BarthÉlÉmy-Pierre-Joseph-Charles Dunoyer (1786-1862) |
This is part of an Anthology of writings by Charles Comte (1782-1837), Charles Dunoyer (1786-1862), and others from their journal Le Censeur (1814-15) and Le Censeur européen (1817-1819).
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CE03: [CD?], CR “Traité d'économie politique, ou simple exposition de la manière dont se forment, se distribuent et se consomment les richesses, 3e. édit., par M. Jean-Baptiste Say,” (CE T. 1, (1817) [19 December 1816], p. 159-227.
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The writings of the economist Jean-Baptiste Say had a profound impact on the thinking of Charles Comte and Charles Dunoyer in the years 1815 to 1817. Say's Treeatise on Political Economy was reviewed three times, the first review was of the 2nd edition of 1815, but the issue of their magazine was seized by the police
TRAITE D'ECONOMIE POLITIQUE, OU SIMPLE EXPOSITION DE LA MANIERE DONT SE FORMENT, SE DISTRIBUENT ET SE CONSOMMENT LES RICHESSES;
TROISIÈME ÉDITION,
A laquelle se trouve joint un Epitôme des principes fondamentaux de l'Economie politique;
Par Jean-Baptiste SAY,
Chevalier de Saint-Wolodimir, membre de l'Academie imperiale des Sciences de Saint-Pétersbourg, de celle de Zurich, etc.; professeur d'Économie potitique à l'Athenee de Paris.
(2 vol. in-8o. : prix, 12 fr., et 15 fr. par la poste. A Paris, chez Déterville, libraire, rue Hautefeutille, n°. 8.)
(Premier article)
Il y a deux sortes de systèmes : les uns, enfantés par des imaginations ardentes ou bizarres, ne reprisant rien de réel, et peuvent être modifiés [160] de mille manières; les autres, faits sur des observations justes, n'ont rien d'arbitraire, et sont immuables comme les choses même qu'ils représentent ou dont ils ne sont que l'exposition : les premiers paraissent ordinairement dans les temps de barbarie, et obtiennent un grand succès parmi les gens médiocres et les esprits faux, toujours -portés à admirer ce qu'ils entendent le moins; les seconds ne se montrent que chez des peuples déjà éclairés, et excitent peu d'enthousiasme parce qu'ils portent avec eux les caractères de l'évidence, et qu'ils ne permettent pas aux imaginations de divaguer ; ceux-ci répandent une lumière vive et durable, et acquièrent avec le temps l'autorité de la raison et de la vérité; ceux-là, au contraire, après avoir jeté quelques fausses lueurs, disparaissent comme des météores, et laissent le monde dans l'obscurité.
Dans les sciences physiques ou naturelles, les faux systèmes j quoique nuisibles, .peuvent cependant n'avoir que des conséquences peu dangereuses : quelles que soient les opinions qu'on ait sur l'organisation de l'univers, les astres n'en suivent pas moins leur cours, et tous les livres du monde ne sauraient en déranger la marche. D'ailleurs, en physique, les expériences, quelque coûteuses qu'elles soient, ne peuvent nuire [161] qu'à ceux qui les font. Mais dans les sciences morales ou politiques, il n'en est pas de même: ici les expériences ne se font pas sur les choses, elles se font sur les peuples, et un faux système suffit quelquefois pour faire le malheur de plusieurs générations. Cependant c'est dans ces sciences qu'on en a fait le plus : on n'a pas cru qu'en morale, comme en physique, la nature eût une marche réglée; et que le meilleur système, ou pour mieux dire le seul bon, fût celui qui exposerait simplement la manière dont les choses se passent. On s'est imaginé que dans cette science tout était arbitraire : parce qu'on a vu que l'homme pouvait se plier à quelques règles, on-a cru ou l'on a fait semblant de croire qu'il pouvait se plier indifféremment à toutes, et les hommes qui n'avaient réfléchi sur rien, qui n'avaient rien vu, rien observé, se sont cru aussi savans que ceux qui avaient passé leur vie à étudier.
La manie- de chercher des règles de conduite dans son imagination, au lieu de les chercher dans la nature même de l'homme, a eu peu de danger dans les individus qui n'ont joui d'aucun pouvoir ou d'aucun crédit; mais lorsqu'elle s'est trouvée chez des hommes auxquels on supposait de grands talens, ou qui étaient revêtus d'une autorité très-étendue, elle a eu les résultats les [162] plus funestes. Machiavel, traçant, dans son prince, les règles de la politique astucieuse ou atroce suivies par quelques cabinets, faisait un système, et préparait ainsi le malheur des peuples à venir; Charles IX ordonnant les massacres de la St.-Barthélemi, exécutait un système, celui de l'égalité des opinions religieuses; Louis XIV proscrivant des milliers de familles, exécutait aussi un système, c'était le même que celui de Charles IX; Roberspierre (sic) envoyant à l'échafaud les hommes les plus éclairés et les plus riches de la nation,,exécutait un système analogue, celui de l'égalité absolue en politique; Bonaparte faisant périr toutes les années sept ou huit cent mille hommes, exécutait un système d'un autre genre, il constituait des monarchies.
En économie politique, les faux systèmes n'ont pas été moins funestes à l'espèce humaine qu'en religion ou en politique : car il faut leur attribuer la plupart des malheurs qui ont désolé le monde . Les horreurs commises par les Espagnols en Amérique pour y amasser de l'or ; les crimes commis dans les Indes par les Anglais pour soumettre ce pays à leur domination ; les guerres faites ou suscitées à la France par le gouverne-r ment d'Angleterre depuis des siècles, pour détruire l'industrie française ; le blocus continental [163] de Bonaparte et sa guerre de Russie pour détruire l'industrie anglaise; la guerre actuelle de l'Espagne contre les peuples de l'Amérique méridionale; enfin, presque toutes les calamités qui ont pesé ou qui pèsent encore sur les peuples, n'ont eu lieu que parce qu'on s'est opiniâtre à faire exécuter de faux, systèmes d'économie politique. Tous ces systèmes ont tourné ou tourneront à la ruine et à la honte de ceux qui les ont soutenus ; parce que la nature agissant par des lois constantes et invariables, finit toujours par vaincre les obstacles qu'on lui oppose.
Les sciences morales et politiques ne sont pas plus arbitraires que les sciences physiques ou naturelles; dans les unes comme dans les autres, on ne s'instruit que par l'observation. L'organisation de l'homme est aussi invariable que l'organisation d'une plante, et les phénomènes généraux qui en résultent, sont aussi indépendans du moraliste ou du législateur, que les phénomènes résultans de l'organisation des êtres inanimés, sont indépendans du naturaliste qui les observe et nous les fait connaître. Dans toutes ses parties, la nature suit une marche constante et invariable; les choses, dans les mêmes circonstances, arrivent toujours de la même manière; il ne peut donc y avoir qu'une bonne [164] manière de les exposer; il ne peut y avoir qu'un bon système dans chaque science, et les plus grands génies n'ont d'autre avantage sur le commun des hommes, que de bien voir comment les choses se passent, et de les exposer comme il les ont vues. Locke et Condillac, étudiant les facultés de l'homme, n'ont pas plus créé l'entendement humain, que Newton, en observant les astres, n'a produit la gravitation universelle; les premiers comme le dernier ne se sont instruits que par .l'observation des faits, et ne nous ont donné des connaissances qu'en nous faisant voir ce qu'ils avaient eux-mêmes vu.
Il semble que, dans l'étude des choses, les hommes ont toujours suivi une marche inverse de leur utilité : ils se sont occupé d'abord: de fables ou de poésie; ils ont ensuite porté leur attention sur l'histoire, c'est-à-dire sur les erreurs de leurs ancêtres ; les sciences physiques ou naturelles sont venues plus tard, et enfin l'étude de l'homme est venue la dernière.[1] Les [165] peuples, à cet égard, se sont conduits comme des individus : il leur a falu des contes dans leur enfance, des hochets ou des jeux dans leur adolescence, et des études utiles dans l'âge mûr. Sans qu'il soit nécessaire de rechercher dans la nature de l'esprit humain, les causes générales qui ont déterminé les hommes à suivre cette marche, on peut indiquer les causes particulières qui ont retardé les progrès des sciences morales, ou qui en ont fait un véritable chaos.
Une science ne peut faire des progrès que lorsque les hommes sont réunis en société, et que leur temps n'est pas absorbé par la recherche des choses les plus nécessaires à leur existence. Mais s'il faut une société organisée pour se livrer à l'étude des sciences, il faut un gouvernement et des lois pour avoir une société. Des institutions sociales, bonnes ou mauvaises, doivent donc précéder les études nécessaires à la connaissance de l'homme, c'est-à-dire qu'on doit établir une société, avant de connaître les bases sur lesquelles une bonne société doit être fondée. Comme les hommes qui gouvernent trouvent toujours que le meilleur des gouvernemens est ce-lui dans lequel ils se trouvent, et que le pire est celui qui les déplacerait, il est donc naturel qu'ils cherchent à faire partager cette opinion [166] aux gouvernés ; qu'ils considèrent comme criminel tout homme qui chercherait à établir un autre ordre de choses, et que toutes les règles de morale et de politique se rapportent à qui est déjà établi. L'ignorance forme donc les premiers gouvernement, et c’est ensuite le besoin de commander et l'habitude d'obéir qui réduisent en système les institutions qu'elle a créées.[2]
Cependant, comme il est impossible que des hommes qui établissent des systèmes, non d'après la nature des choses, mais d'après leur imagination, puissent se rencontrer sans se communiquer leurs idées, il s'est établi une multitude de formes de gouvernement, et chacun a cru que la forme du sien était la seule bonne. Des philosophes, ou des hommes qu'on a pris pour tels, sont ensuite venus ; ils ont réduit en maximes générales des faits particuliers qu'ils avaient remarqués dans chaque pays, et ils ont présenté aux hommes comme dès règles de sagesse,- ce qui n'était au fond, que le produit de [167] l'ignorance ou du hasard, ou même de quelque chose de pire. Les sciences morales et politiques n'ont donc été que des recueils de systèmes arbitraires, copiés sur ceux que les peuples avaient adoptés avant que d'avoir aucune connaissance de l'homme. Ces systèmes ont ensuite été multipliés, soit par le désir de plaire aux gouvernemens, soit par la vanité de produire quelque chose de nouveau. Comme il est plus facile at plus expéditif de lire des livres que d'étudier les choses, les législateurs et les moralistes modernes ont trouvé qu'ils n'avaient rien de mieux a faire que de prendre pour modèle les institutions de leurs prédécesseurs. Semblables à Procruste qui égalait à la longueur de ses lits les voyageurs qu'il attirait dans son antre, ils ont choisi dans les systèmes arbitraires qu'ils ont trouvé faits, celui qui convenait le plus à leurs vues ou à leur caractère, et ils ont voulu que tous les hommes soumis à leur autorité y fussent rapportés.
