Molinari, "Les Révolutions et le despotisme envisagés au point de vue des intérêts matériels" (1852)

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Molinari, Les Révolutions et le despotisme envisagés au point de vue des intérêts matériels; précédé d'une lettre à M. le Comte J. Arrivabene, sur les dangers de la situation présente, par M. G. de Molinari, professeur d'économie politique (Brussels: Meline, Cans et Cie, 1852).

  • Lettre à M. le Comte J. Arrivabene, pp. 3-80;
  • Les Révolutions et le despotisme, pp. 81-152; parts 2 and 3 included here
  • Appendices, pp. 155-94.

Editor's Intro

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Text

II [why economists are hostile to despotism]

[117]

Il me reste à expliquer, à présent, pourquoi l'économie politique est hostile au despotisme, pourquoi les économistes n'ont pas plus de goût pour les despotes qu'ils n'en ont pour les révolutionnaires.

A quoi sert un gouvernement? Quelle est sa fonction principale dans la société? Un gouvernement, vous le savez, a pour fonction principale de garantir la sécurité publique. La sécurité est une denrée indispensable à la société. Quand elle vient à faire défaut, quand la vie et la propriété des citoyens cessent d'être suffisamment garanties, la production et l'épargne se [118] ralentissent et la société rétrograde vers la barbarie.

Eh bien, au point de vue de la sécurité nécessaire à tous les intérêts, lequel vaut le mieux, dans l'état actuel de la civilisation, d' un gouvernement représentatif ou d'un gouvernement despotique ? Laquelle de ces deux formes de gouvernement peut donner aux nations civilisées, les meilleures garanties de sécurité ? Voilà ce qu'il s'agit d'examiner.

Depuis quelque temps, on vante beaucoup le despotisme. Le despotisme est à la mode. On le prône comme ayant des vertus infaillibles pour réparer les maux causés par l'anarchie, pour raffermir la société ébranlée jusque dans ses fondements, etc ., etc. C'est la phraséologie consacrée.

Et, chose triste il dire, cette phraséologie-là a autant de succès auprès d'une certaine portion arriérée, ignorante, imprévoyante, des classes supérieures, que la phraséologie révolutionnaire en avait naguère auprès d'une certaine portion arriérée, ignorante, imprévoyante des classes inférieures. Le despotisme fait maintenant [119] des prosélytes dans les classes élevées, comme le socialisme en faisait, il y a quelque temps, dans les basses classes. Cela se conçoit, du reste, car le despotisme et le socialisme s'appuient, en définitive, sur les mêmes passions et ils exploitent les mêmes illusions. Pourquoi les classes inférieures se jetaient-elles dans les bras du socialisme? Parce qu'on leur avait fait croire que le socialisme possédait des recettes merveilleuses pour améliorer leur condition sociale ; parce qu'elles étaient convaincues que le socialisme avait le pouvoir de les enrichir en un tour de main . Pourquoi le despotisme trouve-t-il maintenant des panégyristes au sein des classes élevées? Parce qu'on lui attribue des vertus merveilleuses pour garantir les intérêts que la révolution a menacés , parce qu'on croit que c'est un véhicule de conservation d'une irrésistible puissance.

Les illusions des classes qui s'étaient jetées dans les bras du socialisme, ces illusions ont été cruellement dissipées. Une déception non moins [120] cruelle attend les hommes assez imprévoyants, assez aveugles, assez insensés pour abandonner leur vie et leur fortune à la merci du despotisme.

Si nous voulons nous en convaincre, examinons les garanties de sécurité que le régime parlementaire, d'une part, le despotisme d'une autre part, peuvent donner aux intérêts, et comparons.

Dans les pays qui jouissent encore du bienfait du régime parlementaire, en Angleterre et en Belgique, par exemple, sur quelle base s'appuie le gouvernement? Il s'appuie immédiatement sur un corps électoral composé des couches supérieures de la nation , sur un corps électoral qui possède la plus grande partie du capital productif du pays, et qui réunit, en même temps, je ne dirai pas la plus grande partie de l'intelligence de la nation, mais la plus grande partie de ses lumières .

Ce corps électoral, composé de propriétaires, d'industriels, de négociants grands et petits, d'hommes appartenant aux professions libérales , ce corps électoral qui renferme la plupart [121] des capitalistes qui fournissent les éléments nécessaires de la production et des hommes intelligents, industrieux et laborieux qui la dirigent, ce corps électoral nomme des mandataires chargés de fournir un gouvernement les ressources dont il a besoin et de contrôler ses actes. Rien ne peut se faire sans leur assentiment, car ils tiennent les cordons de la bourse du pays . Cc que veut ce corps électoral, représenté par ses mandataires, le gouvernement doit l'exécuter, sous peine non-seulement de se rendre impopulaire, odieux, mais de compromettre son existence même.

