales, à élever les enfans qui les seconderont un jour, ne fait point partie de leurs moyens de production. Ainsi encore toute la partie du même fonds qui est employée à satisfaire des besoins publics, et, par exemple, à maintenir l'ordre dans la communauté, à faire naître parmi ses membres des habitudes de respect pour les biens et pour les personnes, à procurer quelque instruction aux classes qui naturellement n'en recevraient point, ne fait pas partie non plus du fonds productif de la société. Tout cela sert à satisfaire des besoins, sans doute, et même des besoins très-impérieux; tout cela est productif d'utilité, d'agrément, mais [II-50] non de richesse : l'emploi qu'on en fait n'ajoute rien aux ressources et aux forces de la société [35] .

J'avoue que ceci m'affecte comme une erreur des plus évidentes. Il m'est absolument impossible d'admettre que la partie de ses moyens qu’un manufacturier emploie à l'entretien de son usine fasse partie de son capital productif, et que celle qu'il emploie à s'entretenir lui-même, lui qui est le chef de l'usine et le premier agent de la production manufacturière, n'en fasse pas partie; il m'est impossible d'admettre que les bâtimens, les fourrages, qu'un agronome emploie à la conservation de ses animaux de labour fasse partie de son capital productif, et que sa maison d'habitation, ses meubles, ses vêtemens, ses comestibles et toute la portion de sa richesse qui est employée à le conserver, lui, le chef et le premier agent de la production agricole, n'en fasse pas partie. Il y a probablement dans la société un certain nombre d'hommes absolument nuls; il y en a qui, sans être nuls, sont fainéans, et qui peuvent être considérés comme un capital qui chôme et qui chômera toujours. Il y en a qui consacrent le peu qu'ils ont d'activité uniquement à se faire vivre, à se faire jouir, à se procurer des sensations agréables. Que l'on retranche du capital productif de la société toute la partie de son [II-51] fonds général qui est employée à entretenir de tels êtres, je le veux bien. Mais s'il y a, de par le monde, beaucoup de gens qui ne vivent que pour jouir, il y en a heureusement beaucoup d'autres qui vivent pour agir, qui placent leur bonheur à faire quelque bon emploi de leurs forces, et qui font en effet de leurs forces l'usage le plus utile à l'humanité. Or, je ne puis comprendre, encore un coup, comment on peut retrancher du capital productif de la société la partie de son fonds qu'elle emploie à entretenir convenablement ces hommes, eux qui sont assurément de tous ses produits le plus précieux, le plus noble, le plus fécond, celui sans lequel il n'en existerait aucun autre. Tout ce qu'un homme nul dépense pour la satisfaction de ses besoins est perdu ; il n'en résulte que l'entretien d'un homme inutile. Tout ce qu'un homme utile donne à ses plaisirs sans profit pour la conservation ou l'accroissement de ses facultés est également perdu; il ne reste rien de cette dépense. Mais ce que le même individu consacre à l'entretien ou à l'extension de ses forces, pour peu que les forces conservées ou acquises vaillent plus que la dépense faite pour les acquérir ou les conserver, est employé reproductivement et fait partie de ses moyens de production, cela est incontestable [36] .

[II-52]

Dans cette masse de moyens de toute sorte dont se compose le fonds productif général de la société, Smith avait déjà discerné un grand nombre de moyens et de forces : il y avait vu des matières premières plus ou moins brutes, plus ou moins travaillées; des instrumens de métier et des machines de toute sorte destinés à faciliter et à abréger le travail; des bâtimens consacrés à toute espèce de travaux; des terres mises dans l'état le plus propre à la culture et au labourage; une multitude de talens et de connaissances utiles acquises par les membres de la société; un certain ensemble de monnaies destinées à faciliter les échanges, etc.; et, de tous ces moyens, il avait formé deux classes de capitaux, le capital fixe et le capital circulant, destinés l'un et l'autre à entretenir ce fonds de consommation dans lequel les hommes puisent tous les moyens de conserver et de perfectionner leur existence.

M. Say a été plus loin que Smith et a mieux fait à quelques égards. Il divise d'abord le fonds productif de la société en deux grandes parts, dont l'une se compose des facultés industrielles des travailleurs, et l'autre de leurs instrumens. Puis [II-53] il distingue, parmi les facultés industrielles, celles des savans, celles des entrepreneurs, celles des ouvriers ; et, parmi les instrumens, les agens naturels non appropriés, tels que la mer, l'atmosphère, la chaleur du soleil et toutes les lois de la nature physique ; les agens naturels appropriés, tels que les terres cultivables, les cours d'eau, les mines, etc. ; et les capitaux, parmi lesquels il distingue des capitaux improductifs, des capitaux productifs d'utilité ou d'agrément, et des capitaux vraiment productifs; divisant encore ces derniers en capitaux fixes et en capitaux circulans, et donnant une attention particulière à ceux qui existent sous forme de machines et à ceux qui existent sous forme de monnaie, tandis que Smith n'a décrit que les fonctions de la monnaie, et n'a pas parlé de l'influence des machines.

Telle est l'analyse de M. Say.

C'est sûrement avoir fait un progrès dans la décomposition de ce vaste amas de leviers et de forces dont se compose le fonds général de la société, que d'avoir distingué des instrumens de l'industrie les facultés industrielles elles-mêmes. Mais en maintenant cette distinction essentielle entre l'industrie et ses instrumens, ou plutôt en formant deux classes bien séparées des forces que l'homme possède en lui-même, et de celles qu'il puise dans [II-54] les choses, je crois qu'il y a une nouvelle analyse à faire des unes et des autres.

Parlons d'abord de celles qui existent dans l'homme même.

M. Say ne remarque ici qu'un fonds de facultés industrielles. Nous verrons bientôt qu'il y a, et que, dans l'intérêt de la production, il importait d'y voir autre chose que de l'industrie. Mais ne nous occupons d'abord que du fonds industriel. M. Say ne distingue, dans le fonds industriel, que les trois capacités du savant, de l'entrepreneur et de l'ouvrier, ou bien de la théorie, de l'application et de l'exécution. J'observe qu'il confond ici deux ordres de facultés très-distinctes, et qu'il était on ne peut plus essentiel de distinguer: celles qui tiennent aux affaires, et celles qui tiennent à l'art.

L'esprit des affaires se compose de plusieurs genres de facultés que M. Say n'a point décrites, ni même désignées.

L'ordre qu'il assigne à la science dans les facultés qui tiennent à l'art, n'est pas, je crois, le véritable : les choses, dans ce monde, n'ont pas commencé par la théorie ; une certaine connaissance pratique du métier a devancé l'instruction scientifique. On a commencé par agir empiriquement; puis sont venues les connaissances théoriques; puis [II-55] le talent des applications, que M. Say place dans les attributions de l'homme d'affaires, et qui est bien plus dans le domaine des gens de l'art; enfin l'exécution a suivi la pensée, et a été plus ou moins habile selon que la pensée elle-même a été plus ou moins éclairée.

Dans tout cela, comme on voit, il n'est question que d'adresse, d'habileté, de science, de capacité.

Mais, quoi ? n'y a-t-il donc que cela dans l'homme, et ne lui faut-il, pour produire, aucun autre ordre de facultés? N'existe-t-il pas en lui des vertus aussi-bien que de la science, et n'est-il pas essentiel que le savoir-faire soit un peu aidé par le savoir-vivre? Un fonds de bonnes habitudes morales est-il moins qu'un fonds de facultés industrielles nécessaire à l'œuvre de la production? Je signale ici, ce me semble, dans l'analyse de M. Say, une grande et bien fâcheuse lacune.

On peut apercevoir déjà combien cette analyse laisse à désirer en ce qui touche à la première partie du fonds social, c'est-à-dire à celle qui se compose de toutes les forces que les travailleurs possèdent en eux-mêmes.

Passons à la description des forces que les travailleurs puisent dans les choses.

J'ai dit que M. Say distingue ici des agens naturels non appropriés, des agens naturels appropriés et des capitaux.

[II-56]

J'observe d'abord que les forces qu'il désigne par le nom d'agens naturels non appropriés, telles que toutes les lois de la nature physique, ne sauraient être considérées comme des instrumens de l'industrie, tant que l'homme ne s'est pas emparé de leur puissance. Ces agens n'existent réellement pour lui que dans les ouvrages, que dans les machines par lesquelles il les a subjugués. Je crois, avoir rendu plus haut cette vérité palpable.

Du moment qu'il n'y a pour l'homme d'agens naturels que ceux dont il s'est emparé, que ceux dont il dispose à l'aide de ses machines, il est clair qu'il n'y a pas à distinguer des agens non appropriés et des agens appropriés. Il n'existe réellement pour l'industrie que des agens appropriés.

Dans le nombre des agens appropriés, je ne puis découvrir absolument aucune raison pour faire deux classes séparées des capitaux et des fonds de terre. Rien, en effet, ne me semble distinguer la terre végétale ou minérale des autres objets de la nature dont l'homme s'est emparé et qu'il a pliés à son service. La distinction entre la terre et les capitaux: serait donc encore à écarter.

Dans la masse des capitaux, M. Say en distingue d'improductifs, de productifs d'utilité et d'agrément et de productifs de richesse, ou simplement de productifs.

Des capitaux improductifs (et par là M. Say [II-57] entend tout trésor enfoui et tout capital qui chôme), des capitaux improductifs, dis-je, ne méritent guère de figurer dans une analyse des instrumens de la production.

Toute la partie des capitaux productifs d'utilité et d'agrément qui est employée à des dépenses frivoles ou pernicieuses, mérite encore moins d'êtrecomprise dans la masse des instrumens de l'industrie. Celle, au contraire, qui sert à élever des hommes utiles, à conserver, à étendre, à perfectionner leurs facultés, est éminemment productive, comme je l'ai montré plus haut, et demande à être rangée parmi les instrumens de la production.

Restent donc simplement les capitaux productifs, dans lesquels M. Say ne comprend ni les agens naturels, ni les fonds de terre, ni les mines, ni les cours d'eau; dans lesquels il ne fait entrer ni le matériel de l'administration publique, ni les maisons d'habitation des particuliers, ni leurs meubles, ni leurs vêtemens, ni leurs livres, ni rien de ce qui sert à l'éducation et à la conservation de l'espèce, et dans lesquels je réunirais au contraire tous les instrumens de l'industrie, toutes les forces extérieures dont elle s'est emparée, tous les moyens d'action qu'elle puise hors d'elle-même, soit qu'elle veuille agir sur les hommes, soit qu'elle travaille sur les choses.

[II-58]

J'observe seulement que, même en comprenant ainsi sous le nom de capital tous les instrumens de l'industrie, je lui donnerais encore une signification trop restreinte; qu'il convient de réunir sous ce inot toutes les forces quelconques que l'homme a amassées et qu'il peut employer à en acquérir de nouvelles; que le capital d'une nation se compose des forces qu'elle possède en elle-même, aussi-bien que de celles qu'elle puise dans les choses; qu'on peut dire un capital de connaissances ou de bonnes habitudes, tout comme on dit un capital d'argent, et que M. Say devrait répugner d'autant moins à ce langage, qu'il appelle l'homme un capital accumulé, et qu'il donne le nom de capital accumulé au talent d'un ouvrier, d'un administrateur, d'un fonctionnaire.

§ 4. Voici maintenant, d'après toutes ces remarques, comment me paraît se décomposer le fonds productif général de la société, quels sont les divers ordres de moyens que j'y découvre, et quel est l'ensemble des causes auxquelles se lie, selon moi, la puissance et la liberté de tous les arts.

D'abord, le fonds ou le capital social se partage, à mes yeux, en deux grandes classes de forces : celles que le travail a développées dans les hommes, et celles qu'il a réalisées dans les choses. La [II-59] puissance de tous les travaux se compose de la réunion des unes et des autres.

Dans le nombre de celles qui existent dans les hommes, la première qui me frappe, celle que je vois à la tête de toutes autres, celle qui me paraît la plus indispensable au succès de toute espèce d'entreprises et à la libre action de tous les arts, c'est le génie des affaires, génie dans lequel je démêle plusieurs facultés très-distinctes, telles que—la capacité de juger de l'état de la demande ou de connaître les besoins de la société, celle de juger de l'état de l'offre ou d'apprécier les moyens qu'on a de satisfaire ces besoins,-celle d'administrer avec habileté des entreprises conçues avec sagesse,—celle enfin de vérifier, par des comptes réguliers et tenus avec intelligence, les prévisions de la spéculation.

Après cette suite de facultés relatives à la conception et à la conduite des entreprises, et dont se compose le génie des affaires, se présentent celles qui sont nécessaires pour l'exécution, et dont est formé le génie des arts. Telles sont la connaissance pratique du métier,—les notions théoriques,—le talent des applications,—l'habileté en fait de main-d'œuvre.

Toutes ces facultés sont industrielles ; mais je remarque aussi dans les travailleurs des qualités morales.-- Je distingue en eux tout un ordre [II-60] d'habitudes qui les dirigent dans leur conduite à l'égard d'eux-mêmes, et qui n'intéressent en quelque sorte que l'individu. — J'y distingue aussi des habitudes d'un autre ordre, qui président à leurs relations mutuelles, et qui intéressent plus particulièrement la société. — La puissance et le libre exercice de toutes les professions dépend, au plus haut degré, de la perfection des unes et des autres. Je mets le plus grand soin à les noter.

Enfin, en dehors de ces divers ordres de facultés que le travail a fait naître dans les hommes, et qui forment en quelque sorte le capital personnel de la société, j'aperçois une multitude d'utilités, de forces, de puissances, qu'il est parvenu à fixer dans les choses, et qui forment, si l'on veut, son capital réel.

Dans cette partie de son fonds général, je vois des routes, des canaux, des cours d'eau, des terres labourées, des clôtures, des constructions, des bâtimens, des machines, des outils, des matières premières, des denrées, des monnaies, etc.

Tout cela, diversement aggloméré, forme des multitudes d'établissemens, d'ateliers de travail ; et, en observant très-attentivement ces ateliers, je remarque que, pour qu'ils soient véritablement propres à leur destination, il est essentiel qu'ils soient—bien situés,—bien organisés, que le travail y soit bien réparti, et qu'ils soient pourvus [II-61] d'un bon choix et d'une quantité suffisante d'ustensiles et de provisions de diverses sortes.

Telles sont les décompositions dont me paraît susceptible ce fonds général de la société, où sont en dépôt toutes nos facultés et toutes nos ressources. Voilà les divers élémens de puissance que j'y aperçois. Je vais consacrer le reste de ce chapitre à montrer comment ces élémens agissent, comment chacun d'eux contribue à la liberté de l'industrie en général. Il y en a, dans le nombre, dont on a souvent exposé l'influence, et dont je parlerai très-brièvement. Il y en a d'autres dont le rôle n'a pas été décrit, et sur lesquels j'appuierai un peu davantage. Puis, dans les chapitres qui suivront celui-ci, je chercherai comment tous ces moyens d'action s'appliquent en particulier à chaque ordre de travaux. Ma tâche, qui a été quelquefois nouvelle, le sera davantage alors, et elle le deviendra surtout lorsque j'aurai à montrer comment les divers agens de la production sont mis en œuvre par les arts qui agissent directement sur l'homme.

§ 5. Parlons d'abord des moyens que le travail a développés dans les travailleurs, et, avant tout, voyons ce qu'il puise de forces dans les facultés que j'ai réunies sous le nom de talent des affaires.

[II-62]

Nécessité de connaître l'état de la demande. La première chose dont tout homme industrieux ait besoin pour agir d'une manière fructueuse, c'est de savoir ce qu'il est possible de faire avec avantage, et de connaître les besoins de la société pour laquelle il entreprend de travailler. Je sais que ceci est difficile, que les besoins de la société sont sujets à varier, que celui qui les connaît le mieux aurait souvent grande peine à connaître le nombre et les moyens des concurrens qui travaillent avec lui à les satisfaire, et que, par conséquent, il est très-rare qu'il puisse savoir au juste dans quelle direction il doit s'étendre et dans quelle limite il lui convient de se renfermer. Mais ce genre d'instruction, pour être d'une acquisition difficile, n'est pas pour cela moins indispensable. Qu'on soit agriculteur, fabricant, homme d'État, homme de lettres ; qu'on veuille faire du blé, de la toile, des tableaux, des livres; qu'on songe à émettre des doctrines politiques ou à enfanter quelque ouvrage de poésie, celui qui veut produire est obligé, avant toutes choses, d'examiner attentivement si le produit qu'il veut faire répond à quelque besoin, s'il y a chance qu'il se vende, et dans quelle proportion il pourra se vendre.

Sans cela, tous les talens et tous les moyens imaginables ne sauraient lui tourner à profit: il ne travaillerait utilement ni pour lui, ni pour les autres; [II-63] car il y a cela de remarquable que les entreprises qui ne sont pas de nature à profiter à ceux qui les font, ne peuvent pas servir beaucoup plus à la société pour qui elles sont faites. Quand le public ne consent pas à acheter un produit, c'est qu'il en sent faiblement le besoin. On lui donnerait pour rien ce qu'il ne désire pas, qu'il n'en tirerait qu'un médiocre avantage, et l'entreprise la plus philanthropique ne vaut pas pour lui celle qui est dans l'ordre de ses besoins, et dont il consent à payer généreusement les frais : celle qui rapporte le plus est en général celle dont il profite le mieux; en d'autres termes, il n'y a guère que les travaux utiles à leurs auteurs qui soient vraiment utiles à la société, comme il n'y a que ceux qui répondent aux besoins de la société qui soient vraiment profitables à ceux qui les entreprennent.

Il est donc indispensable, pour pouvoir produire, de savoir d'abord ce que la société des mande, ce qu'elle est en état et en disposition d'acheter. Il n'y a, dans chaque pays, à chaque époque, qu'une certaine nature et une certaine quantité de marchandises qui puissent se vendre. Tout ce qui s'y fait, hors de ces limites, s'y fait inutilement, et peut être considéré comme perdu. Allez publier des livres de science parmi des peuplades sauvages; créez de quoi vêtir plusieurs millions d'hommes dans un monde de quelques milliers [II-64] d'habitans, vous serez sûr, dans les deux cas, d'avoir gaspillé une partie de vos ressources, d'avoir fait des choses inutiles, et diminué la masse des richesses, au lieu de l'avoir accrue.

A la vérité, de ce qu'il faut s'accommoder aux besoins de la société, il ne s'ensuit pas qu'on doit s'en rendre esclave. Si l'on avait voulu s'asservir aveuglément à ses goûts, on ne lui eût jamais offert de nouveaux produits, on n'eût fait naître en elle aucun nouveau besoin ; elle serait restée avec sa pauvreté, sa grossièreté et ses vices. Le premier intérêt de toutes les industries est de la porter à renoncer à des plaisirs bornés, ou vulgaires, ou dangereux, et de lui inspirer le goût de jouissances plus variées, plus étendues, plus nobles et plus judicieuses. Mais je dis qu'il faut partir de ses goûts actuels pour le conduire à des goûts meilleurs; qu'il faut que les idées qu'on lui présente rentrent dans les idées qu'elle a, et que toute production qui s'écarte trop de ses besoins, ou qui en excède la somme, est une destruction de richesses plutôt qu'une création d'utilités.

Je ne sais si cette règle, que la production, pour être réelle, doit être en rapport avec les besoins, est généralement comprise ; mais combien core elle est observée! Combien peu il y a de personnes qui, dans le choix de leur profession, du lieu où elles vont l'exercer, de la nature et de la [II-65] quantité des produits qu'elles entreprennent de faire, prennent la peine de s'informer des besoins du public, et d'étudier la nature et l'étendue des débouchés ! Ici on obéit à la routine; là on est emporté par la fureur des innovations. Il y a des temps où certains sujets de spéculation deviennent tout à coup à la mode, où de certains genres d'entreprises dégénèrent şubitement en manie. Arrive-t-il à quelqu'un de faire avec succès une chose nouvelle? c'est à qui se hâtera le plus de l'imiter, et la chose nouvelle n'est pas lâchée jusqu'à ce qu'on ait fait une sottise. Lorsqu'on eut commencé à creuser des canaux en Angleterre, dit un écrivain anglais, la mode en devint telle qu'en peu d'années le pays en fut sillonné dans tous les sens, et qu'on en ouvrit jusque dans les districts où il n'y avait rien à transporter [37] . On se souvient de cette rage de bâtir qui avait saisi dernièrement les habitans de la capitale. Paris avait l'air d'une ville prise d'assaut par des architectes et des maçons. On épuisait les anciennes carrières; on en ouvrait une multitude de nouvelles; on avait l'air de craindre que la place ne vînt à manquer aux constructions : on se disputait les terrains ; on les achetait à des prix décuples de leur valeur véritable [38] . On [II-66] entreprenait à la fois, non-seulement plusieurs rues, mais plusieurs quartiers, plusieurs villes : on élevait une ville dans la plaine des Sablons, une autre dans celle de Grenelle...

Au milieu de cette ardeur fiévreuse pour de certains genres d'entreprises, dont une multitude d'hommes est quelquefois saisie, ainsi que dans beaucoup d'autres spéculations dont la manie est moins générale, la société est plus ou moins perdue de vue. Mais si les spéculateurs sont sujets à l'oublier, elle sait bien les forcer à se ressouvenir d'elle, de ses besoins, de ses ressources, de sa véritable situation. Il n'y a jamais en résultat que ee qui lui convient qui réussisse, que ce qu'il lui faut qu'elle accepte. Les agioteurs ont beau faire hausser entre eux le prix de certaines choses, le prix s'en règle en définitive d'après la quantité qui en existe et les demandes qu'elle fait. On a beau multiplier de certains produits, il n'y a que ce qu'elle en peut acheter qui trouve à se vendre. Pendant qu'on se livrera avec le plus d'ardeur à de certaines fabrications, à celle des maisons, par exemple, il arrivera un moment où l'on commencera à s'apercevoir que les besoins sont dépassés, que les locataires [II-67] n'arrivent pas, que les nouvelles constructions restent invendues. Les entrepreneurs, ayant compté sur des rentrées qui manquent, seront obligés de faillir : d'énormes capitaux seront perdus; les travaux seront abandonnés, et des milliers d'ouvriers resteront tout à coup sans ouvrage.

L'histoire de ces derniers temps est pleine d'exemples de la fausse direction que l'industrie peut donner à ses moyens et des pertes effrayantes qu'elle peut faire, faute d'avoir pris en suffisante considération les besoins réels de la société. Des quatre-vingts compagnies de canaux qui existent en Angleterre, il y en avait vingt-trois, en 1825, qui avaient déjà dépensé au-delà de 91 millions, et qui n'avaient pas encore donné un schelling de dividende à leurs actionnaires [39] . Telle a été, en 1825, la masse de cotons que des spéculateurs anglais ont fait venir dans leur pays, dans la supposition que cette denrée manquerait cette année-là, tandis qu'elle existait en quantité surabondante, que, sur cet article seul, il y a eu des pertes pour plus de 62 millions. Lorsque la reconnaissance des nouveaux États de l'Amérique méridionale eut permis à l'Angleterre de commercer directement avec le Brésil, la seule ville de Manchester envoya à RioJaneiro, dans l'espace de quelques mois, plus de [II-68] marchandises que le Brésil entier n'en avait consommé dans le cours des vingt années précédentes [40] . Une lettre de Sidney, reçue à Londres au commencement de 1826, annonçait qu'il avait été expédié d'Angleterre dans cette colonie des sels purgatifs d'Epsom en quantité suffisante pour purger la colonie pendant cinquante ans, quand il en serait administré à chaque habitant une dose ordinaire par semaine [41] . Dans sa session de 1824-1825, le parlement anglais, en moins de six mois, a autorisé deux cent soixante-dix compagnies diverses, qui avaient émis ensemble pour plus de quatre milliards d'actions; mais telle était la sagesse de plusieurs de ces entreprises et d'une multitude d'autres pour lesquelles on n'avait pas eu besoin de l'autorisation du parlement, que, dans le cours de l'année 1825, au dire du journal The Star, il y a eu trois mille deux cents faillites, qu'il a été rendu cent trente-sept mille arrêts de prise de corps, qu'il en a été exécuté soixante-quinze mille, et que les frais judiciaires qui ont précédé, accompagné ou suivi ces banqueroutes se sont élevés à la somme énorme de 960,000 liv. sterl. (24 millions de francs) [42] .

Et il ne faut pas croire, comme on le dit [II-69] communément, que toute entreprise, quel qu'en soit l'objet, et quel qu'en puisse être le résultat, est utile au moins en ce sens qu'elle a le bon effet de procurer du travail aux classes ouvrières ; car les classes ouvrières sont précisément celles qui souffrent le plus des entreprises légèrement formées. Si la solidité et la durée d'un établissement quelconque importent à toutes les classes de personnes qui y sont attachées, elles importent surtout à celles qui ont le moins d'avances et qui vivent au jour la journée. Le plus grand tort qu'on puisse faire à ! de pauvres ouvriers, c'est de les attirer dans des entreprises destinées à périr. Mieux vaudrait en quelque sorte pour eux absence de secours, que des secours précaires et sujets à leur manquer. Sur la foi des moyens d'existence que leur présentent les entreprises dans lesquelles on les a témérairement engagés, ils contractent des mariages, ils élèvent des troupes d'enfans; et puis, quand les catastrophes arrivent, ils se trouvent, avec des familles nombreuses, en présence d'établissemens dont on a fermé les portes, et qui n'ont plus ni ouvrage à leur faire faire, ni secours à leur donner. Aussi, quoique la déconfiture du maître ne leur fasse perdre ordinairement aucune avance, et qu'il n'en résulte pour eux qu'une cessation de travail, sont-ils, je le répète, la classe qui souffre le plus de cette sorte de désastres. Extrêmement funeste à [II-70] l'entrepreneur et au capitaliste, une entreprise qui tombe est meurtrière pour les ouvriers [43] .

On ne peut donc pas trop dire combien il importe, avant de rien entreprendre, de s'informer exactement des goûts, des besoins, des ressources de la société.

Cependant, éclairé sur l'état de la demande, il n'est pas moins essentiel de connaître l'état de l'offre, c'est-à-dire de savoir les moyens qu'on a déjà de satisfaire les besoins éprouvés.

Il est possible que tel produit que j'aurais envie de faire fût de nature à être goûté du public. Mais n'y a-t-il pas déjà quelqu'un qui le fasse? Est-il en mon pouvoir de le mieux faire que ceux qui le créent? Combien existe-t-il d'établissemens consacrés à ce genre d'entreprise ? Quels sont les procédés qu'ils. emploient? Quelle est leur dépense? A combien reviennent leurs produits dans le pays où je voudrais m'établir, et dans un rayon de tant de lieues autour du point où je suis obligé de fonder ma fabrique ? A quel prix reviendront les miens, parvenus [II-71] à l'extrémité du rayon jusqu'où je suis obligé de les répandre pour trouver un nombre suffisant de consommateurs ? Quel genre d'avantage aurai-je sur les producteurs qui existent? Paierai-je un moindre intérêt de mes capitaux? Mon entreprise sera-t-elle mieux conçue, mieux montée, mieux administrée? Gagnerai-je quelque chose sur la matière première ? Aurai-je des moteurs plus puissans, des machines plus expéditives, des ouvriers plus intelligens ou moins chers? Disposerai-je de moyens de transport plus économiques ? Sur quoi y a-t-il mieux à faire que ce que l'on fait? Rassemblons tous les élémens de mon compte ; vérifions, les scrupuleusement; assurons-nous que j'ai pourvu à tous les frais nécessaires ; faisons ensuite une ample part au chapitre des erreurs possibles et des contre-temps imprévus. Si, tout calcul fait et refait, il m'est bien démontré que le public n'est pas servi comme il devrait l'être, si je vois nettement comment il pourrait l'être mieux, si je possède bien mon affaire, si je me sens la tête assez ferme et assez active pour la diriger convenablement.... je puis entreprendre ; j'ai la conscience acquise que je vais faire une chose bonne pour les autres et pour moi, une chose vraiment utile, voire même une chose morale, encore bien qu'elle doive nuire à mes concurrens, puisque je vais affranchir le publie du tribut illégitime que lèvent sur loi des [II-72] producteurs négligens ou malhabiles qui lui font payer le produit qu'ils font au-dessus de sa valeur véritạble, c'est-à-dire au-dessus du prix auquel il peut être fait.

Mais ce n'est qu'après m'être ainsi bien assuré de ce que l'on fait, et du mieux qu'il y aurait à faire, que je peux agir avec honneur et sûreté; car si je n'ai pas pris des précautions suffisantes, si j'ai entrepris légèrement, si je me suis mis dans la nécessité de vendre à perte, si je ne sers le public qu'en détruisant ma fortune et en nuisant à celle des producteurs établis avant moi, il est clair qu'il eût été plus sage et plus moral tout à la fois de ne pas entreprendre.

En général, ce qu'il faut surtout recommander aux entrepreneurs, c'est d'étudier l'état de l'offre, et de voir s'ils peuvent réellement y introduire quelque amélioration. Il y a en effet bien moins de gens qui se ruinent pour avoir mal choisi le produit à faire, que pour n'avoir pas fait un calcul assez juste du prix auquel il leur serait possible de le livrer. Il est peu de produits qui ne soient bons à entreprendre, quand on peut les fournir à un prix tel qu'il soit presque impossible qu'ils ne trouvent pas des acheteurs. Mais c'est ce prix auquel on pourra produire qu'on ne prend pas assez la peine d'étudier. Si, dans bien des cas, l'on met peu de soin à s'instruire de l'état des besoins, on en met [II-73] encore moins à rechercher les bons moyens de les satisfaire, et rien n'est comparable à la légèreté avec laquelle les plans les moins raisonnables sont fréquemment adoptés. C'est principalement à ce peu d'attention qu'on apporte à l'étude et au choix des moyens d'exécution qu'il faut attribuer la chute de tant d'entreprises, dans le cours desquelles il se fait une si grande déperdition de forces, et dont la ruine finale est accompagnée de tant de souffrances pour la société [44] .

Après les deux genres de capacité nécessaires pour apprécier convenablement l'objet et les moyens d'une entreprise, l'art de la diriger est un autre [II-74] talent faisant également partie du génie des affaires, et qui n'est pas moins indispensable que les deux autres au succès de toute espèce d'industrie.

Ce moyen se distingue parfaitement de ceux que je viens de décrire. Il est fort possible, en effet, qu'un homme peu capable de juger de l'opportunité de créer un certain produit, ou de dresser le compte des frais auxquels il est possible de le produire, soit d'ailleurs en état d'administrer avec intelligence et avec sagesse un établissement monté pour l'obtenir. Mais si cette dernière faculté ne doit pas être confondue avec les précédentes, elle ne peut pas, sous un autre rapport, en être [II-75] séparée : il faut qu'elle concoure avec elles, et nul n'est véritablement homme d'affaires, s'il n'est en même temps administrateur. Ce talent de l'administrateur est d'une si grande conséquence, que rien ne saurait en tenir lieu ; et l'entreprise la plus excellente, celle où l'on obtiendrait par les meilleurs procédés les produits les plus susceptibles de se vendre, n'aurait aucune chance de se soutenir si, d'ailleurs, elle n'était pas convenablement gérée, s'il y régnait peu d'ordre, si les heures de travail y étaient mal réglées, les dépenses mal faites, les ressources gaspillées, etc.

Le petit nombre d'économistes dont j'ai lu les ouvrages sont loin, à ce qu'il me semble, d'accorder à cet élément de force l'attention dont il sen rait digne. Je ne me souviens pas que Smith en dise un seul mot. L'auteur du Traité d'économie politique s'y arrête à peine. Il est juste. de reconnaître pourtant qu'il en a parlé plus expressément dans ses leçons du conservatoire, et qu'il a mis plus de soin à en signaler l'importance qu'il ne l'avait fait dans son Traité.

« Dans le voyage que je viens de faire en Angleterre, disait-il à la fin de 1825 en ouvrant son cours, j'avais principalement en vue d'observer les causes qui font en général réussir les entreprises d'industrie dans un pays renommé pour ses succès en ce genre, et j'ai été confirmé dans la persuasion que la manière [II-76] d'administrer ces entreprises contribue à leur succès beaucoup plus encore que les connaissances techniques et les procédés d'exécution pour lesquels, cependant, on vante avec raison les Anglais. »

On peut juger, par cette seule remarque, à quel point les talens administratifs méritent de figurer dans une analyse exacte des causes générales auxquelles se lie la puissance du travail [45] .

Enfin, à ce talent de bien conduire une entreprise bien conçue et bien montée, il est indispensable que l'homme d'affaires, pour être complètement digne de ce nom, réunisse une dernière faculté: c'est celle de tenir des livres en règle; c'est de savoir demander compte à chaque partie de son entreprise et à l'ensemble de son établissement de toutes les avances qu'ils reçoivent, de tous les remboursemens qu'ils effectuent, et de pouvoir, pour ainsi dire, les contraindre à déposer pour ou contre lui, à rendre témoignage de la justesse de ses calculs, ou bien à l'avertir des erreurs qu'il a commises. Sans celte vérification continuelle de ce qu'il s'était promis par le compte toujours présent [II-77] et la balance toujours facile de ce qu'il a dépensé et de ce qu'il a obtenu, il ne saurait où il en est, il ignorerait s'il est en profit ou en perte, il serait hors d'état de dire par où il gagne et par où il perd, ce qui est bien et ce qui est mal dans son entreprise, et il ne verrait point, par conséquent, ce qui mérite d'être maintenu et ce qui demande à être réformé. C'est encore là un de ces moyens généraux du travail qu'on a peu pris en considération dans les livres de théorie, quoiqu'ils dussent jouer un rôle considérable dans la pratique. J'aurai occasion de montrer avec plus de détail combien ce moyen est puissant, lorsque je ferai voir comment il peut s'appliquer à de certaines classes de travaux dans lesquels on n'est pas encore accoutumé à soumettre ses spéculations à l'épreuve d'une comptabilité régulière.

Ainsi, connaître les besoins, savoir s'ils sont satisfaits, être en état d'apprécier les moyens qu'on emploie à les satisfaire, avoir le talent de juger si ces moyens peuvent être remplacés par de meilleurs, être capable de conduire les établissemens qu'on a été capable de concevoir et de monter pour cela, savoir s'assurer enfin, par une bonne comptabilité, si les résultats viennent réaliser les promesses que la spéculation avait faites, voilà ce qui constitue le génie des affaires, et tel, est le premier ordre de facultés sur lequel se fonde [II-78] la puissance et la liberté de toute industrie.

§ 6. Cependant ce serait peu de savoir ce qu'il convient d'entreprendre, si l'on n'était en état de l'exécuter, et si au talent de la spéculation on ne réunissait les connaissances techniques. On ne conçoit pas même comment il serait possible de former de bonnes spéculations sans ces connaissances, puisqu'on serait incapable d'apprécier les moyens qui sont communément employés à créer le produit qu'on aurait dessein de faire, et qu'on ne pourrait juger s'il est possible de substituer à ces moyens de meilleurs procédés. Il faut donc nécessairement qu'à l'intelligence des affaires se joignent les talens qui ont rapport à l'art.

Le premier de ces talens, celui qu'il me paraît essentiel d'acquérir avant aucun autre, c'est la connaissance pratique du métier. Je sais qu'ici je m'écarte beaucoup des idées qui ont cours dans les classes de la société les plus aisées et les plus instruites. Lorsque, dans ces classes, on veut préparer un jeune homme à une pratique élevée et éclairée des arts, on commence par lui donner une éducation littéraire. En Europe, en France surtout, la rhétorique est la base fondamentale de toutes les professions. C'est donc par devenir rhétoricien que commence tout jeune homme qui veut exercer un art quelconque d'une manière un peu distinguée ; [II-79] puis on fait son éducation scientifique; il passe après dans les écoles d'application, et finalement il arrive à la pratique. Un petit nombre de bons esprits pensent au contraire qu'il faudrait commencer par la pratique ; que la théorie et ses applications devraient venir après, et qu'il serait toujours temps d'arriver à la rhétorique.

On a pourtant des raisons pour procéder ainsi qu'on le fait. Reste à savoir si ces raisons sont bonnes. On croit que l'homme a d'abord raisonné, et qu'ensuite il a agi; on pense que le genre humain ne procède que par principe et par raison démonstrative; on suppose que notre espèce est restée plus ou moins long-temps sans faire les choses, sans se vêtir, sans se loger, sans faire l'amour, sans se réunir en société, et qu'elle ne s'est avisée de tout cela que par la suite, à mesure que la réflexion est venue l'avertir qu'elle pourrait y trouver quelque plaisir ou quelque avantage. Il a donc paru conforme à la nature de l'esprit humain de faire marcher la théorie devant la pratique, et d'enseigner la raison des choses avant d'apprendre à les exécuter.

Je crois qu'en procédant de la sorte on a complètement méconnu cette nature de l'esprit humain, sur laquelle on avait le très-louable désir de régler sa marche. Ce qui est, en effet, dans la nature de l'homme, c'est d'agir d'abord et de [II-80] réfléchir après. La réflexion éclaire, rectifie, perfectionne l'exercice de nos forces; mais l'homme fait tout naturellement, et il n'est rien que l'instinct n'ait commencé. C'est par instinct que l'homme choisit ses premiers alimens, c'est par instinct qu'il vit en société, c'est par instinct qu'il a commencé à se vêtir et à se construire des demeures. La raison n'a servi qu'à lui apprendre ensuite à mieux faire ce qu'il avait fait d'abord sans raisonner et par la simple impulsion du besoin. Pour procéder conformément aux indications de la nature, il faudrait donc commencer par faire les choses et chercher ensuite la raison de ce qu'on fait.

La vérité est que tous les arts ont commencé d'une manière empirique. La plupart de leurs découvertes ont été faites empiriquement, et les sciences, qu'on met à leur tête, ne sont venues expliquer, la plupart du temps, que ce qu'ils avaient trouvé sans elles. En principe, c'est là la bonne manière d'aller : il faut apprendre l'art avant la science et la pratique avant la théorie. On ne profite bien de la science que lorsqu'elle vient rendre raison des procédés de l'art auquel on est déjà rompu. Le savant qui n'est que savant ne sait que faire de sa science; elle ne lui peut servir à rien. Il y a de l'inexpérience des savans, de leur maladresse, de leur impuissance pour tout ce qui tient à l'action, les exemples les plus étranges. Tel homme profondément [II-81] dans les théories de la mécanique ne saurait souvent comment s'y prendre pour faire des choses dont le plus grossier manœuvre vient aisément à bout. Pour se rendre propre à l'exercice d'un art, pour devenir homme d'action, il faut donc commencer par agir, et ne s'occuper de la théorie que pour lui demander d'éclairer et de fortifier la pratique.

Il paraîtrait qu'on a compris cela de l'autre côté de la Manche mieux que de ce côté-ci. Les hommes qui se destinent à la pratique d'un art en Angleterre, et qui aspirent à y obtenir un rang élevé, commencent par s'instruire de ses détails les plus techniques, et par mettre d'abord la main à l'ouvrage. C'est l'observation que faisait un jour un des professeurs les plus distingués du Conservatoire des arts et métiers de Paris, M. Clément.

« Les plus grands ingénieurs de l'Angleterre, disait-il, ont été d'abord de simples ouvriers. Watt était ouvrier horloger; Woolf, charpentier; Telford, maçon; John et Philip Taylor, fabricans de produits chimiques; enfin Maudslay, simple forgeron. Tous les officiers des mines, ajoutait le professeur, ont commencé par être mineurs; tous ont brisé le rocher et roulé la brouette : ce sont de vrais officiers de fortune qui connaissent à fond les détails de leur art, qui en savent toutes les difficultés. Des [II-82] conversations avec quelques hommes habiles, quelques livres, quelques leçons de physique et de chimie données par des professeurs ambulans et chèrement payées, voilà quels ont été d'abord tous leurs moyens d'instruction scientifique. »

Je ne veux pas finir sans ajouter que ces remarques s'appliquent indistinctement à toutes les professions. Le métier en tout serait la première chose à apprendre, et quel que soit l’art auquel on se destine, c'est par l'art lui-même qu'il faudrait commencer [46] .

Cependant, en reconnaissant qu'il importe de commencer par la pratique, hâtons-nous de dire que sa marche ne devient sûre et son action vraiment puissante que lorsque la théorie la suit et lui prête le secours de ses lumières. Sans l'intervention des sciences, l'industrie, livrée à l'empirisme et à la routine, ne ferait des forces de la nature qu'un [II-83] usage aveugle et borné. Le propre des sciences est de lui apprendre à s'en servir avec discernement et avec étendue. J'ai déjà dit que la nature laissée à elle-même ne travaillait pas de préférence pour l'homme : les sciences, en lui découvrant comment elle agit, lui offrent les moyens de lui dérober ses forces et de les plier à son usage. Elles lui dévoilent les propriétés des corps, leur action physique, leur action chimique, et elles lui livrent une multitude de secrets et de leviers dont il peut tirer ensuite les plus grands secours. Qui peut dire tout ce que les arts ont emprunté de vérités fécondes à la chimie, à la physique, à l'astronomie, à l'histoire naturelle? Quelquefois un seul des faits observés par ces sciences a suffi pour leur faire faire d’immenses progrès. Quel parti, par exemple, n'a-t-on pas tiré de la connaissance des propriétés de l'aimant et de celle de l'élasticité des fluides ? La boussole, pour me servir de la belle expression de Montesquieu, a ouvert au commerce l'univers. On a calculé que la machine à vapeur, qui n'est qu'un moyen de se servir alternativement de la force expansive de la vapeur d'eau et de la pression de l'atmosphère, a assez augmenté les produits de l'industrie en Angleterre pour couvrir les intérêts de la dette, montant annuellement à plus d'un milliard. La puissance de l'industrie est donc étroitement liée à celle des sciences. Plus les sciences [II-84] ont fait de progrès et plus l'industrie a de moyens, plus elle est libre.

Il faut dire pourtant que la liberté, sous ce rapport, paraîtrait moins dépendre de l'avancement des sciences que de leur diffusion. « L'expérience, disait encore le professeur éclairé que j'ai cité tout à l'heure, l'expérience me prouve chaque jour que les plus simples élémens des sciences peuvent suffire aux plus grands développemens de l'industrie. » Sûrement il ne faut pas inférer de là que l'industrie n'est pas intéressée aux progrès très-élevés des sciences. De ce qu'on ne voit pas à quoi pourront lui servir de certaines vérités, il serait bien téméraire de prétendre qu'elles ne lui serviront jamais à rien. Combien de découvertes, qui ne semblaient d'abord que curieuses, ont fini par conduire à d'importantes applications. « Lorsque le Hollandais Otto-Guérike tira les premières étincelles électriques, eût-on prévu, demande M. Say, qu'elles mettraient Franklin sur la voie de diriger la foudre et de la détourner de nos édifices, entreprise qui semblait dépasser de si loin le pouvoir de l'homme ?» Je suis donc loin de condamner aucun genre de recherches; je dis seulement que ce qui fait la puissance des arts ce n'est pas tant l'existence d'un petit nombre d'hommes très-savans que celle d'un très-grand nombre d'hommes passablement instruits; et les faits déposent avec éclat de la vérité [II-85] de cette remarque. C'est ainsi, par exemple, que l'industrie est incomparablement plus puissante en Angleterre qu'en France, quoique le premier corps savant de l'Europe soit en France, et que le seul avantage de l'Angleterre, sous le rapport des sciences, soit de compter un nombre plus considérable d'hommes qui en possèdent les élémens. Non-seulement il s'est formé en Angleterre, pour la direction de toutes les entreprises industrielles, une classe nombreuse d'ingénieurs privés que nous n'avons pas; mais il faut remarquer en outre que dans ce pays beaucoup de chefs d'ateliers, de contre-maîtres et même de simples ouvriers, possèdent des notions élémentaires de physique, de chimie et de mécanique qui manquent généralement parmi nous à cette classe de travailleurs.

Si la puissance des arts tient à l'avancement et à la diffusion des sciences, elle est surtout liée au progrès de leur application. L'application d'une science est une science particulière, plus difficile peut-être que la science même, et dont l'objet est de la mettre en valeur. Il est possible, on le conçoit, que de certaines sciences, assez avancées, assez répandues, aient encore été peu utilisées. Dans cet état, elles sont propres, si l'on veut, à satisfaire la curiosité, à entretenir l'activité de l'esprit, à lui fournir le sujet et à devenir pour lui l'occasion d'un exercice favorable; mais il est évident [II-86] qu'elles n'ajoutent rien aux pouvoirs du travail. Relativement à l'industrie, les sciences n'existent que lorsque le talent des applications est venu la faire profiter des vérités qu'elles ont trouvées. C'est ce talent qui réalise pour elle le bienfait de leurs découvertes; c'est à ce talent qu'elle doit tout ce qu'elles peuvent lui procurer de puissance et de liberté.

Enfin la liberté de l'homme qui exerce une industrie ne tient pas seulement à la connaissance qu'il a des procédés de son art, aux notions scientifiques qu'il possède, à son talent pour les applications; elle tient aussi à son habileté en fait d'exécution et de main-d'œuvre . Les découvertes de la science, utilisées par le génie des applications, ne se réalisent, ne prennent un corps, ne produisent un résultat utile que par le travail de l'ouvrier. Sans ce travail, les plus belles conceptions seraient vaines et toute industrie impuissante. C'est de la main-d'œuvre , à proprement parler, qu'elles reçoivent l'être et la vie. La liberté de l'industrie dépend donc encore essentiellement du talent que l'artiste, déjà distingué comme savant et comme ingénieur, possède encore comme ouvrier. Mieux il conçoit ce qu'il s'agit de faire, plus il est adroit à l'exécuter, plus il peut apporter de soin à son ouvrage, plus il est capable de lui donner de la précision et de la perfection, plus il est maître, en [II-87] un mot, de cette dernière partie de son art comme de celles que j'ai déjà décrites, et plus il est libre à lui de l'exercer.

J'insiste peu sur ces derniers moyens, dont on a souvent exposé l'influence, et sur lesquels d'ailleurs j'aurai plus d'une occasion de revenir lorsque j'arriverai, dans les chapitres qui vont suivre, à l'application des principes énoncés dans celui-ci.

J'ai parlé des élémens de puissance que je viens d'analyser dans les deux précédens paragraphes, comme s'ils étaient tous réunis dans une même personne, quoiqu'ils soient nécessairement distribués, pour peu qu'une entreprise ait d'importance, dans un assez grand nombre de mains. Il arrive toujours, en effet, que le fondateur d'une telle entreprise a au-dessous de lui, pour ce qui tient à la gestion de son affaire, un administrateur, un économe, un caissier, un ou plusieurs teneurs de livres; et, d'un autre côté, pour ce qui tient plus particulièrement à l'art, un ingénieur, des chefs d'ateliers, des contre-maîtres, des ouvriers. Cependant il est du plus haut intérêt que le chef d'entreprise ait l'intelligence parfaite des diverses tâches que remplissent tous ses sous-ordres; que sa pensée préside à tout; qu'il puisse partout mettre la main à l'ouvrage, approuver ou blâmer avec connaissance de cause, donner les ordres les plus éclairés. Et non-seulement [II-88] il est bon que l'entrepreneur réunisse en lui tous les genres de capacité qui concourent au succès de son entreprise; mais il serait heureux, si la chose était possible, que ces divers genres de capacité fussent communs à tous ses agens; car il est clair que chacun ferait d'autant mieux sa tâche qu'il serait plus en état de comprendre quel est l'objet général de l'établissement, de quelle manière chacun concourt au but de l'entreprise, et quelle est au juste la tâche particulière qui lui est assignée dans ce travail commun. Enfin, quoiqu'il soit assez rare de trouver réunies dans un même individu toutes les facultés industrielles que j'ai décrites dans les deux paragraphes qui précèdent, il est certain que toutes ces facultés sont nécessaires au succès de toutes les professions, et qu'un homme exerce sa profession avec d'autant plus de puissance qu'il réunit mieux dans sa personne tout ce qui constitue l'artiste habile et l'homme d'affaires intelligent.

§ 7. Après cela, hâtons-nous de dire que le plus haut développement de ces facultés, dans un pays, ne pourrait y assurer le libre exercice d'aucune profession si ce progrès n'y était accompagné de celui des meurs, et si la population, à mesure qu'elle formerait son génie pour les arts et pour les affaires, ne travaillait aussi à se perfectionner, [II-89] tant dans cette portion de ses habitudes qui ont pour effet de conserver et d'accroître les facultés de chaque individu, que dans celles qui tendent à rendre plus sûres, plus paisibles et plus faciles les relations des hommes entre eux.

Telle est l'influence que les bonnes habitudes morales exercent sur la liberté de toute industrie, que je suis à comprendre comment les économistes ont pu oublier de tenir compte d'un élément de puissance aussi considérable; comment Smith, par exemple, après avoir compris les talens acquis dans son inventaire des moyens du travail n'y a pas compris aussi les bonnes habitudes acquises ; comment M. Say, après avoir fait entrer dans sa nomenclature du fonds général de la société les facultés industrielles des travailleurs a pu négliger d'y faire entrer ce que les travailleurs possèdent de bonnes habitudes morales. Existe-t-il, je le demande, dans l'ensemble des moyens qu’emploie l'industrie, quelque élément de force dont l'influence sur sa liberté soit plus décisive? Je sais tout ce qu'elle peut puiser de puissance dans le talent des affaires, dans les connaissances techniques, dans les secours de la théorie, dans le génie des applications, dans l'habileté en fait de main-d'œuvre ; mais l'activité, la prudence, l'ordre, l'économie, la tempérance, la simplicité des goûts, une certaine continence; mais l'esprit de justice qui porte les travailleurs à s'abstenir de [II-90] tout esprit de monopole, et le courage civil qui ne leur permet de tolérer un pareil esprit dans qui que ce soit, sont-ils pour elle d'un secours moins efficace? Comment, dans l'énumération des moyens qu'elle fait concourir à l'œuvre de la production, n'a-t-on pas signalé la bonne morale personnelle et la bonne morale de relation comme deux des plus puissans et des plus indispensables [47] .

§ 8. Et d'abord, pour parler de cette partie de la morale qui se rapporte à notre conduite à l'égard de nous-mêmes, n'est-il pas certain qu'un homme vicieux serait à peu près aussi incapable qu'un homme ignorant d'exercer avec succès une profession quelconque ? Le vice, il est vrai, n'agirait pas sur lui de la même façon que l'inexpérience [II-91] ou l'incapacité naturelle; mais il produirait à peu près les mêmes effets; et, avec tous les moyens intellectuels et manuels d'agir, cet homme pourrait très-bien n'en avoir pas la puissance, asservi qu'il serait à de mauvais penchans.

Qu'ai-je besoin, par exemple, de dire que la paresse est un obstacle au libre exercice de toute industrie? N'est-il pas évident que l'activité est la première condition de toute liberté, et que, pour pouvoir user de ses forces, il faut d'abord être capable de surmonter l'indolence naturelle qui nous empêcherait de nous en servir? Tant que l'homme reste inactif, il ne développe aucun de ses organes; la passion du travail est la première vertu dont il a besoin pour tirer quelque parti de ses facultés, et il est visible qu'à égalité de ressources et de capacité naturelles le peuple le plus laborieux devra être bientôt le plus industrieux, celui dont l'industrie sera la plus puissante et la plus libre.

Si la paresse est un obstacle à la liberté de l'industrie, on en peut dire autant de l'avarice, de la prodigalité, de l'ostentation, et en général de tous les vices. L'avarice, moins funeste à l'industrie que l'oisiveté, ne laisse pas de lui être encore contraire. Un producteur qui, par lésinerie, ne voudrait pas faire à la production les avances nécessaires, qui aimerait mieux manquer de gagner 6 fr. que risquer un écu, qui, au lieu de joindre ses [II-92] épargnes à son capital et d'étendre de plus en plus ses spéculations, enfouirait ses profits pour être sûr de ne pas les perdre, un tel homme, dis-je, ne saurait devenir ni très – puissant dans son art, ni très-riche. Il se pourrait bien que son industrie ne déclinât pas, mais il ne ferait pas non plus de progrès ; elle resterait nécessairement stationnaire. Moins donc un homme industrieux est esclave de cet esprit étroit, de cet instinct sordide, qui porte l'avare à enterrer ses trésors; moins il laisse de capitaux inactifs, mieux il sait les dépenser, toutes les fois qu'il peut le faire avec avantage, et plus il est capable d'étendre les pouvoirs de son industrie, plus elle devient forte et libre.

Si l'avarice restreint la puissance de l'industrie, à plus forte raison la prodigalité. L'avare soustrait des capitaux à la reproduction, mais il ne les détruit pas; le prodigue, au contraire, les dissipe: l’un peut empêcher que la richesse ne croisse, mais l'autre la fait décliner. Le prodigue dépense en superfluités, en folies, en débauches, les accumulations de ses devanciers; il ne cesse d'enlever au travail quelque portion du capital qui fait sa puissance, et chaque jour il lui ôte ainsi quelque chose de sa liberté. Moins donc un peuple a de cet orgueil puéril, de cette sotte vanité qui porte les hommes à dissiper leurs richesses en prodigalités fastueuses, plus il sait les dépenser sagement [II-93] et utilement, et plus ses moyens de production augmentent, plus son industrie acquiert de pouvoir et de liberté.

Dans les pays où règne le faste, il n'y a presque pas d'intermédiaires entre les arts indispensables à la vie et ceux qui fournissent aux raffinemens de la volupté; c'est une chose facile à remarquer chez la plupart des nations orientales.

« Les manufactures, chez ces nations, observe un écrivain anglais, sont dans un état pitoyable; les choses favorables au développement de l'esprit y sont absolument inconnues. On n'y possède d'habileté que pour la la joaillerie, l'orfèvrerie, la fabrication des draps d'or, des riches soieries, des armes de luxe, et pour la construction des pagodes et des palais. En Europe, au contraire, nous fabriquons, indépendamment des objets de luxe, des vêtemens et des meubles commodes pour tout le monde, des livres et des garde-temps pour les savans [48] . »

Cette différence tient surtout à celle des mœurs. Si nous sommaccroissementes mieux pourvus que les Asiatiques de toutes les choses nécessaires à la vie, de tout ce qui peut la rendre douce, agréable et noble tout à la fois, c'est que, dépensant moins pour la satisfaction des besoins factices, il nous reste davantage [II-94] pour la satisfaction des besoins réels; c'est que des goûts plus simples, en rendant l'épargne possible, nous ont permis de faire ces accumulations de moyens de toute espèce, d'où sont venus les développemens de l'industrie et tous les moyens de jouissance qu'elle nous procure.

La supériorité de l'industrie anglaise sur la nôtre tient en partie à la même cause. Nous fabriquons, en général, tout ce que fabriquent les Anglais, et il est peu d'articles que nous ne soyons capables de confectionner aussi bien qu'eux; mais il en est un certain nombre que nous ne pouvons pas produire dans la même quantité et au même prix. Pourquoi cela? parce que les producteurs, chez nous, ont moins de moyens de produire, parce que moins de consommateurs ont les moyens d'acheter, parce qu'on est en général moins riche, et l'on est moins riche par cette raison, entre beaucoup d'autres, que les dépenses sont peut-être moins judicieuses. Nous sommes plus enclins au luxe que nos voisins; nous avons moins d'attrait pour ce qui est utile et commode ; nous en avons plus pour ce qui est somptueux ou brillant; nous aimons davantage les palais, les monumens fastueux, les mets et les vêtemens recherchés. Ce que cette disposition ajoute inutilement à nos consommations publiques et particulières, ce qu'elle nous ôte d'aisance, ce qu'elle fait perdre à notre industrie [II-95] de ressources et de moyens, ce que, par conséquent, elle oppose d'obstacles à ses progrès et à sa liberté est assurément très-considérable.

Je passerais successivement en revue toutes nos mauvaises habitudes particulières, que je les trouverais toutes plus ou moins contraires au libre exercice de tous les arts. Si l'avarice s'oppose à l'accroissement de nos capitaux, si la prodigalité les fait décroître, l'intempérance use notre santé la débauche abrutit notre intelligence, l'envie, en nous irritant contre nos rivaux, ne fait que nous rendre plus incapables de les atteindre ou de les devancer. Il n'est pas de vice qui n'ait pour effet de diminuer notre puissance, de réduire nos moyens d'action. L'un ruine nos forces corporelles, l'autre nos facultés mentales, celui-ci notre fortune, celui-là notre considération, la plupart plusieurs de ces biens ensemble, quelques-uns toutes nos facultés à la fois.

Autant donc, pour exercer librement une industrie quelconque, il est nécessaire que nous ayons l'habitude des affaires et beaucoup d'acquis sous le rapport de l'art, autant il est nécessaire que nous sachions faire, relativement à nous-même, un usage moral de nos facultés. La liberté de l'homme industrieux dépend de ce moyen au moins autant que d'aucun autre; et, si sa puissance est fort accrue par l'adresse, l'intelligence, [II-96] l'habileté, la science, elle ne l'est pas moins par l'activité, le zèle, l'application, l'économie, la régularité, et par toutes les vertus individuelles favorables à la conservation et à l'accroissement de ses forces.

De toutes les vertus privées, celle que je regarderais comme la plus nécessaire à l'homme industrieux, celle qui lui donne successivement toutes les autres, c'est la passion du bien-être, c'est un désir violent de se tirer de la misère et de l'abjection, c'est cette émulation et cette dignité tout à la fois qui ne lui permettent pas de se contenter d'une situation inférieure, toutes les fois que, par un travail honorable, il voit la possibilité de s'élever à un meilleur état.

Ce sentiment, qui semble si naturel, est malheureusement beaucoup moins commun qu'on ne pense. Il est peu de reproches que la très-grande généralité des hommes méritent moins que celui que leur adressent les moralistes ascétiques d'être trop amis de leurs aises, de se donner trop de soins pour augmenter leurs moyens de jouissance et de bonheur. On leur adresserait le reproche contraire avec infiniment plus de justice. Ils n'ont en effet que trop de disposition à se contenter de peu, à s'accoutumer à une existence chétive, à croupir, à vieillir dans l'ignorance, la crasse, le dénuement, et en général dans des états fort mal assortis à cette [II-97]dignité du genre humain dont ne cessent de les entretenir les mêmes moralistes. Il y a même dans la nature des hommes cela de très-remarquable que moins ils ont de lumières et de ressources, et moins ils éprouvent le désir d'en acquérir. Les sauvages, les plus misérables et les moins éclairés des hommes, sont précisément ceux à qui il est le plus difficile de donner des besoins, ceux à qui l'on inspire avec le plus de peine le désir de sortir de leur état; de sorte qu'il faut que l'homme se soit déjà procuré par le travail un certain bien-être, avant qu'il éprouve avec quelque vivacité ce besoin d'améliorer sa condition, de perfectionner son existence, que j'appelle amour du bien-être.

Cependant, tant qu'il n'est pas animé de cette passion, il est impossible que son industrie fasse des progrès rapides. Il conduit ses travaux sans zèle, sans affection, sans intelligence, sans aucune des dispositions morales qui sont indispensables pour les bien exécuter. Il use assez mal aussi de ses ressources. S'il consent à passer sa vie dans un état de misère et de médiocrité, ce n'est de sa part ni modération, ni simplicité de moeurs : c'est grossièreté, paresse, incurie, absence de dignité, de goût, de délicatesse. Loin d'avoir des penchans modérés, il serait volontiers dissolu ; il est fort enclin à l'intempérance, à la luxure, au [II-98] luxe; il a le goût de toutes les jouissances désordonnées ; il n'a pas l'amour du bien-être.

Supposez-le, au contraire, animé d'un vif désir d'améliorer sa condition, et de ce sentiment, comme de leur source, naîtront les habitudes privées les plus favorables aux progrès de l'art qu'il exerce, comme au bon emploi des biens qu'il possède. L'activité succèdera à la paresse; à l'insouciance, l'émulation ; l'ordre et l'épargne, au gaspillage; il dépensera peu pour l'ostentation ; il fera beaucoup pour le bonheur véritable; il voudra voir sa demeure devenir chaque jour plus saine, plus commode, plus riante; il voudra être mieux vêtu, mieux nourri, plus instruit, mieux gouverné; il ne négligera aucune partie de son bonheur, et plus sa condition deviendra bonne, plus il éprouvera le désir et plus il aura les moyens de la rendre meilleure encore.

C'est à cet amour du bien-être, passion des peuples très-cultivés, qu'il faut attribuer les beaux développemens que l'industrie a pris chez quelques peuples ; c'est à l'absence de ce sentiment qu'il faut demander compte des retards qu'elle éprouve en d'autres pays. Je ne doute point que la distance où elle peut être encore parmi nous du point où elle est parvenue chez une nation rivale, ne tienne en bonne partie à la différence de l'énergie avec laquelle ce sentiment agit chez les deux nations. [II-99] Nul peuple ne paraît plus possédé que le peuple anglais du besoin d'accroître son aisance, ses commodités, de se procurer, comme il dit, une existence comfortable, c'est-à-dire une existence douce et fortifiante. Cette passion domine chez lui les hommes laborieux de toutes les classes; c'est elle qui préside à tous leurs travaux, qui en accélère de plus en plus le mouvement et l'activité, qui les dirige constamment vers un but utile; elle est l'âme de leur industrie et la principale cause des progrès immenses qu'elle a faits.

Ce n'est donc pas sans raison que je place la passion du bien-être au nombre des premières vertus privées de l'homme industrieux.

Il en est une pourtant qui me paraîtrait plus nécessaire encore à ses progrès, surtout dans les classes inférieures : c'est cette sorte de prudence, de retenue, de continence dont il a besoin, non pour s'interdire le mariage, car je ne pense point que, dans aucune classe, on soit obligé de s'abstenir de se marier, mais pour user du mariage avec circonspection, pour empêcher qu'il ne devienne funeste en devenant trop fécond.

J'écarte l'idée qu'un homme ne doive se marier que lorsqu'il a, comme on dit, les moyens d'élever une famille. Je ne sais point d'abord ce qu'on entend par ces mots. Une famille n'est pas la conséquence forcée du mariage, quoiqu'elle en [II-100] soit la conséquence ordinaire : n'a pas toujours des enfans qui veut. Puis tout le monde n'en a pas le même nombre: il est possible de n'en avoir qu'un, comme il est possible d'en avoir dix, d'en avoir douze, d'en avoir quinze : veut-on qu'un homme attende pour se marier qu'il ait de quoi élever quinze enfans, de quoi élever la plus nombreuse famille possible? Je voudrais savoir à quel terme on s'arrête, et quelle fortune on exige qu'un homme acquière avant qu'il puisse songer à se marier. Enfin, je tiens que l’union conjugale est la première association qu'aient besoin de former, alors même qu'ils manquent de fortune, un jeune homme et une jeune fille honnêtes et laborieux, ayant chacun un état et le désir de se tirer d'affaire. Une telle association est pour l'un et pour l'autre une source d'avantages nombreux; elle calme leur imagination, elle fixe leurs idées, elle les détourne du vice, la dépense de chacun devient moindre, ils se servent mutuellement d'aide et d'appui: c'est la meilleure ligue qu'ils puissent former contre l'infortune.

Mais, pour que cette ligue ait de bons effets, il faut qu'ils l'aient formée dans de bonnes vues, et surtout qu'ils veillent attentivement sur ses conséquences; car s'ils ne prenaient soin d'en régler, d'en maîtriser les conséquences, elle pourrait devenir pour eux une cause de découragement et de [II-101] ruine, tout aussi bien qu'elle est, alors qu'elle est bien entendue et sagement conduite, un principe très-fécond de force et de prospérité.

Entendons bien ceci: l'essentiel n'est pas de différer le mariage jusqu'à ce qu'on ait de quoi élever un nombre indéfini d'enfans; l'essentiel est de n'avoir d'enfans, même dans le mariage, que lorsqu'on est en position de les élever, lorsqu'on peut croire qu'en les appelant à la vie on ne va faire une chose funeste, ni pour eux, ni pour soi-même : l'essentiel est de ne pas rendre son mariage plus prolifique que son industrie. Ce besoin d'en limiter la fécondité, ce soin de proportionner toujours l'étendue de sa famille à la grandeur de sa fortune, est un soin dont nul ne peut sensément se dispenser, et dont heureusement peu de personnes se dispensent, au moins dans les rangs un peu élevés de la société. A cet égard, comme à plusieurs autres, la morale de la portion instruite de la société vaut mieux que celle des casuistes. Ce n'est que dans les classes indigentes et peu éclairées que l'on continue à user du mariage sans discrétion, sans retenue, sans s'imposer aucune gêne, sans vouloir se soumettre le moins du monde à l'espèce de contrainte morale qui est nécessaire pour en régler les effets. De tous les désordres de la société, celui-ci est peut-être le plus funeste. Il n'y a point de véritable amélioration à attendre pour les classes [II-102] inférieures tant que ces classes continueront, non pas à se marier, mais à faire un si déplorable abus du mariage, tant que chaque nouvel accroissement de la richesse sera rendu vain par un nouvel accroissement de la population, tant que le nombre des ouvriers allant toujours croissant, les capitaux et les travaux pourront se multiplier sans qu'il en résulte aucun accroissement dans les salaires. La place me manque ici pour montrer de combien de manières l'abus de l’union conjugale nuit aux progrès de la société et au développement des pouvoirs du travail. Je me borne à dire que rien n'énerve plus un homme, ne lui ôte davantage l'activité, l'émulation, le courage, ne le rend plus incapable de songer à perfectionner son art et à en étendre la puissance, que de se voir entouré de plus d'enfans, qu'il n'est en état d'en élever, que de sentir que la misère le gagne, le déborde, et qu'il fait de vains efforts pour l'écarter de lui et des siens. Reconnaissons donc qu'il est peu de vertus dont l'homme industrieux ait plus besoin, surtout dans les conditions inférieures, que de celle qui est nécessaire pour régler sagement le principe de la population.

§ 9. Si la liberté des arts tient essentiellement au progrès des mœurs individuelles, elle se lie d'une manière non moins étroite au développement des bonnes habitudes civiles. Pour pouvoir exercer [II-103] librement un art quelconque, il ne suffit pas que nous fassions un usage prudent de nos facultés, que nous soyons de bons économes de nos forces, il faut encore que nous sachions nous en servir sans préjudice pour autrui; il faut que nous ayons appris à en renfermer l'usage dans les limites de la justice.

Nous pouvons sortir de ces limites d'une multitude de façons. Il est en effet mille façons de nous attaquer, de nous faire mutuellement violence. Nous pouvons nous attaquer dans nos personnes par des diffamations, des outrages, des blessures, des meurtres ; nous pouvons nous attaquer dans nos fortunes par des fraudes, des escroqueries, des vols, des extorsions, des pillages ; nous pouvons nous attaquer dans l'exercice de nos facultés par des prétentions exclusives, des prohibitions injustes, des accaparemens, des monopoles, des usurpations de privilèges, etc.

Or, de quelque manière que nous entreprenions les uns et les autres; que nous nous attaquions dans nos personnes, dans nos fortunes, dans l'exercice de nos facultés, les attaques que nous nous livrons ont pour effet inévitable de restreindre notre pouvoir d'agir; et elles le restreignent d'autant plus, que les excès auxquels nous nous portons les uns envers les autres sont plus graves et plus multipliés.

Il est bien superflu de dire, par exemple, que [II-104] nous diminuons les pouvoirs de l'industrie en nous attaquant dans nos personnes. Non-seulement, par des violences de cette sorte, nous pouvons nous réduire plus ou moins à l'impossibilité physique d'agir, mais nous nous en ôtons la faculté morale; nous répandons l’alarme dans la société, nous détruisons cette sécurité sans laquelle il est impossible de se livrer avec zèle et avec fruit à aucun travail. Il n'est pas plus nécessaire d'ajouter que nous détruisons les pouvoirs de l'industrie en nous attaquant dans nos fortunes. Pour pouvoir exercer l'industrie, en effet, les biens que nous possédons ne nous sont pas moins nécessaires que les facultés à l'aide desquelles nous les faisons valoir, et les attentats à la propriété nous ôtent le pouvoir physique d'agir, tout aussi bien que les entreprises contre les personnes. Ajoutez que ces attentats, de même que les précédens, ne nous ôtent pas seulement le pouvoir physique, mais encore le pouvoir moral de travailler; ils paralysent notre activité en même temps qu'ils nous enlèvent nos ressources. Nul ne veut se donner une peine dont il n'est pas assuré de recueillir le fruit; loin de songer à s'enrichir, à peine soigne-t-on ce qu'on possède ; on s'abandonne à l'oisiveté; on tombe dans l'ignorance et la misère, ou, si l'on tendait à sortir de cet état, on fait moins d'efforts pour s'en tirer.

[II-105]

Enfin, il est tout aussi inutile de dire que nous détruisons la liberté de l'industrie en nous attaquant dans l'exercice de nos facultés, en cherchant à mettre des limites à l'activité les uns des autres, en voulant accaparer, chacun de notre côté, quelque genre de fabrication, quelque branche de commerce ou quelque autre mode d'activité. La conséquence nécessaire de ces mutuelles usurpations, c'est que, de toutes parts, nous sommes plus circonscrits et plus gênés dans l'usage de nos forces, que nous en usons avec infiniment moins d'intelligence et d'émulation, que nous en dépensons infructueusement une portion considérable, que nous en tirons en général moins de profit [49] .

Pour exercer les arts avec facilité et avec puissance, nous n'avons donc pas moins besoin de nous respecter les uns les autres, que de savoir faire, par rapport à nous-mêmes, un bon emploi de nos facultés. Ce progrès, différent des précédens, est tout aussi indispensable ; et, de même que l'industrie croît avec la capacité pour le travail et les affaires, avec le perfectionnement des [II-106] habitudes privées, de même elle croît avec le perfectionnement de la justice sociale, et devient d'autant plus libre que nous savons mieux nous respecter mutuellement dans nos personnes, dans l'exercice de nos facultés, dans les produits de nos facultés.

Il me reste à faire une remarque importante : c'est qu'il ne suffit pas que nous sachions nous respecter comme individus, et qu'il faut encore, pardessus tout, que nous sachions nous abstenir de toute violence comme citoyens. Il est fort possible en effet que nous fassions ou que nous laissions faire politiquement des choses dont nous rougirions, et dont nous savons très-bien nous défendre lorsque nous agissons comme individus. Non-seulement cela est possible, mais cela est fort ordinaire, ei rien, n'est moins difficile à trouver que des sociétés, des corps de nation dont les membres, en leur capacité politique, commettent ou tolèrent bien des choses que très-assurément ils réprouvent, et dont en général ils s'abstiennent dans leur qualité d'hommes privés.

Quoique la conduite des hommes, dans leurs relations particulières, même chez les peuples de l'Europe les mieux policés, ne soit pas toujours, à beaucoup près, exempte d'iniquité et de violence, il est pourtant vrai de dire qu'il y a peu d'excès qu'ils ne condamnent en principe, et qu'en pratique [II-107] que il en est beaucoup dont ils savent communément s'abstenir. Eu égard à la masse d'hommes qui s'est développée sur la terre que nous habitons, par exemple, il est sûrement peu d'individus qui, dans leur conduite individuelle, attentent habituellement aux propriétés, ou fassent violence aux personnes; il en est encore moins qui s'avisent, comme individus, de vouloir déterminer l'usage que les autres pourront faire de leurs facultés; je ne sache pas en avoir jamais vu qui, de leur autorité privée, osassent s'arroger des privilèges et s'attribuer le droit exclusif de faire ce qui naturellement est permis à tous.

Mais, si telle est notre réserve lorsque nous agissons comme individus, il s'en faut que, il s'en faut que, politiquement, nous soyons aussi timides. Dès que nous agissons comme membres du corps politique, ou comme chargés d'une portion quelconque de ses pouvoirs, nous ne sommes plus les mêmes hommes; nous ne connaissons plus de bornes à notre volonté; on dirait que les actions changent de nature, parce que nous avons changé de rôle, et que ce qui serait crime de la part des individus est chose louable, ou tout au moins permise, de la part de l'autorité. Notre conscience, qui tantôt était craintive, scrupuleuse, délicate, circonspecte, devient tout à coup entreprenante et hardie. Nous attentons de mille manières à la personne et à la [II-108] fortune des particuliers : nous dépouillons les uns pour enrichir les autres; nous accordons à ceux-ci des privilèges que nous refusons à ceux-là; nous les entravons tous, et surtout les faibles, dans l'exercice légitime de leurs forces.

A la vérité, comme la société n'agit jamais collectivement et en masse, on ne saurait dire que nous prenons simultanément une part active à ces excès ; mais un très grand nombre d'hommes s'en rendent coupables chacun à leur tour, à mesure que le cours des événemens les appelle à l'exercice de la puissance sociale; et, quoique parmi nous, comme en d'autres pays, tous les partis politiques ne manquent pas au même degré de lumières et de modération, nous sommes encore à en connaître un qui, une fois investi des pouvoirs de la communauté, ait voulu, ou pu, ou su en renfermer l'usage dans les limites de la raison et de la justice.

Ensuite, quoique la société tout entière ne participe pas activement aux excès qui se commettent en son nom, on peut dire qu'elle y concourt d'une manière indirecte, par cela seul qu'elle ne les empêche pas. Il suffirait en effet qu'elle eût la volonté de les empêcher pour qu'elle en eût la puissance; et l'on sent assez que les dépositaires de ses forces et de ses ressources n'auraient pas le moyen de les mal employer, si elle ne consentait à [II-109] les prêter pour de mauvais usages. Les hommes investis du pouvoir n’exercent aucune sorte de magie; ils n'ont pas plus que d'autres le don des miracles; et lorsque, dans une société de trente millions d'hommes, il arrive qu'un petit nombre d'individus peuvent entreprendre sur les facultés de la plupart des autres, et gêner l'exercice de toutes les professions, on peut affirmer hardiment que ces individus ont le grand nombre pour complice, et que les excès qu'ils se permettent ont leur raison véritable dans l'état des idées et des mœurs politiques qui prévalent dans la société.

Or, avec des idées et des mœurs politiques qui comportent de tels excès, il n'y a pour aucun ordre de travaux de vraie liberté possible. Que sert, en effet, de nous abstenir individuellement d'attenter aux propriétés, de faire violence aux personnes, de les troubler dans l'usage innocent de leurs facultés, si nous commettons politiquement de telles violences, ou si nous souffrons que les dépositaires de la puissance sociale les commettent en notre nom ? Est-ce que les attentats politiques n'opposent pas à la libre action du travail d'aussi grands obstacles que les délits particuliers ? Ils lui en opposent de bien plus graves. Les délits privés n'atteignent que les individus; les crimes publics attaquent les masses. Les premiers, commis par des hommes isolés, peuvent être facilement [II-110] réprimés; les seconds, commis par des corps constitués, forts de l'ignorance, de la dépravation ou de la faiblesse du grand nombre, doivent rester nécessairement impunis. On n'en peut voir le terme que lorsque le grand nombre, devenu assez éclairé pour les réprouver, est en même temps assez courageux pour ne plus souffrir qu'ils se renouvellent.

Si donc, pour que l'industrie soit libre, il faut que nous nous défendions, comme individus, de toute violence, il est encore plus nécessaire que nous tenions la même conduite comme citoyens. La dernière condition, et la plus essentielle, c'est que nous sachions réprouver comme hommes publics tout ce que nous réprouvons comme hommes privés; que nous ne reconnaissions pas plus de droits à la société, sur les facultés naturelles ou acquises des particuliers, que nous n'en reconnaissons aux particuliers eux-mêmes sur les facultés les uns des autres; que, bien loin de reconnaître à la société ou à ses représentans, vrais ou faux, aucun pouvoir sur la personne ou les facultés d'aucun individu, nous regardions comme le premier intérêt de la société et comme le premier devoir de ses mandataires de mettre la personne et les facultés de chaque homme à l'abri de tout excès; qu'enfin chacun de nous sente que le bon sens, l'honnêteté et le courage du public le protègent véritablement [II-111] dans la possession de tous ses biens, et qu'il ne serait au pouvoir de personne de lui en ravir, en tout ou en partie, le légitime usage. Voilà un dernier progrès qu'il faut avoir fait pour que l'industrie jouisse d'une vraie liberté. Je ne dis pas que ce progrès soit facile; mais je dis qu'il est indispensable, et qu'un peuple n'est vraiment industrieux ou que son industrie n'est complètement libre que lorsqu'il en est arrivé là.

§ 10. C'est beaucoup sans doute, pour le libre exercice de toutes les professions qu'embrasse la société, que de supposer développées dans les hommes dont elle se compose les divers ordres de facultés que je viens d'analyser. Cependant tout ce capital de force, d'intelligence et de bonnes habitudes, quand il serait possible que les hommes l'eussent développé en eux-mêmes sans exercer en même temps une grande action sur la nature, ne suffirait point encore à la liberté de l’industrie. Pour que l'industrie soit libre, en effet, il faut que l'homme, en même temps qu'il s'est rendu propre à l'exercer, ait aussi approprié le monde extérieur à son exercice. Il faut qu'il ait su discerner les lieux les plus favorables à chaque espèce d'établissement, qu'il ait fait subir à ces lieux un certain nombre de modifications préalables, qu'il y ait élevé des constructions, qu'il y ait réuni un certain ensemble [II-112] d'objets, propres à un certain nombre d'usages, et dont il ne peut se passer pour agir. A toute industrie, il faut nécessairement un atelier, et j'ai dit que, pour que cet atelier fût propre à sa destination, il fallait qu'il fût convenablement situé, qu'on l'eût construit et monté d'une manière logique que le travail y fût bien divisé, et, finalement, qu'il fût pourvu d'un certain ensemble de machines, de matières premières, de monnaies, de denrées.

La nécessité de toutes ces conditions est aisée à comprendre. Il y en a plusieurs d'ailleurs dont on a souvent décrit les effets. Néanmoins, je vais exposer, en peu de mots, comment chacune d'elles concourt à la liberté du travail, comment chacune est nécessaire.

Il faut, dis-je, dans tout atelier, une certaine quantité de provisions, de denrées, de choses fongibles. Il y existe, en effet, un certain nombre d'agens, hommes, bestiaux ou machines, à l'entretien desquels il faut nécessairement pourvoir, et c'est en pourvoyant à la conservation de ces agens indispensables que la portion du capital réel dont je parle ici concourt à la production.

Il faut une certaine quantité de monnaies. Il y a à faire en effet, dans tout établissement d'industrie, un certain nombre d'achats tous les jours, tous les mois, lous les ans, et la monnaie concourt au but de l'entreprise en facilitant tous ces échanges [II-113] indispensables, qu'il serait à peu près impossible d'exécuter sans son secours. La monnaie se place ainsi parmi les agens de la production; cependant, comme elle ne la seconde qu'indirectement, et en servant d'instrument aux échanges multipliés que toute production nécessite, il sera plus convenable de ne parler de sa fonction et des conditions auxquelles elle parvient à la bien remplir, que lorsqu'il sera question des échanges qui jouent un si grand rôle dans toute l'économie de la société, et dont elle est l'agent véritable.

Il faut des matières premières. En effet, l'objet même de tout établissement d'industrie étant de faire subir de certaines modifications à des êtres quelconques., organiques ou inorganiques, animés ou inanimés, hommes ou choses, il est clair qu'on ne peut se passer de ces êtres qui sont la matière même du produit qu'on se propose d'effectuer. Il faut à l'hospice des malades, à l'école des écoliers, au pénitentiaire des criminels à guérir de leur penchant au crime; comme il faut à la filature du coton, à la forge du minerai, au haras des étalons, des jumens, des fourrages, etc. Je pourrais remarquer que quelquefois l'homme industrieux va chercher la matière première et la vend ensuite avec la façon qu'il lui a donnée, tandis que d'autres fois la matière première vient le trouver et le paie pour recevoir de certaines façons; mais 159.cette remarque, [II-114] quoique juste, ne conduirait à rien d'utile. Je me contente d'observer que la matière première, de quelque nature qu'elle soit, concourt à la production en fournissant ses propriétés à la chose qu'il s'agit de produire, et j'ajoute qu'elle remplit d'autant mieux sa fonction, qu'elle a été mieux appropriée d'avance aux façons qu'elle est destinée à recevoir.

Le travail qu'un art se propose d'exécuter sur des hommes ou sur des choses, pour les faire passer de l'état où il les prend à celui où il doit les rendre, ne se compose pas d'un acte simple et indivisible ; il se compose presque toujours, au contraire, d'une certaine suite d'actes, assez distincts des uns des autres pour exiger des outils différens, une inain-d'œuvre particulière. Il est essentiel, pour que l'atelier soit vraiment propre à son objet, de faire subir au travail qu'on y exécuté toutes ces coupures, toutes ces divisions dont il est naturellement susceptible, et de confier l'exécution de ces actes élémentaires du travail composé d'où résulte la production, à autant d'agens séparés qui aient constamment la même chose à faire, et qui ne soient jamais obligés de se déranger pour changer d'occupation. Tels sont les avantages qui résultent de cet isolement des fonctions et de la consécration permanente de chaque agent à une fonction spéciale, qu'il serait fort difficile de dire à [II-115] quel point la puissance du travail en est accrue. On: sait bien qu'il est tel genre de fabrique où, par l'effet de cette division du travail, la puissance de chaque travailleur est plusieurs fois centuplée ; mais il serait impossible de dire en général ce que eet heureux artifice permet d'épargner de temps, ce qu'il fait acquérir de précision et de rapidité dans l'exécution d'une multitude d'ouvrages, ce qu'il a fait découvrir de procédés ingénieux et inventer de machines nouvelles [50] .

C'est un des plus heureux effets de l'extrême division du travail qui s'opère dans l'intérieur de chaque atelier d’en simplifier assez les opérations pour qu'il devienne souvent facile de substituer des moteurs inanimés à l'être humain qui les exécute. Les moteurs et les machines sont encore un des agens dont le concours est indispensable à la bonne constitution de l'atelier. Sans machines, l'homme ne dispose que de ses propres forces; avec des machines, il dispose de celles de la nature. C'est par l'intermédiaire des machines qu'il s'empare de ces [II-116] forces, qu'il se les approprie, qu'il les anime en quelque sorte de son intelligence, et les contraint, tandis qu'il se repose ou qu'il se borne à surveiller leur ouvrage, à exécuter avec docilité, avec énergie, avec adresse, tous les desseins que son intelligence a conçus. Ce que les machines lui donnent de puissance, ce qu'elles peuvent pour la multiplication, pour la beauté, pour le bas prix de ses produits, n'est susceptible d'aucune estimation même approximative.

On s'est souvent élevé contre les machines, et il n'en faut pas être surpris. L'effet le plus immédiat de leur intervention est de mettre quelqu'un à la réforme, et de priver, ce semble, de travail les ouvriers qu'elles sont appelées à remplacer. Mais elles ne les dépouillent qu'en apparence, et le seul tort réel qu'elles leur fassent est de les obliger momentanément à changer d'occupation; encore ce tort est-il racheté par d'immenses avantages.

En effet, indépendamment du service qu'elles leur rendent, comme à tout le monde, de faire baisser le prix des produits qu'elles sont employées à créer, elles ont pour eux le triple avantage, 1° de multiplier la demande du travail, 2° d'en élever le prix, 3o de rendre leur tâche moins pénible et moins subalterne.

Elles augmentent la demande du travail, en étendant dans une proportion quelquefois [II-117] immense les diverses fabrications auxquelles elles sont employées, ainsi que les fabrications accessoires, et en donnant presque toujours naissance à de nouvelles industries. Elles élèvent le prix du travail par cela même qu'elles en augmentent la demande. Enfin elles allègent et ennoblissent la tâche de l'ouvrier en l'affranchissant plus ou moins du travail manuel, en l'élevant de la condition de machine à celle de surveillant de machines. Si donc elles suppriment de certaines occupations, elles réparent amplement ce dommage qu'elles ont l'air de causer aux ouvriers, en remplaçant ces tâches bornées, grossières et mal payées, par des fonctions plus nombreuses, mieux rétribuées et plus nobles.

Aussi, quoiqu'elles améliorent le sort de toutes les classes de travailleurs, est-il peut-être vrai de dire qu'elles sont, toute proportion gardée, plus utiles à la classe ouvrière qu'à aucune autre. Tel est le bien qu'il est en leur puissance de faire à cette classe, que si elle n'abusait pas, comme elle le fait, de la prospérité qu'elles lui procurent, elles seraient capables, à elles seules, d'opérer une révolution dans son état, et de lui faire avoir dans le partage des produits une part beaucoup mieux proportionnée à l'importance de sa tâche.

Supposez en effet que, dans le temps où les machines font baisser le prix des produits, étendent [II-118] la production et multiplient la demande d'ouvrage, la classe ouvrière, de son côté, évitât prudemment de trop multiplier le nombre des ouvriers : ne vous est-il pas évident que, du concours de ces deux circonstances, il devrait résulter une grande augmentation dans le prix de ses services, et une notable amélioration dans son état?

M. Say observe, dans son dernier ouvrage [51] , que dans les dix années qui suivirent, en Angleterre, l'introduction de la machine d’Arkwright, de 1777 à 1787, le nombre des ouvriers employés à la filature et au tissage du coton s'éleva de sept mille neuf cents à trois cent cinquante--deux mille, et que, dans le temps où le nombre des ouvriers employés à ce travail prit cette extension singulière, le prix de leur travail devint une fois et demie plus considérable, qu'il s'éleva de cent cinquante pour cent. Comparant ensuite la quantité de coton travaillée aujourd'hui en Angleterre à celle qu'on y fabriquait en 1787, M. Say ajoute que le nombre des personnes occupées maintenant au même ouvrage doit être de plus de deux millions. Il convient, il est vrai, que les salaires ont décliné, à cause du très-grand développement qu'a pris la classe ouvrière. Mais supposez que cette classe, au lieu d'abuser, comme elle l'a fait, [II-119] du principe de la population, eût eu assez de prévoyance et d'empire sur elle-même pour en régler convenablement les effets; supposez que, dans le temps où l'emploi de méthodes plus perfectionnées allait multipliant d'une manière presque infinie les occupations et la demande d'ouvrage, elle eût su mettre quelque borne à la multiplication des ouvriers, et vous concevrez aisément ce que, dans cette supposition, les machines eussent fait pour l'accroissement de son bien-être.

