Charles Comte (1782-1837) |
This is part of an Anthology of writings by Charles Comte (1782-1837), Charles Dunoyer (1786-1862), and others from their journal Le Censeur (1814-15) and Le Censeur européen (1817-1819).
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[CC??], [CR] “De La Traite et de l'esclavage des noirs et des blancs. Par un ami des hommes toutes les couleurs (Grégoire)”, Le Censeur T. 4 (Mar. 1815), pp. 210-30
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[210]
DE LA TRAITE ET DE L'ESCLAVAGE DES NOIRS ET DES BLANCS, PAR UN AMI DES HOMMES DE TOUTES LES COULEURS.
L'auteur (M. Grégoire, ancien évêque de Blois) a divisé ce petit ouvrage en deux chapitres. Dans le premier, il donne une esquisse des raisons qu'on a opposées en différens temps aux défenseurs de la traite des nègres ; il s'élève contre l'article du traité de paix qui stipule la prolongation de ce commerce odieux pendant cinq ans.
« Tandis que, dit-il, par-delà le Pas-de-Calais et l'Atlantique, la vertu et l'éloquence déploient tant d'efforts contre le commerce de la liberté humaine, quel scandale présentent chez nous le silence et l’indifférence [211] même des hommes qu'on désigne sons le titre de gens de bien ! Peut-on citer une seule pétition d'une ville ou d'une corporation contre l'article du traité relatif à la traite qui, en Angleterre, a soulevé toutes les ames? Nous avons au contraire à déplorer le scandale d'une pétition arrivée de Nantes, qui sollicite la prolongation des malheurs de l'Afrique, afin d'enrichir quelques européens. »
A proportion que l'on sent vivement la dignité de l'homme, on est révolté d'entendre froidement justifier l'esclavage d'une portion de l'espèce humaine. La multitude de raisons que l'on a à opposer se présentent à la fois au sentiment, et l'on s'irrite de voir que la lenteur de la parole semble trahir la vivacité de la pensée. C'est sans doute ce sentiment qu'éprouva Montesquieu, quand, au lieu de développer longuement toutes les raisons qui condamnent l'esclavage des nègres, il en fit une apologie ironique. En lisant les misérables raisons que ne craint pas d'alléguer l'avide avarice pour défendre la traite de ces malheureux Africains, on croit lire [212] l'apologie ironique de ce célèbre écrivain. Pour nous borner à exposer ici une de leurs raisons les plus fortes, ils vous allèguent que le travail de la culture du sucre est trop fort et trop pénible pour les bras européens; voilà une assertion bien étonnante. Des Africains énervés et engourdis par l'esclavage auraient plus de force pour supporter le travail que l'Européen libre, vigoureux et actif! Un colon, bon observateur et de meilleure foi que ses confrères, m'a expliqué la raison de ce propos; l'Européen, accoutumé à un travail qu'il se commande à lui-même, s'y livre avec toute l'ardeur que donne l'exercice de sa volonté propre. Comme il se trouve alors dans un climat trop chaud, l'excès de la transpiration use ses forces, et l'ardeur qui le porte au travail finit par l'exténuer: l'esclave nègre, au contraire, n'accorde de sa force que ce qu'il ne peut pas absolument refuser; les coups de fouet sont loin de produire le même effet que ce stimulant intérieur qui porte l'homme libre à agir de lui-même et pour lui-même; il se ménage donc davantage, et son travail ralenti n'use pas autant [213] son corps que l’ardeur inconsidérée de l'Européen. Mais il est aisé de diriger et de ralentir cette ardeur. D'après le rapport de M. Drouin de Bercy,
« les engagés, ou trente-six mois, qui étaient des blancs, faisaient, dans l'origine de l'établissement de Saint-Domingue, ce que font aujourd’hui les nègres; même de nos jours, presque tous les habitans de la dépendance de la Grande-Anse, qui sont en général des soldats, des ouvriers ou de pauvres Basques, cultivent de leurs propres mains leurs habitations. Oui, je le soutiens, et j'en ai l'expérience: les blancs peuvent, sans crainte, cultiver la terre de Saint-Domingue : ils peuvent labourer dans les plaines depuis six heures du matin jusqu'à neuf, et depuis quatre heures de l'après-midi jusqu'au soleil couché. Un blanc avec sa charrue fera plus d'ouvrage dans une journée que cinquante nègres à la houe, et la terre sera mieux labourée. »
Cette ardeur n'appartient pas seulement à l'Européen, elle appartient aux hommes de tous les climats dont le travail est spontané. [214] C'est ce principe d'activité qui développe tous les ressorts de l'homme, et qui lui fait sentir toute la dignité de son être; c'est par elle qu'il jouit de toute la plénitude de son existence, et qu'il peut goûter le bonheur. Oter à l'homme cette qualité première, c'est lui ôter le principe qui le constitue homme, et qui est si nécessaire à son existence que, quand il en est privé, il décline, il s'affaisse; ce n'est plus qu'une machine mue par une impulsion qui n'est pas la sienne. Quelle que soit la dureté de l'esclavage, elle ne peut éteindre entièrement ce feu sacré qui allume toutes les facultés actives de l'ame, ni étouffer entièrement le sentiment de la dignité de son être; ce sentiment se change en une haine profonde contre celui qui l'opprime; il acquiert toutes les qualités qui résultent et de sa haine et de son impuissance ; il devient fourbe, traître, méchant, vindicatif, lâche, paresseux ; enfin, il contracte tous les vices qui servent de prétexte aux Européens pour asservir les nègres, et qu'ils n'ont que parce qu'ils sont esclaves.
