Charles Comte, "De l'influence de l'esclavage domestique sur l'esprit et la nature l du gouvernement" (1827)

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Charles Comte, Traité de législation, ou exposition des lois générales suivant lesquelles les peuples prospèrent, dépérissent ou restent stationnaire, 4 vols. (Paris: A. Sautelet et Cie, 1826-1827). Vol. 4, Chap. XV "De l'influence de l'esclavage domestique sur l'esprit et la nature l du gouvernement," pp. 299-329.

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CHAPITRE XV. De l'influence de l'esclavage domestique sur l'esprit et la nature l du gouvernement.

J'ai fait observer précédemment que les peuples changent de maximes selon le point de vue sous lequel ils se considèrent; s'ils se regardent dans leurs rapports avec les individus que la force ou le hasard leur a donnés pour maîtres, ils proclament volontiers comme des principes de droit ou de morale, la liberté individuelle, la liberté des opinions, le respect du travail et des propriétés; mais s'ils se considèrent dans leurs rapports avec les individus que la violence ou la ruse leur a soumis, ils invoquent la légitimité de leurs possessions, l'inviolabilité des lois ou des forces existantes, le respect des autorités établies par la divinité elle-même; ce qui signifie toujours que ceux qui ont été les plus forts, désirent de conserver les avantages de la force, même quand elle les abandonne.

Cette double doctrine ne se manifeste nulle part d'une manière plus naïve que dans les états où il existe une classe de maîtres et une autre d'esclaves, et où les individus de la première ne sont pas complètement asservis. Un homme qui tenterait, en Amérique ou en Angleterre, une usurpation semblable à celle qu'un chef d'armée exécuta en France à la fin du dernier siècle, se verrait foudroyé de toutes parts avec les maximes des droits imprescriptibles de l'homme; mais celui qui s'armerait des mêmes maximes pour appeler à la liberté des hommes dont on dispose comme de bêtes, et qu'on traite beaucoup plus cruellement, souleverait contre lui l'opinion générale, et serait poursuivi comme un malfaiteur.

Mais c'est vainement que les possesseurs d'hommes se forment deux morales et deux justices: ils peuvent les établir dans la théorie; tôt ou tard, il faut que, dans la pratique, l'une ou l'autre règne en souveraine. Ce qui est juste et vrai est tel par lui-même ou par la nature des choses, et non par un effet des caprices de la puissance. La plus folle ou la plus insolente des prétentions serait celle d'un individu qui s'imaginerait que c'est à lui qu'il appartient de rendre une proposition fausse ou vraie, juste ou injuste, selon que cela convient à ses intérêts. Ce qui serait absurde dans un individu, est absurde dans une collection d'individus, quelque nombreuse qu'elle soit; le genre humain se leverait tout entier pour déclarer faux un axiome de géométrie, que les choses resteraient les mêmes; il y aurait seulement dans le monde une absurdité de plus; or, les vérités morales ne dépendent pas plus de nos caprices que les vérités physiques ou mathématiques. Un homme qui, par ruse ou par violence, parviendrait à s'emparer de la personne d’un autre; qui l'entraînerait de force dans sa maison ou sur son champ, où il le contraindrait à coups de fouet à travailler pour lui, ne serait pas jugé par un moraliste autrement que comme un brigand qu’il est urgent de réprimer. Si cet homme, arrivé chez lui, s’avisait d’écrire dans un registre et de proclamer, au sein de sa famille, qu’il est légitime propriétaire de la personne qu’il a ravie, qu’il a le droit de disposer d’elle selon ses caprices, et que nul ne peut, sans iniquité, mettre des bornes à ses violences, ces déclarations ni ses prétentions ne changeraient rien à la nature des faits. Ce qui, dans un individu, serait un crime, en est également un dans une multitude armée; une bande qui, au lieu de s’emparer d’une personne, s’emparerait de cinquante ou de cent, serait dans un cas semblable à celui de l'individu que j’ai déjà supposé; il n’y aurait pas d’autre différence si ce n’est que le crime serait beaucoup plus grave dans le second cas que dans le premier. Mais une nation n’est qu’une collection d’individus, et quand elle procède comme ceux que j’ai supposés, elle se trouve dans le même cas; les déclarations qu’elle fait et qu’elle écrit avec plus ou moins de solennité, que tel ou tel acte est juste, que telle ou telle possession est légitime, ne changent rien à la nature des choses. En pareil cas, la loi c’est la force; la légitimité c’est la conformité de la conduite des faibles à la volonté des plus forts. Pour apprécier l'esclavage, nous n'avons donc point à nous occuper de ce que les peuples qui l'ont établi ont écrit dans les registres de leurs délibérations; leurs résolutions et leurs écritures, même quand ils les appellent des lois, ne peuvent en changer ni la nature, ni les causes, ni les effets.

Lorsque l'esclavage domestique existe chez un peuple, et que les individus de la classe des maîtres veulent établir un gouvernement, ils doivent tenir à ceux d'entre eux auxquels ils confient les fonctions de magistrats, de chefs militaires ou d'administrateurs, à peu près le langage suivant:

1° Vous n'exercerez aucune violence sur nos personnes quand même vous en auriez la force, parce que, à notre égard, la force ne serait pas la justice; vous empêcherez qu'aucune cruauté ne soit exercée contre nous; vous réprimerez toutes les atteintes portées à notre sûreté, sans acception de personnes; vous nous écouterez tous également, et vous administrerez la justice avec impartialité, toutes les fois que nous vous adresserons nos plaintes; mais vous n'accorderez aucune protection aux hommes ou femmes que nous possédons, et s'il nous plaît d'exercer des violences ou des cruautés sur eux, vous nous prêterez main-forte en cas de besoin, parce que, à leur égard, la force et la cruauté sont la justice; non-seulement vous ne réprimerez aucune des atteintes qui pourraient être portées par nous à leur sûreté, mais, s'ils venaient se plaindre, vous ne les écouterez point, et vous ferez toujours acception de personnes; entre eux et nous, vous administrerez toujours la justice d'une manière partiale.

