Ambroise Clément, "De la spoliation légale" (1848)

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Ambroise Clément, "De la spoliation légale," Journal des économistes, 1e juillet 1848, Tome 20, no. 83, pp. 363-74.

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DE LA SPOLIATION LÉGALE

Parmi les progrès que l'opinion publique aurait à faire , en France, pour arriver à une saine appréciation des intérêts généraux, il en est un, surtout, qui nous semble désirable et urgent, ce serait qu'elle se fixât, avec plus de précision qu'elle ne l'a fait jusqu'ici, surtout ce qui constitue la spoliation ou le vol. La confusion qui existe à cet égard dans les esprits nous paraît être l'une des principales causes du défaut d'accord sur la nature des réformes qu'il convient d'apporter dans nos institutions, et de la faveur qu'obtiennent trop facilement, parmi nous, certains systèmes subversifs de tout ordre social régulier.

Nous nous proposons de donner, dans cet article , quelques indications propres à dissiper la confusion que nous signalons, et à faire reconnaître le VOL sous les diverses formes qu'il peut affecter; et comme la notion du vol ne peut être complète sans une idée précise de la chose sur laquelle il s'exerce , nous commencerons par rappeler les principaux caractères de la Propriété.

La Propriété est le but et le fruit du Travail; elle est composée de toutes les utilités de création humaine, qui, à l'état d'instruments de production ou de produits immédiatement applicables à nos besoins, forment le fondement de notre existence.

C'est le travail qui fonde toutes les propriétés, même celle du sol, car, la puissance productive du sol inculte est si faible, qu'une lieue carrée de terrain suffit à peine pour fournir la subsistance la plus grossière à un seul individu, tandis que la même étendue, bien cultivée , peut faire vivre dans l'abondance plus de 1,500 personnes. On peut donc admettre que le travail a produit, tout au moins, 1,499 parties sur 1,500 de la propriété territoriale actuelle.

Si, à l'état sauvage et pastoral, les propriétés territoriales sont possédées collectivement par la peuplade ou la tribu, c'est, d'abord, para: qu'aucun individu en particulier n'y a ajouté son travail, et, ensuite, parce que l'indivision de la propriété du sol est une conséquence forcée de la manière dont les peuples chasseurs ou pasteurs pourvoient à leur subsistance. A l'état agricole et de civilisation avancée, il y a bien encore quelques propriétés possédées en commun et destinées à certains besoins collectifs des communes, des province» ou de l'Etat , mais ce n'est là qu'une portion relativement peu considérable des propriétés, dont la masse, dans cette situation , est toujours plus ou moins divisée entre les familles.

Chez une population qui, depuis longtemps, aurait été régie selon les règles de la justice et d'une saine économie politique, les propriétés actuelles de chaque famille seraient la représentation exacte des valeurs qu'elle aurait épargnées sur les produits légitimes de son travail, ou de celles provenant d'une semblable source, qu'elle aurait reçues de ses ascendants.

La propriété individuelle, ainsi formée et conservée, est absolument inattaquable au point de vue de l'équité, puisqu'elle est entièrement due au travail et à l'épargne des familles qui en jouissent, et qu'elle n'existerait pour personne si elles ne l'eussent fondée de toutes pièces.

L'expérience de tous les peuples témoigne que la propriété se forme et s'accumule d'autant plus rapidement que le travail est plus éclairé et plus libre, et que la faculté de jouir et de disposer de ses produits est mieux garantie à chacun. Cette garantie doit être l'objet principal des lois et des services publics.

Le Vol est la violation de la propriété. Ses formes sont extrêmement variées, mais on peut toujours le reconnaître à ce caractère, qu'il prive de tout ou partie de la propriété ceux qui l'ont créée par le travail, ou à qui elle a été librement transmise par ses fondateurs, pour la donner à d'autres qui n'y ont aucun de ces titres.

Les effets généraux du vol sont d'affaiblir, ou même de supprimer entièrement, selon qu'il est plus ou moins pratiqué, les motifs du travail et de l'épargne, et, par conséquent, d'empêcher la formation des propriétés; il décourage les habitudes d'activité et de prévoyance en les privant de leur récompense naturelle; il développe, au contraire, la paresse, l'intempérance et tous les vices générateurs de la misère; il tend ainsi à la dégradation progressive de l'espèce humaine et à son anéantissement total.

