[Created: 16 August, 2016]
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7 January, 2017
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Benjamin Constant, De l'esprit de conquête et de l'usurpation, dans leurs rapports avec la civilisation européene. Troisiéme édition, revue et augmentée. (Paris: Le Normant, 1814).
Je me propose d'examiner deux fléaux, dans leurs rapports avec l'état présent de l'espèce humaine, et la civilisation actuelle. L'un est l'esprit de conquête, l'autre l'usurpation.
Il y a des choses qui sont possibles à telle époque, et qui ne le sont plus à telle autre. Cette vérité semble triviale: elle est néanmoins souvent méconnue; elle ne l'est jamais sans danger.
Lorsque les hommes qui disposent des destinées de la terre se trompent sur ce qui est possible, c'est un grand mal. L'expérience, alors a loin de les servir, leur nuit et les égare. Ils lisent l'histoire, ils voient ce que l'on a fait précédémment, ils n'examinent point si cela peut se faire encore; ils prennent en main des leviers brisés; leur obstination, ou, si l'on veut, leur génie, procure à leurs efforts un succès éphémère; mais comme ils sont en lutte avec les dispositions, les intérêts, toute l'existence morale de leurs contemporains, ces forces de résistance réagissent contre eux; et au bout d'un certain temps, bien long pour leurs victimes, très-court quand on le considère historiquement, il ne reste de leurs entreprises que les crimes qu'ils ont commis et les souffrances qu'ils ont causées.
La durée de toute puissance dépend de la proportion qui existe entre son esprit et son époque. Chaque siècle attend, en quelque sorte, un homme qui lui serve de représentant. Quand ce représentant se montre, ou paroît se montrer, toutes les forces du moment se groupent autour de lui; s'il représente fidèlement l'esprit général, le succès est infaillible; s'il dévie, le succès devient douteux; et s'il persisté dans une faussé route, l'assentiment qui constituoit son pouvoir l'abandonné, et le pouvoir s'écroule.
Malheur donc à ceux qui, se croyant invincibles, jettent le gand à l'espèce humaine, et prétendent opérer par elle; car ils n'ont pas d'autre instrument, des bouleversemens qu'elle désapprouve, et des miracles qu'elle ne veut pas.
Les nations commerçantes de l'Europe moderne, industrieuses, civilisées, placées sur un sol assez étendu pour leurs besoins, ayant avec les autres peuples des relations dont l'interruption devient un désastre, n'ont rien à espérer des conquêtes. Une guerre inutile est donc aujourd'hui le plus grand attentat qu'un gouvernement puisse commettre: elle ébranle, sans compensation, toutes les garanties sociales. Elle met en péril tous les genres de liberté, blesse tous les intérêts, trouble toutes les sécurités, pèse sur toutes les fortunes, combine et autorise tous les modes de tyrannie intérieure et extérieure. Elle introduit dans les formes judiciaires «ne rapidité destructive de leur sainteté, comme de leur but: elle tend à représenter tous les hommes que les agens de l'autorité voient avec malveillance, comme des complices de l'ennemi étranger: elle déprave les générations naissantes; elle divise le peuple en deux parts, dont l'une méprise l'autre, et passe volontiers du mépris à l'injustice; elle prépare des destructions futures par des destructions passées; elle achète par les malheurs du présent les malheurs de l'avenir.
Ce sont là des vérités qui ont besoin d'être souvent répétées; car l'autorité, dans son dédain superbe, les traite comme des paradoxes, en les appelant des lieux communs.
Il y a d'ailleurs parmi nous un assez grand nombre d'écrivains, toujours au service du système dominant, vrais lansquenets sauf la bravoure, à qui les désaveux ne coûtent rien, que les absurdités n'arrêtent pas, qui cherchent partout une force dont ils réduisent les volontés en principes, qui reproduisent toutes les doctrines les plus opposées, et qui ont un zèle d'autant plus infatigable qu'il se passe de leur conviction. Ces écrivains ont répété à satiété, quand ils en avoient reçu le signal, que la paix étoit le besoin du Monde; mais ils disent en même temps que la gloire militaire est la première des gloires, et que c'est par l'éclat des armes que la France doit s'illustrer. J'ai peine à m'expliquer comment la gloire militaire s'acquiert autrement que par la guerre, ou comment l'éclat des armes se concilie avec cette paix dont le Monde a besoin. Mais que leur importe? Leur but est de rédiger des phrases suivant la direction du jour. Du fond de leur cabinet obscur, ils vantent, tantôt la démagogie, tantôt le despotisme, tantôt le carnage, lançant, pour autant qu'il est en eux, tous les fléaux sur l'humanité, et prêchant le mal, faute de pouvoir le faire.
Je me suis demandé quelquefois ce que répondrait l'un de ces hommes qui veulent renouveler Cambyse, Alexandre ou Attila, si son peuple prenoit la parole, et s'il lui disoit: La nature vous a donné un coup d'œil rapide, une activité infatigable, un besoin dévorant d'émotions fortes, une soif inextinguible de braver le danger pour le surmonter, et de rencontrer des obstacles pour les vaincre. Mais est-ce à nous à payer le prix de ces facultés? n'existons-nous, que pour qu'à nos dépens elles soient exercées? Ne sommes-nous là, que pour vous frayer de nos corps expirans une route vers la renommée! Vous avez le génie des combats: que nous fait votre génie? Vous vous ennuyez dans le désœuvrement de la paix: que nous importe votre ennui? Le léopard aussi, si on le transportait dans nos cités populeuses, pourroit se plaindre de n'y pas trouver ces forêts épaisses, ces plaines immenses, où il se délectoit à poursuivre, à saisir et à dévorer sa proie, où sa vigueur se déployoit dans la course rapide et dans l'élan prodigieux. Vous êtes comme lui d'un autre climat, d'une autre terre, d'une autre que nous. Apprenez la civilisation, si vous voulez régner à une époque civilisée. Apprenez la paix, si vous prétendez régir des peuples pacifiques: ou cherchez ailleurs des instrumens qui vous ressemblent, pour qui le repos ne soit rien, pour qui la vie n'ait de charmes que lorsqu'ils la risquent au sein de la mêlée, pour qui la société n'ait créé ni les affections douces, ni les habitudes stables, ni les arts ingénieux, ni la pensée calme et profonde, ni toutes ces jouissances nobles ou élégantes, que le souvenir rend plus précieuses, et que double la sécurité. Ces choses sont l'héritage de nos pères, c'est notre patrimoine. Homme d'un autre monde, cessez d'en dépouiller celui-ci.
Qui pourroit ne pas applaudir à ce langage? Le traité ne tarderoit pas à être conclu entre des nations qui ne voudroient qu'être libres, et celle, que l'univers ne combattroit que pour la contraindre à être juste. On la verroit avec joie, abjurer enfin sa longue patience, réparer ses longues erreurs, exercer pour sa réhabilitation un courage naguères trop déplorablement employé. Elle se replaceroit, brillante de gloire, parmi les peuples civilisés, et le système des conquêtes, ce fragment d'un état de choses qui n'existe plus, cet élément désorganisateur de tout ce qui existe, seroit de nouveau banni de la terre, et flétri, par cette dernière expérience, d'une éternelle réprobation.
Mon but n'est nullement, dans cet ouvrage, de me livrer à l'examen des diverses formes de gouvernement.
