Charles Dunoyer (1786-1862) |
This is part of an Anthology of writings by Charles Comte (1782-1837), Charles Dunoyer (1786-1862), and others from their journal Le Censeur (1814-15) and Le Censeur européen (1817-1819).
See also the others works by Charles Comte and Charles Dunoyer.
[D…..r], "Du système de l'équilibre des puissances européennes" (CE 1, 1817), pp. 93-142.
Editor’s note: I originally used the OCR from Dunoyer's Oeuvres vol. 3 and later found a usable version of the original CE. hTere seems to be some slight differences between the two. I have indicated in this version some of the differences, but not all of them.
See also the facs. PDF of this article.
Le premier moyen dont l'homme s'avise pour satisfaire ses appétits, c'est de prendre; ravir a été sa première industrie; c’a été aussi le premier objet des associations humaines, et l'histoire ne fait guère connaître de sociétés qui n'aient été d'abord formées pour la guerre et le pillage. Les peuples anciens les plus connus, les nations modernes les plus civilisées, n'ont été originairement que des hordes sauvages vivant de rapine.
Tant que ces peuples sont rests barbares, et il en est qui le sont toujours restés, tant que la guerre a été leur principal moyen d'existence, il a été impossible qu'ils eussent l'idée de vivre en état de paix; et la raison en est simple, c'est que n'ayant aucune industrie, aucun moyen de produire les choses nécessaires à leurs besoins; ils n'auraient pu prendre la résolution de vivre en paix sans se condamner, en quelque sorte, à périr. Aussi voit-on que les Romains, dont la [94] guerre et le pillage ont toujours été la principale industrie, n'ont jamais eu, tant qu'il leur est resté des peuples à vaincre et à dépouiller, l'idée de renoncer à la guerre. On peut observer également que les Barbares qui ont renversé leur empire, n'ont jamais eu, tant qu'ils ont conservé leurs anciennes mœurs, l'idée de vivre en état de paix. L'idée de faire de la paix un état, et un état durable, est une idée toute moderne; elle ne remonte guère au-delà du 17e siècle; elle a été le fruit d'une civilisation déjà avancée.
C'est dans le cours des guerres longues et cruelles de la Réformation, que les peuples de l'Europe" ont conçu, pour la première fois, l'idée de se constituer en état de paix. Cette idée leur a été suggérée par les maux, extrêmes que leur faisait la guerre, à une époque où ils commençaient à jouir des bienfaits de l'industrie et de la civilisation. La guerre avait enfanté le système de l'équilibre; ce système est devenu le moyen qu'ils ont employé pour fonder la paix.
Nous disons que la guerre avait enfanté le système de l'équilibre. Ce système, en effet, n'est qu'une suite de l'esprit guerrier; l'équilibre de l'Europe n'est que l'esprit guerrier parvenu en Europe à son plus grand développement. L'effet [95] de l'esprit guerrier n'est pas seulement de mettre aux prises deux individus, ou deux peuples. En même temps qu'il les rend ennemis, il les excite à se fortifier chacun de son côté, à rallier respectivement à leur cause le plus d'auxiliaires possible; d'où il résulte que la querelle de deux individus peut devenir celle de deux villes, et la guerre de deux peuples celle de dix nations. Voilà ce qui' est arrivé en Europe, et c'est ainsi qu'est parvenu à s'y établir ce système de l'équilibre des puissances, qui n'est autre chose que l'état de guerre d'une moitié de l'Europe contre l'autre.
Ce système a commencé à se développer à la chute du gouvernement féodal. Tant que ce gouvernement s'était maintenu, l'esprit guerrier n'avait pu s'exercer que sur des bases assez étroites. Il avait eu autant de centres d'action qu'il y avait en Europe d'États différents, et il n'avait guère mis aux prises que les possesseurs de fiefs de chaque contrée, soit entre eux, soit avec leurs suzerains. Lorsque ces derniers ont eu réduit leurs vassaux à la condition de sujets, et étendu à la fois leurs pouvoirs et leurs domaines, l'esprit guerrier a commencé à se déployer sur un terrain plus vaste, et à exercer ses ravages dans de plus grandes proportions. La guerre, allumée d'abord entre deux États, s'est bientôt étendue à plusieurs, [96] et elle a fini par les embrasser tous. C'est surtout à l'époque de la Réforme qu'on l'a vu devenir générale. Elle s'est faite d'abord entre l'Autriche et l'Espagne d'une part, et la France, la Turquie et les princes protestants du nord d'autre part; puis entre l'Espagne, d'un côté, et les Pays-Bas et l'Angleterre de l'autre; puis entre l'Autriche, l'Espagne, le Pape et la Bavière d'une part, et de l'autre la France, la Suède, et les états protestants de l'Allemagne; en étendant les relations des peuples, elle n'a fait qu'agrandir le cercle de ses fureurs; elle ne les a tous rapprochés que pour les mettre tous aux prises; enfin elle a partagé l'Europe en deux confédérations ennemies, et lorsqu'on a fait la paix on l'a laissée dans cet état. Il y a mieux: on s'est efforcé de rendre cet état durable; on a voulu en faire l'état habituel de l'Europe, et l'on a prétendu fonder ainsi le repos de cette partie du monde.
Pendant cent cinquante ans que la guerre avait duré entre des forces à peu près égales, on avait eu, ce semble, le temps de reconnaître que cette égalité de forces n'était pas, par elle-même, un moyen d'empêcher la guerre. Cependant on a voulu faire de cette égalité un principe de paix. On a partagé systématiquement l'Europe en deux ligues, [97] qu'on s'est efforcé de rendre égales, mais qu'on a laissées ennemies; et au moment où l'on ne faisait, en réalité, que constituer la guerre, on a annoncé au monde une éternelle paix. Cette paix entre des forces dont l'esprit restait le même, et qui, pour être pareilles, ne cessaient pas d'être rivales, a été, comme il ne pouvait manquer d'arriver, presqu'aussitôt troublée qu'établie. On n'a pas moins persisté à prétendre que le seul moyen d'assurer la paix, c'était de partager également les forces, et on en a fait de nouvelles répartitions dont la guerre a été constamment le résultat. Enfin, après trois siècles d'expériences toutes semblables, on continue encore à dire que le seul moyen de fonder en Europe une paix durable, c'est d'établir une juste proportion entre la force des États qui la composent, et de les partager en deux confédérations qui se balancent; c'est là le langage qu'ont tenu dans ces derniers temps toutes les puissances européennes;[1] c'est sur ce principe [98] qu’elles ont prétendu se régler au congrès de Vienne; et des hommes qui passent pour habiles n'ont critiqué l'esprit qui a présidé aux opérations de cette assemblée, que parce qu'il a empêché de fonder en Europe un véritable équilibre.[2]
On attribue communément deux objets au système de l'équilibre. Le premier est de maintenir la paix entre les puissances en les réduisant à [99] l’impossibilité de faire la guerre avec succès. Le second est, sinon de les empêcher de faire la guerre, du moins d'empêcher qu'aucune d'elles ne puisse, en la faisant, obtenir d'assez grands avantages pour devenir prépondérante et menacer l'existence ou la liberté des autres.
Le système de l'équilibre est-il propre à remplir l'un ou l'autre de ces objets? Examinons d'abord s'il peut remplir le premier; oublions les trois siècles de guerres qu'il n'a point empêchées; ne le considérons qu'en lui-même, et voyons si, par sa nature, il est propre à maintenir la paix.
Montaigne dit quelque part, que le fil le plus délié, s'il était partout d'une force parfaitement égale, serait capable de résister à tous les efforts qu'on pourrait faire pour le rompre. Il en donne pour raison que la force de ce fil étant partout la même, il n'y aurait pas de cause pour qu'il se rompît à un endroit plutôt qu'à un autre. Ce sophisme paraît bien absurde; il l'est moins pourtant que le raisonnement de ceux qui prétendent assurer la paix par l'équilibre des puissances européennes; car le fil le plus délié est encore plus fort que ne peut l'être l'équilibre le mieux établi. Ce qui fait la force du fil de Montaigne, ce n'est pas seulement l'exacte proportion de toutes ses [100] parties, c'est encore l'union intime, l'étroite affinité qui existe entre elles, et qui en font un seul et même corps; or, cette union, cette affinité si nécessaires, le système de l'équilibre ne les établit point, il ne les suppose pas même entre les peuples. Loin de les supposer unis, il les suppose divisés, et ce n'est qu'en balançant leurs forces qu'il tend à détruire leur opposition, et à les placer dans un état d'union et de paix. Or, est-il possible que leur union naisse de l'équilibre de leurs forces? Si toutes les parties du fil de Montaigne se repoussaient mutuellement, il est clair que l'égalité de ces parties ne ferait pas qu'elles restassent unies ensemble. Comment donc l'égalité de forces entre des peuples dont les intérêts se repousseraient, serait-elle plus propre à les tenir unis et paisibles? Comment des peuples qui seraient violemment entraînés à la guerre, en seraient-ils détournés parce qu'ils auraient des forces égales?