En législation et en morale, la plupart des peuples pourront être tenus long-temps encore dans les lits de Procruste. En sera-t-il de même en économie politique ? Cette question revient à celle-ci : les écrivains et les gouvernemens ont-ils adopté ou adopteront-ils un système fondé sur la nature même des choses, ou s’égareront-ils [168] encore dans des systèmes imaginaires ou arbitraires ? Il n'entre pas dans notre objet d'examiner ici quelles sont les maximes suivies par les gouvernemens ; nous obséderons seulement que lorsqu'un peuple n'a que de fausses idées sur ses véritables intérêts, il est impossible que ceux qui le gouvernent en aient de justes. Deux puissances se disputent aujourd'hui l'empire du monde : la force et l'opinion; tant que celle-ci reste muette ou inactive, la première agit seule; si les peuples veulent être bien gouvernés, il faut donc qu'ils s'éclairent et qu'ils se forment des opinions justes sur les choses qui les intéressent. Un gouvernement, quelle que soit l'étendue de son autorité, se hasarde rarement à choquer le sens d'une nation; jamais il ne parviendrait à faire exécuter une loi qui serait contraire à la raison publique : des ministres peuvent bien souffrir qu'on les considère comme de petits despotes, mais il n'en est aucun qui veuille passer pour un imbécille ou pour un fou .
C'est sur tout en économie politique qu'il importe aux peuples de s'éclairer. Mais comment parviendront-ils à acquérir des lumières? La plupart des hommes n'ont ni le temps ni la capacité nécessaires pour s'instruire sans le secours des livres ; et il existe une telle méfiance contre [169] les écrivains qui s'occupent aujourd'hui de sciences morales ou politiques, que chacun se sent disposé à condamner un ouvrage avant même de l'avoir lu. Deux causes ont concouru à faire naître cette méfiance ; la première, c'est l'arbitraire qu'on a remarqué dans presque tous les ouvrages qu'on a déjà lus;[3] la seconde, le peu de bonne foi qu'on trouve dans la plupart des écrivains. Pendant les quinze années qu'a duré le règne de Bonaparte, tous les hommes qui ont voulu ne pas sacrifier à l'idole du jour, ont été tenus dans l'ombré; et on ne s'est pas borné à les écarter des affaires publiques : on leur a interdit de se faire connaître par des ouvrages qui auraient pu honorer leur caractère. La génération qui s'est élevée pendant cet intervalle, n'a donc connu que les hommes qu'il avait plu au chef de mettre en scène; et à peine le grand drame politique a été joué, que la plupart des acteurs ont disparu pour changer de costume, et reparaître aux yeux du public avec un rôle nouveau, fies brusques métamorphoses ont inspiré [170] une telle méfiance que toutes les fois qu'on voit paraître un écrivain qu'on ne connaît pas, on se demande avec inquiétude et avant même de juger ses écrits, quel est cet homme ? Si l'on reçoit une réponse satisfaisante, on lit l'ouvrage ; sinon, on le rejette ou on le parcourt avec dégoût.
Les personnes qui ne connaissent pas M. Say pourront aussi nous demander, avant de lire son ouvrage, quel est cet homme? La réponse, facile pour nous, sera satisfaisante pour nos lecteurs; car si dans tous les temps on doit se trouver heureux d'avoir un homme de plus à estimer, à combien plus forte raison ne doit-on pas l'être à une époque où il est si rare de rencontrer des hommes d'un caractère honorable! Nous prendrons notre réponse dans l'avertissement même qui se trouve en tête de l'ouvrage, et qui en renferme l’histoire.
« La première édition de cet ouvrage, y est-il dit, parut en 1803. L'auteur exerçait alors des fonctions qui pouvaient devenir importantes (celles de tribun.) Il s’aperçut bientôt qu'on voulait, non pas travailler de bonne foi à la pacification de l'Europe et au bonheur de la France, mais à un aggrandissement personnel et vain, bien insensé, puisqu'il devait amener l’humiliation et la ruine ; ce que l'on conservait de [171] formes de la liberté, ce que l'on proclamait du respect pour les droits de la nation et de l'humanité, n'était plus qu'un semblant destiné à leurrer le gros du public. Quant aux hommes qu'on ne pouvait duper, et qui ne se laissent pas acheter, ils étaient contenus par une administration active, appuyée de la force militaire,
» Trop faible pour s'opposer à une telle usurpation, et ne voulant pas la servir, l'auteur dut s'interdire la tribune; et revêtant ses idées de formules générales, il écrivit des vérités qui pussent être utiles en tout temps et dans tous les pays. Telle fut l'origine de ce Traité d'économie politique.
» Après y avoir travaillé trois ou quatre ans, l'auteur n'avait encore que les matériaux d'un bon ouvrage; et cependant le despotisme, ennemi né du bon sens, poursuivait sa marche effrayante. Une police inquiète, acquérant chaque jour quelques-uns des droits que perdait la liberté, on voyait s'approcher de nouveau et sous d'autres livrées, cette époque de terreur où le philosophe paisible et ami du bien courait le danger d'être assailli dans son domicile, et de voir ses manuscrits, fruits pénibles des ses veilles, saisis et dispersés. L'auteur sauva le sien [172] par l'impression, tout imparfait qu'il était, et tandis qu'on le pouvait encore.
» Il fut éliminé du Tribunat; et en même temps, par une contradiction qui n'étonnera que ceux qui n'ont pas assez étudié les hommes et les époques, on le nomma à un emploi lucratif. Mais comme il était hors de son pouvoir de changer les principes de l'administration, et hors de sa volonté de coopérer à des désastres, il envoya sa démission, et résolut d'essayer, dans un cercle borné, de faire le bien qu'on devait désormais désespérer d'opérer en grand. Il forma dans un méchant village, à cinquante lieues de Paris, une manufacture où quatre cents ouvriers, la plupart composés de femmes et d'enfans, trouvèrent de l'occupation; en peu d'années, il eut la satisfaction de voir l'industrie et l'aisance animer des campagnes où, durant des siècles, un régime féodal et monacal n'avait su entretenir que la mendicité et la misère.
» Ses loisirs furent employés à perfectionner ce livre, qu'on ne pouvait plus dès long-temps se procurer dans la librairie : il menait ainsi de front la théorie et la pratique. Enfin il profita de l'espèce de liberté qui suivit l'entrée en France des armées de l'Europe entière, pour donner de [173] cet ouvrage une seconde édition, beaucoup moins imparfaite que la première. Le Traité d’économie politique reparaît aujourd'hui avec de nouvelles et importantes corrections, où l'auteur a mis à profit les conversations qu'il a eues avec les hommes les plus distingués de la France et de l’Angleterre. »[4]
La conduite ferme et désintéressée d'un écrivain est d'un favorable augure pour ses ouvrages, sur-tout dans les sciences morales et politiques; cependant ce n'est qu'une présomption, et dans cette matière, une présomption ne dispense pas de la preuve.
On peut être honnête homme et faire mal des vers.
On peut aussi avoir un grand caractère, être, vm homme désintéressé, un excellent patriote, et n'avoir pas pour cela les moyens de faire un bon ouvrage; nous devons donc examiner le Traité d’économie politique en lui-même, et abstraction faite, de toute considération personnelle. L'auteur a-t-il suivi une bonne méthode [174] dans ses recherches? Son système est-il l'exposition fidèle de la manière dont les choses se passent naturellement, ou n'est-il, comme la plupart des ouvrages de politique ou de morale, qu'un recueil de vieilles erreurs tournées en maximes générales?
Le titre même de l'ouvrage et le discours préliminaire annoncent déjà que M. Say a fort bien senti qu'une science, quelle qu'elle soit, n'est pas un recueil de maximes ou de recettes, mais une suite de faits généraux qui s'enchaînent mutuellement, et qui dérivent les uns des autres. Il a cherché l'économie politique, non pas dans son imagination, mais dans les choses mêmes. « En commençant cet ouvrage, dit-il, j'ai dépouillé tout système, Que voulais-je prouver? Rien. Je voulais exposer comment les richesses se forment, se répandent et se détruisent. De quelle manière pouvais-je acquérir la connaissance de ces faits ? En les observant. C'est le résultat de ces observations que je donne. Tout le monde peut les refaire. »
» En économie politique, comme en physique, comme en tout, dit-il ailleurs, on a fait des systèmes avant d'établir des vérités, parce qu'un système est plutôt bâti qu'une vérité n'est découverte. Mais cette science a profité des [175] excellentes méthodes qui ont tant contribué aux progrès de plusieurs autres ; et elle a fait elle-même des progrès remarquables depuis qu'elle n'a plus admis que les faits bien observés et les conséquences rigoureuses de ces mêmes faits ; ce qui exclut totalement ces préjugés, ces autorités qui, en science connue en morale, en littérature et comme en administration, viennent s'interposer entre l’homme et la vérités.
Comparant l'économie politique à la statistique, M. Say observe que la première, nous fait connaître, toujours d'après des faits bien observés, quelle est la nature des richesses. De la connaissance • de leur nature, ajoute-t-il j elle déduit les moyens de les créer ; elle expose la marche que les richesses suivent dans leur distribution, et les phénomènes qui accompagnent leur anéantissement. C'est l'exposé des faits généraux qui s'observent en cette matière. C'est par rapport aux richesses, la connaissance des effets et des causes. Elle montre quels faits s'enchaînent nécessairement; tellement que l'un est la suite, de l'autre, et pourquoi l’un est la suite de l’autre. Mais- elle ne cherche plus ses explications dans des suppositions; il faut que l'on conçoive nettement, d'après la nature de chaque chose, pourquoi l'enchaînement a eu lieu; il [76] faut que la science vous conduise d'un chaînon à l'autre, de telle sorte que tout esprit bien fait puisse voir clairement de quelle manière ces chaînons se tiennent. C'est ce qui constitue l'excellence de la méthode moderne.