2° Vous protégerez la faculté dont nous prétendons jouir d'aller ou de venir à notre gré, de changer de lieu aussi souvent que cela nous conviendra; vous empêcherez surtout que nul ne nous enferme, soit chez nous, soit dans aucun autre lieu, excepté dans le cas où nous serions accusés de quelque crime contre les maîtres, et en observant les formes légales que nous aurons établies; mais vous protégerez en même temps la faculté dont nous prétendons jouir, d'empêcher les personnes que la force nous a soumises, d'aller ou de venir à leur gré, ou de changer de place lorsque cela leur convient; vous nous aiderez, en cas de besoin, à les enfermer dans tel lieu qu'il nous plaira choisir, sans que nous ayons besoin de motiver nos volontés ou d'observer aucune formalité légale.

3° Vous protégerez notre industrie et l'usage que nous entendons faire de notre intelligence et de nos membres; vous nous garantirez la faculté de suivre la profession qui conviendra le mieux à nos moyens, et de travailler ou de nous reposer selon que nous le jugerons utile à nos intérêts; mais vous protégerez aussi la faculté que nous avons, de donner aux hommes possédés par nous, l'industrie qui nous convient, et de régler l'usage de leurs facultés selon nos caprices; vous ne souffrirez point qu'ils travaillent ou se reposent selon leurs besoins; mais vous les obligerez à travailler ou à rester oisifs selon les nôtres.

4° Vous nous garantirez la faculté de manifester nos opinions, soit verbalement, soit par des écrits imprimés ou autres; vous souffrirez que chacun de nous exprime hautement ce qu'il pense, quand même nos pensées pourraient vous déplaire ou contrarier vos projets; mais vous nous garantirez, en outre, la faculté d'empêcher que les hommes qui nous sont soumis, manifestent, par aucun moyen, des opinions qui puissent nous déplaire; et s'ils contreviennent à nos défenses à cet égard, vous protégerez les châtimens arbitraires qu'il nous plaira leur infliger.

5° Vous nous garantirez la faculté d'exercer le culte religieux que nous jugerons le plus raisonnable ou le plus agréable à la Divinité, ainsi que la faculté de prier ou de nous reposer tel jour que nous aurons choisi, et vous n'userez d'aucune force pour nous imposer vos propres croyances; mais vous nous garantirez de plus la faculté de faire exercer, par les hommes qui nous sont soumis, le culte qu'il nous plaira de leur imposer, et de les empêcher de rendre à la Divinité tel hommage qui pourrait leur être commandé par leur conscience.

6° Vous ne percevrez sur nos revenus, ou sur les produits de nos travaux, que les sommes qui vous seront rigoureusement nécessaires pour une bonne administration, et vous nous rendrez un compte clair, net et public de toutes celles que vous aurez perçues et dépensées; mais, en même temps, vous protégerez la faculté que nous avons de nous approprier le fruit des travaux des hommes qui nous sont soumis, et de ne leur laisser que ce qui leur est rigoureusement nécessaire pour soutenir leur existence; car, à leur égard, les extorsions sont de la justice.

7° S'il s'élevait parmi nous, qui sommes les maîtres, des hommes qui voulussent nous soumettre à un pouvoir arbitraire, vous ferez usage de votre puissance pour les réprimer et pour nous protéger; vous les punirez suivant toute la rigueur des lois; mais, s'il s'élevait des hommes qui voulussent soustraire à notre arbitraire les individus que la force nous a soumis, vous vous souviendrez que vous êtes les protecteurs de cet arbitraire; vous livrerez aux tribunaux tout individu qui tenterait de protéger, contre nos violences, les personnes que nous possédons, pour les placer sous la protection de la justice.

8° Vous protégerez surtout la vertu de nos filles et de nos femmes, et vous punirez avec rigueur les misérables qui oseraient attenter à leurs personnes; mais vous nous protégerez aussi dans l'exercice du pouvoir arbitraire que nous entendons exercer sur les filles ou sur les femmes des hommes qui nous sont soumis; si un mari s'avisait de défendre sa femme, ou un père sa fille, contre nos entreprises; vous nous prêterez la force dont vous disposez, pour les châtier de leur témérité, et faciliter ainsi l'accomplissement de nos désirs.