Supposons, .pour un moment, que les forces des différents États de l'Europe étant distribuées de manière à former entre eux la balance la plus exacte, ce qui du reste est bien évidemment impraticable; supposons, disons-nous, que ces différents États ne soient tous peuplés que de Goths, de Lombards, de Cattes, de ce qu'il y avait de [101] plus barbare dans les nations germaines; supposons que ces peuples conservent toujours leurs anciennes mœurs; qu'ils aient encore la même horreur invincible pour le travail et pour toute espèce d'industrie; qu'ils aiment mieux s'exposer aux plus grands dangers pour obtenir la possession d'un objet, que de faire le moindre effort pour le produire; qu'ils trouvent honteux d'arracher par des sueurs ce qu'on peut acquérir avec du sang; qu'ils laissent à des esclaves attachés à la glèbe le soin de fertiliser leurs champs, et qu'ils n'aiment, qu'ils n'honorent que la guerre et la rapine; qu'elles soient leur occupation la plus noble, leur passion la plus ardente, leur principal moyen d'existence; nous le demandons, est-il système d'équilibre qui puisse empêcher de tels peuples de se jeter lés uns sur les autres? Il est évident que l'égalité de leurs forces, loin de refroidir leur ardeur belliqueuse, ne fera qu'exalter leur orgueil et leur courage, irriter leur férocité mutuelle, et rendre à la fois leurs luttes plus fréquentes et plus meurtrières.
Considérons ces peuples dans une situation nouvelle. Supposons qu'ils sont arrivés au temps de l'anarchie féodale ;que dans chaque État, tous les liens de la subordination sont rompus; que depuis le plus petit possesseur de fief jusqu'au roi, il n'y a pas un seigneur qui ne veuille faire de sa [102] terre un État indépendant, et que, pour établir une paix durable entre tous ces Etats, on organise des systèmes d'équilibre semblables a celui sur lequel on prétend fonder aujourd'hui le repos de l'Europe; supposons qu'en même temps les chefs de tous ces petits États conservent, ainsi que leurs compagnons d'armes, des mœurs à peu près aussi barbares que celles qu'ils avaient dans les forêts de la Germanie; qu'ils aient toujours le même éloignement pour le travail, le même mépris pour l'industrie, le même goût pour les dépenses désordonnées,[3] la même passion pour la guerre et le pillage; y aura-t-il système d'équilibre qui tienne contre de telles mœurs? Suffira-t-il de balancer les forces des différents États pour les empêcher de se faire la guerre? Bien loin de là : on verra, en France par exemple, que tant que les grands vassaux de la couronne auront des forces égales a celles de leur suzerain commun, le roi, il lui feront, et se feront entre eux des guerres interminables, dans lesquelles chacun s'efforcera d'entraîner ses propres vassaux, de telle sorte que la guerre finira par s'établir à la fois sur tous les points du même royaume. Pour faire cesser ce désordre, il faudra attendre qu'un peuple [103] nouveau, un peuple industrieux et paisible s'élève a côté de ce peuple de barbares, qu'il prête à la couronne l'appui de ses forces toujours croissantes, que, pendant des siècles, la politique et la civilisation unissent leurs efforts contre les anarchistes féodaux. Ce ne sera qu'avec des peines infinies qu'elles parviendront à leur faire abandonner l'usage des guerres privées; et lorsqu'ils seront réduits à l'impossibilité de recruter des armées, et de forcer leurs sujets à se battre avec eux , on les verra , pour se consoler, se faire chevaliers errans , courrir par voies et par chemins à la quête des aventures les plus extravagantes ; et, pour dernière ressource, embrasser avec fureur l'usage des duels.
Considérons les mêmes hommes dans une autre situation. Supposons que, dépouillés enfin de leur puissance, et réduits ainsi à l'impossibilité de continuer leurs guerres privées, ils se réunissent en divers pays à leurs suzerains, et qu'après avoir été leurs ennemis les plus opiniâtres ils deviennent leurs plus fermes appuis. Supposons que ceux-ci, se trouvant alors tout-puissants dans leurs États, commencent à chercher des rivaux hors des limites de leurs empires, et que bientôt, pour rétablir ou pour conserver la paix, on se mette à former entre les [[104] différons états de l'Europe des confédérations , des balances , des équilibres; supposons , en même temps , que les hommes qui partagent le pouvoir avec les chefs de ces états , tout en profitant depuis long-temps des bienfaits de la civilisation, n'en aient point suivi les progrès, qu'ils n'en comprennent pas même l'esprit; que sous des dehors polis et brillans, ils rétiennent encore les habitudes de la vie sauvage; qu'il n'y ait toujours à leurs veux de métier vraiment noble que celui des armes; que la première qualité de tout Roi soit d'être un grand donneur de batailles ; que le premier devoir de tout gentilhomme soit de suivre son prince à la guerre; que pour les princes et pour les nobles la guerre voit le premier.moyen d'illustration;[4] que hors de la guerre il n'y ait que le repos et l'oisiveté; auxquels on attache quelque honneur, et que du reste on professe un souverain mépris pour l'industrie , les sciences , les arts utiles; que l'on considère les, artisans, les agriculteurs, les savans , à peu près comme les Romains , [150] les Germains, et tous les peuples guerriers et barbares considéraient leurs esclaves, comme des hommes destinés à produire les choses.nécessaires aux besoins et aux plaisirs de ceux dont le métier est de faire la guerre, de consommer, de détruire et de se reposer; qu'il soit de principe que les peuples doivent ne pas être trop à l’aise, sans quoi il serait impossible de les contenir dans les règles de leur devoir ; qu'il les faut comparer à des mulets qui étant accoutumés à la charge, se gâtent par un long repos plus que par le travail;[5] qu'on doit protéger le commerce tout juste autant qu'il est nécessaire pour que les sujets puissent, sans périr, satisfaire aux besoins toujours renaissants du prince et de sa cour;[6] que les riches doivent manger beaucoup pour que les pauvres ne meurent pas de faim;[7] qu'il faut consommer le plus possible pour que l'État se soutienne, et que sans cela tout serait perdu;[8] etc. Nous le demandons, si telles sont dans les divers États de l'Europe, les maximes et les mœurs des [106] hommes en possession de la puissance; si ces hommes passionnés pour la guerre et pleins de mépris pour l'industrie, pensent, d'un autre côté, que le meilleur moyen de faire vivre les industrieux et de soutenir l'État, c'est de dépenser beaucoup; si dès lors la guerre leur paraît utile par les dépenses même qu'elle entraîne, et s'ils sont portés à la faire par préjugé en même temps que par passion, y aura-t-il système d'équilibre qui puisse les retenir, et n'est-il pas évident que, de quelque manière que leurs forces se balancent, la guerre sera leur état habituel?
Il est d'autant plus étrange qu'on veuille faire sortir la paix du système de l'équilibre, que ce système, comme nous l'avons dit en commençant, n'est qu'une suite de l'esprit guerrier, et que loin d'être une mesure prise pour la paix, il n'est jamais qu'une disposition faite pour la guerre. Que voit-on en effet dans ce système? On voit deux grandes puissances rivales s'efforçant, chacune de son côté, de rallier autour d'elle le plus grand nombre d'autres puissances qu'elles peuvent, et finissant ordinairement par partager l'Europe en deux confédérations ennemies; puis ces deux confédérations augmentant leurs armées à l'envi l'une de l'autre, et mettant sur pied des populations entières; [107] puis ces mêmes confédérations occupées, de part et d'autre, à dresser leurs soldats, à munir leurs places fortes, à forger des armes, à remplir leurs arsenaux, à accumuler des provisions de guerre, etc. Voilà le spectacle qu'offrent des puissances rivales cherchant à se mettre en équilibre. Or, quel est le principe de ces effrayantes dispositions, sinon l'esprit guerrier? Quel en est. l'objet, sinon la guerre? Il est tellement vrai que la guerre est l'objet des efforts que font deux grandes puissances pour se mettre en équilibre, qu'aussitôt qu'elles se sont entourées l'une et l'autre de forces à peu près égales, et que l'équilibre entre elles semble le mieux établi, on les voit se provoquer de mille manières, et, dans leur impatience de se mesurer, se déclarer ordinairement la guerre pour les plus misérables motifs.[9] Si, après beaucoup de fureurs [108] exhalées et de sang répandu, il arrive qu'elles ne puissent pas se vaincre, elles font la paix de lassitude; mais c'est une paix armée, une paix dans laquelle toutes deux s'efforcent d'accaparer le plus de puissance possible, et de se mettre encore en équilibre, une paix enfin qui n'est qu'une nouvelle préparation a la guerre. Si, au contraire, l'une d'elles est vaincue, alors parmi les puissances victorieuses, on en voit bientôt s'élever deux qui deviennent rivales, et c'est entre celles-ci que l'équilibre renaît. Mais quelle que soit la manière dont les forces se combinent, quelles que soient les puissances entre lesquelles l'équilibre s'établit, fruit de l'esprit guerrier, cet équilibre prétendu n'est jamais qu'une préparation à la guerre; c'est donc une chose [109] évidemment déraisonnable que de le présenter comme un gage de paix.
