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L’Irlande Sociale, Politique, et Religieuse. Septième Édition entièrement revue et corrigée et précédée d'une Notice sur l'état présent de l'Irlande 1862-1863. (Paris: Michel Lévy frères, 1863). Volume 1.http://davidmhart.com/liberty/Books/1863-Beaumont_Irlande/Beaumont_Irlande1863-vol1-ebook.html
,Gustave de Beaumont, L’Irlande Sociale, Politique, et Religieuse. Septième Édition entièrement revue et corrigée et précédée d'une Notice sur l'état présent de l'Irlande 1862-1863. (Paris: Michel Lévy frères, 1863). Volume 1.
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Dans le livre dont je donne ici une nouvelle édition, je me suis appliqué à peindre l’état de l’Irlande, et la cause de ses malheurs.
J’y ai montré ce pays, à peine échappé aux premières violences de la conquête, soumis aux rigueurs d’une persécution religieuse qui a duré des siècles; puni pour sa fidélité au culte catholique que désertaient ses vainqueurs; subissant la double oppression d’une aristocratie étrangère et protestante. J’ai dit comment ce vice originaire d’une mauvaise aristocratie avait été pour l’Irlande la source première de ses maux, et se retrouvait encore aujourd’hui au fond de ses institutions et de ses mœurs; dans le gouvernement du pays comme dans les rapports de la vie civile, dans les relations mutuelles du riche et du pauvre, du propriétaire et du fermier. J’ai montré le maître du sol, dur ou indifférent, presque toujours absent du pays, méprisant ses colons comme des êtres inférieurs par la race et séparés de lui par la religion; et ceux-ci, domptés, mais non soumis, lui rendant la haine pour le mépris. J’ai tâché de peindre cette société singulière, qui forme en quelque sorte deux sociétés distinctes entremêlées et jamais confondues, dont l’une était liguée pour l’oppression et l’autre pour la révolte : la première dominant au moyen de lois, régulières et iniques; au sommet, une Église imposée, un parlement corrompu, un gouvernement mis au service des intérêts du riche et des passions du sectaire; et en bas, pour sanction du droit, le juge, le constable, le soldat et le bourreau; et, en face de cette société officielle et tyrannique, la terrible confédération des opprimés, couvrant l’Irlande de ses trames mystérieuses, ourdie dans l’ombre et ne se révélant que par les coups de foudre de sa formidable justice; opposant ses lois aux lois, ses arrêts aux arrêts des juges; frappant les personnes et les choses, et entretenant une perpétuelle terreur dans l’âme de ceux dont elle ne prenait pas la vie. J’ai exposé enfin les conséquences d’une telle anarchie : le développement progressif des haines et des vengeances, l’insécurité de la vie et de la propriété, la disparition des propriétaires et des capitaux, l’accumulation de toutes les causes de ruine, et en somme la création de deux choses spéciales à l’Irlande : l’une, qui est un type de misère sociale inconnue ailleurs; la seconde, une certaine nature de crimes atroces qui ne se rencontre dans les annales d’aucun autre peuple.
Après avoir dépeint la tyrannie des Anglais en Irlande, j’ai signalé le point d’arrêt de cette oppression, et exposé comment l’Angleterre a entrepris de guérir les plaies qui sont son ouvrage : et d’abord comment, par des réformes successives et notamment par la grande émancipation de 1829, l’Irlande a été tirée de l’abîme où elle était plongée, affranchie des lois pénales qui l’avaient tenue sous le joug, appelée peu à peu à la jouissance des droits civils et politiques par le bienfait des institutions qui sont inhérentes à la constitution anglaise. J’ai montré cette réforme s’accomplissant non seulement sous l’influence de nouveaux principes, mais encore avec l’aide d’un homme, qui, à lui seul, a été pendant quarante ans la première institution de son pays; que l’Irlande a perdu mais non oublié [1]; d’un homme grand pendant sa vie, et destiné à devenir plus grand encore après sa mort.
Il y a vingt ans que j’ai fait cette peinture. Le tableau est-il toujours vrai ? En quoi est-il le même aujourd’hui ? En quoi est-il différent ? Beaucoup de choses sont encore ce qu’elles étaient; d’autres ont changé. Lesquelles sont restées semblables ? Lesquelles sont différentes ?
Je voudrais indiquer ici ce qui, dans le livre publié en 1839, demeure une peinture fidèle du présent, et ce qui doit en être effacé ou modifié comme représentant un passé différent ou aboli.
Mais, d’abord, il est arrivé dans l’état social de l’Irlande un accident extraordinaire, inouï, dont il ne se trouverait peut-être pas un exemple analogue dans un autre pays, et qui avant tout demande à être expliqué.
En 1841, la population de l’Irlande était de 8 175 000 habitants; en 1861, elle n’est plus que de 5 764 000. C’est le chiffre officiel du dernier recensement. L’Irlande a donc aujourd’hui 2 410 000 habitants de moins qu’elle n’avait il y a vingt ans.
Et ce ne sont pas seulement, remarquez-le bien, 2 410 000 âmes qui manquent à la population irlandaise. Suivant le cours naturel des choses, et en adoptant les bases d’après lesquelles les commissaires anglais du recensement ont coutume d’établir leurs calculs [2], cette population aurait dû, dans le cours de vingt ans, s’accroître de un à deux millions, qui, ajoutés au chiffre de 8 175 000 existant en 1841, auraient produit un chiffre d’environ 10 millions en 1861. Le déficit n’est donc pas de 2 millions et demi, mais en réalité de 5 millions [3].
Quelle a pu être la cause d’une pareille dépopulation ? Quel fléau s’est abattu sur ce malheureux pays pour anéantir ainsi en masse la moitié de ses habitants ? Quel nouvel Attila a promené sur les champs de l’Hibernie et sur ses pauvres cabanes la faux de la destruction et de la mort ? Et si de telles ruines ne viennent pas des hommes, quel en est donc l’auteur ?
C’est aujourd’hui en Irlande une espèce de lieu commun que la principale cause de ses maux vient d’un excès de population, et qu’il faut, par tous les moyens possibles, tendre à la diminuer. Le temps est cependant encore peu éloigné où tout l’effort de l’aristocratie irlandaise était de l’accroître. Il n’y avait pas de propriétaire, en Irlande, qui ne s’efforçât de multiplier sur son domaine le nombre de ses tenanciers. Outre que cet accroissement flattait son orgueil en étendant son influence, il augmentait aussi ses revenus.
La fécondité singulière d’un tubercule entré au dix-huitième siècle dans la culture européenne était venue favoriser cette disposition. La pomme de terre a, en effet, ce caractère particulier que, sur un espace de terre donné, elle produit une somme d’aliments humains proportionnellement beaucoup plus grande que tout autre fruit du sol. Le plus petit champ ensemencé en pommes de terre fournissait ainsi, au misérable qui l’occupait, de quoi vivre, en même temps que le surplus de son travail était consacré à payer la rente due au propriétaire. Sous l’influence de ce système, la population irlandaise se multiplia à l’infini; la terre d’Irlande fut divisée en une infinité de parcelles, toutes soumises à la même culture. Le propriétaire irlandais vit ainsi pulluler sous sa main des fermiers, des électeurs et des clients [4]; le sol fut mutilé, broyé, réduit en poudre; chaque grain de sable représentait une famille, une rente, un patronage. Mais telle était la conséquence économique d’un tel système, que désormais l’existence de tout un peuple dépendait exclusivement d’une racine.
Un jour vient où cette racine, seul aliment de 8 millions d’hommes, est atteinte d’une maladie qui la fait mourir, ou la rend malsaine pour ceux qui s’en nourrissent. C’était en 1845. Un cri s’élève dans toute l’Irlande, répété dans toute l’Angleterre, et dont l’écho retentit dans le monde entier : la pomme de terre est malade en Irlande. Ce cri voulait dire : l’Irlande va mourir de faim. Pourquoi ce cri ? Pourquoi cette conséquence ?
En même temps que le fléau frappait l’Irlande, il atteignait aussi l’Europe et l’Amérique elle-même; la maladie de la pomme de terre se déclarait au même moment en Italie, en Espagne, en France, en Belgique, au Danemark et dans la Nouvelle-Écosse. Mais pour tous ces pays, où la pomme de terre n’est que l’un des moyens d’existence du peuple, ce n’était qu’un événement fâcheux; pour l’Irlande, qui n’a pas d’autre aliment, c’était la plus affreuse calamité. Non que la pomme de terre soit le seul produit de l’Irlande : l’Irlande est féconde en céréales et en fruits de toutes sortes. En 1846, année de la famine, l’Irlande avait, en céréales, une magnifique récolte. Mais, comme l’écrivait sir W. Routh, commissaire général du gouvernement anglais, à M. Trevelyan, principal secrétaire pour l’Irlande, le 1er janvier 1846 : « Le blé, l’orge et l’avoine ne sont pas considérés par le peuple comme des aliments. » (Wheat, oats and barley are not considered as food by the people) [5]. L’Irlande vit de pommes de terre et vend son blé pour payer la rente du propriétaire [6]. Il est remarquable qu’au moment même où la famine éclatait en Irlande par la maladie des pommes de terre, l’exportation des céréales d’Irlande en Angleterre se poursuivait comme par le passé. Je trouve dans les rapports officiels de la douane britannique les chiffres qui suivent :
« Importation d’Irlande en Angleterre, du 5 juillet 1845 au 5 janvier 1846 (précisément à l’époque où le fléau a commencé à sévir) :
Blé | 223 116 | quarters. |
Orge | 66 863 | quarters. |
Avoine | 703 314 | quarters. |
Farine de blé | 605 917 | cwts. |
Farine d’avoine | 452 144 | cwts. [6b] |
Des rapports séparés sur chacun des mois qui suivent pendant toute l’année 1846, l’année de la grande famine, constatent la même proportion dans l’exportation qui se fait d’Irlande en Angleterre [7].
Il est donc rigoureusement vrai de dire que la population irlandaise peut mourir de faim au sein de la plus grande abondance.
Cependant le cri d’alarme poussé en Irlande a retenti au sein du parlement anglais. À ce cri les animosités et les haines font silence, la pitié prend dans les âmes la place du ressentiment, la barrière qui séparait les partis s’abaisse… Peel et O’Connell, ces deux adversaires de trente années (les jours de l’un et de l’autre étaient, hélas ! comptés !), se donnent la main ! une seule voix retentit sous les voûtes de Westminster-Hall, répétée au dehors par les mille échos de la presse et entendue dans tous les rangs de la société anglaise : Secours à l’Irlande ! La compassion est universelle; elle paraît sincère : l’Angleterre et l’Irlande ne sont-elles pas sœurs ? Un moment, du moins, elles croient l’être. Et comment l’une, robuste et pleine de vie, n’irait-elle pas au secours de celle qui périt ? L’Angleterre est la nation la plus civilisée du monde, et en possession du gouvernement le plus sage et le plus éclairé : quelle plus grande occasion trouvera-telle jamais d’employer ses lumières et sa puissance ?
Cependant il existe une tâche supérieure à la science et à la force du gouvernement le plus habile et le plus sage : c’est de nourrir huit millions d’hommes privés tout à coup du seul moyen d’alimentation qui les faisait vivre. Le parlement vote des lois d’urgence; mais la faim est plus prompte et plus pressante encore que les lois : pendant que tout se prépare en Angleterre, on meurt en Irlande.
À peine averti, le gouvernement anglais ordonne l’achat en Amérique de 100 000 quarters de maïs au prix de 2 500 000 francs [8], quantité jugée suffisante pour nourrir 500 000 personnes pendant trois mois. Mais, pendant que les vaisseaux traversent l’Atlantique, on meurt en Irlande. 100 000 livres sterling (plus de 2 500 000 fr.) sont votées par le parlement pour l’établissement en Irlande d’ateliers de travail dont on veut couvrir l’Irlande [9]. Mais, pendant que les ateliers s’organisent, la famine sévit. Les malheureux qu’on appelle au travail sont déjà languissants, épuisés par le jeûne, et, quand on les met à l’œuvre, la pioche tombe de leurs mains. Comment, d’ailleurs, créer des ateliers de travail qui contiennent un peuple entier ? « Pourra-t-on, écrivent les commissaires, à l’aide de ces travaux, faire face aux besoins qui vont se produire ? cela est douteux; mais il le faut, ou la mort par la faim va être le résultat [10]. »
De novembre 1845 à février 1846, il est dépensé en secours 852 000 livres sterling (plus de 21 millions de francs), et cependant la famine sévit en Irlande [11]. Les magasins d’approvisionnement pour l’armée d’Irlande sont mis à la disposition des pauvres, et la famine suit son cours [12].
Je n’essaierai point de peindre les scènes de deuil qui ont alors désolé la pauvre Irlande, et dont ce malheureux pays, accoutumé à tant de douleurs, a été lui-même étonné. J’ouvre seulement les rapports officiels transmis au gouvernement par les commissaires spéciaux qu’il avait envoyés sur les lieux pour y suivre la marche du fléau et pour lui en rendre compte, et j’y vois comment une population attaquée par la faim procède dans sa lutte contre la mort.
D’abord, le pauvre Irlandais se réduit à deux maigres repas par jour; puis, quand le cercle de la misère se resserre, il n’en fait plus qu’un. Les enfants sont les plus difficiles à régler; ils ne respectent pas la limite imposée par la disette et anticipent sans cesse sur la réserve du lendemain. Ici commencent les grandes souffrances. Quelques-uns meurent tout de suite, ce sont les privilégiés; le plus grand nombre tombe malade pour mourir un peu plus tard, quelquefois longtemps après, des maladies de la faim. C’est une erreur de croire que la famine tue aussitôt ceux qu’elle doit priver de la vie : hélas ! l’effet du mal n’est pas si prompt ! et la mort, quoique certaine, est plus lente à venir. La fièvre, la dyssenterie, le typhus, les inflammations des intestins, voilà le premier effet de la famine : des maladies lentes et cruelles, que crée et que développe une mauvaise nourriture ou l’absence de tout aliment. Et ce qui est triste encore dans ces temps de grande calamité publique, c’est la facilité de contagion de ces maladies funestes, qui engendrent un mal pire peut-être que celui dont elles sont nées. Que, dans les maisons de secours qui se sont ouvertes, que, dans les ateliers de travail, où tant d’infortunés se pressent, un seul apporte le germe fatal de l’une de ces maladies contagieuses, et tous périssent ! L’Irlande a été couverte de ces scènes de désolation et d’horreur.
Tous ceux dont les yeux ont rencontré ce spectacle disent que jamais peuple soumis à une pareille épreuve ne fut tout à la fois si malheureux et si résigné. Cette résignation morne avait pourtant une limite : « Je puis, disait héroïquement un cultivateur énergique du comté de Clare, supporter la faim et me résoudre à mourir; mais mes enfants ? À cette pensée, mon cœur se brise et ma tête s’enflamme ! »
Maintenant faut-il s’étonner des mouvements de désespoir et de violence auxquels s’abandonnèrent quelques-uns de ces infortunés ? Faut-il s’étonner des émeutes qui ont éclaté à Kilkenny, à Listowel, à Dungarvan, à Sligo, à Castlkommel ? Un jour, voici une procession de ces malheureux qui s’avance précédée d’un drapeau noir. Quelle police osera réprimer une pareille émeute, et ensanglanter ce drapeau funèbre ? En voici encore qui, un autre jour, descendent de leurs montagnes, où ils meurent de faim; ils vont, ils ne savent où, chercher quelque contrée où l’on vive. Sur leur chemin s’offrent à leurs yeux des champs couverts de moissons, des prairies où paissent d’immenses troupeaux. Un peu plus loin encore, ils rencontrent des chariots surchargés de grains que l’on conduit à la ville voisine; ils les suivent, et voient placer ce grain sur des bateaux qui vont le porter en Angleterre. Qui s’étonnera qu’une violence soit commise et un pillage accompli ? Cependant cette violence, même passagère, accroît le mal; le pillage n’a pas de lendemain : le boulanger ferme sa boutique, et le bateau, retenu par la force, en empêche vingt autres de venir. Non seulement la violence accroît la famine, elle provoque un autre mal, celui de la répression nécessaire des lois : l’ordre étant troublé, il faut le rétablir. La police vient, et à sa suite la force armée; le sang coule, on arrête ceux qu’on ne tue pas. Tristes et effroyables luttes, où le grand crime du coupable est sa misère, et où le soldat, qui, en frappant, obéit à la loi et à son devoir, sent le doute dans sa conscience et le trouble dans son cœur.
C’est en 1846 que l’Irlande était couverte de ces scènes de deuil, et l’année n’était pas écoulée que déjà on pouvait prévoir que le même fléau sévirait l’année suivante. On avait d’abord, suivant l’usage, sur la récolte des pommes de terre, prélevé et mis en réserve la quantité nécessaire pour la semence de l’année suivante. Sous la pression de la faim, la réserve fut attaquée, et la semence de l’année suivante absorbée. C’était assurer la famine pour l’année 1847.
À la nouvelle cependant des nouveaux désastres qui se préparaient, le gouvernement anglais s’émut. L’expérience de l’année écoulée avait été mise à profit. L’administration était devenue plus savante; les moyens d’action étaient mieux assurés. L’Anglais ferait toujours bien s’il avait le temps de faire. Tous les secours furent accrus dans des proportions énormes. On en jugera par un seul fait. Il y avait sur les ateliers de travail plus de 700 000 ouvriers [13]; un seul mois coûtait plus de 20 000 000 de francs [14]; on distribuait chaque jour aux pauvres 2 à 3 millions de rations gratuites ou à prix réduit [15]. Les écoles, transformées en maisons de charité, faisaient vivre 176 000 enfants [16]; 283 hôpitaux temporaires recevaient les malades [17]. On n’a pas le courage de dire que tant d’efforts furent vains. Non combattu, le mal eût sans doute été plus grand encore; il fut pourtant terrible, et la mortalité fut peut-être encore plus grande en 1847 qu’elle ne l’avait été l’année précédente. Les coups du fléau portaient tous sur des corps épuisés et à demi morts. On sait qu’en Angleterre et dans tous les pays anglais il existe un officier public nommé le coroner, dont l’emploi spécial est de constater le décès de tout individu qui meurt de mort violente. En Irlande, pendant la famine, chaque cas de mort fut constaté par le coroner comme l’eût été un crime; et c’était en effet le crime d’un mauvais état social. Mais il y eut un moment où, dans beaucoup de localités, le coroner ne put suffire à sa tâche, et sollicita un aide. Dans beaucoup de paroisses, les cimetières furent trop petits pour contenir les morts. À Skibereen, les menuisiers et les charpentiers, travaillant nuit et jour, ne pouvaient suffire aux commandes de cercueils; les pauvres paysans du comté de Mayo, dont la piété pour leurs morts est si touchante, étaient trop pauvres pour en acheter.
Toutes les statistiques s’accordent à reconnaître que, dans le cours de ces deux années, il est mort de faim ou des maladies que la famine engendre, plus d’un million d’êtres humains.
Ceux qui accusent l’Angleterre de n’avoir pas secouru l’Irlande dans sa détresse sont injustes. La population anglaise n’a pas, il est vrai, montré toujours la sympathie due à une si grande infortune. On a vu de pauvres Irlandais, exilés par la famine, chercher en Angleterre un asile qu’ils n’y ont pas trouvé : et quelques-uns, abordant sur ses rivages, en ont été durement repoussés. Les Anglais sont ennuyés de l’Irlande. Ils ont si souvent entendu ses plaintes, qu’ils s’y sont endurcis. Ils ont pris pour un gémissement ordinaire le cri de désespoir qui sortait d’une détresse incomparable. Mais, si le peuple anglais ne s’est ému qu’à la surface, et en secourant l’Irlande s’est plutôt soulagé lui-même, le gouvernement britannique a montré qu’il compatissait profondément au mal dont il avait jugé l’étendue.
On vient de voir les mesures hardies et généreuses qu’il décréta; pourquoi donc ces mesures ont-elles été impuissantes ? N’est-ce pas que le mal était, de sa nature et par son immensité, du nombre de ceux qu’aucun pouvoir humain ne saurait guérir ? Il est permis de le penser.
Cependant le gouvernement anglais, du moins à l’époque où le fléau commença à sévir, ne l’avait point cru invincible. L’énergie de ses efforts prouverait, à elle seule, qu’il jugeait le remède possible. Mais, en même temps qu’il tentait de dompter le fléau, on va voir qu’il ne croyait à l’efficacité de ses efforts qu’à la condition de trouver pour son entreprise un concours qui lui a manqué, et qu’il n’était peut-être au pouvoir de personne de lui prêter.
À la première apparition des symptômes qui annonçaient la famine en Irlande, l’aristocratie du pays s’était tournée vers le gouvernement anglais. Elle réclamait du pouvoir central un ensemble de mesures qui assurassent à tout prix la subsistance du peuple, couvrissent le pays de travaux publics, et garantissent à l’ouvrier un salaire suffisant pour son existence. Elle demandait encore qu’il fût pourvu par l’État à l’achat de céréales, que des magasins de vivres fussent créés, et qu’il y fût établi des bureaux de distribution de vivres gratuits ou à prix réduit [18].
On ne croit pas commettre une erreur en assurant que jamais rien de pareil n’eût été demandé par l’aristocratie d’Angleterre à son gouvernement; et on affirme avec la même confiance qu’il ne pouvait être formé une réclamation plus contraire à toutes les idées et à tous les principes, non seulement d’un ministre anglais, mais de tout Anglais.
Le gouvernement anglais répondit par une lettre demeurée célèbre [19] où, après avoir rétabli les vrais principes économiques sur la matière, et montré que le gouvernement ne pouvait faire la plupart des choses qu’on lui demandait, il ajoutait : « Mais ce qui est impossible à un gouvernement ne l’est pas aux efforts des individus et des associations. Quiconque traverse l’Irlande remarque les énormes meules de grain, produits de la dernière récolte. Rien n’empêche les propriétaires et les associations particulières d’acheter des grains, de les faire moudre, et d’en faire vendre la farine à un prix réduit. »
Peu de temps après en plein parlement [20], le gouvernement anglais rappelait à l’aristocratie d’Irlande ce grand principe de la loi anglaise, que c’est pour le riche une obligation rigoureuse d’assister le pauvre, et que l’indigent que la Providence a fait naître sur un domaine a un droit sur cette terre pour sa subsistance. Il déclarait solennellement que désormais l’Irlande ne devait pas être placée dans une situation autre que l’Angleterre, et il invitait les propriétaires irlandais à imiter ceux d’Écosse, où une famine menaçante venait d’être conjurée par l’effort commun des riches.
Les représentants du gouvernement anglais en Irlande tenaient chaque jour aux propriétaires irlandais le même langage, et l’un deux, M. Trevelyan, revenant sur cette pensée du lien étroit qui unit le riche et le pauvre, poussait sa théorie de solidarité jusqu’à faire naître dans l’esprit de ceux qui l’entendaient la comparaison de ses doctrines avec les utopies des communistes modernes. Ce langage, grave dans tous les temps, empruntait un caractère plus solennel aux événements du dehors; car on touchait au moment où sur le continent le sol allait chanceler et la propriété s’ébranler sur sa base.
En même temps donc qu’il prescrivait la distribution en Irlande de ces secours généraux, et l’accomplissement de ces travaux publics dont on a parlé plus haut, le gouvernement anglais jugeait que ces travaux et ces secours seraient stériles ou insuffisants s’il ne s’y joignait une autre assistance, celle de tous les propriétaires irlandais.
Les commissaires envoyés en Irlande pour établir les travaux que le parlement avait votés écrivaient au gouvernement : « Ce qu’il faudrait, ce serait que tous les propriétaires, les fermiers et les particuliers donnassent de l’ouvrage [21]. »
« En temps de détresse, écrivaient aussi les membres de la commission chargée d’une enquête sur la maladie de la pomme de terre, le meilleur secours est le travail local, disséminé çà et là; les grandes agglomérations d’ouvriers sont presque toujours des accumulations de misère [22]. »
Tous les hommes qui à cette époque ont vu de près l’Irlande et ses misères, s’accordent à reconnaître que le seul moyen qu’il y eût, s’il y en avait un, d’y vaincre la famine, cette famine éparse çà et là, disséminée dans chaque village, sur chaque domaine, dans chaque chaumière, c’était l’assistance de l’aristocratie, éparse de sa nature comme le fléau qu’il fallait combattre; c’était le secours local offert à l’instant où se produisait le besoin; le secours donné avec discernement et avec mesure, aumône ou travail, don gratuit ou salaire; le secours donné par le témoin de la souffrance qui soulage autant le bienfaiteur que l’obligé, le secours intelligent qui proportionne le remède au mal et se multiplie en se ménageant.
Si jamais l’aristocratie est bienfaisante, si elle possède une vertu propre, n’est-ce pas celle dont elle est douée pour l’accomplissement d’une pareille œuvre, car elle est elle-même éparpillée partout ? Qui doute que le sort des malheureux Irlandais n’eût été différent si, au lieu d’aller chercher du travail dans des ateliers éloignés, créés tardivement, quoiqu’à la hâte, où les uns n’ont pas eu le temps d’arriver, où les autres sont allés périr, ils eussent trouvé de l’emploi et des moyens d’existence, chacun sur la terre qu’il habitait ?
Mais ce mode d’assistance, qui sans contredit eût été le meilleur de tous, et que le gouvernement anglais demandait à tous les propriétaires d’Irlande, comme le complément nécessaire de ses propres secours, était-il possible ?
Les propriétaires irlandais, en les supposant tous pleins du sentiment généreux qui certainement animait un grand nombre d’entre eux, et dont quelques-uns ont donné des preuves éclatantes, avaientils alors le pouvoir de prêter le secours réclamé d’eux, et de le donner dans la proportion immense qui seule, au milieu d’une pareille crise, l’eût rendu efficace ?
Il ne faut pas oublier qu’à cette époque presque tous les propriétaires d’Irlande étaient eux-mêmes dans une très-grande détresse. Outre les vieilles charges dont leurs domaines étaient grevés, ils en avaient à porter de nouvelles. En même temps qu’il décrétait pour le salut de l’Irlande de grands travaux publics, le Parlement anglais en avait tout d’abord mis la moitié au compte des propriétaires irlandais. De là résultaient des impôts énormes, dont le fardeau était pour eux d’autant plus lourd, qu’ils étaient alors pour la plupart privés de leurs revenus. Ils ne cessaient pas d’ailleurs de supporter la taxe des pauvres, dont le chiffre s’accroissait en même temps que la misère publique [23].
Dans de telles circonstances il n’est que juste de dire que, l’eussent-ils voulu, la plupart des propriétaires irlandais n’auraient pas pu faire ce qui leur était demandé. Et l’eussent-ils fait, qui pourrait dire encore que la famine, telle qu’elle a sévi en Irlande, aurait été conjurée ?
À la place des propriétaires d’Irlande, supposons l’aristocratie anglaise avec sa générosité, ses richesses et sa puissance, ayant en face d’elle une pareille épreuve, est-on sûr qu’elle en eût triomphé ? Reconnaissons-le, ni le gouvernement anglais, ni l’aristocratie d’Irlande, ne peuvent, aux yeux de l’histoire, encourir de responsabilité pour n’avoir pas vaincu un fléau, supérieur peut-être à toute puissance humaine.
Le seul reproche qu’on pourrait faire au gouvernement britannique et à l’aristocratie irlandaise, si au milieu de pareilles épreuves on osait leur en adresser un, ce serait d’avoir laissé arriver le mal; et, non seulement de n’avoir pas prévu les dangers de cette culture unique d’une plante dont le manque serait si fatal, mais encore d’avoir accru ces périls en favorisant de tous leurs efforts le développement de la population dont elle était le seul aliment.
Du reste ceux qui dans cette occasion inclineraient à accuser les propriétaires irlandais devraient commencer par les plaindre, et ne pas oublier que ce n’est pas la génération présente qui par ses fautes et par son égoïsme a amené les désastres dont elle seule porte aujourd’hui le poids.
Quoi qu’il en soit, on voit comment à la place de l’assistance locale, qui, même impuissante à vaincre le fléau, l’eût le mieux combattu, il s’établit en Irlande, pendant ces fatales années, de grandes administrations de secours publics, de vastes ateliers dirigés par des fonctionnaires salariés, régis par des règles uniformes, d’où naquirent ces vastes agglomérations d’hommes, qui sont presque toujours et qui furent à cette époque d’immenses réceptacles de misère, de vices, de maladies et de mort.
Ainsi rien ne pouvait désormais arracher la pauvre Irlande au fléau qui la dévorait. Une population tout entière attaquée dans son unique moyen de vie, les champs déserts et incultes, les cabanes vides de leurs habitants, les cimetières combles; pas une famille pauvre où le deuil ne fût; le propriétaire haï comme riche et pauvre lui-même, n’ayant plus de la propriété que les charges et les périls; les haines accrues avec les misères, chez tous l’abattement et l’inertie du désespoir; les récriminations des hommes et des partis s’ajoutant aux fléaux de la nature; le gouvernement anglais accusant hautement l’aristocratie d’Irlande des maux de la nation; les propriétaires irlandais rejetant tout le mal sur les fautes du pouvoir central; au milieu de ces querelles la famine continuant de sévir, la mort suivant son cours; la religion, seule secourable sur cette terre infortunée parce qu’elle seule aide à mourir : tel était l’affreux chaos dans lequel était plongée l’Irlande, quand un secours imprévu, puissant, mais terrible, est venu l’en arracher.
L’année 1847, plus meurtrière encore que la précédente, est écoulée. Il est mort déjà par la famine plus d’un million de malheureux. Quel va donc être désormais le sort de l’Irlandais ? Va-t-il tenter encore cette culture, condition première de son existence, qui, si elle réussit, le fait vivre à peine, et dont l’insuccès est pour lui la mort ? Qu’espérer de l’avenir ? Chaque jour qui passe ajoute aux maux de la veille. La charité publique se fatigue; les fermages arriérés se grossissent; la patience du propriétaire se lasse; la rage seule du fléau ne s’épuise pas. Comment demeurer plus longtemps sur cette terre qui semble maudite du ciel ? Comment la quitter ? Vaincu par tant de maux, l’Irlandais, cet homme aux mœurs âpres et rudes, mais qui a toujours tendrement aimé sa patrie, se demande un jour si c’est bien la patrie qu’une terre qui ne nourrit pas ses enfants ? Tandis que ce sentiment amer traverse son âme, la lecture d’un journal, la lettre d’un parent ou d’un ami, l’arrivée d’un vaisseau dans le port le plus proche, lui apprennent que dans des pays lointains, situés par-delà les mers, il y a des terres fertiles; qu’il y existe des contrées où la propriété est distribuée plus équitablement entre les hommes, où la société a moins d’élégance, le passé moins de souvenirs, et où il se trouve aussi moins de traditions de haine et de vengeance. Sa résolution de partir est arrêtée : qui le retiendrait ? Aucun lien personnel ne l’attache ni à cette terre, dont la moindre parcelle ne lui appartient, ni au propriétaire du sol, qu’il n’a jamais trouvé compatissant à ses malheurs. Il part donc librement; il rassemble toutes ses ressources, entraîne avec lui ce qu’il a de plus cher, sa femme et ses enfants, dit en pleurant un dernier adieu à cette pauvre Irlande qu’il croyait ne plus aimer, et, quelques semaines plus tard, il aborde sur un rivage inconnu qu’on lui dit être le Canada, les États-Unis d’Amérique ou l’Australie.
En même temps que ces sentiments agitent le pauvre fermier et le poussent à cette résolution extrême, l’esprit du propriétaire irlandais n’est pas moins inquiet, ni son âme moins troublée. Si ses tenanciers sont malheureux, il ne se juge guère moins misérable qu’eux. Depuis deux ans il ne tire plus de sa ferme aucun revenu. La propriété, dans ses mains, n’est plus qu’un fardeau. L’impôt lui pèse toujours du même poids, accru de toutes les charges que la famine a ajoutées. Ses tenanciers ne paient plus leurs rentes et ne pourront plus les payer. Comment pourraient-ils pourvoir à ses besoins de luxe, quand ils ne peuvent subvenir à leur propre existence ? Conservera-t-il sur ses domaines des fermiers sans fermage, dont il ne reçoit rien, et dont on lui reprochera la mort, s’il ne les nourrit lui-même à ses dépens ? Évidemment un tel état de choses ne peut durer.
Les propriétaires irlandais sont ainsi amenés à chasser de leurs fermes ceux de leurs tenanciers qui ne les ont pas déjà quittées d’eux-mêmes. Seulement les uns apportent dans l’exécution de cette mesure rigoureuse des sentiments et des formes d’humanité que les autres n’y mettent pas. Ceux que la pitié anime disent au pauvre fermier : « Consens à quitter la terre que tu occupes et où tu es misérable, et tu seras transporté, sans qu’il t’en coûte rien, dans un autre pays où une existence plus heureuse t’est réservée. »
L’infortuné auquel on tient ce discours est-il bien libre de l’écouter ou d’y rester sourd ? On ne saurait le dire; car à la suite du langage bienveillant qui lui propose un établissement lointain sous la condition du départ volontaire, le pauvre tenancier peut apercevoir l’usage du droit rigoureux qui, s’il refuse l’asile offert, l’expulserait de sa demeure. Si l’émigration est un mal à ses yeux, il l’accepte cependant comme le préservatif d’un mal plus grand encore [24].
Mais un grand nombre de riches possesseurs exercent plus durement leur droit. Ils renvoient de leurs domaines quiconque n’a pas payé son fermage, sans prendre souci du sort de l’expulsé. Dans la seule année 1850, il y a eu 75 000 fermiers ainsi expulsés de leurs fermes. Cette terrible extrémité à laquelle les propriétaires se portent leur paraît, en somme, une rigueur bienfaisante. Il fallait bien, un jour ou l’autre, recourir à quelque expédient pour délivrer la propriété d’une population surabondante. La maladie de la pomme de terre et la famine ont commencé l’œuvre de salut, qu’il ne s’agit plus que d’accomplir. La famine a été un mal, on le concède; mais de ce mal sera né un grand bien.
Maintenant si vous demandez à ces propriétaires ce que vont devenir toutes les pauvres familles jetées tout d’un coup et en masse sur la voie publique, ils vous répondront que ceci est une autre question qui ne les regarde point. Ils se tiennent religieusement dans les termes de leur contrat. Ils ont maintenu le tenancier en possession aussi longtemps que celui-ci a payé sa rente, et ne l’expulsent qu’à défaut de paiement. Ceux dont la pensée s’élève au-dessus de leur intérêt personnel appuient leur procédé sur une raison philosophique, et ils estiment que le sacrifice d’une génération, quelque douloureux qu’il soit, est plus que compensé par la prospérité assurée des générations à venir.
C’est ainsi que le pauvre Irlandais, chassé du champ qu’il occupait, n’a d’autre alternative que de mourir ou de quitter l’Irlande. La mort est en effet le sort d’un grand nombre, et l’émigration la destinée fatale de ceux qui ne meurent pas.
Cette phase de l’exode [25] a été la plus cruelle. C’est celle qui a précédé le départ de la moitié d’un peuple violemment arraché à son foyer domestique. Ici ce n’est plus l’émigration volontaire qui va librement chercher une autre terre, d’autres cieux, d’autres rivages. J’aperçois ici tous les signes de la violence et de la tyrannie. Je vois un paysan grossier et ignorant, sans doute, mais ingénu, qui d’abord a fixé le lieu de sa demeure sur la foi d’un propriétaire jaloux de l’attirer et appliqué à le retenir; un pauvre fermier qui, aussi longtemps qu’il l’a pu, a payé le loyer de son champ et de sa chaumière. Cette chaumière, c’est lui-même qui l’a construite, à ses frais, sur le domaine du maître. Tout humble qu’il était, ce toit était pour lui le monde. Sa simplicité n’en connaissait pas d’autre. Ce petit espace de terre, où s’était écoulée sa vie, où avaient vécu ses pères, où ses enfants avaient grandi sous ses yeux, il le préférait à tous les lieux de l’univers. À défaut d’autres richesses, il y avait mis tout son cœur. On ignore en Angleterre, mais on sait en France la passion que le plus petit coin de terre peut inspirer à l’homme. Dans sa naïveté primitive, le pauvre Irlandais s’était persuadé à la longue que cette terre était à lui, ou du moins il s’y croyait un droit, droit chimérique dont on lui a laissé l’illusion pendant un demi-siècle, c’est-à-dire aussi longtemps que l’idée de ce droit, en stimulant son travail, le rendait plus utile au maître, et qu’on lui conteste ouvertement le jour où le champ, devenu mauvais pour la pomme de terre, n’est plus bon qu’à mettre en pâturage. Un jour il reçoit d’un officier de justice un ordre écrit qui lui enjoint de déguerpir. Il ne comprend pas; il reste. Un second ordre suit le premier. Il demeure immobile encore. Alors le constable vient, le chasse de sa cabane lui et les siens. Le soir la famille entière y est rentrée. Le lendemain on l’expulse encore. La fourmillère, dispersée un moment, se rassemble de nouveau. Des hommes armés sont requis pour dompter cette rébellion; on s’en rend maître; et, afin de mieux assurer le succès de l’expulsion, après avoir chassé les habitants de leur demeure, on en rase les murs [26]. Quand la nuit est venue, ces malheureux reviennent encore comme par instinct vers le seul asile qu’ils connaissent, et on les voit, semblables à des ombres, errer dans les ténèbres parmi les ruines de leurs chaumières. Les constables et les coroners d’Irlande peuvent dire combien de ces infortunés, saisis par le froid, par la faim et par le désespoir au milieu de ces décombres, y ont trouvé la mort. Ceux qui ont échappé à la mort ont émigré… mais non, ce n’est pas là l’émigration, c’est l’exil ! l’exil violent, avec les amers regrets de la patrie, de la patrie plus chère peut-être au pauvre qui ne possédait qu’elle. C’est l’exil, sans les promesses et les rêves de l’émigration libre. C’est l’exil avec toutes ses tristesses et avec son désespoir.
Est-il vrai que la plupart de ces pauvres Irlandais, qu’un droit inique a chassés de leurs cabanes et de leur patrie, sont aujourd’hui, sur une terre nouvelle, plus heureux qu’ils n’étaient en Irlande ? On l’assure, et je le crois sans peine. Quelle pire destinée pourraient-ils avoir que celle à laquelle ils se sont soustraits ? Mais quels maux, grands dieux ! que ceux pour lesquels il faut de pareils remèdes ? Plus d’un million d’Irlandais ont ainsi, depuis 1847, les uns librement, les autres contraints, tous avec le sentiment d’une grande douleur, abandonné leur patrie [27].
Exode solennel ! dernière grande migration qui se soit vue de tout un peuple, mais différente de toutes les autres, et absolument nouvelle dans l’histoire; qui peut-être frappe moins l’imagination que les grandes migrations du Moyen-âge, accomplies en masse; parce qu’elle se fait jour par jour, famille par famille, homme par homme, en quelque sorte goutte à goutte, et qui cependant paraît plus extraordinaire encore que celles qui l’ont précédée, si l’on considère les voies par lesquelles elle s’opère et les fins auxquelles elle aboutit !
On avait vu jusque-là de grandes agglomérations d’hommes, sous la pression d’un besoin général, ou d’une passion commune, et sous la conduite d’un homme quitter leur pays natal pour chercher des terres nouvelles ou pour soumettre à leur foi religieuse de nouveaux empires, semant sur leur passage la terreur, le pillage, la mort, et ne devant une nouvelle patrie qu’au droit de la force et de la conquête.
Mais ce qui ne s’était pas encore vu, c’était cette multitude de migrations individuelles, assez répétées pour constituer le départ de tout un peuple, accomplies uniformément quoique séparément et opérant la fusion pacifique de ce peuple dans une autre nation ou plutôt dans plusieurs nations parmi lesquelles il se partage, dans lesquelles il s’infiltre et s’absorbe, et auxquelles il porte des bras robustes et des âmes énergiques en échange de la nouvelle patrie qu’il reçoit.
Ce qui ne s’était pas vu, ce qui n’avait pu se voir avant les merveilleux progrès accomplis de notre temps dans tous les arts, et ce qui ne pouvait être exécuté que par la nation tout à la fois la plus civilisée et la plus libre, c’était le transport de ce peuple à travers et par-delà l’Atlantique, se pratiquant par les seuls procédés de l’industrie particulière et des associations privées, sans aucune intervention directe de la puissance publique : immense entreprise au service de laquelle, pour qu’elle fut possible, il fallait que concourussent tant de sagesse et d’énergie individuelles, tant de procédés perfectionnés, empruntés à l’art de la navigation et à la science politique.
Les uns ont reproché au gouvernement anglais l’émigration irlandaise, pour laquelle d’autres lui ont donné des louanges. Le gouvernement britannique ne mérite ni ce blâme ni cet éloge. La vérité est qu’il n’a point été l’instigateur de l’émigration qu’il ne croyait ni possible ni désirable dans d’aussi grandes proportions [28], et qu’il n’y a point fait obstacle. La conduite qu’il a tenue dans cette circonstance est pourtant la meilleure et la plus sage.
Il ne manque pas de pays où le gouvernement, sans faire le bonheur des sujets, se croit le droit de les retenir sur la terre où ils sont misérables, et leur conteste jusqu’à cette liberté, de toutes cependant la plus naturelle et la plus sacrée, qui consiste à chercher sur une autre terre la vie heureuse qu’ils n’ont pas trouvée dans leur patrie.
Le gouvernement britannique, voyant l’émigration entreprise au milieu de maux qu’il ne savait comment guérir, l’a plutôt aidée et facilitée. Mais son vrai mérite est de l’avoir laissée libre.
L’émigration est venue en aide à la mort. La famine avait détruit un million d’Irlandais. Deux autres millions ont abandonné leur pays et sont allés s’établir dans d’autres contrées.
Ainsi se retrouvent peu à peu les nombres qui manquaient dans le compte de la population irlandaise. Trois millions de moins sur huit, c’est assurément un grand changement dans l’état social d’un peuple. Quelles ont été pour l’Irlande les conséquences d’une pareille dépopulation ? Le nombre de ses pauvres a-t-il diminué dans la proportion du nombre de ses morts et de ses émigrants ? Est-elle devenue tranquille et prospère ? Est-elle désormais à l’abri de la disette ? Les passions ennemies qui séparaient les différentes classes, le riche et le pauvre, le propriétaire et le fermier, le catholique et le protestant, sont-elles éteintes ou au moins apaisées ? Les crimes agraires, ces meurtres mystérieux, commis en plein soleil, exécutés par une main inconnue, ces crimes qui frappent tous les yeux, et que nulle voix ne révèle, ont-ils cessé d’ensanglanter le sol de l’Irlande et de le couvrir d’épouvante ?
La révolution qui s’est faite dans le nombre des habitants de l’Irlande a eu des avantages qu’il ne faut ni amoindrir ni exagérer. Il est certain que la mort a frappé les plus misérables; c’est donc déjà un million de pauvres qui sont de moins en Irlande. À ne voir que le résultat économique, le bénéfice sur ce point est absolu.
Quant aux deux millions d’Irlandais qui ont quitté leur pays, la question est moins simple. Leur émigration procure sans doute à l’Irlande un soulagement au moins passager; il en résulte un vide qui doit profiter à la population restante. Celle-ci a désormais plus d’espace pour s’étendre, et plus d’air pour respirer; et, là où l’émigration a été tout à la fois considérable et pratiquée avec humanité, ses effets ont dû n’être que bienfaisants. Mais on aurait tort de considérer comme appartenant entièrement au chiffre de la misère irlandaise, et par conséquent comme devant en être retranchés, les deux millions de personnes qui ont quitté l’Irlande pour aller s’établir dans d’autres pays.
C’est un fait aujourd’hui reconnu, que la partie de la population enlevée par l’émigration était en général la plus saine, la plus robuste et la moins pauvre, c’est-à-dire celle qu’on aurait eu le plus d’intérêt à garder. Si l’on consulte les statistiques de l’émigration irlandaise, on y voit que les comtés qui ont fourni le plus d’émigrants sont, non les plus pauvres, mais les plus agités par les passions agraires. La province qui en a donné le moins, c’est la plus misérable de toutes, le Connaught. Le fait est d’accord avec la théorie et avec l’expérience. D’ordinaire ce ne sont pas les plus indigents qui quittent leur patrie. L’établissement dans un pays lointain suppose une énergie morale et des ressources matérielles que le pauvre n’a pas. L’émigration n’est donc point par elle-même un signe de dénuement. En veut-on encore une preuve ? En temps ordinaire, de tout le Royaume-Uni, c’est l’Angleterre qui fournit le plus d’émigrants [29].
Comme les moyens d’émigration sont donnés gratuitement à un grand nombre des émigrants, il semble, au premier abord, que le pauvre, étant celui qui a le plus besoin de ce secours, est celui qui le reçoit. Il n’en est point ainsi. Nul en Irlande ne s’occupe de faire émigrer l’Irlandais tout à fait indigent. L’émigration qui importe, et est poursuivie avec zèle, c’est celle du petit fermier en possession d’une ferme que le propriétaire veut supprimer et fondre dans une autre. Il ne s’agit pas de procurer des moyens d’exister en Australie, à ce cultivateur qui les a en Irlande; mais de débarrasser la terre qu’il occupe de l’obstacle qui s’oppose à une culture jugée meilleure. On voit comment, en général, ce sont les fermiers qui partent, et les pauvres qui restent.
À vrai dire, ce n’est pas pour l’Irlande que l’émigration a été surtout un bienfait; c’est pour ceux qui l’ont quittée. Comment nier ce bienfait en présence des efforts singuliers que les émigrants, dès leur arrivée dans leur nouvelle patrie, ont faits pour y attirer leurs parents et leurs amis laissés en Irlande ? Il est constant qu’à la suite de l’émigration de 1848, il est arrivé en Irlande, en une seule année, d’Australie et d’Amérique, un million de livres sterlings (plus de 25 millions de francs) envoyés par les premiers débarqués pour provoquer de nouveaux départs, et défrayer de nouveaux établissements. Si sur cette terre étrangère où ils ont abordé, ils étaient misérables, appelleraient-ils, au prix de pareils sacrifices, la venue de ceux qui leur sont chers ?
Au milieu de leurs cruelles épreuves, les Irlandais arrivant par masses sur les rivages de l’Australie ont eu une rare fortune. Le grand péril pour eux était de n’y point trouver de places inoccupées. Grâce à l’or des mines qui attire incessamment du littoral dans l’intérieur des terres une immense population ouvrière, ils ont trouvé un vide à remplir : accident heureux au milieu de tant de misères !
Le bienfait de l’émigration, certain pour ceux qui sont partis et arrivés, est moindre et plus douteux pour ceux qui sont restés.
On ne peut nier que le nombre des concurrents pour la maind’œuvre et pour les fermes n’ait diminué, puisque 2 ou 3 millions de compétiteurs ont disparu d’Irlande. Cependant, quoique la quantité des bras à occuper soit ainsi réduite, il paraît qu’il s’en offre encore plus qu’il n’en est demandé, car les salaires sont toujours insuffisants et irréguliers. La pomme de terre est toujours l’aliment principal du journalier irlandais [30]. Quant au prix exorbitant des fermages, on ne voit pas qu’il ait baissé en même temps que le nombre des concurrents est devenu moindre; la concurrence dont les fermes sont l’objet est toujours la même; ce qui s’expliquerait, si on reconnaissait qu’il a été supprimé encore plus de fermes qu’il n’a émigré de fermiers.
Il est vrai que moins de pauvres cabanes attristent les regards du voyageur : il en a été abattu 300 000 ou 400 000 [31]. Mais, si la demeure de quelques fermiers a été améliorée, celle du plus grand nombre est toujours misérable, et consiste uniquement en murs de boue desséchée [32].
Rien n’indique, d’ailleurs, que le lien se resserre entre le propriétaire et le fermier : le riche paraît toujours aussi éloigné du pauvre, le protestant du catholique. L’homme des basses classes est toujours aussi hostile aux classes supérieures. La vérité est qu’en dépit de la famine et de l’émigration, et malgré d’heureuses réformes dont nous parlerons ailleurs, l’aspect extérieur de l’Irlande n’a pas beaucoup changé. La disette n’y est pas continue et générale, cependant on y meurt encore de faim; souvent encore il arrive au coroner de prononcer son funèbre verdict : Death by destitution , ou bien Died from cold and hunger . L’émigration continue toujours, et dans de grandes proportions. En 1861 il a encore émigré 66 000 Irlandais [33]. Le chiffre de 1862, non encore constaté officiellement, a été à peu près égal [34]; l’émigration ne s’annonce pas pour être moindre en 1863, non-seulement vers l’Australie et le Canada, mais vers les États-Unis, malgré la guerre qui y sévit. Déjà l’époque de la saison qui permettra à l’émigration de reprendre son cours est attendue en Irlande avec impatience.
Il se fait, du reste, dans l’esprit d’un grand nombre d’Irlandais au sujet de l’émigration, une révolution qui mérite d’être remarquée. Il semble que l’excès de leur misère, en les arrachant au seul lieu qu’ils connussent, les ait précipités dans une voie nouvelle, où s’ouvrent pour eux de nouveaux horizons. Grâce aux chemins de fer et à la navigation, le monde entier s’offre à eux d’un seul coup et élargit subitement leurs vues. Aux terreurs dont l’émigration remplissait leur âme a succédé une sorte d’élan qui les y pousse. Ce sentiment prend même aujourd’hui un caractère réfléchi et prévoyant. On voit de jeunes Irlandais, ouvriers ou artisans, travailler avec ardeur pour réaliser quelques économies qu’ils destinent à couvrir les frais d’un long voyage et les dépenses de leur établissement sur la terre étrangère. Telle est l’ardeur dont cette pensée les anime, qu’ils évitent tout acte de débauche et d’intempérance qui, en prenant sur leur épargne, retarderait le moment du départ. Étrange progrès social (c’en est un cependant) qui se manifeste chez l’habitant de l’Irlande par son impatience de la quitter !
J’admets et je partage le sentiment de ceux qui, tout en déplorant la cause première de l’émigration, reconnaissent l’efficacité du secours qu’elle apporte au mal dont elle est née; mais ce que je ne comprends pas, je l’avoue, c’est le langage de ceux qui, dans leur enthousiasme pour ce remède héroïque, bénissent comme un bienfait de la providence la nécessité même où se trouve la moitié d’un peuple d’abandonner sa patrie.
Du reste, si la famine est apaisée en Irlande, la question de la famine y est toujours dominante. La maladie de la pomme de terre est suspendue sur les têtes comme une menace perpétuelle. Elle est le sujet de toutes les préoccupations et de toutes les conjectures. Tous les degrés de misère que peut créer la maladie plus ou moins grave de la pomme de terre sont connus et marqués d’avance. On sait qu’en cas de déficit d’un quart, il y a souffrance; si moitié, détresse; si trois quarts, famine. La moindre intempérie de climat, le moindre accident de la saison capable de nuire à la récolte des pommes de terre, un jour de pluie, une gelée précoce, un printemps prématuré, sont le sujet de tous les commentaires dans la société, dans la presse, dans le parlement.
Chose étrange ! on a reconnu le danger, l’immense danger que la nourriture de tout un peuple dépendît d’un seul aliment, et la pomme de terre continue non seulement d’être cultivée en Irlande, mais sa culture est en progrès, tandis que la quantité de terre ensemencée en céréales tend chaque année à se restreindre : tant est puissant le joug de l’habitude, et le souvenir du péril prompt à s’effacer [35].
Si, d’ailleurs, le nombre des pauvres a été diminué par la mort et l’émigration, ceux qui restent présentent toujours le même type hideux de misère et d’abjection.
La loi qui a été instituée pour venir à leur secours (la loi des pauvres, poor law) continue d’être régie par les mêmes principes, et de provoquer tout à la fois les plaintes de ceux en vue desquels elle a été faite et de ceux qui en portent la charge. Le pauvre accuse toujours le work-house (le lieu où est renfermé le pauvre) d’infliger à ceux qui y sont détenus un traitement indigne d’êtres humains, et le propriétaire reproche à ce régime d’être ruineux pour le riche sans soulager le pauvre.
Il faut reconnaître qu’en Irlande on est toujours, pour l’application de la loi des pauvres, placé entre un double écueil : si l’on veut secourir tous les pauvres, on tente l’impossible, parce que presque tous les Irlandais le sont plus ou moins; si on ne secourt que les plus pauvres, on laisse sans soulagement de très-grandes misères. C’est dans ce dernier écueil qu’en Irlande on est tombé. « La vérité est, disent les commissaires de la loi des pauvres dans leur dernier rapport, qu’en général, en Irlande, il n’y a de secours donné qu’à l’absolu dénuement (destitution). Il existe une très grande détresse dans la classe qui ne reçoit aucun secours [36]. »
En Irlande, le secours n’est donné qu’à des conditions qui éloignent de lui presque tous ceux auxquels il serait le plus nécessaire. La condition première pour l’obtenir, c’est d’entrer dans l’enceinte des murs dont se compose la maison de travail ( workhouse ). L’établissement qui porte ce nom trompeur, et qu’il serait mieux d’appeler dépôt de mendicité , n’est en somme qu’une prison où l’on ne travaille pas et où le manque de travail est une aggravation. Chacun sait qu’il n’existe pas de réunion nombreuse de pauvres oisifs qui ne devienne promptement un foyer de vice, quelquefois de crime; et l’on a pu dire avec quelque raison dans ces derniers temps que, si l’émigration avait enlevé à l’Irlande sa meilleure population, la loi des pauvres corrompait le reste.
En imposant comme condition de l’assistance de pareilles rigueurs, on a voulu empêcher l’abus du secours. En réalité on en a supprimé l’usage. Le secours en Irlande n’est qu’une exception pour des misères exceptionnelles. Il n’y a que la misère abjecte qui l’invoque. En Irlande le dépôt de mendicité (le workhouse) avilit et dégrade, en secourant. Quiconque entre dans ses murs prend la livrée du paupérisme. Il en sort à jamais flétri. « Quand on veut désigner en Irlande des enfants perdus, on les appelle workhouse boy, workhouse girl [37]. »
L’auteur de ce livre qui, en 1839, avait présenté comme des conjectures ces funestes effets de la loi des pauvres qu’on venait alors d’introduire en Irlande, ne se doutait pas que ses prévisions seraient dépassées par la réalité.
Dans tous les pays où le sort de la classe pauvre a longtemps occupé l’attention publique, on s’accorde à reconnaître qu’il n’y a de secours vraiment efficace pour l’indigent que celui qu’il reçoit à domicile. Ce mode de secours est le seul moral et bienfaisant. Il ne dissout pas la famille. Il n’est qu’un accident dans la vie de celui qui l’accepte. Il n’enrôle pas le pauvre dans la mendicité publique. Même en Angleterre où les abus de la charité légale ont rendu quelquefois nécessaires les rigueurs du work-house, ces sévérités ne sont qu’exceptionnelles, et le secours à domicile demeure le droit commun. En Irlande l’assistance dans le dépôt de mendicité est la règle : le secours à domicile y est l’exception [38]. En Angleterre les pauvres sont secourus à domicile dans la proportion de 6 sur 7; en Écosse, de 19 sur 20; en Irlande de 1 sur 30 [39].
Ceci explique pourquoi, en Irlande, ceux pour lesquels le secours serait d’autant plus désirable qu’il s’appliquerait à un mal encore limité, ne le réclament pas; et comment il n’est invoqué que par des misères désespérées auxquelles il ne peut plus remédier. Ceci explique encore pourquoi en Irlande où les pauvres abondent, il y a vingt fois moins de pauvres secourus qu’en Angleterre où leur nombre est proportionnellement restreint [40].
Quoique des différences dans l’état social et politique de l’Angleterre et de l’Irlande motivent une certaine diversité dans l’application d’une loi fondée sur un même principe d’humanité, on ne peut se dissimuler qu’à la longue il y a quelque chose d’injurieux pour les Irlandais dans le maintien obstiné d’un si violent contraste. On reconnaît que des deux modes de secours, l’un est bienfaisant de sa nature, l’autre corrupteur et infamant. Quelle raison y a-t-il d’appliquer l’un exclusivement aux Anglais pour réserver l’autre aux seuls habitants de l’Irlande ? Évidemment, à moins d’admettre que l’Irlandais est un être inférieur à ses compatriotes des îles britanniques, il faut toujours en revenir à ce seul motif, que, sans l’obstacle au secours, trop de secours seraient demandés, en d’autres termes qu’on secourt moins, parce que plus de secours sont nécessaires.
Au fond cette loi des pauvres, en Irlande, est une charité menteuse; elle est le signe officiel d’une assistance qu’elle ne donne pas.
On avait cru qu’en grevant les propriétaires fonciers d’une taxe très-lourde, elle intéresserait chacun d’eux à prévenir le paupérisme pour n’avoir pas à le secourir. Mais elle a fait naître dans leur esprit un autre calcul : c’est, pour supprimer la misère, de supprimer le pauvre. De là la résolution que prennent un grand nombre de propriétaires d’écarter de leurs domaines tous les tenanciers qui, comme pauvres, menacent de tomber à leur charge, et de ne pas admettre comme fermier quiconque pourrait devenir indigent.
En dépit de ce qui précède, je doute qu’il soit de l’intérêt de l’Irlande que la loi des pauvres y soit abolie. Le principe de cette loi est équitable, l’application seule en est vicieuse, et cette application peut changer. Il me paraît impossible qu’on maintienne longtemps face à face, l’un pour l’Angleterre, l’autre pour l’Irlande, deux modes si contraires d’exécuter une même loi de justice et d’humanité, et qui de la même institution font pour l’Angleterre un bienfait et pour l’Irlande un fléau [41].
Il est triste sans doute de voir encore tant de pauvres sur cette terre d’Irlande, qui en a vu tant périr, et tant d’autres la quitter.
Mais du moins l’opération cruelle qu’elle a subie, et qui l’a privée d’une partie de ses membres, l’a-t-elle guérie de la terrible maladie sociale dont, depuis des siècles, elle porte le germe dans son sein ? Le cancer des crimes agraires la dévore-t-il toujours ?
On a cru un moment, à la suite des fatales années qui ont amené cette grande crise, que l’Irlande était guérie. Les symptômes du mal avaient presque entièrement disparu, ou du moins ils ne se montraient plus que de loin en loin, sous des formes effacées et avec toutes les apparences d’une maladie qui s’éteint. Hélas ! à l’exemple de ces maux invétérés qu’aucun remède n’atteint profondément, et pour lesquels on ne trouve que des palliatifs éphémères, la lèpre agraire a reparu. L’Irlande est toujours rongée de son cancer.
Dès l’année 1852 [42], les symptômes du mal reparaissaient. Ils n’ont pas cessé de se montrer depuis [43]; et les premiers mois de 1862 ont vu se resserrer les anneaux de cette triste chaîne d’attentats qui n’avait jamais été complètement rompue. Les assassinats du colonel Knox, de Thiébaut, de Fitzgerald, de Maguire, de Braddle, etc., ont de nouveau glacé l’Irlande d’horreur et d’effroi [44].
Le président de la commission spéciale, établie pour les comtés de Limerick et de Tipperary, en déroulant sous les yeux des jurés le tableau de ces crimes, tous commis en plein jour, tous se rattachant à la possession de la terre, disait le 16 juin 1862 : « C’est à peine si, en se reportant à 30 ou 40 ans en arrière, on trouve une époque où, dans le cours de six semaines, il ait été commis un aussi grand nombre d’attentats d’un aussi horrible caractère [45]. »
Le caractère de ces crimes est toujours le même. Quand vous entendez parler de quelques-uns d’eux, vous n’avez pas besoin de demander quel en est le mobile. Vous pouvez dire d’avance que c’est la terre. La cause du crime est toujours quelque fermier renvoyé de sa ferme, ou qui craint de l’être; la victime, le propriétaire ou son agent; le meurtrier, un inconnu, qui, à la face du soleil, commet le crime, et est à peu près sûr de l’impunité. C’était ainsi il y a un siècle. C’est toujours de même. Au moment où fut commis l’un de ces derniers attentats [46], on fut frappé d’une circonstance singulière. Parmi les victimes des meurtres qui venaient de s’accomplir, il y en avait deux dont les pères étaient morts assassinés de la même manière que leurs enfants. Le crime dans ce pays ne semble-t-il pas remplir l’office funèbre que fait la mer sur ses rivages, où il n’y a guère d’habitant qui ne compte dans sa famille quelque victime des fureurs de l’Océan ?
Il est juste cependant de reconnaître que, si les crimes agraires sont toujours propres à l’Irlande, la zone dans laquelle ces crimes se commettent s’est rétrécie, et, si l’on en excepte les comtés de Tipperary, de Limerick, de Kerry, de Corke et de Roscommon, où ces attentats sont encore nombreux, ce n’est que de loin en loin que des crimes de ce genre éclatent dans le reste de l’Irlande.
Mais ce qui malheureusement est toujours le même et toujours général, c’est le sentiment d’indulgence avec lequel ces crimes sont accueillis, ou, pour mieux dire, protégés par l’opinion populaire. Si leur nombre est moindre, leur répression est toujours aussi difficile. « Notre grande difficulté pour arrêter les coupables, dit le commandant de la constabulary (gendarmerie), M. Larkom, vient de ce que la population est du parti des assassins [47]. » Partout le silence des témoins est assuré au meurtrier, et le châtiment non moins certain de quiconque aiderait la justice à reconnaître le coupable. Partout règne la terreur entretenue au sein de la population par les sociétés secrètes.
Ces sociétés, dont le nom seul est changé, sont toujours nombreuses en Irlande, et leur puissance occulte toujours redoutée [48]. Poursuivies sans relâche par les cours de justice qui saisissent toutes les occasions de les frapper, dénoncées tous les jours du haut de la chaire catholique comme les plus dangereux repaires de crimes, ces sociétés manifestent leur existence par un moindre nombre d’attentats. Mais, quand un crime est commis sous leur fatale direction, elles conservent sur les témoins et quelquefois sur les jurés toute leur puissance d’intimidation.
Et ce n’est pas seulement sur la répression des crimes agraires que leur action se fait sentir. N’est-ce pas en effet à leur pernicieuse influence et aux habitudes de mystère, de violence et de parjure, contractées par la population, qu’il faut attribuer aussi l’extrême difficulté qu’éprouve la justice en Irlande à atteindre toute espèce de crimes, le nombre singulier de délits ordinaires dont l’auteur demeure entièrement inconnu, et, tandis qu’en Angleterre et en Écosse les trois quarts des accusés sont condamnés, l’acquittement en Irlande de la moitié des prévenus [49] ?
C’est encore aux procédés habituels de cette confédération secrète qu’il faut reporter l’origine et la perpétration d’un crime qui, quoique connu dans d’autres pays, peut être considéré comme spécial à l’Irlande, parce que nulle part il n’est aussi commun : c’est celui qui consiste dans l’apposition de placards ou dans l’envoi de lettres anonymes contenant des menaces de mort, portant d’ordinaire des emblèmes funèbres, et se rattachant à quelque intérêt agraire [50]. Ce n’est pas assez de dire que ce crime est fréquent en Irlande : il y est quotidien. Il trouble toutes les existences et tient tous les esprits dans l’anxiété.
Le gouvernement s’applique de toutes ses forces à rétablir en Irlande l’empire des lois et à y assurer la répression des crimes. L’un des moyens les plus dignes et les plus nobles qu’il puisse employer, pour atteindre ce but, est de faire rendre la justice par des juges qui méritent la confiance du peuple. Il a accompli, dans cet esprit, d’importantes réformes, au nombre desquelles il n’en est pas sans doute qui fût de nature à produire une impression plus salutaire sur les Irlandais que celle qui a placé sur le banc des juges des hommes professant leur religion. Mais ce n’est pas en un jour que de pareilles plaies se cicatrisent, et il est plus aisé à un gouvernement éclairé et juste de réformer ses lois qu’au peuple le mieux gouverné de réformer ses mœurs corrompues par de longues iniquités. D’ailleurs, la justice criminelle, en Irlande, malgré les changements accomplis, est encore à moitié barbare. Pour le montrer, il suffirait de dire que les tribunaux criminels se croient toujours, comme par le passé, obligés, pour la conviction des coupables, de recourir à l’usage de témoins salariés (approvers), c’est-à-dire au procédé le plus immoral et le plus dangereux que puisse employer la justice humaine [51]. De pareils moyens assurent la répression ! Font-ils naître le sentiment de la justice et le respect des lois qu’il importerait tant de rétablir en Irlande ? Pour une condamnation peut-être injuste qu’ils entraînent, combien amènent-ils d’acquittements scandaleux ?
La persistance avec laquelle l’Irlandais quelquefois le plus honnête protège le plus grand criminel, dont à ses yeux le seul mérite est d’être en guerre contre la société, prouve combien profondément a été atteinte dans l’âme de l’Irlandais, depuis des siècles, de génération en génération, la notion du juste et de l’injuste. En Irlande, le crime n’est pas seulement puni; il est honoré. Tout récemment, le meurtrier de M. Fitzgerald, condamné par le verdict de ses concitoyens, avait à peine subi la peine due à son forfait, qu’il était, dans la ville et dans le comté de Limerick, glorifié comme un martyr. Si l’Irlandais pouvait jamais avoir sous les yeux le spectacle d’une justice honnête et pure, il y croirait peut-être. Tant que cette foi ne sera pas entrée dans son âme, n’opposera-t-il pas à l’empire de la loi la ruse et la violence ?
Du reste, si les passions dont en Irlande la terre est l’objet sont aujourd’hui moins souvent poussées jusqu’au crime, ces passions existent toujours en aussi grand nombre, et leur nature n’a pas changé.
La terre et sa possession sont toujours pour l’Irlandais le bien suprême, ou, pour mieux dire, l’unique bien qui vaille la peine d’être recherché dans ce monde. « Je suis sur cette terre, disait un petit fermier irlandais; c’est moi qui l’ai créée ce qu’elle est. J’y resterai ou je tuerai celui qui voudra m’en chasser [52]. »
Non seulement l’Irlandais n’imagine pas qu’il y ait d’autre moyen d’existence en ce monde, il ne comprend pas d’autre moyen de bonheur. Même quand il s’exile, c’est l’occupation d’une terre que son imagination poursuit au loin. La terre n’excite pas seulement toutes les facultés de son esprit; elle est encore en pleine possession de son cœur. Elle remplit à elle seule l’âme de la population qui travaille; elle absorbe tous ceux qui ont des loisirs par les perpétuelles terreurs qu’elle leur suscite. Les pauvres ne pensent qu’à l’occuper, les riches qu’aux dangers de sa possession. La terre et ses périls, tel est, après la famine, le perpétuel sujet de conversation dont l’Irlande fournit le texte. Toutes les pensées, tous les intérêts, toutes les passions, tous les entretiens, toutes les publications, toutes les querelles, tous les crimes s’y rapportent. Ces passions, que j’ai trouvées en Irlande il y a vingt ans, y sont toujours aussi vives.
L’ennemi de l’Irlandais est toujours celui qui un jour ou l’autre pourra le déposséder de la terre qu’il occupe, ou lui disputer la terre qu’il convoite, ou diminuer sur le marché irlandais le nombre des fermes dont l’exploitation est dans le commerce. Cet ennemi est avant tout le propriétaire, qui, pour agrandir ses fermes et créer de grandes exploitations agricoles, supprime les petites cultures, et, en congédiant les fermiers, accroît le nombre des concurrents à la possession du sol.
Il se pratique déjà depuis longtemps en Angleterre et en Écosse une théorie économique qui, appliquée à l’Irlande, n’est probablement pas sans influence sur la perpétration des crimes violents qui s’y commettent, et qui est en effet propre à jeter l’alarme et le désespoir dans l’âme des pauvres Irlandais. Suivant ce système, la terre n’étant qu’une manufacture comme une autre, le laboureur n’est que le ressort de la machine; et l’idéal de l’industrie agricole est d’obtenir de la terre la plus grande somme de produits possible avec le plus petit nombre d’instruments humains. Le propriétaire doit agir comme tout autre manufacturier qui, suivant son intérêt, supprime un rouage de la machine, ou la machine elle-même, et renvoyer ses hommes comme l’autre met au rebut ses métiers.
Il existe au nord de l’Irlande, non loin du littoral du comté de Donegal, une petite île nommée l’île d’Arran, dont, il y a quelques années, une population de 1 500 âmes couvrait la surface. C’étaient tous de pauvres petits fermiers, vivant de la culture des pommes de terre, qui seule leur fournissait leur nourriture et le prix de leur fermage. La pomme de terre ayant manqué, une partie de ces pauvres gens sont morts de faim; le reste a émigré. Les habitations des hommes ont été détruites. À la place de ces 1 500 êtres humains, il n’y a plus que du bétail, des bœufs et un berger. C’est l’application pure de la théorie.
La doctrine économique qui assimile l’industrie agricole aux autres industries est rigoureusement vraie. Je n’entends point la contester, quoiqu’en fait il y ait bien quelque différence entre ces métiers qui remplissent l’atelier et ces hommes qui couvrent les champs; entre ce ressort de fer, pris, repris, brisé et délaissé sans qu’il sente rien, et cette machine pensante qui, en travaillant à la terre, s’y attache, et ressent une douleur si on l’en éloigne; quoique l’air de la fabrique soit mortel à l’ouvrier et que l’humanité soit d’accord avec l’économie politique pour placer le moins d’êtres humains possible au service d’une machine à filer ou au fond d’une mine, tandis qu’elle n’a qu’à se réjouir si quelques pauvres familles, même surabondantes sur une métairie, y passent doucement leur vie au grand air et au soleil.
Mais j’écarte ces objections; je tiens la théorie pour juste et bonne en général. Je demande seulement ce qui arrivera, si elle est rigoureusement appliquée à l’Irlande : c’est-à-dire, si la science économique emploie tout ce qu’elle a de procédés les plus perfectionnés et les plus habiles pour réduire et presque supprimer la population agricole d’un pays, où, pendant des siècles, la même science, dirigée par un autre principe et suivant d’autre calculs, a tout mis en œuvre pour accroître la population sans aucune limite.
Ce système, dont la conséquence première est la destruction de toutes les petites fermes, est cependant en voie de s’accomplir en Irlande. Chaque jour on apprend qu’en vue de son application, une foule de pauvres tenanciers sont expulsés de leurs fermes converties en pâturages, et qu’un petit nombre de gros fermiers appelés d’Écosse prennent leur place [53]. Mon erreur est grande, si, dans cette conduite des propriétaires irlandais, ne se trouve pas une des causes qui contribuent le plus à troubler la population irlandaise, et à y entretenir cette agitation redoutable dont elle continue à présenter les symptômes.
Mais les choses qui fomentent l’agitation en Irlande ne tiennent pas seulement à la terre; il en est qu’il faut chercher plus haut.
Plus je recherche les causes de l’agitation singulière qui continue à troubler l’Irlande, plus je demeure convaincu que l’une des principales est l’anarchie religieuse qui y est établie par la loi même. C’est l’établissement officiel de l’Église protestante dans un pays qui est profondément catholique, et le paiement de ce culte imposé à ceux même qui ne le professent pas. De quelque prétexte que l’on colore le maintien d’un pareil établissement, il n’a et ne peut avoir, aux yeux du peuple, d’autre sens que celui d’être une entreprise permanente contre sa religion. Lui demander de s’associer à une telle entreprise, lui paraît une injure; l’y forcer est une violence; la continuité de cette violence est une persécution.
Un grand nombre de ceux qui disent que de nos jours l’Irlande n’est point persécutée sont, je n’en doute pas, sincères. Ils croient qu’elle est heureuse et libre, parce que désormais elle ne subit ni la violence des soldats de Cromwell, ni la tyrannie quotidienne des lois pénales. Mais les persécutions varient suivant les temps. Il en est qui, moins sévères de leur nature, blessent aussi vivement, parce que les mœurs adoucies des peuples les rendent plus sensibles. C’est encore au dix-neuvième siècle, pour le catholique d’Irlande, une peine cruelle que d’entendre proclamer chaque jour par la loi à laquelle il est tenu d’obéir, la supériorité du culte religieux que sa conscience lui défend de reconnaître; d’entendre ainsi déclarer vérité légale, ce qui pour lui religieusement est le mensonge; de payer à l’État un impôt destiné à rétribuer des ministres que la loi déclare les ministres de l’Église d’Irlande, et qui pour lui ne sont que les apôtres de l’erreur.
La supériorité légale d’un culte sur un autre se comprend encore sans se justifier peut-être, lorsque celui en faveur duquel elle est établie est la religion de la majorité. Mais ce qui ne se justifie ni ne se comprend, c’est le culte de quelques-uns, établissant solennellement sa prééminence légale sur la religion de tous. À l’oppression se joint ici l’insolence.
Lors de la mort récente d’un prélat anglican, d’ailleurs fort respectable par ses vertus [54], on calculait que, pendant le cours de sa longue carrière ecclésiastique qui n’avait pas duré moins de soixante-cinq ans, il avait reçu en traitements attribués à ses diverses fonctions religieuses environ 19 millions de francs, c’est-à-dire en moyenne chaque année près de 500 000 francs : payés par un pays catholique, et par une population pauvre !
Le recensement général de la population antérieur aux années de famine donnait pour résultat :
Population totale | 7 943 000 |
Catholiques | 6 427 000 |
Anglicans | 852 000 |
Dissidents | 642 000 |
Aujourd’hui, sur les 5 764 000 habitants auxquels l’Irlande est réduite, on compte :
4 490 000 | catholiques, |
678 000 | anglicans, |
596 000 | dissidents de divers cultes. |
5 764 000 |
On voit par les chiffres qui précèdent qu’en changeant le total de la population irlandaise, la famine et l’émigration n’ont pas modifié sensiblement la proportion des nombres afférents à chaque dénomination religieuse [55].
C’est donc toujours la même minorité dont le culte s’impose au plus grand nombre.
On s’est imaginé que ce qui rendait l’Église anglicane une cause de trouble en Irlande, c’était l’existence de certains abus qui s’étaient attachés à son institution. Il y en avait deux qui notamment provoquent de violentes critiques : l’un était les taxes de fabrique, levées par la paroisse protestante sur les catholiques pour le service et l’entretien du culte anglican [56]; une loi du parlement a aboli cet impôt en 1833. L’autre abus, sujet à des attaques plus vives encore, était la dîme que le ministre protestant percevait en nature sur la terre des cultivateurs catholiques, et dont le paiement était le sujet de continuelles querelles et de funestes collisions. En 1858 le parlement a aboli la perception de la dîme en nature, et y a substitué un mode de paiement, assurément moins vicieux, qui repose sur une rente conférée aux ministres de l’Église anglicane, et que les catholiques paient au collecteur sous forme d’impôt.
Ces réformes étaient sans contredit bienfaisantes. Cependant elles ont été à peu près stériles. L’irritation que cause en Irlande l’établissement de l’Église anglicane ne s’est point calmée; et même, pour quiconque examine avec attention l’état présent des esprits en ce pays, il est manifeste que jamais cette irritation n’a été plus vive qu’elle ne l’est aujourd’hui. Pourquoi ? C’est qu’en détruisant la taxe de fabrique et en réformant les monstrueux abus de la dîme, on a supprimé les accessoires d’une institution dont l’existence est le mal lui-même. Le mal c’est l’Église anglicane, imposée comme dominante à tout un peuple qui la repousse et veut rester fidèle à son propre culte.
Je viens de dire que les passions hostiles dont l’Église anglicane est l’objet n’ont jamais été plus vives, ni l’Irlande plus agitée par ces passions. On se ferait difficilement en France une idée de la violence de la lutte qui divise en ce moment l’Irlande catholique et l’Irlande protestante. À voir le faible intervalle qui sépare les deux camps, et l’ardent prosélytisme qui anime les combattants, on se croirait au commencement du seizième siècle. Si ce n’est pas encore la guerre, c’est l’état qui en est le plus proche. Dans la presse, les controverses les plus irritantes; du haut de la chaire des défis et des provocations mutuels : et jusqu’en rase campagne, des meetings où les champions de chaque culte viennent, comme dans un tournoi, combattre pour leur cause, avec les passions populaires pour témoins et pour juges ! Et ce sont là les luttes pacifiques. Il y a quelques jours à peine, sans l’intervention des régiments anglais, la capitale de l’Ulster, Belfast, aurait vu, dans ses murs, dégénérer en guerre civile les violentes agressions mutuelles des catholiques et des protestants.
Il en est qui croient que l’Angleterre a depuis longtemps renoncé à convertir l’Irlande au protestantisme. Je le croyais moi-même il y a vingt ans. En général ceux qui entretiennent cette opinion s’imaginent que les Anglais ne conservent en Irlande le principe de la prédominance anglicane que parce que c’est l’état de choses existant, et seulement parce que la désertion du drapeau protestant en face de l’Église catholique serait une blessure pour leur orgueil. Tel est peut-être le sentiment de beaucoup d’Anglais en Angleterre. Mais assurément tel n’est pas aujourd’hui celui des Anglais qui en Irlande représentent le parti protestant. Ce parti plus que jamais aspire à convertir l’Irlande. Et non seulement il le tente, mais il l’espère. Il semble que cette espérance ait été ravivée par l’effet même des terribles catastrophes dont la famine de 1847 a été l’origine, et qui, atteignant les plus pauvres, ont frappé les catholiques dans une plus grande proportion que les protestants [57]. Jamais il n’a été fondé en Irlande plus d’écoles protestantes qu’il n’en est établi aujourd’hui par les associations et les subventions individuelles. Jamais plus de bibles n’ont été distribuées, ni plus de temples édifiés.
Cette recrudescence de prosélytisme, qui enflamme le parti protestant en Irlande, s’est bien vue et se peut voir encore dans les écoles dites nationales .
Le gouvernement anglais a, il y a trente ans, conçu une pensée politique, qui ne manque assurément ni d’originalité ni de grandeur : c’est de fonder sur le principe de la tolérance religieuse un système d’éducation populaire commun à toutes les dénominations sans exclusion ni privilège pour aucune, suivant lequel les élèves sont réunis pour recevoir l’enseignement des connaissances générales nécessaires à tous les hommes, et isolés les uns des autres pour l’instruction religieuse, quand une dissidence de culte les sépare; apprenant ainsi les lettres et les sciences d’un instituteur commun, et la religion chacun du maître de son choix. C’est sur cette large base que repose l’établissement des écoles fondées en 1833.
Le gouvernement anglais a, dans le même esprit, établi en 1846, sous le nom de Queen’s Colleges (collèges de la reine), des écoles supérieures destinées à recevoir des élèves de toutes les croyances, les catholiques comme les protestants [58], et où il espérait que la pratique d’un enseignement, exempt de bigoterie et de partialité, ferait naître chez les catholiques une confiance que l’université de Dublin ne leur avait jamais inspirée.
Cependant cette confiance, les écoles supérieures ne l’ont jamais obtenue, et les écoles nationales, qui l’ont possédée quelque temps, sont menacées de la perdre.
Les écoles nationales avaient attiré à elles la population irlandaise sur la foi de l’impartialité promise par elles à tous les cultes. Malgré tous ses efforts pour se contenir et se déguiser, le prosélytisme s’est laissé voir, et la défiance est née.
Un jour la population catholique d’Irlande a cru que l’esprit dans lequel les écoles nationales enseignaient ses enfants était contraire à sa religion. Était-ce une défiance chimérique ? Les plus sages prélats de l’Irlande ne l’ont pas pensé. Examinant à fond le système pratiqué dans les écoles nationales, les évêques catholiques y ont cru voir le plus dangereux de tous les enseignements. Il leur a semblé que dans ces écoles, sur le terrain officiel et toujours affecté de la neutralité, l’instruction s’y donnait aux enfants dans un esprit tout protestant. Par une méthode savante dont la lecture de la bible livrée sans commentaires aux élèves formait le fond, on paraissait n’avoir en vue que l’instruction; et par le travail continu des impressions et des idées on atteignait jusqu’à la foi. Le docteur Cullen, archevêque catholique de Dublin, dénonça le premier l’enseignement des écoles nationales, comme minant sourdement les bases sur lesquelles la foi catholique repose.
« Il faut avouer, dit un écrivain protestant très distingué, que le docteur Cullen a sainement interprété les principes, l’esprit et la pratique de l’Église catholique en ces matières.
Les protestants et les catholiques placent sur des fondements très-différents les preuves du christianisme : les premiers sur le caractère divin de la Bible, indépendamment de l’Église; les seconds, recevant les saintes Écritures de l’Église elle-même, qui en est la seule dépositaire [59]. »
L’alarme fut aussitôt donnée par le clergé catholique d’Irlande. C’était en 1852; et dès lors, le coup mortel eût été porté aux écoles nationales, si, pour le prévenir, le gouvernement anglais ne se fût pas hâté de donner, pour l’avenir, aux catholiques irlandais les garanties d’impartialité qu’ils demandaient. Ces garanties qui ont amené un compromis et une trêve seront-elles longtemps efficaces ? Et si elles sont de nature à contenter les catholiques, pourront-elles satisfaire de même les protestants ? Un système si sage et si modéré s’imposera-t-il longtemps à tant d’ardentes passions ?
Quand on songe du reste au lien étroit qui existe entre la religion et l’instruction, entre les lumières qui éclairent la raison et les principes qui fixent la foi, on s’étonne presque de l’entreprise qui a été faite de placer côte à côte sur les bancs d’une même école des élèves appartenant à des sectes diverses, pour leur apprendre les mêmes sciences en leur laissant des croyances différentes. Il serait bien surprenant que, protestant ou catholique, celui qui enseigne et croit tenir dans ses mains la suprême vérité, ne la laissât pas tomber également sur tous. Et comment séparer, assez bien pour qu’ils ne se confondent pas, les éléments généraux de l’instruction et les fondements particuliers de chaque religion ?
Le succès d’une pareille entreprise se peut encore concevoir dans les pays où l’indifférence en matière de religion offre à la tolérance sa triste garantie. Mais comment espérer que, dans un pays où les passions religieuses les plus ardentes sont déchaînées et où le prosélytisme sévit avec une sorte de fureur, ces limites si délicates de l’impartialité ne seront pas dépassées ? C’est cependant à cette condition seule que le système des écoles nationales peut se maintenir.
Assurément on conçoit les excès mêmes auxquels se laissent emporter dans la lutte les deux grands partis religieux qui divisent l’Irlande. Vue de haut, cette lutte, au fond toute morale et intellectuelle, malgré ses violences, a sa grandeur. Elle élève l’âme et la délasse du spectacle monotone que présentent de notre temps la plupart des sociétés absorbées dans la contemplation et le culte des intérêts matériels. Mais plus cette lutte est passionnée, plus il semble difficile que dans les écoles nationales une neutralité stricte soit observée en matière de religion. Nous avons vu le prosélytisme protestant s’y égarer. Est-il seul tombé dans l’excès ? J’en doute. J’inclinerais plutôt à penser que, dans ce pays, qu’enflamme la controverse religieuse, les catholiques n’échappent pas aux écarts dans lesquels tombent leurs adversaires. Je le crois d’autant plus aisément que je les vois aujourd’hui puissants.
Il se passe cependant deux faits contemporains dont la vérité me paraît bien établie, et qui sembleraient propres à disculper les catholiques de pareils écarts pour en reporter la charge sur leurs adversaires. D’une part il paraît bien certain qu’aujourd’hui les protestants qui abjurent pour se faire catholiques viennent des classes supérieures, et d’un autre côté que les catholiques qui se font protestants appartiennent en général à la classe la plus basse et la plus pauvre.
Pour expliquer la conversion au culte catholique du protestant riche et éclairé, qu’est-il besoin de supposer une autre influence que celle de son libre arbitre et de sa volonté ? Il n’en est pas de même du catholique ignorant et pauvre; et dans l’abjuration qu’il fait de son culte, il est plus naturel de rechercher l’influence illégitime à laquelle il a pu céder. Il est certain que beaucoup d’enfants entrés dans les workhouses comme catholiques, ou comme enfants dont la religion était incertaine, en sortent protestants. On en a porté le nombre à 10 000 annuellement, ce qui me paraît exagéré [60]. Mais ce qui est certain, c’est que, pendant les fatales années de la famine, un certain nombre de pauvres catholiques ont abandonné leur foi. Ces infortunés n’étant plus secourus par le prêtre qui avait été jusque-là leur appui et qui lui-même manquait de pain, ont rencontré quelque riche protestant dont la charité les a sauvés. À côté du château protestant où s’est abritée leur misère, ils ont trouvé une Église dans laquelle ils sont entrés et où ils sont restés. Terribles épreuves de la misère ! Triste temps, où les tortures du corps et les angoisses de l’âme se mêlent; où le bienfait se confond avec la séduction; où la charité, cette douce sœur de la foi, semble devenir complice de l’apostasie !
Au milieu des passions qui l’animent, la population catholique d’Irlande pardonne aux infortunés que la famine a séparés d’elle. Elle ne pardonne pas au protestant dont la générosité n’est à ses yeux qu’une embûche. Elle ne voit dans cette largesse qu’un piège tendu par les ennemis de sa foi, et où sont tombés quelques-uns de ses frères. Elle ne réagit qu’avec plus de force contre la conjuration dont elle se voit entourée, et qui ne lui paraît pas moins dangereuse, pour se cacher sous des bienfaits.
Si les passions de l’Irlande catholique sont telles qu’à ses yeux l’aumône, donnée peut-être par la charité seule, paraît l’acte d’un ennemi, quel sentiment voulez-vous qu’elle éprouve quand la passion de son ennemi ne prend même pas la peine de se déguiser ? Lorsque par exemple il arrive qu’un grand propriétaire, ayant fondé une école protestante, y appelle tous les enfants de ses fermiers catholiques, menaçant d’expulser de leurs fermes tous les pères de ceux qui ne viendraient pas à cette école ? Lorsqu’il fait plus que d’envoyer la menace, mais encore l’accomplit; lorsqu’on voit tout à coup arracher à leur vieille demeure et jeter sans pain sur la voie publique des malheureux dont le seul crime a été de demeurer fidèles à leur culte, et de craindre moins la mort pour leurs enfants que la perte de leur foi [61] ? Comment les catholiques ne reconnaîtraient-ils pas des ennemis implacables de leur culte à des attaques qui se produisent sous toutes les formes : tantôt sous la forme de la violence, tantôt sous celle du bienfait, ou sous la forme plus dangereuse encore que toutes les autres de l’influence quotidienne de l’enseignement commun ?
Et maintenant étonnez-vous que l’Irlande soit en feu ! que la population soit agitée ! que le clergé catholique, qui voit le péril, pousse le cri d’alarme ! Est-ce qu’un peuple, qui s’aperçoit qu’on en veut à son culte, n’a pas le droit de le défendre et de réagir contre ceux qui l’attaquent ? Faut-il s’étonner si désormais les catholiques d’Irlande veulent avoir leurs écoles propres; s’ils repoussent l’instruction mixte; s’ils veulent une université catholique; si enfin la population irlandaise est plus divisée, plus agitée, plus mal disposée envers l’Angleterre qu’elle ne l’a jamais été ?
Il existe sans doute bien des causes d’agitation en Irlande, comme on a pu le voir par ce qui précède. Mais il y en a une qui, seule, tant qu’elle dure, entretient toutes les autres, et chaque fois que l’incendie serait près de s’éteindre, le ravive et l’enflamme.
Sans doute aussi, on le reconnaît, les questions posées par l’état extraordinaire de ce malheureux peuple, dont les maux semblent défier la science et l’art de tous les hommes politiques, sont d’une solution difficile; et il n’en est point de plus épineuses que celles qui touchent à l’Église d’Angleterre. On ne saurait maintenir en Irlande la suprématie anglicane; cela n’est pas douteux : mais comment l’abolir ? Il faut que cette abolition soit voulue par un gouvernement qui est protestant, par une reine, par une chambre des communes, par une chambre des lords, qui sont protestants ! L’égalité des cultes doit régner en Irlande, cela n’est pas moins certain; mais comment l’établir ? Comment obtenir pour le clergé catholique un salaire de l’État ? Comment le lui faire accepter ? Ce sont là des questions pleines de difficultés qu’il faudrait être aveugle pour ne pas voir.
Je ne discute point ici ces questions que j’ai traitées ailleurs [62], je dis seulement que la première condition pour aborder leur examen avec quelque chance de succès, serait de voir d’abord clairement un fait qui est évident : ce fait, c’est que l’Irlande est un pays catholique, qui est résolu de demeurer tel, et au sein duquel le maintien de l’Église anglicane comme culte dominant constitue un signe incessant de prosélytisme et une cause permanente d’agitation.
Voilà ce qu’il faudrait que l’Angleterre vît d’abord et reconnût. Toutes les difficultés ne seraient pour cela résolues, mais elles pourraient l’être; l’obstacle qui rend leur solution impossible ou inefficace serait écarté.
Malgré les maux dont l’Irlande souffre encore et les ferments d’agitation qu’elle renferme dans son sein, j’ose dire que l’Irlande est en progrès et qu’un meilleur avenir paraît s’ouvrir devant elle : non l’avenir d’un peuple indépendant de l’Angleterre et séparé d’elle, mais d’un peuple uni à l’Angleterre, libre avec elle et par elle.
Il ne manque pas de gens en France qui croient qu’il suffirait d’une descente militaire en Irlande pour voir le drapeau de la verte Érin se venir grouper autour du drapeau étranger, dont les Irlandais attendaient leur délivrance. J’ai dit ailleurs [63] qu’à mes yeux c’était là une pure illusion; je continue à le penser; j’inclinerais plutôt à croire que la présence de l’étranger sur le sol de l’Irlande aurait pour première conséquence de rallier sous le sceptre britannique un grand nombre d’Irlandais aujourd’hui peu affectionnés à l’Angleterre. Mais, ce qui, en tout cas, me paraît hors de doute, c’est que, si cette intervention se réalisait et réussissait, et si, par une rare destinée, le pays envahi, en échappant à un lien politique, ne tombait pas sous le joug de son auxiliaire, l’Irlande, devenue maîtresse d’elle-même, mais abandonnée à sa propre faiblesse et à ses divisions intérieures, aurait moins de chances d’un heureux avenir qu’elle n’en possède en demeurant une dépendance de l’empire britannique.
Il est vrai que l’union entre les deux pays n’a jamais été complète. La dissidence religieuse qui les divise n’est peut-être pas ce qui s’oppose le plus à leur fusion. La grande cause de séparation, c’est l’orgueil : l’orgueil anglais, le même qui, il y a cinq ans, a révolté l’Inde contre la puissance anglaise. Les différences de culte engendrent la controverse qui irrite et la passion qui éclate. L’orgueil crée le ressentiment qui s’amasse, se cache et s’accumule. Depuis quelque temps cependant, on remarque chez les Anglais comme symptôme nouveau une disposition plus équitable envers l’Irlande, qui prouve sinon que l’Angleterre est devenue plus bienveillante de cœur envers elle, du moins que l’Irlande, par l’accroissement de ses lumières et de sa force, a acquis des droits à plus de respect. C’est là, à mes yeux, un des premiers signes du progrès que je constate. Les haines de l’une ne cesseront qu’avec les mépris de l’autre.
Un nouvel indice de ce progrès se trouve dans l’uniformité des sentiments et des principes qui désormais paraissent diriger tout ministère anglais dans l’administration de l’Irlande. La difficulté devient plus grande chaque jour d’apercevoir une différence notable entre le gouvernement des torys en Irlande et celui des whigs, entre la politique que suivait sir Robert Peel [64] et celle que pratique aujourd’hui lord John Russell. On peut prédire hardiment que toute administration qui ne serait pas libérale et juste envers l’Irlande est désormais impossible en Angleterre.
S’il est vrai, d’ailleurs, comme on l’a montré plus haut, qu’en Irlande certaines améliorations soient plus apparentes que réelles, on doit dire aussi que quelques progrès sont en voie de s’accomplir dont l’effet encore peu visible n’est cependant pas douteux.
Parmi ces progrès, il n’en est peut-être pas qui mérite plus notre examen que celui qu’accomplit en ce moment une institution nouvelle, destinée à opérer une nouvelle distribution de la propriété foncière en Irlande. Ceci est un événement trop grave pour ne pas fixer un instant notre attention et celle du lecteur.
Dans le cours du livre dont il donne ici une édition nouvelle, l’auteur a dit le grand intérêt qu’il y aurait à ce que l’Irlandais devînt propriétaire du sol [65]; il a montré que le principal obstacle se trouvait dans l’esprit aristocratique des lois qui, en Irlande, régissaient la transmission de la terre, et dans l’incertitude du titre de propriété qui, ne conférant que des droits litigieux, en rendait le commerce à peu près impossible.
On peut dire aujourd’hui que, grâce à la réforme qui s’opère, cet obstacle n’existe plus, et que désormais la mutation des propriétés devient aussi facile, aussi sûre et aussi fréquente qu’elle était précaire et rare.
Comment, sous quelle forme s’accomplit un changement d’où naîtront de si graves conséquences ?
La pensée première de cette réforme, qui, mieux qu’une autre peut-être, va droit aux maux de l’Irlande, semble sortie de l’excès même de ses misères.
Le 25 janvier 1847, au moment où le parlement anglais, écho du sentiment public en Angleterre et dans le monde entier, frémissait en quelque sorte sous l’impression des cris douloureux que la famine arrachait à l’Irlande, un membre du gouvernement, lord John Russell, prononçait dans le parlement ces paroles graves :
« On estime qu’il y a en Irlande 4 600 000 acres de terres vaines qui seraient susceptibles d’être mises en culture. Nous vous proposons de consacrer un million sterling (25 millions de francs) à cet objet; et nous demandons que si le propriétaire n’exécute pas lui-même les améliorations à faire sur sa terre, et s’il refuse de la vendre, le gouvernement ait le droit d’en prendre possession. Nous voudrions qu’après avoir été amendée, la terre fût divisée en lots d’une certaine étendue restreinte, soit de 25 à 50 acres, et que ces lots fussent vendus ou affermés à la condition d’être finalement mis en vente. J’avoue que j’attends de grands avantages de l’exécution de ce plan, si vous l’adoptez. Je crois qu’un grand nombre d’individus qui jusqu’ici ont été précipités dans le désespoir, et quelques-uns dans le crime par l’extrême concurrence dont la terre est l’objet, pourront trouver dans ces nouvelles possessions (holdings) les moyens d’existence qui leur manquaient. Je crois que nous parviendrons ainsi à créer une classe de petits propriétaires qui, par leur travail et leur indépendance, formeront comme une ère nouvelle dans la condition sociale et future de l’Irlande [66]. »
Lord John Russell annonçait par ces paroles deux choses : d’abord l’intention du gouvernement anglais de créer en Irlande une classe de petits propriétaires : c’était le but à atteindre; puis l’expropriation pour cause d’utilité publique des propriétaires irlandais : c’était le moyen, moyen tout révolutionnaire, dont la proposition faite au sein d’une assemblée de riches propriétaires anglais, atteste dans quel état d’exaltation et de trouble même l’affreuse détresse de l’Irlande avait en Angleterre jeté tous les esprits. Le moyen fut abandonné, mais non le but. Par quels autres moyens ce but fut-il poursuivi ?
Ce serait une grande erreur de croire que, pour l’atteindre et pour accomplir une œuvre dont la liberté du sol en Irlande était la condition première, il ait fallu un grand nombre de lois, les unes pour abolir le droit de primogéniture, les autres pour annuler les substitutions, etc., etc.
Si l’on étudie attentivement la législation anglaise et son esprit, on est amené à reconnaître que depuis longtemps déjà il n’existait point en Angleterre ni en Irlande de substitutions qui fussent perpétuelles, et qui ne fussent susceptibles de s’éteindre par le fait même de ceux au profit desquels elles avaient été établies. Les substitutions, en Angleterre, avaient toujours eu pour ennemis les rois, qui voyaient en elles un auxiliaire de la noblesse et un obstacle aux confiscations dont ils voulaient garder le libre usage. Elles gênaient, d’ailleurs, souvent ceux même qu’elles avaient pour objet de protéger. Aussi, à la suite de plusieurs siècles et d’un grand nombre de statuts qui avaient successivement introduit une foule de cas exceptionnels où la substitution pouvait être rompue, on était arrivé à ce point que la cour de justice chargée d’appliquer ces statuts divers (the Court of Chancery) pouvait toujours, soit sur la demande de tiers intéressés, soit à la requête du propriétaire et du substitué, annuler la substitution qui faisait obstacle à la liberté du sol [67].
D’où vient donc que la terre en Irlande était en quelque sorte inaliénable ? C’est que l’obstacle, qui n’était pas dans la loi, naissait de la jurisprudence et des mœurs.
Le plus souvent, le propriétaire d’un domaine, même substitué, avait le droit et la volonté de le vendre. Mais comment et à qui vendre une terre couverte de dettes, d’hypothèques, de lettres de gages, de créances personnelles, d’engagements de toutes sortes, quelquefois contradictoires, tous secrets, tous impossibles à vérifier sûrement ? Tel était cependant l’état de presque toutes les terres en Irlande, où, au milieu de cette confusion de titres, c’était toujours une question presque insoluble que de savoir à qui appartenait réellement la propriété, et, avec elle, le droit de la vendre. Tout le monde savait qu’acheter une terre en Irlande, c’était acheter aussi un procès, avec la chance pour l’acquéreur qui avait payé son prix de le payer une seconde fois.
Et lorsque, pour tirer la terre de ce chaos, on s’adressait à la cour de chancellerie pour obtenir qu’elle ordonnât la vente d’un domaine substitué ou hypothéqué, et conférât ainsi par le sceau de son autorité un titre authentique à l’acheteur, tant de formalités étaient prescrites, tant de délais inévitables, et les frais toujours si énormes, que d’ordinaire l’entreprise ne se suivait pas jusqu’au bout, et que le succès, quand on l’obtenait, était encore la ruine. Il est permis de dire que, si en Irlande l’inaliénabilité du sol n’était pas établie en droit, elle l’était en fait, protégée par les misères du pays et par les traditions judiciaires. Les ventes privées étaient interdites parce qu’elles n’étaient pas sûres. Les ventes judiciaires, les seules douées de quelque authenticité, étaient inabordables parce qu’elles étaient ruineuses.
Qu’avait à faire le gouvernement anglais, qui voulait qu’en Irlande la terre fût vendue au commerce ? Une seule chose : changer la procédure qui rendait impossible le seul mode de vente qui fût sûr. Or, pour changer la jurisprudence, il n’y avait qu’un moyen : c’était de changer le juge. C’est ce qu’il a fait.
À la place de la cour de chancellerie, il a, en 1848 et en vertu d’une loi du parlement, établi sous le nom de commission des terres hypothéquées [68], appelée plus tard tribunal de la propriété foncière [69] (landed estates court), une cour de justice ou commission qui, sans appliquer d’autres lois que la cour de chancellerie, mais en les appliquant dans un autre esprit, procède rapidement à l’aliénation de toutes les terres, dont quelque tiers intéressé et souvent le propriétaire lui-même lui demandent que la vente se fasse sous son autorité, divise ces domaines par lots dont elle détermine à son gré le nombre et l’étendue, provoque les enchères, adjuge les lots et confère aux acquéreurs des titres irréfragables qui, à raison de la source première dont est émanée la cour qui les délivre, ont pris le nom de titres parlementaires.
Lors de la discussion dans la chambre haute du bill qui consacra cette institution, un lord s’étant élevé contre le pouvoir exorbitant qu’elle conférait aux commissaires, le lord chancelier, lord Campbell, répondit en avouant que c’était une loi, à la vérité très-arbitraire, mais que l’état de l’Irlande la rendait nécessaire.
Dans l’une de ses excellentes études sur l’Irlande, M. Jules de Lasteyrie estimait que, dès l’année 1855, un cinquième du sol irlandais était entre les mains du Landed estates court [70]. Le prix des ventes ainsi faites aux enchères par cette commission s’élevait déjà, en 1859, à 25 millions sterling (c’est-à-dire à six cent quarante-deux millions de francs) [71]; à l’heure qu’il est ce chiffre doit approcher d’un milliard de francs, car il n’est pas de jour où la presse ne constate de nouvelles enchères et de nouvelles ventes. C’est à vrai dire la rénovation du sol en Irlande. Sous les dehors modestes d’une loi de procédure, il y a là le germe d’une révolution sociale. Le sol de l’Irlande va ainsi, en quelques années, changer de maîtres, passant de mains discréditées et impuissantes en des mains solvables et viriles.
La vente des terres à un si haut prix, et les fonds immenses qui s’y placent montrent bien que ce ne sont pas les capitaux qui manquaient à l’Irlande, mais la sécurité qui manquait aux capitaux. Elle prouve encore que l’état de l’Irlande commence à inspirer une confiance dans l’avenir qui n’avait jamais existé.
Chose singulière ! on avait cru longtemps la propriété protégée par les lois qui la rendaient inaliénable, et l’on voit que pour lui restituer sa valeur, il faut lui rendre sa liberté; et c’est l’Angleterre aristocratique qui, après avoir maintenu en Irlande le régime le plus opposé au commerce de la terre, y imprime au sol cette mobilité extraordinaire, de telle sorte que du pays où la mutation de la propriété est le plus systématiquement empêchée, sort une institution par laquelle l’expropriation du sol est rendue plus facile qu’en aucun État du continent.
On a calculé que les lots vendus en Irlande représentent en moyenne une étendue de 200 à 250 acres, chacun d’une valeur moyenne de 70 000 à 80 000 francs et se répartissent entre 8 000 à 9 000 titulaires [72]. C’est donc une propriété moyenne qui est en voie de se constituer, et avec elle une catégorie analogue de propriétaires, destinée à former le principal élément d’une classe qui jusqu’à présent manquait presque entièrement en Irlande.
Non-seulement le sol de l’Irlande passe entre les mains de nouveaux propriétaires; mais, ces acquéreurs nouveaux sont pour la plupart des Irlandais [73], qui prennent la place des Anglais, autrefois possesseurs à peu près exclusifs de la propriété foncière en Irlande.
Enfin, ce qui n’est pas moins digne de remarque, ces nouveaux propriétaires sont en grande majorité catholiques. Au fond c’est la vieille Irlande, féodale, anglaise et protestante qui croule sur sa dernière base, le sol. On ne saurait dire qu’on démolit l’édifice; car, en le frappant, on n’atteint que des ruines. Ce qui tombe ne pouvait plus se tenir debout. On donne une vie nouvelle à ce qui allait mourir, et cette rénovation se fait sans violence. On crée des propriétaires sans porter atteinte au principe de la propriété.
Il arrive aujourd’hui en Irlande quelque chose d’analogue à ce qui est arrivé en France après 1789, lorsque la vente des biens des émigrés et du clergé jeta dans la circulation une grande masse de terre qui jusque-là avait été tenue à peu près hors du commerce. Mais entre autres différences (et il y en a beaucoup), je vois celle-ci : que la vente en France se fit de manière à créer non seulement une propriété moyenne comme en Irlande, mais encore la petite propriété qu’on ne paraît pas en Irlande se proposer d’établir.
Cependant quand on songe à l’état particulier de l’Irlande, aux passions que la terre y excite, aux périls que ces passions engendrent, et à l’espèce de maladie agraire qui consume ce pays, on se demande si pour guérir ce mal il ne faudrait pas avant tout un remède agraire, et si ce remède ne serait pas la création de petits propriétaires. Le morcellement de la terre, qui en tout pays est une protection utile du droit de propriété, est peut-être pour sa sûreté, en Irlande, une condition nécessaire. On ne soupçonne pas en Angleterre l’effet que pourrait avoir sur la paix publique en Irlande la possession du sol comme propriétaires par ceux qui aujourd’hui n’en sont que les fermiers. On le comprend sans peine en France, où la propriété foncière a pour principale garantie son fractionnement en 3 ou 4 millions de parcelles, et où, en 1848, battue en brèche par des doctrines antisociales, la propriété eût couru de bien autres périls, si son extrême division ne lui eût servi de rempart.
Que ces petits agriculteurs irlandais, qui ne rêvent que violence contre les propriétaires et qu’attentats sur les propriétés, puissent eux-mêmes acquérir la terre, et on sera surpris de l’esprit de conservation qui tout à coup les animera et du respect pour le droit dont ils seront subitement saisis. Ce serait le moyen de transformer en constables et en soldats de l’ordre public ceux qui aujourd’hui en sont les plus implacables ennemis.
Pour leur procurer l’accès du sol en Irlande, il n’est pas nécessaire de leur donner gratuitement la terre, comme proposent de le faire des théories dangereuses. Il suffit de vouloir la leur vendre. Quand on songe que les Irlandais vont en ce moment chercher à 2 000 ou 3 000 lieues de leur patrie des terres à acheter, et que pour les attacher au sol de l’Irlande et en faire ses plus zélés défenseurs, il suffirait de diviser en lots mis à leur portée les terres qui chaque jour sont vendues à l’enchère, on ne peut s’empêcher de regretter qu’il ne soit pas mis par là un arrêt à l’émigration irlandaise, et que l’occasion ne soit pas saisie de remplacer un cruel expédient par la mesure la plus facile et la plus bienfaisante.
Cependant, il faut le reconnaître, même restreint dans les limites où il s’exécute, le renouvellement de la propriété en Irlande est encore une grande œuvre dont on ne saurait méconnaître l’importance.