Le vol s'accomplit à l'aide de la force ou de moyens frauduleux; il peut être pratiqué directement par des individus isolés, ou indirectement, par l'intermédiaire des gouvernements, c'est-à-dire des personnes qui disposent de l'autorité et des forces publiques.

Dans le premier cas, celui où les voleurs agissent sans la complicité des gouvernements, les effets du vol sont généralement bornés, parce que la puissance publique, la résistance individuelle et la réprobation générale s'unissent pour l'arrêter.

Dans le second cas, celui où le vol s'accomplit par l'intermédiaire de l'Etat, ses effets sont incomparablement plus désastreux et plus durables, non-seulement parce qu'il est alors appuyé par la force publique, mais parce que la sanction légale qu'on lui donne, tend à le faire considérer, par ceux qui en profitent, comme l'exercice d'un droit légitime, et qu'avec le temps, il finit par être accepté comme tel par ceux-là même qu'il dépouille.

Parmi les vols qui s'accomplissent sous la direction ou avec l'assentiment des gouvernements, il en est où la force matérielle est seule employée, et que l'on ne cherche pas à dissimuler; tels sont ceux que l'on a longtemps pratiqués par la guerre, lorsqu'elle était suivie de la spoliation des vaincus ou de leur assujettissement à l'état d'esclave ou de serf.

Les autres vols légaux, c'est-à-dire opérés ou permis par l'autorité publique, s'appuient, indépendamment de la force matérielle, sur des préjugés que les spoliateurs s'efforcent d'entretenir autant que possible, ou sur de fausses notions des intérêts communs.

Nous allons citer quelques exemples de ces spoliations, en indiquant les erreurs d'opinion qui tendent à en dissimuler le véritable caractère.

Vols aristocratiques

Ce sont ceux opérés au profit de certaines classes de la population, qui s'arrogent des attributions héréditaires sur le produit du travail des autres classes: tels étaient, en France, avant 1789, les droits seigneuriaux; telles sont encore les spoliations plus ou moins déguisées que comportent, dans la plupart des Etats de l'Europe, les priviléges nobiliaires. Ces vols sont des restes de la conquête et du servage. Ils se perpétuent longtemps après que la force n'est plus du côté des spoliateurs, parce qu'un long usage et l'ignorance des masses les ont consacrés comme des droits.

Vols monarchiques.

Ce sont ceux appuyés sur la pensée que les monarques sont, de droit divin, préposés au gouvernement des peuples, et qu'ils peuvent, en conséquence, légitimement disposer, selon leur volonté, des personnes et des biens de leurs sujets. C'est là ce qui faisait dire à Louis XIV, l'Etat, c'est moi! et c'est ce qui l'affranchissait de tout scrupule lorsque, pour l'entretien de son faste, de ses courtisans, de ses maîtresses et de ses bâtards, il mettait la nation au pillage.

Dans les monarchies constitutionnelles, où les délégués d'une partie plus ou moins nombreuse de la population participent au pouvoir, les vols monarchiques sont moins illimités que sous les gouvernements despotiques, sans cesser, néanmoins, d'être considérables. On attribue au souverain et à sa famille, sous les noms de liste civile, de biens de la couronne, d'apanages, etc., une part des propriétés publiques et du revenu de l'Etat, généralement assez importante pour qu'elle pût faire vivre dans l'aisance douze ou quinze mille familles, et l'on motive l'exagération outrée de ces dotations, sur la convenance de maintenir l'éclat, la grandeur du trône; d'où résulte ensuite une autre convenance, non moins onéreuse, celle de doter richement tous les fonctionnaires qui entourent ou approchent le monarque. Ce personnage est pourtant censé ne pouvoir rendre aucun service au pays, puisqu'il est de principe dans les monarchies représentatives, qu'il ne peut être responsable de rien, et qu'il doit s'abstenir absolument de gouverner. Il n'est donc là que pour recevoir et consommer les richesses que la nation lui fournit et pour lui donner, en retour, le spectacle, apparemment fort nécessaire, de la splendeur du trône.