Si la perfection de l'atelier dépend à un très-haut degré de la puissance des instrumens dont il est pourvu, elle tient beaucoup aussi au plan sur lequel il est construit et à la manière dont il est organisé. La bonne organisation de l'atelier est un des moyens généraux du travail dont les économistes n'ont encore tenu que très-peu de compte, quoique cet élément de force ne fût peut-être pas beaucoup moins digne de leur attention que plusieurs autres, et peut-être que les machines et la division du travail. Plus les ateliers sont construits sur de bons plans, plus les machines y sont placées, plus les ouvriers y sont distribués, plus, en un mot, tout y est disposé dans l'ordre suivant lequel doit s'exécuter l'ouvrage, et plus l'ouvrage doit s'y faire librement. Je citerai, quand nous arriverons à l'application, quelques exemples de ce que peut donner de puissance au travail une [II-120] bonne disposition de bâtimens et de machines.

Enfin, la liberté de l'industrie ne tient pas seulement à une bonne distribution des choses dans l'intérieur de chaque atelier, elle se lie également à la manière dont les ateliers sont placés et distribués dans le inonde. Dans l'immense laboratoire que présente la société humaine, comme dans chaque établissement particulier, plus on sait éviter les faux mouvemens, les détours et les stations inutiles, et plus l'industrie acquiert de pouvoir et de liberté. Il est assez rare qu’un produit subisse dans un seul atelier toutes les transformations par lesquelles il doit passer avant d'arriver à la forme sous laquelle il servira enfin aux besoins de l'homme. Ordinairement cela ne se peut point; mais ce qui est possible, c'est qu'il passe plus ou moins rapidement de l'atelier où il a reçu une première façon dans celui où il doit en recevoir une seconde, de celui-ci dans un troisième, et ainsi de suite. Or, plus cette circulation peut s'opérer avec rapidité, et moins l'industrie perd de temps et de peine ; moins elle fait de frais, plus elle est libre.

Supposez qu'après avoir récolté le coton au Brésil, on voulût le filer en Europe, le tisser en Afrique, l'imprimer en Asie, et d'Asie le reporter en Amérique pour le répandre de là dans tous les quartiers du globe qu'il aurait déjà parcourus : n'est-il pas évident que l'industrie perdrait sans [II-121] fruit, dans tous ces trajets, une grande partie de ses moyens et de ses forces, et qu'elle serait moins libre de fabriquer le coton que si elle pouvait le filer, le tisser, l'imprimer dans les lieux mêmes où elle l'aurait recueilli, et le répandre de là partout où la demande lui en serait faite? Si donc, pour que ses mouvemens ne soient pas embarrassés, pour qu'elle ne perde rien de ses forces, il importe que ses agens et ses outils soient convenablement placés dans l'intérieur de chaque atelier; il importe encore davantage que ses ateliers soient convenablement placés et distribués dans le monde ; car plus est grande l'échelle sur laquelle s'exécutent ses mouvemens, et plus son action est ralentie par de fausses manœuvres.

Ainsi les pouvoirs du travail s'étendent à mesure que l'homme accommode mieux les objets extérieurs à son exercice, de même qu'ils s'étendent à mesure qu'il développe davantage en lui-même les facultés dont il a besoin pour travailler.

§ 11. Je dois ajouter, en finissant, que sa liberté est d'autant plus grande non-seulement, que ses pouvoirs sont déjà plus développés, mais qu'ils ont crû avec plus d'ensemble. Quoique les progrès de chacun d'eux influent sur le développement des autres, il est extrêmement rare qu'ils marchent tous du même pied. Il y a toujours quelqu'une de [II-122] nos facultés qui reste en arrière. Certains moyens d'action sont plus développés dans de certains pays, d'autres dans d'autres. « A l'époque de la renaissance des lettres en Italie, observe M. Say, les sciences étaient à Bologne, les richesses à Florence, à Gênes, à Venise. » La population de Genève, distinguée sous bien des rapports, excelle surtout par l'esprit de spéculation et le talent des affaires : vingt des principales maisons de commerce de Paris ont des Genevois pour chefs. Nous brillons moins par le génie des applications que par celui des sciences: nous ne sommes pas assez gens d'affaires pour que la science nous tourne à profit. Les Anglais, au contraire, s'entendent surtout à faire de la science un instrument utile. Il est donc possible que les divers pouvoirs du travail soient très-inégalement développés dans chaque pays. Or, c'est là sûrement une chose fâcheuse. Il arrive presque toujours que lorsque de certaines facultés nous manquent, une partie de celles que nous possédons se trouve annulée. C'est ainsi qu'en de certains lieux le manque de capitaux paralyse l'industrie, comme en d'autres endroits le défaut d'industrie avilit les capitaux; ou, pour parler un autre langage, c'est ainsi qu'un peuple est impuissant avec un grand capital réel, lorsqu'il n'a pas un capital suffisant de facultés personnelles, ou qu'il est encore impuissant avec un [II-123] grand capital de facultés personnelles, lorsqu'il n'a pas un capital assez considérable d'objets réels. Un peuple qui aspire à s'avancer doit donc s'appliquer surtout à perfectionner ceux des agens de la production qui sont le moins développés chez lui : non-seulement, en dirigeant ainsi ses efforts, il se procure des facultés nouvelles, mais il donne de la vie et de la valeur à celles qu'il possédait déjà [52] .

§ 12. Voilà, autant que je puis le comprendre, à quel ensemble de causes tient la liberté du travail. Quoique cette analyse de ses pouvoirs soit sûrement fort imparfaite encore, je crois sincèrement qu'elle est plus exacte, et, dans son ensemble, beaucoup plus complète que celles qu'on en avait faites jusqu'ici.

Il me reste à chercher comment et dans quelle mesure les principes qu'elle renferme s'appliquent aux divers ordres de travaux et de fonctions [II-124] qui entrent dans l'économie du corps social. Ce sera l'objet des chapitres qui vont suivre.

On prévoit aisément que, dans ce travail, plusieurs moyens dont je n'ai pu qu'indiquer l’influence dans un exposé général, recevront une partie des développemens qui leur manquent. Cet exposé deviendra ainsi moins imparfait.

J'ajoute qu'en montrant comment les principes de la liberté s'appliquent aux principales branches de l'activité sociale, j'aurai soin de dire en quoi consiste chacune de ces branches d'activité, et comment elle influe sur tout le reste. Ainsi je commencerai par dire, sur chacun des ordres de travaux et de fonctions dont je me propose de parler, quelle est proprement sa nature. J'entrerai ensuite dans quelques détails sur ses effets. Je finirai toujours par analyser ses moyens. Cette dernière partie, qui est l'objet essentiel de l'ouvrage, sera ordinairement aussi celle sur laquelle j'insisterai le plus.

 


 

[II-125]

CHAPITRE XV.
Application de ces moyens de liberté aux diverses industries, et d'abord aux industries qui agissent sur les choses.—De la liberté de l'industrie qui se borne à exécuter de simples déplacemens des choses, ou de l'industrie improprement appelée commerciale.

§ 1. Les principes analysés dans le précédent chapitre s'appliquent indistinctement à tous les arts qu'embrasse la société ; à ceux qui s'exercent sur les hommes comme à ceux qui travaillent sur les choses; à l'enseignement comme à la fabrication; à la politique, aux beaux-arts comme au labourage. Il n'en est point dans lesquels il soit possible de réussir sans les talens qui se rapportent au génie des affaires; sans les connaissances qui tiennent à l'art; sans bonne morale personnelle; sans bonne morale de relation. Il n'en est point qui ne requière, indépendamment d'un certain capital d'industrie et de bonnes habitudes, un autre capital en objets réels, en bâtimens, en denrées, en matériaux, en ustensiles. La puissance et la liberté de tous tiennent également à un certain ensemble d'utilités fixées dans les choses et de facultés développées dans les personnes.

A la vérité ces élémens de puissance ne s'appliquent [II-126] pas de la même manière à tous les arts. On sent aisément qu'à l'application ils doivent se modifier suivant la nature particulière de l'art auquel on les rapporte. Toute industrie demande de certaines connaissances ; mais toutes les industries ne requièrent pas le même genre d'instruction. Il faut, pour toutes, des vertus individuelles et sociales; mais toutes n’exigent pas précisément les mêmes vertus. Elles n'emploient pas toutes les mêmes outils et les mêmes matières, quoiqu'elles aient toutes besoin de machines et de matériaux.

On comprend fort bien aussi que ces moyens ne s'appliquent pas à tous les arts avec la même latitude : tous ne paraissent pas également susceptibles d'être exercés scientifiquement; tous ne procèdent pas avec le même degré de précision et de rectitude ; tous ne se prêtent pas avec la même facilité à une bonne division du travail ; il n'est pas, dans tous, également aisé de remplacer le travail de l'homme par celui des machines; il n'est pas possible, dans tous, de faire valoir une même somme de moyens: il arrive que dans quelques-uns la puissance de l'entrepreneur est naturellement plus limitée que dans quelques autres.

Mais, enfin, les principes sur lesquels se fonde la liberté du travail, considérée d'une manière générale, ont beau s'appliquer inégalement à chaque [II-127] industrie prise en particulier, il n'en est pas moins vrai qu'aucune industrie ne peut être libre que suivant ces principes, et qu'on peut dire de chacune ce que j'ai dit de toutes, savoir: qu'on l'exerce avec d'autant plus de puissance et de facilité qu'on réunit mieux les notions, les habitudes, les matériaux, les instrumens nécessaires à son exercice. C'est ce que la suite de cet ouvrage fera voir, j'espère, clairement. Je vais parler d'abord des arts qui s'efforcent d'approprier les objets extérieurs aux besoins de l'homme.

§ 2. Si je commence par ceux-ci, c'est qu'ils sont le fondement de tous les autres. J'en suis fâché pour les esprits élevés qui aiment à ne considérer l'homme que par ses facultés les plus nobles ; mais, avant tout, il faut exister. Avant d'être un homme moral, éclairé, poli, distingué, il faut être. Avant de pouvoir songer à vivre noblement, il faut vivre. La vie morale, au moins dans ce monde-ci, a ses fondemens dans l'entretien de la vie organique; et l'intelligence la plus vive et la plus épurée est obligée, sous peine de défaillir, de commencer par pourvoir aux besoins de son enveloppe. Ce sont là de ces vérités qu'il n'est pas possible de méconnaître, quelque peine qu'on puisse avoir à se les avouer.

Voici d'ailleurs une chose qu'il faut comprendre, [II-128] et qui pourra réconcilier les esprits purs qui font profession de mépriser tout ce qui tient à la vie animale avec les arts qui ont pour objet de l'entretenir : c'est que le vrai moyen de parvenir à une existence élevée c'est de commencer à se faire, par le travail, une existence confortable. Les industries qui s'occupent d'approprier les choses à nos besoins, en même temps qu'elles nous conduisent à la fortune, sont un acheminement aux acquisitions intellectuelles et morales les plus faites pour honorer l'humanité. C'est une vérité que j'avais énoncée il y a plusieurs années dans la première partie de cet ouvrage [53] , et qui a trouvé, depuis, d'habiles interprètes ailleurs.

« Là où nulle richesse n'est amassée, dit un économiste anglais, l'homme constamment occupé du soin de pourvoir aux besoins les plus urgens du corps, ne peut donner aucun temps à la culture de son intelligence. Ses vues, ses sentimens sont étroits, personnels, illibéraux. Pour voir le cercle de ses idées s'agrandir, pour que ses mœurs deviennent douces et libérales, il faut qu'une certaine aisance lui permette de s'occuper d'autre chose que du soin de se nourrir. Il ne peut se civiliser qu'en devenant riche. Sans le loisir et les ressources que la richesse lui procure, on ne le [II-129] verrait point se livrer à ces études élégantes qui purifient le goût, qui étendent et ennoblissent les pensées, qui placent notre espèce plus haut dans l'échelle des êtres. Le degré de civilisation ou de barbarie où se trouve une nation dépend souvent de l'état de sa richesse. A vrai dire, un peuple misérable n'est jamais civilisé; une nation opulente, jamais barbare. On ne connaît point de nation indigente qui se soit distinguée dans les sciences et les beaux-arts. Le commerce fleurissait en Grèce dans le siècle de Périclès et de Phidias; il prospérait en Italie dans celui de Raphaël et de Pétrarque. C'est sous l'influence de la richesse que Venise sort du sein des eaux; que la Hollande se dégage de ses marais; que l'une et l'autre deviennent le siège des arts, de la littérature et de la science. On a vu, dans les îles Britanniques, le nombre et la supériorité des savans, des gens de lettres, des poètes, des artistes, se proportionner constamment aux progrès de la richesse sociale, c'est-à-dire aux moyens de récompenser et d'honorer leurs travaux [54] . »

Je puis ajouter qu'il n'y a nulle raison pour considérer les arts qui agissent sur les choses comme inférieurs à ceux qui s'occupent directement de l'éducation de l'espèce. C'est de la [II-130] conservation, du bonheur, de la dignité de l'espèce qu'il s'agit également pour tous. Approprier le monde extérieur aux besoins de l'homme n'a rien de moins utile, ni de moins noble que de façonner l'homme lui-même. Combien d'ailleurs ne faut-il pas que l'homme reçoive de façons pour devenir capable d'agir sur la nature avec intelligence et avec force ? Il y a place ici pour le développement de toutes ses facultés; et quand on ne ferait pas de son perfectionnement l'objet propre et direct de son existence; quand on voudrait attacher ses regards et toutes ses pensées à la terre, et n'assigner à sa vie d'autre but que d'accommoder ce bas monde à ses besoins, il ne pourrait négliger encore aucune des connaissances, aucune des vertus qu'il cultive.

Enfin, l'homme s'est occupé des choses avant de replier son activité sur lui-même. Les industries qui agissent sur la nature extérieure sont les premières qu'il a exercées, et c'est encore une raison pour que celles-ci soient les premières qui nous arrêtent.

§ 5. Dans le nombre de ces industries, il en est qui n'agissent sur les choses que pour les déplacer, qui ne leur donnent d'autre façon que de les rapprocher des personnes qui les demandent, qui ne les approprient à vos besoins qu'en les [II-131] mettant à notre portée. On leur a donné, assez à tort comme on va le voir un peu plus bas, le nom d'industries commerciales.

Il en est d'autres dont la tâche est plus compliquée, qui modifient les choses en elles-mêmes, qui leur font subir les transformations les plus variées; mais qui, pour opérer ces transformations, comme les premières pour effectuer leurs transports, n’emploient que des forces chimiques ou mécaniques. On les a nommées industries manufacturières.

Enfin, il en est d'autres qui opèrent des métamorphoses d'un ordre plus élevé, qui créent une multitude de productions végétales et animales; mais qui emploient à cet effet, indépendamment des forces chimiques et mécaniques dont les premières font usage, un agent d'une nature particulière appelé la vie. On a nommé ces dernières industries agricoles.

Je vais m'occuper d'abord de celles qui n'agissent sur les choses que pour les déplacer, pour les mettre sous la main des travailleurs. Je parlerai ensuite de celles qui les transforment. Je traiterai en dernier lieu de celles qui, pour opérer leurs transformations, ont besoin du secours de la vie. J'arriverai ainsi tout naturellement à la seconde division des arts qui entrent dans l'économie sociale, c'est-à-dire à ceux qui agissent sur le genre humain, qui l'élèvent, le dressent, le façonnent, [II-132] et qui, pour cela, ont également besoin du secours de la vie, non de la vie végétative, mais de la vie animale, et non-seulement de la vie animale, mais encore de la vie intellectuelle et de la vie morale, de la vie considérée dans ses modes d'action les plus élevés.

Si, à la différence de la plupart des économistes, qui commencent par l'industrie agricole et finissent par l'industrie commerciale, je commence au contraire par le commerce et n'arrive à l'agriculture qu'en troisième lieu, c'est que l'objet du commerce est infiniment plus simple que celui de l'agriculture, et que d'ailleurs c'est par des opérations commerciales, c'est-à-dire par des transports, par de simples déplacemens des choses, que la production semble avoir commencé.

Je crois que l'homme a opéré des déplacemens avant des transformations. Il me paraît naturel de supposer, par exemple, qu'avant de créer des objets propres à sa nourriture, il a dû songer à s'emparer de ceux que la nature avait formés. Il y avait du fruit sur l'arbre, du poisson dans l'eau, du gibier dans la garenne. Mais il manquait une façon à ces produits pour être propres à son usage : c'était d'être mis à sa portée. Il a arrêté l'oiseau dans son vol et le chevreuil dans sa course, il a extrait le poisson de la mer, il a fait tomber le fruit de l'arbre; et ces produits qui étaient sans [II-133] valeur, qui n'existaient pas pour lui là où ils se trouvaient, il les a créés en quelque sorte en les faisant seulement changer de place, en les faisant arriver sous sa main. Il semble donc que l'industrie à laquelle on donne le nom de commerciale, a commencé d'agir avant aucune autre.

Cette industrie est d'ailleurs celle dont l'objet est le plus simple et le plus circonscrit. Tandis que la fabrication et même l'agriculture font subir aux choses les modifications les plus variées, le commerce ne leur en fait jamais subir qu'une seule, qui est de les changer de place. Il les transporte d'un temps à un autre, d'un pays à un autre, des temps d'abondance aux temps de disette, des pays où elles sont communes aux lieux où elles sont rares: il est sans cesse occupé à les distribuer avec réflexion et discernement dans le temps et dans l'espace. Il les fait passer du dedans au dehors; du dehors au dedans; des lieux où elles se fabriquent, dans les entrepôts où elles se vendent par grosses parties; des magasins où elles se vendent en gros, dans les boutiques où on les distribue en détail, Mais, dans ses mouvemens les plus limités, comme dans ses expéditions les plus lointaines, il ne fait jamais que les déplacer; et, depuis l'action du détaillant, qui se borne à tirer ses marchandises des rayons de sa boutique pour les placer sous la main de l'acheteur, jusqu'à celle de l'armateur qui est [II-134] allé chercher ces marchandises en Amérique, aux Indes, à la Chine, il n'y a jamais d'exécuté qu'une seule chose, des transports. L'action de l'armateur et celle du détaillant sont absolument de même nature; l'un et l'autre travaillent à approcher la marchandise de l'acheteur: l'armateur a commencé l'opération ; d'autres agens de commerce l'ont continuée jusqu'au détaillant; celui-ci la termine.

Ainsi, tandis que cette industrie semble avoir commencé la première, il se trouve encore qu'elle est celle dont l'objet est le moins compliqué, et c'est une nouvelle raison pour qu'elle nous occupe avant aucune autre : le véritable ordre logique est d'aller du simple au composé.

En indiquant les motifs qui ne déterminent à parler d'abord du commerce, je viens de faire connaître en quoi consiste cette industrie, et quelle est proprement sa nature. Il ne me reste rien à dire sous ce rapport. J'ai seulement, avant de terminer ce paragraphe, quelques remarques à faire sur le nom qu'on lui a donné.

Je serais fort embarrassé de dire pourquoi l'on a qualifié de commerciale l'industrie qui déplace, qui transporte, qui distribue ainsi dans le monde les choses nécessaires à la satisfaction de tous les besoins et à l'exécution de tous les travaux. Il est évident qu'on n'a pu lui donner le nom de commerce sans faire violence à ce mot, sans le détourner [II-135] de son acception véritable. En effet, le sens naturel et étymologique du mot commerce, COMMERCIUM, mot formé de cum et de MERX, c'est échange. Commercer, c'est échanger; c'est, au lieu de ravir une chose, l'obtenir au moyen d'une autre, cum merce. Évidemment, il n'y a aucune raison pour appliquer ce mot à l'acte industrieux, au fait productif de l'homme qui exécute des transports.

Le comte de Verri, et, après lui, M. Say, ont sûrement eu raison d'observer que, dans le nombre des personnes qui vendent et qui achètent, il y en a toute une classe, et une classe fort nombreuse, qui exécute des transports, et qui concourt ainsi à la production d'une manière très-directe. Ils auraient pu donner le nom d'industrie voiturière à cette action de transporter, comme on donne à l'action de transformer le nom d'industrie manufacturière. Ils auraient encore pu dire le voiturage, comme on dit le labourage. Mais certainement ces écrivains ont eu tort d'appliquer le nom de commerce à l'art des transports. Il n'y a pas plus de raison pour appeler ainsi l'industrie des gens qui voiturent les choses, que pour donner ce nom à l'industrie des gens qui les façonnent. Nous faisons tous des échanges dans la société, nous sommes tous marchands de quelque chose, nous sommes tous commerçans; mais commercer n'est [II-136] proprement un métier pour personne. Il y a des hommes qui labourent, d'autres qui fabriquent, d'autres qui voiturent, d'autres qui enseignent, qui prêchent, qui peignent, qui chantent, qui déclament : ce sont là autant d'arts particuliers. Commercer, échanger, obtenir, avec ce qu'on fait, une partie de ce que font les autres est un acte commun à toutes les classes de travailleurs.

Je suis donc très – fâché qu'on ait appliqué le nom de commerce à l'art des transports, au voiturage, à l'industrie voiturière. Mais enfin, puisqu'on est parvenu à donner à ce mot une entorse assez vigoureuse pour lui faire signifier l'art de voiturer, de transporter, il faudrait au moins savoir le consacrer à cet usage, et ne pas dire, après cela, que le commerce consiste à acheter dans un lieu pour revendre dans un autre, à acheter en gros pour revendre en détail, à acheter pour revendre [55] ; car, bien visiblement, l'art de transporter ne consiste pas plus à acheter pour revendre, que l'art de fabriquer ou de labourer ne consiste à vendre et à acheter. Je sais bien que le commerçant, c'est-à-dire le colporteur, le voiturier, l'armateur, commencent par acheter, et finissent par revendre ; mais quelle est l'industrie qui n'en fait pas autant? [II-137] Le manufacturier achète des marchandises sous une forme pour les revendre sous une autre, de même que le commerçant en achète dans un lieu pour

les revendre dans un autre lieu : cependant peut-on dire que l'art du fabricant consiste à acheter pour revendre? non : l’art du fabricant consiste à opérer des transformations, comme l'art du commerçant à exécuter des transports: c'est en transportant que le commerce produit : voilà, comme art, ce qui le caractérise; et non l'action d'acheter, de vendre, d'échanger.

Je veux donc bien, quoiqu'à regret, consentir à laisser le nom de commerciale à l'industrie qu'on aurait dû nommer voiturière, c'est-à-dire à l'industrie qui se charge de porter, de voiturer, partout où besoin est, les choses nécessaires à la vie et à l'activité des hommes. Mais j'avertis que, dès ce moment, je n'entends plus par commerce que l'art des transports, et qu'il ne sera pas plus question ici d'achats ou de ventes, qu'il n'en sera question dans les chapitres où je traiterai de la fabrication de l'agriculture, de l'enseignement ou de tout autre ordre quelconque de professions. J'attendrai, pour m'occuper de l'action de vendre, d'acheter, d'échanger, d'avoir parlé des arts qui produisent les choses destinées à l'échange, c'est-à-dire d'avoir parlé de toutes les classes de professions qui entrent dans l'économie sociale; puisqu'il n'en est pas une [II-138] qui ne fasse quelque produit avec lequel elle se présente sur le marché.

§ 4. L'industrie commerciale, ai – je dit, est celle dont l'objet est le plus simple. Il n'en faudrait pas conclure qu'elle est celle dont le rôle est le moins important.

Sans l'intervention du commerce nul travail ne serait possible; car nul travailleur ne possède naturellement sous sa main toutes les choses dont il a besoin pour agir. Il est indispensable que l'industrie voiturière commence par réunir autour de lui, des points les plus divers et quelquefois les plus éloignés, tout ce qu'il lui faut, pour exécuter ses travaux, de matériaux, de machines, de denrées, de monnaies. Il est indispensable aussi que cette industrie renouvelle ses provisions à mesure qu'il les consomme. La nécessité du commerce est une conséquence forcée de l'éloignement où les choses sont les unes des autres, et de l'obligation où se trouvent toutes les professions à poste fixe de réunir sur un seul point, pour pouvoir travailler, des choses disséminées ordinairement dans une multitude de lieux divers [56] .

[II-139]

Sans l'intervention du commerce nul travailleur ne pourrait vivre, alors même qu'il lui serait possible d'exercer son arl; car, chaque travailleur ne créant ordinairement qu'une sorte de produits, et en consommant d'une multitude d'espèces, il est clair que chacun resterait privé de tous ceux qui lui manquent, si l'art des transports, en les rapprochant de lui, ne lui offrait les moyens de les échanger contre ceux qu'il crée. La nécessité de l'industrie commerciale est donc encore une conséquence forcée de la séparation des métiers, et de la nécessité de rapprocher de chaque travailleur ce qu'une multitude d'autres travailleurs produisent.

Le commerce commence par seconder toutes les industries en rapprochant d'elles tout ce que demande leur travail; et il complète ensuite les produits de chacune en mettant ces produits à la portée de quiconque en a besoin. Il conduit au marché les produits de chaque travailleur, et lui rapporte toutes les choses que réclament l'entretien de sa maison et celui de sa fabrique. Il est également indispensable pour la création et pour le débit de tous les produits.

[II-140]

Il y a une autre manière de sentir l'importance de l'industrie commerciale : c'est de considérer tout ce qu'elle peut donner de valeur aux choses et aux hommes en les déplaçant à propos.

Que valent les meilleures choses, là où elles sont dans une extrême abondance, et combien n'acquièrent-elles pas de prix en passant des lieux où elles surabondent dans ceux où la disette s'en fait sentir? Que valent les choses les plus susceptibles de devenir utiles, loin des arts capables de tirer parti de leurs propriétés, et combien le commerce n'ajoute-t-il pas à leur prix en les rapprochant des arts qui peuvent rendre leurs propriétés utiles? Combien n'accroît-il pas leur valeur à mesure qu'il les fait arriver sous la main de nouveaux travailleurs qui leur donnent tous quelque façon nouvelle ? Qui sait pour combien l'art des transports est entré dans la création des richesses qui existent dans un pays, sur une seule place de commerce, dans les mains d'un seul individu?

Mêmes remarques à faire sur ce que le commerce peut donner de valeur aux hommes. Que valent les talens les plus utiles là où les hommes qui les possèdent sont infiniment trop nombreux? ? Combien le commerce n'ajoute-t-il pas à la valeur de ces talens en transportant les hommes qui les possèdent des lieux où ils surabondent dans ceux où ils manquent? Que vaut à l'artiste le plus [II-141] distingué l'art dans lequel il excelle, loin des circonstances où il lui serait possible d'en tirer parti? Combien le commerce n'ajoute-t-il pas à la valeur de ses facultés en le faisant arriver sur un théâtre plus favorable à leur exercice? Qui pourrait dire ce que l'art des transports ajoute à la valeur de ce qu'il y a dans un pays de facultés de toute espèce par la manière dont il distribue les hommes en qui résident ces facultés ?

M. Say observe que l'industrie commerciale ne peut s'appliquer qu'à des objets matériels [57] . Je comprends fort bien qu'on ne peut pas voiturer des talens, des connaissances, séparés des hommes dont ils sont la propriété. Mais, de même qu'on transporte les utilités fixées dans les choses en transportant les choses en qui existent ces utilités, de même on peut faire voyager les idées, les talens, en faisant voyager les hommes qui les possèdent. Le commerce s'applique ainsi aux facultés que l'art a développées dans les hommes, comme aux utilités qu'il a réalisées dans les choses, et il ajoute également à la valeur des unes et des autres par la manière dont il distribue dans le monde les hommes et les choses en qui le travail les a fixées.

Il y a même cela de remarquable que le commerce [II-142] peut ajouter plus à la valeur des hommes en les déplaçant, en les faisant voyager, qu'il n'ajoute par là à la valeur des choses. Il ne suffit point, en effet, de faire subir des transports à une chose pour qu'elle se trouve changée, pour qu'elle ait reçu de nouvelles façons, tandis que l'homme, dont les sens sont constamment ouverts à l'impression des objets extérieurs, se modifie en quelque sorte par cela seul qu'il voyage. Il serait fort difficile de dire tout ce que l'industrie commerciale a fait pour l'éducation des hommes en les déplaçant, en les portant d'un pays dans un autre, en les faisant communiquer entre eux.

Montesquieu observe que le commerce a procuré la connaissance des mœurs de tous les peuples, qu'on les a comparées entre elles, et qu'il en est résulté de grands biens [58] .

Robertson attribue en partie la renaissance des lettres et de la civilisation en Europe au puissant moyen d'instruction que les croisades offrirent à ses habitans en les déplaçant, en leur faisant traverser des contrées mieux cultivées, plus civilisées que les leurs.

« Il était impossible, observe-t-il, que les croisés parcourussent tant de pays, qu'ils vissent des lois et des coutumes si diverses sans acquérir de l'instruction et des connaissances [II-143] nouvelles. Leurs vues s'étendirent; leurs préjugés s'affaiblirent; de nouvelles idées germèrent dans leurs têtes; ils virent en mille occasions combien leurs moeurs étaient grossières en comparaison de celles des Orientaux policés; et ces impressions étaient trop fortes pour s'effacer de leur mémoire lorsqu'ils étaient de retour dans leur pays natal... C'est à ces bizarres expéditions, l'effet de la superstition et de la folie, que nous devons les premiers rayons de lumière qui commencèrent à dissiper les ombres de l'ignorance et de la barbarie [59] . »

« Le voyager me semble un exercice proufitable, dit Montaigne. L'ame y a une continuelle exercitation à remarquer des choses incogneues et nouvelles, et je ne sache point, comme j'ay dict souvent, meilleure eschole à façonner la vie que de lui proposer incessamment la diversité de tant d'aultres vies, fantaisies et usences, et de luy faire gouster une si perpétuelle variété des formes de nostre nature... On dict bien vrai, ajoute-t-il plus loin, parlant encore des voyages, qu'un honneste homme c'est un homme meslé [60] . »

Il veut dire sans doute un homme qui s'est beaucoup mêlé aux autres.

Or, le propre de l'industrie commerciale est de mêler beaucoup les hommes, de les remuer beaucoup, [II-144] et en les mettant continuellement en rapport avec de nouveaux objets et de nouveaux visages, de leur offrir des moyens d'instruction qui manquent aux professions à résidence. Les hommes que le commerce fait voyager voient alternativement des populations actives et des populations paresseuses; ils en voient de fastueuses et d'économes, de soigneuses et de négligentes; ils peuvent remarquer dans l'état matériel des lieux que ces populations habitent, les effets différens de ces mœurs différentes. Partout où règnent l'activité et l'économie ils aperçoivent le bien-être; ils trouvent constamment la misère aux lieux qu'habitent le faste et l'oisiveté, et ils reçoivent ainsi des faits les leçons de morale les plus propres à faire sur leur esprit une impression utile et durable.

Ils n'ont pas moins d'occasions d'observer les effets des bonnes habitudes publiques que ceux des bonnes habitudes privées. Ils visitent tour à tour des peuples bien polices et des peuples mal policés; des peuples chez qui règne la justice, et d'autres peuples chez qui domine la violence. Ils sont d'autant plus excités à observer cette partie de leurs mœurs qu'ils en sont personnellement affectés. Ils trouvent, chez les uns, sûreté et facilité pour l'exercice de leur industrie; chez les autres, dangers et entraves de toute espèce ; et l'expérience qu'ils font ainsi continuellement de l'effet des bonnes [II-145] et des mauvaises habitudes civiles est sûrement l'une des choses les plus faites pour leur démontrer l'utilité et leur inspirer la passion de la justice.

J'aurais fort à faire si je voulais décrire avec quelque étendue les effets de l'industrie voiturière, et indiquer de combien de manières elle peut augmenter la valeur et favoriser les progrès des hommes et des choses par les déplacemens qu'elle leur fait subir. J'espère que le peu que j'ai dit suffira pour faire comprendre l'importance de son rôle. Assez éclairés maintenant sur sa nature et son influence, hâtons-nous d'arriver à ses moyens, et voyons comment s'appliquent ici les principes généraux développés dans le précédent chapitre. Examinons rapidement ce qu'elle peut puiser de force dans les facultés des hommes et dans la disposition des choses; dans le talent des affaires, dans les connaissances relatives à l'art, dans les habitudes morales d'un côté, et d'une autre part, dans l'état des lieux où elle travaille et dans la possession de tous les objets matériels nécessaires à son action.

§ 5. Il semble que je devrais avoir peu de chose à dire ici pour faire sentir l'importance du génie des affaires. L'industrie commerciale en effet est celle de toutes où l'on paraîtrait comprendre le [II-146] mieux la nécessité de ce moyen. Cela va si loin que, dans la pratique, le mot commerce est presque synonyme d'affaires; qu'entreprendre d'approvisionner un marché de certaines marchandises, entreprendre un commerce et faire des affaires sont presque une seule et même chose; qu'on dit d'un commerçant qu'il est dans les affaires, tandis qu'on le dit à peine d'un fabricant, qu'on le dit moins encore d'un agriculteur, et qu'on ne le dit pas du tout de beaucoup d'autres industrieux; qu'enfin l'on confond habituellement les spéculations commerciales avec le commerce même, quoique le talent de spéculer ne soit qu'un des moyens généraux sur lesquels se fonde la puissance de toute industrie, et que ce moyen ne soit pas plus nécessaire à l'art qui se charge de transporter les choses qu'à ceux qui entreprennent de les transformer. Malgré tout cela cependant, il s'en faut que le talent des affaires préside toujours aux entreprises de l'industrie commerciale. Quelques exemples vont faire connaître à la fois combien ici ce moyen serait nécessaire, et combien souvent il est négligé.

J'ai dit que le premier besoin de toute industrie, avant d'entreprendre de produire, était d'étudier la nature et l'étendue des besoins éprouvés, et de prendre en mûre considération l'état de la demande. Partant, le commerce, qui produit les [II-147] choses dans un pays en les y transportant, ne peut se dispenser d'examiner, avant de les y transporter si la demande y en est faite, et jusqu'à quel point elles y sont demandées. On ne saurait douter que les crises douloureuses qu'a éprouvées l'industrie dans ces derniers temps ne soient venues, en bonne partie, du peu de soin qu'ont eu les commerçans d'user de cette précaution, en apparence si simple. Les arts qui transforment les choses ont sûrement fait beaucoup de fausses spéculations; mais celui dont la fonction est de les répandre dans le monde n'a peut-être pas mis dans ses entreprises beaucoup plus de prudence et d'habileté, et je ne sais si, par la manière dont il a dirigé ses opérations, il n'a pas autant contribué que les autres aux souffrances communes.

« Leith, et plusieurs autres villes manufacturières de l'Angleterre, observait il y a quelques années un écrivain de ce pays, ne sont pas encore relevées des banqueroutes qui ont suivi les expéditions de marchandises dont elles avaient encombré les marchés du continent en 1814 et 1815. Mais les premières expéditions qui eurent lieu lorsque nous fûmes admis pour la première fois à commercer directement avec le Brésil, Buenos-Aires et Caracas furent peut-être plus ruineuses encore. Les hommes pratiques se livrèrent alors sans aucune réserve à l'esprit de spéculation. Un voyageur fort intelligent, [II-148] M. Mawe, qui résidait à cette époque à Rio de Janeiro, nous apprend que, dans l'espace de quelques semaines, Manchester envoya plus de marchandises que le Brésil n'en avait consommé dans le cours des vingt années précédentes. Il y en avait une telle quantité, qu'il était impossible de trouver dans la ville des magasins assez vastes pour les loger, et que les articles les plus précieux étaient étalés sur le rivage. Ce qui était surtout curieux, c'était la manière dont ces habiles gens avaient composé leurs expéditions. On offrait d'élégans services en porcelaine et en cristal à des populations qui n'avaient jamais bu que dans la corne ou dans des noix de cocos. On avait également envoyé une immense quantité d'outils qui avaient à l'une de leurs extrémités un marteau, et à l'autre une petite hache, comme si les habitans n'avaient autre chose à faire que de casser toutes les pierres qu'ils rencontreraient, et d'en extraire l'or et les diamans qui devaient s'y trouver. Un de ces spéculateurs, encore plus avisé, avait envoyé une cargaison de patins à l'usage des habitans de Rio-Janeiro, qui n'ont jamais vu de glace, et à qui même il est fort difficile de faire comprendre que l'eau se puisse glacer [61] .»

Je n'ai pas besoin de dire que ces faits accusent particulièrement l'industrie commerciale. Je ne sais [II-149] si les fabricans anglais avaient eu tort de créer les objets dont il s'agit dans les exemples que je viens de citer; mais très-assurément le commerce britannique, en les dirigeant comme il vient d'être dit, en avait fait une distribution vicieuse. Il est clair, par exemple, que, dans quelques-uns des envois qu'il avait faits au Brésil, il n'avait tenu nul compte de la nature des besoins de ce pays; que, dans d'autres, il n'avait pas mieux considéré l'étendue de ces besoins; qu'en tout, il avait fort mal étudié l'état de la demande. Aussi l'on sait quelles ont été les suites de ces expéditions. Pendant des années entières, les marchandises expédiées sont restées enfermées dans les magasins des négocians à la consignation de qui on les avait envoyées, quoique les expéditeurs consentissent à perdre les frais de nolis, de commission, de douanes, d'assurance, et qu'ils eussent donné l'ordre de vendre à des prix inférieurs à ceux des marchés d'Europe, et au moment où j'imprime ces lignes (août 1829), l'engorgement au Brésil commence à peine à diminuer [62] .

Je pourrais citer beaucoup d'autres exemples des fausses spéculations auxquelles s'est livré, dans ces derniers temps, le commerce de l'Angleterre. Un des plus fameux est celui des énormes envois de fonds que les capitalistes de ce pays ont faits aux [II-150] nouveaux États de l'Amérique du sud. Jamais, observe l'écrivain que je citais tout à l'heure, l'avidité des spéculateurs de la Grande-Bretagne ne les avait plus complètement fourvoyés. Prenant les nouveaux États reconnus pour autant d’Eldorado, et ne doutant pas que des capitaux confiés aux gouvernemens de semblables pays ne dussent rapidement s'accroître, ils leur ont envoyé successivement jusqu'à la somme de 31 millions 570 mille liv. st., au-delà de 789 millions de francs. Mais les guinées anglaises, au lieu de croître et de multiplier en Amérique, s'y sont pour ainsi dire fondues; les valeurs envoyées se sont bientôt trouvées réduites de plus de soixante pour cent; les titres des créanciers du Pérou, par exemple, sont descendus de 85 à 22 1/2; et il y a eu un moment, tant on s'était formé une juste idée des ressources de ce pays et des emprunts que raisonnablement il pouvait faire, il y a eu, dis-je, un moment où les marchands d'argent qui avaient envoyé les 789 millions en Amérique en perdaient au-delà de 480 [63] .

Une autre entreprise du commerce anglais digne de figurer à côté de celle que je viens de décrire, est celle qu'il fit sur les cotons en 1825. L'idée s'était répandue que la dernière récolte des cotons serait insuffisante pour les besoins de l'année. [II-151] Là-dessus chacun se hâte de faire des demandes. On en fait deux fois plus que l'année d'avant. Ces demandes extraordinaires amènent aussitôt une hausse. L'impulsion à la hausse étant une fois donnée, de nouveaux acheteurs se présentent; les prix continuent à s'élever; ils deviennent presque doubles de ceux de l'année précédente; ce qui s'était vendu dix en 1824, on l'achète dix-huit en 1825; ce qui s'était vendu sept et un quart se paie treize et demi; lorsque enfin on vient à s'apercevoir que la denrée que l'on croyait rare avait été produite en quantité surabondante. Aussitôt un mouvement en baisse se déclare; ce qui était monté de dix à dix-huit redescend jusqu'à sept; ce qui était monté de sept et un quart à treize et demi tombe à cinq; et les commerçans qui, dans la supposition d'une disette qui n'existait pas, avaient fait venir des quantités doubles de celles de l'année précédente, éprouvent ou font éprouver à leurs vendeurs une perte de 62 millions 500 mille francs [64] .

Je pourrais citer d'autres faits, car les exemples de ce genre abondent; mais en voilà assez, et peut-être plus qu'il ne faut, pour ce que je cherche à faire sentir. Si dans un pays qui est la terre classique du commerce on peut faire des entreprises comme celles que je viens de citer; si les commerçans [II-152] de ce pays sont capables d'envoyer des patins au Brésil, ou des services de cristal et de porcelaine à des populations à demi sauvages, ou près de 800 millions d'argent à des gouvernemens à peine établis dans des pays où tout est à créer, ou en une seule fois de quoi purger amplement pendant cinquante ans tous les habitans d'une colonie nombreuse [65] , on peut juger de quelles bévues l'industrie commerciale est encore capable, et l'on sent combien j'ai raison de présenter le talent de spéculer comme une des facultés dont cette industrie peut le moins se passer. Reconnaissons donc bien que la chose la plus nécessaire à un commerçant, c'est de connaître les besoins auxquels il entreprend de pourvoir : tout ce que j'ai dit de cette première partie du talent des affaires trouve ici sa pleine et entière application.

J'ajoute qu'après s'être soigneusement informé des besoins, il doit examiner avec la même attention si ces besoins ne sont pas déjà satisfaits, et s'il dépend de lui de les mieux satisfaire. La chose qu'il voudrait porter dans un pays est du nombre de celles qui s'y vendent; mais cette chose n'y est-elle pas déjà produite par l'industrie locale ou par des commerçans moins éloignés, plus diligens ou plus habiles que lui? si déjà d'autres industrieux [II-153] l'y créent ou l'y transportent, à combien y revient-elle? à quel prix est-il en état de l'y faire parvenir ? quels seront ses frais d'achat, d'emballage, de douanes, d'assurances, de roulage, de nolis, de commission? a-t-il quelque moyen de mieux faire que les autres, et de se rendre utile, avec fruit pour lui-même, au pays qu'il entreprend d'approvisionner? Voilà des questions qu'il lui faut indispensablement résoudre, et plus la concurrence sera grande, plus il aura besoin de mettre de l'exactitude et de la rigueur dans ses solutions. Il est donc nécessaire qu'il soit aussi capable d'apprécier l'état de l'offre que l'état de la demande, et cette seconde faculté de l'homme d'affaires est également de celles dont il ne peut se passer.

Telle est la nature des entreprises commerciales, qu'il semble que la gestion de ces sortes d'affaires ne doit pas requérir autant de talens administratifs que celle de beaucoup d'autres, et par exemple, que la conduite d'une grande fabrique, d'une ferme considérable, d'un vaste établissement d'instruction, etc. Cela tient à ce que l'entrepreneur d'un commerce n'a sous ses ordres qu’une très-petite partie des agens qui concourent à l'exécution de ses entreprises, tandis que la plupart des autres entrepreneurs sont obligés de réunir tous leurs agens autour d'eux, et de présider à l'opération tout entière. Qui sont les agens d'un commerçant? Ce sont, [II-154] indépendamment du petit nombre de commis et d'hommes de peine qu'il a près de lui, les commissionnaires de roulage et les armateurs qu'il charge du transport de ses marchandises ; ce sont les rouliers qui dirigent les voitures; ce sont les capitaines qui conduisent les bâtimens et les matelots qui exécutent la manœuvre ; ce sont les négocians à la consignation de qui les marchandises sont envoyées. Est-ce que tous ces agens de la production commerciale sont sous ses ordres? non : la seule besogne qu'il dirige véritablement est celle qui se fait près de lui, et l'on en peut dire autant de celle que font le commissionnaire de roulage, l'armateur, le capitaine de navire : chacun de ces agens a sa gestion séparée, et la tâche de chacun est sûrement plus simple que celle, par exemple, d'un fabricant, qui peut avoir autour de lui plusieurs centaines d'ouvriers à conduire et un matériel considérable à entretenir ou à renouveler. Cependant, malgré ces différences, qui peuvent rendre en effet la conduite d'une fabrique ou d'une vaste exploitation agricole plus difficile que celle d'une maison de roulage, de commission, de banque, de vente en gros ou en détail, ou bien que celle d'un navire, d'un bateau, d'une voiture, il n'est pas douteux que, dans la plus simple de ces entreprises, il n'y ait des hommes à conduire, des travaux à surveiller, des dépenses à faire, un matériel à conserver, [II-155] et que pour tout cela un certain talent d'administration ne soit absolument nécessaire [66] .

Enfin, quoiqu'une comptabilité régulière ne soit pas ici plus indispensable que dans toute autre industrie, la nécessité d'une semblable comptabilité dans toute entreprise de commerce a été si bien sentie qu'elle est devenue l'objet d'une prescription légale, et que tout commerçant est obligé de tenir à la fois un livre-journal où il inscrit, jour par jour, toutes les opérations de son commerce, tout ce qu'il paie, tout ce qu'il reçoit, à quelque titre que ce puisse être, où il énonce même mensuellement les dépenses de sa maison, [II-156] et un second livre, sur lequel il copie tous les ans l'inventaire complet de ses effets mobiliers et immobiliers, et de toutes ses dettes actives et passives. Encore, un commerçant habile, et qui veut voir clair dans ce qu'il fait, ne se contente-t-il pas de ces livres, les seuls dont la tenue régulière lui soit ordonnée, et a-t-il grand soin d'ouvrir des comptes particuliers à toutes ses opérations un peu considérables, de débiter chacune de ces opérations de tout ce qu'elle coûte, de la créditer de tout ce qu'elle rapporte, et de se ménager ainsi les moyens de reconnaître celle qui procure des profits, celle qui donne de la perte, et par conséquent celles qu'il peut continuer avec avantage et celles qu'il doit abandonner.

Ainsi, l'on trouve à faire ici l'application de toutes les facultés qui constituent le génie des affaires. On va voir qu'il en est de même des divers genres de capacités qui tiennent à l'art.

§ 6. Il ne suffit pas plus dans l'industrie commerciale que dans toute autre de savoir ce qu'il convient d'entreprendre: il faut encore être en état de le mettre à exécution. La première chose sans doute est bien de savoir ce qu'on peut porter utilement dans un pays, et ce qu'on en peut rapporter avec avantage; mais il faut en outre être en état d'effectuer ces transports, de les effectuer d'une manière [II-157] sûre, commode, rapide, peu dispendieuse. Or, c'est là un art, et un art immense, un art qui en renferme beaucoup d'autres. Pour devenir capable de porter chaque chose des lieux d'où on pouvait la tirer, partout où la demande en pouvait être faite, il a fallu connaître la position respective de tous les points du globe, et apprendre à se diriger de chacun de ces points vers tous les autres ; il a fallu savoir créer des voies pour se conduire, et inventer les machines les plus propres au transport des fardeaux. Ce sont là autant d'arts, et des arts qui demandent, pour être bien exercés, ce que demandent tous les arts, c'est-à-dire des connaissances pratiques, des notions théoriques, des talens d'application et d'exécution.

Il fut un temps où l'on n'était capable ni de se diriger, ni de créer des voies, ni de construire des voitures. Toutes les communications étaient difficiles et bornées. Sur mer, on ne pouvait perdre de vue les côtes sans courir le risque de s'égarer. C'était, dans les âges qu'on a qualifiés d'héroïques, une grande et périlleuse entreprise que de passer des côtes de l'Asie mineure à celles d'Italie, ou seulement aux îles Ioniennes; et de tels voyages parurent long-temps assez extraordinaires pour que de grands poètes en aient fait, plus tard, le sujet de leurs épopées. Sur terre, à une époque [II-158] infiniment plus rapprochée de nous, il n'était pas rare qu’on ignorât l'existence de lieux considérables dont on n'était que peu éloigné. Paris et ses environs, vers la fin du dixième siècle, étaient une région étrangère et inconnue pour les moines de Clugny en Bourgogne, qui n'en étaient pas à cent lieues, et l'abbé de ce couvent refusait au comte Bouchard, qui avait fondé un monastère à SaintMaur-des-Fossés, d'y envoyer des religieux, à cause, disait-il, des dangers et des fatigues que ne pourrait manquer d'entraîner un si grand et si pénible voyage. Deux siècles plus tard, les moines de Ferrières et de Saint-Martin de Tournay, séparés par un espace beaucoup moindre, ignoraient réciproquement l'existence des villes qu'ils habitaient, et ayant eu besoin de se mettre en communication, ils furent long-temps à la recherche les tins des autres, et ne parvinrent que par hasard à se trouver. On était encore plus ignorant sur la situation des lieux éloignés. Il existe une carte du moyen âge où Jérusalem se trouve au beau milieu de la terre, et Alexandrie aussi près de la ville sainte que Nazareth [67] .

On sent qu'à des époques où le monde était si [II-159] mal connu, les moyens de le parcourir ne devaient pas être bien perfectionnés. Pendant le cours du moyen âge, on ne voyage guère que par caravanes, et la plupart des transports ne s'exécutent qu'à dos d'homme et à dos de mulet. Tandis que par terre il ne se fait que du colportage, il ne se fait que du cabotage par mer. La grande navigation, les grandes découvertes géographiques ne commencent que vers la fin du quinzième siècle. La multiplication et le perfectionnement des routes, l'ouverture des canaux, sont des choses plus récentes encore. Le premier canal un peu important qu'on ait exécuté en Europe, le canal de Briare, n'a été commencé qu'en 1605; celui de Languedoc que soixante-deux ans plus tard. Des mille lieues de canaux que possède l'Angleterre, il n'en existait pas un pouce avant 1755. Quoique le progrès de certains véhicules ait devancé l'exploration de certaines voies, quoique le perfectionnement des vaisseaux ait précédé et préparé celui de la navigation, ce n'est pourtant que vers le milieu du quatorzième siècle que les constructions nautiques commencent à devenir meilleures. Le perfectionnement des voitures est d'une date encore plus rapprochée de nous. Les premiers carrosses sont du commencement du quinzième siècle ; les premières messageries, les premiers coches par terre et par eau, de la fin du seizième. La navigation par [II-160] la vapeur n'est que d'aujourd'hui ou d'hier ; elle ne fait que de naître [68] .

Peu à peu cependant la terre et la mer ont été parcourues, explorées, reconnues; on a mieux su la position respective des diverses contrées et de leurs villes principales; on a appris à se mieux diriger d'un point à un autre ; on s'est appliqué à multiplier et à perfectionner les voies destinées à mettre tous les points un peu importans en communication ; on s'est également évertué à chercher les instrumens les plus propres à parcourir ces voies, à faire parvenir un objet d'un point à un autre ; et dans le cours des trois ou quatre derniers siècles, l'art des transports a suivi le mouvement de tous les autres et s'est perfectionné comme eux.

J'observe seulement que, dans cet art comme dans tous, les premiers et les principaux progrès se sont faits d'une manière empirique ; c'est-à-dire qu'on a avancé en tâtonnant, en expérimentant, en se conduisant, non par des vues générales, mais par des observations particulières propres à chaque cas, non par les principes arrêtés de la science, mais par ces raisons mal démêlées, par ces inspirations de l'instinct qui sont les guides habituels de l'homme encore inculte. C'est ainsi que, longtemps, pour se diriger, on a vaguement consulté [II-161] le vent, le soleil, les étoiles, plus qu'on n'a mesuré géométriquement la grandeur de l'angle que faisait avec le méridien la ligne parcourue. C'est ainsi que, pour construire des routes, des chariots, des navires, on a moins pris conseil de la physique et des mathématiques que des indications que fournissait l'expérience en présence des difficultés qu'on avait à surmonter. On a cherché empiriquement quelle était la forme la plus propre à rendre une route solide et viable, quelle était la coupe qui rendait un navire plus stable et meilleur marcheur, comment une voiture voulait être placée sur ses roues pour se mouvoir avec aisance, de quelle manière les roues elles-mêmes devaient être formées, etc.; et j'ajoute qu'on a exercé l'art comme on l'avait trouvé, c'est-à-dire qu'on s'est dirigé sur terre et sur mer, qu'on a construit les voies et les voitures, et qu'on s'en est servi d'une manière purement empirique.

Je vais plus loin, et je dis que c'est encore ainsi qu'il serait raisonnable de commencer; c'est-à-dire que, pour devenir bon marin, par exemple, il vaudrait beaucoup mieux aller tout de suite à bord d'un navire, voir faire la manœuvre , y prendre part, et se mettre à naviguer sous la direction d'un pilote habile, que de commencer par aller faire ce qu'on appelle un cours de navigation à l'école de marine d’Angoulême, et apprendre là, [II-162] in genere demonstrativo, comment on manœuvre un navire et comment on se dirige sur mer, sauf à s'instruire plus tard de l'art auquel on devra faire l'application de sa science. C'est encore ainsi que, pour diriger la construction d'une route, il vaudrait peut-être mieux avoir l'expérience réunie d'un pionnier et d'un postillon que de sortir tout frais émoulu de l'école Polytechnique et de celle des Ponts-etChaussées.

« Les méthodes analytiques, observe un écrivain judicieux, sont applicables au roulage comme à toute autre opération mécanique ; mais cet art se complique de tant de données minutieuses impossibles à soumettre au calcul, que l'analyse séparée de la pratique ne donnera jamais 235.que des lumières trompeuses. Le rôle de l'analyse doit être de coordonner et d'expliquer des expériences directes, répétées à diverses reprises par des personnes et sur des localités différentes, telles que l'artillerie en fait dans ses écoles avant d'adopter les améliorations les plus sûres en apparence : il faut mettre l'ingénieur et le savant en contact avec le simple roulier, avec le postillon ; et si l'on prend jamais ce parti, on sera surpris de trouver dans cette classe d'hommes grossiers les remarques les plus sensées et souvent les plus délicates sur ce qui fait l'objet perpétuel de ses observations, et l'on pourrait même dire de ses sensations, en tenant compte de l'espèce de rapport magnétique [II-163] qui existe entre le cheval et l'homme habitué à le conduire [69] . »

Ainsi, pour la construction et la direction des vaisseaux, pour la construction des canaux et des routes, pour celle des voitures et des bateaux, la connaissance pratique du métier est, il n'en faut pas douter, la première chose nécessaire.

Toutefois on ne saurait douter non plus que la pratique ne puisse recevoir ici les plus puissans secours de la théorie. D'une part, les sciences peuvent répandre sur la construction des voies et des machines propres au transport, autant de lumières que sur aucune autre sorte de constructions; et d'un autre côté, elles ont réduit l'art de se diriger, hors de toute voie tracée, à des principes simples et in, faillibles : les sciences ont permis de déterminer avec une précision mathématique la forme de la planète que nous habitons, et la position respective de tous les points connus de sa surface ; par elles on a pu lier les lieux les plus éloignés par les routes les plus directes; par elles le navigateur, au milieu des mers, peut toujours dire le chemin qu'il suit, le point de l'Océan où il se trouve, et aller toucher, sans se méprendre, un but qu'il ne connaît pas et dont il est séparé par plusieurs [II-164] milliers de lieues; grace à leur secours enfin, il n'est plus un lieu dont on ne puisse déterminer la position véritable, et l'Océan, qui était comme une barrière impénétrable entre les divers continens, est maintenant le lien qui les unit tous.

S'il y a des connaissances scientifiques, et il y en a beaucoup, qui peuvent seconder l'action du voiturage, il va sans dire que les talens d'application et d'exécution doivent trouver ici matière à s'exercer, A quoi serviraient, en effet, ces connaissances sans le talent de les appliquer, et comment seraient possibles les applications sans l'art de la mise en œuvre ? Je dois seulement observer qu'ici comme partout, le vrai moyen de rendre les applications faciles et nombreuses, ce serait de rattacher le plus possible à la pratique l'étude de la théorie; de donner la science au praticien, plutôt que de former des savans pour la pratique ; et, par exemple, de rapprocher l'instruction scientifique des marins, des constructeurs de vaisseaux, plutôt que de destiner des savans à la marine ou aux constructions nautiques. Il n'y a nulle comparaison entre le parti que peuvent tirer de la science les gens qui ont commencé par se rompre aux procédés de l'art et celui qu'en peuvent tirer les hommes qui n'ont pensé à l'art qu'après avoir terminé leur éducation scientifique.

Ainsi, toutes les facultés relatives à l'exécution, [II-165] comme toutes celles qui se rapportent à la conception el à la conduite des entreprises, sont ici d'incontestables moyens de force et de liberté.

§ 7. Il faut dire des bonnes habitudes morales ce que je dis du talent des affaires et des moyens qui tiennent à l'art. De même que les agens du commerce étendent leurs pouvoirs en perfectionnant leurs facultés spéculatives et industrielles, de même ils accroissent leur liberté en perfectionnant leurs habitudes personnelles et leur morale de relation.

Non-seulement les vertus du commerçant sont une partie de ses moyens, mais elles en sont la partie essentielle. Comment, en effet, pourrait-il acquérir les autres sans ceux-là, et à quoi lui serviraientils ? A quoi, par exemple, lui servirait le savoirfaire sans la volonté de faire, sans l'activité ? A quoi lui serviraient l'intelligence et l'activité sans la prudence?

La prudence, dont il est si nécessaire d'user dans la pratique de toutes les industries, est peut-être dans le commerce plus indispensable encore que dans aucune autre. Il est, en effet, plus facile dans celle-ci que dans aucune autre, de s'engager dans de mauvaises spéculations. L'entreprise d'une nouvelle culture, d'une nouvelle fabrication exige ordinairement la réunion préalable de nouveaux [II-166] moyens; il y a toujours à faire quelque opération préparatoire, pendant laquelle la réflexion a le temps d'agir; tandis qu'une spéculation commerciale peut être consommée par un simple acte, par un achat ou même par un ordre d'acheter, et que, l'ordre expédié, l'achat fait, il n'est plus temps de s'aviser et de prendre une résolution meilleure. Il paraît donc plus nécessaire encore dans le commerce que dans les autres industries de se défier d'une première idée, de se tenir en garde contre les séductions de l'esprit d'entreprise, et j'ai, il me semble, raison de dire qu'elle est, de toutes, celle qui requiert le plus de prudence et de sang-froid.

Peut-être aussi est-elle celle qui requiert le plus de soin et de propreté; du moins est-elle celle chez qui ces bonnes habitudes semblent avoir à s'exercer sur un champ plus vaste. La propreté du fabricant peut, à la rigueur, se renfermer dans l'intérieur de son atelier, tandis qu'il ne suffit pas au commerçant de bien tenir ses magasins et ses boutiques; il lui importerait d'étendre ses soins à la voie publique qui fait aussi partie de son atelier, et qui en est la partie la plus essentielle. Les autres industries sans doute ne peuvent pas être indifférentes à la bonne tenue des rues, des routes, des canaux; mais il est sensible qu'aucune n'est plus intéressée que le commerce à voir les voies commerciales en bon état. C'est surtout aux marchands [II-167] et commerçans que la propreté et la bonne tenue de la voie publique se recommandent comme un grand moyen de liberté.

Ce que les soins et la propreté peuvent, comme nous le verrons, pour la puissance de l'agriculture et de la fabrication, ils le peuvent pour celle du commerce. Dans cet art, comme dans les autres, l'effet de ces habitudes morales est de prévenir, par de petites précautions, des pertes et des dépenses considérables, de tenir les hommes dispos, de conserver aux choses le pouvoir de rendre, à chaque instant, tout le service pour lequel elles ont été faites. C'est à leur esprit soigneux, à leur amour de la propreté, presque autant qu'à leur industrie et à leur richesse, que les Anglais doivent le bel état de leurs chemins, de leurs chevaux, de leurs voitures, de tous leurs moyens de communication et de transport, et par suite les grands pouvoirs de leur industrie commerciale. Ils n'attendent pas, pour réparer une route, qu'elle ait eu le temps de se dégrader sensiblement ; ils ont soin de fermer les ornières à mesure qu'elles se forment; ils font disparaître de la surface jusqu'aux moindres inégalités. C'est par esprit de propreté, plus que par crainte des amendes, qu'ils s'abstiennent, dans leurs cités, de salir la voie publique. Eussent-ils, comme nous, une police qui leur permît de déposer dans les rues des ordures de toute espèce, il [II-168] est douteux qu'ils voulussent user de cette faculté. Ils ne donnent pas moins de soins à l'entretien de leurs moyens de transport qu'à celui de leurs voies commerciales. Les navires, les bateaux, les chevaux, les harnais, les voitures, soit particulières, soit publiques, sont de la propreté la plus recherchée. Ce goût se manifeste jusque dans les chariots qu'ils emploient au transport des engrais, dans les exploitations rurales : ces chariots, soigneusement peints, ont, comme les voitures, dit un de nos ingénieurs, des essieux en fer, des boîtes en cuivre parfaitement tournées, et dans ces boîtes un réservoir pour l'huile qui en adoucit le frottement [70] .

Autant la bonne habitude morale que nous désignons par le nom de propreté peut influer utilement sur la liberté du commerce, autant cette industrie trouve de moyens de développement et de puissance dans le goût de la simplicité. Il est aisé d'apercevoir que le commerce ouvre un champ plus vaste à son activité en se tournant vers le transport des choses d'un usage général qu'en se restreignant à celui des choses chères. Un commerçant qui apporte des choses utiles à tout le monde, et à la portée de toutes les fortunes, est sûr de trouver plus d'acheteurs et de faire plus [II-169] d'affaires que celui qui ne fait venir que des choses peu nécessaires et d'un prix très-élevé. Il se fait un plus grand commerce de calicots que de cachemires; il arrive du Brésil moins de valeurs en pierres précieuses qu'il n'en arrive en coton et en peaux de bœufs. Les Espagnols, lorsqu'ils commencèrent à tirer de l'or et de l'argent d'Amérique, n'ouvrirent pas au commerce une branche d'affaires à beaucoup près aussi importante, que le firent plus tard les Hollandais lorsqu'ils s'avisèrent seulement d'apporter de la Chine la petite feuille sèche à laquelle nous donnons le nom de thé. Le commerce en effet transporte en Europe pour plus de 300 millions de thé par an [71] , tandis que, suivant l'auteur de la Richesse des nations, la quantité de métaux précieux que l'Europe importe annuellement d'Amérique ne se monte pas à plus de 6 millions sterling, ou environ 150 millions de notre monnaie [72] . On peut juger, par ce seul fait combien le goût de la simplicité, en tournant le commerce vers la recherche et le transport des choses d'un usage commun lui ouvre une plus vaste carrière que ne le fait le goût du faste en donnant une autre direction à son activité.

Une autre qualité morale bien essentielle au [II-170] commerçant, c'est l'estime de son art, c'est le sentiment éclairé de son utilité, c'est la juste appréciation du bien qu'il opère. Le commerce est peut-être de toutes les professions celle qui a le plus souffert des préjugés contraires à l'industrie. Il s'attachait, si je ne me trompe, dans les anciennes idées, moins de défaveur à l'exercice de l'agriculture, et même de la fabrication, qu'à celui du commerce. On pouvait à la rigueur, sans déroger, cultiver son champ, faire aller son moulin et en vendre les produits, mais non porter des marchandises d'un lieu à un autre, mais non commercer. Les familles engagées dans une industrie si fâcheuse en sortaient le plus tôt qu'elles pouvaient. Les nobles qui avaient fait le commerce se faisaient relever de l'état de dégradation où ils croyaient être tombés.

Si l'on voulait juger, par quelques faits isolés, de nos mœurs actuelles, on pourrait croire que ces sottises ne sont pas encore entièrement usées. On se souvient d'avoir vu, il y a quelques années, un habitant de Saint-Chaumont s'imaginer qu'il avait perdu la noblesse parce que son père et son aïeul avaient exercé avec honneur une profession utile, la profession de commerçans; et le ministère, reconnaissant qu'en effet la chose lui pouvait êtreimputée à dérogeance, lui accorder, sur sa demande, des lettres de réhabilitation, des lettres de relief, [II-171] pour me servir du jargon barbare en usage à la commission du sceau. Heureusement cette insulte au bon sens et à la morale du pays reçut, dans le même temps, une réparation éclatante. Tandis qu'on relevait un noble qui avait failli parce qu'il avait fait le commerce, on tentait d'agréger à la noblesse un industrieux distingué, qui avait toujours été commerçant : on envoyait le titre de baron à M. Ternaux. C'était presque l'avertir qu'il devait abdiquer sa profession, sous peine de dérogeance. L'honorable négociant pensa que la vraie dérogeance serait de se laisser faire baron : il conserva au travail sa dignité, et n'accepta point un titre qui, dans la pensée de ceux qui délivraient des lettres de relief, semblait impliquer le mépris des arts utiles. Ce trait de M. Ternaux me paraît digne d'être rappelé: c'est, à mon avis, une des belles et bonnes actions qui aient été faites depuis quinze ans, et des plus caractéristiques. En mettant la considération que donne le travail au-dessus de celle que donnent les titres, M. Ternaux a exprimé la pensée dominante de son temps. Peu de personnes aujourd'hui s'aviseraient de demander si un Montmorency peut faire le commerce ; ou bien, comme Chamfort, presque tout le monde répondrait : Pourquoi pas ? si ce Montmorency a les qualités requises, s'il possède les facultés intellectuelles et morales qui sont nécessaires pour [II-172] exercer cette profession comme elle aime à être exercée. On aurait beau multiplier les lettres de noblesse et celles de relief, on ne parviendrait qu'avec peine à nous fausser le sens sur les sources de la considération et les vrais titres à l'estime. Il y a bien toujours par-ci par-là quelques roturiers qui dérogent, mais il y a peut-être plus encore de gens titrés qui s'ennoblissent : pour un industrieux qui se fait baron, vingt barons se font hommes d'industrie; on pourrait citer une multitude d'anciens grands seigneurs qui sont intéressés dans des entreprises de fabrique ou de commerce. La vraie honte aujourd'hui, c'est de n'être bon à rien; mais personne ne rougit de faire quelque chose d'utile. Tout le monde, au contraire, honore le travail, et cette estime dans laquelle chacun tient toute profession naturellement bonne et estimable est sûrement l'une des vertus privées les plus favorables à l'industrie commerciale comme à toute espèce d'industrie.

Ces remarques sur la force que le commerce puise dans de bonnes habitudes privées de ses agens seraient susceptibles d'être fort étendues. Il serait aisé de faire voir ce que peuvent pour lui le courage, la modération, l'économie, et plusieurs autres vertus dont je ne détaille point ici les effets. Mais il s'agit moins de savoir comment chacune de ces vertus contribue à l'extension de ses pouvoirs [II-173] que de montrer qu'elles sont toutes des élémens essentiels de sa puissance; et le peu que j'ai dit fera, j'espère, suffisamment comprendre cette vérité. Voyons l'influence qu'exercent sur la liberté les bonnes habitudes sociales.

§ 8. Plus la morale de relation est perfectionnée, plus on est ennemi de l'injustice, et disposé tout à la fois à s'en abstenir et à la repousser, et plus le commerce doit être libre. Cela est évident de soi.

Ainsi, par exemple, le commerce est d'autant plus libre qu'on sait mieux se défendre de toute injuste prétention sur les voies commerciales, qu'on se garde davantage de les dégrader, qu'on empiète moins sur elles, que chacun s'y tient mieux à sa place, etc.

Il est d'usage à Paris de faire en quelque sorte de la voie publique sa voirie particulière : on y jette des animaux morts; on y répand des eaux corrompues; on y dépose les balayures de son appartement et les débris de sa cuisine; on y secoue la poussière de ses tapis ; on y dirige sur les passans les gouttières de ses toits; on en fait comme le réceptacle de tout ce qu'on a chez soi d'incommode ou d'immonde : est-il besoin de dire que ce peu de respect des habitans pour les rues de leur ville, nuit à la liberté de les parcourir ; que plus [II-174] chacun les dégrade et les salit et moins elles sont praticables pour tout le monde ?

Si l'on craint peu de les salir, on craint encore moins de les usurper. Chacun envahit, pour des usages particuliers, l’étroit espace qu'elles livrent à la circulation générale : l'épicier y fait griller son café ; le marchand de vin y dépose ses tonneaux; le roulier y remise ses voitures ; l'un y fait scier son bois; l'autre y emballe ses marchandises; des colporteurs sans nombre y établissent leur marché; la plupart des marchands en boutique luttent à qui y fera le plus avancer ses étalages; le passage, l'air, la lumière, y sont également interceptés : je ne crois point que j'exagère en disant qu’un dixième de la voie publique est habituellement enlevé à la circulation par toutes ces usurpations particulières : la circulation y est donc d'un dixième moins libre qu'elle ne le serait sans ces empiétemens [73] .

Elle y est peut-être encore plus embarrassée par le peu d'équité avec lequel on s'y partage la place. Chacun prétend avoir à sa disposition toute la [II-175] largeur de la rue : les cavaliers et les voitures veulent aller sur les côtés comme au milieu ; les gens à pied, au milieu comme sur les côtés. Tout le monde y court donc pêle-mêle; et cette confusion, qui ne laisse pas de gêner beaucoup la circulation des voitures et des cavaliers, rend la marche des piétons excessivement pénible et même dangereuse. D'après des relevés faits dans les recherches statistiques publiées par M. le préfet de la Seine, on peut porter à quinze personnes, terme moyen, le nombre d'individus annuellement écrasés par des voitures dans les rues de Paris. Deux règles bien simples pourraient mettre un peu d'ordre dans la confusion qui y règne : la première serait qu'il se fît un partage de la rue entre les gens à pied et les gens à équipage ; que ceux-ci passassent au milieu

à et les piétons sur les côtés ; la seconde, que toute personne prît sa droite à la rencontre d'une autre. C'est l'ordre qu'on observe en Angleterre, et il y contribue infiniment à la liberté de la circulation. Il est vrai que les rues anglaises s'y prêtent infiniment mieux que les nôtres; mais, moins nos rues sont convenablement disposées pour la marche, et plus l'ordre serait nécessaire pour y circuler sans trop d'embarras.

On voit combien la justice dans l'usage des voies commerciales peut contribuer à la liberté du commerce. Cependant ce ne serait pas assez de s'abstenir [II-176] de toute entreprise sur ces voies, si l'on ne savait se défendre en même temps du désir d'accaparer les moyens de transport, ou les marchandises à transporter, ou les pays à pourvoir de ces marchandises. A quoi servirait, en effet, que les routes fussent libres si quelques hommes voulaient s'emparer de tous les moyens de les parcourir; ou même qu'ils laissassent libre l'usage de ces moyens s'ils voulaient s'emparer de tous les transports à y faire ; ou enfin qu'ils permissent d'y exécuter des transports si, se partageant entre eux le monde, ils prétendaient s'arroger le droit exclusif d'en approvisionner chacun une partie.

La ferme générale des messageries avait seule avant M. Turgot, le pouvoir d'établir des coches de terre et d'eau sur la plupart des grandes routes et des rivières navigables: dès lors, à quoi eût servi pour pouvoir former de telles entreprises, que ces voies commerciales fussent belles, et que rien n'empêchât d'y aller et venir?

La même compagnie prétendait avoir le droit exclusif de transporter les voyageurs, ballots, marchandises, paquets, matières d'or et d'argent, etc. A côté d'une telle prétention, qu'eût importé, pour pouvoir effectuer ces transports, que les routes fussent libres, et que chacun y pût établir des voitures ?

D'autres associations ont joui seules, pendant [II-177] long-temps, de la faculté de commercer avec l'Inde, la Chine et d'autres pays éloignés : en présence d'un semblable privilège, à quoi eût servi, pour pouvoir commercer avec ces pays, que les mers fussent ouvertes à tout le monde, que chacun y pût lancer des, navires, et que sur ces navires on pût transporter toute sorte d'objets ?

Le commerce, pour être libre, demande done que l'on s'abstienne de toute injuste entreprise, non-seulement sur ses voies, mais sur toutes les parties de son domaine. Que des commerçans veuillent accaparer le marché, les marchandises, les voitures ou les voies, la liberté du commerce sera également détruite; elle le sera d'autant plus que le monopole sera concentré dans moins de mains, et qu'il s'étendra à plus de choses; et elle le sera non-seulement parce que les monopoleurs empêcheront matériellement tout le monde d'agir, mais encore parce qu'ils se seront ôté à eux-mêmes tout intérêt à bien faire, tout motif d'émulation, par conséquent tout ressort, et bientôt toute capacité.

On sait que les commerçans avec privilège ne sont pas plus habiles dans l'exercice de leur industrie que les fabricans privilégiés. L'ancienne ferme des messageries, qui ne permettait à personne d'établir des voitures, était elle-même si peu capable d'en établir de bonnes, qu'il fallait à ses coches dix jours pour faire le voyage de Lyon, qu'on fait [II-178] maintenant en moins de trois, et trois pour faire celui de Rouen, qu'on fait maintenant en douze heures [74] . La fameuse compagnie anglaise à qui appartient le commerce de l'Inde fait ce commerce avec si peu de succès, malgré son privilège, ou plutôt à cause de son privilège, qu'au dire de M. Say, qui puise à cet égard ses renseignemens dans les meilleurs économistes de l'Angleterre et dans les comptes mêmes de la compagnie, elle est annuellement en perte de plus de dix millions, et qu'elle est obligée d'emprunter pour payer le dividende de ses actionnaires [75] . Je pourrais citer vingt autres exemples de l'incapacité des commerçans privilégiés. Le monopole produit dans le commerce absolument les mêmes effets que dans les autres industries. Débarrassant de toute concurrence, [II-179] il dispense de tout effort ; il amortit l'activité de ceux qu'il favorise, en même temps qu'il fait violence à ceux qu'il dépouille'; et il détruit ainsi doublement la liberté.

Cependant il ne suffirait pas, pour que le commerce fût libre, que ses agens s'abstinssent, les uns à l'égard des autres, de tout esprit d'accaparement; il faut encore que les autres industries ne veuillent pas lui imposer des gênes. Or, il est beaucoup moins entravé par les injustes prétentions de ses propres agens, que par celles des autres industries.

Il est à remarquer que le commerce est infiniment plus libéral envers les autres arts qu'ils ne le sont envers lui. Par sa nature, le commerce est porté à souhaiter que toutes les industries prennent le plus grand développement possible, sentant fort bien que plus elles feront d'ouvrage et plus il aura de transports à effectuer; que plus elles multiplieront leurs produits, et plus il pourra multiplier ses voyages ; que plus elles varieront leurs productions, et plus il lui sera facile de mettre chaque chose en présence d'une autre contre laquelle elle trouve à s'échanger. Il doit donc désirer naturellement que rien ne limite leur essor, que leurs mouvemens ne soient gênés par aucune entrave.

Il s'en faut qu'elles manifestent les mêmes sentimens à son égard. Il n'est pas de producteurs, au [II-180] contraire, qui ne prétendent régler ses mouvemens au gré de leur avarice : n'importez pas de fer, lui disent les maîtres de forges; n'introduisez pas de blé, de laine, de bestiaux, lui crient les agriculteurs ; gardez-vous, lui disent à leur tour les gens de fabrique, de conduire sur notre marché les produits des manufactures étrangères; ne faites pas violence à notre paresse, à notre impéritie; nous sommes perdus si nous ne pouvons vendre nos produits à un prix de monopole, si vous allez nous imposer l'obligation de lutter d'adresse et d'activité contre l'industrie du dehors.

Ces réclamations contre le commerce, ces efforts que font, dans tous les pays, la plupart des producteurs pour l'empêcher d'importer ceci ou d'exporter cela, nous forcent d'examiner brièvement si la liberté de cette industrie est naturellement incompatible avec celle des autres; si les autres industries ne peuvent convenablement se développer, dans l'intérieur de chaque pays, qu'en comprimant les mouvemens de l'industrie commerciale, et en lui interdisant un certain nombre d'importations ou d'exportations. Voici, ce me semble; ce qu'on pourrait alléguer de plus plausible pour résoudre cette question d'une manière affirmative.

Il est fâcheux pour un peuple, dirait-on, d'avoir ses fabriques ou ses greniers loin de lui, de [II-181] tirer du dehors les produits qu'il consomme : cela. l'oblige à des frais de transport qui seraient épargnés s'il faisait ces produits lui-même; en cas de guerre, cela l'expose à se voir privé tout à coup d'objets indispensables, et qu'il ne parviendra qu'avec peine à remplacer. Il est donc désirable qu'on produise dans chaque pays tout ce que naturellement il est possible d'y produire, que toute industrie qui a la chance d'y prospérer s'y établisse. Or, dans bien des cas, cela ne serait pas possible sans le secours des prohibitions. Les lois qui président au développement de l'espèce n'ont pas permis que les arts naquissent partout en même temps : l'industrie manufacturière était née en Flandre et en Italie avant de se développer en Angleterre ; elle est née en Angleterre plus tôt qu'en France. Nos casimirs coûtaient encore 25 fr. à l'époque où les Anglais donnaient les leurs pour 12; nos percales et nos calicots nous revenaient, mal fabriqués, à 7 ou 8 fr. l’aune, quand les Anglais donnaient les leurs pour 3 fr. Si, dans cet état de choses, nous eussions laissé librement entrer les casimirs et les calicots anglais, la fabrication de ces produits n'aurait jamais pu se soutenir en France, où cependant elle a les plus grands moyens de réussir. Pour qu'une industrie nouvelle se puisse établir dans un pays, il faut donc d'abord la protéger [II-182] par des douanes contre la concurrence des pays plus avancés.

Cette argumentation en faveur des prohibitions aurait un défaut grave: ce serait de prouver beaucoup trop. S'il était vrai que toute industrie nouvelle dût être protégée contre la concurrence des pays plus avancés, il ne suffirait pas de la garantir contre la concurrence du dehors, il faudrait la défendre aussi contre celle du dedans; car, au dedans comme dehors, il peut y avoir des pays plus avancés que ceux où s'établit actuellement une industrie nouvelle. Il faudrait poser des barrières, non-seulement entre les royaumes, mais entre les provinces; non-seulement entre les provinces, mais entre les villes. Il faudrait, par exemple, protéger telle de nos villes où commencerait à s'établir la fabrication du coton, non-seulement contre la concurrence des fabricans anglais, mais contre celle des fabricans de Rouen ou de Mulhouse, qui pourrait aussi l'écraser. Nul cependant, dans l'intérieur, ne prétendra que les villes en retard ont besoin d'être défendues contre les villes avancées; nul ne niera que la fabrication des soieries ne puisse s'établir ailleurs qu'à Lyon sans l'appui du monopole. Pourquoi donc une industrie déjà établie à l'étranger ne pourrait-elle se naturaliser en France sans le secours des prohibitions? Qu'est-ce qui [II-183] empêcherait des filateurs de Manchester de porter leur industrie à Paris, comme des fabricans de Lyon d'aller s'établir à Londres?

Tant qu'il en coûte moins pour porter une chose dans un pays que pour l'y fabriquer, il est bon qu'on l'y transporte ; sitôt que la fabrication l’y peut produire à meilleur marché que le commerce, elle n'a pas besoin pour s'y faire du secours des prohibitions.

Les prohibitions ont ces deux effets également désastreux, qu'elles font naître dans un pays des industries qui ne sauraient s'y soutenir d'elles-mêmes, et qu'elles y retardent le développement de celles qui pourraient le mieux s'y établir.

Il est telles industries qui auraient en France toute sorte d'élémens de succès, et qui s'y trouvent fort retardées, précisément à cause de ce qu'on a fait pour elles. J'ai cité des exemples ailleurs [76] . On a voulu affranchir nos fabricans de toute concurrence redoutable; ils n'ont eu à lutter qu'entre eux; ils ont trouvé un débit suffisant sans se donner trop de peine, et en conséquence leur art est demeuré imparfait. On a eu beau, depuis trente ans, les exciter, les encourager, leur donner des primes, leur distribuer des prix, tout cela n'a rien fait: en les délivrant de la concurrence étrangère, [II-184] on leur a ôté le seul stimulant capable de les tirer de leur apathie. Ce n'est que par le procédé contraire qu'on aurait pu donner un peu d'essor à beaucoup de fabrications, qui sont infiniment moins avancées qu'elles ne devraient l'être.

Je suis persuadé, par exemple, que s'il est un moyen d'apprendre à nos fileurs de coton à filer fin, comme à nos potiers à faire de la bonne faïence, ce serait de les menacer de la concurrence des Anglais.

Je ne dis pas qu'il fallût lever brusquement les prohibitions; mais je dis que le plus grand service qu'on pût rendre à l'industrie, la meilleure chose qu'on pût imaginer pour l'activer, ce serait d'annoncer qu'au bout d'un certain temps, on retirera tel appui à la paresse, tel privilège à la médiocrité, et qu'il faudra, sous peine de mort, être en état de soutenir le régime de la concurrence.

On a assez d'exemples de ce que peut, pour stimuler l'activité, la crainte d'un rival dangereux. En 1823, les fabricans de Lyon niaient la possibilité de fabriquer à meilleur compte qu'ils ne font. Vers cette époque, des ouvriers expatriés les avertirent de ce qui se passait en Angleterre, et du développement considérable qu'y avait pris la fabrication des soieries. L'éveil fut donné dans la ville, et les mêmes fabricans, qui avaient nié jusqu'alors la possibilité des économies, reconnurent [II-185] bientôt qu'on pourrait faire, seulement sur les frais de tissage, une épargne de 50 ou 60 pour 100.

C'est par la crainte de la concurrence que le gouvernement britannique, sous le ministère de M. de Canning, cherchait à aiguillonner l'indus-, trie de ses sujets, et à la rendre plus habile et plus active. Au lieu d'établir de nouvelles prohibitions, il commençait à lever les anciennes; et c'étaient précisément les industries les plus faibles qu'il soumettait les premières au régime fortifiant de la liberté; c'était aux fabricans de soieries, les moins avancés de tous, les moins capables de lutter contre nous, qu'il retirait d'abord le funeste appui du monopole.

Encore une fois, s'il y a quelque moyen d'animer, de fortifier dans un pays les industries qui y languissent et qui pourraient y prospérer [77] , c'est de les mettre dans la nécessité de se préparer au régime de la concurrence, c'est de permettre graduellement au commerce de faire concourir avec leurs produits les produits des pays étrangers. Bien loin donc que la liberté du commerce soit contraire à celle des autres industries, on peut dire qu'elle leur est indispensable, qu'elle est leur stimulant le plus actif, et qu'elles ne deviennent tout [II-186] ce qu'elles peuvent être que lorsque le commerce peut les forcer continuellement à lutter de puissance contre leurs rivales du dedans et du dehors.

Au surplus, quoi qu'il en soit de l'influence que la liberté de l'industrie commerciale exercerait sur celle des autres industries, il n'en reste pas moins vrai, comme je l'ai dit avant de me livrer à cette digression, que la liberté du commerce est incompatible avec la prétention des autres industries de lui faire la loi, et que, pour être libre, il demande tout à la fois que ses propres agens renoncent à l'accaparer, et ceux des autres industries à le restreindre.

J'ajoute, en terminant ce paragraphe, qu'il ne suffit pas qu'on s'abstienne de ces excès comme individu, et qu'il faut encore savoir s'en défendre comme public. Il est bien vrai qu'ils supposent tous de mauvaises dispositions individuelles; mais 277.ils ne sont pas tous commis par des individus. Ce n'est pas individuellement que les fabricans et les agriculteurs imposent des restrictions au commerce. Ce n'est pas individuellement que certains commercans accaparent le commerce de certains pays, ou celui de certaines marchandises, ou l'usage de certains moyens de transport, ou la navigation de certaines rivières.

Dans l'industrie commerciale, ainsi que dans les [II-187] autres, les excès que les hommes commettent isolément sont toujours peu de chose en comparaison de ceux auxquels il se livrent en commun. Pour quelques empiètemens furtifs que se permettent des commerçans isolés, des corps politiques se livreront ouvertement aux usurpations les plus vastes. Chaque peuple de l'Europe, par exemple, entreprendra de mettre la main sur quelque portion de l’Asie, de l'Afrique, de l'Amérique, et fera défense au reste du monde de commercer avec les régions qu'il aura envahies. A côté d'individus qui essaieront d'empiéter sur quelque chemin, quelque cours d'eau, on verra des corps de nation essayer d'usurper des mers entières. Les Ottomans, à cheval sur le Bosphore et les Dardanelles, ne voudront pas laisser le passage libre entre la mer Noire et la Méditerranée. Les Danois, placés sur le Sund, prétendront interdire toute communication entre l'Océan et la Baltique. Les Anglais, dans leurs chants populaires, s'appelleront insolemment les maîtres de la mer, et souvent ils se conduiront comme si, en effet, la nature avait fait de l'Océan la propriété particulière des Iles Britanniques.

Si telle est, des uns aux autres, la violence des corps politiques, on pense bien qu'ils ne se conduiront pas avec plus de justice envers les individus. La société, la personne publique, s'emparera, dans quelques pays, de la navigation des [II-188] rivières : elle ne permettra d'y naviguer en long qu'en lui payant tribut; elle se réservera le droit exclusif d'y naviguer en large, et d'établir des bacs pour les passages d'eau. Elle se réservera aussi le droit d'entretenir des relais sur les routes ; elle seule pourra porter des lettres, des journaux; elle voudra connaître tous les mouvemens des agens de commerce; elle leur défendra de circuler sans laissez-passer, de séjourner sans permis de résidence; ils ne pourront ouvrir des marchés, tenir des foires, se réunir dans une Bourse qu'avec son autorisation; elle ne leur permettra de conduire de certaines marchandises que sur de certains marchés; elle aura, pour certaines denrées, des entrepôts, où ils seront violemment contraints de les déposer en attendant qu'ils trouvent à s'en défaire; ce sera enfin de complicité avec elle et avec son appui que les agriculteurs et les manufacturiers imposeront toute sorte de gênes aux commerçans. Bref, les plus grandes violences faites à l'industrie commerciale lui seront faites politiquement, socialement.

Sans doute, la société tout entière ne prendra pas une part effective à ces excès; mais ils seront commis en son nom, par ses représentans vrais ou faux; et quoique plusieurs de ses membres les réprouvent, tant que la raison du grand nombre n'en sera pas assez choquée pour y mettre un terme, [II-189] tant que la majorité consentira à les tolérer, on pourra, avec raison, dire qu'ils sont selon son esprit ou selon ses moeurs, et les considérer comme son ouvrage. Il ne suffit donc pas, pour qu'ils cessent, que chacun s'en abstienne comme individu, il faut que, politiquement, on ne consente plus à les commettre, ou à souffrir qu'ils se commettent. Cette condition, qui est la plus difficile, est aussi la plus nécessaire, et ce que le commerce demande surtout, pour être libre, c'est que la société s'abstienne d'entraver ses mouvemens; c'est qu'à son égard elle s'interdise et qu'elle interdise aux pouvoirs chargés d'agir pour elle tous les excès qu'elle réprimerait dans des individus.

Ainsi la liberté de l'industrie commerciale tient aux progrès de la morale de relation comme aux progrès des habitudes individuelles, comme aux progrès des connaissances relatives à l’art, comme aux progrès du génie des affaires, et elle est d'autant plus grande que, dans leur application au commerce, toutes ces facultés ont acquis plus de développement. On va voir que la même industrie profite des pouvoirs que l'homme puise dans les choses, non moins que de ceux qu'il possède en lui-même.