« Vous jurez d'être fidèles à cette déclaration des droits de l'homme et des droits du maître; et si vous y manquez, en protégeant contre nos extorsions, contre notre violence, et même contre notre luxure, les hommes ou les femmes que la force nous a soumis, nous espérons de la sagesse et de la justice de l'Être suprême qui nous entend, qu'il vous punira de vos prévarications par des châtimens éternels. »

L'esprit humain se prête si facilement aux diverses impressions qu'on veut lui donner, et il est si difficile de se rendre raison des opinions qu'on a reçues dans l'enfance, que je conçois très-bien que des possesseurs d'hommes inculquent dans l'esprit de leurs enfans, une série de propositions contradictoires, semblables à celles dans lesquelles je viens de réduire les prétentions d'un planteur ou d'un Anglo-Américain du sud. Je conçois même qu'après avoir lu ces propositions que les colons français, hollandais et anglais, ou américains, aspirent à mettre en pratique, les uns et les autres les trouvent raisonnables et justes, précisément parce qu'elles sont absurdes. Mais c'est se tromper étrangement que de s'imaginer que les hommes règlent leur conduite par les formules qu'on leur fait réciter, et non par leurs besoins ou par leurs habitudes. Les brigands italiens et espagnols qui vont s'embusquer sur les grandes routes, pour dévaliser les voyageurs, ne sont ni des idolâtres, ni des athées; ils ont le même évangile, et une foi aussi robuste que les hommes honnêtes et industrieux qui peuplent nos grandes villes. Ils savent réciter les maximes morales et religieuses qu'on leur a apprises dès leur enfance, aussi couramment qu'un Anglo-Américain du sud peut réciter *les droits de l'homme et les droits du maître* inscrits dans les lois de son pays; cependant, leurs maximes et même leurs croyances ne suffisent pas pour mettre les voyageurs en sûreté.

Les hommes ne sont dirigés que par l'habitude et par l'exemple; quelque contradictoires que soient leurs doctrines ou leurs raisonnemens, ils se montrent dans leur conduite conséquens à ce qu'ils ont toujours pratiqué ou vu pratiquer. Ce n'est point dans les écoles ou dans les livres des législateurs, que les citoyens se forment au gouvernement; c'est dans leurs maisons et dans les relations qu'ils ont avec les individus qui les environnent. Un enfant qui, depuis sa naissance jusqu'au moment où il est parvenu à l'âge d'homme, se voit environné de maîtres et d'esclaves, observe nécessairement les relations qui existent entre les uns et les autres. Il ne voit, dans ces relations, que ce qui s'y trouve en effet, l'emploi continuel de la force contre la faiblesse; le triomphe constant des désirs et des caprices des uns, et l'abnégation complète de la volonté des autres; l'autorité au lieu de raisonnement. Il ne peut pas encore parler, qu'il a déjà pris le ton absolu et l'air impérieux d'un maître; il voit dans ses parens les membres d'un gouvernement; dans les esclaves, il voit des sujets: il a contracté les habitudes d'un despote avant même que de savoir ce que c'est que des magistrats.

Quelle est la différence qu'un homme ainsi élevé, peut voir entre les individus qu'il possède à titre d'esclaves, et les individus qui ne sont point dans l'esclavage? Il n'en est que deux, c'est la force, et le préjugé que les uns sont nés pour obéir, travailler et souffrir, et les autres pour commander et vivre dans l'oisiveté. Chaque individu libre, pour considérer tous les autres comme ses esclaves, n'a donc besoin que de se trouver investi du commandement, et de posséder des instrumens qui lui donnent sur ses égaux la force qu'il a sur ses esclaves. Or, nous verrons bientôt que ces instrumens ne peuvent être difficiles à trouver dans les pays où une partie de la population est née et élevée dans la pratique de l'arbitraire, et où l'autre partie est façonnée pour la servitude.

Un des effets les plus remarquables de l'esclavage est de mettre dans une contradiction perpétuelle les hommes qui exercent une partie de l'autorité publique, et de les condamner à approuver ou à flétrir alternativement les mêmes actions. Il faut ou qu'ils mentent sans cesse à leur conscience, ou qu'ils se flétrissent eux-mêmes dans leurs jugemens. Cette nécessité est le résultat de l'opposition qui existe entre les prétentions que forment les maîtres en leur qualité de citoyens, et celles qu'ils veulent exercer en leur qualité de possesseurs d'hommes. Afin de mieux faire comprendre ma pensée, je citerai quelques exemples.

Un individu qui possède un troupeau d'hommes ou de femmes, en emploie une partie à cultiver ses terres; il loue les autres à des gens qui lui en paient le louage. Mais, comme cela se pratique, il ne laisse aux uns et aux autres que ce qui leur est rigoureusement nécessaire pour ne pas mourir de faim; quant à lui, il vit dans l'abondance au moyen du produit de leurs travaux. Cet homme, après avoir arraché aux malheureux que la force lui a soumis, tout ce que leur travail a pu produire, va dans une cour de justice en qualité de magistrat ou même de juré. Il se place sur son siège; des ouvriers ou des artisans se présentent et demandent la condamnation d'un homme qui, après les avoir long-temps fait travailler, a refusé de leur payer leur salaire. Les faits sont constatés; les lois sont positives; le magistrat condamne l'individu amené devant lui, attendu qu'il est injuste de faire travailler les gens, et de ne pas leur payer la valeur de leur travail. La sentence prononcée, notre magistrat descend de son siège, et va dîner avec le produit d'un travail qu'il n'a payé que par des coups de fouet.

Un autre possesseur d'hommes donne à un de ses esclaves un ordre qui n'est pas assez promptement exécuté, ou bien il s'imagine que cet esclave a manifesté une opinion peu respectueuse. A l'instant, il commande qu'on le dépouille, lui fait attacher les membres à quatre piquets, et lui administre deux cents coups de fouet. L'expédition finie, et encore tout bouillant de colère, ce maître passe dans une salle de justice, et va siéger sur le banc des magistrats. Là, il attend que la force publique lui amène les malfaiteurs qui doivent être soumis à un jugement; un accusé se présente; son crime est de s'être montré trop sensible à l'injure, et d'avoir infligé un châtiment barbare à un être plus faible, qui lui avait manqué de respect. Les lois étant encore positives, le magistrat prononce la sentence; il condamne l'accusé à des peines infamantes. Le jugement prononcé, il va faire déchirer à coups de fouet les enfans et les femmes qu'il tient enchaînés.

