Charles Dunoyer, [CR] “De la force des gouvernements (Tarayre)” (March 1819)

Charles Dunoyer (1786-1862)  

 

This is part of an Anthology of writings by Charles Comte (1782-1837), Charles Dunoyer (1786-1862), and others from their journal Le Censeur (1814-15) and Le Censeur européen (1817-1819).

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Source

Dunoyer, [CR] “De la force des gouvernements (Tarayre)”, CE T. 12, 15 March 1819), pp. 89-126.

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Text

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De la force des gouvernements, ou Du rapport que la force des gouvernemens doit avoir avec leur nature et leur constitution; Par J.-J. Tarayre, lieutenant général[1].

Nous nous proposons d'examiner, à l'occasion de cet écrit, le nouvel établissement militaire de la France. Nous y sommes excités par l'espèce de popularité dont jouit la loi qui sert de base à cet établissement. Des écrivains et des députés fort libéraux, mais qui ont peu réfléchi sur cette loi, en parlent avec le ton de l'admiration et de l'emphase ; ils l'estiment presque à l'égal de la loi des élections ; ils la placent sur la même ligne et la recommandent aux mêmes hommages; ils la considèrent enfin comme une des meilleures garanties que la France possède de sa liberté. Il serait difficile, ce nous semble, de tomber dans une plus grave [90] méprise. La loi de recrutement, que l'on compare à la loi des élections, est faite dans un esprit diamétralement opposé. Les deux grands corps que ces deux lois créent dans l'état , le corps électoral et l'armée, ne sont ni formés des mêmes élémens, ni dirigés par les mêmes mobiles. L'un est composé, dans sa masse , des hommes les plus pauvres du pays, l'autre des hommes les plus riches. Dans l’un on attend sa fortune de son avancement, dans l'autre de son travail; celui-ci a besoin de la paix , et celui-là de la guerre ; le premier a besoin de liberté, et le second de pouvoir ; on imaginerait difficilement deux corporations dont la constitution diffère plus, et dont les principes d'action soient plus contraires. Il ne faudrait qu'un chef entreprenant, et des circonstances favorables , pour que l'armée, telle que la loi de recrutement, pût devenir fatale à l'indépendance et à la liberté du pays. un instrument comme il en faut pour dominer et faire des conquêtes. Nous ne disons ait eu le dessein de la former pour un tel but, ni qu'il fût facile de l'employer en ce moment à un tel usage ; mais nous disons que, par sa nature et son principe , elle est éminemment propre à cet usage. C'est une vérité qui sortira , [91] nous l'espérons , avec quelque évidence de l'examen dans lequel nous allons entrer. Mais d'abord mettons sous nos yeux le corps de l'institution qu'il s'agit d'apprécier, et tâchons d'en bien connaitre les élémens , l'organisation et les mobiles.

L'armée , selon la loi de recrutement , est un corps qui, sans y comprendre la garde du prince et la gendarmerie , se compose , en temps de paix, de deux cent quarante mille hommes enrôlés volontairement ou tirés au sort dans la masse des jeunes gens de vingt ans. La loi n'exige des enrôlés volontaires que de jouir de leurs droits civils, et de n'être pas repris de justice, ou déclarés, par jugement, hommes sans aveu. D'ailleurs elle ne leur impose aucune condition de fortune, et il est aisé de voir que, les enrôlés volontaires doivent sortir de ce qu'il y a de plus misérable dans la population. La masse des jeunes gens que le sort désigne doit se trouver, au moment où le sort vient de la former, composée d'hommes de meilleure condition ; mais elle ne tarde pas à changer de nature : comme la loi permet de s'y faire remplacer, il n'est pas d'homme, tant soit peu aisé, qui ne sacrifie volontiers une partie de sa [92] fortune pour en sortir ; et en définitive il se la conscription, comme les enrôlemens volontaires , ne porte à l'armée que des hommes des classes les plus malheureuses. Le corps des officiers doit se trouver, en général, mieux composé; cependant, comme la loi ne demande à ceux qui aspirent aux grades que du zèle, de l'intelligence et des services, il est évident que le corps  des officiers, comme le reste de l'armée , doit se trouver composé , au moins en partie , d'hommes entièrement dépourvus de fortune. L'armée, considérée en masse et séparément d'une partie de ses officiers ne présente donc qu'une agrégation d'hommes sortis des classes les plus mal aisées de la société. Voilà pour ce qui est de sa composition.

Quant à son organisation, elle est bien connue. L'armée , partagée en diverses armes et divisée en légions, régimens , brigades , divisions, ne forme qu'un corps homogène dont toutes les parties sont étroitement liées entre elles par une chaine d'officiers qui l'enveloppent de toutes parts , et qui sont rigoureusement subordonnés l'un à l'autre depuis le caporal jusqu'au général en chef qui tient ainsi le corps entier sous sa main, En entrant dans [93] ce corps , les hommes abjurent toute personnalité, toute volonté propre ; ils contractent l'obligation et bientôt l'habitude de ne se sentir que dans la masse organisée dont ils font partie, et de ne se mouvoir que par l'impulsion de leurs chefs et suivant les règles de la discipline. Tout concourt à les unir entre eux et à les séparer des citoyens, l'uniforme, le casernement, la permanence du corps auquel ils appartiennent. La loi porte, il est vrai , que ce corps doit se renouveler tous les ans par sixième ; mais elle aime que ses membres se vouent à un service perpétuel, et elle leur permet de se rengager ; elle les у excite même par l'appât d'une haute paie, et en leur ouvrant l'entrée de certains corps de choix. Enfin, tandis que tout isole ainsi les membres de l'armée du reste des citoyens, ils sont élevés et entretenus dans un superbe mépris pour les moeurs et les professions de la vie civile. Telle est l’organisation du corps.