§ 9. J'ai dit que tout art, pour agir, avait besoin d'un emplacement, d'un théâtre, d'un atelier, [II-190] et que son action était d'autant plus forte et plus libre que cet atelier était mieux approprié à son objet, qu'il était mieux situé, mieux construit, mieux disposé, mieux pourvu des instrumens nécessaires. Il n'est pas difficile de reconnaître que ceci s'applique au commerce comme à tout autre art.

Les ateliers du commerce, ce sont les mers, les golfes, les baies, les rades, les ports, les bassins, les rivières, les canaux, les ponts, les routes, les rues, les entrepôts, les magasins, les boutiques. Voilà, en effet, les lieux où il exécute sa fonction, celle qui le caractérise, l'action de déplacer, de transporter, de rapprocher les choses de quiconque en a besoin. Est-il nécessaire de dire que la liberté de ses mouvemens dépend au plus haut degré de ces choses et de ce qu'on a fait pour les approprier à son action?

Il serait aussi impossible de faire le commerce sans chemins, que d'exercer un métier sans établi. Il est au contraire d'autant plus facile de commercer, qu'il y a plus de voies ouvertes au commerce. Plus il existe dans un pays de routes, de canaux, de rivières navigables, et plus il y a dans ce pays de liberté commerciale. Plus, entre ce pays et les autres, on a créé de moyens de communication, plus on a jeté de ponts sur les fleuves, pratiqué de routes à travers les montagnes, parcouru, exploré, [II-191] reconnu les mers qui les séparent; plus, en un mot, il existe, dans chaque pays et entre tous les pays, de chemins ouverts et frayés, et plus il y a partout de liberté commerciale.

On a calculé que l'Angleterre, sur un territoire dont l'étendue n'est guère que le tiers de celle de la France, possédait quarante-six mille lieues de routes ordinaires, cinq cents lieues de routes en fer, près de mille lieues de canaux ; et, comparant ce développement de voies commerciales à celui des voies de même nature que la France possède sur une étendue de terrain trois fois aussi considérable, on a calculé que ce dernier pays avait, toute proportion gardée, trois cents fois moins de routes en fer, vingt fois moins de canaux, onze fois moins de routes ordinaires [78] . En supposant ces estimations exactes, la France, sous le rapport de l'étendue des voies commerciales, n'aurait donc, d'un côté, que la onzième, d'un autre côté, que la vingtième, et d'un autre côté, que la trois-centième partie de la liberté commerciale de l'Angleterre.

Mais la liberté du commerce n'est pas seulement en raison de l'étendue de l'atelier, elle est aussi en raison de sa nature. On conçoit, en effet, que, pour opérer des transports, il n'est pas indifférent [II-192] d'avoir à sa disposition une route ou un canal, la mer ou la terre.

Le commerce est plus puissant, par exemple, sur un chemin à ornières de fer que sur un chemin ordinaire : il y peut traîner de plus lourds fardeaux avec une moindre force; il y peut confier plus aisément la direction de ses véhicules à des moteurs inanimés, etc.

Le commerce est aussi plus puissant sur un canal que sur la plupart des rivières. Les rivières, que Pascal appelle des chemins qui avancent et qui portent où l'on veut aller [79] , peuvent tout aussi-bien être appelées des chemins qui reculent et qui éloignent du point qu'on veut atteindre: cela dépend de la direction dans laquelle on veut aller. Si elles poussent au but quand on se dirige vers leur embouchure, elles en écartent quand on veut naviguer contre le courant. D'ailleurs, alors même qu'on s'abandonne à leur pente, elles ne conduisent pas directement au but; elles font de longs détours dans lesquels on est obligé de les suivre ; il faut aller vite ou lentement, selon qu'elles dorment ou se précipitent; et ces chemins, qui marchent, ne marchent que comme il leur plaît, et rarement comme il plairait à ceux qu'ils portent. Enfin, leur utilité est sujette à de fréquentes [II-193] intermittences, et la circulation y est ordinairement très-difficile, et quelquefois même impossible pendant une portion de l'année.

On n'a pas les mêmes inconvéniens à reprocher aux canaux. Ces chemins ne sont pas de ceux qui marchent, mais de ceux sur lesquels on peut le mieux marcher. S'ils n'aident pas à aller dans un sens, ils n'empêchent pas d'aller dans le sens inverse. Ils sauvent en partie les détours des rivières, et abrègent sensiblement leur cours. Ils ne sont pas sujets à s'enfler outre mesure, ou à décroître au point de ne pouvoir servir. Ils offrent, en toute saison, une quantité d'eau suffisante, et une eau parfaitement tranquille, sur laquelle les bateaux glissent également bien dans les deux directions; enfin, ils ne vont pas seulement au fond des vallées comme les rivières : on peut les conduire sur des collines élevées, leur faire traverser des montagnes par des souterrains, des rivières et des vallons sur des arcades, et, par leur moyen, lier entre eux des fleuves qui n'avaient de communication que par la mer.

Enfin, le commerce a plus de puissance et de liberté sur la mer que sur aucune autre espèce de voie commerciale. La mer, considérée comme atelier de commerce, a bien sans doute ses inconvéniens; mais ces inconvéniens, tout graves qu'ils [II-194] sont, se trouvent rachetés par de tels avantages, qu'ils ne détruisent aucunement sa supériorité. La mer, comme les fleuves, présente à la fois un support et un moteur qui ne coûtent rien; mais elle a sur les eaux courantes cet avantage que le même vent y peut faire marcher les navires dans une multitude de directions différentes, tandis que le courant des fleuves n'entraîne les bateaux que dans une seule direction. D'ailleurs, elle porte des fardeaux si immenses, qu'alors même qu'on n'y peut naviguer qu'en louvoyant, aucune autre voie ne lui saurait être comparée.

Veut-on juger à quel point la liberté des transports dépend de la nature de l'atelier sur lequel on les opère ? Il n'y a qu'à considérer comment elle varie suivant la nature des chemins sur lesquels on veut les opérer. Sur un chemin de pied un homme ne peut faire porter à un cheval que trois ou quatre quintaux; sur une route à voitures, il peut lui en faire traîner de quinze à vingt; sur une route de fer, il lui en fera traîner près de deux cents ; sur un canal, plus de six cents ; sur une rivière, le même homme en transportera plusieurs milliers ; et sur mer plusieurs dizaines de milliers sans l'emploi d'aucun moteur qui lui soit propre. Enfin, le prix moyen des transports, par tonneau et par lieue, sera sur mer infiniment moindre [II-195] que sur canal, et sur canal infiniment moindre que sur une route ordinaire de terre [80] .

Il est donc certain que, si la liberté commerciale d'un pays dépend beaucoup de l'étendue de ses chemins, elle ne dépend pas moins de leur nature. L'Angleterre peut commercer plus librement que nous, non-seulement parce qu'elle a plus de voies, mais encore parce qu'elle en a plus de la bonne espèce, parce qu'elle a surtout plus de celles qui sont économiques. Observez, en effet, que tandis que l'étendue de ses routes ordinaires, comparée à celle des nôtres, n'est que dans la proportion de onze à un, celle de ses canaux est dans la proportion de vingt à un, et celle de ses chemins de fer dans la proportion de trois cents à un. Observez surtout que la mer, la plus puissante des voies, l'embrasse presque tout entière; que les nombreuses et profondes découpures de ses côtes, que le peu de pente de plusieurs de ses rivières, permettent aux eaux de la mer de pénétrer, en beaucoup d'endroits, fort avant dans le pays, et qu'elle en dispose en quelque façon jusque vers le milieu des terres.

[II-196]

A la vérité, de ce que de certaines voies sont naturellement plus puissantes que d'autres, il ne s'ensuit pas que ce soient là celles qu'il faut chercher à obtenir partout, et, par exemple, qu'il faut faire venir la mer à Paris, quoi qu'il en coûte. Les meilleures voies en général ne sont pas les meilleures dans telle circonstance donnée. Il est des lieux où le parti le plus économique est de se servir de la navigation fluviale, d'autres où il vaut mieux ouvrir des canaux, d'autres où des routes à ornières seraient préférables : cela dépend absolument des localités; il est impossible de rien décider à cet égard d'une manière générale. Mais de ce que les mêmes voies ne peuvent pas s'établir partout, il ne s'ensuit pas non plus que de certaines voies ne sont pas naturellement plus puissantes que d'autres, et il reste constant que la liberté du commercé dépend essentiellement de la nature des voies qu'on peut employer. Mais il faut envisager ce sujet sous une face nouvelle.

La liberté du commerce n'est pas seulement en raison de la nature des voies commerciales, elle est encore en raison de leur forme, en raison de ce qu'on a fait pour les approprier à son action.

L'Angleterre a modifié par de forts grands travaux les bords de la mer qui l'entoure : elle a éclairé par des phares nombreux, placés aux endroits les plus essentiels, les points de son littoral [II-197] les plus dangereux; sur une étendue de mille lieues de côtes, elle a creusé plus de cent ports de mer; dans les plus importans de ces ports, à Londres, à Hull, à Liverpool, à Bristol, elle a ouvert aux navires des bassins spacieux où ils sont mouillés dans une eau tranquille, où ils se trouvent à l'abri des déprédations et peuvent être chargés et déchargés avec facilité et économie, etc. La France est loin d'avoir fait subir à ses côtes d'aussi importantes modifications, elle ne les a pas éclairées d'autant de feux; elle n'a pas protégé par autant de môles et de jetées les abris qu'elles présentent; elle n'y a pas construit autant de ports ; elle n'a pas creusé dans ces ports autant de bassins, ni élevé sur les bords de ces bassins des hangars et des magasins aussi vastes et aussi commodes. N'est-il pas évident que cette différence dans les travaux que les deux pays ont exécutés sur leurs côtes maritimes en doit mettre une grande dans la liberté qu'ils ont de se servir de la mer?

Nos voisins se dirigent dans la construction de leurs canaux par d'autres principes que nous : ils les font étroits, nous les faisons larges ; ils les construisent avec simplicité, nous les construisons avec luxe ; ils en font de grands et de petits pour se proportionner partout aux besoins de la circulation, nous n'en avons encore fait que d'une seule sorte ; ils mettent les petits et les grands dans un [II-198] tel rapport que les mêmes bateaux peuvent, en s'accouplant ou en marchant isolés, être employés sans perte sur tous, nous les avons faits grands sans les faire uniformes, et les bateaux qui servent sur les uns ne peuvent que rarement être employés sur les autres... Est-il besoin de dire que le mode de construction adopté de l'autre côté du détroit est plus favorable que le nôtre à la liberté des transports ? Les Anglais emploient à prolonger leurs canaux, à les multiplier, ce que nous dépensons à les faire trop larges ; ce que nous donnons au faste, ils le font servir à vaincre les difficultés du sol; et c'est ainsi qu'ils ont pu lier par des voies hydrauliques des points entre lesquels un système aussi dispendieux que le nôtre ne leur eût pas permis d'en établir. Construisant leurs canaux avec plus d'économie, la navigation y peut être moins chère; les faisant plus étroits, ils y emploient des bateaux d'une moindre dimension; et comme de plus petits bateaux ont moins de peine à trouver leur charge, la circulation, par cela seul, y peut être plus active; enfin, le rapport existant entre les écluses des grands et des petits canaux, rapport qui permet d'aller sur tous avec les mêmes barques, est encore une circonstance favorable à l'économie et à la célérité.

Si nous comparons nos routes à celles de l'Angleterre, nous verrons encore mieux à quel point [II-199] la liberté de commerce dépend de la forme des voies commerciales.

Nos routes sont de grandes avenues, généralement droites, larges de quarante-cinq à soixante pieds, pavées ou ferrées au milieu, mais sur une ligne tellement étroite que deux voitures ont quelquefois peine à s'y croiser. Cette ligne, qui est la meilleure partie de la route, manque fréquemment de solidité et d'égalité : ferrée, elle est remplie d'ornières; pavée, elle est dure et cahotante; elle a d'ailleurs le défaut d'être trop élevée au-dessus des bas-côtés, et souvent les voitures ne peuvent, sous peine de verser, y monter ou en desendre qu'avec beaucoup de précaution. Les bas-côtés sont pires encore : ordinairement formés d'argile, et traversés par la pluie qui se rend du milieu de la route dans les fossés, ils ne présentent, suivant la saison, qu'un amas de poussière ou de boue. Presque toujours, la voie se termine, des deux côtés, par une rangée d'arbres, lesquels en général sont d'autant plus grands et plus touffus que le sol où ils sont plantés est plus gras et plus humide, et que la route aurait plus besoin d'être aérée. Dans les descentes et les montées, on a mal ménagé la pente, et rien n'est plus ordinaire que d'être obligé d'enrayer pour descendre et d'aller au pas en montant. Enfin, la route est livrée tout entière aux cavaliers et aux voitures ; et les piétons, [II-200] sur une largeur de soixante pieds, n'ont pas une petite place qui leur soit propre, et sont obligés, pour se garantir de la poussière ou de la boue, des chevaux et des voitures, d'aller, des deux côtés de la route, chercher un passage dans les champs.

Les routes anglaises sont moins droites que les nôtres, mais peut-être sont elles moins monotones. Elles sont aussi moins horizontales; mais les montées et les descentes y sont, dit-on, plus adoucies. Elles sont surtout moins larges; mais, avec une largeur beaucoup moindre, elles offrent, en réalité, une voie plus spacieuse à la circulation. Elles sont viables en effet dans toute leur largeur : au lieu d'être divisées longitudinalement en trois parties sur lesquelles toutes les classes de voyageurs sont confondues, et dont aucune n'est complètement praticable, elles ne sont partagées qu'en deux sections, un trottoir pour les gens de pied, et une chaussée pour les cavaliers et les voitures, qui sont l'un et l'autre pleinement appropriés à leur destination. Le trottoir est élevé au-dessus de la route et défendu par des poteaux; la route, dans toute sa longueur, est parfaitement unie et solide; les fondemens, la tranchée, le profil, sont disposés de manière à assurer le prompt écoulement des eaux ; d'ailleurs la voie tout entière, au lieu d'être plantée d'arbres, n'est ordinairement bordée que de haies basses et bien taillées, qui y laissent librement [II-201] circuler l'air et permettent au vent de les balayer ou de les sécher suivant la saison ; des poteaux plantés à chaque embranchement de route indiquent, en caractères lisibles, le lieu où conduit cet embranchement, et l'intervalle qui en sépare; des pierres milliaires indiquent l'espace parcouru et celui qui reste à parcourir; les piétons, sur le trottoir qui leur est réservé, trouvent des sièges de distance en distance... On s'est visible, ment appliqué à ne rien omettre de ce qui pouvait rendre la route plus complètement propre à son objet.

Il est indubitable que sur de telles voies, la circulation doit être plus facile que sur les nôtres. Quoique infiniment mieux construites, il est possible, comme elles absorbent beaucoup moins de terrain, qu'elles aient moins coûté à établir, et qu'on en paie moins cher la jouissance [81] , On y chemine avec moins de confusion, avec plus de . sûreté, avec moins de fatigue. Les voitures y vont partout au trot de chevaux; la poste y marche avec [II-202] une rapidité presque double de celle qu'elle peut déployer sur nos routes. A la vérité, cette vitesse plus grande est due en partie à la supériorité des chevaux et des voitures ; mais le bon état des chevaux vient en partie de celui des chemins, et la perfection des voitures se lie aussi à celle des routes, qui permet de les construire avec une légèreté et une délicatesse qu'il serait difficile de leur donner sur des voies moins fermes et moins unies.

Les rues de nos villes offrent de nouvelles preuves de la vérité que j'expose. Si nous avons des routes beaucoup trop larges, nous avons, par compensation, des rues infiniment trop étroites. Nos grandes lignes de poste, qui ont quelquefois vingt mètres au milieu des campagnes les plus désertes, aboutissent, dans nos villes les plus populeuses, à des rues qui n'ont pas vingt pieds; et, par un guignon, nos rues, qui ne manquent pas toujours de largeur à l'entrée des villes, se resserrent vers le centre où, tout afflue, et deviennent plus étroites à mesure qu'elles auraient plus besoin de s'élargir. C'est à croire qu'on y a mis de la malice, et qu'on a visé à faire les choses précisément à rebours du bon sens [82] .

[II-203]

Cette sorte d'inconséquence est, dit-on, moins sensible en Angleterre. Si les routes y sont peu larges, les rues y sont plus spacieuses, et se trouvent plus en rapport avec les besoins de la circulation. Ce n'est pas leur seul avantage; en même temps qu'elles sont plus larges, elles sont aussi mieux disposées : elles possèdent des trottoirs, qui manquent aux nôtres ; elles n'ont pas les portes-cochères, les goutières, les ruisseaux, les égoûts, que les nôtres ont. Or, ces différences contribuent toutes à y rendre la circulation plus libre. On ne voit pas à Londres, par exemple, de ces embarras inextricables que le peu de largeur de la voie publique rend si fréquens dans les rues de Paris ; on n'y voit pas toutes les classes de passans aller pêle-mêle au milieu de la rue, et se faire continuellement obstacle. La marche des gens qui longent à pied les maisons n'y est pas sans cesse interrompue par celle des chevaux et des voitures qui en sortent ou [II-204] qui y rentrent. Ces personnes n'y sont pas exposées à recevoir sur la tête toute la pluie qu'amassent les toits. Cette pluie n'y forme pas, au milieu des rues, des rivières qu'on ne peut franchir que sur des planches, et l'on n'y court pas le risque d'être entraîné par ces rivières dans des égoûts hideux, qui, de distance en distance, infectent et obstruent la voie publique. Les allans et venans de toute espèce y peuvent circuler avec infiniment plus de facilité, de rapidité et de sûreté qu'à Paris.

Je ne finirais pas si je voulais montrer avec détail à quel point la liberté du commerce dépend de la forme des voies commerciales. Souvent une seule modification heureuse suffit pour les rendre beaucoup plus propres à leur objet. La mer, dans les ports d'Angleterre, a été rendue plus disponible par cela seul qu'on y a donné aux murs des quais une forme concave qui permet aux navires d'en approcher de très-près. De simples balises, indiquant les bonnes passes, suffisent pour rendre beaucoup plus facile la navigation de certaines rivières. Une invention dont le seul effet serait d'accélérer le jeu des écluses, pourrait améliorer beaucoup la navigation des canaux. Nos routes, et surtout nos rues, seraient rendues plus viables par tout amendement qui tendrait seulement à y faire circuler avec moins de confusion, etc.

[II-205]

Mais la liberté du commerce ne dépend pas seulement de l'étendue, de la nature, de la forme, des voies commerciales : elle dépend aussi de la manière dont elles sont distribuées. Il ne suffit pas pour lui qu'elles existent, il faut qu'elles existent là où son intérêt les réclame, qu'elles soient dirigées au gré de ses besoins, que les meilleures et les plus multipliées se trouvent entre les lieux qui ont le plus de sujet de correspondre. A quoi lui serviraient des routes, pour si magnifiques qu'elles fussent, si elles ne liaient que des lieux sans intérêt pour lui, si elles n'établissaient de communications qu'entre les châteaux des grands seigneurs, entre les palais des rois et de leurs maîtresses. Leur utilité ne dépend pas tant du mérite de leurs for mes que de celui de leur emplacement.

La France, sous l'empire, avait trente routes commercialement plus importantes que celle du Simplon, quoique, sous le rapport de l'art, elle n'en eût pas d'aussi remarquable. Elle a plusieurs canaux plus fréquentés et plus productifs que celui de Languedoc, quoique celui-là soit indubitablement le plus beau qu'elle possède. Mais, pour que les voies commerciales se distribuent ainsi que le demande l'intérêt du commerce, il ne faut pas . que ce soit l'ambition, la vaine gloire ou l'intérêt particulier de quelques hommes puissans qui décident de leur direction. Il ne faut pas non plus [II-206] qu'elles soient ouvertes sur un calcul fait à priori de leur utilité, et avant d'être averti par les besoins du commerce des points entre lesquels il est essentiel qu'elles s'établissent. Comment, par exemple, ne seraient-elles pas mal distribuées dans un pays où, comme chez nous, on décrèterait, d'un seul coup, et avant de savoir quelle direction prendra l'activité commerciale, la confection de près de neuf cents lieues de canaux? N'est-il pas évident que, sur une telle étendue de voies, il devrait nécessairement s'en trouver de mal situées et de peu utiles [83] .

Quoique nos voisins n'aient pas mis une extrême sagesse dans l'établissement de leur système de canalisation, ce n'est pourtant pas tout-à-fait ainsi qu'ils [II-207] ont procédé : ils n'avaient pas décrété tous leurs canaux d'avance ; ils n'avaient pas prétendu faire la loi au commerce, et lui tracer d'en haut le chemin qu'il devrait tenir. Au lieu de lui prescrire sa marche, ils se sont souvent contentés de la suivre ; ils ont attendu plus ou moins ses indications; ils n'ont ouvert ses routes que les unes après les autres, à mesure que le besoin s'en est fait sentir, et c'est ainsi qu'ils sont parvenus à créer chez eux le meilleur ensemble de voies commerciales, et, à tout prendre, le mieux distribué qu'il y ait probablement en aucun pays du monde. Dans ce système, qui se compose de cinq sortes de voies, les routes ordinaires sont réservées aux communications rapides ; les canaux les remplacent, en très-grande partie, [II-208] pour le transport des objets lourds et encombrans; les chemins de fer font le même office là où il n'a pas été possible d'établir de canaux. Ces trois sortes de voies unissent toutes les mines et tous les établissemens d'agriculture à tous les centres de fabrication et à tous les chefs-lieux de commerce intérieur et maritime. La chaîne de montagnes qui partage l'Angleterre, dans la direction du nord au sud, se trouve franchie par vingt-une lignes de navigation artificielle, qui font communiquer la côte occidentale avec l'orientale, et par elle avec tout le continent d'Europe; la côte orientale avec l'occidentale, et par elle avec tout le continent d'Amérique. Les meilleures voies et les plus multipliées se trouvent groupées autour des villes industriellement les plus actives, autour de Manchester et de Birmingham, de Londres et de Bristol, de Hull et de Liverpool. La seule ville de Birmingham possède, dans un rayon de huit lieues, un développement de quatre-vingt-sept lieues de canaux, avec une quantité très-supérieure de routes, et plusieurs rivières. Enfin ces voies, aboutisşant de toutes parts à la mer, communiquent par cent cinq ports avec toutes les îles et tous les continens du globe. Peut-on douter que cette belle distribution des voies commerciales de l'Angleterre ne soit un de leurs principaux mérites, et que le commerce n'en profite autant que de leurs autres qualités?

[II-209]

On voit de combien de manières les voies du commerce contribuent à sa puissance. Elles y contribuent par leur étendue, leur variété, la bonté de leur distribution, la perfection de leurs formes. Je répète qu'il n'est pas d'industrie dont la liberté paraisse dépendre autant de l'état de ses ateliers. C'est peut-être là qu'est son principal élément de force, comme celui de la fabrication paraît être dans les machines. : Les machines n'ont pas à exécuter dans le commerce des fonctions aussi variées que dans les autres industries, notamment que dans les manufactures : leur rôle s'y borne uniquement à mouvoir des fardeaux. Mais ce rôle est immense, et la liberté de l'industrie commerciale dépend aussi beaucoup de la perfection des moteurs et des machines qu'elle emploie.

C'est ainsi, par exemple, que le commerce devient plus libre à mesure qu'on améliore les animaux propres au transport. Les Anglais, par cela seul qu'ils ont de meilleurs chevaux que nous, ont plus de liberté commerciale : la poste anglaise fait, moyennement, sept milles à l'heure, tandis que la nôtre n'en fait que cinq.

C'est encore ainsi que le commerce devient plus libre lorsqu'on parvient à remplacer, avec économie, les moteurs animés par des moteurs physiques. Combien la substitution du vent aux rameurs [II-210] n'a-t-elle pas accru ses pouvoirs! Les voiles furent pour lui comme des ailes puissantes au moyen desquelles il put faire mouvoir avec rapidité les masses les plus colossales [84] .

La machine à vapeur promet de faire plus encore pour sa liberté. L'application de ce moteur aux navires commence dans la navigation une révolution au moins aussi importante que celle qui y fut opérée par l'invention des voiles. « Les distances s’abrègent, observe un auteur éloquent [85] ; il n'y a plus de courans, de moussons, de vents contraires, de ports fermés en de certaines saisons de l'année; » et cette phrase poétique n'est que l'expression précise des faits réels.

«Grace aux bateaux à vapeur, ajoute un autre écrivain, Lisbonne n'est plus qu'à cinq ou six jours de Londres ; il n'en faut pas davantage au voyageur anglais qui se trouve au fond des vallées de la Suisse, pour revenir dans sa patrie, s'il se confie au paquebot qui descend le cours du Rhin. Les flots de la Baltique, soulevés par la tempête, cèdent également à la toute-puissance de la vapeur, et s'ouvrent devant les [II-211] navires qu'elle entraîne sur cette mer orageuse. Le voyageur parti de Londres peut y être de retour au bout de six semaines, après avoir passé huit jours à Pétersbourg et autant à Moscou [86] . »

Le même moteur appliqué aux voitures prépare dans le système des communications intérieures une révolution encore plus étonnante que celle qu'il est en train d'effectuer dans la navigation. Il paraît devoir faire, tôt ou tard, des routes ordinaires et des voitures à vapeur le moyen le plus général des communications par terre. Déjà un habile mécanicien anglais, M. Gurney, est parvenu à construire une diligence qu'on peut mettre en mouvement par la vapeur, sur les routes de toute espèce, sans le dispendieux appareil des rainures en fer; et tels paraissent être la simplicité de ce véhicule, la sécurité qu'il présente, l'aisance avec laquelle on le conduit, la rapidité de sa marche, la facilité qu'on a de la ralentir ou de l'accélérer, et finalement le peu de dommage qu'il cause aux routes, qu'il serait difficile, n'était la masse d'intérêts privés que menace son établissement, qu'il ne prît pas bientôt [II-212] en Angleterre, où le charbon est à très bas prix, la place de ceux qui existent. Par cette application de la vapeur aux voitures, on pourrait aller sur les routes ordinaires avec une vitesse d'un à douze milles à l'heure, au gré du conducteur, et avec une économie dans la dépense plus grande encore que celle qui serait faite sur le temps [87] .

On voit, par ce peu de faits, à quel point le commerce peut accroître sa puissance en perfectionnant ses moteurs.

Il dépend également de lui d'étendre ses pouvoirs en perfectionnant ses véhicules, alors même que les voies et les moteurs resteraient dans le même état.

Il paraît que nos chevaux et nos routes ne sont pas meilleurs aujourd'hui qu'ils n'étaient il y a cinquante ans; cependant les communications sont infiniment plus rapides et plus économiques : on va, par exemple, de Paris à Lyon en soixante-six heures, et pour le prix moyen de 72 fr. ; tandis qu'au milieu du dernier siècle, on ne pouvait faire ce voyage qu'en dix jours, et pour la somme de 50 fr., accrue des frais de route pendant les dix jours que durait le voyage. On va à Rouen pour [II-213] 15 fr., en douze heures, tandis qu'il en coûtait la même somme, et qu'on n'y pouvait aller qu'en trois jours. On a d'un côté trois fois, et de l'autre cinq fois plus de puissance [88] .

Or, comment s'est-on procuré ce surcroît de liberté ? Principalement en améliorant la forme des voitures; en les rendant plus douces, plus commodes, plus roulantes. Ce que le commerce peut ob- . tenir de pouvoir, seulement en modifiant ses véhicules, est très-considérable. On sait à quel point les communications ont été récemment perfectionnées et accrues dans Paris par le système des voitures dites Omnibus [89] . Une différence peu sensible dans les instrumens employés au transport suffit [II-214] quelquefois pour en mettre une grande dans le degré de liberté qu'ils procurent. Les Hollandais, suivant la remarque de M. Say, durent long-temps la supériorité de leur marine, et par suite la prospérité de toutes leurs affaires, à une circonstance qui semble à peine digne d'attention, à la meilleure qualité de leurs cordages [90] . C'est encore une observation de M. Say que le mouvement des voitures, avant qu'on découvrît la nouvelle manière de les suspendre, avait été fort adouci par la simple invention de ce ressort en spirale qu'on avait imaginé de placer entre les courroies de leurs soupentes. Quand on ne ferait à nos charrettes d'autre amendement que de leur enlever une partie de cet énorme moyeu, qui fait de chaque côté un pied de saillie, on rendrait sûrement un grand service au commerce. Il est évident, en effet, que les rues de nos villes et le pavé de nos routes acquerraient par cela seul plus de largeur, et que les voitures pourraient s'y croiser avec plus d'aisance.

Je m'en tiens à ces remarques sur les instrumens du commerce. On voit que si sa puissance croît avec les facultés industrielles et morales de ses agens, elle n'est pas moins accrue par le perfectionnement des lieux sur lesquels il travaille, et par celui des ustensiles qu'il emploie. Il me reste [II-215] à dire quelques mots de l'influence de toutes ces choses considérées ensemble, et des développemens que prend le commerce à mesure que tous ses moyens se perfectionnent et que s'accroît en général le capital de la société.

§ 10. Ce que les progrès du capital social peuvent pour la liberté de l'industrie voiturière n'est susceptible d'aucune estimation. Plus les ressources de la société s'accroissent, et plus les mouvemens du commerce se multiplient; plus on a de voyages à faire, plus on a de marchandises à à envoyer au marché et à en faire venir. La tâche du commerce devenant plus grande, ses travaux se partagent mieux, ses spéculations s'étendent davantage, l'administration des entreprises commerciales se régularise et se simplifie. En même temps, tous les moyens de communication et de transport se perfectionnant, toutes les communications deviennent plus économiques et plus actives : il y a à la fois plus de voies, de voitures, de voitureurs, de choses et de personnes voiturées.

Voyez comment, chez nous et ailleurs, se sont accrus, avec les ressources de toute espèce, et les moyens de commercer, et l'activité commerciale. Paris, en 1766, ne comptait que douze établissemens de roulage; il en compte six fois ce nombre maintenant. Il ne partait de cette ville, à [II-216] la même époque, que vingt-sept coches par jour, contenant environ deux cent soixante-dix places; il en part aujourd'hui trois cents voitures et trois mille voyageurs : la différence est de vingt-sept à trois cent [91] . Je lis dans un voyage en Angleterre, que le port de Leith n'avait encore que quarante-sept navires en 1740 : en 1752, il en eut soixante-huit; en 1800, cent trente-quatre ; en 1820, deux cent treize. Liverpool, qui, au commencement du dernier siècle, n'avait que quelques bateaux de pêche, possède aujourd'hui plus de onze cents bâtimens. La Grande-Bretagne tout entière, qui n'en avait pas un millier, en a environ vingt-quatre mille. L'activité du commerce s'est accrue dans la même proportion que ses moyens.: En 1760, il n'était entré dans le port de Liverpool que douze cent quarante-cinq navires : en 1770, il y en entra deux mille soixante-treize; en 1780, deux mille deux cent soixante-onze ; en 1790, quatre mille deux cent trente-trois; eni 1800, quatre mille sept cent quarante-six; en 1810, six mille neuf cent vingt-neuf : le mouvement du port s'était presque sextuplé en quarante ans [92] . Qu'on juge, par ce peu de faits, de l'influence que [II-217] le capital social, à mesure qu'il s'accumule, exerce sur les moyens d'action du commerce et sur son activité. On n'est pas moins frappé de cette influence en comparant les pays qu'en rapprochant les époques. L'Angleterre, qui possède un capital infiniment plus considérable qu'aucune autre contrée de l'Europe, a aussi beaucoup plus de ports, de canaux, de routes, de voitures, de navires, de moyens de communication et de transport de toute espèce. Elle a aussi un commerce beaucoup plus actif et plus étendu. Je lis, dans un article de la Revue d'Édimbourg, que sur mille navires entrés, en 1818, dans les ports de la Russie, il s'en trouvait neuf cent quatre-vingt-un d'anglais [93] . "J'ai sous les yeux un état duquel il résulte que, sur treize mille cent quarante-six bâtimens qui ont passé le détroit du Sund en 1825, il y en avait au-delà de cinq mille qui appartenaient à l'Angleterre seule; tandis que le surplus était sorti des ports de quinze États différens de l'Europe ou de l'Amérique. Pendant qu'il n'entre annuellement que de six à huit cents navires au Havre, qui est notre port le plus fréquenté, il en entre au-delà de vingt mille dans le port de Londres [94] . Pendant que, sur une égale [II-218] étendue de route, prise en France et en Angleterre sur les deux points les plus fréquentés des deux pays, il ne passe, en France, dans un temps donné, que deux cavaliers, cinq voitures publiques et sept voitures particulières, il passe, en Angleterre, dans le même temps, vingt-six voitures publiques, cent une voitures particulières et cinquante-deux cavaliers [95] . L'activité des communications est incomparablement plus grande là où un plus grand capital accumulé donne lieu à un mouvement d'affaires plus considérable.

 


 

[II-219]

CHAPITRE XVI.
De la liberté de l'industrie manufacturière.

§ 1. Deux choses distinguent essentiellement la fabrication du voiturage, du commerce : la première, c'est que ses agens sont autrement distribués; la seconde, qu'ils n'agissent pas de la même manière. D'une part, tandis que les agens du voiturage sont errans, ceux de la fabrication travaillent à poste fixe; et, d'un autre côté, tandis que les voituriers ajoutent à la valeur des choses en les déplaçant, sans d'ailleurs rien changer en elles, les manufacturiers augmentent leur valeur, sans pour ainsi dire les déplacer, mais en leur faisant subir en elles-mêmes d'innombrables modifications.Le propre de l'industrie manufacturière est d'agglomérer ses agens dans les villes et les fabriques; et, en concentrant ainsi leurs forces, de les employer, non point à transporter les choses, mais à les transformer, à les faire changer, non de lieu, mais de figure ou de manière d'être intrinsèque, de les approprier d'un million de manières à nos [II-220] besoins, en les faisant varier d'un million de manières dans leur forme extérieure par des moyens mécaniques, ou dans leur contexture intime par des moyens de physique ou de chimie.

Voilà ce que c'est que l'industrie manufacturière. Ce qui la caractérise, c'est cette manière d'ordonner et de faire travailler ses agens; c'est en cela que sa nature consiste, et en agissant ainsi qu'elle concourt à la production.

§ 2. Les services qu'elle peut rendre à tous les ordres de travaux et à toutes les classes de travail leurs, par ces transformations alternativement chimiques et mécaniques qu'elle fait subir aux choses, sont infinis.

Nous avons vu, dans le précédent chapitre, que l'industrie voiturière concourait à la libre action de tous les arts en conduisant auprès d'eux, d'une multitude de points divers, une multitude d'objets sans lesquels nulle action ne leur serait possible. L'industrie manufacturière a aussi sa manière de les seconder tous : c'est elle qui se charge de construire les ateliers où ils travaillent, de façonner les innombrables instrumens dont ils se sérvent, de composer, en bonne partie du moins, les ingrédiens non moins nombreux qu'ils emploient.

D'un autre côté, nous avons vu que, dans le [II-221] temps où le commerce voiture auprès de chaque travailleur les objets épars qui lui sont indispensables pour l'exercice de sa profession, il lui conduit aussi d'autres objets dont il a besoin pour son entretien propre. L'industrie manufacturière ne fait pas moins pour la satisfaction des besoins personnels des travailleurs. Pendant qu'elle crée les usines, les bâtimens, les machines, les ingrédiens, qui doivent leur servir à exécuter leurs travaux, on voit sortir de ses mains une multitude d'habitations, de meubles, de vêtemens, de comestibles, qui leur serviront à se conserver et à s'entretenir eux-mêmes. Comme tous les ordres de travaux, elle remplit le double office de fournir à toutes les classes de travailleurs des moyens d'action et des moyens de jouissance, des produits pour eux-mêmes en même temps que des objets pour leur art.

Tels sont les effets de l'industrie manufacturière, ils sont, d'une part, si évidens, et, d'un autre côté, si multipliés, qu'il semble être à la fois impossible et superflu de les décrire. Qui n'est frappé de l'étendue des biens qu'elle fait? et, d'un autre côté, qui se chargerait d'énumérer les métamorphoses qu'elle opère ? Qui pourrait dire ce qu'elle fournit à tous les arts de constructions, d'ateliers, de moteurs, de machines, d'outils, de compositions chimiques et de préparations de toute sorte; [II-222] et d'une autre part, qui pourrait dire ce qu'elle livre à ceux qui les exercent, c'est-à-dire à tous les membres de la société, de maisons d'habitation, d'ustensiles, d'ameublemens, de parures, et en général d'objets propres à se conserver, à s'embellir, à se perfectionner eux-mêmes?

Son influence, d'ailleurs, ne s'arrête pas à ces effets immédiats. Pendant qu'elle travaille directement à modifier les choses, elle produit indirectement une révolution dans les hommes qui l'exercent : elle les pousse, dans le seul intérêt de ses travaux, à acquérir une multitude de connaisances et de bonnes habitudes dont ils ne peuvent se passer pour les bien exécuter; et, quoiqu'il n'entre aucunement dans son objet de faire leur éducation, elle contribue infiniment à leur culture.

Il y a plus ; c'est que, dans le temps où elle leur demande de s'instruire, elle leur en fournit les moyens : elle leur donne la richesse, en effet; avec la richesse, le loisir; et avec le loisir, le désir et tous les moyens de s'éclairer, le désir et tous les moyens d'ennoblir et de perfectionner leur existence.

Ces deux effets indirects que l'industrie manufacturière a sur les hommes, elle les a en commun avec les autres industries qui travaillent directement sur les choses; mais elle a aussi sa manière particulière d'agir indirectement sur eux, et l'on a déjà [II-223] compris que cette industrie, en ramassant et en consignant pour ainsi dire ses agens dans les villes et les fabriques, doit influer sur eux autrement que le labourage sur les laboureurs en les disséminant et en les isolant dans les campagnes, ou le voiturage sur les voituriers en les faisant perpétuellement voyager.

Nous avons vu que le commerce, en faisant voyager ses agens, pouvait produire sur eux des effets considérables : comment la fabrication tend-elle à modifier les siens en les réunissant en grand nombre et à demeure dans les lieux resserrés où elle exécute ses fonctions ?

Il semblerait, au premier aspect, que cette situation particulière dans laquelle elle les place ne doit être favorable ni à leur santé, ni à leurs mœurs , ni à leurs habitudes civiles.

D'abord, il paraît difficile que cet extrême rapprochement où elle les oblige de se tenir, et cette vie sédentaire qu'elle leur impose ; que le défaut d'exercice d'une part, et d'un autre côté l'air souvent vicié des ateliers et les émanations souvent délétères des matières sur lesquelles on y travaille, n'aient pas pour effet d'énerver leur corps et de nuire à l'entretien de leurs forces physiques.

Par cela même que cette situation semble tendre à diminuer leurs forces, on dirait qu'elle doit aussi [II-224] les livrer davantage à l'empire de l'imagination et des sens; il semble que, dans ce contact perpétuel où ils vivent, leurs passions doivent être plus vivement excitées, qu'ils doivent être plus enclins à l'intempérance, à l'ivrognerie, à la luxure, au luxe, et donner plus fréquemment dans des écarts de régime et de conduite.

Enfin, cette même situation, qui les expose davantage à contracter de certains vices, semble des voir aussi les exciter davantage à recourir à la violence pour s'enrichir. On pourrait croire que leur réunion en plus ou moins grand nombre dans des espaces peu étendus doit avoir pour effet de les disposer à l'injustice, et peut-être ne faut-il attribuer qu'à l'extrême facilité qu'ils ont de s'entendre et de se liguer, cette multitude de prétentions exclusives qu'on les a vus former dans tous les temps. Les agens de l'industrie agricole, que la nature de leur art tient beaucoup plus écartés les uns des autres, sont loin d'avoir manifesté le même esprit de monopole et d'usurpation. Ce sont surtout les agens de l'industrie manufacturière qui ont donné l'exemple de cette sorte d'excès ; et comme les hommes qui fabriquent ne sont pas de pire espèce que ceux qui labourent, il semble qu'une différence de conduite si remarquable ne peut être raisonnablement expliquée que par la différence des situations. Cela paraît d'autant plus probable [II-225] que lorsque des possesseurs de terre se sont trouvés dans la même situation que les gens de fabrique, ils ont rarement manqué de se conduire de la même façon. C'est ainsi qu'on a vu des assemblées législatives, formées en majorité de propriétaires fonciers, profiter de leur réunion et des pouvoirs dont elles étaient investies pour faire prohiber l'importation des denrées agricoles, et manifester pour le monopole autant d'ardeur qu'en avaient pu jamais montrer les artisans réunis dans les cités.

Je conviens qu'il est dans la nature de l'industrie manufacturière de commencer par produire tous les effets qui viennent d'être indiqués. Cependant il ne faudrait pas juger par ces premiers effets de son influence ultérieure. Si, au sein d'une population très-compacte, comme l'est ordinairement celle des villes manufacturières, la maladie, le vice, l'injustice sont plus contagieux, les lumières y sont aussi plus contagieuses, on y acquiert plus rapidement de l'expérience, on y est plus tôt instruit des conséquences bonnes ou mauvaises d'une certaine manière d'être ou d'agir, et ceci est un avantage qui fait plus que compenser les inconvéniens dont il vient d'être parlé.

Si la fabrication place ses agens dans une situation peu favorable à l'entretien de leurs forces, elle les excite davantage, par cela même, à obvier aux inconvéniens de cette situation, et vous verrez [II-226] qu'en effet la population des villes commencera long-temps avant celle des campagnes à adopter ces habitudes de propreté et d'ordre et à faire ces réglemens de police et de salubrité qui ont pour objet et pour effet de tenir en bon état les lieur qu'on habite.

Si la même industrie place ses agens dans une situation où leurs passions sont plus excitées, elle doit par cela même leur faire comprendre plus tôt le danger qu'on court à leur céder, la nécessité qu'il y a de se tenir en garde contre elles ; et l'on verra encore qu'en effet les lieux où la population est le plus compacte sont ceux où les moeurs sont le plus tôt réglées. On sait que l'extrême agglomération des individus n'est pas toujours ce qui tend le plus à les corrompre. La population est ordinairement plus serrée dans les villes très-industrieuses et très-actives que dans celles où l'on travaille peu; cependant les premières ne sont certainement pas celles où les meurs sont le plus mauvaises. La population est plus pressée dans les quartiers de Paris spécialement affectés aux classes laborieuses que dans ceux habités, par des gens riches et peu occupés; cependant ceux-ci ne paraissent pas être, au moins sous un certain rapport, ceux où les habitudes sont le plus morales : des recherches récentes sur la population de Paris ont donné ce résultat, peu honorable pour la richesse [II-227] oisive, qu'il y a plus de naissances illégitimes, et surtout d'enfans naturels abandonnés, dans les arrondissemens qu'elle habite que dans ceux occupés par la médiocrité laborieuse, quoique la population dans ceux-ci soit incomparablement plus ramassée [96] .

Enfin, si l'industrie manufacturière, en mettant tous ses agens plus en contact, en les faisant rivaliser de plus près, les excite plus vivement à se nuire et leur en fournit davantage les moyens, j'observe qu'elle doit leur faire éprouver de meilleure heure tous les inconvéniens des prétentions injustes, que par suite elle doit plus tôt les conduire au point de sentir le besoin de se respecter mutuellement; et l'on verra en effet que les cités sont encore les lieux où les hommes se plient le plus tôt au joug des bonnes habitudes civiles. Si, comme je l'observais tout à l'heure, l'extrême agglomération des individus n'est pas la circonstance la plus propre [II-228] à relâcher leurs mœurs , elle n'est pas non plus la plus propre à les faire persévérer dans l'injustice. Il se peut bien que le régime prohibitif ait pris naissance dans les villes; mais certainement il у sera plus tôt usé que dans les campagnes. Je crois les entrepreneurs de manufactures moins éloignés que les possesseurs de terre de comprendre que les prohibitions injustes sont contraires à leur véritable prospérité. Il est à remarquer que le projet d'abolir les prohibitions établies au profit des fabriques avait devancé, en Angleterre, sous le ministère de M. Huskisson, celui de réduire les monopoles accordés à l'agriculture. Plusieurs autres faits que je pourrais citer donnent également à connaître que le système de la libre concurrence a fait plus de progrès dans l'esprit des fabricans que dans celui des cultivateurs.

En somme, il paraît impossible que les lieux où l'intelligence a le plus de sujet et de moyeņs de s'exercer, les lieux les plus favorables à l'expérience ne soient pas aussi les plus favorables à nos progrès. Si, au sein des villes et des fabriques, si, dans les lieux où la population est très-ramassée, les infirmités du corps et de l'âme sont plus sujettes à se répandre, il semble que la bonne santé, les bonnes qualités, les qualités vivifiantes doivent y être aussi plus promptes à se communiquer. C'est, à tout prendre, une circonstance extrêmement [II-229] favorable à notre culture que de nous trouver réunis en grand nombre sur de certains points; et l’industrie manufacturière, celle de toutes peut-être qui nous rapproche le plus, doit être considérée, pour cela même, comme une des plus propres à hâter notre développement.

§ 3. S'il est peu d'ordres de travaux qui remplissent, dans l'économie sociale, un rôle plus considérable que la fabrication, un rôle plus étendu, plus varié, plus influent, plus fécond en résultats utiles, il n'en est point, à ce qu'il semble, auquel s'appliquent mieux tous les moyens généraux sur lesquels se fonde la puissance du travail. C'est ici l'industrie par excellence; la seule qu'on croie assez désigner en l'appelant simplement l'industrie; celle où se manifestent au plus haut degré l'art et toutes les qualités qu'il réclame; celle où l'on fait des forces chimiques et mécaniques de la nature un usage si universel qu'on a pu désigner tous les arts qu'elle embrasse par les noms d'arts chimiques et mécaniques; celle aussi où l'on fait de ces forces les emplois les plus ingénieux et les plus savans ; celle, par conséquent, où l'on a le plus besoin de connaître les lois qu'elles observent, où l'on voit le mieux ce que peuvent les talens d'application et d'exécution, où les moteurs physiques sont d'une application plus facile, où les machines remplissent [II-230] des fonctions plus variées, où le travail paraît le mieux se prêter à ces divisions et à ces subdivisions qui en rendent l'exécution plus rapide et plus correcte, où il semble le plus aisé de faire valoir de grands capitaux, où il est le plus commun de travailler, comme on dit, en fabrique; celle, en un mot, sur laquelle les économistes raisonnent de préférence lorsqu'ils veulent exposer l'influence de quelqu'un des moyens généraux du travail, parce qu'en effet elle paraît être celle de toutes, où l'influence de tous ces moyens se laisse le mieux apercevoir.

Examinons d'abord comment et jusqu'à quel point s'y appliquent ceux de ces moyens qui consistent dans les facultés personnelles des travailleurs, et, avant tout, voyons ce qu'elle puise de forces dans cet ensemble de facultés que je réunis sous le nom de génie des affaires.

Deux causes sembleraient rendre cet ordre de facultés, si nécessaire dans tous les travaux, plus indispensable encore dans la fabrication que dans les autres industries. La première, c'est que la concurrence paraît y être plus vive, plus active, que les gains y sont plus disputés, moins considérables, plus chanceux, et que, par cela même, il est plus essentiel de s'y montrer spéculateur et administrateur habile [97] .—La seconde, c'est qu'une grande [II-231] partie des besoins auxquels cette industrie entreprend de pourvoir sont extrêmement sujets à varier, et que ces variations peuvent devenir une grande cause d'erreur dans les entreprises.

Sans doute il y a bien ici un fond de produits sur lesquels les goûts du public restent assez constamment les mêmes ; mais autour de ceux-là, il en existe une multitude d'autres sur lesquels ces mêmes goûts éprouvent de perpétuels changemens. Une très-grande partie de ce qui tient à l'habillement des individus, à la décoration et à l'ameublement des habitations est soumis à l'empire de la mode, et comme elle sujet à varier. Il y a de la mode dans l'arrangement intérieur et extérieur des maisons, dans la forme d'une multitude de meubles et d'ustensiles, dans la matière, la couleur, le dessin de la plupart des étoffes qui servent à [II-232] nous vêtir, dans la coupe des habits, dans la façon des bijoux et des parures; et les producteurs de ces innombrables objets sont obligés, sous peine d'éprouver les plus graves dommages, de savoir comment la mode les veut et de les lui fournir tels qu'elle les demande.

Ce n'est pourtant pas qu'ils doivent lui obéir servilement. S'il est vrai qu'ils sont obligés de consulter ses caprices, il est vrai aussi qu'ils contribuent à les faire naître. En la suivant, ils pourraient, jusqu'à un certain point, la guider; et il y aurait telle manière de la guider qui pourrait avoir sur le goût, sur les moeurs, sur les besoins, sur les consommations, sur la richesse, et par suite sur le développement des pouvoirs de la fabrication une influence des plus salutaires [98] .

Mais si le fabricant, par le caractère qu'il donne à ses produits, peut influer sur la nature des besoins, la nature des besoins doit exercer à son tour une immense influence sur le caractère de ses produits : s'il peut guider la mode en la suivant, en la guidant il est obligé de la suivre; elle n'adopte pas tout aveuglément; il ne la ferait pas passer à son gré d'un extrême à un autre; malgré ses [II-233] caprices apparens, elle obéit dans sa marche à de certaines lois, et il y a, ici comme partout, un art des transitions dont on n'enfreint pas impunément les règles. D'ailleurs, la mode, ce n'est pas lui seul qui la fait; elle est le résultat d'une multitude d'influences qui dominent souvent la sienne, et il est bien des cas où il ne réussit à la faire varier qu'en abondant dans le sens où la poussent les meurs, les événemens et jusqu'aux révolutions de la politique.

Le fabricant, même alors qu'il est assez éclairé pour viser à donner au public des goûts judicieux, à réformer les modes extravagantes et ruineuses, est donc obligé de connaître les goûts, les modes qui règnent, et, jusqu'à un certain point, de s'y conformer, d'observer leur tendance, d'épier leurs mouvemens, et cela, non-seulement dans les lieux où il travaille, mais partout où doivent parvenir ses produits. Or, on sent combien il lui faut de précautions pour spéculer avec quelque sûreté sur un fonds si vague, si étendu, si mobile, et, malgré toutes les précautions possibles, combien il lui est aisé de faire de fausses spéculations. On pense bien que, dans cette innombrable variété d'étoffes, de meubles, d'ajustemens, de parures et d'objets de toute espèce qui sortiront de ses ateliers, tout ne sera pas reçu avec la même faveur. A côté de produits qui obtiendront la vogue, il y en aura d'autres [II-234] qui ne réussiront qu'à demi, d'autres qui ne réussiront pas du tout; il en sera des créations de son industrie comme de celle de toutes les autres; et de même qu'il y a chez le libraire des livres que tout le monde achète et d'autres que personne ne lit, de même il y aura chez le marchand d'étoffes des tissus qui n'auront aucun débit parmi plusieurs autres qui s'écouleront avec une vitesse extrême.

S'il est facile au fabricant de se méprendre sur la nature des besoins, il lui est encore plus aisé de se tromper sur leur étendue. Je ne sais si leur étendue est aussi sujette à varier que leur nature, mais certainement elle est plus difficile à déterminer. Quelle est la quantité d'un certain produit que la fabrication doit faire ? Cela dépend de circonstances qui n'ont rien de fixe et de défini; cela dépend du nombre de personnes qui en ont besoin [99] ; en supposant qu'il réponde à un besoin universel, cela dépend encore du prix auquel elle peut le faire et du nombre de personnes qui, à ce prix, auront les moyens de l'acheter. C'est ce nombre d'acheteurs qu'il lui est difficile, qu'il lui [II-235] est presque impossible de connaître, et que pourtant il lui serait indispensable de savoir; car elle peut ruiner ses agens en faisant trop d'une bonne chose tout aussi-bien qu'en en faisant de mauvaises. On voit donc combien elle a besoin de chercher à découvrir, au moins d'une manière approximative, l'étendue de son marché.

Je sais bien qu'en général on se conduit comme si c'était chose absolument impossible à connaître: que l'on procède comme au hasard ; que chacun règle son activité non sur l'étendue des besoins, qu'il ne connaît pas, mais sur celle des capitaux dont il dispose. Aussi ne faut-il pas demander si l'on se trompe, et si la somme des produits dépasse souvent le nombre et les moyens des acheteurs. On en peut juger par cette difficulté de vendre, par cet engorgement des marchés, sujet si fréquent et si réel des plaintes de toutes les industries, et plus particulièrement de l'industrie manufacturière. Rien assurément n'atteste mieux que ce fait presque permanent de l'encombrement des marchés le peu de soin que chaque classe de producteurs met à s'informer de l'étendue des débouchés que toutes les autres lui présentent, et les tristes suites qui peuvent résulter de son incurie ou de son impuissance sur ce point [100] .

[II-236]

S'il y a tant de produits manufacturés qui ont de la peine à se placer, ou qui ne se placent que lentement et avec perte, c'est beaucoup moins encore parce qu'on néglige d’étudier la nature des besoins que parce qu'on ne met pas assez de soin à se proportionner à leur étendue. Si, par exemple, on a vu à Paris, dans ces dernières années, tant d'entrepreneurs de bâtimens faire de mauvaises affaires, ce n'est pas que cette multitude de nouveaux logemens qu'ils ont créés ne fussent une chose de bon débit, mais c'est que le nombre qu'ils en ont construit excédait de beaucoup celui des personnes qui pouvaient en acheter la jouissance. Je lis dans les Recherches statistiques du préfet de la Seine que, [II-237] du commencement de 1822 à la fin de 1824, le nombre des portes et fenêtres, à Paris, s'est élevée de neuf cent vingt mille deux cent-trente-huit à neuf-cent quatre-vingt-cinq mille cent soixante-dix-sept, qu'il s'est accru d'environ soixante-cinq mille; c'est-à-dire dans le cours de ces trois années, le nombre des logemens a dû être augmenté d'environ un quinzième, tandis que, d'un autre côté, je vois dans les mêmes documens et dans l'Annuaire du bureau des longitudes que, durant la même période, la population de la ville ne s'est augmentée que d'environ douze mille habitans, qu'elle s'est à peine accrue d'un soixantième, [101] d'où il suivrait que l'industrie manufacturière a multiplié les logemens, pendant ces trois années, dans une proportion quatre fois à peu près aussi considérable que celle suivant laquelle la population s'est accrue [102] . Je ne cite que ce fait, parce [II-238]

que c'est le seul sur lequel j'aie en ce moment des données un peu précises. Mais si, dans un lieu comme Paris, où l'on a tant de moyens de s'éclairer et où l'on devrait être si rompu aux affaires, une classe d'entrepreneurs a pu se proportionner si mal à la véritable étendue du marché, on sent qu'ailleurs et dans beaucoup d'autres fabrications l'esprit d'entreprise n'a pas dû être beaucoup plus sage. Cela d'ailleurs est assez établi par un fait qui les renferme tous, par le fait dont j'ai déjà parlé, et que je rappelle encore, de ces engorgemens périodiques auxquels sont sujets les marchés de la fabrication.

On voit donc à quel point il importe à tout fabricant d'étudier la nature et l'étendue des besoins auxquels est chargée de pourvoir la branche d'industrie qu'il exerce. Et encore ne serait-ce rien pour lui, en quelque façon, de savoir que la chose qu'il fait répond à de vrais besoins, et de connaître approximativement la quantité qui s'en peut débiter sur les marchés qu'il fréquente, s'il ne cherchait à s'instruire en même temps du nombre et des moyens des fabricans qui concourent avec lui à l'approvisionnement de ces marchés. Une des [II-239] choses que tout manufacturier a le plus besoin d'étudier c'est, relativement à l'art qu'il exerce, la carte industrielle du pays où il est établi, le nombre d'établissemens que cet art y possède, leur importance, leurs moyens, les lieux où ils envoient leurs produits, et le prix auquel ils peuvent les donner, parvenus à leur destination.

Un entrepreneur de ma connaissance, fort exercé tout à la fois comme homme d'affaires et comme ingénieur, dans une localité et dans des circonstances à lui connues, avait à résoudre ce problème :

« Pouvons-nous entreprendre avec profit de fabriquer vingt mille quintaux de soude ? Avec la concurrence des fabricans de Marseille trouverons-nous à les placer? Jusqu'où pourrons-nous les porter avec avantage ? Sur quels marchés nous sera-t-il possible de nous présenter ? A quel prix, tous frais faits, notre produit reviendra-t-il parvenu sur telle place, et puis sur telle autre, et puis sur telle autre encore ? Comment sur ces divers marchés, soutiendra-t-il la concurrence des producteurs contre lesquels nous avons à lutter, etc.? »

Et cet entrepreneur était parvenu, la carte sous les yeux, à déterminer, avec une précision très-satisfaisante, les lieux où le produit pourrait être porté, les quantités qu'il serait possible d'y en vendre, et finalement à reconnaître s'il y avait ou s'il n'y avait pas lieu d'entreprendre le produit projeté.

[II-240]

En général, il est singulièrement difficile, il faut l'avouer, de connaître avec quelque exactitude, d'une part la nature et l'étendue des besoins, et d'un autre côté le nombre et les moyens des fabricans qui travaillent à les satisfaire. Mais il est deux choses qu’un entrepreneur peut savoir, et qui, lorsqu'elles sont soigneusement vérifiées, peuvent suffire jusqu'à un certain point pour éclairer ses déterminations et le diriger dans ses entreprises : c'est le prix moyen auquel se vend, dans une certainė étendue de pays, le produit qu'il aurait dessein de faire, et le prix auquel lui-même est capable de l’y.créer. Il ne sait point ce que ses concurrens en font; il ne sait pas mieux ce qu'il leur coûte; mais il peut savoir ce que moyennement ils le vendent, et, s'il connaît bien sa situation et les ressources de son art, il peut parvenir aussi à déterminer assez approximativement le prix auquel il lui sera possible de le livrer. Or, s'illui est suffisamment démontré qu'il peut le faire en bonne qualité au-dessous du prix coûtant, il est clair qu'il peut l'entreprendre: il n'a point à craindre d'exposer sa fortune, puisqu'il se croit sûr de produire à un prix qui doit lui donner des acheteurs, et d'une autre part il ne saurait encourir moralement aucun blâme puisqu'il ne supplantera ses concurrens qu'en faisant un meilleur usage de ses forces et en servant mieux la société.

[II-241]

Cependant la difficulté, réduite à ces termes, ne laisse pas d'être fort grave encore; et il ne faut pas croire que ce soit chose aisée que de dresser d'avance le compte d'une entreprise, et de déterminer avec quelque sûreté le prix le plus bas auquel, dans une situation donnée, il sera possible d'obtenir un produit. D'ailleurs il est bien des cas où la question n'est pas si simple, et où il ne suffirait pas, pour se décider avec sagesse, de savoir qu'on peut créer ce produit au-dessous du prix courant. Il faut savoir encore si les producteurs établis n'ont pas, de leur côté, le moyen d'introduire dans leurs prix des améliorations sensibles. Alors même qu'on se croirait assuré de conserver une partie de ses avantages, il faut savoir s'il se fait du produit qu'on veut créer une consommation assez considérable et si l'on peut compter sur un débit assez étendu pour rentrer avec profit dans ses avances. Restent d'ailleurs tous les cas où l'on veut entreprendre quelque chose de nouveau, et où il faut nécessairement savoir pressentir les goûts de la société sur cette création nouvelle. Bref, le jugement des entreprises est entouré dans la fabrication des mêmes difficultés que partout ailleurs, et, comme je l'ai dit d'abord, ces difficultés s'y compliquent de celles que peuvent ajouter une concurrence plus grande, une industrie plus développée, des rivalités plus actives, plus redoutables, et [II-242] des variations continuelles dans les goûts du public sur une portion considérable des produits qu'il s'agit de créer. Non-seulement donc on y a besoin, comme dans tous les ordres de travaux, du genre de talent nécessaire pour spéculer avec habileté, pour juger sainement d'avance de la bonté des entreprises, mais il faut, ce semble, que ce genre de talent y soit infiniment plus exercé.

Les mêmes causes paraissent y rendre les talens de l'administrateur également plus indispensables. Plus le concours y est grand et animé, plus on s'y évertue à bien faire, et moins on y doit négliger un moyen de succès si puissant. On peut, à la rigueur, dans les industries peu avancées, et où l'on n'a à hutter que contre des travailleurs malhabiles, se permettre dans la conduite des entreprises un peu de mollesse et de laisser-aller; mais dans les arts où les pouvoirs du travail ont été poussés très-loin, et où l'on ne fait plus que de petits bénéfices, oni est obligé, sous peine de ruine, de ne se négliger sur rien. Il ne faut pas perdre un instant de vue que tout ce qu'on fait, tout ce qu'on dépense est autant d'avancé à la production, que toute avance est placée à intérêt et à intérêt composé, que toutes les fautes se paient, que les faux calculs, les distractions, les pertes de temps, que toutes les pertes en un mot viennent grever le produit entrepris et diminuer le bénéfice attendu ; qu'ainsi l'on ne peut appliquer [II-243] à l'administration de son affaire des soins trop éclairés, trop sévères, trop assidus. D'ailleurs les talens administratifs semblent plus réclamés dans l'industrie manufacturière à cause de la nature même de cette industrie. Les grandes fabriques sont les établissemens de travail où se trouvent ordinairement réunis le plus grand nombre d'ouvriers, et où, si l'on n'y prend garde, il est le plus aisé de perdre de la main-d'œuvre ; où les ouvriers sont le plus ramassés, et où par conséquent le désordre a le moins de peine à s'introduire; où l'on a réuni un plus grand attirail de machines, et où par cela même plus de choses sont exposées à se détériorer faute de soin; où il se fait une consommation plus continue et plus considérable de matières premières et de provisions de diverses sortes, et où, sous ce rapport encore, le coulage et le gaspillage sont le plus aisés; où l'on a le plus d'achats à faire, et où il est le plus facile de perdre sur les achats s'ils ne sont faits avec intelligence, etc. Les manufactures paraissent donc être le genre d'entreprises où doit se faire le plus sentir le besoin d'ordre, de police, de surveillance, d'économie éclairée, et où par conséquent les talens administratifs semblent le plus nécessaires. M. Chaptal n'hésite point à considérer ces ta lens comme plus propres que ceux de l'artiste à [II-244] faire prospérer ces sortes d'établissemens, et des expériences nombreuses semblent prouver qu'ils leur sont en effet plus indispensables. Rien n'est moins rare que de voir des entreprises excellentes périr dans les mains des artistes les plus distingués, et des entreprises presque ruinées se relever sous la main d'administrateurs habiles qui, privés de connaissances industrielles, n'ont que le mérite de savoir faire un judicieux emploi de celles des autres. C'est surtout dans les fabriques, d'après les récits de personnes bien informées, que brillent, de l'autre côté du détroit, ces talens administratifs qui y concourent si puissamment au succès de toutes les entreprises; et il paraît qu'en effet rien n'est comparable à la simplicité des principes d'après lesquels y sont montés les établissemens les plus vastes; à la police, à l'ordre, au silence, à la propreté qui y règnent, et à l'application que les ouvriers paraissent y apporter à leur travail [103] .

Finalement, les mêmes causes qui paraissent demander à l'entrepreneur, dans l'industrie manufacturière, de se montrer spéculateur et administrateur [II-245] plus habile, semblent exiger de même qu'il soit plus capable de tenir des comptes avec intelligence et régularité. S'il est vrai qu'il n'est pas d'ordres de travaux où la concurrence soit plus grande et les pouvoirs du travail plus développés, il s'ensuit qu'il n'en est pas où il soit moins permis de demeurer stationnaire, où l'on ait plus besoin de perfectionner ses procédés, où l'on soit plus obligé de faire des essais, de tenter des choses nouvelles, et, en même temps, qu'il n'en est pas où il soit plus nécessaire de savoir ce que l'on fait. Partant, il n'en est pas où l'on puisse moins se dispenser de savoir tenir des comptes en règle. Un fabricant qui ne tiendrait pas de comptes, ou qui tiendrait mal ses comptes, ne saurait ce qu'il ferait. Il serait sujet à se passionner pour des entreprises ruineuses et à négliger des entreprises lucratives. Quelquefois des inquiétudes mal fondées le décourageraient et paralyseraient ses forces quand il aurait besoin d'agir, et qu'il pourrait le faire avec sûreté. D'autres fois une aveugle confiance lui donnerait une activité intempestive qui [II-246] tournerait encore plus à son préjudice. Il ne saurait jamais s'il gagne ou s'il perd, ou du moins ce qu'il perd ou ce qu'il gagne. Il finirait bien par voir, en gros, si telle entreprise est ou n'est pas fructueuse; mais, avant qu'il ait acquis cette connaissance, des années se seraient écoulées pendant lesquelles peut-être il aurait travaillé laborieusement à s'appauvrir, ou aurait manqué de faire des bénéfices qui lui eussent été faciles, si, dès l'origine, il s'était rendu un compte exact de la dépense et du produit de chaque chose.

A la différence de ce manufacturier aventureux, celui qui tient des comptes en règle sait toujours positivement ce qu'il fait. Il n'est sujet à éprouver ni fausses terreurs, ni folle confiance. Il connaît l'ensemble et le détail de ses opérations. Il peut voir à chaque instant les avances qu'il a faites à chacune, et ce qu'elle lui a déjà rapporté. Il lui suffit de deux additions au bout de l'année pour savoir exactement ce que chacune lui a donné de profit ou de perte. Il a les moyens de savoir si la perte est venue de la nature de l'entreprise ou des vices de la gestion, ou de l'imperfection des procédés. Il sait par conséquent, s'il doit abandonner l'opération, ou s'il peut la continuer en tâchant de diminuer la dépense. Peu à peu il est conduit à reconnaître quel est le genre de fabrication auquel [II-247] il lui convient le mieux de se livrer, quels sont les modes d'exécution les plus économiques, et il parvient ainsi à faire à la fois de ses forces l'usage le plus sûr et le plus avantageux.

Ainsi toutes les facultés dont se compose le génie des affaires trouvent ici à s'exercer, et y sont d'autant plus indispensables que les concurrens y sont plus nombreux, les succès plus contestés, les affaires plus difficiles. Voyons comment s'y appliquent les facultés qui tiennent à l'art.

§ 4. Que le manufacturier ait, comme toutes les autres classes de travailleurs, commencé par des tâtonnemens, par de l'empirisme ; qu'il ait agi sur des observations isolées, incomplètes, et sans avoir aucune connaissance des lois générales qui gouvernaient les forces dont il se servait, c'est une chose tellement certaine, qu'il serait tout-à-fait superflu de s'arrêter à la démontrer.

Je ne puis être de l'avis des économistes qui croient que l'art est né de la science et que les premiers procédés de l'industrie n'ont été que des applications de découvertes faites d'avance par les savans. Il n'y a que très-peu de temps que la routine manufacturière a consenti à s'éclairer de la théorie des hommes instruits, comme il n'y a que peu de temps que l'orgueil scientifique a consenti à descendre de la hauteur de ses spéculations pour [II-248] s'abaisser jusqu'à l'étude des faits, qui sont le seul guide de l'ouvrier dans la pratique. La science et l'industrie allaient chacune de leur côté, sans prendre garde l'une à l'autre; la science faisant ses théories sans trop s'inquiéter de l'observation des phénomènes, et l'industrie observant les phénomènes sans se donner le temps de remonter aux principes généraux dont ils n'étaient que des corollaires et qui leur auraient servi d'explication et de lien. ll n'est donc guère possible d'admettre que l'industrie est issue des sciences; et quand on posséderait toutes les théories scientifiques des anciens, il n'est nullement certain qu'on y retrouverait l'explication des procédés de leurs arts qui se sont perdus. Rien ne prouve en effet que les procédés de l'art antique fussent des applications de la science antique. Il est, au contraire, fort probable que l'art avait trouvé ses procédés sans le secours de la science, comme la science ses théories sans le secours des expériences industrielles; et, à la différence de M. Say, qui attribue la décadence de l'industrie des anciens, pendant la barbarie du moyen âge, à l'abandon des études scientifiques [104] , je croirais qu'on doit l'attribuer surtout à l'abandon où étaient tombés les arts eux-mêmes.

Sans doute les premiers artisans n'ont pas agi [II-249] sans motifs. Il a bien fallu que les arts, même dans leurs premières et leurs plus grossières ébauches, fussent conduits par quelque raison, qu'ils eussent observé que tel fait pouvait avoir tel résultat, que les choses se passaient d'une certaine façon dans de certaines circonstances. Mais je dis qu'ils ont été guidés par des expériences et non par des théories, par des observations particulières et non par la connaissance des lois générales qui régissent les forces dont ils se servaient.

Et non-seulement c'est ainsi qu'ils ont procédé, mais ils ont pu aller fort loin en cheminant de la sorte, et il est probable qu'une portion très-considérable de leurs progrès ont été faits sans aucune intervention de la théorie.Que les connaissances scientifiques soient destinées à exercer et même qu'elles aient déjà exercé une grande influence sur les procédés de la fabrication, cela ne peut souffrir de doute. Cependant il est difficile de ne pas trouver quelque exagération dans ce qu'on dit souvent des services qu'elles lui ont déjà rendus.

M. Chaptal, dans son livre sur l'Industrie française, présente, comme autant d'applications de la science de la mécanique à la fabrication, beaucoup d'inventions de machines nouvelles ou d'améliorations des machines anciennes faites par des hommes qui, pour la plupart, très-probablement, [II-250] n'étaient que peu ou point versés dans la théorie de cette science [105] .

« Je manifestais mon étonnement auprès d'un savant ingénieur anglais, observait un jour un professeur du Conservatoire, de la rapidité des progrès que l'Angleterre avait faits dans la mécanique. Loin de s'en glorifier il me répondit: ces progrès sont beaucoup moins dus aux connaissances théoriques des savans qu'à l'habileté pratique des ouvriers, qui réussissent toujours' mieux que les esprits élevés à vaincre les difficultés [106] . »

Arkwrigth, l'auteur de la machine à filer, l'une des plus ingénieuses et des plus puissantes qui aient été inventées depuis cinquante ans, le barbier Arkwrigth n'avait aucune instruction scientifique, et ne jugeait qu'en tâtonnant, en essayant, en expérimentant, de l'effet que produirait chacune des pièces de son admirable métier.

Newcomen et Cawley, deux mécaniciens qui : ont contribué sensiblement aux progrès de la [II-251] machine à vapeur, et les premiers qui aient cherché et qui soient parvenus à en tirer des effets utiles, étaient, l'un quincailler, l'autre forgeron, et ne pouvaient passer pour savans ni l'un ni l'autre [107] .

Watt lui-même, l'illustre Watt, lorsqu'il commença à faire à la machine à vapeur cette série de perfectionnemens qui en ont fait un moteur si puissant, ne devait pas posséder beaucoup de connaissances scientifiques. Né de parens pauvres, il n'avait pu étudier que jusqu'à seize ans dans l'une de ces écoles élémentaires et gratuites qui existent en Ecosse sous le nom de Grammar school, et il n'est pas probable qu'il y eût acquis une instruction bien élevée. Il avait été mis ensuite en apprentissage chez un fabricant de balances, puis chez un fabricant d'instrumens de mathématiques ; et lorsque, en 1764, il fut chargé par l'université de Glascow, qui l'avait nommé conservateur de sa collection de modèles, de réparer une machine de Newcomen, ce fut simplement à titre d'ouvrier.

Ainsi les deux instrumens les plus admirables peut-être que possède l'industrie humaine, la machine [II-252] à filer et la pompe à feu, ont pu être, le premier inventé par un homme absolument privé d'instruction scientifique, et le second très-perfectionné par des hommes peu ou point versés dans la théorie [108] . Après cela on doit comprendre qu'il est peu de machines qu'on n'ait pu découvrir en procédant d'une manière empirique.

On est arrivé par la même méthode à la connaissance d'une multitude de procédés de chimie. Je pourrais remarquer ici, par exemple, qu'une des dernières, des plus belles et des plus utiles découvertes de la chimie moderne, celle qui nous apprend qu'on peut empêcher le cuivre de s'oxider en le mettant en contact avec une certaine quantité de fer ou de zinc, était connue depuis longtemps des paysans de ma province, qui l'ont faite je ne sais quand ni comment; mais fort antérieurement, toutefois, à l'invention de l'appareil voltaïque. Il est d'usage dans ma province, qui est un pays de vignobles, de recevoir dans des vases de cuivre le vin qu'on tire des cuves pour le placer dans des tonneaux ; et il arrive fréquemment qu'on l'y laisse séjourner assez long-temps sans qu'il en résulte rien de fâcheux; on se contente, pour prévenir [II-253] les accidens, de déposer quelques morceaux de fer au fond de ces vases. Nul ne saurait dire la raison du résultat qu'on obtient en procédant ainsi; on sait seulement par expérience que lorsqu'il y a du fer au fond d'un chaudron rempli de vin, on n'a pas à craindre que le vert-de-gris s'y mette. C'est, comme on voit, une application de l'idée de Dawy. Cette application diffère de celle que lui-même a faite de sa découverte au doublage des vaisseaux; mais elle est fondée sur les mêmes principes; et il se trouve que des paysans sans instruction étaient arrivés, il y a long-temps, à un résultat que la science n'a obtenu que par un de ses derniers et de ses plus heureux efforts.

Au reste il ne faut pas être surpris que le simple artisan, procédant empiriquement, arrive à de nombreuses découvertes. Toujours placé en présence des faits, toujours occupé des difficultés qu'il a besoin de vaincre, toujours agissant, toujours expérimentant, il est impossible que ses essais, encore bien qu'ils soient souvent mal dirigés, demeurent complètement stériles, et que de sa pratique il ne résulte pas, à la longue, une instruction assez étendue et assez variée. Je répète que la plus grande partie des procédés des arts ont été trouvés de cette manière, et que, pour devenir capable de les exercer et de les faire avancer, la meilleure marche à suivre est de les apprendre [II-254] d'abord tels qu'on les pratique, et de se rendre leurs procédés parfaitement familiers.

En même temps cependant, il faut avouer que tous ces procédés ne sont qu'un recueil de recettes tant qu'on ne sait pas la raison des résultats qu'ils produisent, et que l'homme le plus rompu à la pratique d'un art ne saurait tirer que des effets incomplets, petits, imparfaits, des forces chimiques ou mécaniques dont il fait habituellement usage, tant qu'il n'a pas découvert les lois générales qui président à leur action. Que la connaissance de ces lois soit éminemment propre à éclaircir sa vue, à l'étendre, à l'élever, à l'affermir; qu'elle répande sur son art la plus vive et la plus utile lumière ; qu'elle lui révèle bien des choses dont il ne se doutait pas; qu'en lui apprenant la raison de ce qu'il fait, elle doive le rendre infiniment plus capable de bien faire, c'est une chose incontestable, et qui est universellement sentie.

Il faudrait à la fois être pleinement instruit de la théorie des sciences et des procédés des arts, et savoir parfaitement leur histoire pour pouvoir montrer, non ce que les sciences sont capables de faire our la fabrication : les plus savans et les plus habiles l'ignorent; mais pour pouvoir raconter simplement ce qu'elles ont déjà fait, et quels sont les perfectionnemens de la pratique qui sont réellement dus à des notions de théorie. M. Chaptal, [II-255] dans son livre sur l'Industrie française, essaie de le montrer pour les progrès que la fabrication a faits en France depuis le commencement de la révolution, et des juges sévères trouvent qu'il n'y réussit que bien incomplètement. Il paraît qu'on peut lui reprocher d'avoir dépassé le but d'un côté, et d'être resté fort en-deçà de l'autre ; d'avoir fait honneur aux sciences de beaucoup de perfectionnemens que l'art a trouvés sans elles, et d'un autre côté, de n'avoir fait qu'une description très-insuffisante des progrès dont l'industrie manufacturière leur est réellement redevable.

Pour moi, qui ne possède ni l'instruction théorique, ni les connaissances techniques de l'auteur du livre que je viens de citer, je ne puis que m'abstenir prudemment d'aborder cette matière. Je sens que le très-petit nombre de choses exactes que je pourrais dire là-dessus, ne ferait qu'affaiblir l'idée que les hommes instruits se font des services réels que les sciences ont rendus à la fabrication.

Je me borne à faire remarquer que, par la nature même des choses, les sciences ont dû recevoir dans cette industrie des applications infiniment plus variées que dans le voiturage, où il ne s'agit jamais que de fardeaux à mouvoir, de transports à effectuer, et des applications infiniment plus sûres que dans l'agriculture, attendu que les lois de la mécanique sont beaucoup mieux connues [II-256] que celles de la vie, et que nous pouvons faire des forces de la nature un usage plus éclairé dans les transformations purement manufacturières que dans la création de produits végétaux ou animaux.

J'ajoute que dans le temps où les sciences peuvent intervenir ici avec plus d'étendue el de sûreté, on, peut moins s'y passer qu'ailleurs de leur assistance, et qu'au point où l'industrie manufacturière a été poussée, dans un grand nombre de directions, par, un très grand nombre d'entrepreneurs habiles, le fabricant qui voudrait s'en tenir à la routine, qui ne chercherait pas à connaître la raison de ses procédés, qui emploierait de certaines forces sans prendre la peine d'étudier les lois suivant lesquelles elles agissent, éprouverait un immense désavantage, et serait infailliblement écrasé par ses concurrens plus instruits.

Plus l'intervention des sciences dans les travaux de la fabrication est nécessaire et susceptible de s'opérer avec étendue, et plus le talent des applications est appelé à jouer ici un rôle considérable. Cela n'a pas besoin d'être prouvé. J'ai seulement deux remarques à faire.

La première, c'est qu'on ne peut appliquer la science qu'on a apprise qu'à l'art dont on sait les procédés. De quoi s'agit-il, en effet, dans toute application de la science à l'art ? de substituer à des procédés vicieux des procédés meilleurs que [II-257] la science indique. Et comment opérer cette substitution, si l'on ne connaît les procédés qu'il s'agit de remplacer ou de perfectionner? Comment même avoir l'idée de procédés meilleurs, si l'on ne connaît les procédés qui existent? Visiblement, l'instruction scientifique ne peut servir qu'à ceux qui savent le métier : eux seuls sont capables d'ajuster convenablement la théorie à la pratique. Il ne s'agit pas de former des ouvriers d'un côté et des savans pour les diriger de l'autre. Il faut instruire les gens qui travaillent, voilà tout. Quand on ouvre l'intelligence à celui qui avait déjà une certaine habileté, le talent de tirer parti de cette nouvelle ressource lui vient tout naturellement de celle qu'il possédait déjà.

Ma seconde remarque c'est que, s'il faut être praticien pour pouvoir faire à la pratique de bonnes applications de la théorie, il faut également être spéculateur et homme d'affaires. Songeons, en effet, qu'il s'agit moins de travailler savamment que de travailler d'une manière utile. Le manufacturier le plus habile, dans telle situation donnée, n'est pas précisément celui qui travaille par les méthodes les plus perfectionnées, les plus correctes, les plus savantes : c'est, puisque enfin il s'agit de produire, celui qui fait de ses forces l'usage en résultat le plus productif. A vrai dire, il n'y a pas de méthode absolument préférable. La [II-258] meilleure, c'est la meilleure dans la circonstance où l'on se trouve, et celle-là, c'est le talent de spéculer, de compter qui enseigne à la choisir. Ce talent, si nécessaire pour former une entreprise, est également indispensable pour la modifier, pour juger s'il y a de l'inconvénient ou de l'avantage à y faire l'application de tel procédé nouveau, de telle nouvelle découverte.-Passons de l'application à l'exécution.

Il faut du talent de main-d'œuvre dans tous les ordres de travaux; mais il en faut dans la fabrication peut-être plus que dans l'agriculture et le voiturage, et les produits de l'industrie manufacturière sont en général ceux où se manifeste le plus le mérite de l'exécution.

Cette industrie est celle de toutes où il paraît le plus difficile d'élever des ouvriers habiles, et, en même temps, celle de toutes dont les succès et la puissance paraissent le plus dépendre du mérite des ouvriers.

J'ai déjà cité, d'après M. Clément, les paroles d'un ingénieur anglais qui reconnaissait que l'Angleterre était plus redevable à ses ouvriers qu'à ses savans des progrès qu'elle a faits dans la mécanique.

Telle est ici l'importance de la main-d'œuvre , que le développement des autres moyens est étroitement lié aux progrès de celui-là, et qu'il est des [II-259] époques où de certaines inventions seraient en quelque sorte impossibles, par cela seul qu'on ne trouverait pas des ouvriers assez habiles pour les exécuter. M. Arago, dans sa notice sur les machines à vapeur, ne croit pas que l'Espagnol Blasco de Garay ait inventé, vers le milieu du seizième siècle, quelque chose de semblable à la machine à vapeur actuelle, par cette bonne raison, entre autres, que la plus simple des machines à vapeur d'aujourd'hui exige dans sa construction une précision de main-d'œuvre fort supérieure à tout ce qu'on aurait pu obtenir au seizième siècle [109] .

Le talent de la main-d'œuvre est d'une si grande conséquence dans la fabrication, qu'il est une multitude de localités où, au milieu des circonstances d'ailleurs les plus favorables, il serait impossible, par la difficulté de se procurer des ouvriers, d'élever de certaines fabriques.

Ce talent est d'une telle conséquence que l'Angleterre, qui laissait émigrer ses laboureurs, avait interdit l'émigration à ses artisans, et que, jusqu'à ces derniers temps, les lois anglaises ont puni, et les mœurs, d'accord avec les lois, qualifié de criminel et de traître l'artisan qui portait son talent en pays étranger [110] .

[II-260]

Ce talent est d'une telle conséquence que, dans l'enquête qui fut faite, il y a quelques années, par ordre du parlement d'Angleterre, sur l'état de notre industrie, une des choses qu'on s'appliqua le plus à déterminer, ce fut le point où nous en étions sous le rapport de la main-d'œuvre .

Ce talent est d'une telle conséquence qu'une des choses qui paraissent donner le plus aux Anglais l'espoir de conserver long-temps leur prépondérance industrielle, c'est l'idée qu'ils ont de beaucoup meilleurs ouvriers que nous; et telle est, en effet, la différence qu'il peut y avoir, sous ce rapport, entre les hommes d'un pays et ceux d'un autre, que, si l'on doit s'en rapporter à l'enquête dont je parlais tout à l'heure, on consentirait communément en France, dans les pays de fabrique, à donner à un bon ouvrier anglais le double de ce qu'on paie à un Français bon ouvrier; que l'on paie 10 fr. la journée d'un bon forgeron anglais, tandis qu'on ne paie que 4 fr. celle d'un bon forgeron français ; que les fabricans trouvent du profit à avoir des ouvriers anglais en leur payant des salaires beaucoup plus considérables; qu'un constructeur de machines anglais, grace à la perfection de ses outils, et surtout à son habileté plus grande, travaille avec deux ou trois fois plus de célérité, etc. [111] .

[II-261]

On voit comment agissent et jusqu'à quel point sont nécessaires ici la connaissance pratique du métier, les notions théoriques, les talens d'application et d'exécution. Voyons l'influence qu'y. exercent les bonnes habitudes morales.

§ 5. J'ai parlé plus haut (§ 2) du reproche qu'on fait à l'industrie manufacturière d'agir d'une manière fâcheuse sur la morale de ses agens. Quoi qu'il en soit de l'influence de cette industrie sur les moeurs, il est au moins une chose qui n'est pas douteuse, c'est que les bonnes habitudes morales sont indispensables à ses succès. Plus elle ramasse ses agens, plus elle les expose à contracter de certains vices, et plus, par cela même, elle leur rend nécessaires de certaines vertus. C'est ainsi qu'on semble avoir plus besoin de propreté dans les fabriques que dans les fermes, dans les villes que dans les campagnes. C'est ainsi que, dans les villes, le mélange continuel des sexes et la facilité de certains plaisirs, rendent peut-être plus nécessaires les précautions et les habitudes [II-262] favorables à la continence. C'est ainsi que l'activité, l'économie, la simplicité des goûts semblent plus impérieusement requises dans les lieux circonscrits, où la fabrication accumule ses agens, que dans les espaces étendus où l'agriculture dissémine les siens, par cela seul que, dans les premiers, la paresse est plus favorisée, qu'on y a plus d'occasions de fêtes, plus de sujets de dissipation, qu'on y est plus excité au luxe, aux folles dépenses, etc.

On trouve dans l'enquête faite en Angleterre sur l'état de notre industrie, quelques preuves de ce que peuvent pour la puissance de la fabrication certaines habitudes morales. On pourrait inférer de ce document, par exemple, que le défaut d'activité et d'application de nos ouvriers est une des causes qui nous empêchent de soutenir la concurrence de nos voisins. La commission d'enquête interroge les déposans sur ce qui fait que les ouvriers anglais obtiennent dans nos fabriques des salaires du tiers et de moitié plus forts que les nôtres. L'un répond que nous n'aimons pas à nous donner trop de peine, que nous voulons mêler l'industrie aux plaisirs ; l'autre, que nos ouvriers sont distraits, nonchalans, qu'ils n'ont pas le coeur à l'ouvrage, qu'ils font moins de travail en douze heures que n'en fait en huit un [II-263] bon ouvrier anglais [112] . Je n'examine pas la vérité de ces accusations générales, faites à l'occasion de quelques faits particuliers. Il n'est pas douteux qu'une certaine exagération ne s'y mêle. Cependant il reste vrai que nos fabricans donnent, en général, de plus forts salaires aux ouvriers anglais qu'à ceux du pays, et il faut bien qu'ils travaillent plus ou mieux, puisque l'on consent à les payer davantage. Ce ne serait donc pas tout-à-fait sans raison que l'enquête placerait l'inapplication de nos ouvriers au nombre des causes qui nous empêchent de lutter avec succès contre la concurrence de la Grande-Bretagne.

Une autre cause que le même document assigne à notre infériorité, c'est le peu de soins et de propreté avec lesquels nous tenons quelquefois nos ateliers et nos machines.

« Quelle était, demande le comité à un contre-maître qui avait passé deux ans dans l'une des manufactures de l'Alsace les plus considérables et les mieux montées, quelle était donc la cause qui vous empêchait de faire d'aussi bon coton filé qu'en Angleterre ? Le défaut de soins d'abord, répond le témoin: on n'entretenait pas les machines aussi propres; elles n'étaient pas aussi bien réglées ; on ne maintenait pas dans les ateliers une chaleur aussi égale, [II-264] aussi uniforme [113] .

Il y a dans l'enquête d'autres dépositions analogues. J'ignore jusqu'à quel point elles sont vraies; mais il reste que dans nos meilleures filatures on n'a pu filer encore que du n°150, correspondant au 200 anglais, tandis qu'en Angleterre on file jusqu'au no 300 [114] . Or, il faut bien qu'une différence si notable tienne à quelques causes, et il est fort possible que le défaut de soins soit une de ces causes. Ce ne serait donc pas sans raison que l'enquête la placerait au nombre de celles qui donnent ici aux Anglais l'avantage sur nous.