Mais quoi ! dira-t on, si l'auteur n'imagine rien, s'il se borne à exposer les faits qui se passent journellement sous nos yeux, à quoi bon prendre la peine de faire un livre ? N’avons-nous pas des yeux comme lui pour voir comment les choses se passent? Sans doute, nous avons des yeux; mais nous avons besoin qu'on nous apprenne à en faire usage, et qu'on nous fasse remarquer ce qui est devant nous. Si nous savions observer les choses par nous-mêmes, tous les livres sur les sciences seraient inutiles ; car, lorsqu'ils sont bien conçus, ils ne contiennent pas autre chose que des expositions de faits. L’économie politique ne crée ni ne détruit les richesses ; mais elle nous fait voir comment elles se créent et se détruisent; elle nous' fait voir comment les particuliers et les peuples, qui ne sont que des réunions de particuliers, se ruinent souvent en croyant s'enrichir ; et ce n'est pas là une connaissance frivole.
Dans un discours préliminaire, l'auteur détermine le champ où peuvent s'étendre les [177] recherches de cette science, et l'objet qu'elles doivent se proposer ; il fait voir comment on s'est égaré, lorsqu'on a confondu l'économie politique avec la politique pure, ou avec les connaissances des arts ou des sciences qui peuvent concourir à la formation des richesses ; il attaque les préjugés qui se sont formés contre l'économie politique ; il démontre l'utilité de cette science; il en suit les progrès, et détermine les pas qui lui restaient à faire. Au nombre des causes qui ont contribué à lui faire faire des progrès, l'auteur place avant toutes les autres les révolutions qui sont arrivées en Europe depuis vingt-cinq ans.
» Mais ce qui sur-tout contribue aux progrès de l'économie politique, dit-il, ce sont les circonstances graves où le monde civilisé s'est trouvé enveloppé depuis vingt-cinq ans. Les dépenses des gouvernemens se sont accrues à un point scandaleux; les appels qu'ils ont été forcés, pour subvenir à leurs besoins, de faire à leurs sujets,, ont averti ceux-ci de leur importance; le concours de la volonté générale, ou du moins de ce qui en a l'air, a été réclamé, sinon établi, presque partout. Des contributions énormes, levées sur les peuples sous des prétextes plus ou moins spécieux, n'ayant pas même été suffisantes, il a fallu avoir recours au crédit ; pour obtenir [178] du crédit, il a fallu montrer ses besoins comme: ses ressources; et la publicité des comptes de l'Etat, la nécessité de justifier aux yeux du public les actes de l'administration, a produit dans la politique une révolution morale dont la marche ne peut plus s'arrêter.
» Dans le même temps, de grands bouleversemens, de grands malheurs ont fourni de grandes expériences. L’abus des papiers-monnaies, des interruptions commerciales et d'autres, ont fait apercevoir les dernières conséquences de presque tous les excès. Et tout à coup des digues imposantes rompues, de grandes invasions, des gouvernemens détruits, d'autres créés, des empires nouveaux formés dans un autre hémisphère, des colonies devenues indépendantes, un certain élan général des esprits, si favorable à tous les développemens des facultés humaines, de grandes espérances et de grands mécomptes, ont certainement beaucoup agrandi le cercle de nos idées, d'abord chez les hommes qui savent observer et penser, et par suite chez tout le monde.[5] »
[179]
M. Say, comme le titre l'indique, a divisé son traité en quatre parties. La première, qui est la plus considérable, puisqu'elle forme à elle seule la moitié de l'ouvrage, fait connaître la production des richesses ; la seconde en expose la distribution; la troisième la consommation; la quatrième est un épitôme des principes fondamentaux de l'économie politique.
Toutes les choses qui ont une valeur, telles que des métaux, des grains, des étoffes, des denrées de toutes les sortes, sont des richesses. On donne, par extension, le nom de richesses aux choses qui les produisent : ainsi, des terres, des établissemens industriels, des contrats de rentes, des effets de commerce sont des richesses, parce qu'ils servent à obtenir des choses qui ont une valeur.
La valeur des choses naît des usages auxquels elles sont propres, c'est-à-dire de leur utilité. Créer des choses qui ont de l'utilité, c'est donc créer des valeurs ; c'est créer des richesses.
Mais on ne crée pas la matière : seulement on peut la mettre sous une forme qui la rende propre à notre usage, ou qui en augmente l'utilité. Donner de l’utilité aux choses, c'est donc créer la valeur ou des richesses; et détruire l’utilité [180] des choses, c'est en détruire la valeur, c'est détruire des richesses.
Ces idées sont fort simples ; elles sont, ce semble, à la portée des esprits les plus communs; cependant elles sont la base de l'économie politique ; elles donnent la solution d'une multitude de problèmes sur lesquels on a inutilement fait plusieurs volumes, et elles détruisent des erreurs pour lesquelles on a versé et l'on verse encore des torrens de sang. Nous verrons plus tard combien ces vérités sont devenu fécondes entre les mains de M. Say.
En économie politique, la création d'utilité se nomme production. Pour mesurer exactement la production, il faudrait donc avoir une mesure exacte de l'utilité. Mais où trouver cette mesure, puisque les choses utiles ou nécessaires pour les uns, sont quelquefois superflues pour les autres? M. Say la trouve dans l'estimation générale de l'utilité de chaque objet en particulier, estimation dont on peut se faire une idée au moyen de la quantité d'autres objets qu'ils consentent à donner en échange de celui-là. Cette évaluation, nommée par Smith valeur échangeable des choses, et valeur appréciative par Turgot, M. Say la désigne plus brièvement par le nom de valeur.
[181]
Deux choses ont une valeur égale, lorsque, généralement, on consent librement à les échanger l'une contre l'autre. Quelquefois, pour comparer deux valeurs, on se sert d'un terme moyen: ainsi nous dirons qu'une aune de drap qui peut s'échanger contre un setier de blé, vaut six aunes de toile qn'on échangerait contre la même quantité de blé. Au lieu de blé, on pourrait employer pour terme intermédiaire une autre chose, du bétail, du fer, du cuivre, de l'argent, etc., alors on dirait qu'un cheval qui vaut la quantité d'argent contenue dans cent écus, a la même valeur qu'une paire de bœufs pour laquelle on consentirait à donner la même somme.
Trois genres d'industrie sont particulièrement employés à la production : l'industrie agricole, ou l'agriculture; l’industrie manufacturière ; et l’industrie commerciale, ou le commerce. On donne le nom de produits aux choses que l'industrie nous procure.
» Ces trois sortes d'industrie, qu'on peut, si l'on veut, séparer en une foule de ramifications, dit M. Say, concourent à la production exactement de la même manière. Toutes donnent une utilité à ce qui n'en avait point, ou accroissent celle qu'une chose avait déjà. Le laboureur, en semant un grain de blé, en fait germer vingt autres : il [182] ne les tire pas du néant; il se sert d'un outil puissant qui est la terre, et il dirige une opération par laquelle différentes substances, auparavant répandues dans le sol, dans l'eau, dans l'air, se changent en grains de blé.
« La noix de galle, le sulfa te de fer, la gomme arabique, sont des substances répandues dans la nature ; l'industrie du négociant, du manufacturier, les réunit, et leur mélange dorme cette liqueur noire qui permet de transmettre des connaissances utiles. Ces opérations du négociant, du manufacturier, sont analogues à celles du cultivateur ; et celui-ci se propose un but et emploie des moyens du même genre que les deux autres. »
La secte ou la société qu'on nommait des Economistes avait prétendu que l'agriculture était seule productive de richesses. Raynal avait reconnu que l'industrie manufacturière était aussi productive ; mais il avait soutenu que l'industrie commerciale ou le commerce ne produisait aucune valeur. M. Say réfute ces deux erreurs. Pour prouver combien l'industrie manufacturière est productive, il cite un exemple qui est frappant. « Une livre de fer brut, dit-il, coûte environ cinq sols à la fabrique. On en fait de l'acier, et avec cet acier, le petit ressort qui [183] meut le balancier d'une montre. Chacun de ces ressorts ne pèse qu'un dixième de grain, et, quand il est parfait, il peut se vendre jusqu'à dix-huit francs. Avec une livre de fer, on peut fabriquer, en accordant quelque chose pour le déchet, quatre-vingt mille de ces ressorts, et porter par conséquent une matière qui vaut cinq sols, à une valeur d'un million quatre cent quarante mille francs.
» L'industrie commerciale concourt à la production de même que l'industrie manufacturière, en élevant la valeur d'un produit par son transport d'un lieu dans un autre. Un quintal de coton du Brésil a acquis un usage de plus, et vaut davantage dans un magasin d'Europe que dans un magasin de Rio-Janeiro. C'est une façon que le commerçant donne aux marchandises ; une façon qui rend propres à l'usage, des choses que ne l'étaient pas; une façon non moins utile, non moins compliquée et non moins hasardeuse qu'aucunes de celles que donnent les deux autres industries. Il se sert dans le même but, et pour un résultat analogue, des propriétés naturelles du bois, des métaux dont ses navires sont construits, du chanvre qui compose ses voiles, du vent qui les enfle, de tous les agens naturels qui peuvent concourir à ses desseins, de la même manière [184] qu'un agriculteur se sert de la terre, de la pluie et des airs. »
On voit, par cet exemple, comment le commerce crée des richesses, en ajoutant aux choses une nouvelle valeur. Quelquefois il n'accroît pas seulement la voleur d'une chose, il en crée la valeur toute entière; cela a lieu lorsqu'un objet n'est d'aucune utilité dans un pays, et qu'on le transporte dans un autre où il est utile.
Et remarquons que ce n'est pas une vaine dispute que celle dans laquelle il s'agit de savoir si tel ou tel genre d'industrie est ou non productif de richesses. Quand les économistes prétendaient que l'agriculture était seule productive, ils avilissaient l'industrie manufacturière et commerçante en soutenant que les hommes industrieux de ces deux classes n’existaient qu'aux dépens des agriculteurs; et ils tendaient à ruiner l'agriculture en soutenant qu'étant seule productive, elle devait seule payer les impôts. Leur erreur venait de ce qu'ils ne s'étaient pas fait une juste idée de la richesse. A leurs yeux la matière était la richesse: ils auraient dû voir que c'était l'utilité ou la valeur de la matière; et que l'industrie manufacturière et l'industrie commerçante n'étant que l'art de donner de la [185] valeur aux choses, étaient aussi productives que l'industrie agricole.