Vols réglementaires.

Cette classe de vols légaux comprend de nombreuses espèces; nous nous bornerons à signaler les principales.

Les vols réglementaires s'accomplissent par la violation de la liberté des travaux et des transactions; ils sont généralement motivés sur la prétention de faire servir l'autorité publique à la direction et au perfectionnement de l'industrie ou de certaines branches de travaux.

Les anciennes corporations de métiers, les maîtrises et jurandes organisaient la vol réglementaire sur une grande échelle. On ne pouvait exercer que très-peu de professions sans être membre de ces associations et sans se conformer à leurs règlements; or, les corporations décidaient seules du refus ou de l'admission des nouveaux membres; elles pouvaient donc, à leur gré, restreindre la concurrence, élever les prix de leurs produits et rançonner les consommateurs. D'un autre côté, elles privaient les travailleurs non affiliés et les associés qui auraient voulu s'écarter des règles adoptées, du libre exercice de leurs facultés industrielles, leur faisant perdre ainsi les valeurs, souvent considérables, qu'ils auraient pu en retirer. Les dissidents étaient accablés de difficultés et de procès, avec d'autant plus d'acharnement, qu'ils manifestaient plus d habileté, que les corporations avaient plus à redouter leur concurrence, et la société perdait fréquemment, par ces obstacles à tout progrès, le bénéfice d'inventions nouvelles ou de services supérieurs.

Ce régime a été aboli, chez nous, en très-grande partie, par la Révolution de 1789; cependant il nous en reste des traces dans le pouvoir que s'est attribué le gouvernement de régir certaines professions, d'en soumettre l'exercice à son autorisation préalable et de limiter le nombre des personnes qui peuvent s'y livrer; telles sont les professions de courtier, d'agent de change, de notaire, d'avoué, d'imprimeur, de libraire, etc., etc. Les tarifs de salaires ou d'honoraires imposés à quelques-unes de ces professions n'empêchent nullement les titulaires de faire payer leurs services plus qu'ils ne valent réellement, c'est-à-dire plus qu'ils n'obtiendraient sous un régime de libre concurrence; la preuve de cette exaction se trouve dans la valeur vénale qui s'attache au titre conférant la faculté d'exercer les professions dont il s'agit.

De tous les vols réglementaires que nos institutions font encore peser sur nous , les plus considérables et les plus désastreux sont ceux consacrés par l'application du système prétendu protecteur de l'industrie nationale.

Ce système consiste à fermer, autant que possible, le marché national aux produits étrangers, en imposant à leur importation des prohibitions absolues, ou des taxes assez élevées pour être prohibitives.

Le but prétendu du système protecteur est de conserver et de développer, dans le pays, des industries que l'on croit hors d'état de soutenir la concurrence étrangère, et d'assurer ainsi aux nationaux une quantité de travail dont on suppose qu'ils seraient privés si cette concurrence était admise.

Un accroissement de travail n'est pas, dans tous les cas, une augmentation de richesses. Le travail n'est un avantage qu'en raison de ce qu'il produit, et le but à poursuivre est moins de multiplier les travaux que de les rendre plus productifs; mais en supposant qu'il en soit autrement, il est facile de s'assurer que le régime protecteur, bien loin d'accroître la quantité du travail national, la réduit au contraire considérablement. On sait que les capitaux sont l'aliment indispensable du travail, que plus un pays en possède et plus il peut fournir d'occupation à sa population; or, on comprend de suite que des industries protégées contre la concurrence étrangère, à cause de l'infériorité relative de leurs résultats, ne sauraient constituer un emploi des fonds productifs bien favorable à l'accumulation des capitaux: cette accumulation s'accomplit en effet d'autant plus rapidement que la production est plus avantageuse, plus abondante, qu'elle laisse chaque année, sous toutes les formes, des excédants de valeurs plus considérables. Il est bien évident, par exemple, que si nous voulions consacrer des services productifs valant un franc à faire mûrir, dans le nord de la France, une orange que le commerce avec le midi de l'Europe peut nous procurer par d'autres services productifs valant dix centimes, nous serions dans une fort mauvaise voie pour accroître nos capitaux. Le régime protecteur, cependant, ne fait pas autre chose. Il nous force à nous procurer chèrement, par de certains travaux, ce que la liberté des échanges nous ferait obtenir à bon marché par d'autres travaux; il restreint ainsi, autant qu'il est en lui, l'importance de nos épargnes, et, par conséquent, la quantité de travail qu'elles peuvent alimenter.