Il y a d'ailleurs une cause particulière pour que le système de l'équilibre ne puisse point assurer la paix, c'est le rôle que joue dans ce système une certaine puissance de l'Europe , la puissance anglaise ; c'est l'intérêt que cette puissance a d'en faire sortir la guerre. Cet intérêt est assez connu. Comme la balance s'établit toujours , non du continent à l'Angleterre , mais d'une partie du continent à l'autre , le gouvernement Anglais ne peut que gagner à ce que l'équilibre se rompe; car, en se rompant, il ne fait que mettre une partie des puissances continentales aux prises avec l'autre, et il est manifeste que tant que ces puissances se battent entre elles, elles ne peuvent pas avoir la pensée de se réunir contre lui. C'est déjà un grand avantage, mais ce n'est pas le seul qui résulte pour le gouvernement Anglais des ruptures qui surviennent dans l'équilibre des puissances. Si les guerres continentales garantissent sa sûreté, elles servent sur-tout son ambition ; tandis que les puissances du continent épuisent dans ces guerres leurs forces mutuelles, le gouvernement Anglais travaille en paix à accroître les siennes ; tandis qu'elles se disputent avec fracas quelques provinces d'Europe, le [110] gouvernement Anglais envahit le monde en silence. Ce gouvernement a donc le plus grand intérêt à faire éclater sur le continent, les guerres qu'y prépare le système de l'équilibre. Aussi , depuis un siècle et demi, toute sa politique , relativement, aux puissances continentales , a-t-elle été de les exciter sans relâche à se mettre en équilibre , et en même temps de faire tous ses efforts pour les empêcher d'y rester. Placé à distance et en lieu sûr , entre les deux bassins de la balance politique , il n'est pas de moyens qu'il n'ait employés pour les tenir dans un état d'oscillation perpétuelle ; ses richesses, ses armes, sa politique, il a tous mis en œuvre pour cela.[10] Qu'on juge [111] ensuite s'il était possible qu'il s'établit d'équilibre durable entre les puissances du continent, surtout quand on connaît l'esprit qui les portait à balancer leurs forces.
On aurait beau faire, si l'esprit guerrier continuait à être l'esprit dominant parmi les peuples [112] européens, il n'y aurait point en Europe de paix possible. L'obstacle serait dans les hommes, non dans les choses; ce ne seraient pas les traités qui manqueraient aux nations, ce seraient les nations qui manqueraient aux traités. Si les nations étaient portées à la paix, l'équilibre entre elles serait inutile; la paix subsisterait malgré l'inégale répartition des forces : tandis que si leurs inclinations naturelles les poussent à la guerre, il n'y aura point d'équilibre qui puisse les en détourner, et l'égalité de leurs forces ne pourra servir qu'à rendre leurs querelles plus opiniâtres et plus sanglantes. Enfin, autant il serait absurde de vouloir fonder la liberté chez un peuple où l'on n'aurait de respect ni pour les propriétés, ni pour les personnes, et où chacun voudrait s'élever et s'enrichir aux dépens de tous; autant il le serait de prétendre établir la paix entre des peuples chez lesquels on observerait les mêmes dispositions et qui voudraient devenir riches et puissants les uns aux dépens des autres. Une pareille prétention les rendrait essentiellement ennemis; et à moins que l'un d'eux ne parvînt à asservir tous les autres, ils seraient tous nécessairement dans un état de guerre permanent.
On a dit que la guerre n'était point dans les [113] mœurs des nations modernes; que parler aujourd'hui de conquêtes, de gloire militaire, ce serait se tromper d'un millier d'années;[11] que [114] depuis long-temps, l'esprit des peuples était uniquement tourné vers le commerce, l'industrie, et l'exercice de tous les arts utiles et.paisibles. Il nous semble que juger ainsi les nations modernes, c'est les traiter avec beaucoup de faveur. Si l'esprit d'industrie avait réellement été l'esprit dominant parmi elles, il y a longtemps qu'elles jouiraient de la paix; car l'effet nécessaire de la prépondérance acquise par l'esprit d'industrie serait de faire cesser la guerre.
L'esprit d'industrie, en effet, n'agit pas comme l'esprit guerrier; il n'excite pas à ravir, mais à produire; il ne s'exerce pas contre les hommes, mais sur les choses et sur les hommes; il est essentiellement inoffensif, et aussitôt que deux hommes ou deux peuples agissent d'après son impulsion, on doit voir disparaître par cela même tout ce que l'esprit de rapine pourrait avoir mis d'hostile dans leurs relations.
[115]
Ce n'est pas là son unique effet. En même temps qu'il fait cesser les relations hostiles, il en fait naître d'amicales et unit tous ceux qu'il anime par les liens de leur intérêt commun. Comme l'homme le plus industrieux ne pourrait produire à lui seul qu'une très-petite partie des choses nécessaires à ses besoins, il faut qu'une multitude d'hommes se livrent à une multitude d'occupations différentes. Or, de cette diversité dans les travaux, et par conséquent dans les productions, il résulte que chaque producteur, pour satisfaire ses besoins, est obligé d'échanger une partie de ce qu'il produit contre une partie de ce que d'autres produisent; de sorte que chacun ayant besoin de tous, tous se trouvent intéressés à la conservation de chacun. Pour sentir quelle doit être la force de cet intérêt, et celle du lien qu'il forme entre les producteurs, il suffit de considérer à quel état de détresse ils se trouveraient tous réduits, si chacun était obligé de se contenter des produits de sa propre industrie, et ne pouvait les échanger contre ceux qui sont le résultat du travail d'autrui et que ses besoins lui rendent nécessaires. L'esprit d'industrie et la division des travaux qui en est la suite immédiate, tendent donc à unir très-fortement tous les hommes industrieux et forment le lien fondamental de toute société.
[116]
Mais ce ne sont pas encore là les seuls effets de l'esprit d'industrie; en même temps qu'il unit les producteurs, il doit nécessairement faire qu'ils s'intéressent à leur prospérité mutuelle; car quelle que soit l'industrie que chacun d'eux exerce, il est évident qu'il trouvera d'autant mieux l'emploi de ses produits et pourra en tirer un parti d'autant plus avantageux, que les producteurs dont il sera entouré gagneront eux-mêmes davantage: L'esprit d'industrie doit donc faire désirer à tous les producteurs de se voir chaque jour plus nombreux; car plus leur nombre ira croissant, plus la masse et la variété des produits augmenteront, plus il y aura pour chaque produit d'autres produits contre lesquels il pourra être échangé, plus chaque producteur aura de débouchés ouverts, plus ses moyens d'échange seront multipliés. L'esprit d'industrie est donc essentiellement ennemi de toute rivalité, de toute barrière élevée entre le producteurs d'un pays et ceux d'un autre; il tend à mettre en communication non-seulemeut ceux d'une ville, mais ceux d'un royaume, mais ceux de dix royaumes, mais ceux du monde entier.
Enfin, tandis qu'il fait cesser l'état d'inimitié violente dans lequel l'esprit de rapine entretient les hommes, tandis qu'il intéresse chacun de ceux qu'il anime à la conservation et à la prospérité de tous les autres, tandis qu'il les excite à se mettre tous [117] en rapport entre eux, et qu'il tend ainsi à rendre générales la paix et l'union qu'il établit parmi ceux qu'il gouverne, il tend aussi à perpétuer la durée de cette paix et de cette union; car plus elles durent, plus il fait croître la prospérité des hommes qui obéissent à ses impulsions, plus il ajoute à leur bien-être, et plus par conséquent il doit leur rendre précieuses et chères la concorde et la paix qui sont la double condition des biens dont ils jouissent.
