Charles Dunoyer, “De l'influence de l'opinion sur la stabilité des gouvernemens; et de la discordance qui existe entre l'esprit des peuples de l'Europe et la politique de leurs chefs” (June 1815)

Charles Dunoyer (1786-1862)  

 

This is part of an Anthology of writings by Charles Comte (1782-1837), Charles Dunoyer (1786-1862), and others from their journal Le Censeur (1814-15) and Le Censeur européen (1817-1819).

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Source

[D…..R], “De l'influence de l'opinion sur la stabilité des gouvernemens; et de la discordance qui existe entre l'esprit des peuples de l'Europe et la politique de leurs chefs,” Le Censeur, vol. VI (June 1, 1815), pp. 141-60.

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Text

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De l'influence de l'opinion sur la stabilité des gouvernemens;
Et de la discordance qui existe entre l'esprit des peuples de l'Europe et la politique de leurs chefs

On a dit et l'on ne cesse de répéter, depuis des siècles, que l'opinion est la mais tresse du monde. Il n'est peut-être pas de de maxime plus triviale, et toute fois il n'est pas de vérité qui paraisse être moins sentie; car il n'en est pas qui soit plus constamment méconnue. C'est envain que l'opinion dirige le cours des événemens et des âges ; c'est envain que le torrent des révolutions et tous les phénomènes du monde moral attestent [142] son inévitable et irrésistible influence : la plupart de nos princes se conduisent comme s'ils étaient véritablement les maîtres du monde, comme s'ils pouvaient disposer arbitrairement des coeurs et des volontés , comme si la nature devait ployer le genou devant leurs vains caprices. Il faut que l’opinion éclate ou reste impassible pour qu'ils la reconnaissent; et ce n'est que quand elle les a précipités ou laissé tomber du trône qu'ils commencent à comprendre sa puissance.[1] Ils ressemblent à des navigateurs qui nieraient la force des vents et des flots, et qui ne s'apercevraient de leur erreur qu'au moment où un calme plat les enchaînerait au sein d'une mer immobile, ou qu'une tempête furieuse briserait leur vaisseau contre des écueils. Ils ressemblent à ces hommes faibles ou stupides qui doutent habituellement de l'existence de dieu et qui ne peuvent [143] sortir de cet état qu'au bruit effrayant du tonnerre ou à l'aspect de quelque prodigieux phénomène. Rien n'égale à cet égard l'orgueil ou l'obstination des rois ; ils ont des yeux et ils ne voient point; ils ont des oreilles et ils ne savent point entendre; ils ne conçoivent que leur volonté ; ils ne croient qu'à la force de la ruse ou de la violence, qu'à la puissance de l'argent ou des bayonnettes.

Que dire contre une erreur si grossière et cependant, hélas ! si accréditée? Qu'ajouteront nos faibles raisonnemens aux terribles leçons de l'expérience ? Tout ce que nous pouvons faire de mieux c'est de rappeler ces leçons , de les rapprocher, de les fortifier les unes par les autres, et de les dégager de tout ce qui peut affaiblir leur salutaire influence.

Non, ce ne sont ni des rois, ni des empereurs, ni des pontifes, qui gouvernent le monde; ce n'est ni Alexandre, ni César, ni Hildebrand, ni Moyse , ni Mahomet, ni Luther, ni François, ni Guillaume, ni Napoléon; ce sont, selon les temps, la passion de la guerre, l'ardeur des conquêtes, l'amour de la liberté, le respect pour les croyances [144] religieuses ; c'est le mosaysme, le christianisme, l'islanisme, le papisme, la religion réformée ; ce sont des doctrines politiques, les principes , les idées libérales , l'esprit de commerce et d'industrie ; ce sont, en un mot, les opinions et les intérêts dominans à l'époque que l'on considère.

L'habileté des gouvernemens consiste à savoir démêler et apprécier ces diverses tendances, leur sagesse à les bien diriger, et leur force à les suivre avec persévérance. Nul prince ne peut sonder solidement son pouvoir que sur les idées dominantes, ni régner avec éclat que par elles.

« Chaque siècle, dit M. Benjamin de Constant,[2] attend, en quelque, sorte un homme qui lui serve de représentant. Quand ce représentant se montre ou paraît se montrer , toutes les forces du moment se groupent autour de lui; s'il représente fidèlement l'esprit général, le succès est infaillible ; s'il dévie , le succès devient douteux; et s'il persiste dans une fausse route, l'assentiment qui constituait son pouvoir l'abandonne, et le pouvoir s'écroule ».

