Charles Comte et Charles Dunoyer, “Avant-propos”, Le Censeur européen (Jan. 1817)

BarthÉlÉmy-Pierre-Joseph-Charles Dunoyer (1786-1862)  

 

This is part of an Anthology of writings by Charles Comte (1782-1837), Charles Dunoyer (1786-1862), and others from their journal Le Censeur (1814-15) and Le Censeur européen (1817-1819).

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Charles Comte et Charles Dunoyer, “Avant-propos”, Le Censeur Européen, vol. 1, 1817, pp. i-viii.

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AVANT-PROPOS.

[i]

En 1814, un ouvrage intitulé: Le Censeur, Ou examen des actes et des ouvrages qui tendent à détruire ou à consolider la constitution de l'état, fut entrepris. Il fut publié d'abord en cahiers de trois ou quatre feuilles d'impression; mais bientôt la liberté de la presse ayant été concentrée dans les mains des ministres, excepté pour les ouvrages au-dessus de vingt feuilles, les auteurs du Censeur crurent devoir se soustraire à l'arbitraire des àgens du pouvoir, en ne publiant que des volumes de plus de vingt feuilles.

Le cinquième volume n'avait pas encore paru, lorsque Bonaparte, profitant du mécontentement des troupes, vint pour la seconde fois s'emparer de l'autorité à main armée. Comme il avait vu qu'il ne pouvait réussir dans son entreprise qu'en professant les principes pour la défense desquels les Français avaient soutenu les guerres les plus sanglantes, les auteurs du Censeur démontrèrent que sa conduite était condamnée par ses principes, et que les acclamations d'une troupe armée n'avaient pu lui conférer aucune autorité légale. Leur ouvrage fut saisi par les agens de la police; mais on fut bientôt obligé de le rendre, parce qu'on ne se trouva point dans une position à pouvoir braver impunément l'opinion publique.

Bonaparte battu par les armées de la coalition, fut [ii] forcé d'abdiquer par la chambre des représentans. Son ministre de la police, nommé chef du gouvernement provisoire, reprit le porte-feuille aussitôt que Louis XVIII eut été replacé sur le trône. Ce ministre avait contre les auteurs du Censeur de puissans motifs de vengeance: il les avait trouvé au-dessus de ses offres et de ses menaces; et de tous les crimes, c'est celui que les hommes en place pardonnent le moins. Une occasion s'offrit bientôt à lui de se venger sans péril: ce fut de les porter sur une liste de proscription. S'ils en croient les rapports qui leur ont été faits, l'occasion fut saisie; mais une personne qui n'a pas voulu se faire connaître, et qui avait plus de crédit que le noble duc, obtint la radiation de leurs noms. Si ce fait, qu'ils ne garantissent point, est exact, ils prient cette personne de recevoir ici le témoignage de leur reconnaissance. Une autre occasion se présenta peu de temps après: le septième volume du Censeur, imprimé en grande partie pendant les cent jours, allait paraître; le même ministre le fit saisir; et plus heureux cette fois qu'il ne l'avait été sous Bonaparte, il ne fut point obligé de le rendre.[1]

La chambre des députés de 1815 fut convoquée; et la majorité de ses membres montrèrent tant de violence, que toute discussion raisonnable devint impossible. Ne pouvant se mettre du côté d'un parti qui, dans ses résolutions, semblait ne prendre pour guides que ses fureurs, et ne voulant pas soutenir un ministère qui se montrait beaucoup trop faible quand il défendait la justice, et beaucoup [iii] trop fort quand il attaquait les principes constitutionnels, les hommes qui ne tenaient à aucune faction, et qui n'aspiraient à aucune faveur, n'eurent rien de mieux à faire qu'à se condamner au silence. Ce fut le parti que prirent les auteurs du Censeur.

Les passions ne sont point encore calmées; mais elles sont du moins assez contenues pour qu'on puisse paisiblement discuter des questions d'intérêt public. Les auteurs du Censeur reprennent donc leurs travaux. Toutefois en usant du droit que leur garantissent les lois de publier leur opinions, ils sentent la nécessité de donner à leurs écrite une direction nouvelle.