Parmi les causes qui ont le plus contribué aux maux de l’Irlande, nulle peut-être n’a été plus puissante que le manque de propriétaires placés dans des conditions qui leur permissent, en jouissant des droits de la propriété, d’en remplir les devoirs. Aujourd’hui des possesseurs nouveaux, affranchis des entraves de toute espèce qui gênaient leurs prédécesseurs, vont occuper le sol irlandais, et presque tous résideront sur leur terre. Les middlemen, cette vieille plaie de la propriété irlandaise [74], vont disparaître. Ce sera déjà un grand bien.
À la vérité l’effet d’une pareille rénovation ne saurait être subitement aperçu. On ne peut pas encore en voir l’influence sur la condition entière du peuple, parce que cet effet n’a pas eu le temps de se marquer. Comment douter cependant qu’il ne se produise, quand on voit clairement sa cause ?
Et si le lecteur n’était pas encore frappé du progrès dans la voie duquel l’Irlande est engagée, qu’il s’arrête ici un instant. Qu’après avoir contemplé les Irlandais prenant aujourd’hui sur le sol la place des Anglais, il reporte son esprit en arrière, et remonte jusqu’au temps où le catholique d’Irlande, véritable ilote dans la commune, dans le comté, dans l’État, exclu de tout droit de propriété, ne pouvait pas même posséder un cheval valant plus de 5 livres sterling.
Au milieu de ses préjugés, de ses mépris, de ses haines et de toutes ses injustices envers l’Irlande, l’Angleterre n’a pas cessé cependant depuis quarante ans d’avoir pour ce pays une grande et suprême justice, qui à elle seule est supérieure à toutes les bienveillances, et qui rachète peut-être toutes les oppressions, même celles de l’orgueil. Cette grande justice c’est la liberté; la liberté civile et politique que l’Angleterre donne à l’Irlande, et avec laquelle celle-ci guérit chaque jour quelques-unes des vieilles plaies de la tyrannie.
C’est cette liberté qui, permettant à tout un peuple de se lever pour la revendication de ses droits, a, en 1829, arraché à l’Angleterre l’émancipation catholique. C’est elle qui, fécondant le principe conquis, en a tiré et en fait sortir encore chaque jour ses conséquences naturelles :
En 1833, l’abolition des taxes de fabrique (church rates) que les catholiques payaient pour l’entretien du culte protestant, et qu’on ne pouvait plus leur demander du jour où l’existence de leur propre culte était reconnue; en 1838, la réforme de la dîme qui tombe sous la révolte des esprits et des consciences, provoquée par tous les moyens que la liberté donne à un peuple; la réforme des corporations municipales, ce vieux boulevard de l’Église anglicane, dernier asile des vieux abus et des privilèges surannés, qui en 1841 s’écroule sous les seuls coups de la logique de sir Robert Peel, déclarant dans le parlement que les corporations municipales d’Angleterre ayant été réformées, on ne saurait refuser la même réforme à l’Irlande.
C’est cette liberté qui, dans un pays légalement protestant, protège l’Église catholique; après lui avoir assuré l’indépendance, lui procurera la seule chose qui lui manque, l’égalité, et dissipera comme un vain fantôme cette fiction de la suprématie anglicane, dont on s’étonnera, quand elle ne sera plus, qu’elle ait pu durer si longtemps. Chose remarquable ! en ce moment même, la liberté prévient seule en Irlande une réaction du fanatisme protestant; de même qu’un jour, si les catholiques devenus égaux veulent devenir dominants, elle sera l’obstacle à l’oppression de la minorité protestante.
C’est elle encore, qui, après avoir permis aux Irlandais de conquérir leurs droits religieux, leur assure la conquête de tous les droits civils et politiques; répand l’instruction dans toute l’Irlande où les écoles populaires qu’il y a vingt ans avaient 300 000 élèves, en comptent aujourd’hui 600 000 [75]; provoque entre toutes les écoles dissidentes une lutte loyale, élève tous les jours le niveau de l’enseignement, en même temps qu’une éducation religieuse en rehausse la moralité, convie tous les Irlandais, sans distinction de culte, à prendre part aux affaires du pays, les introduit dans la commune où ils sont déjà en majorité, dans la justice de paix où leur influence est établie, dans les grands jurys où elle commence à pénétrer; et, par la vertu d’un régime sous lequel toutes les supériorités se révèlent et s’imposent, investit des plus hautes dignités de l’État les mêmes hommes qui, il y a moins d’un demi-siècle, étaient légalement exclus même des emplois subalternes. C’est ainsi qu’aujourd’hui sur les 12 juges qui composent la haute magistrature de l’Irlande, les catholiques irlandais en possèdent 8 : proportion remarquable qui atteste à la fois le mérite du titulaire, l’impartialité du gouvernement anglais, et surtout la puissance des institutions libres.
Ce sont ces institutions libres qui, en maintenant une certaine paix en Irlande, au milieu de ces éternels ferments de discorde, permettent à tous les Irlandais, catholiques ou protestants, de parvenir par le travail à la richesse, par la richesse à la propriété, et qui, pour donner à toutes les fortunes l’accès de la terre, viennent de créer cette loi du Landed estates court, d’où naît la propriété moyenne, et qui créera en Irlande la petite propriété, le jour où l’opinion publique, seule souveraine dans un pays libre, et seule digne de dominer dans un pays éclairé, imposera au parlement ce nouveau progrès.
Enfin, c’est cette liberté, la grande et noble liberté politique qui, tout récemment encore, au plus fort des épreuves terribles auxquelles une catastrophe inouïe avait condamné l’Irlande, n’a pas désespéré de sa fortune, s’est raidie contre un destin inflexible, a rempli les âmes d’une nouvelle énergie; et, forte des ressources singulières qu’elle trouve en elle-même, de toutes les puissances individuelles qu’elle développe, des lumières qu’elle répand, des expédients qu’elle suggère et de tous les efforts dont elle provoque le concours, est parvenue à relever encore une fois un peuple abattu, et à ranimer son courage en lui rendant l’espérance.
Spectacle bien digne d’être médité ! l’Angleterre mine peu à peu en Irlande tout l’édifice de la vieille société, au risque d’ébranler par ce travail souterrain la base d’aristocratie politique et religieuse qu’elle a commune avec ce pays. Par l’effet d’une loi morale qu’on ne saurait trop admirer, sa propre liberté, esclave de sa justice, lui impose d’abolir les institutions avec lesquelles elle a opprimé l’Irlande, dût cette réforme atteindre les mêmes institutions que chez elle elle aspire à conserver.
Bien des gens, tout en reconnaissant que l’Angleterre donne à l’Irlande des institutions libres, en nient l’avantage pour ce pays, parce qu’ils voient l’Irlande encore misérable au sein de sa liberté. C’est commettre à peu près la même erreur que ceux qui, voyant prospère dans le despotisme une nation autrefois libre, s’imaginent qu’elle doit son bonheur à l’avènement de la tyrannie.
Il existe des pays qui, n’ayant plus la liberté dont ils ont joui, se ressentent encore de ses bienfaits longtemps après l’avoir perdue. C’est comme une terre encore fécondée par un fleuve bienfaisant dont la source aurait tari. Tout est déjà desséché et flétri à l’endroit de cette source; cependant, si on regarde au loin, on croirait qu’elle coule toujours : des eaux pures s’y voient encore qui répandent l’abondance sur leur passage; le sol qu’elles arrosent est toujours fertile, et tout ce qui les approche éprouve l’influence salutaire de leur fraîcheur. Les apparences de la vie sont toujours là où est déposé le germe de la mort.
Il y a d’autres pays où se voient toutes les plaies d’une longue tyrannie et où cependant la liberté existe déjà. Ici, c’est le fleuve, dont la source ne fait que de jaillir et qui n’a pas encore coulé. Au-delà du lieu où elle vient de naître tout est encore désert, sécheresse, aridité; tout semble destiné à périr, et cependant l’onde qui va tout vivifier coule déjà. C’est l’image de l’Irlande en possession d’institutions libres qui n’ont pas encore fécondé le pays, mais qui contiennent la source de sa vie, de sa richesse et de sa prospérité.
[1] O’Connell est mort le 16 mai 1847 ; en ce moment, une souscription nationale pour l’établissement d’un monument qui sera élevé à la mémoire d’O’Connell se recueille dans toute l’Irlande. Malgré la détresse du pays, qui est extrême cette année, plus de 120 000 francs sont déjà souscrits. (Janvier 1863.)
[2] Voir, à la fin de la Notice, note de la p. IV .
[3] Voir ibid .
[4] Voir, à la suite de la notice, à la note de la page V , l’exemple cité par M. Senior.
[5] Documents parlementaires, 1846, t. XXXVII, p. 57, au mot potato-crop .
[6] … They are usually grown as means of payment of the rent. Id.
[7] Voir rapports du 25 février 1846.
[8] Le quarter représente 2 hectolitres 90 litres.
[9] Voir séance du parlement du 9 mars 1846.
[10] Commissioners of inquiry into the failure of potato crop du 20 janvier 1846, p. 35.
[11] Voir Documents parlementaires, 1846, vol. XXXVII, p. 41, v° potato crop.
[12] Ibid.
[13] Voir Reports of the board of public works du 6 avril 1847 ; Documents parlementaires, Distress. Ireland, t. XVII.
[14] Id. Voir Discours de lord John Russell au parlement, du 25 janvier 1847.
[15] Quatrième Rapport des relief commissioners du 19 juillet 1847 ; Documents parlementaires, t. XVII, p. 21, Distress. Ireland.
[16] Rapport de M. Haly, chairman of the British association, à M. Trevelyan ; Documents parlementaires, 1847-1848, t. LVI, p. 39.
[17] Quatrième Rapport des relief commissioners.
[18] Lettre du marquis de Sligo, octobre 1846, à sir W. Routh.
[19] Lettre de lord John Russell au duc de Leinster, du 17 octobre 1846. (Standard du 31 octobre de la même année)
[20] Séances du parlement anglais du 19 février, du 12 et du 15 mars 1847, discours de lord John Russell et de M. de la Bouchère, aujourd’hui lord Taunton, et, dans la chambre des lords, lord Lansdowne et lord Stanley, 29 avril 1847.
[21] Rapport des relief commissioners, 10 avril et 15 mai 1847 ; Documents parlementaires, v° Distress. Ireland, t. XVII.
[22] Commissioners of inquiry into the failure of potato crop ; Rapport du 26 janvier 1846, p. 36.
[23] Dans certaines paroisses la taxe des pauvres excédait le produit net de la terre.
[24] Voir, à la suite de la Notice, la note de la page XX .
[25] On a appelé l’émigration irlandaise the Celtic Exodus .
[26] Voir, à la fin de la notice, la note de la page XXII .
[27] Voir les tables statistiques officielles de l’émigration à la suite de cette notice, note de la page XXIII .
[28] Sir Robert Peel et lord John Russell.
[29] De 1831 à 1846, il a émigré d’Angleterre, dans les pays au-delà de l’Atlantique, 1 171 000 individus.
[30] Voir Social condition of the labouring population of Ireland, W. Hickley, inséré dans le volume intitulé : Transactions of the national association for the promotion of social science, 1861, p. 609.
[31] Voir Census of Ireland, 1861. — En 1841, le chiffre des maisons habitées était de 1 328 000 ; en 1861, il n’a plus été que de 993 000. — Différence, 335 000, chiffre qui représente le nombre des maisons démolies.
[32] W. Hickley, cité plus haut. (Ibid.)
[33] Voir Agricultural statistics, 1862, v° Emigration, p. 23, et la note sur l’émigration, à la suite de la notice ( note de la page XXXIII ).
[34] Il a été de 64 314, suivant le comité central for the relief of distress in Ireland. (Adresse du 15 janvier 1863.)
[35] Voir la table statistique, à la suite de la notice ( note de la page XXX ).
[36] Rapport du 8 mai 1862.
[37] Voir Rapport remarquable fait à l’association nationale pour la science sociale sur le paupérisme en 1862. — Transactions, p. 644.
[38] Voir, à la suite de la notice, la note de la page XXXII .
[39] W. Hickley. Voir Social condition of the labouring population in Ireland : Transactions of the national association for the promotion of social science, 1862, p. 610.
[40] Voir note de la page XXXII .
[41] Voir note de la page XXXIII , à la fin de la notice.
[42] Annual register, 1852.
[43] Ibid.
[44] Voir la note de la page XXXIV , à la fin de la notice.
[45] Discours du président Fitzgerald, le 16 juin 1862, à Tipperary.
[46] L’assassinat de M. Braddle à Tipperary, 30 juillet 1862
[47] Discours de sir Robert Peel, secrétaire d’État pour l’Irlande, 19 mai 1862.
[48] Les white-boys d’aujourd’hui sont les molly-boys. L’Ulster lui-même n’en est pas exempt. L’évêque catholique d’Armagh les dénonçait il y a peu de temps encore (en mars 1862). — En août de la même année, je vois des ribbonmen poursuivis et condamnés dans le comté de Donegal.
[49] Voir la note de la page XXXVII , à la fin de la notice.
[50] Threatening notices.
[51] Voir, à la fin de la notice, la note de la page XXXVIII .
[52] Voir note (2). Ibid .
[53] V. note de la page XLI .
[54] Lord Beresford, mort archevêque d’Armagh le 9 août 1862.
[55] Voir, à la fin de la notice, la note de la page XLIII .
[56] Church rates.
[57] Voir, à la fin de la notice, la note de la page XLIII .
[58] À Corke, à Galway et à Belfast, sous le ministère de sir Robert Peel.
[59] Education in Ireland (1862), page 71, par le docteur Godkin, auteur de Christian government and Education in India ; History of Ireland , etc., etc.
[60] Voir, sur ce point, M. Perraud, Études contemporaines , t. II, p. 501.
[61] Voir le récit de ces expulsions odieuses dans le premier volume des Études sur l’Irlande contemporaine , par M. l’abbé Perraud, p. 306-307.
[62] Tome II, IIIe partie, ch. IV, section III.
[63] Voir Appendice, à la suite du second volume.
[64] On sait l’accident fatal qui, en 1850, a privé l’Angleterre, je puis dire aussi l’Irlande, de cet éminent homme d’État. Son fils, qui, avec le même prénom, porte aussi le même titre, est en ce moment ministre secrétaire d’État pour l’Irlande. Collègue des ministres whigs, tels que lord John Russell, sir Cornwall Lewis, lord Palmerston, etc., etc., il croit suivre, et suit en effet la voie tracée par son illustre père.
[65] IIIe partie, ch. IV.
[66] Hansard, Débats parlementaires, chambre des communes, 1847, p. 426.
[67] Voir Blackstone, liv. II, ch. VII, et ch. XXI, § 3 et 4.
[68] Incumbered estates commission
[69] Landed estates court. — Voir, sur ce sujet, à la suite de la notice, la note de la page LVIII .
[70] Voir Revue des Deux Mondes de juillet 1853, p. 502. En 1860, plus de 2 millions d’acres avaient déjà été vendus par la cour foncière (l’Irlande entière contient environ 20 millions d’acres). — Voir l’exposé du secrétaire d’État pour l’Irlande, M. Cardwell, 27 mars 1860. Il y a près de 5 millions d’acres vendus en ce moment, sans compter tous ceux dont la vente se prépare, et pour lesquels une pétition a été adressée à la cour.
[71] Thom’s official directory, p. 703, 1862.
[72] Voir neuvième Rapport sur les opérations de la cour foncière, du 25 octobre 1849 au 31 août 1858.
[73] Sur 8 582 acquéreurs (en 1858), il y a eu 8 258 Irlandais, et seulement 324 Anglais et Écossais. — Voir neuvième Rapport annuel des opérations de la cour foncière du 25 octobre 1849 au 31 août 1858.
[74] Voir tome Ier , p. 252.
[75] Voir la note sur les écoles nationales à la suite de la notice ( note de la page LXIII ).
[Note 1] Les commissaires du recensement de 1851 constatent que la population irlandaise qui en 1841 était de 8 175 000, était, en 1851, tombée à 6 552 000 : c’est-à-dire qu’au lieu de s’accroître comme elle aurait dû le faire naturellement pendant ces dix années, elle se trouvait réduite de 1 623 000 (V. p. 15). Le chiffre annuel des décès arrivés en Irlande, de 1841 à 1851, s’ils avaient pu le produire, aurait déjà donné la base principale de ce déclin. Voici comment ils expliquent l’impossibilité où ils ont été de le fournir, et de quelle manière ils y ont suppléé pour juger quel eût été, dans une situation normale, le chiffre de la population irlandaise en 1851.
« Malheureusement, disent-ils, l’Irlande ne possède pas encore de registres publics de naissance, de mariage et de décès ; elle forme sous ce rapport une exception dans le Royaume-Uni. Nous ne pouvons par conséquent présenter ici le chiffre moyen des naissances et des décès arrivés dans la population ; et en l’absence de pareils registres il nous semble que nous ne pouvons adopter de meilleure base pour nos appréciations que les moyennes qui ont été constatées dans les naissances et les décès arrivés en Angleterre et dans le pays de Galles depuis 1837.
« Ces moyennes sont établies d’année en année dans les rapports du directeur général M. Graham : et dans le dernier, le seizième, nous voyons que les naissances et les morts enregistrées pendant une période de quinze ans dans toute l’Angleterre et le pays de Galles, l’ont été dans la proportion de 1 naissance par 31, et 1 décès par 45 personnes vivantes. Appliquant ce calcul à la population de l’Irlande en 1841, et en supposant qu’il ne soit pas sorti du pays plus de personnes qu’il n’en est entré d’autres, nous arrivons à ce résultat : qu’au lieu de 6 652 000 en 1851, la population d’Irlande eût été probablement de 9 018 000, d’où il suit que le déficit de la population peut être porté au chiffre énorme de 2 466 000 personnes (seulement de 1841 à 1851). » Les commissaires ajoutent : « La population qui nous a été enlevée par la mort et l’émigration appartenait principalement aux classes inférieures, parmi lesquelles la famine et les maladies, dans ces temps de calamité, font toujours le plus de ravage. »
Le recensement de 1861 constate que de 6 552 000 en 1851, la population irlandaise est tombée, en 1861, à 5 764 000 ; c’est-à-dire qu’elle a été encore réduite depuis dix ans de près d’un million. On peut juger, par les tableaux statistiques placés à la fin du volume, la place que l’émigration occupe dans cette réduction.
Il est évident, par ce qui précède, que sans les causes extraordinaires et exceptionnelles qui ont amené de pareils phénomènes, la population irlandaise excéderait aujourd’hui 10 millions d’habitants.
[Note 1] « … La baronie de ***, dans le comté de Monaghan, de la contenance de 52 000 acres, concédée dans l’origine par Élisabeth à lord ***, était, en 1656, louée à un citoyen de Londres au prix de 700 liv. st. (17 500 fr.), et en 1692 la terre fut divisée, par suite de succession, en deux parties parfaitement égales sous le rapport du revenu, quoique différentes quand à l’étendue, qui formèrent, et n’ont pas cessé de former jusqu’à ce jour deux domaines séparés, appartenant aujourd’hui à deux propriétaires distincts. Ces deux domaines, de 52 000 acres, rapportent aujourd’hui 43 000 liv. st. (1 096 000 fr.). Comment ce résultat a-t-il été obtenu ? Par deux moyens : les pommes de terre et la subdivision des fermes. On a attiré une immense population sur la propriété jusqu’à ce qu’il y ait eu presque 1 habitant par chaque acre de terre. Le nombre des tenanciers était, en 1845, de 34 500. Ces petits fermiers vivaient là de la plus pauvre nourriture et dans l’état le plus misérable, payant ce qu’on appelle en Irlande un fermage élevé à un propriétaire, qui, soit par lui-même, soit par ses ancêtres, n’avait jamais contribué d’un denier (1 farthing) à l’amélioration de la terre…
« À l’exception de la maison du maître, très belle habitation, mais bâtie pour son utilité personnelle et pour son agrément, toute la valeur de la propriété a été, à peu de chose près, l’œuvre exclusive de ces pauvres fermiers. C’est par leurs efforts, que rien n’a dirigés ni aidés, qu’ils ont, dans l’espace de deux cents ans, porté le revenu de ces terres, de 700 liv. st. (17 500 fr.), à 43 000 liv. st. (1 096 000 fr.).
« En 1850, après la maladie des pommes de terre et la famine, cette population était diminuée de moitié, et ce qui restait offrait l’aspect de la misère et du désespoir. » (Extrait du journal de M. N. W. Senior, 1852.)
Depuis dix ans, M. Senior écrit sur l’Irlande un journal extrêmement curieux, rédigé tout entier sur les lieux mêmes, et où se retrouvent le talent d’observation et la parfaite sincérité qui caractérisent toutes les productions de l’auteur. Je dois beaucoup à la lecture de ces Mémoires, que M. Senior a eu la bonté de me communiquer, et qui, il faut l’espérer dans l’intérêt de la vérité et des lecteurs, seront bientôt livrés à la publicité.
[Note 1] M. Trench, agent des propriétés de lord Lansdowne, aussi recommandable par son humanité que distingué par son intelligence, après avoir, dans une conversation, exposé le système d’émigration qu’il mettait en pratique, ajoutait : « Tout ce que nous apprenons de ces émigrants est très favorable ; ceux qui sont partis l’an dernier et dont par conséquent nous avons pu avoir des nouvelles, ont admirablement réussi. — Mais, lui demande son interlocuteur, les Irlandais émigrent-ils à présent avec moins de répugnance qu’autrefois ? —
Non, répond M. Trench, ils se cramponnent à leur misérable hutte, et il n’y a que l’éviction ou la crainte de l’éviction qui peut les faire partir. » (Senior, Journal, 1852.)
[Note 1] Le grand nombre d’évictions pratiquées par les propriétaires, et auxquelles résistent les malheureux qui en sont l’objet, rend nécessaire de recourir à la force publique pour vaincre cette résistance. Outre les officiers civils spécialement chargés de procéder à l’expulsion des fermiers (les process-servers et les drivers), on emploie les constables ou gendarmes, auxquels est joint un certain nombre de soldats de l’armée. Quelquefois une pièce d’artillerie y est ajoutée. D’ordinaire la troupe ne se met en marche que munie de barres de fer et de leviers (crowbars) nécessaires pour démolir les maisons des fermiers évincés. De là est venu à cette troupe le surnom de Crowbarbrigade, que lui a donné et que lui conserve en Irlande la haine populaire (V. M. Perraud, Études contemporaines, t. I, p. 259.)
Années | Nombre des émigrants | Années | Nombre des émigrants |
1841 | 16 000 | REPORT | 1 429 000 |
1842 | 89 000 | 1852 | 220 000 |
1843 | 37 000 | 1853 | 192 000 |
1844 | 54 000 | 1854 | 150 000 |
1845 | 74 000 | 1855 | 78 000 |
1846 | 105 000 | 1856 | 90 000 |
1847 | 214 000 | 1857 | 95 000 |
1848 | 178 000 | 1858 | 68 000 |
1949 | 214 000 | 1859 | 80 000 |
1950 | 209 000 | 1860 | 81 000 |
1851 | 248 000 | 1861 | 66 000 |
A REPORTER | 1 429 000 | TOTAL | 2 552 000 |
Produit de cinq années, 1841, 1842, 1843, 1844 et 1845. | 270 000 |
Émigration depuis 1846 jusqu’en 1861 | 2 282 000 |
Aux États-Unis | 1 600 000 |
Au Canada | 411 000 |
En Australie | 74 000 |
(V. Census of Ireland general report, p. 55 ; Thom’s directory, p. 686, 1862, et Agricultural Statistics of Ireland, vol. XXIX, p. 7, et vol. LVI, p. 347, 1860, et tables 1861, p. 25.)
COMTÉS. | PROPORTION du nb. des émigrants à la population. % |
COMTÉS. | PROPORTION du nb. des émigrants à la population. % |
Tipperary | 21,78 | Louth | 14,00 |
Clare | 21,31 | Galway | 14,00 |
Kerry | 20,91 | Wexford | 14,00 |
Limerick | 20,84 | Roscommon | 13,00 |
Waterford | 20,36 | Donegal | 13,00 |
Corke | 19,70 | Tyrone | 13,00 |
Kilkenny | 19,18 | Fumanagh | 12,00 |
Cavan | 17,86 | Lutrim | 12,00 |
Kings | 16,69 | Armagh | 12,00 |
Monaghan | 15,83 | Londonderry | 12,00 |
Queen | 15,00 | Kildare | 11,00 |
Longford | 15,00 | Down | 11,00 |
Meath | 14,00 | Wicklow | 10,00 |
Westmeath | 14,00 | Mayo | 9,00 |
Antrim | 14,00 | Sligo | 8,00 |
Carlow | 14,00 | Dublin | 4,00 |
Années | Acres cultivées en blé | Acres cult. en pommes de terre | Années | Acres cultivées en blé | Acres cult. en pommes de terre |
1847 | 743 000 | 284 000 | 1855 | 445 000 | 989 000 |
1848 | 565 000 | 742 000 | 1856 | 529 000 | 1 104 000 |
1849 | 687 636 | 875 000 | 1857 | 559 000 | 1 146 000 |
1850 | 604 000 | 718 000 | 1858 | 551 000 | 1 159 000 |
1851 | 504 000 | 868 000 | 1859 | 465 000 | 1 200 000 |
1852 | 353 000 | 876 000 | 1860 | 466 000 | 1 172 000 |
1853 | 326 000 | 898 000 | 1861 | 406 000 | 1 133 000 |
1854 | 411 000 | 981 000 |
(Agricultural Statistics, vol. XXIX, p. 10, Ireland.) (Agricultural Statistics of Ireland, and returns of Agricultural produce and estimated average produce of crop. Documents officiels.)
Années | Nombre des pauvres secourus | Secourus dans le workhouse | Secourus à domicile |
1844 | 105 358 | 105 358 | " |
1845 | 114 205 | 114 205 | " |
1846 | 250 000 | 250 000 | " |
1847 | 417 000 | 417 000 | " |
1848 | 2 043 000 | 610 463 | 1 433 000 |
1849 | 2 142 000 | 932 000 | 1 210 000 |
1850 | 1 174 000 | 805 000 | 368 000 |
1851 | 755 000 | 707 400 | 47 900 |
1852 | 519 600 | 504 000 | 14 900 |
1853 | 409 600 | 396 000 | 13 200 |
1854 | 519 600 | 310 600 | 9 008 |
1855 | 305 200 | 269 000 | 35 400 |
1856 | 217 000 | 212 000 | 4 500 |
1857 | 190 800 | 186 200 | 4 588 |
1858 | 183 000 | 177 000 | 5 800 |
1859 | 159 000 | 153 000 | 5 400 |
On ne comprendrait pas qu’en 1846 et 1847, années de la famine, aucun secours à domicile n’ait été donné par l’administration de la loi des pauvres, si on ne savait que la loi organique de cette institution n’autorisait le secours qu’à la condition que le pauvre qui le demandait entrât dans les murs du workhouse. En 1847, en présence des horreurs de la famine, le Parlement a levé cette interdiction. On voit, par les chiffres des années suivantes, que le secours à domicile, donné d’abord dans de larges proportions, s’est tout d’un coup restreint, et est arrivé promptement à un chiffre insignifiant, c’est-à-dire son état normal.
NOTA. Les chiffres qui précèdent ne représentent pas le nombre moyen des pauvres présents pendant toute l’année dans le workhouse, ou qui pendant l’année entière recevaient des secours à domicile ; mais seulement ceux qui pendant un temps plus ou moins long de l’année ont reçu de l’administration du poor law, un secours à domicile, ou dans le workhouse.
Année | Population totale | Nombre des pauvres secourus | Proportion de pauvre secouru sur 1000 habitant | Nombre des pauvres secourus dans le workhouse (in door) | Nombre des pauvres secourus à domicile (out door) | Proportion % des pauvres secourus dans le work-house | Proportion % des pauvres secourus à domicile | Dépense | |
Angleterre et pays de Galles | 1860 | 19 745 000 | 851 000 | 40 sur 1000 | 119 026 (Note 2) | 731 994 | 14% | 86% | 5 558 000 l. st. (138 950 000 f.) |
Irlande | 1860 | 5 764 000 | 44 929 (Note 1) | 7 2/3 sur 1000 | 43 218 (Note 2) | 1 711 | 96% | 3 4/5 | 454 000 l. st. (11 350 000 fr.) |
Note 1: Voyez la note 2. Note 2: Ce chiffre est non celui de tous les pauvres entrés dans le workhouse en 1860, mais la moyenne du du nombre des pauvres présents pendant toute cette année. |
Les proportions des années précédentes sont les mêmes.
V. Documents officiels, papiers parlementaires ; accounts and papers, 1860. Vol. LXVI, pages 46 et 47. On voit par le tableau cidessus :
1° Qu’en Angleterre sur 100 pauvres secourus, 86 le sont à domicile, et 14 seulement dans le dépôt de mendicité ; — en Irlande 96 sur 100 dans le dépôt de mendicité, et moins de 4 sur 100 à domicile ;
2° En Angleterre 40 habitants sur 1 000 sont assistés ; en Irlande moins de 8 sur 1 000.
En résumé l’habitant de l’Irlande est cinq fois moins secouru que l’habitant de l’Angleterre ; le pauvre irlandais est vingt fois moins assisté à domicile que le pauvre anglais ; et en même temps que moins de pauvres sont assistés en Irlande, et le sont moins bien, chacun d’eux coûte à ceux qui en ont la charge, c’est-à-dire aux propriétaires irlandais, presque le double de ce que coûte en Angleterre le pauvre secouru généreusement et efficacement.
[Note 1] Déjà dans sa dernière session (1862), le parlement a aboli l’une des restrictions les plus rigoureuses et les plus iniques mises à l’assistance des pauvres en Irlande. Cette restriction était celle qui excluait absolument de tout secours soit à domicile, soit dans le workhouse, quiconque en Irlande, même à titre de simple location occupait une terre excédant en étendue le quart d’un acre (environ 12 à 15 ares). Malheureusement la chambre des lords, en sanctionnant cette réforme y a mis la condition : que pour recevoir le secours en pareil cas, le pauvre irlandais devrait entrer au workhouse. C’est retirer d’une main le bienfait qu’on accorde de l’autre. Quel est en effet le petit cultivateur dont l’indigence ne sera pas accrue, si, pour obtenir une assistance passagère, il doit abandonner le champ dont la culture fait le fond de sa vie ? Et quelle indigence cependant mérite plus d’intérêt et de ménagement que celle du pauvre, qui gagne presque ce qu’il lui faut pour soutenir son existence, et a besoin seulement d’un complément ? Quoi de plus brutal que le système qui n’accorde de secours qu’à la ruine absolue ?
Mais la question se représentera : et la réforme du quarter acre sera sans doute obtenue sans la condition qui l’annule. Cette réforme, il est vrai, sera de peu de prix, si en même temps que la loi permet de secourir les pauvres à domicile, les commissaires n’usent pas de ce pouvoir. Aujourd’hui presque tous les secours qu’ils seraient autorisés à donner à domicile, ils ne les accordent que dans le workhouse. Mais pour suivre une autre pratique, il leur suffirait d’en avoir la volonté, et leur mode de procéder serait certainement autre, si le pouvoir exécutif supérieur leur recommandait de le changer. Ce changement peut seul convertir en un bienfait pour l’Irlande la loi des pauvres qui jusque-là n’y est qu’un fléau.
[Note 1] 1er avril 1862. — Attentat contre la vie du colonel Knox (comté de Tipperary). Frappé d’un coup de feu, qui n’a pas été mortel ; il est attaqué en plein jour par deux assassins armés, en présence de gens du pays, qui, appelés par lui, ne viennent pas à son secours. Un jeune paysan du lieu, nommé Bohan, qui n’avait contre le colonel Knox aucun motif de ressentiment, est désigné cependant par celui-ci comme l’un de ses agresseurs. Bohan est acquitté par le jury, au milieu d’une explosion d’applaudissements de la foule impossibles à décrire.
28 avril 1862. — Assassinat de M. Thiébaut (comté de Tipperary). Il avait donné congé à un de ses fermiers qui ne payait pas son fermage. Quelques mois après il est frappé au grand jour sur sa propriété. Halloran, l’un des membres de la famille expulsée de sa ferme, poursuivi à raison de ce crime est acquitté (24 juin). Il avait tenu ce propos : « Autant tuer un homme que de le chasser de sa terre. » Il n’avait d’ailleurs contre lui aucun témoignage qui méritât la confiance ; son acquittement lui vaut une véritable ovation populaire.
À quelques jours de là (toujours dans le comté de Tipperary), un vieillard de soixante-dix ans, Michel Maguire, se promenant à huit heures du matin sur sa terre de Ballynacluna est assassiné. Il avait expulsé des fermiers. Poursuites inutiles contre l’auteur présumé Kennedy.
16 mai 1862. — Assassinat de M. Fitzgerald (dans le comté de Limerick). Marié depuis quelques mois seulement, M. Fitzgerald était venu à Kilmaloch pour montrer à sa jeune femme ses propriétés. Au mois de mars dernier, il avait donné congé à l’un de ses fermiers. Deux mois après, il est assassiné sous les yeux de sa femme, en plein soleil, par deux hommes armés ; Beckam, l’un d’eux, reconnu par elle (ce n’était point le fermier), est condamné à mort et pendu. C’est le seul qu’en 1862 la justice ait atteint ; c’est le seul aussi, il faut le reconnaître, contre lequel le débat ait été de nature à amener une conviction complète. Son exécution n’en est pas moins le sujet d’un véritable deuil dans tout le pays.
31 juillet 1862. — Assassinat de M. Braddle. Le nommé Hayes, fermier du colonel Hare, devait être renvoyé de sa ferme dans la huitaine. Son agent, M. Braddle, vient à Tipperary et là, en plein midi, en présence de deux témoins, il est assassiné par Hayes qui décharge sur lui quatre coups de feu. En dépit des témoins qui sont là mais restent muets, et malgré le bruit des détonations qui semblent n’attirer l’attention de personne, le coupable s’évade, se mêle à la foule, disparaît et nulle voix ne s’élève pour mettre la justice sur sa trace. On le croit embarqué pour l’Amérique.
[Note 1] On peut juger du nombre de crimes commis en Irlande, et dont les auteurs demeurent inconnus, par les paroles que prononçait au mois de juillet dernier (1862), lors des dernières assises du comté de Tyrone, le président le baron de Fitzgerald, en ouvrant la session :
« Depuis les dernières assises il n’y a eu que 19 crimes nouveaux, ce qui n’est pas un nombre considérable ; mais j’appelle votre attention sur ce fait, que dans 4 cas seulement sur 19, les poursuites ont abouti à une mise en jugement (have been amenable to justice). »
À la même époque, le président des assises du comté de Donegal félicitait le grand jury, comme d’un événement heureux et rare, de ce que l’instruction des crimes avait, dans les deux-tiers des cas, mis la justice sur la trace des coupables (août 1860). Enfin dans une statistique empruntée à un document officiel et publié en juillet dernier (1862), je trouve sur le nombre des crimes les plus graves commis et poursuivis en Irlande de septembre 1860 à mars 1862, les chiffres suivants :
Crimes dont les auteurs présumés ont pu être poursuivis | 7 570 |
Crimes dont les auteurs sont demeurés inconnus | 2 144 |
Quant à la proportion du nombre des individus poursuivis et acquittés, on en jugera par les tableaux suivants qui font voir aussi cette proportion en Angleterre et en Écosse. En lisant ces tableaux on sera sans doute frappé du nombre extraordinaire des accusés qui, en Irlande, sont acquittés par les cours de justice. Ces acquittements qui, en Angleterre, en Écosse, sont dans la proportion de 24%, sont en Irlande dans la proportion énorme de près de 50% ! La saine appréciation de ce chiffre n’est pas exemple de difficulté. Il semblerait, au premier abord, qu’on doive en induire l’équité et l’impartialité des jurés et des jurys en Irlande. Sans contester ni l’une ni l’autre, il est peut-être plus conforme à la vérité d’y voir la preuve de la facilité excessive avec laquelle, surtout dans ces derniers temps, on arrête en Irlande et l’on met en accusation sur les moindres indices, les individus soupçonnés d’un crime, et qui faute de toute preuve sont nécessairement acquittés. Ceci, au lieu de prouver la mansuétude de la justice criminelle en Irlande, en montrerait seulement sous une nouvelle face la rigueur et l’impuissance.
Années | Nombre total des individus arrêtés pour crimes | Condamnés | Acquittés | Proportion % des condamnés | Proportion % des acquittés |
1845 | 24 000 | 17 200 | 6 800 | 71 ¾ | 28 ¼ |
1846 | 25 000 | 18 100 | 6 900 | 72 ½ | 27 ½ |
1847 | 28 000 | 21 000 | 7 000 | 75 | 25 |
1848 | 30 000 | 22 600 | 7 400 | 75 ¼ | 24 ¾ |
1849 | 27 700 | 21 000 | 6 700 | 76 | 24 |
1850 | 26 000 | 20 000 | 6 000 | 76 ¾ | 23 ¼ |
1851 | 27 000 | 20 700 | 6 300 | 76 ¼ | 23 ¾ |
1852 | 27 000 | 21 000 | 6 000 | 76 ¾ | 23 ¼ |
1853 | 27 000 | 20 000 | 6 000 | 77 ½ | 22 ½ |
1854 | 29 000 | 23 000 | 6 000 | 79 | 21 |
1855 | 25 800 255.[Note 1] |
19 900 | 5 900 | 77 ¼ | 22 ¾ |
1856 | 19 300 | 14 700 | 4 600 | 76 ¼ | 23 ¾ |
1857 | 20 000 | 15 100 | 4 900 | 75 ½ | 24 ½ |
1858 | 17 500 | 13 000 | 4 500 | 74 ¼ | 25 ¾ |
1859 | 16 176 | 12 000 | 4 176 | 74 ¼ | 25 ¾ |
Moyennes | 24 600 | 18 660 | 5 940 | 75 ⅔ | 24 ⅓ |
Note 1: La décroissance du nombre des individus arrêtés, à partir de 1855, ne tient point à une diminution du nombre des crimes, mais à une loi de procédure qui, en 1855, a converti en simples délits et comme on dirait chez nous correntionnalisé des actes qui auparavant, passibles d'une crime plus grave, appartenaient à une plus haute juridiction. |
Années | Nombre total des individus arrêtés pour crimes | Condamnés | Acquittés | Proportion % des condamnés | Proportion % des acquittés |
1845 | 3 537 | 2 710 | 827 | 76 ¾ | 23 ¼ |
1846 | 4 000 | 3 032 | 968 | 75 ¾ | 24 ¼ |
1847 | 4 600 | 3 560 | 1 040 | 77 ¼ | 22 ¾ |
1848 | 4 850 | 3 654 | 1 196 | 75 ¼ | 24 ¾ |
1849 | 4 300 | 3 237 | 1 063 | 75 ¼ | 24 ¾ |
1850 | 4 100 | 3 020 | 1 080 | 73 ¾ | 26 ¼ |
1851 | 4 000 | 3 093 | 907 | 77 ¼ | 22 ¾ |
1852 | 4 000 | 3 025 | 975 | 75 ¾ | 24 ¼ |
1853 | 3 707 | 2 800 | 907 | 75 ¾ | 24 ¼ |
1854 | 3 900 | 2 921 | 979 | 74 ¼ | 25 ¾ |
1855 | 3 600 | 2 698 | 902 | 74 ¾ | 25 ¼ |
1856 | 3 700 | 2 749 | 951 | 74 ¼ | 25 ¾ |
1857 | 3 800 | 2 902 | 898 | 76 ¼ | 23 ¾ |
1858 | 3 700 | 2 809 | 891 | 75 ¾ | 24 ¼ |
1859 | 3 400 | 2 520 | 880 | 74 ¼ | 25 ¾ |
Moyennes | 3 945 | 2 982 | 963 | 75 ½ | 24 ½ |
Années | Nombre total des individus arrêtés pour crimes | Condamnés | Acquittés | Proportion % des condamnés | Proportion % des acquittés |
1845 | 16 568 | 7 000 | 9 568 | 42 ¼ | 57 ¾ |
1846 | 18 422 | 8 600 | 9 822 | 46 ¾ | 53 ¼ |
1847 | 31 152 | 15 200 | 15 952 | 49 | 51 |
1848 | 38 286 | 18 000 | 20 286 | 46 ½ | 53 ½ |
1849 | 41 767 | 21 000 | 20 767 | 50 ¼ | 49 ¾ |
1850 | 31 203 | 17 000 | 14 203 | 45 ½ | 54 ½ |
1851 | 24 588 | 14 300 | 10 288 | 58 ½ | 41 ½ |
1852 | 17 606 | 10 400 | 7 206 | 59 ¼ | 40 ¾ |
1853 | 15 090 | 8 700 | 6 390 | 57 ¾ | 42 ¼ |
1854 | 11 700 | 7 000 | 4 700 | 60 | 40 |
1855 | 9 000 | 5 223 | 3 777 | 58 | 42 |
1856 | 7 064 | 4 000 | 3 064 | 56 ½ | 43 ½ |
1857 | 7 173 | 3 900 | 3 273 | 54 ½ | 45 ½ |
1858 | 6 240 | 3 300 | 2 940 | 52 ¾ | 47 ¼ |
1859 | 5 809 | 2 700 | 3 109 | 46 ½ | 53 ½ |
Moyennes | 18 777 | 9 754 | 9 023 | 52 ¼ | 47 ¾ |
Moyenne de quinze ans, de 1845 à 1859 | Individus arrêtés | Condamnés | Acquittés | Proportion % des condamnés | Proportion % des acquittés |
Angleterre | 24 600 | 18 660 | 5 940 | 75 2/3 | 24 1/3 |
Écosse | 3 945 | 2 982 | 963 | 75 1/2 | 24 1/2 |
Irlande | 18 777 | 9 754 | 9 023 | 52 1/4 | 47 3/4 |
(V. statistical abstract v° Population. Accounts and papers, 1860, vol. 66.)
[Note 1] Lors de l’assassinat qui fut commis il y a quelques années dans le comté de Tipperary sur la personne d’un grand propriétaire, M. Hall, et qui alors fit beaucoup de bruit, une récompense de 1 200 livres sterling (30 600 fr.) fut aussitôt promise à celui qui, par son témoignage, amènerait la condamnation du coupable, à moins qu’il ne fut lui-même le principal assassin. Un individu se présente, qui tout en avouant qu’il avait pris part au crime vint réclamer la récompense offerte et le bénéfice du privilège qui en Irlande couvre le dénonciateur. Il signale comme auteur principal un homme qui avait jusque-là échappé à tout soupçon, parce qu’il n’avait jamais eu aucun rapport avec la victime, et que sa position personnelle éloignait de lui le soupçon qu’il pût être un assassin soudoyé. Voici quelle était la version de X. le dénonciateur. Quelqu’un dont il ne veut pas dire le nom l’avait payé pour tuer M. Hall. Comme il était en embuscade pour exécuter l’entreprise, un homme qui passait (c’était l’accusé) se joignit à lui, comme pour voir ce qui allait arriver.
M. Hall faisait en ce moment sa promenade du matin dans l’avenue de son habitation ; allant et venant, il s’approcha plusieurs fois du lieu où on l’attendait, mais jamais à bonne distance. X. perdit patience, se dit que c’était une matinée malchanceuse, et il abandonnait la partie pour ce jour là. Mais l’homme qui s’était joint à lui (l’accusé) parut furieux, jura qu’il allait lui-même faire le coup, prit le pistolet et au moment où M. Hall pendant sa promenade tournait le dos, se glissa vers lui sans bruit, approcha le pistolet de sa tête, le tira, jeta le pistolet à terre, appela au secours et une multitude s’étant assemblée, se perdit au milieu d’elle ; l’homme ainsi accusé fut mis en jugement, condamné et exécuté. Le dénonciateur partit pour l’Amérique, emportant les 1 200 livres sterling. (Extrait du journal de M. N. W. Senior, t. II, 1852.)
[Note 2] Journal de M Senior, p. 164-165, 1852.
[Note 1] « Y a-t-il beaucoup d’immigrants dans le comté de Tipperary ? demandai-je.
— Oui beaucoup, me répondit mon interlocuteur ; il y en a beaucoup venant d’Écosse ; mes amis de Tipperary ont tous fort à cœur de posséder des fermiers écossais, et s’ils ne peuvent s’en procurer, ils veulent du moins faire rentrer leur terre dans leurs mains pour la faire valoir eux-mêmes.
(Senior’s journal, 1862, p. 410.)
[Note 1] Tableau présentant, en résumé, la proportion numérique dans laquelle se trouvaient les catholiques et les protestants d’Irlande, avant la famine de 1846, et celle dans laquelle ils se trouvent aujourd’hui après la famine et l’émigration :
Population totale, 7 943 000.
Catholiques | 6 427 000 | 81 % |
Anglicans | 852 000 | 11 % |
Dissidents | 642 000 | 8 % |
(Ces chiffres sont ceux du recensement de 1834. Ce recensement et celui de 1861 sont les seuls qui constatent le nombre afférent à chaque dénomination religieuse, et les seuls par conséquent qui permettent d’établir sur ce point une comparaison).
Population totale, 5 764 000.
Catholiques | 4 490 000 | 78 % |
Anglicans | 678 000 | 11,5 % |
Dissidents | 596 00 | 10,5 % |
Perte pour les catholiques | 3 % | |
Gain pour les anglicans | 0,5 % | |
Gain pour les dissidents | 2,5 % |
Il ne faut pas s’étonner que le nombre des catholiques ait diminué un peu. Comme ils forment la population la plus pauvre d’Irlande, c’est contre eux surtout que le fléau a sévi. Ce qui est extraordinaire, c’est qu’en fin de compte leur proportion vis-à-vis des protestants d’Irlande soit si peu changée.
[Note 1] La première loi portée sur ce sujet par le parlement date de 1848 ; elle était intitulée loi pour faciliter la vente des domaines hypothéqués (to facilitate the sale of incumbered estates). Cependant pour trouver la pensée première de l’institution il faut remonter jusqu’en 1847 ; dans ce même discours (du 27 janvier 1847) où il annonçait l’expropriation pour cause d’utilité publique des terres incultes en Irlande, lord John Russell indique aussi au nombre des autres projets du gouvernement la pensée d’une loi destinée à faciliter la vente des terres en Irlande, seulement il le fait en si peu de mots que ses paroles passent inaperçues [Note: Hansard, 1847, Commons, p. 445.] .
La loi de 1848 fut absolument inefficace, et cela par une seule raison. La vente des terres que l’on voulait rendre facile avait été remise aux soins d’un corps judiciaire, la cour de chancellerie, qui avec toutes les qualités des cours de justice anglaises semble en exagérer les deux plus grands défauts, la lenteur et la cherté. L’année suivante une loi nouvelle proposée le 25 avril 1849 par le solliciteur général sir John Romilly, substitua à la cour de Chancellerie pour la vente des terres en Irlande, une commission spéciale composée de trois membres, établie sous le nom de commission for the sale of incumbered estates (commission pour la vente des biens hypothéqués). Le changement de l’autorité chargée de vendre était toute la loi. La loi proposée, disait lord Campbell à la chambre haute, ne crée aucun pouvoir nouveau, aujourd’hui il n’y a pas de terre hypothéquée qui ne puisse être vendue au gré de la cour de chancellerie. La commission des incumbered estates aura tous les pouvoirs de la cour de chancellerie sans ses formalités, ses lenteurs, sa cherté et elle prononcera sans appel. (Session de 1849.)
La cour des incumbered estates a en effet accompli la tâche pour laquelle on l’avait créée, puisque dans l’espace de moins de 10 ans, depuis octobre 1849 jusqu’en août 1859 (date des derniers documents officiels connus), elle a vendu pour 25 190 859 liv. sterl. de terre (plus de 640 000 000 francs).
Cette cour ne pouvait, suivant les termes mêmes de son institution, vendre que des biens hypothéqués. Cependant il y avait en Irlande beaucoup de propriétés, qui sans être grevées de dettes hypothécaires, reposaient sur un des titres obscurs et litigieux et pour la vente desquelles l’intervention du tribunal foncier paraissait désirable. En conséquence le parlement a rendu une nouvelle loi en 1858, d’après laquelle la commission des incumbered estates peut procéder à la vente de toutes les terres grevées ou non de dettes hypothécaires ou autres, sur la demande de tout créancier, et sur celle du propriétaire lui-même. Cette loi a été plus loin, elle a autorisé la cour à prendre connaissance de tous les titres de propriété dont l’examen lui serait déféré par les propriétaires eux-mêmes, et à délivrer à ceux-ci un titre nouveau authentique, placé à l’abri de tout litige, et qui, parce qu’il est conféré en vertu d’un acte du parlement, est appelé titre parlementaire. Depuis qu’elle a reçu cette nouvelle attribution, c’est-à-dire depuis l’an 1858, la commission a reçu le titre de Landed estates court, celui sous lequel on la connaît aujourd’hui.
Lors donc qu’on dit que la Commission foncière n’applique pas d’autres lois que la Cour de chancellerie, cela n’est vrai que dans une certaine mesure. La Cour de chancellerie n’avait aucune qualité pour conférer aux acheteurs le nouveau titre de propriété que la commission foncière est autorisée à leur délivrer. Elle ne pouvait d’ailleurs s’immiscer dans l’examen des titres d’une propriété sur la seule demande du propriétaire, et en l’absence d’aucun tiers intéressé, ce que peut faire aujourd’hui la Commission foncière. La Cour de Chancellerie était un tribunal essentiellement litigieux. La Cour foncière est une commission de justice administrative.
On voit que cette Commission ou Cour foncière remplit sous quelques rapports l’office que fait chez nous l’autorité judiciaire, quand elle ordonne la vente de quelque propriété sur saisie immobilière.
Mais on aperçoit tout de suite en quoi la loi appliquée à l’Irlande diffère de la nôtre. En France la vente par justice n’a guère en vue que le créancier au secours duquel la loi vient en forçant le débiteur à vendre la terre qu’il voudrait garder. En Irlande la loi a surtout pour objet la terre, qu’elle tend à dégager de ses liens pour la rendre au commerce ; elle a en vue non seulement une vente, mais toutes les ventes. Chez nous la difficulté est de contraindre le vendeur ; en Irlande, c’est de rassurer l’acheteur.
Ce qui frappe encore tout d’abord dans cette institution, c’est que la réforme importante qu’elle consacre, et qui dépend d’une loi de procédure, tient encore plus à la manière de l’exécuter. La Cour foncière se dirige dans ses actes, non suivant des principes posés par le Parlement, mais d’après des règles qu’elle fixe elle-même, et qu’elle soumet seulement à l’approbation du pouvoir exécutif. Or les règles suivant lesquelles elle a fait beaucoup de ventes [Note: Le texte de ces règles est donné par M. Perraud. V. Études contemporaines sur l’Irlande, t. I, p. 493.] , pourraient être telles qu’elle en fit un très petit nombre. Dans l’un comme dans l’autre cas, elle agirait avec le même arbitraire ; et il suffirait peutêtre qu’elle fût composée d’autres formes, ou qu’une impulsion différente de celle qu’elle reçoit aujourd’hui lui fût donnée par le gouvernement pour qu’elle ne procédât plus dans le même esprit.
L’institution du tribunal foncier, telle qu’elle fonctionne aujourd’hui, fait tout à la fois plus et moins que ce que promettait lord John Russell dans son fameux manifeste sur l’Irlande du 27 janvier 1847. Mieux vaut assurément l’introduction de la terre dans le commerce par la vente libre, que par l’expropriation pour cause d’utilité publique.
Mais lord John Russell annonçait comme but à atteindre la création en Irlande de petits propriétaires : et c’est ce que ne paraît pas avoir en vue le tribunal de la propriété foncière (Landed Estates Court.) On peut juger par ce qui précède, que pour créer la petite propriété, au lieu de la moyenne, il lui suffirait de le vouloir d’accord avec le pouvoir exécutif, et de mettre en vente de petits lots de 1 à 10 acres, au lieu de lots d’étendue moyenne, tels qu’il les forme aujourd’hui.
L’auteur est si convaincu des bienfaits dont la petite propriété serait la source pour l’Irlande, qu’on lui pardonnera d’insister sur ce sujet. Il a peur qu’en créant la propriété moyenne, qui certainement est déjà un bien, on ne remédie pas aux grands maux de l’Irlande, qu’il est urgent de guérir. Est-on bien sûr que cette propriété moyenne renoue entre le propriétaire et le fermier ces liens de bienveillance mutuelle, si fatalement rompus en Irlande ? Remarquez que les terres que vend la commission au feu des enchères sont achetées à un prix très haut, par des acquéreurs qui ne cultivent pas euxmêmes, et imposent tout d’abord au fermier des conditions plus dures quelquefois que celles du bail antérieur. On ne voit pas que, jusqu’à présent du moins, les passions et les fureurs agraires qui désolent l’Irlande soient apaisées ; et il y a peu de temps parmi les victimes de ces fureurs on citait un propriétaire dont le seul crime était d’avoir demandé un prix de fermage trop élevé de la terre qu’il venait d’acheter par l’entremise de la commission foncière. Qu’on ne s’y méprenne pas, l’institution de la commission foncière a surtout pour but, et aura pour résultat, de donner à la propriété foncière, par une plus grande clarté et une plus grande précision de ses titres, une certitude et une authenticité qui lui manquaient. Mais lui donnera-telle la sécurité ? Le droit à chaque parcelle sera mieux défini. Mais n’est-il pas à craindre que la masse entière du sol irlandais ne reste vacillante et agitée ? N’est-ce pas l’avènement de la classe même du peuple à la propriété, qui seule pourrait rendre la terre d’Irlande ferme et inébranlable sur son assiette ? L’auteur incline à le croire, et il n’a pas seul cette pensée.
On se rappelle le livre sur l’Irlande où von Raumer demandait comme premier remède aux maux de l’Irlande que tous les fermiers du sol en fussent déclarés propriétaires.
Tout récemment encore dans une société savante de Dublin [Note: La Société de statistique. Séance du 15 mai 1862.] , où le même but à atteindre était signalé, on indiquait comme moyen pour y parvenir, l’adoption d’une loi établissant que le fermier aurait la propriété d’une portion de la terre qu’il cultive. On se demande pourquoi, faisant tant que de violer le principe de la propriété, la société de statistique de Dublin s’arrête à moitié chemin, et ne prend au propriétaire qu’une partie de son domaine, au lieu de faire comme Raumer, qui le lui ôtait tout entier. La violence et l’injustice ne sont pas moindres dans l’un que dans l’autre cas, et l’étendue plus ou moins grande de l’espace sur lequel elles s’exercent n’en change pas le caractère. De pareils procédés sont purement révolutionnaires, propres à engendrer dans le pays les convoitises les plus dangereuses, et les passions les plus funestes. Ce n’est point ainsi qu’il faut rendre le peuple propriétaire. Le problème à résoudre est de rendre le peuple propriétaire sans le dépraver, et tout en divisant la propriété de l’affermir.
N’est-ce pas le résultat qui serait obtenu naturellement, si les terres que vend la commission foncière étaient mises aux enchères par petites parcelles ? Comment ne pas éprouver de regrets quand on voit l’occasion de fonder en Irlande la petite propriété, et avec elle la paix et l’ordre, s’offrant, sans qu’on la saisisse, dans des conditions qui peut-être ne se présenteront jamais aussi favorables ?
La grande objection aux yeux d’un Anglais, contre un pareil morcellement, c’est qu’il blesse les principes économiques, qui, dans l’intérêt de la production du sol, recommandent la consolidation des parcelles, au lieu de leur plus grand fractionnement. Mais ici la question économique est dominée par l’état politique de l’Irlande, où le morcellement du sol est la première condition de sa sûreté ; et la sûreté de la propriété, c’est la propriété même.
En examinant la question que soulève la commission foncière, on se demande si la mobilité du sol qu’elle tend à établir, passera d’Irlande en Angleterre. Cela est possible et même probable. Car il y a une réaction continue d’un pays sur l’autre. Et cependant les raisons qui rendraient si désirable pour l’Irlande l’institution du Landed Estates Court, sont loin d’être les mêmes pour l’Angleterre, où la possession de la terre n’est l’objet d’aucune passion populaire, où la plus grande division n’est provoquée par aucun intérêt politique, et où le sol est entre les mains d’une aristocratie qui ne sépare point les devoirs du patronage des droits de la propriété.
Années | Nombre des écoles | Nombre des enfants |
1834 | 789 | 107 042 |
1835 | 1 106 | 145 521 |
1836 | 1 181 | 153 707 |
1837 | 1 300 | 166 929 |
1838 | 1 384 | 169 548 |
1839 | 1 581 | 192 971 |
1840 | 1 978 | 232 560 |
1841 | 2 337 | 232 849 |
1842 | 2 721 | 319 792 |
1843 | 2 912 | 355 320 |
1844 | 3 153 | 395 550 |
1845 | 3 426 | 432 844 |
1846 | 3 637 | 456 410 |
1847 | 3 825 | 402 632 |
1848 | 4 109 | 507 469 |
1849 | 4 321 | 480 623 |
1850 | 4 547 | 511 239 |
1851 | 4 704 | 520 401 |
1852 | 4 875 | 544 604 |
1853 | 5 023 | 550 631 |
1854 | 5 178 | 551 110 |
1855 | 5 124 | 585 905 |
1856 | 5 245 | 560 134 |
1857 | 5 337 | 776 473 |
1858 | 5 408 | 803 610 |
1859 | 5 496 | 806 510 |
Education in Ireland, par James Godkin, p. 251. Voyez sur les Écoles nationales le t. II, p. 150, et la note de la page 151, p. 233.
L’Irlande est un petit pays sur le sol duquel se débattent les plus grands problèmes de la politique, de la morale et de l’humanité.
Deux fois, à des époques différentes, séparées par un intervalle de deux années, en 1835 et en 1837, l’auteur de ce livre a parcouru l’Irlande, afin d’étudier ces questions, dont la solution, grave pour l’Angleterre, n’est indifférente pour aucun peuple.
Il n’existe assurément de nos jours aucun phénomène plus considérable et plus digne d’attention que l’invasion du principe démocratique dans toutes les sociétés modernes.
Ce principe gagne tous les peuples, il travaille tous les empires; sous une forme ou sous une autre, républicaine ou monarchique, libre ou absolue, il porte en tout pays le dogme de l’égalité civile et politique; il y saisit tous les esprits, il y atteint toutes les conditions, pénètre dans toutes les classes et dans tous les rangs, il s’établit dans les mœurs, des mœurs il passe dans les lois, il change la face du monde; le mouvement qu’il imprime est constant, universel, mais il n’est pas partout le même. Tandis que, sous l’influence de ce principe, la plupart des aristocraties d’Europe tombent, et n’offrent plus aux regards que décomposition ou ruines, les unes abattues d’un seul coup, les autres renversées lentement; il existe un pays, l’Angleterre, où l’aristocratie est encore pleine de vie, où l’inégalité civile et politique, maintenue dans les lois, s’est conservée entière dans les mœurs; où le vieux privilège féodal se trouve si singulièrement mêlé aux libertés les plus jeunes et les plus hardies, qu’en voyant l’empire absolu qu’exercent dans ce pays la naissance et la fortune, on le croirait en arrière de toutes les nations, et qu’en y regardant seulement le bien-être et la liberté du peuple, on le juge en avance de toutes; où enfin l’aristocratie est aussi attaquée, mais où elle est assez puissante pour tenir tête à son ennemi, et si ce n’est pour le vaincre, du moins pour lui disputer longtemps la victoire.
L’aristocratie anglaise offre seule à la démocratie moderne un noble et digne adversaire; à la différence de ces puissances usées et décrépites qui, soit infirmité, soit défaut de cœur, se laissent tuer paisiblement sur leur lit de mort, l’aristocratie anglaise lutte vaillamment pour la défense de ses droits, et montre assez, par l’énergie et l’habileté qu’elle déploie, comment elle soutiendra ses privilèges jusqu’à son dernier soupir. Nulle n’est aussi populaire qu’elle, nulle cependant n’est aussi attaquée, parce qu’aucune autre n’est aussi forte, et ne saurait, en résistant de même, provoquer de pareilles agressions. Et, non seulement les luttes qu’elle soutient sont les plus violentes et les plus décisives, ce sont aussi les plus solennelles et les seules qui s’offrent à tous les regards; car, tandis que les autres aristocraties végètent ou s’éteignent dans l’ombre, l’aristocratie anglaise vit et combat au grand jour, à la lumière de ses libertés. Dans ce moment de transformation sociale où deux principes contraires sont aux prises, il semble que l’aristocratie anglaise demeure l’unique champion du privilège antique contre toutes les puissances de l’égalité moderne. C’est assurément un grand combat qui se livre, c’est un drame immense qui se développe à la face du monde. Eh bien, ce combat, ce drame, où l’Angleterre joue un si grand rôle, c’est l’Irlande qui en est le principal théâtre.
C’est d’Irlande que la démocratie souffle sur l’Angleterre ses plus ardentes passions; c’est d’Irlande que partent les coups les plus capables d’ébranler dans sa base le vieil édifice de la constitution britannique.
Le peuple d’Irlande, tenu pendant sept siècles sous le joug de l’Angleterre, a souffert une constante oppression; il a vu tour à tour sa patrie envahie et son culte proscrit; dépouillé de son existence nationale, il a été menacé dans sa vie religieuse; et, dans ses efforts pour recouvrer la première et conserver la seconde, il a subi toutes les tyrannies : tantôt des violences, des massacres, des cruautés; tantôt de tranquilles persécutions; toutes les horreurs de la guerre suivies de toutes les corruptions de la paix; d’abord la destruction violente, puis les souffrances et les dépravations de la misère; un jour le glaive du soldat, un autre jour la main du bourreau. Mais ce peuple d’Irlande, si longtemps enchaîné, est enfin sorti de sa servitude, et voilà qu’au sein de sa misère profonde, qui n’a point cessé avec son esclavage, il demande compte du passé au pays d’où lui sont venus tous ses maux. C’est ce peuple, tant opprimé par l’Angleterre, qui maintenant pèse sur celle-ci, et qui, assez fort pour lutter contre l’auteur de ses misères, travaille à détruire les institutions que l’Angleterre voudrait conserver. On dirait que toutes les injustices qu’il a subies dans les siècles passés, se liguent aujourd’hui pour combattre le gouvernement qui fut leur promoteur ou leur complice. Il n’est pas une seule des souffrances de l’Irlande qui n’envoie un embarras à l’aristocratie anglaise.
Expliquer cette situation extraordinaire, en montrer les phases diverses, développer les difficultés qu’elle suscite à l’Angleterre, examiner les moyens tentés par celle-ci pour y mettre un terme, après avoir sondé le mal, en chercher le remède : tel est le premier objet de ce livre.
Assurément l’intérêt politique que présente cette face du sujet est grave et propre à saisir les esprits. S’il importe de connaître de quelle manière les démocraties se forment, il n’est pas inutile de savoir comment les aristocraties tombent ou se soutiennent; rien ne semble mériter plus d’attention que ce combat où est engagé le gouvernement d’un peuple qui pèse d’un si grand poids dans les destinées du monde; il n’est pas d’un intérêt médiocre de voir comment, dans ce combat, la religion aide la liberté; et ce combat, qu’on y prenne bien garde, n’est pas celui d’un jour; commencé il y a cinquante ans, il se continue, il ne sera pas fini dans un demi-siècle; de sorte qu’en regardant la lutte d’aujourd’hui, on n’a pas seulement le spectacle du présent, on y trouve encore les enseignements du passé; on y pressent les solutions de l’avenir.
Mais, quelle que soit l’importance des questions politiques qui naissent de cette situation, il en sort des sujets de méditation plus grands encore, qui sont d’un ordre supérieur, et qui méritent peut-être une étude plus profonde, parce qu’ils sont, non d’un jour, non d’un siècle, mais de tous les âges.
Il y a des questions de morale et d’humanité qui sont éternelles, dont la grandeur ne périt jamais, et qui, indépendantes des temps, des lieux et de la fortune des États, survivent aux grandes comme aux petites querelles des empires. On ne saurait mieux étudier ces questions d’humanité que chez les peuples malheureux; ces questions de morale, que chez les peuples dont le malheur est une injustice. Et qui nommera un pays plus infortuné que l’Irlande ? Qui citera un peuple dont la misère soit plus imméritée ?
Le spectacle d’une population de plusieurs millions d’hommes subissant, de notre temps même, au milieu du XIXe siècle, toutes les tortures d’une famine annuelle, et tous les supplices d’une misère qui n’a point son égale, ne suffit-il pas pour toucher profondément tous ceux auxquels rien d’humain n’est étranger ? Est-il besoin d’être Irlandais ou Anglais pour compatir à tant de souffrances ? Est-ce qu’il y a un peuple étranger dans la famille des peuples ? Toutes les détresses de l’homme n’ont-elles pas des droits à la pitié de l’homme ? Toutes ne viennent-elles pas de la même cause première, de l’égoïsme, d’où naissent toutes les oppressions ? En exposant les maux de l’Irlande, en remontant à leurs causes, en cherchant et en discutant le moyen de les guérir, l’auteur n’a pas cru traiter des sujets indifférents à la France.
Et pour le moraliste qui, en déplorant les misères de l’humanité, s’applique à en rechercher l’équité ou l’injustice, quelle contrée sera aussi féconde que l’Irlande dont tous les malheurs sont mêlés de quelque vertu, et dont les plus grands maux ont eu pour cause sa fidélité religieuse ? Où trouvera-t-il des enseignements plus variés, plus tristes, plus consolants ? Où verra-t-il plus clairement que dans les annales de la domination anglaise en Irlande, comment, une fois entré dans une voie inique, on est presque fatalement tenu de la parcourir tout entière, et entraîné jusqu’à des fins extrêmes, devant lesquelles on eût, au point de départ, reculé avec horreur; comment, d’une première injustice, découlent toutes les injustices, d’une première violence, toutes les violences; comment toutes s’enchaînent, se commandent les unes les autres, depuis celle qui se prend, à l’âme et à la pensée, jusqu’à celle qui torture les corps ? Où pourra-t-il voir plus de périls attachés à l’oppression et plus de bonheurs imprévus offerts au martyre ? Où trouvera-t-il dans la fortune du maître et de l’esclave des retours plus extraordinaires, une plus cruelle servitude suivie d’une plus équitable délivrance, des prospérités plus iniques amenant de plus justes expiations ? Où verra-t-il mieux qu’en Irlande les secours extraordinaires que la religion prête à la vertu ? Et quelle autre contrée que l’Irlande lui offrira le spectacle, unique jusqu’à ce jour, de toutes les persécutions pratiquées au milieu de tant de lumières, qu’il n’est pas un acte inique que l’on ne voie naître et dont on ne suive toutes les conséquences ? Dans quel autre pays pourra-t-il étudier ainsi, au flambeau de la liberté, les procédés de la tyrannie ?
Tel est le triple intérêt qu’offre à l’homme d’État, au philanthrope, au moraliste, l’Irlande de nos jours. Tel est l’objet que ce livre a eu en vue.
Assurément, il est difficile d’imaginer un sujet plus noble et plus grand : il n’en est point de plus capable de passionner l’écrivain, et d’intéresser son cœur. Mais, s’il n’est point de plus beau cadre, peut-être aussi n’en existe-t-il pas de plus difficile à remplir.
Outre les difficultés propres à sa seule grandeur, ce sujet en contient beaucoup d’autres que l’on peut considérer comme spéciales à l’état particulier de l’Irlande. La première naît de la complication infinie des éléments dont se compose l’état social et politique de l’Irlande, qu’il faut cependant voir clairement pour les exposer de même. Ce pays, qui avant la conquête, possédait son gouvernement national, et où les Anglo-Normands ont apporté des lois moitié normandes, moitié saxonnes, présente dans son organisation politique des variétés qui rendent son étude singulièrement difficile. Pour comprendre l’organisation politique de l’Irlande, il faut d’abord connaître le gouvernement du peuple dont celle-ci a reçu presque toutes ses institutions, comme pour juger l’effet il faut remonter à la cause; et quelle étude que celle des lois et des coutumes de l’Angleterre ! Comment apprendre cette constitution qui est éparse dans les statuts et dans les mœurs ? Comment oser en parler ? Et quand ce travail est fait, quand on est parvenu à toucher les institutions les plus insaisissables qui soient au monde, il faut encore examiner lesquelles de ces institutions ont été portées en Irlande, et comment celles-ci se sont modifiées suivant des circonstances diverses, d’autres lieux et des besoins différents. La difficulté est extrême : il faut cependant l’aborder ou renoncer à tout l’ouvrage; car comment apprécier l’action des pouvoirs politiques établis dans une société, si d’abord on n’en connaît l’esprit et la forme ? L’auteur a sans doute, dans cette partie de son livre, commis beaucoup d’erreurs en dépit des efforts qu’il a faits pour les éviter; mais il se consolera des critiques dont il pourrait être l’objet, si les explications qu’il donne, défectueuses dans quelques détails, sont jugées justes au fond, et rendent intelligibles les développements qu’elles sont destinées à éclairer. Il voudrait que l’on n’oubliât point que, lorsqu’il parle de la constitution anglaise, ce n’est point qu’il en veuille faire l’exposé, mais parce que les institutions de l’Irlande ne se peuvent comprendre que par celles de l’Angleterre.
L’état social n’est pas moins compliqué que l’état politique. Comme l’Irlande, aujourd’hui tout à fait libre, a été longtemps asservie, les mœurs de ce pays offrent le plus extraordinaire assemblage d’indépendance et de servitude, de libertés existantes dont quelques-unes ne vivent que de nom, de tyrannies abolies dont les effets durent encore. Partout on voit le fait en opposition avec le droit, et la loi contredite par la coutume; tout en Irlande est complexe; il n’est peut-être pas une circonstance actuelle qui se comprenne bien, si on n’en demande l’explication au passé; pas un mal présent dont il ne faille étudier la cause première dans des temps qui ne sont plus. Rien n’est plus difficile aussi, au milieu de toutes les sources de misère qui abondent dans ce pays, les unes sociales, celles-ci politiques, celles-là religieuses, que de les bien distinguer toutes, et d’analyser la part de malheur qui provient de chacune d’elles.
La variété des choses à étudier est infinie; et puis comment faire cette étude ? Ici une autre difficulté se présente. D’abord il existe très-peu de livres qui soient bons à consulter sur les institutions et les mœurs de l’Irlande.
Aucun de ceux qui traitent de ce pays avec quelque étendue n’est écrit dans notre langue [1]; et parmi les ouvrages étrangers dont l’Irlande forme le texte, la plupart, écrits par des Anglais ou par des Irlandais, sont empreints de préjugés nationaux et de préventions de parti, qui, contraires ou favorables à l’Irlande, les rendent tous également suspects. Il faut donc absolument, pour juger l’Irlande, se transporter dans le pays même.
Mais, arrivé en Irlande, l’auteur va s’y trouver exposé à bien d’autres écueils. Celui qui, dans ce pays, cherche le vrai avec le plus de zèle et de bonne foi, a bien de la peine à le saisir; tout le lui dispute et travaille à l’égarer; tout est menteur en Irlande, depuis le riche qui cache son égoïsme jusqu’à l’indigent qui exalte sa misère. Toutes les passions de classe, de secte, de parti, qui y sont brûlantes, sèment sous les pas du voyageur mille éléments d’erreur. L’Irlande n’est plus en état de guerre civile; mais elle est toujours en révolution; et, soit ébranlement des commotions passées, soit symptôme d’agitations nouvelles, le sol y tremble sous les pieds : les partis y sont si violents, qu’on dirait des armées en présence prêtes à en venir aux mains. L’étranger qui tombe tour à tour dans chacun de ces camps ennemis entend les langages les plus divers, et les récits les plus contraires. Chaque jour lui apporte le démenti de ce qui la veille lui a été affirmé; et l’assertion d’aujourd’hui s’évanouira le lendemain devant une dénégation nouvelle. Averti par ces contradictions, il reconnaît bientôt que le seul moyen de vérifier les faits c’est de les voir lui-même; mais comment tout voir ? Et alors même qu’il en aurait la puissance, ne lui arrivera-t-il pas bien souvent qu’en croyant juger avec ses propres yeux, il verra encore par l’œil d’autrui, et regardera non ce qui est, mais ce qu’on voudra bien lui montrer ?
L’auteur a fait de constants efforts pour échapper à ce danger. Ce qu’avant toutes choses il a poursuivi dans ses investigations, c’est la sincérité des faits; ce qu’il s’est attaché constamment à éviter, c’est l’influence de ces passions politiques et religieuses qui sont, en Irlande, une source si féconde de mensonge et d’erreur. Étranger aux factions qui divisent cette contrée malheureuse, il n’a eu, en la parcourant, qu’un but : la vérité. Il a cherché la vérité partout; il l’a demandée à tous les partis, sachant bien que nul d’entre eux ne pouvait seul la lui donner, mais que, si elle se pouvait trouver quelque part, c’était dans l’examen et l’appréciation de tous. Au milieu de ces partis opposés, il éprouvait sans doute plus de sympathie pour les uns que pour les autres; mais, convaincu qu’en politique et en religion la cause même la plus inique ou la croyance la plus fausse peut avoir pour défenseurs l’âme la plus honnête et l’esprit le plus droit, il s’est mis tour à tour en rapport avec des hommes de toutes les opinions politiques et religieuses; et il a toujours jugé les choses indépendamment des personnes.
Quand il a trouvé les passions d’accord sur un fait, il a considéré ce fait comme vrai; lorsqu’un doute s’est élevé dans son esprit, il en a cherché la solution, soit dans la réunion de plusieurs témoignages, soit dans les documents officiels publiés par ordre du parlement anglais; en général, il a rejeté comme incertain tout fait dont il ne possédait pas une double preuve.
Qu’il soit permis à l’auteur de présenter ici une réflexion. Si ce livre parvient jusqu’en Angleterre, le lecteur de ce pays y blâmera sans doute, au milieu de beaucoup de défauts trop réels, la surabondance des explications qui s’y trouvent sur les institutions et les mœurs; mais le lecteur anglais est prié de considérer que ces développements, inutiles pour lui, peuvent être nécessaires au lecteur français. Or, c’est pour la France que ce livre est fait. L’auteur n’hésite pas même à dire ici qu’en général, il a supposé son lecteur le plus ignorant possible; et il est toujours parti de ce point que ce que les Anglais savent le mieux est précisément ce que les Français connaissent le moins. On ne sait généralement en France de l’Angleterre que ce qui, momentanément dans ce dernier pays, excite les passions des partis politiques, c’est assez dire que l’on ne sait guère de l’état de l’Angleterre et de l’Irlande que des cas exceptionnels et extraordinaires. L’auteur en écrivant, a dû ne pas oublier que le développement le plus fastidieux pour un Anglais sera souvent le plus indispensable à ses compatriotes.
Après cette réflexion offerte à l’Angleterre, l’auteur voudrait en présenter une autre qui s’adresse surtout à l’Irlande. On trouvera souvent, dans le cours de cet ouvrage, des jugements, soit d’éloge, soit de blâme, portés en termes généraux, qu’il ne faut point cependant prendre dans un sens absolu et exclusif, parce que, alors même qu’elle n’est pas exprimée, l’exception est toujours sous-entendue. Ainsi, il lui est arrivé fréquemment de qualifier en termes sévères la conduite de l’aristocratie irlandaise; il a dû s’exprimer ainsi, convaincu comme il l’est, que cette aristocratie, qui a été le principe de tous les maux de l’Irlande, en est toujours la principale plaie. Est-ce à dire pour cela qu’il n’y a pas, en Irlande, un riche qui soit généreux, pas un propriétaire qui soit humain, pas un noble qui soit dévoué à sa patrie ? Non. Ce serait tirer des paroles de l’auteur une conséquence fausse et injuste. Il constate et a dû constater l’égoïsme de l’aristocratie irlandaise; ce qui n’empêche point qu’il y ait en Irlande des riches dont la charité est éclatante, et des lords amis sincères de leur pays.
L’auteur n’a plus à présenter ici qu’une seule observation relative à la forme du livre. Cet ouvrage a pour objet de faire connaître l’état présent de l’Irlande; mais, pour mettre le lecteur en état de mieux juger cette situation actuelle, l’auteur a cru devoir en faire précéder l’exposé d’une introduction historique dans laquelle il constate les événements les plus importants de l’histoire d’Irlande. Cette introduction n’est point une histoire; c’est seulement un aperçu du passé, auquel on ne demande que les faits rigoureusement nécessaires pour l’intelligence du présent. Il est sans cesse question, dans le courant de cet ouvrage, d’hommes et de circonstances qui appartiennent à l’histoire d’Irlande, et qui sont peut-être peu connus en France. Comment apprécier un raisonnement, comment saisir une allusion, si l’on ne connaît ni le fait ni le personnage qui en sont l’objet ? L’introduction historique forme la première partie du livre; elle embrasse sept siècles; c’est une longue période dont l’auteur n’a point sans peine présenté un très-court tableau.
On vient de voir, par tout ce qui précède, quelle tâche s’est imposée l’auteur et à travers quels écueils il a marché. Quels qu’aient été, du reste, ses efforts et ses travaux, il en serait assez récompensé si, dans le tableau qui suit, il avait mis en lumière une seule vérité politique bienfaisante pour les peuples, un seul principe de morale utile aux hommes; si, en peignant la condition de ceux qui oppriment et le sort de ceux qui souffrent, il avait pu fortifier dans quelques âmes le sentiment de la justice, l’amour de la liberté, la haine de la tyrannie.
M. P. Duvergier de Hauranne a, en 1827, publié un intéressant volume intitulé : Lettres sur les élections anglaises et sur la situation de l’Irlande . Mais dans ce livre, qui présente sur les mœurs et sur les institutions irlandaises les aperçus les plus justes et les plus ingénieux, l’auteur a surtout voulu peindre un grand événement contemporain, c’est-à-dire l’agitation irlandaise qui a précédé et amené l’émancipation catholique de 1829. Je ne connais, dans notre langue, que ces deux ouvrages dont l’Irlande soit le sujet principal ou accessoire.
Note de la septième édition . — Depuis que ce livre a paru, en 1839, l’Irlande a été le sujet d’un grand nombre de publications importantes entre lesquelles je citerai :
Deux articles très remarquables, publiés dans la Revue des Deux Mondes , par M. Jules de Lasteyrie, l’un du 1er août 1853, et l’autre du 15 décembre 1860. Chacun d’eux vaut un livre.
Un article sur sir Robert Peel et l’Irlande , publié le 15 juillet 1843, dans la Revue des Deux Mondes , par John Lemoinne.
Robert Emmet (1 vol. gr. in-18, Michel Lévy), lugubre épisode des guerres civiles d’Irlande, où la peinture des passions et la vigueur des idées ont révélé tout à la fois le plus mâle génie et le cœur d’une femme, et dans l’auteur duquel on a cru reconnaître la petite-fille de madame de Staël.
Enfin, le livre publié cette année même (1862), par M. l’abbé Perraud, sous le titre d’ Études sur l’Irlande contemporaine (2 vol. in-8°, chez Douniol), ouvrage considérable, fruit d’une enquête consciencieuse et de longs travaux, plein de l’amour du bien, inspiré surtout par le sentiment catholique, et écrit par son auteur avec autant de sincérité que de talent.
Ne convient-il pas aussi de signaler, comme digne de figurer dans les annales de l’Irlande, le discours prononcé par Mgr l’évêque d’Orléans, à Saint-Roch, le 25 mars 1861, et dans lequel l’illustre prélat a si éloquemment peint les souffrances de ce pays ? Le récit de ses misères sera longtemps encore, pour l’Irlande, sa principale histoire. Quant au lecteur qui aime à trouver la vérité sous la forme la plus agréable dans des impressions de voyage écrites par un homme d’esprit et de talent, je le renvoie à l’Irlande , de M. Amédée Pichot (2 vol. in-8°, 1850, Guillaumin).
L’empire des Anglais en Irlande, depuis leur invasion de ce pays, en 1169, jusqu’à la fin du siècle dernier, n’a été qu’une longue oppression. Pendant les trois premiers siècles, ils ont couvert l’Irlande de violences qui avaient pour but l’accomplissement de la conquête.
Les guerres de l’invasion n’étaient pas terminées, lorsque celles de religion ont commencé. L’Angleterre, qui, au XVIe siècle, renonça au culte catholique pour s’attacher à la religion protestante, voulut alors convertir les Irlandais à la nouvelle croyance qu’elle avait adoptée elle-même; et, les trouvant rebelles à son désir, elle entreprit de les contraindre : de là des luttes opiniâtres, de sanglantes collisions et de terribles catastrophes qui ont duré plus d’un siècle.
Quand les guerres soutenues pour la défense de la patrie et du culte ont fini en Irlande, l’oppression anglaise n’y a pas cessé. Voyant les Irlandais garder leur foi religieuse en dépit des violences pratiquées pour la leur faire délaisser, l’Angleterre s’efforça d’atteindre le même but par un autre moyen. Elle avait reconnu l’inutilité de la force, elle essaya la corruption. De là une persécution moins barbare, mais non moins cruelle, plus immorale peut-être, parce qu’elle prenait un semblant de justice en s’appuyant sur les lois, et qui se continua pendant près de cent années.
Lorsque cette persécution s’est arrêtée, ce n’est pas que l’Angleterre y ait volontairement mis un terme, mais parce que l’Irlande a cessé de la supporter. Un jour celle-ci a entrepris de secouer le joug anglais, et a commencé une lutte d’indépendance, quelquefois fatale, plus souvent heureuse, et qui dure encore de nos jours.
On distingue donc dans l’histoire de la domination anglaise en Irlande quatre phases principales.
La première, qui embrasse les longues convulsions de la conquête depuis Henri II jusqu’à Henri VIII.
La seconde comprend le drame religieux du XVIe et du XVIIe siècles; elle part de la réformation, c’est-à-dire de Henri VIII, et aboutit à Guillaume III.
La troisième, renfermée entre la bataille de la Boyne (1690) et les premières années du règne de George III, contient la persécution légale.
La quatrième, que l’on peut considérer comme l’ère nouvelle de l’Irlande, parce que c’est d’elle que date le réveil de ce pays à la liberté, a pour point de départ l’indépendance des colonies américaines (1776), et pour principale phase dans l’histoire contemporaine, l’émancipation catholique de 1829.
L’auteur va jeter sur ces quatre époques un coup d’œil rapide. Ces tableaux du temps passé sont absolument nécessaires pour l’intelligence du présent.
En 1156, une bulle du pape Adrien IV donne le royaume d'Irlande à Henri II, roi d'Angleterre [2].
Cette bulle prouve que déjà à cette époque Henri II avait porté ses vues sur l’Irlande, dont il se faisait attribuer la suzeraineté par la puissance qui alors disposait des empires. Adrien IV était Anglais d’origine, et il éprouvait sans doute pour son pays natal des sympathies que Henri II sut exploiter.
On lit dans la Chronique d’Hanmer : « En l’an 1160, le roi (Henri II) se mit en tête de conquérir l’Irlande : il lui sembla que ce serait pour lui chose avantageuse, et qu’il ne trouverait là qu’un peuple sauvage et grossier [3]. »
Ce ne fut cependant que douze ans plus tard que les AngloNormands envahirent l’Irlande. Voici, disent les chroniques du temps, à quelle occasion :
Dermot, roi de Leinster, ayant enlevé la femme de O’Rourke, roi de Meath, celui-ci porta plainte à Roderik O’Connor, monarque de toute l’Irlande, qui aussitôt prit en main la cause du roi outragé, et chassa de ses États le prince auteur de l’injure. Dermot, dans son désespoir, vint implorer l’appui du roi d’Angleterre. Heureux, sans doute, de l’occasion qui s’offrait à lui d’accomplir un dessein longtemps projeté, Henri II promit à Dermot de lui faire rendre justice.
Bientôt Fitz-Stephen, puis Strongbow, comte de Pembroke, abordèrent en Irlande avec une suite nombreuse de chevaliers normands.
Cependant, à peine Dermot a-t-il ainsi amené l’étranger dans sa patrie, que, voyant bien qu’il ne sera point remis en possession de ses États, il engage Fitz-Stephen à retourner en Angleterre; mais Fitz-Stephen lui répond : « Que demandez-vous ? Nous avons abandonné nos amis si chers, notre patrie tant aimée; nous avons brûlé nos vaisseaux, ce n’est pas dans l’idée de nous enfuir; nous avons déjà combattu au péril de notre vie; à présent, quoi qu’il arrive, nous sommes destinés à vivre ou à mourir ici avec vous [4]. »
Dermot ne recouvra point sa couronne, et les Anglais restèrent en Irlande.
Ils y restèrent, non sans y rencontrer des résistances infinies; car si leur invasion dans ce pays fut très-facile, ce fut avec une singulière difficulté qu’ils en pratiquèrent la conquête.
La première invasion eut lieu en 1169; et, si l’on s’en rapporte aux documents les plus authentiques, il faut aller jusqu’à Jacques Ier , c’est-à-dire en 1603, pour trouver l’achèvement de la conquête. Ainsi plus de quatre siècles se sont écoulés durant lesquels les Anglais n’ont exercé sur l’Irlande qu’un empire contesté.
Le spectacle offert par les Irlandais indigènes et les AngloNormands, luttant opiniâtrement pendant des siècles, les uns pour conserver leur patrie, les autres pour s’en créer une nouvelle, serait propre à exciter l’intérêt de tous, et toucherait surtout le lecteur français.
Ces Irlandais indigènes, troublés dans leur sauvage mais fière indépendance, appartiennent tous à la même race celtique de laquelle descendent aussi les Gaulois, nos aïeux.
Et ces Normands qui les ont envahis sont sortis de France un siècle auparavant. Leurs noms suffiraient pour déceler leur origine : c’est Raymond le Gros ; c’est Gauthier de Lacy ; c’est Jean de Courcy ; c’est Richard de Netterville [5], et mille autres noms sonnant de même.
Mais l’histoire de ces temps éloignés excéderait les limites de cette introduction.
L’auteur voudrait seulement, dans l’esquisse qu’il présente de cette première époque (de 1169 à 1535), donner au lecteur une idée de ce qu’était le peuple envahi par les Anglo-Normands; il voudrait aussi montrer les causes qui rendirent l’invasion facile, et celles qui s’opposèrent à l’achèvement de la conquête.
Il n’est point rare de trouver allégué dans les ouvrages des écrivains anglais qu’à l’époque de la conquête l’Irlande contenait une population toute misérable, avilie et dégradée : allégation inspirée peut-être par le désir d’imputer les malheurs et la corruption de ce peuple à une cause antérieure au gouvernement des Anglais.
Ce qui est certain, c’est que rien dans les mémoires du temps ne paraît justifier une pareille assertion.
« Tel est, dit Campion, le caractère des Irlandais : ils sont religieux, sincères , très-portés à l’amour et à la colère, compatissants et pleins d’énergie dans le malheur, vaniteux à l’excès et superstitieux, excellents cavaliers, passionnés pour la guerre, charitables et hospitaliers au-delà de toute expression. Ils ont l’esprit d’une finesse extrême, se montrent très-désireux de s’instruire, apprennent tout ce qu’ils veulent bien étudier; ils sont constants dans leurs travaux , aventureux intraitables; dévoués sans mesure, etc… [6] »
« Lorsque Robert Fitz-Stephen et les galants chevaliers de la Bretagne entrèrent en Irlande, dit Hanmer, ils n’y trouvèrent point de lâches, mais bien de vaillants hommes, braves à pied et à cheval [7]. »
« La nature, dit plus tard sir John Davis en parlant de la race irlandaise, a donné à ce peuple les plus extraordinaires facultés physiques et morales [8]. »
Maintenant comment est-il arrivé que cette population généreuse ait été si facilement surprise par une poignée d’aventuriers ? Et comment, envahie de la sorte, a-t-elle, pendant des siècles, résisté à la conquête; trop faible pour repousser son ennemi, assez forte dans ses revers pour ne se soumettre jamais; incapable de supporter le joug et de s’en affranchir; souffrant l’étranger sur son territoire, sans jamais abandonner l’espoir de l’en chasser ? Comment deux peuples, l’un vainqueur, l’autre vaincu; celui-ci tantôt abattu, tantôt rebelle, celui-là toujours supérieur sans être maître, ont-ils vécu ensemble et côte à côte pendant des siècles, soit en état de guerre violente sans s’anéantir l’un l’autre, soit en état de paix sans s’unir mutuellement ?
Trois causes principales ont rendu facile pour les AngloNormands l’invasion de l’Irlande. La première se trouve dans l’état social et politique des Irlandais au XIIe siècle; la seconde dans le fait encore récent de l’invasion danoise en Irlande; la troisième dans l’influence de la cour de Rome.
Telle était, au XIIe siècle, l’organisation politique de l’Irlande, que les forces sociales, divisées à l’infini, n’y étaient rassemblées par aucun lien commun. Les quatre provinces de Leinster, Ulster, Munster et Connaught, avaient chacune un roi. À la vérité, ces quatre rois reconnaissaient l’un d’entre eux pour monarque de toute l’Irlande; mais cette prééminence était plus nominale que réelle; d’ailleurs aucune des quatre provinces n’ayant le privilège de conférer à son roi le pouvoir de régner sur les autres, on voyait à la mort de chaque souverain s’élever de violentes querelles entre ces rois égaux, qui se disputaient la monarchie vacante [9]. Les mêmes éléments de désordre et d’anarchie qui divisaient incessamment les quatre provinces entre elles se retrouvaient tout semblables dans chacune d’elles.
Car de même qu’au-dessous du monarque suprême se plaçaient des rois pareils à lui, quoique subordonnés, de même il y avait, audessous du roi de chaque province, une infinité de rois ou princes secondaires qui étaient aussi égaux, aussi indépendants et aussi divisés entre eux que leurs supérieurs immédiats [10]. Ce fractionnement des forces sociales ne s’arrêtait pas là. Après les petites principautés venaient une multitude de clans, tribus ou familles tout à fait séparées les unes des autres, non seulement indépendantes entre elles, mais encore ne tenant que par les plus faibles chaînes aux souverainetés dans la sphère desquelles elles se trouvaient comprises [11]. Outre la faiblesse inhérente à cette subdivision indéfinie des pouvoirs publics, il y avait, dans un pareil état politique, une autre source d’épuisement et de ruine : c’étaient les luttes perpétuelles que faisait naître ce grand nombre de souverainetés équivoques, de droits dépourvus de sanction, d’autorités rivales en fait, quoiqu’en principe elles fussent soumises l’une à l’autre, et qui amenaient sans cesse des prétentions opposées dont la guerre était le seul arbitre [12]. — Les chefs de clans présentaient, dans les bornes restreintes de leur autorité, le même spectacle de discorde et d’anarchie que les petits princes au-dessus d’eux dans des limites moins étroites, et que les rois des grandes provinces dans le cercle plus large de leur puissance.
On conçoit sans peine qu’un pays où les forces sociales sont ainsi mutilées, et n’ont de contact entre elles que pour s’annuler les unes les autres, est de tous les pays le plus favorable à l’invasion d’un conquérant. Quelques puissantes que puissent être toutes ces forces réunies en faisceau, chacune d’elles s’anéantit dans son isolement. Tel était l’état politique de l’Irlande à l’époque où les AngloNormands se sont présentés pour en faire la conquête.
L’Irlande, qui a si cruellement souffert de la conquête, fut le dernier des pays conquis. À une époque où les sauvages nations du Nord étaient en quête de contrées à envahir, l’Irlande, séparée de ces peuples par deux mers et par une grande île, échappa longtemps à leurs regards; les Romains la dédaignaient, les Barbares ne la connaissaient pas. La Gaule et l’Angleterre avaient déjà été souillées, chacune par trois invasions, que l’Irlande était encore vierge de tout contact étranger. Cependant, vers le milieu du IXe siècle, un peuple, sorti des forêts de la Scandinavie, les Danois, abordèrent en Irlande; ils en occupèrent une partie sans beaucoup de peine; la lutte contre eux devint cependant vive et obstinée. Après de sanglants combats et des alternatives de succès et de revers, ces farouches conquérants renoncèrent à fonder leur empire dans le cœur même du pays, et se bornèrent à l’occupation de quelques points du littoral à l’est et au sud de l’Irlande, où ils établirent des comptoirs commerciaux. Dublin, autrefois Dyvelin, Waterford, Wexford sont des villes danoises [13]. Ainsi les Irlandais, qui avaient été assez forts pour arrêter les Danois dans leur invasion, avaient été trop faibles pour les chasser complètement; et, au moment où les Anglo-Normands pénétrèrent en Irlande, les Danois, demeurés maîtres de toute la côte orientale de Leinster, vivaient dans une sorte de paix tacite à côté des Irlandais résignés peut-être à voir ces conquérants maîtres d’un étroit espace, à la condition sous-entendue qu’ils n’en dépasseraient pas les limites.
Quoi qu’il en soit, ces luttes, soutenues par les Irlandais pendant près de trois siècles, avaient épuisé le pays et ajouté à la faiblesse déjà si grande du corps politique [14].
La présence des Danois à cette époque sur le sol irlandais diminua aussi, par une autre raison, la force de l’Irlande. À leur arrivée, les Anglo-Normands abordèrent précisément dans cette portion du pays qui était occupée par les Danois : ce furent donc les Danois qui eurent à soutenir les premiers chocs de l’invasion anglo-normande [15]. Or, on ne saurait imaginer une circonstance plus malheureuse pour un pays menacé d’une invasion. D’une part les Danois, en défendant contre les Normands une possession précaire et contestée, ne pouvaient déployer le zèle et le dévouement qu’un peuple apporte dans la défense de sa patrie. D’un autre côté, les Irlandais, en voyant les Anglo-Normands aux prises avec les Danois, leurs premiers agresseurs, se trouvèrent flottant entre la terreur que pouvaient leur inspirer ces nouveaux conquérants et le contentement qu’ils éprouvaient de la destruction d’un ennemi établi sur leur territoire.
Toutes ces circonstances réunies font voir assez clairement combien l’Irlande au XIIe siècle dut être faible pour repousser l’invasion des Anglo-Normands.
La troisième cause favorable à l’invasion fut l’influence, alors toute-puissante, de la cour de Rome, qui donna l’Irlande aux conquérants.
C’était le temps de la suprématie temporelle et spirituelle des papes, émules des rois, tribuns des peuples au Moyen-âge; c’était le temps où, lorsque les plus puissants princes résistaient à la cour de Rome, le successeur de saint Pierre les déposait du trône, et trouvait les peuples soumis à ses décrets. Dans ce même temps l’Irlande était pieuse et sainte parmi les nations les plus chrétiennes. Ses prêtres étaient aussi bien à la tête de la société politique que de la société religieuse [16]. Dans ce pays, où tous les pouvoirs sociaux étaient faibles, et mal définis, il n’y avait qu’une règle fixe, immuable, celle de la religion; qu’une autorité incontestée et commune à tous, celle du prêtre [17]. Je vois, en 1160, dix ans avant la conquête, le primat d’Armagh régler en arbitre suprême la querelle de plusieurs rois irlandais, parmi lesquels il est seul puissant à rétablir l’harmonie [18]. Or, ce clergé souverain en Irlande était lui-même, depuis un quart de siècle, soumis à l’autorité de l’Église romaine [19].
C’est dans de semblables circonstances que Henri II arrive en Irlande. Il se présente comme un prince ami de la paix et de la justice, qui vient, non pour dépouiller les Irlandais de leurs droits, mais pour leur en assurer la tranquille jouissance : il laissera aux grands leur puissance politique, aux propriétaires leurs domaines, aux prêtres leur autorité spirituelle, à tous leur patrie, leurs lois et leurs mœurs. Il ne veut qu’une chose, c’est le titre de seigneur d’Irlande , dont il ne se prévaudra jamais si ce n’est pour faire fleurir dans cette contrée la religion et les bonnes mœurs [20]; et ce n’est pas de son chef qu’il s’attribue cette grande mission, c’est du pape Adrien IV et d’Alexandre III qu’il l’a reçue; il s’empare de l’Irlande, non pour satisfaire des penchants ambitieux, mais pour obéir aux bulles de deux papes. L’Irlande religieuse, qui à cette époque reconnaissait l’autorité de l’Église de Rome, ne pouvait mal accueillir un prince qui se présentait à elle avec un mandat aussi solennel du souverain pontife. Aussi vit-on tous les grands dignitaires de l’Église catholique d’Irlande proclamer le droit du roi d’Angleterre [21]. On conçoit combien cette assistance morale du clergé, la plus puissante qui pût être mise en usage contre l’Irlande, du [22].
Ainsi l’état social et politique des Irlandais, la présence des Danois au milieu d’eux, leur foi religieuse elle-même, toutes ces causes se réunissent pour expliquer la facilité avec laquelle les Anglo-Normands se sont établis en Irlande.
Maintenant, pourquoi, l’invasion s’étant faite sans peine, la conquête n’a-t-elle pu s’accomplir qu’au milieu de difficultés toujours renaissantes pendant des siècles ?
Ce fait s’explique par trois raisons principales : la première, tirée également de l’état politique des Irlandais; la seconde, de la situation des conquérants anglo-normands vis-à-vis de l’Angleterre; la troisième, de la condition faite aux indigènes par les conquérants.
J’ai dit tout à l’heure que la division indéfinie des forces sociales dans un pays en facilite singulièrement l’invasion; j’ajouterai que rien n’est plus contraire que ce fractionnement à l’établissement durable du vainqueur dans le pays conquis. Ce qui, dans le premier cas, est pour la nation envahie une cause d’extrême faiblesse, devient, dans le second, le plus grand moyen de force. Autant il est malaisé pour le peuple combattant l’invasion de réunir subitement tous ses éléments d’action ainsi divisés, autant il devient difficile pour le vainqueur de dompter après l’invasion cette multitude de forces partielles, disséminées çà et là sur toute l’étendue du territoire, et qui toutes apportent dans la lutte le même tribut de résistance, par la même raison qu’elles sont indépendantes les unes des autres.
On peut dire avec raison qu’un pays où le pouvoir central est fort, est tout à la fois le plus difficile à envahir, et celui dont, après l’invasion, la conquête est la plus facile. Toutes les forces de la nation rassemblées sur un point unique, offrent une puissante condition de succès qui, venant à faire défaut, laissent sans défense tout le reste du territoire. C’est tout au rebours dans les pays où la force nationale n’est point centralisée; on les envahit sans peine, et l’on parvient très-difficilement à les conquérir. Ceci s’est bien vu dans les premiers siècles de notre histoire. Les conquêtes des hommes du Nord, qui se succédaient si terribles les unes aux autres, n’ont eu leur fin que le jour où un pouvoir faible au centre, mais fort dans ses parties, s’est constitué sur le sol. Depuis l’établissement de la féodalité en Europe et pendant toute sa durée, il est encore arrivé des invasions, mais il n’y a plus eu de conquêtes.
Les Irlandais ne possédaient que des notions très-imparfaites du régime féodal; mais la division et l’éparpillement sur le sol de la puissance publique, qui est un des caractères de ce système, était
également propre à leur état social. C’est la cause pour laquelle les Danois abordèrent si aisément en Irlande et ne purent jamais s’établir dans le cœur du pays. À l’arrivée des Anglo-Normands, la même cause a produit les mêmes effets.
Je crois, du reste, que cet état social des Irlandais a nui aux Anglo-Normands pour la conquête de l’Irlande, plus encore qu’il ne les avait aidés dans l’invasion. Les Anglo-Normands s’emparèrent sans beaucoup de peine, et par les raisons exposées plus haut, d’une partie du pays; mais ils firent ensuite, pendant plusieurs siècles, de vains efforts pour achever leur conquête. Jusqu’au règne d’Élisabeth, l’espace conquis n’excéda jamais un tiers de toute l’Irlande, et fut souvent moindre. On l’appelait the Pale , à cause des palissades ou fortifications dont ses limites étaient quelquefois entourées. Le Pale se composait d’une partie de Leinster et du sud de Munster; tantôt une victoire gagnée sur les tribus irlandaises, tantôt un habile traité conclu avec quelqu’un de leurs princes, reculaient les bornes du Pale qui, d’un autre côté, se rétrécissait à chaque revers essuyé par les Anglo-Normands. Les conquérants s’efforcèrent souvent d’agrandir le Pale par des invasions dans les provinces d’Ulster et de Connaught, mais pendant quatre siècles ils en furent toujours repoussés. Même dans cette partie de l’île que nous appelons le Pale, leur puissance ne cessa pas durant ces quatre siècles d’être contestée, et l’histoire nous y montre une suite non interrompue de rébellions irlandaises, éclatant tantôt sur un point, tantôt sur un autre, et ne laissant pas aux conquérants, dans le sein même de leur conquête, un seul instant de repos et de sécurité [23].
Les Anglo-Normands étant ainsi arrêtés tout court dans leur marche, le grand intérêt pour les Irlandais devenait de les expulser de l’espace occupé par eux. Mais on va bientôt comprendre que la même cause qui, après avoir favorisé l’invasion des Anglo-Normands, entravait leur conquête, devait les aider à conserver ce qu’ils avaient conquis.
En effet, à peine arrivés en Irlande, les Anglo-Normands s’étaient posés féodalement sur toutes les parties dont ils étaient les maîtres [24]; ils y avaient bâti une infinité de châteaux qui, disséminés çà et là sur le sol, étaient devenus comme autant de forteresses. Les Irlandais et la colonie normande établie au milieu d’eux se trouvèrent alors respectivement dans une situation mutuelle de force et de faiblesse à peu près équilibrées. Quand les Anglo-Normands voulaient étendre leur conquête, ils rencontraient, semées çà et là parmi les Irlandais, une infinité de résistances inhérentes à l’état politique de ceux-ci; lorsque, après avoir repoussé et découragé leurs ennemis, les Irlandais entreprenaient de les expulser eux-mêmes des terres formant le Pale, la faiblesse attachée au fractionnement de leurs forces reparaissait, et devenus envahisseurs à leur tour au regard de leurs vainqueurs eux-mêmes, ils échouaient devant la colonie anglo-normande qui, outre l’avantage de lutter contre des agresseurs, faibles parce qu’ils étaient divisés, opposait aux Irlandais ce même éparpillement de forces sociales qui, pour repousser l’invasion, est si puissant. Chacune des deux parties était forte quand elle se défendait chez elle, et faible dès qu’elle attaquait son adversaire chez lui.
La population conquérante renfermait deux éléments bien distincts; une partie était composée de seigneurs normands occupant en Angleterre une situation secondaire, et qui, les armes à la main, venaient chercher en Irlande des terres et un rang plus élevé : c’était la portion féodale des conquérants, elle s’emparait des campagnes. À la suite de l’armée venaient une foule d’aventuriers de la plus basse classe, appartenant aux races bretonne, saxonne et danoise, races conquérantes les unes des autres, toutes conquises par les Normands. Ceux-ci venaient en Irlande pour faire le commerce; ils s’établissaient dans les villes. Les premiers prenaient le sol pour y vivre du travail des indigènes réduits en servage; les seconds espéraient s’enrichir dans les villes par les professions industrielles. Or il y a eu, dès l’origine, un fait qui, favorable à l’arrivée de ces colons, a été éternellement contraire à leur établissement en Irlande : je veux parler du voisinage de l’Angleterre.
C’est pour des colons, possesseurs d’une terre ou d’un comptoir, une grande chance de succès, qu’ils soient assez éloignés de leurs pays pour être forcés d’adopter la terre conquise comme une patrie nouvelle; qu’ils n’aient ni la pensée ni les moyens de l’abandonner pour revenir au sol natal; qu’il leur soit aussi difficile de la quitter qu’il l’avait été d’y venir, et qu’en mettant le pied sur la contrée envahie, ils sentent profondément qu’il leur faudra désormais en demeurer les maîtres, ou laisser leur vie dans la lutte. Malheureusement telle n’a point été la situation des AngloNormands qui, d’Angleterre, sont venus en Irlande. Ces émigrants n’ont jamais quitté leur pays sans esprit de retour; jamais l’Irlande n’a été pour eux une patrie adoptive, ils l’ont toujours prise en quelque sorte à l’essai, et sous la condition de se séparer d’elle s’ils n’en étaient pas contents : l’épreuve, fût-elle malheureuse, n’avait pour eux rien de fatal; ils en étaient quittes pour revenir en Angleterre où ils avaient toujours leurs principaux intérêts. Presque tous les seigneurs normands qui prenaient des terres en Irlande ne cessaient pas d’être propriétaires en Angleterre [25], et pour plusieurs marchands des villes, le commerce en Irlande n’était qu’une branche de leur établissement commercial dans une ville anglaise. Pour le seigneur normand, l’Irlande était une ferme; pour l’aventurier breton, un comptoir : si ni l’un ni l’autre n’y faisaient leurs affaires, ils s’en retournaient sans grand dommage. Il résultait de cet état de choses qu’un grand nombre des nouveaux habitants de l’Irlande avaient, en arrivant, un intérêt plus ou moins grand à la quitter; et, alors même qu’ils y demeuraient, c’était toujours précairement et avec l’arrière-pensée de n’y pas rester; ce n’était point une résidence sincère, définitive; en se donnant à l’Irlande, ils ne cessaient pas d’appartenir à l’Angleterre; de là ces perpétuelles allées et venues d’un pays dans l’autre, qui donnent l’apparence à l’Irlande, non d’une colonie anglaise, mais d’un lieu de pèlerinage; de là ces absences si souvent déplorées des propriétaires d’Irlande, contre lesquelles luttaient en vain l’intérêt du pays et la police du gouvernement anglais [26]; de là cette population mobile de colons se succédant les uns aux autres avec une incroyable rapidité, et portant tous dans leur âme la même tiédeur pour la patrie nouvelle, les mêmes sympathies pour la patrie abandonnée.