Voici d'autres résultats du régime protecteur:

1° En privant les industries protégées du stimulant de la concurrence étrangère, il tend à maintenir leur infériorité relative, en tout ce qui tient à des causes modifiables, et, par exemple, à l'imperfection des procédés industriels; il retarde ainsi leurs progrès.

2° En provoquant les représailles, ou la réciprocité des entraves douanières, il restreint les débouchés et, par conséquent, les développements de toutes les industries vraiment nationales, c'est-à-dire, de celles qui rencontrent dans chaque pays des avantages spéciaux, de meilleures conditions de succès qu'elles n'en trouvent ailleurs; il borne ainsi l'usage que nous pourrions faire des forces naturelles très-variées que la Providence a inégalement réparties entre les diverses contrées, et il prive toutes les nations de la faculté de donner à leurs fonds productifs l'emploi le plus avantageux pour tous.

3° En empêchant, autant que possible, le mélange d'intérêts qu'amènerait le libre développement des relations commerciales entre les peuples, il les prive du moyen le plus puissant d'assurer la paix générale et de s'affranchir des énormes sacrifices que leur imposent les armées permanentes.

4° Enfin, le système protecteur permet à une partie des producteurs nationaux, particulièrement aux grands propriétaires fonciers et aux grandes entreprises manufacturières, d'élever les prix de leurs produits bien au-dessus de ceux que déterminerait la concurrence générale des producteurs de toutes les nations, et de grever ainsi la masse des consommateurs d'une charge annuelle dont l'importance, d'après des évaluations fixées au plus bas, dépasse, en France, le montant de toutes les contributions perçues par l'État.

Nous bornerons là nos observations quant aux vols réglementaires, et nous ne dirons rien des spoliations de la même espèce projetées depuis la révolution de Février, telles, par exemple, que celles qu'aurait réalisées le système d'association d'ouvriers développé au Luxembourg par M. Louis Blanc; nous espérons que le bon sens de la population a définitivement fait justice de ces monstruosités, et qu'il préservera la société de l'abîme affreux où les utopistes de celte détestable école voudraient l'entraîner.

Vols industriels.

Nous désignons ainsi certaines spoliations qui, sans être précisément sanctionnées par la loi, rentrent cependant dans la catégorie des vols légaux, en ce sens que l'autorité publique, chargée de protéger la propriété, manque à leur égard à cette mission, en les tolérant plus ou moins ouvertement.

Les économistes ont donné la dénomination de commerce de spéculation à des opérations consistant à acheter des produits dans les moments où ils sont surabondants pour les revendre lorsqu'ils deviennent plus rares; ce sont là des actes légitimes et dont l'effet utile est d'empêcher, dans une certaine mesure, que le prix des produits s'écarte beaucoup de sa moyenne générale; mais dans le langage usuel, on comprend sous la désignation de spéculations commerciales un grand nombre d'opérations n'ayant nullement ce caractère et qui, souvent, ne sont que des déplacements de richesses, opérés à l'aide du mensonge et de la fraude, c'est-à-dire de véritables vols.

Les procédés employés dans ces spéculations sont très-diversifiés; en voici quelques exemples:

Des spéculateurs se concertent pour acquérir et revendre ensuite un établissement industriel, une usine, une concession de mines, etc.; tout compte fait, leur acquisition leur coûte cent mille francs, et en réalité, elle ne vaut pas davantage. Cependant, ils divisent cette propriété en actions, ils publient des annonces mensongères sur le revenu qu'elle est susceptible de produire; puis, à l'aide de divers moyens de captation, de certaines manœuvres de Bourse bien connues des gens du métier, ils parviennent à placer toutes ces actions à des prix qui doublent, triplent et quelquefois décuplent la valeur vénale de l'objet qu'elles représentent, réalisant ainsi, en quelques jours, des gains énormes aux dépens des acquéreurs de leurs actions.