La volonté du corps électoral, voilà le régulateur suprême d'un gouvernement représentatif. Cette volonté exprimée par la représentation nationale, est éclairée et fortifiée par la presse.

La presse n'est, pas moins que le parlement lui-même, un élément essentiel du régime représentatif, et vous allez voir quel rôle admirable, quelle fonction tutélaire elle y remplit, à la considérer au simple point de vue des intérêts matériels.

[122]

On s'est plaint fréquemment de ce que la presse égarait ou tyrannisait l'opinion. Ces plaintes peuvent être jusqu'à un certain point fondées dans un pays où la presse se trouve constituée en monopole, où des entraves politiques et fiscales rendent difficile, sinon impossible, la multiplication des journaux. Mais quand la presse est pleinement libre comme elle l'est, grâce au ciel, en Belgique, 4 la presse n'apparaît plus que comme instrument à l'aide duquel se formule et s'exprime, dans ses mille nuances, l'opinion d'un pays ; à l'aide duquel aussi cette opinion peut être mesurée, pesée, évaluée avec une exactitude presque mathématique.

Au premier aspect, la presse a, j'en conviens, quelque chose de peu rassurant. C'est une machine affreusement bruyante et dont tous les mouvements paraissent désordonnés, anarchiques. On en est ahuri et épouvanté. La surprise et l'épouvante redoublent encore lorsqu'on [123] considère en quelles mains peut tomber ce formidable levier . Car la presse est une industrie dans laquelle le premier venu peut s'engager. On n'exige du journaliste aucune garantie de savoir ou de moralité, I.'accès de la presse n’est interdit ni aux ignorants ni même aux hommes flétris par la justice ou réprouvés par l'opinion.

Voilà, se dit-on , un lamentable désordre et un affreux péril. Comment la société peut-elle subsister, ainsi livrée aux excitations journalières d'une classe d'hommes qui ne lui présentent aucune garantie? N'est-ce pas une situation intolérable? Cependant, que l'on se donne la peine d'examiner de plus près le mécanisme de la presse, et le péril disparaît . On aperçoit alors une puissance cachée dont la presse n'est que l'instrument, et qui en détermine ou qui en règle tous les mouvements. Je veux parler de l'opinion et des intérêts des classes auxquelles les journaux s'adressent .

Assurément, les hommes qui tiennent entre leurs mains le levier de la presse, sont les [124] maîtres d'en disposer à leur guise , absolument comme les fabricants de drap sont les maîtres de fabriquer, selon leur convenance, du gros drap ou du drap fin, et de le teindre en rouge, en jaune, en bleu ou en vert. Le journaliste est le maître de donner à son journal la couleur qui lui plaît le mieux, la couleur rouge, par exemple, comme le fabricant est le maître de teindre son drap en écarlate ou en jaune serin. A cet égard, la société n'a d'action ni sur l'un ni sur l'autre, du moins en apparence. Je dis, en apparence, car, en réalité, la société est parfaitement sûre qu'elle ne sera jamais réduite à ne lire que des journaux rouges et il ne porter que des habits écarlates ou jaune-serin . Et savez-vous pourquoi sa sécurité est entière sous ce double l'apport? Parce que journalistes et fabricants de draps sont intéressés à fournir à leur clientèle non pas les couleurs qui leur conviennent à eux, mais les couleurs qui lui conviennent à elle; parce que la liberté de la presse oblige le journaliste à se conformer à l'opinion de sa clientèle, comme la [125] liberté de l'industrie oblige le fabricant de drap à se conformer au goût de la sienne.

Supposez que deux ou trois grands fabricants de Verviers aient la fantaisie de teindre leurs draps en écarlate ou en jaune, serin, leur clientèle ne s'empressera-t-elle pas de leur tourner le dos? Et grâce il la liberté de l’industrie, cette clientèle, dont le goût modeste et tranquille aura été imprudemment méconnu, ne trouvera-t-elle pas ailleurs assez de drap noir, bleu. vert ou brun pour se vètir? Supposez de même que nos journaux monarchiques et constitutionnels s'avisent de prêcher demain les doctrines de la république rouge, supposez qu'ils s'avisent de glorifier Robespierre, Marat et Baboeuf, leur clientèle ahurie et offensée ne se hâtera-t-elle pas de les quitter en masse pour s'adresser ailleurs? Et, comme nous jouissons de la liberté de la presse, des feuilles nouvelles ne surgiront-elles pas du jour au lendemain pour recueillir cette bonne clientèle monarchique et constitutionnelle?

