Charles Comte (1782-1837) |
This is part of an Anthology of writings by Charles Comte (1782-1837), Charles Dunoyer (1786-1862), and others from their journal Le Censeur (1814-15) and Le Censeur européen (1817-1819).
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[G.F. = CC??] [CR] “De la Réorganisation de la société européenne, etc., par M. le comte de Saint-Simon et de Thierry” (Le Censeur, T.4, March, 1815), pp. 63-87.
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DE LA RÉORGANISATION DE LA SOCIÉTÉ EUROPÉENNE, ou De la nécessité et des moyens de rassembler les peuples de l'Europe en un seul corps politique, en conservant à chacun son indépendance nationale, par M- le Comte De St.-Simon, et par Thierry, son élève.
LA politique se divise en deux parties bien distinctes, que l'on ne doit point confondre sous peine de passer pour extravagant, lors [64] même que l'on est philosophe, pour séditieux quoique l'on soit orthodoxe; en un mot, sous peine d'encourir le ridicule et de paraître déraisonnable quoique l'on ait bien raisonné. Ces deux parties sont la politique générale et la politique particulière; l'une, purement théorique, approfondit les grandes questions du droit public, la nature du pacte social, et les droits réciproques des gouvernemens et des peuples; l'autre, occupée des intérêts de telle ou telle nation, de certaines institutions qu'elle veut soutenir ou perfectionner, occupée, si l'on .veut, des intérêts de l'Europe entière, mais de l'Europe à telle époque, dans telle situation et dans telles circonstances, diffère essentiellement de la première, quoiqu'elle doive tendre sans cesse à se rapprocher le plus possible des principes et de la perfection d'une bonne théorie. L'une édifie rapidement sur le papier avec le compas et la règle; l'autre bâtit péniblement, à force de temps et de patience, sur un terrain inégal, avec de mauvais matériaux préparés la plupart du temps pour d'autres usages.
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Les plans de l'une et de l'autre pourront-ils être les mêmes, et que dira-t-on de l'architecte assez téméraire pour tenter de soumettre la seconde aux dessins rigoureux de la première?
Néanmoins cet architecte peut avoir., comme M. le comte de Saint-Simon, de grands talens et de belles conceptions. Mais s'il propose aux potentats européens de remédier à la mauvaise constitution du congrès assemblé maintenant à Vienne, en y substituant un parlement européen qui les dépouille de tous leurs pouvoirs arbitraires, et qui suppose préalablement la réorganisation de la plupart des gouvernemens actuels, dèslors il confond la politique générale avec la politique particulière; en voulant appliquer l'une à l'autre, il anticipe vainement sur la marche lente des siècles, il fait d'un bon système en théorie un mauvais ouvrage de pratique ; enfin, il inspire à ses lecteurs une méfiance qui va trop souvent jusqu'à l’injustice. Cette injustice du public sera portée encore plus loin lorsque les agens du ministère, dans leurs instructions aux journalistes, [66] auront autorisé tout le mal, et défendu expressément tout le bien qu'ils pourraient dire sur l'ouvrage dont il s'agit.
Nous considérerons donc les idées de M. de Saint-Simon comme purement spéculatives; elles sont susceptibles sans doute d'être réalisées un jour, sans quoi elles ne mériteraient pas l'examen; mais il faut en remettre l'exécution à ce progrès naturel des choses que l'on ne précipite point sans de grands dangers, et qui n'est point l'ouvrage d'un seul homme et d'une seule année, mais des hommes et des siècles.
Voici les questions que M. de Saint-Simon s'est proposé de résoudre. Nous croyons qu'il a réussi en grande partie, le lecteur en jugera.
1°. Une constitution fédérative entre plusieurs gouvernemens indépendans l'un de l'autre, est-elle possible?
2°. Quelles conditions seraient nécessaires pour que l’Europe pût être soumise à cette constitution?
5°. Quelle doit être la forme de cette constitution pour qu'elle soit forte et durable?
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La réponse la plus simple et la plus péremptoire que l'on puisse faire à la première question, c'est que depuis la ligue amphyctionique jusqu'aux diètes de la Suisse et de l'Allemagne, l'histoire nous présente un assez grand nombre de constitutions fédératives, pour que la possibilité de ces constitutions ne puisse pas être révoquée en doute.