Non-seulement l'esclavage flétrit l’ame; [215] il énerve, il affaiblit et affaisse la vigueur physique; l'esclave dépérit et produit des enfans qui dépérissent encore; voilà pourquoi, malgré l'intérêt personnel des colons de procurer à leurs nègres un sort assez heureux pour les faire multiplier et produire des enfans sains et vigoureux, ces malheureux n'ont jamais pu nulle part entretenir leur population; partout il a fallu la recruter par l'infâme commerce de la traite, tandis que dans leurs sables brûlans, ces nations sont encore assez heureuses pour fournir un reste de population à l'avarice de l'Européen: les malheureuses victimes africaines que l'on arrache à leurs foyers s'imaginent que les Européens les achètent pour les faire dévorer, aussitôt leur arrivée en Amérique. Cette opinion ne diffère de la vérité que relativement au temps.
Les Africains transplantés d'Afrique à St.-Domingue présentent une différence frappante entre les effets de l'esclavage et ceux de la liberté. Depuis long-temps, ils n'étaient plus recrutés par la traite ; depuis long-temps leur population a du [216] éprouver de grands échecs par leurs divisions intestines et par les guerres sanglantes qu'ils ont eues à soutenir; cependant ces ci-devant esclaves, métamorphosés par la liberté en hommes énergiques, vigoureux et aguerris, présentent à présent l'aspect d'un peuple florissant qui a su défendre sa liberté contre les efforts de Bonaparte; sa population s'est accrue au lieu de diminuer. L'île de St.-Domingue est à présent le royaume des Haïtiens qui vivent libres et heureux sous un gouvernement sagement organisé, ont des lois constitutionnelles et une représentation nationale pour les maintenir.
Pour donner une idée de l'état de ce nouveau peuple et de l'esprit qui l'anime, noua rapporterons le résultat de la mission du général Dauxion-Lavaisse, que le gouvernement provisoire de France avait envoyé dans cette colonie pour engager Henri Christophe, roi des Haïtiens, à se soumettre à la mère-patrie : Christophe assembla le conseil général de la nation pour lui faire part de la lettre qu'il avait reçue du commissaire français, dans laquelle on l'engageait à renonce [217] au titre de chef d'esclaves révoltés pour se soumettre à Louis XVIII, et où l'on faisait part de l'intention du gouvernement français de réparer par la traite des nègres les pertes que la population de St.-Domingue avait dû faire, avec la menace d'en exterminer le reste si cette colonie osait résister. La lecture de cette lettre produisit dans l'assemblée un sentiment d'indignation difficile à exprimer. Elle vota d'une voix unanime une adresse au roi qui mérite d'être rapportée; elle apprendra aux détracteurs des nègres s'ils méritent le mépris dont l'avarice ose les couvrir.
« Sire, les annales du monde ne présentent point d'exemple de propositions de paix aussi odieuses et aussi outrageantes que celles qu'ose nous présenter le gouvernement français par son envoyé le général Dauxion-Lavaisse; les souverains et les nations reconnaissent entre eux des droits sacrés que les peuples les plus barbares n'osent enfreindre; les plus abominables tyrans, quand ils veulent soumettre des peuples sous leur joug odieux, cherchent [218] au moins à cacher leurs desseins perfides sous des prétextes spécieux, n'osant violer ouvertement le droit des gens : cependant un envoyé du roi de France ose impudemment violer tous ces droits et faire à un peuple libre le plus violent des outrages, en lui proposant l'alternative de l'esclavage ou de la mort.
