Molinari, "The French Revolution" (1884)

Editing History

  • Item added: 13 Oct. 2016
  • 1st Edit:

Source

Gustave de Molinari, L'évolution politique et la révolution (Paris: C. Reinwald, 1884).

  • CHAPITRE IX. "La Révolution française," sections II and III.

Editor's Intro

abc

Text

CHAPITRE IX. La Révolution française. (selections in bold)

  1. I. Les réformes accomplies et les institutions créées par la Révolution francaise. —
  2. II. Les causes de la révolution. § 1er. En quoi consistait l'État. § 2. A qui appartenait l'État. § 3. Situation du roi propriétaire de l'État vis-à-vis de la nation. § 4. Causes qui ont empêché la réforme de l'ancien régime. § 5. Pourquoi la réunion de l'Assemblée nationale devait conduire à la révolution. —
  3. III. Rétrocession produite par la révolution. § 1er. Récapitulation des causes de ce phénomène. § 2. Marche rétrogrcssive de la révolution jusqu'à nos jours. § 3. Marche ultérieure de la révolution. —
  4. IV. Influence rétrograde de la révolution sur les sciences morales et politiques. § 1". Sur la science de la politique. § 2. Sur l'économie politique. —
  5. V. Pertes matérielles et démoralisation causées par la révolution. § 1er. Destruction des richesses. § 2. Démoralisation. —
  6. VI. Influence rétrograde de la Révolution française à l'étranger. —
  7. VII. Comment les nations civilisées sortiront de la révolution pour rentrer dans de l’évolution.

CHAPITRE IX. La Révolution française.

...

II. Les causes de la révolution. — § 1 er . En quoi consistait l'État? — Pour trouver l'explication de ce phénomène, nous sommes obligés de revenir sur les causes de la révolution et de rappeler d'abord ce qu'était la constitution politique de la France avant 1789.

En quoi consistait l'État? L'Etat était une entreprise qui rendait à la nation formant sa clientèle politique un certain nombre de services, pour la plupart de première nécessité; il se chargeait de garantir la sécurité des personnes et des propriétés contre toute atteinte intérieure ou extérieure; il fabriquait de la monnaie, construisait des routes, transportait les lettres, etc., etc. Il possédait des immeubles et un matériel d'exploitation appropries a ses diverses industries, tels que forteresses, armes et munitions de guerre, bâtiments et mobilier d'administration et de police, prisons, ateliers de fabrication de la monnaie, palais à l'usage du propriétaire de l'Etat, des membres de sa famille et de son état-major de fonctionnaires civils et militaires. Il avait à son service un nombreux personnel d'officiers, de soldats, d'administrateurs, de juges, de gens de police, d'employés et d'ouvriers. Pour subvenir aux frais d'entretien et de renouvellement de son matériel et de rétribution de son personnel, en même temps que pour réaliser les bénéfices nécessaires de son industrie, le propriétaire exploitant de l'État percevait, d'une part, les revenus des propriétés qui y étaient restées afférentes, forêts et autres biens domaniaux, d'une autre part des impôts variés auxquels il assujettissait les consommateurs politiques qui lui étaient appropriés. Nous avons remarqué que cette appropriation du marché des services politiques, judiciaires et administratifs n'était point particulière à l'État; qu'elle avait été le régime universel de l'industrie et des autres professions; que chaque corporation d'arts et métiers possédait son marché, dans toute l'étendue duquel elle ne souffrait ni l'établissement d'une entreprise concurrente, ni l'importation de produits similaires du dehors. En cela, le régime économique de l'État ne différait point de celui des autres entreprises.

§ 2. A qui appartenait l'État? — A l'origine, il était la propriété de l'armée barbare qui l'avait conquis sur d'autres conquérants, les Romains, et l'avait partagé entre ses membres , tout en demeurant constituée comme une corporation politique et militaire dans l'intérêt de la sûreté commune. Nous avons vu sous l'influence de quelles nécessités cette corporation s'était soumise à un chef héréditaire et comment ce chef avait, dans le cours des siècles, successivement agrandi son domaine particulier aux dépens de ceux des autres membres de la corporation et des propriétaires des États étrangers. C'est ainsi que la maison royale de France était devenue l'unique propriétaire de l'État auquel se trouvait assujetti l'un des pays les plus peuplés et les plus riches de l'Europe. Cet État, elle l'exploitait, le défendait et s'efforçait de l'agrandir avec le concours d'un état-major, composé principalement des héritiers des maisons qu'elle avait dépossédées, et auxquels, eu échange des profits aléatoires qu'ils tiraient de leurs petites souverainetés, elle allouait des émoluments fixes et réguliers, des parts de bénéfices dans ses nouvelles acquisitions, des privilèges et des exemptions d'impôts; elle complétait son personnel civil et militaire soit dans les couches inférieures de la population, soit à l'étranger. Tout en agrandissant ainsi son marché, la maison royale ne négligeait aucune occasion d'augmenter son pouvoir sur sa clientèle, toujours en vue de l'accroissement de ses profits. Le roi avait fini par gouverner son État selon son bon plaisir; il refusait absolument à ses sujets, ;dans les derniers siècles de la monarchie, le droit de contrôler la qualité de ses services et d'en débattre le prix, comme la chose s'était pratiquée jadis dans les petites souverainetés féodales et n'avait point cessé de se pratiquer en Angleterre.

En résumé, l'État de l'ancien régime n'était autre chose qu' une vaste entreprise politique , appartenant à une « maison », dont le chef l'exploitait pour son compte de père en fils, en assumant les risques et en s attribuant les bénéfices de l'exploitation. Il la dirigeait souverainement, prenait toutes les mesures qui lui paraissaient nécessaires au bien de l'entreprise, nommait et révoquait les subordonnés auxquels il confiait la gestion des différents services, et, à ces divers égards, sa situation ne différait pas de celle du propriétaire exploitant d'une entreprise ordinaire. Enfin il était, comme la généralité des entrepreneurs de l'ancien régime, propriétaire de son marché. Nul ne pouvait lui faire concurrence dans toute l'étendue de ce marché. Il y imposait ses services, en fixait le prix à sa guise et percevait ce prix sous les formes qui lui paraissaient les plus commodes et les plus avantageuses. Il ne tolérait point que les consommateurs s'avisassent de le discuter ou de critiquer la qualité des services, et, en cela encore, il se comportait comme tout autre entrepreneur l'eût fait à sa place.

§ 3. Situation du roi, propriétaire-exploitant de l'État, vis-à-vis de la nation. — Le roi était vis-à-vis de la nation dans la situation du producteur vis-à-vis du consommateur. Il produisait des services de première nécessité, il assurait notamment à tous les membres de la nation la sécurité de leurs personnes et de leurs biens. A ce titre de « producteur de sécurité » , sans parler du reste, il était intéressé à la fois à élever le prix de ses services et à en abaisser la qualité. Tel est l'intérêt immédiat de tous les producteurs, et cet intérêt ne peut être balancé au profit de l'intérêt opposé du consommateur que par deux contrepoids : la concurrence des producteurs ou l'appropriation des consommateurs.