Tels sont les effets naturels de l'esprit d'industrie. Cet esprit est un moyen assuré de pacification entre les individus et les peuples qu'il anime ; et s'il eût véritablement dirigé les nations européennes, il y a longtemps, nous le répétons, que ces nations jouiraient de la paix. Mais pour qu'il pacifie les citoyens d'un État ou les peuples d'une contrée, il faut qu'il soit l'esprit dominant parmi les peuples de cette contrée ou les citoyens de cet État; il faut qu'il agisse universellement, et que son influence sur les hommes qu'il dirige ne soit pas balancée par celle de passions contraires. Si la population d'un pays se trouve partagée en deux classes d'individus, dont l'une soit uniquement occupée à produire, et l'autre uniquement occupée à dévorer, on sent que l'esprit d'industrie qui anime la première ne suffira pas pour établir la concorde entre elle et la seconde. Si une nation industrieuse a un gouvernement qui l'épuise et qui ne la protège point, on conçoit que [118] l’industrie qui s'est développée au sein de cette nation ne fera pas qu'elle soit très-unie à son gouvernement. Si, dans une réunion de peuples industrieux, il se trouve des peuples guerriers qui ne veuillent ou qui ne sachent vivre que de rapine, il est manifeste que l'industrie des uns ne sera pas une raison pour qu'ils vivent en paix avec les autres. D'un autre côté, si des nations industrieuses se laissent aller à des passions tout-à-fait contraires à l'esprit d'industrie, si elles sont successivement agitées par le fanatisme religieux, par des idées de domination et de vaine gloire, par des rivalités de commerce, etc.; et si ces passions, qui ne sont propres qu'à les diviser, sont plus fortes chez elles que l'esprit d'industrie qui ne tendrait qu'à les unir, il est manifeste encore que l'esprit d'industrie ne pourra pas être, parmi ces nations, un principe très-efficace d'union et de paix. Il ne suffit donc point qu'il y ait de l'industrie dans une contrée pour que la paix s'y établisse; il faut que l'esprit d'industrie y 'soit généralement répandu; il faut que son influence n'y soit pas détruite ou altérée par celle d'idées ou de passions contraires; il faut, en un mot, qu'il y domine, qu'il y dirige la conduite des peuples et celle des hommes qui gouvernent.
Maintenant, nous le demanderons, quels que [119] soient les progrès que l'industrie a faits en Europe depuis quelques siècles, peut-on dire que l'esprit d'industrie ait été jusqu'ici l'esprit dominant des peuples européens? Cet esprit a-t-il été général parmi ces peuples? A-t-il été le principal mobile de la partie industrieuse et éclairée des diverses nations dont se compose la société européenne? Nous ne croyons pas qu'on hésite à répondre négativement à ces questions; il est du moins très-certain pour nous qu'elles ne peuvent recevoir qu'une réponse négative.
Et d'abord, que l'esprit d'industrie n'ait pas été l'esprit général des peuples européens, même depuis que l'industrie a fait parmi eux le plus de progrès, c'est' une chose si évidente qu'elle mérite à peine d'être démontrée. On sait assez, en effet, au milieu de quels obstacles l'industrie a fait les progrès qu'elle a accomplis; on sait de quelle multitude de plantes parasites et dévorantes l'arbre de la civilisation est resté chargé; on sait quelles nuées de soldats, de moines, de commis de gouvernement, de courtisans, de nobles, de bourgeois anoblis, ont couvert la surface de l'Europe, tandis que l'industrie s'y est développée; on sait enfin que l'esprit d'industrie n'a pas été, en général, l'esprit dominant des ces diverses classes d'hommes.
Il n'a pas été, à coup sûr, celui des soldats de profession; car qu'ont produit ces soldats? [120] qu’ont produit les armées permanentes? Ont-elles produit seulement la sûreté de l'Europe, pour laquelle on dit qu'elles sont instituées? Et contre qui l'ont-elles défendue? Est-ce contre des hordes sauvages venues de l'Asie, de l'Afrique, de l'Amérique? Non, c'est contre les armées permanentes de l'Europe. Mais si l'Europe n'a eu besoin d'être défendue que contre ses armées permanentes, on ne peut donc pas dire que ses armées permanentes ont produit sa sûreté; il faut dire, au contraire, que ce sont elles qui l'ont troublée perpétuellement. Ce qu'ont produit ces armées, ce sont des massacres, des viols, des pillages, des incendies; ce sont des vices et des crimes; ce sont la dépravation, la ruine et l'asservissement des peuples : elles ont été l'opprobre et le fléau de la civilisation.
L'esprit d'industrie n'a pas été non plus celui des moines; car, après l'esprit militaire, il n'en est pas assurément de plus contraire à l'esprit d'industrie que l'esprit de monachisme. Quelle est la vie du moine? Il mange, il se repose, il prie et ne produit rien; ce n'est pas dire assez, il empêche de produire. Après avoir envahi de vastes étendues du sol et soustrait à la production des capitaux immenses, il se sert de ce qu'il ne peut dévorer pour alimenter la paresse là où il fait naître [121] l'indigence; et tandis qu'il dépouille le peuple de ses biens, il lui fait perdre aussi l'usage de ses facultés, et lui ravit jusqu'aux moyens, jusqu'au désir de sortir de la misère. Telle est la vie du moine; tels ont été les.effets du monachisme partout où il a régné.[12]
L'esprit d'industrie n'a pas été davantage celui des hommes de race noble. Fidèles aux mœurs de leurs ancêtres, les nobles descendans des Goths, des Huns, des Francs, des Slaves ; des Vandales, ont toujours considéré l'industrie comme une chose essentiellement vile; et lorsqu'amollis par les progrès d'une civilisation plus douce, ils ont eu perdu l'habitude de s'enrichir par des rapines, ils ont commencé à prendre celle de s'enrichir par l'intrigue; d'hommes de guerre ils sont devenus hommes de cour, et leur fortune ne s'est généralement soutenue et agrandie que par les dons, les libéralités, les faveurs, qui leur étaient octroyés aux [122] dépens de la société tout entière et en retour desquels il ne leur est presque jamais arrivé de rendre à la société des valeurs équivalentes.
Le même esprit n'a pas plus été celui des roturiers anoblis que celui des nobles d'ancienne race. On sait quel était l'effet de l'anoblissement; il faisait sortir l'anobli de la classe des hommes qui produisaient, pour le faire entrer, lui et toute sa postérité, dans celle des hommes qui consommaient et qui ne produisaient point. Aussitôt qu'un homme était anobli, tout travail lucratif et productif lui était à peu près interdit. Plus sa noblesse était nouvelle, plus il devait se montrer jaloux de la conserver pure et de vivre noblement, c'est-à-dire sans rien produire. Dès lors l'industrie devenait à ses yeux une occupation foncièrement ignoble et dégradante; et son plus grand soin devait être d'oublier et de faire oublier la profession lucrative qu'il avait précédemment exercée, et à laquelle il devait son élévation et sa fortune. Suivre le prince à la guerre, hanter les antichambres, faire sa cour aux grands, visiter sa terre, chasser, dépenser beaucoup et ne rien faire, telles étaient désormais les seules occupations dignes de ce bourgeois devenu gentilhomme; et comme dans sa nouvelle condition il n'avait que des occasions de dissiper sa fortune, et qu'il ne lui était [123] permis d'exercer aucune profession propre à l'entretenir et à l'accroître, il s'ensuivait nécessairement que lui et ceux de sa race ne pouvaient s'élever ni se soutenir que par les faveurs du prince, c'est-à-dire aux dépens du public.
Enfin, on peut dire que l'esprit d'industrie n'a point été, en général, celui des gouvernements, et cela par une raison bien simple, c'est qu'en général ils ont mal connu et encore plus mal rempli leur tâche, et qu'il leur est très-rarement arrivé de fournir à la société l'équivalent des valeurs qu'ils recevaient d'elle pour la gouverner. On sait quel est, en principe, l'objet de la fonction des gouvernements : cet objet est fort simple; il se réduit à empêcher que nul ne fasse de ses facultés un usage nuisible à autrui, et à laisser d'ailleurs chacun en faire, sauf cette réserve, l'emploi le plus libre et le plus étendu. Tout gouvernement qui remplit cette tâche exerce une véritable industrie; il crée une valeur très-réelle et très-importante; il produit la liberté et la sûreté des personnes et des fortunes,- richesse précieuse sans laquelle nulle autre ne saurait exister, produit inestimable qui est la condition de l'existence et du progrès de l'ordre social. Le meilleur de tous les gouvernements est celui qui donne à ce produit la plus grande perfection au meilleur marché possible; -le pire de tous [124] est celui qui le fournit de la plus mauvaise qualité et qui le fait payer le plus cher.
