Charles Dunoyer on "The Politics which comes from Political Economy" (1818)

[Created: July 28, 2013]
[Updated: 28 July, 2013]

Source

Charles Dunoyer, Oeuvres de Dunoyer, revues sur les manuscrits de l'auteur, 3 vols., ed. Anatole Dunoyer (Paris: Guillaumin, 1870, 1885, 1886). Vol. 3, "Politique tirée des doctrines économiques," pp. 84-104.

Original: Review of Say’s Petit volume (1818) in Le Censeur européen, Tome VII, 1818, pp. 80-126. See, Jean Baptiste Say, Petit volume contenant quelques apperçus des hommes et de la société, 2e édition (Paris: Deterville, 1818).

 

About the Author

Barthélémy-Pierre-Joseph-Charles Dunoyer (1786-1862) was a journalist; academic (a professor of political economy); politician; author of numerous works on politics, political economy, and history; a founding member of the Société d’ économie politique (1842); and a key figure in the French classical liberal movement of the first half of the nineteenth century, along with Jean-Baptiste Say, Benjamin Constant, Charles Comte, Augustin Thierry, and Alexis de Tocqueville. He collaborated with Comte on the journal Le Censeur and Le Censeur européen during the end of the Napoleonic empire and the restoration of the Bourbon monarchy. Dunoyer (and Comte), combined the political liberalism of Constant (constitutional limits on the power of the state, representative government), the economic liberalism of Say (laissez-faire, free trade), and the sociological approach to history of Thierry, Constant, and Say (class analysis, and a theory of historical evolution of society through stages culminating in the laissez-faire market society of “industry.” His major works include L'Industrie et la morale considérées dans leurs rapports avec la liberté (1825), Nouveau traité d'économie sociale (1830), and his three-volume magnum opus, De la liberté du travail (1845). After the Revolution of 1830 Dunoyer was appointed a member of the Académie des sciences morales et politiques, worked as a government official (he was prefect of L’Allier and La Somme), and eventually became a member of the Council of State in 1837. He resigned his government posts in protest against the coup d’état of Louis Napoléon in 1851. He died while writing a critique of the authoritarian Second Empire, which was completed and published by his son Anatole in 1864.

 

Introduction

Charles Dunoyer and his colleague Charles Comte discovered classical liberal political economy when their journal Le Censeur was forced to close in 1815 by the censors. During this period of “enforced leisure” they discovered the writings of Jean-Baptiste Say, in particular a new and expanded edition of his Traité d’économie politique (2nd ed. 1814). This work had a transformative impact on their thinking. From a classical liberalism which had been rooted in predominantly political and legal theory they, especially Dunoyer, saw that political economy provided a deeper and more satisfying account of why nations achieved peace and prosperity when property rights and free trade were respected, and when these things were not respected, why nations declined into war, conflict, and impoverishment. It was the attempt to meld these two disparate threads, the legal-political and the economic, which was to occupy Dunoyer for the rest of his life and  thus lead him to forge a new and more robust liberal theory which had a profound impact on liberals who were to come after him.

 


 

Politique tirée des doctrines économiques. [1]

C'est le propre de toute science qui n'est pas encore faite, de nous induire en erreur sur les ressources qu'il est raisonnablement possible d'en attendre. Tant que la chimie ne fut que de l'alchimie, on crut pouvoir la faire servir à transmuer les métaux et à produire de l'or. Tant que la médecine ne fut que de l'empirisme, il n'y eut pas de maux qu'on ne lui attribuât le pouvoir de guérir; peu s'en fallut qu'on ne la crût capable de ressusciter les morts. Tant que la politique ne fut qu'une science occulte, on crut que le gouvernement pouvait s'appliquer utilement a tout; on crut que le corps social ne pouvait vivre et se soutenir que par son secours, comme on croyait que le corps humain ne pouvait faire ses fonctions, se développer, croître, se conserver que par l'assistance de la médecine; et la société prospéra dans les mains des médecins politiques, à peu près comme la santé du malade imaginaire fleurit et prospère dans les mains de M. Fleurant et de M. Purgon.

On est encore fort loin de savoir au juste ce que le gouvernement a véritablement mission de faire, et l'espèce de service qu'il peut rendre utilement à la société. On croit toujours qu'il est propre à tout, et il y a dans la pratique du gouvernement beaucoup plus d'empirisme qu'il n'y en avait, il y a cent cinquante ans, dans l'exercice de la médecine.

Il est fort peu de publicistes dont les écrits soient de nature à contribuer aussi puissamment que ceux de M. Say à changer un tel état de choses en éclairant les esprits sur ce point. L'influence que sont destinées à exercer sur la politique proprement dite les doctrines de l'économie politique, qu'il a le mérite d'avoir élevée parmi nous au rang des sciences morales les plus positives et les mieux faites, est véritablement immense. En attirant nos regards sur le phénomène de la production, et en nous portant à envisager ce phénomène dans toute son étendue, l'économie politique tend à nous affermir par le raisonnement dans les véritables voies de la civilisation, que nous n'avons encore suivies que par une sorte d'instinct, et dont de funestes passions nous ont trop souvent détournés. Elle nous conduit à reconnaître que tout ce qui se fait dans la société de véritablement utile au bonheur des hommes, c'est le travail qui l'opère, le travail appliqué au développement de toutes nos facultés et à la création de tous les biens que nos besoins réclament. Elle nous amène à voir combien est salutaire la direction que le travail donne a notre activité, combien est pernicieuse celle que lui impriment la recherche du pouvoir, le goût des conquêtes, toutes les passions dominatrices. Le travail détruit tout principe d'hostilité entre les hommes, il les réconcilie, il fait concorder l'intérêt de chacun avec l'intérêt de tous; il est un principe d'union et de prospérité universelles. L'esprit de domination, au contraire, divise à la fois tous les hommes; il n'élève les uns qu'en abaissant les autres; il est un principe de ruine pour tous, même pour ceux qu'il fait jouir momentanément d'une sorte de prospérité. Telle est la vérité fondamentale à laquelle conduisent les principes de l'économie politique. Or, de cette vérité généralement sentie doit résulter un grand changement dans la direction des idées. Un nouvel objet s'offre à l'activité universelle; les individus et les nations détournent insensiblement sur les choses l'action qu'ils aspiraient à exercer les uns sur les autres; le travail acquiert la considération et la dignité que perd l'esprit de domination; il devient la passion générale, l'objet fondamental de la société.