La presse, au moins dans les pays où les [126] gouvernements n'ont pas commis la folie d'entraver son développement et de limiter sa liberté, la presse est obligée de se conformer exactement, scrupuleusement à l’opinion . Sous peine de perdre leurs lecteurs et leurs abonnés, c'est-a-dire sous peine de mort, les ,journaux sont tenus d'approprier leur langage à l'esprit de leur clientèle , et les journalistes sont bien moins les gouvernants, les directeurs de l'opinion , que ses hérauts ou ses trompettes.

Dans les pays libres, chacune des mille nuances de l'opinion se trouve ainsi exprimée, représentée dans la presse, et chacune y figure précisément au rang que lui assigne son importance. Les nuances les plus répandues sont celles qui comptent le plus de journaux ou dont les journaux comptent le plus d'abonnés et de lecteurs. En sorte qu'il suffit de faire le dénombrement de la presse et de sa clientèle pour connaître avec une exactitude presque mathématique l'état de l'opinion . Dans les pays libres, la presse n'est autre chose qu'un véritable pèse-opinion . 5

[127]

Que résulte-t-il de là? c'est que, dans les pays libres, le gouvernement ne marche jamais en aveugle; c'est qu'il n'est jamais exposé il se briser contre des écueils cachés, à moins qu'il ne ferme volontairement les yeux à la lumière. Il peut connaître, jour par jour, l'état des esprits, et il lui suffit de s'appuyer toujours sur l'opinion dominante pour demeurer solide, inébranlable.

Sans doute, l'opinion peut se fourvoyer. Mais quand on examine de près les intérêts que l'opinion représente, dont elle est l'expression immédiate, on s'aperçoit que ses écarts ne sauraient être dangereux. Quelle prenne, en effet, une direction fausse et mauvaise, que le gouvernement la suive dans cette direction-là, et les intérêts ne tardent pas d'en souffrir. Aussitôt l'opinion se convertit sous la pression irrésistible des intérêts; le langage de la presse, d'une part, les choix du corps électoral, de l'autre, se modifient en conséquence et la direction du gouvernement est changée.

C'est ainsi, par exemple, que le régime [128] représentatif a maintenu pendant plus de trente années, presque sans aucune altération, la paix du monde . C'est ainsi que la paix a pu devenir l’état normal des sociétés, tandis qu'elle apparaissait naguère encore comme un état exceptionnel et transitoire, comme un phénomène aussi rare qu'il était souhaitable. Pourquoi un changement si bienfaisant s'est-il opéré? Pourquoi le règne de la paix a-t-il pu succéder à celui de la guerre? Parce que les classes industrieuses et éclairées qui composent le corps électoral et la clientèle des journaux, parce que ces classes dirigeantes des pays représentatifs savent ce que la guerre coûte et ce qu'elle rapporte, parce qu'elles ne se soucient point de s'embarquer dans des entreprises qu'elles savent être ruineuses pour elles, ruineuses pour leur pays. Et comme la volonté de ces classes industrieuses et intelligentes est le régulateur suprême des gouvernements représentatifs, ceux-ci évitent aujourd'hui la guerre avec autant de soin que les gouvernements d'autrefois en mettaient à la provoquer et à la perpétuer.

III [without free press despot receives poor information about state of country; tax eaters vs tax payers]

[129]

Maintenant., supposez que la tribune soit brisée et 1a presse bâillonnée, supposez que le despotisme se substitue au régime représentatif, et voyez ce qui va se passer, Cette grande classe de propriétaires , de capitalistes, d'industrie!s, de négociants, dont l'opinion manifestée à la tribune et de la presse était souveraine hier, cette grande classe si profondément intéressée il la conservation sociale, se trouve aussitôt privée de tout pouvoir, de toute influence, Ce n'est plus sur elle que l'on s'appuie, ce n'est plus elle que l'on [130] consulte. Elle ne compte plus, elle n'existe plus.

Comment, en effet, conserverait-elle la moindre influence politique? Le despote n'a-t-il pas brisé ou faussé les instruments à l'aide desquels l'opinion de celle classe intelligente et libre pouvait se produire au grand jour? N'a-t-il pas fait taire les idéologues et les bavards? N'a-t-il pas ordonné que le silence se fît, autour de lui?

C'est désormais à l'Administration qu'est commis le soin de manifester ce que pense et ce que veut le pays? C'est l'Administration qui est chargée d'instruire le souverain de l'état de l'opinion. Or peut-on espérer que ce bilan de l'opinion, dressé par voie administrative, sera toujours bien véridique? Peut-on espérer encore que les intérêts des classes industrieuses et éclairées trouveront dans l’Administration un avocat bien fidèle? Ceci vaut la peine d'être examiné de près.