Un troisième, pressé d'argent, s'adresse à un marchand d'esclaves; celui-ci consent à lui en acheter quelques-uns, mais il ne veut en recevoir que de jeunes. Notre possesseur va dans sa plantation; il choisit les plus beaux enfans; les arrache des bras de leurs mères ou de leurs pères, et les livre au marchand; et si les cris des parens blessent ses oreilles, il leur fait imposer silence à coups de fouet. Mais notre planteur est magistrat; quand il a réglé ses propres affaires, il faut qu'il administre la justice; il va donc prendre sa place auprès de ses collègues, et une cause importante attire son attention. Une mère dans le désespoir se présente; un misérable lui a enlevé son fils et l’a vendu au loin comme esclave; le fait est constaté, le malfaiteur est dans les mains de la justice; mais il n’est pas possible de retrouver l'enfant qui a été ravi. Le magistrat fait encore son devoir: il condamne à être pendu l’accusé qu’il sait ne pas être plus coupable que lui-même, ni que la plupart des autres possesseurs d’hommes.

Un quatrième est appelé comme magistrat ou comme juré: il doit prononcer sur une grave accusation portée contre un de ses concitoyens. Un père a dénoncé un attentat commis avec violence contre la pudeur de sa fille; il a saisi le scélérat, et il produit de nombreux témoins de son crime. Nos juges possesseurs d’hommes font encore l’application de la loi: l’accusé est condamné et pendu sans miséricorde. Mais le fait pour lequel il subit le dernier supplice n’est pas considéré comme un crime en lui-même: les témoins, les jurés et les juges eux-mêmes, après avoir condamné ou fait condamner l'accusé et avoir été les témoins de son supplice, rentreront chez eux et pourront se livrer, avec impunité, à des attentats plus graves encore que celui qu’ils viennent de punir; ils pourront les commettre contre des êtres plus faibles, et même contre leurs sœurs ou contre leurs propres filles nées dans la servitude.

Enfin, il n’est presque pas un crime, de quelque nature qu’il soit, auquel un individu ne puisse impunément se livrer en sa qualité de possesseur d’hommes, et qu’il ne puisse être appelé à punir en qualité de magistrat. De cette opposition entre la conduite, et les principes qui doivent diriger le jugement, il résulte que les sentimens moraux s'éteignent, et que la justice n’est plus qu’une force brutale, dirigée par l’orgueil et par l'intérêt des maîtres. Lorsque les mêmes dispositions se rencontrent chez tous les hommes dont un gouvernement se compose, depuis les plus humbles fonctionnaires jusqu’aux chefs de l'état, peut-il exister de la sécurité pour un seul individu? Peut-on espérer que des hommes qui se livrent habituellement chez eux à l'arbitraire, à la violence et à tous les vices, deviendront tout à coup justes, humains, désintéressés, et que ce miracle s’opérera dans leur personne, par cela seul qu’ils changeront de dénomination’?

Un des faits les mieux constatés dans les sciences morales, c’est que l'habitude d'exercer l'arbitraire en donne le besoin et en quelque sorte la passion; lorsque des hommes se sont habitués à vivre sur leurs semblables, tout autre genre de vie leur est en horreur; le travail qui s’exerce sur les choses, est tellement vil à leurs yeux , qu’il ne peut convenir qu’à des esclaves. Nous avons constaté ce fait, non par quelques observations isolées et individuelles, mais par des observations faites sur des races entières, chez les peuples de toutes les espèces, sur les principales parties du globe, et à toutes les époques de la civilisation.

Un autre fait qui n'est pas moins bien constaté que le précédent, c'est que, lorsque des possesseurs d'hommes ne peuvent pas rétablir leurs fortunes par le pillage des nations étrangères, ils ne reconnaissent pas d'autres moyens honorables de s'enrichir que le pillage de leurs propres concitoyens. Nous avons vu, en effet, que quoique les colons anglais et français eussent obtenu, pour la vente de leurs denrées, des monopoles dans des marchés très-étendus, ils étaient tous dans la détresse. Un phénomène semblable se manifesta chez les Romains, lorsque le nombre des esclaves se fut très-multiplié, et surtout lorsque l'état de paix eut concentré dans les mains du maître de l'empire les impôts levés sur les peuples vaincus. Les principaux complices de Sylla, de Catilina, de César, étaient des maîtres ruinés, qui n'avaient pas même le moyen de payer leurs dettes.

Des deux phénomènes que je fais observer ici, il en résulte un troisième qui mérite d'être remarqué; c'est la tendance de tous les maîtres à s'emparer du gouvernement. Chacun, selon sa position, aspire à obtenir un emploi qui le mette à même d'agir sur des hommes et de s'enrichir, ou de vivre du moins, s'il le peut, sans travailler. Tacite observait, de son temps, que les Romains renonçaient volontiers à la liberté, pour entrer en partage des produits que donne l'exercice du pouvoir arbitraire. Des voyageurs ont déjà observé chez les Anglo-Américains une avidité d'emplois publics, plus grande que celle que nous observons dans la plupart des états de l'Europe. S'ils avaient recherché de quels rangs sortaient les aspirans, il ne faut pas douter qu'ils n'eussent trouvé que le plus grand nombre appartenaient à des familles possédant ou ayant jadis possédé des esclaves. Il est un fait irrécusable que confirme cette observation; c'est le grand nombre d'hommes qu'ont fourni au gouvernement fédéral, les états exploités par des esclaves. L'état de Virginie seul en a fourni plus qu'aucun des états du nord, quoiqu'il leur soit de beaucoup inférieur par l'industrie, par les richesses et par les lumières. Dans les états du nord, où l'esclavage est à peu près aboli, on naît agriculteur, manufacturier, commerçant, artisan. Dans les états du sud, quand on naît possesseur d'hommes, on naît gouvernant, ou l'on n'est propre à rien.68