Quant au principe destiné à le faire mouvoir, il n'est pas bien difficile de le découvrir. Ce principe se montre avec évidence dans les dispositions de la loi relatives à l'avancement. La loi fait une profession du service militaire ; elle le présente comme une carrière ouverte à toutes [94] les ambitions , et où les ambitions ne rencontrent point de bornes ; elle pose en principe que tout soldat pourra s'élever aussi haut que l'instinct de la guerre, son ardeur , ses talens, ses services, pourront le pousser. Enfin elle assure, par plusieurs dispositions, l'application de ce principe. Le désir de l'avancement est donc le mobile universel de l'armée. Tout le corps est, en quelque sorte , saturé d'ambition ; et comme il se trouve plein d'hommes qui ont leur fortune à faire , et qui ne peuvent pas tous l'attendre des lois de l'avancement, il n'est pas impossible , au moins en temps de guerre , que l'amour du butin vienne se mêler à l'espoir des grades , et donner à ce mobile un plus haut degré d'énergie.

Voilà l'armée, telle que la fait la loi de recrutement; une vaste corporation d'hommes généralement pauvres, séparés des citoyens par leur organisation, encore plus par la nature de leur industrie , pour qui l'on fait du service militaire un métier et de l'ambition un besoin. Voilà l'institution que certains libéraux nous présentent, de la meilleure foi du monde. , comme une des premières garanties de l'indépendance et des libertés du pays. Maintenant que cette institution est définie , il nous sera [95] facile de montrer jusqu'à quel point l'opinion qu'on s'en forme est raisonnable.

Le croirait-on ? Ce qui fait que l'on considère l'armée, telle qu'elle est constituée , comme une garantie des droits des citoyens et de l'indépendance de la nation, c'est uniquement qu'elle est composée d'hommes pris dans la masse du peuple , et qu'elle peut avoir pour officiers des hommes pris aussi parmi le peuple. Une armée sortie ainsi du sein de la nation , dit-on, doit être essentiellement nationale, et une armée essentiellement nationale doit être essentiellement propre à défendre l'indépendance et les libertés de la nation. On ne va pas plus loin que cela. On n'examine ni de quelle partie , au juste de la population, l'armée se compose , ni comment elle est montée, ni quel ressort la fait mouvoir ; l'armée sort de la masse de la nation donc elle est nationale, donc elle garantit les libertés et l'indépendance de la nation.

Avec un pareil argument, il n'y a pas d'armée dont on ne pût faire l'apologie; il faudrait admirer l'armée que nous avait laissée le duc de Feltre, car cette armée sortait aussi du sein de la nation. Nous conviendrons pourtant que cette armée, toute nationale qu'elle était, était [96] encore moins propre à défendre les droits des citoyens et l'indépendance du pays, que ne le peut être une armée formée selon le mode , et d'après les principes de la loi de recrutement. L'armée du duc de Feltre , si excellente pour réprimer des séditions factices, pour courir sus à des citoyens désarmés, pour faire feu sur de malheureux captifs, pour escorter la guillotine dans les campagnes, cette armée si terrible aux nationaux, laissait entièrement le pays à la discrétion de l'étranger. Nous croyons que le nouveau mode de recrutement peut produire une armée plus formidable à l'ennemi et plus douce à ses compatriotes. Nous croyons qu'une armée tirée au hasard de la masse de la population, et commandée par des hommes pris dans ses rangs, doit être de meilleur aloi qu'une armée d'enrôlés volontaires, recrutés avec discernement parmi ce que la population renferme de plus misérable , et mis dans les mains d'une faction qui veut attraper le pouvoir et exercer des vengeances ; nous croyons enfin qu'une armée de conscrits, ce qu'on appelle une armée nationale, peut , après quinze ans de guerres invasives, conserver encore quelque moralité, et nous en trouvons une preuve éclatante dans l'honorable conduite qu'a tenue l'ancienne armée [97] après son licenciement. Mais il y a loin de là à croire qu'une armée est propre à garantir l'indépendance et les libertés du pays, par cela seul qu'elle sort de la masse de la population, et qu'on peut l'appeler nationale. Tout ce qui est national en effet n'est pas également excellent; il faut reconnaitre, bien qu'avec douleur, qu'il peut y avoir des sottises vraiment nationales. Nous croyons que notre commune admiration, pour ce qu'on appelle armées nationales, en est une grande preuve.

« Une armée nationale pour défendre la liberté publique ! s'écriait un député, en combattant la loi de recrutement ! mais que manquait-il aux armées de César et de Pompée pour être des armées nationales? N'étaient-elles pas composées de citoyens romains.? n'avaient ils pas été élevés dans l'amour de la liberté romaine, et dans tous les sentimens qu'inspiraient aux Romains de tous les rangs la longue habitude et le souvenir imposant de la république et cependant les armées du beau-père,” comme celles du gendre, ne conspiraient-elles pas, à l'envi l'une de l'autre, à asservir la liberté publique, et le vainqueur ne la fit-il pas fléchir, cette république toute entière, sa brillante dictature?

[98]

« Que manquait-il aux armées de Fairfax et de Cromwell pour être des armées nationales? N'étaient-elles pas composées de citoyens anglais, tous nés, élevés, nourris dans les idées des libertés parlementaires et de résistance à la prérogative royale ; et cependant l'heureux Cromwell ne les fit-il pas servir à étouffer toutes les libertés publiques sous son injurieux protectorat?