Sous un régime de despotisme, l'opposition à la volonté du souverain apparaît comme une chose si inouïe, si exorbitante, si éloignée de toutes les notions du sens commun, que, dans [131] les monarchies du bon vieux temps, un seul homme avait le privilége de faire entendre au maître des vérités désagréables: c'était le fou . Et il ne paraît pas que ce genre de folie ait jamais été contagieux. Cela se conçoit aisément. Un despote n'est-il pas le souverain dispensateur des grâces, des honneurs, de la richesse? Comme il puise à même dans 1a bourse de la nation, sa faveur n'est-elle pas un Pactole inépuisable ? Ne peut-il pas d'un mot combler ses favoris? Or cette faveur dorée, quel est le moyen le plus sûr de l'obtenir ? N'est-re pas de flatter les goûts ou les penchants du maître et de dire amen il toutes ses volontés? Car l'homme est ainsi fait, que soit qu'il se trouve placé au point le plus élevé ou au degré le plus bas de l'échelle sociale, sur le trône ou dans la fange, il aime ceux qui l'approuvent, il déteste ceux qui le critiquent. C'est sa nature, Depuis que l'humanité subit la dure expérience du despotisme, combien pourrait-on citer d'exemples de récompenses accordées pour avoir désapprouvé les [132] vues d'un souverain et critiqué ses actes? En revanche, les faveurs jetées en pâture à la détestable engeance des flatteurs ne sont-elles pas plus nombreuses que les sables de la mer? On conçoit donc parfaitement que l'opposition soit rare sous un régime de despotisme : c'est que là plus qu'ailleurs l'opposition est improductive ou ruineuse, et la flatterie lucrative.

Quand un souverain despotique manifeste sa volonté, on ne s'occupe point de la discuter, on la suit. Que s'il lui convient par hasard de consulter l'opinion du pays, comment les conseillers investis de sa confiance donnent-ils satisfaction à ce voeu? N'est-ce pas toujours en faisant en sorte que le pays n'ait d'autre opinion que celle du souverain? S'ils s'avisaient naïvement de faire parler le pays comme il parle en réalité, ne courraient-ils pas risque de compromettre leur position? Ne les rendrait-on pas responsables de ce qu'on ne manquerait pas de nommer les écarts de l'opinion ? Tel est le vice organique du despotisme que jamais sous ce régime l'opinion [133] vraie du pays ne peut être connue du souverain .

Il n'en est pas ainsi, comme chacun sait, sous le régime représentatif. Sans doute, il y a encore, sous ce régime, un monarque naturellement disposé à écouter ses penchants et il faire prévaloir sa volonté; il y a encore des administrateurs de haut et de bas étage, naturellement disposes aussi à flatter les penchants du monarque et à exécuter d'une manière passive ses volontés pour peu qu'ils y trouvent leur profit. Malheureusement, la situation n'est plus la même: le monarque n'est plus le suprême dispensateur des honneurs et de la fortune, la fontaine inépuisable des grâces, car les idéologues et les bavards ont rigoureusement limité ses attributions et ses appointements, ils ont mis un robinet à la fontaine . Si le monarque déploie sa munificence, ce n'est plus aux dépens des économies de la nation, c'est aux dépens des siennes. Dans cette situation nouvelle, le métier de courtisan devient presque improductif, et comme ce métier n'a rien, après tout, de bien [134] attrayant, on s'en lasse. On ne flatte plus autant les princes parce qu'on ne trouve plus autant le profit à les flatte. C'est une industrie perdue. D'un autre côté, le prince n'a plus besoin de s'adresser à son administration pour savoir ce que la nation pense et veut; il y a une tribune et une presse qui se chargent de le lui dire.

Sous un régime de despotisme, l'administration est, par le vice même de ce régime, excitée à sacrifier l'opinion du pays aux penchants du souverain. Il y a pis encore: son intérêt immédiat la pousse à conseiller au souverain une conduite contraire aux intérêts du reste de la nation.

