The State and the Ruling Class: An Anthology of Key Works of Libertarian/Classical Liberal Class Analysis

Compiled by David M. Hart
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[Created: 16 August, 2016]
[Updated: 7 January, 2017 ]

 

Molinari, "Servage" (1852)

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DEP, vol. 2, pp. 610-13.

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SERVAGE. (G. de Molinari) pp. 610-13

SERVAGE. Le servage a été le plus souvent une modification de l'esclavage (voyez ce mot), modification amenée par la force même des choses. Ainsi, quand le régime des grandes exploitations agricoles, mises en activité par des légions d'esclaves ( latifundia ), eut épuisé le sol de l’Ialie; quand, d'un autre côté, l'affaiblissement de l'empire romain, occasionné en grande partie par l'esclavage, eut rendu plus difficile le maintien de la sécurité intérieure et extérieure, le mode de culture dut être changé. Sous peine de ruine, les propriétaires fonciers furent obligés de morceler leurs domaines et de transformer leurs esclaves en serfs ou eu colons pour en exploiter les parcelles. De là un progrès notable dans la condition de cette classe inférieure de la société. L'esclave était complètement la chose de celui qui le possédait : tout le produit de son travail, déduction faite de ses frais d'entretien nécessaires et du pécule qui lui était quelquefois laissé pour stimuler son activité, revenait au maître. La condition du serf fut incontestablement meilleure : on lui donna à cultiver un morceau de terre sous des conditions à la vérité fort dures, mais qui lui laissaient du moins une part de liberté et de propriété. Tantôt il était assujetti à une redevance en produits du sol, tantôt à une redevance en travail (la corvée) ou en argent. Cette redevance lui était imposée d'autorité; il n'était pas le maître d'en débattre les conditions; il ne pouvait pas non plus s'y soustraire, car il n'avait pas la liberté de changer de lieu ; il était attaché à la glèbe. Enfin il était obligé de subir, en une multitude do circonstances, le bon plaisir du seigneur ; il ne pouvait se marier, par exemple, sans la permission de son seigneur, et cette permission était fréquemment subordonnée à l'exercice d'un droit qui ne prouve pas beaucoup en faveur de la moralité du bon vieux temps. En revanche, lorsque le serf avait payé sa redevance en produits du sol, en travail ou en argent, et satisfait à ses autres obligations, il demeurait le maître de disposer, comme bon lui semblait, du surplus de sa production.