Je veux opposer un gouvernement régulier à ce qui n'en est pas un, mais non comparer les gouvernemens réguliers entre eux. Nous n'en sommes plus aux temps où l'on déclaroit la monarchie un pouvoir contre nature; et je n'écris pas non plus dans le pays où il est ordonné de proclamer que la république est une institution anti-sociale.
Il y a vingt ans qu'un homme, d'horrible mémoire, dont le nom ne doit plus souiller aucun écrit, puisque la mort a fait justice de sa personne, disoit, en examinant la constitution anglaise: J'y vois un roi, je recule d'horreur. Il y a dix ans qu'un anonyme prononçoit le même anathème contre les gouvernemens républicains, tant il est vrai, qu'à de certaines époques, il faut parcourir tout le cercle des folies, pour revenir à la raison.16
Quant à moi, je ne me réunirai point aux détracteurs des républiques. Celles de l'antiquité, où les facultés de l'homme se développoient dans un champ si vaste, tellement fortes de leurs propres forces, avec un tel sentiment d'énergie et de dignité, remplissent toutes les âmes qui ont quelque valeur d'une émotion d'un genre profond et particulier. Les vieux élémens d'une nature antérieure, pour ainsi dire, à la nôtre, semblent se réveiller en nous à ces souvenirs. Les républiques de nos temps modernes, moins brillantes et plus paisibles, ont favorisé d'autres développemens de facultés et créé d'autres vertus. Le nom de la Suisse rappelle cinq siècles de bonheur privé et de loyauté publique. Le nom de la Hollande en retrace trois d'activité, de bon sens, de fidélité, et d'une probité scrupuleuse, jusqu'au milieu des dissensions civiles, et même sous le joug de l'étranger: et l'imperceptible Genève a fourni aux annales des sciences, de la philosophie et de la morale, une moisson plus ample que bien des Empires cent fois plus vastes et plus puissans.
D'une autre part, en considérant les monarchies de nos jours, ces monarchies, où maintenant les peuples et les rois sont réunis par une confiance réciproque, et ont contracté une sincère alliance, on doit se plaire à leur rendre hommage. Celui-là seroit bien peu fait pour apprécier la nature humaine, qui auroit pu contempler froidement les transports de ces peuple au retour de leurs anciens chefs, et qui resteroit insensible témoin de cette passion de loyauté, qui est aussi pour l'homme une noble jouissance.
Enfin, lorsqu'on réfléchit que l'Angleterre est une monarchie, et que l'on y voit tous les droits des citoyens hors d'atteinte, l'élection populaire maintenant la vie dans le corps politique, malgré quelques abus plus apparens que réels, la liberté de la presse respectée, le talent assuré de son triomphe, et, dans les individus de toutes les classes, cette sécurité fière et calme de l'homme environné de la loi de sa patrie, sécurité dont naguères, dans notre continent misérable, nous avions perdu jusqu'au dernier souvenir, comment ne pas rendre justice à des institutions qui garantissent un pareil bonheur? Il y a quelques mois que chacun, regardant autour de soi, se demandoit dans quel asile obscur, si l'Angleterre étoit subjuguée, il pourroit écrire, parler, penser, respirer.
Mais l'usurpation ne présente aux peuples ni les avantages d'une monarchie, ni ceux d'une république, l'usurpation n'est point la monarchie: ce qui fait qu'on a méconnu cette vérité, c'est que voyant dans l'une comme dans l'autre, un seul homme dépositaire de la puissance, l'on n'a pas suffisamment distingué deux choses qui ne se ressemblent que sous ce rapport.
L'habitude qui veille au fond de tous les cœurs
Les frappe de respect, les poursuit de terreurs,
Et sur la foule aveugle un instant égarée,
Exerce une puissance invisible et sacrée,
Heritage des temps, culte du souvenir,
Qui toujours au passé ramène l'avenir.
Wallstein, act. II, se. 4.
[Greek words illegible]
Eschyle, Prometh.
La monarchie, telle qu'elle existe dans la plupart des états européens, est une institution modifiée par le temps, adoucie par l'habitude. Elle est entourée de corps intermédiaires qui la soutiennent à la fois et la limitent: et sa transmission régulière et paisible rend la soumission plus facile et la puissance moins ombrageuse. Le monarque est en quelque sorte un être abstrait. On voit en lui non pas un individu, mais une race entière de rois, une tradition de plusieurs siècles.
L'usurpation est une force qui n'est modifiée ni adoucie par rien. Elle est nécessairement empreinte de l'individualité de l'usurpateur, et cette individualité, par l'opposition qui existe entre elle et tous les intérêts antérieurs, doit être dans un état perpétuel de défiance et d'hostilité.
La monarchie n'est point une préférence accordée à un homme aux dépens des autres; c'est une suprématie consacrée d'avance: elle décourage les ambitions, mais n'offense point les vanités. L'usurpation exige de la part de tous une abdication immédiate, en faveur d'un seul: elle soulève toutes les prétentions: elle met en fermentation tous les amours-propres. Lorsque le mot de Pédarète porte sur trois cents hommes, il est moins difficile à prononcer, que lorsqu'il porte sur un seul.17
Ce n'est pas tout de se déclarer monarque héréditaire. Ce qui constitue tel, ce n'est pas le trône qu'on veut transmettre, mais le trône qu'on a hérité. On n'est monarque héréditaire qu'après la seconde génération. Jusques alors, l'usurpation peut bien s'intituler monarchie: mais elle conserve l'agitation des révolutions qui l'ont fondée: ces prétendues dynasties nouvelles sont aussi orageuses que les factions, ou aussi oppressives que la tyrannie. C'est l'anarchie de Pologne, ou le despotisme de Constantinople. Souvent c'est tous les deux.
Un monarque, montant sur le trône que ses ancêtres ont occupé, suit une route dans laquelle il ne s'est point lancé par sa volonté propre, il n'a point sa réputation à faire: il est seul de son espèce: on ne le compare à personne. Un usurpateur est exposé à toutes les comparaisons que suggèrent les regrets, les jalousies ou les espérances; il est obligé de justifier son élévation: il a contracté l'engagement tacite d'attacher de grands résultats à une si grande fortune: il doit craindre de tromper l'attente du public, qu'il a si puissamment éveillée. L'inaction la plus raisonnable, la mieux motivée lui devient un danger. Il faut donner aux Français tous les trois mois, disoit un homme qui s'y entend bien, quelque chose de nouveau: il a tenu parole.
Or, c'est sans doute un avantage que d'être propre à de grandes choses, quand le bien général l'exige: mais c'est un mal, que d'être condamné à de grandes choses, pour sa considération personnelle, quand le bien général ne l'exige pas. L'on a beaucoup déclamé contre les rois fainéans. Dieu nous rende leur fainéantise, plutôt que l'activité d'un usurpateur!
Aux inconvéniens de la position, joignez les vices du caractère: car il y en a que l'usurpation implique, et il y en a encore que l'usurpation produit.
Que de ruses, que de violences, que de parjures elle nécessite! Comme il faut invoquer des principes qu'on se prépare à fouler aux pieds, prendre desengagement que l'on veut enfreindre, se jouer de la bonne foi des uns, profiter de la foiblesse des autres, éveiller l'avidité là où elle sommeille, enhardir l'injustice là où elle se cache, la dépravation là où elle est timide, mettre, en un mot, toutes les passions coupables comme en serre-chaude, pour que la maturité soit plus rapide, et que la moisson soit plus abondante!