Quoique nos voisins nous jugent ordinairement avec une hauteur qui n'encourage pas à leur rendre justice, je ne fais pas difficulté de citer les choses où ils paraissent nous avoir devancés. Il ne faut pas que ce qu'il y a chez un peuple de sentimens fâcheux nous empêche de profiter de ce que nous pouvons y puiser d’utiles exemples. Prenons aux Anglais les bonnes applications qu'ils ont faites de nos inventions et des leurs; adoptons leurs meilleures machines, imitons-les dans l'ordonnance judicieuse de leurs ateliers, dans l'ordre et la propreté remarquables qui y règnent, et laissons-leur la morgue dédaigneuse avec laquelle ils se plaisent trop souvent à parler des autres [II-265] nations: ce n'est pas là ce qui en fait pour nous des concurrens redoutables.

Si le défaut de zèle, d'application, de soins, prive la fabrication de beaucoup de forces, le manque de prudence ne lui fait guère moins de mal. Un fabricant qui se ruine ne lui cause pas du dommage seulement parce qu'il détruit une partie de ses moyens, mais encore parce qu'il est d'un mauvais exemple. Les dissipateurs lui sont peut-être moins nuisibles que les spéculateurs trop aventureux. Les uns et les autres attaquent ses ressources; mais ces derniers ont le tort particulier de la discréditer. Il ne faut qu'un petit nombre d'essais imprudens et malheureux pour décrier une industrie nouvelle qui, sagement pratiquée, aurait pu devenir très-productive, et attirer utilement à elle beaucoup de bras et de capitaux. Aussi les hommes les plus ennemis des arts utiles, ce ne sont pas tant peut-être ceux qui dépensent leur fortune en fêtes, en plaisirs, que ceux qui la dissipent dans des entreprises mal conçues et mal conduites, où, en prétendant encourager l'industie, ils n'enseignent aux industrieux que le secret de se ruiner. Un grand seigneur russe, connu par la libéralité de ses sentimens, demandait à un de nos chimistes de lui enseigner à distiller la pomme= de terre; il désirait vivement, disait-il, exciter par son exemple les habitans de ses terres à se livrer à ce [II-266] genre de fabrication : du reste, il déclarait qu'il n'y voulait faire aucun profit, et que même il consentirait à beaucoup y perdre.

« A Dieu ne plaise, répondit le savant, que je vous enseigne un art dans lequel vous pourriez consentir à essuyer des pertes; c'est mal servir l'industrie que de faire un tel usage de ses moyens; il n'y a d'entreprises dont l'exemple lui soit favorable que celles qui sont lucratives, et pour en former de pareilles il y faut apporter une attention et une prudence qu'on ne prend guère la peine d'y mettre quand on n'a ni le besoin, ni le désir d'obtenir des profits. »

Autant la prudence peut ajouter aux pouvoirs de l'industrie manufacturière, autant cette industrie puise de force dans le gout de la simplicité. C'est un effet de ce goût de diriger principalement son activité vers la production des objets d'un usage commun, et de la placer ainsi sur la voie dans laquelle elle peut acquérir le plus de puissance. Les objets dont tout le monde a besoin sont, par leur nature, ceux dont la demande est la plus étendue, la plus certaine, la moins variable ; ceux qui comportent le mieux l'emploi des moyens expéditifs et économiques de fabrication ; ceux dans lesquels les moindres économies donnent les bénéfices les plus considérables : ils sont donc ceux dans lesquels l'industrie [II-267] manufacturière peut acquérir et déployer le plus de force, ceux où elle obtient le plus de liberté d'action.

Une des causes qui ont le plus retardé chez nous les progrès de cette industrie, c'est que peut-être elle n'a pas été assez dominée dans ses trayaux par la simplicité des goûts et des mœurs; c'est que, dans tous les temps, elle a mieux aimé travailler pour la cour que pour le peuple. Il y a plus de deux siècles que nous fabriquons des étoffes de soie, et il n'y a pas trente ans que nous savons faire des limes. Jusqu'à ces derniers temps, nous avons tiré des fabriques étrangères une multitude d'objets de première nécessité. Il est vrai que, depuis la révolution, notre industrie a pris une tendance beaucoup meilleure; mais elle est loin d'avoir entièrement abandonné son ancienne direction : elle s'applique toujours de préférence à la production des objets de luxe. Tandis que Paris, suivant les recherches statistiques publiées par M. le Préfet de la Seine, exporte, année moyenne, pour plus de 2 millions de bijouterie et d'orfèvrerie, pour près de 3 millions d'ouvrages de mode, il exporte à peine pour 173,000 fr. de toiles de coton imprimées, pour 119,000 fr. de machines et de mécaniques, pour 65,000 fr. de fer ouvré, pour 26,000 fr. de coutellerie [115] . Il [II-268] règne encore, sous le rapport du caractère, un contraste marqué entre les industries française et anglaise : l'une excelle surtout dans la joaillerie, l'orfèvrerie, les bronzes dorés et ciselés, les albâtres, les cristaux, les porcelaines, les riches soieries, les draperies fines; l'autre dans la fabrication du fer, de l'acier, du coton, de la laine, dans la production de tous les objets d'un usage très-étendu ; la première est encore particulièrement appliquée à satisfaire les besoins des classes élevées; la seconde travaille de préférence pour les masses.

La différence de ces directions n'est pas à l'avantage de celle des deux industries qui tient à honneur de travailler pour les classes élevées. Cette tendance a retardé le développement de ses branches de production les plus importantes ; et ce qu'elle lui a fait acquérir de pouvoirs, ce qu'elle obtient de bénéfices dans la fabrication des objets de luxe, n'est rien en comparaison de ce que peut et de ce que gagne sa rivale dans la production des choses d'un usage universel et journalier. L'Angleterre, avec une population qui n'est pas la moitié de celle de la France, fabrique annuellement deux fois plus de lainages, trois fois plus de cotonades, six fois plus de fer ou de fonte [116] . Un [II-269] brasseur de Londres, M. Perkins, vend, à lui seul, pour à peu près autant de bière que les trois cent soixante-seize bouchers de Paris achètent annuellement de viande aux marchés de Sceaux et de Poissy : tandis que nos bouchers, suivant la statistique officielle, que j'ai déjà citée, n'achètent que pour 45 millions de viande [117] , le brasseur, dont je parle, vend pour 40 millions de bière. Joignez que notre supériorité dans la production des choses de luxe ne compense aucunement notre infériorité dans la masse des productions nécessaires. Le produit de nos fabriques de luxe n'est d'aucune importance à côté de ce qu'il se fait, même en France, de produits usuels, et surtout à côté de ce qu'il s'en fait de l'autre côté de la Manche. Ce que toutes les aristocraties de l'Europe et du monde nous peuvent acheter d'objets de luxe équivaut à peine à ce que l'Angleterre [II-270] vend, chaque année, de marchandises communes à tel petit pays qui se pourvoit chez elle d'objets de première nécessité. On voit ainsi combien le goût de la simplicité, en tournant l'activité de la fabrication vers la production des choses usuelles, peut faire prendre d'extension à ses travaux et contribuer à lui procurer de puissance.

Il faut ajouter que ce goût n'est pas moins favorable à sa liberté par l'influence qu'il exerce sur la qualité des produits que par celle qu'il a sur la masse des productions. Le fabricant dont l'industrie a pour principal objet de satisfaire les besoins de luxe, néglige ordinairement dans ce qu'il fait la chose essentielle pour s'occuper de ce qui doit plaire aux yeux, de ce qui est destiné à flatter la vanité. Dans une étoffe, il songe à la finesse plutôt qu'à la bonté du tissu, à l'éclat des couleurs plutôt qu'à leur solidité; il exécute avec soin les ornemens d'une pendule et en laisse le mécanisme imparfait ; il polit, il finit toute la partie ostensible d'un meuble, et ne donne qu'une façon grossière à la partie qui doit servir et qui ne se voit point : il ne considère proprement dans les choses que ce qui est destiné à faire effet.

Tout au contraire, le fabricant que dirigent des goûts simples, dans les produits utiles qu'il fabrique, soigne surtout la chose qui doit servir : dans un chronomètre, par exemple, il s'applique [II-271] particulièrement à bien exécuter la partie chronométrique ; dans un instrument de musique, ce qui doit assurer la bonne qualité des sons; ainsi du reste. Il ne dédaigne pas les ornemens; mais il en use avec réserve, et jamais il ne leur sacrifie le fond même de son sujet. Pour lui, la première qualité des choses c'est qu'elles soient propres à la fin pour laquelle elles sont faites; il s'applique par-dessus tout à leur donner cette propriété, et les efforts qu'il fait dans cette direction intelligente, lui ont bientôt fait acquérir une capacité industrielle très-supérieure à celle du fabricant qui, dans ses productions, vise particulièrement à l'effet. D'ailleurs, il donne ainsi à ses produits des qualités extrêmement précieuses; et la même vertu qui en le tournant vers la production de choses simples, lui assure de vastes débouchés, tend en: core à faciliter le débit de ses marchandises en le portant à leur donner les qualités les plus propres à les faire rechercher [118] .

[II-272]

C'est peu d'imprimer une bonne direction aux travaux des fabriques, la simplicité des goûts excite à porter dans les consommations une économie, peut-être plus favorable encore aux progrès de la fabrication. Moins un peuple dépense pour la satisfaction de ses besoins, et plus il lui reste pour l'avancement de ses travaux. Tout ce qu'il dérobe à ses plaisirs, il peut l'employer à multiplier, à varier, à perfectionner ses manufactures. L'épargne est favorable à tous les genres de fabrication, même à celui des choses chères, dont elle semble naturellement ennemie. Elle a le double effet de multiplier le nombre des fortunes capables d'atteindre à certains objets coûteux, et de permettre à l'industrie de faire descendre ces objets au niveau d'un plus grand nombre de fortunes. Elle n'interdit pas précisément la jouissance des choses, de prix, elle conseille de l'ajourner jusqu'à ce qu'on puisse facilement se la permettre. Un peuple qui veut d'abord consommer des choses chères finit par ne pouvoir même se procurer celles de première nécessité. Un peuple, au contraire, qui sait d'abord se réduire aux choses de nécessité deviendra graduellement assez riche pour pouvoir faire une grande consommation de choses chères. Bien des gens, avant la révolution, portaient des habits de soie qui n'avaient pas de chemises : depuis la révolution, nous avons pensé qu'il était raisonnable [II-273] de commencer par se pourvoir de chemises, et peut-être finirons-nous par porter des habits de soie. On parle de la somptuosité des nations orientales, il faut parler de celle des peuples économes et laborieux : il n'y a vraiment que ceux-là qui parviennent à déployer une grande magnificence. Comparez les villes d'Asie à nos villes d'Europe : nos maisons valent mieux que les palais de ces pays-là : il y a plus de choses utiles, commodes, agréables, élégantes, dans l'habitation d'un riche particulier de Londres ou de Paris que dans le palais du schah de Perse. Ce sont des goûts simples, au sein d'une vie laborieuse, qui ont accru la richesse dans un pays voisin, au point d'y rendre universel l'usage des tapis de pied, qui, partout ailleurs, sont encore un véritable objet de luxe. Bien loin donc que le goût de la simplicité et celui de l'épargne qui en est la suite, s'opposent à la fabrication des choses de prix, il est visible qu'en contribuant beaucoup à multiplier le nombre des grandes fortunes, ils finissent par rendre possibles et faciles toutes les fabrications.

Il faut dire pourtant que le goût des choses simples serait encore plus favorable aux progrès des arts en interdisant tout-à-fait l'usage de certains produits qu'en se bornant à en différer la jouissance. Un peuple qui ne consomme des choses de prix que lorsqu'il possède amplement les moyens [II-274] de les acheter peut arriver sans doute à une grande puissance industrielle; mais celui-là peut devenir bien plus puissant encore, qui sait s'interdire, à quelque degré de fortune qu'il parvienne, l'usage des choses destinées uniquement à satisfaire l'ostentation ou une excessive sensualité. Plus une nation industrieuse conserve, en s'élevant, des goûts simples et sévères, et plus ses pouvoirs industriels deviennent grands. Le fabricant fastueux et sensuel perd, au sein des plaisirs physiques, le goût des jouissances intellectuelles; il se desintéresse de son art; il fait moins d'efforts pour l'améliorer, Celui qui reste simple en devenant riche, au contraire, conserve long-temps l'énergie de ses facultés; il cherche l'accroissement de son bonheur dans un usage toujours plus étendu et plus élevé de ses forces; il emploie à perfectionner des fabrications utiles ce que l'autre consacre à de faux plaisirs ; et tandis que celui-ci corrompt les masses par son exemple et les appauvrit par ses profusions, celui-là, par son exemple, leur enseigne à ne pas se faire de besoins factices, tandis que par ses travaux il leur rend chaque jour plus facile la satisfaction des besoins réels.

Voilà comment l'activité, les soins, la propreté, la prudence, l'économie, la simplicité des gouts, ajoutent aux pouvoirs de l'industrie manufacturière. Je pourrais, si je voulais épuiser le [II-275] catalogue des vertus privées, montrer qu'il n'est pas une de ces vertus qui ne contribue de quelque manière à lui donner plus de force et de liberté d'action; mais l'étendue de mon sujet m'impose l'obligation de me restreindre, et je laisse au lecteur le soin de poursuivre ces applications. Je crois en avoir dit assez d'ailleurs pour lui rendre ce travail facile. Passons maintenant aux mœurs de relation, et voyons comment les habitudes de cet ordre agissent sur l'industrie dont je m'occupe.

§ 6. Il serait difficile de dire à combien d'entreprises se sont portés les uns contre les autres les agens de la fabrication. Leur tendance universelle a été long-temps de s'exclure réciproquement du domaine de l'industrie. Un petit nombre d'individus, dans chaque métier, s'emparait de la chose à faire, et disputait effrontément au reste des hommes le droit de s'en occuper. Les masses étaient réduites sans façon au rôle de manœuvre. Ce n'était qu'avec beaucoup de temps, d'efforts, de patience et de dépenses que quelques ouvriers acquéraient le droit de travailler à leur compte, et de devenir entrepreneurs d'industrie. Les agrégations d'accapareurs étaient sans cesse occupées, entre elles à se borner les unes les autres, en dehors d'elles à prévenir l'établissement de quelque métier nouveau. Nul, hors de leur sein, ne pouvait [II-267] faire, ni la chose dont elles s'occupaient, ni une chose approchante, ni rien qui eût avec cette chose quelque apparence d'analogie [119] . Ce n'était qu'avec des peines extrêmes qu'une industrie nouvelle parvenait à se faire tolérer. Nos fabriques de cotonades, de toiles peintes, et une foule d'autres qui font aujourd'hui l'honneur et la richesse du pays, ont trouvé, chacune à leur tour, dans les industries existantes, une résistance opiniâtre à leur établissement. Les monopoleurs ne se montraient pas moins ennemis des procédés nouveaux que des productions nouvelles : il fallait se garder de mieux faire que son voisin; la chose n'eût pas été soufferte : tout métier avait ses règles de fabrication que nul ne pouvait enfreindre, comme toute science ses théories dont nul ne pouvait s'écarter. Enfin, on ne permettait pas plus d'employer de nouveaux outils que de suivre de nouvelles méthodes : celui qui n'avait qu'un mauvais instrument ne voulait pas qu'on en inventât un meilleur ; celui qui [II-277] n'avait que ses bras ne voulait pas qu'on inventât du tout. L'ouvrier brisait les mécaniques; le maître s'opposait à leur perfectionnement. Combien de temps les propriétaires de martinet n'ont-ils pas réclamé contre l'emploi des laminoirs ? Combien de temps les tricoteurs à l'aiguille n'ont-ils pas lutté contre l'invasion des métiers à bas ? On peut réduire à ces termes la morale que les artisans, dans leurs rapports mutuels, s'efforçaient de mettre en pratique : nul ne pourra faire la chose dont je m'occupe ; nul ne pourra fabriquer un produit nouveau capable de faire négliger le mien; si je n'ai pas seul le droit de tout faire, personne au moins ne pourra mieux travailler que moi; nul nè suivra de meilleurs procédés; nul n'emploiera des machines meilleures, etc.

Si telle était la morale des individus, celle de la société était encore moins conforme à la justice. Quelque entreprenant qu'on pût être comme homme privé, il était bien des choses qu'en cette qualité on n'eût osé se permettre; mais il n'était rien qu'on ne se crût permis dès qu'on agissait au nom de la société et comme dépositaire de sa puissance. Les entreprises les plus criantes devenaient simples dès qu'elles étaient faites politiquement. La société exerçait sur la fabrication la juridiction la plus illimitée et la plus arbitraire; elle disposait sans scrupule de toutes les facultés des fabricans : [II-278] elle décidait qui pourrait travailler, quelle chose on pourrait faire, quels matériaux on devrait employer, quels procédés il faudrait suivre, quelles formes on donnerait aux produits, etc. [120] . Il ne suffisait pas de faire bien, de faire mieux, il fallait faire suivant les règles. Il ne s'agissait pas de consulter le goût des consommateurs, mais de se conformer aux volontés de la loi. Des légions d'inspecteurs, de commissaires, de contrôleurs, de jurés, de gardes, étaient chargés de les faire exécuter ; on brisait les métiers, on brûlait les produits qui n'y étaient pas conformes ; les améliorations étaient punies ; on mettait les inventeurs à l'amende. On soumettait à des règles différentes la fabrication des objets destinés à la consommation intérieure et celle des produits destinés au commerce étranger. Un artisan n'était pas le maître de choisir le lieu de son établissement ni de travailler en toute saison, ni de travailler pour tout le monde. Il existe un décret du 30 mars 1700, qui borne à dix-huit villes le nombre des lieux où l'on pourra faire des bas au métier; un arrêt du 18 juin 1723 enjoint aux fabricans de Rouen de suspendre leurs travaux du 1er juillet au 15 septembre, afin de faciliter ceux de la récolte; Louis XIV, quand il voulut [II-279] entreprendre la colonnade du Louvre, défendit aux particuliers d’employer des ouvriers sans sa permission sous peine de 10,000 livres d'amende, et aux ouvriers de travailler pour les particuliers, sous peine, pour la première fois, de la prison, et pour la seconde, des galères [121] . On croit rêver quand on voit à quelles entreprises se sont portés les agens de la fabrication les uns contre les autres, et surtout la société ou ses fondés de pouvoir contre tous. Il n'est pas de branche d'industrie qui ait été plus tourmentée, plus violentée, et où la violence ait engendré plus d'entraves.

Il n'en est donc pas où l'on puisse mieux voir à quel point la justice est nécessaire à la liberté. C'est surtout à l'industrie manufacturière et à tout ce qu'on a vu s'élever dans son sein de prétentions iniques, ou à tout ce qu'elle a essuyé de réglemens vexatoires, que nous devons de connaître un peu le régime que réclame en général l'industrie. C'est dans cet ordre de travaux qu'on a dû sentir le plus tôt et le plus vivement ce qu'ont d'odieux et de tyrannique les gênes imposées au travail. C'est là aussi qu'on a dû le plus tôt comprendre ce qu'il y a de sottise et de vanité dans la prétention d'apprendre aux travailleurs ce qu'ils ont à faire. Plus cette prétention entraînait des [II-280] suites fâcheuses plus, elle suscitait d'embarras, plus elle occasionait de pertes, et, plus naturellement, on devait être excité à en examiner les effets. Il y a eu des plaintes contre le régime réglementaire dès le commencement du dix-septième siècle [122] , Ce régime fort aggravé plus tard, sous l'administration de Colbert, commença à devenir alors l'objet de réclamations plus vives et surtout plus fréquemment renouvelées. On ne tarda pas à sentir tout ce qu'avait de désavantage une fabrication soumise à des règles invariables, une fabrication uniforme, sans proportion avec la diversité des goûts et celle des facultés. Les fabricans, perdant leurs débouchés au dehors par l'impossibilité de varier et de perfectionner leurs produits, se virent obligés de solliciter chaque jour de nouvelles modifications aux réglemens, et l'autorité, égarée dans une voie qui n'était pas la sienne, ne fut occupée, pendant un siècle, dans cette fausse situation, qu'à avancer, à reculer, à changer d'avis, et à donner de perpétuels démentis à sa prétendue sagesse. Vers le milieu du siècle dernier, la philosophie et l'économie politique commencèrent à lui contester le droit de soumettre le travail à des réglemens. On nia que ces règles pussent être utiles; on n'eut pas de peine à prouver qu'elles étaient souvent [II-281] absurdes et ridicules, et tels étaient les progrès que ces idées avaient déjà fait lorsque Turgot arriva au ministère, que cet homme d'État crut pouvoir proposer à Louis XIV, et qu'il réussit à en obtenir l'abolition des jurandes et l'affranchissement de l'industrie. Enfin cette réforme, qui ne put avoir alors d'effet (en 1776), fut réalisée quinze ans plus tard par la révolution, et elle se trouva assez affermie, sous l'empire, pour se maintenir, en, grande partie, contre l'esprit rétrograde de ce gouvernement. Aujourd'hui l'idée que l'industrie doit être franche d'entraves, au moins dans l'intérieur de chaque pays, est fort généralement reçue; et comme les fabricans sont la classe de travailleurs chez qui le régime réglementaire a été le plus éprouvé, on doit supposer qu'elle est aussi celle qui a le plus de lumières sur les funestes effets de ce régime et dont la morale, relativement à la liberté du travail, est le plus avancée.

Cependant il ne faudrait pas inférer de ces remarques qu'à cet égard l'esprit de la population manufacturière est exempt, dès à présent, de toute erreur et de toute injustice. Il est une chose que l'on commence à bien comprendre: c'est qu'il n'y a pas dans le corps social d'organe dont la fonction soit d'apprendre à tous les autres comment ils doivent fonctionner. Non-seulement les fabricans ne demandent plus à l'autorité d'imposer des règles à [II-282] leur art; mais ils ne supporteraient probablement pas qu'elle voulût se mêler encore de leur enseigner ce qu'elle ignore et de leur donner des leçons de technologie [123] . D'un autre côté, je veux croire qu'on aurait de la peine à trouver des fabricans assez hardis pour oser solliciter le rétablissement des maîtrises. Mais si l'on ne voit plus dans chaque métier un petit nombre d'accapareurs demander insolemment qu'on les érige en corps de maîtres, on voit encore dans chaque pays, des fabricans de toutes les classes demander qu'on écarte par la force la concurrence du dehors et qu'on leur assure le monopole de la consommation intérieure. Chaque classe en particulier convient, tant qu'on veut, de la justice et de l'utilité qu'il y aurait de faire concourir les fabricans étrangers avec les nationaux pour tous les produits qu'elle ne fait pas; mais quant au produit particulier qu'elle fabrique, la justice et l'utilité veulent qu'elle ait le droit exclusif [II-283] d'en pourvoir le pays. Puis, si les maîtres ne prétendent plus défendre aux ouvriers de lever boutique sans leur permission, ils ont encore, jusqu'à un certain point, la prétention de rester arbitres du prix de la main-d'œuvre : ils se concertent fréquemment pour la fixer, et ne veulent pas que les ouvriers se coalisent pour l'élever ou la maintenir à un certain taux. Il est tel pays où ils joignaient, il n'y a pas long-temps, à cette injustice celle de s'opposer à l'émigration des ouvriers, et où, maîtres de porter leurs talens et leurs capitaux partout où il leur plaisait, ils exigeaient que les ouvriers demeurassent attachés à la glèbe de l'industrie nationale [124] . Les ouvriers, de leur côté, ne mettent pas toujours plus de justice dans leurs prétentions. Il est encore assez dans leurs dispositions d'empêcher que les maîtres introduisent des machines propres à économiser l'ouvrage, de s'opposer à ce qu'ils prennent des ouvriers partout où ils pourraient en trouver, d'entraîner de vive force dans leurs coalitions ceux de leurs camarades qui voudraient demeurer neutres. Il est évident que ni la morale des maîtres par rapport aux ouvriers, ni celle des [II-284] ouvriers par rapport aux maîtres, ni celle des maitres à l'égard de la société, ne sont encore bien exemptes d'injustice.

D'une autre part, la société est loin aussi de se renfermer, relativement aux travaux des fabriques, dans la limite de ses devoirs. Il est indubitable qu'elle s'arroge encore, relativement à ces travaux, plus de pouvoirs qu'il ne lui appartient et qu'il ne serait de son intérêt d'en exercer. C'est de complicité avec elle que les fabricans parviennent à s'affranchir de toute concurrence étrangère. C'est avec son appui qu'ils se font payer par les contribuables des primes d'encouragement qu'ils ne devraient recevoir que de leur industrie. C'est de son aveu qu'ils exercent sur les ouvriers une police plus ou moins vexatoire, qu'ils peuvent s'entendre pour fixer le prix du travail, empêcher que les ouvriers se concertent pour le même objet, et, s'ils désertent les ateliers, les rappeler forcément à l'ouvrage. Pendant qu'elle favorise de certaines fabrications plus que ne le voudraient la justice et son propre intérêt, il en est d'autres dont elle s'attribue non moins induement le monopole. Elle limite arbitrairement le nombre de personnes par qui d'autres pourront être exercées. Elle se réserve de déterminer les lieux où d'autres pourront établir leurs usines. Il est un certain nombre de machines dont elle défend de se servir sans son autorisation. [II-285] Il est aussi quelques produits dont elle soumet la fabrication à de certaines règles [125] . Sans doute toutes ces mesures ne sont pas approuvées de la partie de ses membres la plus éclairée. Mais soit qu'en général elles soient mal connues ou qu'elles soient encore plus imparfaitement appréciées; soit, par suite, qu'on n'ait pas l'idée de les blâmer ou qu'on ne puisse diriger contre elles qu’un blâme dénué de conviction et de force, il se trouve, en résultat, que leur véritable appui est dans l'état de l'esprit public à leur égard, et qu'on peut avec fondement les considérer comme son ouvrage.

Or, avec un état de l'esprit public qui comporte une telle intervention de la société dans les travaux de l'industrie manufacturière, il est clair qu'il ne peut pas y avoir encore de liberté véritable pour cette industrie. C'est bien quelque chose sans doute que, dans l'intérieur de chaque pays, elle se trouve plus ou moins débarrassée de la gêne des [II-286] corporations et de celle des réglemens qui avaient pour objet de déterminer ses procédés; mais ce qu'elle porte encore de chaînes au dedans, et les lois restrictives qui' la privent de tout ce qu'elle pourrait puiser de ressources au dehors continuent à opposer de fort grands obstacles à son développement régulier et complet.

Est-il besoin de dire, par exemple, que celles de ses branches dont la société a usurpé le monopole, en même temps qu'elles ne se trouvent enfermées dans ses mains que par une injustice, y sont extrêmement déplacées, et que l'argent que son fisc lève par ce moyen est un impôt dont la perception est excessivement onéreuse?

Est-il nécessaire d'ajouter que le petit nombre de celles qu'elle a remises sous le joug des corporations souffrent considérablement de ce régime, et donnent des fruits moins abondans, moins parfaits et plus chers qu'elles ne feraient si elles étaient laissées, comme les autres, au libre concours de tous les citoyens.

La société nuit à la fabrication, même par les réglemens qu'elle lui impose sous prétexte d'ordre et de police. Ce n'est pas en se réservant d'enseigner de certaines professions délicates, ou de juger d'avance de la capacité des personnes qui les voudraient exercer, qu'elle parviendra à empêcher qu'on ne les exerce quelquefois d'une manière [II-287] nuisible: ce serait bien plutôt en prononçant des peines suffisantes contre tout homme qui, ayant risqué sans les lumières requises d'exercer un métier dangereux, aurait compromis par sa faute la vie ou la santé des personnes qui auraient invoqué son secours. Ce n'est pas en se réservant de déterminer le lieu où l'on pourra élever de certaines fabriques qu'elle fera que ces fabriques ne s'élèvent que là où elles peuvent s'établir sans inconvénient: ce serait bien mieux en déterminant ce qui peut devenir un légitime sujet de plaintes, ce qui peut donner lieu à des réparations, et en laissant aux personnes qui se croiraient lésées par un certain fait la charge de s'adresser aux tribunaux pour empêcher que ce fait ne s'accomplît ou pour le faire cesser s'il était accompli. Je suis convaincu qu'il n'est pas un seul cas où ses mesures préventives, toujours contraires à la liberté, ne pussent, dans l'intérêt de la sûreté et de l'ordre, être avantageusement remplacées par un système éclairé de répression et de réparations. L'esprit qui maintient ces mesures nuit donc, sans fruit, au libre développement des arts manufacturiers.

Mais c'est surtout en maintenant un système oppressif de douanes que cet esprit met obstacle aux progrès de la fabrication. Il serait long de dire ici comment elle est affectée par un tel système. Je me contente d'observer que les prohibitions ne [II-288] protègent un art qu'en opprimant les autres, et qu'en résultat elles sont funestes pour tous. Ecarte-t-on les fers étrangers pour favoriser les maîtres de forges: on opprime tous les arts qui traitent le fer. Veut-on, pour encourager les mécaniciens, repousser les mécaniques étrangères : on opprime tous les arts qui en ont besoin. Favorise-t-on les filatures : on opprime les tisserands. Protège-t-on les fabricans de laine : on opprime les fabricans de drap. Accorde-t-on des privilèges aux fabricans de drap : ce sont les tailleurs qu'on opprime. Il est clair qu'on ne peut élever par des prohibitions le prix d'un produit sans grever tous les arts qui en font usage; et comme il n'est pas un produit qui n'ait en sa faveur quelque prohibition, il se trouve que chaque art ne peut vendre plus cher ce qu'il fait qu'après avoir payé plus cher tout ce qu'il consomme pour produire. L'effet de ces prohibitions établies au profit de chaque classe de produits est d'élever le prix de toutes choses, et, en rendent tout plus cher, de rendre tout plus malaisé. S'il est quelque art que ce système favorise, c'est celui que ne favorise pas la nature des choses dans le pays où l'on veut forcément l'installer, et il n'accorde d'appui à celui-là qu'en écrasant ceux qui pourraient se passer d'assistance. Il excite à produire chèrement sous une forme ce qu'on pourrait obtenir à bon marché sous une autre. En [II-289] outre, il amortit sensiblement l'activité ; car il limite encore infiniment la concurrence ; et tandis qu'il imprime une fausse direction à l'industrie du fabricant, et qu'il rend tous ses travaux plus difficiles en l'obligeant de payer tout plus cher; il lui rend encore le mauvais office de favoriser sa paresse naturelle et de le dispenser de tirer le meilleur parti possible de ses facultés. Ce système des prohibitions a tous les inconvéniens de l'ancien système des corps de métiers : c'est le même système sur une plus vaste échelle ; il n'érige pas en corporations les fileurs, les tisserands, les mécaniciens d'une ville, mais les fileurs, les tisserands, les mécaniciens d'un royaume; il accorde, dans chaque pays, à chaque classe d'artisans, le monopole da marché national; la seule chose qui le distingue, c'est qu'il agit sur un espace plus étendu, et qu'ainsi ses effets paraissent moins sensibles ; mais ils sont encore extrêmement préjudiciables, et ce n'est pas faire un petit mal à un art que de le priver, pour lui assurer le marché d'un pays, de tous les secours qu'il pourrait puiser dans le reste du monde. L'esprit qui fait vivre ce système oppose donc encore de graves obstacles au plein développement de la fabrication.

Ainsi, bien que la manie des réglemens et la rage des exclusions, discréditées par l'abus qu'on en a fait surtout dans l'ordre de travaux dont il s'agit ici, [II-290] aient perdu une partie de leur force, ces passions sont loin encore d'être entièrement usées, et l'industrie manufacturière est toujours celle où l'on peut le mieux observer à quel point les pouvoirs du travail peuvent être gênés dans leur action par de mauvaises habitudes sociales.

§ 7. Après avoir vu comment influent sur cette industrie les habitudes sociales, les incurs privées, les divers genres d'habileté qui tiennent à l’art, ceux dont est formé le génie des affaires, et en général toute cette partie des pouvoirs du travail qui se compose de facultés personnelles voulons-nous examiner comment s'y applique à son tour cette seconde série de moyens dans laquelle il n'entre que des objets réels ? nous découvrirons sans peine que l'influence de ces objets, comme celle des facultés personnelles, y est plus marquée que dans le commerce; et je puis dire d'avance qu'il n'est pas d'industrie où l'on voie mieux à quel point il importe d'avoir un atelier bien situé, bien organisé, où le travail soit convenablement réparti, et où l'on dispose d'un bon système de moteurs et de machines.

Par exemple, l'industrie manufacturière est jusqu'ici la seule où l'on ait commencé à voir combien la perfection de l'atelier dépend de sa situation. Ce n'est pas que l'influence de ce moyen ne [II-291] soit réelle que dans cette industrie : elle se fait sentir dans toutes. Il n'est pas d'art où le genre de service que peuvent rendre les ateliers ne dépende d'abord du degré d'intelligence qu'on a mis dans le choix de leur emplacement. Il n'est pas plus indifférent pour une route, une école, une maison de santé d'être convenablement situées que cela n'est indifférent pour une manufacture. Mais enfin les manufactures sont la seule branche d'industrie où les économistes aient commencé à voir combien le succès des entreprises dépend du choix des lieux, où l'on s'établit; et si cela ne prouve pas que l'influence de ce moyen ne soit réelle que dans cette industrie, on pourrait au moins en inférer qu'elle s'y laisse mieux apercevoir que dans les autres [126] .

Il est sûr que si la situation des magasins, des rues, des chemins, et en général de tous les ateliers [II-292] du commerce influe beaucoup sur le service qu'ils peuvent rendre, la puissance des manufactures semble se lier avec plus d'évidence encore aux lieux qu'on a choisis pour leur établissement. Qui ne sent que la fabrique la plus belle et la plus savamment organisée, placée loin de toutes les circonstances favorables à son action, serait nécessairement impuissante?

Les choses n'ont pas été arrangées dans ce monde de manière que toute industrie pût être exercée indifféremment partout. Elles n'ont pas été arrangées non plus de manière que de certaines localités fussent exclusivement propres à l'exercice de tous les arts. Nul lieu ne réunit tous tes avantages. Nul lieu non plus n'a été complètement déshérité de tout. Mais de certaines localités sont plus propres à de certains travaux, d'autres à d'autres, et l'intérêt de l'espèce aurait voulu que les hommes se fussent toujours placés pour faire les choses dans les lieux qui réunissaient le plus de circonstances favorables à leur exécution.

Il est difficile de croire qu'il en ait toujours été ainsi. Bien des causes ont dû y mettre obstacle. La prétention seule qu'on a eue dans chaque pays de faire tout ce qui se faisait dans les autres, et le système de prohibitions qui s'en est suivi, ont dû être cause que beaucoup d'arts se sont développés hors de leur vraie place; et il est probable que dans [II-293] la somme des allées et venues, des voyages et des transports de toute espèce que le genre humain exécute aujourd'hui sur la surface du globe, il y a une masse énorme de mouvemens qui se fait en pure perte, et uniquement parce que, dans le monde en général, et dans chaque pays en particulier, beaucoup de choses n'ont pas été faites là où elles pouvaient l'être le plus convenablement.

Maintenant que les choses se sont développées d'une certaine façon, ce qui a été fait décide en grande partie de ce qu'il est le plus utile de faire, et les travaux exécutés influent à un haut degré sur le choix des lieux où l'on doit s'établir pour en exécuter de nouveaux. Qui le croirait ? L'Inde, où se récolte le coton, où on le fabrique de temps immémorial, où cette industrie avait acquis un degré de perfection qu'il semblait impossible d'atteindre, où la main-d'œuvre d'ailleurs est à vil prix, l'Inde n'est plus le pays où un Indien peut établir le plus convenablement ses fabriques d'indienne. Il lui vaudrait mieux, s'il a les talens requis et une fortune facilement transportable, laisser là l'Inde avec ses cotonniers, ses ouvriers et tous ses avantages naturels, et venir s'établir en Angleterre, à plus de quatre mille lieues de la matière première, et dans un pays où les ouvriers sont très-chers, sauf à faire faire quatre mille lieues encore à son coton fabriqué, pour le faire retourner dans [II-294] l'Inde, où en effet il pourrait le donner à meilleur marché que s'il l'avait façonné sur place, tant sont ingénieux et puissans les moyens d'action que des hommes d'une autre race ont développés dans le pays éloigné où il serait venu s'établir.

On peut juger par ce seul trait à quel point le travail a pu altérer les situations, changer l'importance relative des localités et modifier les motifs qui sont de nature à influer sur le choix des emplacemens.

Ces motifs sont si variés et si nombreux qu'il est comme impossible de trouver des localités qui réunissent toutes les convenances; et qu'en quelque lieu que se place un manufacturier, il ne doit presque jamais arriver qu'il trouve, sur le lieu même de son emplacement, ses matières premières, ses moteurs, ses ouvriers, ses débouchés, etc.

Quelles sont de ces choses celles dont il lui convient le plus de se rapprocher? C'est une question à laquelle on ne peut répondre d'une manière générale. Il faudrait savoir pour quelle part chacune doit entrer dans ses frais, jusqu'à quel point en se rapprochant de l'une il pourra s'éloigner des autres, quelles sont celles qu'il serait le plus dispendieux de faire voyager. On peut dire qu'il doit se placer au point où il aura le plus sous sa main toutes les choses que son art réclame, qu'il [II-295] doit choisir la situation où il aura à faire le moins de mouvemens inutiles et pourra éviter le plus de frais. Mais cette situation quelle est-elle ? C'est, dans chaque circonstance particulière, ce qu'un grand discernement et des calculs exacts sont seuls capables de lui enseigner.

En général, les points de chaque pays où il convient le mieux de se placer pour exercer un art, ce sont ceux où cet art a déjà fait les progrès les plus considérables; car, outre que de tels lieux possèdent ordinairement des avantages naturels assez marqués, ils sont, par le fait même des progrès que cet art y a faits, ceux où doivent se trouver réunies le plus de circonstances favorables à son exercice; ceux où il doit y avoir eu le plus de travaux exécutés pour faciliter l’arrivage des matières premières et l'écoulement des produits fabriqués; ceux où l'on doit trouver une population plus rompue aux difficultés que l'art présente et aux habitudes qu'il réclame ; ceux où le courage des travailleurs doit être le mieux soutenu et leur émulation le plus vivement excitée; ceux où il est le plus aisé de faire des progrès et de profiter de ceux que font les autres.

Aussi voit-on, en général, les hommes qui veulent faire une chose se rapprocher, comme par instinct, des lieux où on la fait déjà, et, par suite de cette disposition, les fabriques de même ordre [II-296] s'agglomérer, dans chaque pays, sur un petit nombre de points principaux. C'est ainsi qu'en Angleterre la plupart des manufactures de coton se sont concentrées dans le Derbyshire et le Lancashire, les fabriques sur métaux à Birmingham et à Sheffield, c'est ainsi qu'en France on fabrique particulièrement les rubans à Saint-Étienne, les étoffes de soie à Lyon, les draps à Elbeuf, à Louviers, à Sedan. Il résulte de là, a-t-on observé avec beaucoup de justesse, une grande émulation due au voisinage et beaucoup de facilités pour l'imitation, source de toute prospérité. Encore ces avantages sont-ils loin d'être les seuls qui résultent de cet arrangement : tout, comme je l'ai dit, doit se trouver mieux préparé pour l'exercice d'un art là où cet art a déjà pris des développemens considérables. C'est donc surtout dans ces centres d'action qu'il convient de s'établir. Et pourtant tels pourraient être les avantages réunis dans des lieux éloignés de ces foyers d'activité qu'il pourrait arriver qu'on dût les choisir de préférence. Mais le calcul seul peut donner à cet égard des avis éclairés.

Si une manufacture, pour être vraiment pro propre à son objet, demande à être bien située, elle n'a pas moins besoin d'être habilement construite. La bonne organisation de l'atelier est encore un moyen dont l'influence se fait peut-être mieux remarquer [II-297] dans la fabrication que dans le voiturage, quoique les économistes n'en aient pas plus tenu compte dans la première que dans la seconde de ces industries. Il exige plus d'art dans les manufactures, et l'on est plus frappé des effets qu'il y produit.

L'effet d'un bon système de rues ou de routes est de faire qu'on y circule sans embarras, et que le voiturage y exécute ses fonctions avec aisance. L'effet du plan judicieux sur lequel est construite une fabrique est de faire aussi que l'industrie manufacturière s'y meuve et y fonctionne librement. Dans les deux industries, cet effet est de même nature; mais peut-être est-il plus considérable dans la seconde ; et d'ailleurs, comme il y est obtenu avec plus de peine, on remarque davantage la puissance de l'art qui l'y produit.

Il y a dans la suite des transformations qu'on fait subir à un objet dans une manufacture, un ordre moins simple que celui qu'on observe sur une route pour faire avancer un fardeau. Tandis que l'industrie voiturière n'a, pour ainsi dire, qu'à mettre un pied devant l'autre, et à marcher devant elle, en évitant d'accrocher, la fabrication est d'abord obligée de faire une chose, puis une seconde différente de la première, puis une troisième différente de la seconde, etc. L'organisation d'une fabrique est donc plus compliquée que celle d'une route, et il est clair qu'il faut infiniment plus d'art [II-298] pour faire que l'industrie manufacturière se meuve avec aisance dans ses ateliers que pour faire que le voiturage fonctionne librement sur les siens.

Il faut, pour être en état de construire convenablement une fabrique, connaître la nature de chacune des opérations qu'on y doit exécuter, et surtout l'ordre suivant lequel ces opérations s'enchaînent : l'essentiel est qu'elle soit construite de telle sorte que tous les mouvemens qu'on y fait soient dans l'ordre des transformations qui s'y opèrent, de telle sorte qu'on y avance en fabrique simplement, promptement, sans peine perdue, sans manœuvre inutile.

Un homme qui a sur les arts des vues très-justes et très-élevées, et sur lequel je m'appuie le plus souvent que je peux, M. Clément, dans le cours qu'il fait au Conservatoire, a eu quelquefois occasion de remarquer ce que peut, pour la bonne et prompte expédition de l'ouvrage, un atelier bien organisé.

« La différence est extrême, observait-il un jour, entre une fabrique à l'organisation de laquelle a présidé une prévoyance éclairée, et celle qui s'est faite en quelque sorte par hasard et suivant le caprice d'un maître ignorant : j'ai vu telle teinturerie où la main-d'œuvre était quatre fois plus considérable que dans telle autre, uniquement parce que la manufacture était mal organisée, et telle blanchisserie où cinquante brouettes [II-299] roulaient sans cesse pour transporter inutilement des toiles d'une place à une autre, tandis que dans une manufacture toute pareille on ne voyait pas une seule brouette. »

Si nous devons en croire des voisins dont le jugement nous est rarement favorable, la bonne organisation de l'atelier est un des moyens de puissance et de liberté d'action que nous avons le plus négligés dans nos manufactures. On voit dans cette enquête parlementaire que j'ai déjà tant de fois citée, un constructeur de fabriques de Manchester déclarer que, sous le rapport des arrangemens et de la méthode, les usines de fabrication lui ont paru très-défectueuses en France, comparées aux établissemens semblables existans en Angleterre [127] . Si la remarque était juste, elle serait affligeante; car elle signalerait dans nos fabriques l'absence de l'un des moyens les plus propres à contribuer à l'extension de leurs pouvoirs.

S'il importe à l'industrie manufacturière que ses ateliers soient bien situés, bien construits, bien organisés, il n'est pas moins essentiel pour elle que le travail y soit habilement réparti. La bonne division du travail entre les ateliers et dans l'intérieur de chaque atelier est un troisième ou quatrième moyen de puissance dont les effets sont [II-300] encore plus manifestes dans l'industrie manufacturière que dans l'industrie commerciale. Les métiers dans celle-ci sont moins nombreux : il n'y a pas autant d'espèces de commerce que d'espèces de fabrication. De plus, le travail dans un atelier de commerce est infiniment moins divisé que dans une fabrique, et il y produit des effets infiniment moins étendus. Smith a compté que dix ouvriers qui, en agissant isolément, n'auraient produit chacun que vingt épingles par jour, réunis dans une fabrique et se partageant convenablement entre eux les opérations de cette industrie, en produisaient quarante-huit mille, ce qui faisait pour chacun quatre mille huit cents, c'est-à-dire deux cent quarante fois davantage. M. Say a vu une fabrique de cartes à jouer où trente ouvriers qui, en travaillant isolément, n'auraient pas fait chacun deux cartes par jour, pouvaient, en se réunissant et en se partageant artistement la besogne, en faire quinze mille cinq cents, ce qui faisait pour chacun plus de cinq cents, c'est-à-dire deux cent cinquante fois davantage. Certes il serait difficile que dans une boutique, sur un bateau, à bord d'un navire, la division du travail produisît des effets comparables et accrût à ce point la puissance des travailleurs.

Enfin, voulons-nous comparer les effets produits ici par les machines à ceux qu'elles opèrent [II-301] dans l'industrie dont nous avons précédemment traité ? Nous verrons encore que cet ordre de moyens joue un plus grand rôle dans la fabrication que dans le commerce.

Il se trouve d'abord, par la nature même des choses, que le commerce ne peut pas employer la plupart des moteurs physiques, et par exemple la vapeur, le vent, les cours d'eau, d'une manière aussi générale et aussi continue que l'industrie manufacturière. Sur terre, il n'a guère pu jusqu'ici faire mouvoir ses véhicules qu'à l'aide de moteurs animés. Sur eau, il ne peut se servir du courant des' rivières que pour descendre, du vent que lorsqu'il souffle du bon côté, de la force élastique de' la vapeur que pour des navigations peu longues, tandis que la fabrication peut appliquer ces forces à toute sorte de manufactures et s'en servir d'une manière non interrompue. Il n'y a pas d'interruption dans le mouvement qu'une chute d'eau imprime à une fabrique. Un moulin à vent, tournant sur son pivot, peut se servir du vent de quel" que côté qu'il souffle. Une fabrique mue par la vapeur a la même facilité pour renouveler sa provision de combustible que pour la faire, et elle n'a pas à craindre que le feu vienne à lui manquer. Il est évident que, par sa nature, la fabrication se prête mieux que le voiturage à l'emploi de ces divers moteurs.

[II-302]

De plus, elle tire de ces forces des effets plus étendus et surtout plus variés. C'est sans doute un merveilleux spectacle que celui de ces vaisseaux qui peuvent naviguer sans voiles, et aller directement contre le vent et la marée ; ou bien que celui de ces files de voitures qu'on voit en Angleterre, dans le voisinage des mines, s'avancer sur des routes à rainures, sans aucun moteur apparent qui leur donne l'impulsion; ou mieux encore que celui de cette nouvelle diligence que M. Gurney a lancée, sans chevaux, sur les routes ordinaires, et qui y marche avec une sûreté, une précision et une rapidité supérieures à celles des voitures de poste les mieux attelées et les plus habilement conduites. Mais ces applications de la vapeur au voiturage par terre et par eau, qui nous frappent davantage parce qu'elles sont plus nouvelles, ne sont comparables. ni pour l'étendue, ni pour la variété, ni, à quelques égards, pour la singularité à celles que la fabrication a faites de la même force.

On est sûrement très-loin encore de faire dans l'industrie voiturière un usage aussi étendu que dans les manufactures de la puissance de la vapeur, Si l'on ne peut se défendre d'une vive admiration en voyant cet agent aveugle employé à faire marcher les voitures, est-il moins singulier de le voir polir l'acier, tourner la poterie, tailler les cristaux, [II-303] graver un cachet, filer, sans le rompre, un fil que sa finesse rend presque imperceptible, broder les dessins les plus variés sans la moindre confusion, soulever un vaisseau de guerre comme une chaloupe, saisir des arbres énormes aussi légèrement que le fil le plus délié, les placer dans la direction nécessaire à la forme qu'ils doivent recevoir, et en faire les mâts des plus gros navires avec la justesse et la précision qu'un tourneur habile donnerait à une queue de billard ? En tout cas, voilà une variété d'effets bien supérieure à celle que le voiturage tire de la même force; et je ne dis pas la vingtième partie des usages auxquels la fabrication est parvenue à l'employer.

Il y a à ajouter que les effets de la puissance de la vapeur se font plus sentir dans la fabrication que dans le voiturage, encore sous ce rapport peut-être qu'elle y a fait baisser davantage le prix des produits qu'elle est employée à créer, et qu'elle en a plus étendu l'usage, Je doute que l'application de la vapeur à la navigation ait autant diminué le prix du fret que son application aux manufactures le prix de beaucoup de produits manufacturés. Je doute que la machine à vapeur ait autant multiplié les voyages maritimes qu'elle a étendu la fabrication et la consommation des tissus de coton, s'il est possible de comparer entre elles des quantités si disparates.

[II-304]

Au reste, quelle que soit ici l'influence des machines et celle de leur perfectionnement, il ne s'ensuit pas, prenons-y bien garde, que les machines les plus perfectionnées et les plus puissantes sont toujours celles qu'il vaut le mieux employer. Il y a à dire ici des machines ce que j'ai dit plus haut des méthodes, qu'il n'en est pas d'absolument préférables. Les meilleures, absolument parlant, peuvent fort bien ne pas être les meilleures dans telle situation donnée. Il est clair, par exemple, que là où un certain produit ne peut avoir qu'un débit borné, on ne peut songer à faire usage, pour le créer, de machines puissantes et coûteuses dont l'emploi n'est économique que là où l'on peut faire ce produit par grandes masses. Il est telles localités où le vent est le meilleur moteur qu'on puisse employer; dans d'autres, c'est l'eau ; dans d'autres, la vapeur. La première machine à feu qu'on ait appliquée à l'industrie, celle de Newcomen, est encore en usage, malgré son imperfection, dans un grand nombre de lieux où le charbon est peu cher, et où l'on n'a pas trouvé de profit à la remplacer par des machines plus modernes. Dans chaque circonstance particulière, c'est au calcul à enseigner quels sont les moteurs et les machines dont il convient de faire usage ; comme c'est au calcul à décider du plan plus ou moins savant sur lequel on doit monter sa fabrique ; comme c'est au calcul à [II-305] faire connaître le lieu où il vaut le mieux l'établir. Le meilleur système de moteurs et de machines est celui qui se trouve le mieux approprié aux circonstances où l'on se trouve; et toutefois, il n'est pas douteux qu'il ne soit heureux de se trouver dans des circonstances où l'on puisse faire usage des instrumens les plus perfectionnés et les plus puissans.

Ainsi les machines, les moteurs, les bâtimens, la manière dont le travail y est divisé, le plan sur lequel ils sont construits, les lieux où ils sont situés, tout ce qui fait partie de l'atelier et contribue à sa puissance, tout ce qui entre dans la composition du fonds réel, trouve, comme le fonds des facultés personnelles, à s'appliquer à la fabrication comme au voiturage, et, de même que ces facultés, y manifeste son influence d'une manière beaucoup plus marquée. Il me reste à montrer comment du concours simultané de toutes ces causes et de leur développement progressif résultent une puissance, une liberté, une facilité d'action et une confiance dans les pouvoirs du travail de plus en plus grandes.

§ 8. Ce que le capital social, à mesure qu'il prend de l'extension et du volume, peut ajouter aux pouvoirs de la fabrication est immense. On en peut juger par l'extension que prennent en particulier [II-305] quelques industries à mesure que s'accumulent tous leurs moyens, à mesure qu'on y applique un plus grand nombre de mains, des mains plus actives, une activité mieux dirigée, des habitudes plus favorables au succès des entreprises, des instrumens plus puissans, des locaux mieux appropriés. En 1812, l'industrie française ne mettait en @uvre, dans toute l'étendue de l'empire, que trente-cinq millions de kilogrammes de laines françaises: en 1827, elle a employé, dans les quatre-vingt-six départemens de la France actuelle, quarante-deux millions de kilogrammes de laines nationales et huit millions de kilogrammes de laines étrangères. En 1814, la même industrie n'avait fabriqué que cent dix millions de kilogrammes de fer, et en 1825 elle en a fabriqué cent soixante millions de kilogrammes. En 1819, l'industrie parisienne n'avait consommé que quatre cent quarante-neuf mille hectolitres de houille : en 1820, cette consommation s'est élevée à cinq cent treize mille, et en 1821 à cinq cent soixante-trois mille hectolitres. Je vois dans l'enquête faite devant le parlement d'Angleterre, sur l'état de notre industrie, que nos fabriques de coton qui, du temps de l'empire, n'avaient jamais pu employer au-delà de cinquante mille balles de coton, en ont consommé en 1824, sur un territoire d'un tiers moins étendu, deux cent mille balles. J'y vois aussi que, de 1816 [II-307] à 1823, la consommation de la même matière s'est élevée, par semaine, en Angleterre, de sept cent cinquante à douze cents tonneaux. J'y trouve encore, que dans la seule ville de Manchester, le nombre des métiers à tisser est monté, en trois ans, de deux mille à cinq mille sept cents. Il est, en Angleterre, tel comté où il a été construit, en moins d'une année, cent quarante filatures de coton nouvelles, ayant toutes pour moteurs des machines à vapeur. Les fabricans de ce pays ont livré à l'impression, en 1823, plus de trente-quatre millions de livres de coton en tissus, six ou sept fois plus que nous n'en avons fabriqué en France dans le cours de la même année. Il n'est pas très-rare de trouver là des manufacturiers qui versent annuellement dans la consommation trois cent mille pièces d'indiennes, tandis que nos maisons les plus fortes en livrent à peine cinquante mille pièces à la consommation. D'autres établissemens y sont montés sur une échelle plus vaste encore: j'ai déjà dit qu'un seul brasseur de Londres fabriqne tous les ans pour 40 millions de bière. Dans le comté de Stafford, sur un espace de quelques lieues carrées, soixante-huit hauts-fourneaux donnent ensemble près de quatorze cents milliers de fer fondu par jour. Un seul établissement, à Mertyr-Tidwill, en coule et en lamine, chaque jour, au-delà de cent vingt milliers, plus que n'en produisent, en un an, [II-308] un assez grand nombre de nos forges. Enfin la beauté des fabriques, l'excellence de leur arrangement intérieur, la puissance des moteurs et des outils qu'elles emploient, répondent à la grandeur de l'échelle sur laquelle on les a construites [128] .

Et ce serait bien vainement, dans un pays où il y aurait moins de moyens accumulés, que l'industrie voudrait travailler sur un cadre aussi vaste et suivant des procédés aussi parfaits. J'ai vu quelquefois des écrivains s'extasier sur l'immense développement qu'ont pris en Angleterre les moyens de communication, et exprimer naïvement le désir qu'on entreprît en France un pareil ensemble de canaux et de routes. Le souhait était plus patriotique que facile à réaliser. Ce ne sont pas là des choses qui se puissent faire par projet : elles ne sont faisables qu'avec le temps, à mesure que s'accroissent les besoins de l'industrie et que se [II-309] développent ses ressources. Tout peuple est naturellement obligé de renfermer ses entreprises dans la limite de ses moyens. Il est impossible qu'une nation moins avancée et moins riche travaille sur des plans aussi étendus, avec autant de puissance, d'économie, de profit, qu'une nation plus riche et plus avancée. Plus une nation a d'avances, et plus elle a de loisir pour acquérir des lumières, plus elle a d'argent pour faire des essais, plus il lui est aisé d'arriver à d'utiles découvertes, plus elle a le moyen de les appliquer, plus sa consommation est étendue, plus par conséquent ses débouchés sont vastes, plus elle peut fabriquer en grand, plus les moindres économies lui doivent donner des bénéfices considérables. La supériorité de puissance qu'une plus grande accumulation de moyens donne au peuple manufacturier qui la possède se manifeste sous une multitude d'aspects.

Ensuite, avec cette puissance croissante, naît une confiance dans les moyens de l'industrie, qui en augmente encore la force. Cette confiance n'est pas un sentiment qu'on soit le maître de se donner. Pour croire aux pouvoirs de l'industrie, il faut les connaître; il faut les avoir beaucoup éprouvés ; il faut en avoir essayé, varié, étendu, et quelquefois forcé l'usage ; il faut sentir que les effets qu'on en a obtenus, on devait les obtenir, et croire [II-310] fermement qu'on est le maître de les obtenir encore.

Or, cette assurance dans l'emploi qu'on en fait ne peut s'acquérir qu'à mesure qu'on en use, qu'on se les rend familiers, et qu'on les agrandit en les exerçant. Un des grands désavantages des peuples peu avancés est de ne pouvoir se servir des ressources qu'ils possèdent qu'avec hésitation et timidité. Alors même que l'industrie les sert le mieux, ils doutent de ce qu'elle peut faire ; ils semblent considérer le succès de leurs entreprises, moins comme son ouvrage que comme le fruit d'un hasard heureux; ils ne lui font qu'avec parcimonie les avances qu'elle exige ; ils ne lui laissent leurs capitaux qu'en tremblant; ils lui en dérobent le plus qu'ils peuvent.

C'est ainsi que, dans le pays de Saint-Étienne, où plusieurs sortes de fabrications, et notamment celle des rubans, ont répandu une si grande aisance, les habitans, au lieu d'employer leurs économies à rajeunir leurs vieilles usines et à en créer de nouvelles, placent timidement leur argent en fonds de terre, et aiment mieux se contenter d'un mince intérêt d'un et demi ou de deux pour cent, que de risquer de faire de nouvelles avances à des industries de qui ils tiennent tout ce qu'ils ont : tant est faible encore la confiance qu'ils mettent en elles !

[II-311]

Dans les pays peu avancés, les capitaux, comme l'observe un écrivain,

« sont craintifs, moroses, apoplectiques; ils ont peur de tout; ils n'osent pas mettre le nez à la fenêtre. Leur proposez-vous de sortir de leurs coffres, il faut qu'il fasse un temps superbe, et qu'il n'y ait pas un nuage à l'horizon. Les engagez-vous à se fixer dans une usine excellente, sur le bord d'un beau canal, ils vous regardent de travers, et vous demandent une première hypothèque ou un dépôt de rentes d'une valeur triple: encore sont-ce là les plus hardis [129] . »

Sans doute cette défiance, en de tels pays, est à la fois naturelle et salutaire; mais il vaudrait mieux qu'elle ne fût pas obligée, et que les pouvoirs de l'industrie fussent assez développés et assez connus pour qu'on pût avoir foi en elle, et ne pas craindre de lui confier ses économies. Or, cette foi dans sa puissance, si propre à en ac croître l'énergie, ne peut naître que de sa puissance même et des progrès de tous ses moyens: elle en est le complément en même temps que la conséquence.

 


 

[II-312]

CHAPITRE XVII.
De la liberté de l'industrie agricole [130] .

§ 1. M. de Tracy, dans son Traité d'économie politique, n'a pas consacré de chapitre particulier à l'agriculture. Il a réuni ce qu'il avait à dire des travaux de cet ordre avec ce qu'il se proposait de dire de la fabrication. Il n'en a fait qu'une seule et même chose. Il a déclaré que l'industrie agricole n'était, à ses yeux, qu'une branche de l'industrie manufacturière qui ne se distinguait des autres par aucun caractère spécifique, et qu'il ne [II-313] voyait dans une ferme qu'une fabrique véritable, où tout s'opérait de la même façon que dans les fabriques ordinaires, suivant les mêmes principes et pour la même fin, c'est-à-dire dans la vue d'opérer des transformations utiles.

L'esprit qui a dirigé ici l'auteur du Traité de la volonté est sûrement très-philosophique. M. de Tracy, en confondant entièrement les exploitations agricoles avec les entreprises manufacturières, a voulu achever de détruire le préjugé accrédité par les économistes du dix-huitième siècle, et qui lui semblait n'avoir jamais été bien nettement abandonné, qu'il n'y a que l'agriculture de productive, ou que cette industrie est plus réellement productive que les autres. Il a observé lorsqu'on mettait des grains de blé en contact avec l'air, l'eau, la terre et différens engrais, et que, par la combinaison de ces divers élémens, on [II-314] obtenait du blé, il n'y avait pas plus de création opérée que lorsqu'on prenait ensuite ce blé pour le convertir en farine, ou bien lorsque plus tard on prenait cette farine pour la convertir en pain.

Rien de plus juste que cette remarque : aussi suis-je tout disposé à reconnaître, avec M. de Tracy, que l'industrie agricole n'est pas plus créatrice qu'une autre, qu'il ne lui est pas plus donné qu'à une autre de faire quelque chose de rien, et que toute sa vertu, comme celle de l'industrie manufacturière, consiste purement et simplement à opérer des transformations.

Mais, en convenant que l'agriculture se borne, comme la fabrication, à opérer des changemens de forme, je trouve d'abord, je l'avoue, une si grande différence dans la nature des transformations qu'elle opère, dans la manière dont elle classe ses agens pour les obtenir, et surtout dans la nature de l'une des forces qu'elle emploie pour cet objet, qu'il me paraît impossible, même à ne considérer les manufactures agricoles qu'en elles-mêmes et dans leur nature, de ne pas faire de cette espèce de manufactures une classe tout-à-fait séparée.

Les fabriques agricoles n'opèrent que des transformations; mais leurs produits ont un caractère qui ne permet de les confondre avec ceux d'aucune autre espèce de fabriques: ils sont doués de vie en [II-315] effet, et il existe entre eux et les produits des fabriques ordinaires toute la distance qu'il y a de la matière brute à la matière organisée. Le moyen de voir des produits de même nature dans des fleurs naturelles et dans des fleurs artificielles; dans la pêche qui vient d'être cueillie sur un arbre et dans celle que le confiseur a fabriquée; dans des animaux qui ruminent, qui bêlent, qui mugissent, qui marchent, et dans les mêmes animaux faits de main d'homme avec de l'argile cuite au feu !

Non-seulement l'agriculture crée des produits d'un ordre tout particulier ; mais, pour créer ces produits, elle distribue ses agens d'une tout autre façon que les industries dont j'ai parlé dans les précédens chapitres. J'ai dit que les agens du voiturage étaient toujours par voies et par chemins; que ceux de la fabrication étaient agglomérés dans les villes et les fabriques : ceux de l'agriculture ne sont ni toujours errans comme les premiers, ni réunis par grandes masses comme les seconds : le propre de cette industrie est de les disséminer dans l'étendue des campagnes.

Enfin, tandis que l'agriculture a sa manière particulière de distribuer ses agens, elle emploie aussi des forces d'une nature particulière. J'ai dit que le voiturage, pour faire changer les choses de lieu, et la fabrication pour les faire changer de forme extérieure ou de contexture intime, employaient [II-316] des moyens chimiques ou mécaniques. L'agriculture fait bien usage de ces deux sortes de forces; mais elles ne lui suffisent pas; il lui en faut d'une troisième espèce : après qu'elle a modifié mécaniquement le sol; après que, par des procédés chimiques plus ou moins éclairés, elle a mis ses parties constituantes dans la proportion que l'expérience lui a fait connaître comme la plus favorable au travail de la végétation; enfin après que, par un nouveau travail mécanique, elle a mis convenablement en rapport avec ce sol ainsi préparé la graine qu'elle veut faire germer on le plant qu'elle veut faire croître, il intervient une troisième force, la vie, dont elle ne connaît point la nature, et qui termine son ouvrage sans qu'elle puisse dire comment.

Que cette force soit indispensable à l'agriculteur, c'est une chose tellement notoire qu'il n'y a point à la prouver. Qu'elle soit d'une nature différente de celle des autres agens qu'il emploie, c'est encore une chose indubitable : n'est-il pas évident que le travail qui fait germer ou croître une plante diffère de celui qui a modifié chimiquement ou mécaniquement le sol où elle est plantée? Enfin que cette même force lui soit moins connue que celles dont il a d'abord fait usage, c'est encore une chose qu'il n'est guère possible de mettre en doute : quand un agriculteur expérimenté applique [II-317] mécaniquement à la terre le fer de sa charrue, il sait parfaitement l'effet qu'il va produire ; quand il mêle à cinquante-sept parties d'argile sableuse trente-trois parties d'argile fine, sept parties quatre dixièmes de sable siliceux ou fragmens de quartz, une partie de carbonate de chaux en pierrailles, six dixièmes de carbonate de chaux en poussière, cinq dixièmes de débris ligneux et cinq dixièmes d'humus et de substances solubles à l'eau froide, il sait qu'il va produire cent parties de cette terre franche que les jardiniers regardent comme la plus propre à la végétation, et qu'un chimiste a désignée par le nom de terre normale [131] ; mais lorsqu'il met une graine ou une plante en contact avec cette terre, mais lorsqu'il accouple des animaux, mais lorsqu'il greffe sur un arbre le bois qu'il a pris sur un autre, il est loin de savoir aussi bien l'effet qui va suivre ; il ne sait pas même positivement si son action aura quelque effet; il en attend un sans doute ; mais sans être sûr qu'il aura lieu, et sans savoir de quelle nature il sera.

Aussi, loin de prétendre que l'entrepreneur agricole est plus producteur que l'entrepreneur manufacturier, serais-je fort tenté de dire qu'il l'est moins, et que le produit qui sort de ses mains [II-318] n'est pas aussi complètement son ouvrage. Sans doute les produits de l'agriculture, comme tous les produits possibles, ne naissent, ne se multiplient, ne se perfectionnent que par le fait de l'homme; mais ils ne sont pas l'œuvre de ses mains au même degré que ceux de la fabrication. Un agriculteur ne dit pas c'est moi qui ai fait ces fruits, ces fleurs, ce blé, ces arbres, ces bestiaux, comme un fabricant a coutume de dire c'est moi qui ai fait cet outil, ce meuble, cet alun, ces couperoses. C'est qu'en effet l'agriculteur n'a pas fait ses produits au même point que le fabricant a fait les siens; il ne les a pas, comme lui, construits, composés de toutes pièces; il s'est contenté, pour ainsi dire, de solliciter une puissance occulte, qui a opéré la transformation. Il est vrai qu'il a mis en jeu cette puissance, qu'il l'a excitée et favorisée de son mieux ; mais il est loin d'en avoir disposé aussi pleinement que le fabricant de ses agens chimiques et mécaniques; il n'a pas pu, comme celui-ci, se diriger par des principes fixes de théorie ; il a été obligé de s'en tenir aux conseils de la pratique, et de ne se conduire que par des tâtonnemens. C'est surtout cette différence dans la nature des forces qu'emploient l'agriculteur et le manufacturier, et dans le degré de connaissance avec lequel ils en font usage, qui en met une immense dans leur art.

L'un de nos agronomes, à la fois les plus [II-319] recommandables comme savans et les plus habiles comme praticiens, M. de Dombasle, dans l'examen critique qu'il a fait de la Chimie agricole de Davy, confesse ingénuement qu'il y a ici une force dont il n'est pas encore donné à la science d'expliquer les effets, et qui modifie essentiellement les lois ordinaires de la matière; que vouloir raisonner comme si cette force n'existait pas, et considérer les phénomènes de la vie organique comme de simples faits de physique ou de chimie, ce serait s'exposer à tomber dans les plus graves méprises; qu'une telle erreur ressemblerait à celle où s'était laissée aller la médecine lorsqu'elle a cru pouvoir expliquer les phénomènes que divers agens produisent dans le corps humain, sans tenir compte de la vie, qu'elle ne comprenait pas, et en raisonnant comme elle le faisait relativement à la matière inerte ; que les faits étaient venus de toutes parts accuser une théorie qui avait été formée sans eux, et qu'il avait fallu renvoyer la science à l'étude ; que les faits accuseraient de même toute théorie agricole où l'on voudrait raisonner sur l'agriculture sans tenir compte du rôle que la vie joue dans cet art, et en se conduisant d'après les lois ordinaires de la chimie ou de la physique ; que la connaissance de ces lois, séparée de l'observation des phénomènes vitaux, ne serait ici qu'une source d'erreurs ; qu'elle avait fait faire à M. Davy une [II-320] estimation très-peu exacte de la propriété plus ou moins nutritive d'un certain nombre de substances végétales ; qu'elle ne lui avait fourni aucun bon moyen de reconnaître le degré de fertilité relative des divers terrains; que, relativement aux engrais, elle ne lui avait pareillement appris que peu de chose; qu'en somme elle l'avait entraîné dans un bon nombre d'erreurs de pratique, et qu'elle lui avait fait faire un livre non-seulement peu utile, mais même dangereux.

Ainsi, bien que l'industrie agricole n'ait pas plus qu'une autre le pouvoir de faire quelque chose de rien, bien qu'elle ne soit pas plus créatrice qu'une autre, bien que sa vertu, comme celle de l'industrie manufacturière, se borne à opérer des transformations, elle a une manière si particulière de classer ses agens, elle emploie des forces d'une nature si spéciale et crée des produits si différens des produits faits à la main, qu'il paraît impossible, encore une fois, de ne pas considérer ses établissemens à part des manufactures ordinaires.

§ 2. Si cette industrie diffère des arts dont j'ai déjà parlé par sa nature, elle n'en diffère pas moins par ses effets. Cette différence de ses effets tient à la différence même de sa nature. L'agriculture joue dans l'économie sociale un autre rôle que la fabrication, parce qu'elle y crée des produits d'un autre [II-321] ordre, et que ses agens y sont autrement influencés par la position où leur art les place, et par la nature des forces qu'ils emploient.

On a vu, dans les chapitres qui précèdent, de quelle manière la fabrication et le voiturage concourent au libre exercice de tous les arts. L'agriculture n'intervient pas dans leurs travaux d'une manière moins essentielle. C'est elle, même dans le sens restreint où je l'envisage, qui leur fournit la plupart des matériaux sur lesquels s'exerce leur action. C'est elle qui livre au commerce cette innombrable quantité de substances végétales et animales, ces bois, ces cotons, ces laines, ces chanvres, ces lins, ces huiles, ces peaux écrues qu'il voiture de tous les points du monde dans les ateliers de l'industrie manufacturière, et sans lesquels elle se trouverait à peu près réduite à l'inaction. C'est elle aussi qui pourvoit les autres arts et ses propres agens des moteurs animés dont ils font usage; des chevaux que le voiturier attèle à ses voitures ou le laboureur à sa charrue; de ceux que le fabricant emploie pour mettre en mouvement ses mécaniques, lorsqu'il ne peut employer de meilleurs moteurs; de tous les animaux dont l'homme se sert pour opérer des transports ou pour effectuer quelque autre genre d'ouvrage.

On a vu que, dans le temps où la fabrication et le voiturage fournissent des moyens d'action à tous [II-322] les travaux, ils livrent à tous les travailleurs d'utiles moyens d'agir sur eux-mêmes, et de pourvoir à leur conservation. L'agriculture ne demeure pas plus étrangère que les autres arts à cette seconde classe de bons offices. Tandis qu'elle procure à une multitude d'industries les matériaux sur lesquels leur travail s'opère, et une partie des forces motrices au moyen desquelles il s'effectue, elle livre à ceux qui l'exécutent, et en général à toutes les classes de la société, les substances alimentaires sans lesquelles nul ne pourrait subsister.

Que l'agriculture remplisse un rôle très-important dans l'économie sociale; que, sans elle, le corps social ne pût faire ses fonctions; que la plupart. des arts fussent réduits à l'impuissance d'agir, et les hommes qui les exercent à l'impossibilité de vivre, ce sont là de ces vérités que l'on ne saurait contester. Et, néanmoins, je ne sais s'il y a plus lieu à dire de l'art agricole que de tout autre qu'il est le premier et le plus nécessaire des arts. Si les hommes ont besoin d'être nourris, ils n'ont guère moins besoin d'être logés, vêtus, instruits, façonnés. Si la fabrication ne peut se passer des matériaux que lui fournit l'agriculture, l'agriculture ne peut pas se passer davantage des ustensiles, des meubles, des outils que lui fournit la fabrication, Si le voiturage a besoin que l'agriculture le pourvoie de bêtes de trait ou de somme, l'agriculture [II-323] a besoin que le voiturage exécute pour elle une multitude de transports. S'il n'est pas de classe de travailleurs' à qui l'industrie agricole ne procure des alimens, il n'en est point dont elle ne reçoive quelque genre de services; elle a besoin des autres industries, de même que les autres ont besoin d'elle; et, comme je l'ai déjà observé, il n'y a point d'ordre hiérarchique à établir parmi des arts qui se prêtent un mutuel appui, qui ne peuvent se passer les uns des autres, et qui tous ensemble n'ont qu'un seul et même objet, la conservation et le perfectionnement de l'espèce humaine.

Si l'on ne peut dire de l'agriculture qu'elle est le premier des arts, encore moins peut-on prétendre qu'elle est celui qui exerce sur ses agens l'influence la plus salutaire. Il y a, si je ne me trompe, beaucoup d'exagération dans les effets qu'on est convenu de lui attribuer sous ce rapport. A juger de ces effets par les phrases banales de ses apologistes, il n'y aurait pas d'art plus propre à faire des hommes sains, robustes, intelligens, moraux, sociables, etc. Que ne dit-on pas à la ville de la bonne santé des gens de la campagne? Combien de fois n'a-t-on pas remarqué que les ouvriers des villes étaient exposés à des écarts de conduite dont ceux de la campagne étaient préservés par leur situation? Smith ne doute pas que l'art agricole ne soit plus favorable [II-324] au développement de l'esprit que l'industrie manufacturière, et que l'ouvrier des champs n'ait l'intelligence plus ouverte et plus exercée que celui des villes et des fabriques. Il ne doute pas non plus que les agens de l'agriculture n'aient de meilleures habitudes civiles que ceux de la fabrication :

« Non-seulement, dit-il, il n'a jamais existé de corps de métiers parmi les gens de la campagne, mais l'esprit de corporation ne s'est pas même manifesté chez eux [132] . »

J'ai quelque peine à convenir de tous ces bons effets qu'on veut attribuer à l'industrie agricole. Loin de la considérer comme la plus propre à hâter notre développement, je serais tenté de croire au contraire qu'elle est de toutes la moins favorable aux progrès des hommes, et je n'en voudrais pour preuve que l'état même de cet art, qui, de tous ceux qui agissent sur les choses, est incontestablement le moins avancé.

On veut que l'industrie agricole soit particulièrement favorable à la santé des hommes, parce qu'elle fait travailler ses agens en plein air. Cela pourrait être vrai si les hommes vivaient de l'air qu'ils respirent, quoique les voituriers, les matelots et d'autres industrieux ne soient pas moins exposés que les laboureurs aux influences atmosphériques, [II-325] et qu'il y ait peu d'industrieux dont on puisse dire que les agens dépérissent et se meurent faute d'exercice ou faute d'air. Mais, comme ce qui décide surtout de la santé, de la force, de la longévité des diverses classes de travailleurs, c'est le degré de bien-être dont elles jouissent [133] , je ne sais si les ouvriers des champs n'ont pas encore moins de sujet de se bien porter que ceux de la ville. Il me semble, du moins, qu'ils sont encore plus mal nourris, plus mal vêtus, plus mal logés, que les lieux qu'ils habitent sont plus mal tenus, et que l'ensemble de leur régime est moins sain et moins confortable encore que celui des artisans.

Je ne veux pas nier que la pratique de l'agriculture ne soit propre à exercer l'esprit, et qu'elle ne fournisse à ceux qui s'y livrent l'occasion d'observer beaucoup de phénomènes ; cependant de ce que la besogne d'un artisan est quelquefois plus circonscrite que celle d'un cultivateur, il n'en faudrait pas conclure que son intelligence est moins ouverte et moins développée. L'ouvrier d'une fabrique ne fait qu'une seule chose; mais il voit comment celle-là se lie à beaucoup d'autres, et son esprit s'étend ordinairement à tout un ordre de faits entre lesquels il existe bien plus d'enchaînement et d'ensemble qu'il n'y en a dans les opérations de l'agriculteur.

[II-326]

Ce que l'on dit de l'innocence des mœurs rustiques n'est guère bon que pour le théâtre et les romans. Quand on veut voir les choses comme elles sont, on est obligé de reconnaître que les mœurs des campagnards sont plus grossières que celles des citadins sans être pour cela plus pures. Et quant à l'éloignement des classes agricoles pour tout esprit du monopole et d'usurpation, il n'y a qu'à les placer dans des circonstances où cet esprit se puisse manifester pour voir si elles en sont plus exemptes que les classes manufacturières.

Il y a dans l'agriculture une chose qui doit mettre le plus grand obstacle aux progrès de ses agens : c'est l'état d'isolement où elle les force de vivre. Sans doute, dans cet état, leurs mauvais penchans semblent devoir être moins excités; mais leurs bonnes passions doivent l'être beaucoup moins aussi ; leurs facultés de toute espèce doivent demeurer plus inertes; ils doivent avoir moins d'émulation, moins d'activité, moins de penchant à l'imitation, et aussi moins de facilités pour observer et faire ce que font les autres : il est impossible que leur industrie ne demeure pas en arrière de celle des villes; leurs moeurs doivent être aussi plus lentes à se polir, leurs relations à se perfectionner; ils doivent avoir moins d'expérience de la vie civile; ils n'ont pas pu aussi bien apprendre à sentir et à agir collectivement: il résulte, il est vrai, de la qu'ils [II-327] ne se sont pas livrés d'aussi bonne heure que les manufacturiers à l'esprit d'accaparement et de monopole ; mais s'ils sont demeurés plus long-temps étrangers à cet esprit, ils en sont aussi moins corrigés, et il est aisé de reconnaître qu'à cet égard comme à beaucoup d'autres, ils sont en arrière des classes qui se sont trouvées dans des situations plus favorables à leur avancement.

Je conviens, par exemple, qu'à l'époque où il existait des corps de métiers on n'a pas vu de cultivateurs élever la prétention de se livrer seuls à de certains genres de culture. On n'en a pas vu non plus s'opposer à l'introduction d'une culture nouvelle pour le profit de celle à laquelle ils se livraient: il n'y a pas eu de réclamations pour les navets contre les pommes-de-terre, pour l'olivier contre le colza, pour le prés naturels contre les prairies artificielles, pour les moutons de Berri contre les moutons mérinos : il a manqué aux cultivateurs, pour se montrer aussi iniques que les fabricans, de se trouver dans une situation où ils pussent former aussi commodément les mêmes entreprises ; mais aujourd'hui qu'il existe des corps politiques où ils peuvent figurer comme toutes les professions, il n'y a qu'à former une assemblée législative de cette classe de personnes dont les revenus consistent surtout en denrées agricoles, et l'on verra si cette classe se montrera plus accessible que les autres aux idées [II-328] et aux sentimens libéraux, moins ennemie de la liberté du commerce, moins ardente à repousser la concurrence étrangère et à s'assurer le monopole du marché national.

Si les agens de l'agriculture souffrent de l'isolement où leur art les place, ils sont loin d'être heureusement influencés par la nature des forces qu'ils emploient. Ces forces sont telles qu'elles échappent presque entièrement à leur direction. Nous avons déjà remarqué combien la vie, qui est celle dont ils font principalement usage, leur est imparfaitement connue, et combien, dans l'usage qu'ils en font, ils procèdent souvent à l'aveugle. D'autres agens naturels, tels que la chaleur, le froid, la sécheresse, l'humidité, dont le concours peut leur être extrêmement utile ou contraire, sont encore moins à leur disposition. Ils ne gouvernent donc que très-incomplètement les causes sous l'influence desquelles leurs produits se développent, et ils se trouvent, par cela même qu'ils sont beaucoup moins dominés par les idées de causalité que les fabricans, qui disposent pour ainsi dire de toutes leurs circonstances, qui connaissent beaucoup mieux la nature des forces dont ils se servent, et qui sont infiniment plus maîtres d'en régler l'emploi et d'en déterminer les effets.

Aussi, tandis que le fabricant ne cherche à assurer le succès de ses travaux qu'en perfectionnant ses [II-329] procédés et en visant à faire un usage toujours plus éclairé des agens qu'il met en œuvre , verra-t-on souvent l'agriculteur employer pour réussir des procédés absolument étrangers à l’art, croire à l'influence des astres, les consulter avant d'entreprendre de certaines opérations, avoir égard aux diverses phases de la lune, demander au prêtre de bénir ses bestiaux et ses champs, faire sonner les cloches pour la conservation des biens de la terre, faire dire des messes pour obtenir du soleil ou de la pluie, se rendre processionnellement dans les champs avec la croix et la bannière. Je n'ai pas besoin de dire que tous ces actes sont autant de marques de l'imperfection de son art et de la tendance qu'il a à lui faire chercher ses succès dans des moyens étrangers à l'art même. Quelque religieux que puisse être le chef d'une filature, on ne le verra pas invoquer le ciel et faire dire des messes pour obtenir que ses bobines tournent bien et que sa pompe à feu exécute ses fonctions avec précision et avec force. Il sait que l'action de ses moteurs et de ses machines dépend du degré d'intelligence avec lequel on les a construits, et il s'appliquera purement et simplement à les bien construire. Il n'y a que les industrieux qui, comme l'agriculteur, emploient des forces occultes et ont besoin de l'intervention d'agens sur lesquels ils ne peuvent rien, qui aient l'idée de recourir à des pratiques superstitieuses, et qui [II-330] cherchent à assurer leurs succès par ces pratiques, faute de pouvoir les garantir suffisamment par leurs travaux.

§ 3. Si l'industrie agricole diffère des autres par le rôle qu'elle joue dans la société en général, et par l'influence qu'elle exerce sur ses propres agens en particulier, elle n'en diffère pas moins par la manière dont s'appliquent à ses travaux les élémens de force sur lesquels se fonde la liberté du travail. Nul doute qu'ici comme partout la puissance des travailleurs ne soit formée d'un double fonds de facultés personnel. les et d'objets réels; que la partie de leur puissance qui naît de leurs facultés, ne dépende de leur talent pour les affaires, de leur habileté comme artistes', des progrès qu'ont faits, relativement à leur art, leurs habitudes privées et la morale sociale; que celle qui a son fondement dans les objets réels dont ils disposent ne résulte de tout ce qui peut rendre ces objets plus propres au genre de service qu'ils en doivent tirer, c'est-à-dire de la situation de l'atelier agricole, de ses bonnes dimensions, de la manière dont il est monté, de la perfection des instrumens dont il est pourvu, etc. ; qu'enfin leur liberté ne soit d'autant plus étendue que la somme de tous ces moyens a pris un accroissement plus considérable. Mais, encore un coup, il y a une différence assez grande entre la manière dont ces [II-331] moyens peuvent figurer ici et le rôle qu'ils jouent dans l'industrie manufacturière.

Et d'abord, pour parler de ceux de ces élémens de liberté qui consistent en facultés personnelles, et pour commencer par celles de ces facultés que je place toujours au premier rang, il y a, ce semble, des raisons pour que le talent des affaires se développe ici avec plus de difficulté que dans les fabriques ordinaires. Les spéculations agricoles, indépendamment des difficultés qu'elles ont en commun avec les spéculations de tout genre, en offrent de particulières qui tiennent à la nature de l'instrument dont se servent les agriculteurs.

Il y a des terrains dont les propriétés relativement à l'agriculture sont tellement bornées, qu'on ne peut les employer qu'à produire de certaines récoltes, quelque besoin qu'on eût d'en obtenir d'autres, et sur lesquels il n'y a pour ainsi dire point à spéculer.

Il n'y en a pas dont la fécondité ne soit limitée. à un certain nombre de produits agricoles, et sur lesquels la spéculation ne soit obligée de se renfermer dans des bornes plus ou moins resserrées.

Sur tous les terrains possibles, rien n'est moins facile à déterminer que l'usage qu'il est le plus utile: de faire d'une certaine étendue de fonds.

« Il ne suffit pas, observe M. de Dombasle, de connaître une ferme en masse, il faut avoir étudié pendant [II-332] long-temps et tous les jours chacun des champs qui la composent, les avoir observés dans toutes les saisons de l'année, dans toutes les circonstances de sécheresse et d'humidité et couverts de plusieurs espèces de récoltes; il faut avoir arrêté son attention sur cent autres circonstances, qui ne peuvent être connues que par des observations de chaque instant, pour déterminer les améliorations que l'agriculture peut y recevoir, les espèces de récoltes qu'on y peut cultiver avec profit, les assolemens qu'on doit adopter, les époques auxquelles doivent être faits les labours, la profondeur relative qu'on doit donner à chacun, les instrumens qu'on doit employer, etc., etc. [134] .»

Enfin, indépendamment de la difficulté de reconnaître le meilleur parti à tirer de chaque nature de terrain, il y a telle destination donnée à la terre qui l'enchaîne pour un certain nombre d'années, et qui, une fois décidée, ne permet pour ainsi dire plus de spéculer sur elle. Un cultivateur provençal spécule bien sans doute au moment où il se décide à planter son terrain en mûriers, en vigne, en oliviers; mais il est clair que lorsqu'il a fait cette spéculation, il n'a plus faculté d'en faire une différente l'année d'ensuite, et que la vigne, les mûriers, les oliviers une fois plantés, la culture se trouve [II-333] immobilisée pour un temps plus ou moins long. Il s'écoulera en effet assez de temps avant qu'il sache si sa spéculation est bonne, avant que son champ soit en plein rapport; et s'il s'aperçoit alors que ce genre de culture lui est peu profitable, il hésitera encore beaucoup à donner une nouvelle destination à sa terre, puisqu'il ne le pourra qu'en sacrifiant des plantations qui auront été très-longues à venir et qui lui auront coûté fort cher.

Ainsi la difficulté de bien spéculer, qui est très-grande dans toutes les industries, se complique encore ici de difficultés particulières, qui tiennent à la nature de l'art agricole et à celle du principal instrument dont il se sert.

Aussi n'est-il peut-être pas d'ordre de travaux où le talent de la spéculation ait moins fait de progrès que dans l'agriculture. A vrai dire même il n'y a pas en général de speculation dans cette industrie. Il est une multitude de pays où les cultivateurs se livrent de temps immémorial au même genre d'opérations, et font venir perpétuellement les mêmes récoltes sans examiner le moins du monde s'il n'y aurait pas d'utiles changemens à introduire dans le choix des produits qu'ils créent. Bien plus, ils voudraient varier leurs produits, et se livrer à l'esprit de spéculation, qu'ils ne le pourraient pas avec l'ancien système de culture auquel le sol reste soumis, système inflexible où tout est déterminé d'avance, [II-334] et où il n'y a place que pour la culture de quelques céréales et l'éducation d'un petit nombre de bestiaux. Toute l'habileté des cultivateurs consiste à faire ponctuellement ce que faisaient leurs devanciers, et toute leur énergie à tâcher d'obtenir, par les procédés accoutumés, le plus possible d'un petit nombre de denrées agricoles d'autant plus difficiles à placer que la production en est plus chère et que d'ailleurs elles sont moins variées.