Le jeu effréné qui s'établit dans les Bourses de commerce sur le prix des effets publics et de certaines classes de denrées ou marchandises, ou même sur des titres qui ne représentent rien, comme les promesses d'actions dans une entreprise dont la fondation est éventuelle, constitue un genre d'opération non moins immoral et non moins désastreux que celui que nous venons d'indiquer; il enrichit les spéculateurs les moins scrupuleux en ruinant les autres; il nuit au commerce régulier en donnant lieu à des fluctuations artificielles dans le prix des objets sur lesquels il opère, et en retenant, pour un emploi stérile, des masses de capitaux; il tend à détourner l'activité de la population de l'industrie utile, en ouvrant à la cupidité une voie qui paraît offrir des chances de gains rapides et considérables, sans exiger aucun labeur.

On a dit avec vérité que la faillite, qui, autrefois, était une honte, était aujourd'hui devenue un art, un moyen de vivre largement, ou même de s'enrichir aux dépens d'autrui. S'il est encore des négociants que la situation de failli accable, désespère et pousse quelquefois au suicide, ils ne forment que de rares exceptions. La plupart, après avoir fait accepter 10 ou 15 pour 100 à leurs créanciers, paraissent jouir d'une parfaite tranquillité d'âme, et ils n'admettraient pas facilement qu'ils aient pu perdre ainsi aucun titre à la considération publique. Cette profonde altération de la sévérité de la conscience permet à beaucoup d'entrepreneurs d'industrie, qui opèrent principalement sur des capitaux empruntés, de vivre avec un luxe croissant, et d'absorber, chaque année, par leurs dépenses personnelles, beaucoup plus qu'ils ne produisent; ils continuent de la sorte, couvrant leurs déficits avec de nouveaux emprunts, jusqu'au moment où, ne pouvant plus cacher leur situation, ils viennent exposer leurs malheurs à ceux qu'ils ont dépouillés.

D'autres, encouragés par l'impunité, à peu près complète, assurée à ce genre de vols, arrangent leurs affaires, leurs mariages ou autres actes de famille, de manière à ne rien posséder en propre, tout en paraissant jouir d'une certaine fortune; puis, abusant du crédit fondé sur cette apparence, ils exploitent, sous diverses formes, la confiance qu'ils ont surprise; ils emmagasinent, par exemple, des marchandises ou denrées qu'ils n'ont pas payées, les vendent à perte, afin de les écouler plus rapidement (au grand préjudice de leurs concurrents de bonne foi), puis ils détournent le produit de ces ventes, en ayant soin de simuler, autant que possible, dans leurs écritures, des pertes ou des emplois fictifs de capitaux. Arrivant ainsi à la faillite, après quelques années, ils vont jouir ailleurs de ce qu'ils ont extorqué.

Ceci n'est malheureusement pas une supposition gratuite; le nombre des faillites frauduleuses, de cette façon ou d'une autre, est très considérable; et si, néanmoins, il en est peu qui donnent lieu à des poursuites, c'est, d'une part, parce que les créanciers, généralement absorbés par d'autres affaires, préfèrent presque toujours l'arrangement immédiat le plus onéreux aux embarras et aux lenteurs qu'entraînent les procès, et, d'autre part, parce que les magistrats, ne trouvant pas, dans les mœurs publiques, une réprobation bien énergique à l'égard des faillis, ne remplissent leur devoir, sous ce rapport, que très-imparfaitement.

Parmi les diverses espèces de vols industriels, l'une des plus dangereuses nous paraît être celle qui procède par l'accaparement plus ou moins complet de certaines branches de production, par la fondation de monopoles artificiels.