Un monarque arrive noblement au trône: un usurpateur s'y glisse à travers la boue et le sang; et quand il y prend place, sa robe tachée porte l'empreinte de la carrière qu'il a parcourue.
Croit-on que le succès viendra, de sa baguette magique, le purifier du passé? Tout au contraire, il ne seroit pas corrompu d'avance, que le succès suffiroit pour le corrompre.
L'éducation des princes, qui peut être défectueuse sous bien des rapports, a cet avantage, qu'elle les prépare, sinon toujours à remplir dignement les fonctions du rang suprême, du moins à n'être pas ébloui de son éclat. Le fils d'un roi, parvenant au pouvoir, n'est point transporté dans une sphère nouvelle. Il jouit avec calme de ce qu'il a, depuis sa naissance, considéré comme son partage. La hauteur à laquelle il est placé ne lui cause point de vertiges. Mais la tête d'un usurpateur n'est jamais assez forte, pour supporter: cette élévation subite. Sa raison ne peut résister à un tel changement de toute son existence. L'on a remarqué, que les particuliers mêmes, qui se trouvoient soudain, investis d'une extrême richesse,, concevoient des desirs, des caprices et des fantaisies désordonnées. Le superflu de leur opulence; les enivre, parce que l'opulence est une force ainsi que le pouvoir. Comment n'en seroit-il pas de même de celui qui s'est emparé illégalement de toutes les forces, et approprié illégalement tous les trésors? Illégalement, dis-je, car il y a quelque chose de miraculeux dans la conscience de la légitimité. Notre siècle fertil en expériences de tout genre, nous en fournit, une preuve remarquable. Voyez ces deux hommes, l'un que le voeu d'un peuple et l'adoptioin d'un roi prit appelé au trône, l'autre qui s'y est lancé, appuyé seulement sur sa volonté propre, et sur l'assentiment, arraché à la terreur. Le premier, confiant et tranquille, a pour allié le passé: il ne craint point la gloire de ses aïeux adoptifs, il la rehausse par sa propre gloire. Le second, inquiet et tourmente, ne croit pas aux droits qu'il s'arroge, bien qu'il force le monde à les reconnoitre. L'illégalité le poursuit comme un fantôme: il se réfugie vainement et dans le faste et dans la victoire. Le spectre l'accompagne, au sein des pompes et sur les champs de bataille. Il promulgue des lois, et il les change: il établit des constitutions, et il les viole: il fonde des empires, et il les renverse: il n'est jamais content de son édifice bâti sur le sable, et dont la base se perd dans l'abime.
Si nous parcourons tous les détails de l'administration extérieure et intérieure, partout nous verrons des différences, au désavantage de l'usurpation, et à l'avantage de la monarchie.
Un roi n'a pas besoin de commander ses armées. D'autres peuvent combattre pour lui, tandis que ses vertus pacifiques le rendent cher et respectable à son peuple. L'usurpateur doit être toujours à la tête de ses prétoriens. Il en seroit le mépris, s'il n'en étoit l'idole.
Ceux qui corrompirent les républiques-grecques, dit Montesquieu, ne devinrent pas toujours tyrans. C'est qu'ils s'étoient plus attachés à l éloquence qu'à l'art militaire.18 Mais dans nos associations nombreuses, l'éloquence est impuissante, l'usurpation n'a d'autre appui que la force armée: pour la fonder, cette force est nécessaire: elle l'est encore pour la conserver.
De là, sous un usurpateur, des guerres sans cesse renouvelées: ce sont des prétextes pour s'entourer de gardes; ce sont des occasions pour façonner ces gardes à l'obéissance; ce sont des moyens d'éblouir les esprits, et de suppléer, par le prestige de la conquête, au prestige de l'antiquité. L'usurpation nous ramène au système guerrier; elle entraîne donc tous les inconvéniens que nous avons rencontrés dans ce système.
La gloire d'un monarque légitime s'accroît des gloires environnantes. Il gagne à la considération dont il entoure ses ministres. Il n'a nulle concurrence à redouter. L'usurpateur, pareil naguères, ou même inférieur à ses instrumens, est obligé de les avilir, pour qu'ils ne deviennent pas rivaux. Il les froisse, pour les employer. Aussi, regardez-y de près, toutes les âmes fières s'éloignent: et quand les âmes fières s'éloignent, que reste-t-il? Des hommes, qui savent ramper, mais ne sauraient défendre, des hommes; qui insulteroient les premiers, après sa chute, le maître «qu'ils auroient flatté.
Ceci fait que l'usurpation est plus dispendieuse que la monarchie. Il faut d'abord payer les agens pour qu'ils se laissent dégrader: il faut ensuite payer encore ces agens dégradés, pour qu'ils se rendent utiles. L'argent doit faire le service et de l'opinion et de l'honneur. Mais ces agens, tout corrompus et tout zélés qu'ils sont, n'ont pas l'habitude du gouvernement. Ni eux, ni leur maître, nouveau comme eux, ne savent tourner les obstacles. A chaque difficulté qu'ils rencontrent, la violence leur est si commode qu'elle leur paroît toujours nécessaire. Ils seroient tyrans par ignorance, s'ils ne l'étoient par intention. Vous voyez les mêmes institutions subsister dans la monarchie durant des siècles. Vous ne voyez pas un usurpateur qui n'ait vingt fois révoqué ses propres lois, et suspendu les formes qu'il venoit d'instituer, comme un ouvrier novice et impatient brise ses outils.
Un monarque héréditaire peut exister à côté, ou pour mieux dire, à la tête d'une noblesse antique et brillante; il est comme elle, riche de souvenirs. Mais là où le monarque voit des soutiens, l'usurpateur voit des ennemis. Toute noblesse, dont l'existence a précédé la sienne, doit lui faire ombrage. Il faut que, pour appuyer sa nouvelle dynastie, il crée une nouvelle noblesse.19
Il y a confusion d'idées dans ceux qui parlent des avantages d'une hérédité déjà reconnue pour en conclure la possibilité de créer l'hérédité. La noblesse engage, envers un homme et ses descendans, le respect des générations, non-seulement futures, mais contemporaines. Or, ce dernier point est le plus difficile. On peut bien admettre un traité pareil, lorsqu'en naissant on le trouve sanctionné; mais assister au contrat, et s'y résigner, est impossible, si l'on n'est la partie avantagée.
L'hérédité s'introduit dans des siècles de simplicité ou de conquête; maison ne l'institue pas au milieu de la civilisation. Elle peut alors se conserver, mais non s'établir. Toutes les institutions qui tiennent du prestige ne sont jamais l'effet de la volonté: elles sont l'ouvrage des circonstances. Tous les terrains sont propres aux alignemens géométriques. La nature seule produit les sites et les effets pittoresques. Une hérédité, qu'on voudroit édifier sans qu'elle reposât sur aucune tradition respectable et presque mystérieuse, ne domineroit point l'imagination.. Les passions ne seroient pas désarmées; elles s'irriteroient au contraire davantage contre une inégalité subitement érigée en leur présence et à leurs dépens. Lorsque CROMWELL voulut instituer une chambre haute, il y eut révolte générale dans l'opinion d'Angleterre. Les anciens pairs refusèrent d'en faire partie, et la nation refusa de son côté de reconnoître comme pairs ceux qui se rendirent à l'invitation.20
On crée néanmoins de nouveaux nobles, objectera-t-on. C'est que l'illustration de l'ordre entier rejaillit sur eux. Mais si vous créez à la fois le corps et les membres, où sera la source de l'illustration?