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L’histoire est pleine de fails qui démontrent avec évidence la justesse de cette observation. De tous les princes dont elle a conservé la mémoire, ceux-là seuls ont été véritablement grands et puissans qui ont su voir l'esprit de l'époque à laquelle ils vivaient et céder à l'impulsion de leur siècle. Les règnes des princes qui ont voulu contrarier le mouvement général ont toujours été faibles, agités et malheureux. Toute l'énergie de leur volonté, toute la puissance de leur génie n'ont pu leur procurer que des triomphes éphémères sur les idées qu'ils voulaient détruire; et l'esprit du siècle a toujours fini par sortir vainqueur de ces luttes inégales. Mais des exemples vont rendre cette vérité plus frappante.

Avant que le christianisme ne s'établit la mythologie payenne, décriée, par les philosophes, était devenue la risée de tous les hommes éclairés. Les dieux payens , tombés dans le mépris avaient cessé de rendre des oracles auxquels on avait commencé dès longtemps à ne plus croire. Le vieux culte était négligé. Les augures ne se rencontraient plus [146] sans sourire : toute l'ancienne religion périssait de vieillesse et d'imbécillité. Cependant tout sentiment religieux n'était pas éteint dans les cours. La croyance à un dieu invisible avait remplacé dans beaucoup d'esprits la foi qu'on n'avait plus dans les dieux visibles du paganisme. Le déisme existait en spéculation dans les écoles de Rome, d'Athènes, de Smyrne et d'Alexandrie ; et les nombreux sectateurs de cette doctrine n'attendaient que l'établissement d'un système qui pût lui servir de base et en faire une religion.

Telle était la situation des esprits à l'époque où le christianisme prit naissance. On sent qu'ils ne pouvaient-être mieux disposés pour le recevoir. Les voies étaient préparées, les temps étaient venus, pour parler comme l'écriture; et nulle puissance humaine ne pouvait empêcher que le monde ne devînt chrétien. Aussi les empereurs de Rome firent-ils d'inutiles efforts pour arrêter les progrès de la religion nouvelle. Ce fut en vain qu'ils firent couler le sang , qu'ils multiplièrent les supplices, et les entourèrent de tout ce qui pouvait en augmenter l'horreur. Toute leur [147] puissance échoua devant une doctrine dont les peuples s'étaient emparés et qui avait fini par constituer, en quelque sorte, leur existence morale ; enfin, le christianisme acquit une telle influence , que les empereurs finirent par se croire obligés de l'élever sur le trône et de l'associer à l'empire. C'est ce que Constantin fit le premier, et cette déférence pour l'esprit de son siècle lui mérita le surnom de grand. Malheureusement la protection qu'il accorda à la religion fut loin d'être très-éclairée. Les pouvoirs dont il revêtit ses ministres , et les richesses qu'il leur procura , décidèrent dès lors de l'esprit de l'église et préparèrent de loin l'établissement du despotisme sacerdotal. Le papisme va nous fournir un nouvel exemple de la puissance de l'opinion.

Il était très-difficile que le christianisme acquit une grande influence dans l'empire sans que la constitution en fût ébranlée. Conçu dans des vues tout-à fait étrangères aux institutions civiles , et n'ayant aucun rapport avec elles, plus il se fortifiait, plus ces institutions devaient naturellement s’affaiblir. [148] Son autorité ne dut donc pas tarder à l'emporter sur celle des lois; or, quand il eut acquis cette supériorité sur le gouvernement, on sent que les prêtres durent naturellement se trouver investis de la même prééminence sur les magistrats ; et pour conserver, étendre et affermir cette suprématie, il devait leur suffire, en quelque sorte, de se laisser aller au mouvement du siècle, et de favoriser la tendance générale des esprits. C'est ce que firent avec beaucoup d'art les évêques de Rome. On sait combien cette politique leur réussit, et quel étonnant ascendant ils finirent par obtenir sur l'opinion publique de l’Europe, dont ils devinrent alors les fidèles représentans. Les choses en furent à ce point que, sans armées et sans trésors , ils purent d'un bout du monde chrétien à l'autre, maîtriser à leur gré toutes les volontés , interdire les peuples, excommunier les rois, enlever, donner, vendre les couronnes, mettre en mouvement toutes les forces de l'Europe et les précipiter sur l’Asie. … : exemple unique et à jamais mémorable de la puissance d'un gouvernement qui a sa base dans l’opinion