Le premier effet des doctrines économiques est donc de placer la société sur ses vrais fondements, de l'attacher à son objet véritable, le travail. Mais ce n'est pas là leur effet unique. En même temps qu'elles présentent l'industrie, considérée dans ses innombrables applications, comme l'objet naturel des associations humaines, elles enseignent les véritables intérêts des peuples industrieux; elles montrent quel est le régime qui leur serait le plus favorable, et c'est principalement sous ce rapport que leur influence sur la politique est destinée à devenir grande et utile. Elles attaquent par la base les systèmes militaire et mercantile, et surtout ce régime réglementaire qui tend à tout envahir et à tout paralyser; qui tiendrait volontiers toutes nos facultés captives; qui prétend en diriger le développement, en déterminer les opérations; décider d'avance sur toutes choses ce qu'il faut croire, ce qu'il faut pratiquer; dire comment on doit louer Dieu, comment élever ses enfants, comment écrire, comment parler, comment se taire, comment ensemencer son champ, comment fabriquer, comment faire le commerce: sorte de monstre à mille bras, qui enserre étroitement l'arbre de la civilisation, et en contrarie de toutes parts le développement et la croissance.

L'économie politique nous apprend que le premier besoin de l'industrie est d'être franche d'entraves: travailler à la régler, c'est s'évertuer à la détruire; borner le cercle de ses opérations, c'est resserrer celui de ses bienfaits. Son second besoin est de pouvoir jouir avec sécurité du fruit de ses travaux: elle est amie de la paix autant qu'ennemie de la contrainte, et l'on peut la paralyser en lui ravissant ses produits, comme en l'empêchant de produire. Liberté et sûreté, voilà donc sa devise; il ne lui faut que cela pour prospérer, mais il ne lui faut pas moins que cela; et on la voit constamment grandir ou décliner selon le degré de liberté et de sûreté dont elle jouit.

Ainsi, en même temps que les doctrines économiques nous conduisent à reconnaître quel est le véritable objet de la société, elles nous apprennent à discerner ce qui est l'objet certain des gouvernements. L'objet de la société, c'est la production considérée dans ses manifestations les plus variées et les plus étendues; celui des gouvernements, c'est, en laissant toute liberté à la production, de faire jouir les producteurs de la sûreté qui leur est indispensable. Tout ce qui tend à troubler la sûreté, voilà la matière et toute la matière de la fonction que les gouvernements doivent remplir. Leur action ne doit pas aller plus loin.

De là, dans les conceptions de la politique proprement dite, un changement fort important et qu'on ne saurait trop faire remarquer. L'action que les gouvernements doivent exercer sur la société n'est plus une action directe, mais indirecte et en quelque sorte négative. Leur tâche n'est pas de la dominer, mais de la préserver de toute domination. Ils ne sont pas chargés de lui assigner un but et de l'y conduire, mais seulement d'écarter les obstacles qui entravent plus ou moins sa marche vers le but que lui indiquent et auquel la portent sa nature et ses besoins. La société reçoit sa destination d'elle-même; elle la suit par sa propre impulsion. Les hommes qui prétendraient la diriger ressembleraient à la mouche du coche, et seraient peut-être un peu plus ridicules. Voir le mouvement de la société dans l'action des gouvernements, c'est confondre les évolutions de la mouche avec la marche du vehicule. Croire que le monde ne se meut que parce que les gouvernements décrètent, réglementent, s'agitent, c'est croire que le char ne chemine que parce que la mouche bourdonne, s'empresse, s'assied sur le nez du cocher, et demande aux chevaux le loyer de sa peine. Il est vrai que, dans la société, les chevaux paient; mais il n'en faut pas conclure que les mouches traînent le char. Tandis que quelques hommes rendent des lois, bourdonnent des harangues, font des parades, livrent des batailles, multiplient, précipitent de stériles mouvements, et pensent ainsi gouverner le monde, le genre humain, conduit par les seules lois de son organisation, peuple la terre, la rend vivante et féconde, multiplie à l'infini les produits des arts, agrandit le domaine des sciences, perfectionne toutes ses facultés, accroît tous les moyens de les satisfaire, et accomplit ainsi ses destinées. Cet immense mouvement de l'espèce humaine échappe à l'action des hommes vains qui prétendent la conduire, et ils pourraient disparaître qu'il ne serait ni suspendu ni ralenti. Il n'est donc pas au pouvoir des gouvernements de diriger, la société; tout ce dont ils sont capables, c'est de rendre sa marche un peu plus ou un peu moins facile, selon qu'ils appliquent leur puissance à fortifier ou à affaiblir les résistances qu'elle éprouve. Ce n'est que sur ces résistances qu'ils doivent agir; leur tâche est de les vaincre et n'est que cela.

Dès lors, toute action des gouvernements au delà de cet objet est une usurpation réelle; tout effort des gouvernements pour assigner une fin particulière à la société, ou pour la conduire par d'autres voies que les siennes à la fin qu'elle doit atteindre, est une véritable tyrannie. Ainsi, toute organisation dont l'objet serait de faire d'un peuple un peuple souverain, un peuple conquérant, un peuple dévot, serait également absurde et tyrannique; et toute mesure par laquelle on entreprendrait de diriger le mouvement d'un peuple industrieux vers sa destination naturelle, toute intervention des gouvernements dans le commerce, les arts, l'agriculture, la religion, les sciences, l'éducation, l'imprimerie, serait pareillement un acte de déraison et de tyrannie. Il est bien entendu que les gouvernements n'ont point à se mêler de ces choses: elles sont la matière de la société, et non celle des gouvernements. Les individus dont la société se compose, cultivent, fabriquent, commercent, écrivent, élèvent leurs enfants, honorent les dieux, au gré de leurs besoins, de leur raison, de leur conscience; et les bons gouvernements n'entrent dans ce grand mouvement de la société humaine, que pour reconnaître ce qui le trouble, et s'efforcer de le réprimer. Leur tâche est de veiller à la sûreté de tous, en prenant le moins possible sur le temps, sur les revenus, sur la liberté de chacun.

Dès lors, le meilleur gouvernement sera évidemment celui qui retranchera le moins de notre liberté, de nos moyens de vivre, et qui cependant nous fera jouir de la plus grande sûreté.