Que sont, en effet, les administrateurs? Des mangeurs de taxes. Ils vivent du produit des contributions levées sur le pays. Quel est en conséquence leur intérêt immédiat? C'est d'avoir de bonnes taxes à manger; c’est d'avoir un gros budget il faire. Plus les contribuables sont accablés d'impôts, plus l'administration est florissante. C'est un administrateur qui a émis cet axiome demeuré célèbre: l'impôt est le meilleur des [135] placements . Pour l'administration, oui à coup-sûr! Toute entreprise publique, qu'elle soit onéreuse ou productive pour la communauté, ne profite-t-elle pas, quand même, à l'administration? Si l'entreprise échoue, qu'importe aux administrateurs? N'ont-ils pas, eu attendant, administré la dépense? Et alors même qu'une nation subit dans ses affaires industrielles et commerciales lc contre-coup des fausses spéculations de son gouvernement, voit-on baisser les salaires administratifs ? Que si, au contraire, l'entreprise réussit, l'administration n'en tire-t-elle pas le profit le plus clair? N'est-ce pas un nouveau débouché qui s'ouvre d'une manière permanente à son industrie ?

Comment donc l'administration serait-elle un organe véridique de l’opinion? Comment les mangeurs de taxes seraient-ils les défenseurs fidèles des payeurs de taxes? [public choice???]

Aux influences administratives se joignent les influences militaires pour diriger le mécanisme primitif et grossier du despotisme , et celles-ci pont pires encore que les premières. Car si [136] l'administration pousse à la dépense, l'armée pousse à la guerre , c'est-à-dire à la plus onéreuse de toutes les dépenses. La guerre n'est-elle pas pour l'armée la source de la gloire, de la fortune et des honneurs ? Les campagnes ne comptent-elles pas double dans les états de services militaires? Comment l'armée ne pousserait-elle pas à la guerre?

Ces garanties de bonne économie et de paix que possède à un si haut degré une nation lorsqu'elle tient elle-même les cordons de sa bourse , lorsque toutes les entreprises, partant toutes les dépenses du gouvernement, sont soumises aux libres discussions de la presse et aux votes des mandataires des « payeurs de taxes, » ces garanties précieuses des intérêts que deviennent-elles donc sous un régime où l'influence des « mangeurs de taxes » de l'administration et de l'armée demeure seule debout?

Je n'ignore pas que la prétention du despotisme, c'est de n'obéir à aucune influence, c'est de suivre toujours sa propre impulsion. Mais je ne connais pas de prétention qui soit moins [137] justifiée que celle-là. Il y a bien longtemps que l'on a dit que si le despote est un tyran, c'est aussi un esclave . A Rome, l'empereur était à la merci de ses prétoriens; à Constantinople, le sultan était il la discrétion de les janissaires. Quand les janissaires étaient mécontents, ils renversaient leurs marmites et le sultan tremblait dans son palais.

Qu'il le veuille ou non, le despote subit l'influence des corps organisés sur lesquels il est obligé de s'appuyer pour gouverner son peuple et le maintenir dans l’obéissance . L'empereur Napoléon Ier était certainement le despote le plus absolu qui fut jamais, et cependant, sans s'en douter, il n'agissait guère que d'après les impulsions combinées de son administration et de son armée. Ai-je besoin d'ajouter qu'elles le poussaient incessamment à la guerre, alors même que la nation voulait le plus énergiquement la paix? Ainsi, par exemple, lorsque le projet de l'expédition de Russie eut commencé à s'ébruiter l'opinion se montra universellement contraire à cette folle entreprise, Pourtant, chose curieuse! [138] de toutes parts les corps constitués envoyèrent, au nom du pays, des adresses de félicitations à l'empereur. C'est que les administrateurs, intéressés à flatter le penchant du Maître, intéressés encore à l'accroissement de leur débouché extérieur, avaient traduit à leur manière le voeu de l'opinion. Quant à l'armée, elle était, comme toujours, remplie d'enthousiasme. L'expédition de Russie, n'était-ce pas pour elle une nouvelle moisson de lauriers à recueillir'! Une moisson de lauriers, c'est-à-dire, en langage vulgaire, de l'avancement, des pensions, des croix et de la maraude . Un seul homme osa se rendre, en cette circonstance, l'organe de l'opinion, ce fut l'ex-ministre de la police, Fouché. Fouché envoya à l'empereur un mémoire dans lequel il exprimait la pensée publique au sujet de l'expédition projetée. Napoléon Ier fit appeler l'auteur de cet impertinent mémoire, et lui lava la tête , pour employer une de ses expressions familières, en lui demandant pourquoi il se mêlait de ce qui ne le regardait pas:

[139]