Mais le raisonnement, en nous démontrant cette possibilité, déjà attestée par l'expérience, peut nous conduire insensiblement à la solution de la seconde question.
Ce sont les intérêts communs qui unissent les hommes, ce sont les intérêts contraires qui les divisent. Pourquoi les peuples ne seraient-ils pas susceptibles de former entre eux un pacte social, par les mêmes motifs d'utilité commune qui forment le lien politique de chaque état en particulier? Quand les premiers hommes se rassemblaient pour combattre de concert la faim, les bêtes féroces, ou tout autre fléau qui les menaçait également, ils obéissaient sans doute au même principe d'association qui jadis unit les peuples de la Grèce contre Xercès, les Pays-Bas [68] et la Hollande contre l’Espagne, les colonies anglaises de l'Amérique septentrionale contre la tyrannie de leur métropole ; et, dernièrement encore, toutes les nations de l’Europe contre le plus ambitieux des hommes.
Lés actions humaines peuvent être déterminées par deux sortes d'intérêts ou de besoins : les besoins momentanés qui produisent les actions momentanées, les changemens imprévus, les révolutions subites, et les besoins constans, habituels, uniformes, qui produisent les habitudes, les lois, les institutions. Les sociétés devaient se dissoudre promptement lorsqu'elles n'avaient d'autre but que de se délivrer d'un sanglier, d'un tigre farouche, ou d'un conquérant en particulier ; mais elles devinrent indissolubles, elles acquirent une permanence éternelle, lorsque la prudence étendit ces craintes sur la suite des temps, et que l'on apprit à re* douter les tigres, les voleurs et les conquérans à venir. De-là l'institution des sociétés politiques et des confédérations permanentes telles que celles de l'Amérique, de la Hollande et de la Suisse, qui ne sont [69] elles-mêmes que des sociétés politiques, ayant pour membres des nations, lesquelles sont au corps tout entier ce que sont les citoyens à un état particulier.
Pourquoi ces constitutions fédératives ne se sont-elles pas étendues et multipliées davantage? Il est cependant bien certain que tous les peuples ont un besoin commun de la paix et de la tranquillité; que plus la civilisation, le commerce, l'industrie et les arts se perfectionnent, plus la guerre leur devient funeste, sans leur être, sous aucun rapport, agréable ou utile, comme l'on peut prétendre, avec quelque raison, qu'elle l'était aux anciennes peuplades de la Grèce et de l'Italie. Ces peuplades, par leur situation, par leurs habitudes, par suite de l'extrême imperfection de leur commerce et de leur industrie, devaient aimer la guerre avec passion : c'était sur la guerre sur-tout qu'elles fondaient leur revenu public, et presque leur subsistance. Mais, nous, quelle différence! quel besoin si pressant avons-nous de nous aller faire égorger? Les Grecs et les Romains naissaient soldats : nous naissons [70] artisans, manufacturiers, commerçans, laboureurs. Nous ne voyons pas comme eux la patrie exposée à des dangers continuels. Oui, nous pouvons le dire hautement, l'intérêt général, et, ce qui est la même chose, la volonté générale des peuples de l'Europe, demande sans cesse la paix. De toutes les guerres qui ont ruiné les nations modernes, il en est très-peu que la volonté nationale n'ail pas condamnées ; et, si l'intervention d'un tribunal suprême eût été possible, il n'en est point qui n'eût mieux aimé s'y soumettre que d'entreprendre la guerre même la plus juste. Demandez aux bons habitans de la Prusse et de l'Autriche si, en bonne foi, ils désirent vivement que la Saxe et l'Italie soient ajoutées aux vastes domaines de leurs monarques; demandez-leur s'ils sont impatiens de rentrer en campagne pour soutenir ces absurdes prétentions ; s'ils veulent mourir pour cette noble cause et préparer à leurs descendans toutes les nouvelles guerres que celle-ci pourrait engendrer dans l'avenir. Vous verrez ce qu'ils vous répondront, pourvu que ce ne soient ni Guillaume, ni [71] Francois, ni leurs ministres qui vous répondent.
Ce n'est donc pas à la volonté des peuples qu'il faut imputer cette horrible série de désastres et des massacres sans utilité, sans cause légitime et presque sans motifs apparens; C'est bien plutôt au silence de cette volonté sacrée, à l'injuste supériorité de l'intérêt particulier sur l'intérêt public, c'est-à-dire au vice de gouvernemens absolus, que nous devons attribuer tant de malheurs.