L'existence de l'esclavage poussant les hommes de la classe des maîtres vers les emplois du gouvernement, leur faisant un besoin de s'enrichir par ce moyen, et leur donnant en même temps les préjugés et les habitudes de l'arbitraire, il reste à voir quelles sont les ressources que présentent les diverses classes de la population aux gouvernans qui aspirent à se maintenir dans le pouvoir et à établir le despotisme.

Je dois faire observer d'abord que les mêmes mots n'ont pas, dans un pays où l'esclavage est établi, le même sens qu'ils ont dans un pays où il n'existe point d'esclaves. Lorsque des Anglo-Américains ou des planteurs de la Jamaïque, ou même des seigneurs polonais, disent que les propriétés doivent être garanties, et que nul ne doit être dépouillé des siennes sans avoir été préalablement indemnisé, ils n'attachent point à ces mots la même signification que nous. A leurs yeux, garantir les propriétés, c'est abandonner à leur arbitraire les hommes, les femmes, les enfans que la force leur a soumis; porter atteinte à la propriété, c'est mettre la population asservie à l'abri de la violence; c'est lui garantir une portion du fruit de ses travaux; c'est, en un mot, donner des limites à l'arbitraire de ses possesseurs. Cela étant entendu, on comprendra facilement comment il est de l'intérêt de la population esclave, de seconder de tous ses efforts les hommes qui aspirent à l'asservissement des maîtres.

De tous les genres de despotisme, il n'en est point de plus actif, de plus violent, de plus continu que celui qu'exerce un maître sur ses esclaves. Les violences et les extorsions qu'exerce un despote sur la masse d'une population, ne sont rien en comparaison des extorsions et des violences qu'ont exercées, de tout temps, la plupart des maîtres. Peut-on établir quelque analogie entre la plupart des sujets de Tibère et de Néron, et ces multitudes d'esclaves que les propriétaires romains faisaient travailler dans leurs champs, chargés de chaînes, stimulés à coups de bâton, privés de vêtemens, nourris d'alimens grossiers et peu abondans, et enfermés pendant la nuit dans des cavernes souterraines? Le sort des paysans de Perse n'est-il pas cent fois préférable à celui des esclaves des colonies anglaises, françaises, hollandaises ou espagnoles? L'intérêt de tous les esclaves les dispose donc à seconder tout ambitieux qui se présente pour asservir la race des maîtres, et quand même leurs efforts auraient pour résultat d'établir le gouvernement le plus tyrannique qui ait jamais existé, ce gouvernement serait pour eux un bienfait.

Entre les maîtres et les esclaves, il est une classe d'hommes pour laquelle l'asservissement des premiers est un bienfait et un progrès, c'est la classe des affranchis; les hommes de cette classe ont à gagner, de trois manières, à l'établissement d'un gouvernement absolu; d'abord, ils cessent d'être exclus des fonctions publiques, les maîtres n'ayant plus la nomination aux emplois; en second lieu, ils sont moins avilis, parce que les maîtres peuvent moins facilement les opprimer, et que le pouvoir établi au-dessus d'eux les met tous au même niveau; enfin, les maîtres peuvent moins facilement s'emparer du monopole de toutes les professions industrielles; le gouvernement, ne pouvant pas exploiter chaque individu en particulier, est obligé d'établir des impôts sur la masse de la population, et il faut qu'il accorde une sorte de protection à tout individu qui travaille.

Dans l'ancienne Rome, tous les hommes qui voulurent tenter d'établir le despotisme cherchèrent et trouvèrent un appui dans les classes de la population qui n'appartenaient ni aux maîtres, ni aux esclaves, c'est-à-dire parmi ceux qu'on désignait sous le nom de prolétaires. Nous voyons d'abord les hommes de cette classe vendre, en leur qualité de citoyens, leurs suffrages à ceux qui leur en offrent le plus d'argent. Nous les voyons ensuite s'allier à Marius, et le seconder dans toutes les mesures qui ont pour objet l'asservissement ou la destruction des maîtres. Nous les voyons bientôt après devenir les alliés de César, remplir les cadres de ses légions, et marcher avec lui à la conquête de Rome. Nous les voyons, à la mort du dictateur, s'allier à de nouveaux tyrans, et venger sur les grands, le meurtre de leur chef. Plus tard, nous les voyons s'allier à Néron, le servir de toute leur puissance, et le regretter après sa mort. Enfin, nous les voyons, sous le nom de légionnaires, rester maîtres de l'empire, le vendre au plus offrant, et le reprendre pour le vendre encore, quand le possesseur cesse de se conformer à leurs volontés.