Des raisonnemens du même genre se reproduisent relativement à ces assemblées, qui, dans quelques monarchies, défendent ou représentent le peuple. Le roi d'Angleterre est vénérable au milieu de son parlement; mais c'est qu'il n'est pas, nous le répétons, un simple individu; il représente aussi la longue suite des rois qui l'ont précédé; il n'est pas éclipsé par les mandataires de la nation; mais un seul homme, sorti de la foule, est d'une stature trop diminutive, et, pour soutenir le parallèle, il faut que cette stature devienne terrible. Les représentans d'un peuple, sous un usurpateur, doivent être ses esclaves, pour n'être passes maîtres. Or, de tous les fléaux politiques, le plus effroyable est une assemblée qui n'est que l'instrument d'un seul homme. Nul n'oseroit vouloir en son nom ce qu'il ordonne à ses agens de vouloir, lorsqu'ils se disent les interprètes libres du vœu national. Songez au sénat de Tibère, songez au parlement d'HENRI VIII.
Ce que j'ai dit de la noblesse s'applique également à la propriété. Les anciens propriétaires sont les appuis naturels d'un monarque légitime; ils-sont les ennemis nés d'un usurpateur. Or, je pense qu'il est reconnu que, pour qu'un gouvernement soit paisible, la puissance et la propriété doivent être d'accord. Si vous les séparez, il y aura lutte, et à la fin de cette lutte, ou la propriété sera envahie, ou le gouvernement sera renversé.
Il paroît plus facile, à la vérité, de créer de nouveaux propriétaires que de nouveaux nobles; mais il s'en faut qu'enrichir des hommes devenus puissans soit la même chose qu'investir du pouvoir des hommes qui étoient nés riches. La richesse n'a point un effet rétroactif. Conférée tout à coup à quelques individus, elle ne leur donne ni cette sécurité sur leur situation, ni cette absence d'intérêts étroits, ni cette éducation soignée, qui forment ses principaux avantages. On ne prend pas l'esprit propriétaire, aussi lestement qu'on prend la propriété. A Dieu ne plaise que je veuille insinuer ici que la richesse doit constituer un privilège! Toutes les facultés naturelles, comme tous les avantages sociaux, trouver leur place dans l'organisation politique, et le talent n'est certes pas un moindre trésor que l'opulence. Mais, dans une société bien organisée, le talent conduit à la propriété. Le corps des anciens propriétaires se recrute ainsi de nouveaux membres, et c'est la seule manière dont un changement progressif, imperceptible et toujours partiel, doive s'opérer. L'acquisition lente et graduelle d'une propriété légitime est autre chose que la conquête violente d'une propriété qu'on enlève. L'homme qui s'enrichit par son industrie ou ses facultés apprend à mériter ce qu'il acquiert: celui qu'enrichit la spoliation ne devient que plus indigne de ce qu'il ravit.
Plus d'une fois, durant nos troubles, nos maîtres d'un jour, qui nous entendoient regretter le gouvernement des propriétaires ont eu la tentation de devenir propriétaires pour se rendre plus dignes de gouverner; mais quand ils se seroient investis en quelques heures de propriétés, considérables, par une volonté qu'ils auroient appelée loi, le peuple et eux-mêmes auroient pensé que ce que la loi avoit conféré, la loi pouvoit le reprendre; et la propriété, au lieu de protéger l'institution, auroit eu continuellement besoin d'être protégée par elle. En richesse, comme en autre chose, rien ne supplée au temps.
D'ailleurs, pour enrichir les uns, il faut appauvrir les autres; pour créer de nouveaux propriétaires, il faut dépouiller les anciens. L'usurpation générale doit s'entourer d'usurpations partielles, comme d'ouvrages avancés qui la défendent. Pour un intérêt qu'elle se concilie, dix s'arment contre elle.
Ainsi donc, malgré la ressemblance trompeuse qui paroît exister entre l'usurpation et la monarchie, considérées toutes deux comme le pouvoir remis à un seul homme, rien n'est plus différent. Tout ce qui fortifie la seconde, menace la première; tout ce qui est dans la monarchie, une cause d'union, d'harmonie et de repos, est dans l'usurpation une cause de résistance, de, haine et de secousses.
Ces raisonnemens ne militent pas avec moins de force pour les républiques, quand elles ont existé long-temps. Alors elles acquièrent, comme les monarchies, un héritage de traditions, d'usages et d'habitudes. L'usurpation seule, nue et dépouillée de toutes ces choses, erre au hasard, le glaive en main, cherchant de tous côtés, pour couvrir sa honte, des lambeaux qu'elle déchire et qu'elle ensanglante en les arrachant.
Je ne suis point assurément le partisan du despotisme; mais s'il falloit choisir entre l'usurpation et un despotisme consolidé, je ne sais si ce dernier ne me sembleroit pas préférable.
Le despotisme bannit toutes les formes de la liberté; l'usurpation, pour motiver le renversement de ce qu'elle remplace, a besoin de ces formes; mais en s'en emparant, elle le profane. L'existence de l'esprit public lui étant dangereuse, et l'apparence de l'esprit public lui étant nécessaire, elle frappe d'une main le peuple pour étouffer l'opinion réelle, et elle le frappe encore de l'autre pour le contraindre au simulacre de l'opinion supposée.
Quand le Grand Seigneur envoie le cordon à l'un des ministres disgraciés, les bourreaux sont muets comme la victime; quand un usurpateur proscrit l'innocence, il ordonne la calomnie, pour que, répétée, elle paroisse un jugement national: le despote interdit la discussion, et n'exige que l'obéissance; l'usurpateur prescrit un examen dérisoire, comme préface de l'approbation.
Cette contrefaction de la liberté réunit tous les maux de l'anarchie et tous ceux de l'esclavage. Il n'y a point de terme à la tyrannie qui veut arracher les symptômes du consentement. Les hommes paisibles sont persécutés comme indifférons, les hommes énergiques comme dangereux; la servitude est sans repos, l'agitation sans jouissance: cette agitation ne ressemble à la vie morale que comme ressemblent à la vie physique ces convulsions hideuses qu'un art plus effrayant qu'utile imprime aux cadavres sans les ranimer.
C'est l'usurpation qui a inventé ces prétendues sanctions, ces adresses, ces félicitations monotones, tribut habituel qu'à toutes les époques, les mêmes hommes prodiguent, presque dans les mêmes mots, aux mesures les plus opposées: la peur y vient singer tous les dehors du courage pour se féliciter de la honte et pour remercier du malheur. Singulier genre d'artifice dont nul n'est la dupe! comédie convenue qui n'en impose à personne, et qui, depuis longtemps, auroit dû succomber sous les traits du ridicule! Mais le ridicule attaque tout, et ne détruit rien. Chacun pense avoir reconquis, par la moquerie, l'honneur de l'indépendance, et, content d'avoir désavoué ses actions par ses paroles, se trouve à l'aise pour démentir ses paroles par ses actions.
Qui ne sent que plus un gouvernement est oppressif, plus les citoyens épouvantés s'empresseront de lui faire hommage de leur enthousiasme de commande! Ne voyez-vous pas, à côté des registres que chacun signe d'une main tremblante, ces délateurs et ces soldats? ne lisez-vous pas ces proclamations déclarant factieux ou rebelles ceux dont le suffrage seroit négatif? qu'est-ce qu'interroger un peuple au milieu des cachots et sous l'empire de l'arbitraire, sinon demander aux adversaires de la puissance une liste pour les reconnoitre et pour les frapper à loisir?