Dès lors, entre un gouvernement qui dépensera des milliards, qui multipliera les prohibitions et les gênes, et sous lequel pourtant on sera exposé à toute sorte d'avanies et de violences, et un gouvernement qui, pour quelques millions et sans presque rien ôter aux particuliers de leur liberté d'action, mettra chacun à l'abri de toute espèce d'insultes; entre le gouvernement des États-Unis, par exemple, qui, pour moins de 50 millions, et en laissant la plus grande latitude à la liberté, fera jouir douze millions d'Américains de la sûreté la plus parfaite, et tel gouvernement d'Europe qui, dans un pays de seize millions d'habitants, dépensera près de 2 milliards, s'armera de lois d'exception, chargera la liberté d'entraves, et cependant ne fera jouir les contribuables que d'une sûreté précaire, on voit à l'instant lequel remplit le mieux son objet.

Dès lors deviennent impossibles toute querelle pour le triomphe de tel ou tel chef, toute révolution pour changer de domination, toute guerre civile pour passer des mains d'un parti dans celles d'un autre. Le gros du public a enfin le bon sens de comprendre qu'il ne vaut pas mieux être exploité par des wighs que par des torys, par des ministériels que par des ultra, par des jacobins que par des bonapartistes. On se demande seulement s'il serait possible, et comment il serait possible d'être de moins en moins exploité par qui que ce soit.

Dès lors tombe toute discussion sur les diverses formes de gouvernement, qui n'aurait pas directement pour objet de rendre le gouvernement, quel qu'il soit, plus doux, moins coûteux, et tout à la fois plus favorable à la liberté et à la sûreté. Le but à atteindre n'est pas de le rendre accessible à tous, mais utile à tous. Il ne s'agit pas de savoir si les pouvoirs se balancent, mais si leur action s'exerce au profit du public. Il n'est pas question de faire que l'aristocratie, la démocratie et la royauté règnent paisiblement ensemble, mais d'empêcher que l'aristocratie, la démocratie et la royauté ne considèrent la société comme un domaine, et la possession du pouvoir comme une source de profits à dérober. L'important, enfin, n'est pas d'avoir un gouvernement intitulé monarchie ou république; car ces mots peuvent, l'un et l'autre, signifier des horreurs ou des sottises; mais ce qui importe, quelle que soit l'enseigne de la compagnie chargée de veiller à la sûreté commune, c'est qu'elle coûte peu, et qu'elle ne vexe point.

Dès lors perdent leur magie les mots de constitution, de gouvernement représentatif, etc. On conçoit la possibilité d'avoir un jury, des conseils municipaux, départementaux, nationaux, et cependant de payer fort cher pour être fort malmené. Si, par la manière dont ils sont constitués, ou par l'effet d'habiles manœuvres, ces corps se trouvent habituellement composés d'hommes appartenant aux ministres; si les moyens de contrôler les actes du gouvernement sont ainsi livrés aux mains de ses agents; si les garanties instituées pour mettre obstacle à l'arbitraire sont transformées en instruments propres à en faciliter la pratique; si l'intervention du public dans la gestion de ses propres affaires n'aboutit qu'à donner un surcroît de forces au pouvoir exécutif contre les particuliers; si le public devient ainsi malgré lui l'artisan des maux qu'il endure, s'il se met lui-même sous le régime des lois d'exception, s'il se charge lui-même d'impôts accablants, s'il se harcèle, se pille, se dévore lui-même, on conçoit que l'organisation qui tourne ainsi ses forces contre lui n'est qu'une déception cruelle, qu'elle est la plus terrible de toutes les tyrannies. Il ne suffit donc pas d'avoir un gouvernement dit représentatif, pour se trouver sous le meilleur de tous les régimes. Ce régime peut être le meilleur, il est vrai; mais il peut aussi être le pire: cela dépend tout à fait de l'usage auquel servent les forces immenses qu'il met en jeu. Il est le pire, si le pouvoir exécutif peut à son gré disposer de ces forces, et ajouter leur puissance à la sienne pour opprimer plus violemment et plus sûrement le pays. Il est le meilleur, si elles servent à modérer son action, et à réduire ses dépenses toutes les fois qu'elles passent les bornes; si elles ne lui accordent que le pouvoir strictement nécessaire au maintien de la sûreté, et laissent ainsi à la liberté toute l'extension qu'elle doit avoir.

Voilà comment les doctrines économiques, en même temps qu'elles signalent le véritable objet de la fonction que les gouvernements ont à remplir, ne permettent jamais de perdre de vue cet objet. On n'en est distrait ni par les couleurs qu'arborent les partis tour à tour victorieux, ni par les formes sous lesquelles l'action du pouvoir se manifeste, ni par l'espèce et la condition des hommes que l'autorité souveraine fait entrer en partage des emplois publics, ni par la pompe qu'étalent les chefs d'État, ni par les sentiments qu'ils affectent. En vain s'offriraient-ils aux regards entourés de monuments fastueux; en vain diraient-ils qu'ils ont fait triompher le pays, qu'ils sanctifient le peuple, qu'ils l'associent au pouvoir exercé sur lui. Ce n'est point à ces signes qu'on juge du mérite des gouvernements. On demande uniquement quelle est la sûreté dont ils font jouir les citoyens, et quels sacrifices ils leur imposent pour les préserver de tout trouble. Plus la sûreté est grande et moins leur action se fait sentir, plus on les trouve parfaits. On pense qu'ils font des progrès, à mesure qu'ils se font moins apercevoir, et que le pays le mieux gouverné serait celui où le maintien de la sûreté commune n'exigeant plus l'intervention d'une force spéciale et permanente, le gouvernement pourrait en quelque sorte disparaître, et laisser aux habitants la pleine jouissance de leur temps, de leurs revenus, de leur liberté.