Aussi ne peut-on pas douter que l'état d'avilissement où sont tombés les produits de l'agriculture ne vienne surtout de ce qu'on ne spécule pas assez dans cet art, de ce qu'on n'y cherche pas assez à faire des affaires, et par suite de ce qu'on ne s'y évertue pas autant qu'il le faudrait à varier les produits, à les mettre en rapport avec la nature et l'étendue des besoins, et principalement à diminuer ses frais de production en perfectionnant les procédés de la culture.

Comment être surpris, par exemple, de l'état de souffrance où se trouvent si fréquemment les producteurs de grains quand on songe au caractère d’universalité qu'a reçu la culture des céréales, à l'effet des années d'abondance sur une denrée déjà si commune, à la difficulté de la conserver, à celle de la transporter des lieux où elle abonde à ceux où elle manque, à toutes les causes qui concourent à en avilir le prix; et quand on considère d'une autre [II-335] part l'état d'imperfection grossière où est resté l'art qui la crée, et l'obligation où l'on se trouve de la vendre cher pour ne pas perdre?

Comment être surpris de la détresse de nos pays de vignoble quand on pense à l'extension irréfléchie que nous avons donnée à la culture de la vigne, quand on songe à l'abondance des dernières années, et quand on rapproche de ces deux causes d'avilissement du prix des vins les frais d'une culture naturellement dispendieuse, ou que du moins on n'a pas encore eu l'art de rendre économique, et qui demanderait en conséquence que les vins se soutinssent à un bon prix ? M. Chaptal, dans son livre sur l'Industrie française, publié en 1819, ne croit pas se tromper en disant qu'en France, depuis trente ans, la culture de la vigne s'est accrue d'un quart [135] . Depuis l'époque où il a écrit, cette culture a continué à s'étendre, et dans une progression peut-être plus rapide. Il est à ma connaissance que dans plusieurs de nos départemens méridionaux, notamment dans ceux du Gard, de l'Hérault et de l'Aude, faisant partie de l'ancien Bas-Languedoc, elle a envahi des espaces considérables; qu'elle est descendue des coteaux dans les plaines, et s'est établie dans les meilleures terres à blé. Ajoutez que dans le cours des-sept ou huit années qui ont précédé celle où [II-336] j'imprime ceci ( 1829), la nature a eu l'air de s'entendre avec les cultivateurs pour multiplier et avilir les produits de la vigne, et vous comprendrez aisément comment il se fait que les pays vinicoles souffrent; surtout si vous considérez que dans le temps où les producteurs de vin ont fait tomber le prix de leur denrée en la multipliant sans mesure, ils n'ont introduit dans la culture de la vigne aucun perfectionnement propre à diminuer leurs frais de production. Il ne suit pas de là sans doute qu'ils ont tort de se plaindre de l'impôt sur les boissons et de la législation des douanes; mais si les obstacles très-réels et très-graves que ces deux causes mettent à l'écoulement de leurs produits ont pour effet de prolonger leur état de détresse, on ne peut pas dire qu'ils l'ont fait naître, au moins entièrement; et il est sûr que le mal qu'ils éprouvent doit être attribué, en bonne partie, au peu de réflexion avec lequel a été étendue la culture de la vigne, surtout quand les frais de cette culture demeuraient les mêmes.

Si donc il n'est pas d'art où l'on spécule moins que dans l'agriculture, il n'en est pas non plus où l'on eût plus besoin de spéculer; car il n'en est pas où l'on fasse moins bien ses affaires, et où, par cela même, on eût plus besoin de s'aviser et de s'évertuer pour tâcher de les faire mieux.

J'ajoute qu'il n'en est pas où la spéculation dût [II-337] être plus fructueuse, puisqu'il n'en est pas où elle ait été moins poussée. Précisément parce que cette industrie est très en retard, il semble qu'il doit y avoir plus à faire que dans les autres, et que l'agriculteur qui voudrait l'exercer d'après de meilleures méthodes, surtout dans les pays où elle est le moins avancée, aurait plus de chances d'y faire des profits qu'on n'en a dans d'autres branches d'industrie où une concurrence très-étendue et très-active a fait prendre de très-grands développemens aux pouvoirs du travail.

Sans doute on ne parviendrait jamais à y faire des bénéfices bien considérables, parce que l'étendue de terre qu'un homme peut faire valoir est nécessairement limitée. Mais s'il est établi que l'agriculteur le plus habile ne peut pas exploiter convenablement au-delà de quelques centaines d'arpens, on ne sait pas encore quelles valeurs il est possible d'accumuler avec profit sur cette étendue de terre, quelle puissance de production il est possible d'y développer, et par conséquent quels profits il est possible d'y faire. Tandis qu'en France, dans les pays encore soumis à l'assolement triennal, un fermier se charge d'une ferme avec quelques chevaux, quelques chariots, quelques charrues et une certaine quantité de semences, un cultivateur en Angleterre ne se livre pas à une entreprise de ce genre [II-338] sans un capital égal à huit fois la rente de la terre [136] . Tandis qu'en France, suivant M. de Laborde, l’arpent de terre ne rapporte moyennement que 15 francs, il rapporte 37 fr. 50 en Angleterre [137] . M. de Dombasle estime qu'en France l'agriculture pourrait aisément, par l'adoption de meilleures méthodes, produire des substances suffisantes pour une population triple de celle que le sol nourrit [138] . M. Cordier a vu dans le département du Nord des terrains de même nature, dont les uns, encore en fôrets, ne donnaient annuellement que 10 francs par hectare, tandis que les autres, livrés à une culture très-perfectionnée, produisaient, par an, jusqu'à 3,200 francs [139] , On voit qu'il y a de la distance entre les pouvoirs qu'il est possible de déployer et les profits qu'il est possible de faire sur un même terrain, et que l'esprit de spéculation ne laisse pas d'avoir ici un champ encore assez vaste.

Déjà, ce serait une fort grande spéculation que d'essayer de substituer, partout où la chose serait [II-339] possible, le système de culture alterne à l'ancien mode d'assolement; et cette speculation, qui ne pourrait manquer d'être fructueuse, là où elle serait faite avec prudence et habileté, en rendrait praticables beaucoup d'autres. Non-seulement, en effet, le système de culture alterne est infiniment plus productif que l'assolement triennal, mais la spéculation y est beaucoup plus facile, parce que les produits y sont beaucoup plus variés, et qu'il se plie incomparablement mieux aux besoins d'une population nombreuse et déjà avancée dans les arts.

Ainsi, bien que le talent de spéculer paraisse avoir plus de peine à se développer dans l'industrie agricole que dans les autres, et qu'il y ait fait infiniment moins de progrès, il y serait indispensable comme dans toutes, et comme dans toutes il pourrait y porter sur la nature des produits à créer, sur les quantités à produire et sur le choix des procédés à employer pour obtenir les produits.

Comme le talent de la spéculation, la capacité administrative est ici d'une acquisition plus difficile, et elle n'y est pas d'un emploi moins nécessaire.

Les exploitations agricoles paraissent être par leur nature d'une gestion beaucoup moins simple et moins aisée que les établissemens manufacturiers: les travailleurs y étant moins ramassés, la surveillance y est moins facile ; les travaux y étant moins uniformes, l'impulsion a besoin d'y être plus variée; [II-340] enfin les accidens de température et les changemens de temps viennent compliquer encore la gestion en introduisant un nouvel ordre de difficultés dans la conduite des travaux, en obligeant d'accélérer les uns, d'ajourner ou de ralentir les autres, et en causant quelquefois dans la fabrique agricole de soudaines et de générales perturbations. Ainsi point de doute que la conduite de cette sorte de manufactures ne soit moins aisée que celle des fabriques ordinaires, où les travailleurs, réunis dans un même bâtiment, et pouvant être beaucoup plus facilement inspectés, n'exécutent ordinairement qu'une seule sorte de travaux, et des travaux dont les changemens de saison et les variations de l'atmosphère ne dérangent jamais le cours.

Point de doute, non plus, qu’une bonne administration ne soit ici autant et plus nécessaire que dans tout autre genre d'entreprises. Elle y semble plus nécessaire par cela même qu'elle y est plus difficile de pareils établissemens sont plus loin de marcher tout seuls. M.de Dombasle observe que de toutes les dispositions de l'agriculteur, celle qui contribue à ses succès de la manière la plus décisive, c'est la tournure de caractère qui le porte à maintenir avec fermeté l'ordre dans la gestion de son établissement. Lorsque dans l'agriculture ordinaire, dit-il, où il n'y a pour ainsi dire point d'administration, on regarde de près aux détails, on voit avec [II-341] étonnement quelle perte de temps et quelle imperfection dans les travaux sont le résultat du désordre qui règne parmi les employés — Pour peu qu'une ferme ait d'étendue, il est impossible que le fermier exécute de sa main tous les travaux, et du moment qu'il est obligé d'employer des bras étrangers, ses succès et sa fortune dépendent, en grande partie, du degré d'habileté avec lequel il manie ces forces étrangères.-— Dans toute exploitation rurale un peu considérable, il y a nécessité de confier chaque branche de son affaire à un homme chargé d'en surveiller tous les détails. M. de Dombasle a à Roville un chef d'attelages, un chef de main-d'œuvre, un irrigateur, un berger, un marcaire, un commis pour la comptabilité, le tout indépendamment d'un certain nombre d'aides et des ouvriers payés à la journée. Chaque soir, à une heure fixe, tous ces chefs de service se réunissent auprès du maître, lui rendent compte des travaux du jour et reçoivent des ordres pour le lendemain. Ce petit état-major correspond à celui qu'il est d'usage d'avoir dans les fabriques, et le rôle qu'il remplit n'est pas moins essentiel. M. de Dombasle assure que sans les chefs d'atelier et les contre-maîtres qu'il emploie, il n'est pas de mois où il ne perdit beaucoup plus par le mauvais emploi du temps qu'il ne perd par ce que ces employés lui coûtent. — Si le chef d'une vaste exploitation rurale voulait se mettre à diriger [II-342] lui-même les diverses branches de travail, il ne pourrait être à une sans négliger en même temps les autres, et il serait sujet à faire des pertes sur toutes. Son premier besoin est d'avoir un second auprès de chacune, et la bonté de son administration dépend d'abord du plus ou moins d'habileté avec lequel il partage les détails de sa tâche entre ses subordonnés. Elle dépend ensuite de la manière dont il les gouverne, du plus ou moins d'art qu'il met à les intéresser à son affaire et à tirer parti de leurs facultés. Elle dépend enfin du degré d'attention et de jugement qu'il apporte à toutes ses dépenses, c'est-à-dire aux frais spéciaux de chaque culture, et surtout à ces frais généraux qui ne sont faits pour aucune récolte en particulier, mais que l'ensemble de l'exploitation nécessite, et qui, dans toutes espèces d'entreprises, sont ceux sur lesquels il est le plus essentiel de veiller. On trouve sur ces diverses conditions d'une bonne administration, et sur l'influence qu'elle exerce, les détails les plus instructifs dans les Annales agricoles de Roville [140] .

Si l'entrepreneur agricole ne peut se passer de talens administratifs, il ne saurait se passer davantage de l'espèce d'habileté qui est nécessaire pour bien tenir ses comptes. On sait qu'il n'est pas de système de culture absolument bon. Telle manière de faire [II-343] valoir ses terres, qui est excellente dans telle situation donnée, pourrait fort bien être vicieuse dans des circonstances différentes. Tel instrument coûteux d'agriculture qu'il peut y avoir de l'économie à employer dans une grande exploitation, serait d'un usage onéreux dans une petite ferme où il n'aurait pas assez d'ouvrage à faire pour payer l'intérêt de son prix d'achat. Tel perfectionnement propre à accroître sensiblement les produits sans augmenter considérablement les frais, et qu'il est sage d'adopter là où la production est au-dessous de la demande, ne serait pas bon à introduire là où l'on récolte déjà plus de produits qu'il n'est possible d'en débiter. La bonté d'un système de culture dépend donc en grande partie de la situation où l'on se trouve. Le meilleur, pour chaque cultivateur, est celui qui, dans sa position particulière, lai permet de tirer de sa terre le produit net le plus étendu. Or, comment un cultivateur reconnaîtra-t-il celui qu'il lui convient d'adopter, s'il ne tient pas de comptes en règle? Doit-il cultiver des céréales ou élever des beștiaux? faut-il qu'il élève des bêtes à laine ou des bêtes à graisse ? Lui convient-il de convertir son lait en beurre, ou lui vaut-il mieux le transformer en fromage? Quelle est l'espèce de produits qu'il doit chercher à obtenir? Quelle est la quantité qu'il en doit faire? Quels sont les procédés, les moteurs, les instrumens qu'il doit préférablement [II-344] adopter? A ces questions et à beaucoup d'autres, il n'y a qu'une exacte comptabilité qui puisse fournir des réponses satisfaisantes. A l'aide de comptes en partie double bien tenus, un agriculteur voit à chaque instant ce que coûte et ce que rapporte chaque branche de son exploitation; il peut juger quelle est celle qui donne du profit, celle qui présente de la perte, et par conséquent celle qu'il lui importe de corriger ou de changer. Il tend ainsi continuellement à perfectionner son système de culture, et il travaille avec d'autant plus de courage et d'activité qu'il voit plus clair dans toutes ses opérations, et qu'il peut agir avec plus de confiance.

Une bonne comptabilité n'est donc pas d'un moindre secours dans l'agriculture que dans les autres industries. Et néanmoins il n'est peut-être pas d'art où le genre de talent nécessaire pour tenir des comptes en règle soit moins développé que dans celui-ci. M. Simond, auteur de plusieurs Voyages estimés, avoue qu'il fut fort surpris en Angleterre de voir des fermiers faire banqueroute comme des d'affaires et avoir des livres régulièrement tenus. En France, dit-il, le bilan d'un fermier paraîtrait presque aussi extraordinaire et aussi ridicule que celui d'une marchande de pommes ou d'un ramoneur [141] . Il est sûr qu'en France, et presque partout, rien n'est plus rare encore que [II-345] de voir des fermiers cultiver, comme on dit, en fabrique, et tenir une note exacte de leurs opérations et des résultats de leurs opérations. Il paraîtrait même que cela n'a pas toujours lieu en Angleterre, et que les entrepreneurs de culture sont encore loin dans ce pays d'appliquer à leurs exploitations un système bien exact et bien éclairé de comptabilité. Or, comme les agriculteurs ne sont pas des hommes d'une autre espèce que les commerçans et les manufacturiers, il y a lieu de croire que leur infériorité sur ce point et sur plusieurs autres tient à la nature de leur art, qui paraît moins propre que d'autres à développer dans ses agens les facultés nécessaires à son exercice.

Ainsi, deux choses dans ce paragraphe, paraissent bien établies : la première, c'est que les talens de spéculer, d'administrer, de compter, et toutes les facultés dont se compose le génie des affaires, sont aussi indispensables dans l'industrie agricole que dans les autres; et la seconde, que la nature de cette industrie n'a pas permis que ces moyens de puissance y fissent les mêmes progrès.

§ 4. Même remarque à faire sur les facultés qui se rapportent à l'art. Il est pareillement indubitable que ces facultés y seraient aussi nécessaires, et qu'elles y sont moins perfectionnées.

Cela est vrai surtout de celles de ces facultés qui [II-346] se rapportent à la partie spéculative de l'agriculture; car, quant à ses procédés et à la partie purement technique, les connaissances de ses agens, sans être peut-être aussi développées et surtout aussi généralement développées que celles de plusieurs autres classes d'industrieux, sont pourtant passablement avancées; et si la nature du principal agent qu'ils emploient (la vie), agent dont on ne connaît pas encore les lois générales, n'a pas permis de ramener leur art à des principes fixes de théorie, l'expérience l'a incontestablement enrichi d'un très-grand nombre d'observations propres à éclairer sa marche, et qui ont prodigieusement accru sa liberté.

Combien, par exemple, tout ce qu'il a été recueilli de faits positifs et de bonnes directions de pratique sur les assolemens, les engrais, les irrigations, le choix et le perfectionnement des espèces n'a-t-il pas contribué à faciliter ses travaux et à rendre son action plus puissante et plus libre? ?

Après plusieurs récoltes semblables, la terre se refusait à produire. D'année en année, elle payait avec moins de largesse les soins que lui donnait le laboureur. A force de lui redemander les mêmes produits, on finissait par la rendre complètement stérile. On a remarqué qu'en alternant les cultures, en faisant succéder les améliorans aux épuisans, les récoltes sarclées à celles qui ne reçoivent [II-347] pas de binage, on pouvait non-seulement soutenir, mais encore accroître sa fertilité; on est parvenu ainsi à doubler, à tripler sa puissance productive : n'est-il pas évident que, par cet artifice, le cultivateur a doublé et triplé le pouvoir et la liberté de son art?

C'était peu, pour entretenir l'activité de la terre, que de lui donner chaque année de nouvelles plantes à nourrir; il fallait lui restituer annuellement par des engrais la substance nutritive que lui enlevaient annuellement les récoltes. On a remarqué qu'en faisant consommer une partie de ces récoltes par des bestiaux, on pouvait non-seulement les recouvrer avec bénéfice sous la forme de produits animaux, de lait, de beurre, de laine, de viande grasse, mais encore obtenir des engrais suffisans pour tenir son domaine dans un état permanent et même croissant de fécondité. Par là le sol est devenu en quelque sorte inépuisable, et le cultivateur s'est trouvé avoir vaincu l'un des plus grands obstacles que la nature avait mis à l'exercice de son art : n'est-il pas visible que, par ce moyen, il en a rendu l'exercice infiniment plus libre?

Une eau courante passait sans fruit dans le voisinage d'une exploitation rurale. Le propriétaire, la prenant à son point le plus élevé, a examiné quelle était la partie la plus élevée de son domaine où il pouvait la conduire. Par des irrigations [II-3487] habiles, il l'a fait descendre de la dans les parties inférieures de sa propriété. En même temps, il est resté maître absolu du point où il l'était allé prendre; il s'est ménagé les moyens de l'introduire et de l'évacuer en quelque sorte à commandement; il peut ainsi, à tous les instans, procurer à son terrain le degré d'humidité désirable: peut-on douter que, par ce nouvel art, il ne soit devenu beaucoup plus libre de le féconder? Il dépend peut-être de lui de faire plusieurs récoltes où auparavant il n'en faisait qu'une; de faire croître une herbe touffue où l'on ne voyait qu'un sable aride; il est possible qu'il ait décuplé le pouvoir productif de son terrain, qu'il lui ait donné toute la fertilité qu'il possède.

Combien encore le cultivateur n'a-t-il pas accru son pouvoir par les notions que l'expérience lui a fournies sur les moyens de multiplier, de varier, de perfectionner les espèces d'animaux et de végétaux que l'objet de son art est de produire? Il peut par des semis, par des entes, par des croisemens de races, par une suite de soins intelligens et assidus, obtenir des variétés nouvelles, perfectionner les espèces anciennes, les rendre toutes plus propres aux divers services qu'il en veut tirer. Doutera-t-on qu'un tel pouvoir ne rende son industrie plus libre? N'est-il pas évident qu'à égalité de dépense le cultivateur qui sait faire porter à ses [II-349] troupeaux de la laine superfine, à ses arbres des fruits savoureux, est plus libre que celui qui ne peut tirer de ses troupeaux que de la laine grossière, et de ses arbres que des fruits amers ? N'est-il pas évident que celui qui, pour les mêmes frais, peut élever pour la boucherie des bœufs du poids de mille livres est plus libre que celui qui n'en peut élever que du poids de huit cents? On dit qu'à force de soins et d'intelligence les Anglais, depuis un siècle, sont parvenus à doubler le poids de leurs bêtes à graisse : n'est-ce pas dire que, sous ce rapport, ils ont moitié plus de liberté qu'ils n'en avaient il y a cent ans? On lit dans une histoire curieuse qu'aux quatorzième et quinzième siècles les jardiniers de la banlieue de Paris n'avaient à vendre aux Parisiens que des poires de caillot, de hartiveau, de Saint-Rieul, d'angoisse, toutes connues par leur âcreté; de méchantes pommes rouges, dites blanduriau d'Auvergne; un fruit appelé jorraise, fort aigre, et qui n'est plus en usage; des cormilles, des nèfles, des alises, des prunelles de haie, dès gratte-culs, comme s'exprime l'Académie française, et quelques fruits à peu près aussi savoureux [142] : est-il besoin, pour voir ce que leurs successeurs ont acquis de puissance, de comparer ces fruits à ceux qui couvrent maintenant les marchés de Paris?

[II-350]

Il n'est donc pas douteux que nous n'ayons recueilli sur l'art agricole une masse de notions très-propres à en diriger l'exercice et à le rendre plus fructueux. Mais ces notions, comment les avons-nous acquises? Est-ce théoriquement? Les avons-nous puisées dans la connaissance des lois générales qui gouvernent les phénomènes de la vie animale et végétative? Non; l'agriculteur s'est dirigé sur l'observation de faits partiels, isolés, dont il ignorait les causes, et l'industrie agricole a été, plus qu'aucune autre, un art créé empiriquement.

C'est empiriquement qu'on a découvert dans quel ordre les plantes aimaient à se succéder, et quel était, dans chaque nature de terrain, l'assolement le plus favorable. C'est empiriquement qu'on a appris que l'eau favorisait le travail de la végétation, que telle eau était plus fécondante que telle autre, que le procédé de l'irrigation n'était pas également utile dans tous les terrains, dans tous les temps, à toutes les heures du jour. C'est empiriquement que les Anglais ont obtenu tant de bons types d'animaux et de végétaux; qu'ils ont réussi à créer des espèces si variées et si précieuses de pommes de terre, de carottes, de navets, de turneps; qu'ils ont recueilli jusqu'à deux cents variétés de froment; qu'ils sont parvenus à faire d'excellens chevaux pour la selle, et d'autres trait; des vaches pour le lait, et d'autres pour [II-351] donner des veaux de grosse taille; des moutons à suif, d'autres à laine, d'autres à petits os et à membres charnus; des cochons bas, mais longs et larges, paissant l'herbe des prés comme des moutons, et s'engraissant presque sans dépense; en un mot des bestiaux non-seulement très-appropriés à leurs destinations diverses, mais très-faciles à élever, et pouvant donner souvent, pour les mêmes frais, des profits trois fois plus considérables [143] .

Bakewell et Culley ont opéré leurs prodiges sans connaître les lois générales que la vie observe dans la production des animaux; et les physiologistes qui les ont aidés de leurs lumières auraient eux-mêmes très-probablement été fort embarrassés de ramener à des principes généraux les observations particulières sur lesquelles étaient fondés leurs conseils. Les uns et les autres n'ont réussi à obtenir tant d'utiles perfectionnemens dans les diverses races d'animaux domestiques sur lesquels ils ont agi que par une suite d'expériences, faites sans doute d'après des indications fournies par la nature, d'après des faits observés, mais d'après des faits dont ils ignoraient la cause génératrice, et dont ils auraient eu grand peine à écrire la loi.

On en peut dire autant de la plupart des améliorations qui ont été opérées dans les diverses [II-352] branches de l'art agricole: elles ont été obtenues par les expériences de la pratique bien plus que par les spéculations de la théorie.

Suivant M. de Dombasle, l'analyse chimique ne fournit les moyens de déterminer avec sûreté ni la valeur nutritive des diverses substances végétales qui sont employées à la nourriture des bestiaux, ni celle des divers engrais qui servent à la nourriture des plantes, ni en général les propriétés du sol relativement à l'agriculture et les moyens d'accroître sa fertilité.

De ce qu'on a découvert par l'analyse, dit-il, que telle substance contient tant d'amidon, de mucilage, de sucre, de gluten, d'albumine, on n'en peut pas conclure qu'elle est nutritive à tel ou tel degré; de ce que telle substance reste insoluble lorsque nous la soumettons, dans une capsule, à l'action de l'eau ou de tout autre agent chimique, il ne s'ensuit pas qu'elle se conduira de la même manière quand elle sera soumise à l'action des organes digestifs.

Plusieurs faits, poursuit M. de Dombasle, peuvent faire présumer que certains engrais forment pour les plantes un aliment bien plus nutritif que d'autres; mais l'étendue de cette différence nous est entièrement inconnue; nous manquons de faits pour déterminer, même vaguement, la propriété nutritive de presque tous ces composés.

L'analyse chimique, continue le même agronome, [II-353] en déterminant la nature et les proportions des parties constituantes d'un sol, apprend peu de choses sur ses propriétés relatives à l'agriculture. La physique offre des moyens un peu plus sûrs de juger de sa fécondité. Mais un cultivateur expérimenté, par une observation attentive sur le terrain, en juge beaucoup plus sûrement encore, et l'emploi de ce moyen lui en apprendra plus sur la bonté d'une ferme en une demi-journée, que n'en apprendront au chimiste et au physicien six mois d'expériences faites dans le laboratoire [144] .

Il paraît qu'en général les services que l'agriculture a reçus de la chimie et de la physique sont loin de répondre à ceux qu'elle en avait attendus. Ces sciences, qui ont été si éminemment utiles aux arts qui créent des produits inorganiques, l'ont été bien moins à celui qui se propose d'obtenir des produits végétaux et animaux. Celles qui s'occupent de la structure et des fonctions des corps vivans n'ont pas mieux réussi que celles qui étudient les lois de la matière inerte à rattacher les procédés de l'art agricole à des principes fixes de théorie. Toutes lui ont fourni quelque secours sans doute : M. de Dombasle cite un certain nombre de cas où les recherches analytiques sur la nature du sol peuvent être utiles au cultivateur en lui [II-354] offrant le moyen de reconnaître s'il y a dans son terrain de certains élémens dont la présence exigerait qu'il le soumît à un traitement particulier, Je vois ailleurs que la découverte du système sexuel des plantes par Linnée, qui a permis d'opérer entre elles des croisemens en faisant tomber le pollen qui se détache des organes mâles d'une espèce dans les organes femelles d'une autre, a offert par cela même à l'agriculteur un moyen d'obtenir des variétés importantes et nombreuses. Il est sûrement beaucoup d'autres cas où la science a fourni d'utiles inspirations à l'art. Mais le nombre de ces inspirations est petit en comparaison de celles qu'il a puisées dans ses propres expériences; et.il y a même à ajouter que ce n'est qu'en partant des faits positifs de l'art que les hommes instruits ont pu faire de bonnes applications de la science, et qu'ici comme partout la bonne méthode est d'aller de la pratique à la théorie, et non de la théorie à la pratique.

§ 5. Si, poursuivant le cours de nos observations, nous voulons examiner maintenant comment agissent ici les habitudes morales, nous aurons occasion de remarquer que cet ordre de moyens, de même que les précédens, y est aussi essentiel que dans les autres industries, et tout à la fois qu'il s'y développe avec plus de peine. On observera pourtant [II-355] que la difficulté que les mœurs de l'agriculteur éprouvent à se former tient à une cause différente de celles qui ont été signalées dans les deux derniers paragraphes comme contraires à ses progrès dans ce qui tient à l'art et aux affaires. Ce qui retarde le progrès de ses moeurs, ce n'est ni la nature de l'instrument dont il se sert, ni celle des for. ces spéciales qu'il emploie, c'est l'isolement où son art le force de vivre, circonstance que nous avons déjà présentée plus haut (§ 2) comme mettant obstacle à ses progrès de toute espèce. Au reste, il peut être vrai que la situation des cultivateurs retarde le perfectionnement de leurs moeurs sans qu'il soit moins certain que le perfectionnement de leurs mœurs est indispensable aux succès de l'art qu'ils exercent. Ainsi, par exemple, il n'est pas douteux que la distance où ils sont les uns des autres ne soit peu propre à stimuler leur activité. Il n'est personne qui n'ait remarqué combien les ouvriers de la ville ont leur temps mieux rempli que ceux de la campagne; combien leurs mouvemens sont plus vifs, leurs travaux plus accélérés; combien, dans un temps donné, ils font plus de besogne. Cette différence, dans le degré de diligence et de célérité que déploient ces deux classes de travailleurs, est d'autant plus frappante qu’on passe d'une campagne plus arriérée et plus déserte dans une ville plus populeuse [II-356] et plus avancée. Cependant, de ce que l'ouvrier des champs, qui n'est pas excité comme celui de la ville par la présence d'une population nombreuse et animée au travail, fait ordinairement son ouvrage avec un peu de lenteur et de nonchalance, il ne s'ensuit sûrement pas que l'ardeur et l'activité de la ville ne fussent très-bonnes à introduire dans les travaux de la campagne.

Il est pareillement indubitable que la situation où l'agriculture place ses agens n'est pas faite pour éveiller et entretenir entre eux l'émulation. Elle les éparpille en effet, tandis que la fabrication ramasse, concentre les siens, et en les rapprochant, en les mettant en contact, fait qu'ils rivalisent entre eux et qu'ils s'excitent mutuellement à donner à leur industrie tout le développement, toute la perfection dont elle est susceptible. Mais si l'agriculture est peu favorable à l'émulation, il n'y a pas moyen de douter que l'émulation ne fût très-favorable à l'agriculture, et qu'un des meilleurs moyens de pousser cette industrie ne fût de mettre ses agens en communication, et de leur inspirer le désir de s'imiter, de se surpasser les uns les autres dans tout ce qu'ils font de bien. On sait à quel point les fêtes et réunions agricoles en usage dans. . plusieurs comtés de l'Angleterre y ont favorisé la propagation des bonnes méthodes de culture. Le même usage, récemment introduit dans l'un de [II-357] nos départemens par M. de Dombasle, commence à y produire les effets les plus heureux [145] .

Les personnes qui ont vécu alternativement aux champs et à la ville, parmi des campagnards et des citadins, ont pu remarquer que dans les maisons de la ville les provisions de toute espèce sont ordinairement mieux ménagées, les meubles et les vêtemens mieux tenus, les dépenses mieux réglées, qu'il y règne en général plus d'économie et d'ordre. Et, néanmoins, peut-on dire que l'habitant de la campagne ait moins besoin d'ordre et d'économie que celui de la ville? Ne semble-t-il pas, au contraire, que moins l'art que le cultivateur exerce est propre à l'enrichir, et plus il aurait besoin de mettre à profit toutes ses ressources ?

La campagne n'est pas ordinairement le séjour de l'élégance et du goût. La même cause qui y prévient le développement de l'activité et de plusieurs autres qualités morales empêche aussi qu'on y ressente avec une certaine vivacité ce désir d'être bien, de plaire, d'attirer l'attention, qui est à la ville la source de tant de perfectionnemens, et par suite qu'on y donne beaucoup de soins, non-seulement [II-358] à sa personne, mais à son habitation, à sa ferme ; qu'on y rivalise à qui aura les champs les mieux tenus, les plus propres, les mieux ornés. Et pourtant qui ne sent combien ce sentiment serait fait pour hâter les progrès de l'agriculture ? Qui sait pour combien il est entré dans ceux qu'elle a déjà faits, et pour combien il entrera dans ceux qui lui restent à faire ? N'est-ce pas en bonne partie à ce désir de se distinguer qu'il faut attribuer l'industrie, la méthode, le bon ordre, la propreté recherchée, qui sont si sensibles, dit-on, dans les fermes anglaises [146] ? les magnifiques plantations d'arbres dont les fermiers flamands entourent leurs champs et enveloppent leurs maisons ? les fleurs si recherchées et si variées qu'ils cultivent auprès de leurs demeures [147] ?

Je n'ai pas noté un vice ou une vertu propre à étendre ou à restreindre les pouvoirs du travail en [II-359] général, qui ne manifeste les mêmes effets dans l'agriculture.

Combien, par exemple, ne lui a pas nui le mépris que de certaines classes ont si long-temps affecté pour les professions utiles ? Si ce travers de mœurs a mis de grands obstacles aux progrès de tous les arts, il en a opposé de particuliers à l'industrie agricole. C'est par lui que cette industrie a été si long-temps livrée à la misère, à l'ignorance et à l'apathie. Ce vice a été cause que les détenteurs du sol, au lieu de le faire valoir par eux-mêmes, se sont déchargés du soin de le cultiver d'abord sur des esclaves, puis sur des métayers, puis sur des fermiers, et qu'ainsi la terre s'est trouvée placée presque en tous lieux entre des propriétaires qui n'étaient pas cultivateurs et des cultivateurs qui n'étaient pas propriétaires. Par-là, l'agriculture a été, pour ainsi dire, réduite à l’impossibilité de faire des progrès. Par qui, en effet, aurait-elle pu être avancée? Par les propriétaires ? ils.ne s'en occupaient point. Par les cultivateurs ? outre qu'ils manquaient des ressources et des connaissances nécessaires, ils n'avaient que peu ou point d'intérêt à la perfectionner : esclaves, leur intérêt évident était de travailler le moins possible; métayers, leur intérêt, en tâchant de tirer le plus possible du sol, était de ne pas lui faire sur leurs épargnes des avances qu'ils perdraient [II-360] entièrement s'ils étaient renvoyés, et dont le profit, dans tous les cas, irait par moitié au propriétaire; fermiers, leur intérêt était de ne lui faire que les avances dans lesquelles ils pouvaient se promettre de rentrer avec bénéfice avant l'expiration du bail: Il est vrai qu'en étendant la durée des baux, en rendant la condition des fermiers moins précaire, il était possible de les intéresser à faire de plus grandes améliorations; mais quel système de fermages pouvait les exciter à faire à la terre toutes les améliorations qu'elle était susceptible de recevoir; quel système de fermages pouvait leur inspirer, pour un bien qui devait tôt ou tard leur être retiré, l'intérêt et l'affection du propriétaire ?

Pour se faire une idée du mal que le mépris du travail a fait à l'agriculture en séparant l'intérêt de l'exploitation de celui de la propriété, il n'y a qu'à considérer un peu où en seraient les industries manufacturière et commerciale, si, à l'exemple des possesseurs de terre, les propriétaires de fabriques et de maisons de commerce avaient voulu se décharger sur des fermiers, sur des métayers, sur des esclaves, du soin de faire prospérer leurs établissemens. Il y avait, il est vrai, dans la nature de l'industrie agricole des raisons pour qu'elle ne fît pas les mêmes progrès que la fabrication et le voiturage; mais si cette industrie est restée autant en arrière des deux [II-361] autres, c'est en grande partie par l'effet du vice que je signale; c'est parce que la terre, moins heureuse que les fabriques et les maisons de commerce, a eu généralement pour maîtres des hommes voués d'abord à la guerre, plus tard à l'intrigue, et dans tous les temps à l'oisiveté et à la dissipation, lesquels hommes, en prenant toutes les précautions imaginables pour que jamais elle ne sortît de leurs mains, ont toujours dédaigné de la faire valoir, et en ont abandonné la culture à des gens pauvres, ignorans, sans intérêt à bien faire, et dont, par-dessus le marché, ils ont découragé de mille manières l'industrie à l'activité.

Après le mépris du travail, peu de vices ont été plus funestes à l'art agricole que l'amour du faste. Ce vice a diverses manières de nuire à la culture du sol : il s'oppose à la division des propriétés trop grandes ; il soustrait à l'agriculture d'immenses terrains ; il lui enlève des capitaux non moins considérables; il est cause à la fois que beaucoup de terres restent en friche, et que beaucoup d'autres sont mal cultivées. Un propriétaire fastueux ne vise pas à avoir l'étendue de terrain qu'il est capable de mettre en rapport, il vise à avoir le plus de terre possible ; il ne s'agit pas pour lui de culture, il s'agit d'ostentation, de domination. Il aimerait mieux ne régner que sur des landes que d'avoir un domaine trop circonscrit. Le vice de cet homme [II-362] ne s'oppose pas seulement à ce que la terre se divise ainsi que le demanderait l'intérêt de l’art, sa manie le pousse à dérober beaucoup de terres au travail de la charrue. Il sacrifie à la représentation la partie la meilleure et quelquefois la plus considérable de sa propriété ; il convertit ses champs en avenues, en cours d'honneur, en parcs et en jardins de luxe ; il laisse, pour le seul plaisir de la chasse, des espaces immenses en forêts. Sa passion ne lui permet pas de faire de son argent un usage plus judicieux que de sa terre; dans ses dépenses, il vise surtout à l'effet; il décore à grands frais son château, et laisse tomber en ruines ses bâtimens d'exploitation ; il a des statues dans ses jardins, et manque d'instrumens de culture dans ses fermes; il fait sabler les allées de son parc, et ses fermiers ne communiquent avec la voie publique que par des ravins. Sous l'influence de la passion qui le domine, la terre prend un aspect de tristesse et de stérilité. Pour quelques parties qui sont plantées, bâties, cultivées avec quelque soin, tout le reste est dans un état de nudité, de délabrement et de misère.

Si le faste des grands propriétaires cause de si notables dommages à l'agriculture, l'insouciance des petits cultivateurs ne lui fait pas quelquefois moins de mal; tandis que les premiers sacrifient tout à l'ostentation, les seconds ne font presque rien [II-363] pour le bien-être. Le marquis d'Argenson remarquait particulièrement deux choses dans nos campagnes, il y a près d'un siècle : l'extrême malpropreté des particuliers, et la négligence encore plus grande avec laquelle on entretenait les choses à l'usage du public.

« Sur le fait de la propreté, di. sait-il, il est à naître que vous voyiez une seule maison que l'habitant se soit avisé de tenir nette, où il mette en ordre et approprie chaque chose, comme cela se pratique en Hollande. En nos pays taillables, je n'en ai pas vu une seule; tout a un air déguenillé. Il semble que ce soit une chose bien abstraite que l'ordre et la netteté.... Pour ce qui est de l'indifférence à la chose publique, à laquelle on est soi-même si fort intéressé, c'est encore un plus grand sujet de surprise : cela va jusqu’à hair le bien général. »

Ce qui étonnait surtout M. d'Argenson, c'était l'état où les habitans de chaque village consentaient à laisser leurs chemins.

« Comment, se demandait-il, un bourgeois ne s'avise-t-il pas de rétablir un pavé devant sa porte, au lieu d'une mare où il se noie ? Comment ne débarrasse-t-il pas la rue des épines et des ordures ? Comment cinq ou six manans ne se disent-ils pas sAccommodons proprement, à nos heures perdues, cette place, ce passage, ce petit pont [148] ? »

[II-364]

Ces réflexions judicieuses, écrites en 1735, auraient encore en 1829 le mérite de l'à-propos. Il est toujours à naitre dans nos communes rurales, surtout dans quelques départemens du centre de la France, que vous voyiez des maisons que les habitans s'avisent de tenir nettes. Les meilleures et les plus apparentes sont encore indignement tenues; on y manque des meubles les plus indispensables; nulle commodité, nul goût, nulle propreté; des jardins à peine clos, à peine tracés; aucune plantation, point d'ombrage ; des cours où les chardons, les ronces, les orties croissent parmi des pierres, des copeaux, de la paille, du fumier, des ordures, des troncs d'arbres qui y sont confusément épars, et parmi lesquels se dessinent irrégulièrement d’étroits sentiers qui s'y sont frayés par l'usage. Au dehors, et pour communiquer de maison à maison, non pas des rues, mais des cloaques; pour chemins vicinaux, des ravins, des précipices, de vrais casse-cou. Voilà, dans une bonne partie de ce que nous appelons la belle France, l'aspect général des communes rurales et des maisons qu'elles renferment.

Du temps du marquis d'Argenson, les habitans des campagnes, pour s'excuser d'être si sales, disaient que la propreté leur donnerait un air d'aisance qui ferait bientôt doubler la taille; et ce ministre honnête homme avait la bonne foi de [II-365] convenir qu'ils pouvaient bien avoir raison. Il les trouvait en conséquence excusables. C'était peut-être sé montrer bien indulgent. Des hommes ne semblent-ils pas impardonnables, qui, par crainte des impôts, n'osent se tirer de l'ordure et se mettre en une situation moins indigne de l'humanité? Des hommes dignes de ce nom savent s'affranchir de la misère, et défendre leur aisance contre les impôts exorbitans; de tels hommes travaillent sans relâche à s'arranger, à se décrasser; ils purifient leurs demeures; ils en écartent les reptiles venimeux, les insectes incommodes, et ils apprennent aussi à se défendre contre cette autre espèce bien plus redoutable de vermine qui se nourrit de rapines et d'extorsions.

Mais ce n'est pas seulement, il faut en convenir, la crainte des taxes injustes qui empêche l'habitant des campagnes, en de certains pays, de tenir proprement ses champs, son jardin, sa demeure, ainsi que les choses dont il jouit en commun avec ses voisins; c'est aussi l'incurie, la paresse, le défaut de goût, l'absence de dignité morale. Né dans l'ordure, il s'est accoutumé à cet état, ou, s'il lui répugne, il lui répugne moins que les efforts qu'il lui faudrait faire pour en sortir. Il ne sent point, ou ne sent que très-faiblement ce besoin d'améliorer sa condition, dont j'ai fait ailleurs [II-366] l'apologie, et que j'ai appelé amour du bien-être. (V. ch. xiv, p. 96 et suiv.)

Cette passion, si favorable au progrès de toutes les industries, est de nature à exercer sur celle de l'agriculteur l'influence la plus salutaire. Le propriétaire qui en est animé ne se décharge pas sur des étrangers du soin de cultiver son héritage : il le fait valoir de ses propres mains. Il ne vise pas à s'agrandir outre mesure : il ne veut avoir que l’étendue de terrain qu'il se sent en état de bien exploiter. Il n'est pas ennemi de ce qui peut rendre son domaine agréable, car son premier désir est d'être bien : mais, par cela même qu'il aspire à le rendre agréable, il veut d'abord qu'il soit productif, et, dans ses efforts pour l'embellir, il tend tou. jours à l'améliorer. En même temps qu'il décore ses bâtimens, il s'efforce de les approprier à l'objet de son entreprise; ce qui contribue à l'ornement de ses jardins tend presque toujours à les rendre plus productifs ; il consent qu'on y sème des gazons, mais 530.à condition de les faire servir de pâturages; il n'en exclut pas les arbres d'agrément, mais il y admet de préférence les arbres fruitiers ; les sentiers qu'il trace pour se promener servent en même temps à la commodité de la culture ; les plantations d'arbres forestiers qu'il exécute autour de ses champs lui permettent de défricher ses forêts. [II-367] Comme le propriétaire fastueux, il ne cherche, si l'on veut, que sa satisfaction, mais il calcule mieux ses jouissances; et, tandis que le dernier se ruine pour de faux plaisirs, il sait, en faisant son bonheur, travailler encore à sa fortune. Non-seulement la passion qu'il éprouve imprime une meilleure direction à l'usage de ses forces et de ses ressources, mais elle stimule son activité, elle éveille son intelligence, elle anime son courage; elle lui inspire des idées d'ordre, d'économie et de propreté : il lui suffit' en quelque sorte de ce sentiment pour éprouver tous ceux que l'exercice de son art réclame.

On voit comment les habitudes privées tendent à accroître les pouvoirs de l'industrie agricole. Si cette industrie paraît peu propre à hâter le progrès de ces habitudes, il est indubitable que ces habitudes sont très-propres à accélérer le développement de cette industrie. Il se peut bien que toutes ne lui soient pas également nécessaires; qu'elle ne réclame pas précisément les mêmes que tel autre ordre de travaux; qu'elle n'exige pas autant de frugalité que les professions littéraires, le même genre de courage que le métier de marin, de mineur, de couvreur, etc. Mais si elle ne met pas également à contribution toutes les vertus privées, ou si elle ne les emploie pas toutes de la même manière, il n'en est probablement pas dont [II-368] elle ne puisse tirer quelque parti, et qui ne soit de nature à devenir pour elle un élément de puissance.

§ 6. On peut dire de même qu'il n'est pas de bonne habitude sociale qui n'ait pour effet d'étendre sa liberté. Il est vrai qu'elle n'a pas été plus favorable au développement de ce nouvel ordre de moyens qu'à celui de tous les autres; que, bien que l'isolement de ses agens ait pu les préserver long-temps de la contagion de certaines injustices, il s'en faut qu'il ait contribué à avancer leur éducation comme citoyens; que le seul effet de cet isolement a été de les laisser şans esprit public, sans sympathies communes; que lorsqu'ils ont été appelés à exprimer des vœux collectifs, ils ont été loin de se montrer plus avancés que les autres classes de travailleurs ;. qu'ils paraissent au contraire avoir toujours été, politiquement comme sous les autres rapports, en arrière de la plupart des professions qui entrent dans l'économie sociale... Mais, s'il est certain que la morale de relation, comme les habitudes privées, comme les connaissances techniques, comme l'esprit de spéculation et le talent des affaires, est plus retardée parmi les agriculteurs que dans les autres classes d'industrieux, il est pareillement indubitable que, pour cet ordre de travailleurs comme pour tous, [II-369] elle est un des moyens de liberté les plus indispensables.

J'ai dit qu'il n'y avait pour nulle industrie de vraie liberté possible que là où les hommes, dans leurs rapports mutuels, savaient s'abstenir de toute entreprise frauduleuse ou violente contre la personne, la fortune ou les facultés les uns des autres. Cette proposition est vraie pour l'art agricole comme pour tous les arts. Qu'ai-je besoin de dire, par exemple, qu'il n'y aurait pas d'agriculture possible là où l'appropriation des terres ne serait pas respectée, là où chacun voudrait s'emparer du champ qui serait à sa convenance? N'est-il pas évident que la liberté de cultiver le sol serait matériellement détruite par les violences continuelles auxquelles on serait exposé, qu'elle le serait moralement par le découragement qui résulterait de ces violences, et par l'état de barbarie où l'agriculture tomberait? Il n'est pas douteux que l'on ne perdît à la fois la volonté et la capacité de féconder un champ qu'on n'aurait pas la certitude de conserver. L'infaillible moyen de rendre la terre inculte et de faire du monde une solitude serait de mettre en vigueur, si la chose était humainement possible, la fameuse maxime de Rousseau, que les fruits sont à tous, et que la terre n'est à personne. De l'action de s'entre-dépouiller violemment de [II-370] ses propriétés à celle de commettre furtivement sur les champs les uns des autres quelque dégât ou quelque larcin, la distance est grande sans doute, et l'on sent que la liberté de la culture ne serait pas également attaquée par des actes d'une gravité si différente. Cependant, de quelque manière qu'on attente réciproquement à ses propriétés rurales, il est clair que l'on s'ôte plus ou moins les uns aux autres la faculté de les faire valoir, et que l'impuissance d'agir à laquelle on se réduit est d'autant plus grande, que le mal que l'on se fait est plus grave, et qu'il en résulte pour chacun plus de découragement.

Ainsi la liberté de l'agriculture n'existe point ou n'existe que d'une manière fort imparfaite là où les récoltes ne sont pas en pleine sûreté dans les champs; là où les propriétaires voisins cherchent à empiéter les uns sur les autres; là où l'on ne se fait pas scrupule de franchir ou d'enfoncer les clôtures, et de se frayer, à travers champs, un chemin pour abréger sa route; là où la terre est sujette à des droits de parcours et de vaine pâture, et où l'on n'est pas maître de son bien pendant une portion de l'année [149] ; là où certains propriétaires, [II-371] pour se donner le plaisir de la chasse, prétendent avoir le privilège d'élever dans leurs bois des animaux malfaisans, et ne pas même laisser aux cultivateurs dont les récoltes sont dévastées par ces animaux la faculté de les détruire. On sait que nos anciennes lois sur la chasse défendaient aux roturiers de tuer les bêtes noires et rousses qui entraient dans leurs héritages. Ils pouvaient bien les chasser avec des pierres ; mais ils devaient soigneusement éviter de leur faire aucun mal : risquer de les tuer eût été commettre un délit grave [150] . Les choses, de nos jours, ont fait à cet égard quelques progrès. Il paraît qu'à cette heure les paysans logés dans le voisinage des forêts peuvent, sans encourir de punition, tirer sur les loups qui viennent égorger leurs troupeaux, et même sur les sangliers qui dévastent leurs récoltes. Cependant ce que nous avons gagné sur ce point n'est peut-être pas aussi considérable qu'on pourrait le supposer: on a vu, en 1817, sept communes rurales de l'arrondissement de Senlis réclamer [II-372] vainement la faculté de faire des battues pour repousser l'invasion d'une multitude de sangliers logés dans les forêts d’Alatte et de Chantilly, et qui venaient commettre dans leurs champs d'horribles dégâts [151] . On sent que la liberté de l'agriculture se concilie assez mal avec ce reste de respect pour les bêtes noires et rousses, et en général avec tous les excès particuliers que je viens d'énumérer.

Elle ne s'accommode pas mieux de la prétention élevée par la généralité des cultivateurs d'exclure les agriculteurs étrangers du marché national, et de vendre leurs produits à un prix de monopole. Outre qu'une telle prétention les expose à une multitude de représailles fâcheuses, et ne leur permet de vendre plus cher leurs produits qu'en les obligeant à payer plus cher tous les objets de leur consommation, elle a pour effet de ralentir, sous tous les rapports, le développement de leur activité et de leur intelligence. Ce n'est pas sans regret que nous voyons M. de Dombasle prêter l'appui de sa haute raison et de son caractère honorable à un ordre de demandes qui semble à la fois si peu juste et si peu éclairé [152] . Suivant lui, notre agriculture, [II-373] arriérée comme elle l'est, n'a de moyens de se soutenir et d'avancer qu'en écartant la concurrence étrangère et en nous vendant ses produits au-dessus de leur vraie valeur. Mais la question, à part même toute idée de justice, est précisément de savoir si cette pratique est favorable à ses progrès. J'avoue que cette question me semble peu approfondie par M. de Dombasle. Cel habile agronome se borne, pour ainsi dire, à poser : en fait ce qui est en question, savoir que, dans l'état où la production agricole se trouve parmi nous, les prohibitions sont un encouragement indispensable. Mais les agriculteurs se procurent-ils par les prohibitions un véritable encouragement? S'encouragent-ils en s'exposant à des représailles? S'encouragent-ils en faisant écarter des marchés étrangers ceux de leurs produits qu'ils pourraient y vendre avantageusement? S'encouragent-ils en autorisant tous les producteurs nationaux à former des prétentions pareilles aux leurs et à leur vendre leurs produits plus qu'ils ne valent? S'encouragent-ils en se mettant dans le cas de payer le fer, les outils, la main-d'ouvre et tout ce dont ils ont besoin beaucoup plus qu'ils ne feraient hors d'un système dont l'effet est de tout enchérir? S'encouragent-ils en se délivrant des seules concurrences qui pourraient les tirer de leur sommeil léthargique? En écartant d'eux cet utile aiguillon font-ils autre [II-374] chose que s'encourager à la paresse, à la routine, à la persistance dans de fausses directions et dans des procédés vicieux? N'est-il pas honteux que notre agriculture ne puisse soutenir la concurrence de pays placés, sous le rapport de la production agricole, M. de Dombasle l'avoue [153] , dans des situations analogues à la nôtre, souvent moins favorables, et chez plusieurs desquels l'agriculture sé trouve grevée d'impôts beaucoup plus onéreux que chez nous ? Doit-on des encouragemens à des éleveurs de bestiaux qui, malgré l'appui de droits très-forts, ne peuvent lutter contre ces pays qu'avec désavantage? Ou plutôt l'encouragement qu'on leur doit n'est-il pas celui d'un régime de liberté qui fasse à leur apathie une salutaire violence, et qui les force enfin de songer à perfectionner leur industrie ? Comment un homme qui a cherché à introduire dans notre agriculture tant d’utiles perfectionnemens semble-t-il écarter comme fâcheux celui d'un système de liberté et de justice? Il importe sans doute d'apporter dans l'adoption de ce système la même réserve que dans celle de tout autre ordre d'innovations; mais s'il n'y faut avancer qu'avec prudence, il y faut pourtant avancer, et de toutes les acquisitions qu'ont besoin de faire les cultivateurs, ainsi que les autres classes d'industrieux, [II-375] l'une des plus urgentes est sans contredit celle d'un ordre d'idées et d'habitudes civiles qui, en leur faisant désirer l'établissement progressif d'un système général de concurrence, tende à les placer dans une situation où ils soient plus stimulés à bien faire, et où ils en aient davantage lési moyens.

Si donc la liberté des cultivateurs se lie étroitement à la bonté de leur morale privée, elle ne dépend pas d'une manière moins immédiate du perfectionnement de leurs habitudes sociales, et en général des progrès qu'a faits en eux et parmi tous les hommes le respect des droits et de la propriété d'autrui. Plus ce respect est grand et universel, plus les propriétés rurales sont à l'abri d'atteinte; plus chacun, en s'efforçant de tirer le meilleur parti possible de son champ, est disposé à laisser les autres en agir de même, et à admettre la concurrence générale des autres cultivateurs, et plus il y a de liberté agricole.

Ajoutons néanmoins que, pour que cette liberté soit entière, il ne suffit pas d'éprouver comme individu le respect dont je parle ici, et qu'il faut encore s'être accoutumé à le sentir comme public. II peut y avoir en effet, et il y a ordinairement une différence assez grande entre les sentimens que manifestent à cet égard les habitans d'un pays, quand ils sont isolés, et quand ils agissent en commmun. [II-376] Isolément, des cultivateurs ne concevraient pas même la pensée de contraindre leurs voisins à acheter leurs denrées plutôt que des denrées de provenance étrangère, tandis que, réunis en assemblée législative, ils ne feront probablement aucune façon d'exclure du commerce intérieur les laines, les grains, les bestiaux étrangers. Individuellement, nous ne nous permettons aucune entreprise violente sur la terre d'autrui ; tandis que, socialement et en nom collectif, nous nous arrogeons encore une autorité fort étendue sur les possessions particulières. La société s'est long-temps attribué le droit de prononcer des confiscations. Il lui est quelquefois arrivé de dépouiller des classes entières de leurs héritages. A plus forte raison ne craint-elle pas de commettre de moindres attentats. En France, par exemple, et de notre temps, elle trouve tout simple de s'emparer des mines, des carrières, des salines, des salpétrières, qu’un particulier peut posséder dans son fonds; elle en adjuge l'exploitation à qui il lui plaît; elle la refuse au propriétaire si bon lui semble; elle défend au propriétaire d'un champ d'ouvrir sans sa participation la mine qu'il a sur son propre fonds, et, sans la participation du propriétaire, elle fait fouiller, elle fait bouleverser son terrain pour y chercher une mine [154] . Si je possède un terrain [II-377] tourbeux, je n'en peux extraire la tourbe qu'avec son autorisation [155] . Veut-elle ouvrir ou continuer, un canal, une route; plutôt que de faire le moindre détour, elle coupe en deux mon enclos; elle abat mes arbres, mes bâtimens, mes clôtures. C'est elle qui préside à l'exploitation de mes bois, à l'éducation de mes troupeaux, au choix de mes récoltes. Elle me fait défense de défricher ma forêt sans sa permission, d'y abattre des arbres de haute futaie sans prévenir ses agens forestiers six mois à. l'avance. Dans l'intervalle, elle choisit ceux de ces, arbres qu'il lui plaît de réserver pour sa marine; et si, un an après les avoir fait couper, équarrir et porter en un certain lieu, il ne lui convient plus de les garder, elle me permet d'en disposer, et, me laisse le soin de m'en défaire [156] . Où j'aurais voulu semer de la luzerne, elle m'ordonnait il n'y a pas long-temps de faire du blé [157] . Où j'avais, envie de faire du blé, elle m'a prescrit un peu [II-378] plus tard de semer des betteraves [158] . Il m'est encore sévèrement défendu de planter mon champ de tabac sans qu'elle m'y ait autorisé. Si je veux faire châtrer mes béliers [159] ou hongrer mon cheval [160] , il faut que j'appelle ses commissaires. Je ne peux destiner mon étalon à la monte si je ne l'ai fait approuver par eux, ni l'employer plus d'un an à ce genre de service sans le soumettre à une inspection nouvelle [161] . Voilà comment la société en agit à l'égard de mes biens ruraux. Le respect que nous avons pour ces biens comme individus, nous nous en dispensons cavalièrement comme corps politique. A la différence d'autres sociétés, et par exemple de la société anglaise, qui ne prend point de ces licences à l'égard des biens des particuliers, qui laisse chaque propriétaire cultiver son champ, élever ses troupeaux, planter, défricher, couper ses futaies, exploiter ou vendre ses mines sans exercer le moindre contrôle sur ses opérations, nous nous regardons, quand nous agissons collectivement, comme plus maîtres des propriétés des [II-379] particuliers que les propriétaires eux-mêmes.

Ce n'est pas qu'il n'y ait parmi nous des hommes, même en assez grand nombre, qui blâment ces entreprises du public ou de ses délégués; mais il y en a probablement plus encore qui les approuvent, ou du moins qui les voient avec une sorte d'indifférence; car si la majorité seulement de la partie politiquement active de la société avait le sentiment un peu vif de ce qu'elles offrent d'injuste, de ridicule, de pernicieux, si elle les condamnait comme elles méritent de l'être, on ne comprend pas trop comment elles pourraient avoir lieu. Si donc il est possible de les effectuer, c'est qu'apparemment elles sont dans la mesure de ce qu'il y a parmi nous de capacité politique, d'intelligence de la propriété et de ses avantages, de disposition commune à la respecter.

Or, avec des dispositions politiques qui rendent possible une telle série d'excès contre les possessions rurales, on comprend que l'agriculture aurait grand'peine à agir avec liberté. Qu'importe',' en effet, que les particuliers respectent isolément ma propriété, si collectivement ils m'en dépouillent ou souffrent que j'en sois dépouillé par les dépositaires de l'autorité collective ? A quoi me sert de n'avoir rien à craindre des individus si j'ai tout à craindre de la société ou de ses fondés de pouvoir ? Les fonctionnaires, les corps constitués, [II-380] les citoyens actifs qui attentent ou laissent attenter à la propriété de mon champ en troublent-ils moins la culture parce qu'ils s'appellent électeurs, députés, ministres, agens forestiers, inspecteurs de haras ? Non, sans doute; le mal qu'ils me font est le même; il est même plus grave et plus décourageant, car il m'est plus difficile de m'y soustraire : il y a possibilité de se défendre contre des malfaiteurs isolés; mais quelle défense faire contre des excès qui naissent de l'état moral des masses? Il est clair qu'on ne peut attendre que de leurs progrès la cessation de violences dont la vraie cause est dans leur état.

Non-seulement la société, par les droits qu'elle s'arroge ou qu'elle laisse prendre à ses délégués sur mes biens ruraux, m'empêche matériellement de les faire valoir, mais elle m'ôte le désir de les améliorer. L'effet direct de ses empiètemens est de me faire perdre l'émulation et le courage. Gardetoi, semble-t-elle me dire, d'élever de beaux étalons; car tu auras affaire à mes inspecteurs de haras. Si ton champ recèle des richesses minérales, évite de le faire soupçonner; car tu vas attirer sur ton terrain mes ingénieurs des mines. Respecte tes landes, ne plante point d'arbres dans tes bruyères, ou du moins coupe tes bois jeunes, et avant qu'ils aient vingt ans; car après vingt ans tu n'en seras plus le maître. Tu voudrais peut-être faire croître de belles [II-391] futaies dans tes bois, autour de tes champs, le long de tes avenues : ne cède point à ce désir, hâte-toi d'abattre tes arbres avant qu'ils aient quatre pieds de tour; car dès qu'ils auront acquis cette dimension tu ne seras plus libre d'en disposer. Malheur à toi, si tu laisses venir tes plantations trop belles : on les remarquera, elles seront notées comme bonnes à être soumises au martelage, et une fois sujettes à ce genre de conscription, tu n'y pourras plus couper un arbre que sous le bon plaisir de mes agens forestiers.

Telle est, au vrai, la manière dont la société m'encourage. Aussi l'effet répond-il à ses recommandations. Il suffit, pour s'en convaincre, de considérer l'état où se trouvent parmi nous l'exploitation des mines, l'éducation des bestiaux, la culture des arbres, surtout si l'on juge ces choses par comparaison avec l'état où elles sont en d'autres pays où il n'y a ni ingénieurs des mines, ni inspecteurs des haras, ni conservateurs des forêts. Telle est l'influence de notre régime forestier que, dans le temps où un huitième du sol de la France est encore couvert de bois de toute catégorie, il se trouve que dans un grand nombre d'arrondissemens on manque de bois de chauffage, et que partout on manquera bientôt de bois de service. Les anciens chênes disparaissent, observe un agronome éclairé; les bois se dépeuplent, les propriétaires [II-382] abattent leurs beaux arbres, transforment leurs forêts en taillis, et réduisent du tiers, de moitié, la durée des aménagemens : le tout par l'influence de notre administration forestière. Il y a dans le seul titre que porte cette administration quelque chose de sauvage qui fait peur à la culture et en prévient les progrès. Conservation des forêts : conservation de repaires pour les loups et les voleurs, obstacles à l'extension des défrichemens et à la culture des beaux arbres, voilà ce que veulent dire ces paroles, sinon d'intention au moins d'effet. Il est, par exemple, bien certain que l'effet des pouvoirs que la société remet à ses conservateurs des forêts est d'empêcher qu'on exécute des plantations là où le bois manque, et de faire détruire les beaux arbres partout où il y en a. A cet égard, je ne demande pas à être cru sur parole. J'engage le lecteur à lire ce qu'un de nos ingénieurs les plus distingués publiait, il y a quelques années, sous le voile de l'anonyme, sur le Code forestier alors en projet. Il verra dans cet écrit, où de hautes lumières se trouvent unies à une grande connaissance des faits, l'influence réelle qu'exerce sur la culture des bois notre administration forestière [162] .

Je sais fort bien, du reste, qu'il ne suffirait pas [II-383] de supprimer les entraves multipliées que la société met ou souffre qu'on mette à l'exercice de l'art agricole pour que cet art fût exercé avec un plein succès. De ce que nous aurions politiquement la liberté d'exploiter nos biens ruraux, il ne s'ensuit pas que nous posséderions toutes les facultés qui font le cultivateur habile. La capacité politique n'implique pas nécessairement tous les autres genres de capacité. Cet ordre de facultés ne fait pas non plus qu'on se puisse passer des autres. Mais si celui-là ne dispense pas des autres, aucun, à coup sûr, ne dispense de celui-là ; et il est certain qu'une nation ne possède point de vraie capacité pour l'agriculture, et qu'elle n'est que très-incomplètement libre de l'exercer, tant qu'elle n'a pas acquis les habitudes sociales que réclame la pratique de cet art.

§ 7. On vient de voir à quel point sont essentiels dans l'agriculture les divers ordres de moyens qui se composent de facultés personnelles, et tout à la fois combien ces moyens y sont encore peu avancés, combien, par sa nature, cette industrie a été peu favorable aux progrès des classes qui l'exercent. Nous allons avoir à faire des observations du même genre sur l'ordre de pouvoirs dans lequel il n'entre que des objets réels. Nous verrons de même combien l'état de ces objets est de nature à [II-384] influer sur la puissance de l'art agricole, et tout à la fois combien il est difficile d'approprier ces objets à leur destination, combien on a plus de peine ici qu'ailleurs à leur donner les qualités d'où résulte leur force et qui permettent d'en tirer un grand parti.

Ainsi, par exemple, il n'est pas douteux, à considérer l'atelier agricole dans son ensemble, que la liberté du travail, dans l'agriculture comme dans les autres industries, ne dépende beaucoup de la situation de l'atelier. C'est à tort, si je ne me trompe, que M. Say dit des entrepreneurs de culture qu'ils n'ont pas, comme les entrepreneurs de fabriques, le pouvoir de choisir le siège de leur industrie [163] . Sans doute un cultivateur ne peut pas déplacer sa ferme; il ne le peut pas plus qu'un fabricant ne peut déplacer sa manufacture; mais de même qu'un manufacturier, avant d'élever sa fabrique, peut choisir le lieu où il la construira, de même un agriculteur, avant de fonder son exploitation agricole, est très-fort le maître de choisir son terrain et de chercher l'emplacement le plus favorable. On est porté à chercher les bonnes places pour les établissemens agricoles comme pour tous les genres d'établissemens, et celui dont la ferme est bien située en peut tirer par cela seul [II-385] un parti beaucoup plus considérable. Il va sans dire qu'une exploitation rurale à plus de valeur aux portes d'une ville, sur le bord d'un canal, d'une route, que placée au milieu des terres, loin de toute communication et de tout débouché [164] .

Non-seulement il y a possibilité en agriculture de choisir le siège de son industrie, mais il est des cas où ce choix est de nécessité absolue, et il est beaucoup de cultures pour lesquelles il faut nécessairement avoir égard au climat, à l'exposition, à la nature du terrain, etc. Les raisons qui peuvent faire préférer un emplacement à un autre ne sont pas moins nombreuses ici qu'ailleurs. Cependant, comme une fabrique agricole couvre infiniment plus d'espace qu'une manufacture ordinaire, il est clair que le nombre des bonnes places doit être moins grand pour les exploitations rurales que pour les entreprises manufacturières, et que, par cela même, il doit être plus difficile de bien placer une ferme que de bien situer une fabrique.

Il faut ajouter qu'en agriculture cette difficulté de choisir le lieu de son établissement se complique [II-386] de celle de déterminer l'étendue qu'il convient de donner à l'atelier. On fait ici une question qui n'a été élevée, que je sache, dans aucun autre ordre de travaux : c'est de savoir s'il faut travailler en grand ou en petit, et quelle est la bonne agriculture de la petite ou de la grande. Y a-t-il de l'avantage à exercer l'industrie agricole sur un vaste théâtre ? L'exerce-t-on avec plus de bénéfice sur un terrain très-circonscrit? Faudrait-il, pour l'intérêt de l'art, que la terre fût partagée en exploitations de dix perches? Vaut-il mieux qu'elle se divise en exploitations de cinq cents ou de mille arpens? Voilà sur quoi l'on dispute, et ce qu'il n'est guère possible de décider d'une manière absolue. A cet égard, comme à beaucoup d'autres, les choses suivent les lois de leur nature et s'arran, gent au gré des circonstances, sans se laisser enchaîner par de vains débats. Ainsi, quoi que l'on décide, les terres seront naturellement plus divisées dans le voisinage des grandes villes qu'au milieu des campagnes et dans l'éloignement des habitations; elles se partageront autrement pour la culture des plantes potagères que pour celle des céréales; elles se morcelleront davantage dans les pays où le sol est très-fertile que dans ceux où le sol est très-ingrat. Ensuite on les verra constamment se distribuer dans les mains de la population, de la même manière que s'y trouvent distribués les [II-387] capitaux et les connaissances agricoles; c'est-à-dire qu'elles iront, comme toutes les choses propres à produire, chercher les personnes les plus capables d'en tirer parti, et par cela même les plus disposées à les bien payer. Si, comme en Angleterre, il existe une classe de cultivateurs qui soient à la fois très-riches et très-habiles, les petits entrepreneurs de culture seront hors d'état de lutter con. tre eux, et les terres tendront naturellement à se réunir en grands corps de fermes. Si, comme ailleurs, l'attribut le plus général des possesseurs de terre est l'ignorance et la disette d'argent; s'il arrive que les petits cultivateurs aient à appliquer à la culture, toute proportion gardée, plus de valeurs et de savoir-faire que les classes élevées; s'il se trouve que les terres produisent plus dans les mains des petites gens que dans celles des grands propriétaires, on les verra immanquablement sortir par lambeaux des mains des grands propriétaires pour aller se caser dans celles des petites gens. Et ce sera bien vainement que la grande propriété prendra des mesures iniques pour empêcher qu'elles ne lui échappent; car elle sera toute la première à aller contre l'esprit de ses propres lois et à vendre ses champs à parcelles. C'est ainsi que parmi nous, depuis fort long-temps, elle donne elle-même l'exemple du morcellement dont elle se plaint. Ce n'est pas le Code civil qui est cause que [II-388] la terre se partage. Ce ne serait pas le rétablissement du droit d'aînesse qui l'empêcherait de se diviser. Les terres se morcellent, en France, parce qu'elles ont généralement plus de valeur dans les mains des petits cultivateurs que dans celles des gros fermiers et des grands propriétaires; de même qu'elles restent agglomérées en Angleterre par la raison opposée. Leur tendance universelle, je le répète, est de se répartir comme les moyens propres à les faire valoir. Dans la concurrence entre les acheteurs de toutes les classes, elles vont, comme l'observe judicieusement M. de Dombasle, à ceux qui peuvent en tirer les plus grands produits, parce que ce sont eux qui peuvent y mettre le prix le plus considérable [165] . On voit ainsi qu'il n'est pas possible de déterminer d'une manière absolue comment les terres doivent être divisées : ce sont les circonstances qui en décident.

Cependant ces circonstances mêmes peuvent servir de règle; et l'on peut dire d'abord, en termes généraux, que le sol est d'autant mieux réparti et l'action de l'agriculture d'autant plus libre, que la grandeur des exploitations rurales est plus en rapport avec la nature du terrain, avec l'espèce de culture, et surtout avec les facultés de chaque cultivateur. De sorte que les terres seront également bien divisées dans les pays de petite, de moyenne [II-389] et de grande culture, si dans chacun de ces pays elles se trouvent distribuées comme les ressources propres à les faire valoir. Ce qui importe, avant tout, en effet, c'est qu'elles soient aux mains les plus capables d'en tirer parti, et qu'elles se divisent comme les moyens que leur culture réclame [166] .

Après cela, il serait heureux peut-être que ces moyens fussent répartis de manière à provoquer telle distribution du sol plutôt que telle autre. Il semble en effet que toutes les manières de le distribuer ne doivent pas être également favorables à sa bonne exploitation. Il y a des raisons de croire qu'à égalité proportionnelle d'intelligence, d'activité et de moyens pécuniaires, trois cultivateurs, dont l'un exploitera cent perches, l'autre cent arpens et l'autre mille arpens, d'un terrain de même nature, ne tireront pas de ce terrain le même revenu proportionnel. Un atelier très-étendu, un atelier très-circonscrit, un atelier formé de lambeaux de terre très-petits et très-écartés les uns des autres, paraissent être également défavorables à l'exercice libre et fructueux de l'agriculture.

Si l'atelier est trop petit, on n'y peut point appliquer les méthodes de culture perfectionnées; il devient impossible d'adopter un bon système d'assolement; il n'y a pas moyen d'élever les troupeaux [II-390] et d'avoir les engrais nécessaires; il n'y a presque point de machines qu'on puisse employer; il faut tout faire à bras, c'est-à-dire plus mal, plus chèrement et avec plus de peine ; ne pouvant occuper habituellement plusieurs ouvriers, on est obligé de tout faire soi-même; on perd son temps à changer dix fois par jour d'occupation; on n'acquiert de dextérité pour aucune; on fait pour plusieurs choses la même dépense que dans de plus grandes exploitations : il faut un berger pour une vache comme pour trente; il faut aller au marché pour un sac de blé comme pour vingt, etc., etc.

Si l'atelier est trop étendu, on éprouve d'autres désavantages : on est sujet à perdre beaucoup de temps en allées et venues; les transports éloignés entraînent des dépenses considérables ; la surveillance est plus coûteuse et n'est pas aussi exacte; certaines pièces peuvent se trouver tellement distantes du chef-lieu de l'exploitation, que la culture en devient impossible à force d'être dispendieuse, et alors il arrive qu'on paie pour des terres qu'on est obligé de laisser en jachère ou en pâturages, la même rente et les mêmes contributions que pour les portions les mieux cultivées de son domaine ; ayant beaucoup plus à faire sans avoir plus de temps, on est sujet à laisser une partie de sa besogne imparfaite, ou bien il faut, dans les momens de presse où le travail est très-demandé, avoir [II-391] beaucoup d'ouvriers supplémentaires, et l'on s'écrase alors de frais; etc.

Enfin, si l'atelier est composé de pièces très-morcelées et très-éparpillées, on peut éprouver à la fois les inconvéniens des ateliers trop circonscrits et des ateliers trop étendus. Il est possible que certaines pièces soient tellement petites qu'on n'y puisse faire entrer la charrue, et d'autres tellement écartées qu'il y ait plus de perte que de profit à les faire valoir. De tous les modes de répartition, celui-ci est sans contredit le plus défavorable.

Un pays où les exploitations rurales, composées de pièces bien réunies, ne sont ni trop grandes ni trop petites, paraît donc avoir, pour la bonne culture, un grand avantage sur ceux où le sol est autrement distribué. Il faut, pour pouvoir cultiver d'après les bonnes méthodes, avoir un atelier d'une certaine grandeur; mais à mesure que l'atelier s'étend, tous les inconvéniens des grandes exploitations deviennent plus sensibles, et il est certainement un point où les économies qu'il est possible d'obtenir par un meilleur mode de culture sont absorbées par les pertes et les frais proportionnellement plus considérables qu'entraîne l'agrandissement de l'exploitation. C'est ce point qu'il faut savoir reconnaître et ne pas dépasser. La meilleure dimension pour une exploitation rurale est [II-392] celle qui permet d'adopter, dans le cadre le plus resserré, le meilleur système de culture, et de tirer un certain, bénéfice de la moindre étendue possible de terrain.

S'il paraît difficile dans l'industrie agricole d'assigner de bonnes dimensions à l'atelier, il n'est pas plus aisé de lui donner une bonne organisation intérieure. Une manufacture proprement dite offre à cet égard beaucoup moins de difficultés qu'une exploitation rurale. Dans une exploitation rurale, en effet, on se propose un objet et l'on emploie des moyens beaucoup plus compliqués que dans une manufacture ordinaire. Il ne s'agit souvent dans une fabrique que de la confection d'une seule sorte de produits, tandis qu'on vise dans une ferme à obtenir des produits extrêmement divers. Ensuite les travaux d'une manufacture peuvent être soumis à un mode d'action précis, régulier, presque invariable; tandis que ceux d'une ferme, quoique bien loin d'être arbitraires, sont susceptibles, comme je l'ai déjà dit, d'être modifiés par une multitude de circonstances, et ont, par leur nature, quelque chose d'indéterminé, qui ne permet pas de les assujettir à une marche aussi constante. Il ne paraît donc pas possible de monter un atelier de culture sur un plan aussi simple et aussi arrêté qu'une filature de coton, une fabrique de toile ou tel autre atelier de fabrication. Cependant [II-383] on peut sûrement dans une exploitation rurale placer et disposer les bâtimens, diviser le terrain, établir des moyens de communication de toutes les parties de la ferme avec le chef-lieu, et du chef-lieu avec le dehors, d'une manière plus ou moins appropriée à l'objet de l'exploitation ; et il n'est pas douteux que le travail ne s'y exécute avec d'autant plus d'aisance et de liberté, que tout cela y est ordonné avec plus de discernement et de prévoyance [167] .

Une nouvelle remarque à faire, c'est qu'il est infiniment moins aisé dans l'agriculture que dans les autres industries de remplacer le travail de l'homme par celui des machines. Ceci tient encore à la nature de l'art agricole, qui oblige celui qui l'exerce à se transporter successivement avec ses outils sur toutes les parties d'un terrain plus ou moins vaste et inégal. Il en résulte qu'à la différence de la fabrication, par exemple, qui agit sans [II-394] se déplacer, et qui peut faire exécuter ses travaux par une chute d'eau, un courant d'air, un fluide élastique, l'agriculture ne peut adapter aucune de ces forces à ses ustensiles aratoires, et n'en tire presque aucun parti [168]. Aussi n'y a-t-il pas de comparaison entre la puissance des moteurs et des machines dont l'une et l'autre se servent. La plus grande force motrice qu’emploie ordinaire- ment l'agriculture, est un attelage de quelques che- vaux, tandis qu'il arrive fréquemment à la fabrication d'employer dans ses ateliers des moteurs à vapeur d'eau de la force de cent chevaux et de cent cinquante. La différence entre les effets produits n'est pas moins grande qu'entre les moyens employés. L'action des chevaux que le laboureur attèle à sa charrue n'est sensible, dans un moment donné, que sur un seul point de sa ferme, tandis que celle des moteurs que le fabricant adapte à ses métiers se fait sentir en même temps et d'une manière continue dans toute l'étendue de sa fabrique. S'il y a cette inégalité entre les ma- chines qui produisent le mouvement, il n'y en a pas moins entre celles qui le reçoivent et qui produisent l'effet utile. Quel est l'instrument d'agriculture [II-395] dont on peut comparer les effets à ceux de la grue, du laminoir, de la machine à filer, et de cent autres à l'usage de l'industrie manufacturière ? Il est évident que pour la force, l'étendue, la rapidité, la précision, la délicatesse, l'effet des instrumens aratoires n'approche point de celui de la plupart des outils qui servent à la fabrication.

Et toutefois, malgré cette infériorité des instrumens dont l'agriculture fait usage, il n'est pas douteux que, dans cet art comme dans tous, le travail ne devienne d'autant plus libre qu'on peut employer à le faire des outils plus perfectionnés et plus puissans. Il est incontestablement plus aisé de labourer la terre avec la charrue qu'avec la bêche, de l'ameublir avec la herse qu'avec le râteau, de l'ensemencer avec le semoir à brouette qu'avec le plantoir, et avec le semoir de Ducket ou de Fellenberg qu'avec le semoir à brouette. Tout ce qui épargne au laboureur le temps, la peine, la dépense, augmente évidemment sa liberté. M. Cordier observe qu'avec un cheval des plus faibles, attelé à la charrue appelée le brabant, on laboure en Flandre, à la profondeur de six à huit pouces, et dans un terrain dur et argileux, un demi-hectare ou quarante-sept mille quatre cent quinze pieds carrés par jour; tandis que dans la plupart de nos autres provinces, on ne laboure par jour avec une charrue attelée de quatre bœufs ou de deux chevaux [II-396] que quinze mille pieds carrés, et seulement à une profondeur de quatre à six pouces [169] . Il a été constaté dans un concours public, d'après le même auteur, qu'une charrue placée dans les mêmes circonstances que d'autres, c'est-à-dire labourant le même terrain et tirée par le même nombre de chevaux, pouvait, dans le même espace de temps, exécuter six fois plus d'ouvrage [170] . M. de Dombasle estime que la machine de Meikle pour battre les grains, qui est en usage, en Angleterre, dans toutes les fermes de quelque étendue, augmente d'un dixième environ le produit brut, et d'un tiers au moins le produit net de la culture des grains [171] . On voit par ce peu d'exemples, que la puissance du cultivateur peut être fort accrue par l'intervention des machines, encore bien qu'elle soit loin de l’être au même degré que celle du fabricant.

L'agriculture a encore un désavantage : c'est que le travail ne se divise pas aussi bien dans ses ateliers que dans ceux de l'industrie manufacturière, et que, par conséquent, elle ne peut pas jouir, au même degré que cette industrie, des facilités qui résultent d'une bonne division du travail pour la bonne et rapide exécution de l'ouvrage. La production des denrées agricoles exige bien une certaine [II-397] suite d'opérations comme celle des produits manufacturés ; mais ces opérations ne peuvent pas s'exécuter d'une manière continue et simultanée comme les travaux des fabriques. On ne voit pas dans un atelier de culture un certain nombre d'hommes constamment et simultanément occupés les uns à semer le blé, d'autres à le sarcler, d'autres à le moissonner, d'autres à le battre, à le vanner, à le cribler, comme on voit dans une fabrique d'épingles, par exemple, un certain nombre d'ouvriers constamment et simultanément occupés, les uns à passer le laiton à la filière, d'autres à le couper, d'autres à aiguiser les pointes ou à façonner les têtes : non; dans une manufacture de grains il arrive assez souvent que presque tous les travailleurs s'occupent à la fois d'une même opération, et de plus il s'écoule toujours un temps assez long avant que l'on puisse passer d'une opération à une autre, comme du labour aux semailles ou des semailles à la moisson. Il est donc certain que le travail ne se prête pas ici à une aussi bonne division que dans les fabriques. Cependant l'industrie agricole ne laisse sûrement pas d'admettre dans ses travaux une assez grande division. Le régisseur, le teneur de livres, le chef d'attelages, le chef de main-d'œuvre , le berger, les valets de charrue, remplissent tous des fonctions particulières dans une exploitation rurale; et, pour peu que l'exploitation [II-398] soit considérable, il n'est pas douteux que tout n'y marche d'autant mieux que ces fonctions y sont plus distinctes et mieux séparées. Ensuite si chacune des grandes opérations de la culture, telles que le labour, les semailles, la moisson, le battage des grains, ne peut pas être exécutée d'une manière continue par autant d'agens séparés, chacune d'elles, au moment où elle s'exécute, peut être partagée entre un certain nombre d'ouvriers qui .y concourent de diverses manières, et il est certain qu'elles s'accomplissent toutes d'autant plus librement que ces divisions y sont plus habilement effectuées.

Ainsi, il est bien certain, comme je l'annonçais en commençant ce paragraphe, que le fonds d'objets réels trouve dans l'agriculture le même obstacle à son perfectionnement que le fonds de facultés personnelles, et tout à la fois que le perfectionnement de cet ordre de moyens y contribue à la liberté des travailleurs, comme dans les autres industries. Il est avantageux ici comme partout d'avoir un atelier situé d'une manière favorable, organisé sur un bon plan, pourvu de machines puissantes, et où le travail soit bien divisé, encore bien qu'ici tout cela soit beaucoup moins aisé à obtenir que dans l'industrie manufacturière. On voit à quel point les fabriques agricoles diffèrent des manufactures ordinaires, et combien [II-399] cette classe d'établisseinens avait besoin d'être con: sidérée à part. L'agriculture se distingue de la fabrication proprement dite, par l'isolement où elle place les hommes qui l'exercent, par la nature des forces qu'elle emploie, par la grandeur du théâtre sur lequel elle travaille, par la diversité des produits qu'elle y crée, par la difficulté de reconnaître ceux qu'il est le plus avantageux d'y produire, par celle qu'il y a de trouver de bonnes places pour un genre d'établissemens si étendus, par celle d'organiser ces établissemens d'une manière convenable par l'impossibilité d'y introduire les moteurs aveu gles et d'y faire usage d'instrumens très-puissans, par celle d'y faire subir au travail d'aussi bonnes divisions que dans les fabriques, par le trouble continuel que l'intempérie des saisons et les variations de l'atmosphère y apportent dans les travaux... Tout cela fait, comme on l'a vu, que cet art n'avance que lentement et avec peine, et que les pouvoirs du travail y ont fait infiniment moins de progrès que dans les deux industries dont j'ai traité précédemment; ce qui n'empêche, pas, comme on l'a vu aussi, que la liberté des travail, leurs n'y devienne plus grande à mesure que chacun de ces pouvoirs s'y développe; et que le talent des affaires, les connaissances relatives à l'art, la perfection des meurs privées et sociales, le bon emplacement des ateliers, et tout ce qui peut [II-400] les rendre plus propres à leur destination, n'y soient autant d'élémens de puissance. Nous avons observé comment agit chacun de ces élémens en particulier; terminons en ajoutant quelques mots sur l'effet qui résulte de leur concours et de leur ensemble.

§ 8. Plus le capital appliqué à l'agriculture a fait de progrès; plus les classes qui exercent cette industrie ont accru la somme des talens, des connaissances, des habitudes qu'elle réclame; plus elles ont ajouté à la masse de leurs moyens matériels; plus elles ont répandu de valeurs sur les terres en plantations, en bâtimens, en clôtures, en travaux de dessèchement ou d'irrigation; plus elles sont riches en bestiaux, en ustensiles aratoires, en semences, en denrées pour nourrir les ouvriers, et en argent pour les payer et pour faire face aux dépenses nécessaires : et plus, évidemment, elles possèdent de force et de liberté d'action, Comme tous les autres industrieux,'le cultivateur trouve dans l'accroissement progressif de ses pouvoirs de moyen de les accroître encore : il travaille plus en grand; il monte mieux son atelier; il l'administre avec plus d'ordre et de méthode; il y introduit des outils plus puissans ;.it rapproche, autant que la nature des choses le permet, sa fabrique agricole des véritables établissemens manufacturiers; [II-401] il fait plus d'essais et d'expériences; il sacrifie davantage aux progrès de son art : on a vu souvent, en Angleterre, donner vingt-cinq guinées pour faire saillir une seule brebis par un beau bélier; il est arrivé à des fermiers anglais de payer jusqu'à mille guinées ( 24,000 francs) le loyer d'un bélier pour une seule saison de monte [172] .

Les effets que l’art produit sont en raison des moyens qu'il emploie. On ne sait pas jusqu'à quel point il est possible d'accroître les produits du sol en perfectionnant les moyens appliqués à la culture. Arthur-Younk, traversant la Champagne-Pouil leuse, jugeait, d'après la connaissance qu'il avait des pouvoirs de l'art agricole, qu'il serait aisé de faire rapporter 72 francs par an à tels arpens de terre qui n'étaient affermés que 20 sous. J'ai déjà parlé, d'après M. Cordier, de certains terrains situés dans le département du Nord, dont les produits, par hectare, sont, relativement à ceux d'autres terrains, de même nature, comme 3,200 est à 10 [173] . Cet auteur observe que la culture a fait assez de progrès en Flandre pour que le prix moyen locatif des fonds de terre y soit plus de quatre fois aussi élevé que dans le reste de la France [174] . D'après les calculs de certains écrivains anglais, l'Angleterre, [II-402] avec un atelier agricole moins grand que le nôtre de plus de moitié, obtiendrait des produits de près du quart plus considérables [175] . L'Angleterre et l'Écosse, suivant M. Cordier, ont infiniment plus de bétail que la France, quoique ces deux pays n'aient en superficie que les deux cinquièmes du nôtre [176] . M. Dupin estime qu'en Angleterre et en Écosse, la totalité des forces animales est égale à onze fois la totalité des forces humaines, tandis qu'en France elle n'est égale qu'à quatre fois la totalité des mêmes forces. Je vois dans M. Cordier [177] que l'arrondissement de Lille, où la culture se fait avec des chevaux, a cinq fois plus de boeufs ou de vaches que les autres départemens du royaume, dans la plupart desquels on n'a que des bœufs pour labourer la terre. Toutes ces évaluations ne sont peut-être pas rigoureusement exactes, mais elles le sont assez pour faire comprendre à quel point peuvent s'accroître les produits de l'agriculture à mesure que s'étendent et s'accumulent ses moyens.

 


 

[II-403]

CHAPITRE XVIII.
Application des mêmes moyens de liberté aux arts qui agissent sur les hommes, et d'abord aux arts qui agissent sur le corps de l'homme. De la liberté des arts qui ont pour objet la conservation et le perfectionnement de l'homme physique.

§ 1. Après avoir traité successivement, dans les précédens chapitres, des arts qui s'exercent sur les choses, sur les corps bruts, sur les plantes, sur les animaux, nous allons, suivant le cours progressif des idées, nous occuper maintenant de ceux qui portent directement leur attention et leur activité sur les hommes.