La marche violente que les gouvernemens ont quelquefois suivie, a pu faire croire que les dangers auxquels les libertés des peuples se trouvent exposées, venaient tous du côté des gouvernemens: cette opinion a dû diriger toutes les attentions et toutes les attaques vers les hommes en possession de l'autorité. Il est résulté de là qu'on n'a jamais vu que la partie la plus faible des dangers, et que tous les efforts qu'on a faits pour conquérir la liberté, ont presque toujours tourné au profit du despotisme. Pour qu'un peuple soit libre, il ne suffit pas qu'il ait une constitution et des lois; il faut qu'il se trouve dans son sein des hommes qui les entendent, d'autres qui veuillent les exécuter, et d'autres qui sachent les faire respecter.

Le ministre qui a proposé une mauvaise loi, n'est pas plus blâmable que les hommes qui l'ont sollicitée, que le conseil qui l'a préparée, que les chambres qui l'ont adoptée, et que le peuple qui n'a pas vu qu'elle était mauvaise. [iv] Se plaindre dans ce cas du ministre seul, c'est une peine inutile, et quelquefois même dangereuse pour le public; puisqu'on lui inspire le désir d'un changement, sans lui faire voir comment il sera mieux. Une sentinelle qui fixerait constamment ses regards sur un seul point serait bientôt surprise; il en serait de même d'un peuple qui veillerait de la même manière à la défense de sa liberté. Ces considérations, et quelques autres qu'il est inutile de développer ici, ont engagé les auteurs du Censeur à modifier le titre qu'ils avaient pris d'abord. Les raisons suivantes les ont portés à adopter le titre qu'on lit en tête de ce volume.

Les gouvernemens comme les peuples exercent les uns sur les autres une très-grande influence: cette influence est telle aujourd'hui, qu'il est impossible qu'un peuple demeure esclave à côté d'un peuple qui sait être libre, ou qu'il maintienne sa liberté, s'il est environné de peuples soumis à des gouvernemens despotiques. Chacun se trouve donc intéressé à connaître ce qui se passe dans les états voisins, à y suivre la marche dé l'opinion, et à prévoir les événemens qui pourraient y arriver. D'ailleurs le meilleur moyen de connaître ce qu'il y a de vrai et ce qu'il y a de faux dans les idées qu'on a adoptées, est de les comparer aux opinions des autres, et de voir comment elles sont jugées loin de nous; et c'est peut être ce qui fait qu'il y a presque toujours plus d'instruction à gagner dans la conversation d'un étranger, que dans la conversation d'un compatriote. Or, un des principaux objets de cet ouvrage, est de recueillir les pensées utiles qui se publient en Europe sur les sciences morales et politiques.

[v]

Si dans le temps où les grands états de l'Europe étaient divisés en une multitude de petits états ennemis, un écrivain avait dit qu'il était, de l'intérêt de tous de rester unis; qu'en se faisant la guerre ils se ruinaient mutuellement, et qu'ils seraient tous plus riches et plus puissans s'ils mettaient un terme à leurs discordes, il aurait probablement soulevé contre lui une multitude de passions et d'intérêts. Les chefs et les soldats auraient parlé de la gloire de leurs armes, de la noblesse du courage militaire, de la nécessité de l'entretenir par des guerres fréquentes, et sur-tout des dangers du repos et de l'oisiveté; les financiers auraient parlé de l'avantage des douanes, de l'exportation du numéraire, de la balance du commerce; les fabricans, de la nécessité des prohibitions, des primes d'encouragement, des compagnies privilégiées; enfin, tous auraient prétendu que l'intérêt de ces petits états était de rester divisés, de se tromper et de se battre.

Le temps a fait ce que la raison n'aurait pu opérer; il a détruit les passions et les préjuges qui rendaient les petits peuples ennemis les uns des autres; et celui qui proposerait aujourd'hui sérieusement d'environner chacun des départemens de la France, par exemple, d'une ligne de douanes, d'empêcher entre eux les libres communications pour assurer à chacun la balance du commerce, de mettre dans tous une partie de la population sous les armes, et de les faire battre mutuellement pour les enrichir et entretenir chez eux le courage militaire, serait sans doute envoyé dans une maison de fous. Ce qui serait une folie pour les diverses parties d'un royaume, est-il bien sensé pour les diverses parties d'un continent? [vi] L’état actuel de l'Europe présente-t-il autre chose que l'anarchie féodale établie sur de grandes bases?