Etant reconnu que la richesse se compose de toutes les choses qui ont une valeur, et qu'on peut la créer en donnant de la valeur aux choses, il s'ensuit qu'on peut s'enrichir sans rien ravir à personne, et qu'un état peut arriver au comble de la prospérité sans faire le moindre mal à ses voisins, ou même en servant leurs intérêts. On a supposé cependant le contraire ; on a cru que les uns ne pouvaient s'enrichir que de ce qui était perdu par les autres; ce qui a fait dire à l'anglais Steuart qu'une fois que le commerce extérieur d'une nation cessait, la masse intérieure des richesses ne pouvait être augmentée. Il semblerait, dit M. Say, que la richesse ne peut venir que du dehors. Mais au dehors,, d'où viendrait-elle? Encore du dehors. Il faudrait donc, en la cherchant de dehors en dehors, et en supposai! t les mines épuisées, sortir de notre globe, ce qui est absurde.
« C'est sur ce principe évidemment faux, ajoute M. Say, que Forbonnais aussi bâtit son système prohibitif, et, disons le franchement, qu'est fondé le système exclusif des négocians peu éclairés, celui de tous les gouvernemens de l’Europe et du monde. Tous s'imaginent que ce qui est [186] gagné par un particulier est nécessairement perdu par un autre j que ce qui est gagné par un pays est inévitablement perdu par un autre pays, comme si les choses n'étaient pas susceptibles de croître en valeur, et comme si la propriété de plusieurs particuliers et des nations ne pouvait pas s'accroître sans être dérobée à personne. Si les uns ne pouvaient être riches qu'aux dépens des autres, comment tous les particuliers dont se compose un état pourraient-ils en même temps être plus riches à une époque qu'à l'autre, comme ils le sont évidemment en France, en Angleterre, en Hollande, en Allemagne, comparativement à ce qu'ils étaient? Comment toutes les nations seraient-elles de nos jours plus opulentes et mieux pourvues de tout qu'elles ne l'étaient au septième siècle? D'où auraient-elles tiré les richesses qu'elles possèdent maintenant, et qui alors n'étaient nulle part? Serait-ce des mines du nouveau monde ? Ces mines ont à la vérité fourni aux nations des richesses métalliques qu'elles n'avaient pas alors; mais la valeur, bien plus considérable de toutes les autres choses qu'elles possèdent de plus qu'alors, d'où l'ont-elles tirée? Il est évident que c'est une valeur créée. »
Après avoir fait connaître la nature des richesses, M. Say examine quelles sont les choses à l’aide [187] desquelles on peut les produire. Il fait voir que ce sont les capitaux, les agens naturels et l'industrie ou le travail de l'homme.
Il comprend sous le nom de capitaux, les outils, les instrumens des arts, les choses qui doivent fournir à l'entretien de l'homme industrieux, jusqu'à ce qu'il ait achevé sa portion de travail dans l'œuvre de la production; les matières hrutes que son industrie doit transformer en produits complets. La valeur de toutes les constructions, de toutes les améliorations répandues sur un bien fonds, et qui eu augmentent le produit annuel, la valeur des bestiaux, des salines, sont aussi des capitaux. Les monnaies sont encore un capital productif, toutes les fois qu'elles servent aux échanges sans lesquels la production ne pourrait avoir lieu. Le concours des capitaux dans la production est appelé service productif des capitaux.
« Lorsqu'on laboure et qu'on ensemence un champ, dit M. Say, outre les connaissances et le travail qu'on met dans cette opération, outre les valeurs déjà formées dont on fait usage, comme les valeurs de la charrue, de la herse, des semences, des vêtemens et des alimens consommés par les travailleurs pendant que la production a lieu, il y a un travail exécuté par le [188] sol, par l'air, par l'eau, par le soleil, auquel l'homme n'a aucune part, et qui pourtant concourt à la création d'un nouveau produit qu'on recueillera au moment de la récolte. C'est ce travail que je nomme le service productif des agens naturels.
» Cette expression, agens naturels, est prise ici dans un sens fort étendu, car elle comprend non-seulement les corps inanimés dont l'action travaille à créer des valeurs, mais encore les lois du monde physique; comme la gravitation qui fait descendre le poids d'une horloge, le magnétisme qui dirige l'aiguille d'une boussole, l'électricité de l'acier, la pesanteur de l'atmosphère, la chaleur qui se dégage par la combustion, etc. » . Les capitaux, les agens naturels et l'industrie de l'homme sont donc nécessaires pour obtenir un produit.[6] Les capitaux étant aussi nécessaires à la production que l’industrie [189] elle-même, il est tout naturel que celui à qui ils appartiennent, ait, dans les produits qu'ils servent à former, une part proportionnelle aux services qu'ils rendent. Cette part peut être plus ou moins grande, selon que les capitaux produisent plus pu moins : quelle qu'elle soit, on la nomme intérêt ou usure.[7] Mais si les capitaux doivent nécessairement concourir à former les produits, et si les services qu'ils rendent sont essentiellement variables, que penser des lois qui interdisent à ceux qui en sont propriétaires de prendre une part de ces produits, ou qui veulent que dans tous les cas cette part soit la même ? Que ferait un homme de son industrie, s'il n'avait pas de matériaux sur lesquels il pût l'exercer, et que ferait un homme de ses capitaux, s'il ne les livrait pas à l'industrie pour les rendre [190] productifs?'On voit comment les notions le? plus simples amènent la solution des questions qui ont paru les plus difficiles.
Après avoir établi que les capitaux consistent, non pas en une somme d'argent, mais en une certaine quantité de valeurs, et après avoir montré comment ils concourent à la production, M. Say examine les opérations communes à toutes les industries; il fait voir la part que prennent dans la production le savant qui étudie les lois de la nature, l'entrepreneur qui dirige l'application des règles tracées par le savant, et l'ouvrier qui exécute le travail manuel indiqué par l'entrepreneur. Partout, dit-il, l'industrie se compose de la théorie, de l'application, de l'exécution. Ce n'est qu'autant qu'une nation excelle dans ces trois genres d'opérations, qu'elle est parfaitement industrieuse. Si elle est inhabile dans l'une ou dans l'autre, elle ne peut se procurer des produits qui sont tous le résultat de toutes les trois. Dès-lors on aperçoit l'utilité des sciences qui, au premier coup-d'oeil, ne paraissent destinées qu'à satisfaire une vaine curiosité.
En examinant la proportion dans laquelle le travail de l'homme, le travail de la nature et celui des machines concourent dans la production, [191] M. Say détruit une erreur très-répandue et très-nuisible aux progrès de l'industrie; c'est l'opinion que l'invention d'une machine qui abrège le travail, est nuisible à l'espèce humaine. Les machines, dit Montesquieu, dont l'objet est d'abréger l'art, ne sont pas toujours utiles. Si un ouvrage est à un prix médiocre, et qu'il convienne également à celui qui l'achète et à l'ouvrier qui Ta fait, les machines qui en simplifieraient la manufacture, c’est-à-dire qui diminueraient le nombre des ouvriers, seraient pernicieuses j et si les moulins à eau n'étaient pas partout établis, je ne les croirais pas aussi utiles que l'on dit, parce qu'ils ont fait reposer une infinité de bras …[8]
Cette erreur de Montesquieu est si répandue et peut avoir des résultats si funestes, qu'on nous pardonnera d'en rapporter la réfutation toute entière; d'ailleurs le moyen de faire connaître un ouvrage, est de montrer comment l'auteur raisonne.
« Lorsqu'une nouvelle machine, ou en général un procédé expéditif quelconque, remplace un [192] travail humain déjà en activité, une partie des bras industrieux, dont le service est utilement suppléé, demeure sans ouvrage. Mais ce malheur, toujours passager, est promptement réparé. La grande multiplication d'un produit en-fait baisser le prix : le bon marché en étend l'usage ; et sa production, quoique devenue plus expéditive, ne tarde pas à occuper plus de travailleurs qu'auparavant. Il n'est pas douteux que le travail du coton occupe plus de bras en Angleterre, en France et en Allemagne, dans ce moment qu'avant l'introduction des machines qui ont singulièrement abrégé et perfectionné ce travail.
» Un exemple assez frappant encore du même effet, est celui que présente la machine qui sert à multiplier rapidement les copies d'un même écrit : je veux dire l’imprimerie.
» Je ne parle pas de l'influence qu'a eue l'imprimerie sur le perfectionnement des connaissances humaines et sur la civilisation ; je ne veux la considérer que comme manufacture et sous ses rapports économiques. Au moment où elle fut employée, une foule de copistes durent rester inoccupés; car on peut estimer qu'un seul ouvrier imprimeur fait autant de besogne que deux cents copistes. Il faut donc croire que cent [198] quatre-vingt-dix-neuf ouvriers sur deux cents restèrent sans ouvrage. Hé bien ! la facilité de lire les ouvrages imprimés, plus grande que pour les ouvrages manuscrits, le bas prix auquel les livres tombèrent, l'encouragement que cette invention donna aux auteurs pour en composer en bien plus grand nombre, soit d'instruction, soit d'amusement; toutes ces causes tirent qu'au bout de très-peu de temps, il y eut plus d'ouvriers imprimeurs employés qu'il n'y avait auparavant de copistes. Et si à présent on pouvait calculer exactement, non-seulement le nombre des ouvriers imprimeurs, mais encore des industrieux que l'imprimerie fait travailler, comme graveurs de poinçons, fondeurs de caractères, fabricans de papier, voituriers, correcteurs, relieurs, libraires, on trouverait peut-être que le nombre des personnes occupées par la fabrication des livres est cent fois plus grande que celui qu'elle occupait avant l'invention de l'imprimerie.
» Mais quelques avantages que présente définitivement l'emploi d'une nouvelle machine pour la classe même des entrepreneurs et telle des ouvriers, la classe qui en retire le principal avantage est celle des consommateurs, et c'est toujours la classe essentielle, parce qu'elle est la plus nombreuse, parce que les producteurs [194] de tout genre viennent s'y ranger, et que le bonheur de cette classe composée de toutes les autres constitue le bien-être général, l'état de prospérité d'un pays. Je dis que ce sont les consommateurs qui retirent le principal avantage des machines. En effet, si leurs inventeurs jouissent exclusivement pendant quelques années du fruit de leur découverte, rien n'est plus juste ; mais il est sans exemple que le secret ait pu être gardé long-temps. Tout se sait, principalement ce que l'intérêt personnel excite à découvrir , et ce qu'on est obligé de confier à la discrétion de plusieurs individus qui construisent la machine ou qui s'en servent. Dès-lors la concurrence abaisse la valeur du produit de toute l'économie qui est faite sur les frais de production; et c'est là le profit du consommateur. La mouture du blé n'en rapporte probablement pas plus aux meuniers d'à présent qu'à ceux d'autrefois; mais la mouture coûte bien moins aux consommateurs.