Ajoutons qu'en nous faisant découvrir en quoi consiste la fonction nécessaire des bons gouvernements, les doctrines économiques nous conduisent a voir de quelle manière on peut faire faire des progrès à ceux qui ne sont pas tels qu'on les doit souhaiter. Si les gouvernements se perfectionnent à mesure qu'ils diminuent les charges et les entraves par lesquelles ils se font sentir, et s'ils peuvent rendre le poids de leur action moins sensible à mesure que le maintien de la sûreté exige un moindre développement de forces, il s'ensuit évidemment que le seul moyen de leur faire faire des progrès, c'est d'agir sur les causes qui nécessitent l'emploi de ces forces, d'épuiser en quelque sorte la matière sur laquelle doit s'exercer leur effort, de faire disparaître ce qui menace la sûreté de tous. Il serait aussi difficile d'établir un gouvernement doux dans un pays peuplé d'oisifs, d'ambitieux, de parasites, qu'il pourrait l'être d'établir un gouvernement violent et oppresseur dans un pays dont tous les habitants seraient livrés à des occupations utiles, et trouveraient dans leurs travaux des moyens assurés de bien-être et d'aisance. Le gouvernement serait violent dans le premier, par cela seul qu'il y aurait beaucoup d'hommes qui aspireraient à dominer, beaucoup qui auraient besoin d'être contenus, et il le serait, quelle que fût la forme qu'on lui donnât; car la forme ne changerait pas la matière: elle ne serait qu'une nouvelle manière de la mettre en œuvre, qu'un nouveau cadre dans lequel s'agiteraient les ambitions. Dans le second, au contraire, le gouvernement serait doux, par cela seul qu'il y aurait très-peu d'hommes qui aspireraient à exercer le pouvoir, très-peu sur qui le pouvoir aurait besoin d'être exercé, et il le serait, quelle que fût sa constitution; car la constitution du gouvernement ne changerait pas celle des hommes, et ne ferait pas qu'ils fussent disposés à exercer ou à souffrir la domination, si leurs mœurs ne les excitaient qu'au travail, et repoussaient également toute idée de domination et de servitude.

Considérez ce qui se passe aux États-Unis, où tous les hommes travaillent, où nul du moins ne peut s'élever que par le travail; où, au lieu de mendier, de solliciter, d'intriguer, de cabaler, de conspirer, chacun cherche les moyens de vivre et de prospérer dans l'emploi laborieusement productif de ses forces: le gouvernement y est si doux, qu'il est à peine sensible, et il serait bien difficile qu'il déployât une action très-étendue, car qui l'exercerait, et sur qui s'exercerait-elle? Des peuples aussi occupés, aussi heureux par le travail, n'ont besoin, pour ainsi dire, ni de gouverner, ni d'être gouvernés. Voyez l'Europe, au contraire, où tant d'hommes ne travaillent point; où l'on s'enrichit par la domination bien mieux encore que par le travail; où les sollicitations, l'intrigue, les conspirations, les efforts de toute nature pour conquérir le pouvoir tiennent une place si éminente parmi les moyens de faire fortune: les gouvernements y sont d'une dimension et d'une activité démesurées; les nations disparaissent derrière ces colosses; elles succombent sous le poids de leur action, et il serait bien difficile de les resserrer dans des cadres étroits, car que faire de cette masse d'artistes-gouvernants qu'ils mettent en œuvre, de celle qui voudrait participer à leur action, et qu'ils tiennent en échec? Le moyen d'être peu gouverné dans des contrées où tout le monde veut faire figure, et où le seul moyen d'y réussir, c'est d'être du gouvernement? On aurait beau faire, on aurait beau varier les formes du pouvoir, il est de force que son action se proportionne à la masse des ambitieux qui veulent y prendre part, ou sur lesquels il est nécessaire qu'elle s'exerce. Le seul moyen de la rendre moins sensible, c'est donc de travailler à rendre de moins en moins considérable le nombre des hommes qui vivent ou aspirent à vivre des profits que donne l'exercice de l'autorité.

Enfin, en même temps que les doctrines économiques nous conduisent à reconnaître que le seul moyen d'améliorer les gouvernements, c'est de réduire le nombre des ambitieux et des oisifs qui ont besoin de gouverner ou d'être gouvernés, elles tendent d'une manière très-directe à produire cet heureux effet; car elles attaquent l'ambition et l'oisiveté dans leur source même, dans ce qui les engendre et les alimente, dans les dépenses inutiles des gouvernements.

Il n'en faut pas douter, si, dans notre Europe, en France surtout, où il pourrait être si facile de s'honorer et de s'enrichir par d'utiles travaux, on voit tant de gens courir à la fortune par des voies nuisibles ou honteuses, tant de gens qui vivent de pouvoir ou de larcin, c'est surtout à l'excès des dépenses publiques qu'il faut attribuer ce désordre. Ce sont ces dépenses qui, en tarissant les sources naturelles de la richesse, détournent une foule d'hommes de tous les rangs des occupations honorables, et les font recourir, pour s'élever, à des expédients honteux; excitent ceux des classes inférieures à la mendicité, au vol, au vagabondage; ceux des classes plus élevées à la poursuite des emplois, à l'intrigue, aux cabales, aux factions, et peuplent ainsi la société de cette multitude d'hommes pour lesquels ou contre lesquels les gouvernements sont nécessaires. On ne saurait nier que la direction que suit cette multitude ne soit particulièrement déterminée par celle que les dépenses publiques font prendre a une portion considérable des revenus de la société. Les gens qui appartiennent par leur éducation aux rangs supérieurs de la société ne mettraient pas une si grande activité d'ambition à rechercher des emplois publics, si les impôts ne faisaient affluer l'argent du public vers ces emplois. Tant de misérables ne se feraient pas une ressource du vol, si les impôts, en épuisant les revenus des hommes qui pourraient les occuper, ne leur ravissaient pas la faculté de chercher une ressource plus honorable dans le travail. Le meilleur moyen de faire refluer toute cette cohue d'ambitieux et de malheureux vers les occupations honnêtes et utiles, de délivrer ainsi la société des hommes qui la troublent, et de restreindre par cela même la matière sur laquelle et par laquelle s'exerce l'action des gouvernements, c'est donc de réduire les dépenses publiques, de rendre insensiblement à son cours naturel l'immense portion des revenus de la société qu'elles absorbent, et de faire ainsi que le travail devienne tout à la fois le seul moyen et un moyen toujours plus assuré de bien-être et d'aisance. Or, l'influence des doctrines économiques ne peut manquer d'amener tôt ou tard ce résultat. Elles répandent, en effet, une telle lumière sur les consommations publiques; elles fournissent des moyens si sûrs et si simples d'en apprécier l'utilité, qu'il paraît impossible que le gros de la nation ne finisse pas par être frappé des effets désastreux de la plupart de celles qu'on fait à ses dépens, et qu'une fois éclairé sur ces abus, il ne réussisse pas à en obtenir le redressement.