Les premiers, sûrement, ne sont étrangers ni par leur objet, ni par leurs effets, à l'éducation de l'espèce humaine. Ils lui procurent les moyens de vivre, de croître, de multiplier, de devenir plus saine, plus belle, plus intelligente, plus morale. On a assez pu voir quels développemens ils lui permettent de prendre, quel concours de facultés ils lui imposent l'obligation et lui fournissent les moyens d'acquérir.

Mais pendant que le voiturage, la fabrication, [II-404] l'agriculture, exercent indirectement sur elle une si immense influence, il est une multitude d'autres arts qui font de son éducation et de sa culture leur objet propre et immédiat, qui se proposent expressément de perfectionner sa nature physique, intellectuelle, affective, et c'est de ceux-ci que je dois à cette heure entretenir le lecteur.

Ces derniers, jusqu'à ce jour, n'avaient pas trouvé place dans les ouvrages des économistes. Ils n'étaient point entrés dans les classifications qu'ils ont faites des industries diverses, et n'étaient pas de ceux dont ils ont exposé la nature et les fonctions. C'était là, j'ose le dire, une très-grande lacune. On peut affirmer que nous n'avons pas d'idée véritable de l'économie de la société, tant qu'on ne nous a pas montré comment ces arts y figurent ; quel ordre de produits-ils y créent et comment y s'appliquent à leurs travaux les divers élémens de puissance dont se forme la liberté du travail. On devrait les faire entrer dans une bonne exposition de l'économie sociale, alors même qu'on n'assignerait à cette science, ainsi qu'on l'a fait jusqu'ici, d'autre objet que de rechercher suivant quelles lois la société devient riche. Où sont, en effet, les arts qui versent dans la société des produits de meilleure nature et une plus grande somme de produits que ceux qui s'occupent directement de la culture de l'espèce humaine, et qui s'en occupent [II-405] convenablement ? Ces produits, il est vrai, ne sont attachés à aucune sorte de choses; ils sont réalisés dans les personnes : mais qu'importe ? En sont-ils moins des produits pour cela ? Les produits si improprement appelés matériels consistent-ils dans la matière dont ils sont formés ? Y a-t-il jamais, en fait de produits, autre chose que des utilités produites ? et peut-il exister d'utilités plus réelles, plus susceptibles de conservation, d'accroissement, d'échange, de transmission, que celles que parviennent à mettre dans les hommes les arts qui s'occupent de leur éducation ?

Encore un coup, il faudrait donc traiter de ces arts alors même qu'on ne voudrait parler que de ceux qui concourent immédiatement à la production des richesses, à la production des valeurs échangeables; et à plus forte raison doit-on s'en occuper lorsque, prenant les mots d'économie sociale dans une acception plus juste et plus complète, on veut déterminer, non pas seulement de quelle manière le corps social devient riche, mais suivant quelles lois il parvient à exécuter librement toutes ses fonctions, par quels moyens les hommes parviennent à user de leurs forces avec le plus de facilité, d'étendue et de plénitude.

Ainsi, ce qu'on n'avait fait que pour les industries qui agissent sur les choses, pour l'art agricole, les manufactures, le commerce, j'ai à le faire [II-406] pour l'art médical, la gymnastique, l'enseignement, le sacerdoce, le gouvernement, et en général pour toutes les professions qui s'exercent immédiatement sur les hommes. J'ai à chercher en quoi consistent ces professions, quel rôle elles jouent dans l'économie sociale, de quelle manière chacune d'elles concourt au mouvement de la société, à quelles causes se lie sa puissance, et comment s'y appliquent les principes généraux de la liberté.

Considérés en eux-mêmes et dans leur nature, les arts dont il s'agit ici ont une certaine analogie avec celui dont il a été question dans le dernier chapitre, et qui s'occupe de la culture des plantes et des animaux. Ils font usage, en effet, de la même puissance occulte, et, comme l'art agricole, ils ne peuvent opérer leurs transformations qu'avec le secours de la vie. Ils ont, il est vrai, mille moyens d'agir chimiquement et mécaniquement sur l'homme, d'affecter ses organes extérieurs et intérieurs; mais il n'est pas d'agens chimiques ou mécaniques dont l'action puisse suffire aux résultats qu'ils se proposent d'obtenir. Le seul effet de ces agens est de stimuler les forces que l'homme porte en lui-même, et ce n'est qu'à l'aide de ces forces qu'ils parviennent à le façonner. Ils ont besoin, pour perfectionner ses membres et ses organes, du secours de la vie organique; ce n'est que par l'intervention de ses [II-407] facultés affectives qu'ils parviennent à modifier ses penchans, et ils ne trouvent que dans ses forces intellectuelles le moyen de former son intelligence. Ils se servent ainsi, pour élever les hommes, d'agens analogues à ceux dont le cultivateur fait à usage pour dresser les animaux. Seulement, comme dans l'homme, ces agens, et surtout ceux qui constituent la vie intellectuelle et affective, sont d'une nature infiniment plus forte et plus épurée: on en obtient des résultats infiniment plus considérables. De tous les arts qu'exerce le genre humain, ceux qu'il exerce sur lui-même sont peut-être les plus féconds en grands et en bons effets.

§ 2. Quand on ne voudrait considérer les arts qui agissent sur les hommes que dans leur rapport avec les industries qui travaillent sur la matière, on ne pourrait se refuser à leur reconnaître un très-haut degré d'importance. On sait en effet que la première condition de liberté pour ces industries, c'est que les hommes qui les veulent exercer soient aptes à cet exercice, qu'ils aient de la santé, de la vigueur, de l'adresse, de l'intelligence, de l'instruction, des lumières, des moeurs, de bonnes habitudes civiles, et voilà proprement ce que travaillent à leur procurer les professions élevées et nombreuses dont nous avons maintenant à nous occuper.

[II-408]

Autant les industries qui s'exercent sur la nature morte sont favorables à la culture des hommes, autant celles qui s'occupent directement de leur culture contribuent à l'avancement de celles qui ont pour objet l'exploitation du monde matériel. Alors même qu'on voudrait tout subordonner aux progrès de celles-ci, il faudrait donc encore attacher le plus grand prix au perfectionnement de celles-là.

Mais ce n'est pas seulement parce qu'elles nous rendent capables d'agir sur la nature avec plus de puissance, que les industries qui s'occupent de l'éducation physique, intellectuelle et morale de l'homme, méritent de nous intéresser : elles le méritent pour elles-mêmes et pour les biens directs dont elles nous font jouir.

Il y aurait plaisir à se sentir fort, dispos, adroit, agile, alors même que le bon état de nos facultés corporelles ne serait pas, dans toute profession, un élément essentiel de succès.

Il-y aurait honneur et gloire à posséder un esprit cultivé, quand on ne voudrait faire servir ses connaissances à l'exercice éclairé d'aucune espèce d'industrie.

Il y aurait élévation, dignité, bonheur dans la pratique de la vertu, quand même il ne serait pas indispensable pour réussir dans un art quelconque, pour l'exercer avec honneur et avec fruit, d'être [II-409] en état de réprimer ses mauvais penchans et de s'abstenir de toute entreprise injuste.

En un mot, le perfectionnement de nos facultés est par lui-même un bien véritable; il est le premier et le dernier des biens; il est l'objet final de tous nos efforts; les industries qui agissent sur les choses ne sont importantes que parce qu'elles concourent à la conservation et au perfectionnement de l'espèce humaine; et, par conséquent, celles qui ont l'homme pour objet immédiat et direct, quand même elles ne seraient pas aussi indispensables qu'elles le sont au succès de toutes les autres, devraient être encore l'objet de l'intérêt le plus vif et le plus élevé:

Parlons d'abord de celles qui: agissent sur le corps de l'homme.

§ 3. Si je ne voulais accorder dans cet ouvrage aux industries qui s'occupent du perfectionnement de l'homme physique qu'une place proportionnée à l'intérêt qu'y attache en général la société, j'aurais, il me semble, assez peu de chose à en dire. Il est digne de remarque, en effet, que la partie de nous-même que nous aimons ordinairement le plus est précisément celle que nous cultivons le moins. Quelque imparfaite que puisse être encore l'éducation que nous donnons à nos facultés affectives, et même celle que reçoit notre intelligence, [II-410] ces deux sortes d'éducation sont pourtant fort supérieures à celle dont en général notre corps est l'objet.

Il y a dans la société des professions qui se proposent expressément de nous apprendre à régler nos sentimens; il y en a plus encore qui entreprennent de perfectionner notre esprit : à peine peut-on dire qu'il y eri ait qui aient véritablement pour objet la culture et le perfectionnement de notre nature physique. La médecine se propose plutôt de réparer nos maux, qu'elle ne songe à les prévenir en nous soumettant à un sage régime et en travaillant de bonne heure à nous donner une bonne constitution. La danse, l'escrime, l'équitation, sont des arts peu généralement cultivés; et qu'on apprend plutôt pour se distinguer, ou pour obéir à l'usage, ou pour être à même de se procurer de certains plaisirs, que dans la vue de perfectionner ses facultés corporelles.

Il arrive ainsi que notre corps, qui est pourtant de notre part l'objet d'une affection si partiale, pour lequel il nous arrive si souvent de sacrifier nos plus nobles facultés, aux appétits duquel nous faisons tant de sacrifices, pour qui nous mettons en mouvement tant d'industries, qui est pour notre ame un sujet si constant de trouble, de souci, d'inquiétude, d'agitation, de perplexité, se trouve, d'une autre part, et sous les rapports les [II-411] plus essentiels, l'objet de l'incurie la plus complète et véritablement la plus étrange.

On ne peut nier, sans doute, qu'il ne soit mieux traité, à beaucoup d'égards, qu'il ne l'était aux époques antérieures de la civilisation, qu'il ne soit mieux pourvu des choses nécessaires à son existence, que nous n'ayons écarté de lui une foule de causes de souillure et d'altération, qu'il n'ait infiniment plus de chances de vie et de durée qu'il n'en avait dans l'état sauvage; mais il faut avouer en même temps que, faute d'exercer et de développer comme il conviendrait les facultés qui lui sont propres, nous lui faisons perdre en grande partie les avantages d'une si heureuse position. On dirait que la civilisation ne tend à le délivrer de l'excès du travail que pour le faire tomber dans l'excès de la mollesse.

Il est digne de remarque, en effet, que dans le temps où nous rendons notre esprit capable des exercices les plus forts et les plus difficiles, nous n'apprenons à tirer de notre corps presque aucun parti : nous ne pouvons nous soutenir à une hauteur de quelques pieds sans éprouver des vertiges; nous nous noyons dans le moindre courant d'eau; nous serions réduits, dans une multitude de cas, à voir périr les êtres qui nous sont les plus chers' sans être en état de leur porter utilement aucune assistance. Monier à l'extrémité d'une échelle un [II-412] peu haute, grimper au sommet d'un arbre ou d'un mât, glisser le long d'une perche ou d'une corde, franchir un précipice sur une poutre mal assurée, traverser un fleuve à la nage, sauver une personne qui se noie : voilà des actions qui, chez les peuples cultivés, dépassent les forces de la très-grande généralité des hommes; il y a même comme une sorte de honte attachée à la recherche des talens qui nous permettraient d'exécuter ces actions; et je ne sais si la vie civile, qui nous perfectionne et nous fortifie sous tant de rapports, ne nous a pas fait perdre sous celui-ci, au moins jusqu'à ce moment, une partie des pouvoirs que nous avions à des époques d'une culture beaucoup moins parfaite [178] .

Il est vrai que d'abord cela ne pouvait guère manquer d'arriver ainsi. Tant que l'homme fut environné d'obstacles, et que, pour les vaincre, il se trouva réduit à l'usage de ses seules forces musculaires, il dut nécessairement exercer beaucoup ces forces et en faire un usage très-étendu. Mais [II-413] à mesure que les obstacles furent aplanis, ou que les moyens artificiels de les surmonter devinrent moins rares, on sent qu'il dut se servir moins de ses membres, et remplacer graduellement leur usage par celui des instrumens qu'il s'était procurés.

Ce n'est pas par choix qu'un sauvage franchit de longs intervalles à pied, ou qu'il passe à la nage le fleuve qui barre sa route, c'est parce qu'il n'a pas de meilleurs moyens de se transporter. S'il avait un canot, il ne passerait pas le fleuve à la nage ; s'il avait une monture, il ne prendrait pas la peine d'aller à pied; s'il avait une échelle, il ne se fatiguerait pas à grimper sur l'arbre dont il veut

à cueillir le fruit. Il n'est pas dans la nature de l'homme de se donner une peine inutile : on sait qu'il est déjà assez malaisé d'obtenir de lui les efforts nécessaires.

On doit donc peu s'étonner.qu'il exerce moins ses forces physiques à mesure qu'il y est moins obligé; et l'on comprend comment la civilisation, écartant les dangers et les difficultés de sa route, multipliant devant lui les moyens d'action, l'entourant d'aisances et de facilités de toute espèce, a pu lui faire négliger la culture de ses facultés corporelles, et le faire tomber à cet égard dans une sorte d'infériorité, ou du moins empêcher qu'il ne fît sous ce rapport les mêmes progrès que sous beaucoup d'autres.

[II-414]

Cependant, c'est là un mal considérable et indubitablement contraire aux résultats que la civilisation se propose d'obtenir. Il ne saurait entrer dans ses vues de sacrifier une partie de notre être au développement de l'autre, et de ne perfectionner nos facultés morales qu'au détriment de nos forces physiques. Si nous laissons notre corps s'énerver, si nous tombons dans la langueur et la mollesse, c'est par un abus évident des biens qu'elle nous donne, et contrairement à ses vœux et à ses besoins les plus certains. Il est dans ses vœux que l'homme cultivé se distingue de l'homme inculte par la beauté, la vigueur, la grace, l'harmonie de ses traits et de ses formes, non moins que par la supériorité de ses facultés intellectuelles.

J'ajoute qu'il est dans ses besoins que l'homme demeure robuste, en même temps qu'il devient intelligent et moral. Les conquêtes de la civilisation ne peuvent être conservées que par les moyens qui ont servi à les faire. Quand tous ses ennemis auraient été vaincus, le courage serait nécessaire pour empêcher qu'il ne s'en élevât d'autres. Quand tous les procédés imaginables auraient été trouvés, l'intelligence qui aurait présidé à leur invention serait encore indispensable pour en régler l'usage. Quand nous n'aurions plus besoin de force musculaire pour faire ce que nos machines font, nous en aurions besoin pour faire nos machines.

[II-415]

Et puis, nous avons eu beau perfectionner nos moyens d'agir, nous sommes loin encore d'avoir écarté de tous les travaux le péril et la fatigue. Il est une multitude de professions dans lesquelles le sang-froid., l'aplomb, l'agilité, l'adresse, le cou-, rage, sont toujours des qualités indispensables. Il en est beaucoup d'autres qui demandent une grande vigueur de corps. Il n'en est pas qu'on n'exerce mieux, avec des organes fermes et sains qu'avec une constitution faible et languissante. Moins certaines classes sédentaires de travailleurs font usage de leurs forces corporelles, et plus elles auraient besoin de les entretenir, afin d'éviter que la nature de leurs travaux ne les dégrade.

D'ailleurs, quand on n'aurait pas besoin de ces forces pour l'exercice de sa profession, ne seraient-elles pas encore à rechercher comme une ressource bonne à tenir en réserve contre les dangers et les accidens imprévus ? Quelles que soient les précautions qu'a imaginées notre prévoyance et les moyens de conservation dont nous nous sommes entourés, il n'est que trop possible encore de voir notre vie ou celle de nos semblables exposée à des périls plus ou moins graves; et personne n'est assuré de ne pas se trouver, d'un moment à l'autre, dans une situation où il serait heureux d'avoir un bon fond de vigueur ou d'adresse. corporelle à mettre à son service ou au service d'autrui.

[II-416]

Après cela, on n'aurait ni travaux à faire, ni périls à redouter, ni services à rendre ; il ne resterait qu'à jouir des biens que la civilisation fait naître, qu'il serait encore, et pour cela seul, fort avantageux de posséder un corps robuste et sain. Plus la vie devient bonne, et plus il importerait de l'avoir dure. Il faut d'ailleurs de la force et de la santé pour jouir des biens que procure la civilisation. Il en faut plus encore pour user de ces biens avec mesure : notre corps, qui languit dans les privations, n'est guère moins sujet à s'énerver au sein d'un trop grand bien-être; et l'on a remarqué dès long-temps que s'il fallait de la vigueur pour résister aux fatigues de la guerre, il n'en fallait pas moins pour supporter les loisirs de la paix.

Enfin, ces facultés méritent d'être cultivées pour elles-mêmes; pour le plaisir qu'on trouve à les sentir, à les exercer; parce qu'elles forment une partie des perfections dont notre être est susceptible; parce qu'elles servent d'instrument à l'activité, au dévouement, au courage, et qu'elles sont comme le support et la base de nos facultés les plus élevées.

On observera peut-être qu'il n'est pas possible de développer à la fois à un haut degré nos forces physiques et nos facultés intellectuelles. On dira que, n'étant doués que d'un certain degré d'énergie totale, nous ne pouvons diriger cette énergie vers [II-417] nos membres, sans la dérober à notre intelligence; qu'il est très-rare de voir un athlète homme de génie; qu'Hercule n'a pas l'esprit d'Apollon, Apollon la force d'Hercule, etc.

Il faut s'entendre : sûrement, si l'on voulait diriger l'éducation de manière à perfectionner pardessus tout les forces musculaires, il serait fort à craindre qu'on ne nuisît au développement des facultés affectives et mentales. Mais ce n'est pas de cela qu'il s'agit. Nul doute qu'il ne faille conserver à l'esprit et au sentiment leur prééminence; nul doute que notre intelligence et nos penchans ne soient de nos facultés celles qu'il importe le plus de développer et d'apprendre à bien conduire'; mais loin qu'une bonne éducation physique s'oppose à la culture de nos autres facultés, il est certain qu'elle la favorise. Il s'agit moins de dérober du temps aux exercices de l'esprit que de mieux employer les intervalles de repos qu on lui accorde, que de savoir faire servir ces heures de relâche à l'éducation du corps.Ce n'est qu'en exerçant alternativement les organes de la locomotion et ceux de la pensée que nous pouvons donner à ces deux ordres de facultés le degré de développement et de perfection dont elles sont naturellement susceptibles.

En effet, chacune d'elles ne profite pas seulement de l'éducation particulière qu'elle reçoit : elles se fortifient les unes par les autres. Si [II-418] l'énergie morale ajoute aux forces corporelles, les forces corporelles à leur tour soutiennent l'énergie morale. S'il faut exercer son esprit pour savoir tirer parti de son corps, nul doute qu'en entretenant les forces de son corps, on ne facilite beaucoup l'action de ses facultés intellectuelles.

Quoi de plus propre, par exemple, je ne dirai peut-être pas à donner du courage, mais à stimuler le courage qu'on a, que le sentiment d'une grande vigueur physique, unie à beaucoup d'adresse et d'agilité ? Et quant à l'intelligence, combien d'exemples n'a-t-on pas d'individus dont les facultés mentales, troublées par une excitation trop vive ou trop soutenue, ou bien devenues inactives par suite du dépérissement général du corps, ont été ramenées à l'état normal en détournant vers les organes de la locomotion la vie qui s'y portait avec trop de force, ou bien ranimées par des exercices qui rendraient au corps la vigueur et la santé?

Ainsi, en admettant, comme de raison, qu'il faut surtout faire de l'homme un être intelligent et aimant, nul doute qu'il ne faille s'occuper aussi d'en faire autant que possible un être sain, beau, bien fait, agile, adroit, vigoureux, et que les soins à donner à cette partie de son éducation ne puissent très-bien se concilier avec ceux que réclament les autres.

Parlons donc ici des industries qui se chargent de la culture de l'homme physique, et ne craignons [II-419] pas d'accorder dans cet ouvrage quelque place à des arts qui en occupent ou du moins qui devraient en occuper une très-considérable dans la société.

§ 3. Toutes les industries, quelles qu'elles soient, concourent'à la perfection de toutes les facultés de l'homme. Par conséquent, toutes concourent à la perfection de ses facultés physiques, même celles qui n'agissent pas directement sur lui, celles qui s'exercent sur la matière, et dont l'objet immédiat est d'approprier les choses à ses besoins. On sait à quelles causés de dégradation et d'infirmité il peut se soustraire, quelles sources de vigueur et de santé il peut s'ouvrir seulement en modifiant les lieux qu'il habite, les alimens dont il se nourrit, les vêtemens dont il se couvre. Il en est de l'espèce humaine comme des autres espèces animales, qui deviennent plus belles par cela seul qu'elles sont mieux soignées. Il arrive toujours qu'une population gagne en force et en beauté à mesure qu'elle acquiert plus de bien-être. On sait combien, en général, il est plus rare de trouver parmi les classes pauvres, que dans les familles aisées, des personnes distinguées par la délicatesse des traits ou la régularité des formes. M. Simond dit avoir remarqué en Angleterre, que la classe des gentlemen est plus belle et plus forte que celle du bas peuple, et non-seulement du bas peuple des [II-420] villes, mais de celui des campagnes [179] . On a observé qu'en France, depuis cinquante ans, l'espèce humaine s'était singulièrement embellie, qu'on n'y, voyait presque plus d'enfans naître difformes ou contracter des difformités en bas âge; et l'on a trouvé surtout la raison de ce changement dans la prospérité croissante de la population, qui lui a permis d'avoir des habitations plus salubres, des vête-, mens plus propres, des alimens plus sains, de mener, sous tous les rapports, une vie plus hygiénique [180] . Mais j'ai suffisamment parlé des arts auxquels l'homme doit tous ces moyens extérieurs d'aisance; qui contribuent d'une manière, si puissante à sa conservation et à son perfectionnement. Je n'ai à m'occuper ici que de ceux qui agissent immédiatement sur sa personne, et parmi ceux-ci même, les seuls dont je veuille parler en ce moment sont ceux qui ont sa personne physique pour objet.

Ces derniers sont fort nombreux et fort divers, et il serait également difficile d'en faire une énumération exacte et de trouver un nom qui les embrassât tous. En désignant les arts du médecin, du chirurgien, de l'oculiste, du pédicure', du dentiste, [II-421]

du gymnasiarque, du maître d'escrime, de natation, de danse, d'équitation, je ferais une énumération fort longue, et ne serais pas sûr d'avoir fait une énumération complète.

Il est, en effet, des moyens puissans d'agir sur le corps de l'homme qui ne paraissent pas compris au nombre des arts que je viens de nommer! 1. La médecine, par exemple, qui est très-généralement exercée comme art de guérir, ne l'est que très-peu dans ses rapports avec l'objet particulier de ce chapitre, c'est-à-dire comme moyen d'élever et de maintenir le corps de l'homme à son meilleur état de conformation et de santé. De toutes les parties de l'art médical, l'hygiène, qui pourrait être la plus efficace, est sans contredit la moins "pratiquée.

Elle ne l'est pas surtout dans celui de ses moyens qui paraîtrait susceptible de donner les résultats les plus favorables. Si l'on a quelquefois recours à elle pour agir sur les générations déjà nées, on ne lui demande pas encore comment il serait possible d'agir sur les générations à naître. Quelques parens la consulteront peut-être sur les moyens de corriger dans leur progéniture certains vices de conformation, de modérer l'action trop vive de quelques organes, d'accélérer le jeu trop lent de quelques autres, d'établir entre toutes les fonctions cet équilibre et cette harmonie d'où résulte la santé [II-422] parfaite; mais un homme ne lui demandera pas, ayant de se marier, comment il doit diriger son choix pour améliorer sa race, à quel tempérament il lui importe d'unir le sien, par quelle alliance il pourrait éviter de transmettre à sa postérité certaines prédispositions fâcheuses. Après nous être, on ne peut plus curieusement occupés, observe un illustre physiologiste [181] , des moyens de rendre plus belles et meilleures les races des animaux ou des plantes utiles et agréables; après avoir remanié cent fois celle des chevaux ou des chiens; après avoir transplanté, greffé, travaillé de toutes les manières les fruits et les fleurs, nous n'avons absolument rien fait pour améliorer la race de l'homme.

 

Et pourtant, il est impossible de ne pas considérer le croisement des races comme un des moyens les plus énergiques que l'espèce ait d'agir sur elle-même.

Telle est l'influence de cette pratique, qu'un petit nombre de familles qui voudraient ne s'allier qu'entre elles, concentrant par là dans leur sein toutes les infirmités héréditaires qu'elles pourraient avoir, ou que le temps les exposerait à contracter, et faisant entre elles un échange continuel de leurs difformités et de leurs vices, seraient infailliblement [II-423] dégénérées au bout de très-peu de générations.

C'est même là, pour l'observer en passant, une des causes qui minent le plus profondément le système monarchique de notre vieille Europe, système dans lequel un petit nombre de maisons souveraines, pour se mieux séparer du reste de l'humanité, ont adopté l'usage de ne s'allier qu'entre elles, et par cela même se sont exposées à rendre communes à tous leurs membres les imperfections naturelles dont quelques-uns d'entre eux pourraient naître accidentellement affectés.

Tels sont, pour ces augustes familles, les inconvéniens d'un tel usage, qu'il a fallu qu'elles fussent douées dans l'origine d'une constitution physique et morale bien particulièrement distinguée, pour que, sans jamais aller puiser une nouvelle vie à la source commune, et sans aucune infusion frauduleuse de sang plébéien, elles aient pu se conserver belles, nobles, intelligentes, dignes en un mot de la haute situation où elles sont placées. Il n'eût pas été possible sans cela que la loi qui préside à leurs alliances ne leur fît pas subir de profondes altérations [182] .

[II-424]

Il a été facile de voir, dans des rangs moins élevés, à quelle dégénération inévitable on est exposé sous l'influence d'une telle loi. On ne peut douter que le préjugé qui, de tous temps en Europe, a défendu aux races aristocratiques de rechercher en mariage des personnes qui ne seraient pas de condition, ne soit une des causes qui ont le plus nui à la durée de ces races. A force de vouloir ne s'allier qu'à des familles de son rang, on circonscrivait tellement le nombre de celles dans lesquelles on pouvait faire un choix, qu'il devenait à peu près impossible d'en faire un bon, au moins pour tout ce qui ne tenait pas à la naissance ou aux richesses.

Aussi l'on sait combien de grandes familles se [II-425] sont éteintes avec tous les moyens de fortune propres à les soutenir; combien d'autres ne se sont soutenues que par des unions illégitimes ou à la faveur de mariages roturiers. Certains grands seigneurs étaient intéressés sous plus d'un rapport à contracter de ces utiles alliances. Perdus de dissipation et de débauches, également ruinés dans leur fortune et dans leur santé, ils avaient pour le moins autant besoin de renouveler leur sang que de fumer leurs terres.";

Chez les peuples orientaux, les maîtres, qui ne se dirigent pas dans leurs mariages par les préjugés de l'aristocratie d'Europe, et qui ne dédaignent pas de faire des femmes de leurs esclaves, quand elles sont belles, paraissent avoir par là agi très utilement sur leur postérité. On assure que chez les Turcs et les Persans, cette coutume, observée depuis plusieurs siècles, à en quelque sorte change l'espèce; et peut-être la même cause avait-elle contribué jusqu'à un certain point à donner aux anciens Grecs cette beauté presque idéale de formes que nous sommes disposés à croire qu'ils avaient en les jugeant d'après leurs statues.

Quoique la physiologie n'ait pas encore dirigé ses recherches vers les effets qu'il nous est possible de produire sur nous-mêmes par le mélange des couleurs, des formes, des tempéramens, on croit savoir pourtant que la fusion d'une certaine quantité [II-426] de sang indien et même africain avec le nôtre peut opérer de bons effets. Des voyageurs assurent que les Hispano-Américains, dont les pères se marie. rent d'abord à des femmes indiennes, et mêlèrent quelque temps leur sang à celui de la race cuivrée, forment aujourd'hui, sous le rapport de la blancheur du teint et de l'élégance des formes, une race supérieure à celle des Espagnols. D'autres ont observé qu'il était peu de races plus belles que les races produites par un mélange de sang blanc avec du sang noir déjà coupé à plusieurs reprises.

Il paraît que les diverses nuances de notre race pourraient aussi s'allier entre elles avec beaucoup de profit pour leur commune amélioration. Il serait difficile, dit-on, de voir de plus belles créatures que les femmes de certaines villes du midi de l'Es, pagne, venues d'un mélange du sang espagnol avec celui d'hommes blonds du nord de l'Europe que le commerce a attirés dans ces villes à diverses époques, et qui ont fini par s'y établir [183] ) .

Enfin, il y aurait peut-être autant d'avantages à marier entre eux les tempéramens divers que Jes couleurs diverses ; et des physiologistes éclairés pensent que l'alliance des humeurs contraires, et, par exemple, des tempéramens lymphatiques avec les tempéramens bilieux, serait le meilleur [II-427] moyen d'effacer ce qu'il y a d'excessif daps les prédominances qui les distinguent. Il n'y a donc pas moyen de douter que le croisement des races, que l'art médical n'a pas encore compris au nombre de ses moyens pratiques d'agir sur le corps humain, ne soit un des plus puissans qu'il y eût de modifier et de perfectionner sa nature.

 

J'en pourrais dire autant de l'exercice, qui a été beaucoup mieux apprécié, et dont néanmoins on est encore loin de tirer autant de parti qu'on le pourrait faire.

Si nous sommes fondés à supposer que les peuples militaires de l'antiquité devaient quelque chose de la beauté de leurs formes à la faculté que leur donnait la victoire d'épouser les plus belles femmes qui pouvaient se trouver parmi les peuples vaincus, il y a lieu de croire qu'ils étaient encore plus redevables de cet avantage aux exercices du gymnase et à l'habileté avec laquelle ces exercices étaient dirigés.

L'effet de l'exercice, suivant les physiologistes, est d'appeler le sang et la vie dans les parties du corps qui sont le siège des contractions muscu lạires qu'il provoque, de faire prendre du volume à celles qu'il met ainsi en action, d'en faire perdre à celles qu'il laisse en repos, et d'influer par là très-sensiblement sur les proportions des unes avec les autres. On peut, en quelque sorte, par [II-428] la manière de le diriger, développer telle partie du corps que l'on veut, les muscles des jambes ou des bras, ceux des épaules ou de la poitrine. On à observé que, chez les danseurs de profession, les jambes, les cuisses et surtout les fesses prennent un accroissement marqué aux dépens du torse, du cou, du bras et de l'avant-bras ; que, chez les marins, les forgerons et les forts des balles, au contraire, les bras, les épaules et la poitrine sont très-développés aux dépens des fesses et des membres abdominaux; qu'enfin, chez les hommes qui, sans exercer spécialement aucun de leurs membres, s'occupent avec soins de l'éducation de tous, chaque partie du corps se développé de manière à contribuer aux proportions régulières de l'ensemble.

Ensuite, si l'exercice peut agir à ce point sur la forme des parties qu'il affecte, il n'influe pas moins-sur-leur vigueur. Il n'est pas rare de voir, dans des gymnases, des hommes qui, d'abord, ne pouvaient rester que quelques secondes suspendus par les mains à une corde ou à une perche, acquérir par l'exercice le pouvoir de soutenir ainsi le poids de leur corps, avec les seules phalanges de leurs doigts, pendant vingt-cinq, trente et trente-cinq minutes; on en voit devenir graduellement capables de sauter par-dessus des cordes tendues à sept et huit pieds d'élévation ; de s'élancer sans échelle, sur des murailles hautes de dix pieds ; [II-429] de franchir, d'un bond, des fossés de dix-huit et vingt pieds de large.

Enfin, un dernier effet de la même cause est de développer la souplesse et l'agilité dans les muscles où elle peut ainsi faire naître la force. Il n'est personne qui ne sache par expérience qu'en répétant plusieurs fois, et avec des intervalles de repos, un certain mouvement, on développe dans le muscle où ce mouvement s'opère une facilité d'action qui n'y était pas auparavant. Les effets qu'il est possible d'obtenir par-là semblent quelquefois tenir du prodige. Il ne faut que voir un danseur agile executer ses, pas, un subtil escamoteur faire ses tours d'adresse, un pianiste exercé jouer un air sur son instrument, pour juger du degré de précision, de sûreté, de rapidité d'action que l'exercice peut faire acquérir à nos muscles.

Et ce n'est pas seulement sur les parties extérieures du corps que l'exercice agit avec une grande puissance ; c'est aussi sur nos organes intérieurs, Il est dans la vie organique beaucoup de désordres, surtout dans la classe de ceux qui tiennent à des vices extérieurs de conformation, qu'on ne peut faire cesser que par un usage éclairé de l'exercice. On l'a vu produire des effets presque miraculeux sur des jeunes personnes menacées de phthisie, par suite d'une mauvaise, conformation de la poitrine, et pour la guérison desquelles on avait [II-430] épuisé sans fruit toutes les recettes de la thérapeutique et toutes les ressources de la pharmacie. Il est considéré comme un des plus sûrs moyens de guérir les affections scrofuleuses, lymphatiques, rachitiques, atoniques, etc.

Il est vrai que, pour opérer tout le bien qu'il est en son pouvoir de produire, il a besoin d'être employé avec beaucoup d'art et de précautions; qu'il exige plusieurs sortes de connaissances ; qu'il veut que l'on tienne compte de l'âge, du sexe, du tempérament, des habitudes du sujet auquel ill s'agit d'en faire l'application, de l'état actuel de ses forces, du lieu, de la saison, des heures de la journée où l'on veut le faire agir.

Mais enfin, employé comme il est susceptible de l'être, l'exercice est, après le mélange des races, sans contredit le plus puissant moyen dont l'homme puisse user pour améliorer sa nature physique, pour donner à ses membres de la grace, de la vigueur, de la flexibilité, de l'adresse, de l'agilité, et aussi pour perfectionner ses organes intérieurs; car, outre que ses viscères se développent par une sorte de gymnastique, ainsi que ses membres, la structure et le jeu de ces organes dépend beaucoup, comme nous venons de l'observer, des formes extérieures du corps sur lesquelles il peut influer très-puissamment par l'exercice [184] .

[II-431]

Il est plus aisé de perfectionner nos facultés ou d'empêcher qu'elles ne se détériorent, que de les ramener à l'état sain une fois qu'elles sont altérées : la médecine proprement dite ne procède pas avec autant de sûreté que l'hygiène. Elle n'obtient pas non plus des résultats aussi satisfaisans : car, s'il est heureux de guérir, il serait plus "heureux encore de ne pas devenir malade, et l'art qui écarte de nous la maladie est indubitablement plus précieux que celui qui essaie seulement de nous en délivrer.

Aussi, quand ce dernier remplirait son objet mieux qu'il n'est en son pouvoir de le faire ; quand il aurait moins varié dans l'explication des désordres qui peuvent survenir dans notre machine, et dans le choix des moyens les plus propres à les réparer; quand ses connaissances seraient plus [II-432] certaines et, dans bien des cas, ses procédés moins hasardeux, semblerait-il difficile, au premier abord, de le comprendre au nombre des arts qui s'occupent de la culture et du perfectionner ment de notre nature physique.

Cependant, d'un autre côté, l'art médical peut réparer tant de défectuosités naturelles ou accidentelles; il a contre certains maux très-graves, et à peu près inévitables, des préservatifs şi assurés; il contribue à soulager et même à guérir tant de souffrances, qu'il serait impossible de ne pas le ranger parmi ceux qui agissent le plus utilement sur le corps de l'homme, et qui aident le plus à le mettre et à le maintenir en bon état. Il ne faut, pour faire sentir son importance, qu'indiquer quelques-uns des principaux effets qu'il produit.

L'art médical réussit, par des opérations mécani. ques, à guérir la cécité qui provient de la cataracte, la surdité qui résulte de l'épaississement de la membrane du tympan, le mutisme qui tient à la division congéniale de la lèvre supérieure, du palais de la bouche et de la luelté ; il parvient à faire disparaître les courbures vicieuses de nos os les plus forts, même, celles de la colonne vertébrale ; jl restitue à leur état naturel les membres fracturés ou luxés; il va briser dans l'intérieur de la vessie les calculs urinaires qui s'y développent; il [II-433] remédie, par le procédé de l'invagination, aux plaies transversales des intestins, etc. [185] .

Médicalement, il a trouvé moyen de nous dérober à la contagion du virus variolique; il a modifié nos tempéramens de telle sorte que la syphilis semble n'avoir plus sur nous une influence aussi meurtrière et ne pouvoir plus sévir avec la même fureur; il a des spécifiques à peu près infaillibles contre les fièvres intermittentes, et des remèdes plus ou moins efficaces contre beaucoup d'autres maladies, etc. Or, lorsqu'il peut produire sur notre corps des effets si diversement salutaires, comment serait-il possible de ne pas l'admettre au nombre de ceux qui ont pour objet de le conserver et de le perfectionner ?

En somme, il ne faut que rappeler quels étaient, il y a quelques siècles, la fréquence des pestes, les ravages périodiques de la petite-vérole, les traces plus ou moins profondes de son passage que cette cruelle maladie laissait successivement sur la face de toutes les générations, les dévastations non moins grandes et les mutilations encore plus hideuses qu'opérait le mal vénérien, le nombre immense des malheureux qui étaient atteints de rachitisme, de ceux que dévorait la lèpre, de ceux que des humeurs froides faisaient tomber en [II-434] lambeaux, et d'une multitude d'autres dont une multitude d'autres maladies variaient les difformités et les souffrances; il ne faut que mettre en parallèle l'état où la population se trouvait alors et celui où elle se trouve aujourd'hui, pour sentir de quoi sont capables les arts qui se chargent de la culture et du perfectionnement de l'homme physique. Tout nous autorise à croire que les générations présentes sont plus belles et plus saines que les générations passées [186] ; la durée moyenne des existences est plus longue; il faut moins de naissances pour entretenir une certaine population.

Sans doute, ces résultats ne sont pas dus uniquement aux arts qui agissent sur le corps de l'homme. Je sais que beaucoup d'autres ont puissamment concouru à les produire ; mais ceux-là y ont aussi contribué, et ils y ont contribué, quoique le perfectionnement physique de l'espèce n'ait [II-435] jamais été un but qu'ils se soient formellement proposé. On a obtenu jusqu'à un certain point, sans les chercher, et par cela seul que les mariages se sont formés en général entre des personnes mieux portantes et mieux conformées, les bons effets qui résultent du croisement des races. L'exercice a contribué de diverses façons à l'entretien et au développement des forces, quoiqu'on ne lui ait pas demandé de produire cet effet. La vie a été plus hygiénique, sans qu'on ait pensé à se conformer aux préceptes de l'hygiène. L'art médical a embelli l'espèce, en travaillant seulement à soulager ses maux : qu'on songe à l'influence qu'il a exercée sur sa beauté, seulement par la découverte de la vaccine et par le succès avec lequel il a combattu le mal vénérien [187] .

[II-436]

Or, si ces arts ont pu produire de tels effets, pour ainsi dire à leur insu, ou du moins sans qu'on songeât à les faire servir au perfectionnement de notre nature physique, on sent combien, dirigés à cette fin avec intention, avec habileté, avec concert, ils réussiraient mieux à l'atteindre. Aujourd'hui, chaque homme, en ce qu'il a de particulier, n'est en quelque sorte que ce que le font les circonstances fortuites au milieu desquelles il se développe : la diversité des tempéramens, les différences dans la taille, les proportions du corps, les traits du visage, ne sont en général que de purs accidens. Pourtant, en ceci comme en toutes choses, nous pourrions sûrement chercher à diriger à notre plus grand bien les forces de la nature; et il n'est pas douteux que les arts sur lesquels roule ce chapitre ne pussent le tenter avec succès..... Mais j'en ai dit assez pour donner une idée de leur importance et inspirer le désir de chercher les causes générales auxquelles leur puissance est liée.

[II-437]

Ces causes nous sont déjà connues. Elles sont les mêmes que celles d'où dépend la liberté des autres industries. On n'exerce avec facilité et avec succès les arts qui agissent sur le corps humain que par les mêmes moyens généraux qui facilitent, étendent, affermissent la pratique de tous les arts possibles. Il y faut une certaine capacité pour les affaires, de l'aptitude à entreprendre, à fonder, à conduire, à administrer; il y faut de l'instruction pratique, des connaissances théoriques, du talent pour les applications et pour l'exécution; on ne peut douter que le succès n'y dépende beaucoup de l'état des habitudes morales; il est essentiel que les ateliers y soient bien situés et bien montés. Il n'y a de différence que dans l'espèce particulière de notions, d'habitudes, d'instrumens que réclament les travaux de cet ordre, et en général dans la manière dont la nature de ces travaux permet qu'on y applique les divers élémens de puissance que je viens d'énumérer.

§ 3. Ainsi, par exemple, nul doute que, pour le fondateur d'un gymnase ou d'une maison de santé, tout comme pour le chef d'une fabrique, le talent de spéculer ne soit un moyen de succès indispensable.

Qu'un médecin veuille établir un hospice dans un lieu où chacun aura son domicile et les moyens [II-438] de se faire traiter chez soi; qu’un danseur de l'Opéra aille tenir école de danse dans un village et apprendre à des paysans à battre des entrechats ; qu'un maître d'escrime entreprenne d'ouvrir une salle d'armes dans une société de quakers; qu’un professeur de gymnastique s'avise d'offrir des leçons de pugilat à des familles nobles et polies: il est clair que les uns et les autres feront des entreprises absurdes et qui ne pourront manquer d'échouer.

En ceci, comme en tout, l'essentiel d'abord est de savoir ce qu'on peut raisonnablement entreprendre, et quel genre de produits ou de services il est possible de faire accepter à la société. Il ne suffit pas toujours de lui proposer des choses utiles: il faut lui en proposer qu'elle agrée; et pour cela il est essentiel qu'elles rentrent jusqu'à un certain point dans ses goûts, qu'elles tiennent plus ou moins à ses idées et à ses usages.

La gymnastique, telle qu'une philosophie judidicieuse s'est efforcée, depuis quelque temps, de l'accréditer, est sûrement une bonne chose; elle répond à un besoin fondamental de la société; elle tend à développer tout un ordre de facultés que les systèmes établis d'instruction publique et privée laissaient absolument incultes ou ne développaient que très-imparfaitement; et néanmoins combien les personnes qui ont essayé de restaurer parmi nous cette branche essentielle de l'éducation, [II-439] n'ont-elles pas eu de peine à la faire prendre ? La gymnastique, disait-on, était une chose renouvelée des Grecs, sans nul rapport avec nos idées et nos habitudes modernes; et quoique les exercices de M. Amoros fussent fondés sur les mêmes bases que les jeux des enfans, et n'en différassent que par la direction plus éclairée et le plus grand développement qu'il leur avait donnés, il n'avait encore, après dix ou douze ans d'efforts et de soins, réussi que très-imparfaitement à leur concilier la faveur publique.

Quel plus grand service pouvait-on proposer aux hommes que de leur offrir de les préserver des ravages de la petite vérole ? et néanmoins combien le principal inventeur de la vaccine ne trouva-t-il pas d'abord d'obstacles à l'application de sa découverte, et combien, depuis Jenner, n'a-t-on pas eu de peine à la propager ? Je pourrais faire la même remarque sur la pratique de l'inoculation, et sur une foule d'autres procédés utiles, pris parmi ceux qui se rapportent aux arts dont je m'occupe ici.

L'industrieux dont la profession consiste à agir sur le corps humain est donc obligé de rechercher, avant toutes choses, quelles sont les façons que les hommes veulent recevoir, quelles sont les qualités corporelles qu'ils désirent acquérir, et pour cela quels sont les exercices, les procédés, les traitemens [II-440] auxquels ils consentiront à se soumettre. En un mot, il y a ici un ordre de demandes dont il faut nécessairement qu'il connaisse l'état.

Il y a pareillement nécessité qu'il soit instruit de l'état des offres qui sont faites; qu'il sache le nombre et les moyens des concurrens qu'il a; qu'il juge si ce nombre est insuffisant, ou si les moyens qu'ils emploient sont inférieurs à ceux qu'il pourrait mettre en œuvre; qu'il soit en état de déterminer, finalement, s'il y a des chances de succès pour l'officine de pharmacien, pour la maison de santé, pour l'école d'escrime, d'équitation, de gymnastique qu'il aurait dessein d'établir.

J'ai à peine besoin d'ajouter que ces sortes d'établissemens demandent, comme d'autres, à être habilement conduits, et qu'il est iel hospice qui n'exige pas moins de capacité administrative et de talent pour la comptabilité que la fabrique la plus considérable.

Les diverses facultés qui font le véritable homme d'affaires trouvent donc, dans une certaine mesure, le moyen de s'appliquer ici, et peuvent y être considérés comme un élément de puissance très-réel et très-nécessaire.

§ 4. On en peut dire autant des facultés qui se rapportent à l'art.

Nulle part, par exemple, no se vérifie mieux ce [II-441] que j'ai dit de l'importance des connaissances pratiques. Ces connaissances sont ici d'autant plus nécessaires que les secours de la théorie y sont plus bornés et plus douteux. De même que l'industrie agricole, les arts qui agissent sur le corps humain ne peuvent opérer leurs transformations, j'en ai déjà fait la remarque, qu'avec l'aide de la vie, agent mystérieux dont ils ignorent absolument là nature, dont ils ne connaissent que très-imparfaitement les fonctions, et dont, par cela même, il leur est impossible de soumettre l'usage à des principes fixes de théorie.

Dans cet état d'ignorance, ce qu'ils ont de mieux à faire, c'est sans doute d'observer attentivement les faits extérieurs par lesquels cet agent secret se manifeste, de regarder comment il agit dans la santé et dans la maladie, de voir comment son aca tion peut être modifiée par celle des excitans de toute espèce auxquels il est possible de le soumettre, par la chaleur, par le froid, par l'air, par les alimens, par les remèdes, par l'exercice, et d'agir conséquemment à ces indications. Cet empirisme raisonné, tant qu'on n'aura pas trouvé la véritable explication des phénomènes vitaux, sera incontestablement le meilleur guide que l'on puisse suivre.

Cela est si vrai que toute la science médicale des anciens, chez qui pourtant la médecine fut [II-442] exercée avec une grande distinction, se réduisait à des connaissances de cet ordre. Hippocrate, dont les écrits, de l'aveu des médecins les plus éclairés, offrent encore une lecture si profondément instructive, Hippocrate ignorait les sciences que l'on l'on regarde aujourd'hui comme la base de la médecine, et n'avait sur l'organisation et les fonctions du corps humain que des notions peu exactes et peu étendues. Il ne savait en quelque sorte de l'homme que ce qu'en manifestent les phénomènes extérieurs; mais il avait profondément étudié ces phénomènes; il avait attentivement examiné l'action des causes, par lesquelles il est possible de les influencer; et quoique ses connaissances anatomiques fussent au-dessous du médiocre, sa pratique, observe Cabanis, excite encore aujourd'hui l'admiration des plus grands médecins [188] .

Il paraît qu'on en pourrait dire autant de celle de beaucoup de médecins de l'antiquité, qui, à une époque où l'anatomie et la physiologie n'étaient pas encore nées, ne devaient pas être plus anatomistes et plus physiologistes qu’Hippocrate:

« La vraie pathologie, écrit encore Cabanis, se trouve surtout dans les livres des anciens, auxquels un petit nombre d'observateurs modernes ont fait quelques heureuses additions. Hippocrate, Arétée, Alexandre [II-443] de Tralles, Aëtius, Paul d'Egine, Galien, et deux ou trois médecins arabes, nous ont laissé les tableaux les plus exacts que l'art possède encore : aucun homme de bonne foi ne peut en disconvenir ; et leurs règles générales de traitemens, tirées, du moins en général, du sein même de la nature, n'ont pas moins droit de nous étonner par les grandes vues qu'elles supposent que par leur sagesse et par leur éternelle vérité [189] . »

« Les explications des anciens, ajoute le même auteur, quoique formées sur la simple observation de l'homme sain ou malade, sans le secours de l'anatomie, des connaissances physiologiques qui lui sont dues, des expériences, dont l'art était presque entièrement ignoré de leur temps, et des sciences collatérales, qui nous prêtent sans cesse ou des lumières directes, ou des instrumens nouveaux : ces explications n'ont pas toujours été remplacées d'une manière fort heureuse. Il en est plusieurs qui reparaissent de temps en temps avec éclat, et qui semblent devoir survivre à toutes celles qui les ont renversées ; il en est où le sceau de la nature paraît si fortement empreint que chaque nouveau progrès de la science les confirme ; il en est enfin que le bon esprit des pères de la médecine avait laissé dans le vague, et.qu'après tant d'efforts inutiles pour leur donner plus [II-444] de précision, l'on doit peut-être considérer comme devant y rester toujours [190] . »

On peut juger par ces remarques, de l'importance qu'offrent les connaissances pratiques dans les arts qui agissent sur le corps humain. Moins la théorie de ces arts est avancée, et plus on a besoin d'y prendre conseil de l'expérience. Les bons esprits, observe à ce sujet le médecin philosophe que je viens de citer, ne peuvent trop se hâter de se mettre aux prises avec les objets mêmes de leurs travaux. Les médecins de Cos étaient bien loin de penser que la médecine pût s'enseigner du haut d'une chaire, et loin des objets sur lesquels elle doit agir. La vraie manière de l'enseigner est de l'enseigner au lit des malades. Sous les yeux du professeur, et presque sans sa participation, se forment de jeunes médecins dont l’instruction est d'autant plus solide que la nature en fait presque tous les frais. Dans cet exercice continuel de leur sagacité et de leur jugement, à l'aspect de tableaux tout composés de faits, ils contractent l'habitude de les mieux voir, et le dégoût de tout raisonnement qui ne s'y renferme pas [191] .

Si Hippocrate acquit dans la médecine une réputation si élevée, il le dut surtout à une éducation [II-445] médicale toute pratique. Ce fut au milieu des jeux de l'enfance, dit Cabanis, qu'Hippocrate, dont les ancêtres avaient constamment exercé la médecine, depuis dix-sept générations, reçut, de la bouche même de ses parens, les notions élémentaires de cet art. Ce fut à l'aspect des maladies qu'il apprit à les reconnaître; ce fut en voyant préparer et mettre en usage les remèdes qu'il se rendit également familiers leur préparation et leur emploi. Il fut entouré dès le berceau de tous les objets de ses études et suça les principes de son art pour ainsi dire avec le lait maternel [192] .

Au lieu de procéder comme le fit Hippocrate, nous suivons une méthode en quelque sorte opposée. L'observation des faits est la dernière chose à laquelle nous arrivons, et c'est surtout par l'étude des théories médicales qu'on se prépare parmi nous à la pratique de l'art de guérir. La fréquentation des hôpitaux n'est sûrement pas défendue, mais elle n'est pas non plus exigée, et il peut très-bien arriver qu'un jeune homme reçoive le diplôme de médecin sans avoir vu un malade, sans avoir assisté à une opération, sans avoir préparé ou administré un remède, sans avoir appris à connaître une maladie ailleurs que dans des cours ou dans des livres.

Cette manière de préparer à la pratique de la [II-446] médecine est-elle faite pour inspirer une grande sécurité? Ne vaudrait-il pas mieux avoir affaire à une sœur d'hôpital, bien ignorante sous le rapport de la théorie, mais qui aurait vu et soigné beaucoup de malades, qu'à un jeune gradué qui n'aurait vu ni traité de maladies, pour si riche qu'il fût d'ailleurs de connaissances théoriques ? On impose aux étudians l'obligation de suivre les écoles, et on leur laisse la faculté de fréquenter les hôpitaux : il semble que l'inverse serait plus sage, et que si la société devait exiger quelque chose des hommes qui se destinent à donner des soins aux malades, ce serait surtout que d'avance ils eussent observé et vu traiter beaucoup de maladies. Entre l'étude de la pratique et telle de la théorie, c'est évidemment le premier travail qu'il faudrait rendre obligatoire, et le second qu'on pourrait laisser facultatif.

Au reste, quelque importante que puisse être ici la connaissance pratique du métier, il n'est pas douteux que les notions de théorie n'y soient un élément très-réel de puissance. Il est impossible qu'il n'y ait pas quelque avantage pour les industrieux qui agissent sur le corps de l'homme, à posséder des notions exactes sur l'organisation de la machine humaine, et sur les fonctions que cette machine accomplit, ignorât-on d'ailleurs la nature du principe qui la fait agir et la manière dont cet agent procède.

[II-447]

Il est vrai que les gymnastes grecs formaient de très-bons coureurs, quoiqu'ils ne fussent pas physiologistes : cependant il paraît que la physiologie fournit, relativement aux mouvemens dont se compose la course, quelques notions propres à bien diriger cet exercice et à en augmenter la vitesse et la durée.

La médecine d'observation, l'empirisme philosophique peut guérir beaucoup de maux sans le secours de la physiologie : et néanmoins les médecins les moins disposés à exagérer l'importance de cette science avouent que la médecine doit aux progrès des connaissances anatomiques et physiologiques la marche plus hardie et plus ferme qu'elle a suivie depuis que ces progrès ont commencé.

On en peut dire autant de la chirurgie.

« Ce ne fut, observe Cabanis, qu'à la naissance de l'anatomie, à l'époque où Vessale secoua le joug du galénisme et des écoles, qu’aidée de la physique, qui se frayait elle-même alors des routes nouvelles, la chirurgie prit ce vol hardi qui l'a conduite depuis de découvertes en découvertes et de sucċès en succès. L'anatomie, ajoute le même écrivain, servant de base à l'art de guérir, surtout à sa partie chirurgicale, paraît maintenant inséparable de la pratique de cet art, dont elle assure souvent les succès [193] . »

[II-448]

A la vérité, il serait assez difficile de dire dans quelle mesure elle a contribué à en affermir, à en faciliter l'exercice. Il paraît qu'il n'existe point d'ouvrage où l'on ait tenté de déterminer d'une manière détaillée et précise l'influence que l'anatomie, la physiologie, et plusieurs sciences collatérales, ont exercée sur la pratique des arts qui ont le corps de l'homme pour objet. Mais cette influence, quoiqu'elle n'ait pas été exposée ex professo, ne laisse pas d'être très-réelle, et il n'est pas de médecin ou de chirurgien un peu instruit qui ne pût aisément citer des cas où elle se fait utilement sentir.

Il est, par exemple, des circonstances où il devient très-essentiel de pouvoir faire la ligature d'une artère; et cependant la chirurgie n'osait tenter autrefois cette opération, de peur que le sang n'allât plus vivifier le membre où cette artère se rendait : la découverte anatomique du système capillaire et de la propriété que les vaisseaux capillaires ont de se dilater, a permis d'exécuter cette opération que jusqu'alors on avait regardée comme impraticable.— Il se développe quelquefois dans de certaines parties du corps des tumeurs fongueuses causées par l'engorgement des canaux par où les glandes exécutent leurs secrétions : avant que l'on connût ces canaux et leur usage, on ne savait à quoi attribuer ces tumeurs, ni par quels moyens [II-449] les guérir : l'anatomie et la physiologie, en découvrant la cause du mal, ont mis sur la voie du remède. — On supposait faussement autrefois que les phénomènes de la nutrition ne pouvaient s'accomplir au sein de l'inaction et de l'immobilité, et, en conséquence, on condamnait le repos dans le traitement des difformités du système osseux, et spécialement dans celui des courbures vicieuses de la colonne vertébrale ; on se fondait sur ce prétexte spécieux que la maladie provenant de faiblesse, il ne fallait pas augmenter cette faiblesse par une inaction prolongée, et, par suite de cette erreur, on plaçait derrière le tronc une croix de fer dont la tige verticale descendait de l'occiput au sacrum, tandis que la tige horizontale s'étendait d'une épaule à l'autre ; c'était un nouveau poids ajouté à celui dont on voulait soulager la colonne vertébrale, et l'état de station devenait plus pénible encore pour le malade, chargé de ce poids additionnel, et gêné dans ses mouvemens par les liens nécessaires pour y attacher solidement le tronc et la tête : des idées plus saines sur les effets de l'immobilité relativement à la nutrition et à l'accroissement des forces, ont fait abandonner ce procédé; au lieu d'ajouter à la charge de la colonne vertébrale, on la débarrasse maintenant du poids du corps, et l'on remédie à la déviation par une [II-450] traction lente et graduée, dont l'action est infiniment plus efficace [194] . – La physiologie ne sait pas comment le chagrin peut provoquer la formation de tubercules dans les poumons: mais ces tubercules une fois formés, elle expliqué fort bien la gêne qu'ils causent dans la respiration et dans la circulation.—La même science ne peut pas dire en quoi consistent les nombreuses variétés des affections du cœur: mais ces affections une fois déclarées, elle sait pourquoi dans certains cas les extrémités sont habituellement froides, pourquoi la face est tantôt bleuâtre, tantôt livide et pâle, etc. – La physiologie ignore également ce que c'est qu’un squirre au pylore : mais ce squirre existant, elle sait rendre raison des désordres qui surviennent dans la digestion, et finalement dans la nutrition. – La physique ne sait pas comment le nerf optique peut recevoir l'impression des objets extérieurs : mais si le cristallin vient à perdre sa transparence, elle n'a aucune peine à expliquer comment le phénomène ne peut plus avoir lieu. – La mécanique aurait grand’peine à dire comment notre volonté a le pouvoir de remuer nos membres : mais si nos os viennent à se luxer ou à se rompre, elle rend compte sans difficulté de l'impuissance où nous sommes d'exécuter les mêmes mouvemens. [II-451] – La chimie ne sait point comment se fait la bile, ni comment elle agit dans le phénomène de la digestion : mais s'il vient à manquer un des élémens dont la bile se compose, elle peut éclairer le médecin sur les suites de cette altération, etc., etc.

Voilà quelques exemples des services que peuvent rendre à la pratique de l'art médical l'anatomie, la physiologie, la physique, la chimie ; et il n'est pas douteux que les hommes versés dans cet art n'en pussent citer beaucoup d'autres et probablement de plus frappans.

Evitons pourtant de tomber dans une exagération assez commune, et en reconnaissant que l'art peut recevoir ici de grands secours de la science, ne croyons pas que pour l'exercer avec distinction il soit nécessaire de pousser très-loin l'instruction théorique. Ici, comme partout, ce qui importe particulièrement aux succès de l'art, c'est l'étude de l'art même. J'ai vu des chirurgiens, anatomistes très-habiles, avouer qu'une grande partie de leurs connaissances anatomiques ne leur étaient, à l'application, que d'une médiocre utilité.

« L'anatomie thérapeutique, celle dont l'art fait une application journalière, se renferme dans les limites les plus resserrées. La structure, la situation et les connexions des viscères, la distribution des principaux troncs des vaisseaux et des nerfs, la forme et la disposition des os, les attaches des [II-452] muscles, les expansions des aponévroses, et peut-être encore quelques menus objets non moins faciles à saisir : voilà ce que le médecin a besoin de bien connaître. Peut-être même serait-il permis d'ajouter que la délicate anatomie est bien rarement utile pour les opérations chirurgicales : j'oserais en appeler sur ce point à la bonne foi des chirurgiens anatomistes les plus éclairés. »

Voilà ce qu'écrit un auteur judicieux que j'ai déjà cité plusieurs fois dans le cours de ce chapitre [195] . Il paraît certain que dans les arts qui agissent sur le corps de l'homme, comme dans ceux qui travaillent sur la matière inanimée, il s'agit moins, pour réussir, d'acquérir des connaissances scientifiques très-étendues que d'apprendre à bien tirer parti d'un petit nombre de notions élémentaires. C'est dans le bon emploi de ces simples notions que les progrès de l'art consistent, et sa puissance est d'autant plus grande, qu'il en a fait des applications plus heureuses et plus multipliées.

Ainsi la connaissance pratique du métier, les notions théoriques, le talent des applications, sont ici des moyens de liberté tout aussi réels que dans les arts qui travaillent sur la matière.

Il en est de même des talens d'exécution. Il y a dans les industries qui agissent sur le corps de [II-453] l'homme, ainsi que dans les autres arts, une main-d'œuvre indispensable, au moyen de laquelle se réalise le produit qu'on se propose d'obtenir. L'écuyer, le gymnaste, le maître d'armes exercent une action matérielle sur l'homme qu'ils entreprennent de modifier : ils lui font prendre de certaines postures, ils lui font exécuter de certains mouvemens. Le chirurgien agit d'une manière plus sensible encore sur le corps du malade qu'il opère, l'orthopédiste sur celui du patient dont il veut redresser les os, le pharmacien sur celui de l'homme à qui il fait avaler ses drogues : tous exécutent quelque opération chimique ou mécanique sur le corps humain, et il n'est pas douteux que la puissance de leur art ne dépende beaucoup du plus ou moins d'habileté qu'ils peuvent appliquer à cette main-d'œuvre.

Il est seulement à remarquer que dans ces industries, c'est ordinairement la même personne qui conçoit et qui exécute, et que les fonctions de l'ouvrier s'y trouvent réunies dans la même personne que celles de l'ingénieur, du savant et de l'entrepreneur. C'est le maître d'escrimer qui apprend à ses élèves à faire des armes ; c'est le professeur de danse qui les instruit à danser; le chirurgien ne fait pas faire son opération, il l'exécute lui-même : c'est surtout sa main-d'œuvre que l'on recherche, et le principal mérite est ici dans l'exécution. [II-454] De tous les artistes qui agissent sur le corps humain, il n'y a guère que le médecin qui se borne à donner des prescriptions et qui agisse par intermédiaire. On conçoit néanmoins que l'écuyer, le danseur, le gymnaste, puissent avoir des ouvriers, des professeurs qui agissent sous leurs ordres et qui exécutent pour eux. C'est même là ce qui arrive à ceux de ces artistes qui possèdent de grands établissemens et qui sont parvenus à y réunir beaucoup d'élèves.

§ 5. Je crains qu'on ne trouve bien imparfaits les détails dans lesquels je viens d'entrer dans les deux précédens paragraphes. On pourrait sûrement montrer beaucoup mieux que je ne l'ai fait comment les arts dont je m'occupe se prêtent à l'application des divers ordres de facultés que je viens d'énumérer. J'espère pourtant en avoir assez dit pour convaincre le lecteur que toutes ces facultés sont ici, non-seulement très-applicables, mais très-nécessaires, et que, pour devenir véritablement puissant dans les arts qui agissent sur l'homme physique, comme dans tout autre ordre de professions, il est indispensable de réunir les divers moyens qui font le spéculateur habile et l'artiste expérimenté.

Je ne crois pas qu'il soit plus difficile de montrer le besoin qu'on y a de bonnes habitudes morales. [II-455] Il va presque sans dire que la médecine, l'hygiène, la gymnastique ne peuvent rien sans le secours d'une vie sagement réglée. Hippocrate demande que le médecin soit patient et sobre, qu'il ait des manières graves et une conduite modérée. On voit dans l'histoire des Grecs que les anciens athlètes vivaient ordinairement d'une manière très-frugale, et que plusieurs s'interdisaient l'usage des femmes et du vin. Il paraît qu'en Angleterre les boxeurs de profession, les maîtres en fait de pugilat observent à peu près le même régime. M. Simond [196] fait la remarque que ces athlètes sont obligés de vivre régulièrement et sobrement, et que, surtout avant un grand combat, ils passent plusieurs semaines en préparations, s'abstenant de toutes liqueurs fortes, même de bierre, et s'exerçant continuellement, quoique sans excès de fatigue.

Des habitudes de sobriété, de modération, de tempérance, sont également nécessaires à l'artiste qui agit sur le corps d'autrui et au sujet sur lequel son industrie s'exerce. Il y a entre les arts qui s'exercent sur les choses et ceux qui travaillent sur les hommes cette différence essentielle, que dans ceux-ci la matière première de l'artiste, l'homme sur lequel il agit ne peut pas être et n'est presque jamais entièrement passif : il faut qu'il se prête à [II-456] l'action dont il est l'objet, et la plupart du temps qu'il y concoure lui-même. Sans doute celui qui entreprend de le modifier a dû commencer par agir sur sa propre personne; il a fallu qu'il se rendît capable de donner l'exemple des actions que son élève doit faire pour se perfectionner. Mais il n'est pas moins essentiel que celui-ci l'imite ; il est en quelque sorte son second, et peut être considéré comme un athlète qui travaille sur lui-même, et qui aspire à perfectionner son propre corps.

Or, pour réussir dans ce travail, la chose peut-être dont il a le plus besoin, est de mener une vie régulière. La santé, la vigueur, la beauté, ne se peuvent obtenir ou conserver qu'à ce prix. Les meilleurs remèdes seraient impuissans contre des erreurs habituelles de régime. Il n'est pas d'exercice qui pût faire un homme robuste d'un homme enclin à la volupté et incapable de résister à ses amorces. Un peuple livré à la crapule est presque toujours un peuple laid, malsain, mal portant; comme une population sobre et tempérante est : ordinairement une saine et belle population. Dé tous les exercices auxquels se livre l'homme qui s'occupe de l'amélioration de ses facultés corporelles, un des meilleurs qu'il puisse faire est donc d'apprendre à régler ses appétits, à subordonner ses plaisirs aux lois de l'hygiène et de la morale.

Si en France, depuis un demi-siècle, l'espèce [II-457] humaine s'est physiquement améliorée, ce résultat est dû pour le moins autant au progrès des meurs qu'à celui de l'aisance et du bien-être. M. Simond, après avoir observé, dans son Voyage en Angleterre, que la classe des gentlemen lui a paru plus belle et plus forte que celle du bas peuple des villes et des campagnes, ajoute, je ne sais si c'est avec fondement, qu'en France c'est tout l'opposé, que les messieurs y sont inférieurs aux paysans en facultés corporelles, et il en donne cette raison, qu'en France la vie des jeunes gens aisés est loin d'être aussi active qu'en Angleterre, que les amusemens athlétiques entrent pour beaucoup moins dans leur éducation et qu'ils sont jetés beaucoup plus tôt dans la société des femmes : si c'est des femmes honnêtes, dit-il, il en résulte des habitudes sédentaires peu favorables au développement de la constitution et des belles formes ; et dans le cas contraire, c'est bien pis [197] .

Pour peu que je voulusse examiner l'influence qu'exercent sur l'homme celles de ses vertus qui se rapportent particulièrement à lui-même, la propreté, l'activité, le courage, la sobriété, la continence, etc., il me serait aisé de montrer qu'il n'est pas un ordre de moyens dans lesquels les arts qui agissent sur le corps humain puisent des secours plus réels et plus efficaces.

[II-458]

Quels heureux effets, par exemple, n'a-t-on pas obtenus de la propreté, c'est-à-dire de ce respect pour soi-même, de cette sorte de dignité qui porte les hommes à écarter toute souillure de leur corps,, de leurs vêtemens, de leurs demeures, et que les anciens cultivaient sous le nom de pureté ? Cette bonne habitude, à laquelle on a refusé récemment le nom de vertu, quoique, à voir combien elle est rare et imparfaite encore, il soit permis de penser qu'elle ne s'acquiert pas sans beaucoup d'efforts ; cette bonne habitude, dis-je, est peut-être de toutes les vertus individuelles celle qui a le plus contribué à l'amélioration physique du genre humain; qui a le plus affaibli l'influence contagieuse de plusieurs maladies plus ou moins meurtrières ; qui a le plus aidé à faire disparaître, ou du moins à rendre très-rares un bon nombre d'autres maladies plus ou moins hideuses; qui préserve les générations présentes de la teigne, de la gale, de la lèpre, filles impures de la malpropreté, qui dévorèrent si long-temps les générations passées; qui a réellement le plus fait pour les progrès de la santé et de la beauté de notre espèce.

Qui ne sait, d'une autre part, à quel point une certaine activité est favorable à l'entretien des forces et combien de certains exercices sont propres à développer nos membres dans de justes proportions? Qui ne trouverait dans sa propre [II-459] expérience quelque bonne raison de reconnaître que l'intempérance est funeste à la santé? Qui n'a vu ou pu voir des hommes énervés, abrutis par la débauche, et des femmes que le même vice avait flétries avant le temps?

Les arts qui s'occupent du perfectionnement de l'homme physique, peuvent puiser des moyens de puissance jusque dans les vertus privées qu'on pourrait croire les plus étrangères à leur objet. L'amour de la simplicité, par exemple, qui nous a paru si favorable à d'autres industries, semble exercer ici Ja même heureuse influence. Il est dans la nature de ce sentiment de nous faire renoncer à une multitude d'ornemens bizarres et de pratiques qui ne tendent qu'à déformer, à défigurer le corps en prétendant l'embellir; à l'usage d'étrangler la taille, de faire saillir les hanches, de raccourcir le pied, d'allonger les lèvres, les oreilles, de perforer les narines, de se raser la tête, de l'ensevelir dans d'énormes perruques, d'élever la chevelure des fem, mes de manière à leur placer le visage à peu près au milieu du corps. On lui doit d'avoir fait passer la mode du tatouage, des mouches, des figures plâtrées, des cheveux poudrés. Il nous porte enfin à écarter l'exagération et le mauvais goût des formes que nous donnons au corps de l'homme, comme de celles que nous imprimons aux produits dont il se sert, et à nous faire rechercher, [II-460] en général, les manières, les postures, les attitudes les plus aisées, les plus naturelles et les plus vraies.

§ 6. Si les vertus personnelles sont nécessaires au succès des arts qui s'exercent sur le corps humain, reconnaissons que ces arts ne peuvent pas mieux se passer de bonnes habitudes civiles. Il est clair, par exemple, qu'il n'est pas plus possible ici qu'ailleurs d'élever des prétentions exclusives, sans s'entraver mutuellement. Or, il est peu de ces arts dans lesquels on n'ait formé quelques prétentions de ce genre.

Dans la gymnastique, par exemple, on a vu de certains exercices interdits long-temps à de certaines classes d'individus. Les classes dominatrices, sous le régime féodal, s'étaient réservé le monopole de l'art de l'escrime et de l'équitation ; elles seules pouvaient apprendre à faire des armes; elles seules pouvaient se livrer à l'exercice de la chasse et figurer dans les tournois ; elles seules, dans les combats judiciaires, pouvaient combattre à cheval armées de l'épée ou de la lance. Les serfs, les vilains ne combattaient qu'à pied et ne s'escrimaient qu'avec le bâton : tous les exercices propres à donner au corps de la vigueur, de la grace, un certain air de noblesse, leur étaient interdits [198] .

[II-461]

Les prétentions exclusives n'ont pas manqué non plus dans d'autres arts de la classe de ceux qui font le sujet de ce chapitre. Il y a eu autrefois, par exemple, des confréries de chirurgiens auxquelles il fallait nécessairement appartenir pour pouvoir exercer la chirurgie. Non-seulement ces chirurgiens interdisaient l'exercice de l'art à tout ce qui était en dehors de la corporation; mais ils se faisaient violence même entre eux : il n'était pas permis à l'un de se montrer plus habile que l'autre; la théorie, la manière d'opérer, étaient établies par des réglemens invariables et dont nul ne pouvait s'écarter.

Il existait d'ailleurs des confréries de barbiers-chirurgiens, ou chirurgiens de robe courte, avec lesquels les chirurgiens de robe longue étaient perpétuellement en débat. Ceux-ci contestaient notamment aux autres le droit d'envoyer leurs étudians à la Faculté de médecine; et la Faculté ayant accordé aux élèves des barbiers-chirurgiens la permission de suivre ses cours, cette concession de la Faculté devint, entre la confrérie des chirurgiens de robe longue et celle des chirurgiens de robe courte, la source de soixante ans de procès [199] .

Il est rare, aujourd'hui, de voir élever des [II-462] prétentions de la nature de celles que je viens de décrire. Cependant, la mode n'en a pas encore entièrement passé. En Angleterre, par exemple, on a vu récemment le collège royal de Londres se prévaloir contre le docteur Harrisson d'une charte de Henri VIII qui défendait à tout médecin, quelle que fût l'université où il aurait pris ses grades, de venir exercer la médecine à Londres et dans un rayon de sept milles autour de la capitale, sans avoir reçu une licence du collège royal, laquelle s'accorde toujours, dit-on, après un léger examen fait de vive voix, et sans exiger du candidat, pour preuve de sa capacité, d'autre pièce qu'une somme de cinquante-sept guinées. Le docteur Harrisson, fort des titres qui lui avaient été accordés par l'école d'Édimbourg, avait négligé de se soumettre à ce réglement, et néanmoins il venait exercer son art dans le rayon privilégié et jusque dans la ville de Londres. A cette nouvelle, grande rumeur au collège royal. Le docteur est sommé de comparaître devant les censeurs du collège. Il résiste et refusé de reconnaître leur autorité. C'est en 1827 que la chose était en litige [200] . J'ignore comment elle a été décidée.

Il n'y a plus, parmi nous, ni individus, ni établissemens particuliers, qui osassent former des [II-463] prétentions pareilles. Mais la société en élève encore qu'il ne serait peut-être pas plus facile de justifier. Il ne lui arrive pas, il est vrai, de s'ingérer, comme autrefois, par l'intermédiaire de ses corps de magistrature, dans l'enseignement ou la pratique de l'art médical. Ses cours royales ne prétendent pas, comme les anciens parlemens, dé terminer, dans certains cas, le traitement qu'on fera ou ne fera pas subir aux malades : on ne les voit pas rendre des arrêts contre l'emploi de l’émétique ou la pratique de l'inoculation. Mais son administration et sa législature font encore des choses qui ne semblent guère moins étranges et moins en dehors du sens et du droit communs.

Il est des pays où la personne publique est assez prudente pour ne pas vouloir se porter caution de la capacité de quiconque prétend exercer un art, et assez juste tout ensemble pour ne pas soumettre l'étude et la pratique de cet art à des réglemens arbitraires. A Genève, si je suis bien informé, est médecin qui veut. La république n'impose à personne l'obligation de prendre des grades et de payer des diplômes. Elle laisse aux particuliers le soin de chercher à bien placer leur confiance, et veut que ceux qui ont besoin de l'obtenir se donnent la peine de la mériter. Pourtant elle ne refuse pas de délivrer des certificats de capacité; mais elle n'accorde ces certificats [II-464] qu'à bonnes enseignes; et quand un médecin vient lui demander d'attester qu'il est digne de la confiance des citoyens, il est soumis à des examens d'autant plus rigoureux qu'ils ne lui étaient pas imposés, que c'est une distinction qu'il demande, et qu'on a pris soin d'ôter à ses juges tout motif de le traiter avec faveur.

Les choses, chez nous, se passent d'une autre façon. Les examens, au lieu d'être facultatifs, sont obligatoires: la société ne souffre pas qu'un homme devienne médecin, chirurgien, officier de santé, pharmacien, herboriste, sans s'être assurée, soi-disant, qu'il a les connaissances requises. Bien plus, ne croyant pas qu'il lui suffise de s'assurer de sa capacité, elle prétend l'endoctriner elle-même, et elle décide d'avance de tout ce qu'il lui faudra faire pour devenir habile dans son art. Ainsi un jeune homme ne peut se livrer à l'étude de la médecine s'il n'a un répondant, s'il ne produit son acte de naissance, le consentement de ses parens, un certificat de bonne vie et meurs, le diplôme de bachelier ès-lettres, celui de bachelier ès-sciences. La société lui choisit elle-même des professeurs ; elle détermine ce qu'ils devront lui apprendre, et règle jusqu'au costume qu'ils devront porter en l'instruisant. Il est obligé de suivre ces professeurs et non point d'autres; de se faire graduer par eux et non par d'autres : ceux-là seuls ont la vertu de [II-465] faire des médecins, qu'elle a revêtus du bonnet carré et de la simarre. Qu'il ait peu ou beaucoup de moyens, il lui faut toujours, avant de pouvoir être reconnu capable d'exercer, tant d'années d'étude, tant d'inscriptions, tant d'examens, tant d'examen's en latin, tant d'examens en français, tant de thèses, ni plus ni moins. Les règles pour faire un officier de santé, un pharmacien, sont un peu différentes, un peu moins rigoureuses. Par exemple, la société ayant jugé qu'il fallait être moins habile pour pratiquer la médecine dans un seul département que pour l'exercer dans la France entière, l'officier de santé, qui n'a le droit d'exercer sa profession que dans le département où il a été reçu, est soumis à cause de cela à des épreuves un peu moins longues, moins multipliées et moins coûteuses, etc. [201] .

Que de tels réglemens entravent l'enseignement et l'étude de l'art médical, c'est une chose qui n'est pas contestable. Mais une autre chose non moins certaine, quoiqu'elle ne soit pas aussi reconnue, c'est qu'ils l'entravent sans profit, qu'ils ne présentent que des garanties illusoires, et qu'au lieu de répondre de l'habileté des médecins, ils ont pour effet direct d'empêcher qu'on ne se prépare [II-466] convenablement à la pratique de la médecine et des diverses professions qu'elle embrasse.

Il est superflu d'observer d'abord que les connaissances médicales ne sont pas de celles que la société a besoin de propager à ses frais. Ces connaissances sont sûrement assez demandées pour qu'on pût être certain qu'il s'élèverait des établissemens particuliers pour les répandre. Toute la question est donc de savoir si des écoles libres, dont les succès seraient entièrement subordonnés au mérite de l'instruction qu'elles répandraient, ne répandraient pas une instruction aussi forte et aussi saine que peuvent le faire des facultés privilégiées, qui n'ont point de concurrence à craindre, qui sont sûres d'avoir des élèves par cela même qu'elles ont seules le droit de créer des médecins, où l'intrigue fait les professeurs autant que le mérite, où les maîtres les plus habiles ne sont pas mieux traités que les plus ignorans. Or je ne pense pas que cette question en puisse faire une. J'ai eu occasion autrefois d'examiner nos facultés de droit et de médecine, et je crois avoir solidement établi que ces écoles, par leur nature, étaient la partie la plus vicieuse d'un système d'instruction que vicie dans son ensemble l'intervention illégitime de la société [202] .

Non-seulement l'existence d'établissemens ayant [II-467] le privilège exclusif de faire des médecins doit empêcher que l'art médical soit bien enseigné, mais il doit empêcher aussi qu'il soit bien appris. Quand c'est le diplôme qui crée le médecin, on se borne naturellement à faire ce qu'il faut pour obtenir le diplôme. Or, je demande si ce titre, même justement accordé, offre une véritable garantie de la capacité de celui qui le porte ? J'ai déjà observé qu'il était possible de l'obtenir sans avoir vu un malade, sans avoir fait soi-même aucune observation sur l'homme vivant, sans avoir la moindre connaissance pratique ni des maladies, ni de l'art de les guérir.

Supposez, au contraire, qu'il fût impossible de devenir médecin par brevet. Il est clair qu'alors il faudrait tâcher de le devenir par ses connaissances. L'aspirant n'ayant plus le moyen de prouver par titres qu'il possède son art, serait bien obligé d'établir sa capacité d'une autre manière, et la seule qu'il eût, serait de travailler d'abord à se rendre vraiment capable, et de montrer ensuite par ses actes qu'il l'est devenu. Comme toutes les autres classes d'artistes, il tâcherait d'offrir pour garantie de sa capacité sa pratique, ses succès, sa bonne renommée, et celle-là vaudrait bien celle du diplôme.

Le véritable effet des diplômes et des brevets est de permettre à ceux qui en sont munis de commettre impunément les bévues les plus meurtrières. [II-468] Dans ce système, on peut se rendre coupable en exerçant sans titre, en négligeant de se conformer à quelque réglement; mais une fois en règle avec l'Université et la police, une fois toutes les formalités ponctuellement remplies, on n'a plus rien à redouter de sa légèreté ou de son ignorance, et les plus grossières erreurs, les méprises les plus fatales ne sauraient exposer celui qui les commet à aucune espèce de châtiment. Il n'en serait pas ainsi dans un système où l'on serait médecin, chirurgien, pharmacien à ses périls et risques ; et celui qui, s'étant donné pour capable d'exercer ces professions délicates, aurait, par étourderie ou par ignorance, causé quelque grand mal, pourrait être puni avec toute justice. Or, je ne doute point que de tels châtimens, exactement appliqués, ne protégeassent mieux les citoyens que toutes les mesures préventives; et qu’un ordre de choses où la société, renonçant enfin à ces mesures, laisserait à chacun la pleine responsabilité de ses actes, n'offrît aux hommes qui voudraient se livrer à la pratique de l'art médical plus de moyens et de motifs de s'y bien préparer qu'aucune autre espèce de régime.

Si donc il importe au bon exercice de l'art médical que chacun s'abstienne de l'accaparer, de le gêner, il ne serait pas moins essentiel que la société s'imposât la même contrainte, et qu'elle sût imposer aux pouvoirs chargés d'agir pour elle l'obligation [II-469] de donner, à cet égard comme à tout autre, l'exemple de la réserve et de la justice qui sont prescrites à chaque individu.

§ 8. Il n'est, comme on voit, aucun ordre de facultés personnelles qui ne puisse être, dans les arts qui s'exercent sur le corps humain comme dans ceux qui travaillent sur la matière morte, une source de puissance et de liberté d'action. Poursuivons notre analyse, et nous découvrirons de même, sans beaucoup d'efforts, que tout ce qui entre dans le fonds d'objets réels peut devenir également ici un moyen de liberté et de force.

A peine, par exemple, ai-je besoin d'indiquer que la situation de l'atelier n'y est pas une chose indifférente, et que les hommes dont la profession consiste à soigner, à perfectionner nos facultés corporelles, ont besoin de choisir avec intelligence le lieu de leur établissement. Il va presque sans dire qu'un médecin, un pharmacien, un gymnaste, un maître de danse, d'escrime, d'équitation, ne peuvent pas s'établir indistinctement partout, et qu'à cet égard leur principal objet doit être de se rapprocher, autant que possible, de la matière première, c'est-à-dire de se placer dans les lieux où se trouvent réunis en plus grand nombre les hommes qui ont besoin de leurs services, qui recherchent [II-470] les divers ordres de facultés que chacun d'eux est particulièrement apte à développer.

Il semble qu'ici la bonne organisation de l'atelier ne soit pas autant à considérer que le choix d'une bonne place. Un médecin, un chirurgien, ont souvent tous leurs malades en ville ; un maître de danse ou d'escrime peuvent avoir de même tous leurs élèves éparpillés. En pareils cas, ces artistes ont en quelque sorte autant d'ateliers qu'il y a de maisons où ils vont exercer leur art, ou plutôt on peut dire qu'ils n'en ont point. Mais il n'en est pas toujours de même : ils n'agissent pas toujours sur des individus isolés ; il peut arriver qu'un médecin ait la plus grande partie de ses malades agglomérés dans une maison de santé, dans un hospice ; il est possible qu’un maître de danse réunisse la plupart de ses élèves chez lui ; un écuyer, un gymnaste, au lieu d'aller donner leurs leçons en ville, ont d'ordinaire un établissement où ils rassemblent leurs élèves. Tous ont alors un atelier. Une école de gymnastique, un hôpital peuvent, en quelque façon, être considérés comme des fabriques. Un hospice est une fabrique où l'on entreprend de restituer des corps malades à l'état sain. Un gymnase est une fabrique d'hommes hardis, vigoureux, agiles, etc. Or, il n'est pas douteux que le succès de ces entreprises ne dépende à un haut degré de la bonne disposition, [II-471] de l'organisation intelligente des lieux où elles sont mises à exécution.

Les machines ne jouent pas ici un rôle à beaucoup près aussi important que dans les industries qui ont fait l'objet des précédens chapitres. On peut encore moins que dans l'agriculture y faire usage de moteurs inanimés. Les arts qui travaillent sur le corps humain n'exécutent pas des mouvemens assez simples pour qu'il soit possible d'en confier la direction à des forces aveugles ; ils ne font pas un travail assez continu, ils n'ont pas à vaincre des résistances assez fortes pour avoir besoin d'agens très-puissans : je ne crois pas qu'il leur arrive jamais d'agir par l'intermédiaire d'une machine mue par la vapeur ou par quelque autre pouvoir physique. Un chirurgien, un pharmacien, un dentiste, un oculiste n’emploient que des outils en général trèssimples et conduits à la main. On en peut dire autant du gymnaste, encore bien que ses instrumens soient d'une plus grande dimension et occupent beaucoup plus de place. Une échelle, un mât, une corde à nœuds ou sans nœuds, une balançoire, un trapèze sont des outils peu compliqués, que l'élève en gymnastique applique à ses membres pour les former à certains mouvemens et développer leur vigueur ou leur adresse; etc.

Cependant, tout en reconnaissant que, par leur nature, les arts dont je m'occupe en ce moment [II-472] reçoivent peut-être moins de pouvoir que d'autres de l'influence des machines, il n'est certainement pas douteux que leur puissance ne dépende en grande partie de la perfection des instrumens qu'ils emploient. Quelle heureuse révolution n'a pas produite, dans le traitement de certaines maladies, la découverte de certains instrumens? Combien, par exemple, n'a pas été perfectionnée, par l'invention des instrumens tithontripteurs, l'extraction des calculs urinaires, qu'on ne pouvait effectuer auparavant que par des procédés" si cruels et si périlleux ? Avec quel avantage les lits mécaniques sur lesquels on couche les jeunes personnes contrefaites, n'ont-ils pas remplacé la croix de fer dont on les chargeait autrefois, et à laquelle on liait leur épine dorsale? A l'aide de bons instrumens, des cancers réputés jadis inaccessibles ont été poursuivis jusque dans les profondeurs de la plèvre et l'excavation du bassin. Il est reconnu parmi les gens de l'art que le bistoury falciforme du professeur Dubois facilite singolièrement le débridement des hernies. Au moyen de la sonde à double courant, inventée par Hales et réinventée par M. J. Cloquet, on peut pratiquer une sorte d'irrigation dans la vessie et y faire passer plusieurs tonnes d'eau s'en fatiguer le malade [203] . Les instrumens [II-473] gymnastiques et orthopédiques peuvent être conçus de manière à exercer précisément le muscle qu'on veut, dans la mesure qui est convenable, et le colonel Amoros a fait faire, sous ce rapport, des progrès véritables à la gymnastique et à l'orthopédie. Il serait aisé de citer d'autres exemples; mais en voilà assez pour être autorisé à conclure que les machines contribuent essentiellement à la liberté des arts qui agissent sur le corps humain.

On en peut dire autant de la division du travail. Je sais bien qu'il y a encore des raisons pour que cet élément de force ne puisse être employé ici avec le même succès que dans d'autres industries,, Il n'en est pas des arts qui travaillent sur l'homme comme de ceux qui agissent sur des corps bruts, et qui emploient des forces chimiques et mécaniques. Partout où l'on ne peut opérer qu'avec le secours de la vie, les procédés du travail doivent être nécessairement imparfaits. La force vitale agit d'une manière lente et souvent irrégulière; on n'est le maître ni de hâter, ni de maîtriser sa marche; il faut attendre qu'elle ait opéré; il faut la suivre dans ses écarts : ce sont autant de raisons pour que les arts qui en font usage ne se prêtent pas à une bonne division du travail.