Est-il nécessaire d'indiquer les causes de la persévérance des hommes qui ne sont ni esclaves, ni possesseurs d'esclaves, à s'allier à tous les ennemis des maîtres? N'avons-nous pas vu ceux-ci s'emparer de toutes les terres, à titre de propriétaires ou sous le nom de fermiers de la république, et les faire exploiter exclusivement par les mains des étrangers possèdes sous le nom d'esclaves? Ne les avons-nous pas vus chasser ainsi de toutes les campagnes d'Italie les cultivateurs libres et ne leur laisser aucun moyen d'existence? Ne les avons-nous pas vus s'emparer dans le sein de Rome, au moyen de leurs capitaux et de leurs esclaves, de toutes les branches d'industrie et de commerce? Ne les avons-nous pas vus flétrir d'abord et prohiber ensuite le travail exécuté par des mains libres, afin de mieux s'en assurer le monopole par les mains de leurs esclaves? Les classes libres qui correspondaient, à Rome, à nos classes laborieuses, ne pouvaient donc pas avoir d'ennemis plus redoutables ni plus cruels que les possesseurs d'hommes. La classe des maîtres, qui était, pour les individus possédés, le fléau le plus terrible, était, pour tous les individus classés sous le nom méprisant de prolétaires, un fléau non moins redoutable. Pour de tels hommes, Marius, César et Néron lui-même étaient des bienfaiteurs; car, en même temps qu'ils leur donnaient des moyens d'existence, ils détruisaient leurs ennemis.

Mais, lorsqu'il existe, au sein d'une nation, une classe aristocratique dont tous les membres cherchent à s'arracher le pouvoir, et à s'enrichir par son moyen quand ils le possèdent, une classe nombreuse qui ne possède ni propriétés, ni industrie, et une classe plus nombreuse encore qui non-seulement ne possède rien, mais qui est considérée comme la propriété de l'aristocratie, les guerres civiles qu'enfante l'habitude et l'amour de la domination, prennent un caractère d'avidité et de cruauté dont on ne peut avoir aucune idée chez les peuples qui n'ont point d'esclaves. C'est alors que tous les vices développés dans l'intérieur des familles par l'usage perpétuel de l'arbitraire, se manifestent au grand jour, et s'exercent sur la masse entière de la population; chaque chef est le représentant de tous les vices de la fraction de peuple qu’il gouverne. La haine, la vengeance, la délation mettent en mouvement une population d'esclaves ou l'affranchis; l’orgueil, l'ambition, la cruauté, l'avidité mettent les armes dans les mains des maîtres, et une population de prolétaires devient l'instrument de tout ambitieux qui veut la servir. La crainte, l'ambition, la vengeance, commandent des prescriptions qui sont toujours suivies de la confiscation des biens, et de la ruine des familles; et, d’un autre côté, le besoin de richesses et la nécessité de récompenser les misérables qui servent d'instrument, font proscrire les individus ou les familles qui ont assez de richesses pour tenter les vainqueurs. Tels sont les caractères des guerres civiles de sRomains, depuis le moment où les grands eurent acquis un grand nombre d’esclaves, jusqu’au renversement de leur empire.

Lorsque nous lisons, dans l'histoire romaine, les plaintes que forment les patriciens sur l'influence des affranchis, sur leurs délations, et sur le zèle qu’ils mettaient à servir les empereurs, nous sommes naturellement disposés à prendre parti pour les maîtres contre leurs anciens esclaves; nous ne voyons pas que c’est là le commencement de la terrible réaction des hommes asservis contre leurs oppresseurs, réaction qui avait le même but et le même principe que celle des prolétaires, et qui ne devait plus cesser que par l'extermination complète de la race des maîtres. Un affranchi pouvait avoir quelques obligations à l'individu qui lui avait rendu la liberté; ces obligations étaient analogues à celle qu’inspire un voleur, ou l'héritier d'un voleur, à l'individu auquel il restitue une partie des biens qui lui ont été volés, pouvant impunément les retenir. Mais la reconnaissance d’un affranchi ne pouvait pas plus s’étendre sur toute la classe des maîtres, que ne pourrait s'étendre sur la classe entière des voleurs la reconnaissance d’un homme auquel un bien volé aurait été restitué. Les affranchis et les esclaves formaient une nation particulière, essentiellement ennemie de la classe des maîtres; le nom même d'affranchi était une flétrissure qui ne pouvait être effacée que par là destruction de la race qui l’avait imposée.

Chez les peuples parmi lesquels aucune justice n’est établie; les vengeances individuelles ou de famille deviennent terribles et passent de génération en génération, jusqu’à ce qu’elles aient été satisfaites, ou jusqu’à ce que les races qui en sont l’objet aient été complètement détruites. C’est encore un caractère commun aux hommes de toutes les espèces, et que nous avons observé chez toutes les races et sous tous les climats. Or, les relations de maître et d’esclave, ne laissent point de place à la justice; elles en excluent jusqu’au l’idée. La vengeance qui fermente dans le sein de l’esclave, est d’autant plus énergique qu’elle est plus dissimulée, que les injustices se multiplient de jour en jour, et que chaque individu, outre ses propres outrages, est le témoin journalier de ceux qui sont faits à son père, à sa mère, à ses sœurs, à ses frères, à ses fils ou à ses filles. Quand des crimes ont été ainsi cumulés pendant des siècles, et que les obstacles qui en rendent le châtiment impossible, finissent par se rompre, faut-il s'étonner de la violence de la réaction, et de la persévérance avec laquelle les races opprimées poursuivent leurs oppresseurs?

Plusieurs des tyrans romains qui succédèrent à la république des maîtres, furent des monstres par leurs cruautés, si nous les comparons aux mœurs des peuples actuels de l'Europe; mais, si nous comparons leur conduite à l'égard des maîtres, à la conduite de ceux-ci à l'égard de leurs esclaves, nous les jugerons d'une manière moins sévère. Tibère n'a jamais manifesté à l'égard de ses sujets, les sombres défiances, l'avarice, la cruauté ni le mépris que manifestaient et que manifestent encore de nos jours les possesseurs d'hommes envers leurs esclaves. A aucune époque, ni dans aucun pays, aucun tyran n'a réduit ses sujets à l'excès de dénûment et de misère auquel étaient réduits les cultivateurs enchaînés des campagnes romaines; aucun n'a jamais fait descendre ses sujets à la condition des esclaves des colonies modernes.