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Tant que les idées sur lesquelles était fondée l'autorité du Saint-Siège ne s’altérèrent point dans les esprits , les évêques de Rome disposèrent en souverains de tous les états de la chrétienté où ces idées étaient établies. Ce fut, en vain que des rois et des empereurs voulurent méconnaître leur suprématie et essayer de se soustraire à leur juridiction. Ces révoltes imprudentes contre un pouvoir consacré par l'opinion générale, ruinaient subitement leur puissance; en s'insurgeant contre les papes, ils soulevaient leurs sujets contre eux-mêmes ; et cent fois ils furent obligés d’expier leurs entreprises contre: la cour de Rome, par les réparations les plus, avilissantes. On vit des rois forcés, pour avoir osé résister aux pontifes, d'aller se prosterner devant eux, leur baiser les pieds , se couvrir du cilice, jeûner au pain et à l'eau , descendre aux plus vils, emplois de leur service, et se soumettre à d'autres pénitences non moins humiliantes,

Mais les idées qui servaient de base au pouvoir des absurdes et trop funestes pour être éternelles. Elles ne [150] pouvaient exister que dans des siècles d'ignorance et de barbarie. La renaissance des lumières, et surtout l'abus révoltant que les pontifes faisaient de leur puissance, finirent par détruire le prestige qui leur soumettait toutes les volontés; une nouvelle opinion se forma, le besoin d'une réforme se fit sentir, et quand cette réforme éclata, la cour de Rome qui, un siècle auparavant, faisait trembler tous les rois de l'Europe , ligua vainement les plus puissans de ces rois pour repousser l'atteinte qu'un moine venait de porter à son autorité. L'établissement de la religion réformée est un autre exemple non moins éclatant que les précédens, de la puissance de l'opinion. Ce fut en vain qu'on forma des coalitions formidables, qu'on dressa des échafauds, qu'on alluma des bûchers , qu’on inventa de nouveaux supplices ; les idées nouvelles triomphèrent d'un siècle et demi de guerres et de persécutions furieuses, et l'église protestante parvint à obtenir le partage de l'empire avec le catholicisme.

Mais ce n'est pas seulement dans l'ordre religieux que l'opinion a manifeste sa [151] puissance. Ses triomphes dans l'ordre politique, n'ont été ni moins nombreux pi moins éclatans; et l'on peut dire que depuis des siècles, c'est elle qui a décidé en dernier ressort de toutes les grandes affaires politiques de l'Europe. C'est l'opinion qui, à la voix de quelques paysans, fonda la liberté de l'Helvetie, et qui la défendit contre toutes les forces de l'Autriche ; c'est elle qui arracha la Hollande au joug de l'Espagne, et qui força Philippe II à reconnaître l'indépendance de la nouvelle république ; c'est elle qui deux fois , précipita les Stuarts d'un trône sur lequel, ils voulaient exercer des pouvoirs qu'elle condamnait. C'est l'opinion qui a fait succomber la Grande-Bretagne dans sa guerre impie contre l'indépendance de l'Amérique; qui a soutenu la Pologne contre l'ambition de trois grandes puissances , et qui ne cesse de protester contre le partage de ce royaume; qui a renversé parmi nous la monarchie absolue et fondé la monarchie constitutionnelle ; qui a fait triompher la France de toutes les puissances de l'Europe injustement coalisées contre elle; sauvé l'indépendance [152] de l'Espagne; livré la France, coupable d'avoir supporté le joug et servi les fureurs, d'un conquérant, aux mains de ces mêmes. puissances qu'elle n'avait cessé de vaincre tant qu'elle avait combattu pour sa liberté; déchu Napoléon et culbuté le trône impérial; fait triompher une seconde fois l'indépendance américaine de l'orgeuil et de l'ambition britanniques; abandonné notre dernier gouvernement à toute sa faiblesse intrinsèque, et forcé Louis XVIII de descendre du trône sans avoir pu obtenir de l'immense majorité de la nation le moindre effort pour l'y soutenir. Enfin, l'opinion que la liberté de la presse fait intervenir dans toutes les affaires. publiques , a pris, dans ces derniers temps, un tel ascendant , qu'aujourd'hui plus que jamais les gouvernemens doivent désespérer de rien faire de stable sans son aveu.