C’est pour un établissement nouveau un point de départ funeste quand ceux qui s’emparent du sol ne s’y attachent pas par un lien étroit, et n’y sont pas, pour ainsi dire, enracinés. L’absolue nécessité de vivre sur la terre conquise donne au conquérant une plus grande énergie pour vaincre et fait naître dans ses rapports avec les vaincus plus de prudence, plus de justice et d’humanité.
Si les Anglo-Normands ne domptèrent point complètement les Irlandais; s’ils furent iniques et cruels en les gouvernant, n’est-ce pas surtout qu’ils ne se considéraient point comme liés sans retour à la destinée du pays conquis, et que, voyant toujours près d’eux l’Angleterre comme une terre amie, comme un port de salut en cas de naufrage, ils ne furent jamais poussés ni contenus dans leurs actes par le sentiment d’un succès nécessaire et par la crainte d’un échec sans remède ?
Ce point de départ de la population anglo-normande établie en Irlande, a eu, sur toute la destinée du pays, une grande influence.
Lorsque les Normands eurent fait la conquête de l’Angleterre, tous les grands vassaux, ayant à lutter contre le pouvoir royal, prirent deux moyens principaux pour accroître leur force : ils formèrent entre eux une étroite union, et ils se mêlèrent aux populations vaincues dans lesquelles ils trouvèrent en dehors d’eux-mêmes un point d’appui.
Les seigneurs normands, conquérants de l’Irlande, n’eurent point un pareil intérêt à agir de même, parce que leur roi résidait en Angleterre. À peine furent-ils maîtres d’une partie de l’Irlande, qu’ils se divisèrent entre eux, et commencèrent des luttes déplorables dans lesquelles l’intérêt général du pays était absolument sacrifié, et où chacun d’eux n’apportait que des vues d’agrandissement personnel. Ces châteaux forts, que tout à l’heure nous les avons vus construire dans un but d’occupation et de résistance, devinrent le théâtre de querelles particulières où les Normands épuisèrent entre eux les forces qu’ils devaient réserver contre l’ennemi commun. Quelques-uns possédaient d’immenses domaines et une grande puissance; ils avaient au milieu de leurs vassaux une existence presque royale; leurs fiefs avaient été érigés en palatinats; ils créaient à leur gré des chevaliers; ils avaient leurs cours de justice, et nulle autorité n’avait accès sur le territoire, pas même celle des officiers du roi [27]. Ces grands barons subdivisèrent chacune de leurs possessions entre un nombre infini de sous-tenanciers, auxquels ils firent des concessions de terre à la charge de service militaire, de la même façon que le roi avait fait vis-à-vis d’eux-mêmes [28]. Placés loin du seul pouvoir supérieur qui pût les modérer, les grands vassaux, jaloux les uns des autres, parce qu’ils étaient à peu près égaux, aspirèrent mutuellement à se détruire; et, pendant trois siècles, l’Irlande fut couverte du sang versé pour soutenir ces tristes rivalités. L’histoire de la conquête est toute remplie de la querelle des Burke et des Fitz-Gérald, qui, pendant quatre cents ans, divisa la colonie [29]. Ainsi l’Irlande avait à peine échappé aux premières violences de la conquête, qu’elle tomba dans toutes les misères de l’anarchie féodale [30], et l’anarchie féodale fut plus désastreuse en Irlande qu’ailleurs, parce que, loin de leur seigneur suzerain, les vassaux normands se livraient sans frein et sans réserve à toutes sortes de désordres et d’excès [31]. C’était une féodalité sans roi. Ainsi abandonnés aux conseils de leur égoïsme, les conquérants perdirent de vue l’intérêt commun; aucun plan général ne présida à la conquête; chacun se consola de voir s’affaiblir la puissance de tous, pourvu que la sienne propre fût augmentée, et celui qui avait agrandi son domaine se souciait peu que le cercle des possessions anglaises en Irlande se fût rétréci. Il n’y avait pas une cause d’accroissement pour les individus, qui ne fût, pour la masse, une cause de ruine. Situation étrange ! les vassaux du roi d’Angleterre, en Irlande, étaient trop loin de lui pour être contenus par son autorité; et cependant ils en étaient assez près pour lui demander de l’appui toutes les fois qu’ils pouvaient en avoir besoin. De là une triste conséquence : c’est que leur tyrannie, qui n’était tempérée par aucun pouvoir supérieur, pouvait s’exercer impunément sur tous les habitants de l’Irlande. Ils n’avaient qu’un faible intérêt à rendre heureuses les populations dont le secours contre le roi ne leur était pas absolument nécessaire; et ils pouvaient les opprimer sans réserve, parce que le secours du roi contre elles leur était assuré.
On voit combien d’obstacles à la conquête naissaient de cette situation première des conquérants anglais vis-à-vis de l’Irlande. D’autres difficultés non moins graves résultaient de leur situation vis-à-vis de l’Angleterre.
Dès le premier jour de l’invasion, on vit éclater une collision violente entre deux intérêts bien distincts, l’intérêt des seigneurs normands, auteurs de la conquête, et celui du roi d’Angleterre.
Les seigneurs normands devaient, pour arriver à leur but, subjuguer entièrement les pays envahis, occuper les terres, réduire en servage les indigènes, et, une fois maîtres des populations, les gouverner avec équité, se fondre peu à peu avec elles, en un mot conserver, par la paix et par la justice, ce qui avait été obtenu par toutes les violences et toutes les iniquités de la guerre. C’est à ce prix seulement que la conquête, toujours fondée sur l’usurpation, peut se légitimer par les siècles.
D’un autre côté, les rois d’Angleterre craignaient que, si leurs vassaux normands pactisaient trop étroitement avec les populations irlandaises, et se fondaient tout à fait avec elles, il naquît de ce mélange un peuple nouveau, assez fort pour se rendre indépendant, trop voisin pour n’être pas redoutable; ils pensaient que si, au contraire, les conquérants ne cessaient jamais d’être anglais; s’ils ne se confondaient jamais avec les indigènes, et restaient comme des intermédiaires entre ceux-ci et l’Angleterre; si, en un mot, ils demeuraient de simples colons sous la tutelle de la mère-patrie, alors l’Irlande conquise ne causerait à l’Angleterre aucune alarme, et ne serait plus pour elle qu’une possession précieuse.
Tout le mal est venu, dans l’origine, de cette opposition d’intérêts; il en est résulté, pour l’Irlande, un gouvernement mixte, semi-féodal, semi-colonial, dont le roi était trop éloigné pour que ce fût une féodalité bien réglée, et où il y avait des vassaux trop forts pour que ce fût une colonie royale obéissante. On voit pendant quatre siècles se continuer, avec des chances diverses de fortune, ce conflit des rois anglais et de leurs vassaux; et, par suite de ces vicissitudes, l’Irlande, conduite tantôt par la féodalité anglo-normande, qui, au milieu de ses mauvaises passions, cédait souvent à l’intérêt de tous les vainqueurs, qui est de se mêler aux vaincus, tantôt par le pouvoir royal, qui croyait ne pouvoir conserver sa puissance sur les vaincus et les vainqueurs qu’en les empêchant de s’unir.
À peine Henri II sait-il les heureuses expéditions, d’abord de Fitz-Stephen, puis de Strongbow, qu’en sa qualité de roi, il en revendique l’avantage; et, voulant assurer ses droits, il rappelle en Angleterre ses vassaux conquérants, leur défend de poursuivre la conquête, et, pour l’achever lui-même, il se rend en Irlande.
Il est permis de s’étonner que Henri II, si jaloux de maintenir sa supériorité royale sur ses sujets conquérants de l’Irlande, ait cependant, le premier, fondé à leur profit cette puissance féodale, qui, plus tard, fut rivale de la sienne. Tout le pouvoir leur vint, en effet, des grandes distributions de terres qu’il leur fit ou leur laissa faire [32]; mais Henri agit ainsi parce qu’il ne pouvait agir autrement.
Une conquête ne se faisait point au Moyen-âge comme elle se pratiquerait aujourd’hui. De notre temps, le prince qui s’empare d’un pays y place une armée soldée et permanente; et, soit qu’il aide ses sujets à devenir colons, soit qu’il laisse la possession du sol aux indigènes, il demeure avec ses soldats maître du pays conquis.
Rien de semblable ne pouvait arriver à une époque où le roi ne possédait ni armée permanente, ni soldats proprement dits. Ses forces militaires ne lui appartenaient point personnellement, mais lui étaient fournies par ses vassaux, qui, en échange des terres concédées, lui rendaient la prestation d’un service militaire renfermé dans d’étroites limites. L’armée féodale ne pouvait être requise par le roi que dans des cas déterminés. Obligée à une guerre de résistance, elle n’était point tenue à une guerre d’invasion. Lors donc qu’une entreprise de conquête se pratiquait, tous ceux qui accompagnaient le roi lui étaient soumis sans doute dans l’ordre de la hiérarchie féodale; mais nul n’était tenu de le suivre; et, quand ses vassaux venaient le joindre en pareil cas, c’était à la condition expresse ou sous-entendue que le pays conquis serait partagé entre tous, selon l’importance du rang de chacun. Henri II n’aurait pu conquérir l’Irlande sans ses vassaux; sans eux, il ne pouvait la conserver; or, il ne pouvait payer leurs services passés et s’assurer de leur dévouement à venir qu’en leur donnant des terres; il leur distribua toute l’Irlande, sauf les réserves royales [33]; à ce prix il eut une armée [34].
La difficulté était, en leur donnant une puissance qu’il ne pouvait leur refuser, de conserver la sienne; ici nous voyons reparaître un fait, qui se représente sans cesse dans l’histoire de l’Irlande, et qui, sous quelque face qu’on l’envisage, est toujours ou un malheur ou un embarras; je veux parler de la situation géographique de l’Irlande vis-à-vis de l’Angleterre. Tout à l’heure, quand nous considérions la condition en Irlande des Anglo-Normands, possesseurs de terres ou marchands, nous avons reconnu que rien ne leur était plus contraire que l’extrême voisinage de l’Angleterre. Maintenant, si nous prenons un autre point de vue, celui de l’intérêt royal, nous trouverons qu’au lieu d’être trop près, l’Irlande était trop loin. À vrai dire, par le fait seul de l’absence du roi, ses vassaux se trouvaient indépendants et placés hors d’atteinte de son autorité; aussi disait-on des sujets du roi d’Angleterre en Irlande, qu’ils étaient plus Irlandais que les Irlandais eux-mêmes : Ipsis Hybernis Hyberniores [35]. Nous avons vu plus haut quel triste usage les grands vassaux faisaient de cette indépendance, et comment ils poursuivaient leurs desseins égoïstes au mépris du pouvoir royal. Ils n’avaient avec le roi qu’un intérêt commun, sur lequel ils avaient coutume de tomber d’accord : c’était quand l’existence de la colonie anglaise était tellement menacée, que les vassaux couraient le risque de perdre leurs fiefs et le roi sa seigneurie. Mais, dès que la possession anglo-normande était affermie, la querelle recommençait entre les Normands, qui, n’ayant plus besoin du roi, se dérobaient à son pouvoir, et le roi, qui, voyant la conquête assurée, ne craignait pas d’affaiblir les conquérants.
Le roi eût sans doute triomphé sans peine dans cette lutte, s’il avait pu, sinon résider toujours en Irlande, du moins y venir souvent montrer sa puissance. Mais il est à remarquer que depuis la conquête jusqu’à Élisabeth, c’est-à-dire pendant tout le temps et au-delà que comprend notre première époque, les rois d’Angleterre n’ont pas eu un seul instant de loisir politique soit au dedans, soit au dehors. À peine Henri II a-t-il fait acte de possession en Irlande, qu’il est rappelé au sein de son empire par de plus grands intérêts. Sa présence, utile dans la nouvelle conquête pour régler des ambitions naissantes, devenait indispensable en Angleterre, où ses barons ébranlaient son trône; en France où la Normandie était menacée; en Écosse, dont l’armée allait fondre sur l’Angleterre, dès que le roi d’Angleterre serait en France. Cette situation se continue et ne fait que s’aggraver après lui, sous le règne de Jean-sans-Terre, vaincu par Philippe-Auguste, qui le chasse de France; par ses barons qui lui extorquent la grande charte; par le pape dont il devient le vassal : sous le règne de Henri III, tout entier à sa lutte contre la féodalité plus forte que lui; sous Édouard Ier et sous Édouard II, le premier, vainqueur des barons, le second, vaincu par eux, tous deux absorbés par cette grande querelle, au milieu de laquelle il leur faut tenir tête à Wallace et à Robert Bruce; sous le règne d’Édouard III, dont les armes, capables de vaincre la France féodale, sont impuissantes à la conquérir; sous Richard II, qui voit pendant son règne finir la puissance des Anglais en France et commencer en Angleterre la guerre des Roses. Et puis, quand est venue cette guerre meurtrière des Roses, elle a suffi à l’Angleterre pour lui prendre tout son sang et toutes ses forces [36]. Aucun des rois qui se sont succédé pendant ce drame terrible pouvait-il, dans l’intérêt de son pouvoir en Irlande, quitter l’Angleterre, où sa vie n’était pas moins menacée que sa couronne ?
Placés dans l’impossibilité absolue de gouverner eux-mêmes la colonie anglo-irlandaise, les rois d’Angleterre furent obligés de déléguer leur autorité à un agent; mais ce fut encore un malheur pour eux de ne pouvoir jamais trouver que de mauvais mandataires. Leur représentant, qu’ils appelaient tantôt vice-roi, tantôt lord-justicier ou lord-lieutenant, était en général ou trop faible ou trop puissant [37]. S’ils le choisissaient parmi les grands vassaux d’Irlande, ils ne trouvaient point en lui l’instrument qu’il leur fallait pour réprimer les seigneurs normands; grand feudataire lui-même, il faisait cause commune avec ses pareils, et tournait contre le roi les armes que celui-ci lui avait remises pour combattre la féodalité [38]. Si, pour échapper à ce péril, le roi prenait pour son lieutenant un homme moins considérable, un simple chevalier dont la valeur fût toute personnelle, alors cet agent, qui n’était quelque chose que par la confiance du roi et son propre mérite, n’avait aucune influence sur les grands vassaux qu’on le chargeait de gouverner.
Henri II, Jean-sans-Terre et Richard II, sont les seuls rois d’Angleterre qui pendant quatre cents ans, à partir de l’invasion, se soient montrés en Irlande; encore ne firent-ils qu’y paraître, et furent-ils toujours rappelés en Angleterre par quelque intérêt plus grand encore que la paix de l’Irlande. En 1395, dit avec candeur un historien, l’Irlande allait décidément être conquise par Richard II, lorsque l’invasion en Angleterre du duc de Lancastre le força d’y revenir lui-même [39].
On voit quels obstacles infinis et sans nombre, provenant soit de la situation des colons anglo-normands vis-à-vis de l’Angleterre, soit des rois d’Angleterre vis-à-vis de la féodalité établie en Irlande, s’opposèrent à la conquête de ce pays.
Le grand intérêt des Anglo-Normands après l’invasion de l’Irlande était, ainsi qu’on l’a dit plus haut, de s’unir aussi rapidement que possible avec les indigènes, et de se fondre avec eux au sein d’une communauté complète de sentiments, d’idées et d’intérêts. La victoire lie matériellement les vaincus aux vainqueurs; mais une alliance morale entre eux peut seule assurer la conquête.
Or, le premier moyen qui s’offre à des conquérants pour semer parmi le peuple vaincu des germes d’union et de sympathie mutuelle, c’est de faire participer celui-ci aux avantages sociaux et politiques du gouvernement établi, et d’abord de le placer sous le régime du droit commun. Or, soit orgueil ou égoïsme, soit impuissance, les Anglo-Normands ont, pendant plus de quatre siècles, adopté et suivi à l’égard des indigènes irlandais une marche absolument opposée.
Les Anglo-Normands, à peine établis en Irlande, y possédèrent tout aussitôt de certains privilèges et de certaines libertés propres à la société féodale, et que les rois d’Angleterre n’eussent probablement point eu la volonté de leur contester, alors même qu’ils en auraient eu le pouvoir. Ils eurent des droits bien reconnus, des garanties formellement stipulées, et des institutions aussi libres en principe que celles de l’Angleterre. Le jugement par jury s’établit avec eux en Irlande; ils y firent leurs lois dans un parlement irlandais, composé de seigneurs et de bourgeois, c’est-à-dire de lords et de communes; peu de temps après que la grande charte eut été proclamée en Angleterre, on vit aussi son empire reconnu en Irlande. Mais, en recevant ces libertés, les Anglo-Normands d’Irlande les gardèrent pour eux, et n’en étendirent point le bienfait aux populations irlandaises soumises à leur domination.
La population vaincue, dans laquelle l’esprit national était profondément enraciné, n’éprouvait naturellement aucune disposition à prendre la loi nouvelle du vainqueur; elle aimait ses traditions antiques, ses vieilles coutumes [40] et, pour obtenir qu’elle adoptât leurs lois, ce n’eût peut-être point été trop de tous les efforts des conquérants. Cependant, au lieu de travailler à les lui donner, les AngloNormands, ou plutôt les rois d’Angleterre auxquels ceux-ci étaient forcés d’obéir, se montrèrent absolument opposés à ce qu’elle y fût soumise.
On a vu plus haut quel intérêt le roi d’Angleterre avait à s’opposer à l’union des Anglo-Normands et des Irlandais indigènes, qu’il craignait de voir tour à tour trop forts, et dont la division lui assurait la faiblesse.
Les barons normands, de leur côté, qui se livraient à de grands désordres et faisaient peser sur la population indigène une dure oppression, étaient intéressés à ce que celle-ci ne pût invoquer contre eux la protection de la loi anglaise, dont ils violaient sans cesse les commandements [41].
Ainsi, après les premiers chaos de l’invasion, la population anglo-normande et les Irlandais indigènes, au lieu de tendre à se mêler par des habitudes de vie commune, ne cessent pas de former deux peuples séparés, ayant chacun son gouvernement distinct et ses lois propres [42].
Cette séparation posée par les lois dans la société politique s’introduit la même dans la cité sous l’empire des règlements municipaux.
Immédiatement après la conquête, il s’était établi dans les villes d’Irlande des populations anglo-normandes qui, venues là dans un but de commerce et d’industrie, ne tardèrent pas à s’attribuer le monopole de l’un et de l’autre. Ces villes reçurent successivement des chartes qui leur conféraient de certains privilèges et les constituaient des corporations municipales.
Comme l’intérêt unique et exclusif d’une ville toute composée de marchands est un intérêt de commerce, on comprend sans peine que les corporations municipales d’Irlande ne furent par le fait que des corporations commerciales. Or, ces corporations suivirent aussitôt le penchant naturel à tous les corps privilégiés, qui est une tendance exclusive.
Les villes anglo-normandes étaient bien intéressées sans doute à faire le commerce avec les indigènes; mais elles eurent, dès l’origine, un double intérêt à exclure les Irlandais de leurs murs : le premier, parce que les statuts royaux leur prescrivaient de le faire, et qu’elles ne pouvaient impunément enfreindre la paix du roi [43]; le second, parce qu’admettre un citoyen de plus dans leur sein, c’était introduire chez elles un concurrent commercial [44]. De sorte que, tout en s’efforçant de lier avec les indigènes des relations de commerce, elles se gardaient bien de faire participer ceux-ci à leurs privilèges commerciaux.
Les Irlandais indigènes, que les lois générales excluaient de l’État, étaient donc aussi repoussés de la cité.
Telle est cependant l’irrésistible sympathie qui porte à s’unir les populations les mieux séparées, qu’en dépit de tous ces obstacles les Irlandais et leurs vainqueurs s’efforcèrent maintes fois de se rapprocher. Et comme la loi anglaise ne permettait pas à l’Irlandais de devenir Anglo-Normand, il arriva que l’Anglo-Normand se fit Irlandais : le vaincu ne pouvant prendre la loi du vainqueur, ce fut celui-ci qui alla prendre la loi du vaincu.
« On voit bien, dit sir John Davis, par le préambule du statut de Kilkenny (rendu en 1366 sous Édouard III), que les Anglais d’Irlande étaient à cette époque devenus tout à fait Irlandais dans leur langage, dans leurs noms, dans leurs costumes, dans toutes leurs mœurs; qu’ils avaient abandonné leurs propres lois pour se soumettre à celles des Irlandais, avec lesquels il avaient formé, par mariage ou autrement, plusieurs alliances tendant à la ruine et à la destruction de la colonie [45]. »
Ainsi, au mépris des statuts royaux, les vassaux anglais d’Irlande, s’abandonnant à leurs penchants naturels, s’étaient, au XVe siècle, tout à fait incorporés aux populations indigènes.
Mais ces efforts d’union, considérés comme dangereux par le roi d’Angleterre, furent bientôt énergiquement combattus. Édouard III déclara incapables d’être propriétaires tous les Anglais nés en Irlande, mit à leur place des Anglais nouvellement arrivés d’Angleterre, et enfin fit adopter dans un parlement anglais composé de ses créatures le fameux statut de Kilkenny [46].
Par cet acte, il était interdit, sous les peines de la haute trahison, de contracter avec les Irlandais aucune alliance par le mariage, de former avec eux aucune association, et de vivre selon leurs lois. La confiscation et l’emprisonnement attendaient tout Anglais qui adoptait le costume des Irlandais, laissait, comme eux, sa barbe pousser sur la lèvre supérieure [47], portait des vêtements de plusieurs couleurs, prenait un nom du pays et en parlait la langue. L’Anglais qui permettait à un Irlandais son voisin de mener son bétail paître sur ses terres se rendait coupable d’un délit. Il était sévèrement défendu d’admettre dans les emplois publics un individu d’origine irlandaise [48].
Ces prescriptions n’étaient point de vaines menaces. Le comte de Desmond, l’un des plus grands barons anglo-normands d’Irlande, fut, sous le règne d’Édouard IV, condamné à mort et exécuté pour avoir épousé une femme de sang irlandais [49].
Ainsi se brisait, quand il était prêt à se former, le lien destiné à unir les conquérants au pays conquis.
Ainsi, la politique de l’Angleterre en Irlande s’opposant à ce que les Irlandais devinssent Anglais et à ce que les Anglais se mêlassent aux populations indigènes, force fut bien pour les vaincus de demeurer ennemis. Aussi les voit-on rester tels, et, après mille soumissions sincères ou simulées, recommencer incessamment de nouvelles luttes, incapables, il est vrai, d’amener leur affranchissement, mais suffisantes pour rendre singulièrement lourde et précaire la conquête de leurs vainqueurs.
Deux faits prouvent mieux que toute autre chose les tristes effets du régime adopté par les Anglais pour le gouvernement de l’Irlande.
En 1406, plus de trois cents ans après l’invasion, on vit les Irlandais guerroyant aux portes de Dublin et ravageant impunément les faubourgs de la cité [50]; et au milieu du règne de Henri VIII, quand ce prince est à l’apogée de sa puissance, le Pale de la colonie est réduit à un rayon de vingt milles [51] (environ sept lieues).
Ce que quatre cents ans n’ont pu faire, nous allons le voir s’accomplir dans le cours d’un siècle : l’Irlande va être définitivement conquise. — Henri VIII commence l’œuvre, Élisabeth et Cromwell l’achèvent. Trois despotes de cette taille n’étaient point gens à vouloir la même chose sans que cette chose se fit; or chacun d’eux désira ardemment, quoique par des motifs différents, la soumission de l’Irlande. Cet achèvement de la conquête n’est donc point ce qui doit exciter notre attention; mais ce qui mérite de l’attirer tout entière, c’est la nature des causes qui l’ont amenée et les conséquences qui l’ont suivie. Jusqu’alors l’Irlande n’avait été pour l’Angleterre qu’un intérêt de second ordre; pourquoi devient-elle tout à coup l’intérêt principal de la politique anglaise ? Élisabeth dépense à sa conquête les trésors de l’Angleterre; Cromwell déploie pour la soumettre toute sa valeur guerrière et toute sa puissance de volonté; et, quand se dénoue le grand drame religieux et politique qui, pendant le XVIIe siècle, agita si terriblement l’Angleterre et le monde entier, c’est l’Irlande qui est le théâtre du combat; c’est sur les rives de la Boyne que se résout le problème de la servitude ou de la liberté anglaise.
L’Irlande étant conquise, toutes les rébellions irlandaises étouffées, désormais il n’y a plus qu’une seule loi en Irlande, la loi anglaise; plus de Pale, plus de provinces irlandaises, distinctes de la colonie; il n’y a plus qu’une Irlande anglaise, dont le monarque anglais est le roi et dont toutes les parties sont également soumises à son autorité. D’où vient donc que cette conquête, au lieu de préparer l’union du vainqueur et des vaincus, établit entre eux une nouvelle et plus large séparation, rend désormais impossible entre eux tout pacte d’union, et dépose au contraire dans l’âme des uns et des autres un germe de haine mutuelle que la suite des ans et des siècles ne fait que développer ?
La solution de ces questions se trouve dans un seul fait, qui est comme l’âme de toute cette période et la clef de toutes les misères irlandaises. Je veux parler de l’opposition qui s’établit alors dans les croyances religieuses des conquérants et du peuple conquis.
Le mouvement philosophique et religieux qui, au XVIe siècle, aboutit à la réformation, et eut en Angleterre et en Écosse un immense retentissement, ne parvint point jusqu’en Irlande, et, tandis que l’Angleterre et l’Écosse devenaient protestantes, l’Irlande demeura catholique.
Dès son apparition sur la scène du monde, la doctrine de Luther avait divisé les peuples, et ce partage n’arriva point au hasard.
Quoique la théorie des novateurs fût bien loin encore de la liberté, elle avait été forcée, ne fût-ce que pour naître, d’invoquer le nom de celle-ci, et cela suffit pour que la réformation trouvât une sympathie naturelle chez les peuples qui avaient des institutions libres, tandis que les pays où le pouvoir absolu dominait durent repousser un culte né du droit de libre examen et s’attacher plus que jamais à l’ancienne foi basée sur le principe de l’autorité.
Ceci explique, avec plusieurs autres causes qu’il n’entre point dans mon sujet de développer ici, comment la France et l’Espagne demeurèrent liées à la cour de Rome tandis que l’Angleterre et l’Écosse s’en détachèrent. La dispute religieuse du XVIe siècle ne fut pas seulement un combat d’idées et de croyances luttant entre elles sur la scène de l’intelligence et de la foi; ce fut une guerre politique de peuples à peuples; ce fut un engagement solennel entre le principe de l’autorité, représenté par la puissance immobile de Rome, et l’esprit d’indépendance dont la réformation était le symbole.
J’ai dit tout à l’heure que l’Angleterre se rangea du côté de la réformation : de là la cause capitale des malheurs de l’Irlande pendant la période qui nous occupe. L’Angleterre, devenant protestante, dut vouloir que l’Irlande le devînt aussi, et c’était vouloir une chose impossible.
Elle dut le vouloir; et, en effet, cet esprit de prosélytisme qui animait alors le monde chrétien n’était pas moins ardent chez elle que dans les autres pays d’Europe; ses réformateurs étaient aussi enthousiastes et aussi intolérants que les catholiques qu’ils avaient vaincus; et, ne fût-ce que par fanatisme religieux, les Anglais devaient nécessairement tenter de convertir à leur nouveau culte les Irlandais; ils avaient, d’ailleurs, pour l’essayer une raison politique impérieuse : c’est que, s’ils n’imposaient pas à l’Irlande le culte réformé, ils étaient fondés à craindre que l’Irlande ne vînt rétablir chez eux l’Église catholique. Tandis qu’ils flétrissaient la croyance romaine sous le nom de superstition et d’idolâtrie, les catholiques repoussaient avec horreur la doctrine des réformateurs, qu’ils appelaient hérétique et impie; ils disaient « que, comme Moïse avait fait mettre à mort les blasphémateurs, il était du devoir d’un prince chrétien d’arracher l’ivraie du champ de l’Église de Dieu, de couper la gangrène, afin qu’elle n’infectât pas les portions les plus saines [52]. » Dans ce temps de foi ardente, il semblait que, pour garder son culte, on dût détruire celui d’autrui. À la vérité, l’Irlande, au XVIe siècle, était par elle-même peu redoutable pour l’Angleterre; mais elle était à craindre à cause de l’étranger. À peine la grande querelle du protestantisme et du catholicisme avait-elle éclaté en Europe, que l’Irlande était devenue le point de mire de tous les pays catholiques qui voulaient renverser le protestantisme en Angleterre. Elle était l’espoir de la cour de Rome et le centre où venaient aboutir toutes les intrigues des papes, de l’Espagne et de la France. Dès l’origine de la réformation, le souverain pontife indiqua le parti qu’il comptait tirer en répandant une vieille prophétie de laquelle, disait-il, il résultait que la chaire de saint Pierre ne serait point ébranlée tant que l’Irlande demeurerait catholique [53].
Ainsi, lors même que l’Angleterre n’eût pas été conduite par la passion seule de l’intolérance à combattre la religion catholique en Irlande, elle y eût été poussée par le soin de sa propre défense et par l’intérêt même de sa liberté.
Mais j’ai dit aussi qu’en voulant rendre l’Irlande protestante l’Angleterre avait voulu une chose alors impossible. C’est ce qui se démontre sans peine.
Après la longue nuit du Moyen-âge, de vives lumières avaient soudainement lui parmi tous les peuples de l’Europe, et la société avait partout marché à grands pas, excepté en Irlande, où, les dissensions civiles et les luttes de la conquête n’ayant pas cessé un seul instant, tout était demeuré stationnaire.
Au milieu du chaos politique et de l’anarchie morale, suite inévitable d’un état de guerre non interrompu, la foi dans le culte catholique et romain était restée l’unique croyance du peuple irlandais. Cette foi régnait en souveraine absolue sur les âmes, sans qu’aucune autre idée rivale partageât son empire. Tandis que les tentatives successives de l’esprit philosophique préparaient l’Europe à la réforme religieuse, l’Irlande, reléguée dans un coin du monde et placée loin du mouvement intellectuel, était toujours vierge du doute; elle n’avait rien su de Wycliffe ni de Jean Huss; elle n’avait rien entendu des sourds grondements qui présageaient l’éruption du volcan, ni rien aperçu des brillantes clartés par lesquelles s’annonçait la grande conflagration du XVIe siècle.
L’Irlande était donc de tous les pays d’Europe celui qui tenait le plus à ses vieilles croyances et le moins capable de comprendre le nouveau culte qui venait de s’établir.
Il faut ajouter que, ses dispositions eussent-elles été différentes, la réformation s’est offerte à elle dans de telles circonstances, qu’elle ne pouvait pas l’accepter.
Et, en effet, par qui est apporté chez elle ce culte qu’elle ne désire ni ne comprend ? Par un peuple avec lequel elle est en guerre depuis quatre cents ans, par un peuple qu’elle hait comme on hait son plus mortel ennemi, et au joug duquel elle espère encore échapper. On peut dire, je crois, avec assurance que, si l’Irlande eût été naturellement portée à réformer son culte, cette tentative de l’Angleterre l’eût empêchée de le faire; dans les circonstances où elle se trouvait, ce ne pouvait être qu’un motif de plus de combattre l’adversaire qui voulait non seulement la conquérir, mais encore lui imposer une religion.
Les rois d’Angleterre, demandant à l’Irlande de secouer le joug de Rome, se trouvaient d’ailleurs dans une position d’inconséquence qui eût invité les Irlandais à la résistance, s’ils n’y eussent été poussés par des motifs plus sérieux. C’était du souverain pontife que le monarque anglais avait dans l’origine reçu tous ses droits sur l’Irlande; comment donc pouvait-il contester le pouvoir de celui dont il tenait toute sa puissance ? Comment mettait-il en doute l’autorité spirituelle du pape, dont il n’avait point jadis contesté la suprématie même temporelle, alors que le pontife romain s’en servait pour lui donner un royaume ?
Évidemment l’entreprise de l’Angleterre devait échouer. Le despotisme des Tudor, qui en Angleterre impose l’Église anglicane, ne fait que révolter l’Irlande. Henri VIII et Élisabeth s’emparent de tous les monastères, confisquent avec avidité toutes les propriétés religieuses, prescrivent la célébration du rit anglican dans toutes les églises catholiques, soumettent à des peines sévères ceux qui n’adoptent pas ce culte ou en pratiquent un autre, et font du serment de suprématie religieuse la condition de toute participation aux actes de la vie civile et politique [54]. Ils n’avaient pas agi autrement en Angleterre : mais les deux pays étaient dans une situation différente. Après le siècle sanglant des deux Roses, les Anglais voulurent à tout prix donner du pouvoir à des rois qui, du reste, étaient bien capables d’en prendre de gré ou de force. On ne pouvait refuser à Henri VIII la suprématie religieuse, sans diminuer son autorité royale dont elle faisait partie; et c’était ce que la nation anglaise n’avait point alors la volonté de faire. C’était tout au rebours pour les Irlandais, qui, bien loin de craindre d’ébranler le pouvoir du roi d’Angleterre, aspiraient à s’en affranchir, et saisissaient avec bonheur un motif de plus pour le détester. Aussi, tandis que Henri VIII et Élisabeth établissaient à leur gré et selon leur fantaisie la religion réformée en Angleterre, tous leurs efforts pour la fonder en Irlande n’aboutirent qu’à trois ou quatre insurrections de ce pays contre l’Angleterre, auxquelles, sans doute, le sentiment national ne fut pas étranger, mais qui prenaient cependant leur principale source dans cette nouvelle cause de haine que la religion venait de faire naître.
À la vérité, l’Irlande fut domptée par Élisabeth [55]. Cette princesse, en moins de dix années, dépensa quatre-vingt six millions de francs (somme énorme pour ce temps, en 1600) pour arriver à sa conquête [56]. Mais le résultat de cette soumission de l’Irlande fut la cessation de la guerre, et non l’adoption du culte anglican. Peut-être eût-on dû prévoir que les Irlandais, tandis qu’on les assujettissait aux lois civiles et politiques, garderaient leurs croyances religieuses et leur culte; car c’est une disposition naturelle à l’homme, quand il subit une violence matérielle, de se réfugier dans son âme, et de s’y proclamer libre dans le temps que ses bras sont chargés de fers.
Ces premiers essais du despotisme ayant été vains, il n’est resté chez les Irlandais que le souvenir de la tyrannie : ils se rappelaient que, pour les conquérir et changer leur culte, Élisabeth leur avait livré une guerre cruelle, suivie de famines affreuses et de tous les fléaux les plus meurtriers [57].
Les Stuarts étant montés sur le trône d’Angleterre, les Anglais devinrent d’autant plus protestants qu’ils craignaient que ces princes ne le fussent pas. Les Irlandais, au contraire, dans l’idée que les Stuarts étaient catholiques, trouvèrent là un encouragement à demeurer tels. Ceci explique pourquoi, depuis Charles Ier , les Irlandais, qui haïssaient les Anglais, aimèrent presque le roi d’Angleterre. La crainte des amendes, la peur de la confiscation, la terreur de l’emprisonnement, obtinrent souvent une conformité extérieure au culte anglican dans les villes où la puissance du roi d’Angleterre était le mieux établie; tous ceux qui remplissaient des fonctions publiques, même des charges municipales, étaient d’ailleurs tenus, sous des peines graves, de suivre les cérémonies du culte légal [58]; enfin il y avait toujours un certain courant de nouveaux venus d’Angleterre, qui, arrivant protestants en Irlande, restaient ce qu’ils étaient. Toutefois, dès que, par suite de quelque événement politique, le gouvernement anglais qui imposait ce culte perdait de son empire en Irlande, on voyait toutes les populations, anglaises aussi bien qu’irlandaises, abandonner spontanément l’Église anglicane, et revenir tout naturellement à la religion catholique. Ceci arriva lors de la mort d’Élisabeth, à laquelle succéda Jacques Ier , que l’Irlande croyait favorable au catholicisme [59]. Il en fut de même sous Charles Ier , en 1642, lorsque la population crut pouvoir s’insurger contre le parlement anglais sans cesser d’être fidèle au roi. Du reste, même pendant les temps de calme et de soumission, l’observance du culte anglican ne fut jamais que timidement exigée et rarement obtenue des Anglais eux-mêmes, habitants des villes. Pendant tout le règne d’Élisabeth, la plus grande persécution fut d’empêcher les catholiques d’exercer leur culte, mais on n’essaya même pas de les contraindre au rit anglican [60]. Jacques Ier fut plus entreprenant sans être plus heureux. On voit, sous le règne de ce prince, la ville de Galway réduite à l’impossibilité de trouver un maire qui veuille bien prêter au roi le serment de suprématie religieuse [61]; et Chichester, vice-roi d’Irlande, rendant compte des efforts inutiles qu’il avait faits pour ramener à l’Église anglicane quelques personnages marquants, dont la conversion était vivement désirée, peignit très-bien l’état du pays en s’écriant que l’atmosphère et le sol même de l’Irlande étaient infectés de papisme [62].
Tel était l’état des choses en Irlande, que les tentatives de réforme religieuse ne pouvaient pas s’appuyer sur une persécution pacifique et durable. Elles conduisaient nécessairement et tout d’un coup à une guerre générale. En Angleterre, c’était une lutte de partis à partis, assez également divisés pour que l’un fût alternativement maître de l’autre; en Irlande, il n’y avait qu’un peuple de catholiques, qu’on jetait tout d’abord dans la révolte dès qu’on attaquait son culte.
Convertir les Irlandais au protestantisme était chose impossible, et cependant il fallait absolument que l’Irlande devînt protestante.
Cette nécessité était chaque jour plus impérieuse pour l’Angleterre, qui, outre sa haine envers un principe politique et religieux ennemi du sien, éprouvait plus de crainte de l’Irlande catholique, à mesure que la liberté chez elle était plus contestée, et que les gouvernements absolus du continent ourdissaient plus d’intrigues en Irlande, pour frapper du même coup en Angleterre le protestantisme et la liberté.
Le premier moyen, tiré de la persécution et de la guerre, ayant échoué, un autre fut essayé : ce fut celui des confiscations en masse; ce fut l’expulsion des catholiques du sol irlandais, et leur remplacement immédiat par des colons protestants. Ce moyen violent et odieux n’avait rien qui répugnât aux mœurs du temps, car la confiscation et la mort avaient été au fond de toutes les querelles politiques et religieuses depuis Henri VIII; on peut dire seulement qu’employé sur une aussi vaste échelle il était d’une exécution très-difficile, car comment chasser du sol où elle vit toute une population ? Que faire d’elle après l’avoir arrachée de ses foyers ? Comment la tuer ? Comment vivre avec elle après l’avoir dépouillée, si on ne la tue pas ? Et puis où trouver subitement un peuple entier pour mettre à la place d’un autre peuple ? Il n’est pas si facile qu’on pense de pratiquer l’injustice. Toutefois on ne s’arrêta point devant ces obstacles. La première tentative de ce genre se fit sous le règne d’Élisabeth. Le génie de cette reine avait aperçu le but vers lequel il fallait tendre, et sa tyrannie avait facilement adopté le moyen. La révolte de lord Desmond fut l’occasion [63]. Près de six cent mille acres de la province de Munster étant confisqués, on fit en Angleterre une proclamation pour offrir ces terres à tous ceux qui voudraient bien les prendre sous différentes conditions, dont la première était qu’ils ne souffriraient pas sur leurs terres un seul cultivateur ou fermier qui fût Irlandais d’origine [64]. Environ deux cent mille acres furent ainsi distribués à de nouveaux colons de race anglaise. Les anciens habitants du sol, dépossédés de leurs domaines, ne trouvèrent d’asile qu’au fond des forêts les plus sauvages, et sur la pente inculte des montagnes d’Irlande [65].
L’œuvre commencée par Élisabeth fut continuée par ses successeurs.
Sous le règne de Jacques Ier , le complot réel ou supposé de trois princes irlandais, Tyrone, Tyrconnel et Dogerthy, ayant été découvert, les six comtés du nord qui leur appartenaient, Armagh, Cavan, Fermanagh, Derry, Tyrone et Donegal, furent confisqués au profit du roi; environ cinq cent mille acres se trouvèrent à la disposition de Jacques [66]. Comme lors de la première confiscation d’Élisabeth, beaucoup d’Anglais auxquels on avait donné des terres n’en étaient pas venus prendre possession. Jacques admit cette fois les Écossais concurremment avec les Anglais au partage des domaines confisqués, sous le prétexte que les Écossais, étant plus près encore de l’Irlande que les Anglais, viendraient plus volontiers s’y établir, mais en réalité par un sentiment de prédilection pour ses compatriotes.
Le règlement de cette nouvelle colonie n’était pas en tout point semblable à celui qui avait servi de base à la première.
Dans la colonie d’Élisabeth, le principe était que pour occuper le sol il fallait être Anglais; dans celle de Jacques Ier , il fallait être protestant et appartenir à l’Église anglicane [67].
L’expérience avait aussi fait apercevoir dans la première colonisation une faute qu’on tenta d’éviter dans la seconde.
« Les indigènes, dit Leland, rejetés dans les bois et dans les montagnes par les colons d’Élisabeth, y trouvèrent des espèces de forteresses, ouvrage de la nature, dans lesquelles ils se renfermaient; là, retirés dans l’ombre, étrangers désormais aux habitudes et aux arts de la vie agricole, ils vécurent du produit de leur chasse, du lait de leurs troupeaux, et leur nombre s’accroissant en dépit de leur misère, ils devinrent en peu de temps d’autant plus redoutables, que, cachés à tous les yeux, ils purent impunément conspirer contre les Anglais et se concerter sans que leurs complots fussent connus [68]. »
Pour échapper à ce péril, on fit cette fois tout le contraire de ce qu’on avait fait d’abord; on distribua aux nouveaux colons les terres confisquées, en leur imposant l’obligation de résider dans la partie boisée et montagneuse du pays [69], tandis que la population irlandaise dépossédée fut laissée libre dans la plaine, où l’on pensa qu’elle serait aisément surveillée. On fit une autre innovation plus importante encore : ce fut de cantonner dans des districts spéciaux et bien séparés les uns des autres les Irlandais frappés de confiscation, et les nouveaux colons anglais qui, suivant le plan d’Élisabeth, avaient au contraire été complètement entremêlés [70]. C’est à cette colonisation que remonte la ville de London-Derry, fondée par la corporation de Londres [71]; c’est d’elle aussi que date une population écossaise et presbytérienne en Irlande; ce point de départ du puritanisme dans ce pays est trop grave pour n’être pas constaté.
Jacques Ier avait avancé beaucoup une œuvre inique, et il en fut si fier, qu’il n’eut jamais rien plus à cœur que de la continuer. L’embarras à ses yeux n’était plus de déloger les indigènes et de les remplacer par de nouveaux colons, car désormais sa sagesse avait résolu toutes les difficultés d’exécution; l’obstacle venait de ce qu’il n’y avait plus de terres confisquées; or si rien n’était plus aisé que d’expulser les Irlandais de leurs domaines et de leurs maisons, encore fallait-il avoir un motif tel quel à leur donner. L’esprit subtil de Jacques ne pouvait le laisser en défaut. Ce roi, qui, selon Sully, était le plus sage fou de l’Europe [72], ce despote raisonneur et sophiste entreprit contre l’Irlande une guerre digne d’un procureur.
Après des siècles de guerre civile et d’anarchie, il existait nécessairement dans les titres de la propriété foncière, en Irlande, une grande incertitude et une grande confusion : bien des usurpations avaient été commises sans doute, mais le seul vice de presque tous les titres, c’était d’être irréguliers. S’emparant de cette irrégularité, grief bien digne de son génie, Jacques résolut de dépouiller de leurs terres tous ceux qui ne seraient pas en règle, et de faire revenir leurs propriétés à la couronne. En conséquence et sur son ordre, une nuée d’hommes de loi, intéressés dans la spoliation par l’espoir qu’on leur avait donné qu’ils en auraient leur part, s’abattirent comme autant d’oiseaux de proie sur toute l’Irlande, secouèrent la poussière des vieux parchemins, prirent la loupe de la chicane, et, ingénieux à découvrir des ambiguïtés dans les actes, les défauts de forme, et tous les vices réels ou imaginaires qui pouvaient s’y rencontrer, ils firent si bien que, désormais, il n’y eut pas en Irlande un propriétaire qui jouît de la moindre sécurité; que le roi rentra dans un nombre très-considérable de domaines, et qu’à la place des catholiques irlandais, si habilement ruinés, il put placer de nouveaux colons protestants [73].
Jacques avait imaginé un expédient de tyrannie dont ne manqua pas de s’emparer son successeur, Charles Ier .
Il y avait en Irlande une province qui jusqu’alors avait échappé à toute tentative de colonisation; c’était celle de Connaught. Lord Strafford (alors Wentworth), vice-roi, résolut de déposséder tous les habitants de cette vaste contrée, et de la faire rentrer dans le domaine du roi, qui en disposerait ensuite selon son bon plaisir. Pour mener à bien cette entreprise, il prit avec lui des hommes de justice et des soldats : les premiers, pour fausser la loi; les seconds, pour lui faire violence. Ces deux espèces d’agents répondirent admirablement à son attente. Les gens de loi découvrirent tout d’un coup que les diverses concessions faites par les précédents rois aux propriétaires actuels ou à leurs pères étaient nulles, et que le Connaught n’avait pas d’autre propriétaire légitime que le roi. Mais ce n’était pas tout que de découvrir ce vice dans les titres de propriété; il fallait encore que les propriétaires eux-mêmes les reconnussent, et se retirassent; et, s’ils ne s’en allaient pas de bon gré, qu’ils fussent contraints par la force à l’abandon de leurs terres : ce serait l’affaire des soldats. Précédé d’une armée imposante, Strafford parcourut le pays, et, semant partout la terreur, recueillit sur ses pas les soumissions les plus serviles. Cependant, arrivé au comté de Galway, Strafford fut arrêté dans sa marche par la résistance des habitants; et comme dans ce pays, courbé sous le despotisme le plus dur, il y avait cependant de certaines formes légales inhérentes au gouvernement et aux mœurs des conquérants, on remit à douze jurés le soin de prononcer entre les habitants du comté de Galway, qui prétendaient garder leurs terres, et la couronne, qui voulait les leur prendre. Rien ne fut épargné par Strafford pour obtenir de ce jury un verdict favorable au roi. Cependant, et ce fait prouverait à lui seul tout ce qu’il y a de protection et de garanties dans ce tribunal du pays, en dépit des subtilités de la chicane et au mépris des menaces de l’épée, les jurés repoussent la demande du roi, et maintiennent les habitants du comté dans la possession de leurs domaines. En entendant la sentence du jury, Strafford entra dans une grande colère, prononça de sa propre autorité une amende de 1 000 livres sterling contre Darcy, le shériff, coupable d’avoir convoqué un mauvais jury, fit arrêter les jurés eux-mêmes, et les fit comparaître devant la chambre étoilée, à Dublin (the star-chamber), où chacun d’eux fut condamné à payer une amende de 4 000 livres sterling (100 000 francs), et à déclarer à genoux devant le vice-roi, non seulement qu’il s’était trompé en jugeant comme il l’avait fait, mais encore qu’il avait commis un véritable parjure : condition humiliante que tous eurent le courage de refuser [74]. Quelque temps après, Strafford écrivait à Wanderford, autre serviteur de Charles Ier :
« J’espère qu’on ne me refusera pas la vie du shériff Darcy : mes traits sont cruels sans doute pour blesser aussi mortellement (my arrows are cruel that wound so mortally); mais il faut bien que le roi conserve ses droits… [75] »
Le shériff ne fut point exécuté; mais il mourut en prison, par suite de mauvais traitements [76]. Sous l’influence salutaire de ces violences, un nouveau jury fut convoqué, qui décida que, de tout temps, le comté de Galway, comme le reste du Connaught, appartenait au roi [77]; et cette sentence mit tous les habitants à la merci du prince et de son séide. Le jury, de même que les institutions les plus vitales, ne préserve pas le pays des violences du despotisme, quand le despotisme est établi; cependant il défend les citoyens mieux qu’aucun autre tribunal. S’il cède à la corruption, il étonne les peuples qui le croyaient indépendant; s’il résiste et succombe dans ses résistances, il ne sauve pas ceux qu’il a voulu protéger, mais, associé à leur infortune, il rend leur cause plus populaire, et plus éclatante l’oppression qui pèse sur eux : dans l’un et l’autre cas, il met mieux en relief la tyrannie.
Si on consulte les termes de la sentence portée contre Strafford par le parlement d’Angleterre, on est porté à croire que ces violences contre le jury de Galway ne furent point les seules ni les plus graves que Strafford ait commises en Irlande. Voici l’un des motifs du jugement : « Considérant que des jurés, qui avaient rendu leur verdict selon leur conscience, ont été censurés dans la chambre étoilée, soumis à de grosses amendes, quelquefois exposés au pilori; que là on leur a coupé les oreilles, percé la langue, et quelquefois marqué le front d’un fer rouge, et autres châtiments infamants [78]. »
Trop heureux de pouvoir plaire au parlement anglais en exerçant sa royale prérogative, Charles Ier eût sans doute dépouillé de bon cœur toute l’Irlande catholique, et remplacé les propriétaires irlandais par des Anglais protestants; mais sa tyrannie sur l’Irlande n’avait pu lui faire pardonner l’arbitraire avec lequel il gouvernait l’Angleterre, et voyez même à quel degré la haine contre lui était parvenue ! On faisait de cette tyrannie envers l’Irlande un grief contre son ministre Strafford ! Déjà son autorité royale était fortement ébranlée (1640); alors il cesse tout à coup d’opprimer les Irlandais, dont il veut, en cas de catastrophe, se ménager l’appui. Tout projet de colonisation est donc abandonné; on assure les Irlandais que jamais on n’a songé à prendre leurs terres. Quand vous voyez un Stuart équitable envers l’Irlande, comptez que son pouvoir est bien chancelant en Angleterre…
On peut dire que, du moment où Charles Ier ne persécutait plus l’Irlande, et abandonnait la grande pensée du temps qui était de la rendre protestante à tout prix, c’est qu’il n’était réellement plus roi d’Angleterre.
Le véritable souverain alors c’était le parlement. À partir de ce moment, ce n’est plus un roi anglais ni son délégué qu’on voit aux prises avec l’Irlande, c’est l’Angleterre elle-même, c’est l’Angleterre protestante et puritaine, qui n’est plus contenue dans sa haine envers un peuple catholique par un prince moins ennemi des catholiques que des puritains; c’est l’Angleterre qui va désormais entrer en contact immédiat avec l’Irlande, devenue elle-même plus libre dans ses hostilités contre l’Angleterre, depuis que le roi qui favorisait les catholiques en combattant les puritains a perdu sa puissance.
Alors furent poussés deux cris terribles de destruction; l’un en Angleterre : Guerre aux catholiques d’Irlande ! l’autre en Irlande : Guerre aux protestants d’Angleterre ! Il serait difficile de dire laquelle de ces clameurs fut proférée la première, de même que de deux armées en présence également impatientes d’en venir aux mains, il est souvent impossible de décider laquelle des deux a engagé le combat.
Le jour où le puritanisme écossais fut maître du roi et de l’Angleterre, l’Irlande catholique fut placée tout entière sous le coup d’une menace d’extermination. Elle n’attendit pas l’agression pour se défendre; et, au mois d’octobre 1641, une insurrection formidable éclata. Tous ces Irlandais de l’Ulster, que Jacques Ier avait si ingénieusement expulsés de leurs habitations et de leurs terres pour mettre à leur place des Anglais et des Écossais, se soulevèrent en masse et tombèrent sur les colons protestants. En quelques jours O’Nial, chef de la rébellion, se trouva à la tête de trente mille combattants [79].
On put, dans cet instant solennel où toutes les passions des Irlandais étaient en jeu, juger celle qui dominait dans leur âme, et il est remarquable que, dans le premier moment, pas un seul Écossais ne fut tué; leur vengeance se porta d’abord sur les Anglais [80]. N’est-ce pas que le sentiment national était alors chez eux supérieur encore à la passion religieuse ? Les Écossais étaient bien par leur puritanisme les plus terribles ennemis de l’Irlande catholique; mais c’étaient des ennemis nouveaux, tandis que leurs ennemis invétérés, leurs ennemis de cinq siècles, c’étaient les Anglais, les Anglais de Henri II, premier envahisseur, les Anglais de Henri VIII et d’Élisabeth, derniers conquérants, les Anglais de Jacques Ier , colons spoliateurs et protestants [81].
Dans l’exécution de cette terrible vengeance, où se résumaient tant et de si anciens ressentiments, il se commit des cruautés dont on se sent à peine le courage de présenter le récit.
D’abord l’insurrection fut en quelque sorte régulière; les rebelles se bornèrent à reprendre les biens qui leur avaient jadis appartenu, sans commettre aucune violence inutile [82]. Leur succès rapide et d’abord non contesté leur donnait la générosité de la force; mais des résistances s’étant offertes, et leurs premiers triomphes ayant été suivis de quelques revers, leur violence ne connut plus de bornes; ils devinrent meurtriers et sanguinaires; ils firent serment de ne pas laisser dans le pays un seul Anglais [83].
Ce fut alors que la guerre civile et religieuse se montra dans toute son horreur.
Parlant des prisonniers qu’avaient fait les insurgés, Leland dit :
« Ceux qui les conduisaient les poussaient devant eux comme un vil bétail. Quelquefois ils les enfermaient dans quelques maisons où ils mettaient le feu; alors ils écoutaient sans compassion les hurlements de leurs victimes dévorées par les flammes, et prenaient au contraire une joie infernale à suivre jusqu’à la fin toutes les angoisses de leur agonie. Parfois les pauvres captifs étaient jetés par leurs guides dans la première rivière qui se présentait. Cent quatre-vingt-dix furent à la fois précipités ainsi du pont de Portadown. On voyait des prêtres irlandais encourager le carnage. Les femmes, oubliant la retenue de leur sexe, accablaient les Anglais de leur exécration, et plongeaient leurs mains dans le sang. Les enfants eux-mêmes, dans leur malignité impuissante, essayaient le fer contre la poitrine de malheureux sans défense [84]. »
En peu de temps, plus de douze mille protestants, anglicans ou presbytériens, furent massacrés [85]. Ceux qui ne perdirent point la vie furent au moins chassés de leurs terres et de leurs habitations, où se replacèrent d’eux-mêmes les anciens possesseurs.
C’est un grand sujet de dissertation parmi les historiens que la question de savoir quelle a été pour les Irlandais la cause impulsive et déterminante de cette sanglante rébellion. Si l’on croit les uns, ce mouvement ne fut qu’une conséquence directe, quoique éloignée, de vieilles haines accumulées dans l’âme des Irlandais, et que la tyrannie de Strafford avait fait déborder. Les Irlandais, disent ceux-là, n’ont eu pour se révolter d’autre but, sinon de reprendre les propriétés dont on les avait dépouillés [86]. D’autres soutiennent que l’insurrection fut toute religieuse; que la haine du protestantisme arma seule le bras des Irlandais contre les Anglais leurs ennemis; que leur plan était l’extermination de tous les protestants d’Irlande, après laquelle ils auraient tenté le massacre de tous les protestants d’Angleterre [87]; que, voyant les Écossais se révolter contre le roi et se liguer pour imposer le culte presbytérien, ils avaient jugé qu’ils pouvaient aussi bien de leur côté former un Covenant catholique [88]. D’autres disent encore que les Irlandais ne tuèrent les protestants que par la crainte qu’ils avaient d’être tués par eux. Enfin il y en a qui attribuent à une cause plus générale la rébellion d’Irlande, et qui la présentent comme le résultat d’une intrigue des puissances catholiques du continent [89]. Faut-il choisir parmi ces causes, et en proclamer une, la seule réelle ? Je ne le pense point; il me semble plus juste et plus vrai de dire que tous ces motifs, toutes ces passions, ont plus ou moins concouru à un résultat unique, qui, sans leur réunion, ne se fût point sans doute produit de même [90].
Que les Irlandais aient été provoqués ou provocateurs dans cette sanglante tragédie, c’est ce qui demeure indécis; toujours est-il bien certain que les protestants anglais et les presbytériens écossais d’Irlande acceptèrent avec une sorte de joie la lutte d’extermination qui leur était offerte.
C’est une opinion généralement accréditée, qu’il eût dépendu des gouvernants anglais en Irlande, c’est-à-dire des lords-justiciers,d’étouffer l’insurrection dans son germe, et qu’au lieu d’agir ainsi ils travaillèrent non seulement à la faire éclater, mais encore s’efforcèrent de la rendre plus longue et plus terrible [91]. L’un de ces lords-justiciers [92], sir William Parsons, dont l’équité veut que l’on rappelle le nom pour le vouer à l’infamie, fomentait, dit-on, la révolte, espérant que les confiscations dont seraient frappés les rebelles lui donneraient l’occasion de s’enrichir; et puis, quand la rébellion se fut déclarée, le plan de ce magistrat et de ses collègues fut d’envelopper dans le mouvement le plus de monde possible, afin que, le nombre des coupables s’augmentant, la moisson des confiscations qui suivrait la guerre devînt plus abondante [93].
Je ne doute pas que des passions sordides n’aient joué un rôle dans l’époque qui nous occupe, car jamais ces sordides passions n’abondent plus qu’aux temps où il y en a de grandes à l’ombre desquelles elles se tiennent. Mais ce que je crois plus fortement encore, c’est qu’il n’était au pouvoir d’aucun des gouvernants de l’Irlande d’empêcher un conflit sanglant de s’engager entre des ennemis implacables, impatients de se combattre, et qui, quand une occasion de s’entre-tuer s’offrait à eux, ne pouvaient la laisser échapper [94].
Remarquez que c’est l’Angleterre protestante et l’Irlande catholique qui trouvent une arène pour lutter corps à corps…
Alors l’Angleterre déclare solennellement, par l’organe de son parlement, qu’elle ne tolérera jamais le papisme en Irlande [95]; alors toute l’Angleterre crie d’une seule voix : Il faut détruire l’Irlande catholique; il faut porter le protestantisme en Irlande; il faut exterminer le dernier Irlandais plutôt que d’y laisser le catholicisme [96].
Alors, pour soutenir les frais de cette guerre impitoyable, le parlement emprunte une grosse somme d’argent, pour le paiement de laquelle il assure d’avance aux prêteurs les biens des catholiques d’Irlande. Deux millions cinq cent mille acres sont ainsi engagés à de fanatiques industriels [97]. Cette guerre de destruction, il faut la faire aux Irlandais partout où on les trouvera; un acte du gouvernement prescrit de ne faire de quartier à aucun Irlandais venant d’Irlande en Angleterre [98]. Un capitaine de vaisseau, du nom de Swanly, ayant saisi un navire sur lequel se trouvaient soixante-dix Irlandais, les fit lier dos à dos et jeter tous à la mer [99]. À Philippaugh, les Écossais ayant fait cent prisonniers irlandais, les font fusiller immédiatement sans aucune pitié [100]. Cent autres prisonniers irlandais sont pris et massacrés de même après le combat de Corbies-Date en Écosse [101]. Il est merveilleux de voir comme les lois sont fidèlement observées quand ce sont les passions qui les exécutent.
Il semble en ce moment que toute la puissance et toute la vie de l’Angleterre se portent sur l’Irlande; toutes les passions puritaines, qui s’étaient montrées si impétueuses dans leur invasion de l’Angleterre, s’élancent avec une bien autre ardeur sur l’Irlande catholique. Ces passions s’adoucissaient en Angleterre au sein même des sympathies qu’elles trouvaient; mais, en Irlande, elles rencontrent une barrière qui les irrite et les rend plus violentes. Ce n’est plus ce puritanisme fanatique, mais austère, qui fit irruption d’Écosse en Angleterre au milieu d’une armée de saints; le puritanisme qui tombe sur l’Irlande s’y précipite comme sur une proie, traînant à sa suite, au milieu de quelques élans généreux, beaucoup d’ignobles calculs et de basses cupidités.
L’Angleterre envoie cinquante mille hommes en Irlande pour y soutenir la guerre [102], armée d’Anglais et d’Écossais, de presbytériens et d’indépendants, plus avides de vengeance que de justice, plus altérés de sang que de vérité, plus désireux d’aventures et de richesses que de succès religieux.
À peine la rébellion irlandaise a-t-elle éclaté, qu’avant même d’avoir reçu des ordres du gouvernement, l’armée anglaise d’Irlande donne la mesure de son zèle et de ses passions sanguinaires par la manière cruelle dont elle se conduit envers le pays insurgé. Entre autres faits d’une barbarie extraordinaire, on cite celui du colonel Mathew, qui, cinq ou six jours après la prise d’armes des rebelles, massacra cent cinquante paysans qu’il traquait dans les buissons comme des lièvres (starting them like hares out of the bushes [103] ). Alors les lords-justiciers, commissaires du parlement anglais, donnèrent à l’armée ces instructions effroyables :
« Ordre d’attaquer, tuer, massacrer, anéantir tous les rebelles, leurs adhérents et complices; de brûler, détruire, dévaster, piller, consumer, démolir toutes places, villes, maisons, où les rebelles ont été secourus ou reçus, toutes les moissons, blé ou foin, qui s’y trouvent, tuer et anéantir tous les individus mâles et en état de porter les armes, qu’on trouvera dans les mêmes lieux [104]. »
Et voici un exemple de la manière dont ces instructions s’exécutent :
« Les soldats écossais, dit Leland, appelés à renforcer la garnison de Carrik-Fergus, étaient particulièrement imbus d’une haine profonde contre le papisme, et excités encore dans leur sentiment d’horreur par toutes les cruautés qu’on racontait des Irlandais, cruautés abominables en elles-mêmes, et qu’exagéraient non seulement ceux qui les avaient souffertes, mais encore ceux mêmes qui se faisaient une gloire de les avoir commises. Un jour (jour néfaste !), ils sortirent de Carrik-Fergus, firent irruption dans un district tout voisin, qu’on appelle l’île Magee (Island-Magee). Les habitants de ce lieu étaient de pauvres catholiques irlandais, bien misérables, demeurés jusqu’alors absolument inoffensifs et étrangers à la rébellion. Au rapport même de l’un des chefs de cette expédition, trente familles de ces malheureux furent assaillies la nuit pendant leur sommeil, et massacrées impitoyablement de sang-froid et de propos délibéré. Si l’on en croit quelques écrivains papistes, le nombre des victimes s’éleva à trois mille [105]. »
Mais c’est surtout quand arrive la république, lorsque, la tête du roi Charles Ier étant tombée, il n’y a plus rien entre les puritains d’Angleterre et d’Écosse et les catholiques d’Irlande; c’est alors, dis-je, que l’irruption de l’Angleterre sur l’Irlande est encore plus vive et plus irrésistible; alors la pensée qui domine l’Angleterre ne se cache plus : c’est la destruction de l’Irlande qu’elle veut, et elle l’avoue; alors ses généraux, en abordant sur les côtes d’Irlande, y déposent le meurtre, le pillage, l’incendie [106]. Des traités sont faits avec les rebelles, elle les viole ouvertement [107]; il faut que l’Irlande périsse, et qu’importe, pour atteindre ce but, qu’une loi de morale soit outragée ? Il ne s’agit plus de soumettre les populations; ce qu’il faut, c’est qu’elles soient anéanties; il est bon même qu’elles résistent, qu’elles combattent pour qu’on puisse les exterminer; alors tout est fait pour exaspérer l’Irlande : les lieux saints sont profanés; les églises et les abbayes catholiques changées en casernes; les soldats s’abreuvent dans les vases sacrés; les sépultures sont violées; la cupidité creuse les tombeaux pour y chercher des dépouilles de prix, qu’un fanatisme impie prend l’occasion d’outrager [108].
Il faut détruire l’Irlande, c’est le cri de l’Angleterre, et l’extermination a pris son instrument le plus formidable : Cromwell est général de l’armée anglaise en Irlande. C’était en 1649. Environ deux siècles après, je parcourais en Irlande les lieux où passa Cromwell, et je les trouvais encore pleins de la terreur de son nom. La trace sanglante de son passage a disparu du sol, mais elle est restée dans la mémoire des hommes. Rien, peut-être, ne donne mieux la mesure de l’effet produit en Irlande par Cromwell que les fables qui, un an plus tard, se débitèrent en Écosse, sur le bruit de son arrivée dans ce pays. « Partout où il avait passé, disait-on, il avait fait mettre à mort tous les hommes entre seize et soixante ans, couper la main droite à tous les enfants entre six et seize, et percer avec un fer rouge le sein de toutes les femmes [109] ». Pour être odieux, Cromwell n’avait pas besoin d’être calomnié. Il rencontra en Irlande deux grandes résistances, et voici comment il les brisa. La ville de Drogheda refusant de lui ouvrir ses portes, il emploie, pour la réduire, deux armes de nature diverse, la force et le mensonge. En même temps qu’il donne un assaut terrible, il promet la vie à tous ceux qui capituleront… La ville se rend à discrétion. Alors Cromwell, avec beaucoup de calme et de sang-froid, donne à ses soldats l’ordre de passer toute la garnison au fil de l’épée. « Les soldats, dit un historien, malgré leur répugnance, égorgèrent les prisonniers. Cet horrible massacre dura cinq jours, accompagné de circonstances qui font frémir d’horreur. » Rigueur extraordinaire, s’écrie Ludlow avec naïveté, qui, sans doute, dit-il, ne fut employée que dans le but de servir d’exemple aux rebelles ! (Which I presume was used to discourage others from making opposition [110].)
Ayant achevé la garnison, les soldats tournèrent leurs glaives contre les habitants eux-mêmes, et un millier de victimes sans défense furent massacrées dans la cathédrale, où elles avaient cherché un asile. Quelques ecclésiastiques ayant été découverts, ce fut une excitation nouvelle pour le fanatisme du vainqueur, qui regarda sans doute comme un signe manifeste de l’approbation du ciel l’occasion qui lui était offerte d’ immoler les ministres de l’idolâtrie [111].
Une autre ville, celle de Wexford, ayant aussi fermé ses portes à Cromwell, eut le même sort que Drogheda; le même massacre s’ensuivit [112]. On n’a point le courage de raconter deux fois de pareilles atrocités.
La mémoire de Cromwell est demeurée justement souillée de ces horreurs; mais on ne devait pas lui en attribuer toute l’infamie. Il n’en a eu que sa part; l’initiative même ne lui en revient pas. Deux ans avant lui, un de ces massacres en masse avait été commis en Irlande par l’armée parlementaire sous les ordres du général Jones, après la victoire de Dunganhill, où trois à quatre mille Irlandais faits prisonniers furent impitoyablement passés par les armes [113].
Il faut le dire franchement, ces crimes appartiennent bien moins à quelques hommes qu’au temps et aux effroyables passions de l’époque. On en a chargé un seul homme, parce que cet homme, plus extraordinaire que tous les autres, a attiré tous les regards sur lui; mais, quelque puissant qu’il fût, Cromwell en Irlande était bien plus un agent qu’un moteur; il servit mieux et plus énergiquement qu’aucun autre la passion de l’Angleterre contre l’Irlande, mais il ne la créa point. Si son armée n’eût pas vaincu les Irlandais, on en eût envoyé une autre de double, de triple force. On se méprend sans cesse sur la puissance de l’homme; on le fait toujours trop faible ou trop fort.
J’aurais à combattre bien d’autres accusations exagérées contre Cromwell; et, si c’était ici le lieu, je montrerais que cette armée si cruelle, si impitoyable, fut la première armée anglaise qui, en Irlande, observa d’ailleurs une discipline sévère, respecta les habitants inoffensifs, paya régulièrement et avec un scrupule incroyable la moindre dépense qu’elle fit sur son passage, et se montra ainsi un instrument d’ordre aussi bien que de terreur. Le même homme, qui avait commandé de sang-froid les massacres de Drogheda et de Wexford, fit pendre à la face de son armée deux de ses soldats pour avoir volé deux poules dans la cabane d’un pauvre Irlandais [114]. Je dirais encore, si j’en avais le loisir, que Cromwell fut le seul homme qui, avant notre temps, ait jugé de loin le destin futur de l’Irlande; qu’il sentit le premier qu’il fallait l’unir à l’Angleterre; qu’il réalisa non seulement l’union politique, mais encore l’union parlementaire; que, de son temps, l’Irlande envoya trente membres au parlement anglais; je dirais enfin que Henri Cromwell, son fils, fut le gouverneur le plus probe qu’eût possédé l’Irlande jusqu’alors, et qu’il fut si désintéressé dans son administration, qu’à son départ d’Irlande il n’avait pas de quoi faire les frais de son retour en Angleterre [115].
Cromwell n’eut point, du reste, même en Irlande, cette omnipotence qu’on se plaît à prêter aux grands acteurs qui jouent leur rôle sur la scène de ce monde. Le vainqueur de Marston-Moor et de Nazeby fut arrêté dans sa marche par la petite ville de Clonmell, dans l’attaque de laquelle il commença par perdre deux mille soldats, et qu’il ne prit qu’après un siège de deux mois. Le fanatisme destructeur, dont Cromwell était l’instrument et le guide, avait rencontré en Irlande un fanatisme plus noble et plus pur, celui de la patrie qui défend son culte religieux, et de la religion qui défend la patrie. C’est pendant ce siège de Clonmell que se montra le beau patriotisme de l’évêque de Ross. Ce prélat qui avait déployé un grand zèle à lever une armée catholique pour venir au secours de la place assiégée, fut fait prisonnier par lord Broghill, auxiliaire de Cromwell. Il avait trop marqué dans la guerre contre les parlementaires pour espérer qu’on lui fît grâce. Broghill, cependant, lui promit la vie à condition que le prélat emploierait l’influence de son autorité spirituelle sur la garnison d’un fort voisin du champ de bataille et la déciderait à capituler. L’évêque de Ross se laissa conduire; on le mena donc en présence du fort, de manière que la garnison pût le voir et entendre ses paroles. Alors le saint prélat, élevant la voix, sans perdre un instant son calme et sa sérénité, adressa aux soldats du fort une exhortation simple et digne pour les engager à tenir ferme contre les ennemis de leur pays et de leur religion. Cela fait, il se résigna de bon cœur à la mort qui l’attendait [116].
Les exécutions individuelles et en masse avançaient beaucoup l’œuvre de destruction; mais trois choses vinrent y nuire : d’abord le rappel en Angleterre de Cromwell, qui, sans avoir inventé les massacres généraux, y avait certainement excellé; en second lieu la difficulté de tuer toujours, même quand on en a le pouvoir; le dégoût du sang finit par vous saisir, et vous fait prendre la vie en si grand mépris, qu’on manque de courage même pour prendre celle d’autrui. Enfin le dernier obstacle, ce fut la terreur causée par le sang, et qui, en amenant l’humble soumission des rebelles, donna un peu de répit à la cruauté fatiguée des vainqueurs [117]. Ces grands coups avaient écrasé l’Irlande; elle était expirante, elle cessa de résister. Après les exterminations de la guerre vinrent celles de la paix, c’est-à-dire celles qu’on nomme les exécutions de la justice. Celles-ci furent peu nombreuses, vu les temps. On ne porte pas à beaucoup plus de deux cents le nombre de ceux qui furent exécutés par réaction [118]. Un historien s’étonne naïvement de ce que, lorsqu’il y avait tant de coupables , il y ait eu si peu de condamnés; mais il a bien soin, pour excuser la justice de cette époque, de faire observer que la plupart des criminels avaient ou péri dans les guerres civiles depuis dix ans, soit par le fer, soit par la peste et par la famine, ou bien s’étaient sauvés en pays étranger [119].
Ce fut pourtant deux cents catholiques de moins en Irlande, et le tribunal par qui furent prononcées les sentences de mort n’en a pas moins conservé le nom de la Cour du carnage (Cromwels slaughter-house [120] ); ajoutez à cela bon nombre de prêtres qui, peu de temps après, furent pendus pour le fait seul de leur présence dans le pays [121]. Alors, au lieu de se borner à tuer, on prit le parti de recourir à un autre moyen, l’exil [122]. Après tout, et à part les exigences de la haine et de la vengeance, ce qu’on voulait, c’était qu’il n’y eût plus de catholiques en Irlande, et qu’à leur place il s’établît des protestants. Or il suffisait, pour rendre ce plan exécutable, d’expulser du pays tous les catholiques et d’en faire ainsi une terre en quelque sorte toute nouvelle, où viendrait s’étendre librement et pousserait de profondes racines le protestantisme d’Angleterre. Pour cela il fallait, non pas faire comme Élisabeth et Charles Ier , qui avaient mêlé sur le sol des protestants avec des catholiques, plaçant ainsi en présence des ennemis irréconciliables, les uns colons nouveaux, les autres anciens propriétaires dépossédés, mais purger bien complètement l’Irlande de la population catholique. Voici comment on s’y prit pour atteindre ce but : la peine de mort fut portée contre tous les grands propriétaires; quant à ceux que l’on ne frappait point de mort, tantôt on les exila, tantôt on leur enleva soit un tiers, soit les deux tiers de leur fortune, selon les circonstances; il n’y eut de grâce que pour quiconque pouvait prouver qu’il n’avait point de terre, ni aucune propriété mobilière de la valeur de 10 livres sterling [123]. Cependant, soit lassitude, soit calcul, la mort prononcée contre les propriétaires ne fut point exécutée rigoureusement, et fut plutôt une menace suspendue sur leur tête, qui leur fit désirer l’exil comme un moyen de salut, ou le leur fit accepter comme un châtiment moins sévère; du reste, le plus embarrassant n’était pas de chasser les riches, qui excitaient des haines trop ardentes pour ne pas fuir; la chose difficile était l’émigration des pauvres, qui, ne possédant rien, ne se trouvaient point en butte aux mêmes passions, et ne voyaient point le même péril à rester en face de gens qui ne leur avaient rien pris; comme ils ne s’exilaient point d’eux-mêmes, on se mit à les déporter de force. Une fois on enleva d’un seul coup mille jeunes filles irlandaises, qu’on arracha aux bras de leurs mères pour les conduire à la Jamaïque, où elles furent vendues comme esclaves [124]. Cromwell était alors protecteur (1655). Un de ses agents en Irlande ayant exprimé des scrupules sur l’extension à donner aux mesures de déportation, il lui fut répondu ce qui suit : « Quoique nous soyons obligés d’employer la force pour les enlever, cependant, comme c’est pour leur bien , en même temps que pour l’avantage du public, il n’y a pas le moindre doute que vous ne puissiez en prendre autant que vous croirez convenable [125]. »
Un écrivain dit que cent mille personnes furent déportées de la sorte : un autre, plus digne de foi, réduit ce chiffre à six mille. On évalue à trente ou quarante mille le nombre des hommes en état de porter les armes qui s’expatrièrent de gré ou de force [126].
C’était beaucoup sans doute; c’était trop pour l’humanité, mais trop peu pour le protestantisme anglais. Tout calcul fait, en comptant d’une part les catholiques morts au champ de bataille et sur l’échafaud, ou enlevés par la peste [127], la famine, la déportation et l’exil, et d’autre part tous les protestants attirés en Irlande par la curée des confiscations, il se trouva encore que les catholiques étaient, en Irlande, huit contre un protestant [128], résultat décourageant pour les auteurs de tant de violences, qui, après s’être rués le fer à la main sur l’Irlande, après avoir massacré, dispersé tout ce qui se rencontrait sous leurs pas, voyaient se relever et reparaître plus animés que jamais cette fourmilière de catholiques, où il y avait eu bien des victimes, mais dont la masse, quoique foulée aux pieds, n’avait point été écrasée. Il faut reconnaître que la persécution est une tâche ingrate, et que l’extirpation de tout un peuple est bien difficile, malgré l’assistance demandée aux massacres et aux proscriptions, aidés eux-mêmes des fléaux les plus meurtriers.
La mort et la déportation n’ayant point fait l’office qu’on attendait d’elles, on eut recours à un dernier expédient, moins violent, mais non moins inique : on voulait, à tout prix, séparer les Anglais protestants des catholiques irlandais; car on se rappelait le sort des colons de Jacques Ier , massacrés en 1641 par ceux qu’ils avaient dépouillés, et au milieu desquels ils avaient eu l’imprudence de vivre [129]. Dans l’impossibilité d’exiler d’Irlande tous les Irlandais, voici ce qu’on fit : sur quatre provinces dont se compose l’Irlande, on résolut d’en peupler trois exclusivement de protestants, et de n’admettre de catholiques que dans la quatrième; non que celle-ci dût être sans protestants, mais ce serait la seule où il serait permis à des Irlandais catholiques de résider. Cette province, dernier asile offert aux catholiques irlandais, fut le Connaught, auquel on joignit le comté de Clare. Alors tous ceux que la guerre avait ruinés, tout ce qui par sa pauvreté même avait échappé aux persécutions, toute la misère irlandaise en un mot, fut refoulée avec ses haillons ou se précipita sur le Connaught [130]. Cette vile population était cependant ce qu’il y avait de plus noble en Irlande : elle emportait avec elle la foi religieuse de ses pères et l’amour de la patrie. Tout l’avenir de l’Irlande était là. Une fois entrés en Connaught, les catholiques y furent parqués comme un bétail; il leur fut interdit, sous peine de mort, de dépasser les limites qui leur étaient fixées. Leur borne au sud était la rive droite du Shannon; tout Irlandais trouvé sur la rive gauche pouvait être tué par qui que ce fût, sans qu’il y eût matière à procès [131]. La rive droite du Shannon, où l’Irlande était emprisonnée à jamais, c’était ce fameux comté de Clare, qui, il y a dix ans, envoya le premier un catholique au parlement. Il sort quelquefois des grandes iniquités de singulières expiations.
Quand les pauvres Irlandais, dans l’excès de leur détresse, mourant de faim, eux, leurs femmes et leurs enfants, levaient la main au ciel et imploraient la compassion de leurs persécuteurs, c’est alors que Cromwell et ses saints leur répondaient : Go to hell or to Connaught . « Va au diable ou en Connaught [132]. »
J’ai dit que le Connaught était la seule province où l’on reçût les catholiques, sans cesser pourtant d’être occupée par les protestants; on conçoit en effet combien eût été formidable pour ses voisins une pareille agglomération d’ennemis, exaspérés par leur misère, s’ils n’eussent été contenus par une puissance placée au milieu d’eux. Cette puissance fut celle des villes, qu’on résolut de faire toutes protestantes, laissant seulement aux catholiques les campagnes du Connaught. La tâche était plus délicate qu’aucune autre, parce que les villes étaient presque exclusivement occupées par des habitants, Anglais d’origine, qui, quoique catholiques, semblaient devoir exciter plus d’intérêt que les populations irlandaises. On ne s’arrêta point pourtant à cet obstacle. On chassa les catholiques anglais de leurs maisons de ville, comme ailleurs on avait expulsé les Irlandais de leurs cabanes champêtres; on mit subitement à leur place des Anglais ou des Écossais protestants. Ces bourgeois improvisés, sortis de l’armée, remplirent aussitôt les corporations municipales; un colonel devint maire; un sergent alderman. Sir Charles Coote, général républicain et président de Connaught, chargé d’exécuter cette expulsion des catholiques de la ville de Galway, appelait cela clearing the town , le balayage de la ville. Rendant compte de sa mission au gouvernement, il n’a, dit-il, laissé à Galway que quelques personnes d’un âge si avancé, et dans un état de santé si triste, qu’à raison de la rigueur du froid il eût été, dit-il, impossible de les expulser. Sur quoi le conseil d’État l’approuve, mais sous la condition qu’il aura bien soin de renvoyer le petit nombre épargné par lui, dès que la saison sera devenue moins sévère. (Take care that the few so dispensed with should be removed as soon as the season would permit) [133].
Nous avons vu plus haut comment, lors de leur arrivée en Irlande, les Anglais avaient chassé des villes tout ce qui était de race irlandaise; maintenant nous voyons les protestants anglais expulser de ces mêmes villes toute population catholique; ces catholiques sont des Anglais eux-mêmes, petits-fils de ceux qui, quelques siècles auparavant, exerçaient au nom du droit de conquête sur les Irlandais, la même violence qu’au nom de la religion on exerce aujourd’hui sur eux. Tous ces moyens ayant été employés, la mort, la déportation, l’exil volontaire, et enfin le transport d’une partie de l’Irlande dans une autre, les trois quarts du pays se trouvèrent à peu près vacants, et il ne s’agît plus que d’en prendre possession. Ce fut l’instant hideux de la guerre civile, celui où le partage des biens confisqués se fit; ce fut le moment où la cupidité se montra plus odieuse peut-être que les fureurs sanglantes du fanatisme; ce fut l’instant où se sentirent chancelantes des vertus jusqu’alors inébranlables dans leur désintéressement, et qu’une chance de s’enrichir parvint à corrompre. Deux classes de personnes s’engraissèrent principalement de ces dépouilles opimes : En premier lieu les soldats de Cromwell, c’est-à-dire tous ceux qui avaient servi dans l’armée d’Irlande depuis le débarquement de Cromwell en 1649 [134]. Ceux-là seuls étaient assez saints religieusement, et en politique assez amis de la liberté pour mériter de recevoir le bien d’autrui. Venaient ensuite ceux pour lesquels les terres d’Irlande étaient non pas un don, mais l’acquit d’une dette : je veux parler des spéculateurs, autrement appelés aventuriers, qui avaient avancé des fonds au gouvernement anglais pour l’aider à réduire l’Irlande, et auxquels on avait d’avance hypothéqué le sol de ce malheureux pays voué à la destruction.
Ainsi s’accomplissait la parole d’extermination prononcée par l’Angleterre. Les Irlandais catholiques étaient chassés du sol; ils étaient expulsés des villes; les propriétés et le commerce étaient passés aux mains des protestants; les Irlandais étaient frappés de mort ou d’ilotisme.
Ce qu’il y avait d’irrésistible dans cette destruction des catholiques irlandais par le protestantisme anglais se voit surtout lors de la restauration de Charles II.
Jamais une plus belle chance ne s’était offerte aux catholiques d’Irlande que le jour où, fatiguée de révolutions, la nation anglaise revint au principe fondamental de sa constitution, qui plaçait un Stuart sur le trône d’Angleterre.
Il n’y eut certainement pas alors un catholique d’Irlande qui, en voyant Charles II restauré sur le trône de ses pères, ne pensât qu’il allait recouvrer la plénitude de ses droits politiques et religieux. D’un autre côté, les possesseurs actuels, la plupart soldats de Cromwell et républicains exaltés, ou bien spéculateurs aventureux qui avaient prêté au parlement leur argent pour faire la guerre à l’Irlande papiste, tremblaient sur le sol qui les portait en voyant la restauration qui venait de s’accomplir, et dont ils ne doutaient pas que le premier résultat ne fût de faire rentrer les domaines dans la possession des anciens propriétaires. Tous furent déçus, les uns dans leurs espérances, les autres dans leurs craintes.
Charles II proscrivit le culte catholique en Irlande comme l’avaient fait avant lui ses prédécesseurs sur le trône d’Angleterre; il ordonna qu’on exécutât en Irlande les lois pénales contre les catholiques; il y suspendit la liberté individuelle; de peur que les Irlandais ne vinssent lui demander justice en Angleterre, il leur fit défense absolue de sortir d’Irlande, fit mettre en prison les factieux qui osèrent venir à Londres pour se plaindre [135]; et, comme bon nombre d’Irlandais n’avaient pas attendu sa permission pour rentrer dans leurs propriétés, le roi les proclama des rebelles , ordonna de les appréhender et mettre en jugement, et décréta, de sa pleine et entière autorité royale, que tous les possesseurs actuels de terre en Irlande, aventuriers anglais et écossais, soldats cromwellistes ou autres, ne seraient point troublés dans leurs domaines (à l’exception de ceux qui occupaient des biens d’église [136], ou encore de ceux qui avaient pris part personnellement à la mort de Charles Ier ). Cependant, disait-on, le roi ne refusait point justice à ses sujets irlandais; il reconnaissait que beaucoup d’entre eux avaient été injustement dépossédés. Pour ceux-là on établissait un moyen de recouvrer leurs droits : c’était de prouver leur innocence devant un tribunal institué à cet effet et appelé la cour des réclamations ( the court of claims ); ceux dont l’ innocence serait reconnue reprendraient leurs terres et leurs habitations, sauf cependant la restriction suivante : Les terres de ces catholiques étaient occupées par des protestants auxquels, avant toutes choses, on voulait ne point nuire; il était donc bien entendu qu’en tous cas les catholiques, même absous , ne rentreraient dans leurs domaines qu’après que les protestants qui en étaient détenteurs auraient été pourvus d’autres propriétés équivalentes [137].
Il y avait aux yeux de tout Irlandais beaucoup d’injustice dans cette proclamation royale. En Angleterre, tous ceux dont les propriétés avaient été confisquées pendant la révolution rentraient dans leurs droits [138] en même temps que le roi reprenait sa couronne; et cependant les propriétés qu’ils recouvraient ainsi avaient été, après la confiscation, vendues par l’État et achetées par ceux qui aujourd’hui se trouvaient dépossédés. Et en Irlande on assurait aux spoliateurs la propriété des terres pour lesquelles nul, sinon les spéculateurs de Londres, n’avait rien payé. Ainsi trouvait faveur auprès du roi le puritain écossais ou l’Anglais indépendant à qui la république avait distribué les terres des royalistes irlandais; et l’Irlandais, que la république avait écrasé de toutes ses fureurs, comme catholique et comme dévoué à la cause royale, était traité par le roi comme un rebelle . On lui disait pourtant qu’il obtiendrait justice; mais sous quelle forme cette justice était-elle offerte ? On commençait par le proclamer coupable, pour qu’il eût à se faire déclarer innocent.
Il y eut cependant bon nombre d’Irlandais qu’une pareille justice et de pareils moyens de se la faire rendre ne découragèrent point; et ils se présentèrent à tout hasard devant le tribunal chargé de recevoir leurs plaintes ( the court of claims ). Ce tribunal était composé de juges ennemis des catholiques; cependant il arriva que bon nombre de réclamants obtinrent en leur faveur des décrets d’innocence. — Ceci répandit l’alarme parmi les protestants propriétaires, dont quelques-uns allaient être forcés de déguerpir et de s’établir ailleurs; on calcula de plus, d’après le nombre d’innocents déjà reconnus, que, si le tribunal continuait à juger ainsi, on manquerait de terres pour indemniser les protestants dont les catholiques absous auraient pris la place; il n’y avait pas d’esprit de justice qui pût tenir devant une pareille conséquence. Alors on cria au papisme; on jugea que, si quelqu’un dans cette conjoncture devait être sacrifié, il valait mieux que ce fût un catholique qu’un protestant. Les terres, dit naïvement Gordon, se trouvèrent insuffisantes, et quelqu’un devant supporter la perte, on décida qu’elle serait soufferte par les catholiques [139]. En conséquence, la cour des réclamations reçut subitement l’ordre de suspendre ses travaux; et trois mille Irlandais, qui n’aspiraient à d’autre grâce, sinon de faire déclarer leur innocence pour rentrer dans les biens qu’on leur avait ravis, apprirent un jour que leur requête ne serait même pas examinée [140].
Le roi d’Angleterre pensa qu’il était bon de faire sanctionner toutes ces mesures par un parlement irlandais, qui fut convoqué à cet effet. Ce parlement était plein de protestants, ce qui se conçoit sans peine, puisque les protestants qui avaient toutes les propriétés les gardaient provisoirement. Cependant, de peur qu’il ne se fût glissé dans la chambre des communes d’Irlande quelques mécréants, cette assemblée décréta d’elle-même que nul ne serait admis à siéger dans son sein s’il n’avait prêté préalablement le serment de suprématie, et la chambre des lords ordonna de son côté que chacun de ses membres serait tenu de recevoir, selon le rit anglican, la sainte communion ( the sacrement of the Lord’s supper ) des mains de Sa Grâce l’archevêque d’Armagh, qui était son président [141].
J’ai dit qu’il y avait dans ces faits la consécration d’une grande iniquité; mais les Irlandais ne doivent point s’en prendre seulement à Charles II.
Il est certain que ce prince apportait, en montant sur le trône d’Angleterre, l’intention bien arrêtée, sinon de rétablir le catholicisme comme culte légal obligatoire, du moins de rendre son exercice libre comme celui du culte anglican ou du culte presbytérien. Un de ses premiers actes avait été la promesse de cette tolérance; mais il promettait ce qu’il ne pouvait pas tenir : il devait sa couronne à une réaction politique; les deux partis, dont la coalition l’avait mis sur le trône, étaient les royalistes ou cavaliers et les presbytériens, ligués contre les indépendants et les anarchistes. Or les royalistes, qui, en général, tenaient à l’Église anglicane, n’étaient guère moins ennemis du catholicisme que les presbytériens. Le prince qu’ils avaient élevé au trône ne pouvait donc, dans ces temps où la politique et la religion étaient étroitement liées, conserver sa puissance royale qu’à la condition de ne pas contrarier les passions religieuses de ses sujets, et il les froissait violemment à cette époque s’il tolérait le catholicisme. Au moment de la restauration, l’épiscopat anglican s’était rétabli comme de lui-même, à titre de loi fondamentale du royaume, existante avant la révolution; la haine contre la religion catholique s’était aussi retrouvée tout entière; le papisme était toujours l’ennemi commun, le monstre dont on effrayait les femmes et les enfants, et dont il suffisait de prononcer le nom pour soulever toutes les passions. Tolérer le catholicisme était donc l’acte le plus dangereux d’hostilité qu’on pût faire contre l’esprit public du temps. C’était de plus violer les lois du royaume, car ces lois prescrivaient l’uniformité du culte religieux suivant le rit anglican, et portaient des peines contre quiconque adorait Dieu sous une autre forme.
Ainsi Charles II était condamné, par les lois et par les passions du pays, à faire le contraire de ce qu’il voulait. On doit lui rendre la justice que, dans la limite de ses facultés naturelles, il fit tout ce qu’il put pour dépasser son pouvoir royal; on lui en voulait beaucoup de ce qu’il laissait dans les emplois publics des individus soupçonnés de papisme; mais il employait pour se justifier de curieuses raisons [142] : — L’un, disait-il, était un amateur de combats de coqs; celui-ci, un chasseur habile; cet autre tenait une bonne maison; celui-là avait d’excellents chiens pour le renard… C’était du petit despotisme comme en font les princes qui, sans être méchants, sont obstinés; qui, faute de tyrannie, font de l’arbitraire, et qui d’ordinaire tombent de leur trône parce qu’ils irritent sans faire peur. Il prenait encore d’autres voies détournées : ne pouvant ouvertement tolérer le catholicisme, il voulut du moins exempter les catholiques des peines qu’ils encouraient en ne se conformant pas au culte anglican; mais dispenser de l’exécution de la loi, c’était encore la violer. Ceci lui fut démontré très-clairement par les ministres de l’Église anglicane, qui jusqu’alors, il est vrai, soutenus par le roi, avaient professé le dogme de l’obéissance passive aux décrets du souverain, mais qui, le jour où ce roi s’imagina de faire usage de sa toute-puissance en faveur des catholiques, découvrirent soudain que l’obéissance n’était due au roi que dans la limite des lois et de la constitution [143]. Il lui fallut donc renoncer encore à ce biais indulgent en faveur des catholiques; il en essaya bien d’autres, qui ne lui réussirent pas mieux; et, pour régner, il lui fallut prendre son parti de persécuter ceux qu’il eût voulut défendre.
Lorsque Plunkett, archevêque d’Armagh, impliqué dans une accusation de papisme, fut condamné à mort, Essex, vice-roi d’Irlande, sollicita sa grâce auprès de Charles II, déclarant qu’à sa connaissance l’accusation ne pouvait être fondée. « Eh bien, milord, lui répondit le roi, que son sang retombe sur votre conscience : vous auriez pu le sauver si vous aviez voulu; pour moi, je ne puis lui accorder son pardon, parce que je ne l’ose pas [144]. »
Je crois bien que la persécution des catholiques d’Irlande lui coûta moins que celle des catholiques anglais, parce que, de tout temps, la destinée de la population irlandaise touchait assez peu l’Angleterre et ses rois, qui ne songeaient guère aux Irlandais que quand ils avaient besoin d’eux; et puis Charles II, forcé de persécuter les catholiques, espérait, en se montrant sévère envers les catholiques d’Irlande, qu’on exigerait de lui moins de rigueur contre les catholiques anglais. L’Irlande fut ainsi toujours une ressource pour les Stuarts; dans leurs jours de ruine, ils imploraient merci de l’Irlande contre l’Angleterre, et lui promettaient amitié éternelle en échange d’un peu d’or et de soldats; et, quand leur fortune avait changé, quand ils étaient remontés sur leur trône, ils tâchaient de se faire pardonner leur essai de pouvoir absolu sur l’Angleterre, en faisant peser sur l’Irlande un plus lourd despotisme.
On pardonnerait encore à Charles II les injustices que lui ont fait commettre son impuissance et la faiblesse même de son autorité. On voit bien qu’il ne put rien en faveur des Irlandais catholiques, quand, pour rendre justice à ceux-ci, il eût fallu qu’il se montrât sévère envers des protestants anglais. Mais ce dont on ne peut l’absoudre, c’est d’avoir pris lui-même sa part des confiscations de l’Irlande. Ormond, son favori, reçut des terres confisquées pour une valeur de plus de 70 000 livres sterling de revenu [145], c’est-à-dire 1 800 000 fr. de rente. Le duc d’York obtint aussi une immense donation; et il n’est pas jusqu’à la femme d’un valet de Charles II qui n’ait eu sa part du butin.
Charles aurait pu, en persécutant les Irlandais, ne pas se souiller lui-même des dépouilles de ce malheureux peuple. Mais, on l’a déjà dit, il n’était point en son pouvoir de ne pas persécuter. S’il eût voulu accorder aux catholiques la tolérance de leur culte, c’est-à-dire, selon l’expression des presbytériens, légaliser le blasphème et l’idolâtrie ; s’il eût tenté de les affranchir de toutes peines de non-conformité; s’il eût voulu les délivrer de la tyrannie des protestants anglais et écossais, leur rendre la vie civile et politique, les rétablir dans les emplois, restituer aux propriétaires leurs champs, aux habitants des villes leurs demeures; il eût fait exactement ce qu’a voulu faire Jacques II, qui, pour l’avoir tenté, est tombé de son trône.
Il faut le reconnaître ici, tout roi d’Angleterre, au XVIIe siècle, devait se résigner à n’être ni juste ni humain envers une partie de ses sujets pour pouvoir gouverner l’autre.
Ainsi, tout a concouru à la destruction des catholiques d’Irlande, à l’implantation violente du protestantisme dans ce pays; tout y a concouru, Tudors, Stuarts, république ou monarchie, amis ou ennemis, parce que le pouvoir dominant en Angleterre ne fut en cela, pendant plus d’un siècle, que l’instrument d’un mouvement général qui pouvait bien être modéré ou précipité, selon les accidents et les passions des hommes, mais qu’il n’était au pouvoir de rien ni de personne de comprimer.
Nous voici au terme de la seconde époque, de celle qui est renfermée entre la naissance de la réformation en Angleterre, et l’établissement définitif de la réformation en Irlande. Après avoir indiqué le grand mouvement du XVIe siècle, j’ai tâché de montrer comment l’Angleterre, peuple à institutions libres, s’étant rangée du côté du culte réformé, dut nécessairement vouloir que l’Irlande fit comme elle; j’ai dit de quelle manière elle essaya de convertir à la foi nouvelle les Irlandais, qui cependant demeurèrent et devaient demeurer fidèles au catholicisme; j’ai dit aussi comment, ne pouvant convertir les Irlandais au protestantisme, elle avait dû nécessairement, et à l’aide de tous les moyens de terreur et de violence, faire l’Irlande protestante; j’ai ajouté que ce qui est arrivé était inévitable. Vais-je donc prêter des armes à cette école nouvelle qui s’incline devant tous les mouvements des peuples, quand ces mouvements sont empreints d’une certaine fatalité; qui ne doute plus de la sainteté d’une cause, quand elle est marquée du sceau de l’irrésistible nécessité ? On se tromperait étrangement si l’on croyait que telle fût ma pensée.
Quand je vois un homme en proie à une passion ardente, à une passion criminelle; lorsque je le vois, soit égarement d’esprit, soit dépravation de cœur, animé d’un besoin impérieux de vengeance ou d’un sentiment ardent de cupidité, je puis, portant un jugement sur les conséquences de cette passion mauvaise, dire qu’elle conduira au crime celui qui l’éprouve; je puis, en voyant à quel point elle a subjugué l’âme dans laquelle elle est entrée, prévoir qu’elle entraînera nécessairement et fatalement à la spoliation, au meurtre même, celui qui n’a point su se défendre d’elle; je le juge et dois le juger ainsi : mais je ne déclare point honnête l’auteur de ce crime fatal; je ne proclame point juste cette nécessité d’un crime que je juge inévitable ! Je dis que, l’erreur ou la passion existant à un certain degré, le crime doit arriver; l’effet est fatal, mais la cause ne l’était point. Celui qui s’est égaré pouvait ne pas commettre l’erreur; celui que la passion a fait son esclave pouvait ne lui point donner accès dans son cœur. Je dis que le spoliateur qui, par cupidité, ravit le bien d’autrui, le meurtrier qui tue son semblable par vengeance, pouvaient résister à des penchants qui, une fois maîtres de leur âme, sont devenus souverains et irrésistibles.
Les passions des peuples sont comme celles de l’homme. Les passions qui ont poussé l’Angleterre à détruire l’Irlande catholique présentent le même caractère de fatalité; ces passions une fois admises, l’Irlande devait périr, comme doit fatalement périr la victime qu’a désignée la vengeance du meurtrier, comme doit fatalement succomber l’être plus faible luttant contre un adversaire plus fort; mais ce qu’il faut apprécier, ce n’est point la conséquence de ces passions, ce sont ces passions elles-mêmes; ce n’est pas l’effet fatal, nécessaire, si l’on veut, c’est la cause qu’il faut juger, la cause libre, indépendante, volontaire; or, quelle était cette cause ? C’était l’esprit d’intolérance religieuse, la fausse croyance que la vérité doit être imposée par la force, la haine d’un culte envers un autre culte; or ces erreurs, ces passions sont mauvaises; elles n’étaient point fatales, elles auraient pu ne pas exister, elles n’existent pas de nos jours. Mais, s’il est vrai que l’Irlande, livrée à ces égarements et à ces passions alors toutes-puissantes, ait dû périr, cette destruction n’est-elle pas souverainement injuste, et n’accuse-t-elle pas le ciel ? On pourrait répondre que le meurtre de l’homme innocent accuse le coupable seul et ne remonte pas jusqu’à Dieu; mais ici une autre considération se présente.
Certes, la haine de l’Angleterre contre l’Irlande, durant le XVIIe siècle, a enfanté les violences les plus terribles et les plus iniques qui aient été commises de peuple à peuple. Mais dans ces temps malheureux d’erreur et de fanatisme, où il était si difficile, quand on échappait à l’oppression de ne pas devenir oppresseur, l’Irlande n’était-elle pas elle-même dépositaire de l’esprit intolérant dont elle a été la victime ? Qui pourrait assurer que, si elle eût vaincu l’Angleterre, au lieu d’être vaincue par celle-ci, elle n’eût pas pratiqué envers les protestants l’injustice et la violence ? L’Irlande a été persécutée au lieu d’être persécutrice : c’est là son bonheur. Elle a été victime au lieu d’être bourreau; sa part n’est point mauvaise selon moi. Ces considérations consolantes pour l’Irlande n’absolvent point l’Angleterre. Elles montrent seulement que partout alors on méconnaissait ce principe essentiel des sociétés, selon lequel l’homme est aussi libre dans son culte extérieur que dans sa conscience religieuse. Pour moi je ne trouve point là matière à accuser la justice de Dieu. Dans ces guerres cruelles et dans ces sanglantes controverses, je ne vois rien, sinon que l’oubli d’un seul principe coûte aux hommes bien du sang et bien des iniquités; et, au lieu d’en gémir, je vois dans ces calamités affreuses la sanction des grandes vérités qui importent au bonheur des peuples; ce qu’il y a de plus révoltant dans les violences de cette époque néfaste ne sert plus qu’à me prouver qu’il est de certains droits qu’on ne méconnaît point impunément, et dont la violation entraîne nécessairement de certaines conséquences funestes : voilà comment j’entends la fatalité.
Le 4 juin 1690, Guillaume d’Orange, prince protestant, et choisi en cette qualité pour roi par l’aristocratie anglaise, remporta, en personne, la fameuse bataille de la Boyne, sur Jacques II, prince catholique, champion de l’autorité absolue, et expulsé, à ce double titre, du trône d’Angleterre. Ainsi succombe l’Irlande catholique aux prises avec l’Angleterre protestante; désormais plus de résistance possible des catholiques d’Irlande contre le protestantisme anglais, qui est définitivement maître de leur pays; l’Irlande a fait une dernière tentative : cet effort a été stérile; la guerre est finie.
Le catholicisme est encore une fois vaincu, mais il faut qu’il paie pour l’audace qu’il a eue de relever sa tête.
En 1660, lors de la restauration, quelques catholiques, reconnus fidèles au roi par le roi lui-même, ou déclarés innocents de rébellion par la cour des réclamations ( the court of claims ), étaient rentrés en possession de leurs terres. Or, parmi ces catholiques réintégrés, un bon nombre s’étaient rangés sous l’étendard de Jacques II, lorsque ce prince, chassé d’Angleterre, était venu en Irlande faire un appel à la fidélité de ses sujets irlandais. Quatre mille d’entre eux furent déclarés rebelles et traîtres, et leurs biens, composant un million soixante mille acres, confisqués. Quoique cette spoliation ait été accomplie sous le règne et du consentement de Guillaume III, il ne serait peut-être pas équitable d’en charger sa mémoire; ce prince avait à cœur de l’empêcher. La capitulation de Limerick lui imposait le devoir de faire tous ses efforts pour obtenir du parlement anglais que les catholiques d’Irlande ne fussent troublés ni dans leurs propriétés, ni dans leur culte; mais, quoique roi protestant et chef élu d’une nouvelle dynastie, il n’eut point auprès du parlement assez de crédit pour gagner cette juste cause. Les passions de l’Angleterre contre l’Irlande papiste étaient trop fortes pour laisser perdre une occasion de confisquer, et, quoique le roi eût sanctionné de sa propre autorité les articles de la capitulation, dont l’objet était de prévenir toute réaction, le parlement ordonna de poursuivre les adhérents du prince déchu et de les déposséder de leurs terres.
D’après le règlement fait, sous la restauration, des confiscations révolutionnaires, sur onze millions d’acres environ dont se compose l’Irlande, deux millions seulement restaient aux catholiques [146]. Sur ces deux millions, en voici encore un qu’on leur enlève; on peut donc regarder comme à peu près certain qu’après la révolution de 1688 et par l’effet des confiscations successives d’Élisabeth, de Jacques Ier , de Cromwell, et enfin du règne de Guillaume III, les catholiques d’Irlande ne possédaient plus qu’un million d’acres, c’est-à-dire un onzième du sol; et cette petite partie du territoire laissée aux catholiques n’est pas divisée entre un grand nombre, elle est concentrée entre les mains des cinq ou six familles catholiques d’origine anglaise, qui, par des considérations privées, ont trouvé grâce auprès de ceux qui refusaient justice. Ainsi la population protestante, qui, vis-à-vis des catholiques, était dans la proportion d’un contre quatre, possédait les dix onzièmes du sol; minorité bien faible en face de la majorité dépouillée.
On avait, il est vrai, tenté de séparer les deux populations protestante et catholique, en renfermant celle-ci dans un certain territoire dont les bornes étaient fixées. Mais ce plan n’avait reçu et ne pouvait recevoir qu’une incomplète exécution. De même qu’on ne peut pas toujours tuer, on ne peut pas toujours proscrire; vainement on enjoignit à la population catholique tout entière de se rendre en Connaught, une partie seulement obéit à cet ordre; on l’exécuta de force vis-à-vis de quelques-uns [147], et puis, las de violences, on s’arrêta. La seule proscription bien exécutée fut celle qui dépouillait les uns de leurs terres au profit des autres : aucun propriétaire frappé de confiscation ne resta sur son domaine; mais beaucoup de pauvres ou de gens ruinés, qui auraient dû fuir en Connaught, restèrent dans l’une des trois autres provinces : ils se tinrent cachés tant que dura l’ardeur des premières tentatives d’expulsion, mais, dès que l’orage fut apaisé, ils reparurent.