Si la concurrence existe et si elle est suffisamment active, si le consommateur a le choix entre les producteurs, il ne manquera pas de s'adresser à celui qui lui offre la meilleure marchandise au prix le plus bas, et il obtiendra finalement les produits dont il a besoin à un prix correspondant aux frais nécessaires pour les créer et les mettre à sa disposition dans le moment et dans le lieu où il les demande. Si, au contraire, la concurrence n'existe pas ou si elle est insuffisante, le prix s'élèvera jusqu'à la limite extrême des sacrifices que le consommateur peut faire pour apaiser le besoin qui le sollicite; et si ce besoin est de première nécessité, comme la sécurité par exemple, le prix pourra s'élever à un taux excessif. Le producteur s'enrichira tandis que le consommateur se ruinera.

A défaut de la concurrence, le seul préservatif du consommateur, c'est d'être approprié au producteur. Si celui-ci est propriétaire de sa clientèle, il se trouve intéressé par là même à ne pas épuiser des ressources dont il tire les siennes et à modérer ses profits afin d'en assurer la durée. Telle était la situation du chef héréditaire de la maison royale , propriétaire à perpétuité de la clientèle politique de la nation française. Son intérêt permanent de propriétaire faisait contrepoids à son intérêt immédiat de producteur.

Cependant cet intérêt permanent, le propriétaire-exploitant de l'État était toujours exposé à le perdre de vue et tenté de le sacrifier à son intérêt immédiat, ainsi qu'il arrive au surplus à tous les entrepreneurs d'industrie. Alors, lorsque l'abaissement de la qualité et l'exagération du prix des services de l'État étaient devenues insupportables, que faisaient les consommateurs politiques? Ils recouraient à l'expédient de la coalition. Ils se coalisaient pour refuser ou marchander l'impôt, jusqu'à ce qu'on eût accordé à eux ou à leurs mandataires le droit de débattre contradictoirement le prix des services de l'Etat et d'en contrôler la qualité. Mais cet expédient, qui a donné naissance au régime représentatif, ne pouvait atteindre qu'imparfaitement le résultat désiré. Tout dépendait, comme dans le cas d'une coalition d'ouvriers, des forces des deux parties en présence. Lorsque le gouvernement était le plus fort et le plus habile, il s'appliquait à rendre illusoire le contrôle de ses services aussi bien que le débat du prix, les garanties que les consommateurs croyaient avoir acquises sous ce double rapport ne tardaient pas à perdre leur vertu, les services à s'abaisser et les charges à s'accroître comme auparavant. Lorsque les mandataires des gouvernés, constitués en corporations riches et puissantes, avaient affaire, au contraire, à un gouvernement faible, ils lui marchandaient les ressources dont il avait besoin, contre-carraient les entreprises les plus nécessaires et mettaient en péril la sécurité commune. Aux époques et dans les pays où les populations étaient exposées aux invasions barbares, ce marchandage devenait une nuisance dont elles ne tardaient pas à ressentir les effets désastreux et on s'explique ainsi que le système représentatif qui avait commencé à s'implanter en Europe après les grandes invasions ait été frappé de discrédit lorsque les conquêtes musulmanes eurent de nouveau mis en péril le monde chrétien. Sauf en Angleterre, où les populations étaient défendues par la mer, elles se laissèrent enlever, presque sans résistance, une garantie trop souvent illusoire ou dangereuse, et elles retombèrent à la merci des producteurs des services politiques.

Tel était le régime qui avait prévalu en France aussi bien que dans les autres grands Etats du continent à l'époque où l'évolution industrielle commençait à nécessiter la transformation et surtout la simplification de la vieille machinery du gouvernement.

§ 4. Causes qui ont empêché la réforme de l’ancien régime. — Cette transformation, le chef héréditaire de la maison royale, propriétaire à perpétuité de l'État, était plus que personne intéressé à l'accomplir. Si la nation venait à s'affaiblir et à s'appauvrir, par le fait de la conservation routinière d'un régime qui avait cessé d'avoir sa raison d'être, l'Etat ne pouvait manquer de subir le contre-coup de son affaiblissement et de sa ruine. L'intérêt particulier de la maison royale était donc lié, d'une manière permanente, à l'intérêt général de la nation. Cela étant, il appartenait au roi de prendre l'initiative de la transformation politique que commençait à nécessiter l'évolution industrielle. Son intérêt bien entendu le lui commandait, et il en avait d'ailleurs le pouvoir. Grâce à la concentration successive de la propriété politique dans la maison royale et à l'accroissement de force que la centralisation avait apporté au mécanisme gouvernemental , il disposait d'une puissance qui lui permettait d'imposer sa volonté aux intérêts les plus récalcitrants et de surmonter toutes les résistances.

Malheureusement, les sciences morales et politiques, par suite du retard qu'elles avaient subi et dont nous avons analysé les causes, ne projetaient que des lueurs incertaines et confuses sur la nature des réformes qu'il s'agissait d'opérer et sur la manière de les opérer. D'un autre côté, aucune nécessité immédiate et impérieuse ne pressait sur le roi pour le déterminer à s'engager dans une voie nouvelle, dont ses traditions, son éducation et les influences de son entourage devaient l'éloigner, et qui a'était pas même clairement tracée.