L'usurpateur, cependant, enregistre ces acclamations et ces harangues: l'avenir le jugera sur ces monumens érigés par lui. Où le peuple fut tellement vil, dira-t-on, le gouvernement dut être tyrannique. Rome ne se prosternoit pas devant Marc-Aurèle, mais devant Tibère et Caracalla.
Le despotisme étouffe la liberté de la presse, l'usurpation la parodie. Or, quand la liberté de la presse est tout-à-fait comprimée, l'opinion sommeille, mais rien ne l'égare; quand au contraire des écrivains soudoyés s'en saisissent, ils discutent, comme s'il étoit question de convaincre, ils s'emportent, comme s'il y avoit de l'opposition, ils insultent, comme si l'on possédoit la faculté de répondre; leurs diffamations absurdes précèdent des condamnations barbares; leurs plaisanteries féroces préludent à d'illégales condamnations; leurs démonstrations nous feroient croire que leurs victimes résistent, comme en voyant de loin les danses frénétiques des sauvages autour des captifs qu'ils tourmentent: on diroit qu'ils combattent les malheureux qu'ils vont dévorer.
Le despotisme, en un mot, règne par le silence, et laisse à l'homme le droit de se taire; l'usurpation le condamne à parler, elle le poursuit dans le sanctuaire intime de sa pensée, et, le forçant à mentir à sa conscience, elle lui ravit la dernière consolation qui reste encore à l'opprimé.
Quand un peuple n'est qu'esclave, sans être avili, il y a pour lui possibilité d'un meilleur état de choses; si quelque circonstance heureuse le lui présente, il s'en montre digne: le despotisme laisse cette chance à l'espèce humaine. Le joug de Philippe II et les échafauds du duc d'Albe ne dégradèrent point les généreux Hollandais; mais l'usurpation avilit un peuple en même temps qu'elle l'opprime; elle l'accoutume à fouler aux pieds ce qu'il respectoit, à courtiser ce qu'il méprise, à se mépriser lui-même, et, pour peu qu'elle se prolonge, elle rend même, après sa chute, toute liberté, toute amélioration impossible: on renverse Commode; mais les prétoriens mettent l'empire à l'enchère, et le peuple obéit à l'acheteur.
En pensant aux usurpateurs fameux que l'on nous vante de siècle en siècle, une seule chose me semble admirable, c'est l'admiration qu'on a pour eux. César, et cet Octave qu'on appelle Auguste, sont des modèles en ce genre: ils commencèrent, par la proscription de tout ce qu'il y a voit dominent à Rome; ils poursuivirent, par la dégradation de tout ce qui restoit de noble; ils finirent, par léguer au monde Vitellius, Domitien, Héliogabale, et enfin les Vandales et les Goths.
Après ce tableau de l'usurpation, il sera consolant de démontrer qu'elle est aujourd'hui un anachronisme non moins grossier que le système des conquêtes.
Les républiques subsistent de par le sentiment profond que chaque citoyen a de ses droits, de par le bonheur, la raison, le calme et l'énergie que la jouissance de la liberté procure à l'homme; les monarchies, de par le temps, de par les habitudes, de par la sainteté des générations passées. L'usurpation ne peut s'établir que par la suprématie individuelle de l'usurpateur.
Or, il y a des époques, dans l'histoire de l'espèce humaine, où la suprématie, nécessaire pour que l'usurpation soit possible, ne sauroit exister. Tel fut le période qui s'écoula en Grèce, depuis l'expulsion des Pisistratides jusqu'au règne de Philippe de Macédoine; tels furent aussi les cinq premiers siècles de Rome, depuis la chute des Tarquins jusqu'aux guerres civiles.
En Grèce, des individus se distinguent, s'élèvent, dirigent le peuple: leur empire est celui du talent, empire brillant, mais passager, qu'on leur dispute et qu'on leur enlève. Périclès voit plus d'une fois sa domination prête à lui échapper, et ne doit qu'à la contagion qui le frappe de mourir au sein du pouvoir. Miltiade, Aristide, Thémistocle, Alcibiade, saisissent la puissance et la reperdent, presque sans secousses.
A Rome, l'absence de toute suprématie individuelle se fait encore bien plus remarquer. Pendant cinq siècles, on ne peut sortir de la foule immense des grands hommes de la république; le nom d'un seul qui l'ait gouvernée d'une manière durable.
A d'autres époques, au contraire, il semble que le gouvernement des peuples appartienne au premier individu qui se présente. Dix ambitieux, pleins de talens et d'audace, avoient en vain tenté d'asservir la république romaine. II avoit fallu vingt ans de dangers, de travaux et de triomphes à César pour arriver aux marches du trône, et il étoit mort assassiné avant d'y monter. Claude se cache derrière une tapisserie, des soldats l'y découvrent: il est empereur, il règne quatorze ans.
Cette différence ne tient pas uniquement à la lassitude qui s'empare des hommes après des agitations prolongées, elle tient aussi à la marche de la civilisation.
Lorsque l'espèce humaine est encore dans un profond degré d'ignorance et d'abaissement, presque totalement dépourvue de facultés morales, et presque aussi dénuée de connoissances, et par conséquent de moyens physiques, les nations suivent, comme des troupeaux, non-seulement celui qu'une qualité brillante distingue, mais celui qu'un hasard quelconque jette en avant de la foule. A mesure que les lumières font des progrès, la raison révoque en doute la légitimité du hasard, et la réflexion qui compare aperçoit entre les individus une égalité opposée à toute suprématie exclusive.
C'est ce qui faisoit dire à Aristote qu'il n'y avoit guère de son temps de véritable royauté. « Le mérite, continuoit-il, trouve aujourd'hui des pairs, et nul n'a de vertus si supérieures au reste des hommes, qu'il puisse réclamer pour lui seul la prérogative de commander. »21 Ce passage est d'autant plus remarquable que le philosophe de Stagyre l'écrivoit sous Alexandre.
Il fallut peut-être moins de peine et de génie à Cyrus pour asservir les Perses barbares qu'au plus petit tyran d'Italie, dans le seizième siècle, pour conserver le pouvoir qu'il usurpoit. Les conseils mêmes de Machiavel prouvent la difficulté croissante.
Ce n'est pas précisément l'étendue, mais l'égale répartition des lumières, qui met obstacle à la suprématie des individus; et ceci ne contredit en rien ce que nous avons affirmé précédemment, que chaque siècle attendoit un homme qui lui servît de représentant. Ce n'est pas dire que chaque siècle le trouve. Plus la civilisation est avancée, plus elle est difficile à représenter.
La situation de la France et de l'Europe, il y a vingt ans, se rapprochoit, sous ce rapport, de celle de la Grèce et de Rome aux époques indiquées. Il existoit une telle multitude d'hommes également éclairés, que nul individu ne pouvoit tirer de sa supériorité personnelle le droit exclusif de gouverner. Aussi nul, durant les dix premières années de nos troubles, n'a pu se marquer une place à part.
Malheureusement, à chaque époque pareille; un danger menace l'espèce humaine. Comme lorsqu'on verse des flots d'une liqueur froide dans une liqueur bouillante, la chaleur de celle-ci se trouve affoiblie, de même, lorsqu'une nation civilisée est envahie par des barbares, ou qu'une masse ignorante pénètre dans son sein et s'empare de ses destinées, sa marche est arrêtée, et elle, fait des pas rétrogrades.