Alors même que les institutions n'apporteraient aucune entrave à la liberté des travaux, la concurrence ne serait pas, pour cela, absolument illimitée; son extension est plus ou moins bornée, dans chaque genre de production, par la nature des choses, par l'impossibilité de fournir à tous des instruments de production, ou de les diviser, sans perte, au delà de certaines limites. Dans l'industrie agricole l'extension de la concurrence est limitée à ce que comporte l'étendue du territoire national; dans l'industrie des mines, elle est bornée par le nombre et l'importance des gisements que renferme ce territoire; dans toutes les industries indistinctement, la concurrence peut être plus ou moins restreinte par la concentration ou la réduction du nombre des entreprises.

Les restrictions de concurrence opérées par ce dernier moyen ne sont légitimes qu'autant que la concentration amène, dans le prix de revient des produits, un abaissement dont profitent les consommateurs; lorsqu'elle n'offre pas cet avantage et qu'elle tend seulement à monopoliser les travaux au profit exclusif des entrepreneurs, elle devient un moyen de rançonner à la fois les consommateurs et es ouvriers; elle est alors très-nuisible à la société, et l'autorité publique doit y apporter des obstacles sérieux.

Nous avons, chez nous, un assez grand nombre d'exemples de concentrations d'entreprises industrielles ayant ce dernier caractère. Les manufactures de glaces de Saint-Gobain et de Saint-Quirin sont parvenues, en ruinant ou en achetant les entreprises rivales, à fonder un monopole qui leur permet aujourd'hui de vendre leurs produits à 40 pour 100 au-dessus des prix que pourraient établir des fabriques de moyenne importance; quelques entreprises de forges sont arrivées, par les mêmes procédés, à établir dans plusieurs parties de la France de semblables monopoles; les mines de houille d'Anzin, d'abord partagées en plusieurs concessions qui devaient former autant d'entreprises rivales, sont devenues la propriété d'une seule compagnie qui, au moyen de ce monopole, a pu réaliser, en maintenant ses ouvriers dans une misère extrême, d'énormes bénéfices; une concentration plus importante encore a été opérée récemment par la compagnie des mines de la Loire, qui a réuni en une seule entreprise plus de soixante exploitations rivales, dont quelques-unes étaient déjà considérables; la fondation de ce monopole offrait une telle perspective de bénéfices, à prélever sur les consommateurs ou les ouvriers, qu'elle a permis à la compagnie de porter tout à coup, presque au décuple, la valeur vénale des mines réunies; certains spéculateurs, en vendant des parts d'intérêts qui, avant cette réunion, avaient à peine une valeur reconnue de 100 mille francs, ont pu réaliser, en quelques mois, un bénéfice de 900 mille francs.

L'accaparement des moyens de production, en vue de la fondation de monopoles, est déjà proscrit par nos lois, mais ces lois n'ont jamais été appliquées aux monopoleurs puissants.

De scandaleuses fortunes ont été usurpées, en France, surtout pendant les quinze dernières années, par les moyens que nous venons de signaler; elles ont justement excité l'indignation de la partie honnête de la population, et c'est vainement que l'autorité publique de l'époque chercherait à dissimuler sa déplorable faiblesse, ou sa connivence, sous le prétexte que la répression de ces spoliations aurait porté atteinte à la liberté des transactions, ou que la culpabilité des moyens par lesquels elles ont été accomplies ne pouvait être constatée sans de grandes difficultés; la liberté des transactions ne saurait jamais légitimement comporter la liberté du vol, sous quelque forme qu'il se produise, et quant aux difficultés de la répression, on en surmonte tous les jours de plus grandes dans la poursuite de délits moins importants; l'impunité des spoliations dont ii s'agit n'a eu d'autre cause que la démoralisation, malheureusement trop réelle, de l'autorité publique.

Vols à prétentions philanthropiques

Nous n'avons pu trouver une dénomination moins singulière pour désigner la classe de vols légaux dont nous allons nous occuper.

Malgré les nombreuses imperfections de mœurs qui existent encore dans les sociétés actuelles, on ne saurait méconnaître que les sentiments de bienveillance, de pitié, de commisération pour la souffrance, sont plus vifs et plus universels de nos jours, qu'ils ne l'ont jamais été; cela est suffisamment prouvé par un grand nombre de faits, notamment, par la multiplicité croissante des Sociétés libres de bienfaisance et par l'abondance des dons volontaires que l'on recueille chaque fois qu'il s'agit de soulager des populations frappées par l'inondation, l'incendie ou d'autres fléaux. La charité légale, c'est-à-dire, opérée par le gouvernement au moyen des contributions publiques, est donc moins nécessaire aujourd'hui qu'à aucune autre époque, et nous pensons qu'elle pourrait être supprimée, sans qu'il y eût moins d'infortunes soulagées.