Il ne faut pas oublier qu'à mesure que l'État s'était agrandi et qu'il avait été moins exposé à la pression et aux risques de la concurrence politique et guerrière, le roi, sa maison et son entourage ne ressentaient plus qu'indirectement, et à la longue, les conséquences d'une gestion inhabile et routinière de ce colossal établissement. Une guerre improductive ou même désastreuse, une calamité quelconque qui appauvrissait les populations, augmentait les dettes ou diminuait les revenus de l'Etat, n'atteignait pas sensiblement dans leur bien-être le roi, sa famille et ses courtisans. Si l'on mangeait du pain bis à la cour de Versailles, aux époques de famine, c'était par pur respect humain et sans y être obligé par une nécessité réelle. C'est pourquoi on se laissait aller, avec une facilité imprévoyante, à s'engager dans des guerres coûteuses, en vue de satisfactions purement morales, augmentation du prestige et de la gloire de la « maison », abaissement de l'orgueil des maisons rivales, et on ne se résignait à y mettre un terme qu'après une longue accumulation de revers. La guerre était demeurée d'ailleurs presque l'unique débouché de la noblesse qui entourait le roi. Cette noblesse, dépouillée de ses domaines politiques et réduite à l'oisiveté, ne trouvait plus que sur les champs de bataille une occasion de déployer son activité, d'acquérir de la réputation et de mériter des récompenses. 1 Elle constituait un parti naturel de la guerre. Elle y poussait constamment le souverain, qui y était porté lui-même par son éducation et ses traditions. Enfin, le développement du crédit, conséquence des progrès de l'industrie, lui donnait à cet égard des facilités nouvelles et croissantes. Les guerres se multiplièrent sans nécessité dans le courant du XVIIe et du XVIIIe siècle, d'abord sous des mobiles de rivalité dynastique; ensuite et en dernier lieu, lors de la révolution américaine, sous l'impulsion sentimentale de la philanthropie politique du jour; elles eurent pour résultat de créer une série de déficits qui allèrent s'accumulant et finirent par embarrasser sérieusement les finances. Une autre cause d'embarras s'ajoutait à celle-là. La dépossession de la féodalité seigneuriale avait eu pour résultat de réunir autour du souverain les héritiers des maisons dépossédées. En compensation de la clientèle politique qu'il leur avait enlevée, il leur avait distribué de grands emplois, des charges honorifiques et autres sinécures. La « cour » était devenue de plus en plus nombreuse et fastueuse , et elle constituait 'pour les finances de l'Etat une charge de plus en plus lourde. Le roi distribuait les grâces et les faveurs, et il lui était bien difficile de les refuser à ses favoris et à ses favorites. Que lui coûtaient-elles? Une signature. Cependant, à la longue, les embarras financiers, provenant de ces deux causes, étaient devenus tellement pressants qu'il fallut bien aviser aux moyens d'y rémédier. Ces moyens étaient de deux sortes : 1° on pouvait réduire les dépenses, mais aussitôt qu'on essuyait de recourir à ce procédé, on se trouvait en présence de la coalition de tous ceux qui vivaient, dûment ou indûment, aux dépens de l'Etat; 2° on pouvait augmenter les recettes, en imposant à la nation un supplément de charges. Certes, la nation était assez riche, — l'expérience l'a prouvé plus tard, — pour supporter ce fardeau supplémentaire. Mais les progrès de l'industrie, de la richesse et de l'instruction, — instruction encore fort incomplète et trop mélangée d'ivraie, — avaient créé des foyers de mécontentement et do résistance qui rendaient dangereux un accroissement d'impôts et faisaient hésiter à y recourir, sans le consentement des imposés. Tandis que la noblesse, en possession héréditaire de la plupart des grands emplois, des sinécures et d'un restant de privilèges en matière d'impôts, s'était déconsidérée eu passant à l'état de domesticité de cour et qu'elle avait perdu son influence locale en désertant ses châteaux pour le séjour de Versailles, 2 enfin s'était appauvris, malgré les faveurs et les privilèges dont elle jouissait, 3 par suite de la diminution des profits de la guerre, les progrès de l'industrie avaient fait croître en nombre, en richesse, en influence et aussi en appétits, la classe moyenne. Celle-ci supportait avec impatience la suprématie artificielle de la noblesse, — suprématie que ne justifiaient plus ni la supériorité des services, ni celle de la richesse. Parmi les mécontents, les uns aspiraient simplement à prendre part à l'exploitation de l'État, les autres réclamaient, avec une répartition plus équitable des charges publiques, l'abolition des servitudes politiques et économiques et l'établissement d'un régime de liberté et de paix. La passion des réformes s'était emparée des esprits, et il eût fallu au roi une énergie et une science qui lui faisaient également défaut pour contenir et diriger ce mouvement qu'il n'était point en son pouvoir d'arrêter. En désespoir de cause, il eut recours à la convocation d'une assemblée des délégués de la nation, expédient auquel les esprits les plus éclairés attribuaient volontiers la vertu d'une panacée, mais qui devait simplement hâter l'explosion révolutionnaire.

§ 5. Pourquoi la réunion de l’Assemblée nationale devait conduire à la révolution. — Nous avons comparé la situation du roi, propriétaire de l'État, en présence des délégués de la nation, à celle d'un chef d'industrie menacé par une coalition d'ouvriers. Reprenons et développons cette comparaison. Aussi longtemps qu'un chef d'industrie demeure le maître de fixer à son gré le taux des salaires, de régler la durée et les conditions du travail dans ses ateliers, sans que ses ouvriers s'avisent de résister à ses décisions ou de s'y soustraire, sa situation est considérée à bon droit comme fort enviable. S'il n'abuse point de son pouvoir, s'il fournit à ses ouvriers une rétribution proportionnée à leurs efforts, si ses règlements d'atelier sont judicieux et équitables, cette situation pourra se prolonger longtemps. Mais un moment arrive où, à tort ou à raison, les ouvriers trouvent que leur salaire est trop bas, la durée du travail trop longue, le règlement de l'atelier injuste et oppressif. Ils se coalisent alors pour donner plus de poids à leurs réclamations, sachant par expérience qu'elles ne seraient pas écoutées si elles étaient présentées isolément, et ils nomment des délégués pour exposer leurs griefs et leurs prétentions et les faire prévaloir. Si des deux côtés on est animé d'un désir sincère de conciliation, si l'entrepreneur d'industrie n'est point dominé par un esprit d'orgueil et de rapacité, s'il ne considère point les ouvriers comme des bêtes de somme dont il peut user et abuser à sa guise; si les ouvriers à leur tour sont modérés et raisonnables, s'ils tiennent compte des conditions nécessaires d'organisation d'une entreprise et des exigences de la concurrence, on réussira peut-être à s'entendre. L'entrepreneur fera des concessions sur le salaire et la durée du travail et réformera ce qu'il peut y avoir d'abusif dans le règlement de l'atelier; les ouvriers, de leur côté, renonceront à celles de leurs prétentions qui seraient reconnues incompatibles avec le bon fonctionnement de l'entreprise et ruineuses pour l'entrepreneur. Malheureusement, la modération et l'équité ne sont point les caractères dominants de l'esprit humain. Il n'est que trop probable qu'on ne parviendra pas à se mettre d'accord, surtout si de part et d'autre on est également obstiné et ignorant. Le conflit s'envenimera au lieu de s'apaiser et les deux parties lutteront jusqu'à ce que la plus faible soit contrainte à céder. Si l'entrepreneur l'emporte, il obligera ses ouvriers à rentrer à l'atelier aux anciennes conditions ou même à des conditions plus dures; si les ouvriers ont l'avantage, ils l'obligeront à subir les leurs, fussent-elles incompatibles avec la bonne gestion de l'entreprise; ils exigeront, par exemple, le renvoi de certains contre-maîtres et leur remplacement par des hommes de leur choix. Le conflit subsistera alors h l'état latent; on se fera une guerre sourde et implacable : l'entrepreneur rêvant d'asservir les ouvriers, les ouvriers de déposséder l'entrepreneur et d'exploiter eux-mêmes l'usine après l'avoir confisquée.

Telle fut la lutte pleine de péripéties dramatiques qui ne manqua pas de s'engager entre le roi et les délégués de la nation, malgré leur désir réciproque d'entente mutuelle. Mais des deux côtés les prétentions étaient inconciliables, et l'évènement a prouvé qu'elles étaient particulièrement déraisonnables du côté de l'Assemblée et incompatibles avec la bonne gestion de l'Etat. L'entente étant devenue impossible, les deux parties firent appel à la force. La force décida contre le roi. L'usine politique fut confisquée, déclarée propriété nationale et mise en exploitation pour le compte et au profit de la nation. C'était une révolution; était-ce un progrès?