Lorsqu'un gouvernement ne se propose d'autre fin que de procurer ce produit à la société qui le paie pour cet objet; lorsqu'il s'efforce de faire jouir tous les membres de cette société de la sûreté de leurs biens et de leurs personnes et du libre exercice de leurs facultés, et qu'il n'exige d'eux que ce qui est rigoureusement nécessaire pour leur rendre ce service, on peut dire que ce gouvernement est conduit par l'esprit d'industrie. Si, en leur rendant, exactement ce service, il le leur fait payer au-delà de ce qu'il vaut, au-delà du prix auquel ils pourraient se le faire rendre, tout ce qu'il leur prend en sus est une véritable soustraction qu'il leur fait subir, et, à cet égard, il se conduit par esprit de rapine. S'il leur rend imparfaitement le même service; s'il les protége mal, et qu'en même temps il exige d'eux plus qu'il ne faudrait pour les bien protéger, il se conduit encore plus par esprit de rapine. Enfin, si, au lieu de les protéger, il ne cherche qu'à usurper sur eux une grande autorité afin de pouvoir les faire contribuer au gré de son avarice; s'il leur ravit leur liberté pour être mieux en état de leur enlever leur fortune; s'il les opprime pour les exploiter, on sent que, dans ce cas, il n'est dirigé par aucun autre mobile, que par l'esprit de rapine : son action dégénère alors en un [125] véritable brigandage; elle n'est plus que la spoliation organisée. [Note: in another version he says “un brigandage constitué”]
Maintenant il est aisé de juger si les gouvernements européens ont été dirigés par l'esprit d'industrie, depuis que l'industrie a fait en Europe ses plus grands progrès. Pour qu'il fût possible de dire qu'ils ont été dirigés par l'esprit d'industrie, il faudrait que leur action eût consisté à faire jouir pleinement les peuples confiés à leur garde de cette liberté des personnes et de cette sûreté des fortunes que leur fonction est de garantir; il faudrait de plus qu'en leur procurant ce bien précieux, ils ne les eussent- pas obligés de le payer au-delà de ce qu'il devait naturellement coûter. Or, quel est en Europe le gouvernement dont on pourrait dire qu'il ait jusqu'ici procuré aux peuples soumis à son pouvoir une liberté véritable et à juste prix? quel est, au contraire, celui qui, soit constamment, soit par intervalles, ne les a pas cruellement opprimés, et ne leur a pas fait payer sa tyrannie cent fois plus cher que ne devrait coûter la liberté la plus parfaite? quelles sommes n'ont-ils pas dévorées les uns et les autres? et cependant qu'ont-ils fait des capitaux immenses que les peuples leur ont livrés? que leur ont-ils procuré en échange de tant de valeurs? Le despotisme, la guerre, l'esclavage, la misère; tels [126] sont les biens dont ils les ont ordinairement fait jouir.
Il s'en faut donc beaucoup que l'esprit d'industrie ait été l'esprit général en Europe, depuis que l'industrie s'y est développée. Cet esprit n'a été, en général, ni celui des gouvernements, ni celui des diverses et nombreuses classes d'hommes qui ont pris part à leur action. A-t-il été celui de la partie industrieuse et éclairée des peuples européens, de celle qui a le plus concouru à la production des richesses, de celle à qui les arts, les sciences et l'industrie ont dû leurs plus grands progrès? Pas davantage. Dans le cours des travaux les plus utiles, la masse de la population européenne a presque toujours été agitée des passions les plus contraires aux progrès de la civilisation, et l'esprit d'industrie n'a pas même été celui des hommes industrieux. Il y a eu un certain nombre d'opinions, de systèmes, d'idées plus ou moins contraires à l'esprit d'industrie, qui ont occupé tout le monde, qui ont été l'affaire importante, l'affaire générale des peuples de l'Europe depuis que l'industrie s'est développée parmi eux, et particulièrement depuis trois siècles.
Parmi ces idées, celles qui les premières ont agité l'Europe ont été des idées relatives à la religion: ç'a été la doctrine de [127] Luther, de Calvin et de leurs sectateurs; celle de- l'église romaine et de ses sectateurs. Pendant un siècle et demi, les seules questions qui aient fortement excité l'attention de l'Europe ont été de savoir si le christianisme obligeait de reconnaître l'autorité du pape; s'il devait y avoir une hiérarchie et une subordination dans l'église; si le jeûne, l'abstinence des viandes, les vœux monastiques, le célibat des prêtres, étaient des choses conformes ou contraires a la religion chrétienne; si l'on devait croire au purgatoire; si les indulgences étaient bonnes à quelque chose; si la messe était un sacrifice; si le baptême effaçait le péché; si Jésus-Christ était présent dans l'eucharistie; s'il s'opérait, dans ce sacrement, une transubstantiation ou seulement une consubstantiation, etc. Toutes ces choses, sur lesquelles on convient généralement aujourd'hui qu'il n'y a point à discuter, et sur lesquelles, par conséquent, il serait difficile de faire naître des discussions, mettaient alors toutes les têtes en feu d'un bout de l'Europe à l'autre, et y suscitaient les controverses et les guerres les plus violentes. Tout ce qui tenait au progrès des arts, des sciences, de l'industrie, n'excitait qu'un intérêt faible et secondaire. L'important n'était pas d'avoir des champs bien cultivés, un commerce actif, des manufactures [128] florissantes; ce qui importait surtout, c'était de faire triompher les idées religieuses auxquelles on était attaché; on abandonnait pour cela sa famille, ses foyers, son pays; le protestant palatin se réunissait au protestant français, le français au hollandais, le suédois, le danois à l'allemand : de toutes parts, les hommes unis par les mêmes opinions, s'attiraient, se rapprochaient, se liguaient; et partout les hommes d'une secte mettaient au premier rang des devoirs de convertir ou d'exterminer les hommes de la secte ennemie; c'était là la passion universelle et dominante.
Une autre passion non moins ennemie de la paix et de l'industrie que le fanatisme religieux, et qui n'a pas été moins générale en Europe, c'est le patriotisme, je veux dire le désir de chaque nation de s'élever au-dessus des autres, d'obtenir sur elles une grande prééminence, soit comme objet de gloire, soit comme moyen de sûreté, soit encore comme moyen de faire un commerce exclusif plus étendu.[13] Il n'est point [129] de peuple en Europe qui n'ait donné dans ce funeste travers; il n'en est point qui n'ait pardonné [130] à son gouvernement de lui imposer les plus cruels sacrifices pour lui faire faire des conquêtes, tant qu'elles n'ont pas été suivies de revers et d'humiliations. Toute la France admirait Louis XIV avant que la fortune l'eût abandonné : ce fut après qu'il eût envahi la Flandre et la Franche-Comté; après que ses armées, sous les ordres de Turenne, eurent ravagé le Palatinat; après qu'il eut inspiré à toute l'Europe une haine violente contre la France, que l’Hôtel-de-Ville de Paris lui décerna le nom de Grand, et que la nation entière parut confirmer ce titre accordé avec si peu de discernement. De nos jours, la nation française ne s'est guère montrée plus judicieuse. On ne peut malheureusement pas nier que, dans ces derniers temps, elle n'ait tiré une vanité fort grande et fort sotte du dangereux ascendant qu'elle avait usurpé sur les autres nations; qu'elle n'ait beaucoup admiré les triomphes de ses armées, même après qu'elles avaient cessé de la défendre, et lorsque leurs conquêtes la faisaient si cordialement et, il faut le dire, si justement haïr de ses voisins. Au reste, les torts de la France, à cet égard, ont été aussi ceux de tous les autres peuples; il n'en est pas un qui soit sans péché, et qui ait le droit de lui jeter la pierre. Nous avons tous eu, en Europe, l'absurde manie de chercher à nous [131] dominer les uns les autres; nous avons tous été ambitieux et conquérants : nous l'avons été en France sous Louis XIV et sous Bonaparte; en Espagne sous Charles V; en Prusse sous Frédéric II; en Suède sous Charles XII ; en Russie sous Pierre Ier et sous Catherine; en Angleterre, où nous passons pour être plus raisonnables qu'ailleurs, nous nous sommes montrés plus ambitieux que partout ailleurs: nous poursuivons-là, depuis cent ans, par les moyens les plus déloyaux, un vain projet de domination universelle; et il a fallu que la misère vint nous assaillir au milieu de nos triomphes, pour que nous fussions en état d'en comprendre la sottise. Telle a été notre folie à tous : peuples prétendus civilisés, nous nous sommes conduits en vrais sauvages.