Nous n'exposerons point ici avec détail l’influence qu'elle a exercée sur les grands évènemens que nous venons de rappeler. Il suffira de faire remarquer la direction qu'elle a prise depuis plusieurs siècles; sa persistance dans cette direction; ses progrès constans , [153] au milieu des obstacles qu'on n'a cessé d'opposer à sa marche; ses triomphes sur les plus violentes résistances, et, en particulier, l'instabilité de tout ce qui a été fait contre son veu depuis vingt-cinq ans. Nous examinerons rapidement ensuite jusqu'à quel point la politique de Napoléon et celle des rois coalisés peuvent s'écarter de la ligne qu'elle suit; et le lecteur jugera si, de part ou d'autre, on tend à un ordre de choses auquel puissent se fixer les veux de la France et de l'Europe.

L'origine des idées qui forment aujourd'hui la base de l'opinion date déjà de plus de trois siècles, Elle remonte à l'époque où les lettres, l'industrie et le commerce ont pris naissance en Europe. La révolution qui a commencé dės-lors à s'opérer dans la situation des peuples modernes , a insensiblement fixé les traits de leur caractère et determiné la direction de leurs sentimens et de leurs idées. Lorsque ces peuples ont commencé à jouir des bienfaits des sciences et des beaux-arts, de l'industrie et du commerce ; lorsqu'ils ont vu quelle source féconde de [154] plaisirs et de richesses ils leur avaient ouverte leur plus grand desir a dû être de pouvoir cultiver les uns et exercer les autres sans opposition et sans gêne, et jouir avec tranquillité du bien être dont ils leur étaient redevables. L'amour de la paix et de la liberté a done dû naître en Europe en même-temps que les lumières et le commerce; et plus les lumières ont fait de progrès, plus le commerce a aggrandi et multiplié ses relations plus ils ont ajouté ensemble au bonheur et à la prospérité des peuples, plus ce sentiment a dû se développer , s'étendre et s’affermir.

Mais la révolution qui a décidé de l'esprit des nations modernes , n'a pas eu la même influence sur celui de leurs gouvernemens. L'esprit dominateur et guerrier des rois et des nobles, qui formaient par-tout un peuple à part, au milieu des peuples de l'Europe, n’a pu de long-temps être modifié par l'esprit libre et pacifique tout ensemble du peuple nouveau qui s'élevait à côté d'eux: Ils ont résisté à la tendance du siècle. Ils ont méprisé les arts de la paix et leurs innocentes conquêtes : il n'y a eu de vraiment nobles, [155] à leurs yeux, que l'art de la guerre et les conquêtes haignées de sang et de larmes. Ils ont ainsi retenu au milieu de la civilisation européenne , les moeurs orgueilleuses et barbares des âges féodaux ; et tandis que les peuples ne formaient que des pensées de paix et de liberté, ils ont toujours conservé leurs anciennes idées de guerre et de domination.

L'esprit des gouvernemens a donc été tout-à-fait en opposition avec celui des peuples. Leur conduite ne l'a pas été moins. Les rois de l'Europe ont continué à obéir à l'impulsion des moeurs féodales; vainqueurs de leurs vassaux au sein de leurs états, ils ont cherché des rivaux hors des limites de leur empire ; le théâtre de l'anarchie féodale s'est agrandi; les guerres ne se sont plus faites de seigneur à seigneur, dans chaque état; mais de rois à rois, dans toute l'étendue de l'Europe; et l'on n'a vu, en quelque sorte, dans les chefs des gouvernemens européens, que de grands possesseurs de fiefs, de grands seigneurs surzerains aspirant, chacun de leur côté, à acquérir de nouveaux domaines et à étendre les bornes de leur suzeraineté. On sait quelle [156] longue série de guerres meurtrières a enfanté ce puérile et barbare esprit de conquête né du système féodał. Depuis les premières guerres d'Italie jusqu'à celles qui ont immédiatement précédé notre révolution , il n'en est presque point qu'on ne puisse rapporter à cette cause.

Cependant ce n'est pas là le seul principe qui ait poussé nos gouvernemens à la guerre. Tout en cédant à des motifs d'ambition et à des desirs de vaine gloire, les rois de l'Europe se sont encore proposé, dans diverses guerres, de combattre la tendance des peuples à la liberté. C'est ce qu'on a vu particulièrement dans les guerres de Philippe II contre la Hollande et dans toutes les guerres contre la réformation ; dans celles du gouvernement anglais contre l'indépendance de l'Amérique , et dans celle de tous les rois de l'Europe contre la révolution française.