III. Rétrogression produite par la révolution. — § 1 er . Récapitulation des cotises de ce phénomène. A ne se fier qu'aux apparences, la nationalisation de l'État devait être aussi conforme que possible à l'intérêt des consommateurs politiques et constituer un progrès manifeste du gouvernement des sociétés. Désormais, en effet, l'État cesserait d'être exploité au profit d'une « maison »; la nation, devenue propriétaire de l'État , ne manquerait pas de le gérer au mieux de ses intérêts en s'attribuant à elle-même les profits de cette gestion au lieu de les abandonner à la maison exploitante. Ces profits, elle pourrait à son gré les répartir entre ses membres ou diminuer le prix des services publics, de manière à rembourser simplement les frais nécessaires pour les produire. Telles étaient les apparences, mais l'évènement allait prouver combien elles différaient des réalités.

A un souverain individuel dirigeant lui-même d'une manière permanente la gestion de l'État et intéressé au plus haut point à le bien gérer, qui pouvait sans doute être incapable et vicieux, mais qui appartenait à une famille élevée au-dessus de toutes les autres par sa situation, son éducation et ses traditions et dont les facultés et les aptitudes professionnelles se transmettaient et s'accumulaient par l'hérédité et les alliances avec les autres familles politiques, qui avait pour auxiliaire un haut personnel formé dans des conditions analogues; à ce souverain individuel qui avait été, en fait, dans le cours des siècles, et, malgré les défaillances de la transmission héréditaire, au-dessus de la moyenne de ses contemporains, succédait un souverain collectif de 25 millions d'individus dont l'immense majorité était absolument dépourvu des aptitudes et des connaissances nécessaires à la direction d'un État; qui se trouvaient d'ailleurs dans l'impossibilité matérielle de le gérer par eux-mêmes et qui étaient appelés cependant à supporter tout le poids de la responsabilité de cette gestion bonne ou mauvaise. C'était une première cause de rétrogression et elle devait en engendrer un autre, savoir : la constitution et la lutte des partis pour la possession et l'exploitation de l'État .

En présence de l'impossibilité où se trouve une nation de gérer elle-même son État politique, la constitution d'associations politiques pour le gérer à sa place est une nécessité, et nous avons vu qu'à l'époque de l'avènement de la petite industrie, elle a été une application utile du principe de la division du travail et de la spécialisation des fonctions. Groupant et associant dans leurs cadres les hommes que leurs aptitudes et leurs connaissances particulières attirent vers les différentes branches de l'industrie du gouvernement, comme d'autres sont attirés vers l'agriculture, l'industrie manufacturière ou minière, le commerce et les beaux-arts, les partis concentrent les éléments propres à la gestion de l'État et les préparent à cette gestion. Malheureusement, si leur intérêt permanent est conforme à celui de la nation, il n'en est pas de même de leur intérêt immédiat, et ils subissent des nécessités qui les obligent à sacrifier le premier au second.

Sans doute, les partis politiques sont intéressés à la grandeur et à la prospérité de la nation dont ils font partie et à laquelle leur destinée est attachée. Mais cet intérêt est lointain, et il est d'ailleurs plus faible que ne l'était celui du souverain de l'ancien régime, car ce dernier avait la jouissance continue et perpétuelle de l'exploitation de l'État , tandis qu'ils n'ont qu'une éventualité aléatoire et temporaire d'en jouir. Plus cette éventualité est incertaine et courte, moins ils ont de chances de s'emparer de la gestion de l'État ou de la conserver longtemps; moins la considération de l'intérêt général et permanent de la nation agit sur leur conduite, plus ils sont disposés à le sacrifier à leur intérêt immédiat et particulier. Or cet intérêt est naturellement en opposition avec l'intérêt général et permanent de la nation. Cette opposition tient, en premier lieu, à ce que les associations politiques ou les partis constitués en vue de la gestion de l'Etat sont des producteurs, en exercice ou en expectative, de services publics, tandis que la nation se compose de l'ensemble des consommateurs de ces services. Elle tient, en second lieu, aux nécessités qu'ils subissent. Tout parti se recrute principalement dans une classe particulière de la nation, ayant ses passions, ses préjugés et ses intérêts distincts de ceux des autres classes. Ces intérêts, ces préjugés et ces passions, le parti est obligé de les servir, sous peine d'être renié et abandonné par le groupe dont il est issu et avec lequel il doit compter périodiquement, aux époques où le souverain sort de son immobilité passive pour élire ses mandataires. S'ils sont en opposition avec l'intérêt général, c'est tant pis pour l'intérêt général! D'un autre côté, la puissance d'un parti et ses chances de conserver la gestion de l'État ou de l'enlever à ses concurrents dépendent du nombre, de l'influence et de l'activité de ses adhérents. C'est une armée que son intérêt est de grossir, et surtout de maintenir dévouée, fidèle et ardente à la lutte. Or l'expérience démontre que le dévouement, la fidélité et l'ardeur d'un parti sont toujours proportionnés à l'importance des bénéfices que la victoire peut lui procurer. D'où la nécessité de multiplier les places, d'augmenter les appointements, les gratifications et les pensions qui y sont attachés, tout en allégeant ou en laissant s'alléger le poids des services qui ont été le motif ou le prétexte de leur création. N'est-il pas bien naturel d'ailleurs que le fonctionnaire ou l'employé subordonne ses devoirs envers le public à ses obligations envers le parti auquel il est redevable de sa position, et dont la défaite aurait pour résultat de la lui faire perdre? Ajoutons que, dans la lutte pour la possession de l'État , l'ardeur des compétiteurs est d'autant plus excitée et le conflit plus furieux, non seulement que le butin a une valeur plus grande, mais encore que la distance est plus forte entre la situation sociale des compétiteurs, les moyens d'existence qu'ils possèdent ou qu'ils peuvent espérer de posséder en dehors de l'exploitation de l'Etat, et la situation, la fortune et les honneurs que cette exploitation peut leur valoir. Si l'on tient compte enfin des passions violentes que toute lutte engendre et développe, on s'explique qu'aucune considération tirée de l'intérêt général et lointain de la nation n'exerce une influence appréciable sur les compétiteurs.

Si l'on veut bien ne pas perdre de vue ces observations sur la nature du propriétaire collectif que la révolution a substitué à la maison royale, et sur celle des partis qui allaient se disputer la gestion de l'État, on s'expliquera qu'au lieu d'un progrès continu des institutions politiques cette révolution ait engendré une rétrogression non moins continue.