Ainsi, la science économique nous conduit à reconnaître que l'objet de toute société civilisée, c'est le travail considéré dans toutes ses applications utiles; que l'objet unique des gouvernements doit être de veiller au repos de la société, en laissant à la liberté des individus qui la composent la plus grande latitude possible; que le meilleur gouvernement est celui qui procure le plus de sûreté aux citoyens, et qui retranche le moins de leur temps, de leurs revenus, de leur liberté; que, dès lors, les gouvernements deviennent meilleurs à mesure qu'ils rendent le poids de leur action moins sensible; que l'étendue des attributions usurpées par eux peut-être réduite à mesure que la société se civilise, à mesure que le nombre des hommes qui ont besoin de gouverner ou d'être gouvernés diminue; que le véritable moyen de diminuer le nombre de ces hommes, c'est de restreindre de plus en plus la facilité de s'enrichir par le pouvoir, d'augmenter de plus en plus, au contraire, celle de s'élever par le travail; et enfin que le meilleur moyen d'obtenir ce dernier résultat, c'est de réduire progressivement les dépenses publiques, de rendre par degrés à leur destination naturelle, aux consommations reproductives, les immenses capitaux que ces dépenses en détournent et qu'elles détruisent improductivement. Voilà les principales vérités politiques que l'économie politique met en lumière. On comprend maintenant comment cette science peut contribuer aux progrès de la société et à l'amélioration des gouvernements; et il serait difficile, en envisageant le bien immense qu'elle est destinée à produire, de ne pas éprouver quelque reconnaissance pour l'écrivain auquel nous devons de l'avoir tirée du domaine des spéculations et mise à la portée de toutes les intelligences. L'ouvrage de M. Say sur l'économie politique est, sans contredit, l'une des productions les plus éminemment utiles de ce siècle, l'une de celles qui répondent le mieux à ses besoins, et qui paraissent devoir exercer l'influence la plus salutaire sur la direction des idées des hommes de notre temps.

Le petit ouvrage du même écrivain, à l'occasion duquel nous sommes entré dans cet ordre de considérations, est loin sans doute d'avoir la même importance; cependant, il en a plus de beaucoup que ne semblerait l'annoncer son titre, et, pour ne pas sortir du sujet qui nous occupe, nous dirons qu'il renferme des vues capables de concourir aussi très-efficacement aux progrès de la société et à l'amélioration des gouvernements. La preuve de cette vérité ne se fera pas attendre.

Nous disons qu'un des meilleurs moyens de faire faire des progrès à la société, c'est de réduire les consommations publiques. Mais le moyen d'opérer cette réduction? le moyen d'obtenir que les gouvernements dépensent peu? le moyen de réformer les abus d'un mauvais gouvernement, en un mot? grande question que M. Say n'agite point dans son petit volume, mais sur laquelle une des pensées les plus judicieuses parmi toutes celles qu'il a développées dans cet ingénieux écrit, nous paraît jeter un trait éclatant de lumière.

Est-ce par des remontrances, par de justes et sévères censures qu'on peut réprimer les excès du pouvoir? Est-ce par des menaces, des révoltes, des révolutions? Est-ce enfin par des institutions destinées à le contenir dans de certaines limites? On ne s'est guère avisé jusqu'ici d'autres expédients. Le vulgaire des réformateurs, semblables à l'animal stupide qui ne sait que mordre la pierre dont il est atteint, ne connaît pas de meilleur moyen de corriger les gouverments tyranniques, que de les culbuter et de les remplacer par d'autres. Les hommes modérés, qui repoussent ces moyens violents, croient que pour faire cesser leurs excès, il suffit de leur en représenter les dangereuses conséquences. Une classe d'hommes plus habiles redoutent les révolutions, et croient faiblement au pouvoir des remontrances; mais ils ont une confiance sans bornes dans les constitutions; les constitutions sont leur grand cheval de bataille, et ils ne doutent pas que pour mettre un gouvernement dans l'impuissance de nuire, il ne suffise d'ériger autour de lui, sous le nom de chambres, de jurys, de conseils municipaux, etc., des espèces de redoutes dans lesquelles le public pourra placer des mandataires chargés de défendre ses droits. Les uns et les autres ont entre eux cela de commun que, pour corriger le pouvoir, ils ne cherchent à agir que sur le pouvoir; chacun agit à sa manière, mais tous dirigent leur action du même côté.

Est-ce là une tendance bien éclairée? Est-ce sur les gouvernements qu'il est le plus convenable d'agir, pour corriger les abus des gouvernements? Voilà la question sur laquelle la pensée que nous avons annoncée nous paraît répandre une vive lumière. L'auteur recherche en quoi consiste la moralité des ouvrages de littérature.

« Lorsque je demande, dit-il, ce qu'on entend par un ouvrage moral, on me répond que c'est un ouvrage où le vice finit par être puni, et où la vertu reçoit sa récompense. Cela paraît tout simple. Si pourtant cela ne corrigeait personne, où serait la moralité? Voyez, observez, réfléchissez. Le méchant qui est dans le monde, que pense-t-il en voyant punir son confrère le méchant du théâtre? Selon lui, c'est un sot que l'auteur a fait tomber dans un piége pour complaire à la bonhomie du public. S'il gagne quelque chose à cet exemple, c'est un peu plus d'adresse pour éviter de devenir lui-même la fable des honnêtes gens. Quant aux personnes vertueuses, lorsqu'elles voient, à la fin d'un cinquième acte, la vertu récompensée et le vice confondu, elles disent en soupirant: C'est bon pour le théâtre, ou bien pour les romans; mais ce n'est pas là l'histoire du monde. Et le monde va comme devant.

» Il est satisfaisant, j'en conviens, de voir, même en fiction, les méchants punis: cela réjouit l'âme; et j'aime l'auteur qui me procure cette petite satisfaction, à défaut d'une plus réelle; mais un littérateur habile, pour être vraiment moral, sait employer d'autres moyens.