Enfin le commerce , qui est la principal, cause de la tendance des peuples à la paix est devenu lui-même pour les gouvernemens une cause très-active de guerres; parce que leurs passions stupides en ont entièrement [157] dénaturé l'esprit. Quand ils ont vu quelles immenses richesses il pouvait produire, chacun d'eux a voulu le faire seul avec le reste de la terre, sans songer que ces prétentions exclusives de chacun devaient nécessairement le détruire pour tous. Alors, à l’esprit de commerce , qui est essentiellement pacifique, a succédé l'esprit de monopole , qui est essentiellement hostile, et qui peut enfanter tous les désordres et tous les crimes, comme le prouve si bien à tout l'univers l'infâme politique du gouvernement anglais.

Ainsi tandis que la culture des arts et des sciences, les travaux de l'agriculture et de l'industrie , et surtout la liberté si nécessaire au commerce faisaient de la paix le besoin le plus pressant des peuples et le premier objet de leurs veux, la passion des rois pour les conquêtes, les intérêts de leur despotisme, et leurs absurdes idées de monopole ont constamment entraîné l'Europe dans un système de guerres que repoussaient tous ses intérêts.

D'un autre côté, les mêmes passions des gouvernemens qui luttaient contre la tendance [158] des peuples à la paix , ne se sont pas montrées moins ennemies de leurs dispositions à la liberté. Qui pourrait dire tout ce que l'esprit de conquête , de despotisme ou de monopole a suggéré de mesures et fait faire de lois contraires à la juste liberté des peuples modernes ? Dans presque tous les états de l'Europe, toutes les parties de l'ordre social ont en quelque sorte été disposées pour établir l'empire des passions des gonvernemens sur cette liberté. Presque toutes les institutions ont été créées dans cette vue, ou détournées à cette fin. L'éducation a dû façonner l'intelligence des peuples d'après les données du despotisme ; leur conscience a été réglée sur le même plan par la religion ; l'inquisition et la censure ont été préposées à la garde de la pensée; une police invisible a été chargée d'écouter les discours et d'épier les démarches; l'industrie a eu ses maîtrises, et le commerce des douanes. Enfin il n'est aucune partie de l'existence humaine qui n'ait été soumise a un régime plus ou moins oppresif et arbitraire; et l'on n'a trouvé dans l'ordre social ni la sûre garantie de sa personne, ni celle de sa [159] fortune, ni celle du libre et juste exercice de ses facultés.

Telles sont, depuis la renaissance des lumières, de l'industrie et du commerce, la tendance des peuples de l'Europe, et les résistances qu'elle a trouvées dans l'esprit des gouvernemens et dans les lois établies.

Il nou's resterait à montrer comment elle a vaincu presque tous ces obstacles, dans une partie de l'Europe, et comment elle s'est développée et fortifiée partout ; comment, après avoir fondé les gouvernemens de la Suisse , de la Hollande, de l’Angleterre et de l'Amérique du nord, elle a insensiblement acquis en France, une puissance capable de déraciner tous les anciens préjugés , de renverser toutes les institutions qui luttaient contre elle, et de révolutionner tout le continent; comment, en France, dans le court espace de vingt-cinq ans, elle a précipité les uns sur les autres sept ou huit gouvernemens qui lui étaient plus ou moins contraires; comment elle est allée surprendre et déconcerter au milieu de ses opérations cette assemde rois qui se partageaint si tranquillement [160]  l'Europe ; comment elle doit infailliblement nous délivrer de ce mélange dégoûtant de despotisme et de démagogie qui forme le trait distinctif de notre nouveau gouvernement ; comment enfin elle se rit de tous les projets de la coalition, et comment si les Français pouvaient éprouver des revers, elle survivrait à leur défaite poursuivrait les vainqueurs au sein de leurs états et triompherait de la victoire même.

Nous regrettons que l'étendue déjà disproportionnée de la première partie de ce volume ne nous permette pas de placer ici ces détails. Ils entreront dans le volume prochain.

D…..R

 


 

Endnotes

[1] Nous voyons même que ces grandes leçons ne suffisent pas toujours pour leur faire concevoir la puissance de l'opinion et la nécessité de s'y soumettre.

[2] De l'esprit de conquête et de l'usurpation, etc., pag. 2.