§ 2. Marche rétrogressive de la révolution jusqu’à nos jours. On avait transféré à la nation la propriété de l'État, mais il fallait organiser la gestion de cette propriété; il fallait constituer le gouvernement de la nation par elle-même. En attendant l'accomplissement de cette œuvre chimérique, l'association politique qui avait renversé la monarchie et conquis l'État, avec l'auxiliaire du peuple de Paris, et sous l'influence de laquelle la Convention des mandataires constituants avait été élue, cette association victorieuse demeurait maîtresse de l'État. D'abord unie contre l'ennemi commun, elle ne manqua pas de se diviser après la victoire, chacune de ses fractions ou coteries prétendant à la possession exclusive du gouvernement de la France. De là, la lutte qui s'engagea entre elles, parallèlement à celle qu'elles poursuivaient ensemble contre les partisans de la monarchie dépossédée. On s'étonne, au premier aspect, de la violence furieuse de cette double lutte et des excès abominables qui l'ont souillée, mais cet étonnement se dissipe lorsqu'on considère la valeur énorme de la proie que les fractions concurrentes du parti révolutionnaire se disputaient ou qu'elles défendaient contre les revendications de ses anciens propriétaires et de leurs co-intéressés. Il s'agissait d'une propriété d'une valeur de plusieurs milliards, dont le revenu annuel, malgré les brèches que la révolution y avait faites, dépassait encore 500 millions, qui procurait à ses détenteurs les situations les plus hautes et les plus lucratives, réservées jusqu'alors à une classe réputée supérieure et enveloppée d'une sorte de prestige mystique. Aux politiques de sentiment et aux utopistes, la possession de l'État conférait le pouvoir d'appliquer leurs systèmes de régénération politique et sociale et de faire ainsi à jamais le bonheur de la nation et de l'humanité; pour les ambitieux, les cupides et les vaniteux, elle contenait une source inépuisable de puissance, de profits et d'honneurs; bref, la possession de l'État renfermait de quoi satisfaire tous les désirs de l'âme humaine, depuis les passions les plus nobles jusqu'aux appétits les plus bas. Comment la compétition autour d'une telle proie n'eut-elle pas été poussée à l'extrême quand on songe avec quelle âpreté, quel acharnement et quelle absence de scrupules, les hommes se disputent la moindre parcelle de propriété ou le moindre avantage social? On s'explique donc que, dans cette lutte à outrance, tous les moyens aient été mis en usage : proscriptions, émeutes, massacres avec ou sans les formes de la justice, guerre civile, recours à l'intervention étrangère, coups d'Etat, etc. ; on s'explique aussi que le parti en possession de l'État n'ait pas hésité à puiser à discrétion dans le réservoir des forces et des ressources de la nation, — forces et ressources dont l'immensité était par parenthèse à l'honneur de l'ancien régime, — et à employer les procédés les plus tyranniques et les plus odieux pour la contraindre à les lui livrer. Mais ne devait-il pas arriver qu'après quelques années de ces luttes et de ces procédés barbares, la nation épuisée et meurtrie prît en horreur une révolution entreprise pour établir la liberté et la paix et qui n'aboutissait qu'à une recrudescence de tyrannie et de guerre, d'oppression et de misère?

C'est à ce moment psychologique qu'eut lieu le coup d'Etat du 18 brumaire, suivi de l'établissement d'une dictature militaire et administrative. Cette dictature répondait à un besoin général en ce qu'elle mettait fin à la lutte violente et ruineuse des partis, tout en garantissant les situations et les propriétés acquises per fas et nefas dans le cours de la révolution. Mais, établie au moyen de l'armée et appuyée sur l'administration, elle ne pouvait se maintenir qu'en donnant à ces deux corporations une prépondérance décisive et en les attachant au dictateur par les liens solides de l'intérêt. D'où la nécessité d'accroître leurs « débouchés » au moyen de guerres et de conquêtes, qui augmentaient leur prestige et leurs profits. Mais la guerre et la conquête sont des industries aléatoires. Les revers succédèrent aux victoires, l'armée fut vaincue et le dictateur mis dans l'impossibilité de recommencer aux dépens de l'Europe son industrie déprédatrice. L'Etat se trouva alors à la disposition de la coalition des vainqueurs. En présence de l'impossibilité de s'accorder sur le partage de ce magnifique domaine politique, 4 ils en restituèrent la nue propriété à la maison de France, mais à la condition d'admettre les mandataires de la nation à participer à sa gestion, s'imaginant ainsi assurer la paix intérieure par la conciliation des intérêts de l'ancien régime avec ceux de la révolution. L'évènement ne devait pas tarder à faire justice de cette illusion. Les partis politiques que la dictature impériale avait dissous ou réduits à l'impuissance se réorganisèrent en vue de s'attribuer la participation à la gestion de l'État que la « Charte » concédait à la nation, représentée par le corps électoral et ses mandataires. Ces partis qui occupèrent la scène politique de la Restauration se recrutaient dans les deux éléments qui composaient presque exclusivement le corps électoral : l'aristocratie terrienne et l’état-major bourgeois de la haute industrie et des professions militaires, administratives ou libérales; l'un, le parti conservateur et royaliste, représentait principalement les intérêts de la classe gouvernante de l'ancien régime; l'autre, le parti libéral, était l'expression de ceux de la classe gouvernante issue de la révolution.

Dans la première période de la révolution, la lutte des partis pour la conquête et l'exploitation de l'État s'était pratiquée d'une manière sauvage, au mépris des usages que l'expérience avait conduit à faire adopter ailleurs, comme avantageux aux belligérants, de même qu'elle avait fait mettre en vigueur un ensemble d'usages qui avaient sensiblement diminué les maux de la guerre. Sous la Restauration, on commença à observer régulièrement ces pratiques nouvelles, empruntées à l'Angleterre, en concentrant la lutte sur le terrain électoral et parlementaire ; en renonçant, avec plus ou moins de sincérité, aux conspirations, aux émeutes et aux autres coups de force. Comme dans le cas de la guerre ordinaire, l'adoption de ces pratiques constitutionnelles et parlementaires procura aux populations un soulagement manifeste; les intérêts cessèrent d'être perpétuellement sur le qui-vive; ils n'étaient plus affectés que faiblement par des articles de journaux et des discours qui aboutissaient à des votes et non plus à des coups de fusil. Les consommateurs politiques n'en faisaient pas moins les frais de cette lutte civilisée , dont le résultat, quel qu'il fût, ne pouvait amener qu'une augmentation de leurs charges. Le corps électoral étant étroitement limité, les charges budgétaires ne s'accrurent toutefois qu'avec une certaine lenteur; en revanche, les deux partis concurrents, en désaccord sur tout le reste, s'entendirent pour exhausser artificiellement, au moyen des tarifs de douane, les rentes des propriétaires fonciers et les profits des chefs d'industrie, qui constituaient les élémens prépondérants du corps électoral.