Le républicain Ludlow, général cromwellien pendant les guerres d’Irlande, nous peint dans ses mémoires, avec une énergie remarquable, la terreur qu’éprouvaient les Irlandais papistes à l’approche de son armée. Ils disparaissaient comme par enchantement au seul bruit de son nom; vainement on les cherchait dans leurs habitations, dans les bois, au milieu des champs, il était impossible de retrouver leurs traces; une fois il surprend une bande de ces malheureux, dont il écrase quelques-uns; mais la plupart se dérobent à ses yeux et vont chercher refuge au milieu des rochers, dans un souterrain profond; l’ouverture de la caverne était trop étroite pour que ses soldats eussent l’idée de s’y aventurer; alors Ludlow a recours à deux moyens pour forcer les pauvres Irlandais à sortir de leur asile : il fait diriger sur la bouche même de la grotte d’effroyables décharges d’artillerie, et puis, voyant que le roc demeurait immobile et que nul ne s’en échappait, il met le feu dans l’intérieur de la caverne pour enfumer comme des bêtes fauves les Irlandais qu’elle recélait; mais ce second expédient n’ayant pas mieux réussi que le premier, il voit bien qu’il a entrepris une chose impossible. Il se retire. Quand il fut parti, les pauvres catholiques, qui s’étaient abrités contre l’ouragan, relevèrent leur front prosterné dans la poussière et retournèrent dans leurs cabanes.
Ce récit contient l’histoire de tous les expédients violents employés pour tuer ou bannir les catholiques d’Irlande. Celui que menace un décret fatal se cache tant que dure l’imminence du péril : un instant on le croit mort ou exilé, parce qu’on ne le voit plus; mais, quand la passion du persécuteur s’adoucit, le proscrit reparaît, et l’on est tout étonné de voir la victime reprendre sa place à côté du meurtrier.
Ici encore la population catholique d’Irlande va se retrouver en face de ses deux tyrans : des Anglais protestants établis parmi elle, et de l’Angleterre, sur laquelle ces protestants sont appuyés. Ces deux oppresseurs sont parfaitement unis dans un intérêt commun, la domination des catholiques irlandais. Ils ont pourtant des intérêts distincts et quelquefois opposés.
Pour bien comprendre leur situation mutuelle et leur position respective vis-à-vis du peuple qu’ils tiennent sous le joug, il faut distinguer le nouvel état de choses des circonstances précédentes. Avant les disputes de religion, l’Angleterre avait bien déjà des intérêts et des embarras en Irlande; mais elle n’avait point de grandes passions engagées dans ce pays. Les luttes de la conquête intéressaient plus le roi que la nation. Les colons anglais étaient pour le roi un moyen de demeurer maître de l’Irlande, et les tribus irlandaises lui servaient à tenir en échec continuel les colons anglais dont il craignait les essais d’indépendance. Au fond, l’Angleterre, qui détestait les uns comme ennemis, n’éprouvait que peu de sympathie pour les autres. Elle haïssait les Irlandais, avec lesquels elle était en guerre, et n’aimait guère les colons sortis de son sein, qui n’étaient pour elle qu’une source perpétuelle de charges et de difficultés. Dans cet état de choses, sa politique vis-à-vis de l’Irlande était toute tracée; elle soutenait sans doute les colons vis-à-vis des indigènes, mais, dans ses rapports avec les colons eux-mêmes, elle n’hésitait jamais à faire prédominer son propre intérêt au préjudice de ceux-ci [148].
La réformation religieuse étant venue, et l’Irlande tout entière ayant gardé son ancien culte dans l’instant où l’Angleterre changeait le sien, la position mutuelle des deux contrées se simplifia. Tout ce qu’il y avait d’habitants en Irlande, Irlandais primitifs ou colons anglais, étant catholiques, l’Angleterre ne vit plus en face d’elle que des ennemis, parmi lesquels elle n’eut plus de distinction à faire; elle les enveloppa tous dans la même proscription; elle frappa en aveugle sur toute l’Irlande, exterminant Anglais comme Irlandais, qui n’étaient à ses yeux que d’odieux papistes [149].
Mais lorsque, dans le cours et à la suite des guerres civiles, une population protestante se trouve établie en Irlande, l’état de l’Angleterre en regard de l’Irlande se trouve autre qu’il n’avait été après la conquête et dans les premiers temps qui avaient suivi la réformation.
Alors sans doute l’Angleterre fut plus que jamais animée d’une implacable inimitié contre les catholiques irlandais; mais, comme ces catholiques détestés se trouvaient entremêlés de protestants amis, elle fut gênée dans sa haine, et ne sut comment frapper les uns sans atteindre les autres du même coup. Son embarras alors fut extrême; ses sympathies étaient certainement très-vives pour cette jeune nation protestante qu’elle venait de fonder en Irlande, composée des hommes qui avaient combattu avec elle sous le même drapeau, pour le même culte et pour les mêmes libertés, et qui non seulement avait eu le mérite de faire face en Irlande à l’hydre terrible du papisme, mais encore était destinée à féconder sur cette terre maudite le germe du culte protestant. La passion de l’Angleterre était donc aussi amie des protestants anglais qu’hostile aux Irlandais catholiques.
Il y avait sans doute bien des cas où il était facile à l’Angleterre d’opprimer les uns sans cesser de protéger les autres; mais, dans quelques occasions, la distinction était presque impossible à faire. Ainsi, dans toutes les relations commerciales de peuple à peuple, les restrictions qui nuisaient aux catholiques atteignaient nécessairement les protestants; et pourtant ces restrictions étaient à cette époque considérées par l’Angleterre comme une condition fondamentale de sa prospérité industrielle. La nation anglaise, qui, à la fin du XVIIe siècle, était profondément religieuse, était aussi déjà, à cette époque, essentiellement commerçante; elle était ainsi tout à la fois sous le joug de passions très-diverses dans leur principe, et d’où résultaient chez elle des sentiments fort opposés envers les protestants d’Irlande : d’une part, sympathie vive et ardente pour des frères protestants; de l’autre, jalousie et rivalité envers des concurrents d’industrie.
Divisés sur un point, l’Angleterre et les protestants d’Irlande étaient d’ailleurs étroitement unis sur l’autre : l’anéantissement de l’Irlande catholique avait été leur œuvre commune, et l’Angleterre était aussi intéressée qu’eux-mêmes à ce qu’ils conservassent sur les catholiques d’Irlande leur supériorité sociale et politique.
Dans cet état de choses, l’Angleterre pensa que, si elle prêtait main-forte aux protestants d’Irlande pour les aider à rester maîtres du terrain pris sur les catholiques, elle leur rendrait un office assez considérable pour être en droit de leur demander en retour quelque concession équivalente.
Il s’établit alors, comme par forme de transaction, entre l’Angleterre et les protestants d’Irlande, une sorte de contrat tacite qu’on pourrait réduire en ces termes :
« L’Angleterre aidera de toute sa puissance les protestants d’Irlande à opprimer les catholiques de ce pays, et à maintenir ceux-ci dans l’abaissement et la misère. À cet effet, elle mettra à leur service ses trésors, ses armées, son parlement; en retour de quoi les protestants humilieront l’Irlande devant l’Angleterre, et sacrifieront à celle-ci le commerce et l’industrie de l’Irlande. L’Angleterre dit à la faction protestante : Livrez-moi les intérêts généraux de votre pays, et je vous ferai régner sur la nation au milieu de laquelle vous vivez. Le protestant d’Irlande répond à l’Angleterre : Je veux bien être votre esclave, pourvu que vous m’aidiez à être le tyran d’autrui. »
Ainsi contentement donné aux protestants d’Irlande dans leur besoin le plus impérieux, qui était de rester sur le sol conquis, et pleine satisfaction pour l’Angleterre dans ses deux passions les plus ardentes, la religion et l’amour des richesses.
Ce traité ne fut point sans doute rédigé par écrit; mais, si ce ne sont point les termes exprès, c’en est l’esprit.
Il faut se rendre compte de cette situation mutuelle de l’Angleterre et des protestants d’Irlande pour comprendre les deux sortes d’oppression qui pesèrent sur les catholiques d’Irlande : l’une, que l’on peut appeler générale , et que les protestants eurent à subir avec ceux-ci; l’autre, spéciale, et qui portait exclusivement sur les catholiques; la première frappant les intérêts de la nation entière au profit de l’Angleterre; la seconde atteignant seulement en Irlande la population catholique.
Voyons d’abord comment les protestants d’Irlande tiennent leurs engagements avec l’Angleterre.
Le premier sacrifice qui fut exigé d’eux fut de reconnaître la suprématie du parlement anglais sur le parlement d’Irlande. Dans d’autres temps, l’Angleterre avait prétendu imposer à l’Irlande cette supériorité législative : la loi Poyning n’était pas autre chose que l’organisation de cette dépendance de l’Irlande vis-à-vis du gouvernement anglais; mais, avant comme après la loi Poyning, le parlement irlandais, tout en se soumettant à l’empire d’une force majeure, avait toujours protesté contre elle et revendiqué son indépendance nationale. Aujourd’hui ce parlement abandonnait toutes ses prérogatives; l’Angleterre le déclarait en état de sujétion absolue, et il gardait le silence.
Le parlement irlandais se trouvait donc au service de l’Angleterre, comme le parlement anglais lui-même. Ce que celui-ci décrétait était directement obligatoire pour l’Irlande; si l’Angleterre voulait que les actes de son parlement fussent ratifiés par le parlement irlandais, ce dernier accordait aussitôt l’approbation demandée; et si quelque acte originaire de ce parlement ne plaisait pas à l’Angleterre, il était comme non avenu. Ainsi le parlement anglais pouvait imposer à l’Irlande toutes sortes de lois sans le concours de la législature irlandaise [150], et celle-ci n’en pouvait faire aucune pour l’Irlande elle-même sans l’approbation expresse ou tacite du parlement d’Angleterre. Réduit à cette situation passive, le parlement d’Irlande répondait parfaitement à son objet; c’était un agent excellent pour consentir tous les actes d’oppression qui lui seraient demandés en exécution du traité. S’agissait-il d’une question agitée entre les protestants et les catholiques d’Irlande, il était laissé souverain dans cette sphère restreinte, et pouvait ruiner, persécuter, écraser ses ennemis, sans que l’Angleterre lui contestât sa puissance. Mais, dès que la question se posait entre l’Angleterre et l’Irlande, le parlement irlandais s’inclinait aussitôt devant celui d’Angleterre, et attendait la loi sans aspirer à la faire.
Je ne citerai qu’un exemple de ce despotisme législatif imposé par le parlement anglais et accepté par la législature d’Irlande.
Il y avait dans ce pays, à la fin du XVIIe siècle, une industrie parvenue à un haut point de prospérité, et qui était, notamment pour toutes les provinces du sud, la principale ressource de richesse et de bien-être : c’étaient les manufactures d’étoffes de laine. Elles avaient sur l’état du pays une double influence. Pour produire la laine, il fallait de nombreux troupeaux, qui demandaient eux-mêmes pour se nourrir de vastes pâturages : c’était le bénéfice du propriétaire foncier; et les ateliers où se fabriquaient les tissus de laine appelaient la main-d’œuvre : c’était le profit de l’ouvrier. Cependant, comme la supériorité de ces manufactures sur celles de l’Angleterre nuisait aux fabricants anglais, le parlement d’Angleterre décida qu’elles seraient anéanties; cette résolution, qui contenait la ruine de l’Irlande, fut transmise au parlement irlandais, qui l’accepta [151].
Un pareil décret, qui faisait crouler subitement les établissements industriels fondés sous la protection des lois, était d’exécution difficile; et, comme il était à craindre que les magistrats d’Irlande ne fussent pas aussi serviles que son parlement, l’Angleterre décréta que quiconque contreviendrait à la loi destructive de l’industrie irlandaise serait tout à la fois justiciable des tribunaux d’Angleterre et d’Irlande, et que, quoique jugé et acquitté dans ce dernier pays, il pourrait toujours être repris et traduit en second lieu devant un tribunal anglais [152]; c’est-à-dire que, pour soutenir une iniquité, on en vint à violer les premières formes et les premiers principes de la justice. Le parlement irlandais n’objecta rien à cette violence; c’était, certes, bien comprendre sa mission de dépendance.
Telle était l’oppression qui pesait sur l’Irlande entière, et que supportaient tout à la fois les protestants et les catholiques.
Voyons maintenant de quelle manière les protestants d’Irlande étaient indemnisés de l’oppression que l’Angleterre leur faisait subir à eux-mêmes. Voyons comment, après avoir fait sa propre part de tyrannie, l’Angleterre faisait la leur, et de quelle façon, après les avoir pliés sous elle, elle les aidait à courber sous leur joug la population catholique.
Les moyens employés par les protestants d’Irlande, assistés de l’Angleterre, pour dompter et asservir les catholiques d’Irlande, durant les XVIIe et XVIIIe siècles, consistent principalement dans un ensemble de lois décrétées par le parlement d’Irlande, et mises à exécution par l’Angleterre. Les protestants d’Irlande faisaient les lois; une armée anglaise les mettait en vigueur. Ces lois de persécution sont connues en Irlande sous le nom de lois pénales .
C’est ici que cesse la persécution violente et que commence la persécution pacifique, celle qui adopte toutes les formes de la justice, couvre les actes les plus oppresseurs d’une parfaite régularité; qui se croit juste parce qu’elle est légale, humaine parce qu’elle répand peu de sang, et qui, cependant, est plus inique, parce qu’elle est plus réfléchie; plus odieuse, parce qu’elle tue à froid et qu’elle n’a point pour s’excuser la chaleur du combat et les entraînements de la passion.
Pour comprendre la tyrannie dont les lois pénales furent l’instrument, on doit d’abord n’en pas perdre de vue le point de départ.
Il n’y a guère de puissance qui opprime uniquement pour opprimer, ou qui, du moins, ne prête à son oppression une cause ou un prétexte; c’est ainsi qu’il arrive que tant d’iniquités se commettent au nom de la justice, tant de tyrannies au nom des lois, tant d’impiétés au nom de Dieu.
La cause première de l’oppression anglaise en l’Irlande durant le XVIIIe siècle, comme pendant le siècle précédent, cause réelle pour les uns, prétexte pour les autres, fut le prosélytisme religieux. Il fallait détruire en Irlande le catholicisme et rendre l’Irlande protestante. Les violences meurtrières par lesquelles on avait essayé d’atteindre ce but n’avaient point réussi; on était las des rébellions de l’Irlande et de leur répression; on essaya une autre influence, celle des lois pénales. Voyons comment les gouvernants anglais procédèrent dans cette voie, et suivons-les dans toutes les phases de leur entreprise.
Il faut ruiner en Irlande le culte national ! Arracher à tout un peuple sa religion; voilà, remarquez-le bien, une entreprise funeste. À la vérité, on veut accomplir cette destruction sans révolter le peuple irlandais; mais qu’importe qu’on veuille persécuter par le fer ou par les lois ? C’est toujours une tyrannie que l’on tente, et de toutes les tyrannies la plus dépravante; car c’est celle qui se prend le plus profondément à l’âme.
Et d’abord on veut persécuter sans révolter, c’est-à-dire pratiquer la même oppression sans provoquer les mêmes résistances; mais c’est un problème difficile. Comment s’y prend-on pour le résoudre ? Une loi existait, depuis la réformation, qui interdisait absolument l’exercice du culte catholique [153]; on n’abolit pas cette loi, mais on en suspend l’application.
Une autre loi de la même époque prescrivait, sous de certaines peines, à tous les catholiques la pratique du culte protestant; on laisse aussi subsister cette loi, que cependant on cesse d’exécuter [154].
Ainsi le catholique d’Irlande, qui a prouvé que nulle violence, quelque cruelle qu’elle fût, ne saurait lui arracher sa foi religieuse, aura toujours son église et son prêtre, ou du moins il peut croire désormais qu’on ne veut lui enlever ni l’un ni l’autre.
Mais, en même temps que la pratique du culte catholique et la présence du prêtre sont tolérées en Irlande, au moins tacitement, une loi est rendue qui bannit à perpétuité du royaume d’Irlande tous les évêques, archevêques ou supérieurs ecclésiastiques quelconques, ayant pouvoir de conférer les ordres religieux [155]; c’était, en d’autres termes, dire que le culte catholique cesserait, en Irlande, avec la génération des prêtres actuellement existants.
Ce bannissement était sans doute une grande rigueur; mais, si l’on eût laissé en Irlande des évêques catholiques, c’eût été y conserver le principe du culte que l’on voulait abolir. Il fut donc décidé que ceux qui, le 1er mai 1698, n’auraient pas quitté le territoire seraient mis en prison, et y demeureraient jusqu’au jour où on les embarquerait pour les îles ou pour tout autre lieu de déportation [156].
Mais que ferait-on s’ils revenaient en Irlande du lieu de leur exil ? Le cas fut prévu, et le fait seul de leur retour dans la patrie fut puni de mort [157]. Des châtiments sévères furent portés contre quiconque les aiderait à aborder dans leur terre natale [158], et contre tout Irlandais qui les recèlerait dans sa demeure [159]; en même temps la loi promit une récompense à celui qui dénoncerait la présence d’un évêque ou d’un archevêque sur le sol d’Irlande [160].
Et en même temps que ces moyens étaient pris pour tarir en Irlande la source du clergé catholique, on interdisait avec soin les rivages de l’Irlande à tout prêtre venu de l’étranger [161].
Voilà donc le clergé catholique réduit aux proportions strictement nécessaires pour l’exercice d’un culte temporaire, et destiné à s’éteindre peu à peu au milieu d’une population dont on suppose apparemment que les croyances religieuses s’évanouiront de même.
Mais cette pratique du culte catholique, restreinte dans de pareils termes, sera-t-elle du moins tout à fait libre ? Non. Si on laisse provisoirement aux catholiques l’exercice de leur religion, c’est uniquement pour ne point les jeter dans la violence; n’est-ce pas assez dire qu’on les soumettra d’ailleurs à toutes les entraves que l’on croira pouvoir leur imposer sans les pousser à l’insurrection ?
Leurs prêtres demeurent en Irlande, mais c’est à trois conditions : 1° d’y prêter le serment d’abjuration [162]; 2° de faire enregistrer leur nom à la cour des sessions, et de donner deux cautions, chacune de cinquante livres sterling, en s’engageant à ne jamais sortir de leur comté [163]; 3° de n’officier que dans la paroisse pour laquelle ils ont été inscrits [164].
Ainsi voilà les ministres religieux de la population catholique placés par la loi dans la condition des malfaiteurs dont la société exige des garanties, et auxquels l’autorité assigne une résidence fixe, afin de les avoir toujours sous sa main.
La loi explique ensuite comment doit s’entendre le droit accordé à chaque prêtre d’officier dans sa paroisse. Aucun signe extérieur ne devra annoncer le caractère religieux de l’édifice où le culte catholique sera célébré. Point de clocher qui attire de loin les regards des fidèles; point de cloche dont le son les convoque à la prière. On laisse le prêtre dans sa paroisse, mais on lui défend de porter son titre ecclésiastique, on lui interdit le costume de sa profession. La défense d’officier ailleurs que dans sa paroisse semble impliquer le droit de faire dans celle-ci tous les actes propres à son ministère. Cependant la loi s’oppose à ce qu’aucun de ces actes se produise au dehors. C’est ainsi qu’il ne peut célébrer extérieurement les cérémonies du culte catholique pour la sépulture des morts. Toute infraction à ces défenses entraîne contre le prêtre la peine de la déportation [165]. Tel est le culte mystérieux et clandestin dont la loi tolère, plutôt qu’elle n’autorise, la pratique.
La loi suppose sans doute que, placé dans cet état de suspicion légale, soumis à des règles dont l’omission entraîne les plus terribles châtiments, le prêtre irlandais gémira souvent de son sort, et manquera plus d’une fois de courage pour le supporter; elle fonde donc quelque espoir sur la faiblesse du prêtre, et, après lui avoir fait une condition dure, elle lui ouvre une voie de salut. Qu’il se fasse protestant, et non seulement la loi cessera de lui être sévère, mais encore elle deviendra généreuse envers lui. L’État lui fera une pension annuelle de vingt livres sterling (cinq cents francs) [166]; et comme on voit peu efficace cette prime offerte à l’apostasie, on l’augmente bientôt; tour à tour on l’élève à trente [167], puis à quarante livres sterling (mille francs) [168]. On voit, par ce qui précède, en quoi consiste la liberté du prêtre irlandais; examinons maintenant la condition religieuse de tous les catholiques d’Irlande.
À la vérité, on n’exécute plus contre ceux-ci la loi de conformité qui les obligeait, sous des peines rigoureuses, d’assister tous les dimanches à l’office anglican; mais cette loi existe toujours : et quelle garantie ont-ils qu’elle ne sera pas remise en vigueur ? Il n’y a point de pire tyrannie que celle qui sommeille et dans le repos de laquelle on s’endort.
Il est vrai aussi qu’on les laisse désormais assister aux exercices de leur culte; mais voyez à quelle condition.
Tout catholique peut être, à chaque instant du jour, mandé par un juge de paix pour avoir à rendre compte du jour, du lieu et de l’heure auxquels il a entendu la messe, du prêtre qui l’a célébrée, des personnes qui y étaient présentes [169]; mais le catholique appelé ainsi devant le magistrat ne craindra-t-il pas de compromettre par ses déclarations la pratique du culte qui lui est cher, le sort du prêtre et de tous les fidèles dont on lui demande de révéler les noms ? Il faudra cependant qu’il s’explique sur tous ces points, sinon il paiera vingt livres sterling d’amende (cinq cents francs), et, faute de payer cette somme, il subira un emprisonnement d’une année.
En même temps que la loi dépouille la célébration du culte catholique de toutes ses pompes extérieures, elle interdit tout ce qui, dans les mœurs religieuses des Irlandais, parle à leur cœur et à leur imagination. C’était, en Irlande, une vieille coutume d’aller, à de certaines époques, visiter en pèlerinage, soit une île bénie par saint Patrick, soit quelque puits consacré. Tantôt le peuple allait prier devant une certaine image de la Vierge, tantôt il allait s’agenouiller devant une croix. Les images furent détruites, les croix abattues, les pèlerinages interdits sous peine du fouet [170].
L’Irlandais possède la liberté strictement nécessaire pour demeurer catholique, mais il souffre constamment de l’être; on ne lui arrache pas son culte, mais il ne peut le professer sans rencontrer mille froissements, et c’est ce que veut la loi. La loi veut qu’il souffre incessamment de garder sa religion et de n’en pas adopter une autre; et cette souffrance, il ne l’éprouvera pas seulement dans la vie religieuse, il la sentira partout dans la vie civile et politique. La loi met en effet moins de réserve à frapper dans l’Irlandais le citoyen que le catholique, parce que les coups portés au premier, tout en l’atteignant dans ses intérêts les plus chers, irritent moins que dans le second les passions dont elle redoute l’effervescence. Et c’est ici que se montre sous son véritable jour le système légal de corruption, substitué, dans le gouvernement de l’Irlande, au régime de violence brutale qui, jusque-là, y avait dominé; ici paraît dans son entier ce système dont Edmond Burke a dit : « Que c’était le plus habile et le plus puissant instrument d’oppression qui ait jamais été inventé par le génie pervers de l’homme pour ruiner, avilir, dépraver une nation, et corrompre en elle jusqu’aux sources les plus inaltérables de la nature humaine [171]. »
Ce système saisit l’enfant dans son berceau. Le grand objet étant que le catholique cesse de l’être et devienne protestant, toute école catholique est interdite. L’enseignement protestant ne sera point, il est vrai, imposé aux catholiques, mais il n’en existera pas d’autre dans le pays, et le père de famille aura à choisir entre la désertion de son culte et l’ignorance de ses enfants; s’il est renégat, ce sera une conquête pour le culte réformé; s’il reste fidèle à sa foi, le fils du papiste demeurera du moins, vis-à-vis des protestants, en état d’infériorité intellectuelle. Mais comment assurer l’exécution d’une pareille loi ? Comment empêcher l’instituteur catholique de pénétrer secrètement dans l’intérieur d’une famille où il donnera ses leçons ? Pour parer à ce danger, la loi bannit d’Irlande tous les catholiques faisant métier d’instituteur, et porte contre eux, en cas de retour dans la patrie, la peine de mort [172]. La loi pousse plus loin encore sa prévoyance et ses soins; elle contient une allocation de cinq livres sterling (cent vingt-cinq francs) pour payer les frais de déportation de chaque maître d’école dans les Indes occidentales [173].
Voilà sans doute de prudentes mesures; et l’on voit clairement pourquoi, sous leur influence, l’immense masse de la population sera tenue dans les plus profondes ténèbres. Cependant ne pourra-t-il pas arriver que le petit nombre de catholiques riches existant en Irlande envoient leurs enfants dans quelque école du continent, où ils s’instruiront en dépit de la loi, qui veut les maintenir dans l’ignorance ? On a prévu ce péril, et il a été établi, sous les peines les plus graves, que nul ne pourrait, sans une permission spéciale , embarquer ses enfants pour passer la mer [174]; et, comme on craignait que cette défense ne fût violée sans que l’infraction laissât des traces, pouvoir fut donné aux magistrats qui soupçonnaient une pareille contravention de demander à tout catholique de leur représenter son enfant; et la loi régla que, si cette présentation n’était pas faite, l’enfant serait, par cela même, présumé élevé à l’étranger, et ses parents passibles, en conséquence, des peines attachées à ce délit [175].
Il est, certes, difficile pour une loi de persécution d’être plus minutieuse : ainsi l’enfant de tout catholique fidèle grandira dans l’ignorance.
Mais suivons le catholique dans toutes les phases de sa vie civile; son enfance est passée, le voilà devenu homme, il est majeur. Quel sera le premier acte par lequel s’annoncera sa capacité civile ? Quel usage fera-t-il de cette liberté d’action que son âge lui donne et que la loi lui reconnaît ? Quel but va-t-il poursuivre à ce moment de la vie où les passions cherchent si impatiemment une proie ?
En supposant que l’obscurité dans laquelle on a tenu son esprit n’ait pas éteint en lui les rayons de l’intelligence, tentera-t-il de suivre quelque carrière politique, civile ou militaire ? Mais toutes ces carrières lui sont fermées; et l’on va voir, en y réfléchissant, que, une fois le point de départ admis, il est impossible de lui en ouvrir l’accès.
Après avoir porté des lois sévères contre le catholique, appellerez-vous celui-ci dans le parlement, pour qu’il ait la puissance de les abolir ? Assurément rien ne serait plus déraisonnable. Lui laissera-ton son influence dans la ville ou dans le comté qui nomment des représentants au parlement, et permettra-t-on qu’en votant pour un député il donne à celui-ci pour mandat d’abolir la constitution ? Évidemment rien ne serait plus inconséquent. Il ne sera donc ni éligible ni électeur [176].
Mais, après lui avoir interdit toute influence politique sur la confection des lois, ne doit-on pas avec la même sévérité lui en défendre l’application ? Serait-il prudent de remettre au catholique, sur lequel pèsent tant de lois, le soin de les exécuter comme magistrat ? Pourrait-on compter sur l’obéissance du catholique, qui, occupant un grade dans l’armée, aurait à réprimer une émeute de papistes rebelles ? Non évidemment. Les fonctions publiques, qui toutes ont pour objet médiat ou immédiat l’exécution de la loi, ne sauraient être confiées aux ennemis de cette loi. Tous les emplois de l’armée, de la marine, de la magistrature et de l’administration, lui seront donc, en principe général, absolument interdits [177].
Mais, si l’accès des fonctions publiques lui est fermé, ne pourra-t-il pas du moins aborder quelque profession libérale dans laquelle il lui sera permis de se distinguer ou de s’enrichir ? Ici encore de graves difficultés se présentent. On a déjà vu comment la carrière de l’instruction publique est interdite au catholique, qui n’y peut faire un pas sans risquer d’attirer sur sa tête la peine de la déportation. Le barreau lui est également défendu; et l’on comprend sans peine les motifs de cette prohibition. Le lien qui unit le barreau à la magistrature est intime : c’est l’avocat qui prépare les arrêts du juge. Or n’y aurait-il pas péril à laisser en possession d’une pareille influence celui qui s’en servirait peut-être pour corrompre les sources de la justice ? Le catholique ne pourra donc être ni avocat ni avoué [178].
La vie parlementaire, les fonctions publiques, les professions libérales lui étant interdites [179], que fera-t-il ? Restent les professions industrielles.
Mais ici de nouveaux obstacles attendent le catholique irlandais. Essayera-t-il l’industrie agricole ? On se tromperait étrangement si l’on pense que le législateur ne verra aucun inconvénient à le laisser entrer librement dans cette carrière. L’occupation du sol, surtout dans une société encore toute imprégnée de féodalité, n’est point chose indifférente; cette possession implique la noblesse du possesseur; elle est l’image la plus réelle de la richesse, le signe le plus certain de la puissance. Comment donc permettre au catholique de devenir propriétaire foncier ? On ne pourrait évidemment sans péril lui laisser cette faculté. En conséquence, une loi déclare les catholiques d’Irlande incapables d’acquérir des propriétés immobilières [180].
À la vérité, cette loi ne les exclut pas du sol; en leur interdisant le pouvoir d’acheter des terres, elle leur permet expressément de prendre ces terres à ferme. C’est un droit qui, sans doute, n’est point exempt de quelques périls; car si, par cette industrie, le catholique allait faire une grande fortune, n’acquerrait-il pas par sa richesse une dangereuse puissance ? Cependant il y a impossibilité cette fois d’admettre contre les catholiques d’Irlande ce motif d’exclusion, parce que les protestants de ce pays, ayant à peu près toute la propriété dans leurs mains, ont besoin de fermiers; or qui prendraient-ils pour fermiers, si ce n’étaient les catholiques irlandais ? En accordant à ceux-ci un droit qu’il y a impossibilité de leur refuser, la loi met seulement tous ses soins à diminuer le mal qu’elle ne saurait éviter. Elle règle que le bail fait au profit d’un catholique ne pourra excéder trente-et-un ans [181], terme considéré comme très-court en Irlande, à une époque où la terre était dans un état presque sauvage; et, de peur que, durant ces trente-et-un ans, le fermier ne fasse trop de profits, elle établit que le fermage payé par lui sera, pendant toute la durée du bail, des deux tiers au moins du produit de la terre; elle veut aussi que, si ce produit augmente, le fermage payé au propriétaire s’accroisse toujours en proportion; de telle sorte qu’il ne reste, dans tous les cas, au fermier qu’un tiers du revenu du sol [182]; et, pour que ces prescriptions soient fidèlement observées, la loi donne une prime d’encouragement à quiconque dénoncera l’existence d’un bail plus profitable au fermier catholique qu’il ne doit légalement l’être; elle autorise même le dénonciateur à prendre le bail à son propre compte et à s’en approprier les bénéfices [183].
Renfermée dans de pareilles limites, l’industrie agricole du catholique ne présentera, il est vrai, rien d’alarmant pour la société protestante; mais aussi il faut reconnaître qu’elle ne pourra pas être pour le catholique irlandais l’objet d’un intérêt réel.
Renonçant à la possession du sol, dont la propriété lui est interdite, le catholique d’Irlande adoptera-t-il l’industrie commerçante ou manufacturière ? Mais de nouvelles entraves vont, dès le premier pas, le gêner, sinon l’arrêter dans cette carrière.
Et d’abord, il n’existe en Irlande que peu de commerce, et l’industrie manufacturière y est presque nulle. L’on a vu comment le commerce et l’industrie de l’Irlande furent immolés à l’intérêt de l’Angleterre, au préjudice même des protestants irlandais.
D’ailleurs l’industrie et le commerce, qui, en principe, sont parfaitement libres, se trouvent, dans leur exercice, soumis à des règlements qui seront pour le catholique, sinon des empêchements absolus, du moins de très-grands obstacles.
Dans l’origine, le commerce et l’industrie furent, ainsi qu’on l’a vu plus haut, placés entre les mains des corporations municipales et marchandes, qui possédaient tout à la fois le privilège de gouverner la cité et celui de réglementer l’industrie. Après la conquête, ces corporations, composées de commerçants anglais, exclurent de leur sein tous les Irlandais. C’est la loi invariable de tous les corps privilégiés d’être exclusifs; s’ils n’étaient pas exclusifs, ils cesseraient d’être privilégiés. Les membres des corporations avaient alors, pour exclure, un intérêt de race et de négoce. Depuis la réformation religieuse, ces mêmes corporations municipales et commerçantes, ayant été toutes remises entre les mains des protestants, repoussent de leur sein non plus l’Irlandais, mais le catholique; elles excluent à cause de la religion bien plus qu’en vue de la race; et, désormais, le marchand privilégié a une cause pieuse pour conserver son privilège entier et absolu. Comment ne serait-il pas exclusif, quand son intérêt, son orgueil et sa passion religieuse lui commandent de l’être ?
Quelle sera donc, en Irlande, la situation du catholique qui entreprendra soit de s’y livrer au commerce, soit d’y établir une industrie ?
Il pourra sans doute, sauf quelques exceptions [184], choisir indistinctement la profession industrielle et commerciale qu’il lui plaira d’adopter : mais pour l’exercice de celle-ci il sera dépendant d’une corporation qui, comme corps privilégié, lui est naturellement hostile, et qui, comme corps protestant, est son ennemi religieux. Le plus souvent cette corporation ne lui interdira pas absolument son entreprise [185]; mais, alors même qu’elle ne l’enchaînera pas tout à fait, elle le placera dans la condition la plus désavantageuse.
D’abord elle lui refusera toute participation à ses propres privilèges. Ainsi le corps de citoyens et de marchands dont elle se compose; ce corps qui gouverne la ville, qui possède presque toute la richesse, le pouvoir, le crédit, l’influence; qui remplit les emplois de la cité, nomme les officiers municipaux et fait tous les règlements relatifs au commerce; ce corps n’admettra jamais le catholique parmi ses membres exclusivement choisis parmi les protestants [186].
Tout protestant commerçant aura donc sur le catholique ce premier avantage d’être aidé dans son négoce par sa position municipale; mais cet avantage de rang ne sera pas le seul.
C’est une des règles établies par les corporations municipales que quiconque se livre au commerce dans la cité est sujet à payer de certaines taxes, de certains droits, de certaines redevances occasionnelles, qui sont comme la condition de l’exercice des professions industrielles; mais c’est aussi une autre règle établie par ces corporations que tout individu admis dans leur sein est, de droit, exempt du paiement de ces taxes. Que suit-il de là ? C’est que tout protestant, étant membre de la corporation, ou du moins ayant la chance de le devenir, est ou libre de ses charges ou en droit de s’en affranchir quelque jour [187], tandis que le catholique y est sujet présentement avec la certitude qu’il en portera éternellement le fardeau.
Voici donc dans quelle mesure le catholique peut entreprendre une industrie et se livrer au commerce : on lui ouvre, il est vrai, la carrière, mais on lui attache aux pieds un fer pesant dont on ne charge point ses concurrents.
Il n’y a qu’un seul métier qui, pour le catholique irlandais, soit complètement libre : c’est celui de manœuvre ou journalier, et le motif de cette exception est facile à saisir. Il s’agit ici d’une industrie qu’il importe aux protestants de voir exercer par les catholiques, et pour laquelle ils n’ont nulle envie de faire concurrence à ces derniers.
Cependant ici encore le catholique irlandais de condition pauvre subit une tyrannie. Comme, dans ce cas, le travail du catholique est principalement dans l’intérêt du protestant, la loi veut non seulement que celui-ci puisse travailler, mais encore elle lui en fait une obligation; et elle porte que l’ouvrier qui refusera de travailler un jour de fête non reconnu tel par le culte protestant sera puni d’une peine arbitraire [188]. Elle fait ainsi une double violence, premièrement à l’homme qui a toujours le droit de donner ou de refuser son travail, secondement au catholique, à qui sa conscience défend de travailler.
Maintenant sera-t-on fondé à redouter que le catholique d’Irlande trouve dans l’industrie commerçante et manufacturière un moyen trop prompt de fortune et d’élévation ? Apparemment cette crainte a troublé encore l’esprit du législateur, car, pour poser une limite à l’industrie déjà si entravée du catholique, une loi a établi qu’aucun catholique ne pourra employer plus de deux apprentis [189].
Qui ne voit que ces gênes et ces restrictions rendent non pas difficiles, mais impossibles aux catholiques les professions industrielles et commerciales dont la liberté est l’âme ?
Et, en supposant que la carrière du commerce et de l’industrie, qui se trouve ainsi fermée au catholique, fût ouverte pour lui, aurait-il pour s’y engager un intérêt puissant ? Serait-il poussé à en supporter les fatigues et à en braver les traverses par les passions capables de soutenir son âme dans ses épreuves ? Non.
Les travaux de l’industrie ont deux grands mobiles : le premier est le désir d’acquérir la propriété, le second est de la conserver et d’en jouir. Or ces deux stimulants manquent au catholique irlandais.
On a déjà vu comment le catholique irlandais est déclaré par la loi incapable d’acheter des terres. Ainsi ce premier mobile de l’industrie, ce grand but de l’ambition parmi les classes laborieuses, et qui, surtout en Irlande, excite et satisfait tant de passions, la possession du sol ne peut agir en rien sur l’esprit du catholique.
Mais le sol, qui, pour le marchand enrichi, est l’asile de repos, est aussi le refuge le plus sûr pour les fruits de ses travaux. Le catholique irlandais, qui ne peut acquérir des terres, pourra-t-il, du moins, faire sur le sol un placement hypothécaire ? Non; l’hypothèque engage le sol, et l’on a vu quels périls il y aurait à ce que la terre passât entre les mains du catholique. Celui-ci pourra donc gagner de l’argent en travaillant, s’il est assez habile pour remuer ses bras chargés d’entraves; mais cet argent, il n’en fera point l’usage que sa raison, ses besoins et ses passions lui indiqueraient naturellement.
Ne pouvant acheter aucun immeuble, pourra-t-il du moins acquérir toute sorte d’objets mobiliers ?
Ici encore il y a nécessité de distinguer, car l’on ne pourrait, sans quelques inconvénients, accorder au catholique en cette matière une liberté absolue.
Laissera-t-on, par exemple, le catholique irlandais, enrichi par son travail, déployer un luxe injurieux pour les protestants, au-dessus desquels il se placera par sa fortune ? Non, sans doute; ce serait pour ceux-ci un sujet de trop d’abaissement, et pour tous les catholiques une occasion de trop d’orgueil; pour les premiers un signe dangereux de prospérité, pour les seconds un triste indice de déclin. Afin de prévenir ce péril, la loi établit d’abord que nul catholique ne pourra posséder des chevaux valant plus de cinq livres sterling [190]. Par cette disposition, elle enlève au catholique un moyen d’élévation sociale; car, surtout dans un pays anglais, la possession de chevaux élégants annonce plus peut-être qu’aucune autre chose que le possesseur appartient à la classe supérieure de la société.
Mais comment cette loi sera-t-elle exécutée ? Le moyen employé est dur, mais il est tout-puissant. La loi autorise tout protestant à saisir sur le catholique le plus magnifique cheval, en lui en donnant 5 livres sterling; de sorte que, si le catholique riche se hasarde à se montrer en public avec un brillant équipage traîné par les quatre plus beaux chevaux de l’Angleterre, le premier protestant venu peut l’arrêter et, en lui remettant dans la main 20 livres sterling (500 fr.), prendre et confisquer à son profit les quatre chevaux qui en valent peut-être 1 000 (25 000 fr.).
Du reste, ce n’est pas le fait de paraître en public avec ce train splendide qui excite les rigueurs de la loi. C’est le fait de la possession qui constitue le délit. On prend au catholique ses chevaux quand il les montre, et s’il les cache on le punit [191].
La loi fait pourtant ici une exception que la logique rendait nécessaire. Les protestants veulent naturellement que le catholique ne puisse pas se servir de chevaux de luxe dont la possession implique une condition supérieure. Ils sont cependant intéressés à ce qu’il existe en Irlande des chevaux de belle race. En même temps donc qu’on défend au catholique de se servir de chevaux précieux, on lui permet d’en élever, et tant que ces chevaux n’ont pas atteint l’âge de cinq ans, c’est-à-dire celui auquel on peut en faire usage, leur possession ne constitue pas un délit [192]. On permet au catholique d’élever des chevaux dont la propriété définitive lui est interdite, comme on l’autorise à affermer les terres qu’on lui défend d’acquérir.
Maintenant le catholique, qui ne peut jouir comme il lui plaît des richesses créées par son industrie, est-il au moins sûr de les conserver ? Non : car il n’y a pour la propriété de sûreté que par les lois, et, en Irlande, le catholique est, à vrai dire, placé en dehors des lois. Quelle est pour tous les citoyens la garantie que leur propriété ne sera point, sous nom d’impôt ou à tout autre titre, confisquée par l’État ? C’est qu’ils nomment des représentants auxquels ils donnent le mandat de discuter l’impôt, de le consentir ou de le refuser. Cette garantie, le catholique, exclu de tous droits politiques, ne saurait la posséder. Les législateurs devant être tous protestants, élus par des électeurs protestants, on ne s’étonnera pas si des lois sont rendues par lesquelles la propriété des catholiques est à chaque instant mise en péril. Le pays est-il agité, et y a-t-il lieu d’organiser promptement la milice; la loi indique un expédient fort simple : elle déclare sujets à saisie les chevaux de tout catholique, sans distinguer ici ceux qui dépassent telle ou telle valeur [193]. Cette prescription n’est-elle pas juste ? Ce sont les catholiques qui, par leurs hostilités contre le gouvernement établi, amènent des troubles et font naître la nécessité d’une soudaine répression. Dès lors ne convient-il pas qu’ils paient au moins les frais d’équipement de la force armée qu’on est obligé de mettre sur pied ? — C’est ainsi que l’on est amené à décider que l’entretien de la milice, toutes les fois qu’elle sera mise en réquisition, se paiera au moyen de contributions levées sur les catholiques [194]. On va plus loin encore dans cette voie : des crimes violents, des vols, des dévastations se commettent dans le pays; ce ne peuvent être que des papistes qui commettent ces attentats, et, comme les coupables sont le plus souvent inconnus ou insolvables, il importe d’offrir aux victimes de ces violences une réparation qui ne pèse pas sur les protestants. En conséquence, la loi déclare qu’en pareil cas une indemnité sera donnée aux intéressés par le moyen d’une taxe levée sur les catholiques du comté [195].
Ainsi, la propriété du catholique sera sans cesse chargée des taxes les plus iniques et les plus arbitraires. Il sera imposé pour les besoins de l’État, par un parlement protestant; pour les besoins du comté, par un conseil protestant (le grand jury); pour les besoins de la paroisse, par une assemblée protestante (le vestry); pour les besoins de la ville, par un corps protestant (la corporation). De quelle sécurité pourra-t-il jouir au milieu de tant d’atteintes et de menaces ?
Et, en supposant qu’elle ne soit point attaquée par les lois, la propriété des catholiques sera-t-elle protégée par les magistrats qui les appliquent ? Il est bien difficile de le penser, lorsque l’on considère que le catholique qui paraît en justice, soit pour intenter une action, soit pour se défendre, est obligé d’employer un avoué protestant, de se servir d’un avocat protestant, de plaider devant un juge protestant et devant un jury protestant. Il peut, sans doute, espérer quelque justice, lorsque son adversaire est un catholique comme lui; mais quelle chance de succès aura-t-il si son antagoniste est un protestant ?
Quel sera donc, pour le catholique engagé dans les pénibles travaux du commerce et de l’industrie, l’aiguillon qui le poussera sans cesse et entretiendra son ardeur ? Il n’aura, quels que soient ses efforts, ni la chance de se créer une fortune solide, ni une fortune brillante. Tout lui sera obstacle pour grandir, et, s’il s’élève, ce sera pour être sujet aux abaissements les plus humiliants; non seulement il n’usera point librement de sa propriété, mais encore celle-ci sera sans cesse caduque entre ses mains, tantôt menacée par la loi, tantôt mal défendue par le juge. Et la loi ne se borne pas à l’empêcher de s’enrichir, elle travaille encore à le dépouiller de ce qu’il possède.
C’est ainsi qu’elle établit que les règles prescrites en général pour la conservation des propriétés, dans les familles protestantes, n’existeront point les mêmes en faveur des catholiques. Ainsi, comme c’était et comme c’est encore aujourd’hui en Angleterre un axiome politique que le partage égal des successions sape dans sa base la propriété foncière, et que le droit de primogéniture peut seul la conserver, on décida que les successions des catholiques se partageraient également [196]. Singulier égarement de la persécution ! On soumet les catholiques d’Irlande à une loi juste, dans l’idée qu’on pratique envers eux une injustice. Cette loi doit cependant atteindre le but de ses auteurs; car elle fractionnera à l’infini le peu de terres restant en la possession des catholiques, pour lesquels le sol trop divisé ne suffira plus, et qui, à raison de leur condition sociale, n’auront aucun autre moyen d’existence.
Ainsi, obstacle d’une part à ce que le catholique acquière et s’enrichisse; de l’autre, certitude que celui qui possède une propriété la perdra dans un temps donné.
Ce n’est point dans de pareilles conditions que l’homme peut se montrer actif, entreprenant, constant dans ses efforts, ferme dans ses épreuves, et qu’avec les qualités nécessaires au commerce et au travail il en possède les passions.
Le catholique d’Irlande ne sera donc pas plus propre aux professions industrielles qu’aux professions libérales et aux fonctions publiques. Que fera-t-il donc ?
Les intérêts de richesses, de propriété, d’industrie, étant écartés comme les intérêts politiques, reste la vie de famille, le foyer domestique, la vie privée. Cette vie simple, exempte d’ambitions et d’accidents, ne pourra-t-elle pas être douce encore pour le catholique irlandais ? S’il possède quelque fortune, n’aura-t-il pas, en s’abritant sous le toit de ses pères, quelque chance d’échapper aux tempêtes ? S’il est pauvre, qui viendra le troubler dans sa cabane ?
Mais la vie de famille elle-même n’est ni si simple, ni si facile pour le catholique d’Irlande. Et d’abord, s’il veut prendre une compagne, il ne sera pas toujours libre de la choisir selon son cœur. Cette faculté illimitée aurait des inconvénients graves; si celle qu’il préfère est protestante, il ne pourra s’unir à elle : telle est la prescription formelle de la loi [197]. Ne voit-on pas, en effet, tous les périls qu’entraînerait cette union ? Ne serait-il pas à craindre que les enfants nés du mariage ne fussent élevés dans la foi catholique ? Et, d’ailleurs, ne faut-il pas éviter que le catholique pauvre et destiné à demeurer tel s’enrichisse en épousant la fille du protestant auquel il convient de conserver le monopole de la fortune ?
Cette loi qui contrarie la première loi de la nature est protégée par les plus terribles sanctions. La peine de mort est portée contre le prêtre qui célébrerait le mariage d’un catholique et d’un protestant; et, afin qu’en cas d’infraction à cette règle le prêtre ne puisse invoquer aucune excuse, la loi établit qu’en cas de mariage d’un protestant avec un catholique le prêtre que l’aura célébré sera présumé savoir quelle était la religion des deux époux, et sujet à condamnation, à moins qu’il ne prouve qu’il l’ignorait [198]; étrange loi qui dispense l’accusateur du soin de prouver le crime, et met à la charge de l’accusé la preuve de son innocence !
Supposons pourtant que le catholique irlandais ne soit point contrarié dans ses penchants. Il a pris dans une condition modeste comme la sienne une compagne catholique comme lui; les fruits de cette union croissent sous ses yeux; il est pauvre, mais il a des proches, des amis qui sont riches; ne pourra-t-il pas trouver dans la sympathie de ceux-ci quelques chances de fortune à venir ? Non : ces amis, ces proches riches sont protestants, et ils n’ont pas même, d’après la loi, le pouvoir de lui donner, pendant leur vie, ou de lui laisser, après leur mort, les propriétés qui leur appartiennent. Un catholique ne saurait hériter d’un protestant, ni recevoir de celui-ci une donation entre-vifs [199].
Ainsi va toujours en se rétrécissant le cercle tracé par les lois pénales autour des catholiques, et cette persécution ne s’arrête pas sur le seuil du foyer domestique. Dans l’instant où, dompté par une destinée qu’il juge inflexible, le pauvre Irlandais se résigne à tout, rapetisse le plus qu’il peut l’espace où il vit, pour que l’oppression y trouve moins de place; met toute son existence dans sa femme, dans ses enfants, à l’infortune desquels il se soumet aussi; alors qu’il ne nourrit plus dans ses vieux jours et dans son humble retraite d’autre ambition que de transmettre à ses petits neveux la foi de ses pères, et de mourir lui-même dans le culte de ses aïeux; dans cet instant suprême de renoncement à toutes choses, il est encore menacé de plus d’un péril et de quelques terribles disgrâces.
Sentant sa dernière heure approcher, il jette un regard douloureux sur ses enfants, dont l’âge est encore tendre; il se demande avec anxiété qui protégera leur faiblesse quand il ne sera plus. Ils auront encore une mère : mais une loi dure s’oppose à ce qu’elle soit la tutrice de leur jeune âge; cette loi interdit à tout catholique d’être le tuteur de ses propres enfants [200]; mais du moins il pourra désigner, parmi les catholiques, quelqu’un qui soit pour ses enfants un second père, et succède à sa tendresse envers eux ? Non. La loi lui interdit cette faculté : il ne peut choisir pour cet objet qu’un protestant, et s’il indique un catholique, son choix étant nul, la tutelle est, de droit, déférée au chancelier d’Irlande, auquel il appartient de nommer un tuteur protestant pour tout mineur catholique [201]. Ainsi le pauvre catholique, à la veille de quitter cette terre, n’y peut laisser des enfants en bas âge sans emporter au tombeau la triste pensée que leur jeunesse sera environnée d’embûches, et leur conscience religieuse livrée à tous les efforts de la corruption.
Mais si le catholique irlandais n’est point, au déclin de ses jours, menacé d’un pareil malheur, une plus grande infortune lui est peut-être réservée. La loi ne perd pas de vue un seul instant le but qu’elle poursuit, qui est d’amener au protestantisme les partisans de l’Église catholique. Or, pour atteindre ce saint but, tous les moyens ne doivent-ils pas être mis en usage ? Ne faut-il pas que la loi qui frappe le catholique à cause de son culte lui devienne douce et bienfaisante, s’il quitte sa religion ? Ne faut-il pas encourager par quelques faveurs les conversions à l’Église protestante ? Si, par exemple, dans le nombre des enfants du catholique, l’un se fait protestant, tandis que les autres s’obstinent dans le papisme, la loi civile traitera-t-elle de même l’enfant qui adopte le culte légal et ceux qui demeurent attachés à la loi proscrite ? L’enfant qui, en se faisant protestant, comble le vœu de la loi, perd par ce même acte l’affection paternelle; quand le père va abandonner le fils, la loi ne doit-elle pas venir au secours de celui-ci ? Sans doute. La loi décrète donc qu’en pareil cas le fils du catholique qui se sera fait protestant aura droit, sur la fortune de ses père et mère, à une dot dont la quotité sera fixée par le chancelier d’Irlande [202]; et si ce fils catholique qui se fait protestant est l’aîné de la famille, il obtiendra une protection encore plus étendue : d’abord, comme aîné et suivant les principes du droit commun, il aura la totalité de l’héritage paternel, et pour que le testament du père irrité ne vienne pas contredire la loi, il est établi que dans ce cas la loi sera supérieure à toute manifestation d’une volonté contraire [203].
Ainsi le père de famille n’aura vieilli que pour voir l’un de ses fils apostat, et les enfants qu’il chérit dépouillés par celui qu’il ne peut plus aimer ! Mais qui l’empêchera de disposer, de son vivant, de tout ce qu’il possède, de donner tout à ceux qu’il aime au préjudice de celui qu’il maudit, et d’anéantir même sa fortune, ne fût-ce que pour la disputer au renégat ? La loi a prévu ces mouvements et ces passions, et elle y a porté remède. Elle déclare que, du jour même où le fils aîné se fait protestant, il est par cela même saisi de la propriété de ses père et mère. Cette propriété devient la sienne. Ses parents en conservent encore l’usufruit; mais elle est inaliénable entre leurs mains, il en est désormais le véritable et l’unique propriétaire : son père et sa mère ne sont plus que ses fermiers [204]; loi terrible, incessamment suspendue comme un fer menaçant sur la tête du père de famille, qui chaque jour tremble d’apprendre quelque séduction fatale, et qui, même à cette heure suprême où il bénit ses enfants assemblés autour de son lit de mort, risque de rencontrer un front apostat qui appelle ses malédictions !
Cette loi, dit un historien protestant, était rigoureuse, mais pourtant nécessaire [205]. La nécessité est décidément le mot de toutes les tyrannies.
On a voulu instituer un régime de persécutions qui tînt le peuple d’Irlande dans l’abaissement et dans la misère sans le pousser à la révolte. Si cependant ces blessures de tous les instants, faites par les lois pénales, finissaient par irriter les catholiques jusqu’au point de les conduire à l’insurrection ! Cette crainte est naturelle : pour combattre le péril, on dépouille de leurs armes tous les catholiques d’Irlande [206].
Tel est le régime des rigueurs légales auxquelles ont été soumis pendant près d’un siècle les catholiques irlandais.
Plus on étudie cet ensemble de lois, et plus on voit clairement que la pensée constante du législateur est d’atteindre le catholique par un double intérêt : l’intérêt qu’il aurait à ne plus être catholique, l’intérêt à devenir protestant. La persécution est toujours armée de deux tranchants, la crainte et l’espérance, la menace et les promesses. Si elle ne touche pas par la terreur des peines, elle séduira peut-être par l’appât des récompenses.
Ce qui aussi forme le caractère particulier de ces lois de persécution, c’est que, quoique toutes politiques dans leurs conséquences, elles ne cessent jamais d’avoir un principe exclusivement religieux.
Ainsi, c’est uniquement parce qu’ils sont catholiques que les Irlandais sont exclus du parlement, des corporations, des fonctions électorales et des emplois publics. Qu’ils cessent d’être catholiques, qu’ils abjurent leur religion pour se faire protestants, et l’exclusion cessera. La loi ne dit pas en termes généraux : Tous les catholiques irlandais seront incapables d’entrer au parlement. Voici comment elle s’exprime :
« Nul ne pourra voter et siéger soit dans la Chambre des pairs, soit dans celle des communes d’Irlande, s’il n’a d’abord prêté les serments d’allégeance et de suprématie, et souscrit une déclaration contre la transsubstantiation, contre le sacrifice de la messe, contre l’idolâtrie de l’Église de Rome, contre l’invocation de la vierge Marie ou des saints, etc. [207] »
La plupart des autres lois politiques sont conçues dans les mêmes termes; le même esprit domine dans les lois civiles : le catholique exclu de la propriété, incapable d’acheter des terres, d’en hériter soit par succession, donation ou testament, devient immédiatement capable d’acquérir s’il se fait protestant.
On voit que ces lois sont construites de manière à frapper obliquement, leurs coups sont indirects, et c’est là ce qui les rend plus dangereuses et plus perfides. Elles ne disent pas : Il est défendu à tous catholiques de pratiquer leur culte; mais elles bannissent le prêtre, sans lequel le culte ne saurait être célébré. Elles ne disent pas : Nul catholique ne jouira des bienfaits de l’instruction et de l’éducation; mais elles portent une peine sévère contre tout catholique qui exercera la profession d’instituteur.
Il y a plus : si on ne considère que leur disposition apparente, on les voit pleines de sollicitude pour l’éducation des catholiques; des écoles sont fondées dans le but apparent de donner aux classes pauvres, c’est-à-dire aux catholiques, l’instruction dont elles manquent [208]; mais ces écoles sont protestantes : or les catholiques ne veulent point et ne peuvent vouloir une éducation protestante pour leurs enfants.
Il suit de là que les catholiques n’ont ni culte religieux, ni instruction morale, quoique aucune loi ne leur défende de prier Dieu selon leur religion, et qu’il y ait des écoles destinées à les instruire.
Il n’y a aucune différence réelle entre la persécution directe et celle qui atteint indirectement; mais la première, plus ouverte et plus franche, a moins de chances d’être supportée, parce qu’elle est comprise de tous, tandis que la seconde, n’étant pas avouée, échappe à cette multitude, considérable en tous pays, qui ne voit que ce qu’on lui montre et ne comprend que ce qu’on lui dit.
On a vu comment toutes ces lois s’enchaînent les unes les autres, et forment un parfait ensemble; on se tromperait cependant si on les considérait comme le résultat d’un système rationnel, conçu, délibéré et décrété tout à la fois. Non; ces lois sont venues pièce à pièce, l’une après l’autre, sans ordre, sans méthode, sans liaison visible. Quelques-unes pèchent même ouvertement contre la logique : telle est celle qui interdit aux catholiques l’entrée au parlement [209], et les laisse cependant en possession du droit électoral, c’est-à-dire qu’elle leur dispute le but, en leur laissant les moyens. Cette anomalie dura jusqu’en 1727, époque à laquelle les catholiques furent dépouillés en masse du droit de voter aux élections.
Du reste, cette même loi qui établissait de l’uniformité sur un point présentait elle-même une dissemblance remarquable avec toutes les autres. Ainsi les lois antérieures n’excluaient qu’indirectement les catholiques du parlement et des emplois; elles leur reconnaissaient même toute sorte de droits, pourvu qu’ils fissent acte de protestantisme : dans cette dernière loi, au contraire, l’exclusion est directe et exempte de détours; la loi dit, en termes exprès, que nul papiste ne sera admis à exercer ses droits électoraux. Dans le premier cas, on met à l’exercice des droits une condition que l’on sait moralement impossible; dans le second, on porte contre les catholiques une prohibition expresse et absolue.
Si l’on me demandait la cause de ces formes si diverses dans les lois qui d’ailleurs tendent si constamment et si uniformément vers un même but, je dirais que la forme irrationnelle tient au génie anglais, qui procède toujours par précédents au lieu de principes, par des faits au lieu de théories; et que la logique du fond appartient aux passions dont les législateurs étaient alors animés. Je ne sais si l’on pourrait trouver dans les annales de la législation anglaise une série d’actes qui, dans leur esprit, présentent autant d’harmonie, en même temps qu’ils ne paraissent unis entre eux par aucune chaîne apparente. Le législateur anglais, persécutant les catholiques, ne proclamait point de principes de persécution, parce qu’il n’en décrète jamais d’aucune sorte; il n’organisait point de système général sur des règles solennellement établies, parce que ce n’est point sa manière de procéder ainsi. Mais il était animé contre les catholiques d’une haine violente, d’autant plus solide qu’elle était appuyée sur des intérêts; infatigable à le conseiller, parce qu’elle était toujours écoutée avec faveur; inégale dans ses mouvements, mais toujours agissante; et cette haine, qui régnait despotiquement sur son âme, n’a pas cessé durant soixante années d’inspirer toutes ses actions.
Il y a dans les œuvres d’une grande passion une logique d’instinct qui se retrouverait difficilement dans les combinaisons les plus régulières de la raison et du génie.
Ce serait une grande erreur de croire que les persécutions dont les catholiques étaient l’objet se bornaient à celles qui étaient prescrites ou autorisées par les lois.
On est enclin à penser que le catholique, qui, en vertu de ces lois, est banni de la société politique, éloigné des professions civiles, privé même de la plupart de ses droits de famille, souffre assez de ces exclusions légales pour qu’on n’ait pas l’idée de chercher en dehors des lois un moyen d’aggraver son sort; et l’on croit naturellement que, frappé de tant d’interdictions, il aura du moins la pleine et libre jouissance du petit nombre de droits dont on ne l’a pas dépouillé. Ces droits sont de jouir avec sécurité du peu qui lui appartient; de ne pouvoir être attaqué, dans ses biens et dans sa personne, si ce n’est conformément aux lois; d’avoir le libre accès de la justice pour se plaindre et se défendre, de trouver un tribunal équitable, un juge indépendant et un jury impartial, etc.
Cependant qui ne verra, en y réfléchissant un peu, que le catholique d’Irlande était trop écrasé par toutes les lois de persécution pour respirer librement le peu d’air que ces lois paraissaient lui laisser ? À défaut de lois tyranniques, l’opinion publique l’opprimait encore.
En 1771, le vice-roi d’Irlande était sur le point de faire grâce à un catholique injustement condamné, mais, voyant à quel point cet acte de clémence ou plutôt de justice serait impopulaire : « Je vois, dit-il, qu’on veut absolument sa mort; qu’il meure donc tout de suite », et l’ordre de son exécution fut expédié [210].
Et comment les protestants, exécuteurs quotidiens de lois iniques contre les catholiques, s’en seraient-ils tenus rigoureusement à l’injustice légale; et ne l’eussent-ils pas dépassée envers ceux qu’ils persécutaient par conscience, et qui étaient eux-mêmes trop affaiblis et trop abattus par l’oppression permise pour résister à la tyrannie usurpée ?
On peut dire avec certitude que toute constitution politique, qui, en conférant un pouvoir exorbitant aux gouvernants, ne donne pas aux gouvernés des moyens de résistance analogues, organise une tyrannie qui, outre sa mesure légale et fixe, a une portée extra-légale qu’il est impossible de déterminer.
Aucune loi sans doute ne conférait aux grands propriétaires d’Irlande le droit de posséder dans leurs châteaux des prisons et d’y renfermer, sous leur bon plaisir, les gens de la classe inférieure; nulle loi ne leur attribuait le pouvoir de mener à coups de fouet ou à coups de bâton leurs domestiques ou leurs ouvriers. Il est cependant constant que de pareils abus d’autorité étaient familiers à l’aristocratie d’Irlande [211].
En 1718, on représenta sur le Théâtre-Royal de Dublin une comédie intitulée le Non juror (le récusant papiste), et dont le prologue contient les quatre vers suivants :
« Ne craignez rien ce soir, tories et whigs, et n’espérez pas de rire aux dépens les uns des autres;
« Nous comptons jouer ici le Vieux Satan et le Pape , qui n’ont sans doute ici ni parents ni amis [212]. »
Nulle loi sans doute n’interdisait aux Irlandais les plaisirs du théâtre, mais c’était un droit dont ils ne pouvaient alors user sans se voir, eux et leur religion, livrés à la risée publique.
Abandonner quelques droits à ceux que l’on a privés de leurs droits essentiels, c’est un semblant d’indulgence qui n’a point de valeur; le défaut des uns rend les autres nuls, et le pouvoir est trop fort par tout ce qu’il a pris pour ne pas rendre illusoire, quand il veut, ce qu’il a laissé.
Tous les rapports des hommes entre eux ne sont pas d’ailleurs écrits dans les lois : ce qui est de sympathie échappe à la règle. Et comment s’étonner si un propriétaire protestant est un maître impitoyable et dur envers ses fermiers catholiques ? S’il abuse, qui l’arrêtera dans ses excès ? S’il exige au-delà de ce qui lui est dû, qui le modérera dans ses exactions ?
Il faut donc pour juger la condition des catholiques d’Irlande tenir compte, non seulement des peines infligées par le juge, mais encore de toutes les injures auxquelles est sujet, par ses mœurs, le faible en contact avec l’arbitraire du plus fort. Celui qui douterait que tel ait été le cours des choses en Irlande, n’a qu’à lire ce qu’en dit Arthur Young, qui parcourait l’Irlande en 1778, et qui, quoique Anglais et protestant, jugea ce pays avec une impartialité peu commune chez ses compatriotes :
« En Irlande, dit-il, le propriétaire d’un domaine occupé par des tenanciers catholiques est une espèce de despote qui, dans tous ses rapports avec eux, ne reconnaît d’autre règle que celle de son bon plaisir… Il ne saurait guère imaginer d’ordre que ses domestiques ou les cultivateurs dans sa dépendance osassent ne pas exécuter. Rien ne le satisfait qu’une soumission sans limites. Il peut, avec la plus parfaite sécurité, punir de la canne ou du fouet toute insulte et tout manque de respect envers sa personne. Le pauvre malheureux qui ferait signe de vouloir se défendre serait sur-le-champ terrassé et broyé de coups. Assommer un homme est chose dont on parle en Irlande d’une manière qui confond toutes les idées d’un Anglais. Des gens considérables du pays m’ont assuré que beaucoup de leurs tenanciers se croiraient fort honorés si leur maître daignait recevoir dans son lit leurs femmes et leurs filles : signe certain de la corruption d’une longue servitude. Bien plus, j’ai ouï parler de personnes à qui on a ôté la vie sans avoir à craindre l’examen d’un jury. Qu’on ne croie pas que de pareils faits soient fréquents; jadis on en voyait tous les jours de semblables, mais la loi reprend quelque empire. Il n’est pas de voyageur si indifférent qui, passant sur les routes d’Irlande, n’ait vu parfois les valets d’un gentleman pousser violemment dans le fossé toute une file de charrettes appartenant à de pauvres paysans, pour faire place au carrosse de leur maître; peu importe que les voitures versent ou se brisent, le mal est souffert en silence; si les victimes élevaient la voix pour se plaindre, on leur répondrait par quelques coups de fouet… Si un pauvre s’adressait à un magistrat pour avoir justice contre un gentleman, sa plainte serait regardée comme une sorte d’outrage envers celui-ci, qui serait bien vite mis hors de cause. La vérité est que tout pauvre qui a une querelle avec un riche devrait... Je m’arrête, car j’allais dire une absurdité. Ce pauvre sait trop bien sa condition pour penser à demander justice; il n’y a qu’un seul cas où il puisse l’obtenir : c’est quand un riche prend fait et cause pour lui contre un autre riche; alors son patron le protège comme il défendrait le mouton dont il compte faire son repas [213]. »
Dans tous les actes d’oppression rapportés par Young, il n’y en a pas un seul qui soit légal, et qui cependant ne soit une conséquence naturelle des lois.
On a vu les persécutions d’Irlande découler de deux causes principales, de la passion religieuse et de l’intérêt.
Pendant longtemps ces deux influences sont tellement mêlées l’une à l’autre, qu’elles se confondent, et qu’on ne saurait distinguer l’action particulière de chacune d’elles; on ne sait, quand une violence est exercée contre les catholiques, si c’est un intérêt général qui la prescrit, ou si elle est commandée par la voix secrète de quelque intérêt privé. Un prêtre catholique se montre-t-il en Irlande avec les insignes de son ordre, on crie : À bas le papisme ! (No popery !)
Une voix indépendante s’élève-t-elle pour réclamer en faveur des catholiques le droit d’acquérir des propriétés, on crie de même : No popery ! point de papisme [214] ! Ces deux clameurs sont les mêmes; cependant procèdent-elles de la même cause ?
Vers le milieu du XVIIIe siècle, on ne pouvait plus guère, en Angleterre, craindre l’Irlande comme auxiliaire du parti des Stuarts; le Prétendant avait échoué à Culloden (en 1746), et l’un avait pu se convaincre, en cette circonstance, que le parti jacobite était mort en Irlande, où, précédemment, en 1715, l’insurrection écossaise en faveur d’Édouard V n’avait pas excité le plus léger mouvement.
D’un autre côté, le catholicisme avait, à l’aide du temps, réformé ceux de ses principes qui servaient le plus de texte aux attaques dont il était l’objet; l’Église catholique n’entendait plus la soumission au pape dans le sens qui jadis y était attaché; désormais on savait que le papiste d’Irlande le plus fervent ne regardait point le pape comme son souverain temporel, et ne lui reconnaissait ni le droit d’excommunier les rois, ni celui de délier ses sujets du serment d’allégeance.
Ces circonstances nouvelles avaient déjà suffi pour modérer beaucoup les passions protestantes; mais ce qui, à la longue, avait fini aussi par les attiédir, c’était la stérilité complète des persécutions. Il avait fallu bien des tentatives vaines pour que l’on crût à l’impuissance; mais enfin, après plus de soixante années d’efforts inutiles, on n’avait point avancé d’un pas : c’était une triste vérité qu’il fallait bien reconnaître.
Alors on peut dire véritablement que le feu des passions religieuses, qui, jusqu’à ce jour, avait nourri la persécution, s’éteignit; les passions s’évanouissant de la scène, les intérêts y restèrent seuls : ce fut un triste spectacle.
Quand les catholiques d’Irlande, voyant qu’on ne les troublait point dans leur culte, essayaient de revendiquer une liberté civile, un droit politique, la passion, il est vrai, se taisait; mais, imitant la voix de la passion, l’intérêt poussait le cri que celle-ci avait jadis coutume de faire entendre : No popery ! point de papisme ! et il y avait dans la multitude bien des gens qui ne savaient pas si cette clameur ne venait pas d’une bonne conscience.
En 1761, les pauvres cultivateurs du sud s’étant révoltés contre les propriétaires dont la cupidité insatiable les réduisait à la dernière misère, la Chambre des communes déclara que c’était une insurrection papiste [215].
À partir de ce moment, l’Irlande est soumise à une autre sorte de tyrannie, celle de l’intérêt isolé, régnant désormais sans le concours des passions à l’ombre desquelles il se cachait, et qui, en se séparant de lui, le laissent à découvert dans une nudité cynique.
Il s’est rencontré des gens qui nient les persécutions protestantes contre l’Irlande catholique, parce que leur rigueur s’adoucissait par intervalles. Il est certain que les lois pénales, dont nous avons exposé l’ensemble, n’étaient point toutes uniformément exécutées. Il y en avait quelques-unes qui ne cessaient jamais d’être en vigueur; c’étaient, par exemple, celles qui interdisaient aux catholiques d’Irlande les fonctions publiques et les professions civiles, et ne permettaient la propriété et le commerce qu’à de certaines conditions; mais, pour tout ce qui tenait à la religion, l’application des lois se modifiait beaucoup selon les circonstances; souvent, sans approuver le culte des catholiques, on le tolérait; on fermait les yeux sur les cérémonies religieuses; on feignait de ne pas voir leurs prêtres, dont la loi punissait la présence, ni leurs églises, ni leurs couvents, qui étaient présumés ne pas exister.
Quelquefois les lois contre le culte sommeillaient pendant un temps assez long pour que les Irlandais fussent fondés à les croire tombées en désuétude. Cependant leur erreur sur ce point ne pouvait être durable. Quelque événement politique, une imprudence du parti papiste en Angleterre, un soulèvement d’Écossais en faveur du Prétendant, l’annonce d’un débarquement français ou espagnol sur les côtes d’Irlande, suffisaient pour raviver la persécution; on voyait alors le culte des catholiques interdit de nouveau avec la plus grande sévérité, les églises fermées, les prêtres bannis, les religieux proscrits et les couvents démolis.
C’est un fait assez remarquable que, dans un pays où les persécutions avaient un principe et un but religieux, la seule qui se ralentit de temps à autre était celle qui s’adressait au culte; c’est que l’objet religieux des persécutions était perdu de vue, tandis que les avantages matériels qu’en retiraient les protestants ne cessaient pas d’être présents et vivement sentis.
En général, la persécution contre le culte, la guerre au catholicisme même se faisait par l’inspiration de l’Angleterre; celle qui s’en prenait à la personne et aux biens des catholiques était l’œuvre spontanée des protestants établis en Irlande; la première venant surtout de la passion; la seconde, de l’intérêt.
L’instinct du protestant était de n’emprunter aux lois pénales que les dispositions qui lui assuraient le monopole des biens sociaux et politiques; mais de temps en temps il recevait un ordre du gouvernement anglais qui lui prescrivait l’exécution littérale de toutes les lois contre les papistes; telle fut l’injonction qu’envoya l’Angleterre à l’Irlande en 1715, lors de la rébellion écossaise en faveur d’un Stuart; c’est ainsi qu’en 1731 l’Irlande vit renaître tout le zèle de la persécution contre le culte catholique, à la suite d’une discussion parlementaire qui avait eu lieu dans la Chambre des lords d’Angleterre, et où il avait été déclaré solennellement que l’insolence des papistes dans le royaume était grande [216].
À partir de cette dernière époque, l’Angleterre laissa les protestants d’Irlande à leurs propres mouvements, et ce fut alors que les catholiques furent bien plus attaqués dans leur vie sociale que dans leur religion.
À ce sujet, Arthur Young dit avec une grande raison :
« Les lois ne paraissent pas autant dirigées contre la religion que contre les biens des catholiques. Par la loi, un prêtre doit être déporté et pendu pour dire la messe, mais on la lui laisse dire très-facilement avec impunité. Que le même prêtre, toutefois, fasse fortune au moyen de ses messes, dès ce moment il est un objet de persécution. »
La tolérance religieuse n’était pourtant point proclamée : les peines contre la célébration du culte demeuraient inscrites dans les lois; les uns, rassurés par l’inaction des persécuteurs, pratiquaient leur culte sans mystère; d’autres, craignant le retour des maux qu’ils avaient soufferts, s’environnaient de secret : et on voit, en 1743, du temps que lord Chersterfield était vice-roi, une maison particulière s’écrouler sous le poids d’une multitude de pauvres catholiques qui s’y étaient clandestinement assemblés pour y entendre la messe, et dont neuf d’entre eux périrent avec le prêtre lui-même au milieu des ruines de l’édifice [217]. Lord Chersterfield, ému d’une aussi lamentable catastrophe, ordonna qu’on ne troublât point les catholiques dans l’exercice public de leur religion.
D’autres jugent avec une grande indulgence les persécutions exercées contre les catholiques irlandais, en raison de celles dont on leur faisait grâce; pour moi, cette considération ne m’a jamais touché. Alors même qu’on ne persécutait pas, on pouvait toujours persécuter. Or, le pouvoir légal d’infliger une peine est la peine même pour celui qui en est menacé. Je plains profondément celui qui se croit libre parce qu’il n’est pas en prison, quand une loi existe qui permet de l’emprisonner. À ce prix, il n’y aurait pas d’esclave qui n’eût ses heures de liberté; et pourtant, alors même qu’on a délié ses pieds et ses mains et qu’on le laisse tranquille pour qu’il se repose, l’esclave ne cesse pas un seul moment d’être en état de servitude.
Bien loin d’admettre que le sommeil des mauvaises lois permette quelque bonheur aux peuples, je dis, au contraire, que les mauvaises lois ne sont jamais plus pernicieuses que quand elles dorment. Il n’est point de pire tyrannie que celle qui s’adoucit pour se rendre supportable. Un gouvernement, créé pour l’oppression et qui n’opprime pas, est en quelque sorte irrégulier et menteur, et c’est un vice de plus que je lui reproche. Si les lois pénales portées contre le culte des catholiques eussent été aussi fidèlement exécutées que celles qui avaient la spoliation pour objet, elles eussent révolté les Irlandais, qui, en reprenant leur religion, eussent reconquis leurs autres droits; mais c’est un des arts les plus dangereux de la tyrannie de choisir, parmi ses instruments, ceux qui dépouillent sans blesser.
On ne devrait jamais oublier que le fait, tout grave qu’il est, importe bien moins que le droit, car le fait n’a point de lendemain. Celui qui est indifférent au droit, parce qu’il est en possession du fait, ressemble singulièrement à l’animal domestique qui, lorsqu’on le lâche, se croit libre et montre un étonnement stupide quand son maître le remet à la chaîne.
Lorsque, sous l’empire de lois justes, on me charge de fers, je me sens protégé dans ma liberté par l’acte même qui me prive; car la loi qui me jette dans une prison fixe le jour où j’en sortirai, et cette loi punit quiconque, illégalement, attenterait à ma personne. Mais qu’est-ce qu’une liberté dont je ne jouis que parce qu’il plaît au tyran de ne pas me la ravir ? L’homme qui s’endort libre sur la foi d’un autre homme mérite de se réveiller esclave.
La persécution religieuse s’était tempérée de manière à se rendre supportable; en cela, les auteurs des lois pénales atteignirent leur but; mais l’oppression sociale dont ces lois contenaient la source devint trop lourde pour être soufferte en silence; et un jour, lasse du fardeau, la population irlandaise s’agita pour le secouer.
La révolte ne fut point générale, ni fondée sur un plan commun à tous ceux qui subissaient les mêmes souffrances; elle se composa de mouvements partiels successifs, dépourvus d’ensemble et de liaison; elle fut absolument inintelligente, telle qu’on devait l’attendre d’une population tenue dans de profondes ténèbres.
La révolte se manifesta par les actes de la plus atroce et de la plus révoltante barbarie; elle fut telle qu’on pouvait l’attendre d’une population avilie par la misère et dégradée par la servitude.
Ce fut vers l’an 1760 qu’éclatèrent les premières insurrections des whiteboys (les enfants blancs) ou niveleurs , ainsi appelés parce qu’ils portaient des chemises blanches par-dessus leurs habits, en signe de reconnaissance, et parce que l’un de leurs principaux objets était la destruction et le nivellement des barrières placées à l’entour des terres nouvellement encloses [218]. Les whiteboys étaient poussés à la révolte par beaucoup de causes, dont les plus considérables étaient : 1° le taux exorbitant des fermages exigés de la population agricole par les propriétaires; 2° les exactions du clergé protestant, auquel la population catholique était tenue de payer la dîme.
Voici comment Arthur Young décrit les violences auxquelles les whiteboys avaient coutume de se livrer :
« Ils ont l’habitude de parcourir le pays réunis par bandes, font prêter serment aux habitants des campagnes de ne jamais les trahir, et les contraignent à ce serment au moyen de menaces souvent mises à exécution; ils se constituent les redresseurs de tous les torts, infligent des châtiments à tous ceux qui spéculent sur le prix des terres, ou qui surenchérissent sur le loyer des fermes, et, prenant en main l’administration de la justice, ils en font une singulière distribution; ils forcent les maîtres à relâcher leurs apprentis, enlèvent les filles des riches fermiers, et mettent celles-ci dans l’obligation de les épouser; on cite quatre exemples de cette nature arrivés dans le cours d’une quinzaine. Ils lèvent des taxes sur les petits fermiers et sur ceux de moyenne condition, afin d’avoir un fonds pour soutenir leur cause, pour payer des avocats dans les procès criminels dont ils sont l’objet; quelquefois, à l’aide de ces contributions, plusieurs d’entre eux vivent des années sans travail; quelquefois ils s’introduisent avec violence dans les habitations et y commettent des vols considérables, sous prétexte d’injustice à réparer [219]. Au milieu de ces excès, il leur arrive souvent de brûler les habitations et de détruire tout le mobilier de leurs ennemis. Les actes de barbarie qu’ils commettent sont révoltants; un de leurs châtiments favoris, et qu’ils pratiquent au milieu de l’hiver, consiste à arracher de son lit l’individu désigné à leur vengeance, à lui faire faire tout nu une longue course à cheval, après quoi ils l’enterrent jusqu’au menton dans un trou creusé perpendiculairement et garni de bruyères, où ils le laissent, non sans lui avoir coupé une oreille, châtiment cruel, et qui, cependant, n’est pas le plus inhumain de ceux qui sont à leur usage [220] ! »
Il ne saurait exister, sans doute, d’association complète entre des hommes grossiers et incultes; car rien ne sépare plus les hommes que l’ignorance : cependant les whiteboys s’efforcèrent d’établir dans toute l’Irlande une vaste confédération fondée sur un certain nombre de sentiments et besoins communs [221].
Cette confédération, qui a depuis servi de base à toutes les autres associations de même nature formées sous des noms divers [222], a eu, dès l’origine, deux caractères essentiels :
Premièrement, tous ses membres s’obligent, sous peine de mort, à garder le secret de tout ce qui se passe dans son sein;
En second lieu (et c’est là son trait capital), chaque membre de la société s’engage à faire tout ce que la société lui commandera [223]; formidable engagement qui met celui qui le contracte à la merci d’une volonté étrangère, le dépouille de son libre arbitre, le soumet à des lois qu’il ne connaît pas, et dont l’exécution qu’il a jurée aveuglément peut le conduire à tout, même au crime !
Aussitôt que les whiteboys se sont unis entre eux par les liens secrets d’un redoutable serment et d’une obéissance mutuelle, leur premier procédé est d’agir par la terreur.
Ils proclament donc leur loi, et en annoncent la sanction. Malheur à celui qui fera telle chose interdite ! Malheur à celui qui ne fera pas telle autre chose voulue par eux ! Ce commandement est d’ordinaire donné sur une affiche, soit imprimée, soit manuscrite, et qui se voit placardée à la porte de l’individu auquel il est adressé.
Un propriétaire exige-t-il de ses fermiers un fermage exagéré, il trouve quelque jour affiché à sa porte l’avertissement suivant :
« On vous fait savoir que nous ne supporterons pas plus longtemps l’injustice de payer un fermage double de ce qu’il devrait être… Celui qui ne tiendra pas compte de cet avis sera traité avec la plus grande sévérité [224]. — Signé Terry’s Mother . »
Des ouvriers sont-ils employés moyennant un salaire considéré comme trop bas, la société publie un décret qui en fixe le minimum.
« À partir de ce jour, nul ouvrier ne travaillera (pour telle ou telle industrie) si ce n’est avec le salaire de 10 schellings par semaine. Malheur à quiconque travaillera pour un moindre prix ! — Signé Terry-Alt [225]. »
On voit qu’ici la menace s’adresse plus à l’ouvrier qui consent à travailler pour de faibles gages qu’au maître qui l’emploie.
De même, veut-on empêcher dans tout le pays le paiement de la dîme, des affiches sont apposées partout en ces termes :
Point de dîmes !
Point de dîmes !
Point de dîmes !
Pesez bien la conséquence; si vous payez la dîme, vous pouvez commander votre bière; que vous restiez ou que vous quittiez le pays, votre mort est assurée. — Signé Capitaine Rock [226] ]. »
C’est dans cette forme que l’association des whiteboys promulgue ses décrets. Si un propriétaire menace son fermier de le renvoyer de sa ferme faute de paiement; s’il annonce l’intention d’accroître le prix de la ferme [227]; s’il appelle dans le pays des ouvriers étrangers, dans tous cas, il encourt les peines portées par le code pénal des whiteboys, et reçoit l’avis du châtiment qui le menace.
L’intimidation produite par de tels procédés est extrême; cependant, lorsque la menace est impuissante, la vengeance a coutume de la suivre de près. Les peines les plus ordinairement employées par les whiteboys pour servir de sanction à leurs ordonnances sont :
1° La mort; 2° les châtiments corporels dont on a vu plus haut quelques exemples [228]; 3° le rapt des jeunes filles qui ont une dot assurée, et qu’ils forcent au mariage en les déshonorant; 4° la destruction des propriétés. Tantôt ils brûlent les habitations, tantôt ils mutilent le bétail, coupent les oreilles des chevaux, bêchent des prairies entières [229]. Et cette exécution de leur code pénal, toute barbare quelle est, s’accomplit avec une sorte de régularité. L’association désigne celui de ses membres qui infligera tel ou tel châtiment décrété par elle pour une infraction à ses lois; et le membre ainsi désigné obéit. On lui commande d’aller tuer à tel endroit, à dix, à vingt lieues de là, tel individu qui a mérité la mort; et il se conforme aussitôt à cette instruction. Beaucoup, qui auraient horreur d’être assassins, n’hésitent point à être bourreaux.
La vengeance des whiteboys étant accomplie, il en résulte une terreur générale qui prévient ce qu’ils veulent empêcher, et leur fait obtenir ce qu’ils désirent.
Cependant c’est l’instant où la société régulière, dont ils attaquent ouvertement les institutions, se montre armée contre eux de toute sa puissance, et travaille avec force à les plier au joug de ses lois.
Mais, ici encore, les whiteboys trouvent dans leur association de singulières ressources pour combattre la justice de la société; et nulle part leur puissance ne se montre plus formidable que dans leur résistance à l’autorité des magistrats; car, s’ils ont un code pénal sévère pour mettre leurs lois en vigueur, ils en ont un bien plus terrible encore destiné à combattre les lois dont ils sont menacés eux-mêmes.
Le premier article de ce second code peut se réduire à ces termes :
« Quiconque portera témoignage en justice contre un whiteboy sera puni de mort [230]. »
À peine une poursuite judiciaire est-elle commencée contre un whiteboy, que toute l’association est en émoi, et s’agite pour paralyser le cours des lois. Les plus terribles menaces sont placardées à la porte de quiconque peut être appelé comme témoin. La plainte est interdite aux victimes mêmes de l’attentat. Rien n’est donc plus difficile que de rassembler quelques éléments de conviction contre les auteurs d’un crime de whiteboysme.
Il arrive souvent qu’un témoin qui a eu l’imprudence de faire une révélation au magistrat est assassiné avant le jour où il doit confirmer sa déclaration devant la justice [231].
Dans cet état de choses, les magistrats recourent à des moyens extraordinaires pour se procurer des éléments de conviction contre les coupables.
On encourage les plaintes en les payant [232]. Le témoin qui vient de déposer, ayant peur d’être assassiné, est placé en lieu de sûreté : ordinairement on le met dans la prison [233], où il reste jusqu’au jour des débats. Lorsque le procès est fini, on donne à ce témoin une garde de police [234], qui le protège, jusqu’au moment où il quitte le comté. Tout individu qui a figuré comme témoin à charge dans un pareil procès n’a de choix qu’entre la mort et l’exil [235].
Quelques écrivains ont attribué à des causes politiques les insurrections des whiteboys et le fait même de leur association; leur existence se rattachait, disait-on, à des intrigues de la France et du fils du prétendant Charles-Édouard. Il est aujourd’hui universellement reconnu que la cause de ces désordres était toute sociale et nullement politique [236]. Le pauvre catholique d’Irlande s’insurgeait non contre l’orangiste, mais contre le propriétaire, non contre le protestant, mais contre le riche; c’est la misère et non l’esprit de parti qui lui mettait les armes à la main.
L’expédition du Prétendant, qui a abouti à la défaite de Culloden, se passa en 1745, et l’Irlande n’y prit aucune part. C’est en 1761 que les premiers mouvements des whiteboys ont éclaté. Il serait singulier que les Irlandais, qui ne s’étaient pas déclarés pour le descendant des Stuarts à l’instant où il faisait valoir ses droits, se fussent insurgés en sa faveur, vingt ans après, quand sa cause était perdue et oubliée; cette erreur est venue de ceux qui savaient le mieux la vérité : les hommes dont la misère irlandaise était l’ouvrage et qui en jouissaient, voyant de grands forfaits sortir de leur oppression, s’efforcèrent d’assigner à ces crimes une autre source, et, en les faisant découler de l’esprit de parti, ils intéressaient en leur faveur toutes les passions politiques opposées [237]. Ils atteignaient leur but sans beaucoup de peine : comme les rebelles étaient presque tous catholiques, et ceux contre lesquels on se révoltait protestants, ils disaient et l’on croyait que c’était une insurrection excitée par le fanatisme religieux, et l’on ne voyait pas que, dans un pays où tous les partisans de l’Église réformée étaient riches, et tous les catholiques pauvres, si des pauvres s’insurgeaient contre des riches, c’était nécessairement une rébellion de catholiques contre des protestants.
Sans doute il se pouvait trouver chez les whiteboys des passions politiques hostiles au gouvernement en même temps que des passions ennemies des riches. Mais ce n’étaient point les premières qui les dominaient; elles se mêlaient peut-être dans leur âme aux sentiments haineux qui les poussaient à la rébellion; mais elles n’étaient point le mobile de leurs complots. Il y a, du reste, deux faits qui prouvent mieux que tous les autres à quel point la passion politique était étrangère à ces insurrections :
Le premier, c’est que, lorsqu’il arrivait au clergé catholique de se livrer à des exactions envers la population, les whiteboys les combattaient et prenaient contre leurs propres prêtres des mesures de répression non moins sévères que contre les ministres du culte anglican, et, de leur côté, les prêtres catholiques frappaient d’excommunication et d’anathème les associations des whiteboys [238]. Le second est que les violences des whiteboys se portaient indistinctement sur tous les propriétaires et sur les fermiers, et que la plupart de ceux-ci étaient catholiques [239].
Enfin, et ceci est un troisième fait non moins grave que les premiers, les mêmes rébellions qui, dans le sud, éclatèrent parmi les paysans catholiques, se manifestèrent peu de temps après et à l’occasion de causes analogues dans les provinces du nord, où les paysans, qui étaient protestants, s’insurgèrent, les uns en 1764, sous le nom de oakboys , enfants du chêne , parce que les riches propriétaires et les ministres protestants faisaient peser sur le pauvre tout le fardeau de l’impôt et de la dîme; les autres, en 1772, sous le nom de steelboys , les enfants d’acier , parce que le marquis de Donegal, grand propriétaire, avait un jour expulsé tous ses fermiers [240]. Les protestants du nord, en général presbytériens, ne prenaient pas sans doute les armes en faveur du Prétendant. Ils étaient alors bien éloignés du temps où ils pourraient faire cause commune avec des papistes.
« Comme tous les insurgés du sud, dit lord Charlemont, étaient des catholiques, c’était une idée répandue généralement parmi les protestants que l’or et les intrigues de la France étaient au fond de toutes ces rébellions; mais telles n’en étaient point les causes réelles, d’ailleurs bien faciles à reconnaître… Les causes manifestes à tous les yeux, c’étaient la misère, l’oppression, la famine parmi le peuple [241] ! »
Les insurrections des whiteboys ne se prenaient donc point au gouvernement : elles attaquaient la propriété et les propriétaires; c’était une guerre de la population agricole contre les possesseurs de la terre [242]. Et s’il fallait une dernière preuve pour démontrer que tel était leur caractère, il suffirait de considérer ce qu’il est aujourd’hui. Les insurrections des whiteboys, qui, depuis 1760 jusqu’à nos jours, se sont constamment reproduites sous des dénominations diverses, ont toujours eu et ont encore pour cause première l’excessive misère du peuple : et cette misère extrême a eu elle-même pour point de départ la persécution née des lois pénales.
Pendant près de cent années l’Irlande catholique a été comme si elle n’existait pas. Les protestants établis en Irlande, minorité faible et presque imperceptible, se sont posés vis-à-vis de l’Angleterre comme composant la nation irlandaise; c’est à ce titre qu’ils traitent, qu’ils agissent au dedans et au dehors. Ils disent qu’ils sont l’Irlande, et ils finissent par le croire : ils proclament légitime le pouvoir tyrannique qu’ils exercent, et ils sont peut-être de bonne foi. Assez forts pour se diviser entre eux, en présence de leur ennemi désarmé et abattu, ils finissent par oublier que cet ennemi est en possession d’une terrible puissance, celle du nombre; ils ne songent pas, le voyant endormi, qu’il peut se réveiller; pleins de confiance en eux-mêmes, ils le perdent de vue, et font comme si cet ennemi n’était point parmi eux; ils ne se souviennent plus de lui, et constituant en dehors de lui, de ses besoins, de ses mœurs, de tous ses intérêts, une société qui leur est propre, ils regardent cette société comme la seule existante, la seule réelle, la seule possible; tout ce qui n’est point cette société n’est rien à leurs yeux; tout ce qui se passe hors de son sein leur paraît méprisable et indigne de leur attention.
Il y a au fond d’une pareille situation un vice capital et de grands périls. Car, tandis que, dans son égoïsme confiant, cette minorité ferme les yeux à l’entour d’elle, et se replie tout entière sur elle-même, il se forme dans le lointain des orages qu’elle ne voit point; la majorité opprimée ourdit des trames de liberté, fait des rêves d’affranchissement, se relève peu à peu de sa dégradation; elle travaille, elle s’enrichit, elle prend des forces, rappelle son courage évanoui, ramasse ses armes abandonnées, et se prépare pour le combat. La faction ne voit rien de ce que fait contre elle ce peuple qu’elle est habituée à mépriser. Son administration protestante fonctionne bien; elle a des agents dociles, la législature lui est dévouée; pas une voix ennemie ne s’élève contre elle, elle a toutes les illusions d’un bon gouvernement : elle arrive ainsi par une navigation douce et facile au milieu d’une mer semée d’écueils et féconde en naufrages.
Lorsqu’un peuple tenu sous le joug nourrit secrètement des projets d’indépendance, et contient des germes de régénération, il peut rester longtemps encore inerte et muet; mais souvent aussi il ne faut, pour le tirer du silence et de l’engourdissement, qu’une circonstance extraordinaire, un accident fortuit. Cette circonstance favorable, cet accident heureux, ne manquèrent point à l’Irlande.
Je ne sais s’il se trouve dans l’histoire du monde un seul évènement politique qui ait eu, sur la destinée de tous les peuples, une aussi grande influence que la lutte soutenue par les États-Unis d’Amérique, à la fin du XVIIIe siècle, pour recouvrer leur indépendance.
La révolution d’Amérique est la première grande révolution qui se soit faite à la lumière de la liberté de la presse, et se soit reflétée dans les discussions publiques d’un gouvernement représentatif et libre. Voyez quel élan cette révolution a imprimé aux débats du parlement anglais ! Il semble que jusque là la liberté de la tribune elle-même fut muette, ou du moins cette liberté parlait sans se faire entendre au loin; la presse seule lui a donné une grande voix. Sans elle treize colonies de l’Angleterre se fussent peut-être séparées de la mère patrie sans que le monde en sût rien autre chose, sinon que c’étaient quelques rebelles qui seraient châtiés par leur maître.
Les petits événements, mêlés à la guerre de l’indépendance, considérés isolément, ont l’air de peu de chose. « C’était, dit un jour La Fayette au grand Frédéric, la plus grande des causes décidée par des rencontres de patrouilles [243]. » Si vous cherchez pourquoi de si petits faits sont si grands, pourquoi cette guerre d’escarmouches va décider du sort des peuples, vous n’en trouverez pas d’autre raison que le principe même au nom duquel cette guerre est livrée. Ce principe, c’est la résistance juste et légale contre l’oppression et la tyrannie. C’est l’idée qui trouble le monde, et non le fait. Attila passe sur les peuples comme l’ouragan sur les mers. Le fléau étant passé, on le maudit et on l’oublie. Un petit peuple se remue; à peine le sang coule; il est à deux mille lieues de nous; nous n’avons rien à craindre de ses agitations, et nous en sommes profondément émus : le fait est minime, mais le principe est immense.
La grande impression de la crise américaine sur les peuples est venue de ce qu’il ne s’est jamais rencontré de cause juste qui ait été si bien posée; car il ne suffit pas qu’elle soit juste, il faut encore que l’équité de la cause apparaisse. Les Américains ne se sont pas révoltés contre l’Angleterre, par cette raison seule qu’il vaut mieux être libre que dépendant; leur cause ainsi présentée eût été contestable, car il y avait un contrat, existant entre la mère-patrie et les colonies. Mais d’après ce contrat même, qui les liait à l’Angleterre, celles-ci ne pouvaient être taxées que par leurs propres représentants. Cependant l’Angleterre veut directement les soumettre à un impôt et les contraindre par la violence : la résistance était leur droit; elles combattent, triomphent, secouent le joug, et le monde entier applaudit en voyant le triomphe du droit sur la force. Il se fait alors chez tous les peuples un mouvement d’indépendance : comme il y a partout des tyrannies, on tente partout des essais de liberté. Ces grandes époques d’effervescence commune et d’efforts simultanés vers le droit sont rares; il faut que les peuples en profitent pour conquérir des garanties, car dès qu’elles sont passées, il y a autant d’apathie générale qu’il y avait d’agitation universelle.
Il n’est point de pays sur lequel la révolution d’Amérique ait été plus puissante que l’Irlande. Il y avait alors analogie dans la situation des deux peuples. Les colonies de l’Amérique du Nord étaient, il est vrai, beaucoup plus heureuses que l’Irlande, quoiqu’elles ne fussent que des colonies; traitées comme telles, elles avaient le bonheur d’être loin de l’Angleterre. L’Irlande, qui ne constituait ni une colonie, parce qu’elle n’avait jamais été occupée à ce titre; ni une partie de l’Angleterre, parce qu’on ne lui appliquait point les lois anglaises; ni un pays libre, puisqu’on faisait en Angleterre des lois destinées à la gouverner; l’Irlande, dis-je, avait pourtant un point commun avec les États-Unis, c’était d’être en lutte avec l’Angleterre sur ses droits : elle demandait la liberté pour sortir de sa misère, tandis que les colonies américaines, riches et prospères, voulaient seulement qu’on n’accrût pas leur dépendance.
Ces analogies saisirent aussitôt tous les esprits en Angleterre et en Irlande. Au parlement anglais, pas une discussion n’a lieu sur l’Amérique sans qu’on tourne ses regards vers l’Irlande. « Voyez, disaient les orateurs wighs dans le parlement anglais, voyez quel est l’effet d’une prétention injuste des gouvernants sur les sujets; craignez d’engager avec l’Irlande une lutte inique, dont l’état de vos colonies d’Amérique peut vous faire pressentir le dénouement. » « L’Angleterre, s’écrie un ennemi de la liberté irlandaise, en 1774, a aussi bien le droit de taxer l’Irlande que les colonies [244] ]. — Oui, répond un membre de l’opposition, et les colonies sont en révolte précisément parce qu’on a voulu les taxer. » On conçoit quel devait être le retentissement en Irlande de ces grandes discussions parlementaires où se développèrent, comme par une sorte de rencontre merveilleuse, les plus grands et les plus extraordinaires talents oratoires que l’Angleterre ait produits, Burke, Pitt, Fox, Sheridan, beaux talents, belles âmes, grands génies, dans lesquels l’amour de la gloire s’unissait si intimement à l’amour de la patrie !
L’Irlande est enflammée par ces discussions : en 1776 l’Amérique est libre; l’Irlande veut l’être aussi. La déclaration de l’indépendance américaine a été le plus grand instrument de l’indépendance irlandaise [245]. L’Amérique apprend à l’Irlande qu’un peuple dépendant peut devenir libre, et à l’Angleterre qu’il est périlleux de refuser la liberté à qui peut la prendre.
Le mouvement imprimé à l’Angleterre et à l’Irlande par l’émancipation américaine a eu des conséquences qu’il importe de constater. La première et la plus importante, sans doute, a été l’abolition de quelques-unes des lois pénales portées contre les catholiques d’Irlande; c’est la première pierre enlevée à l’édifice de la persécution; c’est le premier pas de la réforme. Voyons en quoi il consiste.
1° On concède aux catholiques le droit de posséder la terre avec bail de neuf cent quatre-vingt-dix neuf ans [246]. On leur accorde ainsi le droit de possession illimitée, sans leur concéder le droit de propriété. Un des motifs de cette restriction, c’est que la concession du droit absolu de propriété investirait les catholiques d’une trop grande influence dans les élections.
2° On abolit le droit qu’avait le fils d’un catholique, en se faisant protestant, d’être saisi de la propriété de son père, et de dépouiller celui-ci de la libre disposition de ses biens, dont il n’était plus que le fermier ou l’administrateur comptable envers son fils [247].
3° La loi qui réglait les successions des catholiques entre eux est abolie. En conséquence, le partage se fera désormais entre héritiers catholiques comme s’ils étaient protestants [248].
Une pareille réforme est sans doute bien incomplète, et la persécution demeure armée de rigueurs suffisantes pour frapper cruellement ceux qu’elle attaque. Mais le code de la tyrannie est entamé, et bientôt on le verra tomber pièce à pièce. Le mouvement est imprimé à la réforme : désormais nul grand fait ne s’accomplira sans porter son fruit. À mesure que les événements se présenteront, nous montrerons leur conséquence, et rattacherons immédiatement l’effet à la cause. De même que l’établissement des lois pénales n’avait eu rien de rationnel, il ne faut point s’attendre à trouver de l’ordre et de la logique dans la réforme qui les a détruites. Cette réforme s’est faite comme au hasard, par accidents, selon la circonstance et le besoin du moment. Le législateur qui avait créé les lois pénales sans plan et sans méthode les abolit de même.
Association des volontaires .
La guerre de l’Angleterre avec ses colonies ne produit pas seulement sur l’Irlande un effet moral; elle exerce encore sur le pays une influence que l’on peut en quelque sorte appeler matérielle .
À l’occasion de l’Amérique, l’Angleterre se trouvant en guerre avec la France, les États-Unis et l’Espagne, il y a nécessité de retirer d’Irlande une partie de l’armée anglaise pour l’envoyer en Amérique.
Les côtes d’Irlande étaient menacées journellement d’une descente et d’une invasion de l’étranger; l’Irlande demande du secours; mais on lui répond qu’elle ait à se défendre comme elle le pourra [249].
L’Angleterre était comme étourdie de la multitude d’embarras qui pesaient sur elle, tant auprès d’elle qu’au loin.
Ces embarras de l’Angleterre viennent ajouter à la force de l’Irlande, déjà enhardie par le succès d’une première concession obtenue. En ce moment d’ailleurs, l’Irlande était vivement irritée de ce qu’on lui refusât la liberté commerciale et maritime qu’elle réclamait. Des associations s’étaient formées, dont l’objet était de repousser toute marchandise anglaise, afin que les Anglais, qui contestaient à l’Irlande les avantages commerciaux, en fussent eux-mêmes privés.
Dans cet état de choses, le vice-roi avait déclaré que le Trésor était tellement épuisé, qu’il n’avait pas de quoi entretenir une milice régulière [250]. Alors, comme par un mouvement universel et spontané, l’Irlande se couvre d’une milice volontaire , qui s’arme, s’enrégimente, s’organise selon sa fantaisie, nomme ses chefs, se fait ses règles de discipline, sans que le gouvernement y ait aucune part soit directe ou indirecte, soit d’action soit de surveillance. L’association commerciale se transforme en une association militaire.
Le gouvernement semble agir imprudemment en laissant se former et organiser ces corps; mais comment s’y fût-il opposé ? Sans doute il l’aurait pu à la rigueur; mais il ne le voulait pas, et il avait raison : avant tout, il fallait se mettre en garde contre l’invasion étrangère, qui était imminente, et conjurer ce péril, qui était un péril de mort.
Il est bien malheureux pour les gouvernements tyranniques d’avoir quelquefois un impérieux besoin des peuples; car une fois que ce recours a eu lieu, le prestige est dissipé : le peuple sait par là qu’il est fort, et que son tyran est faible. Il ne saurait défendre le gouvernement sans apprendre l’art de se défendre lui-même contre celui-ci.
Le gouvernement anglais subit la nécessité de se jeter entre les bras de l’Irlande, et de lui remettre à elle-même le soin de sa propre conservation. Le vice-roi fait distribuer seize mille sabres ou fusils à la milice volontaire. Une force imposante est bientôt sur pied : quarante mille hommes s’organisent en un clin d’œil à leurs frais, et sans autre impulsion que celle du sentiment national. L’Irlande fut sans doute dès ce moment à l’abri des coups de l’étranger, mais dès ce jour aussi elle eut le secret de sa force contre l’Angleterre.
Ces corps armés, n’ayant d’autre discipline que celle qu’ils s’imposent eux-mêmes, refusant toute institution royale, se proclament souverains, en ce sens qu’ils ne veulent tenir que d’eux-mêmes leurs droits de citoyens armés.
Alors ils discutent les affaires de l’État, et se considèrent comme les vrais représentants de la nation; ils forment une espèce de parlement militaire; et l’Irlande ne fait plus à l’Angleterre une pétition qui ne soit présentée au bout des baïonnettes. Ils demandent pourquoi le droit des citoyens se bornerait à porter les armes, et pourquoi ils n’auraient pas le droit de délibérer sur les affaires publiques. Ils se réunissent à des jours marqués; chaque corps nomme ses représentants; des assemblées élues par la majorité des citoyens prennent des résolutions, approuvent ou blâment la conduite du gouvernement, lui recommandent telles ou telles mesures, censurent amèrement les actes du parlement qui lui paraissent nuisibles au pays. À vrai dire, le pouvoir parlementaire est dans les masses populaires, et les masses forment une armée. Une circonstance mémorable s’oppose aux désordres qu’un pareil état de choses semblerait devoir faire naître en grand nombre : c’est que tout ce qu’il y a de riches, de propriétaires, de gens notables, soit dans le commerce, soit dans les rangs de la bourgeoisie et de la noblesse, sont à la tête des corps de volontaires; ils y sont d’abord entrés par un sentiment national qui a saisi l’Irlande entière quand on a donné l’alarme de l’invasion étrangère; et puis lorsque les volontaires se sont organisés en corps politique délibérant sur les affaires de l’intérieur, ces notables bourgeois ou nobles restent à leur poste par calcul et par raison. Ils voient avec terreur la marche des événements; ils comprennent tout ce qu’a de périlleux une armée délibérante; mais ils pensent combien plus dangereuse elle serait si ses chefs se retiraient d’elle [251].
Les volontaires apprennent à l’Angleterre qu’il y a une Irlande redoutable, et avec laquelle il faut compter. Composés pour la plupart de protestants, ils apprennent à l’Angleterre et à l’Irlande elle-même que chez beaucoup de protestants les préjugés contre les catholiques sont affaiblis, puisque ces mêmes volontaires qui demandent les armes à la main un commerce libre et un parlement indépendant, prennent aussi la résolution suivante :
« Que comme hommes, comme Irlandais, comme chrétiens et comme protestants, nous nous réjouissons de voir s’adoucir les lois pénales existantes contre nos concitoyens les catholiques romains, et que nous attendons de la mesure proposée au parlement les conséquences les plus heureuses pour l’union et la prospérité de l’Irlande [252]. »
C’est de ce jour que date la naissance en Irlande d’un parti libéral parmi les protestants de ce pays. Jusqu’alors il y avait eu seulement des protestants patriotes, en ce sens qu’ils auraient voulu que l’Irlande ne fût pas asservie à l’Angleterre; mais ces patriotes qui souffraient impatiemment le joug anglais trouvaient bon que la population catholique subît le leur. Aujourd’hui ils commencent à invoquer la liberté non seulement pour eux-mêmes, mais pour tous leurs concitoyens.