« J'ai huit cent mille hommes, dit-il, et pour quelqu'un qui possède une pareille armée, l'Europe n'est qu'une vieille prostituée qui doit obéir à ses volontés. Ne m'avez-vous pas dit vous-même qu'impossible n'était pas français? Je règle ma conduite plutôt sur l’opinion de mes armées que sure les sentiments de vos grands, qui sont devenus trop riches , et qui, tandis que vous affectez d'être inquiet pour moi, ne craignent que la confusion générale qui suivrait ma mort. Ne vous tourmentez pas; mais regardez la guerre de Russie comme une mesure sage que commandent les véritables intérêts de la France et la tranquillité générale. Suis-je blâmable si le haut degré de puissance que j'ai déjà acquis me force à prendre la dictature de l'univers ? Ma destinée n'est pas encore accomplie ; ma position actuelle n'est que l'ébauche d'un tableau qu’il faut que j'achève, etc., etc. »

L’auteur du mémoire essaya de défendre son oeuvre. Le maître ne voulut rien écouter, et Fouché tomba complétement en disgrâce. Bel encouragement pour ceux-là qui auraient voulu faire entendre la voix mâle de la vérité, au milieu des fades concerts des séraphins administratifs!

[140]

L'année suivante, après les effroyables désastres de la campagne de Russie, l’opinion de 1a France se prononça plus énergiquement encore en faveur de la paix. Mais l'administration ne manqua pas de l'intercepter de nouveau au passage pour la frelater. Après avoir passé à travers l'alambic administratif, les voeux unanimes de la nation pour la conclusion de la paix se trouvèrent soudainement transformés en voeux pour la continuation de la guerre. Dans sa Vie de Napoléon , un ouvrage auquel, pour le dire en passant, on n'a pas assez rendu justice, sir Walter Scott fait remarquer judicieusement combien la destruction de tous les organes libres de la pensée du pays fut alors funeste à la France et à l'empereur lui-même:

« Une des mesures les plus impolitiques et les plus inexcusables de Bonaparte avait été de détruire complétement tous les moyens par lesquels l'opinion publique pouvait se manifester en France. Son système de despotisme, qui n'avait laissé aucune manière de faire connaître le sentiment national sur les affaires publiques, [141] soit par la presse, soit par des corps de représentants, devint alors un inconvénient sérieux. La voix de l'opinion publique était misérablement remplacée par celles de fonctionnaires stipendiés , qui, comme des fontaines artificielles, ne faisaient que rendre avec des enjolivements les opinions qui leur étaient transmises du réservoir général à Paris. S’il eût été permis à des agents libres, de quelque genre que ce fût, de parler de l'état de l'esprit public, Napoléon aurait eu sous les yeux un tableau qui l"aurait promptement rappelé en France. Il aurait. appris que la nation, moins touchée des maux de la guerre tant qu'elle avait été éblouie par l'éclat des conquêtes et de la gloire militaire, y était devenue vivement sensible depuis que des défaites s'y étaient jointes, et avaient imposé de nouvelles levées à la population. Il aurait appris que la fatale retraite de Moscou, et cette campagne précaire de Saxe, avaient éveillé des partis et des intérêts qui sommeillaient depuis longtemps; que le nom des Bourbons se faisait entendre de nouveau dans les frontières de l'Ouest; que cinquante mille conscrits réfractaires erraient dans toute la France, et se formaient en bandes prêtes à se réunir sous le premier étendard qu'on lèverait coutre l'autorité impériale; enfin que dans le corps législatif, de même que dans le sénat., iJ s'était déjà organisé une [142] opposition tacite à son gouvernement qui n'attendait qu'un moment de faiblesse pour éclater. 6 »

Aussi, chose bonne à signaler, les capitalistes, les industrie et les négociants, qui avaient d'abord acclamé le régime impérial, cessèrent peu à peu d'avoir confiance dans ce régime. A l'origine, ils l'avaient adopté avec enthousiasme, parce qu'ils le considéraient comme une sûre garantie contre le retour de l'anarchie. Leur enthousiasme s'était encore accru à la suite des solennelles assurances de paix, pur lesquelles Bonaparte avait eu l'habileté d'inaugurer l'avénement de son pouvoir souverain, (Voir la première partie , p. 27.) La confiance, qui avait disparu dans la tourmente révolutionnaire, renaquit comme par enchantement sous le consulat. Il y eut alors dans toutes les branches de l'activité nationale une magnifique reprise des affaires, une merveilleuse impulsion donnée à toutes les [143] entreprises. Malheureusement, l'influence néfaste des intérêts de guerre auxquels la constitution de l'empire donnait la prépondérance , fit bientôt succéder le malaise à la prospérité. Les classes industrieuses et capitalistes demeurant sans représentation sérieuse, sans organes libres, les corps constitués, civils et militaires ayant seuls la parole, les assurances pacifiques s'envolèrent en fumée et l'Europe redevint une sanglante arène. A mesure que l'expérience démontra plus clairement aux classes industrieuses et capitalistes qu'elles étaient dépourvues des organes politiques nécessaires pour faire prédominer leurs intérêts de paix sur les intérêts de guerre de l'administration et de l'armée, leur confiance dans le régime impérial alla s'affaiblissant. Leurs illusions paraissent avoir duré jusqu'en 1807, mais, à dater de cette époque, - bien que l'établissement impérial continuât de se consolider et de prendre même des proportions de plus en plus colossales, - la confiance diminua graduelement, et les fonds baissèrent d'une manière [144] çontinue. 7 C'est que les intérêts avaient compris décidément que le régime impérial, par le vice même de son despotisme, ne pouvait leur [145] donner toute la sécurité qui leur était nécessaire, Enfin, quand l'empire vint à succomber sous l'effort de l'Europe coalisée, on sait ce qui arriva. Il arriva que les intérêts se rassurèrent et que les fonds montèrent dans toute l'Europe, même en France. Au point de vue des intérêts, cette grande bataille qui mit fin au despotisme impérial , en établissant le régime constitutionnel sur ses débris, cette grande bataille qui inaugura et assura la paix générale fut peut-être la meilleure affaire que les peuples eussent jamais faite, car elle anéantit une cause de perturbation, d'insécurité qui ralentissait l'essor de la production et de l'épargne dans le monde entier.