Il bien, probablement, un certain ordre à suivre dans le traitement de chaque espèce de maladies ; mais l'état des malades est sujet à tant [II-474] de variations qu'on ne pourrait, sans extravagance, s'aviser de les soumettre à une certaine suite de façon's toujours la même, toujours uniforme, et les faire passer de main en main, comme la matière morte, jusqu'à l'exécution complète du traitement qui devrait opérer la guérison. Il est bon, au contraire, que, du commencement à la fin de la maladie, le corps du malade reste soumis à l'inspection du même individu, et cet individu, au lieu d'adopter une marche uniforme, est obligé de subordonner ses procédés aux incidens qui surviennent et à toutes les variations que le corps du malade peut subir sous l'influence du principe qui l'anime et de toutes les causes qui ne cessent d'agir sur ce principe.

Le meilleur médecin, dit-on, est celui qui sait le mieux individualiser, qui est le plus capable de discerner ce qu'il y a de particulier dans chaque cas qui se présente, qui peut le mieux dire, à chaque instant, quelle est la situation véritable du malade et la manière spéciale dont il est à propos d'agir. Il n'y a donc pas de marche qu'on puisse rigoureusement déterminer d'avance dans le traitement des maladies, ni, par conséquent, de division régulière et symétrique qu'il soit possible d'introduire dans le travail qu'on exécute sur les malades.

Cependant, reconnaissons qu'il y a encore [II-475] moyen d'adopter un certain ordre à cet égard et de classer les malades de manière à rendre à la fois plus faciles et plus fructueuses les fonctions des hommes appelés à leur donner des soins. Tous les malades ne sont pas confondus dans un hospice; on a grand soin, au contraire, de les distribuer suivant la nature du mal dont ils sont affectés, et il n'est pas douteux que cet odre ne soit très-favorable aux opérations intellectuelles et matérielles de l'art [204] .

La médecine, d'ailleurs, n'est pas la seule profession qui agisse sur le corps de l'homme ; il n'est pas toujours question de traiter des malades; il s'agit bien plus souvent de développer de certaines facultés physiques dans des corps sains; et comme la vie procède ici d'une façon plus régulière, il paraît que ce travail peut être soumis à une marche plus uniforme, et qu'il est plus aisé de le partager entre un certain nombre d'individus. Il y a [II-476]un ordre rigoureux dans la suite des mouvemens qu'un jeune homme doit exécuter pour apprendre la danse, l'équitation, la gymnastique. Il faut que les mouvemens simples précèdent les mouvemens composés, que les exercices aisés devancent les exercices difficiles. Partant, ces exercices peuvent se diviser, d'une manière permanente, en un certain nombre de classes, et être confiés à un pareil nombre d'ouvriers par les mains de qui on fera successivement passer les élèves. C'est même ainsi que l'on procède dans un gymnase bien monté; les élèves y sont soumis à l'action d'une suite de pédotribes, et ils passent des mains de l'un dans celles de l'autre jusqu'à ce que leur éducation phyșique est achevée. On peut ajouter que le travail ne se divise pas seulement entre ces professeurs : il y a ordinairement dans un gymnase un directeur qui est à la tête de l'entreprise, des physiologistes qui dirigent scientifiquement les exercices, et des ouvriers, des pédotribes qui les font exécuter; de même qu'il y a dans un hospice des administrateurs qui en ont la gestion matérielle, des médecins qui en sont les savans, et des pharmaciens, des aides de toute espèce qui exécutent les prescriptions de la science. Enfin, ces divisions ne sont pas les seules qu'on puisse utilement introduire dans les professions dont il s'agit ici, et ces professions où le travail se partage avec fruit entre [II-477] tant de personnes, se divisent elles-mêmes, et non sans profit, en une multitude d'arts particuliers dont j'ai fait plus haut l'énumération.

Je ne pousse pas plus loin ces remarques. En voilà assez pour faire comprendre que la division du travail, les machines, l'organisation méthodique de l'atelier, le choix éclairé des emplacemens, sont aussi de quelque effet dans les arts. qui agissent sur le corps de l'homme, et qu'en somme il n'est pas un des élémens dont se forme, en général, la puissance du travail qui ne trouve plus ou moins son application dans celui-ci.

Peut-être, faute d'avoir suffisamment connu la nature particulière de ces arts qui font leur objet spécial de la culture et de l'amélioration de nos facultés physiques, n'ai-je pas assez marqué les différences qu'il y a dans la manière dont s'y appliquent les principes de la liberté. Mais ce que je voulais surtout faire sentir, c'est qu'ils remplissent dans la société des fonctions d'une haute importance, qu'ils créent un ordre de produits très-précieux, et qu'ils deviennent libres et puissans par les mêmes moyens généraux que tous les autres. J'espère que cet objet se trouve à peu près rempli. Parlons maintenant de ceux qui s'occupent de l'éducation des intelligences.

 


 

[II-478]

CHAPITRE XIX.
De la liberté des arts qui travaillent à l'éducation de nos facultés intellectuelles.

§ 1.Quelle est la force secrète qui nous rend capables de sentir, de percevoir, de comparer, de juger, de raisonner, de nous souvenir ? Comment ces fonctions immatérielles peuvent-elles s'accomplir par l'intermédiaire d'organes matériels ? Ces organes agissent-ils par eux-mêmes, ou cèdent-ils à l'impulsion d'une force particulière et distincte d'eux ? L'intelligence n'est-elle, ainsi que la vie, qu'une manière d'être de la matière; faut-il dire, avec certains physiologistes, que le cerveau pense, comme ils disent que l'estomac digère, parce que telle est la loi de son organisation, parce que cela est dans sa nature: ou bien, avec les psychologistes, faut-il admettre que, par eux-mêmes, les organes encéphaliques sont destitués de toute force, et qu'il existe, sous le nom d'esprit, d'ame, un être d'une nature particulière dont ils ne sont que les instrumens? Voilà un problème que tous nos moyens naturels d'investigation nous laissent dans l'impuissance [II-479] de résoudre; mais dont heureusement nous n'avons ici aucun besoin de donner la solution.

Quoi qu'il en soit, en effet, de l'hypothèse des matérialistes ou de celle des spiritualistes ; que le système nerveux exécute ses fonctions en vertu d'une force qui lui est propre, ou bien qu'il soit l'instrument passif d'un agent immatériel dont il reçoit l'impulsion : toujours est-il qu'il nous est absolument impossible de sentir sans le secours des nerfs ; que notre intelligence ne fait aucune opération que par l'intermédiaire de l'encéphale; qu'elle paraît se proportionner dans tous les individus au plus ou moins de perfection de cet appareil ; qu'elle se développe avec lui; qu'elle se dérange quand il s’altère ; qu'elle s'affaiblit quand il se dégrade ; que tout ce qui influe sur le cerveau agit sur l'intelligence ; que tout ce qui le trouble la trouble; qu'elle sommeille quand il dort; qu'elle déraisonne quand il est ivre ; qu'elle cesse subitement d'agir lorsqu'en le comprimant on neutralise son action; qu'elle se ranime et renaît sitôt que la compression cesse; enfin qu'elle dépend de lui pour toutes ses manifestations, pour tous ses actes, et qu'elle le suit invariablement dans toutes ses variations [205] .

[II-480]

Le seul moyen que nous ayons de perfectionner l'intelligence, c'est donc, d'agir sur les instrumens par l'intermédiaire desquels l'intelligence s'exerce; et c'est proprement à cela que se consacrent les hautes industries dont l'intelligence est l'objet ; c'est en cela que leur nature consiste. Elles diffèrent de celles qui travaillent sur le corps de l'homme, seulement sous ce rapport qu'elles s'exercent sur des appareils différens; que les premières agissent surtout sur les organes de la locomotion, tandis que celles-ci agissent sur l'organe qui leur donne le mouvement, sur l'encéphale. Du reste, elles agissent sur le cerveau absolument de la même façon que la gymnastique sur les membres, c'est-à-dire en l'exerçant, en le faisant agir : c'est une véritable gymnastique cérébrale.

L'encéphalé, en effet, est aussi susceptible d'éducation [II-481] que tous les organes du corps sur lesquels s'étend son empire, que l'organe de la voix, que les doigts de la main. L'exercice le modifie de la manière la plus profonde. N lui rend faciles des actes qu'il n'exécutait d'abord qu'avec une extrême difficulté. Il lui fait acquérir de la souplesse, de la dextérité, de la force, de l'agilité, tout comme aux organes du corps.

A la vérité, le travail du cerveau, et en général du système nerveux, ne frappe pas la vue comme celui des muscles; mais, quoiqu'il ne soit aucunement apparent, ce travail n'en est pas moins réel. . Il est si indispensable de faire agir le cerveau pour développer ses forces, qu'un instituteur qui se bornerait à pérorer devant ses élèves, et qui les laisserait recevoir passivement ses idées, sans jamais les obliger à les rendre, à les reproduire, quelque force et quelque ordre qu'il mît d'ailleurs dans ses déductions, ne formerait que très-imparfaitement leur intelligence, Un tel instituteur ressemblerait au maître de danse qui, pour instruire ses élèves, se bornerait à décomposer sous leurs yeux chacun de ses pas, et à leur montrer la chaîne des mouvemens élémentaires dont ils seraient formés, mais sans jamais leur en faire répéter aucun. Ne sent-on pas qu'un tel maître devrait faire des élèves assez mal habiles ? Eh bien! il en serait absolument de même de l'instituteur qui se bornerait à [II-482] produire devant ses disciples la série d'actes cérébraux auxquels il voudrait former leurs organes encéphaliques.

De même que le maître à danser, pour faire de bons élèves, est obligé de rompre leurs membres aux mouvemens variés dont son art se compose, de même l'instituteur est obligé d'accoutumer les organes de leur intelligence à la suite d'actes intellectuels dont est formée chacune des sciences qu'il leur enseigne, de leur rendre ces actes et leur enchaînement familiers, de les leur faire répéter jusqu'à ce qu'ils les exécutent, comme lui, sans effort et sans fatigue [206] .

Ce qu'on appelle progrès des idées, progrès des sciences, n'est autre chose, si je ne me trompe, que les progrès de l'éducation du cerveau, que l'aptitude plus grande que les organes de l'intelligence humaine acquièrent à remplir les fonctions qui leur sont propres. Une science, considérée dans l'individu qui la possède, n'est que l'aptitude de son cerveau à passer par une certaine filiation d'idées, comme l'air que sait chanter cet individu n'est que l'aptitude de son larynx à moduler une certaine suite de sons sous la direction de son encéphale ; comme la danse qu'il a apprise n'est que l'aptitude des muscles de ses pieds et de ses jambes [II-483] à exécuter, toujours sous la direction de son cerveau, une certaine série de mouvemens. La science est d'autant plus parfaite, que le cerveau qui la possède, c'est-à-dire qui est en état de la rendre, peut observer dans ce travail un ordre plus conforme à sa propre nature et à celle des choses qu'il réfléchit, et qu'il est plus accoutumé, plus rompu à cet exercice.

Encore une fois, le propre des industries qui font leur objet de l'éducation et des perfectionnemens de l'intelligence est donc d'agir sur les instrumens matériels par l'intermédiaire desquels l'intelligence exécute ses fonctions, et de perfectionner ces instrumens par les mêmes moyens que toutes nos autres facultés, c'est-à-dire par l'action, par l'exercice.

§ 2. Je n'ai point à examiner ici quelle est la partie des organes encéphaliques qui est plus spécialement affectée aux fonctions de notre faculté de connaître. Y a-t-il dans le cerveau des organes pour la science, d'autres pour l'imagination, d'autres pour les passions, etc.? Savoir, imaginer, se passionner, sont-ils des fonctions différentes d'un même organe, ou bien existe-t-il un ordre particulier d'organes pour chacun de ces ordres de facultés; un ordre d'organes pour les connaissances positives, et un organe particulier pour chaque branche de [II-484] connaissances; un ordre d'organes pour les arts de l'imagination, et un organe particulier pour chacun des beaux-arts; un ordre d'organes pour les affections de toute espèce, et un organe particulier pour chacun de nos penchans ?

On peut consulter sur cette question, sans se promettre pourtant d'y trouver des lumières bien sûres, les derniers travaux de la physiologie. Je me contente d'observer, sans rien affirmer sur la pluralité des organes, qu'il paraît impossible de nier la pluralité des facultés; que l'esprit humain n'agit pas, quand il observe et raisonne, comme lorsqu'il se repaît d'images fantastiques ou qu'il est ému par quelque passion ; ni quand il se livre à son imagination et à ses passions, comme lorsqu'il les règle el les maîtrise ; que par conséquent les arts qui s'occupent de la culture de l'entendement humain peuvent le considérer sous trois grandes faces, ou, si l'on veut, qu'il peut être soumis à l'action de trois grandes classes d'industries :

Celles qui cultivent sa faculté de connaître;

Celles qui se chargent de l'entretien de son imagination et de ses affections;

Celles enfin qui travaillent à la formation de ses habitudes morales.

Je me borne, dans ce chapitre, à parler de celles qui s'exercent sur l'intelligence proprement dite, c'est-à-dire sur notre faculté de savoir.

[II-484]

§ 3. Je n'ai pas besoin de dire à quel point ces dernières industries sont importantes. Il suffit, pour le comprendre, de considérer que nos organes extérieurs n'exécutent absolument rien que par l'impulsion et sous la direction de nos facultés intellectuelles. Ces facultés sont la base et l'âme de tous les arts. Les arts ne font jamais que rendre ce que la pensée a conçu. Le chant, la danse, le travail des mains, celui des machines, depuis les plus simples jusqu'aux plus compliquées, depuis les plus faibles jusqu'aux plus puissantes, ne sont que des manifestations diverses de mouvemens divers qui ont eu lieu d'abord dans le cerveau et dans les nerfs. Nos membres, au milieu de leurs évolutions les plus rapides, ne font pas un mouvement qui ne résulte d'une impulsion particulière de l'encéphale, qui ne soit l'expression distincte d'un mouvement d'une autre nature exécuté premièrement dans le système nerveux.

Sûrement il ne suffit pas d'avoir une pensée pour être en état de la produire. S'il est difficile de concevoir, il n'est guère moins difficile d'exprimer. On sait quelles peines nous avons besoin de nous donner pour accoutumer nos sens externes à rendre d'une manière convenable les mouvemens intérieurs de l'âme, ou plutôt les mouvemens de l'organe délicat et mobile au moyen duquel l'âme agit. Mais c'est surtout l'éducation de cet organe qui [II-486] importe : le bon emploi de tout le reste en dépend.

L'esprit humain est le premier moteur des arts que l'homme pratique. C'est la force qui donne l'impulsion à toutes les autres. Cette force est susceptible d'une extension prodigieuse, et lorsqu'elle est développée dans une direction conforme aux arts qu'exerce la société, elle produit des résultats qui étonnent. C'est ce qu'on a pu remarquer, à toutes les époques où l'éducation de l'intelligence a été appropriée à la nature des arts qui étaient le plus en honneur, même avant que la culture de l'esprit eût fait des progrès bien considérables. Si, dans l'antiquité et le moyen âge, par exemple, les dominateurs de profession se montraient si propres à la guerre, c'est que toutes leurs idées se rapportaient à l'exercice de l'art militaire, comme toutes leurs actions, et qu'il y avait accord parfait entre l'éducation de leur esprit et celle de leurs membres.

Il n'en est malheureusement pas de même, à l'époque de transition où nous vivons. L'éducation intellectuelle de la société n'a presque aucun rapport avec les arts que la société cultive. Tandis que la grande masse des hommes par qui ces arts sont exercés ne reçoit intellectuellement aucune culture, ceux dont l'esprit est plus soigné n'apprennent presque rien de ce qu'ils auraient besoin de savoir pour les pratiquer avec intelligence et avec force. [II-487] La plus grande partie de l'éducation intellectuelle, dans toute la race européenne, est consacrée à enseigner deux langues mortes, et à former des artistes littéraires dans le goût des Grecs et des Romains.

Je ne veux certainement pas nier que l'étude des langues ne soit une bonne chose. Je ne disconviendrai même pas que l'intelligence des langues mortes, et notamment celle du grec et du latin, ne présente un certain degré d'utilité. Tout homme qui, à la connaissance de l'art qu'il exerce; veut joindre celle de l'histoire de cet art, a san's contredit quelque intérêt à savoir ce qu'en ont écrit deux peuples chez qui la plupart des arts ont pris naissance, chez qui surtout les beaux-arts, et notamment la poésie et l'éloquence, ont été cultivés avec une grande distinction ; et quoiqu'il existe des traductions de leurs ouvrages, il n'est sûrement pas indifférent pour lui de pouvoir faire śes observations et ses recherches dans les auteurs originaux.

Mais, il faut le dire, au-delà de cet intérêt', presque tout d'érudition, il paraît difficile de concevoir quel avantage peut offrir la connaissance des langues grecque et latine. Considérée comme moyen direct d'instruction, elle est, si je ne me trompe, d'un intérêt bien inférieur à celle des langues que nous parlons. Il est plusieurs des langues [II-488] vivantes de l'Europe dans lesquelles on trouve infiniment plus à lire que dans le latin et dans le grec. Toutes les richesses littéraires de l’une ou l'autre de ces deux langues peuvent être renfermées dans une cinquantaine de volumes, tandis qu'il y a des milliers de bons ouvrages à lire dans le français, l'anglais, l'italien, l'allemand. Nous pouvons puiser dans ces ouvrages des connaissances, en général, bien plus sûres, bien plus étendues, et surtout bien mieux appropriées à nos mœurs , à nos goûts, à nos arts, que dans les livres grecs et latins. Les langues dans lesquelles ces mêmes ouvrages sont écrits peuvent être lues et parlées, tandis que le latin et le grec ne peuvent être que lus. Les premières de ces langues sont celles de nations vivaces avec lesquelles nous sommes perpétuellement en relation d'affaires ou de plaisirs, tandis que les secondes sont celles de deux peuples qui ont pour jamais disparu de la scène du monde. Nous ne pouvons pas faire l'amour en grec, ni parler d'affaires en latin. Dans quelque pays que nous allions, ces langues ne sauraient être pour nous d'aucune ressource; et lorsque nous nous trouvons parmi des peuples dont nous n'entendons pas l'idiôme, chez qui nous sommes, en quelque sorte, sourds et muets, et où l'on peut impunément se jouer de nous, c'est, comme on l'a dit, une singulière façon de nous consoler de cette position humiliante, que [II-489] de penser que nous pouvons traduire une églogue de Virgile, ou scander tant bien que mal une ode d'Horace [207] . Lors même qu'on devrait faire de l'étude des langues l'objet essentiel de l'éducation, les langues mortes ne seraient donc pas celles qu'il faudrait préférablement étudier. La connaissance de ces langues paraît être, sous tous les rapports, infiniment moins avantageuse que celle des langues vivantes.

Mais, s'il semble peu sensé de préférer l'étude des premières à celle des secondes, il est peut-être moins raisonnable encore de faire de l'enseignement des langues, en général l'objet fondamental de l'éducation.

L'enseignement des langues, tel qu'il se pratique universellement, est, sans contredit, l'un des moyens les plus imparfaits qu'on puisse employer pour former l'esprit des hommes. Outre que la logique a rarement présidé à leur formation que leur syntaxe, leur orthographe, leur prononciation, leur prosodie sont pleines d'irrégularités et d'inconséquences, la manière dont on les enseigne, ajoute aux vices qui leur sont propres, et contribue à faire de cette étude un moyen plus imparfait encore d'exercer et de développer l’esprit. [II-490] Il suffit d'ouvrir la première grammaire'à l'usage de nos collèges, pour reconnaître qu'il n'est peut-être aucune espèce de livres élémentaires dans lesquels on donne des explications plus vicieuses de ce que l'on prétend enseigner, et où l'on accoutume davantage l'esprit des élèves à se payer de mauvaises raisons. Ce genre d'enseignement a donc, jusqu'à un certain point, lé défaut de fausser l'intelligence, et cet inconvénient, qui est déjà très-grave, n'est pourtant pas le seul ni peut-être le plus grand.

Dans un système d'instruction où l'on se piquerait de logique, et où l'on aurait à coeur de former de bons esprits, il semble qu'on songerait à donner des idées avant d'enseigner à les rendre, et qu'on chercherait d'abord à faire des hommes instruits, éclairés, sauf à travailler plus tard à former des écrivains. Il n'en est point ainsi dans le système qui considère l'étude des langues comme l'objet naturel de l'éducation et le meilleur moyen de développer les intelligences. Dans ce système, en effet, on s'évertue à former le style des jeunes gens, avant qu'on ait songé à leur rien apprendre, avant qu'en réalité ils aient rien appris, avant qu'ils sachent aucune science, avant qu'ils aient éprouvé aucune passion, et dans un âge où ils ne peuvent avoir aucune expérience ni des hommes, ni des choses, ni des affaires. Aussi, tandis que la [II-491] manière dont on leur explique les règles du langage tend à en faire des esprits faux, l'habitude qu'on leur fait contracter d'écrire avant qu'ils aient des idées, tend à en faire des esprits vains, des discoureurs à vide, des hommes dont la disposition la plus naturelle sera de parler avant d'avoir appris, et qui, toute leur vie, considèreront l'art d'aligner des mols et d'enfiler des phrases comme le premier de tous les mérites. Convenons donc que l'enseignement des langues, tel que nous le voyons pratiqué dans les collèges, est un exercice peu propre à donner à l'esprit de la rectitude, de la force, et à le bien former en général.

Il faut ajouter que cet exercice a encore le désavantage de ne le rendre propre à aucun art en particulier. Il n'est sûrement pas douteux que la capacité d'entendre, de parler, d'écrire une langue ne soit une chose précieuse ; elle l'est d'autant plus que cette langue est celle d'un peuple plus cultivé, qu'elle est plus répandue, qu'on a plus d'occasions d'en faire usage. Mais enfin la langue qu'on a le plus d'intérêt à savoir, alors même qu'on la possède le mieux, ne peut-être considérée que comme un moyen, comme le moyen d'entrer en relation avec les hommes qui la parlent, ou avec les livres que ces hommes ont écrits. Les langues, en général, sont moins une connaissance que l'un des instrumens au moyen desquels [II-492] toutes les connaissances s'acquièrent; et il est clair qu'on n'acquiert pas les connaissances, tant qu'on ne fait que se mettre en possession de l'instrument.

Combien donc n'est pas déraisonnable un système d'instruction qui consacre les dix-huit ou vingt premières années de la courte durée de la vie humaine, beaucoup plus de temps que le commun des hommes n'en peut accorder à l'éducation tout entière de son esprit, beaucoup plus même qu'il n'en faudrait, dans un meilleur système, pour, se préparer aux professions les plus élevées, uniquement à apprendre deux langues, et précisément à apprendre celles qu'il importe le moins de savoir, celles que les érudits de profession ont presque seuls intérêt à connaître; deux langues qu'on ne parle plus, dans lesquelles il y a beaucoup moins à lire que dans plusieurs de celles qu'on parle, et dont tous les bons ouvrages ont été traduits dans les langues que nous parlons; deux langues qu'on apprend d'ailleurs assez mal, que presque tout le monde oublie après les avoir apprises, et dont l'étude, que son défaut d'objet, sa durée et le vice des méthodes employées tendent à rendre si rebutante, n'a souvent d'autre résultat que de faire prendre en aversion toute espèce de travail intellectuel ? Quelle extravagance n'est-ce point de donner à l'étude de ces langues une importance si [II-493] follement exagérée ; d'en faire, sinon l'objet unique, du moins l'objet le plus fondamental et le plus considérable de l'éducation; de vouloir non-seulement qu'on entende le latin, mais qu'on soit en état de le parler, de l'écrire, de l'écrire en vers aussi bien qu'en prose! Quoi de plus inconséquent que de préparer les hommes aux professions les plus diverses par un seul genre de travail, et par un travail qui n'a de rapport bien direct avec aucune de ces professions ! Nous avons dans l'Inde, observe un écrivain anglais, cent mille de nos compatriotes qui s'étaient préparés à ce voyage en faisant des vers barbares sur Apollon, Mars, Mercure, et qui du reste n'avaient appris aucune des langues que parlent les cent millions d'individus sur lesquels s'exerce leur domination [208] . Nous pourrions dire de même que nous avons dans nos champs, dans nos ateliers, dans nos comptoirs, dans nos études, dans nos laboratoires, des milliers d'individus qui se sont préparés à la pratique de l'agriculture, de la fabrication, du commerce et d'une multitude d'autres professions, en employant leur jeunesse à faire des versions et des thèmes, ou à enfiler dans un certain ordre des dactyles et des spondées.

Des exercices littéraires en grec et en latin ne [II-494] sont une préparation convenable à aucune sorte d'industrie, peut-être pas même aux industries littéraires, auxquelles pourtant ces exercices sein. blent servir plus naturellement de préparation. Je n'examine point si la connaissance des litteratures de l'antiquité a été favorable ou contraire aux littératures modernes. C'est une question sur laquelle il peut y avoir beaucoup à dire et à contester. Mais ce qui semble moins contestable, c'est que nous n'apprenons pas à écrire notre langue en faisant des vers latins ou des thèmes grecs.

Ce qui est aussi moins contestable, c'est que les longues années que nous passons à nous occuper de grammaire, de syntaxe, de discours, de vers, de formes de style et de figures de rhétorique, sont des années perdues pour l'étude pratique de presque tous les arts, comme pour l'acquisition des connaissances de toute espèce que leur exercice réclame, et qu'en sortant à vingt ans du collège nous ne sommes encore bons à rien, si ce n'est peut-être à faire de la littérature pure, c'est-à-dire de la littérature sans idées.

Il arrive ainsi qu'il n'y a pas le moindre rapport entre ce que nous apprenons étant enfans et ce qu'il nous faudra faire étant hommes, entre les études de l'adolescence et les professions de l'âge viril. Nous sommes destinés aux professions les plus diverses, et l'éducation commune ne tend à [II-495] faire de nous que des lettrés; et encore des lettres dans des littératures mortes depuis quinze ou vingt siècles, et qui ont absolument cessé d'être l'expression de la société ; de sorte que cette éducation toute littéraire ne semble pas même propre à former des littérateurs, je veux dire des hommes habiles à rendre par la parole écrite les idées et les impressions de leur temps.

Ainsi les facultés dont nous aurions le plus grand besoin, nous les laissons incultes; nous en développons d'autres dont nous ne pourrons tirer aucun parti; nous faisons si bien que notre éducation intellectuelle, au lieu de nous préparer à la pratique de la profession que nous exercerons un jour, ne tend, le plus souvent, qu'à nous en distraire, qu'à nous rendre moins capables de l'exercer, et que nous nous affaiblissons précisément par le moyen qui devrait le plus contribuer à l'accroissement de notre force.

 

Mais il faut se garder de juger par ce que font les arts chargés de la culture de notre entendement de ce qu'ils seraient en état de faire. Si les systèmes d'instruction en vigueur sont loin d'être les plus propres à former l'intelligence, il n'est pas douteux que des systèmes mieux entendus ne pussent mieux développer ses forces en général, et les [II-496] développer en particulier dans une direction plus conforme aux besoins de la société actuelle.

Il ne faut sûrement pas tout blâmer dans le système reçu. Je conviens que, dans le nombre des choses qu'on fait apprendre aux enfans, aux adolescens, il en est dont l'utilité n'est pas douteuse. Je regarde nommément comme indispensable tout ce qui a pour objet de les familiariser avec la connaissance pratique du langage, avec l'art usuel de la parole, avec l'habitude de parler, d'écrire, et même de rendre par écrit leur pensée. Les langues ne sont pas seulement des moyens de communication, mais encore des moyens d'acquérir des idées, elles sont des instrumens indispensables pour la formation de l'intelligence. Il n'est pas plus possible de penser sans le secours des mots, que de calculer sans le secours des chiffres. Tant que nos idées ne sont pas revêtues des formes du langage, elles sont confuses et fugitives. Nous avons besoin de les rédiger pour nous en saisir, pour nous en rendre maîtres. Plus nous sommes rompus à ce travail, plus nous avons l'habitude de formuler, de rendre par écrit nos idées acquises, et plus il nous est aisé d'acquérir de nouvelles idées.

Il n'est donc pas douteux qu'un des besoins les plus fondamentaux de l'éducation de l'esprit ne [II-497] soit de nous former à l'usage écrit et parlé de la parole.

Mais, par cela même que nous avons besoin du langage pour penser, il est clair d'abord que la langue qu'il faudrait surtout nous apprendre, c'est celle dans laquelle nous pensons, celle dont nous faisons habituellement usage, et non des langues dont nous n'aurons jamais occasion de nous servir. Ensuite, par cela même que le langage ne nous sert à acquérir de nouvelles idées qu'en exprimant les idées acquises, il est clair que l'étude de la langue ne devrait pas devancer l'acquisition des idées, mais la suivre, ou mieux encore l'accompagner.

La bonne marche serait de s'instruire, et, à mesure qu'on acquerrait des idées, de s'exercer empiriquement à les exprimer, de les rendre plus sûres, plus précises, plus disponibles en les formulant, et par là de se donner le moyen d'étendre encore ses connaissances. On conçoit à peine la possibilité de séparer l'étude des choses de celle des signes destinés à les exprimer; mais il est particulièrement absurde de vouloir commencer par l'étude des signes, et la grammaire, qui est la première chose qu'on s'évertue à nous apprendre, est peut-être la dernière que nous devrions étudier.

L'essentiel est d'étudier les choses, toujours les choses, et de ne se servir du langage que pour faciliter ce travail, de s'exercer à l'emploi des mols en [II-498] apprenant les idées. Ce n'est qu'en nous familiarisant avec les choses, en les observant attentivement en elles-mêmes et dans leur action, en regardant bien ce qu'elles sont et les lois qu'elles suivent, que nous pouvons nous préparer d'une manière convenable aux arts que nous sommes destinés à pratiquer.

Tout art n'est que l'application à un certain travail d'un certain ensemble de connaissances. Pour être en état de l'exercer, la première chose dont nous avons besoin, c'est de nous former à ce travail; à la seconde, d'acquérir ces connaissances.

De quelle puissance d'action ne serait pas doué un peuple chez qui les hommes, au lieu d'employer sans fruit tout leur jeune âge à des études sans utilité, se mettraient de bonne heure à voir. faire et à faire eux-mêmes la chose pour laquelle ils se sentiraient le plus d'attrait; où à ces exercices pratiques se joindraient bientôt des études de théorie, propres à les éclairer et à les rendre plus faciles ; où on leur enseignerait les élémens des sciences qui se rattacheraient le plus directement à la pratique de leur art; où on les exercerait surtout à faire à leur travail d'utiles applications de ces connaissances ; où l'on aurait soin de les former en même temps aux habitudes morales que réclamerait l'exercice de leur profession; où, finalement et après les avoir instruits de tout ce qui pourrait [II-499] en rendre la pratique plus facile et plus fructueuse, on leur montrerait la place qu'elle occupe dans la société, les autres travaux auxquels elle se lie, la manière dont tous les travaux s'enchaînent, et les conditions générales de leur commune prospérité !

Malheureusement, il s'en faut que les choses soient arrangées dans la société pour préparer ainsi les hommes aux affaires de la vie, pour développer leur intelligence dans le sens des fonctions qu'ils auront à remplir ou des travaux qu'ils auront à faire. La société n'ayant pas encore un caractère nettement déterminé, n'étant point organisée dans l'intérêt des professions utiles, il est difficile que l'éducation soit bien appropriée à ces professions. Mais, plus l'avenir de la société se découvrira à elle, plus elle comprendra sa vraie vocation, plus elle verra que sa destinée est de prospérer par une pratique forte et savante de tous les arts paisibles, et plus elle sentira le besoin de donner à ceux qui ont pour objet spécial la culture de l'entendement une direction mieux accommodée aux besoins de tous les autres, plus elle sentira qu’une éducation éclairée de l'intelligence est la condition la plus fondamentale du succès de tous les arts.

 

Les arts qui s'occupent de l'éducation de l'esprit sont indispensables au succès des autres, [II-500] non-seulement parce qu'ils en éclairent la pratique, mais encore parce qu'ils mettent dans des dispositions morales plus favorables à leurs progrès. Plus il se. mêle d'instruction à la pratique d'un art quelconque, et plus on l'exerce avec élévation, avec désintéressement, avec affection; plus on le cultive pour lui-même; plus on est occupé de ses progrès; on est moins sensible aux bénéfices qu'on fait comme spéculateur; on l'est davantage aux succès obtenus comme artiste ; on est touché de ses gains, moins parce qu'ils sont un moyen de bien-être, que parce qu'ils rendent témoignage du pouvoir qu'on exerce, parce qu'ils sont un moyen d'acquérir un pouvoir plus grand; et, au lieu de dissiper ses profits dans les jouissances du luxe, ainsi que le font d'ordinaire les industrieux dont l'esprit est peu cultivé, on en emploie la meilleure partie à étendre utilement ses entreprises, à perfectionner ses procédés, et en général à devenir plus puissant dans sa profession, à y obtenir des résultats plus considérables.

Au surplus, les industries scientifiques n'auraient pas la vertu de nous rendre plus propres, sous une multitude de rapports, à l'exercice de toutes les autres, qu'elles seraient encore, pour elles-mêmes et pour les avantages immédiats qu'elles procurent, dignes de nous inspirer la plus haute considération. Nous trouvons à nous instruire un plaisir dégagé de tout autre intérêt que le plaisir même de nous [II-501] instruire. Une découverte nous charme avant que nous sachions à quoi elle pourra nous servir, et par cela seul qu'elle satisfait notre désir de connaître, qu'elle fait agir notre esprit, qu'elle lui donne le sentiment de sa force, qu'elle contribue plus ou moins à l'augmenter.

Nous aimons tout ce qui a pour effet d'accroître nos facultés, quelles qu'elles soient, mais surtout nos facultés mentales. Si nous sommes heureux quand nous ajoutons à la vigueur ou à l'adresse de notre corps, nous le sommes bien plus encore lorsque nous développons les pouvoirs de notre esprit. La culture de l'intelligence a toujours été regardée comme une des plus nobles et des plus douces occupations de l'homme. Quel est le voluptueux dont les jouissances approchent de celles de l'homme studieux qui cultive avec fruit son entendement, qui sent ses forces intellectuelles s'accroître, qui pénètre chaque jour un peu plus avant dans la connaissance du monde sensible ou dans celle du monde moral ? Quel est le plaisir sensuel qui aurait pour. lui le charme divin de ces découvertes ? Qui n'aimerait mieux être à la place de Newton, au moment où sa puissante intelligence s'élève de la chute d'une pomme à la connaissance de la gravitation universelle, qu'à celle de l'épicurien qui savoure un mets délicat, ou qui découvre le moyen de se donner quelque sensation nouvelle ?

[II-502]

En même temps que les plaisirs de l'esprit sont plus purs et plus relevés que ceux des sens, ils paraissent aussi plus durables et sont surtout moins dispendieux. L'intelligence ne se blase pas aussi vite que les sens sur les jouissances qu'elle éprouve : par suite, elle n'a pas aussi souvent besoin de les renouveler. Nos sens sont naturellement insatiables. A peine ils ont goûté d'un plaisir qu'ils s'en lassent et qu'ils sollicitent un plaisir nouveau. Pour peu qu'on cède à leurs importunités, elles s'accroissent, et la fortune la plus considérable est bientôt trop petite pour suffire à toutes leurs fantaisies. Ils sont ruineux à la fois parce qu'ils détruisent une multitude de choses qu'il faut renouveler sans cesse, et parce qu'ils demandent que ces choses soient toujours plus recherchées et plus variées. Sans doute, la curiosité de l'esprit n'est pas aisée à satisfaire. L'esprit aspire aussi, comme les sens, à multiplier, à étendre, à varier ses plaisirs. Mais, outre qu'il jouit plus long-temps de ses impressions, il est plus aisé de lui en procurer de nouvelles; il faut peu de chose le mettre en action ; les matériaux et les instrumens de son travail et de ses jouissances sont comparativement peu chers, et il est rare de voir des hommes ruinés pour avoir trop accordé à leur intelligence, tandis que le monde est plein de gens qui sont tombés [II-503] dans la misère pour n'avoir pas su résister aux demandes de leurs sens.

J'ajoute qu'en accordant beaucoup à ses sens, on ne compromet pas moins sa santé que sa fortune; on court le risque de s’abrutir, de se dégrader, et il n'y a pas, à beaucoup près, les mêmes inconvéniens à céder aux sollicitations de ses facultés intellectuelles. Sûrement ces facultés veulent être aussi ménagées : il ne faut abuser d'aucunes. Si l'on doit se garder de dire avec Rousseau que l'homme qui médite est un animal dépravé, il est certain que l'homme qui ne ferait que méditer nuirait, sous plusieurs rapports, à la perfection de sa nature. Un exercice immodéré de nos facultés rationnelles peut nuire à la fois à toutes nos facultés, à celles du corps et à celles de l'âme. Il est difficile notamment d'exercer beaucoup sa faculté de connaître, sans diminuer un peu sa faculté d'imaginer et de sentir. S'il arrive rarement que les poètes se distinguent par une grande force de raison et de logique, il n'est pas ordinaire que les philosophes pèchent par un excès d'imagination et de sensibilité. Mais, en reconnaissant que les plaisirs de l'intelligence peuvent avoir aussi leurs inconvéniens, il faut convenir qu'il est moins facile et moins commun d'en abuser que des jouissances physiques, et que l'abus d'ailleurs n'en paraît pas à beaucoup près aussi fâcheux.

[II-504]

Enfin, ces plaisirs ont encore cet avantage qu'ils peuvent tenir lieu, jusqu'à un certain point, de ceux que donne la fortune. Chaque homme jouit surtout par celles de ses facultés qu'il a particulièrement exercées. Plus on a cultivé son esprit, et moins on cherche à être heureux par ses sens. La culture de l'intelligence simplifie les besoins, diminue l'âpreté pour le gain, ôte à la richesse matérielle une partie de son importance.

Elle est, d'ailleurs, quand elle devient un peu générale, extrêmement favorable à l'égalité ; elle détruit dans les basses classes ce qui les fait le plus invinciblement repousser par les classes élevées, à savoir, la grossièreté, la rudesse ; elle élève les hommes en les polissant; elle les élève encore en ajoutant à leurs forces; car, si la fortune est une puissance, l'esprit en est bien une aussi. Rien, en un mot, ne paraît si propre que la culture de l'esprit à bien faire disparaître l'inégalité d'entre les hommes.

En même temps qu'elle polit leurs moeurs, elle les adoucit. Ils vivaient d'abord sous l'empire de l'imagination et des passions ardentes : l'étude a graduellement tempéré cette chaleur de sang; elle a dissipé les illusions, refroidi l'enthousiasme, éteint le fanatisme, et mis fin, par cela seul, à une multitude de désordres hideux et de crimes plus atroces les uns que les autres. Quand la culture patiente de [II-505] l'entendement n'aurait fait autre chose qu'amortir cette chaleur âcre de l'imagination et des passions qui les rendit pendant long-temps si destructives, on pourrait dire qu'elle a puissamment contribué à la civilisation et au salut du genre humain.

On voit donc que les industries qui s'occupent de l'éducation de l'intelligence, déjà très-importantes, en ce sens qu'elles développent un ordre de moyens indispensable à l'exercice de tous les arts, le sont encore sous ce rapport que les moyens qu'elles créent sont par eux-mêmes des produits infiniment précieux, des produits destinés à satisfaire l'un des besoins les plus impérieux de notre nature, et qui sont pour nous une source inépuisable d'avantages et de plaisirs.

Mais, comment ces nobles industries deviennent-elles puissantes, et quelle application y a-t-il à faire ici des principes généraux que nous n'avons cessé de présenter, dans le cours de cet ouvrage, comme la source de toute force et de toute liberté ? C'est ce qu'il me reste à faire connaître.

§ 4. Je prie qu'on ne s'étonne point si je considère encore ici le talent des affaires, c'est-à-dire, le talent de juger ce qu'il convient d'entreprendre et de conduire ses entreprises avec habileté, comme le premier élément de puissance. Il ne suffit point de se proposer un but louable, de songer [II-506] à propager de bonnes idées; il faut encore pouvoir se promettre que ces idées trouveront des esprits disposés à les recevoir, qu'il y aura des consommateurs du produit intellectuel qu'on se propose de répandre.

Avant de fonder une école, avant d'entreprendre un journal, avant de publier un ouvrage quelconque, il y a toujours à se demander si l'action qu'on veut exercer sur les intelligences répond à un besoin senti, et lorsqu'on a la preuve que ce besoin existe, s'il n'est pas déjà satisfait, ou si l'on a les moyens de le mieux satisfaire. Alors même qu'on ne compterait son intérêt pour rien, qu'on n'aurait d'autre but que d'être utile, il faut réussir; il faut faire une école où l'on vienne, un journal qui ait des abonnés, un ouvrage que le public veuille lire, et pour cela il faut entrer dans les goûts du public.

Je ne dis sûrement pas qu'il faut prendre conseil de ses erreurs et spéculer sur les travers de son intelligence : quand on ne serait pas porté par honneur à ne répandre qu'une instruction saine, on devrait l'être encore dans l'intérêt bien entendu de son art; mais je dis que, pour trouver le débit d'une telle instruction, il faut l'assortir avec soin au goût du public à qui on en fait l'offre ; je dis que, pour conduire ce public à des idées meilleures, il faut partir des bonnes idées qu'il a, et [II-507] que l'instituteur qui sait s'accommoder à l'état de son intelligence, et éviter également de la heurter et de la trop dépasser, est à la fois celui qui la sert le mieux et celui qui fait les meilleures affaires.

Je conçois fort bien qu'un homme qui est très en avant des idées communes n'ait pas toujours la patience d'attendre, pour publier ses découvertes, que le grand nombre soit en état d'en profiter; mais, par cela même qu'il ne travaille pas pour le grand nombre, il ne peut raisonnablement espérer que le grand nombre recherche ses écrits, et il doit nécessairement se contenter des suffrages des esprits cultivés et des intelligences d'élite à qui s'adressent plus particulièrement ses productions. Aussi, tout en reconnaissant qu'un instituteur, un écrivain, un journaliste, même à ne considérer que l'intérêt de leur industrie, doivent travailler de toutes leurs forces à perfectionner la raison du public, à étendre, à agrandir son intelligence, il faut se bien pénétrer de cette idée, que celại qui veut répandre une certaine instruction, comme celui qui se propose de mettre dans la circulation un autre produit quelconque, doit, avant tout, avoir égard aux besoins éprouvés, et prendre en considération l'état de la demande.

Il n'est pas moins essentiel qu'il connaisse l'état de l'offre, c'est-à-dire, la nature et l'étendue des moyens employés à satisfaire le besoin d'instruction [II-508] existant. Quel est le nombre des établissemens déjà consacrés à la propagation des idées qu'il s'agit de répandre ? Quels sont leurs procédés? Quelle est leur dépense ? Le service qu'ils font peut-il être mieux fait ou à moins de frais ? Voilà des questions qu'il faut d'abord résoudre. C'est un compte préliminaire à dresser. Il serait insensé de rien entreprendre avant d'avoir réuni les élémens de ce compte, de les avoir attentivement examinés, et de s'être assuré, autant que possible, qu'il y a, en effet, quelque chose d’utile à tenter, et qu'on ne va pas gaspiller son temps, ses capitaux, son intelligence, sans fruit pour le public et avec grand dommage pour les gens à qui on va faire concurrence, et surtout pour soi.

Enfin, à cette capacité de juger ainsi, par anticipation, de la bonté de l'entreprise qu'on se propose de faire, il est également indispensable de joindre le talent de la bien administrer. Un journal, une librairie', une école, sont des entreprises industrielles qui ont un besoin tout aussi grand d'être bien conduites que tout autre genre d'établissement industriel.

Il faut donc ici, avant tout, les divers talens qui constituent l'homme d'affaires, c'est-à-dire, les talens de spéculer, d'administrer, de compter; et plus un écrivain, un libraire, un instituteur ont la passion d'être utiles, plus il importe, par cela [II-509] même, qu'ils sachent ce qui peut réussir, quel genre d'enseignement peut être reçu, quel ordre d'idées raisonnables on peut essayer de répandre, et par quels moyens le succès d'une telle entreprise sera le mieux assuré. Il n'y a, en aucun genre, de bien à attendre d'un établissement mal conçu et mal conduit, et l'on sert toujours mal les intérêts du public lorsqu'on ruine ses propres affaires.

Ainsi, le talent des affaires a sa place marquée à la tête des industries qui agissent sur l'intelligence comme à la tête des autres industries. Il est, dans ces arts comme dans tous, la condition de succès la plus fondamentale.

§ 5. A leur tour, la connaissance du métier, les notions théoriques, le talent des applications et de l'exécution, et, en général, les divers genres de capacité qui constituent le génie de l'artiste plutôt que celui du spéculateur, et qui se rapportent à l'exécution plutôt qu'à la direction des entreprises, y sont pareillement de nécessité.

Parmi les moyens de ce second ordre, la connaissance pratique du métier est celui que je place en première ligne; c'est-à-dire que, pour former les intelligences à quelque genre d'exercice que ce soit, l'habitude de l'enseignement est le genre de capacité qui me paraît le plus nécessaire ou le premier nécessaire. Il est très-possible, en effet, [II-510] qu'un homme ayant sur une science des connaissances plus étendues ou plus approfondies qu'un autre, soit pourtant moins en état de la professer.

Il y a dans le fait de transmettre un ordre quelconque de connaissances, un talent particulier différent de ces connaissances mêmes, et qui constitue l'art de l'enseignement. Cet art, comme tous, s'est formé par une suite de tâtonnemens et d'expériences. Il faut, pour le posséder, avoir agi soi-même sur les esprits et sur beaucoup d'esprits, s'être habitué à en distinguer les diverses trempeś, avoir observé les difficultés qu'on éprouve communément à les faire passer par une certaine série d'idées, savoir celles de ces idées qu'il faut leur inculquer les premières, celles qui doivent venir ensuite, et l'ordre dans lequel elles doivent toutes leur être présentées. Il faut avoir noté surtout les points devant lesquels la plupart des esprits s'arrêtent, les intervalles qu'ils ont le plus de peine à franchir, et les moyens par lesquels on réussit le mieux à leur faire surmonter ces obstacles. Or, la pratique, et une longue pratique, est nécessaire pour tout cela, et les meilleures théories sur la nature de l'esprit humain, sur l'ordre dans lequel ses connaissances s'enchaînent, ne sauraient tenir lieu des moyens que procurent l'habitude et l'expérience de l'enseignement.

[II-511]

Cependant, dans une classe d'industries dont le principal objet est de mettre les esprits en possession des connaissances acquises, il n'est pas douteux que la perfection de ces connaissances ne soit un grand moyen de puissance et de liberté d'action. La perfection des sciences, en effet, dépend beaucoup de celle de leurs méthodes, c'est-à-dire de la bonté des procédés, suivant lesquels elles se sont formées et suivant lesquels elles continuent à s'étendre. Or, il est aisé de concevoir que plus elles se sont formées d'après de bonnes méthodes, et plus il doit être aisé de les enseigner. Les idées se transmettent en effet par les mêmes moyens qu'elles s'acquièrent, et plus les moyens employés pour les acquérir sont de nature à en rendre l'acquisition facile, plus les mêmes moyens évidemment doivent en faciliter la transmission. Il y a, dit-on, beaucoup de manières différentes d'enseigner une même chose : sans doute, parce qu'il y a beaucoup de mauvaises manières de la savoir ; mais comme il n'y a qu'une bonne manière de la savoir, il semble qu'il ne peut y avoir non plus qu'une bonne manière de l'apprendre, et que la bonne manière de l'apprendre est absolument la même que la bonne manière de la savoir.

Si donc, pour être en état d'enseigner une science, la première chose requise est de s'y être beaucoup exercé, la seconde est que cette science soit bien [II-512] faite, et la pratique, ici comme ailleurs, reçoit les plus grands secours de la perfection des théories. Avant la rénovation de la chimie, il fallait, d'après Lavoisier [209] , trois ou quatre ans pour faire un chimiste, ou ce qu'on appelait alors un chimiste : aujourd'hui un cours de chimie exige à peine une année; et, dans un espace de temps trois fois moindre, on parcourt, d'un pas facile et ferme, une chaîne de connaissances peut-être dix fois plus étendue. On peut juger par ce seul fait à quel point l'acquisition et la transmission des idées deviennent plus faciles à mesure que les méthodes sont plus perfectionnées, c'est-à-dire à mesure qu'on est parvenu à mieux classer les objets dans les sciences descriptives, et à découvrir dans les sciences expérimentales le fait qui peut le mieux rendre raison de tous les autres.

Il est aisé de voir dans la géographie, la botanique, la zoologie et dans d'autres sciences descriptives, quelle puissance les bonnes méthodes de classification donnent à l'esprit pour embrasser et retenir un grand nombre d'objets à la fois. Ces méthodes, à la vérité, ne font pas connaître la nature des choses ; mais en introduisant un certain ordre dans leur distribution, en formant des groupes distincts de toutes celles qui se ressemblent, en [II-513] observant dans la dénomination de ces groupes la même analogie que dans leur formation, elles empêchent que l'esprit en soit accablé, et lui permettent d'en saisir, d'une seule vue, des quantités infiniment plus considérables. Combien, par exemple, notre puissance de concevoir des nombres n'est-elle pas accrue par le système de numération décimale, et par la manière simple et admirable dont les unités dans ce système se trouvent groupées ! Quelle multitude d'objets un naturaliste ne parvient-il pas à caser dans son esprit par des procédés analogues [210] !

D'une autre part, il n'est pas moins aisé de voir dans la chimie, la physique, l'astronomie, et dans d'autres sciences expérimentales, quelle puissance la découverte de certains faits donne à l'esprit pour l'explication de tout un ensemble de phénomènes. Combien, par exemple, la découverte de la loi de la gravitation n'a-t-elle pas donné de facilités pour l'intelligence des phénomènes astronomiques ! Il y a une force qui fait graviter tous les corps les uns vers les autres en raison directe de leur masse, et en raison inverse du carré de leurs distances respectives. C'est cette force qui fait tomber ici-bas les corps graves. C'est elle qui fait aller vers la terre le fruit qui se détache de cet arbre. [II-514] Elle agirait sur ce fruit quand il serait élevé à trois mille toises, quand il le serait à dix mille. Elle doit donc agir de l'endroit où est placé le globe de la lune. Elle peut donc être la même que celle qui fait graviter la lune vers la terre, que celle qui fait peser les satellites de Jupiter sur Jupiter, que celle qui fait rouler les lunes de Saturne autour de Saturne, que celle qui contraint toutes ces planètes secondaires, roulant autour de leur planète centrale, à rouler en même temps avec elle autour dų soleil. Cette force agit partout de la même manière et suivant les mêmes lois. Il n'y a aucune variété dans le cours de la lune, dans ses distances de la terre, dans la figure de son orbite, tantôt approchant de l’ellipse et tantôt du cercle, qui ne soit une suite de la gravitation en raison de la distance à la terre et de la distance au soleil. Les moindres variations dans le cours des astres sont un effet nécessaire de la même cause... Voilà comment, à l'aide d'un seul fait, on parvient à connaître le plus vaste des systèmes. De proche en proche, on s'élèvera à des connaissances qui semblaient placées pour jam mais hors de la portée de l'entendement humain. Newton osera calculer, par exemple, quelle doit être la pesanteur des corps dans d'autres sphères que la nôtre ; il osera dire ce que doit peser, dans Saturne ou dans le soleil, ce que nous appelons ici une once, une livre, et ces calculs extraordinaires ne seront que des déductions rigoureuses de cette [II-515] observation générale que les corps pèsent les uns sur les autres en raison directe de la masse et en raison inverse du carré des distances. Il serait aisé de montrer par beaucoup d'autres exemples ce que la bonté des méthodes donne de puissance à l'enseignement, et combien il devient plus aisé d'apprendre et de professer une sience à mesure que s'en perfectionne la théorie.

Si le perfectionnement des théories est d'une grande importance, le talent des applications ne peut pas être indifférent. A quoi servirait en effet qu'une science fût mieux faite si l'on continuait à l'enseigner par les anciens procédés ? Qu'importerait que Bacon eût découvert, il y a deux siècles, une meilleure méthode de philosopher, si la logique, dans nos écoles, se réduisait encore à l'art du syllogisme, et si l'on bornait l'étude de la nature à celle d'Aristote et de ses.catégories ? Il est évident que les industries qui s'occupent de l'éducation de l'intelligence ne peuvent tirer quelque profit du progrès des méthodes et de la réformation des sciences, qu'à mesure que ces utiles perfectionnemens se font sentir dans la pratique, et qu'ils servent à améliorer les formes de l'enseignement.

Enfin il y a ici, comme dans tous les arts, un talent de main-d'œuvre différent de la connaissance du métier, des notions théoriques, du génie des applications, et qui n'est pas moins nécessaire que [II-516] ces divers genres de capacités à la liberté des industries qui agissent sur l'intelligence. Ce talent n'est ni celui du savant qui trouve de nouvelles méthodes, ni celui de l'instituteur qui entreprend de les appliquer : il est celui des professeurs que cet instituteur attache à son entreprise. Ces professeurs sont les ouvriers de son établissement. Ce sont eux qui agissent immédiatement sur les intelligences et qui leur donnent les diverses façons qu'elles sont destinées à recevoir.

J'observe pourtant une différence assez notable entre ces ouvriers-ci et ceux de beaucoup d'autres fabriques : c'est qu'ici un seul ouvrier crée à la fois un grand nombre de produits, tandis qu'ailleurs un seul produit est ordinairement l'ouvrage d'un grand nombre de personnes. Dans une fabrique d'épingles, par exemple, dix-huit ou vingt personnes concourent à la confection de chaque épingle, tandis qu'il arrive souvent dans une école qu’un professeur donne la même façon à plusieurs centaines d'intelligences à la fois. Je pourrais observer également qu'il est beaucoup plus malaisé de façonner l'esprit que la matière, et qu'il faut infiniment plus de temps pour plier nos organes intellectuels à de certains exercices que pour imprimer à un corps brut telle forme déterminée. Mais je ne sais si ces remarques nous mèneraient à quelque chose d'utile et je ne m'y arrête point. La seule chose sur [II-517] laquelle j'insiste, c'est qu'il y a une main-d'œuvre dans les arts qui agissent sur l'intelligence, encore bien que l'intelligence ne se façonne pas à la main, et que la puissance de ces arts est d'autant plus grande,, que les hommes chargés de cette main-d'œuvre sont plus habiles à l'exécuter.

Toutes les facultés qui tiennent à l'art, comme celles qui se rapportent aux affaires, trouvent donc ici leur application. Voyons l'influence qu'y exercent à leur tour les habitudes morales, et d'abord cherchons comment s'y appliquent celles de ces habitudes qui tendent plus particulièrement à la conservation et au perfectionnement de l'individu.

§ 6. La première chose qui me frappe, c'est que les hommes qui font leur profession de la culture des intelligences sont appelés, par cela même, à faire de leurs facultés intellectuelles un usage plus habituel, plus soutenu et tout à la fois plus énergique, plus fin, plus délié que la plupart des autres travailleurs. Partant, ils semblent avoir plus besoin que les autres d'éviter toute erreur de régime qui tendrait à émousser ces facultés délicates ou à les troubler dans leurs fonctions. La gourmandise, l'ivrognerie, l'incontinence, auraient pour eux des effets particulièrement fâcheux. Plus ils demandent d'efforts à leur intelligence, et moins ils peuvent en demander à tel autre ordre de facultés. Plus leur [II-518] système nerveux est excité, sollicité, fatigué par le travail habituel de leurs facultés mentales, et plus ils doivent s'interdire l'abus de tous les plaisirs qui ont particulièrement pour effet d'ébranler et d'user le système nerveux.

Il n'est pas sans exemple, il est vrai, que des hommes de génie, très-enclins à de certains vices, soient tombés dans des excès de plus d'un genre, sans paraître rien perdre de la vigueur de leur esprit; mais outre qu'ici on a très-bien pu être trompé par les apparences, apparences, il ne faut rien conclure pour le commun des hommes, de ce qui est possible à de certaines organisations tout-à-fait privilégiées. N'hésitons donc point à reconnaître qu'un des premiers besoins des artistes qui font profession de cultiver leur esprit et de former celui des autres hommes, est de ne céder aux appétits du corps qu'avec beaucoup de discernement et de retenue. Plus ils useront de régime, plus ils sauront régler l'exercice de leurs facultés, de manière à donner et à conserver habituellement à leur intelligence le degré d'énergie, de netteté, de sensibilité dont elle est naturellement susceptible, et plus ils seront forts et libres dans l'exercice de leur art.

On sait quel rôle ces industrieux jouent dans l'économie sociale. Ils sont comme l'âme de la société ; ils la corrigent de ses erreurs ; ils la polissent, l'éclairent, la dirigent. Plus ces fonctions [II-519] sont élevées, et plus il est désirable que ceux qui les remplissent se trouvent placés dans une situation qui ne contraste pas trop avec la dignité de leur ministère, qui les préserve de toute lâcheté, de toute bassesse, de toute complaisance contraire aux intérêts de la vérité. Ils ont donc encore plus besoin que d'autres professions de jouir d'une certaine fortune, et plus ils possèdent les qualités morales nécessaires pour l'acquérir et la conserver, plus ils sont appliqués, actifs, économes, et plus ils se ménagent, relativement à l'exercice de leur art, de puissance et de liberté.

Un de leurs premiers besoins, dis-je, est de se faire une existence indépendante. Toutefois, s'il serait à souhaiter qu'ils possédassent une certaine fortune, il leur conviendrait moins qu'à d'autres de céder à des goûts dispendieux. Le luxe, qui nous a paru si contraire aux progrès de toutes les industries, est particulièrement funeste à celles qui travaillent pour l'intelligence. Plus une nation éprouve d'attrait pour les plaisirs des sens, de la vanité, du faste, et moins elle en a pour ceux de l'esprit, moins elle recherche les produits destinés à le satisfaire, moins les créateurs de ces produits sont considérés, moins il leur est aisé de trouver à faire un bon emploi de leurs facultés productives.

Paris, la ville la plus lettrée de ce royaume, et [II-520] peut-être du monde ; Paris, qui fait la fortune de plusieurs milliers de marchands de vin et de comestibles, d'environ quinze cents épiciers, de mille sept cent soixante-sept marchands de fruits ou de légumes, de sept cent quatre-vingt-sept limonadiers, de six cent quatre-vingt-dix fabricans de bijouterie et joaillerie [211] , Paris n'a de travail que pour quatre-vingts imprimeurs, et compte deux ou trois fois plus de restaurateurs que de libraires. Encore les libraires et les imprimeurs de Paris ne travaillent-ils pas seulement pour Paris, mais pour la France entière, et même un peu pour l'étranger. On voit que la ville lettrée est surtout la ville gourmande, la ville fastueuse.

Au reste, il en est à peu près ainsi de toutes les villes du monde. Partout encore les hommes les plus sûrs de faire fortune sont ceux qui travaillent pour les sens et pour la vanité. Parmi les productions de l'esprit, les plus frivoles, celles qui s'adressent à l'imagination ou aux passions, trouvent partout infiniment plus d'acheteurs que celles qui parlent directement à l'intelligence : la scène française fait à peine des recettes aussi considérables que le théâtre de Brunet; il se lit dix mille fois plus de romans que de livres de science; madame Pasta gagnera à Londres cinq ou six mille guinées en [II-521] quelques mois, et le publiciste le plus renommé aura grand'peine à s'y faire par an deux ou trois cents livres sterling de rente.

On sent donc combien il importe aux industrieux qui travaillent pour l'intelligence, même à ne regarder que l'intérêt de leur art, de répandre le goût des jouissances intellectuelles, de faire la guerre au faste, à l'ostentation, à la sensualité, et d'être les premiers à donner l'exemple de cette simplicité de mœurs qui n'exclut ni le bien-être, ni les commodités, ni une certaine élégance, mais qui laisse l'esprit libre pour des plaisirs plus élevés [212] .

Les industrieux dont je m'occupe sont appelés, par la nature même de leurs travaux, à rectifier [II-522] beaucoup d'idées, à en introduire un grand nombre de nouvelles. Par-là, ils préparent sans cesse la réforme d'établissemens ou d'institutions fondés sur des erreurs précédemment accréditées, et par suite ils ne cessent de menacer l'état des individus ou des classes dont l'existence est attachée à celle de ces erreurs. Aussi n'est-il pas de professions qui soulèvent plus de haines et soient exposées à plus de persécutions. Depuis le commencement du monde, la destinée habituelle des hommes qui se sont consacrés à la culture et à l'avancement de l'intelligence a été d'être persécutés. Il est donc peu de professions qui requièrent plus de courage, non pas de celui qu'il faut pour enlever une batterie, ni pour affronter une mer orageuse, mais de cette tranquille fermeté d'esprit qui est nécessaire pour dire, quand il le faut, des vérités qui blessent, pour attaquer des abus en crédit, pour ne consentir à affaiblir l'expression de sa pensée qu'autant que l'intérêt de la vérité l'exige, pour dévouer hardiment sa vie à la défense de la vérité. De toutes les qualités morales que demandent les industries dont il s'agit dans ce chapitre, celle-ci est peut-être celle dont il est le moins possible de se passer; et plus un écrivain est en même temps homme de courage, plus il exerce son art avec puissance et avec fruit. Mais ceci me conduit à parler des habitudes civiles que les mêmes [II-523] industries réclament, car on n'a besoin de courage pour publier la vérité, que parce que celui qui la dit est exposé à des agressions injustes.

§ 7. Si, pour être forts, les hommes qui font profession d'agir sur les intelligences ont besoin comme les autres classes d'industrieux, et peut-être plus qu'aucune autre classe, de se soumettre, dans leur vie particulière, à un bon régime moral; si leur puissance est plus ou moins accrue par une pratique habituelle de la sobriété, de la tempérance, de l'économie, du courage, de la simplicité des goûts et des moeurs, et par tout un ensemble de bonnes habitudes personnelles, il n'est pas douteux que l'existence, relativement à leur art, de bonnes habitudes civiles ne soit pour le moins aussi propre à en faciliter l'exercice et à en étendre le pouvoir.

Plus les individus, les partis, les autorités constituées, la société tout entière, savent se renfermer dans les bornes du droit commun, relativement à l'action de parler, d'écrire, d'imprimer, de professer, et plus les hommes qui écrivent et qui professent peuvent exercer leur industrie avec facilité et avec liberté.

Il y a deux manières de sortir à cet égard des limites de la justice : la première est de faire de [II-524] ces industries un usage pernicieux; la seconde, d'en accaparer l'usage.

D'une part, il peut fort bien arriver que des écrivains, des professeurs se rendent coupables, dans l'exercice de leur art, d'actions nuisibles et punissables. Il est possible qu'ils commettent directement des délits, qu'ils outragent la morale publique, qu'ils insultent ou qu'ils diffament des individus, des pouvoirs constitués, des partis, même des corps de nation. Il est possible également qu'ils se rendent complices de délits auxquels ils ne participeraient pas d'une manière directe, qu'ils excitent à commettre ces délits, qu'ils provoquent au vol, au meurtre, à la rébellion, à d'autres crimes.

Qu'un tel abus des arts, dont la mission est de former les intelligences, ait pour effet d'en paralyser l'action, c'est une chose si évidente qu'il est à peine nécessaire de s'arrêter à la démontrer. Au milieu des haines et des discordes que tend naturellement à faire naître un débordement de diffamations ou de prédications séditieuses, on ne jouit bientôt plus d'assez de sécurité et de tranquillité d'esprit pour se livrer à l'étude, pour composer de bons écrits, pour songer à ouvrir des écoles: on n'ose pas plus fonder des entreprises scientifiques que des entreprises commerciales ou manufacturières.

D'ailleurs la recherche paisible de la vérité perd alors beaucoup de son intérêt. Dès qu'une fois les [II-525] fureurs de l'esprit de parti ont envahi la chaire, la tribune, le barreau, les écoles, les journaux, les ouvrages, on peut dire que le mouvement des idées est interrompu, que le travail des intelligences est arrêté: les passions seules occupent la scène, et seules elles sont en progrès, parce que seules elles agissent. Il n'est personne qui n'ait remarqué que les temps de crise et de grande fermentation sont précisément ceux où l'on lit et où l'on médite le moins, où l'on fait le moins de recherches, d'observations, d'expériences scientifiques.

Enfin, un dernier effet des excès dont je parle est de fournir aux partis en possession du pouvoir des prétextes plus ou moins spécieux pour asservir les arts qui servent à les commettre. Cela est si vrai, que la tactique la plus ordinaire du despotisme, toutes les fois qu'il a été forcé de laisser quelque latitude aux industries littéraires et scientifiques, a été de fomenter en secret l'abus de ces industries pour s'autoriser à les envahir de nouveau et à s'en rendre encore le maître.

Cette usurpation est, comme je l'ai dit, une seconde manière de sortir, relativement à ces industries, des limites de la justice. Tandis que certains hommes peuvent s'en servir pour mal faire, il est possible que d'autres entreprennent de les accaparer. Il peut arriver que de hardis monopoleurs [II-526] élèvent la prétention de jouir, à l'exclusion de tout le monde, de la faculté d'énoncer, de publier, de faire circuler leurs idées; de la liberté d'écrire, de professer, de prêcher, etc.

A la vérité, ce ne seront pas de simples individus qui formeront jamais des prétentions pareilles. Je ne pense pas qu'on en ait vu d'assez esfrontés pour oser dire à d'autres hommes : Vous n'imprimerez que ce qu'il nous plaira ; vous ne professerez que sous notre bon plaisir; vous n'enseignerez que ce que nous voudrons; nul ne pourra savoir que ce qu'il nous conviendra que l'on sache; on ne lira que nos gazettes, on ne recevra de leçons que de nos professeurs; on n'enverra ses enfans que dans nos écoles; on n'entendra de discours que ceux de nos orateurs, de sermons que ceux de nos prêtres, etc.

Mais ce que des particuliers n'oseraient jamais se permettre, des hommes en possession de la puissance publique se le sont de tout temps permis. A toutes les époques, la première pensée des ligues, des sectes, des factions victorieuses a été d'enchaîner l'esprit des populations vaincues, de les empêcher de se servir de leur intelligence. Le détail de ce qui a été tenté pour cela, seulement chez nous, dans le cours des trois derniers siècles, suffirait pour remplir une longue suite de volumes. Depuis cette ordonnance du 13 janvier 1535, par [II-527] laquelle un roi, surnommé le père des lettres, supprima toutes les imprimeries du royaume et défendit d'imprimer aucun ouvrage sous peine de la hart, jusqu'au projet de loi par lequel un ministère fameux essayait encore, il n'y a pas trois ans, d'étouffer en France toute publicité, on trouverait des milliers d'actes de toute nature, édits, ordonnances, arrêts, lois, décrets, jugemens, déclarations, lettres de cachet, dirigés contre la faculté de publier des opinions, de répandre des idées, d'agir oralement ou par écrit sur les intelligences.

En ce moment encore, la législation qui nous régit est pleine de dispositions violentes contre la faculté d'établir des écoles et contre celle d'imprimer, de vendre et de distribuer des écrits.

On sait d'abord, quant à la première de ces facultés, qu'elle est entièrement sous la main de la puissance publique. Il est impossible de former un établissement d'instruction quelconque sans la permission de l'autorité. L'autorité tient sous sa dépendance, depuis l'enseignement des connaissances spéciales les plus élevées jusqu'à celui de l'instruction primaire la plus inférieure. Un père de famille qui voudrait réunir chez lui les enfans d'un ami à ses propres enfans, sous la direction d'un précepteur à ses gages, serait accusé d'empiéter sur les privilèges de l'Université [213] . On ne [II-528] peut faire un cours public, gratuit ou payé, sur le sujet le plus indifférent, sans l'autorisation du ministère. On a vu des professeurs tourmentés, menacés de poursuites, pour quelques leçons données à domicile à des individus isolés [214] . En même temps, des branches très-importantes de l'enseignement, telles que la politique, la morale, l'économie politique, sont exclues à peu près de tou. tes les écoles que le gouvernement tolère ou paie. On lève, sous le nom de rétribution universitaire, une capitation annuelle de 60 fr. sur tout enfant auquel ses parens veulent donner l'instruction vulgairement appelée secondaire. L'accès des connaissances spéciales est rendu plus difficile encore par les perceptions, les taxes et les réglemens gênans auxquels il est assujetti. A tous les degrés de la hiérarchie universitaire, le sort des établissemens, des maîtres et des élèves, est soumis à l'arbitraire le plus décourageant. Supprimer les écoles, destituer les professeurs, chasser les étudians, les exclure de toutes les écoles du pays, leur faire perdre des inscriptions, des mois et des années d'étude, ont été, depuis quinze ans, des actes, sinon habituels, du moins assez frequens de l'administration.

A ces entraves contre la faculté d'instruire les hommes dans des écoles, se joignent celles contre [II-529] la faculté de les former par des écrits. On ne tolère qu'un certain nombre d'imprimeurs et de libraires, on les peut dépouiller arbitrairement de leur état. Il fallait encore, il y a à peine deux ans, l'autorisation du gouvernement pour établir une feuille périodique. Aujourd'hui encore, ces sortes d'entreprises ne sont possibles qu'aux individus mâles majeurs, régnicoles, qui peuvent fournir un cautionnement élevé, qui peuvent justifier d'une certaine fortune et qui consentent à faire de certaines déclarations. Le prix des feuilles qu'ils publient est élevé par diverses taxes de trente à quarante pour cent. L'administration, maîtresse des postes, se trouve maîtresse, par cela même, d'arrêter ou de suspendre la circulation des écrits, et plus d'une fois il lui est arrivé d'abuser à cet égard des facilités que lui offrait son privilège [215] .

Une chose qui pourrait surprendre, si l'on ne [II-530] savait à quel point nous pouvons nous laisser imposer par l'appareil de la force et de l'autorité, c'est que de telles entreprises, qui, de la part de particuliers, sembleraient le comble de l'audace ou de la démence, formées par des hommes en possession du pouvoir, trouvent une multitude d'esprits disposés à les tolérer, à les excuser, à les approuver même. On serait universellement révolté que de simples individus voulussent mettre le moindre obstacle au légitime exercice de l'esprit et à la juste manifestation de ses actes ; et, comme si les actions changeaient de nature suivant le caractère ou le nombre des hommes qui les commettent, le même excès, compris par des partis, des sectes, des pouvoirs constitués, n'offre plus rien dont de certaines gens s'étonnent. Ce n'est en quelque sorte que de hier que la masse des hommes honnêtes et sensés se montre décidément contraire au brigandage de la censure. Bien des personnes même, dont l'esprit se révolte à l'idée de cette tyrannie, voient d'un cil beaucoup plus tranquille d'autres entreprises, presque aussi criantes, contre la faculté de publier des écrits; et, quant à celle de former des écoles, presque personne encore ne s'avise de demander que l'autorité cesse d'y mettre obstacle : le nec plus ultra des prétentions libérales, c'est, non que tout le monde en jouisse, mais que les jésuites n'en jouissent pas, que tout soit réduit à la servitude [II-531] commune, que tout subisse le joug de l'Université.

Ai-je besoin de dire que la liberté des arts chargés de faire l'éducation des intelligences, est incompatible avec ces dispositions du public, avec une telle imperfection de ses habitudes civiles ? Si, pour que l'exercice de ces arts soit possible, on doit éviter de les employer à nuire; si l'on doit s'abstenir avec le même soin de les accaparer, il est pour le moins aussi essentiel d'empêcher que personne ne les accapare. Il faut que l'on sache, il faut que l'on sente généralement qu'une telle tentative n'est tolérable de la part de personne ; qu'elle est criminelle par elle-même, indépendamment de la manière dont on la forme, et du nombre ou de la qualité des personnes qui la font, qu'elle est même d'autant plus condamnable que ceux qui la font jouissent d'une plus grande somme de forces; et que, s'il est désirable qu'elle soit punie dans tous les cas, il serait bon surtout qu'elle le fût lorsqu'elle est formée par des pouvoirs dont la première obligation est de réprimer toutes les entreprises injustes.

Sûrement, nous devons tous désirer que la société emploie une partie de sa force ou de celle des pouvoirs qu'elle institue à réprimer les diffamations, les outrages, les excitations au vice et au crime; mais une chose que nous devons désirer peut-être encore plus vivement, c'est qu'elle s'impose et qu'elle [II-532] impose impérieusement à ses délégués le devoir de laisser tout homme exercer en paix, tant qu'il ne se rend coupable d'aucun délit, son intelligence et celle d'autrui sur quelque espèce de sujet que ce soit et par quelque moyen que ce puisse être. Les restrictions que les pouvoirs institués par elle mettent à cette faculté sont une des causes qui en gênent le plus l'exercice, qui en ralentissent et qui en faussent le plus le développement. C'est une vérité que j'ai exposée ailleurs [216] avec détail, et qu'au surplus, il suffit presque d'énoncer pour la faire comprendre.

Aussi, tant que les mœurs de la société comportent cette sorte d'excès, tant qu'elle peut voir de sang-froid les partis qui arrivent successivement au pouvoir se permettre, chacun à leur tour, de régler, au gré de leurs passions ou des intérêts de leur politique, l'usage qu'il sera permis de faire de la faculté de parler, d'écrire, d'imprimer, de professer, peut-on dire qu'il n'y a pas de vrais progrès, de vraie liberté possible pour les arts qui travaillent à l'éducation de l'entendement humain.

Si donc la liberté de cette classe de professions exige de ceux qui les exercent qu'ils perfectionnent leur morale personnelle, qu'ils adoptent le genre de vie et contractent les habitudes les plus propres à conserver et à accroître la puissance de leur esprit, [II-533] elle demande surtout que la généralité des citoyens aient assez appris à vivre, assez perfectionné leur morale de relation pour ne pas se gêner mutuellement dans l'usage inoffensif de leurs facultés intellectuelles.

§ 8. Il n'est donc pas un ordre de moyens personnels qui ne s'applique sans difficulté aux arts qui agissent sur l'intelligence. On en peut dire autant des divers ordres de pouvoirs qui entrent dans la composition du fonds réel; nous allons voir, en effet, que cette classe d’industries ne peut pas plus se passer que toutes les autres d'un atelier bien situé, bien monté, pourvu des ustensiles nécessaires et où les occupations se trouvent convenablement séparées.

On sent aisément, par exemple, que la situation de l'atelier n'est pas ici une chose indifférente. Il est clair qu'une école a plus de chances de succès là où les circonstances favorables à son établissement se trouvent réunies en plus grand nombre; là où il lui est plus aisé de se procurer les professeurs, les livres, les instrumens nécessaires à ses travaux; là surtout où est plus généralement demandé le genre d'instruction qu'elle a pour objet de répandre. Ainsi, une école de minéralogie peut se trouver très-convenablement placée dans le voisinage de mines considérables et au milieu d'une [II-534] nombreuse population de mineurs; une école de mécanique et de chimie, au sein d'une ville toute manufacturière, etc. Il est rare sans doute, pour ce genre d'établissemens comme pour tous, que toutes les circonstances favorables se trouvent réunies dans un même lieu; mais il est peut-être plus rare encore qu'il n'y ait pas un lieu qui mérite d'être préféré aux autres; et il est certain que l'instituteur, qui sait choisir le plus convenable, ajoute par là à ses moyens de puissance et de liberté d'action.

Si cet instituteur augmente ses forces par le discernement avec lequel il choisit le lieu de son élablissement, il semble qu'il les accroît encore plus par la manière dont il l'organise. Les écoles d'enseignement mutuel offrent un exemple frappant des résultats avantageux qu'il est possible d'obtenir par là. Leur supériorité sur les écoles ordinaires, en effet, ne tient pas tant à la bonté des méthodes qu'on y suit, à la perfection de leurs tableaux et de leurs livres élémentaires, qu'à la disposition matérielle des lieux, à l'ordre suivant lequel on y classe, on y range, on y fait agir les élèves, et en général à ce que j'appelle la bonne organisation de l'atelier.

Or, telle est ici l'influence de ce moyen qu'un seul maître, dans une école d'enseignement mutuel, peut suffire à l'éducation élémentaire d'un millier d'enfans; que l'instruction qu'il leur donne est à [II-535] la fois plus prompte, plus complète, moins fatigante, moins nuisible à leur santé, recevraient dans les écoles ordinaires; qu'elle ne revient qu'à sept où huit francs par an, pour chaque enfant, tandis qu'elle revient à dix-sept ou dix-huit francs dans les autres écoles, et finalement qu'avec les dix-sept millions de francs que les familles ou les communes dépensent annuellement chez nous pour l'éducation d'un million de garçons,, on pourrait aisément en instruire deux millions et pourvoir à l'enseignement si négligé des jeunes filles [217] . On resterait donc au-dessous de la vérité en disant que, par le fait de l'organisation supérieure de l'atelier, dans les écoles d'enseignement mutuel, la puissance de l'enseignement se trouve plus que triplée.

Peut-être cette puissance est-elle encore plus sensiblement accrue par l'intervention des machines.

Il est vrai qu'il est moins facile encore de se servir de moteurs physiques pour former l'intelligence de l'homme que pour agir sur le corps humain; et il n'est pas probable que le génie, qui est parvenu à faire exercer tant de métiers divers à d'aveugles machines, réussisse jamais à transformer la pompe à feu en habile démonstrateur. Cependant, [II-536] outre qu'il n'est pas de mécanisme qui, de lui-même, n'agisse jusqu'à un certain point sur notre esprit, et dont la vue ne puisse nous apprendre quelque chose, on peut dire qu'il n'est pas de machines qui, dans les mains de l'homme, ne servent à expliquer de certains effets, et de plus, qu'il est beaucoup d'effets qu'on ne saurait expliquer sans machines.

Sans le secours des machines, il est une multitude de phénomènes qui se déroberaient à toute espèce d'investigation, et qui resteraient éternellement hors de la sphère de l'intelligence, parce qu'ils sont placés hors de la portée des sens. Les uns nous échappent par leur extrême petitesse, d'autres par leur excessif éloignement, d'autres par l'obscurité qui les environne, d'autres par la difficulté de les dégager des objets qui frappent notre vue, etc.

Comment, par exemple, raisonner sur la pesanteur et la température de l'atmosphère, sans le secours du baromètre et du thermomètre ? Comment traiter de l'électricité, sans le secours de la machine électrique ? Quels progrès le microscope n'a-t-il pas fait faire à l'histoire naturelle, et le télescope à l'astronomie! Combien de découvertes de doit-on pas à la machine pneumatique, à la pile de Volta, ct à cent autres espèces d'instrumens qu’emploient les sciences physiques ! A l'aide de [II-537] ces instrumens, un monde nouveau s'est révélé à nous; des milliers de vérités cachées sont devenues ostensibles ; et les arts chargés de l'éducation de l'intelligence ont pu lui donner des façons nombreuses et importantes qu'elle n'eût jamais reçues sans ce secours.

Non-seulement l'esprit humain a besoin de machines pour pénétrer les secrets de la nature, pour se former, pour acquérir des idées ; mais il en a besoin pour transmettre les notions qu'il a acquises, et les arts dont je m'occupe sont d'autant plus puissans et plus libres qu'ils sont munis pour cela d'instrumens plus perfectionnés. Les premiers de ces instrumens, ce sont les langues. Plus les langues ont fait de progrès, et plus il est facile aux esprits cultivés de communiquer leur savoir à d'autres.

Le langage articulé est un meilleur instrument que le langage par signes : on est donc plus libre d'exprimer sa pensée et de l'imprimer dans l'intelligence d'autrui par la parole que par des gestes. La parole écrite est un instrument plus puissant que la parole articulée : on est donc plus libre d'agir sur l'esprit de ses semblables, lorsqu'on sait figurer la parole aux yeux, que lorsqu'on sait l'articuler seulement. La presse est un instrument deux ou trois cents fois plus puissant que la plume : on est donc deux ou trois cents fois plus libre d'entrer [II-538] en relation d'idées avec les autres hommes, lorsqu'on peut répandre ses idées par l'impression, que lorsqu'on ne peut les publier que par l'écriture.

Il y a ensuite des degrés infinis dans la puissance de la presse et de ses modes de publication. Les écrits périodiques sont un instrument de publication plus puissant que les livres isolés. Les publications quotidiennes sont un instrument plus puissant que les écrits périodiques. Les journaux eux-mêmes sont un instrument plus ou moins puissant, selon qu'ils sont formés sur un système plus ou moins bien conçu, selon qu'ils sont de nature à mettre en rapport un nombre de professions plus ou moins considérable, selon qu'ils sont plus ou moins rapidement imprimés, selon qu'ils sont plus ou moins promptement répandus.

On ne peut nier, par exemple, que ces divers moyens ne soient employés en Angleterre de manière à en tirer plus de parti qu'ailleurs. Les gros livres y sont réservés à l'avancement des doctrines. Les revues servent à leur diffusion. Quant aux journaux, ils remplissent une autre tâche : ils ne dissertent que très-peu ; mais ils informent régulièrement chaque profession des offres et des demandes de toutes les autres; ils les instruisent toutes des nouvelles qui peuvent les intéresser; ce sont d'immenses recueils de faits et d'annonces ; ils servent [II-539] d'intermédiaires à toutes les relations. D'un autre côté, on les imprime et on les répand avec une rapidité si grande, que tel discours de tel orateur des Communes, à peine prononcé à six heures après midi, se trouve imprimé, distribué et lu dans toute la ville de Londres avant dix heures du soir. Trente heures après la clôture d'une discussion au Parlement, le compte rendu en est déjà public dans la ville d'York, à quatre-vingts lieues de Londres. Il est vrai de dire, à la lettre, qu'un membre du Parlement parle à toute la nation [218] . La presse, poussée à ce degré de perfection,

« devient pour l'homme comme un nouvel et puissant organe au moyen duquel il se fait entendre à toutes les distances et de tous les côtés en même temps. Par lui, les peuples sont en conversation permanente. Les sentimens, les idées, les opinions se propagent avec la rapidité du fluide électrique, et la commotion ne s'arrête qu'au point où l'on ne sait plus lire [219] . »

Cependant, ce moyen de communication entre les intelligences n'est pas encore le plus rapide de tous. Les produits immatériels de l'esprit ont cet avantage qu'ils peuvent être transmis par de simples [II-540] signes à de grandes distances, de telle sorte qu'en transmettant le signe on transmet la pensée signifiée. La télégraphie est donc un moyen de communication encore plus prompt que la presse. A l'aide des lignes télégraphiques, la pensée humaine traverse les airs sur les ailes de la lumière, et franchit l'espace en un clin d'oeil. Les télégraphes sont, en quelque sorte, un moyen de converser à de grandes distances. A la vérité, ce moyen ne peut pas être employé à des usages aussi étendus que l'imprimerie. Mais, pour transmettre rapidement des faits, il n'est ni estafette, ni voiture à vapeur qui l'égale. Paris peut avoir des nouvelles de Lille, distant de soixante lieues, en deux minutes; de Strasbourg, distant de cent vingt lieues, en cinq minutes cinquante-deux secondes ; de Brest, distant de cent cinquante lieues, en six minutes cinquante secondes ; de Bayonne, distant de plus de deux cents lieues, en moins de quatorze minutes... Mais en voilà assez pour donner une idée des secours que peuvent tirer des machines les arts qui agissent sur l'esprit humain.

Peut-on douter qu'à son tour la division du travail ne leur communique un grand surcroît de puissance ? Qui ne serait frappé de l'usage étendu qu'ils font de ce moyen ? Qui pourrait compter tous les rameaux de l'arbre encyclopédique ? Qui pourrait dire les divisions et subdivisions qu'on a fait subir [II-541] aux études et à l'enseignement ? Il y a des écoles pour l'instruction primaire ; il y en a pour un enseignement plus élevé; il y en a pour les connaissances spéciales ; il y en a pour l'application de ces connaissances; il existe des écoles particulières pour chaque branche d'enseignement spécial, et les spécialités sont presque sans nombre.

Dans l'intérieur de chaque établissement particulier le travail se subdivise encore, l'enseignement se partage ordinairement en huit classes dans une école d'enseignement mutuel, c'est-à-dire que, pour apprendre à lire aux enfans dans une telle école, on donne successivement huit sortes de façons à leur intelligence. Dans les écoles secondaires, dans les collèges, dans les écoles spéciales, l'enseignement subit de même de nombreuses subdivisions.

« Dans une manufacture académique bien organisée, observe un écrivain anglais, un jeune docteur n'est achevé qu'après avoir passé de main en main, comme l'épingle dans les ateliers consacrés à ce genre de fabrication. Ébauché par le professeur d'anatomie, il faut qu'il livre successivement toutes les parties de son intelligence et de sa mémoire à une série d'opérations qui est terminée par le professeur de matière médicale [220] . »

En un mot le travail qu'on fait sur l'esprit est sujet aux mêmes divisions et subdivisions que celui qu'on [II-542] fait sur la matière, et ces divisions produisent ici les mêmes résultats que partout ailleurs : économie de temps, célérité et perfection plus grande de l'ouvrage, progrès plus rapides de l'art, voilà ce qu'on leur doit. Grace à ce partage, les hommes voués à la culture de l'entendement humain, renfermés chacun dans leur spécialité, en acquièrent une connaissance plus profonde, deviennent beaucoup plus habiles à l'enseigner, et agissent en masse avec infiniment plus de puissance [221] .

Ainsi le bon emplacement de l'atelier, son organisation, les instrumens qu'on y emploie, la manière dont le travail s'y divise, tout ce qui contribue à la perfection du fonds d'objets réels, de même [II-543] que tout ce qui accroît le fonds de facultés personnelles est un moyen de force dans les arts qui agissent sur l'entendement comme dans ceux qui travaillent sur la matière brute. Il ne me reste plus qu'à dire quelques mots de l'effet qui résulte du progrès simultané de tous ces moyens.

§ 9. Indépendamment des effets qui lui sont propres, chacun des pouvoirs du travail en a qu'il obtient par le concours des autres pouvoirs collatéraux, et l'influence que chacun exerce est d'autant plus grande, non-seulement qu'il est plus perfectionné, mais que tous les autres le sont dan vantage. J'ai déjà montré plusieurs fois combien l'action d'un ordre quelconque de travaux se manifestait par des effets plus considérables à mesure que s'accroissait la somme capitale de tous ses moyens. Ce résultat général ne se laisse pas moins apercevoir ici que dans la plupart des arts dont j'ai traité dans les précédens chapitres.