Au désir si vain d'avoir la prééminence les uns sur les autres, les peuples européens ont joint une passion plus déraisonnable encore, s'il est possible, plus ennemie de leur repos et de leur prospérité, plus contraire à l'esprit d'industrie; je veux parler de l'esprit de monopole, c'est-à-dire de la prétention élevée par chaque peuple d'être exclusivement industrieux, d'approvisionner exclusivement tous les autres des produits de son industrie. Cette prétention est née principalement de l'idée qu'on s'est faite que l'or et l'argent étaient l'unique richesse dans [132] le monde. Il est résulté de cette idée que chacun a aspiré à posséder de ces métaux préférablement à toute autre chose; et comme, d'une part, la quantité en était limitée, et que, de l'autre, on ne pouvait s'en procurer qu'en les échangeant contre d'autres produits industriels, il est arrivé que chaque peuple a considéré l'industrie des autres nations comme un obstacle à sa propre fortune, que chaque peuple a voulu à la fois empêcher les autres d'être industrieux et les forcer à devenir tributaires de son industrie, diminuer la concurrence des producteurs et des vendeurs et augmenter celle des consommateurs, vendre beaucoup et acheter peu. Par l'effet de cette prétention, l'esprit d'industrie est devenu un principe plus hostile, plus ennemi de toute civilisation que l'esprit de rapine même. Un peuple vivant de rapine peut chercher à enlever aux autres une partie de ce qu'ils possèdent, il peut leur imposer des tributs onéreux; mais du moins il ne tend pas précisément à les empêcher de produire, et ne s'efforce pas de mettre des entraves à l'exercice de leurs facultés. Les Romains laissaient aux peuples qu'ils dépouillaient, leurs arts, leurs sciences, et la liberté de les cultiver; s'ils se montraient avides de leurs richesses, ils ne portaient pas envie à leur industrie, et ne cherchaient pas à en arrêter les [133] progrès. Égarés par les idées de monopole, les peuples modernes se sont montrés, à cet égard, plus barbares que les barbares. Ils n'ont pas cherché précisément a se dépouiller les uns les autres de leurs richesses, mais ils se sont mutuellement envié la faculté d'en produire; chacun considérant les produits créés par les autres comme autant de débouchés fermés pour ses propres produits, s'est efforcé d'empêcher que les autres ne produisissent; chacun a eu pour maxime d'entraver, autant que possible, le commerce et l'industrie des autres nations;[14] il n'est pas de mesures hostiles [134] qu’on n'ait imaginées, pas de guerres qu'on n'ait entreprises ou suscitées pour arriver à ce but; et tandis que chaque nation croyait assurer des débouchés à ses produits, on ne faisait, en réalité, que s'enlever des moyens d'échange; chaque peuple s'appauvrissait de tout ce qu'il faisait perdre aux autres et allait directement contre le but qu'il s'efforçait d'atteindre. C'est là une vérité que l'économie politique a rendue de nos jours tout à fait évidente, et qui est destinée à produire, tôt ou tard, une grande révolution dans les relations internationales [Or “des peuples”].
Telles sont les principales paissions, les divers ordres d'idées qui ont dirigé la conduite des peuples européens depuis que l'industrie s'est le plus perfectionnée parmi eux. Et ces erreurs n'ont pas été seulement celles du vulgaire; elles ont été celles des hommes de toutes les classes, celles des hommes les plus éclairés; elles ont même été enseignées aux peuples par des hommes d'un mérite éminent, et il n'est guère de sottises qui, avant de devenir vulgaires, n'aient été d'abord érigées en maximes par des esprits supérieurs. La superstition, le monachisme, l'esprit nobiliaire, l'esprit de conquête, le monopole, ont tous eu pour apôtres des littérateurs, des savants, des publicistes du premier ordre.
Les faits prouvent donc avec évidence que [135] l’esprit d'industrie n'a pas été jusqu'à présent celui des peuples européens. D'abord, il y a toujours eu parmi ces peuples des classes entières d'hommes pour qui l'industrie a été un objet de mépris, et puis nous voyons que la masse même de la population européenne a constamment été agitée de passions essentiellement hostiles, essentiellement contraires à l'esprit d'industrie. Maintenant nous revenons au système de l'équilibre, et nous demandons ce que ce système pouvait pour la paix au milieu de toutes ces passions? Pouvait-il les adoucir, les subjuguer, les détruire? Pouvait-il empêcher qu'elles n'excitassent les peuples à se faire la guerre? Il le pouvait si peu qu'il était lui-même un effet de ces passions, qu'il n'était que le plan d'après lequel elles poussaient les peuples à s'ordonner pour se combattre. On voit donc que, par sa nature, le système de l'équilibre n'est nullement propre à assurer la paix; il ne tend pas même à ce but.
Mais si ce système ne peut pas prévenir la guerre, peut-il au moins assurer l'indépendance des États? Peut-il empêcher que nulle puissance en Europe ne devienne assez prépondérante pour menacer l'existence ou la liberté des autres? Il semble d'abord qu'il soit plus propre à remplir ce second objet que le premier; car, quoique [136] depuis trois siècles la guerre ait été permanente au sein de la société européenne, il a cependant péri peu de grands États, et il suffit de jeter les yeux sur la carte de l'Europe pour y apercevoir d'abord les principales puissances qui y figuraient il y a deux ou trois cents ans. Cependant peut-on conclure de ce fait général que le système de l'équilibre est véritablement propre à assurer l'indépendance des puissances européennes?
La première chose qu'il y a à considérer, c'est la dépense d'efforts qu'il exige pour remplir cet objet. Il est, à cet égard, d'une imperfection choquante. On peut le comparer à ces vieilles machines, fruit d'un art encore dans l'enfance, où l'on a multiplié les rouages, et où les forces employées sont sans nulle proportion avec l'effet qu'on veut obtenir. Nous ne voulons pas dire par-là, cependant, que l'effet qu'est destiné à produire le système de l'équilibre soit dépourvu d'importance. S'il tend à assurer aux chefs des différents États de l'Europe la conservation de leur couronne et de leurs domaines, l'objet est important sans doute, et mérite bien que les peuples lassent quelque effort pour y atteindre. Cependant il se pourrait que le système de l'équilibre exigeât d'eux pour cela plus d'efforts que n'en mérite l'objet qu'on se propose, et e'est, il nous semble, ce qui arrive. Voyez en effet comment se soutient ce système de l'équilibre, et à quel prix il [137] assure l'indépendance des souverains? Il exige qu'on leur fournisse d'immenses armées; que ces armées soient entretenues et renouvelées avec la fleur de la population européenne, à mesure que les chefs d'État les font exterminer les unes par les autres; qu'on leur donne de quoi les solder, les nourrir, les équiper; qu'on leur procure les moyens d'entourer leurs possessions d'une double et triple ceinture de places fortes; d'élever partout des arsenaux, des magasins, des casernes ; de fabriquer des armes et toutes sortes de machines et de munitions de guerre, etc., etc. Tels sont, en partie, les sacrifices que rend nécessaires le système de l'équilibre. On voit évidemment que, s'il soutient les souverains, il ne les soutient qu'en écrasant les peuples.