» Le bon marché n'est pas le seul avantage que l'introduction des procédés expéditifs procure aux consommateurs : ils y gagnent en général plus de perfection dans les produits. Des peintre» pourraient exécuter au pinceau les dessins qui ornent nos indiennes, nos papiers pour tentures; [195] mais les planches d'impression, mais les rouleaux qu'on emploie pour cet usage, donnent aux dessins une régularité, aux couleurs une uniformité que le plus habile artiste ne pourrait jamais atteindre.
« En poursuivant cette recherche dans tous les arts industriels, on verrait que la plupart des machines ne se bornent pas à suppléer simplement le travail de l'homme, et qu'elles donnent un produit réellement nouveau en donnant une perfection nouvelle.
» Enfin , les machines font plus encore : elles multiplient même les produits auxquels. elles ne s'appliquent pas. On ne croirait peut-être pas, si l'on ne prenait la peine d'y réfléchir, que la charrue, la herse et d'autres semblables machines, dont l'origine se perd dans la nuit des temps, ont puissamment concouru à procurer à l'homme une grande partie non-seulement des nécessités de la vie, mais même des superfluités dont il jouit maintenant, et dont probablement il n'aurait jamais seulement conçu l’idée. Cependant si les diverses façons que réclame le sol ne pouvaient se donner que par le moyen de la bêche, de la houe et d'autres instrumens aussi peu expéditifs ; si nous ne pouvions faire concourir à ce travail des animaux qui, [196] considérés en économie politique, sont des espèces de machines, il est probable qu'il faudrait employer, pour obtenir les denrées alimentaires qui soutiennent notre population actuelle, la totalité des bras qui s'appliquent actuellement aux arts industriels. La charrue a donc permis à un certain nombre de personnes de se livrer aux arts, même les plus futiles, et, ce qui vaut mieux, à la culture des facultés de l’esprit.
« Les anciens ne connaissaient pas les moulins : de leur temps, c'étaient des hommes qui broyaient le froment dont on faisait le pain; il fallait peut-être vingt personnes pour broyer autant de blé qu'un seul moulin peut en moudre. Or, un seul meunier, deux au plus, suffisent pour alimenter et surveiller le moulin. Ces deux hommes, à l'aide de cette ingénieuse machine, donnent un produit égal à celui de vingt personnes au temps de César. Nous forçons donc le vent ou un cours d'eau, dans chacun de nos moulins, à faire l'ouvrage de dix-huit personnes, et ces dix-huit personnes que les anciens employaient de plus que nous, peuvent de nos jours trouver à subsister comme autrefois, puisque le moulin n'a pas diminué les produits de la société ; et en même temps leur industrie peut s'appliquer à créer d'autres produits [197] qu'elles donnent en échange du produit du moulin et multiplie ainsi la masse des richesses. »
C'est ainsi que M. Say, toujours en analysant les faits et en faisant voir comment ils se passent, détruit des préjugés soutenus quelquefois par les autorités les plus imposantes, et arrive sans effort aux conséquences les plus satisfaisantes. Ayant montré l'influence des machines sur la production des richesses, il fait voir l'influence non moins étonnante de la division des travaux; il examine les cas où elle peut avoir lieu avec profit, et ceux où elle est nuisible ou impossible; il ne dissimule point les mauvais effets qui en sont la suite, ni comment en accroissant la capacité d'une personne pour un certain genre de travail, elle la diminue ou la détruit pour tout autre genre. Les différentes manières d'exercer l'industrie commerciale sont ensuite développés; et l'auteur, après avoir montré quel est l'objet du commerce en général et comment le commerce est productif de richesses, traité successivement du commerce extérieur, du commerce intérieur, du commerce en gros, du commerce en détail, du commerce de spéculation, du commerce de transport, et enfin des rapports du commerce maritime avec la puissance militaire.
[198]
Au sujet du commerce de transport, M. Say examine s'il convient de le laisser exclusivement exercer par des nationaux, ou si l'on peut l'abandonner aux hommes de tous les pays, et il se détermine pour ce dernier parti comme le plus avantageux, en s'appuyant de l'exemple de la Turquie, qui n'a pu entretenir le peu d'industrie qui s'exerce chez elle qu'en permettant aux étrangers de lui apporter ce qui lui manque, et de prendre chez elle ce qui s'y produit.
» Des gouvernemens moins sages en cela que celui de Turquie ont interdit aux armateurs étrangers le commerce de transport chez eux. Si les nationaux pouvaient faire ce transport à meilleur compte que les étrangers, il était superflu d'en exclure ces derniers ; si les étrangers pouvaient le faire à moins de frais, on se privait volontairement du profit qu'il y avait à les employer.
» Rendons cela plus sensible par un exemple.
» Le transport des chanvres de Riga au Havre revient, dit-on, à un navigateur hollandais à 35 francs par tonneau. Nul autre ne pourrait les transporter si économiquement, je suppose, que le Hollandais peut le faire. Il propose an, gouvernement français, qui est consommateur [199] de chanvre de Russie, de se charger de ce transport pour 40 francs par tonneau. Il se réserve, comme on voit, un bénéfice de 5 francs. Je suppose encore que le gouvernement français voulant favoriser les armateurs de sa nation, préfère d'employer des vaisseaux français auxquels le même transport reviendra à 50 francs, et qui, pour se ménager le même bénéfice, le feront payer 55 francs. Qu'en résultera-t-il ? Le gouvernement aura fait un excédent de dépense de 15 francs par tonneau pour faire gagner 5 fr. a ses compatriotes ; et comme ce sont ses compatriotes également qui paient les contributions sur lesquelles se prennent les dépenses publiques, cette opération aura coûté 15 fr. à des Français pour faire gagner 5 fr. à d'autres Français. »
Si nous voulions donner une analyse exacte du Traité d'Economie politique de M. Say, il faudrait donner à cet article une étendue beaucoup plus vaste que la nature de notre travail ne le comporte ; et quand nous aurions analysé l'ouvrage, nous aurions encore peu fait pour des lecteurs qui s'imagineraient qu'on peut apprendre une science en l'effleurant. Lorsqu'un ouvrage est bien fait, il est impossible de s'en former une idée autrement qu'en le lisant; car si celui qui eu rend compte se borne à en faire connaître [200] les propositions principales, le lecteur ne voyant pas les conséquences qui les lient les unes aux autres, n'aperçoit que des faits isolés don t il ne peut connaître ni les effets ni les causes, et qui, par conséquent, ne forment pas une science; et si l'on veut montrer comment les propositions s'enchaînent mutuellement, on se trouve dans la nécessité de copier l'ouvrage tel que l'auteur l'a produit. Nous nous bornerons donc à faire voir comment l'auteur traite des matières sur lesquelles l'ignorance et les préjugés ont fait commetre tant de sottises, pour ne rien dire de pis.
Si la propriété était, comme elle devrait être, une chose sacrée, c'est-à-dire, si tout homme jouissant de sa raison, pouvait employer ses talens et ses capitaux de la manière qu'il jugerait la plus conforme à ses intérêts en respectant les mêmes droits chez les autres, la richesse publique s'accroîtrait continuellement ; puisque la richesse publique n'est que la réunion des richesses particulières, et que chaque homme est le meilleur juge de ce qui convient à ses intérêts. Mais quoiqu'en thèse générale chacun convienne de cela, quand il s'agit de ses intérêts individuels, on cesse d'en convenir lorsqu'il s'agit de l'intérêt des autres ; alors on veut que l’administration [201] détermine ce qu'il convient ou ce qu'il ne convient pas de produire, et la manière même dont les choses doivent être produites.
« La nature des besoins de la société, dit M. Say, détermine à chaque époque, et, selon les circonstances, une demande plus ou moins vive de tels ou tels produits. Il en résulte que dans ces genres de production, les services productifs sont un peu mieux payés que dans les autres branches de production, c'est-à-dire, que les profits qu'on y fait sur l'emploi de la terre, des capitaux et du travail, y sont un peu meilleurs. Ces profits attirent de ce côté des producteurs, et c'est ainsi que la nature des produits se conforme toujours naturellement aux besoins de la société. On a déjà vu que ces besoins sont d'autant plus étendus, que la production est plus grande, et que la société en général achète d'autant plus qu'elle a plus de quoi acheter.
» Lorsqu'au travers de cette marche naturelle des choses, l'autorité se montre et dit : le produit qu'on veut créer, celui qui donne les meilleurs profits, et par conséquent celui qui est le plus recherché n'est pas celui qui convient; il faut qu'on s'occupe de tel autre, elle dirige évidemment une partie de la production vers un genre dont le besoin se fait moins sentir aux dépens [202] d’un autre, dont le besoin se fait sentir davantage.
» En France, en 1794, il y eut des personnes persécutées et même conduites à l'échafaud, pour avoir transformé des terres labourées en prairies artificielles. Cependant, du moment que ces personnes trouvaient plus d'avantage à élever des bestiaux qu'à cultiver des grains, on peut être certain que les besoins de la société réclamaient plus de bestiaux que de grains, et qu'elles pouvaient produire une plus grande valeur dans la première de ses denrées que dans la seconde.
» L'administration disait que la valeur produite importait moins que la nature des produits et qu'elle préférait qu'il y eût du blé produit pour cinquante francs, plutôt que de la viande pour cent francs. En cela, elle se montrait peu éclairée, elle ignorait que le produit le plus grand est toujours le meilleur, et qu'une terre qui produit en viande de quoi acheter en blé le double de ce qu'elle en pourrait produire, produit réellement deux fois autant de blé que si on l'avait semée en grains, puisqu'avec son produit on peut se procurer cette qualité de blé. Cette manière d'obtenir du blé, poursuit-on, n'en augmente pas la quantité. C'est vrai, si on ne l'achète pas des mains de l'étranger; mais [203] aussi cette denrée est, dans ce moment là, moins rare que la viande, puisqu'on consent à donner le produit de deux arpens de blé pour celui d'un arpent de prairie.[9] Que si le blé est assez rare et assez recherché pour que le produit des terres labourées vaille plus que celui des prairies, alors l'ordonnance est superflue; l'intérêt personnel du producteur suffit pour faire cultiver le blé.
» Il ne reste donc plus qu'à savoir qui, de l'administration ou du cultivateur, sait le mieux quel genre de culture rapportera davantage ; et il est permis de supposer que le cultivateur qui vit sur le terrain, l'étudié, l'interroge, qui plus que personne est intéressé à en tirer le meilleur parti, en sait à cet égard plus que l'administration.