Ils ne réclament, il est vrai, que d’une voix timide la fin des persécutions contre les catholiques; mais enfin ils constatent l’injustice en demandant qu’elle cesse; et la population sur qui pèsent les lois pénales a désormais des auxiliaires dans les rangs de ses oppresseurs.
Les volontaires , leurs actes, le mouvement qu’ils impriment en Irlande à l’opinion publique, leur effet moral sur l’Angleterre, amènent l’indépendance du parlement irlandais.
La loi Poynings , appelée ainsi du nom du vice-roi sous l’administration duquel elle fut rendue, au temps de Henri VII, établissait qu’on n’assemblerait en Irlande aucun parlement, sans que les motifs de sa convocation, les projets de loi qu’on se proposait d’y discuter fussent préalablement examinés et approuvés par le gouvernement anglais [253]. Cette loi, qui plaçait le parlement irlandais dans les liens absolus de l’Angleterre, n’avait jamais cessé d’exciter les plaintes de l’Irlande.
Le 19 juillet 1782, le parlement irlandais se déclare indépendant du parlement anglais, et proclame le principe délibéré hautement par les volontaires , qu’aucun pouvoir sur la terre n’a le droit de faire des lois obligatoires pour l’Irlande , si ce n’est le roi , les lords et les communes d’Irlande [254].
Dans la foule des combattants parlementaires, il faut distinguer un grand chef, Henri Grattan : il est rarement donné à un seul homme d’avoir une plus grande part dans un mouvement national, et de contribuer plus à un succès amené d’ailleurs par des causes générales.
C’est sur sa parole vive et puissante que le parlement d’Irlande adressa au roi cette déclaration énergique :
« Que ses sujets d’Irlande sont un peuple libre; que la couronne d’Irlande est une couronne impériale inséparablement unie à la couronne d’Angleterre par un lien d’où dépendent le bonheur et l’intérêt des deux peuples; mais que le royaume d’Irlande est un royaume distinct, ayant son parlement à lui et sa législature propre; que nul au monde n’est compétent pour faire des lois qui obligent cette nation, sinon le roi, les lords et les communes d’Irlande… [255] »
Cette adresse, appuyée sur une armée de soixante mille hommes, eut plein succès auprès du parlement d’Irlande, qui abolit expressément les lois dans lesquelles l’Angleterre puisait son droit de prédominance et de suprématie législative sur l’Irlande [256].
On peut considérer l’acte par lequel le parlement d’Irlande se déclara indépendant comme un écho de la déclaration d’indépendance des colonies américaines.
L’Amérique du Nord inspira ce mouvement : l’association des volontaires irlandais donna à l’Irlande la puissance nécessaire pour l’exécuter.
Ce serait pourtant très-mal comprendre la situation constitutionnelle de l’Irlande vis-à-vis de l’Angleterre, que de l’assimiler à celle des colonies américaines vis-à-vis de la métropole.
Rien n’est plus fréquent que d’établir cette comparaison; on a vu l’Irlande gouvernée pendant des siècles par la force seule, et l’on pense que la force était le seul lien qui l’attachait à l’Angleterre. Adopter un pareil point de vue, c’est méconnaître entièrement la nature du contrat existant entre l’Angleterre et l’Irlande.
Il n’est pas douteux que l’Irlande n’ait été, lors de la conquête et encore longtemps après, à la merci de l’Angleterre, et on conçoit aisément que celle-ci eût pu, si tel avait été son bon plaisir, établir en Irlande un gouvernement purement despotique, uniquement fondé sur le droit de la force et de la conquête. Mais la question n’est pas de savoir s’il était possible qu’elle agît de la sorte, mais bien si elle l’a réellement fait : or, il est constant que telle n’a point été sa conduite envers l’Irlande, et qu’à peine avait-elle envahi ce pays, elle lui a donné des institutions libres; elle lui a notamment reconnu le droit d’avoir un parlement à elle et de ne payer d’autre impôt que celui voté régulièrement par ce parlement. À peine maîtresse de sa grande charte, celle-ci en a étendu les principes à l’Irlande, la liberté individuelle, la garantie de la propriété, le jugement par jury, etc. L’Irlande, pays conquis, s’est trouvée en possession de ces droits, non parce qu’elle constituait un État indépendant, mais parce que le peuple duquel elle dépendait lui en avait fait la concession; elle tenait ses libertés de celui-là même qui aurait pu ne lui donner que des chaînes.
Maintenant, si l’on réfléchit aux circonstances qui ont accompagné et suivi la conquête, on verra que cette générosité première de l’Angleterre, dotant l’Irlande de liberté au lieu de servitude, ne fut point un accident, et qu’il eût été très-difficile pour elle d’agir autrement qu’elle n’a fait.
Il ne faut point oublier que la conquête de l’Irlande par l’Angleterre fut féodale. On a vu plus haut dans quelles circonstances et à quel titre les vassaux et sujets de Henri II s’établirent en Irlande. Ces Anglo-Normands, pour la plupart nobles d’origine, conservèrent en Irlande tous les privilèges inhérents à leur condition; et le roi ne songea pas plus à les en dépouiller, que ceux-ci ne pensèrent à contester au roi sa qualité de seigneur suzerain d’Irlande.
Il faut donc, après la conquête, ne pas voir seulement l’Angleterre aux prises avec des Irlandais indigènes, et faisant peser sur eux le joug du vainqueur; on doit la considérer surtout dans ses rapports avec les conquérants sortis de son sein, tous hommes libres, AngloNormands de race, en face desquels elle se trouve placée, et qu’elle est obligée de traiter comme les habitants de toute autre province relevant du roi. On trouve alors en Irlande des hommes plus ou moins abaissés dans l’échelle féodale, dont la royauté tient le sommet; mais ce sont tous, dans le style de ce temps, des hommes libres, et non des sujets conquis.
À la vérité, pendant un temps très-long, les conquérants de l’Irlande n’occupèrent pas le pays entier; et longtemps aussi la population insoumise des indigènes qui les entourent est traitée par l’Angleterre en ennemie, privée de tous les privilèges accordés par l’Angleterre à ses enfants; et tant que cet état de choses dure, on peut considérer qu’il y a dans ce pays deux Irlandes : l’une anglaise et conquérante, l’autre vaincue ou rebelle; la première participant aux institutions libres de l’Angleterre; la seconde subissant toutes les servitudes attachées à la conquête. Mais la main puissante de Henri VIII s’étant appesantie sur ce pays, les deux Irlandes n’en font plus qu’une; Anglais ou Irlandais d’origine, tous sont sujets d’un même empire; il n’existe pour tous qu’une seule et même loi; de sorte qu’à partir de ce temps, la condition faite aux colons anglo-normands par les lois antérieures devient le droit commun de l’Irlande entière. Henri n’était pas prodigue de droits et de privilèges; on ne saurait dire si, dans ses vues de tyrannie, il voulait élever les Irlandais jusqu’à la liberté anglaise, ou rabaisser ses sujets anglais jusqu’à la servitude de l’Irlande sauvage.
Quoi qu’il en soit, le despote établit le niveau en Irlande; et plus tard l’Anglais de ce pays ne put invoquer un seul droit politique qui n’appartînt également à tout Irlandais.
Ce principe de liberté politique, dû au caractère féodal de la conquête, trouva, lors des guerres religieuses du XVIe siècle, une singulière occasion de se développer.
Lorsque l’Angleterre protestante se trouva aux prises avec l’Irlande catholique, la question de race s’effaça devant celle du culte; il ne s’agit plus de soumettre au joug les enfants indomptés de la vieille Hybernie, mais bien d’étouffer l’hydre de la superstition et du papisme réfugié en Irlande : et voilà pourquoi l’Angleterre, fanatisée par l’Écosse, se rue sur l’Irlande. Les colons anglais, qui, à cette époque, envahissent le sol irlandais, s’en emparent non seulement pour y posséder des terres, mais encore pour y planter et y faire fleurir l’arbre de la vraie religion [257]. Ainsi font les Écossais de Jacques Ier ; de même les fanatiques de Cromwell; pareillement les partisans de Guillaume III. De 1615 à 1688, c’est-à-dire en moins de quatre-vingts ans, l’Irlande est religieusement envahie trois fois, et les occupants religieux y restent.
Ainsi, de même qu’en 1172, l’Angleterre s’était trouvée, après la première conquête, en face d’une société féodale, dont elle ne pouvait méconnaître les privilèges, de même, à l’époque des agitations du XVIe siècle, l’Angleterre protestante vit naître en Irlande une société religieuse dont elle ne pouvait ni ne voulait enfreindre les droits.
On ne comprendrait pas que dans ces temps d’enthousiasme religieux, auquel se mêlait quelquefois un singulier esprit de nivellement universel, il fût venu à l’idée des Anglais de placer les protestants d’Irlande dans une condition politique inférieure à celle des protestants d’Angleterre : on eût alors regardé comme une impiété et comme une odieuse injustice tout privilège accordé aux Anglais à l’exclusion de leurs frères protestants d’Irlande.
Alors, il est vrai, il y eut de terribles conflits entre l’Angleterre et l’Irlande; alors, sans doute, on vit encore des vainqueurs et des vaincus, et ce fut encore l’Angleterre qui fut victorieuse. Mais les vaincus ne furent pas des Irlandais , ce furent des catholiques , les uns de race anglaise, les autres Irlandais d’origine. Il y eut un parti religieux abattu, point de nation conquise. Pendant près de deux siècles la majorité des habitants de l’Irlande fut sans droits ni privilèges politiques; mais elle ne fut point opprimée comme peuple, seulement comme secte.
Le moment où le parti papiste d’Irlande subissait la plus terrible tyrannie était précisément celui où l’Angleterre se montrait la plus libérale envers la seule population irlandaise qu’elle reconnût alors, c’est-à-dire les protestants. Jamais tant de sympathie n’avait existé entre les deux peuples; comme ils avaient la même passion religieuse, ils semblaient n’avoir qu’un intérêt commun; et Cromwell exprima très-bien le sentiment public qui existait alors, en faisant ce qui ne s’exécuta définitivement que cent cinquante ans après lui, c’est-à-dire en déclarant l’Irlande unie à l’Angleterre [258].
Il est à remarquer que cette portion immense des habitants de l’Irlande qui ne jouissaient point des privilèges de la constitution n’en étaient pas directement exclus par la loi; tous même étaient, comme Irlandais, en droit de l’invoquer; leur incapacité ne provenait que de leur conscience, qui leur interdisait de prêter le serment religieux dont la loi avait fait une condition de l’exercice de presque tous les droits civils et politiques. Aussi, le jour où l’on a dispensé de ce serment les catholiques et les autres dissidents, ceux-ci se sont trouvés, ipso facto , en pleine jouissance de tous leurs privilèges, dont ils n’avaient jamais perdu le droit et dont l’exercice seul avait été suspendu; et ils ont alors tout aussitôt participé aux avantages de la société libre qui n’avait jamais cessé d’exister en Irlande.
On voit par ce qui précède quelle est l’erreur de ceux qui croient expliquer la situation respective de l’Irlande et de l’Angleterre par la nature des rapports qui ont coutume d’exister entre une colonie et la métropole.
L’Irlande n’a jamais eu d’une colonie que le nom. L’état de colonie implique une dépendance politique et législative envers la mère-patrie et une condition d’infériorité auxquelles ne pouvait être soumise ni l’Irlande féodale de Henri II, ni l’Irlande protestante de Cromwell et de Guillaume III.
L’Irlande est d’ailleurs trop près de l’Angleterre pour remplir les conditions d’une colonie ordinaire, que l’éloignement de la mèrepatrie protège en quelque sorte, et qui trouve une certaine indépendance dans l’impossibilité même où est la métropole de la gouverner sans cesse.
Toute conquête voisine du pays ne saurait demeurer dans la situation intermédiaire que tient une colonie entre l’indépendance politique et l’entière sujétion. Il fallait nécessairement que l’Irlande, placée sous le sceptre de l’Angleterre, fût traitée en égale, ou en ennemie, faite libre ou esclave. Nous venons de voir comment elle ne pouvait être placée en état de servitude : elle reçut donc, théoriquement au moins, les privilèges de la liberté. Plus d’une fois, sans doute, l’Angleterre méconnut les droits qu’elle avait consacrés; elle les viola toutes les fois qu’il lui plut de le faire; car, pour avoir donné à l’Irlande un gouvernement libre, l’Angleterre ne cessait pas d’être plus forte que celle-ci, et ses intérêts l’emportèrent souvent sur ses engagements et même sur ses passions. C’est ainsi que le premier des Tudors, Henri VII, soumit à une sorte de censure préalable toutes les lois proposées au parlement irlandais [259]; et plus tard, sous Guillaume III, quand l’Angleterre voulut d’un seul coup anéantir l’industrie et le commerce irlandais, elle alla jusqu’à soutenir que les lois du parlement anglais étaient obligatoires pour l’Irlande.
Mais, tout en se soumettant, l’Irlande protesta toujours contre ces abus de la force; et voilà que l’Angleterre elle-même reconnaît solennellement ses excès lorsqu’elle déclare [260] que jamais le parlement anglais n’a eu le droit de faire des lois pour l’Irlande, ni de porter atteinte à l’indépendance du parlement irlandais . Avant que l’Angleterre eût reconnu ce principe, l’Irlande l’avait proclamé elle-même; et ce qui est digne de remarque, c’est qu’en se déclarant libre elle agit non comme une colonie qui brise ses fers et s’émancipe, mais comme un peuple qui rétablit son droit : bien différente des provinces américaines, dont la déclaration d’indépendance fut un signal éclatant de guerre à l’Angleterre, elle ne fut jamais plus étroitement unie à ce pays que le jour où son indépendance parlementaire fut constatée : c’est que cette indépendance était la condition première du pacte social; par leur émancipation, les États-Unis brisaient le contrat auquel l’Irlande restait fidèle en devenant libre. Burke a très-bien peint l’événement de 1782 en disant qu’il a été le 1688 de l’Irlande [261].
Le mouvement des volontaires , d’où naît la déclaration d’indépendance du parlement d’Irlande, a deux effets distincts : l’un général, qui intéresse tous les habitants de l’Irlande, catholiques et protestants; et un autre qui est spécial aux catholiques.
Sous le premier rapport, l’indépendance du parlement irlandais, quoique profitant à tous, est un succès surtout pour les protestants qui, étant en possession de tous les avantages sociaux, sont les plus impatients de conquérir un gouvernement libre : ceux qui meurent de faim, les prolétaires, ne songent guère à l’indépendance du parlement comme moyen d’avoir du pain; ils sont trop misérables pour envier les droits politiques; leur ambition se porte sur les objets immédiats de leurs besoins, et ils ne considèrent point que la liberté politique est aussi le meilleur instrument pour créer le bien-être social.
Cependant le parlement irlandais, quoique exclusivement composé de protestants, ne pouvait recouvrer son indépendance sans la manifester par quelques actes favorables aux catholiques.
Aussi, à la même date de 1782, l’Irlande voit-elle abolir les lois qui empêchaient les catholiques d’acquérir, de disposer, de vendre, d’acheter, de succéder, de posséder la propriété comme les protestants [262]. Ceci est le complément de la loi de 1778 : c’est la concession du droit de propriété sans restriction; désormais ce n’est pas comme fermier perpétuel ou de 999 ans que le catholique possédera la terre, mais bien comme propriétaire.
— Révocation de la loi qui défendait d’avoir un cheval de plus de 5 livres sterling et permettait, en temps de guerre ou en cas de crainte d’une invasion, de prendre tous les chevaux des papistes [263]. Ainsi désormais plus de prohibition contre les catholiques de posséder des propriétés soit mobilières, soit immobilières.
— Révocation des lois qui infligeaient aux prêtres catholiques des peines pour avoir célébré un office selon le rit catholique [264]; reste seulement défense d’officier dans une chapelle avec cloche et clocher [265].
— Abolition de la loi qui permettait d’emprisonner tout papiste refusant de dénoncer un prêtre qui disait la messe et les assistants [266]. C’est un acheminement vers la tolérance du culte catholique; les catholiques ne pourront, il est vrai, célébrer leur culte ni avec pompe ni avec éclat, mais enfin ils pourront prier en silence selon les formes de leur religion. De là l’abolition de toutes les peines d’emprisonnement, de déportation, portées contre le prêtre catholique.
— Enfin révocation de la loi qui empêchait les catholiques 1° d’être instituteurs de la jeunesse [267]; 2° d’être tuteurs de leurs enfants et des enfants d’autrui [268].
Ceci est la seconde émancipation catholique : de cette époque datent encore deux changements qui, quoique profitant tout à la fois aux protestants et aux catholiques, doivent être considérés surtout comme utiles à ces derniers : on veut parler de la loi par laquelle les juges d’Irlande furent déclarés inamovibles , si ce n’est en cas de prévarication ( till good ou behaviour ou quamdiu se bene gesserint ) [269], et la loi d’ habeas corpus [270] établissant pour l’Irlande le grand principe de la liberté individuelle sur la même base d’inviolabilité qu’en Angleterre.
Je dis que ces deux lois générales sont particulièrement favorables aux catholiques : car ce sont surtout les pauvres et les opprimés qui ont besoin de garanties et de lois tutélaires.
Il ne serait pas raisonnable de penser qu’un corps aussi puissant, représentant la nation, ayant le sentiment de son droit et la conscience de sa force, après avoir décrété des résolutions aussitôt transformées en lois par les parlements d’Angleterre et d’Irlande, s’en tiendra là.
Dès que le parlement irlandais eut été proclamé et reconnu indépendant, les volontaires de Belfast (31 juillet 1782) déclarèrent, après délibération, que la nation ne devait point se contenter de ce qui avait été fait [271].
Immédiatement après la déclaration d’indépendance du parlement d’Irlande, une autre chose se présentait naturellement à faire : c’était sa réforme. Ce parlement n’était qu’une représentation mensongère, même de la population protestante; sous l’influence de la corruption, il votait des lois anti-nationales, des lois populaires sous l’empire de la peur. Vainement on l’avait proclamé libre, il ne l’était que de nom. Et comme ses vices tenaient à la source même, c’est-à-dire au système électoral dont il émanait, c’était une réforme radicale qu’il fallait. En conséquence, les volontaires, réunis en convention nationale , proclament la nécessité d’ une réforme parlementaire (1783) [272].
En même temps que ce débat s’agitait dans cette grande assemblée de la nation armée, la même question était portée devant ce parlement irlandais, dont le lecteur a peut-être oublié l’existence, et qui cependant siégeait en ce moment à Dublin; de sorte qu’on peut dire que l’Irlande avait alors deux assemblées de représentants, l’une parfaitement légale et impopulaire; l’autre irrégulière, mais sortie du sein du peuple.
Cependant le parlement d’Irlande rejette la proposition de réforme à la majorité de 159 voix contre 77. On avait demandé à ce parlement plus qu’il ne pouvait faire. En effet, changer les bases sur lesquelles se faisaient les élections, c’eût été assurer à la majorité de ses membres qu’ils ne seraient pas réélus; c’était demander un suicide patriotique à de mauvais citoyens. La chambre résolut de maintenir ses privilèges et ses justes droits contre toute entreprise et toute usurpation.
Peut-être le parlement d’Irlande eût fait par peur ce qu’il ne fit pas par esprit de justice et de raison, s’il y avait eu pour lui quelque péril à refuser la réforme parlementaire; mais ce péril n’existait pas. Les volontaires armés , qui avaient demandé énergiquement et obtenu l’indépendance du parlement, ne sollicitaient point la réforme parlementaire avec la même énergie. La division commençait à se glisser parmi eux; beaucoup croyaient que, cette indépendance étant obtenue, tout était fait, et qu’il n’y avait plus qu’à se reposer; d’autres, ils étaient en grand nombre, commençaient à craindre que les discussions, en se prolongeant, et les réformes, en suivant leurs cours, n’amenassent une révolution dangereuse dans l’état des catholiques. Or, presque tous les volontaires étaient protestants.
Remarquez que, dans le parlement, l’émancipation politique des catholiques était discutée; on examinait la question de savoir s’ils devaient être appelés à l’exercice des droits électoraux, en même temps qu’on agitait les questions générales de réforme parlementaire. Les deux questions se trouvaient ainsi liées; on les mêlait de même parmi les volontaires. Ceux-ci, disposés à adoucir les souffrances des catholiques, mais non à les émanciper, avaient pris une délibération établissant que la réforme parlementaire devait avoir lieu, mais que les catholiques ne devaient point être appelés à jouir de la franchise électorale [273]. Cependant, les deux questions se trouvant confondues et discutées en même temps dans le parlement, on conçoit très-bien comment les protestants devaient craindre que le triomphe de celle qu’ils désiraient ne conduisît au succès de l’autre. Ils devaient d’autant plus redouter cette conséquence que la logique y conduisait. Comment discuter rationnellement les principes de la représentation parlementaire fondée sur la propriété, et contester les droits qui découlent de celle-ci à un certain nombre de propriétaires, sur le seul motif de leur religion, à l’instant même où l’on avait reconnu et proclamé l’injustice des lois pénales contre eux ?
Ceci explique l’indifférence avec laquelle fut accueillie la résolution des communes d’Irlande, qui rejetait la réforme parlementaire.
La réforme parlementaire était repoussée; et cependant la corruption de ce parlement était extrême. Les communes se composaient de trois cents membres : s’il eût fallu corrompre trois cents députés indépendants, la tâche eût été difficile et onéreuse; mais, sur ce nombre, la plupart n’étaient que des créatures de l’aristocratie; plus de deux cents étaient nommés par des bourgs pourris appartenant soit à des lords, soit à de riches propriétaires, membres eux-mêmes de la chambre des communes; de sorte qu’il suffisait d’en acheter quelques-uns pour les avoir presque tous [274]; un seul disposait quelquefois de vingt bourgs.
Il y avait deux manières d’acheter les membres des communes : les emplois et les pensions. La première était le mode honorable de se vendre; le gouvernement avait à sa disposition une foule de charges. Quand il n’en avait pas un nombre suffisant, il en créait de nouvelles; lorsque les emplois existants n’étaient pas assez rétribués, il en augmentait le produit [275]. À l’égard des petits offices de judicature et d’administration, qui n’étaient pas de nature à convenir à des représentants de la nation, on les vendait à qui voulait les acheter, et le prix provenant de ce commerce formait une ressource pour acheter des voix.
Quand la ressource des fonctions publiques était épuisée, on donnait des pensions sur le revenu irlandais [276]. L’argent employé de cette manière était celui de la pauvre Irlande, qui fournissait ainsi à ses ennemis de quoi payer ceux qui la vendaient en se vendant eux-mêmes. Ces pensions, qui, en 1756, n’étaient que de 44 000 liv. sterl., s’élevaient, en 1793, à 120 000 liv. sterl., c’est-à-dire à 3 060 000 fr. [277] Enfin, quand le gouvernement n’avait plus à sa disposition d’emplois publics à donner, et que le fonds des pensions était épuisé, il prenait dans le Trésor public ce dont il avait besoin, sauf à occasionner un déficit dans les caisses de l’État. Il était rare qu’un vice-roi sortît d’Irlande sans y laisser un arriéré de 2 ou 300 000 liv. sterl. [278]
La corruption se pratiquait avec un incroyable cynisme. « On savait généralement, dit Gordon, dont le témoignage n’est pas suspect, qu’on payait la majorité [279]. » « Osez nier cette corruption ! » s’écrie Grattan au sein même du parlement corrompu, et nulle voix ne le contredit. Quelquefois, après avoir remarqué une forte opposition dans le parlement, on était tout étonné de la voir s’évanouir subitement; ce qui arriva en 1765, à l’occasion du bill relatif à l’exportation des grains. C’est que, les opposants ayant pris une attitude alarmante, on en acheta tant qu’on put. « Aussi, disait le docteur Lucas, on sait bien ce qu’ont coûté à la nation certains patriotes qui, ayant fait de l’indépendance, avaient perdu leurs pensions, mais auxquels on les a rendues; qu’il a fallu ainsi pensionner, destituer, repensionner; dépense totale, environ un demi-million sterling (plus de 12 000 000 de francs) [280]. »
Dans l’origine, les parlements étaient annuels; par abus, leur existence se prolongea; et, peu à peu, on les fit durer toute la vie du roi [281]. Il résultait de là que, si la première année le gouvernement avait acheté la majorité, il en demeurait le maître, et en disposait selon son bon plaisir jusqu’à l’avènement d’un nouveau roi. Pour éviter la mauvaise chance d’un règne trop court et d’un nouveau parlement trop rapproché du dernier, il fut un jour proposé au parlement de voter vingt-cinq ans de subsides. C’était aller droit au but; mais la motion échoua.
Sous le règne de Georges III, un autre système fut établi : le parlement devint octennal, avec charge de se réunir tous les deux ans, ce qui, en huit ans, faisait quatre parlements.
La conséquence fut que tous les huit ans il y eut un nouveau parlement à acheter; les députés qui s’étaient vendus disparaissaient généralement, et ne revenaient point par l’effet des nouvelles élections : mais il en venait d’autres avec lesquels on traitait, et ce qu’on considérait comme une garantie d’indépendance ne parut à un grand nombre qu’un surcroît de dépense pour le gouvernement anglais, c’est-à-dire pour l’Irlande qui avait à faire les fonds de la corruption.
La chambre des lords était plus facile encore à gagner. La couronne exerçait sur elle cet ascendant que possède naturellement un supérieur sur ceux qui tiennent de lui tout ce qu’ils ont. Presque tous étaient d’ailleurs d’une noblesse nouvelle, et par conséquent sans racine dans le pays. Le plus grand nombre enfin ne résidait point en Irlande. Occupés à Londres de leurs plaisirs, ou assidus à la cour du roi d’Angleterre, ils aspiraient bien plus à passer pour des lords anglais que pour de courageux défenseurs des intérêts de leur pays. La session des lords irlandais ne se signalait guère que par quelques rapports de courtoisie avec le vice-roi; et ces rapports, chaque fois qu’ils avaient lieu, faisaient toujours éclater parmi les seigneurs irlandais quelque bassesse nouvelle. « Jamais, dit l’auteur des Mémoires de lord Charlemont, on ne vit une noblesse de cour varier, autant que celle d’Irlande, les formes obséquieuses de la servilité [282]. »
À vrai dire, la chambre des lords n’était point et ne pouvait être un embarras pour le gouvernement anglais. D’un autre côté elle était si faible, comme institution nationale, que son appui avait peu de valeur; mais elle présentait au gouvernement anglais une ressource d’une autre nature, et qui avait aussi son prix. Il arrivait quelquefois que le fonds des pensions était épuisé, lorsqu’on avait encore besoin d’argent pour corrompre; dans ce cas on vendait la pairie à des gens qui n’y avaient aucun droit, et qui, par cette raison, s’estimaient heureux de la gagner à prix d’argent; et les sommes provenant de ce trafic servaient à acheter les consciences encore libres.
Le grand mérite de la pairie aux yeux du gouvernement était donc qu’elle lui donnait, en payant ses titres, de quoi corrompre la chambre des communes. « Ainsi, disait Grattan, dans le parlement d’Irlande, les ministres vendent les prérogatives de la couronne pour acheter les privilèges de la nation [283]. »
L’agent légal des négociations parlementaires entre l’Angleterre et les deux chambres irlandaises était le vice-roi d’Irlande.
Mais pendant longtemps ce grand dignitaire ne prit de la dignité que l’émolument. La charge de vice-roi d’Irlande était considérée comme une sinécure dont le gouvernement anglais avait coutume de disposer pour satisfaire quelque exigence politique. Quand un grand seigneur demandait un ministère, malgré une incapacité absolue, on le nommait vice-roi d’Irlande; c’était aussi quelquefois pour un grand personnage, pauvre ou ruiné, un moyen de faire ou de réparer sa fortune. Le vice-roi possédait dans sa vice-royauté deux palais magnifiques, l’un à Dublin, l’autre aux environs de la ville, mais il n’y résidait point. Le séjour de Dublin ne pouvait lui tenir lieu de Londres, où le retenaient ses habitudes et ses plaisirs. Il y a des vice-rois qui n’ont même pas paru une seule fois en Irlande : par exemple, lord Weymouth, nommé en 1765 [284]. D’ordinaire ils allaient y passer quelques mois seulement, de deux ans en deux ans, pour l’ouverture du parlement, après quoi ils revenaient en Angleterre. Quoique son séjour en Irlande fût aussi bref, le vice-roi n’en tirait pas moins de gros profits; lord Wharton y gagna en deux ans 1 200 000 fr. (45 000 livres sterling) [285]. C’était chose tellement insolite en Irlande, qu’un vice-roi résidant , que lorsqu’en 1768 lord Townsend vint en cette qualité se fixer à Dublin, tout le peuple se refusait de croire au phénomène [286].
En l’absence du vice-roi, le gouvernement était confié, par intérim, à trois lords justiciers choisis soit parmi les membres du conseil privé, soit parmi les juges des quatre cours, soit encore dans les hauts dignitaires de l’Église anglicane. C’étaient eux que le gouvernement anglais employait pour négocier de la majorité dans le parlement.
Il y avait toujours dans le parlement, dit le docteur Campbell, trois ou quatre personnages influents, dont la coalition amenait nécessairement la majorité sur une question quelconque. C’étaient ces individus qu’il importait de gagner, et avec lesquels les lords justiciers traitaient ensuite : la plus immorale et la plus scandaleuse des transactions intervenait alors. Les lords justiciers livraient véritablement à forfait l’administration de l’Irlande; ils remettaient à ces membres influents du parlement la disposition de tous les emplois et dignités dépendants du pouvoir exécutif, le revenu de l’Irlande, le fonds des pensions : moyennant quoi ceux-ci contractaient l’engagement illimité de faire passer dans le parlement toutes les lois que désirerait le ministre anglais. C’était mettre à l’ entreprise le gouvernement de l’Irlande : aussi ces vils agents sont-ils appelés, dans l’histoire et dans tous les mémoires du temps, du nom d’ entrepreneurs (undertakers) [287].
En vertu des pouvoirs qui leur étaient délégués, ils nommaient à tous les offices de lieutenant de comté, de shériff, de juges de paix, d’avocats de la couronne, d’agents comptables; ils donnaient les pairies, ou plutôt ils ne conféraient gratuitement aucun emploi ni aucune fonction; ils vendaient tout ce qu’ils donnaient. Le parlement, la justice, l’administration, tout était vénal en Irlande.
Les entrepreneurs avaient sur le vice-roi toutes sortes d’avantages : comme ils étaient toujours sur les lieux, ils connaissaient mieux que lui le courant des affaires et le fond des intrigues. Ils se prêtaient d’ailleurs avec bien plus de souplesse que le vice-roi à toutes les basses manœuvres dont on leur demandait d’être les instruments. L’office de la vice-royauté était devenu tellement ignoble, que le vice-roi ne pouvait plus le remplir. Tout le pouvoir étant placé dans ces agents, la vice-royauté n’était plus qu’une dignité nominale, et si un vice-roi eût voulu se prévaloir de son titre pour disposer des places et des honneurs, les entrepreneurs eussent été en droit de se plaindre d’une violation de contrat. En général, si le vice-roi faisait une recommandation, ils n’en tenaient aucun compte [288].
La coterie des gens de justice et des hommes de cour, auxquels cette vile besogne convenait, était la même qui, jadis, dans les temps de guerres civiles, spéculait sur les confiscations; comme il n’y avait plus de terres à prendre, ils ne tuaient plus personne; ils volaient tout le monde.
Sur vingt vice-rois qui, dans le cours d’un siècle, se succédèrent en Irlande, il s’en rencontra un, lord Townsend, qui, en 1767, forma le projet d’administrer lui-même [289]; son intention était honnête et pure; il voulait écarter des affaires la cabale dominante, et gouverner directement l’Irlande sans aucun intermédiaire.
Mais les corrupteurs étant éloignés, restaient tous ceux qu’avait atteints la corruption, et qui en avaient contracté les habitudes et les besoins. Il y avait désormais, parmi les lords et dans les communes d’Irlande, un certain nombre de membres accoutumés à vivre sur le salaire de l’Angleterre, et qu’on devait se résigner à trouver hostiles si on cessait de les payer. Lord Townsend, qui, avant tout, voulait répondre de l’Irlande à son pays, eut recours au seul moyen alors connu de succès. Il gouverna seul, il est vrai, mais en payant comme faisaient ceux qu’il avait éconduits [290]; avec cette seule différence que, novice dans la corruption, il se laissa dicter des conditions très-dures par les consciences qu’il achetait. Quoiqu’il ne retirât des marchés aucun lucre personnel, il dépensa plus que les entrepreneurs, qui ne donnaient jamais rien sans retenir pour eux-mêmes. À tout prendre, il en coûtait plus à l’Irlande d’être gouvernée par un homme d’honneur que par des intrigants [291]. C’est que, s’il était digne, son système ne l’était pas. Rien n’est plus gauche qu’un honnête homme dans les pratiques de la corruption; il n’entend rien aux roueries avec lesquelles il traite. Il faut laisser aux âmes basses les viles intrigues : elles y sont supérieures.
On ne saurait voir le parlement d’Irlande et sa vénalité sans être agité d’un doute; n’eût-il pas mieux valu pour l’Irlande n’avoir aucune représentation parlementaire que d’en posséder une semblable ? De quelle utilité sont pour le pays des représentants qui se vendent ? N’est-ce pas une charge de plus pour le peuple qui en définitive les paie ? Et l’autorité de ces mandataires de la nation n’est-elle pas un manteau dont le pouvoir se couvre, et qui lui donne pour le mal plus de puissance qu’il n’en aurait, abandonné à ses propres forces ?
Il y avait sans doute dans la corruption du parlement d’immenses périls. Cependant le pouvoir exécutif n’est pas toujours en mesure d’acheter les membres du parlement, même quand il en a la volonté. Il arrive quelquefois que ceux-ci ne sont pas en humeur de se vendre. Quand ils se vendent, il y a un marché délicat à passer, qui, quand on le connaît, fait scandale et entrave la corruption; enfin l’amour de la liberté est tel, que ceux qui s’aliènent essaient souvent de garder quelque chose d’eux-mêmes; ils trichent avec les acheteurs, font avec leur propre conscience les plus étranges compositions, s’efforcent de retenir quelque honneur au sein de leur dégradation, et sont tentés de montrer de l’indépendance à l’instant même où ils ont accepté la servitude. Placés entre le mandat de leurs commettants et l’engagement pris avec le pouvoir auquel ils se sont livrés, ils appartiennent sans doute à celui dont ils reçoivent l’argent, mais non sans quelque retour vers ceux dont ils voudraient garder l’estime. Un pouvoir ennemi du peuple, agissant sans le concours d’une assemblée, ferait tout simplement ce qui lui plaît et ce qui lui est utile, abstraction faite des intérêts du pays. L’assemblée qui lui est vendue ne l’entravera point sans doute; mais s’il existe un moyen de faire ce que veut le pouvoir sans nuire au peuple, on peut compter qu’elle le trouvera. Il s’établit souvent dans les âmes les plus vénales et les plus corrompues de certains compromis d’honneur et d’infamie, suivant lesquels l’homme qui, d’un côté, livre le plus lâchement les intérêts de son pays, les défend intrépidement sur un autre.
Il arrive aussi que les membres du parlement qui se sont vendus font comprendre au pouvoir que, pour être forts, ils ont besoin de ne pas être trop impopulaires; et quand une mesure de tyrannie leur est demandée, ils la consentent sans doute; mais, pour échapper à l’anathème, ils demandent qu’on accompagne l’acte oppresseur de quelque mesure nationale [292].
Il faut considérer aussi que vainement la corruption est pratiquée en grand; elle n’atteint jamais tout le monde. Il y a toujours quelques âmes élevées jusque auxquelles la séduction ne peut arriver. Voyez Grattan, Curran, Ponsomby, Lucas. Alors la minorité restée pure devient puissante par sa seule vertu, qui éclate en relief des vices de la majorité; et à la longue cette minorité est formidable, quand elle s’appuie sur les besoins et sur les sympathies de la nation [293].
Les pratiques de la corruption sont mêlées d’une foule d’obstacles et de difficultés. Si l’homme qu’on achète est de peu de valeur, sa défection fait peu de bruit; mais aussi l’on achète peu de chose. S’il a quelque importance, il vaut bien sans doute l’argent qu’on emploie à le gagner; mais alors l’intrigue fait éclat. Voyez toute la rumeur qu’excite la défection du patriote Flood, nommé à un emploi révocable du gouvernement [294]. Chose remarquable ! il n’est pas rare qu’au milieu des corruptions qui se pratiquent on traite de dupe les gens honnêtes qui résistent à l’intrigue et demeurent fermes au milieu de la faiblesse commune; et pourtant, où trouver dans l’histoire un caractère indépendant qu’on ne rappelle avec honneur, et un homme servile qu’on ne flétrisse comme infâme ?
Le parlement le plus vénal a parfois, d’ailleurs, un avantage. Il est vrai qu’habituellement il aide le pouvoir contre le pays; cependant, vienne une administration libérale, ce qui se peut rencontrer, vous le voyez voter des lois utiles au peuple avec plus d’ardeur encore qu’il n’en mettait à soutenir des mesures anti-nationales. Il se fait chez tous ses membres une subite révolution; ce qu’on leur dit de faire s’accorde avec tous leurs désirs; ils ont toujours été les amis de la liberté. Ils mettent un zèle merveilleux à défendre les principes que jusqu’alors ils avaient combattus; ils donnent plus qu’on ne leur demande, tant ils sont heureux de pouvoir être populaires sans cesser de recevoir le prix de la servilité [295]. Enfin, quelle que soit la corruption, il arrive un moment où elle est impuissante : ceux qu’on paie longtemps finissent par croire que ce qu’ils reçoivent si régulièrement leur est dû, et un jour on les voit, malgré leur engagement de servitude, parler et agir comme s’ils avaient leur liberté.
Quelquefois aussi l’opinion publique se montre si impérieuse, que, quel que soit le désir qu’éprouvent les membres du parlement d’y résister, quoiqu’on ajoute encore à leurs pensions, et que l’on établisse, à force d’argent, une sorte de barrière entre eux et le patriotisme du dehors, il y a impossibilité pour eux de refuser ce que veut le pays; et alors ce parlement servile devient un instrument précieux pour proclamer la volonté du peuple, qui ne se manifesterait que par des actes irréguliers et violents, si elle n’avait pour s’exprimer un organe constitutionnel [296].
Quand il voit les membres vendus du parlement reprendre leur liberté, le gouvernement s’en plaint quelquefois amèrement. Il a tort; car les consciences qui s’étaient données à lui n’avaient point le droit de s’aliéner. Le plus souvent il se tait; il craint qu’une défection connue n’en amène d’autres; et s’il lui arrive de sévir contre les parjures, c’est-à-dire s’il retire leurs pensions aux députés qui ont fait acte d’indépendance, il en résulte une grande colère chez ceux-ci, qui s’indignent de ce qu’on les dépouille d’une propriété sacrée à leurs yeux, deviennent de ce jour des adversaires d’autant plus dangereux du pouvoir, qu’ils en connaissent toutes les secrètes turpitudes, et se montrent patriotes d’autant plus zélés, qu’ils ont plus de besoin de prouver la sincérité de leur attachement à la cause populaire.
Quand on s’effraie de ce que coûtent les membres d’un parlement vénal, on ne pense pas à tout ce qui serait dépensé et prodigué sans mesure et sans utilité publique, s’il n’y avait pas de parlement.
Ces considérations, qui sont comme l’histoire du parlement d’Irlande, prouvent peut-être que pour un peuple il y a quelque chose de pire que d’avoir une représentation corrompue, c’est de n’en avoir aucune.
La Révolution française de 1789 trouve un retentissement immense parmi les misères et les passions de l’Irlande; elle introduit en Irlande de nouveaux éléments de réforme.
Jusqu’alors les chefs du parti populaire, c’est-à-dire les whigs, ayant à leur tête Grattan et lord Charlemont, poursuivaient la liberté telle que l’entendent les Anglais, c’est-à-dire la liberté de nature féodale, qu’on réclame et qu’on obtient comme un privilège et à titre de concession.
Dès que l’influence de la France s’est fait sentir, les libéraux d’Irlande invoquent la liberté comme un droit; droit naturel, général, imprescriptible. Le novateur, qui demandait des réformes au nom de la grande charte, revendique désormais les droits de l’homme [297].
La réforme irlandaise prend ainsi un caractère philosophique qui lui manquait entièrement; son cercle s’élargit, elle procède de plus haut et va plus loin. Tous ceux qu’atteint cet esprit philosophique ne comprennent plus qu’on refuse aux catholiques des droits que l’on reconnaît aux protestants [298]; tous les hommes, étant égaux, doivent participer également à tous les bienfaits de la constitution : de là une conséquence toute naturelle, c’est qu’il faut établir le suffrage universel [299].
Alors tous les esprits sont saisis comme d’une fièvre ardente d’innovation générale. On va refaire la société à neuf : les projets de régénération abondent, toutes les réformes sont proposées à la fois : la réforme parlementaire, la réforme sociale, la réforme politique, la réforme religieuse. Chacun a son système, chacun a rêvé un plan de constitution nouvelle [300].
La Révolution française a remué tous les peuples; mais il ne se trouve peut-être pas dans le monde un pays auquel elle se soit aussi vite et aussi fidèlement communiquée qu’à l’Irlande.
L’Irlande a désormais les yeux fixés sur la France; tout ce qui se passe dans ce dernier pays la touche profondément. La cause de la France est à ses yeux celle de tous les peuples asservis qui aspirent à la liberté [301].
Non seulement l’Irlande sympathise avec la France, et prend toutes les passions de celle-ci, mais encore elle lui emprunte ses mœurs, son langage, le style de ses lois, et toutes ses nouvelles allures révolutionnaires.
Les volontaires de Dublin s’étant constitués en milice bourgeoise prennent le nom de garde nationale [302]. À Belfast, à Dublin, on célèbre annuellement le triomphe de la liberté française. L’anniversaire de la prise de la Bastille devient une fête nationale [303]. Dans les assemblées publiques, on substitue à la harpe irlandaise le bonnet de la liberté [304]. Dans les clubs, dans les meetings, les orateurs se déclarent citoyens du monde entier [305].
Dans des banquets civiques on porte les toasts suivants :
« À la souveraineté du peuple ! Aux droits de l’homme (1792) [306]. — Puisse la philosophie éclairer les peuples, et ne faire d’eux tous qu’une grande famille (1792) [307]. » Dans une fête nationale un drapeau est déployé, sur lequel on lit l’inscription suivante :
« À notre sœur des Gaules ! Elle est née le 14 juillet 1789 !
Hélas ! nous sommes encore à l’état d’embryon (1792) [308]. »
L’Irlande sourit à tous les succès de la France, et pleure sur tous ses revers. Elle apprend une victoire des armées françaises sur le Rhin, et une illumination générale à Dublin célèbre ce triomphe [309].
La presse participe à cette imitation du langage français. Un patriote fait-il une publication libérale, il la signe : Enfant de la liberté [310]. Un certain nombre de citoyens s’assemblent-ils pour prendre une résolution patriotique, on voit, par la forme de leur engagement, qu’ils sont préoccupés du serment du Jeu de Paume, et jaloux de l’imiter [311]. Il devient assez commun en Irlande de s’appeler du nom de citoyens [312]. On voit, dans les Mémoires de Wolf Tone, que ses amis et lui se qualifient de sans-culottes [313]. Dans leurs joies patriotiques, les Irlandais-Unis crient comme en France : Vive la nation [314] !
Lorsqu’en 1798 l’expédition française, envoyée par le Directoire pour révolutionner l’Irlande, aborda sur les rives du Connaught, dans la baie de Killala, on répandit dans tout le pays, afin de soulever les populations, une espèce de Marseillaise :
Éveillez-vous, enfants de l’Hibernie,
Le jour de gloire est arrivé, etc. [315]
Quelquefois le patriotisme irlandais fait à la France républicaine des emprunts dépourvus d’intelligence; c’est ainsi que, pour exciter les Irlandais à s’unir aux armées républicaines, on parle de l’harmonie qui va s’établir entre la harpe irlandaise et la fleur de lis de France [316].
C’est surtout à l’influence de la Révolution française qu’il faut attribuer le changement immense qui s’opéra dans l’esprit et dans les principes des volontaires irlandais . Ces volontaires, quelque libéraux qu’ils fussent, ne cessaient pas d’être protestants; et ils ne poursuivaient guère que pour eux-mêmes les libertés et les droits pour lesquels ils combattaient, et dont, soit préjugé, soit passion religieuse, ils jugeaient les catholiques peu dignes. Ils avaient, il est vrai, réclamé en faveur de ceux-ci quelques modifications dans les lois pénales, mais ils sollicitaient plutôt un adoucissement à la persécution qu’un retour complet à la justice; leur libéralisme ne s’était jamais entièrement dégagé de l’esprit de secte et de l’orgueil de race. Ils traitaient les catholiques en inférieurs, alors même qu’ils leur prêtaient secours; ils exerçaient sur ceux-ci une sorte de patronage. Maintenant ils s’associent à eux comme à des égaux; et, en 1792, dans le but d’amener la fusion des partis et des rangs, les volontaires prennent le nom d’ Irlandais-Unis [317].
Cette union nouvelle, qui se forme entre protestants et catholiques, ne se manifeste pas seulement par des actes politiques, elle se montre encore dans les moindres détails de la vie sociale. Un banquet patriotique est donné à Belfast, et l’on y place côte à côte un catholique et un protestant, en signe d’accord et d’harmonie [318].
La métamorphose des volontaires en Irlandais-Unis est un des faits les plus considérables de cette époque, et mérite de fixer l’attention du lecteur.
Et d’abord le trait principal des Irlandais-Unis , c’est qu’ils prennent à la France presque toutes leurs inspirations. On voit, dans les Mémoires de Tone, fondateur de l’association, que l’un des principaux objets du comité était de constater et de publier tout ce qui se passait d’important en France [319].
C’est pour la réforme irlandaise le point de départ d’une ère nouvelle. Jusqu’alors l’Irlande révolutionnaire s’était plutôt inspirée du génie américain; maintenant elle invoque tout à la fois les noms de Washington et de la Fayette, de Franklin et de Mirabeau [320].
L’organisation militaire des Irlandais-Unis se modèle entièrement sur celle des volontaires [321]; mais leurs principes ne sont plus les mêmes. Les volontaires s’étaient formés pour protéger l’Irlande contre l’invasion des ennemis de l’Angleterre. Les Irlandais-Unis sont en sympathie ouverte avec la France, et convient celle-ci à l’invasion de l’Irlande. Mais ce qui surtout caractérise cette transformation des volontaires whigs en Irlandais-Unis , c’est le changement subit qui s’opère dans le fond de leurs principes politiques.
Ils montrent tout à coup une violente haine contre les whigs, et un profond mépris pour les procédés lents et réguliers de la réforme [322]; ils s’efforçaient jusqu’alors d’obtenir du gouvernement anglais et de leur propre parlement l’abolition des lois mauvaises, et l’adoption de lois salutaires [323]. « Il faut, disent-ils maintenant, ou que le gouvernement change entièrement son système, ou qu’il soit lui-même violemment renversé [324]. » Il leur faut une réforme complète, absolue, ou mieux vaudrait que l’on ne changeât rien. Tone s’afflige de ce qu’un bill d’émancipation partielle pourra donner aux catholiques une demi-satisfaction [325]. Il faut secouer le joug de la tyrannie anglaise; il faut briser le lien anglais , source de tous les maux de l’Irlande [326]; il faut, pour améliorer la condition du peuple, abattre une vile et odieuse aristocratie [327]; il faut, en émancipant l’Irlande, couper la main droite de l’Angleterre [328]. Tels sont les vœux, les sentiments, les principes nouveaux des réformateurs irlandais.
Et à mesure que la France républicaine s’avance dans les voies révolutionnaires, ils la suivent. La doctrine que la fin justifie les moyens s’établit en Irlande [329]; et on y voit des amis ardents de leur pays et de la liberté travailler de tous leurs efforts pour amener une invasion française. Voici l’ordre des idées : il faut que l’Irlande s’affranchisse du joug anglais : elle est trop faible pour s’en délivrer elle-même; il y a donc nécessité pour elle d’appeler l’étranger à son secours. Et tous les ardents patriotes invoquent à grands cris les armées françaises. «Dix mille Français suffiraient pour séparer l’Irlande de l’Angleterre, écrivait Wolf Tone en 1793 [330]. » Et que fera-t-on, une fois le gouvernement abattu ? De terribles rêves de vengeance et d’extermination traversent alors l’esprit des réformateurs. Les aristocrates, disent-ils, sont sans pitié; ils n’en méritent aucune [331].
Cependant, au milieu de ces méditations révolutionnaires, le chef des Irlandais-Unis, Wolf Tone, qui est venu en France pour négocier auprès du Directoire une invasion française et républicaine en Irlande, se trouve en rapport avec le général Hoche, chef projeté de l’expédition, qui, dans un entretien particulier, lui dit ces paroles : « L’abondance du sang répandu, dit Hoche, a fait à la liberté un mal immense, et suscité des difficultés sans nombre à la révolution française. Quand vous guillotinez un homme, vous vous débarrassez, il est vrai, d’un individu; mais vous faites de chacun de ses amis et parents un éternel ennemi du gouvernement [332]. » Et frappé de ce langage, Wolf Tone estime qu’en cas de révolution il serait mieux d’éviter toute réaction sanguinaire.
L’Angleterre, qui entend résonner en Irlande les échos de la Révolution française, se hâte, pour y calmer les passions populaires, de faire quelques concessions réclamées impérieusement par les réformateurs [333].
Et d’abord le barreau est ouvert aux catholiques [334]. On donne aussi aux catholiques artisans et commerçants le droit d’employer plusieurs apprentis [335]. La loi qui interdisait le mariage entre protestants et catholiques est abolie [336].
Bientôt à ces concessions on en ajoute d’autres, et, au commencement de l’année 1793, dans le moment où la France déclarait la guerre à l’Angleterre comme à toute l’Europe, le gouvernement anglais, sentant le besoin de pacifier l’Irlande, abolit les plus dures parmi les lois pénales encore existantes contre les catholiques irlandais. Ainsi, la loi qui prescrivait sous de certaines peines aux catholiques d’observer les rites du culte anglican, c’est-à-dire la loi de conformité, est abrogée [337].
Désormais les parents catholiques peuvent élever leurs enfants comme il leur convient et où il leur plaît, sans avoir à craindre les lois de persécution relatives à l’instruction et à l’éducation [338].
Les catholiques ont désormais le droit de voter aux élections pour le choix des membres du parlement, quoiqu’ils continuent à n’être pas éligibles [339].
Enfin, ils sont désormais admissibles à tous les emplois civils et militaires, dans l’État et dans les corporations municipales, à l’exception d’un certain nombre de fonctions réservées exclusivement aux protestants [340].
Les réformes qui précèdent composent ce que l’on a coutume d’appeler la troisième émancipation de l’Irlande, ou l’émancipation de 1793. L’indépendance des colonies américaines avait amené la première, la seconde était née de l’indépendance du parlement irlandais; celle-ci émane directement de la Révolution française.
Cependant, après cette imitation exagérée et quelquefois inintelligente en Irlande des principes révolutionnaires français, des excès de mémoire néfaste étant venus souiller en France la cause de la liberté, une réaction fatale à la réforme ne tarda pas à se manifester en Irlande. Les protestants, qui n’avaient embrassé qu’à contre-cœur le parti des catholiques, trouvèrent là une occasion toute naturelle de l’abandonner; et beaucoup de catholiques, auxquels l’irréligion française répugnait, repoussèrent toute réforme procédant d’une pareille source. La république, qui désormais apparut comme un sanglant fantôme, effraya tout le monde; et dans le sein même des Irlandais-Unis, la division éclata.
Les massacres français de septembre 1792 sont une époque considérable dans l’histoire de l’Irlande. Jusque-là le mouvement républicain se répand rapidement en Irlande. Après eux, il s’arrête tout court : de là date la réaction. Au mois d’août 1792, les chefs du parti whig étaient encore d’accord avec les Irlandais-Unis partisans de la république [341]. À cette même époque (7 août 1792), le clergé catholique fait encore cause commune avec eux [342]. Leurs liens avec les propriétaires catholiques ne sont pas rompus [343].
1793 arrive, et le parti patriote irlandais est frappé au cœur : l’esprit public change subitement, tous les rêves de progrès se dissipent et toutes les illusions de la liberté s’évanouissent [344]. Le grand Burke, dont le génie avait adopté la cause irlandaise, se retire aussitôt d’elle. Dès le mois d’octobre 1792, le clergé catholique se sépare en masse des réformateurs [345]; et, lorsqu’en 1794 la question du suffrage universel est présentée dans la chambre des communes, Grattan, le chef des whigs, la combat de toute sa puissance [346]. « Comparez, dit Tone, chef de la société des Irlandais-Unis, notre comité en 1793 à ce qu’il était en 1792 [347]. »
Les plus ardents démocrates d’Irlande ne peuvent, en apprenant les journées de septembre, se défendre d’une certaine terreur. Cependant Wolf Tone se rassure en considération du caractère irlandais. « En France, dit-il, le peuple assassine, et ne vole pas; la population irlandaise ferait l’inverse : elle pillerait tout le monde et ne tuerait personnel [348]. »
Le gouvernement anglais, que les agitations de l’Irlande alarmaient depuis longtemps, saisit avec ardeur l’occasion qui s’offrait à lui d’y frapper mortellement l’esprit révolutionnaire [349]. Sans rencontrer aucune opposition redoutable dans la population irlandaise, il dissout et supprime les volontaires, interdit la formation de corps armés sans l’autorisation du pouvoir exécutif, fait désarmer les citoyens, envoie de fortes garnisons dans les villes [350]; interdit les discussions publiques dans les clubs, prohibe la vente des munitions de guerre; et, afin que dans l’avenir il ne puisse pas s’établir à côté du parlement légal un parlement irrégulier délibérant au nom de la nation et sous le mandat des passions populaires, une loi est rendue qui interdit à l’avenir toute assemblée de citoyens délégués à l’effet de délibérer en convention sur les affaires publiques [351]. Ces mesures énergiques sont partout mises en vigueur; elles ne rencontrent quelque résistance qu’à Belfast, où toutefois le peuple est bientôt réduit par la force.
Alors l’Irlande, tout à l’heure si agitée, reprend son immobilité. Elle était prête à s’engager dans la république, et voilà qu’à présent elle murmure à peine le mot de liberté.
Cependant, à cet affaissement de l’esprit public en Irlande, survivent encore quelques passions patriotiques isolées, mais ardentes.
Dépouillés de tous leurs moyens publics d’action, les réformateurs en cherchent d’autres. L’association des Irlandais-Unis subsiste toujours. Seulement, comme elle est menacée par les lois, au lieu de procéder au grand jour, elle agit désormais dans l’ombre. Auparavant elle attaquait le gouvernement dans les clubs, dans la presse, dans ses conventions nationales; à présent elle conspire. Libre jadis de consulter le peuple, elle recevait ses instructions, et était plus ou moins tenue de s’y conformer; maintenant, forcés d’agir secrètement, les meneurs de l’association ne prendront leur mandat qu’en eux-mêmes, et conduiront l’Irlande suivant leurs vues et leurs passions personnelles. Le peuple irlandais ne peut plus dire à ses agents quand et comment devra se faire la réforme; ceux-ci auront donc à aviser le moment et les moyens. Or, ces chefs du parti populaire, voyant le pays retombé sous le joug, et trop abattu pour se relever, estiment que l’Irlande ne peut plus dorénavant faire elle-même sa révolution. En conséquence, ils résolvent d’appeler en Irlande des soldats étrangers, qui délivreront celle-ci de ses fers [352]. De là les trois tentatives d’invasion en Irlande, entreprises par la France, de 1796 à 1798, et négociées avec le Directoire par les principaux membres de la société des Irlandais-Unis; de là l’insurrection fatale de 1798; de là enfin l’union parlementaire de l’Irlande à l’Angleterre, accomplie en 1800.
On trouve dans les Mémoires de Tone les détails les plus intéressants sur cette insurrection et sur ces trois expéditions. L’insurrection de l’Irlande et les invasions de la France devaient être combinées de façon à se prêter un mutuel secours. Wolf Tone, Irlandais d’origine, et qui avait été agréé par le Directoire en qualité de général de brigade [353], n’était, en réalité, auprès du gouvernement français, que l’agent diplomatique de la société des Irlandais-Unis. Tone, Irlandais dans l’âme, enthousiaste par nature, partisan fanatique des idées françaises et républicaines, déploya une ardeur extrême et une remarquable intelligence à engager le Directoire dans une entreprise sur l’Irlande. Il exploita très-habilement l’idée fixe de tous les politiques français du temps, qui était une descente en Angleterre, et parvint à persuader à tous les membres du gouvernement français que l’on ne pouvait mieux attaquer l’Angleterre que par l’Irlande.
On voit dans ses Mémoires comment, à la fin de l’année 1796, une expédition, sous les ordres du général Hoche, fut préparée, et dans quelles circonstances la flotte expéditionnaire s’étant, à son arrivée sur la côte d’Irlande [354], trouvée séparée du vaisseau qui portait le général, fut obligée de rebrousser chemin, et de revenir à Brest, son point de départ, sans avoir tenté le débarquement [355].
Il tint à peu de chose, si l’on en juge par ces Mémoires, que Napoléon ne fit une expédition en Irlande au lieu de sa campagne d’Égypte. Deux raisons l’arrêtèrent : d’abord, il était peu jaloux d’exécuter une entreprise que Hoche avait conçue; et, en second lieu, il montrait déjà à cette époque une répugnance singulière pour les jacobins français, avec lesquels les Irlandais-Unis avaient contracté d’étroits liens [356].
L’expédition de Hoche ne s’étant point accomplie, par suite de plusieurs circonstances malheureuses, quelques autres événements vinrent retarder l’exécution des desseins de la France sur l’Irlande. On attendait cependant toujours les Français dans ce dernier pays, et le plan d’une vaste insurrection s’y préparait sans relâche. Cette insurrection devait suivre immédiatement le débarquement des troupes françaises; mais tel fut l’empire des événements, qu’elle le précéda. Après mille ajournements successifs, et qui ne pouvaient être renouvelés sans le plus grand péril pour la plupart des conspirateurs, la rébellion éclata.
Elle avait été trop longtemps incertaine et languissante, pour que le peuple eût foi en elle. Mal concertée, mal dirigée; accueillie avec froideur par les uns, avec terreur par les autres; conduite par des hommes divisés entre eux, et qui voulaient, ceux-ci une réforme, ceux-là une révolution; repoussée par l’aristocratie en masse [357], et par les classes moyennes elles-mêmes; réduite ainsi à s’appuyer uniquement sur le bas peuple, composé lui-même des éléments les plus incompatibles, de presbytériens qui s’insurgent pour la république, et de catholiques qui se mettent en mouvement pour la liberté religieuse, ennemis mutuels qu’on associe par surprise dans une marche commune, quoiqu’ils tendent vers des buts différents; guidée par de tels chefs, soutenue sur une pareille base, l’insurrection ne pouvait guère réussir. Elle était morte, pour ainsi dire, avant de naître, et elle ne se produisit que pour amener, de la part du gouvernement anglais, la plus terrible et la plus sanglante répression.
Le récit des horreurs commises durant cette crise fatale serait à lui seul une longue et cruelle histoire; heureusement pour l’auteur, les limites de cet aperçu historique ne lui permettent point d’aborder les détails de cette terrible époque [358].
Je ne sais si l’on rencontrerait dans les annales sanglantes de l’Irlande une seule phase où la guerre se soit montrée sous un plus horrible aspect; et l’on ne parle point ici des actes de barbarie commis dans la chaleur de l’action, et dont se souillèrent les rebelles aussi bien que les adversaires de la rébellion [359]. Quelle guerre civile et religieuse se poursuit sans amener d’affreuses violences, le meurtre, le pillage, la dévastation et l’incendie ? On ne veut parler que des cruautés pratiquées de sang-froid par le parti vainqueur de l’insurrection.
Peut-être peindrait-on d’un seul mot toutes les misères de l’Irlande à ce moment, en disant que, même après la guerre, le sort du pays fut remis à l’armée.
Au milieu de l’insurrection, la loi martiale avait été proclamée; la rébellion étant vaincue, la justice militaire ne se retira point, et l’armée anglaise, après avoir frappé ses ennemis sur le champ de bataille, les poursuivit d’arrêts de mort prononcés dans les conseils de guerre.
On peut, par quelques exemples, juger comment procède cette justice du soldat, que la passion pousse et qu’aucune règle ne contient.
Lord Charlemont parle dans ses Mémoires de prévenus et d’accusés auxquels, avant le jugement, on donne des coups de fouet, que l’on met à la question, que l’on pend à moitié, afin de leur arracher des aveux [360]. Un homme d’un mérite éminent, sir Édouard Crosbie, s’était prononcé en faveur d’une réforme parlementaire; le juge militaire en conclut que cet homme est républicain , et en conséquence il le traduit à sa barre [361]. Des témoins non suspects, des protestants, amis dévoués mais impartiaux du gouvernement, se présentent en foule pour déposer en faveur du prévenu; mais on repousse leur témoignage; ils veulent forcer l’entrée du tribunal, où ils savent que l’on accuse un homme innocent qu’un mot de leur bouche peut sauver; mais ils sont contraints de s’arrêter devant la baïonnette des soldats, qui les repoussent violemment [362]. Ce n’est pas tout : comme il n’existe point de témoins contre l’accusé, le juge militaire en va chercher dans les prisons; à ceux-ci il promet la vie s’ils font une déclaration contraire à l’accusé; l’intimidation, les tortures même sont employées pour obtenir de ceux-là un faux témoignage [363]. En dépit de tous ces moyens, nulle apparence de crime ne peut être créée. Cependant le sort de l’accusé n’est pas un instant douteux; un homme grossier, ignorant et brutal, président du conseil de guerre, prononce l’arrêt de mort, et le fait exécuter aussitôt.
Tout, dans ces cours de sauvage justice, était mis en usage pour trouver des coupables, tout, jusqu’aux preuves mêmes de l’innocence ! Qui le croirait ? c’était, aux yeux du tribunal, un grave sujet de suspicion que d’avoir, au milieu même de la guerre civile, arraché des protestants à la fureur des rebelles; car ce crédit sur les catholiques indiquait qu’on tenait à leur parti, et appelait la rigueur du juge. « Je défie de prouver que j’aie sauvé la vie de personne ! » s’écrie un catholique, qui a compris les périls de la compassion et de la générosité [364]. L’historien qui raconte ces faits est un protestant anglais dont toutes les sympathies sont pour les hommes que son impartialité l’oblige pourtant de flétrir.
En peu de temps, deux cents victimes tombent ainsi sous la main du bourreau [365].
Souvent le supplice légal des condamnés ne suffisait pas aux passions qui l’avaient obtenu. Lorsqu’à Wexford les sentences prononcées par la cour martiale furent mises à exécution, on mutila les cadavres des victimes, on les souilla de mille traitements indignes, et on les jeta à la rivière, après en avoir séparé leurs têtes, que l’on cloua sur les murs extérieurs du tribunal [366]. Quelquefois, après avoir pendu le condamné, on le remettait sur ses pieds, de façon qu’il reprît ses sens; puis on le pendait de nouveau, et on multipliait ainsi à plaisir les tortures de la strangulation [367].
Les blessures profondes que fit à la pauvre Irlande cette terrible répression restèrent pendant longtemps ouvertes et saignantes. L’armée anglaise avait détruit toutes les moissons sur son passage : il en résulta, pour la population d’Irlande, une famine générale qui dura deux années [368]. On évalue à plus de trente mille le nombre d’individus tués de part et d’autre dans cette affreuse période; et les dévastations commises au milieu de la guerre ont été estimées à 80 000 000 de francs [369].
L’insurrection était abattue en Irlande, lorsque deux corps d’armée français y débarquèrent; le premier, fort seulement de mille hommes, sous les ordres du général Humbert, parti de la Rochelle, débarqua, le 22 août 1798, dans la baie de Killala, sur les côtes du Connaught [370]; et, après une victoire remportée à Castlebar, ayant rencontré un peu plus loin lord Cornwallis, vice-roi d’Irlande, qui commandait en personne l’armée anglaise, vingt fois plus nombreuse que la sienne, engagea contre celui-ci un combat, où il fut battu et fait prisonnier [371]. L’autre corps d’armée, fort de trois mille hommes, portés par un vaisseau de ligne et huit frégates, sous les ordres du général Hardy, partit, le 20 septembre 1798, de la baie de Camaret, et alla aborder, le 10 octobre suivant, sur les côtes de l’Ulster, au nord de l’Irlande, à l’entrée du lac Swilly, où, après un terrible combat soutenu contre les flottes anglaises, il lui fallut se rendre [372]. Wolf Tone faisait partie de cette expédition, où il avait un commandement comme général au service de la France; il fut pris, reconnu, jugé et condamné à mort. Tel fut le triste et fatal dénouement de ces tentatives d’invasion dont quelques esprits ardents attendaient la régénération de l’Irlande, et qui ne furent, pour celle-ci, que la cause ou le prétexte de nouvelles et plus terribles persécutions.
Après la crise de 1798, l’Angleterre, tenant sous sa main l’Irlande rebelle et vaincue, la châtie sans réserve et sans pitié. Vingt ans auparavant, l’Irlande était rentrée en possession de ses libertés politiques; l’Angleterre conserve un souvenir amer de ces succès de l’Irlande, et elle va profiter de l’abaissement de celle-ci pour la replacer sous un joug plus dur.
Le parlement d’Irlande, depuis qu’il a recouvré son indépendance, est devenu gênant pour l’Angleterre; il faut, pour s’en rendre maître, des soins infinis de corruption, en dépit desquels on rencontre encore chez lui des résistances; l’occasion est favorable pour le supprimer : en conséquence, le gouvernement anglais résout de l’abolir.
À cette nouvelle, la pauvre Irlande s’agite un instant, comme un corps qui vient d’être privé de vie se remue encore sous le fer qui le mutile et le déchire. Sur trente-deux comtés, vingt-et-un réclament énergiquement contre la destruction du parlement irlandais. Ce parlement, auquel on est obligé de demander un acte de suicide, le refuse [373], et maintient par son vote son existence constitutionnelle.
Indigné de la servilité qu’on ose demander au corps dont il fait partie, Grattan repousse avec véhémence le projet ministériel [374]. Mais toutes ces résistances seront vaines. La seule qui, en définitive, élève un obstacle sérieux aux vues de l’Angleterre est celle du parlement irlandais, qui ne veut point voter son anéantissement. Eh bien, jusqu’alors on avait acheté ses actes; on va, cette fois, acheter sa mort. La corruption est aussitôt pratiquée sur une vaste échelle; des places, des pensions, des faveurs de toute sorte, des pairies, des sommes d’argent sont prodiguées; et les mêmes hommes qui, en 1799, avaient repoussé le projet d’union, l’adoptent, le 26 mai 1800, à une majorité de 118 voix contre 73. On a calculé que, sur les 118 votants, il y en avait 76 qui étaient ou pensionnaires de l’État, ou fonctionnaires publics. Une des plus grandes oppositions à l’abolition du parlement irlandais venait des riches propriétaires d’Irlande, qui, au nombre de leurs privilèges aristocratiques, possédaient celui de disposer souverainement de l’élection d’un certain nombre de membres de la chambre des communes : ce privilège était à leurs yeux une fortune sacrée, et les en priver serait une spoliation. Voici comment on fit taire leurs plaintes : on estima arbitrairement que chaque bourg pourri représentait, pour celui qui en était le possesseur, une somme de 15 000 livres sterling (375 000 francs), et cette somme fut promise comme indemnité à tous ceux qui, par l’effet de l’acte d’union, perdraient leurs privilèges politiques. L’engagement pris envers eux fut tenu, et le total de l’indemnité s’éleva à 31 000 000 de francs (1 260 000 livres serling) [375].
Ainsi s’accomplit, imposé par la violence, aidé par la corruption, l’acte destructif du parlement irlandais, non sans soulever en Irlande tout ce qu’il y restait de passions nationales et de sentiments patriotiques.
Lorsque, après le vote du parlement, le vice-roi, lord Castlereagh, fit dans la chambre des communes la motion d’usage, tendante à obtenir l’expédition du bill dans la forme ordinaire : « Et moi, s’écrie un membre de la chambre (M. O’Donnell), je demande que le bill soit brûlé ! — Oui, ajoute un autre membre (M. Tighe), et brûlé par la main du bourreau [376] ! »
Rien n’est plus fréquent que de méconnaître le caractère véritable de cette mesure, et l’erreur vient de ce qu’on prête au mot d’ union tantôt un sens purement moral, tantôt un sens politique trop étendu.
Si par union il fallait entendre l’accord, la sympathie de deux peuples auparavant divisés, on devrait reconnaître que ce terme convient peu pour exprimer l’acte dont il s’agit; car jamais peut-être l’Irlande et l’Angleterre ne furent plus hostiles l’une à l’autre qu’après l’union de 1800.
Ce serait aussi commettre une autre erreur que de croire que l’acte de 1800 a eu pour effet de confondre l’Irlande avec l’Angleterre, d’en faire une province de celle-ci, soumise en tous points au même gouvernement, à la même police et aux mêmes lois.
Avant l’acte d’union, l’Irlande avait ses institutions propres; après l’union, elle les a conservées toutes, moins une seule.
En s’adjoignant le royaume d’Irlande, l’Angleterre n’a point décrété qu’à l’avenir l’Irlande serait gouvernée par les lois et les principes de la constitution anglaise : elle n’a rien fait et ne pouvait rien faire de pareil. La constitution anglaise n’est point une Charte en cent articles, qu’on expédie en toute hâte à la nation qui a urgence d’un gouvernement. Elle se compose surtout de coutumes, de traditions, de mœurs et d’une multitude de statuts, souvent liés eux-mêmes à la coutume dont on ne saurait les dégager, soit qu’ils aient pour objet de la combattre, soit qu’ils lui viennent en aide. Or, si on peut prescrire à un peuple l’observance d’une loi, on ne lui enjoint pas une coutume; une coutume est un fait complexe, le résultat de mille faits précédents; c’est une expérience répétée si souvent, que d’usage elle devient loi; elle se consacre, mais ne s’impose pas, et fût-il possible d’en transporter les prescriptions chez un peuple où elle n’est point née, on ne pourrait lui en transmettre l’esprit. Qu’a donc fait l’Angleterre quand elle a proclamé l’union de l’Irlande ? Elle a déclaré qu’à l’avenir toutes les lois nécessaires aux deux pays seraient faites par un parlement commun, où chacun enverrait ses représentants; mais, en disposant pour l’avenir, elle a laissé intact le passé; et l’Irlande, unie à l’Angleterre, est demeurée en possession de ses coutumes et de ses lois, hors celle qui lui attribuait un parlement spécial [377].
Ainsi, même après la loi d’union, il y a toujours une Irlande : aux termes de cet acte les trois royaumes forment un seul empire, sous le titre de royaume uni de la Grande-Bretagne et d’ Irlande . Lors de sa fusion avec l’Angleterre, l’Écosse perdit son nom; l’Irlande en s’unissant a gardé le sien : elle conservera bien plus longtemps encore ses mœurs et ses passions nationales.
C’est à la rébellion de 1798 et à l’union accomplie en 1800 que se rattache une tentative d’insurrection arrivée en 1803, et dont Robert Emmet fut tout à la fois le promoteur et la première victime. Robert Emmet et ses complices faisaient partie de l’association des Irlandais-Unis. Ils étaient de ceux que la répression de 1798 avait frappés sans les abattre, et il leur en était resté dans le cœur une plaie profonde que le vote de l’union, arrivé deux ans après, vint encore irriter. Ils ourdirent une conspiration dont le but était la séparation de l’Irlande et de l’Angleterre, c’est-à-dire l’indépendance de leur pays. Ils aspiraient ainsi à un noble but, dans la poursuite duquel il n’y a de coupables que ceux qui ne réussissent pas. Mais ils jugèrent utile pour le succès de leur dessein d’y associer le gouvernement de la France, alors ennemie de l’Angleterre; et, quoique la pureté de leurs intentions ne puisse pas être soupçonnée, ils se sont attirés par là, non sans quelque fondement, le blâme qu’encourent tous ceux qui, dans les discordes civiles de leur pays, appellent à leur aide le secours de l’étranger. Il paraît certain que, dans le cours de l’année 1802, Robert Emmet eut avec Napoléon, alors premier consul, quelques conférences. Tout ce que l’on sait de cette négociation, dont il reste peu de traces officielles, c’est que, suivant le plan conçu par le comité des Irlandais-Unis, le signal de l’insurrection en Irlande devait coïncider avec le moment où une armée française débarquerait en Angleterre pour en faire l’invasion. L’époque prévue et concertée, dit-on, avec le gouvernement français, était le mois d’août 1805. Cependant un mois plus tôt, le 23 juillet, le mouvement éclata dans les rues de Dublin. Outre Robert Emmet, dont la famille était très-respectable, le complot avait quelques partisans notables, entre autres MM. Fitzgerald, Hamilton Rowan, Philippe Long, Malachy Delany, fils d’un grand propriétaire des environs de Dublin, John Allen, Samuel Neilson, Byrne de Herford, Wan Dowdall, le colonel Plunkett, depuis lord Dunsany, le général Russell, et beaucoup d’autres encore qu’on n’a jamais connus; car bien des gens, sincèrement attachés à une cause, attendent, pour déclarer leur dévouement, que cette cause ait triomphé. Le plan des conjurés était de s’emparer du château de Dublin, siège du gouvernement; et, dans le moment où la lutte s’engagerait dans la ville, la population des campagnes, préparée pour un soulèvement général, ferait elle-même irruption dans Dublin. Des milliers d’Irlandais avaient été mis dans le secret; pas un seul ne le trahit, tant il y a de sûreté dans la haine du peuple ! Mais il n’existe point d’exemple en Irlande qu’une multitude insurgée ait tenu contre l’armée. Le sort de la lutte ne fut pas un seul instant douteux. Quelques centaines d’hommes, ayant à leur tête Robert Emmet, se portèrent, comme il avait été convenu, vers le Château pour en faire l’attaque. Mais, repoussés par les soldats anglais, ils ne tardèrent pas à se débander. Le gros de la population, que l’on croyait rallier, et qu’un premier succès eût peut-être entraîné, demeura impassible devant cet échec, et l’entreprise avorta complètement. On sait quel fut le sort de Robert Emmet, noble et généreux jeune homme, doué par la nature des plus belles qualités, né grand orateur, digne d’une heureuse et glorieuse vie, et qui, à vingt-trois ans, porta sa tête sur l’échafaud. Le général Russell eut le même sort.
Tel est ce triste épisode des guerres civiles de l’Irlande, dont on ne donne qu’un court résumé [378]. Que pourrait y trouver celui qui voudrait en étudier les détails et les méditer ? Une entreprise plus généreuse que sage; de vastes desseins légèrement conçus; des illusions promptement évanouies; un acte téméraire, suivi de sanglantes représailles; la puissance accrue du gouvernement attaqué; l’oppression plus grande de l’agresseur vaincu; et enfin le jugement de l’histoire, qui d’ordinaire condamne le malheur, qui ici n’a pas le courage de voir une faute, et qui, rencontrant des hommes morts vaillamment pour leur cause, ne peut enregistrer leur nom sans honorer leur mémoire [379].
Les convulsions de 1798, dont l’union de 1800 et la rébellion de 1805 furent les derniers épisodes, sont suivies d’un long repos; ou du moins l’ordre se rétablit en Irlande tel qu’il existait avant que la population essayât de secouer ses fers. Les protestants reprennent leurs habitudes d’oppression que les catholiques subissent désormais en silence; cette sorte de paix règne vingt années en Irlande.
Cependant, au moment où le pacte d’union parlementaire fut établi entre l’Irlande et l’Angleterre, celle-ci s’était engagée envers la première à abolir les incapacités politiques qui frappaient encore les catholiques irlandais. Cette abolition était promise comme un adoucissement aux rigueurs de l’acte d’union. Mais, cet acte étant accompli, la mesure de grâce et de générosité qui devait l’accompagner ne se réalisa point. M. Pitt, alors premier ministre, se montra, il est vrai, jaloux de tenir l’engagement pris; mais sa volonté fut impuissante devant l’obstination de George III qui aurait cru violer le serment protestant prêté à son couronnement s’il eût autorisé la présentation d’un bill contenant l’émancipation des catholiques irlandais. Le premier ministre se conduisit noblement; ne pouvant tenir sa promesse, il résigna ses fonctions. L’Irlande n’en fut pas moins fondée à se plaindre d’un manque de foi; et, avertie par ses malheurs passés, au lieu de recourir à la violence et à la révolte pour obtenir justice, elle n’employa plus pour faire valoir ses droits que les moyens légaux que lui offrait une constitution libre. La presse et l’association furent ses deux instruments les plus considérables. Vers l’an 1810, un comité de catholiques s’organisa et prit en main la direction de tous les efforts nationaux qui tendaient à une réforme [380]. John Keogh dirigea ce comité jusqu’au jour où O’Connell y parut, et y domina comme il devait bientôt dominer toute l’Irlande. L’association catholique prend pour but et pour drapeau l’émancipation parlementaire des catholiques : l’opinion publique, excitée sur ce point, s’échauffe peu à peu; la presse la stimule sans relâche; le peuple, convoqué dans des meetings , s’anime à la voix de ses chefs; des pétitions sont adressées au parlement; elles échouent, mais leur rejet rend plus vive la passion qui les avait dictées; O’Connell, qui est déjà puissant sur le peuple, le guide de sa prudence et de son habileté; la réforme s’avance ainsi d’un pas tout à la fois sage et hardi. L’Angleterre refuse l’émancipation demandée par les catholiques irlandais; alors l’Irlande envoie à l’Angleterre un catholique pour la représenter au parlement; ce représentant, c’est O’Connell; le comté qui l’envoie, c’est le comté de Clare; et cet acte de l’Irlande est accompagné de démonstrations populaires assez imposantes pour qu’elles ne puissent être reçues avec mépris. L’Irlande, abattue et mutilée il y a trente ans, commence à se relever de ses ruines; le recours à la violence l’avait anéantie, la voilà redevenue puissante par le droit.
Le 13 avril 1829, le parlement d’Angleterre adopte le bill en vertu duquel tout catholique peut désormais entrer au parlement sans avoir à prêter aucun serment qui répugne à sa conscience. Ainsi tombe le dernier anneau de la chaîne des lois pénales sur lesquelles s’appuyait la persécution. C’est le terme de la quatrième époque. C’est la fin de la période qui sépare le passé des temps présents.
Rouse, Hibernians, from your slumbers !
See the moment just arrived,
Imperious tyrants for to humble
Our French Brethren are at hand.
—Erin’s sons, be not faint hearted
Welcome sing then ça-ira,
From Killala they are marching
To the tune... of Vive-là.
—To arms !...
The fleurs-de-lys and harp we will display
White tyrant heretics shall mould to clay.
L’Irlande a été, par un destin fatal, jetée sur l’Océan auprès de l’Angleterre, à qui elle semble enchaînée par les mêmes liens qui unissent l’esclave au maître.
Ses rivages sont hauts; et à la différence de l’Angleterre dont le sol, exhaussé vers le centre, va toujours en s’abaissant jusqu’à la plage, elle présente au milieu un vaste plateau dont les sommets qui l’entourent sont comme les rebords.
Cette conformation extérieure explique le cours rapide et bref de presque toutes ses rivières qui, jaillissant des montagnes, naissent pour périr presque aussitôt, et trouvent à côté même de leur source un tombeau dans le sein des mers.
Il existe cependant en Irlande un grand fleuve, tel que n’en possèdent ni l’Angleterre ni l’Écosse; c’est le Shannon qui, par un accident extraordinaire en Irlande, naît dans la plaine intérieure de ce pays, et qui, placé ainsi sur une surface unie dont les contours se relèvent, est comme emprisonné dans un grand vase, d’où il semble ne pouvoir sortir qu’en débordant. Mais ses eaux privilégiées ne trouvent point d’obstacle sur leur passage; une pente douce et presque insensible s’offre constamment à leur cours que nulle aspérité ne vient ni précipiter ni suspendre. Abondant et fécond là où de faibles ruisseaux se tarissent près de leur source, majestueux et tranquille aux mêmes lieux où d’autres fleuves bondissent et disparaissent comme des torrents, le Shannon, dans une course de plus de deux cents milles, distribue à la moitié de l’Irlande le bienfait de ses ondes, et s’avance lentement vers l’Océan, dans lequel il ne se jette pas, mais avec lequel il se confond.
La nature semble avoir doté l’Irlande de ses dons les plus généreux; elle a enrichi ses entrailles de métaux précieux, versé à pleines mains sur le rocher qui lui sert de base le sol le plus fertile du monde; elle a donné à son commerce maritime les plus beaux ports, dont quatorze sont propres à recevoir des vaisseaux de guerre; et comme si elle l’eût destinée à une grande fortune, elle l’a placée à l’ouest du continent, comme une sentinelle avancée, dépositaire des clefs de l’Océan, chargée d’ouvrir aux vaisseaux d’Europe la route d’Amérique et de présenter aux vaisseaux d’Amérique le premier port européen.
Et après lui avoir fait ces riches présents, elle a encore travaillé à l’embellir. Elle a dessiné ses montagnes avec une grâce infinie, parsemé ses vallons de prairies et de lacs, et, la recouvrant tout entière d’une brillante robe de verdure, elle a voulu qu’on l’appelât, dans la langue du poète, la verte Érin , la belle Émeraude , première fleur de la terre, première perle des mers :
First flower of the earth,
First gem of the sea.
Cependant, en dépit des ornements qu’elle porte et des trésors qu’elle renferme, l’Irlande n’est ni une contrée riante ni un pays fortuné.
La plus belle nature manque de vie si le soleil ne l’anime pas : ces montagnes élégantes, ces grands lacs, ces prairies éternelles, ces collines aussi fraîches que les vallées, offrent sans doute des aspects pleins de charme à celui qui par accident les voit sous un beau ciel; mais l’atmosphère de l’Irlande est presque toujours sombre et chargée de nuages ou de vapeurs. Les vents d’ouest et de sud-ouest soufflent sur elle presque sans relâche; ils lui apportent les orages et les tempêtes de l’Atlantique; l’Océan domine l’Irlande et règle souverainement sa température; il est tyran de son climat [Note 1 page 211] [381].
Autrefois l’Irlande était une forêt [Note 2 page 211]; et la végétation y était si puissante, qu’on lui avait donné le surnom de l’ île des Bois . Maintenant elle est absolument dépouillée d’arbres, et lorsque, par un jour de printemps, elle apparaît, quoique chauve, pleine de sève et de jeunesse, on dirait d’une belle et jeune fille dont on a coupé la chevelure.
On ne sait point exactement dans quel temps et par quel phénomène s’opéra cette grande destruction. Tout ce qu’on peut assurer, c’est qu’elle ne remonte pas au-delà de l’ère chrétienne, et selon toute probabilité elle date d’une époque encore moins éloignée de nous. Les uns l’attribuent à quelque inondation extraordinaire, dont la puissance irrésistible, déracinant, entraînant les forêts, les aurait englouties dans le sein de la terre. D’autres, dont le sentiment est mieux justifié par les études de la science, pensent que la ruine des forêts est un effet de la fureur des vents déchaînés sur l’Irlande. Quand les hautes futaies qui couvraient ce pays étaient entières et compactes, elles se prêtaient contre la violence des autans un mutuel secours; mais, à mesure que l’homme, ayant besoin d’un espace ouvert pour sa cabane et d’un champ pour sa moisson, pratiqua çà et là des clairières dans la forêt, les arbres voisins de ceux qu’il avait abattus se trouvèrent sans appui contre l’ouragan, et tombèrent sous son effort jusqu’alors impuissant : chaque ruine de la tempête en amena d’autres devenues plus faciles à mesure qu’elles se multipliaient; ce travail de destruction se continua, et tous les débris, attirés par une pente naturelle vers les lacs et les parties marécageuses du sol, s’arrêtèrent sur cette base liquide, où, entassés les uns sur les autres, d’année en année, de siècle en siècle, ils se mêlèrent ensemble, ceux-ci en conservant leur état primitif, ceux-là se décomposant et se transformant en sol végétal, et formèrent enfin cette substance spongieuse et combustible, tantôt rouge, tantôt noirâtre, dont se composent les vastes tourbières d’Irlande [Note 1 page 212].
Mais les plus grandes convulsions et les plus terribles secousses ne sont point venues en Irlande de l’Océan, des vents et des orages; elles lui sont venues de l’homme.
On a vu dans la partie historique qui précède à quels cruels déchirements fut livrée l’Irlande durant les trois siècles qui suivirent l’arrivée sur son territoire des Anglo-Normands, si prompts à l’envahir, si lents à faire sa conquête [382]; comment, encore toute haletante des combats de l’invasion, l’Irlande essuya les terribles chocs et les sanglantes épreuves d’une guerre civile et religieuse [383]; comment, enfin, après avoir été mutilée, écrasée par les armes de l’Angleterre protestante, l’Irlande catholique encourut la tyrannie des lois [384]. Les violences de la conquête sont depuis longtemps finies; les guerres de religion ont cessé; les lois de persécution ont disparu; et vers la fin du siècle dernier, l’Irlande est rentrée dans une ère nouvelle d’indépendance [385]. Cependant l’Irlande est toujours malheureuse et pauvre, toutes les sources de sa misère n’ont pas été taries, et parmi les causes abolies de son infortune, il en est dont les effets subsistent toujours et dureront longtemps encore.
Je ne crois pas qu’il existe une seule contrée où la conquête, datant de si loin, ait laissé des traces tout à la fois si antiques et si vivantes. Il semble que les siècles, en s’écoulant, n’aient guéri aucune de ses plaies. Le sol est encore tout saignant de ses blessures; partout la guerre l’a dévasté, partout la confiscation l’a frappé de ses coups. On ne saurait marcher en Irlande sans y rencontrer une ruine qui fut témoin d’une sanglante querelle; on n’y peut faire un pas sans fouler aux pieds une terre qui, par le sort des guerres civiles, ne soit passée tour à tour aux mains des trois ou quatre possesseurs, dont le dernier resté maître représente la cause qui a triomphé; à côté des vainqueurs on voit les vaincus, tout pleins encore du souvenir de temps plus prospères. Ce champ, vous disent-ils, appartenait jadis à mon ancêtre; Cromwell le donna à un de ses soldats, qui l’a transmis à ses enfants. Ce château, qu’occupe un seigneur anglais de noblesse récente, fut confisqué par Guillaume III sur un Irlandais de race illustre et de sang royal, dont les descendants labourent aujourd’hui le sol sur lequel régnaient leurs aïeux.
Mais ce sont surtout les plaies faites par les guerres de religion qui sont encore vives et profondes en Irlande.
Tout, en Irlande, est mêlé de religion : les souvenirs de son histoire, depuis le temps où elle s’appelait l’île des Saints jusqu’à ces derniers siècles où elle fut persécutée pour sa foi. Les luttes de la conquête, les révolutions qui l’ont suivie; les gouvernements qui se sont succédé; son état social de nos jours; les classes, les partis politiques qui la divisent; les passions qui l’animent; le caractère, les mœurs, le développement intellectuel de ses habitants; la division géographique elle-même de son territoire, tout est marqué d’un signe religieux.
On ne peut espérer de connaître les malheurs de l’Irlande que si l’on parvient à comprendre l’Irlande religieuse.
Celle-ci se divise en deux zones distinctes : protestante au nord; catholique au sud et à l’ouest; la première renfermée dans l’Ulster; la seconde s’étendant sur les trois autres provinces, Leinster, Munster et Connaught.
Le Connaught est, de nos jours, le type de la vieille Irlande. Il semble que la nature ait pris à cœur de le distinguer des autres provinces. L’Océan le borne à l’occident; au sud et à l’est le fleuve Shannon l’entoure, et fait de lui une grande presqu’île, séparée du reste de l’Irlande. Depuis le temps où la tyrannie de Cromwell en fit l’unique asile des proscrits, le Connaught n’a pas cessé d’être le foyer de l’Irlande catholique. Nulle part le souvenir des guerres civiles n’est aussi vivace; nulle part l’Anglais et le protestant ne sont détestés d’une haine plus religieuse et plus nationale.
Ce qui caractérise le nord, ce n’est pas seulement d’être protestant : c’est surtout d’être puritain; l’Ulster est l’Écosse de l’Irlande. Cette province a gardé dans toute son amertume les vieilles passions anti-papistes que lui apportèrent les colons de Jacques Ier , et que ravivèrent les soldats de Cromwell et de Guillaume III. L’habitant de l’Ulster n’est séparé que par un fleuve de celui du Connaught; mais la religion établit entre eux une plus puissante barrière; et bien du temps encore s’écoulera avant que le puritain écossais du nord de l’Irlande regarde et traite comme ses frères les catholiques du Connaught ( the Connaught people ). En Connaught, le plus grand nombre parle encore la langue primitive des indigènes; dans l’Ulster on ne parle que l’anglais [Note 1 page 215]. L’Ulster résume l’Irlande protestante, comme le Connaught l’Irlande catholique.
En général, l’Irlandais primitif est catholique; l’Anglais est protestant attaché au culte anglican; l’Écossais, aussi protestant, suit les rites de l’Église presbytérienne.
J’ai dit qu’en Irlande, où tout est mêlé de religion, les partis et les conditions sociales en portent l’empreinte. Le protestantisme, qui depuis Élisabeth fut le culte des conquérants de l’Irlande, est celui de la classe supérieure. Le protestant est riche; le catholique pauvre. En général, le premier gouverne; le second, relégué dans une condition inférieure, obéit au protestant, son maître politique, pour lequel il travaille.
La religion protestante, signe de la fortune, l’est aussi de la puissance. Non seulement le catholique est pauvre et le protestant riche, mais encore chacun d’eux semble penser que telle est la condition naturelle de l’un et de l’autre; le catholique accepte son humble destinée, et le protestant est de bonne foi dans son orgueil; celui-ci met dans ses rapports avec le catholique un peu de cette supériorité que l’Européen établi dans les îles montre envers les personnes de couleur dont l’origine africaine est encore apparente.
Il n’est pas seulement le descendant des vainqueurs, l’héritier de leur gloire, de leur puissance établie par sept siècles de domination, il se croit d’une race supérieure à celle de l’Irlandais; et comme en Irlande le culte témoigne de la race, le protestantisme est regardé comme une sorte de noblesse. Cette opinion, il est vrai, tend chaque jour à s’affaiblir, mais il en reste encore dans les relations mutuelles du protestant et du catholique de ce pays assez de traces pour qu’on ne puisse la méconnaître.
Le catholique d’Irlande est dans cet état douteux où se trouve l’affranchi qu’on vient de délivrer de la servitude, et qui fait son premier pas dans la liberté, obligé de changer tout à coup ses manières d’esclave, qui ne lui conviennent plus, pour les franches allures de l’homme libre, qu’il ne connaît pas encore. En dépit du fait et du droit, il regarde toujours comme son maître celui qui le fut. Vainement il proteste par des actes extérieurs contre ce sentiment intime; le cri d’une conscience dépravée par une longue servitude le dément au dedans de lui-même; et quelquefois la grossièreté, l’insolence qu’il met dans ses rapports avec le protestant, pour faire acte d’égalité, servent à le rabaisser en réalité au-dessous de celui-ci.
Rien n’est plus rare que de rencontrer chez le catholique irlandais une appréciation mesurée de sa condition actuelle; vous le voyez toujours se placer vis-à-vis des protestants trop bas ou trop haut, soit qu’oubliant son émancipation, il se tienne vis-à-vis de son ancien maître dans une attitude humble et obséquieuse, soit qu’enivré de la victoire remportée sur ses oppresseurs, il ne se contente plus d’être leur égal, et veuille leur prouver qu’il est libre en les opprimant à son tour.
Il y a, du reste, dans l’état social de l’Irlande quelque chose de plus remarquable encore que cette aristocratie de race et de culte; c’est la physionomie féodale que présente ce pays au milieu du XIXe siècle.
Le gouvernement des Anglais en Irlande a été, depuis cent cinquante ans, une aristocratie protestante entée sur une aristocratie féodale. Ce qu’il y avait de protestant dans les lois politiques a subi déjà de graves réformes : mais la base féodale de l’édifice est restée à peu près immobile [386].
Le pays, partagé lors des confiscations religieuses entre quelques grands propriétaires, est encore aujourd’hui en la possession de leurs descendants, qui ont reçu entiers les domaines de leurs pères sous la protection de la loi d’aînesse et des substitutions. Ces terres sont cultivées par la population catholique qui, théoriquement, serait libre de se détacher du sol, mais qui y tient comme à son seul moyen d’existence, et se trouve en réalité dans une condition pire que celle des serfs du Moyen-âge.
Cet état social ne présente avec celui de l’Angleterre qu’une analogie trompeuse. Dans ce dernier pays, de même qu’en Irlande, la loi féodale maintient, il est vrai, le sol dans un petit nombre de familles qui le reçoivent et le transmettent héréditairement sans vouloir le diviser; mais, à côté de ces fortunes de la terre, s’élèvent les fortunes de l’industrie et du commerce; tandis que le principe féodal s’efforce de maintenir le riche dans son opulence, et le pauvre dans sa misère, le principe industriel et commercial travaille sans relâche à déplacer la fortune, à diminuer le nombre des pauvres et à faire de nouveaux riches. Ces deux puissances rivales se livrent une guerre qui ne laisse point de repos aux combattants. L’industrie qui crée est pourtant supérieure au principe féodal qui conserve; le riche, armé de sa terre féconde, est vaincu par le pauvre dont l’activité produit; et entre le maître du sol et le prolétaire on voit naître sans cesse une infinité d’existences nouvelles dont l’ensemble forme ce qu’on appelle la classe moyenne. Cette classe est à peu près inconnue en Irlande.
L’Irlande présente un éternel contraste de richesse et d’indigence, dont il est singulièrement difficile de se faire une juste idée.
Lorsqu’à l’approche des lacs de Killarney on s’arrête non loin de l’abbaye de Mucruss, un double spectacle vient s’offrir à la vue : d’un côté, des plaines incultes, des marais stériles, des landes monotones sur lesquelles végètent misérablement de maigres ajoncs et des pins rachitiques, de longues étendues de bruyère où apparaissent çà et là, de loin en loin, quelques rocs de médiocre élévation, dont l’aspect uniforme et dépourvu de toute beauté sauvage atteste seulement la pauvreté de la nature; on ne saurait imaginer une terre plus indigente et plus désolée.
Mais du côté opposé une scène toute différente éclate aux regards : au pied d’une chaîne de montagnes découpées avec légèreté et séparées entre elles par une suite de lacs charmants, s’étendent des campagnes riches et fertiles, des prairies vertes et riantes, des forêts pleines de sève et de végétation; ici de frais ombrages, des grottes profondes; là, des espaces ouverts, des cimes hardies, un horizon sans limites; à côté de la source jaillissante, le champ couvert d’épis; partout l’abondance, la richesse, la beauté; partout l’accident extraordinaire de la nature gracieuse en même temps que féconde. Ainsi du même point s’offrent à l’œil deux aspects absolument opposés; ici l’extrême richesse, là, l’extrême misère : c’est l’image de l’Irlande.
On ne voit en Irlande que des châteaux magnifiques ou des cabanes misérables; point d’édifice qui tienne le milieu entre le palais des grands et la chaumière de l’indigent : il n’y a que des riches et des pauvres.
Le catholique d’Irlande ou l’homme de la classe inférieure ne trouve à sa portée qu’une seule profession, la culture de la terre; et quand il n’a pas le capital qui lui serait nécessaire pour être fermier, il bêche le sol comme un manœuvre [Note 1 page 218]. En Angleterre, les deux tiers de la population sont commerçants ou industriels, un quart seulement est agricole. En Irlande, moins d’un quart est adonné au commerce, plus des deux tiers sont uniquement dévoués à l’agriculture [Note 2 page 218]. Celui qui n’a point un coin de terre à cultiver meurt de faim.
On juge par ce qui précède que cette incroyable variété de classes, de rangs, de degrés, qui, dans la société anglaise, divisent à l’infini l’échelle sociale, ne saurait se rencontrer en Irlande, où la limite qui sépare l’aristocrate du prolétaire est marquée par une ligne étroite, sur laquelle nulle existence intermédiaire ne peut parvenir à se placer.
Le protestant, qui, en Irlande, a le privilège du rang, de la puissance politique et de la richesse, a eu aussi pendant longtemps le monopole de l’éducation. Jusqu’à ces derniers temps il n’y existait d’école primaire que pour les protestants; aujourd’hui encore le catholique ne trouve point dans les établissements consacrés à la haute instruction la même faveur que le protestant; il ne s’y sent point sur un terrain ami. Ainsi, tandis que tout est calculé pour développer les facultés intellectuelles du riche, le pauvre était abandonné à lui-même et laissé dans son ignorance.
On conçoit sans peine combien ces deux classes opposées, constituées ainsi chacune sur une base longtemps immuable, ont dû se développer et s’étendre, l’une dans la sphère de sa puissance, l’autre dans le cercle de sa misère et de sa servitude.
Il faut réfléchir longtemps à ce passé de plusieurs siècles; il faut se représenter le riche et le pauvre suivant invariablement, pendant des siècles, deux voies opposées, l’une menant à l’extrême richesse, l’autre à l’extrême misère; il faut se rendre compte des effets logiques et nécessaires de ces deux principes, le premier, d’accroissement perpétuel, le second, de ruine progressive, se fortifiant l’un l’autre, et trouvant une nouvelle puissance d’action dans chacune de leurs conséquences; il faut, dis-je, méditer longtemps sur ces causes pour comprendre les excès de luxe auxquels est arrivée l’aristocratie irlandaise, et la lèpre invétérée de misère dont est couverte la pauvre Irlande.
Les possessions du riche s’étendent quelquefois, en Irlande, dans des proportions dont l’immensité nous paraît presque chimérique. Le riche s’est fait, sur cette contrée de misère, une destinée magnifique; il a des châteaux splendides, des domaines sans bornes; des montagnes, des prairies, des forêts, des lacs; il a tout cela, et souvent il le possède deux et trois fois.
C’est là l’Irlande heureuse. Il faut, pour la voir, choisir son point de vue tout exprès, prendre çà et là un espace étroit et isolé, en fermant les yeux à tous les objets environnants. La pauvre Irlande, au contraire, éclate à la vue de toutes parts.
La misère nue, affamée, cette misère vagabonde et fainéante, cette misère qui mendie, couvre le pays entier; elle se montre partout, sous toutes les formes, à tous les instants du jour; c’est elle que vous voyez la première en abordant aux rivages de l’Irlande; et, dès ce moment, elle ne cesse plus d’être présente à vos regards, tantôt sous les traits de l’infirme qui étale ses plaies, tantôt sous l’aspect du pauvre costumé de ses haillons; elle vous suit partout, vous obsède sans relâche; vous entendez de loin ses gémissements et ses pleurs; et si sa voix ne vous émeut pas d’une pitié profonde, elle vous importune et vous fait peur. Cette misère semble inhérente au sol et comme un de ses produits; pareille à ces fléaux endémiques qui corrompent l’atmosphère, elle flétrit tout ce qui l’approche, et atteint le riche lui-même, qui ne peut, au milieu de ses joies, se séparer des misères du pauvre, et fait de vains efforts pour secouer cette vermine qu’il a créée et qui s’attache à lui.
L’aspect matériel du pays ne donne pas de moins tristes impressions.
Tandis que le château féodal se montre, après sept siècles, plus riche et plus brillant qu’à sa naissance, vous voyez çà et là crouler des habitations misérables, et celles-ci ne se relèvent point. On est étonné, quand on parcourt l’Irlande, de la quantité de ruines qui s’y rencontrent. Je ne parle point ici de ces ruines pittoresques que font les âges en s’écoulant, et dont la vétusté décore le pays; ces ruines-là appartiennent encore à la riche Irlande, qui les conserve avec soin comme des souvenirs d’orgueil et des monuments d’antiquité; je veux dire ces ruines prématurées que crée l’infortune, ces pauvres habitations que délaisse un possesseur malheureux, et qui, n’attestant qu’une obscure misère, n’excitent en général que peu d’attention et d’intérêt.
Je ne sais, du reste, lequel est le plus triste à voir, de la demeure abandonnée ou de celle qu’habite le pauvre Irlandais.
Qu’on se représente quatre murs de boue desséchée, que la pluie, en tombant, rend sans peine à son état primitif; pour toit un peu de chaume, ou quelques coupures de gazon; pour cheminée, un trou grossièrement pratiqué dans le toit, et le plus souvent la porte même du logis, par laquelle seule la fumée trouve une issue; une seule pièce contient le père, la mère, l’aïeul, les enfants; point de meubles dans ce pauvre réduit : une seule couche, composée ordinairement d’herbe et de paille, sert à toute la famille. On voit accroupis dans l’âtre cinq ou six enfants demi-nus, auprès d’un maigre feu, dont les cendres recouvrent quelques pommes de terre, seule nourriture de toute la famille; au milieu de tous gît un porc immonde, seul habitant du lieu qui soit bien, parce qu’il vit dans l’ordure. La présence du porc au logis semble d’abord, en Irlande, un indice de misère; il y est cependant un signe de quelque aisance. Et l’indigence est surtout extrême dans la cabane qu’il n’habite pas [387].
Non loin de la chaumière s’étend un petit champ d’un acre ou d’un demi-acre; il est semé de pommes de terre; des rangées de pierres entassées les unes sur les autres, et parmi lesquelles croissent des ajoncs, lui servent de clôture.
Cette demeure est bien misérable; cependant, ce n’est point celle du pauvre proprement dit. On vient de décrire l’habitation du fermier irlandais et de l’ouvrier agricole.
J’ai dit qu’au-dessous des grands il n’y a point de petits propriétaires, et au-dessous du riche opulent, rien que des pauvres; mais ceux-ci sont misérables à des titres différents, et avec des nuances que je voudrais pouvoir indiquer.
Tous, étant pauvres, n’emploient pour se nourrir que l’aliment le moins cher dans le pays, les pommes de terre [Note 1 page 222]; mais tous n’en consomment pas la même quantité : les uns, et ce sont les privilégiés, en mangent trois fois par jour; d’autres, moins heureux, deux fois; ceux-ci, en état d’indigence, une fois seulement; il en est qui, plus dénués encore, demeurent un jour, deux jours même, sans prendre aucune nourriture [Note 2 page 222].
Cette vie de jeûnes est cruelle; et pourtant il faut la subir, sous peine de maux plus grands encore. Celui qui fait un repas de plus qu’il ne peut, et jeûne une fois de moins qu’il ne doit, est sûr de n’avoir pas de quoi se vêtir; et encore cette prudence, cette résignation à souffrir sont souvent stériles.
Quel que soit le courage du pauvre cultivateur à supporter la faim, pour faire face à d’autres besoins, il est en général nu ou couvert de haillons transmis dans la famille de génération en génération [Note 3 page 222].
Dans beaucoup de pauvres maisons il n’y a qu’un habillement complet pour deux individus; ce qui oblige presque toujours le prêtre de la paroisse à dire plusieurs messes le dimanche. Lorsque l’un a entendu la première messe, il revient au logis, quitte ses vêtements et les donne à l’autre, qui va aussitôt assister à la seconde.
J’ai vu l’Indien dans ses forêts et le nègre dans ses fers, et j’ai cru, en contemplant leur condition digne de pitié, que je voyais le dernier terme de la misère humaine : je ne connaissais point alors le sort de la pauvre Irlande. Comme l’Indien, l’Irlandais est pauvre et nu; mais il vit au milieu d’une société qui recherche le luxe et honore la richesse. Comme l’Indien il est dépourvu du bien-être matériel que procurent l’industrie humaine et le commerce des nations; mais il voit une partie de ses semblables jouir de ce bien-être auquel il ne peut aspirer. Au sein de sa plus grande détresse, l’Indien conserve une certaine indépendance qui a ses charmes et sa dignité. Tout indigent qu’il est, et quoique affamé, il est pourtant libre dans ses déserts; et le sentiment qu’il a de cette liberté adoucit pour lui bien des souffrances. L’Irlandais subit le même dénuement, sans avoir la même liberté; il est soumis à des règles, à des entraves de toute sorte; il meurt de faim et il a des lois : triste condition, qui réunit les vices de la civilisation et ceux de la nature sauvage. Sans doute l’Irlandais qui vient de secouer ses fers, et qui a foi dans l’avenir, est au fond moins à plaindre que l’Indien et que l’esclave noir. Cependant, aujourd’hui, il n’a ni la liberté du sauvage ni le pain de la servitude.