Mais préserve-t-il du moins dans son intégrité l'indépendance des souverains? Les peuples, pour prix des sacrifices et des efforts qu'il les oblige à faire, parviennent-ils à conserver chacun au maître de qui ils dépendent la possession de sa couronne et de ses domaines? Tous n'y réussissent pas. Quelques-uns parviennent à élever la puissance de leurs chefs au-dessus de celle des souverains qui commandent aux autres nations; leurs chefs leur disant alors qu'ils sont un peuple de héros, qu'ils sont un vaillant, un grand peuple. D'autres, moins heureux ou moins puissants, ne peuvent pas [138] même toujours épargner à leurs souverains l'humiliation d'être battus, ni empêcher qu'on n'écorne leur héritage; et alors ceux-ci leur crient de défendre la patrie, de sauver l'indépendance nationale; mais les efforts qu'ils font pour cela ne sont pas toujours couronnés de succès, et il n'est pas rare qu'il leur arrive de perdre leur indépendance, c'est-à-dire de changer de maîtres. Combien de princes en Europe que le système de l'équilibre n'a point préservés du malheur de perdre leur couronne ! Combien de souverains à qui il n'a pu conserver leurs domaines! Qu'avaient fait de leurs États, sous Bonaparte, la moitié des rois de l'Europe? Qu'en ont fait à leur tour la plupart des souverains que Bonaparte avait élevés? Qu'en ont fait les anciens rois de Pologne? Qu'en ont fait les princes médiatisés de l'Allemagne? Qu'a fait le Danemarck de la Norwège; la Suède de la Finlande; la Saxe de la moitié de ses possessions? Qu'ont fait Génes et Venise de leur antique indépendance, etc., etc.? Il s'en faut, comme on voit, que le système de l'équilibre garantisse non pas seulement l'autonomie, mais même l'existence de tous les États.
Il est vrai qu'après une longue suite de bouleversements et de guerres, les anciennes grandes puissances du continent se trouvent aujourd'hui [139] de bout et en possession de vastes territoires. Mais ces puissances elles-mêmes jouissent-elles toutes d'une véritable indépendance? La France est-elle indépendante avec les cent cinquante mille hommes qui occupent ses places fortes sous le commandement d'un général anglais? Gênes, Naples, l'Espagne, le Portugal, le Piémont, tous les États du midi de l'Europe sont-ils véritablement indépendants? Ces États ne sont-ils pas tous, plus ou moins, sous l'influence de la puissance anglaise, et cette puissance n'emporte-t-elle pas la balance, même sur le continent? Puis, sa suprématie sur les mers est-elle douteuse, et à cet égard, toutes les puissances continentales ne sont-elles pas tombées dans une entière dépendance?
Les faits démontrent donc que le système de l'équilibre n'est pas plus propre à assurer l'indépendance des puissances continentales qu'à les empêcher de se faire la guerre. L'effet de ce système est de les tenir toutes dans un état permanent de révolution. Il élève les unes, il abaisse les autres; il en détruit d'anciennes, il en crée de nouvelles; et s'il maintient une sorte d'indépendance entre les plus considérables, c'est en les réduisant à un tel état d'effort et de souffrance, c'est en les écrasant tellement, que les sacrifices au prix desquels cette indépendance est si laborieusement préservée, constituent la plus lourde des servitudes.
[Editor’s note: This section was added in the other edition of this article.] Les faits démontrent donc que le système de l'équilibre n'est pas plus propre à assurer l'indépendance des puissances continentales qu'à les empêcher de se faire la guerre. L'effet de ce système est de les tenir toutes dans un état permanent de révolution. Il élève les unes ,il abaisse les autres, il en détruit d’anciennes, il en crée de nouvelles; et s'il maintient une sorte d'indépendance entre les plus marquantes, c'est en les réduisant à un tel état .d'effort et de souffrance , c'est en les écrasant tellement qu'il les fait tomber par cela même sous la domination de la puissance anglaise. Enfin , s'il assure . la prépondérance de celle-ci, ce n'est pas sans la réduire elle-même à un état très-violent; car , quoique dans le système de l'équilibre européen elle ne prenne pas ordinairement une part active à la guerre, on sait qu'elle est presque toujours obligée d'y concourir par des subsides; de sorte qu'elle n'épargne le sang de ses sujets qu'aux dépens de leur fortune, et qu'elle ne les préserve de périr par le fer qu'en les exposant à périr par la faim au milieu des richesses qu'ils produisent et qu'elle dévore. Ajoutons à cela que le système de l'équilibre ne lui assure la triste prééminence dont elle jouit que parce que l'équilibre se fait ordinairement d'une partie du continent à l'autre , et que s'il venait jamais à s'établir du continent à elle , il y a apparence qu'elle ne conserverait pas long-temps la vaine supériorité qu'il lui a procurée jusqu'ici. Ce système n'offre donc de véritable garantie à aucune puissance, et il est la ruine de toutes.
Il n'est qu'une chose qui puisse assurer aux peuples la paix, et aux gouvernements leur indépendance : c'est la destruction des erreurs et des passions favorables à la guerre, c'est la propagation des idées favorables à la paix. On sait que [141] ce qui a fait cesser les guerres privées en Europe, c'est l'élévation progressive d'un peuple nouveau à qui ces guerres étaient à charge. La même cause peut seule y faire cesser les guerres générales; il faut qu'il se forme en Europe une nation nouvelle, une nation industrieuse et paisible à qui les guerres entre les États soient aussi odieuses, aussi insupportables que l’étaient autrefois aux habitants de ces États les guerres particulières des seigneurs féodaux. Dès que cette nation européenne se sera élevée; dès qu'elle aura acquis assez d'importance et de force pour pouvoir comprimer, là où elles se manifesteraient, les passions favorables à la guerre, la guerre cessera naturellement. Mais une telle nation se formera-t-elle ? Deviendra-t-elle jamais assez puissante pour pouvoir contenir les ennemis de la paix? Plusieurs causes peuvent le faire espérer. Les idées propres à la faire naître existent; ces idées circulent d'une extrémité de l'Europe à l'autre ; elles rallient déjà la plupart des hommes éclairés de tous les pays. Si la masse de la population européenne ne les entend pas encore, elle se dépouille peu à peu cependant de l'ignorance et des passions qui pourraient l'empêcher de les adopter. Le fanatisme religieux, l'esprit militaire, celui de monopole ont perdu une grande partie [142] de leur influence. Nul prince n'oserait entreprendre la guerre aujourd'hui dans le dessein avoué d'agrandir son territoire; tous les peuples commencent à comprendre que le monopole les appauvrit au lieu de les enrichir; chaque jour la matière de la guerre s'use, et le temps n'est pas loin, peut-être, où on ne la fera plus que contre les fauteurs des erreurs et des passions qui l'ont entretenue jusqu'à nos jours.
D…..R.
[1] L'Autriche et la Russie, en se liguant contre Bonaparte au mois de septembre 1813, se sont dit animées du même désir de mettre un terme aux souffrances de l'Europe, par l'établissement d'un juste équilibre des puissances. L'Angleterre et l'Autriche se sont alliées, un peu plus tard, dans le dessein d'accélérer l'époque d'une paix générale qui, par un juste équilibre entre les puissances, assurât la tranquillité et le bonheur de l'Europe. La Bavière, en s'alliant à l'Autriche, a promis de coopérer de tout son pouvoir au rétablissement d'un équilibre entre-les puissances, qui fût propre à fonder un véritable état de paix. Les puissances alliées, en arrivant sur le Rhin, ont déclaré toutes ensemble qu'elles voulaient une paix qui, par une juste répartition de forces, par un juste équilibre, pût désormais préserver l'Europe des calamités sans nombre qui l'avaient accablée depuis vingt ans. Par l'alliance de Chaumont, les souverains coalisés se sont proposé de resserrer les liens qui les unissaient, pour la poursuite vigoureuse d'une guerre entreprise dans la vue d'assurer le repos futur de l'Europe, par le rétablissement d'un juste équilibre des puissances. — En un moi, toutes les fois qu'il s'est agi de faire connaître le but de la guerre et les moyens par lesquels on se proposait d'assurer la paix, on a mis en avant le système de l'équilibre. — Voir le Recueil des pièces officielles..... de Schœll.
[2] V. l'ouvrage de M. de Pradt sur le congrès de Vienne.
[3] Nulli domus, aut ager, aut aliqua cura : prout ad quemque venêre, aluntur, prodigi alieni, contemptores sut Tac, De mor. Germ., 31.
[4] Ce que nous disons ici est sans application relativement aux chefs des monarchies constitutionnelles des temps modernes. On sait qu'une maxime fondamentale de ces monarchies, c'est que le prince ne va point à la guerre.
[5] Testant, pol. du card. de Richelieu, p. 198. Amsterd., 1691.
[6] Montesquieu, Esprit des Lois, liv. 5, chap. ix.
[7] Id., ibid., liv. 7, chap. iv.
[8] Id., ibid.