Puisqu'il est vrai que les guerres seraient infiniment plus rares, si elles dépendaient de la volonté nationale, il s'ensuit qu'elles seront plus rares à mesure que l'autorité usurpée des rois absolus fera place dans les divers états de l'Europe à des gouvernemens légitimes, tels que le nôtre et celui de l'Angleterre, où la volonté nationale domine.[1]
Or, il est certain que le progrès des [72] lumières, le bon exemple donné par certaines nations, le besoin d'ordre universellement senti, les développemens journaliers des diverses parties de l'économie sociale, appellent sans cesse chez les peuples encore soumis à des gouvernemens illégitimes la grande réforme que la France vient de subir. C’est une révolution nécessaire, mais qui doit être lente, modérée, insensible. Il serait insensé d'en vouloir déterminer le mode ou l'époque, hélas, encore si éloignée de nous : mais jusqu'à ce qu'elle se soit opérée, que de guerres ne verrons-nous pas, nous et nos descendans, pour des motifs d'ambition aussi arbitraires, pour des balivernes aussi frivoles que celles qui divisent aujourd’hui le congrès assemblé à Vienne!
Troisième question: Quelle doit être la forme de la constitution européenne pour qu'elle soit forte et durable?
La constitution européenne de l'abbé de [73] Saint-Pierre reposait sur cette hypothèse: que les rois consentissent à se désister volontairement, en faveur d'un congrès, de leur pouvoir arbitraire. Rousseau a démontré que cette hypothèse était à jamais inadmissible, et il suffit d'un peu de sens pour en être assuré.
Le projet de Henri IV n'était nullement hypothétique; il en fondait l'exécution sur la force des armes et sur l'intérêt privé de la plupart des puissances chrétiennes. Le prudent Sully en avait calculé toutes les mesures, et avait eu de fortes préventions à surmonter avant de l'approuver. Mais ce projet, en le supposant exécuté, aurait-il, ainsi que celui de l'abbé de Saint-Pierre, donné une organisation solide à l'Europe ; le lien eût-il été assez fort pour contenir tant de puissances dégagées d'ailleurs de toute autre espèce de liens? Non, sans doute; ce tribunal de rois, proposé par les deux projets dont nous parlons, n'aurait pas eu la moindre garantie pour l'avenir. La même vertu, le même désintéressement que l'abbé de Saint-Pierre supposait, et que le seul Henri IV avait dans le [74] cœur pour l'établissement de ce congrès permanent, étaient nécessaires à perpétuité chez tous les membres de ce congrès, pour qu'il pût se soutenir. Qui ne voit, en effet, que cette assemblée de rois ne reconnaissant aucun supérieur commun, impatiens de se distinguer et de faire valoir leurs avantages réels ou présumés, tout-puissans chez eux, ne dépendant au-dehors que d'un conseil composé de leurs pareils, de leurs rivaux, de leurs inférieurs, serait livrée à trop d'intrigues, aveuglée par trop de passions pour ne pas tendre sans cesse à se dissoudre? Cette démocratie des rois de l'Europe n'aurait sans doute servi qu'à animer davantage leurs démêlés, en mettant en présence toutes les parties intéressées; c'eût été en quelque sorte organiser la guerre diplomatique, et peut-être les résultats de cette guerre perfide eussent-ils ramené plus de batailles que l'on n'en voulait prévenir.
Le projet de M. le comte de Saint-Simon s'appuie sur une supposition beaucoup plus naturelle que celui de l'abbé de Saint-Pierre. J'ai assez insisté sur le reproche d'avoir [75] anticipé sur les siècles qui doivent la réaliser, en déclarant que l'on avait hâté la publication de l'ouvrage en faveur du congrès de Vienne; quel que soit l'espace de temps que l'on veut nous faire enjamber, il est permis à l'imagination de faire le pas pour résoudre l'une des plus belles questions que présente la politique. Revenons sur les données que nous avons établies ci-dessus.