» Que manquait-il aux armées de Bonaparte pour être des armées nationales? N'étaient-elles pas composées de citoyens français, nés presque tous dans le berceau de la révolution, nourris de son lait, tous chauds encore du fanatisme de la liberté et de l'égalité, et brûlant d'en propager les principes; et cependant Bonaparte a-t-il respecté la constitution républicaine ? ne l'a-t-il pas opprimée avec toutes les libertés qu'elle nous avait garanties ? Hommes de peu de mémoire , et qui oubliez si aisément et les leçons de l'histoire et les notions de la raison, rappelez-vous le sénat romain , lorsque la révolte éclata parmi les légions, et que des extrémités de l'empire elles accoururent comme des tempêtes; voyez le sénat, haussant ou baissạnt la voix, suivant ce que la renommée lui apprend des heureuses dispositions, de la [99] marche de l'armée , mesurant ses expressions sur le nombre des lieues qui lui restent à parcourir ; après avoir commencé par la menace , il continue par la flatterie , et finit par  les  supplications les plus abjectes[2].

» Il est sûr qu'il y a bien peu de raison à considérer une armée comme propre à garantir nos droits et notre indépendance , par cela seul qu'elle sort, elle et ses chefs, de la masse de la population. Le gros bons sens dit que pour juger de la propriété d'une machine, il faut voir de quelles pièces elle se compose; comment elle est organisée, et par quel principe elle est mue. Or, si l'on juge ainsi de l'armée qu'institue la loi de recrutement, si l'on en examine avec quelque attention, les élémens, le mécanisme et le mobile, on est forcé de reconnaître qu'elle a une tendance toute contraire à celle qu'on lui suppose, et que sa nature lutte violemment contre l'indépendance et les libertés du pays qu'on la dit propre à garantir.

Le principe fondamental de la loi de recrutement, c'est que le service militaire est un métier dans lequel chacun peut s'élever sans [100] autre condition que celle des talens et des services.[3] C'est là proprement toute l'institution. Eh bien, nous disons qu'une armée ainsi instituée est , par sa nature , nécessairement poussée à la guerre. Si le service militaire est un métier, l'avancement est indispensable. Nul ne peut consentir à rester sous-lieutenant, lieutenant , capitaine , ni même colonel toute sa vie. Il est très-peu de grades qui puissent contenter la juste ambition d'un homme pour qui le service est une profession, un moyen de se créer une fortune. Bonaparte, simple sous-lieutenant, considérait le grade de colonel comme le nec plus ultra de la grandeur humaine. Quand il fut colonel, il voulut être général ; quand il fut général, il voulut être empereur ; quand il fut empereur de France, il voulut être empereur d’Europe. Le désir de s'élever est la tendance naturelle dans toute profession. Tout le monde, dans la nouvelle armée, se sentira donc pressé [101] Or, du désir, du besoin d'obtenir de l’avancement. Or, pour pouvoir avancer, il faut que les cadres se vident, et pour que les cadres se vident, il faut nécessairement guerroyer. La guerre est donc dans la destination naturelle d'une armée constituée comme la nôtre , d'une armée pour qui le service militaire est un métier. C'est là sa véritable tendance.

On n'accuse que l'ambition de Bonaparte de cette suite de conquêtes qui ont fini par nous amener de si éclatans revers. On a tort. Le principe de ces conquêtes n'était pas seulement dans l'ambition de Bonaparte; il était dans la constitution de son armée, qui a servi de patron à la nôtre. L'impulsion partait de la base: Le mouvement était ascendant. Chacun attendait que la mort vînt frapper son chef immédiat pour s'élever à sa place. Chacun appelait la guerre et le carnage au secours de son ambition.

On trouve dans les mémoires de Bonaparte une parole qui suffit seule pour rendre raison de ses entreprises militaires, et du funeste égarement de nos armées. L'historien parle de l'impétuosité avec laquelle nos troupes débordèrent en Italie après le passage du mont SaintBernard. Voici, à ce sujet, le mot qui lui échappe: « Nous étions tous jeunes dans ce temps, [102] dit-il , soldats et généraux. Nous avions tous notre fortune à faire. Nous avions notre fortune à faire! Quelle plus claire et plus énergique explication Bonaparte pouvait-il donner de ses campagnes ? Nous étions jeunes , nous avions tous notre fortune à faire ; de là , l'impétuosité avec laquelle nous nous précipitons du haut des Alpes sur l'Italie; de là, plus tard , nos irruptions successives en Allemagne, en Espagne, en Russie; de là, ce désir effréné d'avancement, qui , depuis le dernier soldat jusqu'au général en chef, agitait également toute l'armée, et lui faisait un besoin impérieux de la guerre. Ce désir était naturel, il était légitime; c'est le mouvement nécessaire de toute armée où l'on est soldat par métier, où l'on a sa fortune à faire, et où les lois secondent, dans tous les rangs, cette juste ambition.

Que ferez-vous d'une armée de deux à trois cent mille hommes, organisée d'après de tels principes ? Quel aliment fournirez-vous à son activité ? Par quel moyen 'satisferez-vous au besoin que chacun y éprouvera de se créer une existence ? car enfin, vous devez bien penser que des milliers d'officiers et de sous-officiers , jeunes , intelligens, ardens, ayant tous une fortune à faire , ne se résoudront pas facilement à tenir garnison toute leur vie , et [103] à vieillir sans honneur et sans profit dans les derniers grades de l'armée ? Il est, évident que les voeux de cette population de jeunes officiers, que ceux de l'armée toute entière vous solliciteront perpétuellement à la guerre? Et qu'arrivera-t-il si la suite des temps donne à l'état un chef qui n'ait pas besoin d'y être sollicité? Qu’arrivera-t-il si les pays voisins prennent de l'ombrage de l'existence en France d'une force aussi agressive de sa nature ? s'il se trouve dans ces pays des armées constituées comme la nôtre , et dans lesquelles on ait aussi besoin de se battre pour faire son chemin ? Que de prétextes de guerres ne créez-vous pas par le seul établissement d'une armée dans laquelle chacun a un état à se faire, et où la guerre se présente comme le premier, comme le seul moyen de l'acquérir ?