» Si l'on insiste, et si l'on dit que le cultivateur ne connaît que le prix courant du marché, et ne saurait prévoir, comme l'administration, les besoins futurs du peuple, on peut répondre que l'un des talens des producteurs, talent que leur intérêt les oblige de cultiver avec soin, est non-seulement de connaître, mais de prévoir les besoins.
[204]
» Lorsqu'à une autre époque on a forcé les particuliers à planter des betteraves ou du pastel dans des- terrains qui produisaient du blé, on a fait un mal du même genre ; et je ferai remarquer, en passant, que c'est un bien mauvais calcul que de vouloir obliger la zone tempérée à .fournir des produits de la zone torride. Nos terres produisent péniblement y en petite quantité et en qualités médiocres, des matières sucrées et colorantes qu'un autre climat donne avec profusion; mais elles produisent au contraire, avec facilité, des fruits, des céréales que leur poids et leur volume ne permettent pas de tirer de bien loin. Lorsque nous condamnons nos terres à nous donner ce qu'elles produisent avec désavantage, aux dépens de ce qu'elles produisent plus volontiers; lorsque nous achetons par conséquent fort cher ce que nous paierions à fort bon marché, si nous le tirions des lieux où il se produit avec avantage, nous devenons nous-mêmes victimes de notre propre folie. Le comble de l'habileté est de tirer le parti le plus avantageux des forces de la nature, et le comble de la démence est de lutter contre elles; car c'est employer nos peines à détruire une partie des forces que la nature voudrait nous prêter.
» On dit encore qu'il vaut mieux payer plus [205] cher un produit, lorsque son prix ne sort pas du pays, que de le payer moins cher lorsqu'il faut l'acheter au dehors. Mais qu'on se reporte aux procédés de la production que nous avons analysés, on y verra que les produits ne s'obtiennent que par le sacrifice, la consommation d'une certaine quantité de matières et de services productifs, dont la valeur est par ce fait aussi complètement perdue pour le pays que si elle était envoyée au dehors. »
L'erreur que réfute ici M. Say, a été adoptée de la meilleure foi du monde par des gens qui n'étaient pas sans lumières sous certains rapports, mais qui n'avaient aucune idée juste sur la production et sur la consommation des richesses. Il vaut mieux, disait-on, payer 6 fr. une livre de sucre produite dans l'intérieur, que de payer 3 fr. une livre de sucre qui nous serait apportée par les étrangers. Dans le premier cas, il est vrai que le sucre coûte plus cher aux consommateurs; mais la somme qu'on donne pour se le procurer ne sort pas du pays, et par conséquent la richesse nationale n'est point altérée : dans le second, le sucre ne coûte que la moitié, mais le prix passe dans les mains des étrangers, et la nation est appauvrie d'autant.
Ce raisonnement, qui était admis par les [206] meilleurs patriotes, n'était au fond qu'un sophisme. Mais d'où provenait l'erreur ? de ce qu'on avait l'habitude de considérer l’argent comme l'unique richesse d'un pays : on ne voyait pas que pour produire dans l'intérieur une livre de sucre qui pouvait se vendre 6 fr., il fallait consommer des valeurs pour 5 fr. ; que ces valeurs devant se consommer pour reparaître en sucre, il importait fort peu qu'elles périssent dans une chaudière au sein de la France, ou qu'elles fussent livrées à des marchands, pour être consommées en d'autres pays; que le point essentiel était de leur faire produire la plus grande quantité possible de sucre, et que le meilleur moyeu était de les échanger contre cette denrée venue de l'étranger. Mais les marchands de sucre voulaient de l'argent et non des denrées! Qu'importe? Ceux qui avaient besoin d'en acheter, ne pouvaient se procurer de l'argent qu'en vendant leurs denrées; c'était donc toujours acheter du sucre avec des denrées, et c'était l'acheter moins cher de la moitié. En définitive, soit que les transactions commerciales aient lieu entre des gens d'un même pays, soit qu'elles aient lieu entre des gens de nations différentes, on n'achète des produits qu'avec d'autres produits ; et dans l'un et l'autre cas, les échanges doivent être également [207] profitables à toutes les parties, sans quoi elles ne les feraient pas.[10]
Tous les gouvernement ont cependant adopté un système contraire ; et ce système, qu'on a appelé balance du commerce, a reçu l'assentiment des peuples auxquels il a fait le plus de mal. Voici comment M. Say l'expose et le réfute.'
« La comparaison que fait une nation de la valeur des marchandises qu'elle vend à l'étranger, avec la valeur des marchandises qu'elle achète à l'étranger, forme ce qu'on appelle la balance du commerce. Si elle a envoyé au dehors plus de marchandises qu'elle n'en a reçues, on suppose qu'elle a un excédent à recevoir en or ou en argent; on dit que la balance du commerce lui est favorable : dans le cas opposé, on dit que la balance lui est contraire.
» Le système exclusif croit, d'une part, que le commerce d'une nation est d'autant plus avantageux, qu'elle exporte plus de marchandises, [208] qu'elle en importe moins, et qu'elle a un plus fort excédent à recevoir de l'étranger en numéraire et en métaux précieux ; et d'une autre part, il suppose que, par le moyen des droits d'entrées, des prohibitions et des primes, un gouvernement peut rendre la balance plus favorable, ou moins contraire à sa nation.
» Ce sont ces deux suppositions qu'il s'agit d'examiner; et d'abord il convient de savoir comment se passent les faits.
» Quant un négociant envoie des marchandises dans l'étranger, il les y fait vendre, et reçoit de l'acheteur, par les mains de ses correspondans, le montant de la vente en monnaie étrangère. S'il espère pouvoir gagner sur les retours des produits de sa vente, il fait acheter une marchandise dans l'étranger et se la fait adresser. L'opération est à peu près la même quand elle commence par la fin, c'est-à-dire, lorsqu'un négociant fait d'abord acheter dans l'étranger, et paie ses achats par les marchandises qu'il y envoie.
» Ces opérations ne sont pas toujours exécutées pour le compte du même négociant. Celui qui fait l'envoi, quelquefois ne veut pas faire l'opération du retour ; alors il fait des traites ou lettres de change sur le correspondant qui a [209] vendu sa marchandise; il négocie ou vend ces traites à une personne qui les envoie dans l'étranger, où elles servent à acquérir d'autres marchandises que cette dernière personne fait venir.
» Dans l'un et l'autre cas, une valeur est envoyée, une autre valeur revient en échange; mais nous n'avons point encore examiné si une portion des valeurs envoyées ou revenues était composée de métaux précieux. On peut raisonnablement supposer que lorsque les négocians sont libres de choisir les marchandises sur lesquelles portent leurs spéculations, ils préfèrent celles qui leur présentent plus d'avantage, c’est-à-dire celles qui, rendues à leur destination, auront le plus de valeur. Ainsi, lorsqu'un négociant français envoie en Angleterre des eaux-de-vie, et que, par suite de cet envoi, il a mille livres sterlings à faire venir, il compare ce que produiront en France ces mille livres sterlings, dans le cas où il les fera venir en métaux précieux, avec ce qu'elles produiront s'il les fait venir en quincailleries.
» Nous n'examinerons pas dans ce moment, si la valeur du retour doit être plus ou moins forte en marchandise-monnaie qu'en toute autre marchandise. Pour dégager de la question tout ce qui pourrait la compliquer, nous supposerons que la [210] valeur de ce retour, sous l'une de ces formes, est parfaitement égale à sa valeur sous l'autre forme. La question alors se réduit à ceci:
Valeur égale pour valeur égale, convient-il à une nation de recevoir en paiement des métaux précieux, préférablement à toute autre marchandise?
» Pour résoudre cette question, nous sommes obligés de nous retracer quelques notions élémentaires.
» Quelles sont les fonctions des métaux précieux dans la société ? Façonnés en bijoux, en ustensiles, ils servent à l'ornement de nos personnes, de nos maisons, et à plusieurs usages domestiques. Sous cette forme, ils font partie de cette portion de capital de la société, que l'on peut regarder comme productif d'utilité et d'agrément.
» Façonnés en monnaie, ils deviennent du numéraire, et servent aux échanges que les hommes font des valeurs qu'ils possèdent; c'est-à-dire que, lorsqu'une personne qui possède une valeur eu blé, par exemple, veut, en échange de cette valeur, se procurer une valeur en habillement, elle commence par échanger son blé contre du numéraire, pour échanger ensuite son numéraire contre un habit. Sous la forme de numéraire, [211] les métaux précieux font partie du capital de la société, c'est-à-dire qu'ils font partie de l'avoir tantôt d'un particulier, tantôt d’un autre, qui tous sont membres de la société.
» Ces deux principaux mages de l’or et de l'argent leur établissent, par tout pays, une valeur qui varie selon les circonstances, mais qui indique assez fidèlement le besoin que la société a de cette marchandise dans la position où elle se trouve. Si elle est fort riche, et si conséquemment elle est en état d'avoir beaucoup d'ustensiles et de bijoux en or et en argent, elle recherche davantage ces métaux, et les paie plus chèrement, c'est-à-dire qu'elle livre, en échange des métaux précieux , une plus forte quantité de quelqu'autre marchandise que ce soit ; elle a besoin en même temps de plus de numéraire, parce que la masse des valeurs à échanger est plus considérable. Les usages de l'or et de l'argent établissent donc en chaque lieu un certain besoin de cette marchandise; et lorsque le pays en possède là quantité nécessaire pour satisfaire à ce besoin, ce qui s’introduit de plus n'étant recherché de personne, forme des valeurs dormantes qui sont à charge à leurs possesseurs. La valeur relative de ces métaux recevant de cette circonstance quelque altération, les personnes qui en font spécialement le commerce , [212] cherchent à les faire passer dans les lieux où ils valent relativement davantage, c'est-à-dire, où ils peuvent trouver à s'échanger contre une plus forte quantité de marchandises.