Cependant, les deux partis de plus en plus excités par la lutte ne se piquèrent point d'observer scrupuleusement ce qu'on pourrait appeler les lois de la guerre politique. Le parti libéral voulait quelque chose de plus qu'une simple participation à la gestion de l'Etat, il voulait cette gestion tout entière et il conspirait le renversement de ce qui restait du pouvoir royal de l'ancien régime, tout en l'acceptant en apparence; le parti royaliste ou conservateur voulait reconquérir cette gestion, et l'assurer d'une manière permanente à la classe que la révolution en avait dépossédée. Or comme les progrès de l'industrie qui déjà, avant 1789, avaient porté la richesse et l'influence de la classe moyenne presque au niveau de celles de la noblesse et de l'Église établie continuaient plus activement que jamais à les accroître, comme l'élément libéral devenait de jour en jour plus nombreux et plus fort, le parti royaliste aux abois essaya de ressaisir, au moyen d'un coup d'Etat, la direction des affaires qui lui échappait. Le coup d'Etat échoua et le parti libéral y répondit par la révolution de Juillet 1830. La co-propriété de la maison royale dans la gestion de l'État lui fut enlevée, malgré les efforts détournés du nouveau roi pour la retenir, et le corps électoral fut élargi en vue d'assurer la prépondérance politique de la portion supérieure et moyenne de la bourgeoisie et de fixer désormais entre ses mains l'exploitation de l'Etat. La classe exploitante étant devenue plus nombreuse par le fait de l'adjonction d'éléments inférieurs, il fallut augmenter le volume et les profits de l'exploitation , les attributions de l'Etat se développèrent, les emplois se multiplièrent, les dépenses publiques s'accrurent; tandis que le personnel exploitant , recruté dans une couche sociale dont la moyenne était plus basse, devenait inférieur en qualité et rendait de moins bons services. Cependant, le parti vainqueur s'était divisé après la victoire et ses fractions concurrentes se disputaient la proie conquise en commun, tout en se réunissant pour la défendre contre les retours offensifs des vaincus, désormais de moins en moins redoutables. En outre, les profits grossissants d'une exploitation qui allait tous les jours s'étendant et se ramifiant davantage excitaient l'envie des classes exclues du festin; elles demandaient à y prendre part, et elles fournissaient le contingent d' un parti extra-constitutionnel , rattaché par ses origines à la république jacobine. Le gouvernement, s'obstinant à refuser d'admettre au concours légal pour la possession de l'État une portion, si petite qu'elle fût, de ces classes exclues , elles eurent recours aux moyens révolutionnaires dont leur état-major politique, quasi héréditaire, 5 conservait la tradition; à la monarchie constitutionnelle, avec suffrage limité, succédèrent, en 1848, la république et le suffrage universel.

A partir de ce moment, la propriété de l'Etat et le droit de la gérer appartinrent tout entiers à la nation et aucune barrière artificielle ne s'opposa plus à la participation des éléments sociaux inférieurs à l'exploitation de la « chose publique ». De là, un nouveau fractionnement des partis avec un élargissement de leurs cadres. La couche supérieure de la bourgeoisie, réunie à l'aristocratie et au haut clergé dans l'intérêt de la défense commune, fournit le contingent du parti conservateur; le parti républicain modéré se recruta principalement dans la région moyenne de la bourgeoisie; enfin, le parti démocrate et socialiste trouva ses éléments dans la couche inférieure de la bourgeoisie et dans la couche supérieure des masses ouvrières. Entre ces partis reconstitués et accrus, la lutte pour la possession de l'État recommença bientôt plus ardente que jamais, sans aucun souci, cette fois, des lois de la guerre politique. Les agitations populaires et l'insurrection de Juin jetèrent l'épouvante parmi les intérêts conservateurs, épouvante redoublée par l'annonce à grand fracas d'une revanche pour 1852. Alors apparut l'héritier de l'homme qui avait mis fin à l'anarchie de la première période révolutionnaire. Un coup d'État rétablit la dictature impériale par l'intervention de l'armée, les partis furent dispersés et, réduits à l'impuissance sinon dissous. Cette dictature, l'immense majorité de la nation l'avait acceptée comme un moyen d'en finir avec une lutte politique dont elle redoutait peut-être plus que de raison l'issue, car la force réelle de la démocratie socialiste ne répondait point à ses prétentions bruyantes, mais sans prévoir de quel prix elle s'exposait à la payer. Appuyée, comme sa devancière, sur l'armée et l'administration qui pouvaient seules lui fournir la force nécessaire pour dominer les partis, les empêcher de se reconstituer et de prendre leur revanche, la seconde dictature était obligée avant tout de compter avec les intérêts administratifs et militaires. Pour satisfaire l'administration, il fallait étendre ses attributions et augmenter ses appointements . Pour satisfaire l'armée ou du moins son état-major professionnel, il fallait faire la guerre . Quel que fût son goût naturel pour la paix, la guerre s'imposait au dictateur. Aussi longtemps que ses entreprises militaires furent couronnées de succès, sa situation demeura intacte. Néanmoins il comprenait ce que l'appui exclusif de l'armée et de l'administration avait de dangereux et de précaire, et il entreprit de se concilier les partis, en rouvrant l'arène parlementaire et en offrant ainsi, de nouveau, à leurs compétitions, la proie de l'exploitation de l'État , sous la seule condition d'accepter sa reprise de possession dynastique. Les partis demeurant irréconciliables, le dictateur eut recours à une guerre, qui lui aurait rendu, en cas de succès, un ascendant irrésistible mais dont l'issue funeste le laissa sans appui, à la merci des partis coalisés pour le renverser.

Depuis la chute de la dictature impériale et le rétablissement d'un gouvernement constitutionnel et parlementaire sous la forme républicaine, les partis ont subi un nouveau fractionnement, correspondant toujours aux groupes d'intérêts dont ils sont issus et où ils se recrutent. On peut distinguer le parti légitimiste fusionné maintenant avec le parti orléaniste, le parti bonapartiste, le parti républicain opportuniste, le parti républicain radical, le parti communaliste et socialiste, divisé en un certain nombre de groupes : collectivistes, possibilistes, anarchistes ou nihilistes. Chacun de ces partis et même de ces groupes aspire à la possession exclusive de l'État, mais ils ont des affinités naturelles qui les poussent à se coaliser en vue d'un intérêt commun. C'est ainsi que, dans les moments de crise, on voit les partis et les groupes conservateurs recrutés dans les régions supérieure et moyenne de la nation, avec un appoint de transfuges républicains et socialistes, se coaliser contre les partis et les groupes radicaux, communeux, anarchistes, recrutés dans la petite bourgeoisie et la classe ouvrière avec l'appoint des déclassés et des mécontents venus des régions plus élevées. En observant cette composition et ces affinités des partis qui occupent actuellement la scène, on peut se faire une idée approximative de la marche ultérieure de la révolution.