Il est vrai que les sujets des despotes romains, sur lesquels pesaient les malheurs de la servitude, étaient plus nombreux que les esclaves d'un des membres de l'aristocratie; et qu'un ordre de Tibère ou de Néron frappait un plus grand nombre d'individus que l'ordre d'un riche possesseur de terres. Mais, pour juger équitablement, il faut comparer les violences, les extorsions, les cruautés de tous les maîtres, aux violences, aux extorsions, aux cruautés d'un seul despote: il faut comparer les effets du despotisme collectif des premiers, aux effets du despotisme individuel du second. Or, en faisant cette comparaison, on conçoit très-bien comment les hommes qui avaient appartenu ou qui appartenaient encore à la race asservie, cherchaient un abri sous un pouvoir qui se montrait l'ennemi des riches possesseurs d'esclaves. Les possesseurs d'hommes, pour mieux assurer leur domination, avaient soin d'abrutir leurs esclaves, d'entretenir entre eux la méfiance, d'encourager, de récompenser la délation. Lorsqu'ils eurent été asservis à leur tour, ils recueillirent le fruit de ce qu'ils avaient semé: les affranchis mirent en pratique à leur égard, les leçons qu'ils avaient reçues quand ils étaient esclaves.

Ce serait, au reste, juger d'une manière fort étroite que de s'imaginer que le despotisme ne commença, à Rome, que le jour où elle eut des empereurs; Rome eut des despotes le jour même où un homme eut la faculté de disposer d'un autre d'une manière arbitraire; le jour où un individu put impunément maltraiter, rançonner, abrutir un autre individu. Si les hommes asservis et les affranchis avaient eu leurs historiens, comme les maîtres ont eu les leurs, et si ces historiens nous avaient décrit les vices et les crimes des maîtres, l'histoire des empereurs nous paraîtrait moins horrible; nous ne trouverions sous leurs règnes que l'application en grand des doctrines établies et pratiquées sous la république.

Ainsi, dans un état où une partie de la population est possédée par l'autre à titre de propriété, nous trouvons qu'une grande partie de la classe des maîtres est naturellement disposée à envahir le pouvoir, et à s'emparer des richesses créées par d'autres; nous trouvons que la partie de la population qui ne peut vivre que de son travail et dont l'esclavage avilit ou empêche l'industrie, est également disposée à se liguer avec tout individu qui se propose d'asservir ou de détruire la race des maîtres; enfin, nous trouvons que le despotisme même le plus violent, qui affaiblit ou qui détruit le pouvoir des maîtres, est un bienfait pour les esclaves; la tendance de la masse de la population, la porte donc vers l'établissement du despotisme d'un seul, et quand le despotisme est établi, il est exercé avec la rapacité, la brutalité, la cruauté et la stupidité que mettent des maîtres dans l'exploitation de leurs esclaves.

Diverses circonstances modifient, dans les colonies européennes et chez les Anglo-Américains du sud, les effets que produit l’esclavage domestique sur l'esprit et sur la nature du gouvernement. Les colonies ne sont point indépendantes: elles reçoivent des gouverneurs et une partie de leurs magistrats et de leurs militaires, des pays auxquels elles sont soumises. Ces militaires, ces gouverneurs, ces magistrats sont nés et élevés chez les peuples qui n’admettent point l’esclavage domestique, et qui, par conséquent, peuvent ne pas avoir les vices que la servitude engendre. Par la perte complète de toute indépendance nationale, les possesseurs d’hommes des colonies évitent une partie des maux attachés à leur position. Il faut qu’ils soient possédés par un pouvoir étranger à leur pays, par un pouvoir sur lequel ils ne peuvent avoir d'influence, pour ne pas être les victimes de l’état social établi parmi eux. De là il résulte qu’ils sont tout à la- fois atteints des vices et des calamités qui appartiennent à l’esclavage et à la domination; en leur qualité de possesseurs d’hommes, ils ont les vices et les maux réservés aux despotes; en leur qualité de sujets d’un pouvoir étranger, ils ont les vices qu’imprime la servitude. Mais cet état ne saurait être éternel; la domination est une charge pesante pour les nations qui l’exercent ; elle ne durera qu’avec les erreurs qui la soutiennent et qui sont déjà bien affaiblies. Lorsqu’elle n'existera plus, la domination des maîtres les uns sur les autres se fera sentir, et l'on verra quelles en sont les conséquences.

Une seconde circonstance concourt à modifier les effets de l'esclavage; c'est la faculté qu'ont les maîtres de faire élever leurs enfans chez des nations où l'esclavage domestique est hors d'usage. En employant ce moyen, ils peuvent jusqu'à un certain point affaiblir les mauvais effets que produit sur l'intelligence et sur les mœurs, le spectacle continuel de la violence et de la servilité; mais cette ressource ne peut être employée que par des familles riches, et par conséquent elle est hors de la portée de la masse de la population.