Ce qui rend le plus fàcheux l'existence d'une armée de cette nature , c'est qu'il n'est presque pas possible d'en changer la tendance, parce qu'il n'est pas possible de faire que les hommes renoncent à avancer dans la profession qu'ils ont embrassée. En vain , occupera-t-on cette armée à des travaux utiles. En vain introduira-t-on l'enseignement mutuel dans ses rangs. C'est sans doute une chose excellente [104] en soi , et tout-à-fait honorable pour le gouvernement, que d'avoir voulu faire jouir l’armée des bienfaits de l'instruction primaire. -Cependant il est difficile de croire que cette mesure ait pour effet de changer ses dispositions. Les soldats ne sentiront pas moins le besoin d'avancer, parce qu'ils sauront lire et écrire. Il est évident qu'ils aspireront d'autant plus vivement aux grades, au contraire, qu'ils se jugeront plus capables de les remplir ; et il sera d'autant plus naturel qu'ils désirent de l'avancement après avoir acquis de l'instruction, que c'est , en général , comme moyen d'avancement quel instruction leur est offerte[4].

Il paraît donc certain qu'une armée de la [105] nature de celle qu'institue la loi de recrutement, une armée, où l'avancement est indispensable , et où tout concourt à en inspirer le désir, est , par cela même, nécessairement poussée à la guerre. Or, par cela seul qu'une armée tend à la guerre, elle compromet la sûreté du pays qui l'a instituée pour sa défense. Cela est vrai ; quelles que soient ses forces: Cela est même d'autant plus vrai que ses forces sont plus grandes ; car plus elle a de forces, plus elle doit être disposée à céder au penchant qui la pousse vers les expéditions militaires , et il est impossible qu'elle obéisse à [106] cette impulsion , sans compromettre tôt ou tard l'indépendance du pays confié à sa garde. Aussi , loin que l'on puisse se rassurer contre l'esprit de notre nouvel établissement militaire, par le grand développement donné à ses forces, il est évident que l'étendue de ses forces n'est qu'une raison de plus d'en redouter l'esprit, et qu'une armée d'environ trois cent mille hommes, à qui sa nature fait un besoin de la guerre, doit paraitre plus compromettante que ne le paraitrait une armée pressée du même besoin , mais moins en état de le contenter. D'où il faut conclure que toutes les précautions que le législateur a prises pour renforcer au besoin l'armée nouvelle, que la réserve sur laquelle il l'a appuyée, et la faculté qu'il s'est ménagée de donner , en temps de guerre, un développement indéfini à ses cadres , ne contribuent qu'à la rendre plus contraire à la sûreté de la France.

Il est vrai de dire pourtant que, dans l'état actuel des esprits et des choses , notre indépendance sera beaucoup moins compromise par l'existence d'une telle armée , qu'elle ne l'était, il n'y a pas long-temps, par celle d'une armée toute semblable. Le mouvement national qui soutenait celle-ci dans ses entreprises est [107] entièrement tombé. L'esprit public a pris une autre direction. La population porte maintenant toute son activité sur elle-même, et met à s'instruire de ses vrais intérêts , et à conquérir les institutions propres à les garantir, l'ardeur qu'elle avait déployée quinze ans à agrandir son territoire. Cette disposition agit sur l'armée elle-même, et lutte contre l'esprit qu'elle a reçu des lois de son institution. Mais, parce que la tendance universelle des esprits résiste à la tendance particulière que l'armée tient de sa nature , cette tendance particulière en existe-t-elle moins , et la loi qui l'a imprimée à la force publique en est-elle plus raisonnable ? N'est-ce pas une heureuse conception, dans un pays où l'on ne forme plus que des pensées de paix et de liberté, que d'avoir organisé la force armée comme on l'avait précédemment organisée pour les besoins du despotisme et de la conquête ?

D'ailleurs, de ce que l'état moral et matériel de la France et de son gouvernement ne permet pas de supposer qu'on se servira de l'armée pour attaquer, il ne s'ensuit pas qu'on ne sera pas obligé de s'en servir pour se défendre. Or, de la nature dont elle est, il ne sera pas moins dangereux de l'employer défensivement [108] qu'offensivement; car sa tendance à la guerre ne se développera pas avec moins de force dans la défense, que dans l'attaque. Il est sensible qu'elle devra s'y développer au contraire avec beaucoup plus d'énergie , parce qu'elle pourra s'y développer avec moins de scrupule. Imaginez de quelle ardeur de jeunes militaires honnêtes , patriotes, mais ayant besoin d'avancement, se précipiteront dans une guerre où ils pourront croire défendre la patrie en courant à la fortune. Jugez des charmes qu'une telle guerre aura pour eux, du plaisir qu'ils trouveront à la prolonger et à la pousser loin. Nous ne serions pas surpris que, dans l'impétuosité de leur zèle pour l'indépendance nationale, ils se laissassent entrainer encore jusqu'aux extrémités de l'Europe. C'est à ce piége que l'ancienne armée a été prise. Le véritable mobile de cette armée, comme de celle à laquelle elle a servi de modèle, était le désir de l'avancement. Mais elle croyait céder à une impulsion plus noble. On avait grand soin de avait toujours un caractère purement défensif, qu'il s'agissait toujours de sauver l'indépendance nationale ; et, comme un but aussi légitime ne pouvait être trop atteint, cette armée, qu'aiguillonnait en secret [109] la passion de l'avancement, ne demandait pas mieux que de marcher à la conquête de l'indépendance nationale; et c'était pour conquérir l'indépendance nationale qu'elle envahissait successivement l'Italie, la Hollande, l'Allemagne, l'Espagne , la Pologne , et qu'elle s'avançait jusqu'en Russie.