Venir au secours de nos frères en humanité, lorsque nous les voyons en proie au besoin et à la souffrance, n'est pas un acte qui nous paraisse devoir être imposé ni accompli par l'autorité publique, car, en se substituant à la bienfaisance privée, elle la rend, en apparence, beaucoup moins nécessaire, et, sans pouvoir jamais la remplacer avantageusement, elle tend à la supprimer.

La somme de tous les secours publics distribuée chaque année en France, est assurément fort inférieure à celle librement employée par la bienfaisance privée et par la multitude des Associations charitables indépendantes du gouvernement; or, il est certain que ces derniers secours seraient incomparablement plus abondants encore, s'ils n'étaient restreints par la pensée que les malheureux peuvent s'adresser aux établissements publics. La charité légale n'accroît donc pas l'abondance des secours, et il est, au contraire, fort probable qu'elle la réduit considérablement.

Maintenant, qu'arrivera-t-il, si l'on cherche à réaliser les imprudentes déclarations faites, à l'issue de la révolution de Février, au sujet du droit à l'assistance, ou au travail, que l'Etat devrait garantir à tous? N'est-il pas évident que l'application de semblables principes, si elle était praticable, tendrait à anéantir absolument la charité privée, à éteindre, avec le temps, tous les sentiments de bienveillance et de commisération?

Et d'un autre côté, si l'assistance publique n'est plus éventuelle, si elle devient un droit pour tous ceux qui pourront la réclamer, si chacun est déchargé par l'Etat de la responsabilité de sa propre existence et de celle de sa famille, quelle large voie n'ouvre-t-on pas à la propagation de tous les vices générateurs de la misère et à la multiplication progressive des classes malheureuses et parasites! Dès que l'assistance est un droit assuré, il n'y a plus de motifs pour ne pas s'abandonner à toutes les impulsions de l'imprévoyance et de la paresse: pourquoi se fatiguer, pourquoi chercher à acquérir ou à développer des facultés utiles, pourquoi restreindre ses besoins, pourquoi s'abstenir de former de nouvelles et nombreuses familles, lorsqu'on a, dans tous les cas, le droit de réclamer à la société des moyens suffisants de subsistance? Avec le plein exercice d'un semblable droit, il est bien évident que la population parasite s'accroîtra tous les jours aux dépens de la population productive, et que la position des pourvoyeurs devenant de plus en plus intolérable, leurs émigrations dans le camp des assistés suivront une marche progressive; la société entière se trouvera-bientôt ainsi dans le cas de réclamer le droit à l'assistance; il restera alors à savoir comment l'Etat pourra lui garantir ce droit.

Concluons que nul ne saurait avoir le droit de vivre aux dépens d'autrui, et que les vues philanthropiques de nos modernes réformateurs n'auraient d'autre résultat que de substituer aux aristocraties brodées dont nous sommes délivrés, une aristocratie indigente qui ne serait pas moins oppressive pour les vrais travailleurs.

Vols administratifs.

Toutes les fonctions gouvernementales ou administratives qui n'ont pas le caractère d'un service utile à la nation, et tous les services utiles, mais compliqués plus qu'il n'est nécessaire, ou rémunérés au delà de leur valeur, constituent une spoliation au préjudice de la masse des contribuables et au profit des classes qui puisent leurs moyens d'existence dans les revenus publics.