Sans doute, il arriva souvent que le seigneur ne se fit point scrupule de mettre la main sur la propriété légitimement acquise par les serfs de son domaine; mais, à la longue, les seigneurs s'aperçurent qu'ils étaient intéressés eux-mêmes à respecter, dans une certaine mesure, la propriété et la liberté de leurs serfs. L'expérience démontra, par exemple, qu'en laissant le serf exposé au risque d'être arraché à son morceau de terre pour être vendu comme esclave, on ôtait tout stimulant à son activité ; on le décourageait de labourer et d'ensemencer un champ dont un autre pourrait être appelé à recueillir les fruits. En conséquence, la coutume s'établit peu à peu de ne plus vendre le serf qu'avec la terre, et la loi finit par consacrer cette coutume fondée sur l'intérêt bien entendu du seigneur comme sur celui du serf. L'expérience démontra encore qu'en imposant au serf une redevance trop lourde, eu égard à la nature du sol et aux circonstances du temps ; qu'en mettant la main sur la part de propriété qui lui demeurait, sa redevance payée, on affaiblissait aussi, d'une manière dommageable pour les deux parties, les mobiles de son activité. On lui accorda donc, non par humanité ou philanthropie, mais par intérêt, des garanties de plus en plus étendues et de plus en plus assurées pour sa personne et sa propriété. (Voyez Noblesse .) Le résultat fut que les serfs purent accumuler une certaine épargne, à l'aide de laquelle ils rachetèrent successivement, dans le cours des siècles, les redevances qui leur avaient été imposées, en sorte qu'au dix-huitième siècle, le nombre des serfs, chez les nations industrieuses et intelligentes de l'Europe occidentale, était devenu presque insignifiant. En France, il n'y en avait plus guère que dans la Franche-Comté, et l'on connaît les éloquentes requêtes au roi que Voltaire écrivit en leur faveur. 1 Différents édits furent rendus, depuis le moyen âge, pour améliorer la condition des serfs et faciliter leur affranchissement. On peut citer notamment le fameux édit de Louis X dit le Hutin, en date de 1315, par lequel ce monarque déclare que « chacun de ses sujets doit naitre franc ; que son royaume est le royaume des Francs, et qu'il veut que la chose soit accordante au nom. » Mais il ne faudrait point attribuer à ces édits plus d'influence qu'ils n'en ont eu en réalité. S’ils ont pu faciliter l'abolition du servage, ils ne l'ont point déterminée. Dans l'édit de Louis le Hutin, par exemple, il est question simplement d'autoriser les serfs et les colons de la couronne à racheter leurs redevances et leurs servitudes. C'était pour le monarque un moyen comme un autre de battre monnaie . « Ce n'était pas, remarque avec raison M. Guizot, dans des vues désintéressées que Louis le Hutin proclamait le principe de l'affranchissement des serfs. Il n'entendait point donner la franchise aux colons : il la leur vendait à bonnes et convenables conditions ; mais il n'en est pas moins certain, en principe, que le roi croyait devoir la leur vendre; en fait, qu'ils étaient capables de l'acheter. C'était là, à coup sûr, entre le onzième et le quatorzième siècle, une immense différence et un immense progrès. 2 » Et ce progrès, à quoi était-il dû? Aux épargnes que les populations asservies avaient pu réaliser dans l'intervalle, épargnes qu'elles consacraient maintenant au rachat de leur liberté comme au meilleur des placements. Si ces épargnes n'avaient point existé, à quoi aurait servi l'ordonnance de Louis le Hutin ? L'abolition du servage a donc été un fait purement économique ; elle s'est opérée d'elle-même, graduellement, par la force même des choses, et les dispositions législatives, les édits et ordonnances des monarques n'ont fait que la constater ou tout au plus l'encourager.

Nous avons dit en commençant que le servage avait été le plus souvent une modification de l'esclavage. Il est arrivé aussi, surtout dans les premiers temps du moyen âge, que des hommes libres ont accepté volontairement les liens du servage, en vue de s'assurer une protection au milieu de l'anarchie universelle . « Dans le commencement de la première race, dit Montesquieu, on voit un nombre infini d'hommes libres, soit parmi les Francs, soit parmi les Romains; mais le nombre des serfs augmenta tellement qu'au commencement de la troisième, tous les laboureurs et presque tous les habitants des villes se trouvèrent serfs. 3 » M. Guizot, à son tour, cite un passage de Salvien, où la cause de cette transformation volontaire des hommes libres en serfs ou colons se trouve clairement indiquée : «Hors d'état de conserver leur propriété et la dignité de leur origine, dit Salvien, ces hommes libres se soumettent à l'humble condition de colon : réduits ainsi à cette extrémité que les exacteurs les dépouillent non-seulement de leurs biens, mais de leur état ; non-seulement de ce qui est à eux, mais d'eux-mêmes, qu'ils se perdent eux-mêmes en même temps que ce qui est à eux, n'ont plus de propriété et renoncent au droit de la liberté. 4 » Ces hommes libres, qui consentaient à descendre à la condition de serfs pour s'assurer une protection , s'efforçaient naturellement de n'aliéner de leur liberté que la moindre part possible. Aussi le servage n'était-il point un état uniforme; il y avait des serfs d'un grand nombre de catégories, formant comme une série de chaînons entre la condition de l'esclave et celle de l'homme libre.