Je n’entreprendrai point de décrire toutes les phases de la misère irlandaise : depuis la condition du pauvre fermier qui jeûne pour que ses enfants vivent, jusqu’à celle du cultivateur qui, moins misérable, mais plus dégradé, se résout à mendier; depuis l’indigence résignée, qui se tait au milieu des souffrances et des sacrifices, jusqu’à celle qui se révolte et, dans ses violences, va jusqu’au crime.
La pauvreté irlandaise a un caractère spécial et tout à fait exceptionnel, qui rend sa définition malaisée, parce qu’on ne peut la comparer à nulle autre indigence. La misère irlandaise forme un type à part, dont le modèle et l’imitation ne sont nulle part. On reconnaît, en la voyant, qu’on ne saurait théoriquement assigner aucune borne à l’infortune des peuples.
Chez toutes les nations on trouve plus ou moins de pauvres; mais tout un peuple de pauvres, voilà ce qu’on n’avait point encore vu avant que l’Irlande l’eût montré.
Pour faire connaître l’état social d’un tel pays, il faudrait ne raconter que ses misères et ses souffrances : l’histoire des pauvres est celle de l’Irlande.
Il faut, pour comprendre la misère irlandaise, renoncer à toutes les notions qui, dans les autres pays, servent à distinguer l’aisance et la pauvreté. On a coutume de n’appeler pauvre que celui qui manque d’ouvrage et mendie; dans ce pays, les plus pauvres sont ceux qui ne mendient pas. Il n’est pas un habitant des champs s’abstenant de mendicité qui n’eût besoin de s’y livrer. On ne pourrait donc comparer le pauvre irlandais au pauvre d’aucun pays. On ne saurait même assimiler le cultivateur libre de l’Irlande ( independant labourer ) au pauvre anglais ( pauper ). Il n’est pas douteux que le plus misérable de tous les pauvres d’Angleterre ne soit mieux nourri et mieux vêtu que le plus heureux agriculteur d’Irlande.
Il y a de tristes théories suivant lesquelles il se trouve, à tout prendre, chez tous les peuples de tous les pays, une somme à peu près égale de bonheur et de misère, de bien-être et de souffrance; d’où l’on conclut que c’est folie que de prendre aucun souci de maux qu’il n’est point donné aux hommes de pouvoir guérir ou soulager. Ceux qui tiennent ce langage décourageant n’ont sans doute vu ni les États-Unis ni l’Irlande; ils ne connaissent ni le pays où la misère est la règle commune, ni celui où le malheur est une exception.
La misère descend en Irlande à des degrés ailleurs inconnus. La condition qui, dans ce pays, est supérieure à la pauvreté, serait, chez d’autres peuples, une affreuse détresse; et les classes misérables, dont chez nous avec raison on déplore le sort, formeraient en Irlande une classe privilégiée. Et ces misères de la population irlandaise ne sont point de rares accidents; presque toutes sont permanentes; celles qui ne durent pas toujours sont périodiques.
Tous les ans, à peu près à la même époque, on annonce en Irlande le commencement de la famine, ses progrès, ses ravages, son déclin.
Au mois de février dernier (1838), la presse française enregistrait ce cri annuel de la misère irlandaise, et disait le nombre des personnes qui, en un seul mois, étaient mortes de faim. Soit égoïsme, soit humanité, beaucoup se plaisent à penser que les récits qu’on fait de l’indigence irlandaise sont empreints d’exagération; et pour eux le mot famine , dont on se sert pour peindre les angoisses de l’Irlande, n’est qu’une expression métaphorique qui signifie une excessive détresse, et non le terme propre pour exprimer l’état de gens réellement affamés, et mourant faute d’aliments.
C’est surtout en Angleterre qu’on aime à se tenir dans cet état de doute, dont il est cependant bien aisé de sortir.
En 1727, il y a environ cent ans, le primat Boulter écrivait d’Irlande, où il était le principal agent du gouvernement anglais :
« Depuis mon arrivée en ce pays (en 1725), la famine n’a presque pas cessé parmi les pauvres. La cherté des grains était telle l’année dernière, que des milliers de familles ont été obligées de quitter leurs demeures pour aller chercher leur vie ailleurs. Il en a péri par centaines « many hundred perished [Note 1 page 225]. »
Comme on demandait, en 1832, à l’évêque Doyle, quel était dans l’Ouest l’état de la population : « Ce qu’il a toujours été, répondit-il; on y meurt de faim comme de coutume. People are perishing as usual . » [Note 2 page 225]
En 1817, des fièvres, causées par l’indigence et la faim, atteignirent en Irlande un million cinq cent mille individus, dont soixante-cinq mille périrent, et l’on a calculé que, en 1826, le vice des aliments occasionna vingt mille maladies [Note 3 page 225].
Lors de la grande enquête faite, en 1835, par le gouvernement anglais sur l’état social de l’Irlande, la question suivante fut adressée par les commissaires à leurs correspondants dans chaque paroisse :
« Avez-vous connaissance de quelque décès arrivé depuis les trois dernières années, et dont un besoin urgent ait été la cause ? »
Et l’enquête constate une foule de morts, que la privation d’aliments a seule occasionnées. Ici, ce sont des malheureux que la faim a manifestement tués; là, des infortunés dont elle a hâté la mort. Ceux-ci périssent d’un long épuisement; ceux-là tout à la fois de maladie et de faim [Note 2 page 226].
Ce serait un travail douloureux à faire, que de dépouiller toute cette enquête, qui comprend dix volumes in-folio, dont quelques-uns ont plus de neuf cents pages; dont chaque page, chaque ligne, chaque mot, constatent une misère irlandaise, et où pourtant toutes les misères de l’Irlande ne sont pas rapportées.
Les commissaires chargés de cette enquête mémorable, estiment qu’il y a en Irlande près de trois millions d’individus qui chaque année sont sujets à tomber dans un dénuement absolu [Note 2 page 226]; ces trois millions ne sont pas seulement pauvres, ils sont indigents. Outre ces trois millions de pauvres, il y a encore des millions de malheureux qui ne mourant pas de faim ne sont pas comptés [388].
L’auteur de ce livre, auquel de pareils témoignages auraient pu sans doute paraître suffisants, a pourtant voulu voir de ses propres yeux ce que sa raison hésitait encore à croire. Deux fois, en 1835 et en 1837, il a, en parcourant l’Irlande, visité exprès les contrées où la famine a coutume de sévir avec le plus de violence, et il a vérifié les faits. Racontera-t-il ici tout ce qu’il a vu ? Non. Il y a des infortunes qui sont tellement au-dessus de l’humanité, que la langue humaine n’a point de mots pour les traduire [Note 3 page 226]. Et puis, s’il lui fallait rappeler ici les scènes de deuil et de désolation dont il a été le témoin; répéter les hoquets et les cris de désespoir qu’il a entendus; s’il lui fallait redire ce qu’il y a de douleur dans la voix d’une pauvre mère refusant un peu de pain à ses enfants affamés; et si, au milieu de ces misères extrêmes, il lui fallait peindre l’insultante opulence qu’étale le riche à tous les yeux; ce parc et ces jardins immenses, où la main de l’homme a créé des eaux factices, des vallées, des collines artificielles; ce magnifique palais, que soutiennent des colonnes du plus beau marbre de la Grèce ou de l’Italie, et que l’or d’Amérique, la soie de France, les tissus de l’Inde décorent à l’envi; le splendide toit destiné aux valets; la demeure plus superbe encore des chevaux; toutes les merveilles de l’art, toutes les inventions de l’industrie, et toutes les fantaisies de la vanité accumulées dans ce lieu, où le maître ne daigne même pas résider, et où il n’apparaît que de loin en loin; la vie somptueuse et indolente de ce riche, qui ne sait rien des misères dont il est l’auteur; qui ne les a jamais regardées; qui n’y croit pas; qui tire des sueurs du pauvre 500 000 francs de rente; dont chaque jouissance insensée ou superflue représente la ruine ou l’indigence d’un malheureux; qui donne chaque jour à ses chiens le repas de cent familles, et laisse mourir de faim ceux qui lui font cette vie de luxe et d’orgueil; s’il fallait que l’auteur de ce livre rappelât ici les impressions sinistres que lui a fait éprouver la vue de tels contrastes, et les terribles questions que de telles oppositions ont soulevées dans son esprit, il sent que la plume tomberait de ses mains, et il n’aurait point le courage d’achever la tâche qu’il veut accomplir.
On vient de voir combien est malheureux l’état de l’Irlande. Le premier besoin qu’on éprouve à l’aspect de tant de misères, c’est de rechercher quelle en est la cause; et cette cause, on souhaite surtout de la connaître, parce que, pour guérir le mal, il faut d’abord en savoir l’origine et la nature.
Commençons donc par dire la cause du mal, nous chercherons ensuite le remède.
On ne saurait considérer attentivement l’Irlande, étudier son histoire et ses révolutions, observer ses mœurs et analyser ses lois, sans reconnaître que ses malheurs, auxquels ont concouru tant d’accidents funestes, ont eu et ont encore de nos jours, pour cause principale, une cause première , radicale, permanente, et qui domine toutes les autres; cette cause, c’est une mauvaise aristocratie .
Toutes les aristocraties fondées sur la conquête et sur l’inégalité renferment sans doute dans leur sein bien des vices; mais toutes ne contiennent pas les mêmes, et n’en possèdent point un pareil nombre.
Supposez des conquérants qui, dès que les premières convulsions de la conquête sont passées, s’efforcent d’en effacer le souvenir en se mêlant au peuple conquis, prennent son langage, adoptent une partie de ses mœurs, s’approprient presque toutes ses lois, et pratiquent la même religion; supposez que ces conquérants, formés en société féodale, ayant à lutter contre des rois puissants et oppresseurs, cherchent un auxiliaire dans la population conquise, et qu’unis désormais par un lien d’intérêt mutuel, les vainqueurs et les vaincus s’accoutument à mêler leur cause en combattant un ennemi commun; supposez que, ces luttes durant pendant des siècles, les seigneurs en querelle avec leurs rois ne manquent jamais de stipuler des droits pour le peuple en même temps qu’ils conquièrent pour eux-mêmes des privilèges; supposez enfin que ces conquérants, après avoir, par une fusion rapide avec les vaincus, fait oublier les violences de la conquête, travaillent sans relâche à racheter l’injustice de leurs privilèges par les bienfaits du patronage; que, supérieurs en rang, en richesse et en puissance politique, ils ne cessent de se montrer aussi supérieurs en talents et en vertus; que prenant en main toutes les affaires du peuple, ils se mêlent à toutes ses assemblées, discutent tous ses intérêts, dirigent toutes ses entreprises, sacrifient la moitié de leurs revenus pour ne pas voir un seul pauvre sur leurs domaines, donnent à celui-ci des conseils, à celui-là des instruments de travail, à tous un appui éclairé, charitable, bienveillant; que, placés à la tête d’une société commerçante, ils en comprennent le génie et les besoins; lui donnent, avec la liberté de l’industrie, toutes les libertés politiques et civiles qui sont l’âme de celle-ci; et que, pour faire à cette société de magnifiques destinées, ils lui ouvrent des comptoirs dans le monde entier, établissent pour elle des colonies florissantes, fondent pour elle de grands empires dans l’Inde, rendent ses vaisseaux souverains sur toutes les mers, et fassent toutes les nations du monde ses tributaires; et qu’enfin, après lui avoir ouvert toutes les voies de la fortune, ces mêmes hommes, abaissant la barrière qui sépare d’eux le prolétaire, disent à celui-ci : Sois riche, et tu deviendras lord. Sans doute une pareille aristocratie pourra recéler encore bien des germes d’oppression et plus d’un principe de ruine; on comprendra cependant qu’elle puisse se maintenir longtemps forte et prospère, et que même, succédant à la conquête, et chargée de toutes les injustices du privilège féodal, elle donne au pays qu’elle tient sous son empire l’illusion, si ce n’est même la réalité, d’un gouvernement juste et national. On comprendra le règne long et brillant de l’aristocratie anglaise.
Supposez, au contraire, des conquérants qui, bien loin de suspendre les violences de la conquête, travaillent sans relâche à les perpétuer; rouvrent cent fois les blessures du peuple conquis; au lieu de s’unir à celui-ci, s’efforcent de s’en tenir séparés, refusent tout à la fois de lui donner leurs lois et de prendre les siennes, conservent leur langage et leurs mœurs, et posent entre eux et lui la plus insurmontable barrière, en déclarant crime de haute trahison toute alliance par le sang entre les fils des vainqueurs et les descendants des vaincus; supposez qu’après s’être ainsi constitués vis-à-vis du peuple conquis comme une faction distincte par la race et par la puissance, ces conquérants viennent à être séparés de lui par une cause plus profonde encore, par la différence des religions; que, non contents de lui avoir ravi son existence nationale, ils entreprennent encore de lui enlever son culte, et qu’après avoir passé des siècles à le dépouiller de son indépendance politique, ils passent encore des siècles à lui disputer sa liberté religieuse; supposez que ces conquérants, tyrans politiques, tyrans religieux, méprisant la nation conquise à cause de sa race, la haïssant à cause de son culte, soient placés dans cette situation extraordinaire qu’il n’y ait pour eux ni intérêt à protéger le peuple, ni péril à l’opprimer; alors on concevra qu’une aristocratie composée de pareils éléments ne puisse enfanter qu’égoïsme, violences, injustices d’une part, que haines, résistances, dégradation et misère de l’autre; on comprendra l’aristocratie d’Irlande.
L’aristocratie d’Angleterre, tout habile, toute nationale qu’elle est, eût peut-être été impuissante à se maintenir si, en même temps qu’elle couvre d’éclatantes vertus les vices inhérents à toute puissance fondée sur le privilège, elle n’eût été protégée par des accidents heureux.
Sujette, comme toutes les aristocraties, à abuser de sa force dans un intérêt égoïste, elle a tendu à l’excès les ressorts sur lesquels elle s’appuie; elle a concentré outre mesure entre ses mains la possession du sol, devenu le monopole d’un petit nombre; et ceux qui, en Angleterre, sont propriétaires, forment une minorité si petite en face de tous ceux qui ne le sont pas, que la propriété y serait peut-être en péril si elle devenait aux yeux du peuple un objet désirable.
Mais, par un événement propice plus encore que par l’effet d’une politique sage, le sol en Angleterre n’a point encore jusqu’à ce jour excité l’envie des classes inférieures; le peuple anglais laisse à son aristocratie le monopole de la terre, parce qu’il a lui-même le monopole de l’industrie. Les domaines immenses du lord n’ont rien d’importun pour le bourgeois auquel le commerce du monde entier offre une arène sans bornes, et qui pense que, s’il fait une grande fortune, il acquerra peut-être un jour, avec les terres de ce lord, son titre et ses honneurs.
L’agriculteur anglais prend peu de souci d’un système politique dont l’effet est de repousser des champs dans les villes l’habitant des campagnes, qui, éloigné du sol, trouve dans l’atelier des fabriques un travail aussi régulier et un meilleur salaire. C’est là, il faut le reconnaître, qu’est la grande garantie de l’aristocratie anglaise : garantie fragile et précaire qui ne durera qu’aussi longtemps que l’industrie anglaise fournira l’univers de ses produits.
L’aristocratie d’Irlande, pleine des vices dont l’aristocratie anglaise elle-même n’est pas exempte, loin d’être comme celle-ci secourue par des circonstances favorables, lutte au contraire contre des accidents funestes.
Ainsi, c’est pour l’aristocratie irlandaise un sort fatal que celui qui a placé l’Irlande à côté de l’Angleterre; car jamais cette aristocratie n’a cessé d’être anglaise de cœur, et presque d’intérêts : voilà pourquoi elle a toujours résidé et aujourd’hui encore réside plus en Angleterre qu’en Irlande, et ce fait matériel, qui la sépare le plus souvent du peuple soumis à son empire, est pour elle la source du vice le plus funeste à toute aristocratie, qui n’existe réellement qu’à la condition de gouverner. Il arrive souvent d’attribuer tous les maux de l’Irlande au défaut de résidence de l’aristocratie; mais c’est prendre une conséquence du mal pour le mal lui-même. L’aristocratie d’Irlande n’est point mauvaise parce qu’elle s’absente, elle s’absente parce qu’elle est mauvaise, parce que rien ne l’attache au pays, parce que nulle sympathie ne l’y retient. Pourquoi, n’aimant ni le pays ni le peuple, resterait-elle en Irlande, lorsqu’elle a près d’elle l’Angleterre qui l’invite et l’attire par le charme d’une société plus civilisée, plus élégante, et qui a le mérite d’être la patrie originaire ?
En général, toute aristocratie porte en elle-même le frein qui la tempère, sinon l’arrête dans ses écarts et dans son égoïsme. Il arrive d’ordinaire que celle-là même qui n’aime pas le peuple le craint, ou du moins elle a besoin de lui; elle exécute alors par calcul ce qu’elle ne fait point par sympathie. Elle n’opprime pas trop, de peur de révolter; elle ménage les forces nationales dont elle tire profit, et il peut lui arriver ainsi de paraître généreuse alors qu’elle n’est qu’habile et intéressée.
L’aristocratie irlandaise a toujours eu le malheur de ne rien craindre et de ne rien espérer du peuple placé sous son joug; appuyée sur l’Angleterre, dont les soldats ont toujours été mis à son service, elle a pu se livrer sans réserve à sa tyrannie; les gémissements, les plaintes, les menaces du peuple n’ont jamais modéré son oppression, parce qu’il n’y avait au fond de ces clameurs populaires aucun péril pour elle. Des révoltes éclatent-elles en Irlande ? l’aristocratie de ce pays ne s’en émeut point; l’artillerie anglaise est là qui foudroie les rebelles, et, quand tout est rentré dans l’ordre, l’aristocratie continue à toucher, comme par le passé, le revenu de ses terres.
L’aristocratie irlandaise a exercé un empire dont on ne trouve dans aucun pays un autre exemple; elle a, pendant six siècles, régné en Irlande sous l’autorité de l’Angleterre, qui lui abandonnait la moitié des avantages de la domination et lui en épargnait tous les frais. Pourvue de droits, de privilèges et de garanties constitutionnelles, elle s’est servie, pour pratiquer l’oppression, de tous les instruments de la liberté. L’Irlande a été ainsi la proie constante de deux tyrans, d’autant plus formidables qu’ils se couvraient l’un l’autre. L’aristocratie irlandaise, se considérant comme l’agent de l’Angleterre, aimait à s’absoudre ainsi de ses propres excès et de ses injustices personnelles; et l’Angleterre, dont cette aristocratie exerçait les droits, se plaisait à rejeter sur celle-ci tous les abus de la puissance.
Il est peu de pays où les gouvernants n’aient un intérêt plus ou moins grand à ce que le peuple auquel ils donnent des lois se livre aux arts du commerce et de l’industrie. De quel usage, en effet, seront pour le riche ses grands revenus, s’il ne s’en sert pour acquérir les objets propres à lui faire une vie douce et commode ? Et comment pourra-t-il se les procurer, si le peuple ne travaille point ? Mais c’est encore une fatalité de l’aristocratie irlandaise, qu’elle soit abondamment pourvue de tous les produits les plus précieux de l’art et du commerce, quoiqu’il n’existe aucune industrie en Irlande : elle a sous sa main les produits de l’industrie anglaise pour satisfaire à ses besoins et à ses fantaisies, aussi bien que des régiments armés pour assurer la rentrée de ses fermages. Elle n’a pas besoin, pour posséder le bien-être et l’élégance, d’exciter le peuple aux travaux industriels. Le commerce et l’industrie sont cependant les seules voies par lesquelles les classes inférieures peuvent sortir de leur misère. Ainsi le peuple d’Irlande, auquel la terre est inaccessible, voit entre les mains de l’aristocratie un immense privilège dont il ne possède aucun équivalent; ainsi l’aristocratie d’Irlande, qui manque de toutes les bases premières sur lesquelles repose celle d’Angleterre, est dépourvue de cette dernière condition d’existence sans laquelle l’aristocratie anglaise elle-même ne se soutiendrait peut-être pas. Elle est immobile et fermée. En principe, ses rangs sont ouverts à tous; en fait, leur accès est à peu près impossible; pour y entrer, il faut devenir riche : or, quel moyen de s’enrichir dans un pays où le commerce et l’industrie sont morts; de sorte que cette aristocratie, immobile dans sa richesse, vivant de la vie d’autrui, a pour litière une population immobile aussi dans sa misère; en Irlande la pauvreté est une caste. Enfin, la classe supérieure, qu’aucun sentiment national n’attache au peuple, a le malheur d’être éloignée de lui par la différence du culte.
La sympathie religieuse est sans contredit le nœud le plus puissant qui unisse les hommes entre eux; elle n’a pas seulement le pouvoir de rapprocher les peuples; elle peut, ce qui est plus difficile encore, confondre les classes et les rangs, relever le plus humble au niveau du plus superbe, mêler le riche et le pauvre; c’est elle qui change l’aumône en charité, et qui, dépouillant le bienfait de son orgueil, la reconnaissance de sa honte, fait deux égaux du bienfaiteur et de l’obligé.
Mais, à défaut de la religion, qui unira le riche et le pauvre, l’Anglais et l’Irlandais, la race conquérante et la race des vaincus, quelle puissance les rapprochera, si la religion elle-même les sépare : et dans un pays où toutes les lois sont faites contre le pauvre au profit du riche, que sera-ce si la religion, au lieu de modérer le puissant, le fortifie, et, au lieu de soutenir le faible, aide à l’écraser ?
L’aristocratie d’Irlande a deux vices qui résument tous les autres : Anglaise d’origine, elle n’a jamais cessé de l’être; devenue protestante , elle a eu à gouverner un peuple demeuré catholique.
Ces deux vices contiennent le principe de tous les maux de l’Irlande; là se trouve la clef de toutes ses misères, de tous ses embarras. Si l’on veut examiner attentivement ce point de départ, on va voir en découler, comme des conséquences toutes naturelles, les circonstances extraordinaires dont on chercherait ailleurs vainement la cause. Ces conséquences sont de trois sortes : les unes, qu’on appellera civiles, parce qu’elles touchent aux mœurs; les autres, politiques, parce qu’elles concernent les institutions; celles-là, religieuses, parce qu’elles naissent de la différence des cultes. Les premières affectent plus particulièrement les relations du riche avec le pauvre, du propriétaire avec le fermier; les secondes, les rapports réciproques des gouvernants et des gouvernés; et les troisièmes, la situation mutuelle des protestants et des catholiques.
En Angleterre et en Irlande, les classes inférieures cultivent le sol au même titre; en général, elles n’en ont point la propriété; elles prennent à ferme la terre du riche, ou bien elles louent à celui-ci leur travail journalier [Note 1 page 235]. Théoriquement, leur condition est absolument pareille dans les deux pays. D’où vient qu’en réalité leur sort est si dissemblable ? Pourquoi l’un est-il aussi heureux sur sa terre que l’autre est misérable sur la sienne ? Comment arrive-t-il que le premier, bien logé, bien vêtu, bien nourri, entouré d’une famille heureuse comme lui-même, vit dans l’aisance et le contentement, imaginant à peine un sort plus fortuné que le sien, tandis que l’autre, couvert de haillons, se nourrit de pommes de terre quand il ne jeûne pas, n’a d’autre asile que le réduit immonde qu’il partage avec le pourceau, voit pendant l’hiver ses pauvres petits enfants périr de froid sans qu’il puisse les vêtir, entend toute l’année leur faim qui crie sans pouvoir l’apaiser ?
C’est qu’en Angleterre le grand propriétaire est le patron du sol et de ses habitants; il ne se borne pas à toucher ses revenus et à réclamer ses droits, il remplit aussi des devoirs, et se croit tenu de rendre un peu de ce qu’il reçoit. Et d’abord, engageant en quelque sorte sa fortune dans la terre qu’il possède, il y met des capitaux considérables. Aussi voyez quelle demeure il prépare à son fermier. Plusieurs bâtiments la composent; rien n’y manque de ce qui peut faire à ses hôtes une vie douce et commode; elle est le centre d’une vaste exploitation; autour d’elle s’étendent de vastes domaines qui en dépendent; les meilleurs instruments d’agriculture y attendent la main qui doit les mettre en usage. Et puis, quand il a créé cette grande ferme, il en surveille la fortune. Voyant les efforts du fermier, il jouit de ses succès, et compatit à ses revers; et, par une sympathie aussi éclairée que généreuse, il adoucit des infortunes qui, si elles n’étaient réparées, lui deviendraient funestes à lui-même. Il n’est pas toujours libéral, mais rarement il manque de lumières. Ainsi les rapports du propriétaire et du fermier ont pour base première la sagesse ou la bienveillance de l’un, d’où naissent tout naturellement la déférence et le respect de l’autre.
En Irlande les choses ne se passent point ainsi; souvent, nous l’avons dit, le propriétaire est absent; souvent il lui arrive de ne pas connaître ses propres domaines; il sait vaguement qu’il possède dans le comté de Corke ou de Donegal une terre qu’on dit avoir de cent à cent cinquante mille acres d’étendue; que, d’un côté, la mer le borne, et de l’autre la plus haute montagne qu’on aperçoive à l’horizon. Désireux de tirer de ses immenses possessions le meilleur parti possible, il est bien résolu d’ailleurs de ne pas aventurer une obole pour les faire valoir. Il a dû, lui ou ses aïeux, cette grande terre à la confiscation; qui sait si quelque révolution nouvelle ne viendra pas lui enlever ce qu’une révolution précédente a fait tomber dans sa famille ? Ce raisonnement que fait le propriétaire absent, il le fait à peu près le même quand il réside; car, alors même qu’il touche le sol, il n’y prend jamais racine, et l’Irlande n’est point pour lui une patrie à laquelle il croie devoir des soins et des sacrifices. Ainsi le grand propriétaire aspire d’ordinaire à exploiter ses terres sans faire l’avance d’aucun capital, c’est-à-dire à recueillir sans semer. Mais comment obtenir du sol les moindres produits sans quelques dépenses premières ? Voici de quelle manière le propriétaire irlandais résout ce problème. Il abandonne le loyer de son domaine à quelque traitant moyennant un prix une fois payé, ou une somme annuelle, dont le chiffre est fixé à forfait. Cet entrepreneur, riche capitaliste, résidant soit à Londres, soit à Dublin, ne loue pas une terre en Irlande pour en être le fermier, mais il la prend à bail pour en faire la matière d’une spéculation, et, tout aussitôt le marché conclu, il n’aspire qu’à transmettre à un autre l’exploitation de cette terre, à la condition seulement qu’un bénéfice lui soit assuré. Alors il a coutume de diviser le domaine en un certain nombre de lots de cent, de cinq cents, de mille acres, qu’il afferme à des traitants secondaires ou middlemen . Quelquefois le propriétaire résidant fait lui-même cette division de son domaine, qu’il livre ainsi directement aux spéculateurs subalternes.
Mais comment ces traitants de seconde ou de première main feront-ils valoir les portions de terre qu’ils prennent à bail ? Chacun d’eux établira-t-il sur sa part une grande ferme ? S’il ne le faisait, il aurait à risquer un capital considérable; or, comment un traitant aurait-il plus de foi dans la terre que le maître du sol lui-même ? Que fait-il donc ? Il ne fonde sur la terre qu’il a prise à loyer ni grandes ni petites fermes; il se borne en général à en mesurer la surface. Ce travail étant fait, il subdivise son lot, et l’afferme au taux le plus élevé qu’il peut, par parcelles de cinq, de dix, de vingt acres, à de pauvres agriculteurs du pays, les seuls qui prennent réellement la terre pour la cultiver [Note 1 page 238]; c’est-à-dire qu’il fait la plus modique avance de fonds, dont il aspire à tirer les plus gros profits.
Mais comment tous ces petits agriculteurs feront-ils pour exploiter la terre qu’ils prennent à bail ? Où s’établiront-ils ? Le propriétaire ou le traitant ont-ils pris le soin de construire une habitation sur chacune des petites parcelles qui leur ont été attribuées ? Non, sans doute; car, pour faire cette construction, il aurait fallu des capitaux dont nul n’a voulu faire l’avance. La terre leur est donc livrée toute nue. Mais alors où se logent-ils ? Ils construisent eux-mêmes un amas informe de bois et de paille mêlés ensemble, qu’ils appellent leur cabane. Trouvent-ils du moins à leur disposition quelques instruments de culture ? Non, aucun : ils ont à s’en pourvoir comme ils pourront.
Ainsi, en Angleterre, le propriétaire donne au fermier une résidence et des outils pour travailler. En Irlande, le pauvre qui prend la terre à loyer doit la défricher, y bâtir sa demeure et y apporter ses instruments de culture. On se demande alors comment, le riche ne pouvant donner un capital, le pauvre se le procure. Il faut répondre que le plus souvent il ne le trouve pas, et qu’il ne met que son travail brut dans une entreprise pour le succès de laquelle un capital serait nécessaire. Il cultive mal, parce que les moyens pour cultiver bien lui manquent. Maintenant, comment, cultivant mal, peut-il payer le fermage exorbitant qu’exigent de lui le spéculateur, les traitants et le propriétaire ? Car c’est en définitive le pauvre agriculteur qui porte le fardeau de tous les engagements successifs dont la terre a été l’objet. Le grand propriétaire qui a donné sa terre à l’entreprise reçoit de l’entrepreneur une somme d’argent que celui-ci reprend avec un profit sur les traitants secondaires, et ces derniers, en sous-louant à de petits fermiers, rentrent non seulement dans la somme payée par ceux-ci à l’entrepreneur, mais encore réalisent un bénéfice; de sorte que les colons inférieurs ont à payer un fermage qui est d’abord égal au prix que l’entrepreneur paie au propriétaire, et auquel il faut ajouter les profits de l’entrepreneur et les bénéfices des autres intermédiaires [Note 1 page 239].
Vainement les pauvres agriculteurs d’Irlande travaillent pour contenter tous ces intérêts, et s’efforcent de faire eux-mêmes sur la terre le petit gain duquel dépend leur vie et celle de leur famille : la terre d’Irlande, quelque féconde qu’elle soit, ne saurait donner tout ce qu’on lui demande; et sans cesse, en dépit de ses efforts et de ses sueurs, le pauvre cultivateur irlandais se voit dans l’impossibilité de payer le prix de sa ferme. Alors, qu’arrive-t-il ? Le traitant ou le propriétaire l’expulse de sa ferme, saisit ses meubles et les vend. Et que devient l’agriculteur, dont tout le crime est d’avoir entrepris une chose impossible ? Comme il n’existe aucune autre industrie que celle de la terre, il va chercher une petite ferme ailleurs, et, en attendant qu’il la trouve il se met à mendier avec sa femme et ses enfants.
Voilà sans doute une grande misère, qui paraît surtout énorme, vue en relief du bien-être et de la prospérité du fermier anglais. Or, est-il possible de se méprendre sur sa vraie cause ? Ce serait une grande erreur que de l’attribuer tout entière à ces intermédiaires, entrepreneurs, traitants ou agioteurs, qu’en Irlande on connaît sous le nom de middlemen . Ces middlemen sont un effet et non une cause. Assurément ils sont un mal [Note 1 page 240], et l’on ne saurait imaginer rien de plus désastreux que toutes ces transactions successives dont le premier effet est de livrer le sol à des spéculateurs qui, n’éprouvant aucun des intérêts de la propriété, prennent l’exploitation d’une ferme comme une industrie passagère, et dont la conséquence non moins immédiate est de placer, entre les propriétaires du sol et celui qui le cultive, trois ou quatre trafiquants qui n’interviennent sur la terre que pour en tirer un lucre. Mais ce mal, quel en est le véritable auteur ? N’est-ce pas celui qui, dans son indifférence pour le pays et ceux qui le couvrent, a livré à des mains étrangères et cupides le sol et ses habitants ?
Que les agriculteurs irlandais aient affaire au maître du sol ou au traitant, leur condition ne diffère guère. Ils ne trouvent de sympathie ni dans l’un ni dans l’autre; le même esprit de cupidité anime tous les deux; le même égoïsme étroit les endurcit et les aveugle; l’un et l’autre ont en vue un seul objet : affermer leur terre au plus haut prix [Note 2 page 240]. La condition morale et physique du fermier leur est à tous les deux également indifférente. Ils éprouvent et montrent la même insensibilité en présence de ses efforts heureux ou de ses sueurs stériles, de sa prospérité ou de ses revers; cet homme occupe leurs terres, mais il est pour eux comme un étranger. Pourvu qu’il paie, c’est tout ce qu’ils demandent. Aussi, quand ils le voient faible et abattu, ils le laissent dans sa détresse et détournent les yeux; ils ne viennent à lui que pour lui demander le terme échu; ou si par accident des rapports s’établissent entre le propriétaire et le fermier, si par hasard celui-ci travaille pour celui-là, ou s’il lui vend quelque denrée, on est sûr que le propriétaire abusera grossièrement de la simplicité du pauvre agriculteur, qui, dans le marché, sera toujours dupe [Note 3 page 240]. Et qu’importe ces misères du pauvre au middleman, qui ne les voit qu’en passant, et torture des malheureux dont il fuira le pays dès qu’il aura fait sa fortune ? Que voulez-vous de moi ? s’écrie le propriétaire à l’aspect de ces maux affreux, je n’y puis rien. J’ai cédé mon droit aux traitants, qui exercent le leur comme il leur plaît. Et le plus souvent le propriétaire ne prononce pas même ces paroles de regret, car il ne voit pas les misères dont il est l’auteur. Retiré dans son palais de Londres, il n’entend pas les cris de désespoir qui s’échappent de la cabane irlandaise. Il ne sait point, sous le ciel pur et serein de l’Italie, si l’ouragan a dévasté en Irlande la moisson du pauvre; si, faute de soleil, la récolte a manqué dans la froide Hibernie; si, par contrecoup, les pauvres colons, dont sa terre est couverte, sont tombés dans la détresse; il ignore si ces malheureux ont essuyé quelque coup imprévu de la fortune, tel qu’une longue maladie du chef de la famille, la perte de leur bétail; il ne sait rien de ces choses, et il serait incommode pour lui de les savoir. Ce qu’il sait bien, c’est que 20 000 livres sterling lui sont dues par ses fermiers d’Irlande; que sa vie est réglée sur ce chiffre, que cette somme lui doit être payée à telle échéance, et qu’on ne saurait en différer le paiement un seul jour sans troubler l’ordre de ses habitudes et l’arrangement de ses plaisirs.
Du reste, qu’il régisse ses biens lui-même ou par des intermédiaires, qu’il soit absent ou qu’il réside, soyez bien sûr que ce propriétaire, qui ne se sent point d’entrailles pour le pays, et pour lequel la patrie n’a point de voix, qui ne considère point comme ses concitoyens les colons dont sa terre est couverte, ne sera jamais bienfaisant pour le sol ni pour ses habitants. C’est un point de départ qu’on perd sans cesse de vue, et qu’il faut cependant considérer toujours si l’on veut ne point s’égarer.
Ainsi rien n’est plus fréquent que d’attribuer toute la misère du cultivateur irlandais au vice des systèmes d’agriculture pratiqués en Irlande. Si on en croit les uns, les baux sont trop longs, ce qui détruit chez le propriétaire l’esprit et l’intérêt de la propriété; suivant cet autre, ils sont trop courts : leur peu de durée rend précaire la situation du fermier; le mal, dit un troisième, vient de ce que le plus souvent il n’existe aucun bail, ce qui met le fermier à la discrétion absolue du maître.
On ne saurait sans doute contester l’influence funeste ou bienfaisante que peuvent exercer sur la fortune du propriétaire et sur la condition de ses fermiers les divers systèmes d’agriculture; mais ce qui n’est pas moins certain, c’est que, sous l’empire du meilleur procédé agricole, le sort du fermier peut être misérable; tandis qu’en dépit de la méthode la plus défectueuse, la condition de ce fermier peut être heureuse et digne d’envie. J’ai vu, en Angleterre et en Écosse, des comtés où les baux sont longs, et d’autres où la coutume est de les faire de peu de durée; il en est enfin où j’ai vu la ferme se donner sans bail, d’année en année ( tenants at will ); et je n’ai point remarqué que ces diversités dans la forme de l’engagement, qui sans doute influent sur les produits agricoles, modifiassent sensiblement la condition du fermier, que j’ai trouvée partout également prospère.
Quels que soient les termes de la loi que le propriétaire et le fermier établissent entre eux, la lettre de l’engagement sera toujours stérile, sans l’esprit qui seul peut la féconder. Or l’esprit, l’âme des obligations auxquelles le propriétaire est tenu envers le fermier, c’est la bienveillance, seule égide du faible contre le fort, du pauvre contre le riche. Le droit même le plus pur sera toujours cruel sans la sympathie. Il n’est pas de loi si libérale qui supplée à la charité absente, point de loi si dure que la charité n’adoucisse pas; et c’est ce qui explique pourquoi le fermier d’Irlande, qui ne trouve dans le propriétaire ni bienveillance ni pitié, est si misérable.
Nous venons de voir comment, par l’effet de l’égoïsme ou de l’incurie des riches, la terre s’est dès l’origine couverte en Irlande d’une infinité de petits cultivateurs entre lesquels cette terre est divisée par parcelles de cinq, de dix, de vingt acres. Si l’on demandait comment il a été possible de trouver un si grand nombre d’agriculteurs, je répondrais qu’il est facile d’attirer à la culture de la terre tous les habitants d’un pays où il n’existe absolument aucune autre industrie. Ce fut sans doute dans les premiers temps un grand avantage pour le propriétaire que de trouver à sa disposition cette multitude de petits fermiers; car sans eux il n’eût rien pu tirer de ses domaines, à moins d’y engager des capitaux qu’il ne voulait point risquer.
Cependant un moment arrive où toutes ces terres sont occupées, et cette heure ne se fait pas longtemps attendre; car toute la population catholique, exclue longtemps des emplois publics, des professions libérales [Note 1 page 243], inhabile à être propriétaire, incapable de commerce et d’industrie par sa pauvreté, quand elle ne l’aurait pas été par l’état politique du pays, n’ayant absolument d’autre carrière à suivre que celle de fermier; cette population, dis-je, se précipite sur la terre offerte à ses efforts et l’envahit de même qu’un torrent débordé sur une vaste plaine la couvre bientôt de ses ondes.
Mais dans un pays où la terre est le seul moyen d’existence, quel est le sort de ceux à qui la terre manque ? Que devient le fermier qu’on expulse de sa ferme s’il ne peut trouver de ferme ailleurs ? Que deviennent les enfants du fermier ? Voici un petit domaine sur lequel vit médiocrement un seul agriculteur; celui-ci a cinq enfants (nombre peu considérable pour une famille irlandaise); son unique pensée comme sa seule ambition est de trouver une ferme pour chacun d’eux : mais il ne saurait y réussir, puisque toutes les fermes sont occupées. Que vont donc devenir ses enfants ? Remarquez que la question se pose rigoureusement, car encore une fois la culture est l’unique ressource, la seule industrie de l’Irlandais, et la terre lui manque. Il s’agit pour lui de posséder un champ ou de mourir de faim.
Voilà le secret de cette extraordinaire concurrence dont en Irlande la terre est l’objet. La terre ressemble en Irlande à une place forte éternellement assiégée et défendue. Il n’y a de salut que dans son enceinte; celui qui a le bonheur de pénétrer dans ses murs y mène une vie rude, austère, une vie de sueurs, d’alertes, de périls; mais enfin il vit : il se tient au rempart, il s’y cramponne, et, pour l’en arracher, il faut mutiler ses membres. Quant au malheureux qui a fait de vains efforts pour atteindre le but, sa condition est lamentable; car, s’il ne se résigne pas à périr de misère, il faut qu’il devienne mendiant ou voleur. Que suit-il de là ? C’est que le fermier qui veut assurer l’existence de sa famille n’a d’autre moyen à prendre que de subdiviser sa petite ferme en autant de parts qu’il a d’enfants : chacun d’eux possède alors quatre ou cinq acres au lieu de vingt qu’avait le père, et on voit s’élever sur la ferme plusieurs cabanes de boue au lieu d’une. Cependant le fils a lui-même des enfants : il fera pour ceux-ci la même chose que son père a faite pour les siens; et ainsi de génération en génération jusqu’à ce que, le morcellement de la terre arrivant à un demi ou même à un quart d’acre pour chaque ménage, l’occupant du sol se trouve dans l’impossibilité matérielle de vivre sur cette étroite parcelle. Voilà ce qui explique comment, à l’heure qu’il est, on trouve jusqu’à trois et quatre cents petits fermiers, étroitement serrés et vivant misérablement sur tel domaine qui dans l’origine n’avait été affermé qu’à un petit nombre [Note 1 page 245]. Et encore, malgré cette accumulation de colons qui se pressent sur le sol les uns contre les autres, il arrive souvent un moment où l’espace manque, et il faut qu’une certaine quantité de ceux qui naissent sur cette terre la quittent.
Ils s’éloignent de la terre, qui cependant peut seule les nourrir. Que s’ensuit-il ? Que le nombre des fermiers étant de beaucoup supérieur au nombre des fermes, la concurrence accroît outre mesure le taux des fermages. Il faut en Irlande une ferme d’un acre ou d’un demi-acre de terre ou mourir; il le faut à tout prix, à toutes les conditions, quelque rudes qu’elles soient. Le loyer raisonnable de cet acre serait de 4 livres sterling : j’en offre le double au propriétaire; un autre en donne 10, j’en offre 20; la terre m’est adjugée : au jour de l’échéance je ne paierai pas; qu’importe ! j’aurai vécu ou essayé de vivre pendant une année.
C’est ainsi que celui qui déjà payait une rente exorbitante est obligé par la concurrence, pour conserver sa ferme, de payer une somme encore plus élevée [Note 2 page 245]. Il est libre, à la vérité, de refuser tout accroissement de fermage, mais une arme à deux tranchants pèse sur sa tête : s’il résiste à l’exigence du propriétaire, celui-ci le chasse de sa ferme; ou bien il se soumet à une condition dure, et alors il est à peu près sûr que, réduit à l’impossibilité de tenir de téméraires engagements, il sera bientôt congédié par le propriétaire à l’instigation peut-être de quelque nouveau compétiteur. Après tout, la pire condition c’est de quitter le sol dans un pays où le sol est l’unique source de vie : il reste donc sur sa ferme, consent à tout; il sait qu’à peine un sur mille réussit dans une pareille entreprise, et il se résigne à jouer à cette cruelle loterie.
La concurrence des cultivateurs qui se disputent la terre élève peut-être plus le taux des fermages que l’avidité du propriétaire et du middleman. On ne saurait imaginer de condition pire que celle de tous ces pauvres laboureurs, pullulant sur le sol, s’y attachant comme une vermine et ajoutant à leur misère par leurs efforts surnaturels pour la combattre [Note 1 page 246]. Cette misère s’augmente en proportion exacte de l’accroissement de la population, jusqu’à ce qu’il y ait, comme de notre temps, des millions de pauvres, c’est-à-dire des millions d’individus manquant de terre ou fermiers d’une terre trop petite pour vivre dessus [Note 2 page 246].
Cet état social, funeste au fermier, ne profite point au propriétaire. Celui-ci ou son ayant-droit, trompé d’abord par les promesses des enchérisseurs, finit par en reconnaître le mensonge; il se lasse de tirer peu d’une terre affermée un si haut prix, se dégoûte des rigueurs dont la justice absorbe tout le profit : il reconnaît qu’en ruinant ses fermiers il ne s’enrichit pas. « Tout le mal, se dit-il quelquefois, vient de cette fourmilière d’agriculteurs qui dévorent le sol au lieu de le féconder. Ce mal cesserait si, à la place de toutes ces petites fermes, on en établissait quelques grandes; c’est le système agricole suivi en Angleterre et en Écosse; le moment est propice pour l’imiter en Irlande; l’époque des révolutions s’éloigne, le souvenir s’en efface, le sol jadis tant ébranlé se raffermit; on peut maintenant sans imprudence engager quelques capitaux dans la terre [Note 3 page 246]. »
Son plan est donc arrêté : il va substituer quelques grandes fermes à une multitude de petites, mais, pour atteindre ce but, que doit-il faire ? Chasser d’abord tous ces petits fermiers qui couvrent sa terre, et après le départ desquels il pourra procéder à une nouvelle distribution de sa propriété : c’est-à-dire qu’après s’être servi de ces petits fermiers dans le temps que, pour une certaine culture, il avait besoin d’eux, il les congédie le jour où il voit un avantage à ne plus les employer. Mais que vont devenir ces deux ou trois cents agriculteurs qui un jour reçoivent l’ordre de déguerpir de leurs cabanes ? Encore un coup ce congé les tue. Et ici, prenez-y garde, ce n’est pas une expulsion commune; d’ordinaire au fermier qui sort succède un autre fermier : ici des centaines d’agriculteurs s’en vont, deux ou trois restent, nul nouveau ne vient; de sorte que voilà trois cents misères désespérées créées d’un seul coup et qui ne font naître aucune occasion d’adoucissement pour d’autres infortunes [Note 1 page 247].
On voit maintenant quels intérêts contraires, quelles passions diverses soulève en Irlande la possession du sol. Cependant l’ordre de déguerpir étant donné au pauvre fermier, celui-ci y résiste; cet ordre est pour lui une sentence de mort; il voit aussitôt se dresser devant lui le spectre hideux de la faim qui s’apprête à le saisir, lui, sa femme et ses enfants; il contemple alors toute l’étendue de son malheur, passe de la douleur au désespoir, du désespoir à l’abattement. Pourtant un rayon d’espérance vient éclairer son front. Si j’allais, dit-il, trouver le maître et lui montrer tout l’excès de misère qui nous accable. S’il voyait ma femme amaigrie par le jeûne, mes enfants pâles et affamés, oh ! sans doute, il en serait touché et nous laisserait notre pauvre cabane, au moins encore pour quelques jours ! L’infortuné se trompe; il va se jeter aux pieds du maître, il le conjure, il l’implore, mais en vain; le riche, en Irlande, ne compatit point au pauvre. Dans ce pays, le pauvre doit garder son orgueil; il s’humilie sans profit devant le riche, qui jouit de son abaissement sans alléger sa misère. Le pauvre fermier, repoussé durement, regagne sa cabane en silence, y rapporte un deuil de plus, et, frappé d’une infortune trop grande pour qu’il la combatte, trop grande aussi pour qu’il s’y résigne, il croise ses bras, et demeure immobile. Alors le propriétaire réclame l’aide de la justice, qui rend à grands frais un jugement par lequel le pauvre agriculteur est condamné à quitter sa terre [Note 2 page 247].
Ces rigueurs s’accumulent, ces cruautés se multiplient; les pauvres occupants du sol sont pourchassés de chaumière en chaumière, jetés, eux et leur famille, sur la voie publique, partout en butte à la même cupidité, aux mêmes violences légales, à la même extrémité d’infortune… [Note 1 page 248].
Un jour, une voix s’élève parmi ces pauvres fermiers, et s’écrie :
« La terre seule nous a fait vivre; eh bien, embrassons-la étroitement, et ne nous en séparons pas. Le propriétaire ou son représentant nous commande de la quitter, demeurons; les tribunaux nous l’ordonnent, demeurons encore; la force armée vient pour nous contraindre, résistons, opposons toutes nos forces à une force injuste, et, pour que l’iniquité ne nous atteigne pas, portons les plus terribles châtiments contre ceux qui la commettent !
« Que celui qui travaillera directement ou indirectement à nous priver de notre ferme, soit puni de mort !
« Que le propriétaire ou le middleman, son agent, qui expulsera un fermier de sa terre, soit puni de mort !
« Que le propriétaire qui exigera d’un acre de terre un prix plus élevé que celui que nous aurons fixé nous-mêmes, soit puni de mort !
« Que celui qui surenchérira sur le prix d’une ferme; que celui qui prend la place d’un fermier expulsé; que celui qui a acheté à l’encan ou autrement les objets saisis chez un fermier dépossédé, soient punis de mort !
« Atteignons tous ces coupables, non seulement dans leur personne, mais encore dans tous leurs intérêts et dans leurs affections les plus chères; que non seulement leur bétail soit mutilé, leurs maisons incendiées, leurs prairies mises en labour, leurs moissons dévastées, mais encore que leurs amis, leurs parents, soient comme eux dévoués à la mort ! Que leurs femmes et leurs filles soient déshonorées !... [Note 2 page 248].
« Et d’abord, comme, pour être fort, il faut des armes, hâtons-nous de ressaisir les armes dont on nous a dépouillés. Jusqu’à ce jour, l’isolement a fait notre faiblesse : associons-nous; engageons-nous solennellement à mettre en vigueur les lois que nous aurons décrétées; et pour que cet engagement soit plus saint et plus inviolable, donnons-lui la sanction d’un serment religieux; couvrons-le aussi du voile d’un secret inviolable [Note 1 page 249]; étendons sur tout le pays le réseau de notre confédération, et que quiconque refusera de s’associer à nous par le serment soit considéré comme ennemi, et traité comme tel; et, pour que nos lois ne soient pas de vains commandements, promettons solennellement que quiconque d’entre nous sera désigné pour être l’exécuteur du châtiment mérité par un coupable, obéira aussitôt, et remplira dans toute sa rigueur l’office qui lui sera commandé !... »
Voilà sans doute de terribles lois; ce sont celles des Whiteboys [Note 2 page 249], code atroce, barbare, digne d’une population demi-sauvage, qui, abandonnée à elle-même, n’ayant aucune lumière pour guider ses efforts, ne trouvant aucune sympathie pour adoucir ses passions, est réduite à chercher dans ses grossiers instincts des moyens de salut et de protection [Note 3 page 249].
Alors la terreur se répand dans le pays; de sinistres complots se trament dans l’ombre; des figures étranges apparaissent çà et là, des bandes armées s’organisent et parcourent les campagnes; les habitations sont assaillies pendant la nuit : chacun est obligé de fortifier sa demeure [Note 4 page 249]; mais toute résistance est vaine, tantôt il faut livrer des armes, tantôt prêter des serments. Du reste, ces bandits de nature singulière, qui, pour voler des armes ou pour se venger, commettent toutes sortes de violences, repoussent l’or et l’argent qu’ils trouvent sous leur main. Un assassinat est commis; on apprend bientôt que la victime est un propriétaire dont, la veille, le fermier a été dépossédé [Note 5 page 249]. Les coupables ont été vus; mais nul, dans le pays, ne les connaît, et tout indique qu’ils sont venus de loin pour accomplir la vengeance d’autrui. Un autre crime pareil est exécuté; c’est le meurtre d’un middleman qui avait fait saisir les meubles d’un fermier. Alors toute la classe des propriétaires s’émeut : la justice est saisie; elle lance ses mandats, mais nul ne lui indique la trace des coupables. Elle les trouve à force de recherches; ceux-ci lui résistent, elle les enlève; mais une rébellion vient, qui les lui arrache; enfin, elle les a ressaisis, les coupables sont sous les verrous. Alors on cherche des témoins : tous ceux qu’on appelle n’ont rien vu, disent-ils. Un seul se présente et dit la vérité : deux jours après, on apprend que ce témoin a été assassiné. Comment donc faire ? Il faut bien que la justice ait son cours. Les témoins ne viennent plus. Eh bien, il faut les arrêter et les amener de force devant la justice; mais là, ils refusent de témoigner ! Il faut acheter leur témoignage. On menace leur existence; il faut la protéger. Comment ? Nul ne consent à leur donner asile ! Eh bien, il faut les mettre en prison. Mais quel prix sera assez haut pour décider un témoin à faire une déclaration qui met sa vie en péril, et dont le premier effet est de le priver de sa liberté ? Quelque élevé que soit ce prix, il faut le lui payer. Mais qui admettra la sincérité d’un témoin déposant sous la double influence de l’argent qu’il reçoit, et de la mort qu’il redoute ? La nécessité veut cependant qu’on le croie. Mais ce témoin, rentrant en liberté après le procès, va être assassiné ! Non; il sortira de prison pour sortir d’Irlande. Ainsi, la condition de tout témoin à charge dans les procès criminels sera d’attendre en prison le jour du jugement, et de s’exiler après. Mais quel honnête homme voudra être témoin ? On se passera de témoins honnêtes : la nécessité le veut encore ainsi. Mais quel honnête homme voudra être juge ?... Ainsi nous voilà, de conséquences en conséquences, arrivés à cette triste alternative de voir la justice impuissante ou immorale; d’acquitter des prévenus faute de témoins, ou de les condamner à l’aide de témoins salariés ! Enfin, l’arrêt est rendu; le coupable est jugé et mis à mort ! Le dénonciateur et le témoin s’exilent. Le lendemain, on apprend que le frère du dénonciateur, la mère ou la sœur du témoin sont assassinés !... [Note 1 page 251].
Quand vous en êtes arrivés à ce point, croyez bien que dans cette voie de rigueurs tous vos efforts pour rétablir l’ordre et la paix seront inutiles. En vain, pour réprimer des crimes atroces, vous appellerez à votre aide toutes les sévérités du code de Dracon; en vain vous ferez des lois cruelles pour arrêter le cours de révoltantes cruautés; vainement vous frapperez de mort le moindre délit se rattachant à ces grands crimes [Note 2 page 251]; vainement, dans l’effroi de votre impuissance, vous suspendrez le cours des lois ordinaires, proclamerez des comtés entiers en état de suspicion légale [Note 3 page 2511], violerez le principe de la liberté individuelle [Note 4 page 251], créerez des cours martiales, des commissions extraordinaires [Note 5 page 251], et pour produire de salutaires impressions de terreur, multiplierez à l’excès les exécutions capitales…
Toutes ces rigueurs seront stériles; au lieu de guérir la plaie, elles l’irriteront et la rendront seulement plus vive et plus saignante. Rebelles à un mauvais état social, les agriculteurs, qui en 1760 se révoltèrent sous le nom de White-Boys, s’insurgeront quelques années après sous le nom de Oak-Boys [Note 6 page 251]; en 1772 sous celui de Steel-Boys [Note 7 page 251], en 1785 il s’appelleront Right-Boys [Note 8 page 251], plus tard ils se nommeront Rockites ou soldats du capitaine Rock, ou Claristes, sujets de lady Clare [Note 9 page 251]; en 1806 ces rebelles seront appelés Thrashers [Note 10 page 251]; ils reprendront en 1811, en 1815, en 1820, en 1821, en 1823, en 1829, sous le nom de White-Boys; en 1831 celui de Terryalts; en 1832, 1833 et 1837, de White-Feet et Black-Feet [Note 11 page 251], et sous ces dénominations diverses [Note 12 page 251] vous les verrez, excités par le sentiment des mêmes misères, se livrer aux mêmes violences suivies constamment d’une cruelle répression toujours impuissante [389] …
Toutes vos rigueurs pour rétablir l’ordre et la paix seront stériles, parce que l’ordre que vous prétendez faire régner est la discorde même, parce que la paix que vous voulez établir est une violence et une oppression; cette violence, cette oppression, ont amené un état de guerre, et cette guerre sociale n’est pas entre l’honnête homme et le malfaiteur, entre l’homme laborieux et le fainéant, entre celui qui gagne sa vie et celui qui vole; elle est entre le riche et le pauvre, entre le maître et l’esclave, entre le propriétaire et le fermier; et cette guerre a éclaté parce que l’égoïsme du riche a été poussé à un excès qui devait révolter le pauvre [Note 1 page 252].
Maintenant dites quel sera le moyen de sortir de ce cercle vicieux ? Voici une aristocratie qui, par ses fautes ou par ses vices, a laissé s’accumuler dans le pays confié à ses soins une masse de maux si énormes que les infortunés sur qui le fardeau pèse le secouent, ne pouvant plus le porter. Alors il n’y a plus de société; il y a guerre, il y a anarchie.
Que s’ensuit-il ? C’est que la moitié de ceux qui résidaient s’en vont; beaucoup que la terreur ne chasse pas s’éloignent à l’aspect de tant de maux qu’il n’est pas en leur pouvoir de soulager; tenter d’y remédier n’est plus une entreprise abordable, et la vue de tant de misère est surtout affreuse pour quiconque y compatit; l’égoïsme s’enfuit, et la charité elle-même n’a pas le courage de rester.
Il en est cependant que la guerre et ses horreurs ne repoussent point du sol; mais en y demeurant ils sentent s’accroître leur haine pour une population déjà détestée, et leur dureté en augmentant ajoute encore à la détresse du peuple et à ses besoins de vengeance.
Les capitaux manquaient; la terreur qui règne dans le pays ne fait que les éloigner davantage. L’industrie pourrait seule tirer de son indigence cette multitude d’agriculteurs qui se disputent le sol; et les capitaux, sans lesquels nulle industrie n’est possible, disparaissent de la pauvre Irlande.
Ainsi se grossissent l’une par l’autre toutes les sources de la misère irlandaise; ces maux s’engendrent mutuellement; tous procèdent d’un auteur commun et remontent par des chaînes non interrompues à un premier anneau qui est une mauvaise aristocratie.
Mais c’est surtout dans les institutions politiques de l’Irlande que l’on retrouve sans cesse la trace du principe funeste qui a vicié l’aristocratie de ce pays.
Ceux qui croient expliquer les maux de l’Irlande par le despotisme de l’Angleterre sur celle-ci tombent dans une grande erreur; car cette autorité absolue n’a jamais existé.
On a vu, dans la partie historique qui précède, comment les conquérants de l’Irlande, ayant établi dans ce pays une société féodale, la seule dont eussent l’idée les hommes de ce temps-là, cette société se trouva, par le fait même de son institution, en possession de droits et privilèges que l’Angleterre ne put lui contester.
On a vu aussi comment, après avoir conquis l’Irlande, les Anglais, voulant porter dans ce pays la religion réformée, y fondèrent une société protestante à laquelle l’Angleterre put bien moins encore refuser les libertés civiles et politiques dont jouissait déjà la société féodale.
On a pu voir, enfin, comment les Irlandais indigènes, d’abord comme vaincus, puis comme catholiques, furent exclus du bienfait de ces institutions; de quelle manière cette exclusion a cessé, et comment aujourd’hui les lois du pays ne reconnaissent aucune inégalité politique fondée sur la race ou sur le culte.
Toute dépendante qu’elle est de l’Angleterre, l’Irlande possède donc et a toujours eu des institutions libres [Note 1 page 254].
C’est commettre une autre erreur que de considérer l’Irlande comme ne faisant avec l’Angleterre qu’un seul et même peuple soumis au même gouvernement et aux mêmes lois. La même étude historique nous a appris que l’Irlande eut toujours et a conservé, même de notre temps, un gouvernement individuel et ses lois particulières. Ainsi l’Irlande ne possède pas seulement des institutions libres, mais, quoique unie à l’Angleterre, elle a encore ses institutions propres. Ces institutions libres et distinctes qui appartiennent à l’Irlande semblent du reste exactement calquées sur celles de l’Angleterre.
Comme l’Angleterre, l’Irlande est maîtresse de tous les droits essentiels sur lesquels repose la liberté civile et politique des peuples, tels que le jugement par jury, l’indépendance des juges, la responsabilité des fonctionnaires devant l’autorité judiciaire, le droit de pétition, le droit de s’associer et de se réunir, la liberté individuelle, la liberté de la presse, la liberté de l’enseignement, etc. [Note 2 page 254].
Dans l’un et dans l’autre pays, l’organisation des divers pouvoirs politiques présente, au moins extérieurement, des aspects parfaitement semblables, quoique séparés.
L’autorité suprême, qui, en Angleterre, réside dans la personne du roi, est remise, en Irlande, à un vice-roi.
Le gouvernement dont ce vice-roi est le chef emploie pour exercer son action des instruments pareils, quoique distincts de ceux dont se sert le gouvernement anglais [Note 3 page 254]. Chez les deux peuples, il y a au centre de l’État quatre cours souveraines de justice, qui sont comme l’âme et le ressort de tous les pouvoirs publics dans ces pays où la justice et l’administration sont perpétuellement confondues. En Angleterre, ces quatre cours se nomment le banc du roi (king’s bench), la cour de l’échiquier (exchequer’s), la cour des plaids communs (court of common pleas), et la cour de chancellerie (court of chancery). Il en est de même en Irlande.
Les deux contrées sont également divisées en comtés, sur lesquels l’État maintient plutôt qu’il n’exerce sa souveraineté [Note 1 page 255]; et, dans l’un comme dans l’autre, les agents par lesquels le gouvernement central constate plus qu’il ne fait sentir son autorité sont les mêmes. Les principaux représentants de l’État dans le comté irlandais sont, comme dans le comté anglais, le shérif, le lieutenant-gouverneur, les juges de paix.
En Irlande, comme en Angleterre, il y a dans le sein de l’État et en dehors des comtés un certain nombre d’agrégations municipales, communes ou villes, qui, pour leur administration, ne dépendent point du gouvernement central, parce qu’elles ont reçu de celui-ci le privilège de s’administrer elles-mêmes. Ici et là on les désigne par le nom de corporations municipales .
Enfin, dans les deux pays, on voit à la base des pouvoirs que l’on vient d’indiquer celui de la paroisse : pouvoir souverain dans sa sphère, indépendant de tous les autres, et qui, chez les deux peuples, présente la même structure extérieure [Note 2 page 255].
Et non-seulement l’édifice politique qui apparaît aux yeux est le même en Irlande qu’en Angleterre, mais encore les autorités y sont instituées sur la même base; elles y portent les mêmes noms; toutes y sont créées théoriquement en vue des mêmes objets; elles s’y exercent légalement suivant les mêmes doctrines; elles y sont, en droit, sujettes aux mêmes règles, et renfermées dans les mêmes limites. Et, dans les deux pays, l’aristocratie est le principe fondamental de tous les pouvoirs publics.
D’où vient donc qu’avec des institutions semblables les deux peuples ont des sorts si différents; et que l’un est tombé dans l’abaissement et la misère avec une forme de gouvernement qui a conduit et maintient l’autre au sommet de la richesse et de la puissance ?
C’est que, dans les institutions politiques, si la forme est importante, l’esprit qui les anime importe plus encore. Or, les institutions de l’Irlande présentent bien à l’œil le même corps que celles de l’Angleterre; mais, ce qui leur manque, c’est l’âme. L’aristocratie protestante, qui, en Angleterre, est le cœur même de tous les pouvoirs politiques, semble, en Irlande, en être le cancer.
Qu’on examine successivement le gouvernement de l’Irlande dans toutes ses parties, dans l’État, dans le comté, dans les villes municipales et dans la paroisse, et l’on verra que le même vice originaire et permanent, qui corrompt la société civile, porte dans la société politique la même corruption; on reconnaîtra que la même cause qui empoisonne les relations du riche avec le pauvre, du propriétaire avec le fermier, n’altère pas moins profondément les rapports mutuels des gouvernants et des gouvernés.
Influence du principe aristocratique anglais et protestant sur les pouvoirs de l’État. — Haine du peuple pour la justice. — Le ministère public manque en Irlande. — L’unanimité du jury en Irlande. — Comment et pourquoi il a fallu créer en Irlande un certain nombre d’officiers de justice et d’agents qui, en Angleterre, n’existent pas.
Le vice-roi s’efforce, en Irlande, d’y reproduire l’image de la royauté; il tient à Dublin une cour brillante dont l’étiquette se règle sur celle de Londres; il a deux palais, un brillant état-major, et un traitement annuel de 500 00 à 600 000 francs [Note 1 page 256].
Le vice-roi d’Irlande, de même que le roi d’Angleterre, a près de lui un conseil privé (privy council). Il nomme à tous les emplois publics qui, en Angleterre, sont au choix du roi; il exerce pareillement le droit suprême de faire grâce et de commuer les peines; et il est également investi de la puissance singulière de suspendre le cours ordinaire des lois dans les circonstances graves, dont il est juge [Note 1 page 257], et dont il ne doit compte qu’au parlement. Le vice-roi l’Irlande possède même quelques pouvoirs extraordinaires qu’en Angleterre la couronne n’a pas, et qu’à raison de l’état particulier de l’Irlande il a fallu attribuer à son premier magistrat [Note 2 page 257].
Jusqu’en 1800 l’Irlande a eu son propre parlement, composé, bien entendu, de lords héréditaires et de Communes procédant de l’élection; car il n’entre pas dans l’esprit d’un Anglais qu’une loi humaine puisse se faire, si ce n’est par deux assemblées, dont l’une s’appelle les Communes , et l’autre les Lords .
La puissance législative d’Irlande se composait donc alors des trois pouvoirs qui, dans la constitution anglaise, sont destinés à se balancer mutuellement. Mais ne voit-on pas tout de suite le vice d’une telle organisation appliquée à l’Irlande ? et ne voit-on pas que ces pouvoirs, au lieu de se contrôler les uns les autres, se prêteront seulement un appui réciproque, et que leur harmonie sera non pas celle de pouvoirs unis, quoique rivaux, mais celle de complices associés dans un but unique et commun, l’asservissement du peuple ? À l’époque des Tudor, le parlement d’Irlande faisait tout ce que voulait le vice-roi. Après Guillaume III, le vice-roi fait tout ce que veut le parlement. Le plus souvent, le vice-roi ne réside même pas. L’Angleterre a pleine confiance dans l’aristocratie d’Irlande, et elle lui laisse le gouvernement arbitraire de ce pays. Alors on peut dire que les lois sont réellement faites en toute liberté par les deux pouvoirs parlementaires qui représentent l’Irlande. Mais qui n’aperçoit aussitôt le mensonge d’une pareille représentation ?
Qui ne comprend tout de suite l’esprit dans lequel faisaient les lois ces lords qui, à cause de leur origine anglaise et protestante, étaient les ennemis naturels de l’Irlande catholique, et cette Chambre des communes qui, non moins anglaise de cœur ni moins protestante, n’était, à vrai dire, qu’une créature des lords, quoiqu’elle fût présumée élue par le peuple ?
Nul ne pouvait siéger dans les Communes ni parmi les Lords s’il n’apportait la preuve qu’il avait communié selon les rites de l’Église anglicane [Note 1 page 258]. Un tel parlement donnant des lois à un pays catholique pouvait-il être autre chose que le représentant d’une faction : instrument propre à maintenir le pouvoir dans une petite oligarchie à laquelle il fournissait un moyen constitutionnel de pratiquer l’oppression ?
Une fois ce point de départ établi, faut-il s’étonner lorsqu’on voit la législature irlandaise, pendant toute la durée de sa longue existence, faire peser sur le pays la plus constante tyrannie; former avec l’Angleterre, protestante comme elle, un pacte d’égoïsme, dont la pauvre Irlande faisait tous les frais; livrer à l’Angleterre la liberté politique et commerciale de l’Irlande catholique, à la condition que l’Angleterre l’aidera dans sa domination sur celle-ci; soumettre le peuple qu’elle gouverne à ce code antisocial, dont on a vu ailleurs l’ingénieux et cruel système; et enfin, par une suite de mensonges et d’erreurs, en venir à proclamer cette étrange fiction légale qu’en Irlande il n’y a pas de catholiques ; en d’autres termes, que la nation est censée ne pas exister ? L’aristocratie irlandaise a terminé sa carrière parlementaire par un acte qui peint sa vie tout entière.
Un jour [Note 2 page 258], l’Angleterre juge qu’il est mauvais que l’Irlande ait son propre parlement; elle estime qu’il conviendrait que ce pays fût régi par des lois directement émanées d’elle : elle résout donc l’abolition du parlement de l’Irlande; mais comment l’exécuter ? L’Irlande est en possession du droit de faire ses lois; ce droit, qui le lui enlèvera ? À l’annonce de ce projet l’Irlande entière s’émeut; l’Irlande a un parlement anti-national, mais le droit en vertu duquel elle le possède est un droit national [Note 1 page 259]. L’aristocratie elle-même, d’ordinaire si soumise au bon plaisir du gouvernement anglais, se montre opposante; car on va lui ravir le pouvoir, qui lui appartient, de donner des lois à l’Irlande.
La difficulté est grande, elle sera cependant facilement vaincue. Cette même aristocratie, qui tout à l’heure contestait à l’Angleterre le droit de lui enlever ses privilèges, les abandonne subitement; et un instant après avoir protesté contre l’attentat dirigé contre sa vie, le parlement d’Irlande déclare lui-même qu’il a cessé d’exister. Et pourquoi ce suicide ? la raison en est simple; les meneurs principaux de ce parlement, les chefs de cette aristocratie ont trafiqué avec l’Angleterre de leurs privilèges; moyennant trente-et-un millions de francs qui leur ont été comptés, ils ont renoncé à leurs prérogatives parlementaires. Que leur importe, après tout, l’indépendance législative de l’Irlande, qui ne fut jamais pour eux une vraie patrie ? L’existence du parlement irlandais n’était point d’ailleurs exempte d’inconvénients; ne les obligeait-elle pas de résider chaque année au moins quelques mois en Irlande ? Désormais cette charge ne pèsera plus sur eux; les uns deviendront lords d’Angleterre; les autres, membres des Communes anglaises; tous pourront passer leur vie à Londres, tous seront délivrés de l’Irlande. Ils renoncent donc à leurs droits, dont ils reçoivent le prix; marché honteux où la corruption de ceux qui achètent est surpassée par la bassesse de ceux qui se vendent; digne fin d’un parlement qui, pendant le cours de son existence, fut rarement indépendant, presque toujours servile, jamais national, et qui, quand il se voit condamné à périr, aliène son propre corps comme un supplicié vend son cadavre [Note 2 page 259] ! C’est ce marché qui a amené l’union législative de l’Irlande et de l’Angleterre, dont l’acte se nomme communément le traité d’union de 1800.
Depuis cette époque, l’Irlande n’a plus de parlement : d’où il ne faut pas conclure qu’elle n’a plus de représentation parlementaire. D’après le traité d’union, une partie de ses lords siège dans la Chambre des lords anglais [Note 1 page 260]; et les comtés, de même que les villes d’Irlande, continuent à élire des représentants qui, au lieu de se réunir à Dublin en assemblée des Communes d’Irlande, vont s’asseoir dans la Chambre des communes d’Angleterre, où ils se confondent avec tous les membres du parlement britannique [Note 2 page 260]. Ces députés de l’Irlande sont choisis par le peuple suivant un système à peu près pareil à celui de l’Angleterre [Note 3 page 260], et selon lequel l’aristocratie irlandaise exerçait autrefois sur les élections une influence considérable qui, sans avoir cessé, tend chaque jour à s’affaiblir.
Ainsi, depuis quarante ans, ce n’est plus l’aristocratie d’Irlande qui donne des lois à ce pays : c’est un mal de moins sans doute; mais presque toutes les lois qui sont son œuvre existent toujours, et, si ce n’est plus elle qui fait les lois, c’est toujours elle qui les applique.
On a vu, dans la partie historique, comment l’acte d’union de 1800 n’a eu d’autre effet que d’abolir le parlement irlandais, et de conférer les pouvoirs législatifs de celui-ci au parlement anglais, qui non seulement a laissé subsister les anciennes institutions particulières à l’Irlande, mais encore a continué de donner à ce pays des lois spéciales à cause de ses institutions distinctes, quoique analogues à celles de l’Angleterre. Le pouvoir législatif de l’Irlande a donc été déplacé, mais on n’a rien changé au mode suivant lequel se fait l’administration des lois.
De tous les intérêts généraux auxquels l’État se charge de pourvoir, il n’en est point sans doute de plus important que la justice; eh bien, prenons l’exécution de la justice en Irlande pour exemple de l’influence qu’exerce encore, en Irlande, sur le gouvernement de l’État, le vice radical de l’aristocratie.
L’organisation judiciaire, en Irlande, est absolument la même que celle de l’Angleterre.
Les quatre cours d’Irlande, placées au centre de l’État, sont souveraines comme les quatre cours d’Angleterre; non seulement séparées, mais tout à fait indépendantes de celles-ci [Note 1 page 261]; comme celles d’Angleterre, elles sont les gardiennes suprêmes de la liberté individuelle, dont la loi d’ habeas corpus place le dépôt entre leurs mains [Note 2 page 261]; leur juridiction a la même étendue, leur justice se distribue suivant les mêmes règles, leur indépendance est protégée par les mêmes garanties, les juges d’Irlande sont inamovibles comme ceux d’Angleterre.
Comme en Angleterre, les juges d’Irlande distribuent non seulement la justice dans leur résidence centrale; mais encore, deux fois l’an, ils la portent aux sujets du roi dans les principales villes de chaque comté où ils tiennent leurs assises, et où ils prononcent sur les procès civils et criminels avec l’assistance d’un jury. Ici et là, ce jury est composé par les soins de l’officier royal, le shérif. Dans les deux pays, ce jury, procédant suivant les mêmes principes, ne peut rendre de sentences qu’à l’unanimité de ses membres.
En Irlande de même qu’en Angleterre, outre cette justice centrale et périodique, il se distribue aussi dans le pays une justice quotidienne, et que l’on peut appeler locale, quoique ses dispensateurs tiennent tous leurs pouvoirs, en Angleterre du roi, en Irlande du vice-roi. On veut parler de cette justice qui, dans les deux pays, est administrée par les juges de paix , ainsi nommés parce que leur mandat, appelé aussi la commission de paix , consiste à faire observer la paix du roi dont ils sont les délégués.
Les juges de paix ont en Irlande et en Angleterre le même caractère et les mêmes attributions.
Ces magistrats, dont un lecteur français prendrait l’idée la plus fausse s’il les comparait aux fonctionnaires qui, chez nous, portent le même nom, ne sont, à vrai dire, dans les pays que l’on vient de nommer, que les grands propriétaires du sol auxquels le chef de l’État reconnaît plus encore peut-être qu’il n’attribue le pouvoir de rendre la justice. On ne s’enquiert point, en Angleterre ou en Irlande, pour instituer juge de paix tel ou tel individu, si celui-ci est versé dans la connaissance des lois ou s’il possède quelque mérite personnel; on demande seulement s’il est riche. Pour devenir juge de paix d’Angleterre ou d’Irlande, il ne faut pas étudier l’art de rendre la justice, il suffit d’acheter un grand domaine; on peut dire, en termes généraux, que dans ces deux contrées il n’y a pas un riche qui ne soit juge de paix, et pas un juge de paix qui ne soit riche. Nul d’entre eux ne peut, à la vérité, être de juge de paix que s’il a reçu la commission royale; mais, en fait, quiconque est grand propriétaire ne manque point d’en être investi. Il y a en Angleterre environ dixhuit mille juges de paix; en Irlande, à peu près trois mille [Note 1 page 262]. Constater le nombre des juges de paix d’Angleterre et d’Irlande, c’est presque faire la statistique des grandes propriétés de ces deux pays. Il existe sans doute beaucoup de juges de paix, grands propriétaires, qui ne sont que de forts petits personnages politiques; mais il n’existe pas dans le pays un seul grand personnage qui ne soit juge de paix. On croit pouvoir affirmer qu’il n’y a pas un membre de la Chambre des communes, et pas un lord d’Angleterre qui ne soit un juge de paix. Le duc de Wellington était juge de paix du comté de Meath, en Irlande; il avait pour collègues le duc de Leinster, le marquis de Headford, lord Fingal, etc. Les juges de paix d’Irlande et d’Angleterre tiennent de leur mandat deux caractères distincts : ils sont officiers de police judiciaire et juges.
En la première qualité, ils reçoivent les plaintes relatives aux crimes et délits, et font tous les actes d’instruction antérieurs aux jugements des prévenus; ils admettent ou refusent les cautions qui leur sont offertes par les inculpés détenus; ils ont un pouvoir plus grand encore, celui d’exiger une caution de bonne conduite de toute personne qu’ils jugent suspecte, quoiqu’ils ne l’inculpent d’aucun délit, et, à défaut de caution, d’envoyer cette personne en prison [Note 1 page 263].
Comme juges, ils prononcent chaque semaine, au nombre de deux ou plus, sur une foule de petits procès civils et criminels [Note 2 page 263]; et, dans une assemblée générale qui se tient quatre fois l’an dans les chefs-lieux de chaque comté, et qui se nomme par cette raison Quarter-Sessions , ils jugent, comme cour de justice et avec l’adjonction d’un jury composé de la même manière que le jury d’assises, tous les délits qui n’entraînent pas la peine capitale, et qui, par cette raison, ne sont pas réservés au juge d’assises. Les juges de paix d’Irlande, comme ceux d’Angleterre, remplissent gratuitement toutes leurs fonctions. Dans l’un comme dans l’autre pays, ces magistrats, institués par le pouvoir central, ne sont soumis au contrôle habituel et régulier d’aucun supérieur hiérarchique qui les surveille, les dirige, les excite à agir ou les modère dans leur action, leur inflige le blâme ou leur décerne l’éloge; ils ne sont, dans l’exercice de leur ministère, sujets à d’autre autorité qu’à celle des cours de justice, devant lesquelles chacun a le droit de leur demander compte de leurs actes.
Enfin, en Irlande, de même qu’en Angleterre, c’est un principe également en vigueur, que les organes de la justice ne la rendent que sur la demande expresse et spontanée de ceux qui y ont droit. Il existe bien de certains crimes et délits, plus nombreux en Irlande qu’en Angleterre, que poursuit d’office le procureur de la couronne; mais, en thèse générale, cet officier public, qui, en France, est placé auprès de chaque tribunal, avec la mission unique et continue de rechercher toutes les infractions à la loi, d’en provoquer la répression et de poursuivre comme crimes publics toutes les injures que ne dénoncerait pas l’intérêt privé, le ministère public en un mot n’existe pas plus en Irlande qu’en Angleterre [Note 1 page 264].
Ainsi, ce n’est pas seulement de l’analogie qui existe en Irlande et en Angleterre entre la magistrature chargée de rendre la justice criminelle; c’est la plus parfaite similitude.
Combien cependant l’exécution de cette justice est différente dans les deux pays !
La justice criminelle d’Angleterre n’est pas sans doute exempte de taches; elle a même conservé quelques traditions féodales qui la feraient juger barbare par tout observateur superficiel. C’est ainsi que, dans certains cas, l’accusé anglais n’a pas la liberté de se faire défendre par un conseil : ainsi l’accusé le plus pauvre ne reçoit jamais gratuitement la copie des pièces de la procédure et de l’acte d’accusation, et il ne peut même, à prix d’argent, obtenir la communication des cahiers d’enquête, dont l’avocat de la couronne prend à son gré connaissance [Note 2 page 264]. Qui le croirait enfin ? quand on manque de témoins dans un procès où il y a plusieurs accusés, on fait grâce à l’un de ceux-ci, pour que le coupable mis hors de cause serve de témoin contre les hommes dont il est le complice ! Voilà sans doute des lois d’une grande rigueur, ou d’une singulière immoralité ! Et cependant, en Angleterre, la justice criminelle offre un spectacle qui n’a rien d’attristant pour un ami de l’humanité; dans ce pays les mœurs corrigent les lois : tout accusé y trouve parmi les magistrats, sinon de la bienveillance du moins une impartialité inaltérable. Ce sentiment d’équité, et quelquefois d’indulgence, anime en Angleterre tous ceux qui concourent à l’exécution de la justice; il guide les juges de paix dans les premiers actes de la procédure, il domine le shérif dans le choix qu’il fait des membres du jury, il inspire aux témoins leur déposition, aux jurés leur verdict, au juge sa sentence, au roi sa grâce.
Voyez, au contraire, quelle est en Irlande la condition de tout accusé… Supposez un pauvre catholique irlandais, arrêté sous l’inculpation d’un crime; non d’un crime politique qui serait propre à exciter parmi les magistrats les plus violentes passions, mais d’un délit ordinaire, par exemple, d’un vol; devant qui le conduit-on dans ce premier moment si grave où le salut et la ruine du prévenu dépendent quelquefois du moindre soin comme de la plus légère négligence, d’un indice recueilli ou perdu ? On le mène devant le juge de paix voisin, grand propriétaire protestant [Note 1 page 265], Anglais d’origine, plein de mépris et de haine pour la population pauvre d’Irlande. Or, pensez-vous que ce juge de paix, devant lequel comparaît le pauvre Irlandais, constatera aussi soigneusement les preuves d’innocence que les indices de culpabilité ? Pensez-vous que si, pour obtenir sa liberté provisoire, l’inculpé offre une caution, ce juge sera aussi enclin à l’accueillir que si le prévenu était un protestant ? Cependant l’instruction se poursuit : il dépend du juge de paix qu’elle soit prompte ou lente; mais comment celui-ci montrerait-il une grande ardeur à l’accélérer, lorsque sa sympathie ne l’y porte pas; lorsque, remplissant des fonctions gratuites, il n’a point d’intérêt matériel à déployer du zèle, et lorsque, d’un autre côté, n’étant soumis à la surveillance d’aucun supérieur, il n’a dans sa conduite ni éloges à attendre ni censures à redouter ? On conçoit que, dans cette situation, peu stimulé par la conscience de ses devoirs publics, entouré d’ailleurs d’une multitude d’intérêts privés qui l’absorbent, il lui arrivera souvent d’oublier le papiste, qui après tout sera en sûreté sous les verrous. À la vérité, l’enquête, retardée par sa négligence, ne sera point prête pour l’ouverture des assises ou des quarter-sessions; mais qu’en résultera-t-il ? C’est que l’affaire sera remise à trois mois, peut-être à six, et le prévenu en sera quitte pour passer ce temps en prison, où il attendra le jour du jugement [Note 2 page 265].
Ce jour arrive enfin. Cent ou cent cinquante jurés ont été réunis par le shérif; mais d’abord ce shérif protestant n’a choisi, sauf quelques exceptions rares, que des jurés protestants. Sur ces cent jurés, douze vont être appelés à rendre la justice du pays : le tirage se fait; le nom d’un juré catholique est-il par hasard prononcé, l’avocat de la couronne le récuse aussitôt. Voilà donc l’accusé placé en face de douze jurés protestants, gens riches pour la plupart, et qui sont autant les ennemis de sa classe que de son culte. Maintenant, on le demande, quelle impartialité peut espérer un accusé qui, dans chacun de ses juges, aperçoit un adversaire politique ou religieux ? Et d’ailleurs, combien d’obstacles étrangers au juge vont entraver la tâche de celui-ci dans le débat qui s’ouvre ! D’ordinaire, en Irlande, l’accusé de race celtique parle un langage que le juge et le juré de race anglaise ne comprennent pas : de là la nécessité de recourir à un interprète, qui traduit pour l’accusé les paroles du juge, et pour celui-ci les paroles de l’accusé; de là, par conséquent, une première cause de confusion. Ce n’est pas tout. Comme il n’est pas d’accusé en Irlande qui ne soit une victime aux yeux des gens de sa classe, c’est-à-dire du bas peuple, les faux témoignages abondent, et voilà pour le juge une autre source d’erreurs. Au milieu de ces ténèbres, on serait bien difficilement juste avec le plus ardent désir de l’être. Comment donc le sera celui que ne domine point la passion de la justice ? Pour moi, j’ai assisté en Irlande aux débats de la justice criminelle, et je ne saurais dire de quelle douleur ce spectacle a rempli mon âme.
C’est une triste vérité que dans tout tribunal irlandais il y a comme deux camps ennemis qui sont en présence : l’accusé d’une part, le juge et les jurés de l’autre. Parmi les spectateurs du combat, le peuple est pour l’accusé; le tribunal a pour lui les soldats, les constables et les riches. Comme en Irlande l’aristocratie est en lutte ouverte avec le peuple, tout ce qui dépend de celle-ci ou sympathise avec elle vient la seconder sur ce terrible champ de bataille, où le puissant extermine le faible au nom de la justice et des lois. Les préjugés et les passions malveillantes dont le prévenu est l’objet éclatent de toutes parts; on les aperçoit dans l’accent du juge, dans les émotions comme dans l’impassibilité du jury; le langage même du défenseur les révèle… On se fait difficilement une idée du ton de mépris et d’insolence avec lequel en Irlande les membres du barreau parlent du peuple et des basses classes. Aussi, en dépit des formules de la procédure, malgré toutes les solennités légales qui vous montrent un accusé devant ses juges, on a le sentiment intérieur que ce n’est point un jugement qui se délibère, mais une vengeance qui se prépare; on souffre de ce mensonge des formes qui promettent un châtiment équitable, et recouvrent une sorte de violence meurtrière, et quand le juge prononce la terrible sentence de mort, on croirait que c’est le signal d’un engagement à force ouverte entre le parti du juge et celui de l’accusé, si l’on ne voyait l’audience pleine de constables, dont la présence s’oppose à ce que les adversaires en viennent aux mains… [390]
En Angleterre, le magistrat voit dans tout prévenu un concitoyen malheureux, un accusé peut-être innocent, un Anglais qui invoque les droits sacrés de la constitution. En Irlande, les juges de paix, juges et jury, traitent l’accusé comme une espèce de sauvage idolâtre dont il faut dompter la violence, comme un ennemi qu’il faut détruire, comme un coupable voué d’avance au supplice.
En Angleterre, la peine de mort est prodiguée dans les lois; les règles de la procédure sont encore parfois barbares; mais les mœurs sont humaines, le jury est doux, et le juge clément. En Irlande, le code pénal est encore plus sanguinaire que celui de l’Angleterre; on y pratique tous les mauvais principes qui se peuvent rencontrer dans la législation anglaise, et le magistrat y est aussi dur que la loi [Note 1 page 268].
Maintenant, qui s’étonnera d’apprendre que la population irlandaise, qui méprise et hait ses magistrats, haïsse et méprise la loi dont ils sont les organes [Note 2 page 268] ? Qu’en Irlande cette haine de la loi soit universelle ? Qui s’étonnera de l’horreur qu’inspire aux citoyens toute participation à cette justice détestée ?
Une sentence de mort est prononcée à Waterford; le shérif ordonne l’exécution du coupable; mais il ne peut, dans ce pays de pauvres, trouver, à quelque prix que ce soit, un seul individu qui consente à être l’instrument de la sentence, et le premier officier du roi est obligé de pendre lui-même le condamné [Note 3 page 268].
Et comment être surpris de la flétrissure publique qui atteint non seulement tout plaignant et dénonciateur, mais encore tout témoin à charge dans un procès criminel ? Qui ne voit que de là découle l’impossibilité d’avoir des témoignages pour la justice, et la nécessité d’en acheter ? Qui ne comprend que, de ce mépris et de cette haine pour la loi criminelle, naît la disposition la plus antisociale qui puisse exister chez un peuple, c’est-à-dire l’habitude du recours à la force ? Qui n’aperçoit que cette conséquence d’un mal social pourrait, en se combinant avec des passions ou avec certaines circonstances politiques, devenir une cause de révolution violente ?
S’étonnera-t-on maintenant de la sympathie populaire qu’excite tout criminel en Irlande [Note 4 page 268] ? Et si on en vient à ce point que des assassinats soient commis à la face du soleil, tout le monde étant aux fenêtres et laissant le meurtrier s’éloigner tranquillement de sa victime; si, quand les constables viendront pour saisir les coupables, la foule se précipite sur les agents de la force publique pour leur enlever leur proie; si chacun croit sanctifier sa demeure en offrant un asile au malfaiteur; et si une confédération universelle s’établit dans le pays pour soustraire à l’empire des lois tous ceux que la justice poursuit, qui s’en étonnera ?
Le vice social dont on observe l’influence sur l’exécution de la justice ne se manifeste pas seulement par les passions qu’il soulève chez les magistrats et les justiciables : il attaque aussi les institutions judiciaires dans le principe même de leur organisation, et, quand il ne les rend pas funestes, il a du moins la puissance de les frapper de stérilité. Ainsi, pour en citer un exemple, la théorie ou la coutume qui, en général, remet ou laisse à l’intérêt privé le soin de poursuivre les crimes et délits, est la même pour l’Irlande que pour l’Angleterre. Mais qui ne comprend qu’exempt de périls pour l’Angleterre, ce système est dangereux pour l’Irlande ?
On conçoit que dans une société où, comme en Angleterre, la souveraineté de la loi, l’omnipotence du juge, et l’impartialité des magistrats sont bien établies dans les mœurs : chez un peuple où tout est vie, activité, mouvement; on conçoit, dis-je, que, dans un tel pays, on puisse se passer de fonctionnaires placés en permanence auprès des corps judiciaires pour demander d’office la répression de toutes les infractions à la paix publique : on peut, dans une pareille société, se reposer sur l’intérêt particulier du soin de venger la violation des lois. Les citoyens, accoutumés à exercer leurs droits civils et politiques, habitués aussi à l’équité de leurs magistrats, seront sans doute prompts à réclamer spontanément la justice à laquelle ils auront droit, et poursuivront tout attentat à leur propriété, à leur liberté, à leur vie, avec autant de zèle qu’ils revendiqueraient le droit de voter aux élections. La société trouvera ainsi une défense assurée dans le sentiment qui portera chacun à solliciter une réparation particulière. Dans un tel pays, les citoyens deviendront peut-être d’autant plus habiles à se protéger, qu’ils attendront de l’autorité moins de protection officieuse. Peut-être de cet abandon des intérêts particuliers à eux-mêmes naîtra-t-il pour la société un nouvel élément de puissance et d’action, une nécessité plus impérieuse pour tous de connaître les lois, une plus grande habitude de les appliquer, pour chacun un sentiment plus profond de ses droits, un amour plus éclairé de sa liberté, et il pourra se trouver ainsi un principe de force sociale et politique dans ce qui, au premier abord, ne semblait qu’une imperfection si ce n’est même un oubli de la loi.
Mais qu’arrivera-t-il s’il n’existe point de ministère public dans un pays où, comme en Irlande, les particuliers, longtemps privés de tous droits politiques et presque tous pauvres, ont d’ailleurs une répugnance naturelle à invoquer l’autorité du juge; où la loi est haïe comme ce juge; où le sentiment du droit n’existe pas; où l’on ne croit ni à la justice, ni à ses organes ? Il arrivera que, l’action privée ne suppléant point l’action publique qui manque, la plupart des crimes demeureront impunis, faute d’être portés à la connaissance des magistrats; et ce n’est pas seulement par pitié pour le criminel et par défiance du juge qu’on s’abstiendra de porter plainte : on l’omettra encore par ignorance du droit. Alors on ne verra de plaintes que celles qui seront suggérées par la passion bien plus que par l’intérêt. La haine seule dénoncera les crimes dans un pays où c’est le plus souvent le même sentiment qui les juge. Alors on aura recours aux moyens les plus immoraux pour parvenir à la découverte des crimes. Non seulement des récompenses publiques seront accidentellement offertes par les magistrats aux dénonciateurs de tel ou tel crime, mais encore la loi consacrera par une disposition formelle le droit qu’aura tout indigent à une indemnité pécuniaire pour avoir révélé l’existence d’un délit quelconque, et en avoir fait condamner l’auteur [Note 1 page 271]. Étrange moyen pour amener le peuple à la justice, que de violer les plus simples lois de la morale !
En Angleterre c’est une loi fondamentale de l’institution du jury que tout verdict doit être rendu à l’unanimité de ses membres. Quoique au premier abord il semble assez difficile d’imaginer un sujet quelconque sur lequel un certain nombre d’êtres doués de la faculté de raisonner s’entendent sans le dissentiment d’un seul, on voit cependant le principe du jury anglais fonctionner sans trop d’entraves, et toute collision entre des volontés contraires et obstinées aboutir, en définitive, au triomphe du sentiment le plus doux et le plus humain.
En Irlande le même principe existe; mais comment le mettre en pratique ? Composerez-vous le jury seulement de protestants ? Alors sans doute l’unanimité s’établira aussi aisément que dans un jury anglais. Mais si c’est un catholique irlandais qui est accusé, il est fort à redouter que cette unanimité, quelquefois si difficile, ne soit ici trop prompte à se former pour un verdict de condamnation.
Au lieu de protestants, ne placerez-vous dans le jury que des catholiques ? Alors encore on comprend que l’accord sera facile entre les jurés; mais cette fois, c’est pour le sort de tout accusé protestant qu’il sera juste de concevoir des craintes. Comment donc ferez-vous ? Vous composerez peut-être le jury moitié de protestants, moitié de catholiques, seule manière équitable de procéder en pareil cas. Mais comment ces hommes, que la passion politique et les préjugés de classe séparent plus encore que la différence de culte ne les divise, parviendront-ils à s’unir dans un sentiment commun ?
Il y a là une difficulté qui semble s’aggraver à mesure qu’on l’approfondit. Le juge refuse-t-il de délivrer les jurés, c’est-à-dire les retient-il captifs dans la salle de leurs délibérations jusqu’à ce qu’ils se soient conciliés ? Alors un tel procédé est en quelque sorte une sentence de mort contre les jurés dont le corps est moins fort que la conscience. Ou bien, voyant qu’ils ne peuvent tomber d’accord, le juge leur permet de se retirer sans avoir rendu aucun verdict : et, dans ce cas, le procès, ne pouvant être jugé, est remis d’ordinaire à la session suivante, et l’accusé réduit à demeurer trois mois de plus en prison, dans l’attente d’autres jurés qui peut-être ne s’entendront pas mieux que les premiers [Note 1 page 272].
Il arrive donc toujours l’une de ces deux choses : ou l’unanimité obtenue accuse la passion et l’esprit de parti, ou elle ne s’obtient pas ! Il n’y a de justice possible que celle qui est corrompue à sa source.
C’est ainsi que des circonstances politiques et sociales peuvent rendre mauvais dans un pays un principe de législation civile qui est bon pour un autre.
De tous les soins dont prend la charge une aristocratie qui veut réellement gouverner, il n’en est aucun sans doute qui exige d’elle plus de lumières, plus de zèle et plus d’efforts constants, que l’exécution de la justice; et quand on considère la variété d’attributions dévolue aux juges de paix d’Angleterre et d’Irlande, tous les usages qu’ils doivent connaître, tous les statuts qu’ils ont à appliquer, tous les objets de police remis à leur vigilance, la multitude de jugements qu’ils rendent en matière civile, la gravité des sentences qu’ils ont quelquefois à prononcer au criminel dans toute la sévérité des formes judiciaires, toutes les responsabilités enfin que fait naître chacun de leurs actes, on conçoit à peine qu’il soit possible à de grands propriétaires, hommes du monde, préoccupés de leurs propres affaires, et non versés dans l’étude des lois, de parvenir à remplir passablement des fonctions aussi compliquées. En Angleterre cependant la difficulté a été sinon surmontée, du moins combattue; et quoique la justice des juges de paix anglais ne soit exempte ni d’erreurs ni d’abus, cette justice cependant ne manque jamais au pays. Jamais les juges de paix anglais ne font défaut dans ces réunions presque quotidiennes, où les besoins les plus usuels des justiciables sont satisfaits ( petty sessions ); et c’est souvent un spectacle digne d’admiration que celui qui est offert, en Angleterre, par l’assemblée trimestrielle des quarter-sessions , exclusivement composée des riches propriétaires du comté, présidée par l’un d’eux, élu à la majorité ( chairman ), et rendant solennellement la justice civile et criminelle, tantôt seuls, tantôt avec l’assistance d’un jury.
Mais la tâche était trop forte pour les juges de paix d’Irlande; elle ne pouvait être portée par une aristocratie inhabile ou indifférente. Sans cesse il arrivait qu’au jour marqué dans la semaine pour l’expédition des petits procès et des actes préparatoires de la police judiciaire, il ne se trouvait pas deux juges de paix présents; et le cours de la justice se trouvait ainsi suspendu faute de magistrats. Souvent aussi, quand les juges de paix se réunissaient tous pour tenir les quarter-sessions , il ne s’en trouvait pas dans l’assemblée un seul qui fût capable de les présider : et ici ce n’était pas l’absence, c’était l’incapacité du juge qui rendait la justice impossible.
Longtemps le mal resta sans remède; longtemps l’aristocratie irlandaise demeura ainsi chargée d’un fardeau qu’elle n’avait ni le cœur ni la force de porter; enfin, la voyant plier sous le faix, et prenant en pitié sa mollesse et son insuffisance, le gouvernement central est venu un jour à son secours. En 1796, une loi a été rendue qui a autorisé le pouvoir exécutif à instituer des magistrats salariés et révocables (stipendiary magistrales), et à en placer dans toutes les localités où les juges de paix gratuits ne suffiraient pas au service journalier de la justice. Et pour aider les juges de paix dans leur réunion trimestrielle des quarter-sessions, la même loi a porté une disposition en vertu de laquelle le pouvoir exécutif peut non seulement, mais encore doit envoyer à cette assemblée, chaque fois qu’elle se tient, un membre éclairé du barreau, qui se met à la disposition des juges de paix, les guide de ses conseils, les dirige et leur sert de président, à moins qu’ils n’en choisissent un autre. Ce légiste, envoyé du gouvernement central auprès de l’aristocratie pour l’ assister dans ses fonctions judiciaires, s’appelle par cette raison assistant baryster . Quoique, d’après la loi, les juges de paix d’Irlande ne soient point obligés de choisir ce jurisconsulte pour les présider, ils se gardent bien d’en élire un autre [Note 1 page 274], tant ils ont le sentiment de leur faiblesse et de leur impuissance.
Enfin, comme cette aristocratie, dépourvue de toute autorité morale sur l’esprit du peuple avait besoin, pour se faire obéir, du secours de la force matérielle, la loi a voulu qu’un corps considérable d’agents moitié civils, moitié militaires, connus sous le nom de constables (constabulary), et auxquels on a attribué des fonctions analogues à celles que remplit en France notre gendarmerie, fussent mis à la disposition des juges de paix, chargés d’exécuter les mandats de ceux-ci, de les protéger dans leurs fonctions; et elle a conféré aux chefs de ces constables le pouvoir de faire eux-mêmes tous les actes de police judiciaire que les juges de paix auraient seuls, en Angleterre, le droit d’exécuter.
C’est pour une aristocratie une triste et périlleuse condition que la nécessité d’invoquer et de recevoir la protection du gouvernement central. Quel est, en effet, celui de ces pouvoirs qui, créé pour la soutenir, ne pourrait pas servir à l’attaquer ! Une aristocratie ne saurait être maîtresse du pouvoir qu’en l’exerçant elle-même, elle n’a une existence réelle et une puissance véritable que lorsqu’elle apporte dans le gouvernement des talents et des vertus.
En Irlande, de même qu’en Angleterre, l’État est divisé en comtés [Note 1 page 275]. Comme dans chacun de ces deux pays le pouvoir central ne s’occupe, ni par lui-même ni par des agents placés sous sa main, des détails du gouvernement, c’est naturellement dans le comté, qui est la principale division de l’État, que se fait l’administration proprement dite des affaires publiques.
Quoique l’on puisse dire qu’en fait l’État n’administre point le comté, dont en principe il est le souverain administrateur, l’État a pourtant dans le comté ses officiers, dont les principaux sont le shérif, le lieutenant et les juges de paix [Note 2 page 275].
Ces officiers du gouvernement central remplissent dans le comté deux sortes de fonctions : les premières, que l’on peut appeler générales, parce qu’elles intéressent le pays tout entier, et dont la plus importante, l’exécution de la justice, a été exposée dans le chapitre précédent [Note 3 page 275]; les secondes, que l’on doit plutôt nommer locales , parce qu’elles ont plus particulièrement pour objet les affaires spéciales du comté dans lequel ils résident.
Les comtés d’Irlande, comme ceux d’Angleterre, ont, en effet, quoique placés théoriquement dans la dépendance absolue de l’État, un certain nombre d’intérêts qui leur sont propres, ou qui, étant d’une nature générale, sont du moins souverainement réglés par eux : tels sont la construction à leurs frais et la réparation de leurs ponts, la construction de tous les bâtiments nécessaires à l’exécution de la justice, la surveillance de leurs prisons, le paiement des frais de justice criminelle, le paiement de leurs officiers salariés. Ces attributions sont communes aux comtés d’Irlande et d’Angleterre.
Le comté d’Irlande possède même dans ses attributions quelques objets qui n’appartiennent point au comté anglais. Ainsi, c’est le comté qui, en Irlande, fait la plupart des travaux publics exécutés en Angleterre en vertu de concessions du parlement [Note 1 page 276]. C’est aussi le comté d’Irlande qui est chargé de toutes les routes de grande ou de petite communication, qui, en Angleterre, sont entreprises soit par des compagnies que le parlement a autorisées, soit par les paroisses [Note 2 page 276]. Il existe peu de charité publique en Irlande; mais les seuls établissements charitables qui s’y rencontrent, les infirmeries et les dispensaires appartiennent au comté, tandis qu’en Angleterre la charité est toute dans la paroisse.
On voit que si les pouvoirs que possèdent le comté anglais et le comté irlandais sont de même nature, ils sont plus étendus dans le second que dans le premier. Il faut ajouter que le mode suivant lequel les intérêts qui appartiennent à chacun d’eux sont administrés n’est pas tout à fait le même dans les deux pays.
En Angleterre, la gestion des intérêts spéciaux du comté est remise exclusivement à cette même assemblée des juges de paix que l’on a vue plus haut se réunir quatre fois l’an en quarter - sessions , pour rendre la justice civile et criminelle, et qui, procédant dans un autre ordre de pouvoirs, discute et règle les affaires particulières du comté, fixe le budget de celui-ci, lui impose des taxes, quoiqu’elle n’ait reçu de lui aucun mandat.
En Irlande, où le comté a plus d’attributions qu’en Angleterre, les juges de paix en ont moins. Dans l’assemblée des quarter - sessions , ils se bornent à rendre la justice, et n’y font point d’administration relative au comté. À la vérité, dans d’autres réunions [Note 1 page 277], ils s’occupent des intérêts matériels et spéciaux du comté; mais ces assemblées ne possèdent point le même pouvoir administratif qui appartient aux juges de paix réunis en quarter-sessions . L’examen auquel elles se livrent n’est, à vrai dire, que préparatoire; elles donnent plutôt des avis qu’elles ne prennent des décisions, et font un travail provisoire analogue à celui qui, en France, est présenté au conseil général par les conseils d’arrondissement. L’exécution de leur vue est entièrement subordonnée au contrôle et à la sanction d’une assemblée supérieure, qui seule, en Irlande, règle définitivement les affaires propres au comté, et a seule le pouvoir de l’imposer. Cette assemblée qui s’appelle le grand jury , joue un si grand rôle en Irlande, parmi les pouvoirs politiques du comté, au sommet desquels elle est placée, qu’il est nécessaire de dire ici quelque chose du mode de son organisation.
On a vu plus haut que, lorsque le juge central se transporte dans le comté pour y tenir ses assises, il y trouve assemblé un jury, choisi et convoqué par les soins du shérif. Ce jury est de deux sortes, l’un s’appelle le petit jury ( petty jury ), c’est-à-dire le jury de jugement , composé d’un nombre plus ou moins considérable de citoyens [Note 2 page 277], sur lesquels douze sont tirés au sort pour chaque procès civil ou criminel, à l’effet de prononcer sur toutes les questions de fait que le juge leur soumet. L’autre, nommé le grand jury , composé de vingt-trois personnes, remplit l’office dont sont chargées chez nous les chambres d’accusation , et prononce sur le point de savoir si tels ou tels individus inculpés de crimes doivent être renvoyés aux assises et y comparaître devant le jury de jugement .
C’est ce grand jury qui, en Irlande, outre l’office de justice dont il vient d’être parlé, dirige encore les affaires du comté comme corps administratif; différent en cela du grand jury anglais, dont la compétence est exclusivement judiciaire. Ainsi en Angleterre le grand jury n’a que des attributions de justice criminelle; mais les juges de paix en quarter-sessions y font tout à la fois de la justice et de l’administration. En Irlande, au contraire, où les juges de paix en quarter-sessions se bornent à rendre la justice, le grand jury d’assises est un corps tout à la fois judiciaire et administratif. Ce corps tient ses séances deux fois l’an avec les assises dont il dépend, dont il est un membre essentiel; tandis qu’en Angleterre l’assemblée analogue, étant identiquement la même que celle des quarter-sessions , se réunit nécessairement comme celle-ci, quatre fois l’année. Enfin le conseil qui, en Irlande, administre le comté, et l’assemblée par laquelle le comté anglais est régi, diffèrent en ce point important, que celle-ci délibère, décide et agit dans une entière indépendance, tandis que les grands jurés d’Irlande demeurent, même pour leurs fonctions administratives, liés jusqu’à un certain point au juge d’assises, sous la tutelle duquel ils sont en quelque sorte placés, et dont l’approbation est nécessaire à l’exécution de tous leurs actes [Note 1 page 278].
Quoi qu’il en soit, et nonobstant ces différences de forme, on peut reconnaître que l’organisation du pouvoir qui, en Angleterre et en Irlande, administre les affaires du comté, est au fond à peu près la même.