Si maintenant on répète la question: Convient-il de recevoir des métaux précieux préférablement à toute autre marchandise? La réponse deviendra plus facile : oui, si l'état de la société en réclame plus qu'elle n'en possède; non, dans le cas contraire. Mais en même temps on s'apercevra que, si les besoins de la société réclament de l'or et de l'argent, le taux de leur valeur, relativement aux autres marchandises, assure dès-lors des bénéfices aux négocians qui en font venir; et que si l'état de la société n'en réclame pas, on la condamnerait à perdre en l'obligeant à recevoir des métaux précieux, plutôt que toute autre chose qui vaut relativement davantage, puisque ses négocians en trouvent la défaite plus lucrative .…
« On dit qu'en augmentant par une balance favorable du commerce la masse du numéraire, on augmente la masse des capitaux du pays, et qu'en le laissant écouler, on la diminue. Il faut donc répéter ici qu'un capital ne consiste pas dans une somme d'argent, mais qu'il consiste dans des valeurs consacrées à la consommation [213] reproductive, et qui se trouvent successivement sous différentes formes. Lorsqu'on veut employer un capital dans une entreprise quelconque, ou, lorsqu'on veut le prêter, on commence à la vérité par lé réaliser et par transformer en argent comptant les différentes valeurs dont on peut disposer. La valeur de ce capital, qui se trouve ainsi passagèrement sous la forme d'une somme d'argent, ne tarde pas à se transformer, par des échanges, en diverses constructions, et en matières commerciables nécessaires à l'entreprise projetée. L'argent comptant momentanément employé sort de nouveau de cette affaire, et va servir à d'autres échanges, après avoir rempli son office passager, de même que beaucoup d'autres matières sous la forme desquelles s'est trouvé successivement cette valeur capitale. Ce n'est donc point perdre ou altérer un capital que de disposer de sa valeur, sous quelque forme matérielle qu'elle se trouve, pourvu qu'on en dispose de manière à s'assurer le remplacement de cette valeur.
» Qu'un Français, négociant en marchandises d'outre-mer, envoie dans l'étranger un capital de cent mille francs en espèces pour avoir du coton: son coton arrivé, il possède cent mille francs en coton au lieu de cent mille francs en [214] espèces ( sans parler du bénéfice ). Quelqu’un a-t-il perdu cette somme de numéraire ? Non, certes ; le spéculateur l'avait acquise à titre légitime. Un fabricant de coton achète cette marchandise, et la paie en numéraire : est-ce lui qui perd la somme ? Pas davantage. Au contraire, cette valeur de cent mille francs sera portée à deux cent mille francs entre ses mains; ses avances payées il. y gagnera encore. Si aucun des capitalistes n'a perdu les cent mille fr. de numéraire exporté, qui peut dire que l'état les a perdus? Le consommateur les perdra y dira-t-on : en effet , les consommateurs perdront la valeur des étoffes qu'ils achèteront ; mais les cent mille francs de numéraire n'eussent pas été exportés, et les consommateurs auraient consommé en place des étoffes de lin et de laine pour une valeur équivalente, qu'il y aurait toujours, en une valeur de cent mille francs détruite, perdue sans qu'il fut sorti un sol.du pays. La perte de valeur dont il est ici question , n'est pas le fait de l'exportation, mais de la consommation qui aurait eu lieu tout de même. Je suis donc fondé à dire que l'exportation du numéraire n'a rien fait perdre à l’état.[11]
[215]
» Vous voulez, dites-vous, empêcher les capitaux de sortir : vous ne les arrêterez point en emprisonnant le numéraire. Celui qui veut envoyer ses capitaux au dehors y réussit aussi bien en expédiant des marchandises dont l'exportation est permise. Tant mieux, dites-vous ; ces marchandises auront fait gagner nos fabricans. Oui, mais la valeur de ces marchandises n'existe plus dans le pays, puisqu'elle n'entraîne point de retour avec lequel on puisse faire de nouveaux achats; c'est une valeur capitale de moins chez vous, et qui féconde l'industrie étrangère au lieu de la vôtre. Voilà un vrai sujet de crainte. Les capitaux cherchent les lieux où ils trouvent de la sûreté et des emplois lucratifs , et abandonnent peu à peu les lieux où l'on ne sait pas leur offrir de tels avantages ; mais pour déserter ils n'ont nul besoin de se transformer en numéraire.
» Si l'exportation du numéraire ne fait rien perdre aux capitaux de la nation, pourvu qu'elle amène des retours, son importation ne leur fait rien gagner. En effet, on ne peut faire entrer du numéraire sans l'avoir acheté par une valeur équivalente, et il a fallu exporter celle-ci pour importer l’autre …
» Il vaut mieux, dit-on encore, envoyer à [216] l’étranger des denrées qui se consomment, comme des produits manufacturés, et garder les produits qui ne se consomment pas comme le numéraire. Mais les produits qui se consomment, s'ils sont les plus recherchés, sont plus profitables que les produits qui ne se consomment pas. Forcer un producteur à remplacer une portion de son capital soumise à une consommation rapide, par une autre valeur d'une consommation plus lente, serait lui rendre souvent un fort mauvais service. Si un maître de forges avait fait un marché pour qu'on lui livrât, à une époque déterminée, des charbons, et que, le terme étant arrivé, et dans l'impossibilité de les lui livrer , on lui en donnât la valeur en argent, on serait fort mal venu à lui prouver qu'on lui a rendu service, en.ce que l'argent qu'on lui offre est d'une consommation plus lente que le charbon.
» Si un teinturier avait donné dans l'étranger une commission pour du bois de campèche, on lui ferait un tort réel de lui envoyer de l'or, sous prétexte qu'à égalité de valeur c'est une marchandise plus durable. Il a besoin-, non d'une marchandise durable, mais de celle qui, périssant dans sa cuve, doit bientôt reparaître dans la teinture de ses étoffes. …
» S'il ne fallait importer que la portion la plus [217] durable des capitaux productifs, d'autres objets très - durables, le fer, les pierres devraient partager cette faveur avec l'argent et l'or.
» Ce qu'il importe de voir durer, ce n'est aucune matière en particulier : c'est la valeur du capital. Or, la valeur du capital se perpétue, malgré le fréquent changement des formes matérielles dans lesquelles réside cette valeur. Il ne peut même rapporter un profit, un intérêt, que lorsque ces formes changent perpétuellement; et vouloir la conserver en argent, ce serait le condamner à être improductif.
» Après avoir montré qu'il n'y a aucun avantage à importer de l'or et de l'argent préférablement à toute autre marchandise, j'irai plus loin, et je dirai que dans la supposition où il serait desirable qu'on obtînt une balance constamment favorable, il serait impossible d'y parvenir.
» L'or et l'argent, comme toutes les autres matières dont l'ensemble formé les richesses d'une nation, ne sont utiles à cette nation que jusqu'au point où ils n'excèdent pas les besoins de cette nation. Le surplus occasionnant plus d'offres de cette marchandise qu'il n'y en a de demandes, en avilit la valeur d'autant plus que [218] l'offre est plus grande, et il en résulte un puissant encouragement pour s'en procurer au-dedans, afin d'en tirer parti au-dehors avec bénéfice.
» Rendons ceci sensible par un exemple.
» Supposons pour un instant que les communications intérieures d'un pays et l'état de ses richesses soient tels, qu'ils exigent l'emploi constant de mille voitures de tout genre; supposons que, par un système commercial quelconque, on parvint à y faire entrer plus de voitures qu'il ne s'en détruirait annuellement, de manière qu'au bout d'un an il s'en trouvât quinze cents au lieu de mille, n'est-il pas évident qu'il y aurait dès-lors cinq cents voitures inoccupées sous différentes remises, et que les propriétaires de ces voitures, plutôt que d'en laisser dormir la valeur, chercheraient à s'en défaire au rabais les uns des autres, et pour peu que la contrebande en fût aisée, les feraient passer dans l'étranger pour en tirer un meilleur parti? On aurait beau faire des traités de commerce pour assurer une plus grande importation de voitures, on aurait beau favoriser à grands frais l'exportation de beaucoup de marchandises pour en faire rentrer la valeur sous forme de voitures, plus la [219] législation chercherait à en faire entrer, et plus les particuliers chercheraient à en faire sortir.
» Ces voitures sont le numéraire. On n'en a besoin que jusqu'à un certain point ; nécessairement il ne forme qu'une partie des richesses sociales, parce qu'on a besoin d'autre chose que de numéraire. Il en faut plus ou moins selon la situation des richesses générales, de même qu'il faut plus de voitures à une nation riche qu'à une nation pauvre. Quelles que soient les qualités brillantes ou solides de cette marchandise, elle ne vaut que d'après ses usages, et ses usages sont bornés. Ainsi que les voitures, elle a une valeur qui lui est propre, valeur qui diminue si elle est abondante par rapport aux objets avec lesquels on l'échange, et qui augmente si elle devient rare par rapport aux mêmes objets.
» On dit qu'avec de l'or et de l'argent on peut se procurer de tout : c'est vrai; mais à quelles conditions? Ces conditions sont moins bonnes quand, par des moyens forcés, on multiplie cette denrée au-delà des besoins; de là les efforts qu'elle fait pour s'employer au-dehors. Il était défendu de faire sortir de l'argent d'Espagne, et l'Espagne en fournissait à toute l'Europe, En 1812, le papier-monnaie d'Angleterre ayant rendu superflu tout l’or qui servait de [220] monnaie, et les matières d'or en général étant dès là devenues surabondantes par rapport aux emplois qui- restaient pour cette marchandise, sa valeur relative avait baissé dans ce pays là, les guinées passaient d'Angleterre en France, malgré la facilité de garder les frontières d'une île, et malgré la peine de mort infligée aux contrebandiers.
» De quoi servent donc tous les soins que prennent les gouvernemens pour faire pencher en faveur de leur nation la balance du commerce? à peu près à rien, si ce n'est à former de beaux tableaux démentis par les faits.
» Pourquoi faut-il que des notions si claires, si conformes au simple bon sens, et à des faits constatés par tous ceux qui s'occupent de commerce,, aient néanmoins été rejetées dans l'application par tous les gouvernemens de l'Europe, et combattues par plusieurs écrivains qui ont fait preuve d'ailleurs et de lumières et d'esprit? C'est, disons-le, parce que les premiers principes de l'économie politique sont encore presque généralement ignorés; parce qu'on élevé sur de mauvaises bases des raisonnemens ingénieux dont se paient trop aisément, d'une part, les passions des gouvernemens ( qui emploient les prohibitions comme une arme offensive ou comme [221] une ressource fiscale), et d'une autre part l’avidité de plusieurs classes de négocians et de manufacturiers qui trouvent dans les privilèges un avantage particulier, et s'inquiètent peu de savoir si leurs profits sont le résultat d'une production réelle ou d'une perte supportée par d'autres classes de la nation.