La tendance générale de la nation'à la paix n'empêche donc point que la tendance particulière de l'armée à la guerre ne soit extrêmement dangereuse , car, encore un coup, si la nation n'a pas envie d'attaquer, elle peut être réduite à la nécessité de se défendre; et c'est sur.. tout sous le voile d'une guerre défensive qu'une armée, pressée comme la nôtre du désir de l'a vancement, pourra donner un libre essor à son ambition, et pousser ses chefs a des entreprises téméraires qui compromettront notre sûreté.

Ajoutons que si une telle armée compromet notre sûreté par sa tendance , elle la compromet encore plus par l'extrême faiblesse å laquelle elle nous réduit. En même temps qu'elle augmente nos périls elle paralyse la plus grande partie de nos forces. Elle rapetisse la nation'; elle la réduit en quelque sorte aux dimensions de l'armée. La France, relativement à ses ennemis, n'est plus un peuple de trente millions [110] d'individus; c'est une puissance de trois cent mille hommes. Toute sa force est resserrée dans le cadre de ses troupes. Partout où l'armée n'est le pays est indéfendu. Hors des cadres de l'armée, on ne voit qu'une multitude éparse, inerte , d'autant plus faible que l'armée est plus forte, et qu'elle se croit moins obligée de se défendre elle-même.

On ne saurait dire tout ce que l'existence au milieu d'un peuple d'une force spéciale et permanente, chargée seule du soin de veiller à sa sûreté, lui ôte de sa capacité de se défendre. Cette force lui inspire une sécurité trompeuse qui le tient dans l'engourdissement. En même temps elle le met en défiance de lui-même; elle lui fait perdre le sentiment de sa force et de sa dignité ; elle éteint en lui toute énergie ; elle le laisse, ou plutôt elle le retient dans un état complet de dissolution; elle consomme, sans fruit, une portion considérable de ses ressources, et quand , par l'effet des agressions injustes auxquelles ne peut manquer de l’entraîner tôt ou tard sa nature, elle l'aura environné de périls qu'elle ne sera plus en état de repousser, il se trouvera que ce peuple, appauvri, lâche, inorganisé; inhabile à manier les armes, ne sera plus lui-même en état de se défendre. C'est ainsi qu’une [111] armée de la nature de celle qu'institue la loi de recrutement est propre à garantir notre indépendance. Elle nous compromet et nous affaiblit; elle attire l'ennemi, et paralyse nos forces.

Est-elle plus propre à garantir nos libertés ? Il suffit , pour résoudre cette question, de chercher ce qu'il y a de commun entre les intérêts de la liberté et ceux de l'armée qu’institue la loi de recrutement. Cette loi, avons-nous dit, fait une profession du service militaire. Les intérêts de cette profession sont-ils compatibles avec ceux de la liberté? Est-il possible que l'armée prospère et que la liberté fleurisse? L'armée fleurit dans la guerre et la liberté dans la paix. L'armée fleurit par les tributs, et la liberté par le travail. L'armée fleurit par les règlemens, et la liberté périt par les règlemens. Le plus grand intérêt de la liberté est de réduire les attributions du pouvoir, et le plus grand de l'armée, de les étendre. Le premier besoin de la liberté est de baisser les taxes, et le premier de l'armée, de les élever. Il est sensible qu'entre la liberté et la profession des armes, il n'existe point de conditions de prospérité communes , qu'il n'en existe que de contraires, et que les membres de l'armée, loin d'avoir, .comme militaires de profession, les intérêts de [112] la liberté à défendre, ont, comme tels, tous les intérêts du despotisme à soutenir. Il serait possible sans doute qu'une armée de la nature de la nôtre ne voulût pas se prêter à soutenir le despotisme; mais ce serait une disposition dont il faudrait lui savoir gré, sans qu'on pût en faire honneur à sa nature; car elle serait infidèle à sa nature par cela seul qu'elle serait dans une telle disposition. L'armée que nous a donnée la loi de recrutement n'est donc pas plus propre, par sa nature, à défendre nos libertés qu'à garantir notre indépendance.

Nous irons plus loin. Nous dirons qu'elle n'est à soutenir le gouvernement; qu'elle nuit au contraire à sa stabilité, parce qu'il y a lutte entre ses intérêts et les principes de l'institution sur laquelle le gouvernement se fonde. Le gouvernement a sa base dans les colléges électoraux. C'est là qu'il a placé sa force ; c'est de là qu'il reçoit l'impulsion; c'est en effet de la que sortent les chambres, et la majorité des chambres, représentant la majorité des colléges électoraux, détermine nécessairement la direction des affaires. Il est si vrai que le gouvernement reçoit l'impulsion des colléges électoraux, que tout ce qu'il peut faire, lorsqu'il croit que les chambres [113] s'égarent, c'est d'en appeler à ces colléges. C'est donc bien véritablement de la que part la direction.

Or, y a-t-il accord entre la direction que suivent les colleges électoraux et celle que doit suivre une armée de la nature de la nôtre ? Nullement. Nous disons qu'il y a opposition , au contraire. Nous l'avons montré dès le début de cet article, et il serait facile de rendre cette opposition plus saillante. L'un des premiers intérêts des colléges électoraux, le gouvernement entretienne avec tous les peuples des relations de paix et d'amitié constantes; l'un des premiers intérêts de l'armée, c'est qu'il ait à soutenir des guerres fréquentes, qui multiplient pour elle les chances de fortune et d'avançement. L'un des premiers intérêts des colleges électoraux, c'est qu'on examine sévèrement les dépenses publiques, et qu'on supprime toutes celles qui ne sont pas d'une évidente utilité; l'un des premiers intérêts de l'armée, c'est qu'on n'examine point les dépenses publiques, parce qu’utiles ou inutiles, celles qu'on fait pour elle doivent naturellement lui paraître indispensables. L'un des premiers intérêts des colléges électoraux, c'est qu'on réforme graduellement toute institution qui gêne ou grève [114] le public sans lui être d'aucun profit. L'un des premiers intérêts de l'armée, c'est qu'on n'accorde rien à l'esprit de réforme, parce que, de réforme en réforme, cet esprit pourrait finir par arriver jusqu'à l'armée. En un mot, les colléges électoraux ont, par leur nature, tous les intérêts de la paix et de la liberté à faire triompher, et l'armée, par sa nature, tend à faire prédominer tous les intérêts contraires. Il y a lutte manifeste entre le pouvoir chargé d'exprimer les voeux du public, et le pouvoir chargé de les appuyer. Or , quand, dans un pays , la force et la volonté publiques sont divisées d'intérêt, il est difficile que le gouvernement ait une assiette bien fixe. L'armée qu'institue la loi de recrutement n'est donc guère plus favorable à la stabilité du trône qu'à l'indépendance et aux libertés du pays.