La tendance à vivre aux dépens d'autrui, en occupant une place, n'est pas nouvelle parmi nous; l'historien de Louis XI écrivait, il y a trois siècles et demi, que les Français de son temps n'avaient souci de rien, sinon d'offices et états, que trop bien ils savaient faire valoir; et, en 1819, Paul-Louis Courier, rapportant ce propos, ajoutait: « Les choses ont peu changé; seulement cette convoitise des offices et états (curée autrefois réservée à nobles limiers) est devenue plus âpre encore depuis que tous y peuvent prétendre. Quelque multiplié que paraisse aujourd'hui le nombre des emplois, qui ne se compare plus qu'aux étoiles du ciel et aux sables de la mer, il n'a pourtant nulle proportion avec celui des demandeurs, et.on est loin de pouvoir contenter tout le monde. »

Cette plaie, depuis Courier, n'a cessé de s'agrandir; on estime qu'à partir seulement de 1830, le nombre des emplois publics s'est accru de plus de cent mille; la France compte aujourd'hui, proportion gardée de la population, dix fois plus de fonctionnaires que l'Angleterre et trente fois plus que les Etats-Unis, et malgré le classement de cette armée des parasites, l'essaim des solliciteurs non pourvus s'accroît tous les jours; en ce moment même il menace de tout envahir, car il a recruté les classes ouvrières qui viennent, à leur tour, presser l'Etat de s'emparer des ateliers, afin qu'il puisse leur distribuer, au lieu de salaires, des emplois et des traitements. Mais, au nom de Dieu, lorsque nous serons tous fonctionnaires ou employés du gouvernement, et qu'en cette qualité, travaillant peu et dépensant beaucoup plus que nous ne pourrons y apporter, qui donc comblera le déficit? Qui donc remplira ce trésor chaque année?

Il est tenu de s'arrêter sur cette pente fatale et de se demander si une révolution dirigée contre l'abus de la puissance gouvernementale doit, logiquement, avoir pour résultats l'agrandissement de cette puissance, l'extension de ses attributions.

Lorsque les fondateurs de l'Union américaine eurent à déterminer les attributions du gouvernement central, ils se préoccupèrent bien plus des abus possibles du pouvoir, que des avantages que l'on pourrait espérer de son action en en reculant les limites, et leur juste défiance ne fut pas écartée par la pensée que ce pouvoir devait, comme chez nous en ce moment, émaner du suffrage universel; ils savaient que des hommes appelés à exercer l'autorité, quelque faible que fût leur part de l'imperfection commune et de quelque source que leur vînt la puissance, ne manqueraient pas d'en abuser si elle était étendue au delà du besoin; ils connaissaient, d'ailleurs, tout le prix de la liberté, et comprenaient fort bien qu'elle est plus limitée et plus précaire à mesure que l'on restreint, au profit de l'autorité publique, la sphère de l'activité individuelle; en conséquence, ils procédèrent à la composition de la tâche du gouvernement, pour ainsi dire, par voie de réduction, lui enlevant tout ce qui parut pouvoir être laissé sans danger à l'activité individuelle, et limitant ses attributions à ce qui était strictement nécessaire pour le maintien de l'indépendance nationale et de l'ordre intérieur. C'est ainsi qu'ils fondèrent l'organisation politique la plus simple, la plus économique et, en même temps, la plus efficace que l'on connaisse! Une liberté aussi étendue que possible, une sécurité complète, et soixante-treize ans d'une prospérité inouïe et progressive, ont été les fruits de cette sage organisation.

Dans la même durée, le régime politique de la France a été changé onze fois sans que nous soyons encore arrivés à des institutions rationnelles, à rien qui puisse inspirer pour l'avenir une véritable sécurité.

Tant que nous verrons dans le gouvernement autre chose qu'un moyen d'assurer le développement libre et régulier de toutes les facultés utiles, en garantissant de toute violence et de toute atteinte l'exercice de ces facultés et les biens qu'elles procurent légitimement, tant que nous voudrons y voir une puissance ayant mission de tout conduire, de diriger et l'industrie, et l'enseignement, et les cultes religieux, et les intérêts matériels des communes et des provinces, etc., en un mot, de commander l'action de la société, au lieu de se borner à en protéger le libre développement, nos révolutions successives n'amèneront aucune amélioration réelle et ne porteront que de mauvais fruits; nos institutions se compliqueront tous les jours davantage, les races parasites qui vivent aux dépens des véritables producteurs se multiplieront de plus en plus, et le gouffre des spoliations administratives s'agrandira sans cesse.

Endnotes

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