» Et à qui ce vil agent ose-t-il faire cette proposition? A votre majesté, qui n'a cesse de combattre pour défendre la liberté, l'indépendance et les droits imprescriptibles de l’homme; à votre majesté qui s'est toujours proposé pour règle de sa conduite et de ses actions, l'honneur et la gloire du peuple haïtien; on ne craint pas de vous proposer de descendre du trône où vous ont placés l'amour et la reconnaissance de tous les citoyens! Quelle extravagance ! quelle infamie! Cet insolent commissaire ose soupçonner votre grande ame capable d'une si basse perfidie; à qui prétend-il parler de maître et d'esclaves? A nous qui formons un peuple libre et indépendant; a des guerriers couverts de nobles blessures reçues au champ [219] d'honneur, et qui ont prodigué leur sang pour détruire les aveugles préjugés et l'odieux esclavage; à des guerriers qui, dans mille combats, ont fait mordre la poussière à nos barbares colons; et maintenant le reste de ces misérables colons, échappés à notre juste vengeance, osent nous proposer de rentrer dans cet état de servitude dont notre valeur nous a délivrés ! Non, non, jamais on ne reverra dans Haïti ni maîtres ni esclaves.
» Cet odieux procédé de la France ne nous sépare-t-il pas pour jamais de ce peuple? Eh ! quel autre peuple aurait osé nous proposer des conditions aussi outrageantes? Quoi! dans leur aveugle mépris ils nous croient donc assez stupides pour nous supposer dépourvus de cet instinct que la nature a donné à tous les animaux pour veiller à leur conservation ! Quel excès d'audace, ou plutôt quelle folie d'oser nous proposer de nous soumettre à leur empire odieux ! Est-ce pour les bienfaits que nous avons reçus d'eux qu'ils nous invitent à reprendre nos fers? Est-ce pour nous voir de nouveau livrés aux tourmens ou dévorés par des chiens, que nous [220] renoncerions à notre liberté achetée par vingt-cinq ans de combats? Qu'y a-t-il de commun entre nous et la France? N’avons-nous pas rompu tous les liens qui nous unissaient à elle ? Tout diffère maintenant entre ce peuple et nous ; il n'a jamais cessé de nous persécuter, et nous pourrions consentir à gémir sous la tyrannie d'une nation qui nous fait horreur !
» Les barbares osent nous mépriser assez pour nous croire indignes de la liberté; ils nous croient incapables de ces nobles sentimens, de ces élans de l'ame qui font les héros, et qui nous rendent maîtres de nos destinées; mais ils se trompent; qu'ils viennent, ils apprendront à connaître l'énergie et le courage d'un peuple libre qu'on ose outrager. Notre volonté est d'être libres, et nous le serons, en dépit de ces tyrans. Ou bien, si la rigueur du sort prévaut contre la justice de notre cause, si nos tyrans finissent enfin par nous vaincre, nous voulons laisser à la postérité un monument glorieux du courage et du dévouement des Haïtiens. Nous jurons solennellement de périr tous sous le fer du [221] vainqueur, plutôt que de renoncer à notre liberté. Que nos villes, nos manufactures, nos maisons deviennent la proie des flammes! Que le royaume de Haïti se change en un vaste désert, avant qu'aucun Français puisse profaner cette terre libre par sa présence!
» Que chacun de nous multiplie ses forces, qu'il redouble de courage et d'énergie pour immoler, par milliers, à notre juste fureur, ces tigres féroces, altérés de notre sang! Que Haïti ne présente qu'un monceau de ruines! Que notre terrible contenance ne présente partout que l'image de la mort, de la destruction et de la vengeance ! Que la postérité, en contemplant ces ruines, s'écrie en soupirant : Ici a existé un peuple libre et généreux ! Des tyrans ont voulu lui ravir sa liberté ; mais il a mieux aimé périr avec elle, que de la perdre, et elle applaudira à son héroïque dévouement. »
Réponse du roi.
« Haïtiens, vos sentimens et votre résolution sont dignes de vous; votre indignation est à son comble; que Haïti ne forme plus qu'un vaste camp ; préparons-nous à combattre ces [222] tyrans qui nous menacent de l'esclavage et de la mort.
» Haïtiens, l'univers a les yeux fixés sur vous: votre conduite confondra vos calomniateurs, et justifiera l'opinion que les philantropes ont conçue de vous. Rallions-nous, n'ayons qu'une seule et même volonté, celle d'exterminer nos tyrans. De notre union et du concert de nos efforts réunis dépendra le succès de notre cause.