§ 3. Marche ultérieure de la révolution. — En voyant s'abaisser puis disparaître les barrières qui excluaient la masse de la nation de la compétition légale à la gestion de l'Etat, les classes en possession de cette gestion ont d'abord été saisies de crainte. Il semblait, en effet, que les classes inférieures dussent infailliblement, en vertu de la supériorité de leur nombre, l'emporter dans les luttes politiques. Cependant l'expérience n'a pas tardé à démontrer que le nombre n'est qu'un des éléments et non le plus considérable de la puissance. Dans la balance des forces qui procurent la suprématie politique, il faut compter non seulement les valeurs personnelles, mais encore les valeurs mobilières et immobilières et avoir égard, de plus, à l'inégalité naturelle des facultés morales et des connaissances qui entrent, avec les forces purement physiques, dans la composition des valeurs personnelles. En faisant l'addition de ces différentes valeurs, on peut constater aisément que la somme de puissance dont les classes supérieure et moyenne disposent est incomparablement plus grande que celle qui se trouve investie dans la classe inférieure, et qu'il leur suffit, par conséquent, de demeurer unies pour défier la supériorité du nombre. L'expérience, disons-nous, l'a prouvé depuis le début même de la révolution jusqu'à nos jours : que le système électoral fût plus ou moins étroitement limité par le cens ou sans autre limite que celle de la majorité civile, les classes supérieure et moyenne sont toujours demeurées maîtresses du terrain; jamais les partis recrutés dans les régions inférieures n'ont pu réunir plus du quart des suffrages de la nation souveraine. Aussi, malgré le caractère égalitaire du suffrage universel, quoiqu'il ne tienne aucun compte de l'inégalité des valeurs électorales, — mais sans pouvoir détruire l'inégalité des influences résultant de l'inégalité des valeurs, — les partis radicaux et socialistes ont parfaitement compris qu'il leur serait, pendant bien longtemps encore, impossible de s'emparer de l'État par des moyens constitutionnels et parlementaires. On peut donc prévoir qu'à la première occasion favorable, ils auront recours, comme en juin 1848 et en mars 1871, aux moyens révolutionnaires. Alors les classes supérieure et moyenne sentiront encore une fois la nécessité de faire trêve à leurs divisions en se soumettant à une dictature, au moins jusqu'à ce qu'elles croient n'avoir plus rien à craindre. Mais, dans l'intervalle, sous l'influence sans cesse grandissante de la transformation industrielle, la proportion des valeurs investies dans les différentes couches sociales se modifiera peu à peu à l'avantage des couches inférieures, et un moment viendra où la balance des forces penchera du côté des masses populaires. Aussitôt, et quels que soient les efforts des partis conservateurs ou de la dictature qu'ils auront réinstallée, l'État tombera entre les mains de la démocratie socialiste. L'État ouvrier succédera à l'Etat bourgeois, comme celui-ci a succédé à l'Etat aristocratique et clérical. Le quatrième État, ainsi que le désignent les théoriciens collectivistes, sera exploité au profit des intérêts particuliers et immédiats des masses ouvrières. Selon toute apparence aussi, il sera d'abord géré par une dictature appuyée sur la démocratie armée , en vue de parer aux retours offensifs des classes dépossédées. Car celles-ci, devenues impuissantes à recouvrer la possession de l'État par les voies légales, ne se feront point scrupule de recourir à leur tour aux moyens révolutionnaires jusqu'à ce qu'elles soient définitivement écrasées et annihilées. Ce sera la fin de la révolution, en admettant que la nation ait pu supporter jusque-là le poids de plus en plus alourdi de l'exploitation de l'État, qu'elle n'ait pas péri, affaiblie et exténuée, sous la pression de la concurrence internationale.

Nous avons constaté, en effet, que la lutte engagée entre les partis politiques pour l'exploitation de l'Etat devait avoir pour résultat inévitable d'accroître progressivement le volume et le poids de cette exploitation. Aussi longtemps que le corps électoral a été limité par le cens, le personnel des partis est demeuré peu nombreux, et, pour nous servir d'une expression caractéristique de l'auteur de l’ Essai sur le principe de la population, il n'a pressé que modérément sur ses moyens de subsistance. La nécessité d'augmenter le butin qui les lui fournissait était peu sensible, et, d'un autre côté, la qualité de ce personnel recruté dans les régions supérieures ne s'abaissait que lentement, dans la proportion assez faible de l'accroissement du corps électoral. Mais, aussitôt que les barrières ont été renversées, — et pouvaient-elles ne pas l'être en présence des nouvelles couches sociales qui prétendaient avoir leur part de la curée? — les armées politiques se sont soudainement grossies, et il a bien fallu augmenter leurs moyens de subsistance. C'est ainsi que depuis la révolution de Juillet et surtout depuis l'avènement du suffrage universel, le volume et le poids de l'Etat n'ont pas cessé de croître, tandis que la qualité du personnel politique et administratif allait s'abaissant. Ce mouvement de rétrogression ne manquera pas de s'accélérer à mesure que la compétition pour une proie devenue plus riche se fera plus ardente et que des, compétiteurs plus nombreux et besogneux y prendront part. Il y a apparence qu'il arrivera à son maximum d'accélération sous la domination du quatrième Etat. Alors, l'État absorbant toutes les branches de la production, et ses prix de revient dépassant ceux des industries libres des pays concurrents, il faudra de toute nécessité assujettir au travail forcé avec un minimum de subsistance une partie de la nation, probablement la population des campagnes, frappée d'incapacité politique; en un mot, il faudra rétablir l'esclavage. Ce sera le dernier terme du progrès révolutionnaire.

...

Endnotes

1 Cette comparaison des appointements et do la solde de l'infanterie française en temps de paix et en temps de guerre, sans parler de la différence entre les chances d'avancement, suffirait au besoin pour expliquer la préférence que le corps des officiers, recruté principalement parmi la noblesse, donnait à la guerre sur la paix.

En paix. En guerre.

Capitaine de grenadiers 2,000 1. 3,000 1.

Capitaine de fusiliers 1,500 2,400

Lieutenant de grenadiers 900 1,200

Lieutenant de fusiliers 600 1,000

Sous-lieutenant de grenadiers 600 900

Sous-lieutenant de fusiliers 540 800

Par jour

s. d. s. d.

Sergent 11 4 H 8

Fourrier 9 94

Caporal 78 8

Appointé 68 7

Fusilier ou tambour 58 6

( Histoire de la milice française , par le P. Daniel.)

2 « La noblesse militaire, dit un écrivain qui aie premier étudié la révolution en économiste, sans se laisser influencer par les théories et les passions politiques, M. Raudot, la noblesse militaire était exposée pendant la paix à une vie d'oisiveté et de dissipation. Ne participant en aucune manière, comme corps"politique, au gouvernement de l'État, ni mémo à son administration, excepté dans les pays d'État, elle ne conservait pas son influence sur les esprits par ses actions et son utilité, elle ne se mêlait pas aux populations pour faire taire, par ses services journaliers, leurs préventions et leurs jalousies. La noblesse avait des prétentions et point de puissance. Presque dans toute la France, elle n'avait point d'assemblées et de délibérations, de vie politique; chacun était dans la faiblesse de l'isolement. L'attrait d'un vain éclat et du plaisir remplacait les idées d'indépendance et d'ambition politique. La noblesse abandonnait ses terres pour la cour et les plaisirs des villes, et perdait ainsi son influence sur les populations et souvent sa fortune. N'étant pas obligée de s'occuper du peuple pour parvenir à de hautes positions, elle ne trouvait pas dans la nécessité de l'élection de ses concitoyens un stimulant énergique, une occasion d'augmenter ses connaissances, sa considération, son influence; elle n'avait pas la vigueur des pensées, l'activité, l'intelligence des hommes et des affaires indispensables aux classes appelées à diriger une nation; la noblesse n'était pas gouvernementale. A la tète de la nation par les lois, elle ne conservait pas réellement sa supériorité. Les nobles étaient de plus en plus des officiers sans soldats. La bourgeoisie se demandait déjà à quoi servait une noblesse tombée dans la frivolité et la débauche, et pouvait croire qu'elle-même saurait aussi bien et même beaucoup mieux conduire les destinées de la nation.