Mais, que prétendez-vous ? dira-t-on : voulez-vous prouver que la France peut se passer d'armée? Aucunement. Nous savons que notre indépendance, nos libertés, notre gouvernement et les institutions sur lesquelles il se fonde peuvent avoir, au dehors et au dedans, des ennemis redoutables, contre lesquels la force seule peut les mettre en sûreté. Mais nous [115] sommes convaincus qu'une force armée, de la nature de la nôtre, est peu propre à remplir cet objet. Nous sommes convaincus que notre indépendance est mal assurée par une armée à qui l'on a fait un besoin de la guerre, et qui tend à la fois à accroître nos dangers et à diminuer nos forces; nous sommes convaincus que nos libertés sont mal défendues par une armée qui a, comme armée, des intérêts contraires à ceux de la liberté. Nous sommes convaincus que le gouvernement est mal affermi par une armée dont l'esprit lutte contre celui. des institutions qui lui servent de base. Nous croyons, en un mot, que la nature de notre force armée devrait être analogue à celle du gouvernement, et qu'elle devrait avoir pour mobile les intérêts mêmes que nos institutions tendent à faire prévaloir.

Cette idée que la nature de toute force armée doit être analogue à celle du gouvernement qui l'emploie, est l'idée fondamentale de l'ouvrage du général Tarayre. « De toutes les institutions publiques , dit-il, la force armée est celle dans l'établissement de laquelle il importe le plus à un gouvernement de se bien conformer au principe de sa constitution; car c'est celle dont l'action est le plus énergique, et qui tend, [116] le plus directement à l'affaiblir ou à le consolider. » Le général Tarayre, montre comment, dans toute forme de gouvernement, on a toujours eu soin d'approprier la force armée à l'objet de l'institution politique, de telle sorte qu'elle vint naturellement à l'appui des intérêts qu'il s'agissait de faire prédominer. « Dans le pur despotisme, dit-il, il n'y a proprement qu'un intérêt dominant : celui du despote. La force publique. y doit donc être composée d'hommes qui soient, dans toute l'acception du mot, les instrumens de la force du despote. « La monarchie féodale, poursuit-il, a une base plus large que le gouvernement purement despotique. On, la peut définir, une association de corps privilégiés dans laquelle chacun a fait ses conditions. Sa force se compose de l'union de ces corps et de l'assujettissement du peuple qui supporte le fardeau de leurs priviléges, et qui sert de matière à leurs exactions. Dans un tel gouvernement, il serait peu prudent de composer la force armée d'hommes pris dans la classe moyenne, qui est celle sur laquelle pèse spécialement le poids du pouvoir, et qui doit être naturellement ennemie de ceux qui l’exercent. Régulièrement, elle doit être composée de vagabonds et de gentilshommes, c’est-à-dire, de soldats recrutés parmi les prolétaires et de chefs pris dans les classes privilégiées. »

Passant ensuite au gouvernement représentatif, le général établit que, dans ce gouvernement, comme dans tons, la force armée doit être composée de manière à faire prévaloir les intérêts que le gouvernement a pour objet de défendre. Il commence, en conséquence, par rechercher quels sont ces intérêts. « Les intérêts que protege le gouvernement représentatif, dit-il, different essentiellement de ceux que tendent à faire prévaloir les autres sortes de gouvernement. L'objet du gouvernement despotique est de mettre un peuple à la discrétion d'un homme; celui de la monarchie féodale est de le soumettre à la domination de certaines classes d’hommes; le gouvernement représentatif tend à le soustraire à toute domination; son objet est de mettre les individus à l'abri des exactions et des violences, de leur assurer å tous, et à peu de frais, la plus grande liberté possible dans le travail, et la plus grande sûreté possible dans la jouissance des fruits de leurs travaux. »

Ayant ainsi défini l'objet précis du gouvernement représentatif, le général Tarayre montre comment la force armée peut être appropriée [118] à cet objet et mise en harmonie avec les institutions qui y sont conformes. Il montre de quels élémens il la faut composer pour cela, comment elle doit être organisée , et quels en doivent être les mobiles.

On voit bien clairement, dit-il, où il faut chercher les élémens de la force publique dans ce gouvernement, et de quels hommes il convient de la former pour qu'elle offre un appui véritable aux intérêts qu'il protége. On doit la former de tous les hommes qui possèdent quelque fortune et qui cherchent à l'accroître par le travail; de tous ceux qui, par leurs lumières, leur industrie, leurs capitaux, concourent de quelque manière à l'activité, à la vie, à la prospérité sociales. Sous ce gouvernement, poursuit-il, la force publique , qu'elle soit employée à faire la police locale, à poursuivre les malfaiteurs, où à repousser l'ennemi, ne doit présenter qu'un corps homogène de citoyens directement intéressés au maintien des libertés que garantit le gouvernement, et armés pour les défendre. Il faut , dit-il encore, qu'elle soit composée d'élémens analogues à ceux dont on a formé les colléges électoraux; il faut aller puiser la force à la même source que la loi. Le législateur a composé les colléges électoraux des hommes [119] les plus intéressés au maintien de la sûreté de la propriété, de la liberté; il doit, pour être conséquent, composer pareillement la force publique d'hommes intéressés au maintien de la liberté, de la propriété et de la sûreté.