» Laissons à la postérité un grand exemple de courage: combattons avec gloire, et périssons plutôt que de renoncer à la liberté et à l'indépendance. Je suis votre roi; je saurai vivre et mourir en roi; vous me trouverez toujours à votre tête, partageant vos dangers et votre gloire. Si je péris avant de consolider votre liberté naissante, que la mémoire de mes actions reste gravée dans vos cœurs; et si vos tyrans sont assez heureux pour mettre votre liberté en péril, arrachez de la terre mes ossemens, ils vous conduiront encore à la victoire, et vous rendront capables de triompher de nos ennemis. »
Voilà quels sont les hommes dont M. Grégoire a pris la défense.
[225]
Dans le 2e. chapitre de son ouvrage, l'auteur parle de la traite des blancs; il ne passe que légèrement sur la grande considération que présente ce titre, et s'étend spécialement sur le joug oppressif et outrageant que le gouvernement anglais fait peser sur les catholiques irlandais, et l'on peut dire que l'idée-mère de tout l'ouvrage, est de faire voir la grande inconséquence des Anglais, qui, d'une part, s'élèvent avec énergie contre la traite des nègres, tandis que, sourds aux réclamations réitérées des Irlandais catholiques, ils s'obstinent à asservir leur conscience au culte anglican.
Cette oppression des Irlandais catholiques a beaucoup de ressemblance avec l'inquisition d'Espagne : l'une et l'autre tendent au même but, de tyranniser la pensée. Cette espèce de tyrannie est tout à la fois la plus insupportable et la plus folle; chez un peuple penseur, c'est une monstruosité. On est moins étonné de rencontrer ce travers politique, où les imaginations sont plus susceptibles de s'exalter, et où les esprits sont plus façonnés à la superstition.
[224]
Pour revenir à l'idée de la traite des blancs, que l’auteur n'a fait qu'effleurer; si l'on compare la conduite de la plupart des souverains à l'égard de leurs peuples, avec celle des colons relativement à leurs esclaves nègres, on y trouve une ressemblance frappante; et si l'on rencontre quelques différences, ce n'est pas en faveur des premiers. Les colons achètent des troupeaux de nègres pour en arracher, à coups de fouet, tout le travail qu'ils peuvent en obtenir. La plupart des souverains n'achètent pas leurs troupeaux de soldats, il est vrai, mais ils les volent; ils les enlèvent du sein de leurs familles, et emploient pour cette capture les esclaves qu'ils ont dérobés et façonnés a l'esclavage. La propriété du colon est composée à la fois du sol et des nègres qui le cultivent: pareillement, la propriété de ces souverains s'étend à la fois, et sur la terre et sur ceux qui l'habitent; ils ne comptent leurs richesses que par le nombre des soldats qu'ils peuvent en retirer : Bonaparte évaluait son revenu à trois cent mille hommes, et ce tyran prodigue dépensait toujours deux années d'avance de son revenu. Et ces nombreux troupeaux [225] d’hommes ne sont entre leurs mains que des machines sans volonté, qui leur servent à ravir ou à disputer à d'autres souverains des propriétés semblables. C'est uniquement pour leurs intérêts qu'ils forcent ces troupeaux à s'entr'égorger, et, dans leurs transactions, ils ne calculent les individus que comme des pièces de monnaie ou des têtes de bétail, qui servent à stipuler leurs échanges et leurs conventions.
Il est vrai que les familles paisibles qui habitent et cultivent le sol, semblent jouir au moins d'une certaine portion de cette faculté qui constitue l'homme, et qui consiste à agir pour soi-même, et par sa propre volonté. C'est ici qu'on pourrait trouver une différence entre le nègre dont le travail est tout pour le maître, et l'homme paisible qui cultive librement son champ.