Il est aisé de s'apercevoir que la plupart des peuples d'Europe tendent à avoir des institutions sociales analogues. Les théories de gouvernement qu'on développe dans un pays peuvent donc être utiles à tous; il ne s'agit que de leur enlever ce qu'elles ont de trop particulier et de les revêtir de formules assez générales, pour que chacun, puisse en faire l'application aux cas dans lesquels il se trouve placé. Déjà les auteurs du Censeur avaient adopté cette marche, en consacrant une partie de chaque volume à des matières générales; mais cette partie se trouvait hors de l'explication du titre de l'ouvrage, et en nécessitait le changement.

En prenant le titre de Censeur Européen, ils n'ont pas formé la folle entreprise de critiquer tout ce qui se fait en Europe de condamnable; ils ont voulu seulement écrire dans un sens qui convint également à tous les peuples d'Europe, et démontrer, autant qu'il est en leur pouvoir, qu'ils ont tous le même intérêt, et que le mal qu'on fait à l'un est toujours ressenti par les autres. L'ouvrage remplira-t-il l'objet du titre? Le public en sera juge. En se restreignant dans les actes et les ouvrages qui avaient quelque rapport à la constitution de France, ils s'étaient ôté en quelque sorte la faculté de rendre compte des ouvrages qui paraissaient dans les autres pays; le nouveau titre qu'ils ont adopté leur donnant plus de latitude, ou plutôt leur imposant l'obligation de faire connaître ce qui parait de plus important en Europe, [vii] les dispensera de faire l'analyse de cette multitude d'écrits que produit l'esprit de parti, et qui sont condamnés à périr dès leur naissance.

Ils croient devoir prévenir ici leurs lecteurs qu'en parlant des peuples, des gouvernemens, des armées, des corps constitues, ils ne s'occuperont jamais que des masses, et laisseront au public le soin de faire les exceptions. Ils n'ignorent point que dans les corps même les plus corrompus, il s'est trouvé des hommes d'un grand courage et d'une probité sévère; mais s'ils avaient pris sur eux de faire les exceptions, ils auraient pu, contre leur intention, ne pas en faire assez, et blesser des hommes dignes d'estime: ils ont donc mieux aimé laisser à chacun le soin de prendre la place qui lui serait indiquée par sa conscience.

Toute personne qui publia un écrit est légalement responsable de ce qu'il renferme. Mais il est une responsabilité morale qui, quelquefois, frappe l'auteur sans atteindre l'éditeur. Cette considération engage les auteurs du Censeur Européen à donner au public des signes auxquels il puisse reconnaître ce qui appartient à chacun d'eux. Lorsque le Censeur fut commencé, il ne parut que sous un seul nom; alors il était clair que les articles sans signature appartenaient à celui par qui l'ouvrage était publié, et que les articles signés appartenaient à ses collaborateurs. Lorsque le Censeur fut publié sous deux noms, celui des auteurs qui n'avait pas fait connaître le sien en entier, continua de signer par sa lettre initiale; l'autre laissa toujours les siens sans [viii] signature.[2] A l'avenir ils suivront la même marche que par le passé.

Le Censeur Européen ne doit pas être considéré comme un ouvrage périodique; les volumes ne paraîtront point à des époques fixes, et le nombre n'en sera point indéterminé. Les matières qui y seront traitées ayant des bornes, les auteurs croient pouvoir les renfermer dans vingt volumes, qui seront terminés par une table générale des matières. L'ouvrage entier aura paru dans deux ans: les volumes paraîtront à des époques plus ou moins rapprochées, selon l'abondance ou la rareté des matériaux.

La sûreté individuelle étant détruite, les cours prévôtales étant juges des écrits, dans certaines circonstances, et une partie de la France étant occupée par des armées étrangères, les Auteurs du Censeur Européen auront-ils assez d'indépendance pour dire la vérité? Ils en auront assez, du moins ils osent s'en flatter, pour dire tout ce qu'ils jugeront utile, et pour n'être retenus que par l'intérêt de la vérité elle-même. Du reste, chacun doit voir que ce n'est plus d'un projet de loi ou d'une ordonnance que dépend le sort de l'État; le mal vient de plus loin, et il est bien plus difficile d'y porter remède.


Endnotes

[1] Un autre ministre a depuis revendique l'honneur de cette saisie; c'est une gloire qu'on n'entend point lui contester.

[2] Il existe cependant, dans les volumes qui ont été publies, cinq on six articles qui ne lui appartiennent pas, et qui, par oubli, n'ont point été signés. Trois ou quatre du quatrième volume appartiennent à son collaborateur.