Pour la Grèce, l'introduction de l'influence macédonienne; pour Rome, l'aggrégation successive des peuples conquis; enfin, pour tout l'empire romain, l'irruption des hordes du nord, furent des événemens de ce genre. La suprématie des individus, et par conséquent l'usurpation, redevinrent possibles. Ce furent presque toujours des légions barbares qui créèrent des empereurs.
En France, les troubles de la révolution ayant introduit dans le gouvernement une classe sans lumières et découragé la classe éclairée, cette nouvelle irruption de barbares a produit le même effet, mais dans un degré bien moins durable, parce que la disproportion étoit moins sensible. L'homme qui a voulu usurper parmi nous, a été forcé de quitter pour un temps les routes civilisées; il est remonté vers des nations plus ignorantes, comme vers un autre siècle: c'est là qu'il a jeté les fondemens de sa prééminence; ne pouvant faire arriver au sein de l'Europe l'ignorance et la barbarie, il a conduit des Européens en Afrique, pour voir s'il réussiroit â les façonner à la barbarie et à l'ignorance; et ensuite, pour maintenir son autorité, il a travaillé à faire reculer l'Europe.
Les peuples se sacrîfioient jadis pour les individus, et s'en faisoient gloire: de nos jours, les individus sont forcés à feindre qu'ils n'agissent que pour l'avantage et le bien des peuples. On les entend quelquefois essayer de parler d'eux-mêmes, des devoirs du monde envers leurs personnes, et ressusciter un style tombé en-désuétude depuis Cambyse et Xerxès. Mais nul ne leur répond dans ce sens, et, désavoués qu'ils sont par le silence de leurs flatteurs mêmes, ils se replient, malgré qu'ils en aient, sur une hypocrisie qui est un hommage à l'égalité.
Si l'on pouvoit parcourir attentivement les rangs obscurs d'un peuple soumis en apparence à l'usurpateur qui l'opprime, on le verroit comme par un instinct confus, fixer les yeux d'avance sur l'instant où cet usurpateur tombera. Son enthousiasme contient un mélange bizarre et d'analyse et de moquerie. Il semble, peu confiant en sa conviction propre, travailler à la fois à s'étourdir par ses acclamations et à se dédommager par ses railleries, et pressentir lui-même l'instant où le prestige sera passé.
Voulez-vous voir à quel point les faits démontrent la double impossibilité des conquêtes et de l'usurpation à l'époque actuelle? Réfléchissez aux événemens qui se sont accumulés sous nos yeux durant les six mois qui viennent de s'écouler. La conquête avoit établi l'usurpation, dans une grande partie de l'Europe; et cette usurpation sanctionnée, reconnue pour légitime par ceux mêmes qui avoient intérêt à ne jamais la reconnoître, avoit revêtu toutes les formes pour se consolider. Elle avoit tantôt menacé, tantôt flatté les peuples: elle étoit parvenue à rassembler des forces immenses pour inspirer la crainte, des sophismes pour éblouir les esprits, des traités pour rassurer les consciences; elle avoit gagné quelques années, qui commençoient à voiler son origine. Les gouvernemens, soit républicains, soit monarchiques, qu'elle avoit détruits, étoient sans espoir apparent, sans ressources visibles; ils survivoient néanmoins dans le cœur des peuples. Vingt batailles perdues n'avoient pu les en déraciner: une seule bataille a été gagnée, et l'usurpation s'est vue de toutes parts mise en fuite; et, dans plusieurs des pays où elle dominoit sans opposition, le voyageur aurait peine aujourd'hui à en découvrir la trace.
Les raisonnemens qu'on vient de lire sont d'une nature générale, et s'appliquent à tous les peuples civilisés, et à toutes les époques; mais plusieurs autres causes, qui sont particulières à l'état de la civilisation moderne, mettent de nos jours de nouveaux obstacles au despotisme.
Ces causes sont, en grande partie, les mêmes qui ont substitué la tendance pacifique à la tendance guerrière, les mêmes qui ont rendu impossible la transplantation de la liberté des anciens chez les modernes.
L'espèce humaine étant inébranlablement attachée à son repos et à ses jouissances, réagira toujours, individuellement et collectivement, contre toute autorité qui voudra les troubler. De ce que nous sommes, comme je l'ai dit, beaucoup moins passionnés pour la liberté politique que ne l'étoient les anciens, il peut s'ensuivre que nous négligions les garanties qui se trouvent dans les formes; mais de ce que nous tenons beaucoup plus à la liberté individuelle y il s'ensuit aussi, que dès que le fonds sera attaqué, nous le défendrons de tous nos moyens. Or, nous avons pour le défendre des moyens que les anciens n'avoient pas.
J'ai montré que le commerce rend l'action de l'arbitraire sur notre existence plus vexatoire qu'autrefois, parce que nos spéculations étant plus variées, l'arbitraire doit se multiplier pour les atteindre; mais le commerce rend en même temps l'action de l'arbitraire plus facile à éluder, parce qu'il change la nature de la propriété, qui devient par ce changement presqu'insaisissable.
Le commerce donne à la propriété une qualité nouvelle, la circulation: sans circulation, la propriété n'est qu'un usufruit; l'autorité peut toujours influer sur l'usufruit, car elle peut enlever la jouissance; mais la circulation met un obstacle invisible et invincible à cette action du pouvoir social.
Les effets du commerce s'étendent encore plus loin: non-seulement il affranchit les individus, mais, en créant le crédit, il rend l'autorité dépendante.
L'argent, dit un auteur français, est l'arme la plus dangereuse du despotisme: mais il est en même temps son frein le plus puissant; le crédit est soumis à l'opinion; la force est inutile; l'argent se cache ou s'enfuit; toutes les opérations de l'Etat sont suspendues: le crédit n'avoit pas la même influence chez les anciens; leurs gouvernemens étoient plus forts que les particuliers; les particuliers sont plus forts que les pouvoirs politiques de nos jours; la richesse est une puissance plus disponible dans tous les instans, plus applicable à tous les intérêts, et par conséquent bien plus réelle et mieux obéie; le pouvoir menace, la richesse récompense: on échappe au pouvoir en le trompant; pour obtenir les faveurs de la richesse, il faut la servir: celle-ci doit l'emporter.
Par une suite des mêmes causes, l'existence individuelle est moins englobée dans l'existence politique. Les individus transplantent au foin leurs trésors; ils portent avec eux toutes les jouissances de la vie privée; le commerce a rapproché les nations, et leur a donné des mœurs et des habitudes à peu près pareilles; les chefs peuvent être ennemis; les peuples sont compatriotes; l'expatriation, qui, chez les anciens, étoit un supplice, est facile aux modernes; et loin de leur être pénible, elle leur est souvent agréable.22 Reste au despotisme l'expédient de prohiber l'expatriation; mais pour l'empêcher, il ne suffit pas de l'interdire. On n'en quitte que plus volontiers les pays d'où il est défendu de sortir: il faut donc poursuivre ceux qui se sont expatriés; il faut obliger les Etats voisins et ensuite les Etats éloignés» les repousser. Le despotisme revient ainsi au système d'asservissement, de conquête et de monarchie universelle; c'est vouloir, comme on voit, remédier à une impossibilité par une autre.