Dans les deux pays, la source de ce pouvoir est pareille : en Angleterre, les juges de paix qui composent le conseil du comté sont institués par le roi; en Irlande, les membres du grand jury, par l’officier du roi, le shérif. C’est, chez des peuples doués d’institutions libres, une égale anomalie que cette faculté de taxer le comté, accordée à une assemblée qui n’a reçu de celui-ci aucun mandat [Note 1 page 279], et dont les membres ne sont que des délégués du prince ou de son agent. À la vérité, les juges de paix anglais, une fois institués, le sont pour toujours, puisque l’usage les a rendus à peu près inamovibles [Note 2 page 279]; tandis que les membres du grand jury ne sont nommés que pour une session, à la fin de laquelle leur pouvoir expire. Mais, en fait, il arrive presque toujours que les mêmes grands jurés dont l’autorité cesse avec la session sont désignés de nouveau par le shérif pour faire partie du grand jury dans la session suivante; et, dans tous les cas, le choix du shérif se renferme dans le cercle étroit des plus riches propriétaires du comté. Sans doute il pourrait dépendre de cet officier de composer le grand jury d’éléments différents; et il dépendrait aussi du gouvernement d’instituer des shérifs avec la mission expresse d’entrer dans d’autres voies; mais, jusqu’à présent, il a existé entre l’aristocratie du pays et le pouvoir exécutif une telle union, que celui-ci n’a jamais choisi que le shérif qu’elle désirait avoir, et que les shérifs n’ont jamais composé le grand jury que des membres qu’elle y eût appelés elle-même.
Sans doute aussi le juge d’assises, qui, en Irlande, contrôle tous les actes du grand jury, pourrait apporter dans la marche de celui-ci des entraves que n’est point sujet à rencontrer le conseil du comté anglais, exempt d’un pareil tuteur; mais le même esprit qui a dirigé le pouvoir exécutif dans la nomination des shérifs, ayant jusqu’à présent présidé au choix des juges, on peut considérer le grand jury irlandais comme étant de fait aussi libre dans son action administrative que les juges de paix d’Angleterre dans leurs quarter-sessions .
En fait c’est, dans les deux pays, aux plus grands propriétaires qu’est remise l’administration de toutes les affaires particulières aux comtés : sous une forme ou sous une autre, c’est, chez les deux peuples, l’aristocratie qui est investie exclusivement de cette haute attribution. Ces grands propriétaires, qui, comme juges de paix, sont maîtres de la justice, sont donc, ici comme juges de paix, là comme membres du grand jury, maîtres de l’administration. Ainsi cette aristocratie, qui n’a aucune sympathie pour le peuple, tient en réalité tous les pouvoirs auxquels ce peuple est soumis.
Maintenant ces faits étant posés, les conséquences n’en découlent-elles pas tout naturellement ? L’administration étant confiée aux mêmes mains dans lesquelles on a vu la justice remise, comment ne retrouverait-on pas dans la première tous les vices que l’on a observés dans la seconde ?
Un instant de réflexion suffit pour faire reconnaître que les mêmes causes morales, qui ont la puissance de rendre bienfaisante ou funeste, dans deux pays différents, la même institution judiciaire, sont, et à plus forte raison, capables d’exercer la même influence sur un pouvoir administratif.
Le riche protestant d’Irlande, qui, comme juge de paix, rend la justice, subit sans doute bien des passions propres à corrompre ses sentences; mais encore, dans ses sympathies pour le protestant, dans ses inimitiés contre le catholique, et dans les inspirations de son intérêt, il est gêné par les formes judiciaires, et obligé de recouvrir ses procédés les plus iniques d’un manteau d’équité qui lui manque quelquefois, et à défaut duquel il est forcé ou de s’arrêter ou de compromettre son caractère. Le fonctionnaire qui administre n’est point ainsi entravé dans sa tendance à abuser; il n’a point besoin de prouver de même l’équité de ses actes, et il est plus aisément injuste, parce que son injustice n’est point aussi sujette à éclater. C’est ainsi que l’arbitraire et l’injustice se pratiquent plus facilement par l’administrateur que par le juge.
Il ne faut donc point s’étonner si ces grands propriétaires d’Irlande, qui, comme juges de paix, rendent une si triste justice, se montrent encore plus iniques dans leur administration.
Investis du droit exorbitant de taxer le comté, ils écrasent le pauvre d’impôts, dont ils s’efforcent d’affranchir le riche. Ces taxes une fois levées, quel usage en font-ils ? Ils les dépensent dans l’intérêt des riches, et n’en appliquent rien au profit des pauvres. S’ils ont à distribuer quelques secours, ils les accordent aux protestants, et n’en donnent aucun aux catholiques; cependant ceux-ci sont les pauvres, et ont besoin d’une assistance qui n’est point nécessaire à ceux-là. Pense-t-on que lorsqu’ils créent un office, c’est dans l’intérêt général ? Non; c’est en vue de l’officier institué, au sort duquel ils ont voulu pourvoir. L’autorité n’est entre leurs mains qu’un moyen d’avancer leurs propres affaires. S’agit-il d’une route à tracer, ils considèrent, non le besoin du pays, mais leur convenance personnelle; et le peuple paiera une lourde taxe, non pour lier entre eux quelques centres importants de population, mais pour établir une communication agréable et facile entre deux châteaux voisins. Mais du moins, dans ce pays d’ignorance et de misères, fonderont-ils des asiles charitables et des écoles ? Non. Que feront-ils donc pour le peuple ? Des casernes et des prisons, seuls établissements qui, en Irlande, soient édifiés avec luxe. Enfin ils commettront tant d’abus énormes, tant de fraudes grossières, tant d’excès jusqu’alors inouïs, qu’ils finiront par rendre proverbiales, en Angleterre, les malversations d’un grand jury irlandais [Note 1 page 281].
Les riches d’Irlande, maîtres de l’administration comme de la justice, tiennent en réalité dans leurs mains tous les pouvoirs de la société. Comment donc mettraient-ils eux-mêmes des bornes à leur autorité ? « C’est, dit Montesquieu, une expérience éternelle que tout homme qui a du pouvoir est porté à en abuser; il va jusqu’à ce qu’il trouve des limites. Qui le dirait ? la vertu même a besoin de limites [Note 1 page 282] ! »
Il faut des limites à la vertu même ! Jusqu’où donc ira l’égoïsme, qui n’en a point ?
Si la meilleure aristocratie n’est point exempte de défauts, on peut dire avec raison qu’une mauvaise aristocratie est le pire des gouvernements; et son vice ne se montre nulle part plus à découvert que dans l’administration quotidienne des lois. Si on suppose une aristocratie sympathique avec la population, on conçoit tout de suite que ses membres, disséminés parmi le peuple, seront d’autant plus enclins à protéger le faible et à secourir le pauvre, qu’ils seront continuellement témoins de la faiblesse de l’un et de l’indigence de l’autre; et plus ils seront riches et puissants, et plus ils seront capables, tout en maintenant leurs privilèges, de défendre les droits de leurs inférieurs. C’est en ce sens que l’aristocratie, dont l’inégalité est le principe, peut du moins protéger la liberté des citoyens. Mais quand cette aristocratie est l’ennemie naturelle du peuple, sa puissance ne peut plus rien offrir de tutélaire : fût-elle assez forte et assez habile pour conserver ses propres prérogatives, elle n’étendra point autour d’elle le bienfait de sa force; tous ses membres pourront posséder des privilèges, sans qu’au-dessous d’eux personne ait des droits. Dans un tel état social, on aura toutes les sujétions de l’inégalité avec tous les maux de la servitude.
Et nulle part l’oppression du peuple ne sera si facile ni si assurée que dans une telle société; car jamais l’opprimé ne se trouvera si bien à la portée de l’oppresseur; et dans un pays où tout propriétaire est tout à la fois ennemi du peuple et fonctionnaire public, on pourra dire que la tyrannie est partout.
Si tout se réunit pour rendre funeste une aristocratie dont le principe est vicieux, il faut ajouter que tout tend aussi à la rendre odieuse. L’aristocratie, quand elle n’est point repoussée par le sentiment national et religieux, a, aux yeux d’un peuple qu’elle gouverne, un mérite singulier, exagéré peut-être, mais dont elle tire tout à la fois un grand lustre et une grande puissance : ce mérite c’est d’exercer gratuitement ses fonctions. Elle trouve sans doute dans l’état social sur lequel elle est appuyée des avantages et des privilèges qui l’indemnisent largement de ses travaux; mais enfin ses membres ne reçoivent ostensiblement et matériellement aucun salaire; et il y a dans ce désintéressement, au moins apparent, quelque chose qui frappe singulièrement l’esprit du peuple, et qui porte celui-ci à honorer le caractère des hommes dont il admire la générosité, en même temps qu’il reconnaît la supériorité de leurs lumières. Mais ce mérite de l’aristocratie se change en grief, lorsque, au lieu d’être populaire, elle est antipathique à la nation.
Il semble, en effet, qu’on pardonne plus aisément l’oppression au magistrat ou au juge, qui, en l’exerçant, fait en quelque sorte un métier dont il a besoin pour gagner sa vie. On peut croire que ce fonctionnaire n’est qu’un agent passif qui, dans le fond de son âme, compatit aux maux que sa main fait naître; mais, quand il agit sans salaire, on suppose naturellement que l’oppression lui plaît, et qu’il pratique de tout cœur une tyrannie dont la société ne lui paie point les frais.
Après avoir vu l’influence qu’exerce sur les pouvoirs de l’État et du comté le principe vicieux de l’aristocratie d’Irlande, on va considérer les effets du même principe sur le gouvernement des cités, dites corporations municipales .
Quoiqu’il s’agisse ici des villes, il ne s’agit pas de toutes les villes; car en Irlande, de même qu’en Angleterre, toutes les villes ne constituent pas des corporations municipales : de même qu’il existe des corporations municipales auxquelles on peut à peine donner le nom de villes. La petite bourgade de Naas, en Irlande, a eu longtemps une corporation, tandis que Birmingham et Manchester n’en avaient point. Une ville n’est point une corporation municipale parce qu’elle contient un certain nombre d’habitants ou a une certaine importance commerciale, mais parce qu’elle possède une charte; ce qui la constitue, ce n’est pas le droit, c’est le privilège, seul principe universel et invariable dans les sociétés d’origine féodale.
En principe général, il n’existe ni en Irlande ni en Angleterre de villes ou de communes qui soient indépendantes du gouvernement central. Le parlement étend son empire et sa souveraineté sur les villes et villages comme sur les comtés; ou pour mieux dire, il n’y a dans l’État qu’une seule division : celle des comtés dans la circonscription desquels on peut dire que les plus grandes villes, comme les moindres villages, sont compris. C’est une règle générale que toute ville est sujette, même pour les plus petits détails de sa police intérieure, à la loi de l’État et aux officiers de celui-ci et du comté; elle ne peut faire pour sa voirie le moindre règlement; le parlement a seul le pouvoir de le faire [Note 1 page 284]. C’est un acte du parlement anglais qui ordonne qu’à Manchester chacun devra balayer le devant de sa porte avant neuf heures du matin [Note 2 page 284]. Ainsi, suivant le droit commun, nulle ville d’Irlande ou d’Angleterre n’a dans son sein d’autre police municipale que celle qu’il plaît au parlement d’établir chez elle. Non seulement le parlement décrète la règle suivant laquelle les villes doivent se gouverner, mais c’est lui-même qui institue l’agent par lequel cette règle devra être mise en pratique [Note 3 page 284]. Il est à remarquer que, lorsqu’une ville obtient du parlement un certain règlement de police avec les agents nécessaires pour l’exécuter, elle ne cesse pas pour cela d’appartenir au comté dans l’enceinte duquel elle est située; elle est toujours soumise à la justice et à l’administration de celui-ci; seulement, outre les lois générales du pays, auxquelles elle demeure sujette, comme fraction du comté, elle est de plus tenue d’obéir à ce règlement particulier établi pour elle seule, dans son intérêt, et généralement sur sa demande en vue de satisfaire à des besoins de police étrangers au reste du comté. Voilà le principe général.
Il existe cependant en Irlande et en Angleterre un certain nombre de villes qui forment dans l’État des unités distinctes des comtés, et que le pouvoir central ou ses agents n’administrent point, parce qu’elles ont reçu de la couronne ou du parlement le droit de se gouverner elles-mêmes.
Dans le temps où la barbarie féodale désolait ces contrées, il s’était formé sur divers points du territoire quelques centres de populations paisibles et laborieuses, seuls asiles du commerce et des arts dans ces siècles de violence et de destruction, seuls foyers de lumière durant la nuit profonde du Moyen-âge. Ces populations industrieuses, qu’épargnait le maître féodal parce qu’elles travaillaient pour lui, devinrent riches par l’industrie, et ensuite indépendantes parce qu’étant riches elles purent acheter la liberté.
C’était l’époque où les premiers rois normands, après avoir concentré entre leurs mains tous les pouvoirs politiques, étaient comme embarrassés d’un fardeau qu’ils ne savaient point l’art de porter; et l’on conçoit que ces princes durent se montrer faciles à se dessaisir de pouvoirs que le plus souvent ils n’exerçaient pas, et dont les villes leur payèrent l’abandon.
C’est ainsi qu’un grand nombre de villes obtinrent des concessions, en vertu desquelles elles formèrent des corps indépendants de la police de l’État. Ces concessions sont ce qu’on appelle les chartes de ces villes; les villes auxquelles ces chartes furent accordées sont les corporations municipales .
Peut-être sur les soixante-et-onze corporations municipales existantes en Irlande [Note 1 page 286] n’en trouverait-on pas deux qui soient et aient été dans l’origine organisées de même; ce qui se conçoit sans difficulté puisque chacune d’elles procède non d’un principe, mais d’un fait. Cependant on peut, en les examinant tour à tour, apercevoir en elles de certains caractères communs qui, s’ils ne sont pas l’effet d’une théorie générale, peuvent le produire. Ainsi, moyennant qu’elles ont reçu du roi le privilège de la liberté, toutes présentent, du moins dans leur constitution primitive, l’image d’un gouvernement représentatif fondé sur la souveraineté populaire. Et d’abord à la base de tous les pouvoirs se trouve celui du peuple de la cité, de tous les habitants ayant un domicile, et dénommés tantôt sous le nom de bourgeois (burgesses) ou d’ hommes libres (freemen), et dont l’ensemble forme le corps constituant (constituency), c’est-à-dire celui dont émane toute autorité. Puis viennent les fonctionnaires élus par le corps constituant et chargés par celui-ci d’administrer la cité. Le corps constituant et les corps constitués composent la corporation . Toutes les villes incorporées forment ainsi comme autant de petites sociétés complètes au sein de la grande, dont elles prennent toutes les formes alors qu’elles en adoptent le moins l’esprit; le maire, premier magistrat de la cité, y est l’image du roi : dans certaines villes on l’appelle le souverain (sovereign). La corporation a deux assemblées délibérantes dont l’une supérieure, appelée board des aldermen , se compose en général des magistrats de paix et forme une espèce de chambre haute; l’autre, le common council , composé de bourgeois et de citoyens inférieurs aux aldermen, semble représenter la Chambre des communes . Le maire propose les règlements de la cité comme le roi les lois de l’État : les deux conseils adoptent ou rejettent, ainsi que fait le parlement. La corporation a ses finances, ses tribunaux, son administration, sa justice; et comme le roi a son shérif, le maire a aussi le sien.
Ces corporations municipales , qui ont dû leur origine au besoin de paix, de sécurité, de droits et de garanties qui étaient nécessaires aux villes commerçantes, ne répondent en rien aujourd’hui à l’objet primitif de leur institution. Le commerce et l’industrie jouissaient assurément d’une aussi grande sécurité à Manchester, quand elle était sans corporation, qu’aujourd’hui qu’elle en possède une. Seulement les villes qui ont des corporations sont administrées autrement et suivant d’autres principes que celles qui n’en ont pas. Et la grande différence est que les premières sont indépendantes, pour leur police et pour leur administration, du gouvernement central auquel les secondes demeurent soumises.
Il existe en fait, entre l’administration des villes libres et celle des villes qui ne le sont pas, moins de différence que ne pourraient le faire croire les deux principes contraires sur lesquels elles sont constituées. D’une part ces villes non affranchies, que l’on a vues si dépendantes en principe du gouvernement central, ne sont nullement, par le fait, gênées dans leur administration. Le parlement, il est vrai, règle leur police et institue les agents par lesquels la loi doit être exécutée; mais ces agents, choisis ordinairement parmi les citoyens notables des villes, exempts de tout contrôle et de toute surveillance supérieure, appliquent en réalité les règlements et les lois de la manière qui plaît aux localités.
D’un autre côté on se tromperait si l’on croyait que les villes libres échappent absolument par la vertu de leur charte à l’empire du gouvernement central. Elles ne sont affranchies de la souveraineté de l’État que parce qu’il lui a plu et qu’il lui plaît encore d’en suspendre l’exercice. Leur indépendance se renferme d’ailleurs dans les termes rigoureux de la concession obtenue; elles ont tous les privilèges mais rien que les privilèges qui leur sont expressément attribués. Libres dans ces limites bien tracées, elles retombent, pour tout ce qui n’est pas réglé, sous la main du gouvernement général. Voilà pourquoi les villes libres, investies du droit de se gouverner elles-mêmes, sont sans cesse obligées de s’adresser au parlement pour obtenir que celui-ci pourvoie à un besoin de police ou d’administration que leur charte ne leur a point donné le pouvoir de régler elles-mêmes. C’est ainsi que la corporation de Dublin, ne tenant d’aucune de ses chartes le droit d’éclairer au gaz les rues de la cité, a été forcée de recourir pour cet objet au parlement qui, par une loi spéciale, a réglé de quelle manière l’éclairage aurait lieu, et a institué des commissaires chargés de cet office.
La diversité des principes qui, en Angleterre et en Irlande servent de base à l’administration des villes, ne deviendrait très-importante que si le gouvernement anglais, qui centralise les lois même réglementaires, en venait jamais à centraliser leur exécution; car il arriverait alors que les villes qui, en ce moment dépendantes en principe, sont à peu près libres en fait, pourraient devenir dépendantes en fait comme en principe; tandis que les villes pourvues de leurs chartes seraient plus difficilement dépouillées de leurs franchises et de leur gouvernement local. Mais aujourd’hui, soit faveur de l’autorité centrale, soit impuissance, les villes libres ou dépourvues de charte sont à peu près également indépendantes; elles sont seulement administrées autrement.
Quoi qu’il en soit, on vient de voir dans l’organisation des villes libres d’Irlande, tous les éléments d’une administration populaire et bienfaisante.
D’où vient donc qu’en Irlande, dans un pays où on a reconnu que les pouvoirs publics sont si enclins à abuser, les corporations municipales ont un renom particulier d’excès, de malversation et de tyrannie ? D’où vient qu’on retrouve à peine en elles un seul des principes originaires, sur lesquels leur institution repose ?
Ainsi le premier principe qui leur sert de base, c’est que la corporation se compose de tous ceux que la cité renferme dans son enceinte, et que tous doivent concourir au choix du corps par lequel la cité est représentée. Cependant en Irlande, dans la plupart des villes municipales, la plus grande partie de la population est exclue du droit de cité [Note 1 page 289]. Qui croirait que Belfast, cette grande et magnifique ville, ne compte pas légalement plus de quinze ou vingt citoyens [Note 2 page 289] ? C’est un autre principe fondamental de l’institution que le corps représentant la cité se compose de ceux qui sont le plus identifiés à ses intérêts, et le plus capables de les comprendre. Cependant, dans la plupart des cités irlandaises, le corps qui les représente est, en grande partie, formé de gens dépourvus de toute fortune, de toute instruction, et quelquefois de personnes qui ne résident même pas dans leur enceinte. Il y a des mendiants dans la corporation de Dublin, et des commerçants qui possèdent des millions aspirent vainement à en faire partie [Note 3 page 289].
C’est encore un principe essentiel aux corporations municipales, que le corps qui représente la cité [Note 4 page 289] est représenté lui-même par des officiers qu’il institue, et auxquels il donne mandat d’agir pour lui et en son nom; et cependant on voit qu’en Irlande les officiers des corporations ne sont point institués par celles-ci; par un incroyable abus, ces officiers se sont mis en possession du droit de se nommer les uns les autres [Note 5 page 289]. Un alderman manquant, les autres aldermen choisissent son successeur. Ces aldermen, que les citoyens n’ont point élus, nomment le maire, le shérif et tous les officiers de la cité. Ainsi, non seulement la cité n’est point représentée par la corporation, mais encore celle-ci n’est pas représentée par ses propres officiers. On voit dans ces corporations les mêmes fonctionnaires, mandataires sans mandat, cumuler plusieurs fonctions; on voit le corps gouvernant multiplier les sinécures au profit de ses membres; les actes les plus grossiers d’égoïsme se pratiquent sans pudeur : les corporations de Trimn et de Kells aliènent leurs terres pour que deux ou trois de leurs membres les achètent à vil prix [Note 1 page 290]; ainsi fait la corporation de Naas qui adjuge à lord *** un de ses membres, moyennant douze livres sterling, des terres qui en valent plus de cinq cents [Note 2 page 290]. À Drogheda, la corporation règle que le fonds de charité appartenant à la cité sera exclusivement dépensé au profit des membres de la corporation et de leurs familles [Note 3 page 290].
Et pourquoi toutes ces contradictions ? Pourquoi cette violation de tous les principes et cet assemblage d’abus ? Une principale cause les explique : l’intérêt de l’aristocratie anglaise et protestante. Il fallait bien, dans l’origine, exclure les Irlandais du droit de cité, si l’on voulait conserver à la population anglaise le monopole du commerce et de la richesse; et, en conséquence, des lois et des règlements furent faits par les villes municipales qui excluaient les indigènes comme Irlandais de la représentation des cités. Il fallait bien exclure les catholiques du droit de cité, si l’on voulait maintenir dans la représentation des villes d’Irlande le monopole protestant [Note 5 page 290]. En conséquence, les lois exigèrent que, pour être citoyen d’une ville ( freeman ), on prêtât les serments religieux prescrits par l’église anglicane. Il fallait bien, dans les villes où il n’existait point de protestants dignes par leur fortune ou par leur mérite personnel de représenter la cité, appeler à cette représentation, soit des étrangers qui fussent dévoués à l’aristocratie, soit des pauvres qui lui fussent vendus. Force était de restreindre le plus possible, d’abord le nombre des représentants, puis celui des officiers de la cité, pour que l’aristocratie eût moins de peine à les corrompre, et moins de frais à faire pour les acheter.
Et vainement la plupart des lois qui consacraient ces exclusions sont abolies; leur esprit survit à leur texte. Une loi de 1793 [Note 1 page 291], levant une des incapacités portées contre les catholiques irlandais, leur ouvre l’accès des corporations, et leur permet de faire partie du corps des bourgeois (freemen) qui représente la cité; mais ce principe n’est qu’une lettre morte. Les catholiques sont admissibles ; mais, en fait, l’admission étant subordonnée au corps des bourgeois (freemen), ceux-ci, tous protestants, refusent de recevoir des catholiques dans leur sein.
Naguère, en Angleterre, les corporations municipales présentaient dans leur gouvernement une partie des vices et des abus qui viennent d’être signalés dans celles d’Irlande. Ces abus et ces vices étaient moins funestes en Angleterre qu’en Irlande, parce qu’ils servaient dans le premier pays à une aristocratie qui n’est pas impopulaire; tandis que dans le second ils n’existent qu’au profit d’une aristocratie antipathique à la nation. Une loi récente a cependant renversé de fond en comble les corporations municipales d’Angleterre [Note 2 page 291], qui ont été réinstituées sur une base nouvelle et populaire. En Irlande, au contraire, le vieil édifice féodal et anglican de ces corporations est encore debout [Note 3 page 291] [391].
Il ne reste plus qu’à examiner les effets du même principe sur la paroisse, où il exerce peut-être une influence encore plus puissante que sur les autres pouvoirs.
La paroisse d’Irlande est, en théorie, constituée absolument comme la paroisse d’Angleterre; elle a chez les deux peuples la même base démocratique, et y forme une égale anomalie au milieu d’institutions sorties de la féodalité.
Les pouvoirs exposés plus haut, ceux de l’État, du comté, des corporations municipales, ont tous une même origine : tous procèdent du roi, source unique des pouvoirs dans la société féodale; et les corporations municipales elles-mêmes n’ont une organisation libre et démocratique, que parce qu’elles ont reçu du roi le privilège de se constituer ainsi. La paroisse a un principe absolument opposé : elle procède du peuple.
Cette double source des institutions politiques en Angleterre explique peut-être mieux qu’aucune autre chose le conflit perpétuel des deux principes contraires que l’on rencontre dans la société anglaise, et qu’on y voit lutter constamment ensemble; l’un d’autorité, l’autre de liberté; le premier, attirant au centre tous les pouvoirs, le second, tendant à les éparpiller parmi le peuple; celui-ci s’efforçant d’associer au gouvernement le plus grand nombre, celui-là travaillant à resserrer dans le moins de mains possible l’exercice de la puissance publique; le premier, appuyé tantôt sur le roi, tantôt sur le parlement; le second, prenant sa racine dans la paroisse; l’un, le principe normand; l’autre, le principe saxon [Note 1 page 292].
Lorsque Guillaume le Conquérant et ses chevaliers normands vinrent s’établir en Angleterre, au XIe siècle, ils y trouvèrent la paroisse saxonne, dont le principe libre était alors en parfaite harmonie avec celui de tous les autres pouvoirs. Guillaume et ses successeurs abattirent bientôt ces institutions, qui plaçaient la puissance dans le peuple, et attirèrent à eux toute l’autorité. Cependant, au milieu de cette destruction générale, un seul pouvoir fut épargné : la paroisse, qui fut respectée peut-être à cause de son caractère demi-religieux, et devint, sous la tyrannie des Normands et des Tudors, le seul asile où s’abrita la vieille liberté saxonne.
La paroisse anglaise constitue une unité politique absolument indépendante, et placée en dehors de tous les autres pouvoirs de l’État. Elle ne leur est point supérieure, car elle ne commande rien à aucun; elle n’est point au-dessous d’eux, car nul n’a rien à lui prescrire; elle est à la base du pays, elle en couvre toute la surface. Bien différente des corporations municipales, qui n’en occupent que quelques points épars çà et là, bien autre que les comtés, qui ne sont que des divisions de l’État, elle est partout, dans l’État, dans les comtés, dans les corporations; il n’est pas une petite parcelle du pays qui ne soit paroisse. C’est à tort qu’on la considérerait comme un pouvoir dépendant du comté, parce qu’elle est renfermée dans le sein de celui-ci; elle en est un fractionnement matériel, et non une division politique; elle ne lui est subordonnée en aucune chose; elle ne relève pas plus de lui que du pouvoir central, et, sauf l’action judiciaire qui peut la rendre comptable de ses actes, elle possède, dans la sphère de ses pouvoirs, une véritable souveraineté [Note 1 page 293].
Le principe fondamental de la paroisse anglaise est que le pouvoir souverain réside dans l’assemblée de tous ceux de ses habitants qui paient une taxe pour les pauvres (all rate-payers). Cette assemblée se nomme vestry , et tout membre du vestry se nomme un vestryman. De ce premier principe découle toute l’organisation paroissiale. C’est le vestry, corps constituant (constituency), qui élit les officiers de la paroisse; et ceux-ci, n’agissant que comme les mandataires du vestry, lui doivent compte de tous leurs actes : ce compte, tous les vestrymen ont le droit de le demander, car chacun d’eux est une partie du souverain. Le vestry s’assemble toutes les fois qu’il plaît à ses membres d’en provoquer la réunion; dans cette assemblée, tout vestryman peut exposer ses vues, ses griefs, ses plaintes; la discussion y est complètement libre; tous les intérêts de la paroisse y sont livrés à la controverse, et, dans tous les cas, c’est le sentiment de la majorité qui y fait la loi.
On voit que la paroisse anglaise possède le droit de se gouverner elle-même, comme les corporations municipales, avec cette différence qu’elle tient ce droit des citoyens qui la composent, c’est-à-dire d’elle-même. Les corporations municipales ayant reçu d’un pouvoir supérieur l’indépendance qu’elles ont, la possèdent avec tous les mélanges de servitude qu’on a voulu leur laisser. La paroisse, au contraire, est libre, parce qu’elle n’a jamais cessé de l’être, parce qu’elle n’a jamais subi la loi d’un conquérant.
Telle est, en peu de mots, l’organisation de la paroisse anglaise.
Cette organisation est aussi celle de la paroisse d’Irlande. Lorsque les Anglo-Normands conquirent l’Irlande, ils y portèrent la paroisse saxonne , aussi bien que le comté normand [Note 1 page 294]; et il n’est pas un principe constitutif de la paroisse anglaise qui ne se retrouve tout pareil dans la paroisse d’Irlande.
D’où vient donc que la paroisse d’Irlande, si semblable en théorie, est en fait si différente de celle d’Angleterre ?
En Angleterre, la paroisse est pleine de mouvement et de vie; elle est le centre d’une multitude de grands intérêts; elle féconde à elle seule cette couche première de liberté populaire, que recouvre l’édifice aristocratique.
Il règne sans doute en Angleterre une grande inégalité sociale; mais il faut assister, dans ce pays, aux séances d’un vestry, pour juger à quelle extraordinaire liberté cette inégalité s’allie. On y voit avec quelle indépendance de langage et de pensée le plus obscur citoyen anglais s’exprime en face de ce lord, devant lequel il s’inclinait tout à l’heure. Il n’est point son égal, d’accord; mais, dans la limite de son droit, il est aussi libre, et il en a la conscience. Son droit, c’est de discuter les intérêts de la paroisse; et ce droit il l’exerce non seulement avec liberté, mais encore avec une mesure, et quelquefois une habileté qu’on est tout surpris de rencontrer dans un orateur dont les mains noircies et la mise grossière annoncent un artisan, ou un homme de la plus basse classe. L’ensemble des institutions anglaises forme sans doute un gouvernement aristocratique; mais il n’existe pas une paroisse d’Angleterre qui ne constitue une république libre.
En Irlande, au contraire, la paroisse, qui présente aux yeux la même forme extérieure que la paroisse anglaise, n’a rien de la vie de celle-ci : douée des mêmes organes, elle est languissante, inerte, si ce n’est tout à fait morte. Pourquoi cette différence ? Une cause principale l’explique.
D’abord la paroisse ne s’est point, en Irlande, trouvée dès l’origine dans les mêmes conditions favorables qui, en Angleterre, l’ont aidée dans son berceau. Une fois l’orage de la conquête normande passé, la paroisse anglaise, relevant sa tête, a continué à croître et à se développer sur la terre dans laquelle elle était enracinée. La paroisse d’Irlande, au contraire, arrivée dans ce pays avec les Anglo-Normands, qui apportaient plutôt le corps que l’esprit des institutions saxonnes adoptées par eux, a dû souffrir de cette transplantation dans une terre où elle n’était point née; le sol saxon lui a manqué : et on peut douter qu’au milieu des circonstances les plus propices elle eût jamais acquis cette existence vivace que possèdent seules les institutions filles du pays et des mœurs [Note 1 page 295]. Puis une influence funeste est survenue, qui l’a subitement frappée de stérilité : cette influence, c’est celle du principe protestant violemment introduit dans ses entrailles catholiques.
La première attribution de la paroisse, celle qui est de l’essence même de l’institution, c’est l’entretien du culte, la construction de l’église, l’entretien et le soin de celle-ci, le salaire du ministre religieux, etc., etc. : or, qu’est-il advenu en Irlande, pays profondément catholique, lorsque les Anglais, devenus protestants, ont entrepris de faire prédominer dans ce pays leur nouveau culte ? D’abord ils ont interdit, à celles des paroisses où il ne se trouvait que des catholiques, le droit de s’assembler en vestry pour s’y occuper des besoins de leur religion, dont l’exercice public était déclaré un délit. Ainsi déjà, par ce seul fait, les trois quarts des paroisses d’Irlande ont été dépouillées de leur premier intérêt. Leur second acte a été d’ordonner que chaque paroisse, dans laquelle il existait quelques protestants, serait tenu de supporter pour le culte de ceux-ci les charges qu’elle s’imposait auparavant dans l’intérêt de l’église catholique; de sorte que, non seulement le vestry d’une paroisse composée presque exclusivement de catholiques ne pouvait pas se réunir pour voter des dépenses utiles à leur église, mais il était encore tenu de se réunir, de délibérer et de voter toutes les dépenses nécessaires à la célébration du culte anglican, par la seule raison que ce culte était celui de deux ou trois de ses membres. Une pareille exigence était insensée, et d’exécution impossible. Comment, en effet, se pourrait-il faire que des hommes qu’on persécute à cause de leur religion s’imposassent librement des taxes pour soutenir le culte de leurs persécuteurs ! Les catholiques refusèrent le vote qu’il était fou de leur demander. Comment donc faire ? On voulait que la paroisse entière fît les frais de l’église protestante; mais le vestry, composé en majorité de catholiques, s’y opposait !
Dans cet état de choses, comme on était dans l’impossibilité de faire violence à la conscience des catholiques, on a pris le parti de violer le principe essentiel sur lequel repose l’institution paroissiale : et une loi a été rendue pour priver les catholiques du droit de voter aux assemblées du vestry dans toutes les questions intéressant l’Église anglicane [Note 1 page 296], et pour conférer, dans ce cas, aux protestants de la paroisse, quelque minime que soit leur nombre, le droit exclusif de composer le vestry, de voter les dépenses utiles à leur culte, et de pourvoir à ces dépenses au moyen d’une taxe frappée sur tous les habitants de la paroisse, catholiques aussi bien que protestants. Ainsi, dans la plupart des paroisses d’Irlande, celles-ci n’avaient plus à s’occuper du tout de leur culte; et dans le petit nombre de paroisses où la présence de quelques protestants avait fait naître un autre intérêt religieux, c’était une imperceptible minorité qui donnait des lois au plus grand nombre. Ainsi la paroisse d’Irlande perdit dans presque tous les cas son attribution la plus naturelle, ou ne la conserva qu’au prix de la violation de son principe fondamental et d’une flagrante injustice.
Cependant la loi qui excluait les catholiques de toutes les assemblées du vestry où le culte protestant était intéressé leur en laissait l’accès toutes les fois qu’elles étaient relatives à un autre objet. Mais, l’intérêt religieux étant écarté, que restait-il à faire à la paroisse irlandaise ?
En Angleterre, un des grands intérêts dont la paroisse a la gestion est la charité publique. C’est, en Angleterre, un principe rigoureux que tout indigent a droit à l’assistance de la société; et ce secours que réclament tous les pauvres, c’est le plus souvent la paroisse qui le donne : source abondante de devoirs immenses et de soins infinis [Note 1 page 297], car cette obligation de pourvoir aux besoins du pauvre entraîne en Angleterre une multitude de charges accessoires. Après avoir donné du pain au pauvre, la paroisse anglaise croit lui devoir un asile, s’il en demande un; des vêtements, s’il en est dépourvu; les soins de la médecine, s’il est malade; et, si ce pauvre a des enfants, la paroisse leur offre non seulement les mêmes secours, mais elle croit de plus devoir les élever et les instruire; de sorte qu’en Angleterre, la charité, dont le principe est dans la paroisse, comprend non seulement l’aliment donné à l’homme qui a faim, mais encore des lieux d’asile, des hôpitaux et des écoles.
Maintenant, pourquoi, en Irlande, ne voit-on la paroisse prendre aucun soin pareil ? La raison en est simple, et elle se trouve tout à la fois dans le caractère anglais et protestant de l’aristocratie. C’est du règne d’Élisabeth que date la loi des pauvres. Or, à cette époque, le sentiment qui, en Angleterre, poussa les riches à soulager les pauvres, n’existait point en Irlande, où les riches étaient Anglais et protestants, en face de pauvres, catholiques et Irlandais. Déjà les longues résistances des vaincus avaient inspiré aux vainqueurs des rancunes trop amères et trop récentes pour que ceux-ci fussent accessibles aux sentiments ordinaires de l’humanité; et, le jour où ces conquérants sont devenus, comme protestants, les ennemis religieux des pauvres irlandais, on peut dire que la source de la charité a été tarie en Irlande. Ceci explique pourquoi, dans ce pays de pauvres, il n’y avait point eu, jusqu’à ces derniers temps, de loi secourable pour les pauvres. Tandis qu’en Angleterre le principe est que tout pauvre a droit à un secours légal, c’était plutôt en Irlande un principe que le riche ne doit rien au pauvre; et lorsqu’en 1839, l’Angleterre a imposé à l’Irlande une loi des pauvres (Poor law), on comprend que la paroisse irlandaise dépourvue de vie réelle n’ait pas été chargée de l’exécution de cette loi, confiée à des agents du gouvernement central, et qu’on ne lui ait remis d’autre attribution que la répartition des taxes qu’un autre pouvoir lève, et dont une autre autorité fait l’emploi. On voit comment les attributions de charité, qui ont tant agrandi en Angleterre le domaine de la paroisse, n’y ont rien ajouté en Irlande, où elle était déjà si dénuée.
Du reste, la paroisse d’Irlande qui, dans un intérêt protestant, fut privée de ses attributions les plus naturelles, a été récemment, dans un intérêt opposé, dépouillée du principal, et l’on peut dire du seul des droits qu’elle exerçât.
L’injustice de soumettre la population catholique des paroisses au vote d’un vestry exclusivement protestant ayant été enfin reconnue, on a, en 1833, rendu une loi qui interdit désormais aux protestants de lever des impôts sur la paroisse pour l’entretien de leur culte (church rates). Il en résulte que la paroisse, qui déjà ne pouvait s’imposer dans l’intérêt du culte catholique, n’a plus à s’occuper d’aucun intérêt religieux. Ainsi, en entrant dans la paroisse d’Irlande, le culte protestant y a déposé comme un poison mortel; et quand il est sorti de son sein, il lui a enlevé sa dernière apparence de vie.
C’est ainsi que la paroisse d’Irlande, issue d’une même origine, revêtue des mêmes formes que la paroisse anglaise, est, par l’effet d’un seul principe, tellement différente, que celle-ci est comme le cœur de la société politique, tandis que la première n’est plus, en Irlande, qu’un ressort inutile de gouvernement [Note 1 page 299].
Ce qui frappe tout d’abord dans les pouvoirs politiques et la société en Angleterre et en Irlande, c’est l’absence complète de toute hiérarchie. Chez nous, l’État, le département, l’arrondissement, la commune, ne sont que les anneaux d’une même chaîne, les parties d’un tout formant un ensemble parfait, gouvernées par des fonctionnaires superposés les uns aux autres, se tenant tous par un lien commun, tous dépendant d’un supérieur qui les dirige, les surveille, les contrôle, leur enjoint d’agir, fait ce qu’ils ont omis, détruit ce qu’ils ont fait, les approuve, les blâme, les récompense ou les punit.
Il n’existe rien de pareil ni en Angleterre ni en Irlande.
Les pouvoirs généraux, qui résident dans le parlement, décrètent, il est vrai, des lois souveraines et destinées à toutes les parties de l’empire; mais ces lois générales, nulle autorité de l’État n’en suit l’exécution; et l’on peut, en Angleterre, reconnaître comme une vérité, qu’autant le pouvoir de faire des lois y est centralisé, autant le soin de leur exécution l’est peu. Quelque obligation est-elle imposée aux paroisses, le soin de l’accomplir appartient aux officiers de celles-ci, sur lesquels le gouvernement central n’a aucune espèce d’action. Quelque règle est-elle prescrite aux corporations municipales, ces corporations s’y soumettent si elles y sont contraintes par leurs propres magistrats, auxquels l’administration centrale n’a du reste rien à ordonner. S’agit-il enfin d’un commandement adressé aux comtés, le pouvoir central n’est guère moins impuissant pour faire sentir à ceux-ci son empire. Ce n’est pas que les agents lui manquent dans le comté; il y possède le lieutenant, le shérif, les juges de paix, et, outre ces agents permanents, le parlement en crée accidentellement et temporairement une infinité d’autres, auxquels il confie des soins divers, tels, par exemple, que l’exécution d’une route, la construction ou l’entretien d’un canal, etc., etc. [Note 1 page 399], et qu’il investit, sous le nom de commissaires ou trustees , de tous les pouvoirs nécessaires à l’exercice de leur fonction.
Mais le gouvernement central n’a point d’action réelle et efficace sur ces divers agents, par deux raisons principales : la première est que ceux-ci remplissent communément des fonctions gratuites [Note 2 page 300]; la seconde, c’est qu’ils ne sont en général soumis à aucune autre autorité que celle du parlement. Il est difficile de concevoir une direction durable imprimée par un pouvoir quelconque à des agents non salariés; et, d’un autre côté, une assemblée délibérante est absolument impropre à suivre l’exécution des lois. Outre son infériorité relative pour tout ce qui est action, elle est, quand on ne l’a pas créée permanente, dans l’impossibilité matérielle de rien faire pendant l’intervalle de ses sessions. Comme elle est renouvelée de temps à autre, il arrive sans cesse qu’elle ne possède pas bien le sens des lois faites par sa devancière; ou que, si elle les comprend, elle est peu jalouse de leur exécution. Une grande assemblée peut, dans de certaines conditions, gouverner habilement : elle n’administre jamais. Lors donc qu’en Angleterre et en Irlande le pouvoir central a institué ses agents, on peut dire que ceux-ci lui échappent. Il nomme, il est vrai, à beaucoup d’emplois; mais il ignore ce que ses employés font ensuite; il leur prescrit des règles de conduite, et n’a aucun moyen de reconnaître l’observation ou le mépris de ses commandements; il n’entretient avec ses fonctionnaires et ne peut entretenir avec eux aucun rapport habituel; inhabile à les surveiller, il ne peut ni les redresser ni les reprendre : il leur demande bien çà et là quelques comptes et quelques rapports; mais le plus souvent il ne les reçoit pas, et, quand ces comptes lui arrivent, il en prend à peine connaissance. Une administration centrale les examinerait peut-être; mais une assemblée de six cent cinquante membres n’est pas un supérieur administratif. Ainsi, non seulement les fonctionnaires de la paroisse, ceux des corporations municipales, ne sont point soumis aux fonctionnaires de l’État; mais celui-ci, quand il commande à ses propres officiers, ne sait pas même s’il en est obéi. Ainsi, dans la société anglaise, tous les pouvoirs sont indépendants les uns des autres; aucun lien mutuel ne les enchaîne; aucun ordre hiérarchique n’est établi entre eux.
Cependant tous ces pouvoirs, jetés pêle-mêle comme au hasard dans un milieu commun, la paroisse au sein de l’État, la corporation auprès du comté; tous ces pouvoirs, dans l’organisation desquels rien de logique n’apparaît, doivent fonctionner chacun dans sa sphère, suivant de certaines règles. Comment donc sont-ils maintenus dans l’observation de ces règles ? Ils doivent se rencontrer sans cesse sans se mêler jamais. Qui donc empêche la confusion ? Ils doivent s’agiter dans la zone qui leur est propre, sans excéder leurs limites. Qui donc les y retient ? Si un conflit éclate entre eux, quelle autorité fera cesser le désaccord ? S’ils font un acte nuisible aux particuliers, s’ils omettent ce qu’ils sont tenus de faire, qui les forcera de réparer leur tort ou leur négligence ? En Irlande, comme en Angleterre, la seule autorité à laquelle il appartient réellement d’exercer sur tous les pouvoirs ce contrôle supérieur, c’est l’autorité judiciaire.
Cette séparation profonde, qui, chez nous, est établie entre le pouvoir administratif et le pouvoir judiciaire, est inconnue en Angleterre. Il existe bien quelques agents qui ne remplissent aucun office de justice; mais il n’est peut-être pas de juge anglais qui soit un jour sans faire quelque acte d’administration. C’est, en Angleterre et en Irlande, dans l’autorité judiciaire que réside la suprême puissance exécutive. L’autorité judiciaire, dans ces pays, est la fin de tous les pouvoirs.
Ce contrôle supérieur, qui appartient à la justice sur tous les corps administratifs, est remis entre les mains de diverses cours de justice. Le tribunal qui, sous ce rapport, possède la plus vaste comme la plus puissante juridiction, c’est la cour du banc du roi, l’une de ces quatre cours souveraines que l’on a vues plus haut servir de base première à l’organisation de tous les pouvoirs politiques. En Irlande et en Angleterre, la cour du banc du roi est considérée comme le représentant suprême du pouvoir exécutif. Ainsi, pour citer quelques exemples, supposez deux comtés voisins en querelle sur le point de savoir qui doit faire les frais, soit d’un pont qui les sépare, soit d’une route limitrophe : comment ces deux comtés, qui possèdent des pouvoirs égaux, et qui n’ont au-dessus d’eux aucun supérieur administratif, pourront-ils être mis d’accord ? Par la cour du banc du roi. Prenons maintenant le cas d’une autorité publique faisant un acte nuisible à des particuliers. Les marguilliers d’une paroisse, après avoir levé une taxe votée par le vestry, détournent les fonds de leur objet; le grand jury du comté vote un traitement pour le shérif, dont les fonctions, d’après la loi, doivent être gratuites; le maire d’une corporation municipale s’attribue le droit de nommer les officiers de la cité, contrairement à la charte de la corporation; quel tribunal possédera le pouvoir de réprimer les excès commis ? La cour du banc du roi.
Maintenant cette cour pourra-t-elle spontanément corriger les erreurs ou les fautes de ce genre ? Non; quoique investie d’attributions propres au pouvoir exécutif, elle ne procède en aucun cas comme ferait, en France, une administration supérieure : la nature de ses fonctions judiciaires s’y oppose. Le grand principe de l’administration chez nous est qu’elle fait tout d’ office ; le principe de la justice anglaise, même dans sa capacité administrative, est absolument inverse, c’est-à-dire que rien ne se doit faire, si ce n’est sur la réquisition de la partie intéressée.
Mais du moins se trouve-t-il près de cette cour un officier public qui soit chargé de lui dénoncer et de poursuivre en son nom les actes des fonctionnaires et des corps constitués qui nuisent à autrui ? Non. On a vu plus haut qu’il n’existe pas même de ministère public auprès des tribunaux pour la recherche et la répression des crimes. Pourquoi en aurait-on institué un en vue de veiller à des intérêts purement administratifs ? Comment donc la cour du banc du roi saura-telle les contraventions à la loi commises par les diverses autorités publiques, et comment pourra-t-elle se trouver à même de les redresser ? Par une seule voie : par le recours personnel de celui au préjudice duquel cette contravention aura été commise. Ainsi, pour revenir aux exemples cités tout à l’heure, tout habitant de la paroisse dont les marguilliers ont prévariqué, tout contribuable du comté auquel le grand jury a imposé une taxe illégale, tout membre de la corporation municipale dont le maire a, par un abus de pouvoir, institué les fonctionnaires, peut s’adresser à la cour du banc du roi, qui annule l’acte, et quelquefois punit l’agent. Il peut saisir cette cour directement de sa plainte, et fait comparaître devant elle le fonctionnaire ou l’autorité dont il veut attaquer les actes; il le peut faire sans qu’il lui soit besoin pour cela d’aucune autorisation, ni d’autres formalités que celles du droit commun. Mais, si aucun de ceux qui sont fondés à se plaindre n’élève la voix, personne ne parlera pour eux auprès de cette cour, dont la première règle est d’attendre, pour rendre justice, que la partie intéressée la demande elle-même.
Maintenant est-il besoin de montrer comment un pareil système d’administration, bon peut-être en Angleterre, ne saurait être que défectueux en Irlande ?
Le grand objet du système qui place dans l’autorité judiciaire le contrôle de tous les corps et de tous les agents administratifs est de donner des garanties inviolables à la propriété et à la liberté des citoyens. Un pareil système, il faut le reconnaître, est singulièrement compliqué. Il exige non seulement la confiance des justiciables dans le juge, et la bienveillance du juge envers les justiciables, mais encore il faut, pour sa mise en pratique, que ceux-ci possèdent assez de lumières pour comprendre l’abus de pouvoir commis à leur préjudice, et assez de fortune pour faire les frais d’un procès. Or, la justice, qui est ouverte à tous, est d’un abord dispendieux : ses formes sont tutélaires, mais singulièrement lentes, et l’abus d’autorité dont on a souffert doit être bien grave, pour qu’afin de le venger on en vienne à se remettre entre les mains des gens de loi.
On conçoit pourtant que ce système puisse convenir à un pays où, comme en Angleterre, la justice est assez populaire pour que les citoyens la recherchent, et où ceux-ci sont assez éclairés et assez riches pour que l’accès de la justice leur soit possible. Dans un tel pays il arrivera peut-être qu’un bon nombre de malversations et d’excès de pouvoir seront commis, sans que les parties lésées les dénoncent; mais il y aura cependant toujours une assez grande quantité de poursuites dirigées soit par l’intérêt personnel, soit par la passion, pour que les fonctionnaires soient contenus dans l’observation des lois.
Mais quel pourra être l’effet d’un pareil système, dans un pays où la justice, hostile au peuple, en est haïe; où les citoyens, peu accoutumés à défendre leurs droits, sont presque tous indigents ? De quelle valeur peut être pour un peuple de pauvres, longtemps tenus sous le joug, un principe qui, pour être mis en pratique, demande des richesses, des lumières et de longues habitudes de liberté ? Qu’importe qu’un recours solennel soit offert dans le sanctuaire de la justice à tous les citoyens qui ont à se plaindre des fonctionnaires publics, si mille entraves rendent son accès presque impossible au peuple ? L’autorité judiciaire est la garantie souveraine de tous les droits; mais cette garantie, celui qui est chargé de la distribuer la retient, et celui qui en a besoin ne la demande pas. Voilà comment, en dépit d’un principe destiné à protéger la propriété du riche et la liberté de tous, on voit en Irlande un état social où la liberté est sans défense, la propriété sans garanties, et dans lequel il n’y a de sûreté pour personne [Note 1 page 305].
On a vu l’influence qu’exerce sur la société civile et sur la société politique le point de départ anglais et protestant de l’aristocratie irlandaise; il ne reste plus qu’à examiner les conséquences du même principe sur la société religieuse. Après avoir considéré comment ce principe agit sur les relations mutuelles du riche et du pauvre, des gouvernants et des sujets, on va voir quelle influence il exerce sur les rapports réciproques du catholique et du protestant.
On a dit plus haut dans quelles circonstances l’Angleterre devint protestante, et comment, étant protestante, elle voulut que l’Irlande le fût aussi.
Cette volonté n’était pas seulement chez elle la conséquence d’une passion religieuse, c’était aussi l’effet d’une influence politique. Nul n’aurait compris, au XVIe siècle, que l’on séparât complètement l’autorité spirituelle du pouvoir séculier; mais dans aucun pays peut-être l’union du gouvernement temporel et de la puissance religieuse ne fut aussi étroite qu’en Angleterre, parce que nulle part ailleurs le chef de l’État ne fut en même temps et à ce titre le chef de l’Église. On conçoit donc sans peine qu’après avoir fondé leur propre gouvernement sur le protestantisme, les Anglais aient donné une base pareille au gouvernement d’Irlande. Alors l’Église et l’État ne font qu’un : l’Église, c’est l’État; l’État, c’est l’Église. Plus tard des rois sont écartés du trône, comme suspects de catholicisme; bientôt il faut être non seulement protestant, mais encore anglican, pour être roi : c’est assez dire que les Anglais ne veulent pas seulement faire l’Irlande protestante, mais qu’ils aspirent à la faire anglicane.
De même qu’en général on ne conçoit guère une religion sans culte, de même l’aristocratie ne comprend point une Église sans des richesses et des privilèges; l’Église d’Irlande sera donc riche et magnifique, l’aristocratie d’Irlande aura une Église aristocratique.
En Angleterre, on dépouilla l’Église catholique de ses terres et de ses droits, qu’on transporta à l’Église protestante. Cette spoliation pouvait être injuste, mais elle se faisait au profit d’un culte accepté par la majorité de la nation. En Irlande, on prend le même moyen pour doter la nouvelle Église. On lui attribue des terres confisquées, et le droit de dîme sur tous les produits du sol irlandais; mais, tandis que l’aristocratie apporte et fonde le nouveau culte en Irlande, le peuple de ce pays garde son ancienne foi; de sorte qu’une Église protestante est établie à grands frais au sein d’une population catholique. De là naît une alliance forcée entre l’Église anglicane et l’aristocratie : celle-ci naturellement attachée au culte fondé par elle, et dont elle seule jouit; celle-là dévouée tout entière à la puissance politique qui l’a créée, et qui peut seule la protéger dans une contrée ennemie.
À partir de cette union, l’invasion de l’Irlande n’est plus seulement politique, elle est aussi religieuse; l’Irlande n’est plus seulement couverte d’une armée de soldats et d’avides conquérants, elle voit encore s’établir sur son territoire une sainte milice d’archevêques, d’évêques, de ministres protestants, qui viennent dans l’intention avouée de changer son culte; et le peuple voit dès l’origine sa religion menacée par les pieux auxiliaires de ceux qui lui ont enlevé sa patrie.
L’Angleterre, qui avait été tour à tour catholique et protestante, au gré de Henri VIII; qui était redevenue catholique sous Marie, protestante sous Élisabeth, puritaine sous la république, et anglicane après la restauration de Charles II, l’Angleterre, dis-je, pensait sans doute qu’il suffisait d’établir en Irlande un culte religieux, appuyé sur la loi civile, pour que le pays entier ne tardât pas à l’adopter. L’Église anglicane y fut donc instituée sur la présomption que l’Irlande catholique deviendrait protestante. On a vu plus haut de quels malheurs une pareille illusion fut la source : on a vu les persécutions et les cruautés que le gouvernement civil et l’Église ont mis en usage pour convertir l’Irlande au protestantisme. Toutes ces rigueurs ont été vaines, l’Irlande est demeurée catholique; et c’est maintenant une vérité démontrée jusqu’à l’évidence par des documents statistiques, dont l’autorité est irrécusable, que les protestants sont aujourd’hui, proportionnellement à la population catholique, en moindre quantité qu’ils n’étaient il y a deux siècles. Leur nombre, qui, en 1672, était relativement à celui des catholiques comme trois est à huit, se trouve aujourd’hui dans la proportion de trois à douze [Note 1 page 308]. Ainsi, l’Irlande est plus catholique après la persécution qu’elle ne l’était avant : résultat consolant pour quiconque est ennemi de la violence, et croit l’âme supérieure aux efforts de la tyrannie.
Cependant le temps des guerres religieuses est passé; on n’égorge plus les papistes en Irlande; les bannissements n’y sont plus en vigueur; les lois pénales contre les catholiques ont été successivement abolies. La violence a disparu : mais l’Église anglicane est restée.
Aujourd’hui, comme aux premiers temps de la réformation, il y a en Irlande une milice protestante, disséminée sur toute la surface du pays.
L’Église anglicane enveloppe l’Irlande entière d’un vaste réseau administratif : quatre provinces [Note 2 page 308], trente-deux diocèses, treize cent quatre-vingt-sept bénéfices, deux mille quatre cent cinquante paroisses, telle est la division religieuse du pays. La paroisse n’est qu’une fraction administrative du bénéfice, qui constitue la plus petite unité ecclésiastique; le culte protestant a des établissements partout, même là où faute de sectateurs il ne s’exerce point. Ainsi l’on compte en Irlande quarante-deux bénéfices et cent quatre-vingt-dix-huit paroisses dans lesquels il ne se trouve pas un seul croyant de l’Église anglicane. Les services de l’Église ne sont point répartis en raison de la population protestante; c’est le pays catholique qui est divisé en vue de l’Église anglicane. Il existe des diocèses entiers où la population est exclusivement catholique, ce qui n’empêche point qu’on y trouve un établissement complet propre au protestantisme. Pour n’en citer qu’un exemple, dans le diocèse d’Emly, qui contient quatre-vingt-quinze mille sept cent deux habitants, il ne se trouve que douze cents protestants attachés à l’Église établie; tout le reste, au nombre de plus de quatre-vingt-quatorze mille, est catholique. Cependant le culte anglican a dans ce diocèse quinze églises, dix-sept bénéfices, et trente-et-un ministres salariés.
Le personnel attaché au service de l’Église anglicane se partage naturellement en haut et bas clergé : quatre archevêques, dix-huit évêques, trois cent vingt-six dignitaires, tels que doyens, chanoines, chanceliers, trésoriers, archidiacres, prébendiers, prévôts, etc., composent le haut clergé; le clergé inférieur ou paroissial comprend tous les ministres appelés aux bénéfices : ces ministres sont au nombre de treize cent trente-trois, auxquels il faut ajouter sept cent cinquante-deux vicaires ou suppléants [Note 1 page 309]; un grand nombre de ces évêques ou ministres anglicans occupent des diocèses ou bénéfices exclusivement peuplés de catholiques, et n’ont par conséquent rien à faire : aussi arrive-t-il souvent qu’ils ne résident pas. On a calculé qu’en 1830, sur treize cent cinq ministres à bénéfices, il y en avait trois cent soixante-dix-sept qui n’étaient pas à leur poste; et qu’en 1835 il existait cent cinquante bénéfices où ne résidait ni ministre ni vicaire.
Le clergé d’Irlande est pourtant magnifiquement doté. Outre son droit de dîme, il possède six cent soixante-dix mille acres de terre. L’estimation la plus modérée, et en même temps la plus authentique, porte à plus de 22 millions de francs le chiffre de ses revenus annuels [Note 2 page 309]; et ces revenus passent tout entiers en traitements et en salaires pour les ministres de l’Église; il n’en est pas appliqué la plus légère portion à l’Église elle-même. Quand l’Église d’Irlande a besoin de bâtir un temple ou un presbytère [Note 3 page 309], elle implore la charité du parlement. Depuis l’année 1800, elle a reçu en dons parlementaires destinés à cet usage la somme de 782 061 liv. sterl., ou 19 942 755 fr. [Note 1 page 310].
Le haut clergé, dont presque tous les emplois sont des sinécures avouées, jouit d’immenses richesses; il absorbe à lui seul plus de 8 000 000 de francs [Note 2 page 310] : les évêques ont terme moyen 125 000 fr. de rente; les archevêques près de 200 000; l’évêque de Derry en a plus de 300 000 [Note 3 page 310], et l’archevêque primat d’Armagh environ 400 000 [Note 4 page 310]; le revenu du doyen de Derry est presque de 100 000 francs [Note 5 page 310].
Rien ne manque aux prélats de l’Église d’Irlande pour leur faire une vie douce, agréable et brillante. On ne saurait imaginer un plus beau palais que celui de l’archevêque d’Armagh. Voici comment un protestant anglais, M. Inglis, qui parcourait l’Irlande en 1834, décrit la résidence de l’archevêque de Cashel [Note 6 page 310], le plus pauvre des archevêques d’Irlande, et qui n’a que 161 000 francs de rente [Note 7 page 310] :
« Son palais, dit-il, est environné de jardins délicieux; là se trouve réuni tout ce qui peut enivrer les sens; des parterres de fleurs charmantes, entremêlées des arbustes les plus rares; çà et là des plantes d’une infinie variété; plus loin, des bosquets solitaires embaumés de toutes sortes de parfums; plus loin encore, d’admirables rochers surmontés d’une antique et superbe ruine qui s’élève au milieu d’un réseau fleuri de lauriers, d’acacias, de lilas et d’ébéniers. Une voie secrète conduit des jardins aux rochers; c’est par là que, se dérobant aux yeux de son troupeau, le saint pasteur peut se retirer dans ce lieu solennel, où il médite en paix sur l’insuffisance des biens de ce monde. »
L’auteur de cette description ironique ajoute que le prélat est archevêque protestant d’une ville qui compte sept mille habitants, et où il n’y a guère que cent cinquante protestants. Disons aussi que, dans toute la province ecclésiastique dont Cashel est le chef-lieu, les protestants ne sont vis-à-vis des catholiques que dans la proportion de cinq sur cent [Note 1 page 311].
Ainsi voilà un pays où, chaque année, la moitié de la population est affamée, et où 22 millions sont dévorés annuellement par les ministres d’un culte qui n’est pas celui du peuple [392].
Quelles que soient les objections contre les grandes richesses d’un clergé, on conçoit cependant que, même dotée de grands biens, une Église soit populaire, lorsque le culte qu’elle représente est celui de la nation elle-même.
La nation, quand elle est religieuse, peut se plaire à entourer de splendeur et de magnificence les prêtres de sa foi. Plus le ministère est élevé plus elle aime à grandir le ministre. Chez un peuple croyant, le prêtre est l’intermédiaire sacré entre Dieu et l’homme. Sans lui, point de culte public, point de prières solennelles. Le prêtre bénit l’homme à son berceau; quand l’homme prend une compagne, c’est le prêtre qui bénit son union; le prêtre assiste l’homme dans toutes les phases de la vie : il ne sait rien des joies du riche, mais il ne manque à aucune de ses misères; le prêtre entend le premier et le dernier cri de l’homme. C’est encore le prêtre qui instruit le peuple et lui enseigne les connaissances propres à l’aider dans ce monde, en même temps que la science de l’autre vie. Le peuple, qui reçoit du prêtre l’intelligence des choses divines et humaines, fait en retour à celui-ci une existence digne et brillante.
Et puis il y a communément dans les fortunes d’Église un principe de charité exprès ou tacite qui les protège contre le scandale apparent de leur énormité : ce principe, c’est la présomption que l’Église n’a que le dépôt et la distribution des biens qui lui sont confiés. L’Église est la patronne naturelle de l’indigent. Il semble qu’on ne puisse la faire trop riche, puisque ses trésors seront ceux du pauvre. Quelle que soit la libéralité des institutions politiques, il est une infinité de misères individuelles qui leur échappent, et que la charité seule sait découvrit et soulager. Une Église, c’est la charité religieuse organisée. Entendue ainsi, l’opulence d’une Église se comprend sans peine, si elle ne se justifie complètement.
Mais comment s’expliquer les immenses richesses d’une Église qui n’est point celle du peuple; qui non seulement ne fait rien pour le peuple, mais encore dont le peuple ne veut rien recevoir ? Comment comprendre les énormes revenus d’un clergé institué pour le soin des âmes, for the cure of souls , ainsi que disent les décrets constitutifs de son organisation, et qui vit au sein d’une population à laquelle ses secours spirituels seraient odieux ? Que veut dire ce soin d’instruire le peuple, confié à des hommes dont le peuple repousse l’enseignement ? Que signifie le dépôt de la charité publique remis à un clergé qui ne saurait sympathiser pour les misères temporelles de ses ennemis religieux.
L’établissement de l’Église d’Irlande n’est utile en réalité qu’au petit nombre de protestants anglicans eux-mêmes dont elle satisfait les besoins religieux, et qui paient d’autant moins cher pour les frais et l’entretien de leur culte, qu’ils y font contribuer toute la population à laquelle ce culte est étranger. Si les anglicans, qui sont en Irlande au nombre de huit cent mille, payaient seuls leur Église, elle leur coûterait annuellement à chacun, terme moyen, 1 livre sterling; mais, moyennant que six millions et demi de catholiques et six cent mille dissidents en font les frais, la charge n’est plus pour chacun que de 2 shillings. Singulière base pour une Église, que ce système suivant lequel on dépouille le pauvre pour aider le riche.
Telle est cependant l’institution à laquelle est lié le sort de l’aristocratie irlandaise !
Et le nœud qui les attache l’une à l’autre n’est pas seulement moral, religieux et politique; les ministres protestants n’ont pas seulement le même culte, les mêmes intérêts, les mêmes passions, que les grands propriétaires du pays; mais ils remplissent encore les mêmes fonctions administratives et judiciaires. Un grand nombre de ministres anglicans d’Irlande sont juges de paix [Note 1 page 313], c’est-à-dire, en d’autres termes, que les catholiques sont placés sous la juridiction civile des hommes d’église dont ils repoussent la juridiction religieuse.
Il est mauvais, en principe général, de réunir dans la même main le pouvoir temporel et spirituel; il est mauvais que la voix du ministre saint, qui, au nom du Dieu clément, pardonne, soit chargée d’appliquer une loi dure qui ne pardonne pas. Celui dont l’indulgence s’efforce de trouver l’homme bon ne doit point, par la science du juge, travailler à le convaincre de méchanceté. Et quelle sera la règle du prêtre fait magistrat ? Jugera-t-il le crime comme un péché, ou le péché comme un crime ? Quelque effort que fasse sa conscience, parviendra-t-elle à bien séparer l’un de l’autre ? Ne condamnera-t-il pas par piété ce que la loi lui commandera d’absoudre, et la charité ne le rendra-t-elle pas indulgent pour des faits que la loi lui prescrit de punir ?
Mais, s’il est mauvais de remettre au ministre saint l’office de condamner ou d’absoudre ceux que sa conscience religieuse juge autrement que sa raison de magistrat, que sera-ce si ce ministre est l’ennemi pieux de ceux qu’au nom des lois on le charge de châtier, c’est-à-dire s’il ne trouve à la source même de la charité que des conseils de rigueur; si chaque dureté légale qu’il inflige à un mécréant vient flatter, même à son insu, la première passion de son cœur; si ce même homme, qui, comme ministre protestant, lève la dîme sur les catholiques, les met arbitrairement en prison comme juge de paix ?
Une Église ainsi constituée excitera toutes les haines et aura la puissance de rendre non moins odieuse qu’elle-même toute autorité dont elle sera l’auxiliaire [Note 1 page 314].
En Angleterre, l’Église établie ne distribue pas seulement parmi les peuples des secours spirituels pour l’âme, elle croit qu’il lui appartient aussi de diriger les facultés de l’esprit; elle ne règle pas seulement la forme sous laquelle la prière doit monter vers le ciel, elle veut guider l’homme dans les efforts que fait celui-ci pour perfectionner son intelligence et pour s’élever ainsi encore vers Dieu. L’Église se croit appelée à diriger l’enseignement aussi bien que le culte.
En Angleterre, l’Église et l’Université sont sœurs, et c’est là ce qui explique l’union étroite existant entre l’Université et l’aristocratie. L’Université tient à l’aristocratie par le même lien qui unit celle-ci à l’Église. En Irlande, le même nœud attache l’une à l’autre l’Église et l’Université, et par conséquent l’Université à l’aristocratie; mais on comprendra sans peine que les mêmes causes qui, dans ce pays, rendent funeste l’institution de l’Église anglicane, y exercent la même influence sur l’Université qui n’est qu’une partie intégrante de celle-ci.
L’Université d’Irlande, établie à Dublin, est fondée sur les mêmes principes qui servent de base à celle de Cambridge et d’Oxford, en Angleterre.
On se tromperait étrangement si l’on voyait, dans les Universités d’Angleterre et d’Irlande, rien qui ressemble à l’Université de France [Note 2 page 314].
L’Université, en Angleterre, n’est point comme chez nous une institution gouvernementale, distribuant l’enseignement selon des procédés uniformes, au moyen d’une infinité d’écoles dépendantes, dont une administration supérieure fait le centre; non. Une université anglaise n’est elle-même qu’une école dont toutes les autres écoles sont indépendantes, et elle est toute en dehors du gouvernement qui n’a pas même sur elle le droit de surveillance. Supposez l’école de droit, l’école de médecine, la faculté des lettres et la faculté des sciences réunies en un seul établissement qui ne subirait aucune autorité supérieure et n’en exercerait aucune au-dessous de lui, et vous aurez quelque chose d’analogue aux universités d’Oxford, de Cambridge et de Dublin. Ce n’est point un établissement d’instruction générale, populaire; c’est une école d’enseignement qui n’a pour siège qu’une seule ville, et où se font les hautes études par lesquelles on obtient des degrés dans les sciences, dans les arts et dans les lettres.
Cette école est politique, en ce sens qu’elle a seule le pouvoir de conférer des grades et des diplômes, tels que ceux de bacheliers et de docteurs en médecine, en droit, en théologie. On peut sans doute apprendre à lire et à écrire autrement que par un professeur universitaire; mais si l’on n’a pas un brevet de l’Université, on ne peut être ni avocat, ni médecin, ni magistrat, ni ministre religieux [Note 1 page 315]. C’est une institution de haut enseignement, dont les écoles secondaires et primaires sont entièrement indépendantes; que l’État ne dirige point, quoique sans elle on ne puisse rien être dans l’État.
Bien que restreintes dans une étroite limite, les universités anglaises constituent donc un monopole. Dans l’origine elles étaient ouvertes à tous. Comment, en effet, concevoir une institution d’enseignement, investie du droit exclusif de conférer de certains privilèges sociaux, et auprès de laquelle tous les citoyens n’aient pas un libre accès ? C’est cependant ce qui arrive aujourd’hui. Les universités anglaises sont essentiellement protestantes , et en principe général il faut non seulement être protestant pour jouir de leur bienfait, il faut encore être anglican. L’Université a réglé qu’elle ne recevrait dans son sein que des membres de l’Église anglicane; l’Église a résolu de son côté que, pour être appelé à un office ecclésiastique quelconque, il faudrait avoir été élevé dans l’Université; c’est un contrat synallagmatique qui assure à l’Église un enseignement orthodoxe, et fait de l’Université un séminaire pour l’Église. L’Université, jadis accessible à tous, est devenue l’école d’une secte. On attaque beaucoup l’Université en Angleterre, et l’on s’étonne de son immobilité devant les coups qui lui sont portés; on ne voit pas que c’est l’Église même qui en est cause. Ouvrez l’Université à toutes les croyances religieuses, ce ne sera plus un séminaire anglican. C’est ainsi que l’Université, indépendante du gouvernement, y tient cependant étroitement par le lien qui l’attache à l’Église, unie elle-même si intimement à l’aristocratie qui gouverne l’État. Ceci explique comment l’Université a subi toutes les transformations que le gouvernement politique du pays a éprouvées. Ainsi l’université d’Oxford et celle de Cambridge ont été tour à tour catholiques et protestantes, et exclusivement l’un ou l’autre, selon qu’Henri VIII, ou Marie, ou Élisabeth, ont été sur le trône d’Angleterre. Le gouvernement, en Angleterre, n’administre aucunement l’Université, mais il ne permet pas à celle-ci d’exister contrairement au principe politique de l’État.
Le principe dominant de la constitution étant l’aristocratie, il est naturel que les universités anglaises soient non seulement protestantes et anglicanes, mais encore profondément aristocratiques. Pour jouir des bienfaits universitaires, il faut non seulement être protestant suivant le rit anglican, il faut encore être riche; c’est une nécessité consacrée par les mœurs anglaises. Les universités, en Angleterre, sont le rendez-vous de toute la jeunesse destinée à gouverner l’État et l’Église, et déjà, dans ces établissements, les rangs de chacun sont marqués, les élèves y sont classés en trois catégories distinctes, résultant de leurs conditions, les noblemen , les gentlemen commoners et les commoners . La hiérarchie sociale et politique est ainsi observée dans l’école : c’est tout l’opposé de nos institutions universitaires, où toutes les classes sont si parfaitement mêlées. La supériorité de la naissance est reconnue dans la classe des noblemen : c’est l’aristocratie titrée; celle de la fortune, dans la classe des gentlemen commoners , qui ne diffère de la troisième que par le prix plus élevé de la pension; au fond, tous sont soumis au même régime et au même traitement; mais en payant plus, on s’élève d’un degré. L’université est, pour les élèves, l’occasion de liaisons distinguées et utiles pour l’avenir, et chacun cherche dans sa fortune un moyen de former de brillantes relations. On ne se doute pas, en France, de tout ce qu’en Angleterre il y a d’avantage à être riche et d’ignominie à être pauvre. L’Université anglaise est donc une institution où l’Église et l’aristocratie se confondent; c’est une pépinière pour l’Église anglicane, où sont reçus les étudiants laïques, à la condition qu’ils soient protestants et riches; ceux qui n’entreront point dans l’Église rempliront un jour tous les postes civils et politiques de l’État. Quoiqu’il existe dans les universités d’Angleterre une infinité d’abus, on ne saurait nier qu’elles ne soient en grand renom dans ce pays; leur principale qualité est de n’être accessibles qu’à un petit nombre : c’est un mérite aristocratique; c’est ce qui fait qu’elles sont assiégées par quiconque croit avoir une fortune suffisante pour arriver jusqu’à elles, et souvent par ceux-là mêmes qui se ruinent en faisant cet effort. Les abus, les vices de l’institution même sont depuis quelque temps attaqués avec force et méritent de l’être [Note 1 page 317]; mais l’institution est après tout nationale; c’est un foyer d’anglicanisme et d’aristocratie dans un pays qui est encore anglican, et qui est essentiellement aristocratique.
En Irlande, l’université de Dublin, fondée jadis par la reine Élisabeth, dotée des confiscations portées contre des monastères catholiques [Note 1 page 318], riche aujourd’hui d’un revenu de plus de deux millions de francs, repose sur le même principe protestant qui sert de base aux universités anglaises. Il est juste toutefois de reconnaître que théoriquement elle est moins intolérante que ne le sont celles-ci : non seulement ses statuts lui permettent d’admettre dans son sein des étudiants de toutes les croyances, mais encore elle peut, suivant ses règlements, accorder des diplômes dans les lettres, dans les sciences et dans les arts, sans faire aucune acception de la religion des aspirants.
Maintenant est-il besoin de dire ce qui rend totalement vicieuse en Irlande une institution qui, quoique plus exclusive en Angleterre, y présente quelques avantages au milieu d’abus immenses ? Ne voiton pas du premier coup d’œil que cette institution, qui remet le haut enseignement à l’Église protestante, ne saurait exciter en Irlande, chez un peuple catholique, que des sentiments de défiance et de haine ? Quel catholique irlandais, en le supposant riche, sera enclin à faire, pour ses enfants, les frais d’une éducation dont le protestantisme est le fond ? Lequel reposera tranquille après avoir déposé son fils dans le sein d’un établissement que l’on considère en Irlande comme le foyer ardent du prosélytisme anglican ? Qui ne comprend maintenant comment l’Université d’Irlande, qui, en principe, est moins défectueuse peut-être que les Universités d’Angleterre et d’Écosse, est, par le fait, mille fois pire ? L’université de Dublin ouvre son sein à tous; mais telle est la nature de son institution, qu’elle ne convient qu’à une minorité. Les universités d’Oxford et de Cambridge attirent à elles, par leur célébrité, tous les jeunes Irlandais protestants, de famille riche, tandis que les principes et les passions que l’université de Dublin recèle dans son sein éloignent d’elle tous les enfants des catholiques d’Irlande; de sorte que dans un pays presque exclusivement catholique, les protestants seuls reçoivent le haut enseignement duquel dépend l’exercice de toutes les fonctions publiques. Et encore les protestants auxquels cet enseignement est donné n’appartiennent point à la classe supérieure de la société. Ainsi l’université de Dublin ne répond plus à l’objet de sa fondation; elle n’a jamais été nationale, et elle a perdu le caractère aristocratique qui appartient aux universités anglaises : elle n’est plus en réalité qu’un séminaire d’élèves pour l’Église anglicane; à ce titre elle est loin d’être abandonnée; tous ceux qui aspirent à entrer dans l’Église affluent à l’université de Dublin, attirés par l’appât des bénéfices nombreux et des dotations magnifiques dont elle dispose [Note 1 page 319].
On voit comment cette institution en est venue à n’avoir plus d’une université que le nom. L’Université d’Irlande était d’avance frappée d’impuissance, comme corps enseignant, par le seul fait de son union avec l’Église. Elle avait été, comme l’Église anglicane elle-même, fondée sur la présomption que l’Irlande cesserait d’être catholique. Cependant l’Irlande est demeurée telle, et, de son côté, l’Université est restée protestante.
Le sort de l’Université irlandaise, qui n’est autre qu’une école de haut enseignement, dirigée par l’Église, explique du reste la nature et la destinée des autres écoles que cette Église a fondées dans le même pays. Un jour, l’Église protestante dit aux pauvres catholiques d’Irlande : « Confiez-nous vos enfants, nous les élèverons dans les principes d’une saine morale et dans la connaissance du christianisme pur [Note 2 page 319]. » La population catholique croit ces paroles sincères, elle envoie ses enfants aux écoles (charter schools) instituées par l’Église, et bientôt elle les en arrache avec horreur en reconnaissant que dans ces écoles on n’enseigne rien aux enfants, sinon la haine de leur culte et l’amour d’un culte ennemi. Une autre fois, un autre essai est tenté; des protestants généreux et vraiment sincères dans leur intention, instituent, dans l’intérêt des pauvres catholiques, des écoles dont tout esprit de prosélytisme doit être rigoureusement banni : cette entreprise était noble, ils la suivent avec ardeur, avec bonne foi, avec charité [Note 1 page 320]; mais le succès est impossible : en dépit d’eux-mêmes, ou plutôt à cause même de leur foi vive et ardente, ces protestants ne peuvent demeurer impartiaux entre leur culte et celui des jeunes catholiques qu’on remet à leurs soins, et alors même qu’ils ont cette impartialité si difficile, le peuple n’y croit pas.
C’est ainsi que l’Église anglicane, en Irlande, trouve, dans son seul principe, des obstacles invincibles à l’exécution de tout ce qu’elle fait en Angleterre. Ce principe lui rend tout impossible, même la charité, et les bienfaits qu’elle dispense en Angleterre, et qui lui attirent le respect et la sympathie des basses classes, ne sont pour elle, en Irlande, quand elle essaie de les répandre, que de nouveaux titres à la haine du peuple.
On a vu dans le chapitre précédent qu’un des revenus de l’Église anglicane consiste dans son droit à la dîme. Ce droit a été récemment [Note 2 page 320] converti en une rente foncière [Note 3 page 320], dont sont grevées sans distinction toutes les propriétés; et son mode de perception a subi des changements importants; mais il a conservé son caractère essentiel, qui est aussi son vice radical; c’est d’être une redevance personnelle exigée des catholiques et de tous les dissidents au profit exclusif du culte anglican.
On se fait aisément une idée de toutes les passions hostiles que faisait, que fait naître encore parmi les catholiques irlandais cette obligation de payer un tribut au ministre d’un culte ennemi; un tribut dont l’acquittement implique une sorte d’hommage à l’homme qui le reçoit et à la supériorité du culte dont celui-ci est l’apôtre; un tribut que jadis les catholiques payaient à leur propre Église, à l’Église du pays, et que maintenant ils sont tenus d’offrir aux ministres d’un culte apporté par l’étranger. Comment les catholiques d’Irlande paieraient-ils de bonne grâce à un pareil créancier cette dette qui n’est pas seulement onéreuse pour eux comme taxe, mais qui pèse surtout sur leur dignité, et dont ils ne peuvent se libérer sans charger d’une sorte de remords leur conscience religieuse ? Et l’acquittement de cet impôt anglican ne heurte pas seulement les catholiques, il froisse encore tous ceux qui, quoique protestants, suivent un autre rit que l’Église anglicane et qui souffrent d’honorer extérieurement et de soutenir un culte qui n’est pas le leur.
Enfin, parmi les anglicans eux-mêmes, la dîme est impopulaire, car, à leurs yeux, leur propre clergé est déjà bien assez riche; et ce leur est une grande charge que de payer ce tribut dont ils ne peuvent reporter le fardeau sur leurs fermiers sans augmenter, par ce surcroît de fermage, la misère de ceux-ci et tous les périls que cette misère enfante.
Maintenant faut-il s’étonner s’il est arrivé sans cesse qu’au milieu de ces sentiments presque unanimes à frapper la dîme de réprobation, les catholiques, qui sont naturellement les plus hostiles de tous à ce revenu de l’Église anglicane, aient refusé de la payer, et qu’ils aient mieux aimé se soumettre à toutes les conséquences légales de leur refus, c’est-à-dire à tous les procédés et à tous les frais d’une exécution judiciaire, que de faire, en payant de bonne volonté, un acte de condescendance qui les humiliait ?
N’est-il pas naturel que les exigences répétées d’une part, et de l’autre la persévérance des refus aient amené des collisions violentes et des haines secrètes [Note 1 page 322] ?
Lorsqu’un peuple souffre de plusieurs oppressions; lorsque chez ce peuple une grande masse de maux s’accumule, il semble que, s’il se révolte, ce sera au nom de toutes ses misères; il semble qu’il rassemblera tous ses griefs à la fois pour appuyer sur eux son insurrection et qu’il tiendra à attaquer non telle ou telle cause, mais tous les causes de ses souffrances. Ce n’est point ainsi, cependant, que les peuples ont coutume de procéder dans leurs efforts de délivrance. Quelque innombrables que soient les maux d’un peuple opprimé, on est sûr que toute explosion des passions populaires, aboutissant à une révolte, adopte un grief principal qui résume en lui tous les griefs, et sert de point de ralliement à toutes les haines.
La demande de la dîme et les résistances qu’elle provoque ont sans cesse offert et offriront longtemps encore aux passions populaires ce drapeau séditieux. Voyez la forme que prend la lutte lors de la fameuse rébellion dont, en 1831, la dîme fut l’occasion. De toutes parts on s’assemble, on délibère, on prend des résolutions communes : le refus de la dîme est décrété par la voix populaire qui déclare :
« Que le système des dîmes est particulièrement funeste aux habitants de ce pays, condamnés à maintenir dans le luxe et l’oisiveté toute une classe de personnes dont ils ne reçoivent en échange que des marques de haine et de mépris [Note 2 page 322]. »
Cependant, en dépit de ces manifestations hostiles, le ministre de l’Église anglicane se prépare à lever ses dîmes : c’est son droit; il l’exerce, il le fait valoir auprès de tous ses débiteurs, mais ceux-ci refusent unanimement. Alors le ministre anglican s’adresse à la justice en même temps qu’il réclame l’appui de la force publique. Un porteur de contraintes va déposer des sommations légales chez tous les récalcitrants, et pour que cet officier ne rencontre point d’obstacles sur son chemin, trente ou quarante gendarmes (policemen) sont mis à sa disposition et l’accompagnent dans sa périlleuse tournée. Cette formalité remplie, un jugement est bientôt obtenu qui condamne les opposants. Mais ceux-ci ne s’y soumettent point; ils appellent du jugement sur quelque motif réel ou imaginaire; ils plaident, font des frais, gagnent du temps, le tribunal supérieur les condamne encore; mais, cette sentence étant rendue, ils n’obéissent pas davantage et refusent de payer. Le ministre anglican, dont le droit vient de recevoir les plus solennelles sanctions de la justice, voit ce droit périr s’il n’a pas recours aux moyens les plus rigoureux d’exécution : il se résout à les employer.
On vient pour saisir le bétail du débiteur : on ne le trouve point, il a disparu la veille, il est caché. À force de recherches on le découvre : alors le peuple s’assemble et chasse les exécuteurs. La gendarmerie est mandée; à peine se met-elle en route pour venir au lieu où on l’appelle, que des signaux faits sur la montagne, des clameurs convenues, des sons de corne familiers aux pâtres du pays, annoncent à toutes les populations d’alentour l’arrivée de la force publique; ces bruits se répètent d’échos en échos, les cabanes s’agitent au loin, toute la campagne est en émoi, chacun sait le lieu du rendez-vous : c’est celui de la saisie projetée. On y arrive de toutes parts, on se parle, on se consulte, on s’encourage, on s’excite mutuellement à la résistance; le tocsin sonne, les constables approchent; ils arrivent. Des huées universelles que suit un morne silence les accueillent. Aidés de cette force imposante, les gens de justice s’emparent enfin de leur proie; mais pendant qu’ils décrivent les objets saisis, la passion populaire s’enflamme; on plaint les malheureux qu’atteint cette exécution, on voit des familles éplorées, une femme, des enfants s’attachant aux objets dont les recors s’emparent; et l’on dit hautement que ces rigueurs, ces misères, ce deuil, sont l’œuvre d’un homme d’Église protestant, dont il faut que le sang du pauvre peuple catholique engraisse l’opulence, et les cris d’horreur retentissent; l’indignation, la colère s’accroissent, des murmures terribles se font entendre, l’orage s’avance à grands pas et gronde d’un bruit formidable, celui de la vengeance populaire. En un instant les agents de la force publique sont outragés, menacés, assaillis de coups… Alors un ministre protestant, juge de paix du voisinage, paraît, lit au peuple la loi sur les émeutes (the riot act) et ordonne aux constables de faire feu sur le peuple. Il est obéi. Dès ce moment la fureur de la multitude ne connaît plus de limites. Cette population qu’on croit réduite et écrasée parce qu’on l’a dépouillée de ses armes, trouve encore dans le sein de cette terre qu’elle foule aux pieds des armes assez terribles pour en accabler ses ennemis. Elle supplée par l’énergie et par le désespoir aux moyens de combat qui lui manquent, et après une courte lutte, la moitié des constables, restés sur la place et tués à coups de pierres, détermine la retraite des autres qui s’en vont laissant la foule enivrée de son succès inespéré et de sa sanglante victoire [Note 1 page 324].
Il arrive parfois que la sentence judiciaire ne rencontre point de pareils obstacles dans son exécution; la saisie s’opère, mais celui dans l’intérêt duquel elle se pratique n’en tire pas pour cela plus de profit.
Les objets appartenant au débiteur étant placés sous la main de la justice, il faut encore les vendre au profit du créancier. Alors, la difficulté est de trouver des acheteurs. Une enchère est ouverte; mais nul ne se présente pour enchérir, et malheur à qui ouvrirait la mise à prix ! D’effroyables menaces sont placardées ça et là contre quiconque se rendrait adjudicataire d’un objet vendu pour le paiement d’une dîme ! Ces menaces n’ont pas besoin d’être écrites, elles sont dans les clameurs de la multitude assemblée autour des agents judiciaires qui procèdent à la vente; car, si personne ne vient pour acheter, une foule immense s’empresse autour de l’encan pour veiller à ce qu’on n’achète pas : et ces menaces écrites ou vociférées ne sont pas vaines : il y a eu de terribles exemples qui sont dans la mémoire de tous.
Cependant, la force armée peut bien protéger l’exécuteur judiciaire pratiquant la saisie; elle peut résister aux rebelles, les vaincre, les exterminer, quoique sujette elle-même à de cruelles représailles. Mais ce qu’elle ne saurait faire, c’est d’obliger cette foule muette devant l’enchère à rompre le silence, c’est de vendre à celui qui ne veut pas acheter.
Alors toutes sortes d’expédients sont mis en usage pour sortir d’une conjoncture aussi difficile. Espérant que la vente se fera plus aisément dans une grande cité, siège du gouvernement, on imagine de transporter à Dublin les objets saisis. Mais à peine est-on en train de les conduire, qu’on est arrêté sur la route; des rassemblements tumultueux se présentent çà et là, et bientôt dans une lutte engagée entre la populace et les agents de la force publique, ceux-ci sont dépouillés de leur proie et forcés d’y renoncer. Alors, sans abandonner ce plan, on a recours, pour son exécution, à d’autres moyens. Chaque convoi d’objets saisis se rendant à Dublin obtient une escorte armée qui lui est fournie par la gendarmerie de brigade en brigade. Mais, arrivé à Dublin, le butin saisi, mis en vente, ne trouve pas plus d’acheteurs que dans le reste de l’Irlande. C’est comme une matière pestiférée dont chacun fuit le contact; et quiconque enchérit sur elle est noté d’infamie; les journaux publient son nom, et la haine populaire le retient. Que faire donc de ces choses transportées à Dublin, et qu’on n’a pu vendre ? On prend un dernier parti; on les embarque; on leur fait traverser la mer d’Irlande; après un trajet de quarante lieues, ces objets saisis arrivent dans le port de Liverpool. Mais là on sait bientôt quelle est leur origine, et, quand on les met en vente, nul Anglais ne veut se souiller en les achetant; nul ne veut en donner un prix qui doit servir à payer la dîme irlandaise [Note 1 page 326].
Reconnaissons-le, lorsque la passion publique est exaltée à ce point et aussi unanime à repousser un droit, ce droit peut exister, mais son exercice est impossible. Les rigueurs, les violences, les arrêts de justice, les saisies, les collisions sanglantes entre le peuple et l’armée, tous ces moyens seront stériles et impuissants. On pourra verser beaucoup de sang, mais en pure perte; ni la dîme ni son prix ne seront payés. Et ce qu’il y a de plus remarquable ici, c’est que la puissance du peuple irlandais n’est pas dans une rébellion à force ouverte, mais dans une résistance toute passive. Les rebelles irlandais de 1831 se sont bien quelquefois livrés à des actes violents et sanguinaires : il y a eu des émeutes contre les constables; des ministres anglicans ont été assassinés; leurs propriétés ont été incendiées; d’autres vengeances cruelles ont été commises : mais ces faits isolés eussent été sans puissance politique, comme le sont ceux des White-Boys. Ce qui a fait la force irrésistible de la rébellion, c’est sa nature froide et calculée, c’est son caractère passif, c’est cet accord universel de tout un peuple à rendre impossible l’exercice d’un droit inique par le refus seul d’y concourir.
Souvent, dans ces cas extrêmes, le ministre protestant, que rebutent tant d’obstacles, déserte à la fin son droit. Quelquefois il s’y attache encore étroitement; et alors on le voit se prendre à des difficultés invincibles; tout est entrave sous ses pas, tout est hostile autour de lui. Comme il traîne à sa suite des périls; bientôt il ne trouve plus pour l’aider dans ses poursuites ni procureurs, ni avocats, ni témoins : les magistrats eux-mêmes, d’abord amis, puis tièdes, commencent à l’abandonner; tous répugnent à des sévérités qui n’atteignent point le but et sont dangereuses pour eux-mêmes. Le sol ainsi manque partout sous ses pieds. Alors, plein de son intérêt et de la sainteté de son droit méconnu, il se tourne vers le gouvernement, son dernier et suprême asile. « Depuis un an, dit-il, il n’a pas touché une obole de 20 000 francs de dîmes qui lui sont dus. Sa femme et ses enfants sont, comme lui, tombés dans la détresse. Il a vendu ses chevaux et sa voiture [Note 1 page 327]. » Et il accuse amèrement la fortune, la société, la justice, ses amis eux-mêmes. Les magistrats ordinaires, si on l’en croit, sont insuffisants; il faudrait des juges de paix salariés; la force publique est trop faible; les constables se battent mollement; l’armée répugne à intervenir, on devrait réorganiser la yeomanry, et créer une milice spéciale destinée à lutter contre le peuple; c’est-à-dire que, pour aider mille ou douze cents ministres protestants à lever la dîme sur six millions et demi de catholiques et sur six cent mille dissidents, il faudrait ajouter à l’armée d’Irlande quarante ou cinquante mille hommes ! Il y a dans ces plaintes des exigences auxquelles on ne peut essayer de satisfaire : aussi n’en tient-on aucun compte. On entend alors le clergé anglican d’Irlande déclarer que le gouvernement trahit la cause de l’Église, et que la constitution anglaise est en péril; il proclame que la société elle-même est attaquée dans sa base; car qu’est-ce qu’un État où ni la loi n’est obéie, ni la propriété inviolable ? Or, la dîme n’appartient-elle pas au ministre, comme le fermage au propriétaire ? Et la loi du pays ne commande-t-elle pas aussi impérieusement de payer l’une que d’acquitter l’autre ? L’Église est dans la coutume de mêler tant qu’elle le peut sa cause à celle des laïques, et de confondre son droit avec le droit commun : Vous refusez, dit-elle, la dîme au ministre qui y a droit; comment vous plaindrez-vous ensuite si votre fermier refuse de vous payer sa rente ?
Assurément c’est pour un peuple un funeste enseignement que cette rébellion ouverte contre les lois ! Qui cependant, en présence de la tyrannie légale qui vient d’être décrite, osera soutenir que le droit est toujours la justice, et que toutes les résistances à la loi sont des résistances criminelles ? Qui prétendra qu’une nation, après avoir, durant des siècles, supporté une énorme iniquité, n’a pas un seul jour le droit d’en secouer le fardeau ? Et à quoi bon discuter des principes, quand les faits ont un invincible empire, et que la rébellion est empreinte d’un caractère manifeste de moralité et de justice ?
N’est-ce pas un spectacle douloureux et solennel que celui de tout un peuple écrasé à la fois du double fardeau d’une misère sociale qui ne connaît point de bornes, et d’une oppression religieuse qui dépasse toute croyance; poussé par l’excès de ses souffrances physiques à une continuité de violences individuelles, et précipité par la passion dans un cercle inévitable de rébellions générales et périodiques; pressé sans relâche entre le joug de l’aristocratie et celui de l’Église, entre les exactions de l’une et les persécutions de l’autre ?
Quand on voit cette émulation entre l’aristocratie et l’Église, rivales de tyrannie, on se demande laquelle des deux excite en Irlande le plus de haines; et l’on ne sait si c’est l’aristocratie qui nuit le plus à l’Église, ou si c’est celle-ci qui est plus fatale à l’aristocratie.
Il s’élève quelquefois entre les riches et le clergé des débats dont il serait difficile de se porter juge. « L’Église, disent les propriétaires, serait moins odieuse au peuple, si l’on supprimait toutes les sinécures ecclésiastiques qui dévorent la fortune du pays. — Il faudrait, répond le clergé, forcer les riches à résider sur leurs terres; il y aurait alors au moins une famille protestante dans chaque paroisse, et l’emploi du ministre anglican ne serait plus une sinécure. — Toute la misère du peuple, dit l’aristocratie, vient de la cupidité du clergé. — Non, répond l’Église; c’est de l’égoïsme des riches. »
On pourrait concevoir une aristocratie mauvaise dont une Église charitable et généreuse corrigerait le vice. Il est encore possible de comprendre l’existence d’une Église défectueuse en principe et infectée d’abus, et qui, par son union avec une bonne aristocratie, paraîtrait encore bienfaisante. Mais quelle doit être la situation de ces deux corps parmi le peuple, lorsqu’il y a concurrence entre eux à qui créera le plus de misères, et que chacun d’eux, haï pour lui-même, l’est encore à cause de l’autre [Note 1 page 329] ?
Dans tous les chapitres qui précèdent, j’expose des faits et des principes généraux, sans indiquer les exceptions; et cependant ai-je besoin de faire observer ici que ce qui est vrai pour l’Irlande, envisagée dans son ensemble, pourra paraître inexact, si l’on ne considère qu’un point isolé de ce pays ? Citons un exemple.
En parlant de l’aristocratie irlandaise, de sa nature et de ses services, je n’ai point distingué entre celle du sud et celle du nord. Si cependant on réfléchit aux éléments dont chacune d’elles se compose, on comprendra sans peine que l’une ne doit pas être en tous points semblable à l’autre.
J’ai dit ailleurs que la population, qui, dans le sud, est presque exclusivement catholique, se partage dans le nord à peu près également entre catholiques et protestants. Au nord comme au sud, ce sont les protestants qui sont propriétaires. Mais à la différence du sud, où le propriétaire protestant a au-dessous de lui une pauvre population toute catholique, dans le nord, ce propriétaire est en contact avec des inférieurs dont la moitié est catholique et l’autre moitié protestante. La conséquence qui suit de là est facile à saisir. Comme il y a une portion du peuple avec laquelle les propriétaires sont en communauté de religion, cette partie de la population pauvre souffre moins dans ses rapports avec le riche, et subit de la part des gouvernants une moindre tyrannie. Là, les propriétaires ne tentent point d’imposer un joug aussi dur; et, s’ils l’essayaient, leurs inférieurs ne le supporteraient peut-être pas : car ceux-ci sont plus éclairés et plus forts. Les riches protestants du nord ont encore un motif pour être moins oppresseurs que ceux du sud : c’est leur division en deux sectes, l’une des anglicans, l’autre des presbytériens. Or, la même raison qui fait que deux sectes rivales font assaut de zèle et de prosélytisme est cause que le riche appartenant à l’Église anglicane, et celui qui professe le culte presbytérien, s’efforcent, chacun de son côté, de se montrer meilleur propriétaire pour ses fermiers, et magistrat plus intègre et plus impartial pour ceux qui recourent à sa justice. Et il est à remarquer que cette disposition bienveillante envers des frères protestants rejaillit indirectement sur la portion des habitants qui sont catholiques; car ceux-ci ne sauraient être témoins d’un progrès dans la condition des protestants sans travailler aussitôt à l’obtenir pour eux-mêmes. Il est plus difficile pour le protestant de se montrer rigide et impitoyable envers les pauvres catholiques dans l’instant même où il traite avec humanité les pauvres protestants. Ceci suffirait pour expliquer pourquoi l’Ulster est plus riche et plus prospère que toutes les autres parties de l’Irlande; il s’y rencontre moins de pauvres, les habitants y sont mieux vêtus, la nourriture qu’ils prennent est meilleure, et le sol est mieux cultivé. Il est vrai que le nord est enrichi par l’industrie; mais nous verrons bientôt que c’est précisément à la supériorité de son état social qu’il doit sa prospérité industrielle.
Le nord de l’Irlande n’est pas, du reste, tellement heureux qu’il ait toujours été et soit encore à l’abri des misères qui ont été exposées plus haut. En 1764 les Oak-Boys, en 1772 les Steel-Boys, dont les insurrections, occasionnées absolument par les mêmes causes que celles des habitants du sud [Note 1 page 331], désolèrent tour à tour différentes parties de l’Ulster, ont assez prouvé que l’oppression des propriétaires irlandais ne s’est pas renfermée dans le sud et dans l’ouest. « Tous les acteurs dans cette insurrection (celle de 1764), dit un auteur souvent cité dans ce livre, étaient des protestants, soit de l’Église établie, soit des dissidents [Note 2 page 331]. » Mais, alors même que ces insurrections violentes éclatèrent dans l’Ulster, l’état social du nord les modifia. Elles se montrèrent alors sous une forme moins sauvage. Comme les opprimés étaient moins malheureux, ils étaient moins impitoyables dans leur vengeance; moins cruels, parce qu’ils étaient plus civilisés. Une révolte d’esclaves, dit lord Charlemont, est toujours plus sanglante qu’une insurrection d’hommes libres [Note 3 page 331]. Mais aussi ces hommes dont la rébellion était moins atroce que celle des insurgés du sud, se révoltaient pour des causes moindres que celles qui poussaient ceux-ci à la violence; car, étant plus éclairés et moins misérables, ils souffraient autant d’un moindre mal.
Les insurrections purement sociales ont presque entièrement cessé dans le nord de l’Irlande; elles y sont devenues purement politiques, et c’est encore ce qui va se comprendre sans peine. Nous avons vu ce qui dans l’Ulster travaille à y diminuer l’oppression sociale, qui, dans le sud, tend au contraire à s’accroître. Mais une partie des causes qui amènent ces effets doivent aussi favoriser dans le nord l’accroissement des passions et des discordes politiques. Dans le sud et l’ouest, la guerre est principalement entre riches et pauvres; dans le nord, elle est surtout entre protestants et catholiques. Dans le sud, les catholiques sont tellement en majorité que les protestants se bornent à lutter contre ceux-ci avec des textes de lois; dans le nord, au contraire, les uns et les autres sont partagés assez également pour que chaque dispute entre eux puisse être suivie d’un engagement à force ouverte. Agraire dans le sud, la guerre est religieuse dans le nord. Ainsi on voit beaucoup moins dans le nord que dans le sud de ces crimes violents ayant pour objet l’occupation du sol, de ces vengeances du fermier contre le propriétaire. Mais on y voit plus que dans le sud l’assassinat d’un protestant par un catholique pour cause seule de religion, des faux témoignages que la haine religieuse inspire seule, des violences de parti à parti. Devant les tribunaux du nord, il éclate peut-être plus de passions que dans le sud entre protestants et catholiques; mais au fond la loi y est moins haïe, la justice moins odieuse, le juge moins détesté, parce qu’il y a un plus grand nombre qui peuvent aimer et respecter le juge et les lois.
On comprend maintenant ce qu’il y a d’exceptionnel dans l’état du nord, où il se trouve plus d’oppression politique que de misère sociale, tandis que généralement en Irlande il y a encore plus de misère sociale que de maux politiques.
Le mauvais gouvernement auquel l’Irlande a été sujette ne donne pas seulement la clef de toutes ses misères; il explique encore le caractère moral de ses habitudes.
Il existe de nos jours une école de philosophes qui semble vouloir appliquer aux nations le système phrénologique dont ils se servent pour juger les individus. Personnifiant tous les peuples, et prenant en main leurs crânes, ils disent à l’un : « La conformation de ton cerveau indique des passions, présages de ta grandeur »; à l’autre : « Tu portes sur ton front le signe d’un abaissement éternel »; à celui-ci : « La nature t’a fait religieux »; à celui-là : « Tu fus créé pour la philosophie; — Toi, tu as l’organe de la liberté; — Toi, celui de la servitude. » Et quand ils ont ainsi palpé la tête des nations, attribué à l’une le génie de la guerre, à l’autre celui du commerce; quand ils ont proclamé la troisième propre à l’état aristocratique, la quatrième à la démocratie, ils s’arrêtent presque effrayés de leur puissance prophétique; car ils croient avoir décrété pour les peuples les arrêts solennels d’une inflexible destinée.
C’est surtout en Angleterre que j’ai entendu professer ces théories, et je ne m’en étonne point; car les Anglais, qui sont un grand peuple, ont le plus singulier orgueil de race qui ait jamais existé, et ils croient volontiers qu’il appartient à leur nature plutôt qu’à leurs institutions de les rendre une nation puissante, comme ces héros qui ont plus de foi dans leur destin que dans leur valeur.
Il ne m’est guère arrivé de parler à des Anglais de l’Irlande et de ses malheurs, sans entendre presque aussitôt cette objection : « L’Irlande se plaint d’être pauvre, mais que voulez-vous ? Le travail donne seul la richesse, et il y a dans l’indolence et la paresse naturelles de l’Irlandais un obstacle invincible au travail, et par conséquent à la fin de ses maux. Jamais on ne verra l’industrie prospère en Irlande. On accuse l’Angleterre de tenir l’Irlande sous le joug : plainte insensée ! Le caractère mobile de l’Irlandais s’oppose à ce qu’il ait jamais des institutions libres. Impropre à la liberté, pouvait-il rencontrer un sort plus heureux que de tomber sous l’empire d’une nation plus civilisée que lui, qui le fait participer à sa gloire et à sa grandeur ? L’Irlandais, soumis à l’Anglais, subit la loi de sa nature : il est d’une race inférieure. »
Ce langage m’a toujours paru contenir soit un préjugé, soit une injustice. J’admets bien qu’il existe entre les peuples des différences notables de caractère et de mœurs. Je ne conteste pas davantage que chaque nation soit douée de certains penchants particuliers, de certaines facultés, dont l’ensemble lui attribue, au milieu des autres peuples, une physionomie qui lui est propre. Je reconnais sans peine que l’Anglais et l’Irlandais ont des caractères très-opposés, et que, dans sa manière de sentir, dans ses opinions comme dans ses actes, l’un apporte une disposition, soit naturelle, soit acquise, que l’autre n’a pas. Prenons pour exemple le trait le plus saillant du caractère anglais. Cette fermeté d’âme, qui préside à toutes ses entreprises, cette constance inaltérable en présence de l’obstacle, cette impassible persévérance (steadiness), qui ne l’abandonne pas un instant jusqu’à l’accomplissement de l’œuvre : certes, nous ne trouvons rien de pareil chez l’Irlandais. Celui-ci semble, au contraire, de sa nature, léger, inconstant, prompt à passer de l’abattement à l’espérance, de l’effort au découragement. Plein d’ardeur, d’imagination, d’esprit, il manque essentiellement de cette suite qui chez l’Anglais domine et semble tenir lieu à celui-ci de toutes les qualités qu’il n’a pas. Tout ce qui peut se faire d’un bond, d’un élan, l’Irlandais l’exécutera mieux qu’aucun autre, parce que nul n’est plus enthousiaste que lui. Il se jette à la rencontre de l’obstacle sans le regarder; mais, s’il n’emporte pas la place du premier choc, il se retourne, renonce à l’entreprise, et s’en va. Il est difficile assurément de trouver deux peuples soumis à l’influence de dispositions plus contraires; et je suis tenté de croire qu’il y a dans la race de l’un quelque chose qui le porte davantage aux premiers mouvements, tandis que l’origine de l’autre expliquerait sa disposition plus froide et plus tenace.
Mais d’abord ce que l’on peut attribuer à la race ne provient-il pas de quelque autre cause ? Si d’ailleurs il était vrai que cette opposition de penchants fût toute un effet de la diversité de race, quelle conséquence faudrait-il en tirer ? Devrions-nous en conclure que jamais, quoi qu’il arrive, l’Anglais ne cessera d’être ferme et persévérant, ni l’Irlandais d’être enthousiaste et mobile ? Il en est peut-être des peuples comme des individus. Ceux-ci tiennent aussi de la nature des penchants divers, dont l’influence ne peut être niée, mais qui pourtant peuvent si bien être combattus, que l’éducation, selon qu’elle est bien ou mal dirigée, a la puissance de rendre vertueux l’homme à qui la nature avait donné des vices, et de dépraver celui dont les premiers mouvements étaient bons. Ainsi, après avoir démontré que telle disposition mauvaise est propre à une certaine race, il faudrait encore, avant de lui jeter l’anathème, prouver que ce mauvais penchant ne saurait être corrigé par aucune influence contraire. Et puis, quand on a reconnu à deux peuples des facultés diverses, qui décidera laquelle de ces facultés constitue, au profit de l’un d’eux, une supériorité morale ? Pèsera-t-on dans une balance les qualités de la tête et celles du cœur ?
Ce serait assurément contester l’évidence que de nier les vices du peuple irlandais. L’Irlandais est fainéant, menteur, intempérant, prompt aux actes de violence. Il a notamment pour la vérité une sorte d’aversion invincible. Entre le vrai et le faux, s’il est désintéressé, on peut compter qu’il choisira le mensonge. Aussi ne dit-il rien sans appuyer son affirmation d’un serment; il jure tout sur son honneur : upon my honour, upon my word : locution familière à ceux qui ne disent point la vérité.