De tous les tyrans qui figurent dans les fastes de l'histoire, il n'en est peut-être point qui aient plus forcé les volontés des hommes à seconder sa dévorante ambition que Bonaparte ; ce n'était pas assez pour lui d'arracher à la culture et à toutes les professions les [226] ouvriers nécessaires, il voulait établir des institutions propres à absorber toute l'activité française, pour la faire servir à ses desseins. Il ne voulait en France que des soldats, et il fallait que tout le travail de la nation eût pour fin ultérieure la guerre. Il voulait donc ravir à l'homme sa faculté toute entière d'agir par sa propre volonté, pour en faire l'instrument de la sienne. Il voulait donc réduire les Français et l'Europe au dernier degré de servitude. Aussi méprisait-il foncièrement l'espèce humaine; l'homme n'était à ses yeux qu'un vil bétail destiné à être dévoré pour l'aider à asservir de nouvelles victimes. Mais ce colon extravagant a fini par ruiner et perdre sa plantation, pour avoir voulu exténuer ses nègres de travail. Au reste, quel que soit le degré d'asservissement auquel les différens peuples sont assujétis, ce n'est qu'à eux-mêmes qu'ils doivent attribuer l'état d'oppression où ils se trouvent. Le chef d'un gouvernement quelconque a une tendance naturelle à aggrandir son autorité. Sa volonté est un ressort qui tend à agir contre les volontés opposées. Si elles ne résistent pas, le ressort se détend [227] et agit toujours sur elles à proportion qu'elles cèdent. Ainsi le despote qui voit les esprits soumis à l'empire qu'il exerce, compte pour rien l'autorité qui n'éprouve aucune opposition. Il ne sent l'action de son pouvoir qu'autant qu'il rencontre un obstacle qu'il surmonte ; vainement la volonté de ses sujets continuera-t-elle de céder, sa tendance à commander ira la chercher jusque dans son dernier degré d'affaissement; et, tant qu'il ne sentira point de résistance, il faudra qu'il étende au-delà l'action de son autorité. Le despotisme oriental nous présente le tableau exact de ce que j'avance : qu'on lise dans Tavernier l'histoire d'Abbas II, shah ou roi de Perse, on aura une idée du dernier degré de folie tyrannique dans le despote, et du dernier degré d'abaissement servile dans les sujets esclaves. L'un est l'effet de l'autre.
Il n'en est pas de même des différens états de l'Europe, les gouvernemens les plus despotiques de cette partie du globe outragent moins l'espèce humaine; mais ce reste d'égards, accordé à la dignité de l'homme, est dû à la résistance qu'a rencontrée le ressort [228] du despotisme. Tous les peuples sentent la dignité de leur être avec une force qui est toujours proportionnée à leur énergie et à leurs lumières qui en sont la suite. Tout individu éprouve un sentiment d'opposition contre la tyrannie; il en résulte un sentiment général qui forme ce qu'on appelle l'opinion, contre laquelle viennent se briser tous les efforts du despotisme. On a dit, avec raison, que l'opinion est la reine du monde. Dans tous les temps et chez tous les peuples, le degré du pouvoir arbitraire est toujours en raison inverse de la force de l'opinion. En Orient, où l'opinion est nulle, le pouvoir arbitraire a toute son étendue, et le despotisme n'a pas de bornes. Le tyran exerce sa volonté absolue sur les premiers esclaves, qui sont ses despotes subalternes; ceux-ci, en obéissant servilement, exercent le même empire sur des despotes du second ordre ; ceux-ci agissent de même sur leurs esclaves subordonnés : ainsi, par une ramification de bassesse et d'oppression, le despotisme finit par aboutir sur les individus qui demeurent écrasés sous l'énorme fardeau. Dans cet [229] ordre de choses, rien ne résiste, tout cède et reste dans un état d'affaissement d'immobilité et de torpeur.
En Europe, les gouvernemens les plus arbitraires sont encore modérés relativement à ceux-ci. C'est l'opinion qui a conquis, chez quelques-uns, une charte constitutionnelle et une représentation nationale. Ainsi, dans l'ordre ordinaire des choses, les hommes ont à peu près le gouvernement qu'ils peuvent avoir : s'ils gémissent sous la verge du despotisme, c'est leur faute. Le despote, en étendant son pouvoir autant qu'il le peut, suit tout simplement son impulsion naturelle, et l'on peut dire qu'il fait son métier. C'est à l'homme à son tour à faire le sien. S'il n'oppose pas l'effort commun de l'opinion, si cette opinion ne flétrit pas le courtisan lâche et adulateur, si elle ne couvre pas d'opprobre le représentant qui, par bassesse ou par ambition, aide à river les fers de ceux dont il doit défendre les droits, le despotisme alors use de son droit de conquête.
Il ne faut pas cependant conclure de là que [230] l'opinion doive agir, et vaincre le pouvoir. L'opinion ne doit pas plus surmonter le pouvoir que le pouvoir ne doit surmonter l'opinion, et le bon ordre règne dans un état quand ces deux ressorts opposés se maintiennent en équilibre.
Pour revenir à l'auteur dont nous parlons, on doit savoir gré aux écrivains généreux qui, comme lui, ont pour but dans leurs écrits de rappeler les principes d'humanité, de justice et de liberté dont les gouvernemens ont une si grande tendance à s'écarter. Les opprimés n'ont ni places, ni cordons, ni pensions à donner à leurs défenseurs; l'estime des gens de bien doit être leur salaire.