Quoique cette constitution libre que l'on convient d'appeler parlementaire, et dont nous avons considéré l'établissement progressif comme le plus sûr acheminement à la pacification générale, attribue au roi, en termes positifs, la faculté de faire la guerre et la paix; cependant cette clause se trouve extrêmement restreinte, ainsi qu'elle devait l'être, par tous les autres articles de cette même constitution. Nous ne connaissons pas encore en France l'esprit du gouvernement que nous venons d'adopter, parce que nous n'en avons pas encore vu les développemens. C'est donc sur l'Angleterre qu'il nous faut jeter les yeux, si nous voulons apprendre autre chose que la lettre de notre charte. Ce [78] droit de guerre et de paix attribué à un seul homme, qu'entraînent vers la guerre l'orgueil, l'ambition, la flatterie, les préjugés, le désir d'augmenter sa puissance au-dehors et au.dedans; ce droit terrible n'est en Angleterre, ainsi que dans tout état bien constitué, qu'une prérogative presque nominale. Passons sur quelques abus que souvent les Français se plaisent à exagérer ; il est certain qu'en Angleterre, lorsqu'un ministre fait une guerre, c'est qu'il est soutenu par la majorité de la nation, sans quoi il ne pourrait ni en obtenir les moyens, ni même conserver sa place. Or, supposons toutes les grandes puissances de l'Europe régies par un système représentatif aussi bien affermi, aussi développé qu'il l'est en Angleterre, le grand œuvre de la pacification générale serait presque achevé. Il faut convenir, en effet, je le répète, qu'il y a bien peu de peuples en Europe dont les intérêts nationaux s'excluent mutuellement, et soient incompatibles ou même différens. L'Angleterre même, la seule puissance intéressée au despotisme par sa faiblesse naturelle, qui lui fait craindre [77] d'être asservie si elle ne domine pas; l'Angleterre même perdrait alors ses prétentions avec ses craintes; elle y gagnerait sans doute ; sans quoi elle ne pourrait manquer d'être un jour retranchée de la grande société politique, comme un membre vicié, comme un ulcère dévorant. Mais cette même nation nous a tout récemment offert une belle preuve de l'influence heureuse que pourrait exercer une représentation nationale sur les relations extérieures du gouvernement. Qui n'a pas lu avec admiration les motions éloquentes de M. Whitbread, dans la chambre des communes, sur les révoltantes usurpations préparées froidement dans le congrès deVienne? Croit-on que si, en France, les Flaugergues, les Bedoch, les Raynouard, et si en Russie, en Prusse, en Espagne, en Autriche, des hommes de cette trempe, revêtus des mêmes attributions représentatives, eussent répondu au noble mouvement de l'opposition anglaise; cette intervention des peuples dont l'intérêt est dans la justice, n'eût pas terminé de la manière la plus désirable les démêlés des rois qui mettent leur [78] intérêt dans leur orgueil et leur ambition?
En poursuivant notre hypothèse, il est aisé de voir que le droit public de l'Europe deviendrait ainsi l'objet d'une discussion libre, franche, ouverte, et essentiellement consacrée au bien commun entre les parlemens des diverses nations. La confédération européenne existerait dès-lors.
Par quel moyen un tel état de choses pourrait-il se perfectionner encore?
Chose singulière, et que je reprocherai à M. de Saint-Simon de ne nous avoir pas fait remarquer dans son ouvrage ! l'histoire nous présente un modèle bien raccourci, mais complet dans toutes ses parties du système d'organisation qu'il propose, pour amener la société européenne à sa plus grande perfection.
Avant que les Etats-Unis d'Amérique se fussent constitués en un seul gouvernement fédératif permanent, chacun de ses états était, ainsi qu'il l'est encore aujourd'hui, régi selon la forme parlementaire. Le gouverneur de chaque province en est le roi, électif à la vérité; mais on conçoit comment, [79] dans des états aussi bornés, l'on n’a besoin que de la royauté élective, ministérielle, et que l'on y serait embarrassé d'une royauté héréditaire honorifique.[2] Le pouvoir législatif auquel le gouvernement prend part est confié principalement à deux chambres, un sénat et un corps législatif, dont la constitution ne diffère des nôtres que par des circonstances locales et nullement par le fond. Quelques états plus attachés que les autres à la forme républicaine, ont voulu d'abord se contenter d'un seul corps représentatif; mais ils sont bientôt revenus de cette erreur.