[9] Il serait aisé de citer beaucoup de faits à l'appui de cette assertion. On connaît ce passage de Voltaire : « Après la paix d'Aix-la-Chapelle, l'Europe chrétienne se trouva partagée en deux grands partis qui se ménageaient l'un l'autre, et qui soutenaient, chacun de leur côté, cette balance, le prétexte de tant de guerres, laquelle devait assurer une éternelle paix. Les États de l’impératrice-reine de Hongrie et une partie de l'Allemagne, la Russie, l'Angleterre, la Hollande et la Sardaigne, composaient une de ces grandes factions; l'autre était formée par la France, l'Espagne, les Deux-Siciles, la Prusse et la Suède: toutes les puissances restèrent armées; et on espéra un repos durable par la crainte même que les deux moitiés de l'Europe semblaient inspirer l'une à l'autre On se flatta que longtemps il n'y aurait aucun agresseur, parce que tous les États étaient armés pour se défendre; maison se flatta en vain... Une légère querelle entre la France et l'Angleterre, pour quelques terrains sauvages vers iAcadie, inspira une nouvelle politique à tous les souverains de l'Europe. » Siècle de Louis XV, chap. 30 et 31.
[10] Tout le monde sait quels ont été pour lui les fruits de cette tactique; elle lui a valu l'empire du monde. Tandis qu'il excitait les puissances européennes à défendre leur indépendance sur le continent, il a envahi par degrés la domination des mers; il a rendu sa puissance tout-à-fait prépondérante en Asie , en Afrique , et en Amérique au moins relativement à l'Europe ; enfin il est parvenu à partager avec les premières puissances du continent la domination de l'Europe même. Il suffit de jeter un coup-d'oeil sur l'état de ses forces et l'importance de ses possessions dans les quatre parties du monde, pour être convaincu dé la vérité de ces faits.
Il semble que de tels résultats auraient dû faire voir enfin, sinon aux gouvernemens que leurs passions rendent aveugles , du moins aux écrivains qui se chargent de les diriger , tout le danger de cette doctrine de l'équilibre , qui n'assure l'indépendance des puissances du continent qu'en les faisant tomber toutes sous le joug du ministère britannique. Cependant on a vu, dans ces derniers temps, un écrivain jouissant de quelque célébrité, s'efforcer dé prouver que le congrès de Vienne n'avait mis aucun équilibre entre les forces des différentes puissances continentales ; qu'il avait laissé prendre à la Russie une prépondérance à laquelle il n'avait opposé aucun contre-poids,, et qui devenait pour l'Europe la chose du monde la plus menaçante ; et prétendre, en conséquence, que la sûreté de l'Europe, son intérêt le plus pressant, exigeaient qu'il se formât de suite une étroite confédération entré la Suède la Prusse, l'Empire , l'Autriche et la Turquie , soutenus au centre de l'Europe par la France-et les Pays-Bas , pour balancer l'effrayant ascendant de la Russie. Ce que cet écrivain a dit à cet égard est tellement remarquable , que si l'on connaissait moins l'indépendance de son caractère et sa probité politique, on serait tenté de croire qu'il a écrit sous l'inspiration du ministère britannique. La chose est assez curieuse pour mériter que nous nous en occupions dans un article à part.
[11] C'est depuis trois ans seulement qu'on a dit que, depuis mille ans, l'esprit de guerre et de conquête n'est plus celui des peuples. Si cette remarque de M. Benjamin de Constant est exacte, il faut convenir du moins qu'elle est faite un peu tard; et il est assez singulier que personne, avant cet écrivain, n'ait observé une révolution accomplie depuis mille ans dans les idées des peuples d'Europe. Mais ce qui est plus singulier encore, c'est que, dans un écrit destiné à prouver que l'esprit guerrier n'est plus celui de notre époque, M. Benjamin de Constant fasse un éloge pompeux de la guerre; qu'il avance qu'elle n'est pas toujours un mal; qu'à de certaines époques elle est dans la nature de l'homme, et qu'elle favorise le développement de ses facultés; qu'il donne à entendre qu'elle peut être un moyen de prospérité pour les peuples; qu'il dise, par exemple, que « chez les anciens, une guerre heureuse ajoutait en esclaves, en tributs, en terres partagées, à la richesse publique et particulière. » Est-ce que chez les anciens ce que la guerre détruisait profitait à quelqu'un? Est-ce qu'une guerre heureuse était heureuse pour tout le monde? Elle procurait aux vainqueurs des terres, des tributs, des esclaves, il est vrai; mais que procurait-elle .aux vaincus qu'elle dépouillait de leurs biens? Ajoutait-elle aussi à leur richesse publique et particulière? On voit bien que M. de Constant ne songeait pas aux vaincus quand il a écrit ceci. C'est un tort qu'on a trop souvent quand on s'occupe de l'histoire des peuples conquérants, et particulièrement de celle des Romains; on prend parti pour ce peuple contre ceux qu'il asservit et qu'il dépouille, sans songer qu'on se met ainsi du côté des barbares, et qu'on procède avec eux à l'invasion du monde. On doit s'étonner cependant que M. Benjamin de Constant ait eu une pareille distraction, surtout au moment où il voulait prouver que l'esprit de conquête est contraire à nos mœurs et à nos idées.—Voir l'écrit intitulé De l'esprit de conquête et de l'usurpation dans leurs rapports avec la civilisation européenne, par Benjamin de Constant-Rebecque; Paris, 1814.
[12] « Henri VIII, dit Montesquieu, voulant réformer l'église d'Angleterre, détruisit les moines; nation paresseuse elle même, et qui entretenait la paresse des autres, parce que, pratiquant l'hospitalité, une infinité de gens oisifs, gentilshommes et bourgeois, passaient leur vie à courir de couvent en couvent... Depuis ce changement, l'esprit de commerce et d'industrie s'établit en Angleterre. » Esprit des Lois, liv. 23, chap. xxix.
[13] Nous n'examinerons point si une telle prééminence est un véritable objet de gloire pour une nation. Il faut qu'on ait hébété, comme on l'a fait, les peuples de l'Europe, pour qu'on soit parvenu à leur faire considérer comme une chose glorieuse ce qu'on ne leur procure jamais qu'au prix de leur liberté, de leur repos, de tout leur bien-être. Nous n'examinerons pas davantage si les peuples augmentent leur sûreté en s'efforçant, chacun de leur coté, d'accroître leur puissance. Qui ne voit que cet état d'efforts de tous contre tous est ce qui détruit leur sûreté, et non ce qui la fait naître? Enfin, nous ne chercherons pas s'il est nécessaire de commencer par envahir le monde pour pouvoir, sans désavantage, commercer librement avec lui. Lorsqu'une nation incorpore un pays conquis à son territoire, elle permet à ce pays de commercer librement avec elle, et elle ne doute pas qu'elle ne fasse une chose aussi avantageuse pour elle-même que pour ce pays. Si elle s'en adjoignait un second, elle lui donnerait la même faculté, et elle croirait encore agir conformément à son intérêt propre. Enfin, si elle s'adjoignait successivement toutes les contrées du globe, elle permettrait successivement à toutes de commercer librement avec elle, et elle serait toujours convaincue qu'elle fait une chose qui lui tourne à profit. Mais si une nation croit .qu'il lui est utile de permettre à un peuple de commercer librement avec elle, lorsque ce peuple est sous sa domination, comment peut elle croire qu'il lui est nuisible d'accorder la même faculté à ce peuple, lorsqu'il cesse de lui être soumis? Comment la liberté du commerce, que l'on considérerait comme très-avantageuse si le monde était soumis à une seule puissance, peut-elle paraître une chose pernicieuse, parce qu'il est soumis à un grand nombre de dominations différentes? Peu de raisons, ce nous semble, sont plus propres que celle-là à l'aire sentir l'absurdité du commerce exclusif.
[14] [This note appears in another version of this article.] La nation anglaise est , sans contredit , celle qui, à cet égard, a eu les torts les plus graves. Si elle est de toutes les nations européennes celle qui a fait faire chez elle les plus grands progrès à l'industrie, elle est aussi celle qui a le plus travaillé à en arrêter les progrès chez les autres. Elle a sacrifié à ce but une partie considérable de ses richesses. Elle a employé le fruit de ses travaux à entretenir partout la guerre et le despotisme; et la civilisation est devenue dans ses mains l'auxiliaire le plus puissant de la barbarie. On avait vu quelquefois des peuples polis chercher à civiliser des barbares , niais on n'en avait pas vu s'efforcer de retenir dans la barbarie des peuples tendant à se civiliser; et la nation anglaise est la première qui ait offert au monde un tel spectacle. On peut dire que nul peuple avant elle n'avait fait une aussi grande violence à l'espèce humaine.