» Vouloir mettre en sa faveur la balance du commerce, c'est-à-dire vouloir donner des marchandises et se les faire payer en or, c'est ne vouloir point de commerce ; car le pays avec lequel vous commercez ne peut vous donner en échange que ce qu'il a. Si vous lui demandez exclusivement des métaux précieux, il est fondé à vous en demander aussi; et du moment qu'on prétend de part et d'autre à la même marchandise, l'échange devient impossible. Si l'accaparement des métaux précieux était exécutable, il ôterait toute possibilité de relations commerciales avec la plupart des états du monde.
» Lorsqu'un pays vous donne en échange ce qui vous convient, que demandez-vous de plus? Que peut l'or davantage? Pourquoi voudriez vous avoir de l'or, si ce n'est pour acheter ensuite ce qui vous convient?
» Un temps viendra où l'on sera bien étonné qu'il ait fallu se donner tant de peine pour prouver la sottise d'un système aussi creux, et pour prouver [222] la sottise d’un système aussi creux, et pour lequel on a livré tant de guerres. »
Les raisons que donne M. Say contre la balance du commerce, nous paraissent d'une grande force; cependant on trouve le système qu'il combat bien plus absurde encore après avoir lu ce qu'il dit sur les monnaies. Nous regrettons que l'étendue des passages que nous avons déjà rapportés ne nous permette pas de citer ce qu'il dit sur cet objet, ainsi que sur les effets des réglemens qui déterminant le mode de production, sur les compagnies privilégiées, sur lé commerce des grains, sur les colonies et sur beaucoup d'autres objets. Les préjugés, à cet égard, sont si nombreux et si contraires aux vrais intérêts des peuples, qu'il est presqu'impossible qu'un gouvernement fasse quelque bien tant qu'ils ne seront pas détruits.
Comme en général on est peu disposé à croire que les idées auxquelles on est dès long-tems habitué, et qu'on voit très-répandues, sont des erreurs, nous citerons un exemple qui pourra inspirer quelque méfiance à ceux qui ne veulent point absolument fermer les yeux à la lumière. Nous le prendrons dans le traité même qui nous occupe.
« Lorsqu'on commença à fabriquer des cotonnades en France, dit M. Say, le commerce [223] tout entier des villes d'Amiens, de Reims, de Beauvais, etc. se mit en réclamation, et représenta toute l'industrie de ces villes comme détruite. Il ne paraît pas cependant qu'elles soient moins industrieuses ni moins riches qu'elles ne l'étaient il y a un demi-siècle; tandis que l'opulence de Rouen et de la Normandie a reçu un grand accroissement des manufactures de coton.
» Ce fut bien pis quand là mode des toiles peintes vint à s'introduire: toutes les chambres de commerce se mirent en mouvement; de toutes parts il y eut des convocations, des délibérations, des mémoires, des députations et beaucoup d'argent répandu. Rouen peignit à son tour la misère qui allait assiéger ses portes, les enfans, les femmes, les vieillards dans la désolation, les terres les mieux cultivées du royaume restant en friche, et cette belle et riche province devenant un désert.
» La ville de Tours fit voir les députés dé tout le royaume dans les gémissetnens, prédit une commotion qui occasionnera une convulsion dans le gouvernement politique … Lyon ne voulut point se taire sur un projet qui répandait la terreur dans toutes les fabriques. Paris ne s'était jamais présenté au pied du trône, que le commerce arrosait de ses larmes, pour une [224] affaire aussi importante. Amiens regarda la permission des toiles peintes comme la tombeau dans lequel toutes les manufactures du royaume devaient être anéanties. Son mémoire délibéré au bureau des marchands des trois corps réunis, et signé de tous les membres, était ainsi terminé : Au reste, il suffit, pour proscrire à jamais l’usage des toiles peintes, que tout le. royaume frémisse d'horreur quand il entend annoncer qu'elles vont être permises. Vox populi, vox Dei. »
Il n'existe personne aujourd'hui qui ne soit convaincu que les manufactures de toiles peintes ont répandu en France une main-d'œuvre prodigieuse, par la préparation et la filature des matières premières, le tissage, le blanchiment, l'impression des toiles; et chacun en lisant les passages précités sera peut-être tenté de rire de l'ignorance et des vaines terreurs qu'inspiraient les toiles peintes. Cependant, de toutes les personnes qui souriront de pitié à la lecture de ces passages, il n'y en aura pas un dixième, pas un centième peut-être, qui ne soient imbues de préjugés et d'erreurs plus grossièrs et plus funestes que ceux qui leur paraissent aujourd'hui si ridicules. Les erreurs des gouvernemens sont nuisibles aux nations : l'expérience nous le [225] démontre tous les jours ; mais nous ne craidrons pas d'affirmer que les erreurs ou les préjugés des peuples sont encore plus funestes que ceux des gouvernemens. Et lorsque nous parlons des peuples, ce n'est pas seulement des hommes qui n'ont reçu aucune éducation: c'est des hommes les plus marquant de la société, de ceux qui forment l'opinion de la multitude , et qui se croient les plus éclairés.
L'étude de l'ouvrage de M. Say, eh faisant voir comment les nations arrivent à la prospérité ou tombent dans la misère, apprendra aux peuples, et par suite aux gouvernemens, à mieux diriger l'emploi de leurs moyens. Adam Smith avait développé avec beaucoup de sagacité un graud nombre de vérités sur cette matière ; mais ce n'est que dans les mains de M. Say que l'economie politique est devenue une véritable science: c'est à lui qu'on devra les heureux changemens qui s'opéreront en France et dans beaucoup d'autres pays, soit en économie politique, soit en législation. Des chaires pour l'enseignement de cette science s'établissent dans presque tous les états de l'Europe. Dans toutes les universités de l'Allemagne, de l'Angleterre et même de l'Espagne, on professe l'économie politique ; le commerce de Barcelone en a établi un enseignement [226] à ses frais. En Russie, cette science entre dan* l'éducation des princes : l'empereur a voulu que les grands-ducs Nicolas et Michel, ses frères, en lissent un cours dont la direction a été confiée à M. Storch. En France …
Dans un second article nous rendrons compte de la partie de l'ouvrage de M. Say qui traite de la consommation des richesses. Nous ferons sentir la grande influence que doit exercer l'économie politique sur la morale, sur la législation civile , sur l'organisation des gouvernemens, et sur les relations des peuples entre eux; enfin, nous ferons voir que, sans la connaissance de cette science, il est impossible. de ne pas commettre un grand nombre d'erreurs sur beaucoup d'autres. C'est sur-tout aux jeunes gens qui peuvent tôt ou tard être appelés au maniement des affaires publiques, que nous en recommanderons l'étude : pour aimer cette science et pour l'étudier avec fruit, il faut avoir des sentimens généreux et un esprit dégagé de préjugés et d'erreurs. On est peu disposé à recevoir des vérités utiles, quand l'âge de l'ambition est arrivé, et qu'on s'est faussé l'esprit en étudiant de faux systèmes. L'ouvrage dé M. Say facilitera singulièrement leurs études: cet ouvrage a un avantage qu'on ne trouverait peut-être dans aucun autre; c'est de joindre [227] détendue et la profondeur des vues à la clarté et' à la méthode qui doivent distinguer tout bon ouvrage élémentaire.
Nota. Dans le septième volume du Cénseur, saisi le 4 septembre 1815, par ordre du ministre de la police (Fouché), nous avions rendu compte de la seconde édition de l'ouvrage de M. Say ; la troisième édition de cet ouvrage ayant paru avant qu'il ait été jugé si la saisie de notre volume est ou non illégale, nous ne nous sommes pas cru dispensés d'en rendre compte dans celui-ci. Ce que nous avons dit, au reste, de la seconde édition du Traité d'économie politique, pourra s'appliquer à la troisième.
[1] Ne pourrait-on pas conclure de. là que la plus frivole des sciences est celle à laquelle on attache le plus d'importance, et que la plus utile est toujours celle qu'on néglige le plus ? Ne pourrait-on pas en conclure aussi que l'économie politique t? … mais taisons-nous ; craignons, de scandaliser l'ignorance et la sottise.
[2] Les hommes s'attachent à de mauvaises institutions, comme ils s'attachent à des habitudes qui les abrutissent et les tuent; l'affection d'un peuple pour telle ou telle; forme de gouvernement n'en prouve donc pas plus la bonté, que l'affection d'un homme pour tel genre de .vices ne prouve l'utilité de ces vices.
[3] Ce qui nuit le plus aux progrès d'une science, ce n'est pas un faux système, c'est la mauvaise réfutation d'un faux système. Rien ne fait perdre l'intérêt qu'on prend à une cause, comme d'entendre déraisonner les deux avocats.
[4] L'auteur a consigné dans une courte brochure (de l'Angleterre et des Anglais; Paris, Arthus Bertrand) les observations qu'il recueillit sur la situation économique de ce peuple, lorsqu'il parcourut l'Angleterre et l’Ecosse en 1814.
[5] Ce passage ne se trouve pas dans les éditions précédentes, non plus que beaucoup d'autres également important .
[6] Nous avons dit précédemment ( page 8 ) que les produits, auxquels- nous avons donné le nom de propriété, n'étaient que le résultat de l'industrie humaine. N'ayant voulu considérer la propriété que dans ses rapports avec la législation, nous avons dû ne pas tenir compte des choses qui échappent à l'empire des lois ; et tels sont en général les agens naturels. Quant aux capitaux , nous les avons compris sous la dénomination de produits, parce qu'en effet ils ne sont pas autre chose que des produits accumulés.
En général, les agens naturels n'ont par eux-mêmes aucune valeur, parce qu'ils nous sont fournis gratuitement par la nature; il en est autrement, lorsqu'ils se mêlent ou qu'ils s'identifient avec des capitaux, comme, par exemple, lorsqu'on rend fertile une terre qui ne produirait rien, ou presque rien, si elle était abandonnée à elle-même.
[7] Du mot latin uti servir.
[8] Esprit des Lois, liv. 23, chap. 15.—-Nous citons ici Montesquieu de préférence à tout autre, à cause de l'autorité dont il jouit, et des erreurs sans nombre qu'il a propagées.
[9] Un premier acte de violence en amène toujours un second; après avoir obligé les particuliers à échanger leurs denrées contre du papier sans valeur, on se trouva dans la nécessité de les forcer à en produire.
[10] Nous examinerons plus tard si un, sytème hostile, adopté par une nation riche et puissante pour ruiner ses voisins, ne peut pas déranger l'ordre naturel des choses chez eux, et leur faire adopter pour leur sûreté, une politique qui t en d'autres temps, serait contraire à leurs intérêts.
[11] C'est en effet la quantité des valeurs, et non 1a quantité du numéraire, qui constitue-la richesse.