Ce que j'affirme ici vient de se vérifier sous nos yeux mêmes: le despotisme de France a poursuivi la liberté de climat en climat; il a réussi pour un temps à l'étouffer dans toutes les contrées où il pénétroit; mais la liberté se réfugiant toujours d'une région dans l'autre, il a été contraint de la suivre si loin qu'il a enfin trouvé sa propre perte. Le génie de l'espèce humaine l'attendoit aux bornes du monde, pour rendre son retour plus honteux, et son châtiment plus mémorable.23
Si le despotisme est impossible de nos jours, vouloir soutenir l'usurpation par le despotisme, c'est prêter à une chose qui doit s'écrouler, un appui qui doit s'écrouler de même.
Un gouvernement régulier se met dans une situation périlleuse, quand il aspire au despotisme: il a cependant pour lui l'habitude. Voyez combien de temps il fallut au long parlement pour s'affranchir de cette vénération, compagne de toute puissance ancienne et consacrée, qu'elle soit républicaine ou qu'elle soit monarchique. Croyez-vous que les corporations qui existent sous un usurpateur éprouveroient, à briser son joug, ce même obstacle moral, ce même scrupule de conscience? Ces corporations ont beau être esclaves: plus elles sont asservies, plus elles se montrent furieuses quand un événement vient les délivrer. Elles veulent expier leur longue servitude. Les sénateurs qui avoient voté des fêtes publiques pour célébrer la mort d'Agrippine, et féliciter Néron du meurtre de sa mère, le condamnèrent à être battu de verges et précipité dans le Tibre.
Les difficultés qu'un gouvernement régulier rencontre à devenir despotique, participent de sa régularité: elles s'opposent à ses succès, mais elles diminuent les périls que ses tentatives attirent sur lui-même. L'usurpation ne rencontre pas des résistances aussi méthodiques. Son triomphe momentané en est plus complet; mais les résistances qui se déploient enfin sont plus désordonnées; c'est le chaos contre le chaos.
Quand un gouvernement régulier, après avoir essayé des empiétemens, revient à la pratique de la modération et de la justice, tout le monde lui en sait gré. Il retourne vers un point déjà connu, qui rassure les esprits par les souvenirs qu'il rappelle. Un usurpateur, qui renonceroit à ses entreprises, ne prouveroit que de la foiblesse. Le terme où il s'arréteroit seroit aussi vague que le terme qu'il auroit voulu atteindre. Il seroit plus méprisé, sans être moins haï.
L'usurpation ne peut donc subsister, ni sans le despotisme, car tous les intérêts s'élèvent contre elle, ni par le despotisme, car le despotisme ne peut subsister. La durée de l'usurpation est donc impossible.
Sans doute le spectacle que la Fiance nous offre paroît propre à décourager toute espérance. Nous y voyons l'usurpation triomphante, armée de tous les souvenirs effrayans, héritière de toutes les théories criminelles, se croyant justifiée par tout ce qui s'est fait avant elle, forte de tous les attentats, de toutes les erreurs du passé, affichant le mépris des hommes, le dédain pour la raison. Autour d'elle se sont réunis tous les desirs ignobles, tous les calculs adroits, toutes les dégradations raffinées. Les passions, qui, durant la violence des révolutions, se sont montrées si funestes, se reproduisent sous d'autres formes. La peur et la vanité parodioient jadis l'esprit de parti dans ses fureurs les plus implacables. Elles surpassent maintenant, dans leurs démonstrations insensées, la plus abjecte servilité. L'amour-propre, qui survit à tout, place encore un succès dans la bassesse, où l'effroi cherche un asile. La cupidité paroît à découvert, offrant son opprobre comme garantie à la tyrannie. Le sophisme s'empresse à ses pieds, l'étonne de son zèle, la devance de ses cris, obscurcissant toutes les idées, et nommant séditieuse la voix qui veut le confondre. L'esprit vient offrir ses services; l'esprit, qui, séparé de la conscience, est le plus vil des instrumens. Les apostats de toutes les opinions accourent en foule, n'ayant conservé de leurs doctrines passées que l'habitude des moyens coupables. Des transfuges habiles, illustres par la tradition du vice, se glissent de la prospérité de la veille à la prospérité du jour. La religion est le porte-voix de l'autorité, le raisonnement le commentaire de la force. Les préjugés de tous les âges, les injustices de tous les pays, sont rassemblés comme matériaux du nouvel ordre social. L'on remonte vers des siècles reculés, l'on parcourt des contrées lointaines, pour composer de mille traits épars une servitude bien complète qu'on puisse donner pour modèle. La parole déshonorée vole de bouche en bouche, ne partant d'aucune source réelle, ne portant nulle part la conviction; bruit importun, oiseux et ridicule, qui ne laisse à la vérité et à la justice aucune expression qui ne soit souillée.
Un pareil état est plus désastreux que la révolution la plus orageuse. On peut détester quelquefois les tribuns séditieux de Rome, mais on est oppressé du mépris qu'on éprouve pour le sénat sous les Césars. On peut trouver durs et coupables les ennemis de Charles Ier, mais un dégoût profond nous saisit pour les créatures de Cromwel.
Lorsque les portions ignorantes de la société commettent des crimes, les classes éclairées restent intactes. Elles sont préservées de la contagion par le malheur; et comme la force des choses remet tôt ou tard le pouvoir entre leurs mains, elles ramènent facilement l'opinion, qui est plutôt égarée que corrompue. Mais lorsque ces classes elles-mêmes, désavouant leurs principes anciens, déposent leur pudeur accoutumée, et s'autorisent d'éxécrables exemples, quel espoir reste-t-il? Où trouver un germe d'honneur, un élément de vertu ? Tout n'est que fange, sang et poussière.
Destinée cruelle à toutes les époques pour les amis de l'humanité! Méconnus, soupçonnés, entourés d'hommes incapables de croire au courage, à la conviction désintéressée, tourmentés tour à tour par le sentiment de l'indignation, quand les oppresseurs sont les plus forts, et par celui de la pitié, quand ces oppresseurs sont devenus victimes, ils ont toujours erré sur la terre, en butte à tous les partis, et seuls au milieu des générations, tantôt furieuses, tantôt dépravées.
En eux repose toutefois l'espoir de la race humaine. Nous leur devons cette grande correspondance des siècles qui dépose en lettres ineffaçables contre tous les sophismes que renouvellent tous les tyrans. Par elle, Socrate a survécu aux persécutions d'une populace aveugle; et Cicéron n'est pas mort tout entier sous les proscriptions de l'infâme Octave. Que leurs successeurs ne se découragent pas! Qu'ils élèvent de nouveau leur voix! Ils n'ont rien à se faire pardonner. Ils n'ont besoin ni d'expiations ni de désaveux. Ils possèdent intact le trésor d'une réputation pure. Qu'ils osent exprimer l'amour des idées généreuses. Elles ne réfléchissent point sur eux un jour accusateur! Ce ne sont point des temps sans compensation que ceux où le despotisme, dédaignant une hypocrisie qu'il croit inutile, arbore ses propres couleurs, et déploie avec insolence des étendards dès long temps connus. Combien il vaut mieux souffrir de l'oppression de ses ennemis que rougir des excès de ses alliés! On rencontre alors l'approbation de tout ce qu'il y a de vertueux sur la terre. On plaide une noble cause, en présence du monde et secondé par les vœux de tous les hommes de bien.