Hé bien, ces dix-sept petites provinces américaines, avant l'époque de la grande union, et après la guerre contre les Anglais, se trouvaient dans la même situation et au même degré de perfection politique à laquelle nous supposons l'Europe parvenue, pour établir un gouvernement fédératif.
Quelles auraient pu être, selon toute apparence, les relations de ces états divisés, [80] mais tous également dirigés par la volonté nationale? L'ambition conquérante n'est pas le vice des peuples commerçans, non plus que d'aucun peuple moderne; les conquêtes ne sont pour eux qu'une ressource, un pis-aller, comme nous l'avons éprouvé nous-mêmes pendant les souffrances de l'anarchie et du despotisme. Les états américains auraient donc cherché avant tout une existence pacifique. Si l'un d'eux avait voulu dominer aux dépens de quelque autre, l'intérêt de tous les états à la fois eût été compromis, une ligue se serait formée et aurait bientôt rétabli cet équilibre, qui ne serait pas regardé comme une chimère, s'il avait d'autres garanties que la modération et la probité des rois.
Ainsi, chaque parlement particulier eût pu être considéré comme une portion d'un grand parlement américain, composé de tous ceux des différens états. Seulement ce grand sénat, ainsi épars, n'aurait pu traiter les affaires générales avec assez de promptitude et de facilité. Il était naturel que ces nations cherchassent à simplifier leur diplomatie en rapprochant davantage leurs représentans; [81] de là cette sublime idée de l'union américaine. Nous allons faire à la fois l'exposé de ce chef-d'œuvre des institutions politiques, et l'analyse des vues de M. de Saint-Simon.
Quels hommes seront chargés de représenter chaque nation? Sera-ce l'affidé de chacun des chefs de gouvernement, connu par ses talens de cour, qui ira, muni des pleins pouvoirs de son maître, soutenir à huis clos les prétendus intérêts de sa patrie, en semant partout les divisions, les mensonges et les séductions? Ne sera-ce pas plutôt une élite de bons citoyens, connus pour tels par leur nation; et choisis par elle, un choix d'hommes éclairés, vertueux ; et si l'on ne regarde pas la vertu désintéressée et les talens éprouvés comme une assez bonne garantie, pourquoi des cultivateurs, des commerçais attachés par état au plus grand bien de leur patrie, et par conséquent à la paix, ne seraient-ils pas appelés, comme dans nos chambres particulières, à la discussion solennelle des intérêts généraux dont les leurs font partie?
Tels sont les membres du gouvernement suprême des états américains.
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Maintenant il faut considérer que, quand de grands intérêts sont réunis à la décision irrévocable d'une seule assemblée, la brigue, la discorde et l'ambition s'y introduisent bien plus aisément que quand la décision de cette assemblée est soumise à l'examen sévère d'une autre assemblée indépendante et bien prémunie, par cela seul qu'elle est isolée, contre les brigues, les prétentions, les préjugés qui agitent la première.
Les sages législateurs des Etats-Unis ont partagé le gouvernement suprême en deux chambres.
Comme ces deux chambres seraient susceptibles de se faire des intérêts differens de ceux des administrés, si leurs membres étaient nommés à vie, ces législateurs ont voulu qu'elles fussent renouvelées à des époques fixes et très-rapprochées.
Cependant il était important de ne pas les renouveler en entier aux mêmes époques pour éviter les secousses, les révolutions subites, et les erreurs de l'inexpérience. Aussi les sénateurs sont-ils élus, aux [83] États-Unis, à de plus longs intervalles que les représentans.
Il fallait resserrer le plus possible l'exécution de la volonté des nations unies, et pas conséquent la confiera un seul homme.Mais il était également nécessaire que l'officier supérieur que l'on nomme président et qu'on aurait pu appeler roi s'il n'était temporaire, instruit mieux que personne des moyens et des besoins de la chose publique, connaissant les affaires actuelles dans tous leurs détails, puisse prendre quelque part aux résolutions qu'il est chargé d'exécuter. C’est ainsi que le président des Etals-Unis a presque le droit de rejeter les projets de loi présentés à sa sanction, pouvant les renvoyer à un nouvel examen des chambres, avec les observations qu'il juge convenables.
Une ville et son territoire doivent appartenir en propre au parlement, comme Washington en Amérique, afin qu'aucune province particulière ne puisse en être la résidence, et influer sur ses délibérations.