« Un autre vice de l'organisation de la noblesse et de ses idées dominantes, c'est qu'elle n'avait et ne voulait avoir nul moyen de s'assimiler complètement les grands talents qui pouvaient surgir dans les autres classes de la société, de les absorber ainsi pour son plus grand avantage. Ces grands talents n'avaient pas eux-mêmes l'occasion légitime de se développer entièrement; ils restaient en dehors des plus hautes classes dont ils auraient pu augmenter la force et que souvent, au contraire, par dépit et par orgueil, ils travaillaient à détruire [FN] .» [FN: Raudot, la France avant la Révolution , p. 117.]

Voir encore, sur les causes de la décadence de la noblesse et l'impatience croissante avec laquelle les autres classes supportaient sa suprématie et ses privilèges, Tocquevlle, l'Ancien Régime et la Révolution, t. II, chap. I er : Pourquoi les droits féodaux étaient devenus plus odieux en France que partout ailleurs.

3 Le préjugé nobiliaire interdisait aux nobles pauvres les emplois de l'industrie et du commerce. Ce fut seulement au xvm e siècle qu'une réaction commença à s'opérer contre ce préjugé, — lequel était à l'origine, comme la plupart des préjugés, une opinion fondée sur les nécessités de l'état de choses existant, mais qui avait subsisté après que cet état de choses eut changé. Un écrivain qui jouissait alors de quelque notoriété, l'abbé Coyer, écrivit un ouvrage intitulé la Noblesse commerçante, dans lequel il engageait les nobles à recourir aux utiles et fructueuses occupations de l'industrie et du commerce pour refaire leurs patrimoines que l'abus du luxe avait considérablement ébréchés. L'ouvrage de M. Coyer fut bien accueilli par la jeune noblesse, qui commençait à s'imprégner des idées du temps; mais il excita au plus haut degré l'indignation des partisans des vieilles idées. Un écrivain aristocratique, le chevalier d'Arcq, se chargea de réfuter les opinions malséantes et incongrues qui s'y trouvaient avancées. Les arguments de ce défenseur du préjugé nobiliaire ne manquent pas d'une certaine originalité. Le chevalier d'Arcq constatait avec un douloureux effroi que la noblesse n'était que trop disposée à suivre les conseils dégradants de l'abbé Coyer, et il la conjurait, au nom de son honneur et du salut de tous, de s'arrêter sur une pente si funeste.

« II faudrait, au contraire, s'écriait-il, mettre de nouvelles barrières entre la noblesse et la route qu'on se propose d'ouvrir. Sans quoi, au lieu de ne voir qu'un gentilhomme dans une famille suivre cette route, il est à craindre que toute, ou du moins presque toute la famille no s'y précipite, et qu'on ne voie une foule de nobles sur nos vaisseaux marchands, sans autres armes que la plume et le tablier, au lieu de les voir sur nos vaisseaux de guerre l'épée et la foudre à la main pour défendre le commerçant timide. »

L'abbé Coyer riposta avec deux volumes intitulés : Développement et défense du système de la nooblesse commerçante, et Grimm, en rendant compte de la querelle dans sa Correspondance (année 1757), écrivit à son tour un plaidoyer en faveur de la noblesse militaire..

Mais la révolution n'a-t-elle pas contribué à raviver, avec le préjugé nobiliaire, la manie des titres auxquels la noblesse progressiste de 1789 renoncait dans un moment de généreux enthousiasme?

4 On trouve dans l'Histoire des deux Restaurations, de M. Achille de Vaulabelle, des renseignements intéressants sur le plan de démembrement de la France en 1815; ce plan échoua, grâce à l'opposition de l'Angleterre et de la Russie qui n'avaient aucun intérêt à y participer.

« L'Angleterre, dit M. de Vaulabelle, n'avait que sa voix dans le conseil commun, voix équivoque, car elle laissait ses alliés discuter, sans opposition, des plans de démembrement qui n'allaient à rien moins qu'à nous enlever un cinquième de notre territoire. Les petits États placés sur nos frontières se montraient les plus avides : les Pays-Bas, ce royaume de la veille, création exclusivement anglaise, réclamaient comme annexes de la Belgique les départements formés par l'ancien Hainaut, par la Flandre et par l'Artois; les différents États de la Confédération demandaient que tous les États ressortissant autrefois au vieil empire d'Allemagne, ceux de l'Alsace et de la Franche-Comté entre autres, fussent réunis au corps germanique; la Prusse ne voulait rien moins que porter ses frontières eu Champagne; la Sardaigne réclamait la Savoie, ainsi que plusieurs districts français limitrophes; l'Autriche, enfin, exigeait la Lorraine, et c'était son représentant, M. de Metternich, qui, dans les conférences, se chargeait le plus habituellement d'indiquer et de motiver les sacrifices que la coalition victorieuse devait nous imposer... M. de Metternich, dans des pourparlers préliminaires, résumait en ces termes les bases du nouveau traité : 1° confirmation du traité de paix du 30 mai 1814 dans celles de ses dispositions qui ne seraient pas modifiées par le nouveau traité; 2° cession au roi des Pays-Bas des districts ayant fait autrefois partie de la Belgique; au roi de la Sardaigne, de la Savoie; à la Prusse, à l'Autriche et au corps germanique, d'un certain nombre do places et de plusieurs départements de l'Est; démolition des fortifications de Huningue, avec l'engagement de no jamais les rétablir, etc., etc. « Wellington se récria contre la dureté de ces conditions, mais la conférence ne voulut d'abord tenir aucun compte de l'opinion du représentant de la Grande-Bretagne. Bientôt il sortit de son travail une carte, où figuraient comme retranchés de la France, l'Alsace, la Lorraine, le Hainaut, la Flandre et de notables parties de la Champagne, de la Franche-Comté et du Berry. On parvint à s'en procurer une copie qui fut mise sous les yeux de Louis XVIII, en même temps qu'une série de journaux allemands où tous les faits relatifs à la Lorraine et à l'Alsace se trouvaient déjà réunis sous le titre : Allemagne. Louis XVIII demanda alors une entrevue à Wellington et à Alexandre et il parvint à toucher l'âme généreuse de ce monarque. A la fin de la conférence, Alexandre, ému, s'écria : « Non, Votre Majesté ne perdra point ses provinces je ne le souffrirai pas! »

5 Cette hérédité dans la composition des partis est à signaler. Les politiciens lèguent leur situation à leurs descendants, absolument comme les industriels et les négociants conservent leurs maisons de père en fils, et l'on retrouve aujourd'hui dans les différents partis la plupart des noms qui y figuraient à l'époque de leur formation.