» Voyez Molière ! s'il a gâté le métier des tartufes, pensez-vous que ce soit en faisant intervenir, au dénoûment, le grand monarque qui vient, comme un dieu dans une machine, retirer la famille d'Orgon du désastre où l'a plongée l'imbécillité de son chef? Si l'échafaud n'effraie pas les voleurs, pense-t-on que les lettres de cachet feront trembler les hypocrites? Ils savent que cette foudre ne va pas mieux que l'autre choisir de préférence les méchants. Qui peut se vanter d'avoir rencontré des hypocrites corrigés? Où trouverons-nous donc la moralité, l'utilité? La voici: on ne corrige pas les tartufes, mais on diminue le nombre des Orgons. Les fourbes disparaissent, comme toute espèce de vermine, faute d'aliments. Croyez-vous qu'il y eût moins de tartufes qu'autrefois, si nous avions autant d'imbéciles pour les écouter?

» Or, c'est une utilité morale bien réelle que celle qui résulte du chef-d'œuvre de Molière. Et remarquez que l'utilité morale ici ne vient point de ce que le méchant est puni; au contraire: il ne le serait pas, que la moralité serait bien plus forte. Qui peut nier que si Tartufe en venait à ses fins, s'il réussissait à dépouiller la famille d'Orgon, à le mettre lui-même hors de sa propre maison, et à les faire tous passer pour des calomniateurs, on ne sentît bien autrement encore le danger de laisser s'impatroniser un directeur dans sa famille? Molière n'a pas préféré ce dénoûment, non qu'il le jugeât immoral, mais probablement parce qu'il craignait que tout cela ne sortit du genre de la comédie; et la preuve, c'est qu'il a fait un dénoûment de cette espèce dans une autre comédie où l'offense n'a pas un caractère aussi grave. Il a humilié le bon sens et le bon droit; il a fait triompher le vice et l'imposture: George Dandin demande pardon à sa femme infidèle de l'avoir soupçonnée, quand ce ne sont plus seulement des soupçons qu'il a, mais une certitude. Aussi cria-t-on à l'immoralité, et l'on ne fit pas attention que si Molière eût confondu la femme au lieu du mari, sa pièce ne montrait plus les inconvénients des mariages disproportionnés et n'avait plus aucune moralité.

» Le même reproche fut fait à Voltaire au sujet de Mahomet. Les fanatiques avaient de bonnes raisons pour vouloir que Mahomet fût puni. Lorsqu'un filou est pris sur le fait et parvient à s'échapper, les autres ont soin de crier: Au voleur!

» Bien fou donc qui s'imagine, par des livres, corriger les hypocrites, les femmes galantes, les conquérants, les usurpateurs, les fourbes qui travaillent en petit, ou ceux qui travaillent en grand. Mais, par des livres, ce dont on peut se flatter, c'est de corriger leurs dupes. » [2]

Voilà-la pensée. On ne corrige point les tartufes; mais on diminue le nombre des Orgons. On ne corrige point les fourbes; mais on peut se flatter de corriger leurs dupes. Corrige-t-on les mauvais gouvernements? Est-ce attaquer l'arbitraire dans son principe, que de l'attaquer dans les gouvernements? Est-ce travailler à déraciner l'arbitraire, que de faire changer le pouvoir de mains, ou de le faire changer de forme? Ce sont là, avons-nous dit, les grands moyens de répression en usage. Qu'on juge maintenant de leur suffisance. On n'a qu'une demande à se faire pour cela: y a-t-il un Orgon de moins dans un pays, après qu'il a changé de chef, ou après que le gouvernement y a changé de forme? S'il s'y trouve le même nombre d'imbéciles, qu'est-ce qui empêche que le nouveau chef ne se conduise aussi mal que le précédent? Qu'est-ce qui empêche que les nouvelles formes de gouvernement ne servent, comme celles qu'elles ont remplacées, à piller, à fouler le pays?

Tel peuple crie, dans sa détresse: Oh! si nous avions un autre prince! si nous-avions François au lieu de Guillaume! Hélas! en seriez-vous plus éclairés? Que les amis de François parlent ainsi, qu'ils préfèrent son règne à celui de Guillaume, cela est fort simple: si François régnait, ils régneraient avec lui, et prendraient part à la curée. Mais vous, misérable troupeau, dont le destin est d'être la proie de tous les partis, que gagnerez-vous à un changement de chef? Si vous ne savez pas vous défendre contre le gouvernement de Guillaume, comment vous défendrez-vous contre celui de François? Encore une fois, serez-vous plus éclairés sous François que sous Guillaume? François sera moins méchant, dites-vous; et si son héritier l'est davantage, changerez-vous son héritier? Ce sera donc à n'en pas finir? Ne voyez-vous pas qu'il serait bien plus court de commencer par vous changer vous-mêmes? Peuple d'Orgons, déniaisez-vous, et vous n'aurez pas besoin de changer de maîtres. Tâchez de comprendre vos vrais intérêts, et les hommes qui vivent, et ceux qui voudraient vivre de votre sottise, disparaîtront à mesure: les fourbes, les ambitieux disparaissent, comme toute espèce de vermine, faute d'aliments.

Qu'on place à la tête des États-Unis, avec l'autorité la plus illimitée, tel grand, tel habile despote qu'on voudra; que ce despote veuille traiter les Américains comme il pourrait faire un peuple d'Europe; qu'il veuille avoir à sa discrétion l'argent et les hommes du pays. Pensez-vous que l'Amérique aura besoin de s'insurger pour empêcher cet extravagant de réaliser ses projets de domination? Ce serait lui faire une grande injure. Ces projets, contre lesquels un petit nombre d'hommes sensés s'élèveraient vainement chez vous, tomberont d'eux-mêmes chez elle. C'est que tout y manque pour l'exécution de tels desseins; c'est que, faute de matériaux, il ne s'y trouvera point d'artisans pour la tyrannie; c'est que les gens capables de sentir le prix d'un gouvernement pareil à celui que cet homme voudrait établir faisant défaut, il n'y en aura point qui veuillent risquer de lui prêter main-forte; c'est, en un mot, que cet homme ne sera soutenu par personne, et que le despote le plus obstiné sera forcé de se conduire là comme le plus sincère ami de la liberté. Le moyen que vous ayez de bons chefs, ce n'est donc pas d'en changer jusqu'à ce que vous en trouviez de tels; mais d'acquérir assez de sens, de modération, de fermeté, pour réduire les plus mauvais à l'impuissance de vous nuire.