De nos jours, le servage n'existe plus guère, sur une échelle étendue, que dans l'empire russe ; encore y est-il en voie de transformation et de décroissance. Le servage, tel qu'il se manifeste en Russie, présente quelques particularités dignes d'être mentionnées. Les serfs russes sont assujettis, les uns à la corvée, les autres à une redevance en argent connue sous le nom d’ obroc . La corvée a été limitée à un maximum de trois jours par semaine, en vertu d'un ukase de l'empereur Paul, de l'année 1797. Toutefois la loi admet ou tolère d'autres arrangements, tant qu'il n'y a pas de plaintes de la part des paysans. L'obroc varie d'importance selon la fertilité de la terre, les facilités d'écoulement, les prix courants moyens des produits agricoles, et encore plus selon les capacités morales et industrielles des paysans.

« Une chose digne de remarque, dit l'auteur d'un savant traité sur la richesse nationale de la Russie, M. Alexandre Boutowski, c'est que le travail des paysans à la corvée est généralement le moins productif. Cela s'explique par le peu d'intérêt qu'ils ont à bien employer les trois journées dues aux propriétaires, par les habitudes de paresse et de négligence qu'ils y contractent et qui influent d'une manière fâcheuse sur leurs propres exploitations. Les exceptions sont rares et s'expliquent presque toujours par la présence du seigneur dans ses terres et par une part active et éclairée qu'il prend dans la conduite de ses biens. Dans ces conditions, quelques seigneurs sont parvenus à vaincre l'inertie de leurs serfs à la corvée, à les intéresser au succès des travaux, et par suite à augmenter leur propre revenu, tout en améliorant notablement la position de leurs paysans. Les seigneurs qui, au contraire, abandonnent la gestion de leurs biens à des intendants peu consciencieux, très souvent serfs eux-mêmes, voient dépérir leurs revenus et la valeur de leurs biens, par suite des mauvaises habitudes morales et surtout de l'ivrognerie, qui s'emparent de leurs paysans. Les serfs à l’ obroc jouissent d'une liberté beaucoup plus grande que les corvéables ; et quoique l’ obroc soit, dans beaucoup de circonstances, plus lourd à acquitter que la corvée, généralement les paysans assujettis à ce mode de redevance sont dans un plus grand bien-être. C'est du sein de cette classe que sortent les industriels entreprenants et laborieux , qui, tout en restant dans la dépendance du seigneur, quant à la terre pour laquelle ils payent l’ obroc , se livrent au commerce et à l'industrie manufacturière. C'est ainsi qu'en Russie se sont formés des districts manufacturiers de campagne, où diverses industries sont exercées avec le plus grand succès par des serfs à l’ obroc ; on peut citer la coutellerie à Pawlowo et Vorsma, le mou-linage des soies à Bogorodsk et Vokhna , le tissage des cotonnades et la fabrication des indiennes à Ivanowo. Les lois ne s'opposent pas à ce que l'es serfs à l’ obroc quittent leur village pour aller exercer divers métiers dans les villes : nos capitales , nos villes sont construites en grande partie par des maçons et des charpentiers à l'obroc. Cette classe fournit également une grande partie de nos ouvriers de fabrique, des apprentis d'artisans, des domestiques. En outre, les serfs à l’ obroc peuvent s'inscrire dans la classe des bourgeois et faire le commerce en gros et en détail. Parmi eux, il y a des exemples de grandes fortunes acquises dans l'industrie ou le commerce. 5 »

En échange de la corvée ou de l'obroc, les paysans reçoivent de leur seigneur une portion de terre plus ou moins considérable qu'ils exploitent pour leur compte. Cette portion de terre, le seigneur la concède, non point à chaque paysan individuellement, mais à la commune dont le paysan fait partie, et qui est rendue solidairement responsable des redevances imposées à chacun de ses membres. La commune partage la terre entre les familles ou foyers ( tïaglo ) qui la composent. « L'étendue des lots, dit M. de Tégoborski dans ses Études sur les forces productives de la Russie , est proportionnée au nombre des membres de chaque famille et aux bras dont elle peut disposer pour la culture des terrains qui lui tombent en partage. Cette possession est essentiellement précaire : selon qu'une famille devient plus ou moins nombreuse, on augmente ou l'on diminue son lot. En outre, au bout d'une certaine période plus ou moins longue, la commune reprend toutes les terres pour en faire un nouveau partage.