Il n'y avait à Paris, vers la fin du quatorzième siècle, que quarante maîtres et vingt maîtresses d'école : il y a probablement aujourd'hui plusieurs milliers d'établissemens d'instruction. On ne comptait en France, il y a quarante ans, que sept millions d'hommes qui sussent lire : on y en compte à présent au-delà de seize millions. En 1770, il n'y avait à Londres que quatre loueurs de livres : [II-544] il y en a aujourd'hui plus de deux cents. On n'y trouvait alors aucune société ni cabinet de lecture: il y en a plus de deux mille aujourd'hui. En 1814, les produits de la presse non-périodique ne s'élevaient pas annuellement, chez nous, à quarante-six millions de feuilles : dès 1815, ils passèrent cinquante-cinq millions; en 1820, ils montèrent à près de quatre-vingt-un; en 1825, ils excédèrent cent vingt-huit, et, en 1826, cent quarante-quatre millions de feuilles. En 1817, il n'avait été timbré pour journaux, que trente-huit mille deux cent quarante rames de papier : en 1820, ou en timbrait déjà cinquante mille sept cent soixante-dix-sept rames. Suivant un document publié par la Chambre des communes, il n'y avait en Angleterre, en 1782, que soixante-dix-neuf journaux : ce nombre s'était élevé à cent quarante-six en 1790, et, en 1821, il était de deux cent quatre-vingt-quatre : il avait quadruplé dans l'espace de quarante ans. Les publications périodiques ont suivi, aux États-Unis, une progression plus rapide encore. En 1720, il n'y avait que sept journaux : quatre-vingt-dix ans plus tard, en 1810, il y en a eu trois cent cinquante-neuf; de 1810 à 1823, ce nombre s'est élevé à cinq cent quatre-vingt-huit; et de 1823 à 1826, il est monté à six cent quarante [222] .

[II-545]

On voit quelle progression croissante suivent les produits des arts qui cultivent l'entendement humain, à mesure qu'on y applique un capital plus perfectionné ou plus considérable : les idées provoquent les idées; les livres enfantent les livres; les lecteurs engendrent les lecteurs; les journaux multiplient les journaux; les écoles font naître les écoles.Plus ce capital augmente et plus il est, comme tous les capitaux possibles, susceptible d'être augmenté. Là où sa diffusion est plus grande, des choses sont faisables qui ne le seraient pas là où elle l'est moins. Telle sera chez les Anglo-Américains, par exemple, l'universalité d'une certaine instruction secondaire, le besoin de propager encore davantage cette instruction, et les facilités que laisseront pour cela de bonnes habitudes publiques et l'absence de taxes et d'entraves résultant de ces habitudes, que ce peuple, avec ses dix millions d'ames, publiera plus de journaux que l'Europe tout entière avec ses cent soixante millions d'habitans. L'Angleterre, en partie par les mêmes raisons, [II-546] comptera plus de journaux, de librairies, de cabinets de lecture que la France. Il n'y aura pas, en Angleterre, de hameau qui n'ait son école ; et, chez nous, sur quarante mille communes, vingt mille manqueront d'écoles pour les garçons, et vingt-cinq mille n'en auront pas pour les filles. Nos meilleurs écrits périodiques ne compteront pas au-delà de douze à quinze cents abonnés, et trois Revues, aux États-Unis, se tireront chacune à quatre ou cinq mille exemplaires. Il ne se publiera chaque jour, à Paris, qu'un exemplaire de journal pour trois cent quatre-vingt-huit personnes, et il s'en publiera à Londres un exemplaire pour quarante-trois. Il ne s'écrira journellement, à Paris, qu'une lettre pour soixante-douze personnes, et il s'en écrira une pour neuf personnes à Londres. Quatre-vingt-dix Anglais recevront dix lettres par jour, et quatre-vingt-dix Français n'en recevront qu'une [223] . Il y aura un plus grand mouvement idées, [II-547] les communications intellectuelles seront plus actives là où l'instruction sera plus répandue, comme il se fera des actes intellectuels plus élevés là où l'instruction sera plus haute. Le peuple chez qui de certaines connaissances seront plus développées, pourra arriver à des conceptions auxquelles les autres ne pourront encore atteindre, et créer des produits intellectuels que les autres ne feront qu'après lui.

En somme, il n'y aura pas un progrès qui ne serve; un peuple n'aura pas perfectionné un seul des moyens du travail dans son application à la culture des intelligences sans que l'on voie cette culture agir avec plus de pouvoir, et nulle part elle ne produira des effets aussi étendus et aussi rapides que là où la masse totale de ses moyens, l'entier capital de ses forces aura acquis plus de perfection et d'accroissement.

FIN DU TOME SECOND.

 


 

[II-549]

TABLE ANALYTIQUE DES CHAPITRES CONTENUS DANS LE TOME II.

CHAPITRE XIII. Des divers ordres de travaux et de fonctions qu'embrasse la société industrielle.

On a vu, dans le premier volume, que la liberté dépendait, 1° de la race ; 2° des circonstances extérieures; de la culture, 1.Cette dernière remarque a été confirmée par une revue progressive des divers états sociaux par lesquels parait être passée l'espèce humaine : on s'est assuré que les hommes étaient d'autant plus libres qu'ils étaient parvenus à un état de culture plus perfectionné, ibid. Parvenu à la vie industrielle , l'auteur a constaté que ce mode d'existence était le mieux approprié à la nature de l'homme et le plus favorable au plein développement de ses facultés, 3. - Après avoir considéré cet état dans son en: semble il lui reste à l'envisager dans ses détails; il lui reste à dire quels sont les divers ordres de travaux et de fonctions qu'il embrasse, et à déterminer la nature, les moyens, l'influence de chacun de ces modes d'activité : c'est l'objet de ce volume et de celui qui doit suivre, ibid. — Quels sont les divers ordres de travaux qu'embrasse la société industrielle ? 3. — On est loin de s'entendre à cet égard, 4. – Diverses classes de professions, qui sont regardées comme improductives par Smith, ibid. ; – par M. de Tracy , 6; - par M. de Sismondi, 7; - par Malthus, 8; - par Mill, ibid. - M. Say, qui a essayé de rectifier cette doctrine, n'y a point réussi : ses producteurs de produits immatériels ne sont pas plus producteurs d'après lui que d'après Smith, 9.- A quoi a tenu l'erreur de Smith et de ses disciples, 14.- Que toutes les classes qualifiées par Smith d'improductives, sont réellement productives, et comment elles le sont, 15. —Classes qu'il y a à faire entrer, en conséquence, dans la société industrielle, 27. Lenteur avec laquelle les idées se développent, et peine que la science éprouve à se former, 29. - si toute profession peut être productive, exercée d'une certaine façon aucune ne l'est : erreur étrange où l'on tombe à ce sujet, 31.- De ce que les hommes d'industrie font de mauvaises actions, il ne s'ensuit pas que les mauvaises actions sont des actes d'industrie, 32.— En quoi un homme est producteur et en quoi il ne l'est pas , ibid. - En aucun sens, le crime ne peut être considéré comme productif d'utilité, 35 et la note. - Il n'y a de place dans la société industrielle pour aucun ordre privilégié; paroles énergiques et judicieuses de Sieyes à ce sujet, 36. — Ensemble des organes qui entrent dans l'économie sociale et qui concourent à la vie du corps social, 39. - Il n'y a pas d'ordre à assigner aux diverses professions de la société, pas plus qu'aux divers organes du corps humain : toutes concourent à l'entretien de la vie commune, 39. - Si quelqu'une doit être subordonnée, c'est celle qui agit pour le compte de toutes les autres et sur leur mandat, 41. Toutes les professions ont l'homme pour objet, mais toutes n'ont pas l'homme pour sujet; les unes s'exercent sur les choses, les autres sur lui : l'auteur parlera d'abord des premières, puis des secondes, ib.- En dehors de toutes les professions, il est des actes qui se font partie d'aucune, mais qui sont nécessaires à la liberté de toutes : l'auteur en parlera après, ib.- Il doit chercher d'abord à quel ensemble de causes se lie la puissance de toutes les professions et de toutes les fonctions, 42.

CHAPITRE XIV. Des conditions auxquelles toute industrie peut être libre.

Si les économistes n'ont pas assez fait voir quel est l'ensemble des professions et des fonctions qui entrent dans l'économie sociale, ils n'ont pas non plus suffisamment montré par quels moyens les diverses professions produisent, 43.- L'analyse que M. Say a faite des pouvoirs du travail, inexacte à quelques égards, est, å plusieurs autres, incomplète , ibid. On ne saurait, avec M. Say, attribuer plusieurs causes primitives à la production , ibid. L'activité humaine n'est pas la seule force qu'il y ait dans la nature, mais elle est la seule qui ait agi primitivement pour lui, et c'est avec celle-là qu'il a plié toutes les autres à son service, 45. - Il y a donc à rejeter les forces que M. Say fait agir dans l'origine conjointement avec l'homme parmi les moyens de production qu'il s'est créés, ibid. M. Say a, en commun avec Adam Smith, le tort de ne pas comprendre parmi ces moyens toute la partie du fonds social qui est employée à satisfaire des besoins : on regarde en général comme improductifs tous les capitaux employés à l'entretien des hommes, comme tous les arts qui agissent directement sur eux, 49. - Réfutation de cette doctrine, 50. Analyse que Smith a faite du fonds productif général de la société, 52. Analyse du même fonds par M. Say, ibid. L'analyse de M. Say est supérieure à celle de Smith, 53. - Détail des imperfections qu'elle paraît renfermer encore, ibid. Nouvelle décomposition que je proposerais de faire du fonds social, 58. Application des divers élémens de force que j'y découvre, 61. Comment le talent des affaires et toutes les facultés dont ce talent est formé contribuent à la liberté de l'industrie en général, ibid. - Secours qu'elle reçoit des connaissances relatives à l'art, et des divers pouvoirs dont cet ordre de moyens se compose, 78. - Force qu'elle puise dans les bonnes habitudes privées, 88; – Et dans le progrès des habitudes sociales, 102. - Nécessité qu'à tout ce fonds de facultés personnelles se joigne un fonds d'objets réels, 111. Besoin que l'industrie a de provisions, de denrées, de choses fongibles, 112; Fonction des monnaies', ibid., Rôle de la matière première , 113; — Importance d'un atelier où le travail soit bien divisé, 114; - Qui soit pourvu de bonnes machines, , 115; - Qu'on ait construit sur un bon plan, 119; - Et situé dans un lieu convenable , 120. - La liberté de l'industrie est d'autant plus grande non- seulement que tous ces pouvoirs sont plus développés, mais qu'ils ont cru avec plus d'ensemble, 121. - Comment l'absence de certains pouvoirs paralyse souvent ceux qu'on possède, 122. - Après avoir montré, d'une manière générale, à quel ensemble de causes tient la liberté du travail, 121. il reste à chercher comment et dans quelle mesure ces moyens s'appliquent aux divers ordres de travaux et de fonctions qui entrent dans l'économie sociale, 123. Dans cette recherche, plusieurs moyens dont l'influence a été seulement indiquée , recevront une partie des développemens qui leur manquent, 124. Avant de montrer comment les moyens du travail s'appliquent à une classe de travaux, l'auteur commencera toujours par dire quelle est sa nature , quelle place elle occupe dans la société, et quelle influence elle y exerce, ibid.

CHAPITRE XV. Application de ces moyens de liberté aux diverses ind tries, et d'abord aux industries qui agissent sur les choses. De la liberté des industries qui se bornent à exécuter de simples déplacemens des choses, ou de l'industrie improprement appelée COMMERCIALE.

Les principes analysés dans le précédent chapitre s'appliquent in distinctement aux arts qui travaillent sur les choses et à ceux qui s'exercent sur les hommes, 125. Pourtant ils ne s'appliquent pas à tous de la même manière, ni avec la même latitude, 126. Voir d'abord comment ils secondent les arts qui approprient les objets extérieurs aux besoins de l'homme, ib. – Pourquoi l'auteur commence par ceux- ci, 127. - Division et nomenclature des arts qui agissent sur les choses, 130.- L'auteur traite d'abord de l'industrie commerciale; pourquoi, 131.- Vice de la dénomination de commerciale qu'on a donnée à l'industrie qui transporte les choses: on aurait dû l'appeler industrie voiturière, et dire le voiturage, comme on dit le labourage, 134.- Si l'auteur lui laisse le nom de commerce c'est à condition qu'on détachera de ce mot toute idée de vente et d'achat, 137. — Il n'y a pas plus lieu à parler d'achat, de vente, d'échanges à propos de l'industrie qui à exécute des transports qu'à propos de tout autre : les échanges sont une matière particulière dont il sera traité après avoir parlé de toutes les industries qui produisent les choses destinées à l'échange, ibid. - Fonctions du commerce : leur importance, 138. - Le commerce s'exerce indistinctement sur les produits de toute sorte, sur ceux qui sont fixés dans les hommes comme sur ceux qui sont réalisés dans les choses , 141. — Application que reçoivent dans le commerce les divers pouvoirs du travail , et d'abord ceux qui se composent de facultés personnelles, et parmi ceux- ci - le talent des affaires, 145; - les connaissances relatives à l'art, 156; - les bonnes habitudes personnelles, 165; - la bonne morale de relation , 173. — Forces que le commerce puise dans le fonds d'objets réels, et d'abord dans la possession de bons ateliers, 189. En quoi consistent les ateliers du commerce, 199. Combien sa liberté dépend de leur étendue , 191; - de leur nature forme , 196; – de leur situation, 205; de la puissance des instrumens qu'on y emploie, 209. - Influence du concours simultané de toutes ces causes, et combien la liberté du commerce, c'est- à- dire du voiturage, devient plus grande à mesure que s'accroît le capital de tous ses moyens, 215.

CHAPITRE XVI. De la liberté de l'industrie manufacturière.

Ce qui distingue la fabrication du commerce; nature et caractère de cette industrie, 219. - Son influence : services qu'elle rend à tous les ordres de travaux, 220; et à toutes les classes de travailleurs, ibid.- Comment elle agit sur les classes qui l'exercent, 222. - S'il est vrai qu'en ramassant, en agglomérant ses agens, elle nuit à leur santé, à leurs moeurs, à leurs habitudes civiles, 223. Les lieux où l'intelligence a le plus de sujets et de moyens de s'exercer, les lieux plus favorables à l'expérience, sont aussi les plus favorables à tous nos progrès, 228. Il n'est pas d'industrie où les divers moyens sur lesquels se fonde la puissance du travail reçoivent une application plus directe et plus complète, 229. — Influence qu'exerce ici le génie des affaires , 230; — les divers talens qui constituent l'artiste, 247; - la bonne morale privée, 261;. les bonnes habitudes civiles , 275; et en général les divers élémens de force qui se composent de facultés personnelles, 290. Application qu'y reçoivent les moyens pris dans le fonds d'objets réels, ibid. Combien il lui importe que ses ateliers soient situés dans des emplacemens convenables, ibid.; - qu'ils soient habilement construits, 296; – que le travail y soit bien divisé, 299; - qu'ils soient pourvus de bons instrumens: rôle qu'y jouent les machines, 300. Ce que du concours simultané de tous ces moyens, et de leur développement progressif, il résulte pour elle de puissance, 305. – Ce qu'il en résulte de confiance en ses propres pouvoirs, 109. Surcroît de force que cette confiance lui donne, ibid.

CHAPITRE XVII. De la liberté de l'industrie agricole.

Il s'agit ici de l'agriculture proprement dite, de celle qui crée des produits végétaux ou animaux, et non des industries du chasseur, du pêcheur, du mineur, que l'on confond' à tort avec elle, 312 en M. de Tracy a réuni ce qu'il avait à dire de l'agriculture avec ce qu'il se proposait de dire de la fabrication, 312. Motifs qui l'ont déterminé à confondre ces deux ordres de travaux, 313.- Pourquoi j'ai cru devoir les considérer séparément, 314. – Nature spéciale de l'industrie agricole: forces particulières qu'elle emploie, manière dont elle distribue ses agens, et produits spéciaux qu'elle crée, ibid. - Loin que l'agriculteur soit plus producteur que le fabricant, on pourrait en quelque sorte dire qu'il est moins; pourquoi, 317. Fonctions que l'agriculture remplit dans l'économie sociale : services qu'elle rend aux autres travaux, 321 ; - et aux autres classes de travailleurs, ibid. Si l'on peut dire de cette industrie, plutôt que des autres, qu'elle est le premier des arts, 322. Influence qu'elle exerce sur ses propres agens, 323.- Si elle est particulièrement favorable à leur santé, 324; aux progrès de leur intelligence, 325; à ceux de leurs moeurs, 326. L'isolement où elle les force de vivre nuit, sous tous les rapports, à leur avancement, ib.- La nature des forces qu'ils emploient exerce également sur eux une fâcheuse influence': ils sont moins dominés que d'autres classes d'industrieux par les idées de causalité , 328. - Comment s'appliquent à l'agriculture les divers élémens de force sur lesquels se fonde la liberté du travail, 330; - les divers talens dont se compose le génie des affaires, 331; les diverses facultés qui se rapportent à l'art, 345; les bonnes habitudes personnelles , 354; - la bonne morale de relation, 368. — Application qu'y reçoivent, d'un autre côté, les divers moyens qui tiennent au fonds d'objets réels, 383; et d'abord les considérations relatives à la situation de l'atelier, 384; — à ses dimensions, 385; – à son organisation intérieure, 392.- Influence qu'y peuvent exercer les machines, 393; - et la division du travail, 396. Combien, en somme, les fabriques agricoles différent des manufactures ordinaires , et combien il était nécessaire de les considérer à part; que tous les pouvoirs du travail ont plus de peine à s'y développer que dans les fabriqués, et néanmoins que plus ils s'y développent, et plus le travail y acquiert de liberté, 398. ~ Effets qui y résultent du concours de tous les moyens qui viennent d'être analysés, 400.

CHAPITRE XVIII. Application des mêmes moyens de liberté aux arts qui agissent sur les hommes, et d'abord aux arts qui agissent sur le corps de l'homme. De la liberté des arts qui ont pour objet la conservation et le perfectionnement de l'homme physique.

Après avoir traité des arts qui s'exercent sur les corps bruts, sur les plantes, sur les animaux, l'ordre des idées conduit l'auteur à parler de ceux qui portent directement leur activité sur les hommes , 403. - Les premiers ne sont étrangers ni par leur objet, ni par leurs effets, à l'éducation de l'espèce humaine; mais ceux- ci font de son éducation et de sa culture leur objet propre et immédiat, ibid. Jusqu'ici ces arts n'avaient pas trouvé place dans les livres des économistes : c'était une grande lacune : importance des produits qu'ils créent, 404. – Impossible, tant qu'on ne traite pas de ces arts, de se faire une véritable idée de l'économie sociale, 405. - Quelle est, en général, leur nature, 406. — Quelle influence ils exercent, 407. - L'auteur s'occupe d'abord de ceux qui agissent sur le corps de l'homme, 409.- Peu d'importance qu'ont dans la société les arts qui s'occupent du perfectionnement de l'homme physique, ibid. A quoi il a tenu qu'on y ait fait si peu d'attention , 412.- C'est là un mal considérable, 414. - L'homme cultivé doit se distinguer de l'homme inculte par la beauté, la vigueur, la grace, l'harmonie de ses traits et de ses formes , non moins que par la supériorité de ses facultés intellectuelles, ibid. - Il est dans les besoins de la civilisation que l'homme demeure robuste, ibid. - Elle nous laissera toujours assez de périls et de fatigues pour que la vigueur ne puisse être à dédaigner, 415.- Cette force est nécessaire, ne fût- ce que pour supporter les loisirs de la paix et jouir avec modération des biens que la civilisation procure, 416. - Les facultés physiques méritent d'être cultivées pour elles- mêmes, pour le plaisir qu'on trouve à les sentir, à les exercer, ibid. — Il y a moyen de les cultiver sans nuire au développement des facultés intellectuelles et morales , ibid.; - même avec profit pour ces dernières facultés, 417. — Toutes les industries concourent au perfectionnement de l'homme physique, 419; mais il y en a qui agissent directement sur sa personne, et c'est de ceux- ci qu'il s'agit, 420. Difficulté qu'il y a d'en faire une énumération complète, ibid. - Moyens puissans d'agir sur le corps de l'homme, qui ne sont pas compris dans les arts désignés, 421. Influence du croisement des races, ibid. - Influence de l'exercice, 427.Influence de la médecine proprement dite, 431.- Résultats obtenus par le concours de tous ces arts, 433. — Applications qu'il est possible de faire ici des moyens généraux sur lesquels se fonde la puissance de tout art et de tout travail, et d'abord du talent des affaires, 437; - des connaissances pratiques, théoriques, des talens d'application, d'exécution , et en général de tout ce qui se rapporte à l'art, 440; des bonnes habitudes morales, soit privées, 454, – soit publiques, 460. Service qu'on y peut retirer des divers moyens qui entrent dans le fonds d'objets réels, 469. — Qu'il n'y est pas indifférent d'avoir un atelier bien situé, ibid.; et convenablement organisé, 470. Rôle qu'y jouent les machines, 471. Parti qu'on y peut tirer de la division du travail, 473; et, en somme, de tous les moyens sur lesquels se fonde sa puissance, 477.

CHAPITRE XIX. De la liberté des arts qui travaillent l'éducation intellectuelles.

Comment pensons-nous ? Le cerveau pense- t- il par sa propre force, ou par la vertu d'un agent immatériel dont il reçoit l'impulsion ? Question insoluble , 478; mais heureusement superflue , au moins pour l'objet dont il s'agit ici; car, que le cerveau commande ou serve, qu'il soit agent ou instrument, il est indispensable aux fonctions de l'intelligence, 479. C'est donc sur le cerveau qu'il faut agir pour faire l'éducation de nos facultés intellectuelles, 480. L'encéphale est aussi susceptible d'éducation que tous les organes du corps sur lesquels s'étend son empire, ibid. Le travail du système nerveux , quoique non apparent, est tout aussi réel que celui des muscles, 481. Nécessité de faire agir les organes de l'intelligence pour les former, ib. - Le progrès des sciences consiste dans le progrès de l'éducation des organes intellectuels, 482. Le propre des arts qui font l'éducation de l'intelligence est de perfectionner ses instrumens, 483. — Qu'il y ait ou qu'il n'y ait pas plusieurs ordres d'organes y dans le cerveau, toujours est- il qu'il y a plusieurs ordres de facultés : division des arts qui s'occupent de la culture de l'entendement humain; il ne s'agit , dans ce chapitre, que de ceux qui cultivent notre faculté de connaître, ib. - Importance de ces derniers, 485. — L'esprit humain , premier moteur de tous les travaux de l'homme, 486. — Extension prodigieuse que cette force peut recevoir lorsqu'elle est développée dans une direction conforme aux arts qu'exerce la société, ibid. Désaccord qu'il y a entre les arts que nous exerçons et l'éducation que reçoit notre intelligence, ibid. - Espèce d'avantage que présente l'étude des langues mortes, 489.- Combien moins avantageuse que celle des langues vivantes , ibid. Combien peu il est raisonnable de faire de l'étude des langues l'objet fondamental de l'éducation , 489.- Ce qu'il y a de bon dans les systèmes d'instruction en vigueur, 496. Utilité qu'il y a de se familiariser avec l'art usuel de la parole: besoin que nous avons du langage pour penser, ibid. - L'étude de la langue doit accompagner l'acquisition des idées, 497. — Cette étude pourrait d'abord être empirique, ibid. Que l'essentiel est d'étudier les choses, ibid. Puissance que nous donnerait, pour l'exercice de la profession à laquelle nous sommes destinés, une éducation bien dirigée, 498. - Effets indirects de la culture de l'intelligence : disposition d'esprit où elle nous met relativement à l'art que nous exerçons, 499. — Plaisirs qu'elle nous procure , 500. Combien les plaisirs de l'intelligence sont supérieurs à ceux des sens, 501. Combien moins coûteux, plus durables, moins dangereux , moins susceptibles d'abus, 502. Peuvent tenir lieu, jusqu'à un certain point , de ceux que donne la fortune, 504. - Combien la culture des intelligences est favorable à l'égalité , ibid. Combien elle a contribué à adoucir les meurs, ibid. — Application que peuvent recevoir dans les arts qui s'occupent de l'éducation de l'intelligence les divers pouvoirs dont se compose la liberté du travail, et d'abord le fonds de facultés personnelles , 505; - le talent des affaires, ibid.; - les connaissances relatives à l'art, 509; les vertus individuelles , 517; – les moeurs de relation, 523. - Parti qu'on y peut tirer des divers moyens qui tiennent au fonds d'objets réels, de la situation de l'atelier, 533; de son organisation, 534; de l'intervention des machines, 535; de la division du travail, 540. Résultats produits dans cette classe d'arts par le développement simultané de ses moyens de toute nature, 543.

FIN DE LA TABLE ANALYTIQUE DES CHAPITRES CONTENUS DANS LE TOME SECOND.

 


 

Notes

[1] Voy. ci-dessus, ch. XI.

[2] Richesse des nations, liv. 2, ch. 3.

[3] « Le vrai est, tout uniment, que tous nos travaux utiles sont productifs. » (M. de Tracy, Traité d'éc. polit., édit. de 1823, in-18, p. 85.)

[4] Ibid., p. 267.

[5] Ibid., p. 268.

[6] Ibid., p. 244.

[7] Commentaire sur Montesquieu, édit. de 1822, in-18, p. 307, en note, et 21.8.

[8] Nouveaux principes d'écon. polit., deux. édit., t. I, p. 141, 144, 145, 147.

[9] L'ouvrage de Malthus, dont il s'agit ici, me manque, et je ne le cite que d'après ce qu'en dit M. Say dans ses Lettres à Malthus, etc., in-8°, p. 32 à 46.

[10] Écon. polit. de J. Mill, auteur de l’Hist. de l'Inde, sect. IV, p. 261 et suiv. de la trad. Paris, 1823.

[11] Au moment de mettre ce volume sous presse, je découvre que M. Storch a fait le même essai, et avec plus de bonheur. Je montrerai, dans une autre note, comment il a été plus heureux.

[12] Catéchisme d'écon. polit., trois. édit., p. 52; Traité d'écon. polit., cinq. édit., t. I, p. 147.

[13] Catéchisme d'écon. polit., trois. édit., p. 53; Traité d'écon. polit., cinq. édit., t. I, p. 144 et suiv.

[14] (3) Traité d'éc. pol., t. I, p. 148.

[15] Ibid., p. 149.

[16] Ibid., t. III, p. 26.

[17] Catéch. d'éc. pol., p. 174 et 175; Traité, t. III, p. 66 et 67.

[18] Traité, t. III, p. 188, 69 et 293.

[19] Cette distinction importante entre le travail opéré et l'utilité produite, que je croyais parfaitement neuve la première fois que je l'ai publiée (dans la Rev. Encyclop. d'avril 1827, en rendant compte du Traité d'éc. pol. de M. Say), M. Storch eñ avait eu l'idée quelques années avant moi, en répondant à certaines critiques que M. Say avait faites de son ouvrage; et il avait fort bien démêlé par où péchait la doctrine de l'auteur du Traité d'éc. pol. sur les produits immatériels. M. Storch avait compris que l'erreur de M. Say était venue de ce qu'il avait pris la cause pour l'effet, l'arbre pour le fruit; de ce qu'il avait placé les produits du savant, de l'avocat, du médecin, du fonctionnaire dans les services de ces classes de travailleurs, et non dans les résultats de leurs services. Toutefois il ne me semble pas que M. Storch eût réussi à montrer bien nettement dans quoi venaient se réaliser ces résultats et ce que produisaient véritablement les classes dont il s'agit ici. V. le tom. V de son ouvrage, où il a tâché de réduire ses idées à cet égard à leur expression la plus simple.

[20] Les choses se passent autrement dans les pays où il y à des esclaves. Tout le monde sait que dans ces pays on n'achète pas seulement les services, mais même les personnes qui sont en état de les rendre, lorsque ces personnes sont possédées par d'autres. C'est ainsi que, dans les colonies, on achète un charpentier, un maçon, un menuisier, comme chez les anciens on achetait un rhéteur, un grammairien, un philosophe. Chez nous, au lieu d'acheter un philosophe, on paie pour acquérir de la philosophie, comme on achète de la menuiserie, au lieu d'acquérir l'homme qui la fabrique.

[21] Ce qu'il y a du désavantage à multiplier, dis-je, c'est le travail nécessaire pour obtenir un produit quelconque, Partant, M. Garnier a visiblement tort, dans son Abrégé élément des princ. de l'éc, pol. et dans les notes qu'il a jointes à sa traduction de Smith ( note xx), de penser qu'on pourrait multiplier utilement le travail du médecin, de l'avocat, du fonctionnaire, etc. Mais M. Say, qui le blâme (Traité d'éc. pol., t. 1, p. 149, cinq, éd.) de croire que le travail de ces professions peut être aussi avantageusement multiplié que tout autre, n'a-t-il pas tort lui-même de donner à entendre par ces mots que tout autre travail pourrait être avantageusement multiplié? Arracher son blé pour tailler de la besogne au laboureur serait-il plus avantageux que compliquer ses lois pour donner plus à faire au juge? Il est clair qu'il n'y a pas plus de profit à multiplier le travail nécessaire à un produit qu'à multiplier le travail nécessaire à un autre; mais il est certain aussi qu'il y a de l'avantage à multiplier, à perfectionner tous les produits, aussi bien ceux du juge qui travaille, en appliquant les lois, à faire germer de bonnes habitudes dans les hommes, que ceux de l'agriculteur qui cherche, en labourant sa terre, à augmenter la quantité du blé propre à les nourrir.

[22] M. Say a sûrement bien raison de dire que le gouvernement ne restitue pas l'argent qu'on lui donne, eu le dépensant: s'il rend l'argent, il reçoit, à la place, d'autres valeurs, des denrées, du temps, des services, qu'il consomme et ne restitue point. Mais, pour prix de ces valeurs qu'on lui livre et qu'il consomme, il exerce sur la société une action qui, lorsqu'elle est bien dirigée, laisse après elle des produits véritables et du plus haut prix. Ces produits, ce sont, non pas du blé, du vin, des bestiaux, choses qui ne sont point de son fait, mais des hommes corrigés de leurs mauvais penchans, des hommes rendus plus propres à la vie civile: de bons citoyens, voilà surtout ce qu'un bon gouvernement crée et multiplie : le vrai titre de ce grand producteur est celui d'AMPLIATOR CIVIUM, que les Romains donnaient, dans un sens beaucoup moins juste, à certains de leurs empereurs.

[23] Richesse des nations, liv. 2, ch. I.

[24] Traité d'éc. pol., cinq. éd., t. I, p. 151, et t. II, p. 277.

[25] Nouveaux princ. d'éc. pol., deux. éd., t. I, p. 147.

[26] Traité d'éc. pol., t. I, p. 144, de la cinq. éd.

[27] M. Say, dans des notes manuscrites en réponse aux observations que j'avais faites sur son Traité, dans la Revue encyclopédique, notes qu'il a bien voulu me communiquer, dit que le sens de toute sa doctrine sur les produits immatériels est que c'est le travail de ceux qui les créent qui s'évanouit, et non le résultat de leur travail, et non leurs produits eux-mêmes. Je lui en demande bien pardon, mais le titre seul du chapitre où il traite de ces produits résiste à cette explication. Ce titre est : des Produits immatériels, ou DES VALEURS QUI SONT CONSOMMÉES AU MOMENT DE LEUR PRODUCTION. D'ailleurs, tout ce qu'il dit pour caractériser ces produits tend à les représenter comme s'évanouissant à mesure qu'ils naissent. Il dit expressément qu'ils n'ont de durée que le temps de leur production ; qu'ils doivent nécessairement être consommés au moment même qu'ils sont produits ; qu'il résulte de leur nature qu'ils ne peuvent s'accumuler, et qu'ils ne servent point à augmenter le capital national, etc, Voy. les passages que j'ai cités plus haut; et M. Say dit les mêmes choses dans trente endroits de ses ouvrages.

[28] C'était une doctrine que soutenait le Censeur européen, et que depuis le Producteur a reproduite.

[29] Raynal, t. X, 1. 19, p. 140, de son Hist. philos. Genève, 1781.

[30] La vérité de cette doctrine que le crime ne saurait être productif d'utilité ne peut pas souffrir la plus légère contradiction. Voici pourtant une objection qu'on m'a faite. Supposez, m'a-t-on dit, qu'au lieu de faire la traite des noirs, on se mit à faire la traite des pirates de la Méditerranée : l'action serait évidemment criminelle, car il n'est pas permis de faire le commerce des hommes même les plus coupables; cependant nierez-vous, ajoute-t-on, que cette action criminelle ne fût en même temps une action fort utile ? Je réponds sans hésiter que cette action serait utile en ce qu'elle aurait de licite, et funeste dans ce qu'elle offrirait de criminel. Je réponds qu'il serait utile de réprimer la piraterie, et que cela de plus serait tout-à-fait licite; mais j'ajoute que, pour réprimer la piraterie, il ne serait nullement nécessaire de faire la traite des pirates, et que ce fait très-condamnable serait en même temps très-pernicieux. Je dis, en un mot, qu'une action utile à l'humanité ne saurait être une action immorale, et que tout fait criminel est un fait désastreux; ou bien qu'un même fait n'est jamais immoral dans ce qu'il a de vraiment utile, ni jamais utile dans ce qu'il offre de criminel.

[31] Qu'est-ce que le tiers-état? p. 224, édit. nouv. Paris, 1822.

[32] Rev. encyclop., avril 1827, p. 76.

[33] Commentaire sur l'esprit des lois, liv. 13, p. 261, de l'édit. in 18.

[34] A la différence de Smith, qui regarde simplement comme improductive celte partie du fonds social, M. Say la déclare productive d'agrément, productive d'utilité, mais non productive de richesse.

[35] V. le Traité d'écon. pol., notamment au liv. 1, ch. 11 et 13, et au liv. 3, ch. 5 et 6.

[36] Une maison d'habitation, pourvue des meubles, des vêtemens, des denrées, des livres et de tous les instrumens nécessaires pour élever convenablement une famille d'hommes utiles, peut être considérée comme une fabrique où se forme le premier, le plus noble et le plus important de tous les produits.

[37] Rev. brit., prem. cah., t. I, p. 15.

[38] Il est à la connaissance de l'auteur de ce livre que, dans la plaine de Grenelle, une ferme qui ne rapportait pas 7,000 francs de rente a été vendue douze cent mille francs; et ce marché n'est pas le plus extraordinaire qui ait été fait. On trouve des exemples plus curieux encore dans les journaux et les écrits du temps. V. notamment les Mémoires d'Ouvrard, trois. part., p. 96.

[39] Rev. brit., trois. cah., t. II, p. 34.

[40] Id., t. VII, p. 197 et suiv.

[41] Rev. brit., t. VI, p. 188 et 189.

[42] Id., ib.

[43] Qu'on juge, après cela, de ce qu'il y a de sagesse et de bon sens dans des phrases comme celles-ci, que j'emprunte à une Revue anglaise : « Tout ce qu'on peut demander aux spéculateurs, c'est que leur passion soit dirigée de manière à ce que les classes laborieuses aient du travail; car alors, quels que soient les résultats des spéculations, elles ont toujours contribué au bien public. » (Article du Quarterly Rew., trad. par la Rev. brit., t. I, p. 12 et 13.)

[44] Les deux facultés que je viens de décrire, celle de juger des besoins de la société, et celle d'apprécier les moyens qu'il y a déjà de satisfaire les besoins qu'elle éprouve, facultés tellement importantes que sans elles un entrepreneur ne sait absolument ce qu'il fait, ces deux facultés, dis-je, n'avaient pas jusqu'ici été prises suffisamment en considération par les économistes; on ne s'était pas assez efforcé de tenir les spéculateurs en garde contre la facilité d'entreprendre; on ne leur avait pas assez dit ce qu'avant d'entreprendre ils étaient raisonnablement et honorablement obligés d'examiner. Bien loin de là, certains principes des plus répandus, des plus recommandés de l'économie politique, avaient pu contribuer à exalter encore l'esprit déjà trop aventureux des faiseurs d'entreprises. Tel avait pu être notamment l'effet du principe que la production ouvre des débouchés aux produits: principe très-juste sans doute, mais qui a besoin d'être bien compris pour ne pas pousser à beaucoup d'extravagances. M. de Sismondi a été le premier à signaler l'abus qu'il était possible de faire des pouvoirs du travail, et il faut convenir que les faits ne justifiaient que trop une partie de ses plaintes. Il a été impossible, en présence des désastres multipliés qu'ont amené, dans ces derniers temps, une suite de spéculations plus hasardées les unes que les autres, de ne pas comprendre que le talent de spéculer était le premier dont on avait besoin pour produire; et c'est cet enseignement de l'expérience qui m'a suggéré l'idée de placer le génie des affaires à la tête des pouvoirs de l'industrie.

Au milieu des crises commerciales que l'absence de ce gépje a contribué à faire naître, il y a quelques années, et dont les effets se font sentir encore, deux publicistes célèbres, M. Say et M. de Sismondi, ont été long-temps en discussion sur la question de savoir s'il était possible de trop produire. J'ose croire que cette question, assez mal posée, a été convenablement résolue dans l'analyse que j'ai faite des ouvrages des deux auteurs. V. la Rev. encyclop., cah. d'avril 1827, p. 79 et suiv., et cah. de juin 1827, p. 606 à 622.

[45] M. Say, dans son Traité, n'avait parlé de ce moyen, et en général des qualités nécessaires à l'entrepreneur, que très-incidemment et hors de la place où il devait le plus naturellement en être question. Ce moyen est considéré avec plus de soin et plus en son lieu dans le Cours complet, etc. V. le tom. I, p. 191 et suiv., et le tom. II, p. 199 et suiv.

[46] « La nature ou les objets, observe Cabanis, sont nos véritables maitres; leurs leçons, à la différence de celles des hommes ou. des livres, se proportionnent toujours à nos facultés : ce sont les seules qui ne soient presque jamais infructueuses, les seules qui ne nous égarent jamais. Il faut donc, en général, se fa ariser de bonne heure avec les images qui doivent fournir par la suite les matériaux de tous les jugemens; et, par rapport à chaque art en particulier, l'homme qui s'y destine ne saurait se placer trop tôt au milieu des objets de ses études, et dans le point de vue convenable au genre, au caractère et au but de ses observations. » ( Révolutions de la Médecine; t. I, p. 62, des OEuvres complètes de l'auteur.)

[47] Smith, M. Say et la plupart des économistes, parlent bien de l'action du gouvernement et de l'influence qu'elle exerce sur toutes les professions; mais ils ne parlent point de la conduite des individus; ils ne montrent pas comment leurs travaux sont aidés ou contrariés par l'usage qu'ils font de leurs facultés relativement à eux-mêmes et dans leurs rapports mutuels; ils ne voient pas que la conduite du gouvernement n'est elle-même qu'une conséquence de celle des individus, et que les actes de la puissance publique ne sont que l'expression des habitudes qui gouvernent la société. Bref, après avoir rangé fort judicieusement les talens et les sciences parmi les pouvoirs du travail, ils omettent d'y comprendre les mœurs , les meurs privées, civiles, politiques, qui sont, comme on va le voir, l'un de ses élémens de puissance les plus importans.

[48] Voy., dans la Rev. d'Édimb., cah. d'oct. 1819, un article sur les industries comparées de la France et de l'Angleterre.

[49] Voy. ce que Smith et M. Say disent de l'influence que le régime réglementaire, dans toute son étendue, exerce sur la production; c'est une des plus belles et des meilleures portions de leurs travaux. Je regrette seulement qu'au lieu d'attaquer ce régime dans le gouvernement, ils ne l'aient pas attaqué à sa base, c'est-à-dire dans les moeurs de la société.

[50] Si la division du travail a de grands effets dans l'intérieur de chaque établissement, elle en a probablement de plus considérables encore dans le vaste atelier où toute une nation travaille. Qui pourrait dire ce que la séparation des professions procure de puissance à la société, et combien les professions elles-mêmes deviennent plus puissantes à mesure qu'elles se subdivisent, que les occupations deviennent plus spéciales, et que chaque classe de travailleurs concentre ses forces sur des objets moins compliqués ?

[51] Cours complet d'écon. polit. prat., t. I, p. 414 et suiv.

[52] Il est clair, par exemple, que, chez nous et ailleurs, c'est surtout l'industrie qu'il faudrait accroître. Il suffit de voir à quel prix est l'argent, et quel est le cours des effets publics, sur toutes les places de l'Europe, pour sentir à quel point le fonds des facultés personnelles doit être inférieur à celui des objets réels. Certes, il faut que l'industrie soit bien impuissante et bien chanceuse pour que tant de gens mettent leur argent dans les fonds publics, et consentent ainsi à devenir créanciers, au taux de trois ou quatre pour cent, et pour des entreprises qui presque toutes ont été condamnables, de gouvernemens qui presque tous ont élé plusieurs fois banqueroutiers.

[53] V. L'INDUSTRIE ET LA MORALE, etc., pag. 104 à 107, et 333 et suivantes,

[54] J. R. Mac Culloch, Discours sur l'écon. polit.

[55] C'est ainsi que M. Say définit le commerce. V. son Traité d'écon. polit., t. I, ch. 9, cinq. édit., et le Cours complet, t. II, ch. 14.

[56] C'est ainsi que Paris, pour ses fabriques de verre et de cristal, est obligé de faire venir de la potasse de la Russie, de l’Allemagne et de l'Amérique, de la soude de Marseille, du sable de Fontainebleau, de la glaise de Forges, etc.; que, pour ses fabriques de bière, il tire de l'orge de la Champagne, du houblon des Pays-Bas et de l'Angleterre; que, pour ses fabriques d'encre, le commerce lui voiture du sulfate de fer de Picardie, des noix de galle du Levant, de la gomme du Sénégal, etc.

[57] Cours complet d'éc. polit. pratique, t. II, ch. 13, p. 116.

[58] Esp. des lois, liv. 20, ch. prem.

[59] Introd. à l'Hist. de Charles-Quint.

[60] Essais, liv. 3, ch. 9.

[61] Rev. brit., t. VII, p. 197 et suiv.

[62] V. la Rev. brit. de juin 1829, t. XXIV, p. 380.

[63] Rev. brit, t. VII, p. 197 et suiv.

[64] Rev. brit., ib.

[65] V. ci-dessus, ch. 14, p. 68, ce que j'ai dit de l'envoi de sels purgatifs d'Epsom fait à la ville de Sidney en Australie.

[66] On voit à quoi il tient que la gestion d'une maison de commerce est plus simple que celle d'une fabrique. Cela tient uniquement à ce que, dans la production commerciale, plusieurs établissemens concourent, à la suite l'un de l'autre, à une même opération, à un même envoi de marchandises. Si M. Chaptal avait fait cette remarque, il n'aurait pas dit que, dans le commerce, quelques commis peuvent produire ce qui exige plusieurs centaines d'ouvriers dans la fabrication (V. son livre sur l'industrie française, t. II, p. 418). La production commerciale, en ef. fet, n'est pas seulement le fait du petit nombre de commis qu'on voit groupés autour du commerçant expéditeur, elle est aussi le fait des commissionnaires, des rouliers, des armateurs, des matelots, qui concourent à son entreprise, et qui travaillent, pendant un temps donné, à faire parvenir à leur destination les marchandises expédiées. Il y a tout lieu de croire que la production d'une certaine valeur n'exige pas, ordinairement, moins de main-d'œuvre et d'avances de toute espèce dans le commerce que dans la fabrication.

[67] (1) V. l’Introduction à l'Histoire de Charles-Quint, volume des notes, note xxix.

[68] V. le Mémorial universel, aux mots Canaux, Navigation, Carrosses, Messageries.

[69] V., dans la Rev. encyclop. d'oct. 1827, p. 36 et suiv., un article de M. Baude sur la construction des routes, rempli d'excellentes réflexions.

[70] Cordier, Mém. sur l'agricult. de la Flandre française ; discours prélim.

[71] V. le Traité d'économie politique de M. Say, tom. I, pag. 60, cing. édition.

[72] Richesse des nations, liv, I, ch. 11.

[73] Ces remarques, que je publiais dans un journal, au mois de juin 1828, en appelant sur ce sujet intéressant la sollicitude de M. de Belleyme, avaient perdu, sous l'administration de cet honorable magistrat, une partie de leur vérité. Je les conserve comme monument des habitudes publiques sur ce point, au moment où je les ai imprimées.

[74] Mém. sur l'application de la Dynamique aux divers moyens de transport, lu à l'Académie des sciences, le 21 juin 1824. Voltaire, établi à Rouen au commencement de 1723, écrivait à son ami Thiriot, à Paris : « Venez, mon cher ami; ne nous donnez pas de fausses espérances de vous voir. Vous serez à Rouen en deux jours, etc. » On voit qu'à cette époque les communications avec cette ville s'étaient déjà un peu perfectionnées.

[75] Essai histor. sur la souveraineté des Anglais dans l'Inde, extrait de la Rev. encyclop. — Il n'est question dans ces dix millions que des pertes qu'elle fait dans son commerce: celles qu'elle fait sur son administration sont bien autrement considérables. Tels. sont, en tout, les résultats de son commerce et de sa souveraineté, que, d'après ses propres aveux et d'après ses comptes, elle est endettée de près de douze cents millions de notre monnaie.

[76] V. t. I, p: 438 à 441.

[77] Il est assez clair, sans que je le dise, que celles qui, naturellement, ne peuvent pas y prospérer ne méritent pas qu'on les y soutienne.

[78] M. Charles Dupin, Forces commerciales de la Grande-Bretagne.

[79] Pensées, prem. part., art. 10, pensée 38.

[80] J'aurais voulu pouvoir déterminer ici le prix moyen des transports sur chaque nature de voies; mais ce prix dépend de circonstances si multipliées et si variables, qu'il m'a paru impossible de rien établir d’un peu juste à ce sujet, et je suis obligé de m'en tenir aux expressions générales de plus et de moins.

[81] La longueur totale de nos routes étant de douze mille lieues et leur largeur moyenne d'environ cinquante pieds, c'est-à-dire de quinze à vingt pieds de plus qu'il ne serait rigoureusement nécessaire, on peut dire qu'elles enlèvent inutilement à l'agriculture un ruban de douze mille lieues, large de quinze à vingt pieds, lequel, réduit en hectares, ne laisserait pas, comme on voit, de faire une assez belle ferme, et de rapporter un assez beau revenu.

[82] Il n'en est pourtant rien. Si nos rues sont trop étroites, c'est qu'elles ont été construites à des époques de barbarie, dans des villes entourées de murailles, et où, faute de place, on était obligé de se mettre les uns sur les autres. Les rues sont trop étroites, par la même raison que les maisons sont trop hautes : il n'y a sûrement que le défaut d'espace qui ait pu décider les habitans de Paris à se ranger par couches, à s'encaquer, pour ainsi dire, comme des harengs dans des maisons de cinq, six, sept étages, plus ou moins ; et quant à nos grandes routes, si elles sont ridiculement larges, c'est qu'elles ont été tracées sous la direction de l'orgueil et du faste monarchiques; c'est qu'elles s'appellent Routes * Royales, et que des routes royales ne peuvent ni envahir trop d'espace, ni avoir un caractère trop majestueux, trop monumental.

[83] C'est en 1821 qu'ont été décrétées ces neuf cents lieues de canaux à faire, et qu'on a voté pour cela un emprunt de 240 millions. Neuf cents lieues de canaux d'un coup! Il semble qu'il y avait là de quoi contenter l'administration la plus entreprenante. Cependant la nôtre crut qu'elle resterait au-dessous de ses devoirs si elle bornait ses vues à une entreprise si mesquine; et, en conséquence, pendant qu'elle faisait voter les neuf cents lieues à exécuter de suite, elle proposa des plans pour un supplément d'environ cinquante-quatre mille lieues à faire ultérieurement. Elle observait pourtant que cette partie de son plan paraitrait peut-être renfermer un trop grand nombre de navigations à créer; mais, ajoutait-elle, dans l'intime conviction des bienfaits précieux qui seront pour la France la suite nécessaire, incontestable d'un grand développement de navigation intérieure, on a dů proposer des canaux sur tous les points où le commerce et l'industrie réclament l'existence de ces ouvrages, et où la nature donne les moyens de les établir... On n'a pas eu toutefois la prétention d'indiquer tous les travaux possibles, et l'administration accueillera tous les renseignemens qu’ou voudra lui transmettre pour l'ouverture d'un canal utile qui aurait échappé à ses recherches. » (Rapp. de M. Becquey au roi sur la navig. intér., p. 29 et 54 à 70.)-Croira-t-on, après cela, qu'il y eut des députés qui se plaignirent de la trop grande spécialité des plans du gouvernement, et qui l'accusèrent de ne pas présenter des projets assez généraux, assez vastes ? Voilà pourtant ce qui eut lieu, et M. le directeur-général des ponts-et-chaussées fut obligé de se défendre, comme il put, en disant qu'il avait présenté l'ensemble d'un système général de canalisation, et provoqué des soumissions pour des projets à exécuter sur tous les points du royaume. (V., dans les journaux du temps, la séance de la Chambre des députés, du 2 juillet 1891.)

[84] L'auteur du Mémorial univ. donne le poids da vaisseau le Duc de Bordeaux, en construction sur les chantiers de Cherbourg: ce poids, lorsque le bâtiment sera sous voiles, lesté et armé, sera de 5,200 tonneaux: on a, dans les voiles, le moyen de faire faire, par un bon vent, trois lieues à l'heure à cette énorme masse.

[85] M. de Châteaubriand.

[86] J'emprunte ces remarques à M. Saulnier, traducteur élégant et annotateur éclairé de la Rev, brit., qui puise dans sa propre Revue les faits qu'elles énoncent. V. une excellente préface dont il a fait précéder son cah. de janv. 1829.-- Je suis si redevable à la Rev. brit., elle m'a fourni tant de faits importans ou curieux, que je suis heureux de trouver l'occasion d'adresser mes remerciemens à l'éditeur estimable de cet excellent recueil.

[87] V., dans la Rev. brit., no. 30, t. XV, p. 218 et suiv., un article intéressant sur la diligence à vapeur de M. Gurney.-- Il a souvent été question de cette voiture dans nos journaux. V. notamment le Courrier français, numéros des 29 juin et 1er octobre 1827.

[88] Mém. sur l'application de la dynamique aux divers moyens de transport; déjà cité.

[89] Il parait qu'il existe déjà (au mois d'août 1829) plusieurs centaines de ces voitures, contenant chacune de quatorze à vingt places, et faisant perpétuellement la navette entre les points de la ville qui sont liés par les rues les plus fréquentées. La multiplication de ces voitures et le succès qu'elles obtiennent est une nouvelle preuve de ce que j'ai dit plus haut, p. 168 et 169, de l'avantage qu'on trouve à travailler pour le grand nombre. Celle de ces voitures qu'on désigne plus spécialement par le nom d'Omnibus, a donné aux entrepreneurs, dans les six premiers mois de son établissement, 89 pour 100 de leurs fonds. V., dans la Revue commerc. du 10 janvier 1829, le compte rendu par l'administration de cette entreprise, Je doute qu'aucun loueur de carrosses ait jamais tiré un tel intérêt de ses avances. On voit qu'il vaut mieux travailler pour les petites bourses que pour les grandes, et établir des voitures à 15 c. la course, que des carrosses à 20 fr. la journée.

[90] Cours complet d'écon. polit. prat., t. II, p. 271.

[91] Mém. sur l'applic. de la dynam. aux divers moyens de transport; déjà cité.

[92] M. Ch. Dupin, Forces commerciales de la Grande-Bretagne, t. II.

[93] Industries comparées de la France et de l'Angleterre; Rev. d'Édimb., cah. d'oct. 1819.

[94] M. Dupin, Forces comm. de la Grande-Bretagne.

[95] Rev. d'Édimb., no et article déjà cités. — J'ignore jusqu'à quel point sont dignes de confiance les faits avancés dans cet article, ouvrage d'un esprit distingué sans doute, mais qui a été dicté par un sentiment très-subalterne et très-peu déguisé de jalousie contre la France,

[96] V., dans les Archives générales de médecine, févr. 1826, un excellent rapport de M. Willermé à l'Académie de médecine, sur une série de tableaux statistiques très-curieux et très-instructifs, relatifs à la population de Paris, dressés par M. Villot.— Il résulte encore de ces tableaux que les causes qui paraissent influer sensiblement à Paris sur la santé publique et la durée de la vie, ce ne sont ni l'exposition des logemens, ni la qualité des eaux qu'on boit, ni celle des vents auxquels on est plus particulièrement exposé, ni l'agglomération plus ou moins grande des maisons et de la population, mais la fortune, l'aisance, l'activité et toute la manière d'être qui en résulte. Les quartiers les plus riches, et, parmi les plus riches, les plus occupés sont ceux où la mortalité est la moins grande.

[97] Il y a peut-être bien dans l'industrie commerciale un aussi grand concours d'entrepreneurs que dans l'industrie manufacturière; mais, comme dans le commerce une multitude de personnes se servent des mêmes voies, des mêmes voitures, et en général des mêmes moyens d'exécution, il se trouve que la spéculation ne peut guère porter que sur le choix des entreprises, et que les affaires y sont ainsi moins difficiles que dans la fabrication, où la lutte entre les entrepreneurs s’établit non-seulement sur le choix des entreprises à faire, mais encore, et par-dessus tout, sur les moyens d'exécution. Dans le commerce, la lutte pour l'exécution ne s'établit qu'entre ceux qui effectuent les transports, entre les voituriers, entre les armateurs, et comme ceux qui transportent les marchandises ne sont presque jamais ceux qui les expédient, il s'ensuit que la tâche des uns et des autres est plus simple.

[98] V., plus loin, paragraphe 5, ce que la simplicité des gouts peut ajouter aux pouvoirs de l'industrie manufacturière, en dirigeant son activité vers la production des objets d'un usage très-général.

[99] Il n'est pas nécessaire d'observer que par personnes ayant besoin, je n'entends ici que celles qui ont quelque chose à offrir en échange des produits que leurs besoins réclament. Il est clair que, pour tout producteur, il ne peut y avoir que celles-là qui comptent. Les personnes qui n'ont rien à offrir ne peuvent avoir rien à demander. Aux yeux du spéculateur, elles n'ont pas ou ne sont pas sensés avoir des besoins.

[100] A mon avis, les explications que l'on donne de ce fait ne justifient point les producteurs du reproche qui leur est adressé ici. Si l'on a de la peine à vendre, dit-on, ce n'est pas que certaines classes produisent trop, c'est que d'autres ne produisent pas assez ; c'est que les impôts, en élevant les frais de production, rendent les produits chers et leur écoulement difficile; c'est que le système prohibitif, en fermant beaucoup de débouchés, met à cet écoulement de nouveaux obstacles, etc. Il est fâcheux pour un producteur, sans aucun doute, de voir son marché limité par la pauvreté des populations pour qui il travaille, par les taxes qui renchérissent ses produits, par les prohibitions commerciales qui l'empêchent de chercher au loin des acheteurs; il doit vivement désirer de voir disparaître ces obstacles qui enchainent son activité et circonscrivent ses travaux; mais, tant qu'ils existent, son devoir est d'en tenir compte; et lorsqu'il agit comme s'ils n'existaient pas, lorsqu'il produit plus qu'il n'est possible de rendre dans les circonstances où il se trouve, dans l'état du monde et du marché, il est clair qu'il doit s'attribuer en grande partie les maux qu'il souffre.

[101] En supposant la population de la ville de sept cent treize mille habitans, conformément au recensement de 1820.

[102] V., pour le nombre des maisons construites à Paris pendant les trois années dont il s'agit, le volume des Recherches statistiques, publié en 1826 par M. de Chabrol, tableau no 130; et, pour l'accroissement de la population pendant le même temps, le même volume, tableaux nos 23, 27, 33, 37, et l'Annuaire du bureau des longitudes des années 1824, 1825 et 1826. Je dois faire observer qu'il ne s'agit ici que de l'accroissement de population qui a eu lieu par le fait des naissances; mais quand on y ajouterait celui qui a pu résulter d'une immigration un peu plus considérable, on ne trouverait pas de quoi justifier l'énorme accroissement que la ville a reçu pendant ces trois années, accroissement que les Recherches statistiques évaluent à deux mille maisons, ou à sept fois et un tiers la grandeur de l'ile Saint-Louis, et qui est devenu plus rapide encore pendant l'année qui a suivi.

[103] Il parait que ce moyen, qui est l'un des plus perfectionnés en Angleterre, est l'un des moins avancés parmi nous. M. Clément, que j'ai déjà eu occasion de citer, racontait à ses auditeurs, à l'ouverture de son cours de 1824, qu’un savant manufacturier anglais de ses amis, qui avait récemment visité les plus importantes de nos fabriques, et les avait comparées avec le plus grand soin, et entrant dans les plus minutieux détails, à des fabriques analogues de son pays, était constamment arrivé à ce résultat : « La chimie « en France est excessivement en avant; les machines, et surtout l'administration, y sont très en arrière. »

[104] V. le Cours complet d'écon. polit. prat., t. I, p. 193 et 194.

[105] On voit, t. II, p. 3, de l'ouvrage de M. Chaptal, qu'il se propose de faire connaitre les progrès et l'état actuel de l'application de la chimie et de la mécanique à l'industrie ; et, p. 112, qu'il a voulu se borner à ce qui est l'effet immédiat de l'application de ces sciences. Ainsi tous les perfectionnemens qu'il signale sont dus, suivant lui, au progrès de l'application des théories chimiques et mécaniques; or, je ne doute pas que, dans le nombre, il n'y en ait pas beaucoup qui ont été obtenus sans le secours de ces théories.

[106] M. Clément, ouverture de son cours de 1823 à 1824.

[107] M. Arago, à qui j'emprunte ce fait, et les particularités qui suivent sur Watt, dit pourtant que Newcomen possédait quelque instruction, et était en commerce de lettres avec Hooke, secrétaire de la Société royale. V., dans l'Annuaire du bureau des longitudes de 1829, sa belle notice sur les machines à vapeur. p. 184, en note.

[108] Je ne dis pas que Watt ne soit devenu plus tard un savant très-distingué, j'observe seulement qu'il ne parait pas qu'il le fût à l'époque où il a fait ses premiers perfectionnemens à la machine à vapeur.

[109] V. l’Almanach du bureau des longitudes pour 1829, p. et 156.

[110] Cette législation n'a été réformée que sous le ministère de M. Huskisson.

[111] Enquête faite par ordre du parlement d'Angleterre pour constater les progrès de l'industrie en France, etc. Paris 1825, p. 5, 43, 66, 78, 168, et passim. On peut voir, dans ce document, tout ce que les Anglais attachent d'importance à l'habileté de cette dernière classe de travailleurs, et en général tout ce que la supériorité en fait de main-d'œuvre peut donner au peuple qui la possède d'avantage sur le marché.

[112] V., p. 279, 315, 319, et passim,

[113] Ib., p. 314.

[114] Ib.,, p. 287, 301, 314.

[115] V. Rech. statist. sur Paris. Paris, 1823, tableaux n. 79,85 et 86.

[116] La production du fer fondu, en Angleterre, en 1824, a été de sept cent mille tonneaux, et en France, seulement de cent vingt mille tonneaux. Dans la même année, la quantité de coton en laine importée en Angleterre a été de 175 millions de livres, et la quantité importée en France, seulement de 50 millions de livres. M. Clément, dans son cours du Conservatoire, à la fin de 1823, portait la quant de toiles de coton, livrées cette année-là à l'impression par les fabriques anglaises, au sextuple de la quantité des mêmes étoffes qui avaient été fabriquées en France cette année-la.

[117] Réch. statist. sur Paris. Paris, 1821, tableau n. 52. Encore faut-il observer qu'une petite partie de cette viande est achetée par des bouchers des départemens voisins.

[118] Je pourrais observer ici qu'un des meilleurs effets de la simplicité des goûts, relativement aux produits de l'industrie manufacturière, serait d'étendre l'usage de l'étalonage, c'est-à-dire l'habitude d'exécuter tous les produits d'une certaine espèce sur un même patron, circonstance qui permet de les faire en fabrique, sur une échelle étendue, par les procédés les plus expéditifs, et de les exécuter avec infiniment plus de régularité, de précision, et surtout d'économie. V., sur les avantages de l'étalonage en manufactures le Cours complet d'éc. pol. prat., t. II, p. 151, et les Vues de M. Christian sur les arts industriels, citées par l'auteur.

[119] Par exemple, les tailleurs, marchands d'habits neufs, accusaient les fripiers d'empiéter sur leur domaine en vendant de vieux habits ; les cordonniers contestaient aux savetiers le droit de faire leurs propres souliers et ceux de leurs enfans et de leurs femmes; Argan, inventeur des lampes à courant d'air, était cité devant le parlement par les ferblantiers, serruriers et taillandiers, qui revendiquaient le droit exclusif de faire des lampes, etc., etc.

[120] Voy. dans Chaptal, t. II, p. 250 à 280, le détail des réglemens auxquels étaient assujettis une multitude de métiers.

[121] Dulaure, Hist. de Paris, t. IV, p. 443.

[122] Aux États de 1614. Voy. Chaptal, Iodustrie française, t. II, pag. 323.

[123] Chacun son métier, dans la vie sociale comme dans la vie organique. Il n'y a pas plus, dans le corps social, de profession qui soit chargée de tracer des règles à toutes les autres, qu'il n'y a dans le corps humain d'organe dont la fonction soit d'apprendre aux autres comment ils doivent fonctionner. Autant j'aimerais voir les poumons entreprendre d'enseigner à l'estomac comment il doit remplir ses fonctions digestives, ou le cerveau vouloir en remontrer au cour sur la manière de faire circuler le sang, que de voir l'autorité publique entreprendre de tracer des règles à une multitude d'états dont elle n'a pas la plus légère idée.

[124] On peut voir dans l'enquête anglaise sur l'état de notre industrie, avec quelle naïveté d'honnêtes chefs de fabrique anglais venaient demander qu'on exécutât les lois contre l'émigration des ouvriers, et qu'on les rendit, s'il le fallait, plus sévères. Je renvoie le lecteur aux pag. 100, 101, 171, 172, 199, 201, etc.

[125] On peut consulter le décret du 10 mai 1804, sur la guimperie et la fabrication des étoffes d'argent, des velours, etc. ; l'arrêté du 24 mars 1801, sur l'usage des presses, moutons, laminoirs, etc.; celui du 1er décembre 1803, sur la police des livrets que sont obligés d'avoir les ouvriers. On connaît les dispositions du Code pénal sur les coalitions ; dispositions beaucoup plus sévères contre les ouvriers que contre les maîtres, et qui d'ailleurs n'ont jamais été appliquées à ces derniers. On connait aussi les décrets de l'empire qui ont limité le nombre des imprimeurs, des boulangers, des bouchers.

[126] V. Chaptal, de l'Industrie Française, t. II, p. 232 et suivantes.- M. Say, qui n'avait pas parlé de ce moyen dans son Traité d'écon. polit., répare cette omission dans le Cours complet, etc., t. II, p. 137 et suivantes, Ce n'est pas le seul point sur lequel le second ouvrage de l'auteur justifie les observations que j'avais pris la liberté de faire sur le premier ( Revue encyclopédique, cahier d'avril 1827). Il me semble cependant qu'ici la correction est incomplète, et que le choix des emplacemens, dont M. Say ne parle que comme d'un moyen de succès propre aux manufactures, aurait dû être considéré comme favorable à toutes les industries, et rangé, dans son premier volume, parmi les moyens généraux sur lesquels se fonde la puissance du travail.

[127] Enquête du parlement anglais, etc., p. 303.

[128] Pour ne pas hérisser de notes cet alinéa, j'ai évité de mettre un renvoi à la suite de chacun des faits qu'il renferme. Je me contente d'avertir que j'ai puisé ces faits partie dans les Recherches statistiques du préfet de la Seine, partie dans l'Enquête Anglaise sur notre industrie, partie dans des notes prises sur le cours que M. Clément fait au Conservatoire et, pour un ou deux faits, dans les ouvrages de M. Ch. Dupin. Je ne voudrais pas répondre que tout cela est d'une exactitude absolue. On sait que les données de la statistique sont, par leur nature, assez sujettes à être fautives. Mais l'exactitude ici est plus que suffisante pour constater le mouvement progressif que je voulais faire remarquer.

[129] De Laborde, Esprit d'assoc., p. 260 de la première édition.

[130] Je dois avertir qu'il ve s'agit, dans ce chapitre, que de l'agriculture proprement dite, c'est-à-dire de celle qui a pour objet de créer des substances végétales el animales, et qui emploie pour cela, indépendamment des forces chimiques et mécaniques dont la plupart des arts font usage, un agent particulier et peu connu que nous nommons la vie. Par conséquent, il ne peut être question ici des industries du chasseur, du pêcheur, du mineur, etc., que les économistes confondent ordinairement avec l'agriculture. Ces industries sont essentiellement distinctes de l'art de multiplier et de perfectionner les végétaux et les animaux: elles n'ont pas le même principe; elles ne font aucun usage de la vie, qui est le principal agent de l'agriculteur: le chasseur n'a nul besoin de cet agent pour attraper du gibier, ni le pêcheur pour extraire du poisson de la mer, ni le mineur pour tirer du métal de la mine: ce sont là des arts purement mécaniques. Ces arts paraissent avoir devancé tous les autres, et peut-être aurais-je dů les réunir, sous le nom d'industries extractives, dans un chapitre à part, qui aurait précédé celui où j'ai traité du voiturage. Il est sûr qu'il y a dans le fait de prendre du gibier, du poisson, ou de détacher du minerai du sol auquel il est adhérent, un art différent de celui du voiturage, qui git uniquement dans le transport. Mais si j'ai eu tort de n'en pas parler d'abord, j'aurais plus tort encore de m'en occuper ici, où il s'agit uniquement de l'art qui multiplie les animaux et les plantes, art difficile, qui ne se développe qu'après ceux dont j'ai déjà parlé.

[131] V. le Bon Jardinier, édit. de 1829, p. 10.

[132] Richesse des nations, liv. 1, ch. 10, deux. section..

[133] V. plus haut, ch. 16, p. 227, la note.

[134] Annales agricoles de Roville, t. I, p. 73.

[135] Tom. I, p. 174.

[136] V. les Annales agricoles de Roville, t. I, p. 111 et ļla.

[137] Esprit d'association, p. 271, en note, prem. édit.

[138] « Il est bien certain, dit cet habile agronome, que si toute la surface du sol français était cultivée comme l'arrondissement de Lille, le pays de Waes, la Campine ou le comté de Norfolk, cent millions d'hommes y vivraient beaucoup plus aisément que la population qui l'habite aujourd'hui. o Annales agricoles de Roville, t. I, p. 26.

[139] Agriculture de la Flandre française, p. 405 et 335.

[140] V.. notamment le t. I, p. 127 et suiv., et le t. II, p. 180 à 204.

[141] Voyage en Angleterre, t. II, p. 64, deuxième édition.

[142] Hist. de Paris par Dulaure, t. II, p. 420, prem. édit.

[143] . Cordier, Agric. de la Flandre franç., Disc. prél. et p. 467. Rev. Brit., t. XIV, p. 171.

[144] V. l'Examen critique des Élémens de chimie agricole de Davy, in-8; Paris, 1820.

[145] V. les Ann. agric. de Roville, t. III, p. 234 et suiv, « Les Anglais, observe l'auteur, considèrent les fêtes agricoles comme ayant remédié en partie à l'isolement des agriculteurs, et puissamment contribué aux progrès de l'art par l'émulation qu'elles ont excitée parmi ceux qui l'exercent. » T. I, p. 144.

[146] V. Simond, Voyage en Angleterre, deux, édit., t. I, p. 19, et passim.

[147] Le goût passionné des fermiers flamands pour la belle agriculture, observe M. Cordier, les porte à cultiver des fleurs autour de leurs habitations, et à tenter dans ce genre de culture, comme dans tous les autres, des espèces de tour de force. Ils sont parvenus, par beaucoup de persévérance et de soin, à multiplier à l'infini, au moyen des semis, les variétés d'oeillets, de primevères, d'oreilles d'ours et de roses; et ils obtiennent chaque année des espèces nouvelles très-recherchées. » Agric. de la Flaod. française, P. 450 et suiv.

[148] Extraits de mémoires inédits.

[149] Ce droit de vaine pâture, qui rend impossible tout bon système d'assolement, existe, suivant M. de Dombasle, dans les neuf dixièmes de la France. (v. le Calendrier du bon cultivateur, pag. 387 et 308.)

[150] V. l'Ordonn. d'Orléans, art. 137.- La chasse, suivant un ancien et honnête juriste (Ferrière, Dict. de droit, au mot chasse.), est un plaisir très-noble et très-utile à la santé, mais qui ne doit être permis qu'aux rois, aux princes et à quelques autres personnes qui, seules, sans doute, ont le droit de se bien porter. L'ordonnance de 1669, rédigée d'après ces principes, interdisait la chasse au roturier, de quelque état et qualité qu'il fût, sous peine de cent francs d'amende pour la première fois, de deux cents pour la seconde, du carcan et du bannissement pour la troisième.

[151] Une pétition signée des cent quarante-six principaux habitans de ces communes, présentée à la Chambre des pairs, fut écartée par l'ordre du jour. Il en fut de même d'une autre pétition du même genre adressée, la même année, à la Chambre des députés.

[152] V. les Annales agric. de Roville, t. V, p. 92 à 176.

[153] Ibid., p. 124.

[154] V. la loi du 26 avril 1810 sur les mines, minières, carrières, etc. -- Dans notre ancien droit le roi était propriétaire de toutes les mines; par cette raison, dit Laurière, que les mines sont une fortune d'or, et que les fortunes d'or sont un bénéfice qui fait essentiellement partie de la souveraineté.

[155] Loi du 26 avril déjà citée.

[156] V. la loi du 29 avril 1803, un décret du 11 avril 1811, et, le Code forestier voté en 1826 par les chambres.

[157] On sait qu'il y a eu, pendant la terreur, des personnes conduites à l'échafaud pour avoir transformé des terres à blé en prairies artificielles.

[158] Un décret du 15 janvier 1811 charge le ministre de l'intérieur de prendre des mesures pour faire semer, dans l'étendue de l'empire, cent mille arpens métriques de betteraves, et ordonne qu'un état de répartition sera imprimé et envoyé aux préfets.

[159] Décret du 8 mars 1811. Amende de cent à mille francs contre les contrevenans; le double en cas de récidive.

[160] Décret du a1 avril 1806.

[161] Idem.

[162] Inconvéniens, etc., du nouveau projet de Code forestier; in-8, Paris, 1826, chez Delaunay.

[163] Cours complet d'Écon. polit. prat., t. II, p. 138.

[164] « La terre que j'ai prise, écrit un jeune fermier écossais à son ancien maître, contient trois cents acres d'Ecosse, divisés en six enclos, assez bien situés, à portée de la chaux et de la marne, et dans une localité telle qu'on peut y espérer de vendre les produits de toute sorte et à un prix avantageux. » (V. tes Ann. agric. de Roville, t. III, p. 266.)

[165] V. les Ann. agric. de Rov., t. III, p. 205 et suiv.

[166] Nous verrons ailleurs que, sur cette question, l'intérêt politique s'accorde parfaitement avec l'intérêt agricole.

[167] Voici, d'après M. Cordier ( Agric. de la Fl. franç.), comment sont organisées en Flandre la plupart des exploitations rurales : la ferme est close par un fossé rempli d'eau et que les bestiaux ne peuvent franchir ; les bâtimens sont placés au centre, et forment une cour carrée; ils sont entourés de vergers plantés d'arbres fruitiers et forestiers, où on laisse les bestiaux ; les champs sont bordés d'arbres. On se défend contre l'intempérie des saisons par la variété des cultures. Par là aussi on s'assure du travail pour tous les temps de l'année. Pendant dix mois, on laboure, on sème, on plante, on récolte presque chaque jour. Il se trouve ainsi qu'on n'est jamais ni oisif ni pressé.

[168] Elle se trouve, à cet égard, dans une situation plus défavorable que le voiturage, qui se prête encore à l'emploi de ces forces, quoique à un moindre degré que la fabrication (V. plus haut p. 301). Elle est des trois industries dont il a été question jusqu'ici celle qui en profite le moins.

[169] Agric. de la Fl. franç., p. 149.

[170] Id., p. 223.

[171] Ann. agric. de Rov., t.1, p. 39.

[172] Ann. agric. de Rov., t. I, p. 41.

[173] V. plus haut, p. 338 de ce volume.

[174] Agric. de la Fl. franc., p. 99.

[175] v. dans l'Édimb. Rev., cahier d'oct. 1819, un article sur les industries comparées de la France et de l'Angleterre.

[176] Agric. de la Fl. franç., p. 120.

[177] Id., p. 94 et 96.

[178] « Il a existé jusqu'à présent une grande erreur, observe M. de Laborde, c'est de ne répandre l'instruction que parmi les classes qui ont déjà toutes les lumières, et de reléguer les travaux du corps parmi celles qui en sont surchargées. Les lumières seraient utiles, au contraire, aux individus que leurs occupations tendent à rendre grossiers, tandis que les travaux du corps, introduits dans l'éducation des familles aisées, leur donneraient les forces physiques qu'avaient leurs pères avec les lumières qu'ils ont de plus qu'eux. »

[179] Voyage en Angleterre, deux. édit., t. I, p. 33 et 34.

[180] V., relativement à l'influence que tout cela exerce sur l'homme physique, un mémoire très-curieux de' M. Villermé sur la taille de homme en France, inséré dans le deuxième n° des Annales d'hig. pub. et de méd. lég., p. 351 et suiv.

[181] Cabanis, Rapport du physique et du moral, etc., t. III, p. 433 de ses œuvre s complètes.

[182] Les familles dont il s'agit ici suivent, le plus qu'elles peuvent, dans leurs mariages, la méthode dite de la propagation en dedans, méthode que quelques agronomes regardent, dans certains cas, comme la plus favorable à la conservation des bonnes races. Backevell pensait que lorsqu'une espèce d'animaux approchait de la perfection sous le rapport des formes, on devait en marier entre eux les individus. Sa maxime était qu'il fallait unir les animaux les plus parfaits, sans examiner s'ils étaient ou n'étaient pas de la même famille : tel père tel fils, disait-il. Sur quoi sir John Sebright observe qu'il n'est pas douteux qu'on ne doive unir entre eux les sujets les plus parfaits ; mais que la question est justement de savoir combien de temps, en suivant la méthode de la propagation en dedans, une famille pourrait conserver des qualités qu'elle n'aurait acquises que par une suite de croisemens judicieux. V. les Ann. agric. de Roville, t. IV, p. 362 et suiv.- Les membres de certaines maisons régnantes ont peut-être raison de ne se marier qu'entre eux; mais il semble qu'ils auraient fait sagement, avant d'adopter cette méthode, d'examiner s'ils étaient, au physique et au moral, les plus parfaits des hommes, et s'ils n'avaient pas à craindre, en la suivant, de perdre une partie de cette perfection.

[183] On cite surtout les femmes de Malaga.

[184] Je ne veux pas terminer ces réflexions sur l'exercice sans rendre un juste hommage à un Espagnol distingué, naturalisé parmi nous, à qui nous devons d'avoir appelé l'attention du public français sur l'importance de l'éducation physique, et d'avoir introduit la gymnastique en France. En créant chez nous cette branche précieuse de l'enseignement, M. Amoros a rendu au pays qui l'avait adopté un service véritable, et d'autant plus digne de reconnaissance, qu'il était d'abord moins compris, et qu'il lui a fallu, pour le faire agréer, plus de zèle et plus de constance.

On peut voir dans beaucoup d'écrits, et notamment dans ceux qu'a publiés le colonel Amoros, des exemples nombreux et frappans des résultats que peut produire une éducation physique bien dirigée.

[185] V. l'histoire des progrès récens de la chirurgie, par M. Richerand.

[186] « Je me suis toujours étonné, observe un historien, des fausses idées qu'on a laissées dans notre esprit sur le siècle de Louis XIV. Il semble que les hommes et les femmes y fussent des êtres privilégiés. On ne suppose rien que d'agréable et de parfait dans leur taille ou dans leur visage. Les poètes, en parlant surtout des princes et des princesses du sang, ne trouvent pas de couleurs assez flatteuses pour peindre la beauté de ces enfans des dieux, Voyons donc le rare assemblage qu'offrait cet Olympe.

« Marie-Thérèse d'Autriche, femme de Louis XIV, était maigre, sèche et fort petite; Henriette d’Angleterre, si séduisante par son esprit, était un peu hossue; et La Vallière, comme on sait, un peu boiteuse. Le grand Dauphin avait eu le nez cassé dans sa jeunesse en jouant avec le prince de Conti. Le duc de Bourgogne, qui eût été l'idole des Français, n'en avait pas moins une épaule plus haute que l'autre. Sa femme, dont la malice faisait les délices de la cour, n'avait pas une seule dent saine dans la bouche. M. le duc du Maine était boiteux. Mademoiselle de Bourbon, petite-fille du grand Condé, était manchotte; et Henri de Bourbon, qui fut ministre après la régence, était borgne. Quant au roi lui-même, il exhalait une odeur dont aucun courtisan ne s'aperçut jamais, comme de raison, mais qu’osa lui reprocher un jour une mais tresse irritée, etc.» (La cour et la ville sous Louis XIV, Louis XV et Louis XVI, cu Révélations historiques tirées de manuscrits inédits, par F. Barrière).

[187] Ce mal était si commun, vers la fin du quinzième siècle, qu'il avait fallu prendre les mesures de police les plus sévères pour s'opposer à ses progrès; et les marques en étaient si apparentes qu'on reconnaissait, à la simple vue, les malheureux qui en étaient infectés. On les arrêtait, à Paris, dans l'intérieur de la ville et aux barrières. L'entrée de la ville était défendue, sous peine de la hart, à ceux du dehors. Quant à ceux de l'intérieur, ils étaient consignés dans leurs demeures, et s'ils étaient pris, on les conduisait dans des hôpitaux où on leur appliquait les étrivières avant et après le traitement. V. Dulaure, Hist de Paris, t. II, p. 515; III, p. 79 et suiv.; VI, p. 24.

[188] Révolutions et réforme de la méd., t. I. des ouvres complètes de l'auteur, p. 60 et suiv., et p. 258 et 318.

[189] Ibid., p. 288.

[190] Ibid., p. 270.

[191] Ibid., p. 288, 289 et 295.

[192] Ibid., p. 60 et suiv.

[193] Révolut. et réf. de la méd., p. 305 et 306.

[194] V. Richerand, Hist. des progrès récens de la Chirurgic.

[195] Cabanis, Révolut. et réform. de la médecine,' p. 363 et suiv.

[196] Voyage en Anglet., t. I, p. 175, deuxième édit.

[197] Voyage en Anglet., t. I, p. 33 et 34, deuxième édit.

[198] V. l'Esprit des lois, liv. XXVIII, chap. 20, 14 et 25.

[199] Dulaure, Hist. de Paris, t. II, p. 104, 227, 228, 661, 662, première édit,

[200] V. la Rev. Brit. t. XIV, p. 164 et 165.

[201] Loi du 19 ventose an xi (18 mars 1803), art. 15, 26 et 29. TOM. II.

[202] V. le Censeur européen, t. VI, p. 50 à 121, et notamment p. 110 et suiv.

[203] V., sur ces instrumens et sur une multitude d'autres, ce que dit M. Richerand dans son Hist. des progrès récens de la chirurgie.

[204] Les médecins arabes, observe Cabanis, regardaient une vaste infirmerie comme un laboratoire nécessaire aux observations et aux expériences des praticiens; comme une espèce de galerie où les jeunes élèves trouvaient exposés des tableaux instructifs que les livres retracent toujours imparfaitement. Ils ne croyaient pas plus pouvoir se passer, dans leurs écoles, d'une réunion de malades que d'une collection de remèdes, ou d'un laboratoire de chimie ou de pharmacie, ou d'un jardin des plantes usitées pour les traitemens. » ( Rev. et réf. de la méd., t. I des œuvre s complètes de l'auteur, p. 291.)

[205] En voyant ainsi l'état de l'intelligence correspondre constamment à l'état de l'organe par lequel elle s'exerce, certains physiologistes seraient fort disposés à conclure que c'est l'organe lui-même qui est intelligent. Mais cette conclusion serait tout aussi forcée que celle des psychologistes qui affirment que l'intelligence tient à un principe distinct de l'organe. La vérité est que l'observation ne nous fournit aucun moyen de savoir si la pensée et l'itastrument par lequel l'homme pense, sont une seule et même chose ou deux choses différentes, et qu'il est également hors de nolre pouvoir, à parler scientifiquement, d'être matérialistes et d'être spiritualistes. Nous pouvons, scientifiquement, nous occuper de l'organe et de ses fonctions; mais quant à savoir si le cerveau fonctionne par lui-même ou par la vertu d'un agent immatériel, c'est ce qui passe les forces de la science et que la foi seule peut enbeigner. Bornons-nous donc ici à dire que l'organe est indispensable à la fonction, et que pour influer sur la fonction il est indispensable d'agir sur l'organe.

[206] Il est bon qu'il les fasse trotter devant lui, pour juger de leur train. (MONTAIGNE.)

[207] V., dans la Revue britannique, 7e livraison, un excellent article sur l'instruction publique, traduit de la Revue de West-minster.

[208] V., dans la 7e livraison de la Revue britannique, l'article déjà cité.

[209] Traité élémentaire de chimie, disc. prélim., p. 12.

[210] V. les Elém. d'hist. nat. de M. Duméril, t. I, p. 183 et suiv.

[211] Recherches statistiques sur Paris, année 1823, tabl. nos 81, 85, 91.

[212] Il est aisé d'observer qu'à mesure que les habitudes deviennent plus régulières et plus sensées, le caractère des publications s'améliore; que les ouvrages utiles sont plus demandés, et que les livres frivoles le sont moins. C'est une chose qui a été bien constatée par le précieux travail que M. Daru publia, il y a quelques années, sur les mouvemens du commerce de la librairie en France depuis la restauration. On a pu voir dans ce travail que, de 1814 à 1826, le nombre de toutes les publications s'était accru, mais que les rapports avaient sensiblement changé; que les livres de pur agrément, qui avaient été au premier rang sous l'empire, n'étaient plus maintenant qu'au second, et que des publications plus sérieuses et plus importantes, telles, d'une part, que les voyages, l'histoire ancienne et surtout l'histoire contemporaine, et d'un autre côté les livres de jurisprudence et de législation étaient passés du troisième rang au premier, et du cinquième au quatrième.

[213] V., dans le Courrier Français du jer juillet 1822, un article extrait de l'Écho de l'Ouest.

[214] Idem.

[215] Je viens de dire qu'en France le prix des journaux est élevé par des taxes de quarante pour cent. Quelque exorbitante qu'une telle contribution puisse paraître, on est forcé d'avouer qu'elle est légère en comparaison de l'impôt écrasant auquel est soumis en Angleterre le même moyen d'instruction. Dans ce pays, une feuille de journal, qui ne coûterait que quatre sous, est portée, taxes, à quatorze sous, c'est-à-dire à trois fois et demie la même somme, ce qui fait une augmentation de prix de deux cent cinquante pour cent. (Revue Brit., t. V, p. 41 et 42). On voit que ce n'est pas seulement chez nous que l'instruction a paru la matière imposable par excellence, et qu'on s'est appliqué à mettre hors de la portée des masses le moyen le plus puissant de la propager.

[216] Tom. VI du Censeur Européen, p. 50 à 121.

[217] V., dans les journaux de Paris des premiers jours de février 1828, les détails publiés à ce sujet par la Société our l'instruction élémentaire.

[218] V. les lettres de M. de Staël sur l'Angleterre, p. 198 et 200.

[219] C'est le général Tarayre, l'un des hommes qui entendent le mieux la civilisation de notre temps, qui a caractérisé la presse avec ce rare bonheur.

[220] V. la Revue brit. no 12, p. 247 à 249.

[221] Cependant, il faut reconnaitre que l'extrême spécialisation des études et de l'enseignement ne laisserait pas, à la longue, de nuire à l'étendue et même à la justesse des esprits si l'on ne s'efforçait de remédier aux inconvéniens qu'elle présente par l'établissement d'une spécialité nouvelle, qui consisterait à montrer les relations et l'enchaînement de toutes les connaissances, à résumer les principes propres à chacune d'elles en un moindre nombre de principes communs, à généraliser d'un côté tandis qu'on analyserait de l'autre, et finalement à empêcher qu'on ne perdit de vue l'ensemble pendant qu'on pénétrerait toujours plus avant dans les détails. Tel est l'un des principaux objets que parait se proposer un ancien élève de l'École polytechnique, M. Aug. Comte, dans un cours important qu'il vient d'ouvrir à l'Athénée, sous le titre de Cours de philosophie positive. La nature et le but de cet enseignement élevé se trouvent exposés avec talent dans le discours d'ouverture du professeur, inséré dans la Rev. encyclop. de nov. 1829, p. 273 et suiv.

[222] Pour les faits cités dans cet alinéa et dans celui qui suit, voir M. Monteil, Histoire des Français des divers états aux cinq derniers siècles, t. I, p. 407; M. Ch. Dupin, Situation progressive des forces de la France depuis 1814;.— le Courrier Français du 2 février 1828, p. 4, col. 2; - la Revue Britannique, t. X, p. 172 et 373; les Notices statistiques sur la librairie en France, publiées en 1827, par le comte Daru ; – et, dans la Rev. d'Edimbourg d'octobre 1819, un article sur les industries comparées de la France et de l'Angleterre.

[223] Cette comparaison entre l'étendue et l'activité des communications intellectuelles en France et en Angleterre, prise dans l'article de la Revue d'Édimbourg, qui est cité de l'autre part, date de 1819. J'ignore si alors elle était bien exacte; mais certainement elle ne l'est plus aujourd'hui. On peut voir, dans des documens officiels de la direction des postes de France, publiés dans les journaux de Paris des 9 et 10 janvier 1830, combien s'est accrue en France, et notamment à Paris, depuis quinze ans, l'activité du commerce épistolaire. D'autres renseignemens montrent à quel point se sont multipliés, nos journaux. Il est vrai qu'une progression correspondante a dû avoir lieu en Angleterre. Je ne sais si elle a été plus ou moins rapide, et si les rapports sont toujours les mêmes ou bien s'ils ont changé.