Vous vous êtes plaints quelquefois de ce que vos princes n'avaient rien de populaire. C'étaient là des regrets bien aveugles ou bien superflus. De deux choses l'une: ou vous manquez de lumières, ou vous connaissez vos vrais intérêts. Si vous manquez de lumières, c'est un grand bonheur pour vous que vos maîtres n'aient point de popularité; car alors ils ne peuvent pas abuser de vos passions à la faveur de votre ignorance; ils vous rendent le service de vous tenir en garde contre eux-mêmes; ils prennent en quelque sorte le soin de vous dessiller eux-mêmes les yeux; et par la sincérité naïve de leur égoïsme, ils vous forcent de reconnaître où sont vos intérêts véritables. Si, au contraire, vous êtes instruits de vos vrais intérêts, que vous importe que les princes qui vous gouvernent ne soient point populaires? Ne faudra-t-il pas alors qu'ils se conduisent comme s'ils l'étaient? L'essentiel, encore une fois, ce n'est pas que vos chefs ne soient pas des tartufes, mais qu'ils ne commandent pas à des Orgons: c'est à vous de les faire ce que vous avez intérêt qu'ils soient.

S'il ne suffit pas, pour devenir libre, de se donner de nouveaux chefs, il ne suffit pas davantage de se donner de nouvelles institutions. Rien ne peut tenir lieu à un peuple de lumières et de fermeté. Les mêmes formes de gouvernement, qui sont une sauvegarde pour une nation judicieuse et forte, ne seront qu'un moyen de plus d'accabler une nation ignorante et faible. Ce que vous appelez le palladium de vos libertés, peut n'être que l'instrument de votre servitude: une garantie n'en est une que pour celui qu'elle sert à protéger. Que vous importe d'avoir une forteresse, si vous ne savez en fermer l'accès à l'ennemi, ou si les gens que vous y placez pour vous défendre ont la maladresse ou l'infamie de tirer sur vous? Mieux vaudrait pour le pays que la citadelle fut rasée: les habitants auraient moins d'insultes à souffrir. Quel mauvais gouvernement oserait, en l'absence de toute représentation nationale, ce qu'il peut oser derrière une représentation nationale dont il est le maître?

Quand, après avoir changé et rechangé la forme de votre gouvernement, vous vous trouvez encore opprimés, l'on vous voit toujours prêts à dire: C'est que l'institution est mauvaise. Si vous remontiez à la vraie source du mal, vous diriez peut-être: C'est que le bons sens est encore chez nous en minorité. Il est des peuples qu'aucune institution ne saurait préserver de la servitude; tel serait celui qui ne comprendrait pas la vraie liberté, qui n'en connaîtrait pas le prix, ou qui n'aurait pas le courage nécessaire pour la défendre. Que servirait d'avoir des assemblées bien constituées, à qui ne pourrait y envoyer que des hommes ignorants, avides, turbulents ou pusillanimes? Que servirait d'avoir une bonne loi d'élections, à qui serait incapable de faire de bons choix? Il est incontestablement des cas où un peuple se trouve au-dessous de ses institutions, et ne peut accuser que lui-même du mal qu'il leur impute. Nous pourrions peut-être, à quelques égards, nous citer pour exemple. Qui oserait affirmer que nous tirons de nos lois constitutionnelles tout le bien qu'il serait possible d'en tirer, sans même y faire le moindre changement? Qui oserait dire qu'avec plus de lumières et un plus ferme vouloir de veiller au soin de nos propres affaires, nous ne pourrions pas trouver dans ces lois, telles qu'elles sont, le moyen d'être plus libres sans être moins tranquilles? Profitons-nous de la loi électorale, par exemple, autant qu'il serait en notre pouvoir? Tous les choix, aux dernières élections, ont-ils été aussi éclairés qu'ils auraient pu l'être? On reproche au législateur d'avoir trop restreint le cercle dans lequel il est permis de choisir les représentants de la nation. Mais est-ce au législateur qu'il convient de faire des reproches, quand on voit que les électeurs ne profitent pas même de la latitude qu'il leur a donnée? quand on voit que, sur une cinquantaine de députés qu'ils avaient à élire l'année dernière, ils ont choisi trente-cinq des présidents que leur avaient envoyés les ministres, et de plus un certain nombre d'agents salariés et révocables au gré du gouvernement. Ne paraît-il pas évident que ce sont ici les électeurs qui sont en faute, et que la loi, malgré ses imperfections, se trouve néanmoins en progrès sur les lumières communes? [3]

Enfin, vous convenez quelquefois de la bonté des institutions; mais comme il est impossible que vous ayez tort, vous accusez le gouvernement de ne pas les respecter. La Charte renferme de bonnes dispositions, dites-vous; mais les ministres ne l'exécutent pas. Qu'est-ce à dire? sont-ce les ministres qui la violent, ou vous qui ne savez pas la défendre? sont-ce les ministres qui acceptent les lois d'exception? sont-ce les ministres qui passent à l'ordre du jour sur toutes les réclamations des citoyens contre des actes arbitraires? Ce sont les amis du ministère, dites-vous. Mais ces amis du ministère ont-ils été choisis par les ministres? Vous vous étonnez que les lois n'offrent pas toutes les garanties qu'on pourrait en attendre; c'est du contraire qu'il faudrait vous étonner. Si vous faites de mauvaises élections, il est de force que les chambres soient mauvaises; si les chambres sont mauvaises, il est tout simple que les ministres ne se gênent pas pour violer la Charte. C'est vous qui les excitez à l'arbitraire: vous les tentez par de mauvais choix, et le mal que vous leur imputez est votre ouvrage. Choisissez mieux vos défenseurs, et l'on respectera mieux vos libertés.