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Si Bonaparte avait accordé dans sa constitution une part légitime d'influence aux classes intéressées à la paix, au lieu de bâillonner l'opinion avec le pommeau de son épée et de s'appuyer uniquement sur des intérêts de guerre, les destinées de la nation et les siennes n'eussent-elles pas été bien différentes? Permettez-moi de citer encore, à ce sujet, un passage de la Vie de [146] Napoléon , passage empreint d'un merveilleux bon sens, et malheureusement aussi d'un bon sens prophétique:

« Quoique nous admettions tout ce qui peut excuser Bonaparte d'avoir choisi le premier rôle du gouvernement, et que nous accordions même à ses admirateurs qu'il était nécessaire, pour le bien de la France, qu’il occupât la place de premier consul, notre franchise ne peut aller plus loin. Nous ne pouvons, par exemple, sanctionner l'accumulation d'autorité qui concentra dans ses mains tous les pouvoirs de l'État, et priva, dès ce moment, le peuple français du moindre espoir de liberté et de la possibilité de se défendre contre la tyrannie. Il serait inutile de prétendre que les Français n'avaient pas encore appris à faire un bon usage de ces inappréciables priviléges dont on les dépouilla ou qu'ils consentirent à abandonner ce qu’il n'était pas en leur pouvoir de défendre. C'est une triste apologie du vol que de dire que la personne dépouillée ne connaissait pas la valeur de la pierre précieuse qu'on lui a dérobée; et c'est une mauvaise excuse pour le voleur, que d'avouer que sa victime était désarmée, couchée à terre et qu'elle ne pouvait faire aucune résistance sans s'exposer à perdre la vie.

[147]

« En choisissant le poste de chef d'une monarchie régulière et limitée, Bonaparte aurait mieux agi dans son propre intérêt qu'en préférant, comme il le fit, de devenir l'âme unique d' un monstrueux despotisme . La. concession des priviléges d'un État libre, en même temps qu'elle aurait réuni les factions ennemies, aurait fixé l'attention de tous sur le chef du gouvernement et l'aurait fait considérer comme leur bienfaiteur. Les droits constitutionnels réservés à la couronne auraient été respectés quand on se serait rappelé que la liberté du peuple avait été réglée sur des bases raisonnables, et ses privilèges reconnus par la libéralité du cbef de l'État.

« Ces restrictions à son pouvoir eussent été également profitables à son peuple et à lui-même. Si, dans le cours de son règne, il eût rencontré une opposition constitutionnelle à ses vastes projets de conquête, qui coutèrent tant de sang et causèrent tant de ravages, il aurait eu à cette opposition la même obligation qu'aurait un homme, privé quelquefois de la raison, aux liens par lesquels on l'empêcherait, pendant ses accès, de faire du mal à personne. Si Bonaparte n'avait pas eu la facilité de faire la guerre quand il le trouvait bon, son esprit actif eût fait prospérer en France toutes les branches d'industrie: en ne se servant de son pouvoir [148] que pour favoriser les intérêts de son pays, il eût fait oublier l’illégalité de son titre; et, bien qu'il n'eût pas été l'héritier légitime du trône, il se serait ainsi montré l'un des princes les plus dignes d'y avoir été appelés.