Une troisième circonstance qui a pour effet de modifier les effets de l'esclavage, est la faculté qu'ont les hommes libres de la classe industrieuse d'émigrer chez les nations où le travail n'est point avili. L'usage de cette faculté condamne les nations esclaves à rester éternellement stationnaires; mais aussi elle délivre en partie les maîtres des dangers qu'aurait pour elle une classe nombreuse qui n'aurait ni propriétés, ni industrie. La facilité de l'émigration peut ne pas être la même dans tous les pays; elle est plus grande chez les Anglo-Américains du sud, qu'elle ne l'est dans les colonies françaises: d'où il suit que le danger n'est pas égal pour tous les possesseurs d'esclaves.

Les effets de l'esclavage sont modifiés par une quatrième circonstance chez les Anglo-Américains du sud; par l'influence qu'exercent sur eux les états du nord. Il est évident, en effet, qu'un des principaux résultats de la fédération est de prévenir, dans les états du sud, soit les usurpations de pouvoir, soit les insurrections des esclaves. La division du pays en divers états indépendans, contribue également à rendre les usurpations difficiles. Un individu qui aurait subjugué un état, pourrait n'avoir pas le moyen de subjuguer les autres.

En exposant les diverses manières dont les Anglo-Américains agissent sur les esclaves, il en est une qui paraît incroyable, tant, dans nos mœurs, elle est absurde et atroce; c'est l'interdiction absolue imposée à tous les maîtres d'apprendre à lire à leurs esclaves; un maître qui couperait les mains ou qui crèverait les yeux à un des hommes qu'il considère comme sa propriété, serait puni par les autres maîtres moins sévèrement que s'il lui avait appris à lire et à écrire. Nous ne devons pas considérer cette loi comme une atrocité gratuite; elle est une des conditions de la liberté et de la sécurité des maîtres. Nous ne concevons pas que la liberté d'un peuple puisse se maintenir, si chacun ne jouit pas de la faculté de publier ses opinions; mais nous ne concevons pas davantage que la servitude puisse se perpétuer dans un pays où la publicité règne. Les Anglo-Américains du sud, voulant rester libres, ont admis, pour tous les citoyens, la faculté illimitée de publier leurs opinions; et voulant en même temps perpétuer la servitude parmi eux, ils ont fait une loi de l'abrutissement des esclaves. Ils ont déterminé qu'ils les rendraient assez stupides pour que la liberté de la pensée ne pût contribuer en rien à leur instruction. Si les esclaves savaient lire, en effet, il se trouverait bientôt des affranchis qui sauraient écrire; et, dès ce moment, les maîtres ne pourraient plus assurer leur repos, qu'en soumettant à une censure préalable tous les écrits qui seraient publiés ou introduits sur leur territoire. Ils seraient, par conséquent, obligés de renoncer à une des portions les plus précieuses de leurs libertés, à celle qui sert de garantie à toutes les autres.69

Cependant, les Anglo-Américains sentent déjà vivement les maux attachés à l'esclavage, et ils voudraient s'en débarrasser; mais comment s'y prendre? S'ils déportent annuellement une partie de leurs esclaves, les naissances excéderont les déportations; car il faudra assurer la subsistance des déportés, et cela en réduira de beaucoup le nombre. S'ils les affranchissent, il faudra les éclairer et leur donner une industrie; alors ils se multiplieront rapidement, ils profiteront des avantages de la publicité, voudront exercer les droits des citoyens, et les maîtres les jugeront redoutables. Si, pour prévenir le danger de leur domination, les hommes de la race des maîtres renoncent à une partie de leur liberté; s'ils soumettent les écrits à une censure préalable, ils auront à craindre que, pour les opprimer, leurs gouvernemens ne cherchent un appui dans les hommes de la race affranchie.

Endnotes

68 « La *dynastie virginienne*, comme on l'a appelée, je crois avec raison, est un sujet de plainte dans toutes les autres parties de l'Amérique. Cet état a fourni quatre des cinq présidens, et un grand nombre d'occupans de tous les autres emplois du gouvernement. » Fearon, 6th report, p. 293.

Quand la Louisiane a été abandonnée aux États Unis, les Anglo-Américains se sont jetés avec tant d'avidité sur les emplois publics qui y ont été créés, qu'ils les ont exclusivement occupés, quoiqu'ils n'en connussent ni la langue ni les lois. Robin, tome II, ch. LV, p. 387.

L'avidité des emplois publics n'est pas un vice particulier à une époque ou à une nation. C'est un mal qui peut être le résultat d'un grand nombre de causes; voici, je crois, les principales:

1° L'existence de l'esclavage, ou les préjuges nés d'un tel état;

2° Le monopole, de la part du gouvernement, d'un nombre plus ou moins grand de professions privées, transformées en emplois publics;

4° Une grande facilité de parvenir aux emplois, sans frais et sans capacité;

5° La sécurité attachée aux fonctions publiques, ou l'inviolabilité des fonctionnaires;

6° Des salaires ou des honneurs sans proportion aux travaux à exécuter;

7° L'insécurité attachée à l'exercice des fonctions privées, et les vexations auxquelles sont exposées les personnes qui les exercent.

69 Les Hollandais établis aux Moluques emploient un moyen analogue pour maintenir leurs sujets dans la servitude. « Ils se gardent bien, dit Labillardière, de leur apprendre leur langue maternelle, afin de n'en être pas entendus lorsqu'ils conversent entre eux. » Voyage à la recherche de La Pérouse, ch. VOOO, tome I, page 355.

C'est par des motifs analogues que les prêtres d'Égypte employaient, entre eux, un langage inintelligible pour la population qu'ils avaient assujetie.

Les druides, dont le pouvoir n'était guère moins absolu que celui des prêtres d'Égypte, employaient aussi, suivant le témoignage de César, une langue que le peuple ne pouvait pas comprendre.