Mais enfin, dites-vous, quand nos choix seraient mauvais, cela justifierait-il le ministère? Pourquoi proposer des lois d'exception? Nous voulons la Charte, toute la Charte; le roi l'a jurée; les ministres doivent nous en faire jouir. Quelle candeur, quelle innocence dans ces plaintes! Les ministres doivent vous faire jouir de la Charte! mais si vous attendez la liberté des ministres, pourquoi prendre des sûretés contre eux? pourquoi des chartes? pourquoi des garanties? Vous leur faites outrage; vous perdez à leurs yeux le mérite de votre confiance; vous les intéressez à la trahir. Si, au contraire, vous croyez avoir besoin de garanties contre leur pouvoir, comment attendez-vous d'eux la liberté? Croyez-vous qu'ils vont faire valoir pour vous vos moyens de défense, et se servir de vos armes contre eux-mêmes? Il n'y a pas de milieu: vous voulez être libres par la faveur du ministère, ou malgré toute opposition possible de sa part. Dans le premier cas, vous n'avez pas besoin de charte; dans le second, c'est à vous de la faire observer, et il est peu sensé de vous plaindre qu'elle est imparfaite ou mal exécutée. Du moment que vous prenez les armes contre l'arbitraire, du moment que vous vous mettez en état de défense contre le pouvoir ministériel, vous ne devez attendre la liberté que de vous-mêmes. Il est tout simple que des ministres, et surtout des ministres que vous manifestez l'intention de contenir, veuillent avoir à leur disposition le plus d'hommes, le plus d'argent, le plus de pouvoir possible. Il est tout simple qu'au lieu de fortifier vos garanties, ils travaillent à les détruire; qu'au lieu de les faire servir à la défense de vos libertés, ils les emploient à l'accroissement de leur puissance. C'est à vous de déjouer ces desseins, d'empêcher qu'on ne se serve de vos armes pour vous battre, de tirer vous-mêmes de vos lois tout le bien que vous en attendez. Quand vous aurez la force de vous en approprier l'usage, vous ne prétendrez plus que c'est aux ministres que revient le soin de vous en faire jouir: jusque-là, il paraît au moins inutile d'élever cette prétention.

C'est donc une bien pauvre, ou du moins une bien insuffisante tactique, que de s'attaquer aux gouvernements pour devenir libre. Malheur aux amis de la liberté qui seraient réduits à attendre son salut d'un changement de ministres! Malheur à ceux qui voudraient tout devoir aux qualités des princes ou à la nature des institutions, et rien à la raison publique! Les gouvernements sont peu de chose par eux-mêmes. Les institutions n'ont de force que dans la masse des hommes qui servent de point d'appui à ceux qui veulent les faire respecter. Les mêmes lois peuvent, selon la différence des pays, servir à fonder la plus douce liberté, ou le despotisme le plus intolérable. Il faut donc répéter que nos institutions, tout imparfaites qu'elles sont, nous paraîtraient beaucoup meilleures, si nous étions plus capables d'en tirer parti; que nous aurions toujours de bons chefs, si nous avions de bons ministres; que nous aurions de bons ministres, si nous avions de bonnes chambres; que nous aurions de bonnes chambres, si nous avions de bons colléges électoraux: c'est-à-dire, si la masse des électeurs était éclairée, et si, à la modération par laquelle ils se sont déjà si honorablement distingués, ils joignaient tous le discernement et la fermeté nécessaires pour résister aux insinuations des partis, et ne jamais faire que de bons choix. L'essentiel, pour que nous ayons de bonnes chambres, de bons ministres, de bons chefs, un bon gouvernement, c'est donc que nous ayons de bons électeurs, c'est-à-dire, que le corps de la nation connaisse ses vrais intérêts, et soit en état de les défendre.

« Voilà pourquoi, continue M. Say, dont nous reprenons la pensée sur la moralité des écrits, voilà pourquoi tout ouvrage, quelles que soient sa forme et sa couleur, qu'on l'ait fait pour la scène ou pour la méditation, est utile du moment qu'il fait bien connaître l'homme et la société, du moment qu'il arrache les masques sous lesquels se déguisent le mauvais sens et les mauvaises intentions, du moment, en un mot, qu'il donne de la sagacité à la droiture. La résignation est une vertu de brebis. La vertu des hommes doit être telle qu'il convient à une créature intelligente. Je me la représente, comme faisaient les anciens, sous les traits de Minerve: noble, sereine, douce, mais armée. »

 

Endnotes

1 Sous ce titre, nous insérons ici un article extrait du tome VIIe (1818) du Censeur européen, écrit à l'occasion de la seconde édition de l'opuscule de J.-B. Say intitulé, Petit volume contenant quelques aperçus des hommes et de la société. Les deux premiers alinéa seulement sont tirés d'un autre article fort court de notre auteur, publié dans le tome XIIe (1819) du Censeur européen, sous ce titre: De quelques dispositions des lois du 28 avril 1816 et du 21 avril 1819 sur les douanes.

2 Le lecteur trouvera l'opuscule d'où ce fragment est extrait dans le volume intitulé, Œuvres diverses de J.-B. Say, p. 663 à 716 (Collection des principaux économistes); Paris, Guillaumin, 1848.

3 On ne devinerait certainement pas combien les anciens et les nouveaux collèges électoraux ont choisi de députés parmi les agents du gouvernement; combien, dans une mesquine représentation de deux cent quarante ou deux cent cinquante membres, il se trouve d'hommes dépendant, par leurs fonctions, du ministère. Il y en a plus de vingt, plus de quarante, plus de quatre-vingts, plus de cent: il y en a cent vingt; et encore ne comptons-nous pas dans ce nombre les juges, les hommes décorés, titrés, pensionnés, qui se trouvaient parmi les élus, et que nous considérons, dans ce calcul, comme des hommes indépendants par leur position. Assurément nous sommes loin de vouloir rien insinuer contre le caractère personnel des cent vingt fonctionnaires amovibles qui se trouvent à la Chambre des députés. Mais est-il bien sage, nous le demandons encore une fois, de remettre le contrôle de l'administration aux subordonnés de l'administration? Est-il convenable de confier à des préfets la surveillance du ministère de l'intérieur; d'envoyer des receveurs-généraux pour vérifier les comptes du ministre des finances; de charger des colonels et des procureurs du roi de poursuivre, s'il y a lieu, les ministres de la guerre ou de la justice? Le bon sens montre que cela est absurde; le fait le prouve encore mieux peut-être. Qu'on prenne la peine d'examiner comment la Chambre est divisée, quels sont les hommes qui se trouvent derrière le banc des ministres, qui votent perpétuellement avec eux, qui crient impitoyablement « l'ordre du jour! » à toutes les pétitions, et l'on verra l'avantage qu'il y a de choisir ses députés parmi les hommes liges du ministère.