Le général Tarayre pense, en conséquence, qu'il y aurait de certaines conditions de fortune, à exiger des hommes qui seraient appelés à faire partie de la force publique. Il voudrait que la masse de cette force ne fût composée que des Français de vingt à soixante ans, qui auraient, ou dont les pères auraient le droit de concourir à l'élection des administrations municipales. Il voudrait en outre que tout individu de cette masse qui serait appelé à un service actif, ne pût se faire remplacer que par un électeur municipal, ou par un fils d'électeur, ou par un homme à qui il aurait préalablement constitué en toute propriété un immeuble ou un capital d'une valeur suffisante pour lui donner le droit d'être électeur. Tels sont les élémens dont il pense que devrait être composée la force armée. Voici maintenant quelles seraient ses idées sur l'organisation de cette force.

Il donnerait à la force publique, considérée dans son ensemble, le nom de garde nationale. La garde nationale serait divisée en garde [120] mobile, destinée à repousser les agressions étrangères, et en garde sédentaire ou municipale destinée à faire la police intérieure. La garde nationale mobile serait composée d'hommes de vingt à vingt-six ans, et la garde sédentaire d'hommes de vingt-six à soixante. Nous ne dirons rien des idées du général sur l'organisation de la garde sédentaire ; mais nous devons faire connaitre son organisation de la garde mobile, dont la destination serait la même que celle de l'armée permanente actuelle.

D'après ses vues , « la garde nationale mobile serait organisée comme la garde nationale sédentaire, mais dans des cadres à part. Elle serait armée de fusils de calibre, et équipée de gibernes. L'armement et l'équipement ne resteraient pas à la disposition des hommes. Ils seraient déposés dans un ou plusieurs arsenaux, établis dans chaque département, et placés sous la surveillance de l'autorité publique. La garde mobile ne serait pas astreinte à avoir d'uniforme. On pourrait lui faire porter l'habit gaulois pendant la durée des exercices. Elle serait réunie tous les ans dans chaque département, par bataillons ou légions, en un ou plusieurs rassemblemens, pour être exercée au maniement des armes et aux évolutions. Elle serait soldée [121] pendant le temps de sa réunion ; elle ne serait employée à faire aucun service intérieur. »

Telle serait la force qui serait spécialement destinée à de défendre le pays en cas d'invasion. Cette force, comme on voit, resterait habituellement dans ses foyers. Mais , d'après les plans du général, il devrait en être annuellement extrait de quoi former une armée active qui serait placée aux frontières. Cette armée, composée d'artillerie, de cavalerie et d'infanterie, serait recrutée par la voie de sort, parmi les membres de la garde nationale mobile de l'âge de vingt ans. La durée du service ne pourrait que de six ans pour l'infanterie , et de sept ans pour la cavalerie et l'artillerie. La fixation de cette armée serait votée tous les ans par les chambres. Elle pourrait, si la défense du territoire l'exigeait, recevoir un grand développement ; elle pourrait embrasser dans ses cadres la garde mobile toute entière ; mais elle serait habituellement très-peu forte. Le général Tarayre ne pense pas qu'en temps de paix elle dût s'élever à plus de cinquante mille hommes. Vingt mille hommes d'infanterie lui paraîtraient suffire pour surveiller notre seule frontière attaquable , depuis Huningue jusqu'à Dunkerque. Cependant il voudrait qu'on tint [122] sur pied des troupes de cavalerie et d'artillerie dans une proportion plus grande, à cause de la longueur et de la difficulté de l'instruction dans ces deux armes. « Je proposerais , dit-il, d'avoir sur pied un cadre de trente mille hommes de cavalerie qui, en temps de paix , serait réduit à vingt mille hommes et quinze mille chevaux, et un cadre de quinze mille hommes d'artillerie, réduit à dix mille en temps de paix. » Telle est, en gros, la manière dont le général Tarayre organiserait la force publique. Il nous reste à montrer par quel ressort il voudrait qu'elle fût mise en mouvement.

Ce ressort se découvre dans la nature même des élémens dont il la compose, et dans le but pour lequel elle est instituée. Elle est instituée pour la conservation des biens que tend à garantir le gouvernement représentatif; elle est composée des hommes les plus intéressés à les défendre ; le général veut que ces hommes ne soient mus que par l'intérêt même qu'ils ont à les défendre. Il pense que la honte et le malheur de se laisser conquérir sont des stimulans assez forts pour exciter un peuple, et surtout des Français, à repousser toute invasion étrangère. Il ne veut pas qu’on introduise dans une force purement défensive d'autre principe d’action. [123] Il croit qu'on la dénature sitôt qu'on lui fait du service une ressource, et qu'on l'excite à se battre par l'espoir de l'avancement. Un tel mobile , suivant lui , ne peut convenir qu'à une armée destinée à la conquête. Entre le mobile qu'on doit donner à une armée destinée à la conquête , dit-il, et celui qu'on doit donner à une armée destinée à la défense , la différence est extrême ; elle est aussi grande que celle qui existe entre l'objet de ces deux forces. Tandis que la première doit être excitée à se battre par l'appât du butin et l'espoir des récompenses militaires, il faut que la seconde ne soit poussée à la guerre que par l'effroi du pillage et le besoin de sauver les biens acquis par le travail. La chose la plus contraire à la nature de celle-ci, serait qu'elle eût ce qu'on appelle un esprit militaire, et que la guerre fût pour elle un métier , une industrie. L'objet fondamental des lois de son institution doit être d'empêcher que cela n'arrive.