« S'il y avait eu en France des chambres libéralement instituées et qui eussent représenté franchement l'opinion nationale, si les droits du peuple eussent été respectés et garantis, l'occupation de l'Espagne, la guerre de Russie et je système prohibitif à l'égard de l'Angleterre n'auraient pas eu lieu. Instruite par les libres discussions de ses députés, la nation se fût opposée à des mesures violentes et fatales, assez à temps pour les prévenir. Enfin, avec un pouvoir moins absolu, Napoléon n'eût point été renversé du trône, une sage administration l'y eût maintenu en dépit de son titre, et il eût pu léguer à ses descendants la souveraineté de la France. La réputation qu'il eût laissée après lui n'aurait pu être surpassée que par celle d'un héros qui, après avoir rendu d'aussi éminents services à son pays, aurait refusé de satisfaire son ambition personnelle. »

Soit donc que l'on se place au point de vue de l'intérêt des gouvernés ou à celui des gouvernants eux-mêmes, on demeure frappé de l'immense supériorité du régime représentatif sur le [149] despotisme. On s'aperçoit que les gouvernants sont aussi intéressés que les gouvernés à ce que la nation ait son mot à dire dans la gestion de ses affaires. On s'aperçoit qu'il est à la fois plus honorable, plus digne et plus sûr d'être un souverain constitutionnel qui s'appuie sur les classes industrieuses et éclairées d'une nation, que d'être un despote qui s'appuie sur une administration et sur une armée. Sans doute, un gouvernement constitutionnel, obligé comme il l'est de subordonner son opinion et sa volonté à l'opinion et à la volonté du pays, se trouve toujours quelque peu gêné dans ses allures; il n'a pas ses coudées franches.

Mais le despotisme a-t-il les siennes? Si le monarque constitutionnel est obligé de consulter les urnes de la représentation nationale, le despote n'est-il pas tenu, de son côté, sous peine de déchéance et de mort, de fixer incessamment ses regards sur les marmites des janissaires? Laquelle de ces deux situations est la plus honorable, la plus digne et la plus sûre?

[150]

Vous devez comprendre, maintenant, pourquoi les économistes ne sont pas partisans du despotisme. C'est qu'ils appliquent aux résultats, aux produits du despotisme, la même méthode d'observation et d'analyse dont ils se servent pour apprécier les résultats, les produits des révolutions. C'est qu'en employant cette méthode d'observation et d'analyse, en examinant les gouvernements comme des machines , comme des instruments destinés à garantir, à sauvegarder les intérêts de la société, à procurer aux peuples la sécurité qui leur est indispensable pour croître en nombre, en richesse, en civilisation; ils acquièrent la conviction que les gouvernements représentatifs sont des machines infiniment supérieures aux gouvernements despotiques.

En conséquence, ils sont tout. aussi hostiles aux hommes qui s’efforcent de détruire on de fausser les gouvernements représentatifs; ils sont tout aussi hostiles à ces hommes qu'ils le sont, par exemple, aux briseurs de machines , et pour les mêmes raisons. Car les fauteurs du despotisme [151] sont de nos jours de véritables briseurs de machines; ce sont des hommes qui, aveuglés sur les intérêts des masses et sur leurs propres intérêts, s'efforcent de substituer aux nouvelles machines, aux instruments perfectionnés de la civilisation, les vieilles mécaniques, les outils imparfaits et grossiers de la barbarie .

Malheureusement, on n'écoute guère les économistes. Je viens de parler des briseurs de machines. Malgré les démonstrations et les conseils des économistes, on a vu bien souvent les ouvriers, égarés par des meneurs inintelligents ou pervers, briser les machines nouvelles. En Angleterre, les briseurs de machines avaient acquis, il y a trente ans, une puissance formidable. Ils s'on allaient de ville en ville, de district en district, accomplissant leur oeuvre de destruction forcenée. Un instant on put croire que les progrès de l'industrie, que le développement de la civilisation seraient arrêtés par ces nouveaux barbares.

Mais enfin, les intérêts prirent l'alarme, les [152] forces de la civilisation furent opposées à ce débordement de la barbarie, et les briseurs de machines furent vaincus. Eh bien, les briseurs de machines de la politique auront beau faire, ils auront beau étendre leur oeuvre de destruction et s'en glorifier, ils finiront, quoi qu'ils fassent, par avoir le dessous, car leur système a vieilli, leurs mécaniques sont usées, la civilisation n'en veut plus. La civilisation repousse le despotisme comme elle repousse les révolutions.

Endnotes

4 Ceci était écrit avant la présentation du nouveau projet de loi sur la presse.

5 (c) ??? [no footnote]

6 Vie de Napoléon , t. VIII, p. 180.

7 [fn with table of data]