Tel est le plan de la grande constitution européenne proposée par M. le comte de [84] Saint-Simon. N'allons pas dire que les grands états de l'Europe ne sont pas susceptibles des mêmes formes et des mêmes besoins que les petites provinces unies de l’Amérique. Nous supposons les mêmes gouvernement particulier à chacun de ces grands états qu'à chacune de ces provinces, et l'expérience nous démontre que cette similitude peut exister; or, des rapports semblables doivent exister entre des gouvernemens semblables. Pour ce qui est des besoins des peuples européens, il est tout aussi certain que la France a besoin d'être en paix avec l'Espagne et l'Autriche, qu'il est certain que la Pensilvanie a besoin d'être en paix avec le New-Yorck et le Massachusset.
Nous ne nous lasserons pas de répéter que ces considérations ne sont pas, pour l'époque où nous vivons, d'une application pratique. M. de Saint-Simon ne semble pas y avoir suffisamment songé. Trop empressé de réaliser des vues que l'humanité lui inspire, il propose, en attendant la formation du grand parlement européen, une association du même genre entre les parlemens de France, [85] et d'Angleterre , accompagnée de la confusion de leur dette publique en une seule , dont les deux états seraient responsables solidairement. Nous éviterons de hasarder un jugement sur une proposition qui sort du cercle des idées principales que nous venons d'exposer, et qui , d'après un faible examen, nous a paru assez hasardée.
Nous ne dirons rien non plus sur quelques parties de détails trop développées, relativement aux autres, dans le livre de M. de Saint-Simon; par exemple, en fixant d'avance les revenus des membres du parlement européen, il a fait crier au système les lecteurs superficiels qui n'ont saisi que la forme de son projet.
Voici une observation sur la possibilité d'une organisation européenne qui, bien que bonne en elle-même, nous semble exagérée dans les conséquences. Deux choses étant nécessaires pour que cette organisation puisse exister; savoir, l'uniformité des gouvernemens et le lien commun qui les unit, il est certain que ces conditions étaient remplies aux douzième, treizième, quatorzième et [86] quinzième. siècles, lorsque toute la surface de l'Europe présentait le gouvernement féodal universellement établi, et que les volontés des papes dirigeaient celles des princes et des peuples. Cette organisation était mauvaise, dit l'auteur, mais enfin c'était une organisation. Nous en conviendrons aisément, pourvu que M. de Saint-Simon n'attribue pas exclusivement à cet état de choses l'absence des grandes guerres nationales (excepté les croisades) que présente cette époque. Car il est certain que, quand même ce lien ecclésiastique n'eût pas existé, les grandes guerres de nation n'auraient pu exister, puisque ces nations n'étaient pas formées, n'avaient pas d'unité, et se trouvaient morcelées en une multitude de fiefs presque indépendans de la couronne , puisqu'enfin les rois, sans revenus, sans troupes réglées, occupés sans cesse de leurs guerres particulières, contre des vassaux rivaux de leurs puissances, ne pouvaient qu'à peine soupçonner l'existence des grandes nations étrangères.
A l'occasion du projet d'union entre la France et l'Angleterre, l'auteur s'attache à [87] montrer les dangers auxquels la France serait exposée si le gouvernement tenait une conduite infidèle à la charte. Quoiqu'on puisse lui reprocher quelque excès dans ses alarmes qui ressemblent plutôt à des menaces, cependant cette partie de l'ouvrage est généralement très-bien traitée, et se fait lire avec le plus grand intérêt.
Ce livre est écrit d'une manière ferme, simple et précise. Les grandes vues d'humanité qui y dominent suffiraient seules pour imposer à la critique le ton du respect. M. Thierry, élève et collaborateur de M. de Saint-Simon, a droit à nos éloges pour la part qu'il a prise à cet ouvrage.
G. F.
[1] Pourquoi faut-il que les expressions les plus justes soient celles dont on a le plus abusé; et que ce mot de volonté nationale présente à beaucoup de bons esprits un autre sens que ceux d'intérêt national, d'intérêt public, d'utilité commune? L'un des plus funestes effets de notre révolution est d'avoir discrédité pour long-temps les plus saines idées et leurs expressions les plus propres par l'abus qu'elle en a fait.
[2] Voyez dans le même ouvrage de M. de SaintSimon cette distinction simple et lumineuse.