Ce système de partage proportionne, comme on le voit, le lot de chaque famille à la redevance qu'elle est tenue d'acquitter, et en cela il est aussi équitable que possible. En revanche, il est peu favorable aux progrès de l'agriculture, ainsi que le fait observer avec raison M. de Té-goborski ; car l'incertitude de conserver longtemps et de laisser en héritage à ses enfants le terrain qu'il cultive rend le paysan indifférent à toute amélioration dont il ne pourrait tirer profit que dans un temps plus ou moins éloigné. Aussi est-il probable que les rachats de la corvée et de l'obroc ou leur transformation en une rente toujours rachetable deviendront de plus en plus fréquents à mesure que la richesse se développera davantage. 6 Alors le système de partage en vigueur dans la commune russe, système qui n'est que la conséquence du servage, perdra complétement sa raison d'être.

Voici comment se répartissaient, en 1838, les serfs de la Russie entre les propriétaires de ce vaste empire. Il s'agit de la population masculine.

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En 1848, le nombre des paysans, serfs des particuliers, était évalué à 11,938,182 ; à la même époque, le nombre des paysans censitaires des domaines de la couronne était de 9,209,200 (population masculine); on comptait, en outre, 2,091,640 paysans appartenant à des catégories plus ou moins libres. 7

En résumé, si l'on considère le servage au point de vue économique, on trouve, d'une part, que le serf doit donner plus et de meilleur travail que l'esclave, parce qu'il jouit d'une portion de propriété et de liberté plus considérable; on trouve, d'une autre part, que c'est un état essentiellement transitoire ; car, aussitôt que le serf éprouve vivement le besoin d'être libre, il ne manque point d'appliquer à son rachat l'épargne que les progrès naturels de la sécurité et de la richesse lui ont permis d'accumuler. C'est à l'épargne plus qu'à aucune autre cause qu'est due l'abolition successive du servage dans l'Europe occidentale, et il y a apparence que ce vestige d'une époque de barbarie disparaîtra, sous l'influence de la même cause, dans le reste du monde civilisé.

G. de Molinari.

Endnotes

1 Au roi en son conseil, pour les sujets du roi qui réclament la liberté en France, contre des moines bénédictins devenus chanoines de Saint-Claude en Franche-Comté. — Supplique des serfs de Saint-Claude à monsieur le chancelier. — Requête au roi pour les serfs de Saint-Claude. — Extrait d'un mémoire pour l'entière abolition de la servitude en France, etc. Dans les Mélanges de politique et de législation .

2 Cours d'histoire moderne. Histoire de la civilisation en France , t. iv, p. 281.

3 Esprit des lois , liv. XXX, chap. xi.

4 De gubern. Dei , par Salvien. Liv. V.

5 Essai sur la richesse nationale et sur les principes de l'Economie politique , par Alexandre Boutowski (en langue russe). Voir le compte rendu de cet ouvrage dans le Journal des Economistes , t. XXVI, p. 247.

6 Si l'artisan russe, dit M. de Haxthausen, est rangé et qu'il gagne quelque chose, il profite de la bienveillance ou d'un embarras du seigneur pour se racheter. Le prix du rachat varie de 200 à 2,000 roubles assignats (le rouble assignai vaut 1 fr. 15 c). Etudes sur la situation intérieure, la vie nationale it les institutions rurales de la Russi e, par le baron Ang. de Haxthausen. T. 11, p. 449.

7 Études sur les forces productives de la Russie , par L. de Tegoborski. T. I, p. 320.