Jamais un peuple ne se détache de ce qui est véritablement la liberté. Dire qu'il s'en détache, c'est dire qu'il aime l'humiliation, la douleur, le dénuement et la misère; c'est prétendre qu'il se résigne sans peine à être séparé des objets de son amour, interrompu dans ses travaux, dépouillé de ses biens, tourmenté dans ses opinions et dans ses plus secrètes pensées, traîné dans les cachots et sur l'échafaud. Car c'est contre ces choses que les garanties de la liberté sont instituées, c'est pour être préservé de ces fléaux que l'on invoque la liberté. Ce sont ces fléaux que le peuple craint, qu'il maudit, qu'il déteste. En quelque lieu, sous quelque dénomination qu'il les rencontre, il s'épouvante, il recule. Ce qu'il abhorroit dans ce que ses oppresseurs appeloient la liberté, c'étoit l'esclavage. Aujourd'hui l'esclavage s'est montré à lui sous son vrai nom, sous ses véritables formes. Croit-on qu'il le déteste moins?
Missionnaires de la vérité, si la route est interceptée, redoublez de zèle, redoublez d'efforts. Que la lumière perce de toutes parts! obscurcie, qu'elle reparoisse; repoussée, qu'elle revienne! Qu'elle se reproduise, se multiplie, se transforme! Qu'elle soit infatigable comme la persécution. Que les uns marchent avec courage, que les autres se glissent avec adresse. Que la vérité se répande, pénètre, tantôt retentissante, et tantôt répétée tout bas. Que toutes les raisons se coalisent, que toutes les espérances se raniment; que tous travaillent, que tous servent, que tous attendent.
La tyrannie, l'immoralité, l'injustice sont tellement contre nature qu'il ne faut qu'un effort, une voix courageuse pour retirer l'homme de cet abîme. Il revient à la morale par le malheur qui résulte de l'oubli de la morale. Il revient à la liberté par le malheur qui résulte de l'oubli de la liberté. La cause d'aucune nation n'est désespérée. L'Angleterre, durant ses guerres civiles, offrit des exemples d'inhumanité. Cette même Angleterre parut n'être revenue de son délire, que pour tomber dans la servitude. Elle a toutefois repris sa place parmi les peuples sages, vertueux et libres, et de nos jours nous l'avons vue, et leur modèle et leur espoir.
16 II y a un esprit de parti absurde et une ignorance profonde à vouloir réduire à des termes simples la question de la république et de la monarchie: comme si la première n'étoit que le gouvernement de plusieurs, et la seconde celui d'un seul. Réduite à ces termes, l'une n'assure point le repos, l'autre ne garantit point la liberté. Y ayoit-il du repos à Rome sous Néron, sous Domitien, sous Héliogabale, à Syracuse sous Denys, en France sous Louis XI, ou sous Charles IX? Y avoit-il de la liberté sous les décemvirs, sous le long parlement, sous la convention ou même le directoire? L'on peut concevoir un peuple gouverné par des hommes qui paroissent de son choix, et ne jouissant d'aucune liberté, si ces hommes forment une faction dans l'Etat, et si leur puissance est illimitée. On peut aussi concevoir un peuple soumis à un chef unique, et ne goûtant aucun repos, si ce chef n'est contenu ni par la loi ni par l'opinion. D'un autre côté, une république pourroit se trouver tellement organisée que l'autorité y fût assez forte pour maintenir l'ordre, et quant à la monarchie, pour ne citer qu'un exemple, qui osera nier qu'en Angleterre, depuis cent vingt ans, l'on n'ait joui de plus de sureté personnelle et de plus de droits politiques que n'en procurèrent jamais à la France ses essais de république, dont les institutions informes et imparfaites disséminoient l'arbitraire et multiplioient les tyrans?
Que de questions de détail, d'ailleurs, dont chacune seroit nécessaire à examiner! La monarchie est-elle la même chose, suivant que son établissement remonte à des siècles reculés, ou date d'une époque récente; suivant que la famille régnante est de temps immémorial sur le trône, comme les descendans de Hugues Capet, ou qu'étrangère par son origine, elle a été appelée à la couronne par le vœu du peuple, comme en Angleterre, en 1688, ou qu'elle est enfin tout-à-fait nouvelle, et sortie, par d'heureuses circonstances de la foule de ses égaux; suivant encore que la monarchie est accompagnée d'une ancienne noblesse héréditaire, comme dans presque tous les Etats de l'Europe, ou qu'une seule famille s'élève isolément, et se voit forcée de créer à la hâte une noblesse sans aïeux; suivant que cette noblesse est féodale, comme en Allemagne, purement honorifique, comme elle l'étoit en France; ou qu'elle forme une sorte de magistrature, comme la chambre des pairs, etc., etc.?
17 Pédarète, eh sortant d'une assemblée, dont il avoit inutilement sollicité les suffrages, dit: Je rends grâces aux Dieux de ce qu'il y a dans ma patrie trois cents citoyens meilleurs que moi.
18 Esprit des lois. VIII I.
19 Ce que j'écrivois ici ne s'applique qu'au système que j'examinois alors; c'est-à-dire, à l'hypothèse d'un usurpateur détruisant toutes les institutions anciennes pour leur substituer des institutions créées par un seul. La révolution qui vient de s'opérer répond à plusieurs de mes objections. Pour ce qui regarde la noblesse, par exemple, la combinaison de l'ancienne et de la nouvelle est une heureuse et libérale idée. La première donnera à la seconde le lustre de l'antiquité; et celle-ci, composés heureusement en grande partie d'hommes couverts de gloire, apporte en dot l'éclat des triomphes militaires. Dans ce cas, comme dans presque toutes les difficultés qu'elle avoit à combattre, la constitution actuelle les a surmontées habilement, et a conservé tout ce qui étoit bon dans un régime dont l'ensemble d'ailleurs étoit détestable. Pour juger mon ouvrage, il ne faut pas oublier qu'il est écrit et publié depuis quatre mois: je voyois alors le mal, et je ne pouvois prévoir le bien.
20 Un pamphlet publié contre la prétendue chambre haute du temps de Cromwell est une preuve remarquable de l'impuissance de l'autorité dans les institutions de ce genre. v. a reasonable speech made by a worthy member of parliament in the house of commons, concerning the other house. March, 1659.
21 Aristot. Polit. V. 10.
22 Quand Cicéron disoit: pro quâ patiiâ mori,et cui nos totos dedere, et in quâ nostra omnia ponere, et quasi consecrare debemus, c'est que la patrie contenoit alors tout ce qu'un homme avoit de plus cher. Perdre sa patrie, c'étoit perdre sa femme, ses enfans, ses amis, toutes ses affections, et presque toute communication et touts jouissance sociale: l'époque de ce patriotisme est passé; ce que nous aimons dans la patrie, comme dans la liberté, c'est la propriété de nos biens, la sécurité, la possibilité du repos, de l'activité, de la gloire, de mille genres de bonheur. Le mot de patrie rappelle à notre pensée plutôt la réunion de ces biens, que l'idée topographique d'un pays particulier. Lorsqu'on, nous les enlève chez nous, nous les allons chercher au dehors.
23 J'aime à rendre justice au courage et aux lumières d'un de mes collègues, qui a imprimé, il y a quelques années, sous la tyrannie, la vérité que je développe ici, mais en l'appuyant de preuves d'un genre différént de celles que j'allègue, et qui ne pouvoient se publier alors. « Dans l'état actuel de la civilisation, et dans le système commercial sous lequel nous vivons, tout pouvoir public doit être limité, et un pouvoir absolu ne peut subsister. » GANILH., Hist. du Revenu public, I. 419.