Pour cela deux conditions lui paraissent indispensables. La première , c'est de faire que cette force soit toujours composée d'hommes ayant un intérêt direct à la conservation des biens que tend à garantir le gouvernement représentatif, et nous avons vu quelles précautions [124] il prend pour cela. La seconde, c'est d'éviter que les lois de son organisation et de sa discipline lui fassent perdre de souvenir des affections natives et les habitudes de la vie privée, et il l'organise, en effet , dans cette vue. Ces précautions sont très-sages sans doute ; mais il nous paraît évident qu'elles ne suffisent pas. Il n'y a qu'un moyen efficace d'empêcher que le service militaire ne dégénère en industrie, l'armée ne se dénature; c'est de ne point attacher de salaires aux grades , du moins aux grades élevés, et d'en faire une charge imposée à la fortune. Si l'on attache des salaires, des honneurs et toute sorte de distinctions aux emplois de l'armée , on aura beau la composer avec choix et l'organiser avec prudence, on n'empêchera pas qu'on n'y, aspire aux grades, qu'on n'y aspire à la guerre , qu'on n'y aspire à se vendre, et que par conséquent le service militaire ne devienne un véritable métier, et l'armée un pur instrument de despotisme et de conquête. Dans une bonne organisation de la force publique, on ne devrait salarier les hauts emplois que dans les armes savantes, les seules dans lesquelles il soit nécessaire de faire une profession du service militaire.

En résumant les idées du général Tarayre, [125] nous voyons que, dans son système, la force publique serait composée d'une armée d'observation des frontières habituellement très-peu nombreuse, mais susceptible d'une grande extension et qui aurait sa base dans la garde nationale mobile, qui aurait sa base dans la garde nationale sédentaire ou municipale , qui aurait sa base dans la propriété, dans l'industrie , dans tous les intérêts que tend à faire prévaloir le gouvernement représentatif. Nous voyons en outre que dans ce corps , on ne pourrait se porter à la défense du pays que par le désir de mettre ces grands intérêts à couvert, par le besoin de sauver sa personne , ses libertés, sa fortune, et , si l'on veut, par l'attrait d'une gloire qui serait véritable alors , parce qu'elle serait pure d'ambition.

Il y a loin sans doute de cette organisation de la force publique à celle qui existe ; mais pense-t-on qu'elle fût moins propre à nous faire respecter, et à fonder solidement notre indépendance ? Une pareille organisation, dit le général Tarayre, aurait ce double avantage qu'elle ne présenterait rien d'hostile aux étrangers , et que cependant elle rendrait la France extrêmement puissante. La nation s'exercerait sans péril au maniement des armes ; [126] elle recouvrerait le sentiment de ses forces sans concevoir le désir d'en abuser ; elle deviendrait bientôt inexpugnable. Cet état aurait ceci de particulièrement avantageux, qu'il ne nuirait presque point à l'agriculture , à l'industrie , aux arts, et qu'il nous déchargerait , en très-grande partie, des énormes dépenses dans lesquelles nous entraîneront sans aucun fruit, pendant la paix , une armée active et une armée de réserve de cinq ou six cent mille hommes. Il est permis de croire , ajoute le général, qu'aucune puissance n'oserait attaquer une nation ainsi organisée : sa modération lui assurerait de nombreux amis, et ses ennemis s'éloigneraient en considérant sa puissance.

Ce jugement que le général Tarayre porte lui-même de son système, et que vous adoptons en entier, serait susceptible de recevoir d'utiles développemens que nous regrettons de ne pouvoir lui donner ici. On en trouvera une partie dans l'ouvrage de l’auteur.

D….R.

 


 

Notes

[1] A Paris, à la librairie d'Aimé-Comte, rue Gît-le-Cæur no. 10; chez Delaunay et Pélicier, au Palais-Royal; et chez Mongie, boulevart Poissonnière, no. 18.

[2] Discussion à la chambre des députés sur la loi de recrutement. (Moniteur du 21 janvier 1818.)

[3] « Je veux que les dispositions de la charte qui appellent indistinctement tous les Français aux grades et aux emplois ne soient point illusoires; et que le soldat n'ait d'autres bornes à son honorable carrière que celle des talens et des services. » (Discours du trône à l'ouverture de la session de 1819.)

[4] Le lieutenant général Lahoussaye , commandant la 14e. division militaire, en ouvrant dernièrement à Caen une école d'enseignement mutuel pour les militaires de sa division , s'exprimait ainsi : « Cette nouvelle méthode , simple, facile et prompte, donnera , avec les premiers élémens de l'instruction, l'espoir de l'avancement, et procurera au soldat les moyens d'acquérir les connaissances indispensables pour obtenir des grades que ses chefs regrettaient souvent de ne pouvoir accorder à sa bravoure éprouvée, à son exacte discipline. »

A Bordeaux , le général commandant la division , en ouvrant une école semblables a parlé dans le même sens « Le ministre, a-t-il dit, qui a si vivement défendu à la tribune des chambres sa loi sur le recrutement, n'aura pas dit vainement ces paroles mémorables. « Le roi veut que le soldat mesure d'un coup d'oeil la carrière qu'il doit parcourir, et puisse arriver à tous les grades suns autres limites que ses talens et ses devoirs. » Le général, après avoir cité ces paroles, a ajouté que ces promesses seraient vaines si l'on donnait pas au soldat l'instruction nécessaire pour pouvoir remplir des grades. (Voyez le journal du Commerce du 10 mars 1819.)

Il est aisé de juger que l'instruction primaire distribuée dans un pareil esprit ne devra pas avoir pour effet d'affaiblir dans l'armée le désir de l'avancement, et par conséqucnt le besoin de la guerre.