Sa répugnance pour le travail n’est pas moins singulière : en général, il fait sans goût, sans soin, sans zèle, ce qu’il exécute, et le plus souvent il est oisif. Beaucoup d’Irlandais, qui sont misérables, ajoutent beaucoup à leur misère par leur indolence. Il ne leur faudrait, pour alléger leur infortune, qu’un peu d’industrie et d’activité; mais rien ne saurait les soustraire à leur apathie et à leur nonchalance; ils semblent s’y complaire, ils s’y étalent et y restent, en dépit de leur détresse et de leurs besoins qu’ils ne sentent plus.
Ce sont là des vices déplorables; en voici maintenant qui sont terribles. Violent et vindicatif, l’Irlandais déploie dans les actes de sa vengeance la plus féroce cruauté. On a vu comment, en Irlande, le cultivateur qui a été expulsé de sa ferme ou saisi dans ses meubles, faute de payer la dîme, se porte, dans son ressentiment, à des représailles empreintes de la plus atroce barbarie. On ne songe point sans horreur aux supplices qu’il invente dans sa fureur sauvage [Note 1 page 336]. Quelquefois l’incendie, l’assassinat, ne lui suffisent point, il lui faut de longues tortures pour sa victime [Note 2 page 336]. Souvent il est dans ses fureurs aussi injuste que cruel, et il fait subir sa vengeance à des personnes tout à fait innocentes du dommage qu’il a éprouvé. Il ne s’en prend pas seulement au propriétaire et à l’homme d’Église des rigueurs dont eux seuls devraient être responsables; sa violence se porte sur l’agent du propriétaire, sur le nouveau fermier, sur l’huissier du ministre. Quelquefois il s’éloigne d’un degré de plus de l’auteur de ses maux : il enlève avec violence les femmes, les filles de ces individus, et les déshonore pour punir leurs maris et leurs pères qui eux-mêmes ne sont point coupables.
Ces vices, ces crimes, je les connais, je les vois chez l’Irlandais, et chez l’Anglais je ne les trouverais pas. D’où viennent ces vices et ces crimes ? De la race ? — Non. Je repousse comme impie une doctrine qui fait dépendre du sort de la naissance le crime et la vertu. Je ne croirai jamais qu’une nation tout entière soit fatalement, et par le destin seul de son origine, enchaînée au vice; jamais je ne penserai que le Dieu qui a fait l’homme à son image ait créé un peuple dépourvu de la faculté d’être honnête et juste. Je n’admettrai jamais qu’il ait refusé à ce peuple la liberté morale, c’est-à-dire qu’en lui donnant la vie, il l’ait destitué des conditions de la vertu. Cette injustice énorme me serait humainement démontrée, que j’en douterais encore plutôt que de douter de Dieu. Mais pourquoi l’admettrais-je, lorsque rien ne me la prouve ? Par quelle disposition étrange irais-je attribuer à une injustice présumée du Ciel un mal dont je vois clairement les causes sur la terre ?
Ceux qui expliquent par une tache originelle les mœurs des Irlandais oublient-ils donc que ce peuple subit depuis sept siècles la plus constante, la plus impitoyable tyrannie ? Eh quoi ! l’on voit chaque jour l’homme le plus robuste, et doué de la plus grande énergie morale, se dégrader, s’avilir et tomber physiquement dans une faiblesse absolue, sous l’influence de quelques années d’un régime de misère et de corruption; et l’on ne comprend pas que six cents ans d’esclavage héréditaire, de misère matérielle, et d’oppression morale, aient altéré tout un peuple, vicié son sang, et dégradé ses mœurs ! L’Irlande a subi le régime du despotisme, l’Irlande doit être corrompue; le despotisme a été long, la corruption doit être immense. Vous vous étonnez de trouver des mœurs d’esclaves chez les descendants d’un peuple soumis à six siècles d’esclavage; pour moi, je serais bien plus surpris de rencontrer les habitudes et la dignité de l’homme libre chez celui qui ne connut jamais que le régime de la servitude. Quand je vois une nation qui eut le malheur de tomber sous le joug et d’y demeurer soumise, je ne m’enquiers point des vices qu’elle a; je demande quels vices elle n’a pas et quelles vertus elle peut avoir.
Considérez attentivement le caractère de l’Irlandais, analysez ses qualités et ses défauts, et vous reconnaîtrez bientôt qu’il n’est pas une seule de ses dispositions, bonnes ou mauvaises, qui ne trouve sa principale raison dans l’état de la société irlandaise depuis la conquête, soit que cet état social ait fait naître ses penchants, soit qu’il les ait seulement développés. Prenant ce point de départ, vous ne vous étonnerez plus, en comparant l’Anglais et l’Irlandais, de les trouver si dissemblables.
La légèreté qu’on remarque dans les mœurs d’un peuple ne vient quelquefois que de sa misère, et telle nation, qu’on voit mobile et frivole, n’aurait besoin, pour se montrer grave, que de devenir riche et libre. Je ne sais si le sérieux des Anglais ne tient pas plus à leurs institutions qu’à leur race. Il n’y a point de peuple ni d’homme qui donne tant à ses plaisirs que celui qui travaille peu : l’Anglais ne s’amuse point parce qu’il travaille beaucoup. Il a des droits et des libertés à défendre en même temps que les richesses du monde à conquérir. Le caractère de l’Anglais serait-il le même s’il perdait ses privilèges politiques et l’empire des mers ? J’en doute. Je crois bien qu’il n’éprouvera jamais, sous son ciel brumeux, ces douces sensations de langueur, ces besoins de repos physique et de mollesse que fait naître le soleil de Naples. Mais s’il est vrai que l’atmosphère humide dans laquelle il vit l’excite plus à l’action que ne le ferait le beau ciel d’Italie, ne faut-il pas reconnaître que la disposition favorable au travail, qui naît de son climat austère, pourrait être combattue par des institutions politiques qui, au lieu de seconder ses penchants industrieux, leur seraient contraires ?
Voyez comme son caractère se modifie en dépit de sa race, selon qu’il est soumis à des influences diverses. Qui pourrait, dans l’Écossais de nos jours, froid, calculateur, industriel, rangé, reconnaître ce poétique enfant de la Calédonie, fougueux, indiscipliné, rebelle à toute sorte de joug et descendant de ses montagnes à la voix de ses bardes et de ses ménestrels ? Qui reconnaîtrait, au sein de la démocratie américaine, l’Anglais ami de l’aristocratie ? En Angleterre, l’Anglais veut avant tout de la liberté; aux États-Unis, il lui faut surtout de l’égalité. Qui reconnaîtrait, dans l’indolent planteur de la Caroline ou de la Louisiane, le descendant de l’Anglais infatigable dans les travaux de l’industrie ? Regardez aussi la France : pensez-vous que le caractère de ses habitants soit aujourd’hui le même qu’il était avant 1789 ? D’où viennent ces différences de mœurs, sinon du changement des lois ?
Si vous ne perdez point de vue cet empire des institutions sur les mœurs des peuples, vous ne vous étonnerez plus qu’en Angleterre le peuple travaille, et qu’en Irlande il ne travaille pas. Nous trouvons dans les anciennes chroniques de l’Irlande, que la constance au travail était jadis un des traits distinctifs du peuple irlandais, dont la légèreté forme aujourd’hui le principal caractère [Note 1 page 339]. N’est-il pas naturel que l’esprit d’industrie domine dans une société où les fruits du travail, protégés par la loi, ont toujours été une source féconde de bien-être et de richesse, quelquefois de puissance et de gloire ? Et par la même raison ne vous semblera-t-il pas logique qu’un peuple chez qui l’industrie n’a jamais été ni récompensée, ni libre, soit paresseux et désœuvré ?
L’Irlandais a été, pendant des siècles, déclaré incapable de devenir riche; des lois positives le vouaient à la pauvreté. Quel penchant pouvait-il éprouver pour le travail, dont il ne recevait aucun bienfait ?
Déchu des droits de propriété, l’Irlandais a été dispersé sur le sol, et condamné à cultiver la terre au profit de son maître. Il a obéi à la nécessité, il a travaillé. Mais, comme tous les esclaves, il a pris le travail en haine et en dégoût. L’Irlandais déteste sa tâche comme quiconque travaille sans salaire.
De pareils sentiments, nés d’institutions mauvaises, ne sauraient s’évanouir le jour même où de meilleures lois sont établies. Quoi que vous fassiez aujourd’hui, vous ne trouverez ni les instincts profonds de la propriété ni l’amour ardent du travail chez des hommes qui, il y a cinquante ans, étaient incapables d’acheter une terre, et de posséder un cheval valant plus de 5 liv. sterling (125 fr.) [Note 2 page 339].
Si la misère de l’Irlandais ne tient point à sa race, il faut en dire autant de toutes les conséquences que cette misère traîne à sa suite. Ainsi cette négligence déplorable, ce manque absolu de tenue et de soin qu’on aperçoit dans tout ce qu’il fait, ce laisser aller, cet abandon de sa personne, cette absence totale de self respect et de personnalité, sont des effets directs de sa condition première. Il a le sentiment qu’il ne compte pour rien dans la société, et qu’aucun moyen n’existe pour lui de devenir quelque chose. Veut-il du travail, c’est à grand’peine qu’il en trouve; il n’y a rien de rangé dans sa vie, parce que tous ses moyens d’existence sont incertains. Il n’essaie point de voir au-delà du moment présent, parce que sa prévoyance ne lui fait apercevoir que des maux dans l’avenir. La question pour lui n’est point de choisir entre une existence malheureuse, fruit de son indolence, et une vie confortable, due à son énergie. Il est sûr de demeurer misérable; il s’agit seulement de savoir s’il le sera un peu plus ou un peu moins : or, cette misère est si grande, que l’avantage de la diminuer d’un degré ne vaut pas l’effort nécessaire pour y réussir. Nous sommes si pauvres (we are so poor !) [Note 1 page 340] ! répond l’Irlandais à qui on reproche d’accroître sa misère par sa négligence; et il s’assied dans l’ordure qui remplit sa cabane, et qu’il n’a pas le courage de balayer [Note 2 page 340].
C’est de la même disposition que vient l’intempérance de l’Irlandais, dont la passion pour les liqueurs fortes est encore un des vices les plus déplorables. Comme il croit impossible d’établir jamais quelque accord durable entre ses revenus et ses dépenses, il dissipe sans scrupule le modique produit de ses travaux passagers. À peine a-t-il reçu le denier de son salaire qu’il court au cabaret, où, pendant quelques instants du moins, il oublie sa misère dans l’ivresse et l’abrutissement.
Ainsi s’expliquent naturellement, par la condition même du peuple, tous les vices que l’extrême misère a coutume d’enfanter. Ainsi s’expliquent bien d’autres vices secondaires qui sont l’appendice accoutumé de ceux que je viens de décrire. L’Irlandais, précisément parce qu’il ne fait rien, est parleur, vantard, bruyant. Comme il a un maître, il est flatteur, et plein d’insolence quand il ne rampe pas. Ces vices, il est vrai, ajoutent eux-mêmes à sa misère : mais il sont d’abord venus d’elle. C’est de la même source que découlent ces autres penchants funestes, cette triste habitude du mensonge et cette affreuse disposition aux violences les plus cruelles et les plus iniques.
Il n’est pas besoin d’étudier longtemps le caractère et les mœurs du peuple irlandais pour reconnaître qu’il manque souvent des notions les plus simples du bien et du mal, du juste et de l’injuste.
Au milieu des terribles catastrophes dont son pays a été le théâtre depuis le VIIe siècle, dans le tumulte des révolutions terribles qui ont tour à tour fait passer le sol dans les mains de tous les partis, et élevé des autels aux cultes les plus divers, il s’est formé chez l’Irlandais la plus étrange confusion d’idées et de croyances, en morale, en religion et en politique. Remontez à l’origine de la tyrannie, que verrez-vous ?
Des hommes que la confiscation a dépouillés de leurs propriétés et réduits à la condition de manœuvres. Ce fait primitif de violence est-il propre à fortifier dans un peuple le sentiment du droit et de la justice ?
Et pourquoi cette spoliation a-t-elle été commise ? Pourquoi ces propriétés ont-elles été confisquées sur le possesseur légitime ? Parce que celui-ci a des croyances religieuses auxquelles il tient fermement et qu’il a mieux aimé perdre ses biens que de renoncer à sa foi. Est-ce un enseignement moral que ce grand dommage subi par l’homme droit, dont la probité entraîne la ruine, et cette ruine qui profite à l’usurpateur violent et sacrilège [Note 1 page 341] ?
Cet usurpateur heureux, qui n’est attaché par aucune sympathie aux Irlandais dont il méprise la race et abhorre le culte, les traite avec une dureté impitoyable : après les avoir dépouillés, il leur interdit le moyen de s’enrichir; il leur ferme absolument la société politique, leur crée mille gênes dans la société civile, établit un système régulier de persécution religieuse, et organise ainsi le gouvernement le plus antisocial qui ait jamais existé. Trouvera-t-on des leçons de justice dans cette oppression affreuse pesant pendant plus d’un siècle sur des infortunés dont tout le crime fut d’être vaincus, et qui souffrent pour n’avoir pas abandonné aux vainqueurs leur conscience en même temps que leur patrie ?
La première et la plus dure tyrannie que l’Irlandais ait à subir est celle que son culte lui attire. Pense-t-on qu’il reçoive de saines notions sur l’équité et le bon droit quand il voit proscrire sa religion qui, selon sa foi, est le seul vrai mode d’adorer Dieu; lorsqu’il voit ériger en crime l’exercice de ce culte, qui constitue à ses yeux l’accomplissement du premier de tous les devoirs; quand il voit bannir ses prêtres, c’est-à-dire les hommes qu’il révère sur la terre comme les représentants de Dieu; lorsque, pour entendre les adieux et la dernière parole de ces saints proscrits, il est obligé de s’envelopper de secret et de mystère, sous peine d’encourir de terribles châtiments ? Ainsi, pour pratiquer ce qui est honnête et légitime, il faut quelquefois se cacher aux regards des hommes; il y a des devoirs qu’on ne peut accomplir au grand jour; ces devoirs sont quelquefois des crimes que la loi humaine punit. Il existe des actions justes que la loi appelle crimes et qui ne sont pas des crimes ! Voilà, soyez-en sûr, des notions de morale qui porteront leurs fruits.
Cependant cette tyrannie cruelle a son cours; elle écrase le peuple sans relâche, pendant longtemps tous la supportent avec une égale énergie; à la fin, tombant dans le découragement, quelques-uns saisissent le seul moyen qui leur soit offert d’alléger leurs maux et d’adoucir leurs souffrances : ils prêtent les serments que leur conscience repousse, ils deviennent renégats, et aussitôt les voilà qui rentrent en possession des droits et des privilèges dont ils avaient été dépouillés. Ainsi l’apostasie, qui, aux yeux des catholiques irlandais, est le plus grand de tous les crimes, reçoit des lois sa récompense. Ainsi, de même qu’il existe des vertus dont la loi humaine a fait des crimes, il se trouve aussi des crimes que les hommes conviennent d’appeler des vertus… Seconde règle de morale qui, sans doute, aidera beaucoup le pauvre Irlandais à discerner le juste de l’injuste !
Troublé par toutes ces contradictions qui dépassent la portée de son intelligence, voyant constamment la justice, la vérité, le bon droit comme il l’entend, succomber sous la force matérielle, l’Irlandais prend son parti de plier, et, saisissant les seules armes qui soient à l’usage du faible, il devient rusé, menteur, violent.
Pourquoi donc, se dit-il parfois, ne tuerais-je pas celui qui a fait périr mon frère ? Pourquoi ne suis-je pas maître du sol qu’occupait un de mes aïeux ? De quel droit cet homme qui se dit propriétaire d’un domaine qui devait m’appartenir prétend-il m’expulser d’une ferme où je traîne une misérable vie ? — Et quelquefois, au bout de sa logique, se trouve une effroyable violence.
Mais cette violence est aussitôt réprimée par des assemblées de ses ennemis que ceux-ci appellent des cours de justice, et où les organes de la loi proclament crime capital ce que sa conscience dépravée venait de déclarer un acte d’équité. Amené devant ces tribunaux du maître, l’accusé se défend d’ordinaire par le mensonge. Ses pareils sont appelés en témoignage contre lui : et d’abord on leur fait jurer solennellement de dire la vérité. Seront-ils sincères à leur serment ? Oh ! non, sans doute. Dans ce cas il est honnête de mentir, et dire la vérité serait chose infâme : ils font un faux témoignage en faveur de celui qui est opprimé comme eux, et leur conscience leur dit qu’ils ont bien fait. Ce faux témoignage est à son tour déclaré crime par ceux qui prennent dans un autre principe leur règle de morale.
Quelquefois un seul individu oppose aux lois cette résistance ouverte; c’est la révolte impuissante d’une misère isolée : souvent plusieurs s’associent dans la rébellion, comme ils sont unis dans le malheur; alors il naît de leurs efforts une grande perturbation sociale. Ce n’est pas la guerre du brigand vulgaire contre une société qu’il croit juste, c’est la guerre faite à des lois iniques par des hommes qui les jugent telles : c’est la guerre des White-Boys. Enfin, il arrive quelquefois que des masses populaires se lèvent, comme en 1641 et en 1798; alors le sol lui-même tremble et l’état social tout entier est mis en question.
Dans tous les cas, que la tentative d’affranchissement vienne d’un seul ou de tous, son effet moral, quand elle échoue, est toujours de même nature. Il en résulte un trouble profond pour les âmes qui ont aspiré à leur délivrance et qui, ayant fait un effort stérile, voient s’évanouir encore une fois la justice humaine à laquelle ils étaient près de croire. Alors aussi retombent de tout leur poids sur le peuple les chaînes de la tyrannie, comme il arrive à l’esclave qui, après avoir tenté de briser ses fers, se retrouve en face du maître. C’est l’instant où il se fait dans les consciences le travail le plus funeste et le plus dépravant; c’est l’heure que choisit la corruption pour pénétrer dans les âmes et y flétrir ce qu’il y reste de vertu. Quelques-uns, qui jusqu’alors avaient tenu courageusement contre la persécution et leur intérêt, se sentent défaillir; ils contractaient sans doute bien des vices dans cette lutte inégale, où il fallait combattre la force par tous les petits moyens qui sont le propre de la faiblesse; mais enfin, tant qu’il y avait résistance, le sentiment moral du devoir survivait à toutes les corruptions. Cette lutte cesse-t-elle, aucun lien n’attache plus l’Irlandais renégat au juste et à l’honnête : la dégradation est consommée.
Il n’est arrivé qu’à un très-petit nombre de subir cette dépravation complète. Mais il n’en est peut-être pas un seul qui, tout en demeurant fidèle à son culte religieux, n’ait été atteint d’une corruption au moins partielle. Tous ont perdu l’amour du vrai, parce que la franchise et la sincérité attiraient infailliblement la persécution sur leur tête; presque tous ont contracté l’habitude de mentir, parce que le mensonge a été pour eux, pendant plus d’un siècle, une arme nécessaire et légitime. Ils ont pris des habitudes de violence et de rébellion, sous l’influence d’une tyrannie qui les forçait de se placer en hostilité ouverte contre les lois. Maintenant ne vous plaignez point si vous trouvez chez l’Irlandais une aversion générale pour le vrai. Est-ce qu’il est capable, grossier et ignorant comme vous l’avez fait, de tracer dans son esprit avec quelque discernement une ligne de démarcation entre les cas où sa conscience peut l’absoudre d’un mensonge et ceux où elle ne saurait l’en justifier ? Comment fera-t-il pour distinguer, parmi les crimes que la loi établit, ceux qui ne sont pas des crimes et ceux qu’il doit considérer comme tels ? Comment reconnaîtra-t-il parmi les vertus qu’honorent ses ennemis celles qui sont des vertus réelles, non dépendantes d’une convention et d’une forme ? Admettons que de bonne foi il essaie de faire ces distinctions souvent bien difficiles : croyez-vous qu’après l’abrutissement qu’il a subi il aura le tact fin et délicat qu’il lui faudrait pour démêler, au milieu de toutes ces incohérences, le vrai du faux, le juste de l’inique ? Soyez sûr qu’après quelques efforts il succombera dans une pareille tentative : avec l’intention de réformer ses vices, il les gardera; il sera quelquefois honnête et juste, mais il ne sera jamais sûr de l’être, parce qu’il aura perdu la règle de la justice et de l’honnêteté. Dans tel cas particulier il sera tenté de dire vrai; cependant, au milieu des incertitudes de sa conscience dépourvue de tout guide moral et accessible aux conseils de l’intérêt, il finira par adopter le mensonge : il mentira parce qu’il ne lui paraîtra pas bien sûr que dans ce cas particulier le mensonge soit moins licite que dans tel autre cas où il ne doute pas que le mensonge ne soit permis : il hésitera peut-être à commettre telle violence meurtrière; mais il repoussera le remords, s’il en ressent l’atteinte, en se représentant l’analogie qu’a la vengeance projetée avec quelques vengeances sanguinaires qu’il a toujours été accoutumé à considérer comme des actes légitimes.
Dans l’égarement où le jette la confusion de tous les principes, il contracte ainsi de certaines habitudes de violence, et son esprit apporte dans ces violences une certaine méthode qu’ensuite il applique à tous les cas. Qui ne voit dans les pratiques grossières des WhiteBoys, dans leur principe de se faire justice à soi-même, dans leur système d’intimidation, la source des attentats commis en Irlande, tout récemment [Note 1 page 346], par les ouvriers industriels ? Un fabricant prend quatre apprentis : C’est trop, disent les ouvriers employés par ce fabricant et auxquels les apprentis nuisent par leur travail gratuit; et si vous n’en renvoyez pas au moins deux, nous vous tuerons; et la menace étant méprisée, le crime est commis. Dublin a été, dans l’année 1837, le théâtre de mille atrocités de cette nature, commises par des malheureux qui regardent la violence comme leur seule ressource, et détruisent ainsi l’industrie de leur pays par laquelle seule ils pourraient vivre.
C’est ainsi que la persécution et la tyrannie corrompent les peuples.
Que l’on cesse donc d’attribuer à la race la dégradation morale d’un peuple que de mauvaises lois ont seules dépravé.
Cette dépravation, du reste, n’a pas seulement atteint l’homme de race irlandaise; elle a corrompu tous ceux qui ont été soumis à son influence, quelle que fût leur race originaire.
On sait les griefs de l’Angleterre contre l’Irlande, parce qu’environ deux ou trois siècles après la conquête, les Anglais de race établis en Irlande avaient pris, disait-on, les mœurs des Irlandais et étaient devenus plus corrompus que ceux-ci, Ipsis Hibernis Hiberniores . Le reproche n’était guère mieux adressé aux Anglais de race qu’aux Irlandais, sur lesquels pesait également le despotisme de l’Angleterre : ils étaient aussi corrompus, parce qu’une égale tyrannie avait pesé sur eux.
Sir John Davis, dont le témoignage ne sera pas récusé par les amis partiaux de l’Angleterre, estimait que de son temps, environ trois siècles et demi après la conquête, il y avait déjà en Irlande plus de colons anglais que d’indigènes, d’où il concluait l’absurdité de ceux qui imputaient à l’infériorité de la race les malheurs de l’Irlande [Note 1 page 347]. Qu’on étudie bien l’Irlande, et l’on reconnaîtra que la misère et la corruption du peuple sont répandues sur toutes ses parties, justement en proportion de la tyrannie qui a pesé sur chacune d’elles. L’Ulster est moins pauvre et moins vicieux parce qu’il a été moins persécuté.
On a coutume aussi, quand on juge le caractère irlandais, de tomber dans un autre écueil qui rend impossible toute appréciation équitable. On prend toujours l’Irlandais dans ses rapports avec l’Anglais, son supérieur en rang et en fortune, son maître politique, son ennemi religieux. Ceci est une source certaine d’erreur. Il faut, pour apprécier la moralité d’un homme, l’étudier surtout dans ses rapports avec ses égaux. Vous devez, par cette raison, pour comprendre les mœurs de l’Irlandais, examiner celui-ci, non seulement dans ses relations avec la classe supérieure des protestants, ses ennemis politiques, mais encore dans ses rapports avec les catholiques pauvres comme lui.
Eh bien ! voyez à quel point cet Irlandais, si fourbe, si cruel envers le riche, est sincère et fidèle envers l’homme de sa classe [Note 2 page 347]. J’ai souvent entendu poser naïvement la question qui suit : Comment se fait-il donc que l’Irlandais, quelquefois si perfide et si barbare, donne ailleurs les plus touchants exemples d’humanité et de charité [Note 1 page 348] ? — La réponse est simple : Il est inhumain envers les ennemis de son culte et de sa race, et charitable envers ses frères humbles et opprimés comme lui. Si vous ne prenez point cette distinction pour guide de vos observations, vous ne parviendrez jamais à comprendre le caractère de ce peuple.
J’ai dit plus haut comment, dans sa vengeance aveugle, l’Irlandais enlève quelquefois et déshonore la femme, la fille de celui qui a excité son ressentiment; voilà, sans doute, d’odieux attentats aux mœurs. Il est pourtant bien certain, d’ailleurs, que le peuple irlandais est d’une chasteté singulière [Note 2 page 348] : rien n’est plus rare en Irlande qu’un enfant illégitime, et l’adultère y est presque inconnu; d’où vient donc cette contradiction ? — C’est que l’attentat qu’il commet envers les mœurs ne provient point d’un dérèglement de ses sens et d’un besoin de débauche; c’est seulement un moyen de vengeance qu’il emploie contre ses ennemis.
Il n’est peut-être pas un seul de ses crimes qui ne soit plus ou moins empreint de passion et d’esprit de parti. Les vols même qu’il commet participent à ce caractère; alors même que la cupidité les inspire, la vengeance n’est jamais étrangère à leur exécution. À la différence du bandit espagnol qui, dans le choix de ses victimes, préfère toujours le voyageur et l’étranger dont il n’est pas connu, l’Irlandais, au contraire, dans ses attentats contre la vie et la propriété, s’en prend plus volontiers aux personnes qu’il connaît. Dans aucun pays du monde l’étranger ne voyage avec plus de sécurité qu’en Irlande [Note 3 page 348].
On voit par tout ce qui précède que l’Irlandais est complexe; il se compose de deux éléments distincts qu’il ne faut jamais perdre de vue si l’on veut se former une juste idée de son caractère : il y a en lui l’homme que la tyrannie a travaillé pendant sept siècles à corrompre, et celui que, pendant le même temps, la religion s’est efforcée de conserver pur.
Toutes les portions de son âme qu’a touchées le despotisme sont flétries; la plaie y est large et profonde. Tout dans cette partie est vice, de quelque nom qu’on l’appelle, soit lâcheté, soit indolence, fourberie ou cruauté; il y a dans l’Irlandais la moitié d’un esclave.
Mais il est un repli de son âme où la tyrannie a vainement tenté de s’introduire, et qui ainsi est toujours demeuré pur de toute souillure : c’est celui qui renferme sa foi religieuse. Attaqué dans tous ses droits, il les a tous cédés à la force, hors un seul, celui d’adorer Dieu, selon sa foi : et dans le même temps où il s’abandonnait tout entier à la tyrannie de ses maîtres, il réservait son âme, et conservait ainsi en lui-même un asile pour la vertu. Il a fait plus que de ne pas se soumettre. Sa conscience s’est soulevée et maintenue pendant des siècles en état de constante révolte. Cette rébellion de l’esclave, c’est la liberté même. De là lui est venue la persécution avec tous ses maux; de là les dévouements sublimes, le sacrifice, source de toute grandeur morale, la résignation, cette éternelle puissance du faible. Ainsi la religion n’a jamais déserté de son âme, ni cessé d’en défendre les parties saines contre les entreprises du despotisme. C’est par la religion qu’au sein de la plus grande oppression l’Irlandais n’a jamais cessé d’être un homme libre.
On vient de voir comment une cause politique et un principe religieux ont corrompu, en Irlande, l’aristocratie et ses institutions.
L’aristocratie irlandaise le plus souvent ne gouverne pas; quand elle gouverne, elle gouverne mal. Elle manque de la première condition essentielle à tout gouvernement pour être bienfaisant, qui est d’éprouver de la sympathie pour les sujets et de ne pas les mépriser. Absente, on la déteste; présente, on la maudit. Elle possède toute la terre dans un pays où le peuple n’a que la terre pour vivre, et d’immenses revenus dont elle ne rend pas une obole aux malheureux dont elle les tient. Elle a de grands pouvoirs civils, et elle fait de sa puissance un tel usage, que le gouvernement et le sujet ne connaissent d’autre procédé que la force : le premier, pour imposer sa loi; le second, pour s’y soustraire. Elle a de grands privilèges religieux dont elle a si étrangement abusé, qu’elle a rendu son culte haïssable parmi mille objets de haine. Voilà certes des excès considérables et si énormes, que l’on peut dire qu’elle n’a d’une aristocratie que le nom.
Mais il y a dans cette aristocratie quelque chose peut-être de plus surprenant et de plus extraordinaire que ses vices : ce sont les illusions qu’elle se fait : c’est la foi qu’elle a dans la sainteté de son droit, dans la légitimité de son titre; c’est l’indignation que lui fait éprouver toute contestation du moindre de ses privilèges !
J’admettrai, si l’on veut, qu’après la conquête de l’Irlande, les Anglais conquérants aient rencontré de grands obstacles à leur fusion avec les indigènes; je concéderai, s’il le faut, qu’après la réformation les Anglais, étant devenus protestants, aient éprouvé une répugnance légitime à s’allier étroitement avec les Irlandais catholiques; j’irai plus loin, et, tenant compte du génie des temps et des révolutions, je concéderai encore que ces conquérants protestants aient très-sincèrement travaillé à la conversion des Irlandais au protestantisme, et qu’ils aient, par des motifs de pure conscience, exercé une persécution qu’on a souvent attribuée à l’intérêt. Ces prémisses étant posées, j’en abandonnerai facilement les conséquences; j’avouerai sans peine que le grand seigneur anglais, qui possède tout à la fois des terres en Irlande et en Angleterre, doive préférer pour sa résidence l’Angleterre à l’Irlande; j’irai plus loin encore, et je conviendrai que celui-là même qui n’est propriétaire que dans la pauvre Irlande, est si près de l’heureuse Angleterre, qu’il doit être bien fortement tenté de s’établir dans celle-ci; je concevrai surtout qu’il abandonne l’Irlande telle qu’elle est de nos jours, en proie à mille discordes intérieures, et dévorée par mille maux qu’il y a trouvés en naissant; j’admettrai aussi qu’étant loin de sa terre et de ceux qui l’habitent, il lui sera difficile de connaître les souffrances dont le soulagement lui appartient; j’irai enfin jusqu’à concéder que le propriétaire, qui est retenu sur son domaine d’Irlande, soit par la médiocrité de sa fortune ou pour toute autre cause, sera moins coupable d’opprimer une population qu’il méprise et déteste en vertu des traditions reçues de ses pères, que ne le serait l’oppresseur exempt de tous préjugés.
Mais ce que je ne puis concevoir, c’est qu’après plus de deux ou trois siècles de persécutions stériles pour convertir l’Irlande au culte réformé, l’aristocratie protestante ne voie pas clairement que l’Irlande est destinée à demeurer catholique, et que la persécution, exercée en vain, a dû enraciner dans l’âme du peuple les haines les plus profondes contre les persécuteurs. Ce que je ne conçois pas davantage, c’est que ce grand seigneur anglais ou irlandais, qui n’est que propriétaire en Irlande, y prétende aux pouvoirs de l’aristocratie; c’est qu’il se croie en droit de commander à ses fermiers de voter aux élections, selon son bon plaisir, et qu’envoyant ceux-ci donner un suffrage indépendant, il s’écrie, dans une douleur profonde, que les liens sacrés qui unissaient le vassal à son seigneur sont brisés. Ce qu’il m’est impossible de comprendre, c’est que celui qui ne réside pas sur des domaines où il est inconnu, ou cet autre, dont la présence sur ses terres ne s’annonce que par des rigueurs; ce juge de paix d’Irlande, qui vit habituellement à Londres, qui vient, en passant, s’asseoir sur le banc des magistrats, et qui, après avoir touché le loyer de ses terres, ne s’en ira pas sans condamner à mort quelques mauvais sujets irlandais; ce ministre anglican, qui vit sur le pauvre, auquel le pauvre paie des taxes, et dont le pauvre ne reçoit rien; qui, venu en Irlande comme missionnaire, n’y est plus que rentier, et qui, se voyant en Irlande entouré de haines et de périls, prend le parti de quitter le pays, et d’aller dépenser, soit à Londres, à Bath ou à Cheltenham, les cinq cents livres sterling de rente que lui rapporte son bénéfice d’Irlande; ce qu’il m’est impossible, dis-je, de concevoir, c’est que de tels hommes, propriétaires, magistrats ou gens d’Église, qui ne font rien pour le peuple, prétendent aux privilèges qui sont l’attribut d’une aristocratie qui gouverne; c’est qu’après avoir délaissé le peuple à lui-même, ils s’étonnent de le voir ignorant, grossier, mourant de faim, et, quand ils l’ont traité en esclave, de le voir vil et dégradé; c’est qu’après avoir été la cause volontaire ou involontaire de ses maux, ils soient surpris d’en être haïs; ce qui passe mon intelligence, c’est qu’après avoir abaissé leur pays à un degré de misère inconnu de tout autre peuple, dans le même temps que l’Angleterre surpassait en prospérité toutes les nations du monde, ils s’indignent de ne pas jouir en Irlande de la popularité qu’obtient l’aristocratie en Angleterre. Ce qui, en un mot, révolte mon bon sens, c’est que, dépourvue de toutes les conditions d’existence, cette aristocratie, qui n’en est pas une, se déclare légitime, juge ses droits sacrés, ses titres inviolables, revendique rigoureusement les honneurs et les respects qu’obtient à grand’peine une aristocratie éclairée et bienfaisante, et qu’elle crie à l’impiété quand le moindre de ses privilèges est attaqué.
Je me trompe, ces passions de l’aristocratie irlandaise ne doivent point me surprendre : elle sont naturelles; celui qui naît propriétaire d’esclaves ne croit-il pas à la sainteté de l’esclavage ?
[1] Le bel ouvrage de M. Augustin Thierry, Histoire de la conquête de l’Angleterre par les Normands , répand quelques vives lumières sur l’histoire de l’Irlande, depuis la conquête de l’Irlande jusqu’à nos jours. Mais il n’entrait point dans le plan de ce grand écrivain d’exposer l’état social et politique de l’Irlande, tel qu’il existe aujourd’hui ; le passé même de l’Irlande n’est qu’un coin de son vaste et brillant tableau.
[2] Mac-Geoghan, t. I, p. 460. — Rich. Musgrave, Irish Rebellions , p. 3. On peut voir la traduction de la bulle d’Adrien dans l’ouvrage de M. Thierry, Conquête de l’Angleterre par les Normands , t. III, p. 12.
[3] « Anno 1160, the King (Henri II) cast in his minde to conquer Ireland ; he sawe that it was commodious for him : considered that they were but a rude and savage people… » Hanmer’s Chronicle, p. 215, t. II. Ancient Irish histories .
[4] Hanmer’s Chronicle, t. II, p. 230. Ancient Irish histories
[5] Mac-Geoghan, t. II, p. 3-6. — L’un portait sur ses armes cette devise française : J’aime mon Dieu, mon roi, mon pays . Un autre, celle-ci : Un Dieu, un roi . Un troisième, cette autre : Ductus non coactus . — Hardiman, History of Galway , p. 9-11.
[6] Campion, p. 20. Ancient Irish histories .
[7] Hanmer’s Chronicle, t. II, p. 228. Ancient Irish histories .
[8] « The bodies and minds of the people endowed with extraordinary abilities of nature. » — V. Discovery of the causes why Ireland was never conquered . Sir John Davis, p. 2.
[9] Leland, t. I, p. 13. — Les deux grandes familles qui, au moment de l’invasion, étaient le plus à même de se disputer la couronne, étaient les O’Connors et les Hi-Nials.
[10] Leland, t. I, p. 11.
[11] Gordon, History of Ireland , t. I, p. 31.
[12] Presque tous les princes irlandais meurent de mort violente. Gordon, t. I, p. 40.
[13] Gordon, t. I, p. 78-90.
[14] Hardiman, Hist. of Galway , p. 40.
[15] Leland, t. I, p. 24 et 37-45.
[16] Mac-Geoghan, t. I, p. 464. — Hist. ecclésiast ., liv. II, ch. XVI.
[17] Gordon, t. I, p 105.
[18] Mac-Geoghan. t. I, p. 462.
[19] Gordon, t. I. — Rich. Musgrave, Irish Rebellions , p. 1.
[20] Lingard, t. II, p. 205. — Hardiman, Hist. of Galway , p. 201.
[21] Thierry, t. III, p. 150 ; — et avant, p. 32. — Gordon, t. I, p. 54. — Leland, t. I, p. 114.
[22] Rich. Musgrave, Irish Rebellions , p. 3.
[23] Mac-Geoghan, t. II, p. 74, 92, 103, 104, 121, 122, 125, 145, 160, 166, 167, 170, 172, 176, 180, 185, 209, 221, 223, 228, 229, 232.
[24] Mac-Geoghan, t. II, p. 26 et suiv.
[25] Mac-Geoghan, Essai sur l’origine des Anglo-Normands , t. II, p. 68, 70 et suiv.
[26] En 1295, sous Édouard Ier , on attribue les maux du pays à l’absence des grands propriétaires, qui ne sont point là pour défendre le pays et leurs domaines. Richard II établit une taxe contre les absents. Henri VIII porte contre eux une loi qui confisque les deux tiers de leurs revenus au profit de l’État. V. Gordon, t. I, p. 200 et 230. — Encyclop. britan . v° Ireland, p. 400.
[27] Leland, t. I, p. 291. — John Davis, Discovery . — Gordon, t. I. — Mém. de lord Charlemont, t. II, p. 450.
[28] Plowden, t. I, p. 38.
[29] Mac-Geoghan, t. II, p. 76, 82, 121, 230.
[30] Hardiman. Hist. of Galway , p. 56.
[31] Leland, t. I, p. 223.
[32] Plowden, t. I, p. 38.
[33] Plowden, t. I, p. 38.
[34] Mac-Geoghan, t. II, p. 22, 139, 140. — Voyez de quelle manière Édouard III convoque l’armée féodale.
[35] Plowden, t. I, p. 38.
[36] Encyclop. britan ., v° Ireland, p. 361. — Gord., t. I.
[37] Il ne prenait d’ailleurs la charge de vice-roi que comme un moyen de faire sa fortune en Irlande. V. Leland, t. II, p. 11.
[38] Leland, t. I, p. 227.
[39] Mac-Geoghan, t. II, p. 161.
[40] Leland, t. I, p. 225. — They neither claimed nor enjoyed the benefits of the english constitution.
[41] Leland, t. I, p. 225.
[42] Voyez aussi Hardiman, History of Galway , p. 68. — No fact is better authenticaded than that, for many centuries, the native Irish continued to enact laws in their own districts to prevent any intercourse whatever with the english settlers, whose rapacity and want of principle, says the historian, were so notorious that they became proverbial.
With one of english race no friendship make,
Shouldst thou destruction will thee overtake ;
He’ll lie in wait to ruin thee, when he can :
Such is the friendship of an English man.
[43] Hist. of Galway , p. 60, 80.
[44] V. Peines portées par la corporation de Galway contre ceux qui entretiennent de certains rapports commerciaux avec les Irlandais, ceux qui les font entrer dans la ville, etc. — Hist. of Galway , p. 64, 199, 201, 202, 205, 213.
[45] Plowden, t. I, p. 41. — Leland, t. II, p. 119, dit : « Wathever causes may be assigned for it, the old english race had by this (Henri VII, 1491), proceeded so far to a coalition with the old natives, that even in the Pale and the very seat of the government the Irish manners and language were generally predominant. »
[46] Encyclop. britann ., v° Ireland, p. 358. — Leland, t. I, p. 320.
[47] Plowden, p. 40.
[48] Leland, t. I, p. 320. — Encyclop. britann ., v° Ireland, p. 358. — Gordon, t. I, p. 276, 281. — Mac-Geoghan, t. II, p. 143-180. — Plowden, t. I, p. 35-40. — Cette prohibition est renouvelée sous Henri VII. — Leland, t. II, p. 106.
[49] Mac-Geoghan, t. II, p. 192. — Encyclop. britann ., p. 560. — Il est à considérer toutefois que l’alliance de Desmond avec une Irlandaise fut plutôt le prétexte légal que la cause réelle de sa condamnation. Son grand crime, aux yeux d’Édouard IV, qui appartenait à la maison d’York, était d’être du parti de Lancastre. Dans les temps de guerres civiles, le parti vaincu n’a rien tant à redouter que les vieilles lois tombées en désuétude à cause de leur cruauté même, ou délaissées comme inutiles ; c’est toujours là que le despote et le tyran vont chercher leurs armes.
[50] Mac-Geoghan, t. II, p. 167, 207, 209 et 216.
[51] Gordon, t. I.
[52] Lingard, t. VII, p. 241.
[53] Plowden, t. I.
[54] C’est-à-dire le serment par lequel on reconnaissait le roi d’Angleterre pour chef suprême de l’Église.
[55] Gordon, t. I, p. 311.
[56] Gordon. t. I, p. 312. — Lingard, t. VIII, p. 396. — Encyclop. britann. , v° Ireland, p. 400. — Plowden, t. I, p. 88.
[57] La plus grande partie de la population n’existait plus après la conquête définitive d’Élisabeth. Gordon, t. I, p. 312. — Toute la contrée changée en un affreux désert. Famine. Peste. Id. — « Le pays, dit un écrivain contemporain, qui auparavant était riche, fertile, très-peuplé, chargé de riches pâturages, de moissons, de bestiaux, est maintenant désert et stérile ; il ne produit plus aucun fruit : plus de blés dans les champs, plus de bestiaux dans les pâturages, plus d’oiseaux dans les airs, plus de poissons dans les rivières ; en un mot, la malédiction du ciel est si grande sur ce pays, que, qui le parcourrait d’un bout à l’autre, rencontrerait à peine un homme, une femme, ou un enfant. » Holingshed, 460.
[58] Acte de la deuxième année du règne d’Élisabeth, établissant l’ uniformité du culte et du test, c’est-à-dire l’obligation, pour tous fonctionnaires publics, de prêter le serment de suprématie avant d’entrer en fonctions.
[59] Gordon, t. I, p. 315. — Plowden, t. I, 97. — « Those within the Pale were equally tenacious of their ancient faith, as those without it », etc. Plowden, t. I, 98. — Jacques Ier fut obligé de faire une proclamation solennelle pour rectifier les idées de ses sujets irlandais, et leur prouver toute leur folie de croire qu’on allait leur donner la liberté de conscience. Id., p. 102.
[60] Plowden, t. I, p. 98. — Gordon, t. I, 312.
[61] Hardiman, History of Galway , p. 212 et 213.
[62] Plowden, t. I, 108.
[63] Hallam, Hist. constit ., t. V, p. 258. — Gordon, t. I, p. 320. — Lingard, t. VIII. — Encyclop. britann ., v° Ireland, p. 365. — Leland, t. II, p. 302.
[64] Leland, t. II, p. 301. — None of the native Irish were to be admitted among their tenantry.
[65] Leland. t. II, p. 431.
[66] Leland, t. II, p. 429. — Hallam, Hist. constit ., 5-260. — Gordon, t. I, p. 328.
[67] That they should not suffer any labourer that should not take the oath of supremacy, to dwell upon their land. — Plowden, t. I, p. 405. — Leland, t. II, p. 431.
[68] Leland, t. II, p. 431.
[69] Id., p. 432.
[70] Id., p. 431.
[71] Id., p. 434.
[72] Lingard, *Règne de Jacques Ier , c. IV.
[73] Leland, t. II, 439. — Gordon, t. I, 322-333. — Encyclop. britann ., v° Ireland, 567. — Lingard, t. IX, p. 175. 450 000 acres firent retour à la couronne, en vertu de ces procédés. — Hallam, Hist. constit ., t. V. 262.
[74] Leland, t. III, 30. — Lingard, t. X, 37. — Hardiman, Hist. of Galway , 105. — Encyclop. britann ., v° Ireland, 368. — Plowden, t. I, 125.
[75] Hardiman, Hist. of Galway , 105.
[76] Owing to severe treatement. Hist. of Galway , p. 105.
[77] Leland, t. III, p. 30. — Hardiman, Hist. of Galway , p. 105. On y trouve les termes mêmes de la question posée au jury.
[78] Hardiman, Hist. of Galway , 105. — Plowden, t. I, 127.
[79] Leland, t. III, 95. — Gordon, t. I, 384. — Hallam, Hist. constit ., t. V, 275. — Plowden, t. I, 151. — Lingard, t. X.
[80] Leland, t. III, 103, 126 et 118.
[81] Hallam, Hist. constit ., t. V, 263
[82] They proceeded with unusual regularity. The sheriff summoned the popish inhabitants to arms. — Leland, t. III, 117.
[83] They vowed not to leave one Englishman in their country. Leland, t. III, 119. Si on en croit l’historien Hume, le massacre des Anglais fut universel, et se fit sans provocation comme sans résistance, without provocation, without opposition . — V. vol. IV. Du temps de Hume, il était bien difficile à un Anglais d’être impartial envers l’Irlande.
[84] Leland, t. III, 127.
[85] Douze mille, selon les uns, cent mille, selon les autres. Le chiffre varie beaucoup, suivant les passions des historiens. J’ai adopté celui qui me paraît se rapprocher le plus de la vérité. Du reste, la grande cause de divergence vient sans doute de ce que les uns comprennent, dans l’énumération des victimes de la rébellion, tant ceux qui ont été l’objet de meurtres individuels que ceux qui ont péri en combattant pendant la guerre civile ; tandis que les autres ne font mention que des personnes qui ont été assassinées spécialement pendant le temps de l’insurrection. C’est en adoptant ce dernier mode de compter que j’ai trouvé le nombre de douze mille, le plus vraisemblable et le mieux justifié. V. du reste Leland, t. III, ch. IV. — Rich. Musgrave, Irish Rebellions , 30. — Lingard, t. X, 375. — Hallam, Hist. constit ., t. V, 277. La version que j’adopte est celle de Warner, Hist. of the Irish rebellions , 397. — Plowden, t. I, 137. — Civil wars in Ireland , 121, Curry.
[86] Leland, t. III, p. 105.
[87] Leland, t. III, p. 195. — Others contended that to dismiss the english unmolested were but to give them the opportunity of returning with double fury… That a general massacre was therefore the safest and most effectual method of freeing the kingdom from such fears.
[88] Lingard, t. X, 201. — Plowden, t. I, 134. — Hallam, t. V, 276.
[89] Hallam, t. V, 275. — Leland, t. III, 97.
[90] V. Hallam, Hist. constit ., t. V, 276. — Plowden, t. I, 135.
[91] Warner, 130. — Leland, t. III, 140. — Hallam, t. V, 279. — Plowden, t. I, 138. — Gordon, t. II, 75.
[92] Les lords-justices étaient, à cette époque, les commissaires du parlement anglais pour le gouvernement de l’Irlande.
[93] Whatever were the professions of the chief governors the only danger the really apprehended was that of a too speedy suppression of the rebels… extensive forfeitures were the favourite object of the chief governors and their friends. — Leland, t. III, p. 160-161. — Gordon, t. II, p. 103-133.
[94] Hallam, t. V, p. 276.
[95] Lingard, t. X, 183. — Civil wars in Ireland J. C., p. 155, 8 décembre 1641, date de l’acte du parlement.
[96] The favourite object both of the Irish governors and the english parliament, was the utter extermination of all the Catholic inhabitants of Ireland. Leland, t. III, 166. — This was a civil war of extermination. Plowden, t. 169.
[97] Hallam, t. V, p. 281. — Gordon, t. II, p. 308. — Civil wars of Ireland , p. 155.
[98] Lingard, t. X, 337. — Plowden, 147. — That no quarters should be given to any Irishman or papist born in Ireland, that should be taken in hostilly against the parliament either upon the sea or in England.
[99] Lingard, t. X, 337.
[100] Id., t. X, 387.
[101] Id., t. XI, 55.
[102] Id., t. X, 266
[103] Lingard, t. X, 532.
[104] Id., t. X, 144. — Civil wars in Ireland , 153.
[105] Leland, t. III, 128. — Civil wars in Ireland , 112. — Leland prouve l’exagération de ces écrivains. ( Éd .)
[106] Hardiman, Hist. of Galway . — Arrivée de lord Forbes dans le comté de Clare, t. V, 117.
[107] Entre autres, violation de la capitulation de Galway. — Hardiman, Hist. of Galway , 32, 133.
[108] Hardiman, Hist. of Galway , 134, 135 ; id., 118.
[109] Lingard, t. II, 64.
[110] Plowden, t. I, 167.
[111] Leland, t. III, 350. — Gordon, t. II, 238. — Lingard, t. XI, 45. — Il n’échappa que trente personnes, qui furent déportées aux Barbades et vendues comme esclaves. Leland.
[112] The enemy proceeded to put all to the sword who were found in arms with an execution as horribly deliberate as that of Drogheda. — Leland, t. III, 353.
[113] Lingard, t. XI, 29.
[114] Civil wars in Ireland , 247. — Plowden, 166.
[115] Encyclop. britann ., v° Ireland, 372. — Gordon, t. II, 281. — Leland, t. III, 398, 401. — Civil wars in Ireland , 281. — Warner, Irish Rebellions .
[116] Leland, t. III, 362. Gordon, t. II, 52. — Comme cet homme, dit Leland, était tout à la lois un papiste et un prélat, ses ennemis ne purent apercevoir dans sa conduite rien, sinon de l’insolence et de l’obstination.
[117] La terreur inspirée par Cromwell fut si grande, que les villes, à cinquante milles de distance, se rendaient à lui, et lui offraient de faire de leurs églises des écuries pour ses chevaux. — Civil wars in Ireland , 246.
[118] Lingard, t. XI, 152. — Gordon, t. II, 277. — Leland, t. III, 394.
[119] Leland, t. III, 394.
[120] Plowden, 162.
[121] Lingard, t. XI, 116.
[122] Lingard, t. XI, 110.
[123] Lingard, t. XI, 112.
[124] Lingard, t. XI, 303. Cet enlèvement des jeunes irlandaises a été le sujet d’un grand tableau de Müller, qu’on admirait à l’une des dernières expositions.
[125] Lingard, t. XI, 152 à 155. — Hardiman, Hist. of Galway , 134.
[126] Lingard, t. XI, 154. — Plowden, 169. — Sir William Petty calcule que plus de cinq cent mille Irlandais périrent et furent détruits par l’épée, la peste, la famine, les fatigues et le bannissement, depuis le 23 octobre 1641 jusqu’en 1651 (onze années). Hallam, t. V, 286.
[127] footnote text
[128] Lingard, t. XI, 153. 155.
[129] Leland, t. III, 396.
[130] Cromwell finding the utter extirpation of the nation, which he had intended, to be in itseft very difficult , and to carry in it somewhat of horror… found out the following expedient of transplantation. Civil wars in Ireland , 275. — Clarendon’s Life , t. II, 116.
[131] Lingard, t. XI, 159. — Civil wars in Ireland , 275.
[132] Lingard, t. XI, 157
[133] Hardiman, Hist. of Galway , 137.
[134] Encyclop. brit ., v° Ireland, 372. — Hardiman, Hist. of Galway , 159. — Leland, t. III, 396.
[135] Plowden, 171.
[136] Lingard, t. XII, 27. — Les acquéreurs des terres de l’Église furent, durant la révolution d’Angleterre, traités avec une extrême sévérité : ce qui vient de ce que c’était une révolution religieuse ; chez nous, l’indulgence la plus grande a été pour eux, parce que notre révolution était politique.
[137] Leland, t. III, 414 et suiv. — Lingard, t. XII, 84. — Gordon, t. II, C. XXVIII.
[138] Hallam, t. III, 241.
[139] Gordon, t. II, 33.
[140] Lingart, t. XII, 93, 436.
[141] Plowden, t. I, 171.
[142] Lingard, t. XIII, 172.
[143] Lingard, t. XII, 306, 307.
[144] Lingard, t. XIII, 341.
[145] Encyclop. brit ., v° Ireland, 375.
[146] Lawrence, part. II, p. 48. — Hallam, t. V, 286. — L’Irlande contient non onze millions d’acres, mais environ vingt millions. L’étendue de ce pays, aujourd’hui bien connue, ne l’était pas il y a un siècle. Je laisse toutefois le chiffre employé par les historiens anciens, parce qu’il sert de base à leur calcul et à leur appréciation de la condition respective des protestants et des catholiques.
[147] Rapparies and Tories.
[148] C’est ainsi que, sous le règne de Henri VIII, une loi fut rendue, qui interdisait l’importation de la laine irlandaise en Angleterre. — V. Encyclop. britann ., v° Ireland, p. 401. — Henri VIII (1542). — Il y avait bien d’autres entraves imposées par la métropole. Par exemple, quoi de plus contraire au commerce et à l’industrie irlandaise que l’obligation où était chaque navire, partant d’un port d’Irlande, d’aller soit à Corke, soit à Drogheda (les seuls lieux où il y eût un bureau de douanes), pour payer les droits du fisc ? (Hardiman, Hist. of Galway , p. 58.)
[149] Guerres de Cromwell. Après la Restauration, loi qui défend l’importation en Angleterre du bétail irlandais. Hist. of England . — Lingard, Charles II .
[150] Excepté la loi des subsides.
[151] Voir la déclaration des lords anglais du 9 juin 1698 ; la réponse du roi du 10 ; la déclaration des communes anglaises du 30 du même mois, et la loi décrétée par le parlement d’Irlande, le 25 mars 1699, par laquelle il est établi sur les draps irlandais un droit d’exportation, équivalant à une prohibition absolue, et qui eut, en effet, pour conséquence immédiate, la ruine des manufactures irlandaises. Ces actes sont rapportés textuellement dans l’ouvrage de Young., Arth. Young’s Travels . — La ruine de ces manufactures n’a pas été un effet imprévu des mesures prises ; elle en était précisément la conséquence désirée et attendue. « Je ferai, disait le roi dans une de ses réponses, tout ce qui dépendra de moi pour faire tomber les manufactures de laine en Irlande. »
[152] Plowden, t. I, 204.
[153] Gabbet’s Digest , 5 et 6. Edward, 6. — Six mois d’emprisonnement ; en cas de récidive, un an ; et, pour la troisième fois, détention perpétuelle contre quiconque professe un autre culte que le culte anglican (1555).
[154] 1558. Élisabeth, c. II, sect. XIV. Amende de 20 liv. st. par mois contre quiconque ne pratique pas le culte anglican : si on s’abstient pendant un an, nécessité de fournir caution de 200 liv. st. — En cas d’obstination à ne point se conformer au culte protestant, bannissement du royaume. Ces lois, faites pour l’Angleterre, ne furent, du reste, jamais complètement exécutées en Irlande.
[155] All popish regular clergy, jesuits, Friars and Bishops or others exercising ecclesiastical juridiction, to depart before 1st mai 1698, or Gaol till transported. — (1698.) V, 9, Will. III, c. I, vol. III, p. 339. — C’est-à-dire, voyez les statuts du parlement irlandais, passés sous la neuvième année du règne de Guillaume III. ch. I, vol. III, p. 339. — Collection en dix-huit volumes. Dublin, 1779. L’auteur a copié textuellement les citations qu’il fait dans cette collection.
[156] Ibid.
[157] Returning, high treason. Ibid
[158] Penalties on harbouring them : first offence, 20 liv. st.; second offence, 40 liv. st. ; third offence, lands for life (1704). 2 Anne, c. 3.
[159] Concealing them. First offence, 20 liv. st. ; second offence, 40 liv. st. ; third offence, lands for life and goods. — Ibid., § 5.
[160] Reward, for discovering and convicting popish clergy, 50 liv st. ; every archbishop, etc., etc., or person exercising foreign ecclesiastical juridiction. — 2 Anne, c. III. § 20, t. IV, p. 200.
[161] La loi ordonnait de poursuivre et de déporter tout prêtre non enregistré comme prêtre d’une paroisse ; or, tout prêtre étranger, arrivant en Irlande, eût été dans l’impossibilité matérielle et morale de présenter une pareille justification.
[162] Oath of abjuration. Registered priests to take oath of abjuration before, 25 mars 1710, or officiating afterwards deemed regular convicts. 8 Anne, c. III, § 22, t. IV, p. 202. Le serment d’abjuration se peut voir textuellement dans Gabbet’s Digest , t. I, ch. X. Ce serment était d’une nature toute politique, et avait pour objet d’exclure les descendants des Stuarts ; il entraînait l’obligation de dénoncer tous complots contre la maison de Hanovre.
[163] Popish priest to be registered at sessions after S. John 1704, and give security not to remove out of the county, or imprisonned till transportation, returning high treason. 2 Anne, c. VII, p. t. IV, 31.
[164] No priest to officiate except in parish, for which registered under pain of regular convict. 8 Anne, c. III, § 25, t. IV, p. 205.
[165] No benefit hereby to extend to ecclesiastick officiating in church or chapel with steeple or bell ; or at funeral in church or churchyard, or exercising the rites ; or wearing the habit save in usual places of worship, or in private houses ; or using mark of ecclesiastical dignity or autority, or taking ecclesiastical rank or title. — 21, 22. George III, ch. XXIV, t. XII, p. 237.
[166] Convert priest taking the oaths and declaration to have 20 liv. st. during residence in the county. — 2 Anne, c. VII, § 2, t. IV, p. 32.
[167] 8 Anne, ch. III, § 18, t. IV, p. 199. — 30 liv. st.
[168] The provision for convert priests increased to 40 liv. st. — 11, 12, George III, ch. XXVII, t. X, p. 279.
[169] 2 justices may summon any papist of 16 years to appear in 3 days, not above 5 miles ; on not appearing, or refusing to testify where and when he heard mass, and by whom celebrated and who present, he shall be imprisonned 12 months unless paying not above 20 liv. st., to the poor. — 8 Anne, c. III, § 21, t. IV, p. 200 (1710).
[170] Pilgrinages and meetings at wells deemed riots ; magistrates to destroy all crosses, pictures, publickly set up, and occasioning such superstitions. — 2 Anne, c. VI, § 26 et 27, t. IV, p. 29 (1704).
[171] … It was a machine of wise and elaborate contrivance, as well filled for the oppression, impoverishment and degradation of a people, and the debasement in them of humane nature itself, as ever proceeded from the perverted ingenuity of man (Burke’s Works , letter to sir H. Langrishe, t. VI, p. 372).
[172] … School masters and other papists liable to transportation shall in 3 months by order at assizes be transmitted to next sea port ; gaol till transported. 8 Anne, ch. III, § 31 (1704).
[173] Ibid. Collector to pay for transported, 5 pounds, to West-Indies, to be received by master or freighters of ships… If found out such merchant’s or master’s custody, to suffer as regular returning. Id., § 32 et 33.
[174] … Sending or suffering to be sent children beyond sea without special licence, liable to penalties, premunire. — 2 Anne, ch. VI, t. IV, p. 12 (1704).
[175] Judges, or 2 justices mays on reasonable suspicion , convene the parent, guardian, etc., etc. And require to produce the child in 2 months ; if not, nor cause for gaining further time... Deemed educated abroad. 2 Anne, c. VI, § 2, t. IV, p. 14 (1704).
[176] No person shall be a member of the house of peers, or of the house of commons ; unless he shall first take the oaths of allegiance and supremacy (1692). 3 Will. et Mary. V. Scully’s Penal laws , p. 65. — No papist to vote at elections of M. P. (member of parliament) without having taken the oaths at sessions and producing certificates. 2 Anne, (1703), ch. VI, § 24, vol. IV, p. 28.
[177] To exclude papists, all persons in office and under the crown, to take and subscribe oaths and declaration and receive sacrament . 2 Anne, ch. VI, § 16 (1703). C’est la fameuse loi du test.
[178] Barrister, attorney, sollicitor, before application to be admitted, must take oaths in 2 Anne, ch. VI, and subscribe declaration 1 George II, ch. XX.
[179] La seule profession libérale qui ne fût pas interdite au catholique d’Irlande était celle de médecin.
[180] Purchase of lands by papists, void. 2 Anne, Vol. IV, ch. VI, § 6 (1703). — p. 17.
[181] Purchase of lands by papists, save 31 years. void. id.
[182] Purchase of lands by papists, save 31 years, reserving 2 thirds of improved yearly value, void. 2 Anne, ch. VI, § 6 (1703).
[183] Purchase of lands by papists, et 8 Anne, ch. III.
[184] Je ne vois d’interdit au catholique que le métier d’armurier, celui de débitant de munitions de guerre, et de garde-chasse, etc. — Papist not to be employed as fowler or keep fire-arms for protestants. 10 W. III, ch. VIII, § 4. — No papist shall keep for sale or otherwise warlike stores, blades, gunbarrels, etc. 20 liv. st. Penalty at a year’s gaol. — 13 George II, ch. VI, § 13.
[185] Il y avait quelques corporations où l’on ne pouvait faire le commerce si l’on n’était pas freeman , c’est-à-dire membre du corps constituant, et nul ne pouvait être élu freeman s’il n’était protestant.
[186] La loi fondamentale des corporations municipales, depuis la réformation, s’opposait à ce qu’elles admissent un catholique dans leur sein. V. Rules and Regulations sous Charles II.
[187] De là le mot de freeman , donné aux membres de la corporation ; c’est-à-dire libre des charges imposées à tous autres.
[188] Holydays in the year limited to 33 (besides sundays) enumerated; and refusing to work on other days punished. 7 W. III, ch. XIV, vol. III, p. 286 (1696).
[189] Papists not to keep above 2 apprentices nor under 7 years. — 8 Anne, ch. III, § 37 (1710).
[190] For seizing papists horses of 5 pounds value and penalty. 7 W. III, ch. v, § 10 et 11 (1696).
[191] Penalty for concealing them. 7 W. III. ch. V.
[192] Papists may notwithstanding. 7 W. III, ch. V : Keep stud-mares and stallions, or their breed under 5 years. 8 Anne (1710), ch. III, § 34, 35 et 36.
[193] Their horses (papists), seizable for militia. 2 George Ier , ch. IX, § 4, 11, 12, 14 et 18.
[194] 20 shillings per day for refreshment of each troop of militia while drawn out, leviable by presentment on papists of the county. 6 George Ier , ch. III, § 4.
[195] Presentment on popish inhabitants of the county, to reimburse robberies, by privateers, etc., George II, ch. VI, §5.
[196] Inheritance of papist shall descend in Gavel-Kind. 2 Ann., ch. VI, § 10 (1703).
[197] Penalties to prevent protestants marrying with papists. 9 W. III, ch. III (1698).
[198] Priest marrying protestants presumed knowingly unless minister’s certificate that they were not. Anne, ch. III, § 26.
[199] Papist to take no benefit by descent, devise, gift , remainder, or trust, of lands whereof any protestant seized in fee or tail. 2 Anne, c. VI, § 7.
[200] No papist to be guardian. Penalty on papist taking guardianship, 500 liv. st. 2 Anne. ch. VI, § 4 (1703).
[201] Chancery may dispose custody to near protestant relation ; and if not fit, to other protestant, 2 Anne, ch. VI, § 4.
[202] On bill in chancery by protestant child against popish parent, suitable maintenance ordered. 2 Anne, ch. VI, § 3 (1703).
[203] From inrolment in chancery of bishop’s certificate of eldest son’s conformity, popish parent made tenant for life , reversion in fee to the son ; maintenances and portions of children (protestant or papist) not exceeding one third. 2 Anne, ch. VI, § 3.
[204] V. 2 Anne, ch. VI, § 3.
[205] This law, though lamentably rigorous was yet, if religious coercions are to be allowed, lamentably necessary … Gordon, History of Ireland , t. II, ch. XXXV.
[206] Papists notwithstanding any licence heretofore, shall deliver up arms to magistrates. — 7 W. III, ch. V. / Refusing to deliver, on demand or search, and also to declare what arms, etc., they or any with their privity have, etc. Fine and gaol, or pillory, or whipping at court’s discretion. 15-16 George III, ch. XXI, §17.
[207] Acte du parlement anglais de 1692. Scully’s Penal laws , p. 64.
[208] Charter Schools, fondées en 1747.
[209] 1691.
[210] Plowden, t. I, 414.
[211] It has not been unusual for great landed proprietors to have regular prisons in their houses for the summary punishment of the lower orders. Indictments preferred against gentlemen for similar exercise of power beyond law are always thrown out by the grand juries. To horse whip or beat a servant or labourer is a frequent mode of correction. — V. Inquiry into the causes of popular discontents in Ireland by an Irish country gentleman, p. 20. — V. G. Lewis, Irish Disturbances , p. 53.
[212] To night ye whigs and tories, both be safe, nor hope, at one another’s cost to laugh; — We mean to souse old satan and the pope; — They’ve no relations here, nor friends we hope... Miscellaneous tracts . Vol. XXIX, Irish office.
[213] Arthur Young, t. I, 81.
[214] Quand on demandait, dans l’intérêt du pays et des pauvres habitants, que les immenses marais qui couvrent l’Irlande fussent desséchés, et qu’on tentât de les livrer à la culture, le parti protestant s’y opposait, sur le prétexte que ce serait un encouragement au papisme. V. Plowden, t. I, 416.
[215] Plowden, t. I, 355-416.
[216] Hardiman, History of Galway , 175. — Une enquête parlementaire constatait qu’il y avait, outre les chapelles particulières et secrètes, 892 maisons consacrées publiquement au culte catholique. Wyse, Catholic association , t. I, 118.
[217] Plowden, t. I, 296. — Encyclop. britann ., 381.
[218] G. Lewis, Irish Disturbances , 4.
[219] Les whiteboys volent rarement ; souvent ils prennent des armes, non pour eux, mais pour leur parti. Exemples de plusieurs qui, dans leurs expéditions, trouvent de l’argent sous leur main, et ne le prennent pas. G. Lewis, Irish Disturbances , 212. — Ils ne prennent de l’argent que comme moyen de défense de leurs compagnons poursuivis en justice. Ibid., p. 275. — Ils ont, à cet effet, des collecteurs, des percepteurs, un trésorier, une caisse. Ibid., p. 276-278.
[220] Young’s Travels , t. I, 82, édition in-8 de 1780.
[221] Whiteboysm is a permanent association… G. Lewis, Irish Disturbances , p. 124.
[222] Telle que les Right-Boys en 1785 ; Peep of day Boys en 1772 : Steel-Boys, Oak Boys en 1764 ; en 1806, Thrashers, Terry-Alts, Whitefeet et Blackfeet.
[223] G. Lewis, Irish Disturbances , p. 164.
[224] G. Lewis, Irish Disturbances , p. 221.
[225] Ibid.
[226] G. Lewis, Irish Disturbances , 221.
[227] Voici un exemple d’avertissement de ce genre : — « Take notice… that unless you give up your transgressing and violating and attemting persecuting poor objects or poor miserable tenants, remark the country is not destitute of friends; or otherwise if you do not give over your foolishness or ignorance, you will be made an example in the country that never was beheld . Captain Rock. » — Ibid., p. 101.
[228] Ibid., 225, et aussi Carding. — Ibid., 107, 146 et 226.
[229] Ibid., 226.
[230] G. Lewis, Irish Disturbances , p. 250 et 265.
[231] Ibid., p. 269.
[232] Ibid., p. 271. — It is impossible to obtain information without payment.
[233] Ibid, 262.
[234] Ibid., 273.
[235] Ibid., 263.
[236] G. Lewis, Irish Disturbances , p. 14. — Ibid., p. 108.
[237] Ibid., p. 14.
[238] Ibid., p. 115.
[239] G. Lewis, Irish Disturbances , p. 128-136.
[240] Ibid., p. 34. — Gordon’s History of Ireland , t. II ch. XXXVII.
[241] Misery ! Oppression ! Famine ! Hardy, Life of lord Charlemont , t. I, 173. — Je renvoie à l’ouvrage de M. George Lewis tous ceux qui voudraient posséder des détails plus circonstanciés sur les associations dont le whiteboysme forme le type. Cet ouvrage est intitulé Irish Disturbances , publié à Londres en 1836. — Le livre de M. George Lewis est, sans contredit, un des plus curieux, en même temps que l’un des plus importants ouvrages qui aient jamais été publiés sur l’Irlande. // Note de la septième édition . — M. G. Lewis, dont l’ouvrage est si souvent cité dans le cours de ce livre, est aujourd’hui sir G. Cornwall Lewis, membre du parlement, qu’on a vu successivement ministre de l’intérieur, chancelier de l’échiquier, et qui est en ce moment ministre de la guerre.
[242] A war of the peasantry against the proprietors and occupiers of the land. — (G. Lewis, Irish Disturbances , p. 106.)
[243] Après avoir assisté aux grandes manœuvres de Postdam, La Fayette dînait chez le grand Frédéric, lorsque celui-ci lui ayant un peu ironiquement demandé quelle était l’importance des armées qu’il avait commandées en Amérique, La Fayette lui fit cette modeste et spirituelle réponse.
[244] M. Rigby master of the rolls. Plowden, t. I, 428. — V. aussi idem , p. 429, 430, 433, 439.
[245] A voice from America shouted to liberty, dit Flood. Hardy’s Life of lord Charlemont , t. I, p. 387.
[246] Papists may after august 1778 take leases for years not above 999 years 1778. — (George III.) 17-18 Anne, ch. XLIX.
[247] 17 et 18 George III, ch. XLIX, § 6.
[248] Ibid.
[249] Plowden, t. I, 487, 492, 505. — Gordon, t. I, 263. — Hardy’s Life of lord Charlemont , t. I, 380.
[250] Plowden, t. I, 487-492.
[251] Hardy’s Life of lord Charlemont , t. II, p. 154.
[252] Plowden, t. I, 567.
[253] Leland, t. II. 108. — Lingard, t. VII, 386. — Plowden, t. I, 395.
[254] That no power on earth, save the king, the lords, and the commons had the right to make laws for Ireland. — Plowden, t. I, 513 et 620.
[255] Plowden, t. I, 595.
[256] Ibid., t. I, 626 ; t. II, 20.
[257] Expression usitée dans le style du temps (1650).
[258] En 1651 ; dans son plan d’union, l’Irlande envoyait trente membres au parlement.
[259] Loi Poynings. V. le chapitre précédent.
[260] En 1782.
[261] Plowden, t. I, 521.
[262] 1782. — 21-22 George III, ch. XXIV.
[263] Ibid., ch. XXIV, § 12.
[264] Ibid., ch. XXIV.
[265] Ibid.
[266] 1782. — 21-22 George III,ch. XXIV, § 11.
[267] Ibid., ch. LXII.
[268] Ibid., § 5.
[269] Plowden, t. I, 623.
[270] Ibid.
[271] Hardy’s Life of lord Charlemont , t. II, 25.
[272] Ibid., t. I, 141.
[273] Hardy’s Life of lord Charlemont , t. II, 100-113.
[274] Gordon, t. II, 286.
[275] Plowden, t. I, 451.
[276] Plowden, t. I, 356. — Infamous pensions to infamous men , dit Grattan, le 12 octobre 1779. V. t. I, p. 25, Speeches . — Le gouvernement avait aussi des fonds secrets. V. Plowden, t. I, 452.
[277] Plowden, t. I, 355. — Gordon, t. II, p. 243 et 330. — Sujet de déclamation pour les patriotes, dit cet historien.
[278] V. Plowden, t. I, p. 404, 435, 441, 449, 457, 478, 497, 545.
[279] Gordon, t. II, p. 307.
[280] Plowden, t. I, 382.
[281] Gordon, t. II. — Plowden, t. I, 387.
[282] Hardy’s Life of lord Charlemont , t. I, 103.
[283] The ministers have sold the prerogatives of the crown to buy the privileges of the people. (Grattan sale of peerages, séance du 8 février 1791). Grattan’s Speeches , t. IV, 17.
[284] Plowden, t. I, 372. — Gordon, t. II, p. 244.
[285] Gordon, t. II, p. 198. (En 1700.)
[286] Ibid., t. II, p. 245.
[287] Hardy’s Life of lord Charlemont , t. I, 217. — Plowden, t. I, 385.
[288] Hardy’s Life of lord Charlemont , 216.
[289] Gordon, t. II, 245.
[290] Plowden, t. I, 386. — Gordon, t. II, 247.
[291] Plowden, t. I, 414. — Lord Townsend laissa, quand il quitta l’Irlande, un arriéré de 265 000 liv. st. — Plowden, t. I, 420.
[292] Ainsi il arriva lorsqu’en 1780 une motion en faveur de la liberté commerciale fut votée par le parti ministériel lui-même. (Plowden, t. I, 491 et 504.) — Ainsi font, en 1769, plusieurs pensionnés du ministère qui, au grand étonnement du vice-roi, votent contre le bill qui attribuait au parlement anglais l’initiative des lois de finances. — Plowden, t. I, 395.
[293] V. Hommages rendus à la minorité du parlement, en 1781, par les volontaires de l’Ulster. — Plowden, t. I, 569.
[294] Hardy’s Life of lord Charlemont , t. I, 355.
[295] Exemples dans Plowden, t. I, 596, 598 et 614.
[296] Voyez les faits, Plowden, t. I, 535.
[297] Wolf Tone’s Memoirs , t. I, 223.
[298] Hardy’s Life of lord Charlemont , t. II, 259. — « To all classes of men whatever… »
[299] Hardy’s Life of lord Charlemont , t. II, 324.
[300] Belfast politics . (Compilation publiée en 1794 à Belfast.)
[301] Right or wrong, success to the French ! They are fighting our battles ; and if they fail, adieu to liberty in Ireland for one century. Tone’s Memoirs , t. I, 205. — Ibid., 190-195.
[302] Hardy’s Life of lord Charlemont , t. II, 330. — Gordon, t. II, 322.
[303] Tone’s Memoirs , t. I, 158. — Belfast politics , 17. — Gordon, t. II, 322.
[304] Hardy’s Life of lord Charlemont , t. II, 223-330.
[305] Belfast politics , 17.
[306] Ibid., 48.
[307] Ibid.
[308] Ibid., 55.
[309] Tone’s Memoirs , t. II, 200.
[310] A liberty boy. V. Tone’s Memoirs , t. I, 376.
[311] Tone’s Memoirs , t. I, 78.
[312] Ibid., 110.
[313] Ibid., 189.
[314] Ibid., 172.
[315] Rich. Musgrave, Irish rebellions , appendix, 78 :
[316] Rich. Musgrave, Irish rebellions , appendix, 165 :
[317] Tone’s Memoirs , t. I, 176. — On rencontre ce nom pour la première fois, à la date du 18 août 1792, dans les mémoires de W. Tone. C’est lui qui, dans un banquet d’amis, propose de former une société appelée les Irlandais-Unis .
[318] Ibid., 162.
[319] Ibid., 69.
[320] Ibid., 270.
[321] Ibid., 207.
[322] Ibid., t. I, 123. — Ibid., t. II, 172. — Ibid., 136.
[323] Tone’s Memoirs , t. I, 245.
[324] Ibid., 199
[325] Ibid., 245, 247, 249.
[326] Ibid., 51.
[327] Ibid., t. II, 135.
[328] Ibid., t. I, 175.
[329] Ibid, t. I, 216.
[330] Ibid., 108 et 279.
[331] Ibid., t. II, 89, 161 et 166.
[332] Tone’s Memoirs , t. II, 167. Ibid., 133.
[333] Wyse, Catholic association , t. I, 114.
[334] From 24 june 1792, papist may be admitted barrister. 1792. 32 George III, ch. XXI.
[335] 1792. 32 George III, ch. XXI, § 16.
[336] William III, ch. III repealed. 1792. 32 George III, ch. XXI.
[337] No papist shall incur penalty by not attending service in his parish-church on sunday. 1793. 55 George III, ch. XXI. § 11.
[338] 1793. George III, ch. XXI.
[339] 1793. 33 George III, ch. XXI.
[340] Papists may hold all offices civil and military and places of trust without taking any oath, or receiving sacrament. — 1793. 33 George III, ch. I, § 7, et ch. XXI, § 9.
[341] Tone’s Memoirs , t. I, 175. — Ibid., t. II, 166-168.
[342] Ibid., t. I, 169-170.
[343] Ibid., 189.
[344] Ibid., 275.
[345] Tone’s Memoirs , t. I, 197-198.
[346] Hardy’s Life of lord Charlemont , t. II, 324.
[347] Tone’s Memoirs , t. I, 258.
[348] Ibid., 182.
[349] Le ministère anglais, dit Wolf Tone, dans ses Mémoires, profita de la terreur causée par les horreurs de la Révolution française, t. I, 105.
[350] Belfast politics , 135.
[351] 1793. The convention-act.
[352] Tone’s Memoirs , t. I, 279.
[353] Sous le nom du général Smith .
[354] Dans la baie de Bantry.
[355] Tone’s Memoirs , t. II, 245-269.
[356] Ibid., 462. — « What would these gentlemen have (disait Napoléon à Wolf Tone, le 2 février 1798, en parlant des jacobins), France is revolutionized ! Holland is revolutionized ! Italy is revolutionized ! Switzerland is revolulionized ! Europe will be soon revolutionized ! But it seems it is not enough to content them ! I know well what they want : they want the domination of thirty or forty individuals, founded on the massacre of three or four millions. »
[357] L’aristocratie fournit pourtant à ce mouvement insurrectionnel un noble et illustre chef, lord Edward Fitzgerald, dont la vie agitée et la fin tragique ont offert au célèbre Thomas Moore le sujet d’un livre plein d’intérêt, intitulé : Life and death of lord Edward Fitzgerald . L’esprit de l’insurrection de 1798, ses préparatifs, son but, et les causes qui l’ont fait échouer sont très bien développés dans cet ouvrage. Tout est vrai dans le récit de Thomas Moore, qui, cependant, a l’attrait de la fiction. C’est qu’il y a tout un roman et tout un drame dans la vie et la mort d’Edward Fitzgerald.
[358] On trouve aussi un exposé très-remarquable de cette insurrection dans l’ouvrage de M. Thierry, Conquête de l’Angleterre par les Normands , t. III, 469.
[359] Le récit des violences, des massacres, des dévastations exécutés tant par les insurgés que par leurs ennemis, les soldats anglais et la milice protestante d’Irlande, se peut voir dans Gordon, t. II, 384. — Les plus grands excès, de part et d’autre, se passèrent dans le comté, et notamment dans la ville de Wexford. On en trouve le récit détaillé dans un ouvrage intitulé : History of the insurrection of the county of Wexford , 1798, par Edward Hay, Dublin, 1803. — À Wexford, les catholiques rebelles, maîtres de la ville, font une affreuse boucherie de protestants ; un tribunal, sorti tout à coup de la foule populaire, se constitue, et, installé sur le pont de Wexford, décide de la vie ou de la mort de ses ennemis. Tous les condamnés sont aussitôt jetés à la rivière. Ceci se passait le 20 juin 1798. C’est le 2 septembre de l’Irlande.
[360] Hardy’s Life of lord Charlemont , t. II. 399. — Gordon, t. II. 402.
[361] Gordon, t. II, 390.
[362] Protestant loyalists were forcibly prevented by bayonnets of the military from entering the court. Ibid., 391.
[363] Catholic prisoners had been tortured by repeated floggings to force them to give evidence against him. Ibid., 391.
[364] Gordon, t. II, 456.
[365] Ibid., 399.
[366] Gordon, t. II, 419.
[367] Encyclop. britann ., v° Ireland, 385.
[368] Gordon, t. III, 267.
[369] Ibid.
[370] Tone’s Memoirs , t. II, 519.
[371] Ibid., t. II, 520.
[372] Ibid., t. II, 523.
[373] En 1799.
[374] Grattan’s Speeches . — Collection des discours de Grattan, prononcés tant au parlement d’Irlande qu’au parlement d’Angleterre, et publiés par son fils. 4 vol. in-8, 1822.
[375] Grattan’s Speeches , t. IV, 9. — V. aussi Gordon, t. II.
[376] Grattan’s Speeches , t. IV, 37.
[377] Ce sont les termes exprès de l’article 8 de l’acte d’union : — « Toutes les lois, toutes les cours de justice subsisteront telles qu’elles sont établies, assujetties néanmoins aux changements qu’y pourra faire le parlement uni, selon que les circonstances l’exigeront. » 39 et 40 George III, ch. LXVII.
[378] Le lecteur qui voudrait connaître à fond la tentative d’insurrection de 1803 doit lire le volume intitulé Robert Emmet . Voir la note de la page 9 de la préface de la première édition.
[379] Ce chapitre a été ajouté tout entier à la septième édition.
[380] L’histoire, les procédés, les actes, les délibérations du comité catholique se trouvent dans l’important ouvrage de M. Wyse, intitulé : Historical sketch of the late catholic association , 2 vol. in-8, 1829.
[381] Toutes les notes indiquées par un chiffre entre parenthèses se trouvent à la fin du volume.
[382] V. partie historique, première époque.
[383] V. partie historique, deuxième époque.
[384] V. partie historique, troisième époque.
[385] V. partie historique, quatrième époque.
[386] Voir, dans la notice sur l’état de l’Irlande en 1862, § 7, la révolution que tend à faire dans la propriété la loi nouvelle, qui facilite la vente des terres, même grevées de substitutions.
[387] Le recensement de la population, publié en 1851, constate qu’à cette époque il y avait en Irlande 135 589 cabanes faites en terre détrempée (mud cabin), ne contenant qu’une seule pièce pour tous les membres de la famille, de tout âge et de tout sexe. — Agricultural statistics ( Ireland ), 1860. ( Note de la septième édition , 1862.)
[388] Depuis que ceci a été écrit, l’Irlande a été le théâtre d’une famine plus affreuse qu’elle n’en avait jamais éprouvée : celle des années 1846 et 1847. Voir, sur ce sujet, la notice jointe à la septième édition. Chaque année, la question de la famine ou de la disette continue à se poser. Celle de la misère du plus grand nombre ne se pose pas ; elle est résolue d’avance. ( Note de la septième édition , 1862.)
[389] Aujourd’hui les White-Boys continuent à épouvanter de leurs attentats l’Irlande, et notamment les comtés de Tipperary, de Limerick, de Cavan et de Donegal ; ils s’appellent les Molly-Maguire. ( Note de la septième édition , 1862.)
[390] Depuis que l’auteur a porté ce jugement sur la justice criminelle en Irlande, quelques réformes salutaires y ont été opérées, entre autres l’admission des catholiques sur le banc des juges. Voir les Études contemporaines sur l’Irlande , par M. l’abbé Perraud, t. Ier , ch. IV. — Voir aussi la Notice sur l’état présent de l’Irlande , placée en tête de ce volume, § 5. ( Note de la septième édition , 1862.)
[391] Voir note { Note 3 page 1 } de la page 291 sur la réforme municipale, et le § 7 de la Notice sur l’État présent de l’Irlande (1862).
[392] Voir au dernier alinéa de la page 304 l’état actuel des revenus de l’Église anglicane.
[Note 1] Wakefield, Account of Ireland, t. I, p. 216.
[Note 2] Giraldus cambrensis, Ancient Irish Histories, Campion, p. 13.
[Note 1] Wakefield, t. I, p. 86, 92, 93, 98. — Mason, t. II, p. 501.
La plus grande étendue de bogs est contenue dans la vaste plaine qui forme le bassin central de l’Irlande et qui peut se décrire par deux lignes tirées, l’une de l’île d’Howth à Sligo, l’autre de Wicklow à Galway ; l’espace compris entre ces lignes est de 2 831 000 acres. Le mot marais par lequel on traduit quelquefois bog, rend mal le sens de ce dernier terme. Le caractère d’un sol marécageux est en général d’être très bas, tandis que les tourbières d’Irlande sont quelquefois à près de cinq cents pieds au-dessus du niveau de la mer. Encyclopœdia Britannica, v° Ireland, p. 391.
[Note 1] En Connaught, tout le monde parle l’irlandais. V. History of Galway, Hardiman, p. 313.
[Note 1] On a estimé que ces pauvres cultivateurs en Irlande sont dans la proportion de 199 catholiques contre un protestant. Scully’s Penal Laws, p. 143.
[Note 2] V. Third report of the Irish poor Inquiry, 1836.
« It appears that in Great Britain the agricultural families constitute little more than a fourth, while in Ireland they constitute about two-thirds of the whole population ; that there were in Great Britain, in 1831, 1 055 982 agricultural labourers ; in Ireland, 1 131 715, although the cultivated land of Great Britain amounts to about 34 290 000 acres, and that of Ireland only to about 14 600 000 ; we thus find that there are in Ireland about five agricultural labourers for every two that there are for the same quantity of land in Great Britain. »
[Note 1] L’Irlandais ne mange de viande qu’une fois l’an, le jour de Noël.
Un des grands inconvénients de la pomme de terre, comme fond d’aliment pour une population considérable, c’est : 1° la difficulté d’en transporter une grande quantité d’un lieu à un autre. Tel village a des pommes de terre en abondance, non loin d’un autre qui est dans la disette. Mais comment le premier fera-t-il parvenir au second l’excédent de sa richesse ? 2° Les pommes de terre ne se conservent pas, de sorte qu’une année d’abondance ne peut compenser une année de disette. V. Selections from the evidence received by the poor Irish Inquiry commissioners. 1835, p. 225.
[Note 2] Id., p. 220.
[Note 3] V. Selections of the Irish poor Inquiry, p. 296 (1835).
[Note 1] Lettre du duc de New-Castle du 7 mars 1727. Boulter’s Letters. T. I, p. 181.
[Note 2] Tithes Inquiry. House of lords. 1832. 2e report, p. 95.
[Note 3] Poor Irish Inquiry, 2e report, 1836, p. 4.
[Note 1] Wakefield, Account of Ireland, t. I, p. 224.
[Note 2] L’auteur a en général adopté les résultats de l’enquête commencée en 1835 par ordre du parlement, et dont les principaux commissaires étaient le docteur Whately, archevêque protestant de Dublin, le docteur Murray, archevêque catholique, MM. Carlisle, Corrie, Vignoles, More O’Ferral, etc. Les travaux immenses de cette commission lui ont paru mériter la plus grande confiance. Ils sont l’image la plus fidèle de l’Irlande. C’est encore voyager en Irlande que de les parcourir. L’auteur n’a pas sans doute négligé de consulter les importantes publications de M. Nicholls, autre commissaire chargé plus récemment d’une nouvelle enquête sur l’état de l’Irlande. Mais il est impossible, pour quiconque a visité ce pays, de ne pas reconnaître que les constatations de la première enquête et les appréciations des premiers commissaires ont un caractère de vérité, de soin minutieux et d’exactitude parfaite, qui ne se trouve point au même degré dans les rapports de M. Nicholls.
Note de la septième édition (1862). — Aujourd’hui les faits sont toujours les mêmes, quoique les chiffres soient différents. On meurt toujours de faim en Irlande, quand on ne possède pas le moyen d’en émigrer. Mais il faut reconnaître qu’un grand nombre de ces trois millions d’indigents signalés dans l’enquête de 1835 ne se voient plus, la grande famine de 1846-1847 les ayant détruits. Si l’on veut avoir la constatation officielle et détaillée de leur mort, on la trouvera dans l’immense enquête à laquelle a donné lieu le recensement de 1851. (Census of Ireland.)
[Note 3] En juillet 1835, je parcourus le comté de Mayo (Connaught) ; et comme je traversais la paroisse de New-Port-Pratt, j’y trouvai toute la population debout, et donnant, au milieu d’une extrême agitation, les signes du plus violent désespoir. C’était la saison de la disette, le peuple était affamé. L’agitation de ces malheureux venait moins de leur misère que de leurs espérances ; on leur avait annoncé des secours promis par l’Angleterre, et ces secours, ils les attendaient. Dans cette situation, l’arrivée d’un étranger au milieu d’eux fit sensation. Une voix s’écria que c’était un envoyé du gouvernement anglais, et en un instant ce bruit se répandit dans toute la foule et dans tout le pays. J’eus à dissiper ces illusions. Je vis alors de mes propres yeux ce que c’est qu’une population entière mourant de faim, épuisée par le jeûne, demandant à grands cris du travail, et réduite à une stérile oisiveté. Voulant me former par moi-même une idée exacte du degré de misère de tous les habitants de cette paroisse, je visitai au hasard un grand nombre de cabanes dont elle se compose. Voici quelques détails statistiques que j’ai rapportés de cette enquête. Sur 11 761 habitants de la paroisse, il y en a 9 838 qui n’ont d’autre coucher que de la paille et de l’herbe, 7 531 n’ont pas même de bois de lit, et couchent par terre. Sur 206 personnes dont se compose le petit village de Derry-Laken (l’un des villages de la paroisse), il n’y en a que 39 qui possèdent une couverture pour la nuit ; les autres, durant la nuit, meurent de froid comme de faim. Je trouvai, dans le cours de mes visites, douze familles qui, au milieu du jour, n’avaient pas encore rompu leur jeûne, faute d’aliments. J’ai vu un pauvre malheureux alité, dont l’unique maladie provenait d’un trop long jeûne imposé par la misère ; il était tout honteux de son indigence, et se laissait mourir de faim plutôt que de mendier.
L’année 1835, pendant laquelle j’ai fait cette visite à New-Portpratt, n’est point comptée, dans les annales de l’Irlande, comme une année très malheureuse.
La famine dure en général de trois à quatre mois ; elle commence vers la fin d’avril, époque à laquelle les pommes de terre de l’année précédente commencent à être mauvaises parce qu’elles germent, et dure jusqu’à la fin d’août, c’est-à-dire jusqu’au moment où se fait la nouvelle récolte de pommes de terre.
[Note 1] Il y a en Angleterre quelques petits propriétaires (yeomen et freeholders), dont le nombre diminue chaque jour, les petites terres s’absorbant de plus en plus dans les grandes. En Irlande, ils sont presque entièrement, sinon inconnus.
On a à tort donné le nom de yeomen, en Irlande, aux habitants des campagnes qui, pendant le mouvement de 1798, se joignirent à l’armée anglaise pour réprimer l’insurrection. C’étaient tous des fermiers et non des propriétaires. Or, le yeoman est celui qui cultive lui-même la terre dont il est le propriétaire.
[Note 1] La population agricole est aussi quelquefois placée sur la terre suivant un autre système.
Supposez un village composé de cent familles auxquelles un propriétaire livre deux cents acres de terre, attribuant à chacune d’elles deux acres dont il fixe la rente, soit à une livre sterling l’acre, les cent familles lui devront chacune deux livres sterling, en tout, deux cents livres sterling. Il est établi que si l’une d’elles ne paie pas ce qu’elle doit, toutes les autres seront tenues de sa dette, c’est-à-dire qu’elles sont constituées solidaires les unes des autres. — C’est ce qu’on appelle le système de fermage en commun (joint tenancy).
[Note 1] In Ireland the owner of the fee has in many cases parted with all beneficial interests in his land, except the receipt of a chief-rent, which is not increased, the lease being for lives, and renewable for ever. The ground so let is again underlet and subdivided till at last there come to be six or seven removes between the owner of the fee and the occupying tenant. (Lord Stanley’s speech, 5 juillet 1832. — House of lords.)
[Note 1] V. dans Wakefield’s Account of Ireland, t. I, p. 287, les exactions auxquelles se livrent les middlemen. — Arthur Young’s Travel, t. II, p. 97, édition in-8. — Et aussi enquête de 1832, State of Ireland, p. 247, et autres.
[Note 2] Je n’ai entendu sur ma route, en parcourant l’Irlande, que des imprécations des pauvres fermiers contre le taux exorbitant des rentes qu’exigent d’eux les propriétaires. Cependant je pourrais me défier de mes propres notes sur ce sujet, si je ne les trouvais entièrement confirmées par tout ce qui, en cette matière, peut faire autorité, les ouvrages des voyageurs célèbres et dignes de foi, aussi bien que les documents parlementaires : Arthur Young, qui voyageait en 1779 ; — Wakefield, qui parcourait l’Irlande en 1840 ; — Inglis en 1834 ; — et toutes les enquêtes parlementaires de 1825, de 1830, de 1835 et 1836.
[Note 3] Voici un exemple : en général, le pauvre agriculteur qui prend à loyer une petite étendue de terre en paie la location au propriétaire, au moyen de journées de travail qu’il fait pour celui-ci, et dont le prix se compense avec les rentes ; mais qui fait le compte de ces journées de travail, qui en fixe la valeur ? c’est le propriétaire ; et dans un compte ainsi fait le pauvre cultivateur est d’ordinaire complètement dupe. C’est une des causes les plus certaines de misère pour la population agricole.
[Note 1] À l’exception de la médecine.
[Note 1] V. G. Lewis, Irish Disturbances, p. 79 et 320.
[Note 2] Is it the custom to let farms to the highest bidder ? — It is. — Enquête de 1832. — Tithes, commons, 3717. — Fitzgerald, 215, — Are they let by public advertisement ? Some are, and some not. Idem, 3759.
Note de la septième édition (1862). — « En Irlande, les 9/10e de la population vivent exclusivement de la terre. » (Senior’s Journal, 1862, p. 14.)
[Note 1] C’est maintenant une vérité constatée par des autorités irrécusables, que, sous le poids des charges dont la terre est grevée, le pauvre agriculteur ne saurait tirer du sol de quoi payer son fermage et se soutenir lui et sa famille. Il est également reconnu que ses moyens d’existence ne sont suffisants que si, pendant tout le temps qu’il ne consacre pas à la culture de son champ, il trouve de l’emploi comme ouvrier à gages. Or, cette seconde ressource, sans laquelle la première est incomplète, lui manque presque toujours ; si l’on excepte le temps des semailles et celui de la récolte, on peut affirmer qu’en Irlande, l’habitant des campagnes ne peut pas compter sur deux jours d’emploi régulier. — Dans toute la province de Connaught il y a six mois de l’année durant lesquels toute la population agricole manque absolument d’ouvrage et demeure oisive sur la terre où elle n’a rien à faire, ni rien pour vivre. Les provinces moins misérables, telles que Munster et Leinster, ne fournissent jamais à la population agricole de travail constant, et dans les paroisses les plus heureuses il y a toujours au moins trois mois d’oisiveté forcée pour les ouvriers. — V. Selections of the poor Irish Inquiry, 1835, p. 207 ; 214 ; G. Lewis, Irish disturbances, p. 27.
[Note 2] V. troisième rapport de Poor irish inquiry, 1835.
[Note 3] V. G. Lewis, Irish disturbances, p. 79.
[Note 1] La première expulsion des fermiers qui se fit un peu en grand en Irlande arriva par l’effet d’un autre calcul. C’était vers l’an 1760 ; alors le prix du beurre était exorbitant sur le marché irlandais ; de là un grand intérêt pour les propriétaires d’augmenter l’étendue de leurs prairies et de convertir les terres labourées en pâturage. De là la nécessité d’expulser beaucoup de fermiers.
Note de la septième édition(1862). — En ce moment l’expulsion des petits fermiers se poursuit en Irlande avec plus de violence peutêtre que jamais. Les uns se sauvent par l’émigration, quand ils peuvent en faire les frais ; les autres meurent. Presque tous les propriétaires irlandais tendent à n’avoir plus que de grandes fermes, pour l’exploitation desquelles ils font venir d’Écosse des fermiers possesseurs d’un capital.
[Note 2] On ne saurait faire de l’état de ces petits fermiers irlandais aucune peinture qui ne soit au-dessous de la vérité. Quiconque a vu leur condition pensera que les couleurs du tableau que je présente sont beaucoup trop faibles. Du reste, la tyrannie des propriétaires irlandais est un texte qui, pour être développé, demanderait plus d’un chapitre et plus d’un volume. Ceux qui voudraient plus de détails et plus d’autorités peuvent lire ce que dit à ce sujet Arthur Young, t. II, sect. IV, Tenantry of Ireland. Wakefield, t. I, p. 510. — Wakefield ne peut mieux comparer, dit-il, le fermier et le propriétaire d’Irlande qu’au serf et au noble de Russie : « To call the farmer tenant would be a perversion of terms ; to name the latter Landlord, would be a prostitution of language. » V. aussi Mason, Statistical account and survey of Ireland.
[Note 1] There has been a great many of the old people turned off that became beggars, and good many of them died of want. V. State of Ireland, enquête de 1832, p. 471.
[Note 2] The crimes committed by the White-Boys as a punishment, for the violation of their commands, may be reduced to three heads : 1° death ; 2° corporal infliction ; 3° destruction of property. G. Lewis, Irish disturbances, p. 225, 226, 239.
[Note 1] Secrets et serments des White-Boys, G. Lewis, p. 164.
[Note 2] V. dans G. Lewis, comment le White-Boysme prend sa source première dans les rapports du propriétaire et du fermier. Irish disturbances, p. 58 et 106.
Note de la septième édition (1862). — Je lis dans le journal de M. Senior (p. 182) les lignes suivantes, qui montrent toujours existante en Irlande la confédération du White-Boys :
« Les procédés de ces sociétés, lui dit son interlocuteur, ont plus de force que la loi même, dont elles empruntent d’ailleurs les formes. Je me rappelle le cas récent d’un membre de cette société qui, ayant commis quelque infraction à ses règles, fut mandé devant son tribunal. Un jour sa maison fut cernée ; deux White-Boys le sommèrent de se rendre au lieu où se tenait la session de leurs assises. Il obéit, comparut devant ses juges, et fut condamné à mort. Un membre du tribunal ayant plaidé en sa faveur quelques circonstances atténuantes, sa peine fut convertie en celle de la transportation. En conséquence, deux membres de la société furent délégués à l’effet de l’accompagner jusqu’au port d’embarquement, de payer son passage et de le voir partir. Il fut solennellement averti que s’il revenait, il serait impitoyablement fusillé. »
[Note 3] G. Lewis, p. 232, 233.
[Note 4] G. Lewis, p. 232, 233.
[Note 5] Pendant ces années, dans le comté de Killkenny, un propriétaire ne peut expulser un fermier, ou donner sa terre à bail, que du consentement et selon le gré des White-Boys. G. Lewis, p. 25.
[Note 1] Irish disturbances, G. Lewis, p. 119.
[Note 2] V. le White-Boys act de 1775. La peine de mort y est inscrite dans chaque article.
[Note 3] V. l’Insurrection act de 1796. Renouvelé en 1807 à cause des Trashers. — G. Lewis, 43, la loi du 11 février 1832 et le Coercion act de 1833.
[Note 4] D’après l’Insurrection act, quiconque était trouvé hors de sa maison après le coucher du soleil était arrêté et passible de la peine de la déportation.
[Note 5] V. Coercion bill. Loi du 2 avril 1833, art. 13.
[Note 6] Oak-Boys, en 1764. Les enfants du chêne. — V. G. Lewis, p. 34. — V. aussi Hardy’s Life of lord Charlemont, t. I, 185.
[Note 7] Steel-Boys. Les enfants d’acier.
[Note 8] Right-Boys. Les enfants du droit.
[Note 9] Nom d’un chef et d’une reine imaginaires.
[Note 10] Trashers ou batteurs, en Connaught. V. G. Lewis, p. 41.
[Note 11] Pieds-Blancs et Pieds-Noirs. V. G. Lewis, p. 84.
[Note 12] Il y a bien d’autres noms encore sous lesquels la guerre des agriculteurs aux propriétaires s’est déclarée et dont je ne parle pas ; par exemple : les Carders, les Shanavates, les Caravats, les Black-hens, les Kirkavallas, les Ribbonmen. (State of Ireland, enquête 1832.) — V. du reste le chapitre de l’introduction, intitulé : les White-Boys, à la fin de la troisième époque.
[Note 1] Quoique l’esprit de parti religieux soit encore bien fort en Irlande, il y a un esprit de parti plus grave en ce moment ; c’est l’esprit de parti du pauvre contre le riche, de la démocratie contre l’aristocratie. Au jury l’accusé irlandais récuse bien plus le riche que le protestant ; il aime mieux le protestant pauvre que le catholique riche. — V. enquête de 1832, State of Ireland, p. 206.
[Note 1] Lorsque je parle de gouvernement libre, je n’entends pas un gouvernement fondé sur l’assentiment constaté de tous les membres du corps social réunis pour délibérer sur la meilleure forme de gouvernement. Je parle ici de liberté dans le sens anglais et féodal du mot : or, pris dans cette acception, liberté est synonyme de privilège. Dans une société d’origine féodale, il n’y a pas un seul droit qui ne soit privilège. Le principe féodal est que tout procède du roi. — Le roi est maître de tout le royaume, de la vie, de la liberté de tous ceux qui le couvrent. S’il ne possède plus toutes les terres, c’est qu’il les a concédées ; s’il ne peut les reprendre, c’est qu’il s’en est interdit la faculté ; s’il ne dispose plus de la vie et de la liberté de ses sujets que dans certains cas et suivant certaines formes, c’est qu’il en a abandonné le pouvoir. S’il y a dans tout le royaume un comté, une ville, une paroisse, qui se gouverne et s’administre autrement que par son ordre et suivant sa volonté, c’est encore parce qu’il s’est dessaisi de son autorité à cet égard. On ne dit point en Angleterre : La liberté est un droit imprescriptible de l’homme ; mais on dit : Le droit de n’être arrêté, poursuivi en justice, et troublé dans sa propriété, que suivant la forme et par les magistrats désignés par la loi, est un privilège concédé par le roi Jean, et qui depuis n’a cessé d’appartenir à tout Anglais.
Si l’on perd de vue ce point de départ, je crois fort difficile de bien saisir l’esprit de toute société anglaise. On se demande quelquefois pourquoi rien dans les institutions anglaises n’est rationnel ; c’est que tout y procède du fait, et rien du droit. Telle institution existe, non point parce qu’elle est juste et en harmonie avec les autres, mais parce qu’il a plu à un roi de la fonder en dépit de sa discordance avec tout le reste de l’édifice social. Vous voyez, à côté d’une garantie précieuse pour les libertés, un pouvoir exorbitant, source de tyrannie : c’est que l’une fut arrachée à un prince faible par ses sujets plus forts que lui : et l’autre, cent ans après, imposée au peuple par un roi puissant. Il est difficile de trouver en Angleterre un ensemble quelconque d’institutions qui soient unies entre elles par un lien logique. Chacune des institutions est le don d’un roi, l’effet d’un accident, le besoin d’une circonstance, jamais l’œuvre d’un principe. Voilà pourquoi en Angleterre, quand une question politique se présente, vous n’entendez point les orateurs remonter aux principes du droit et de la justice ; mais chacun recherche les précédents. La victoire est assurée, non pas à celui qui raisonne le mieux, mais à l’orateur qui montre comment fut décidé un cas semblable sous Édouard III, ou sous la reine Anne. Ceci explique pourquoi en Angleterre il n’y a pas une autorité publique qui n’agisse, et pas un droit privé qui ne s’exerce au nom du roi ; il n’existe peut-être pas de monarchie où le pouvoir royal soit si restreint, et où le nom du roi soit si souvent invoqué. De fait le roi n’a presque plus d’action nulle part ; il est en nom partout. Il a toujours le droit ; ses sujets ont la concession. Quand par hasard un droit n’émane pas directement du roi, ne croyez pas qu’il soit la conséquence logiquement déduite d’un principe ; en ce cas il procède de la coutume, c’est-à-dire de ce qui échappe le plus aux règles du raisonnement. Je n’en citerai qu’un exemple : la publicité du parlement et la publication de ses débats est considérée avec raison comme l’un des plus graves éléments de la liberté de la presse. Cependant sur quoi repose cette publicité ? — Sur un droit ? — Non, sur un abus. En principe, l’assemblée du parlement est secrète ; car si le peuple a des privilèges, le parlement a aussi les siens ; et quoiqu’en fait toutes les séances des Lords et des Communes soient ouvertes au public, et leurs débats publiés dans les journaux, il dépendrait d’un seul lord et d’un seul député de faire évacuer la salle par le public, et de mettre ainsi la presse dans l’impossibilité d’en rendre compte. Nul ne le fait cependant ; pourquoi ? Parce que la coutume s’y oppose. La coutume est en Angleterre la plus puissante de toutes les lois. — Aussi le principe de la publicité parlementaire, de la liberté de la presse, est-il plus solidement établi en Angleterre que dans aucun des pays où ces principes forment des articles exprès de la constitution. Ainsi tout en Angleterre vient du roi ou de la coutume ; il en est de même en Irlande, pays anglais. Lors donc que je parle de libertés, de droits politiques, d’indépendance, j’entends l’indépendance, les droits et les libertés qui résultent du privilège devenu droit, et de l’usage toléré devenu institution. C’est dans ce sens que le gouvernement de l’Irlande est un gouvernement libre.
[Note 2] Le seul droit politique un peu considérable qu’ait l’Angleterre et dont l’Irlande ne jouit qu’avec beaucoup de restriction, c’est le droit de posséder des armes.
Une loi de 1807 (47 George III, sect. II, chap. CLIV), qui ne fait que continuer des interdictions précédentes, veut qu’en Irlande nul ne conserve une arme en sa possession, si ce n’est, avec l’autorisation des magistrats ; — la même autorisation est nécessaire pour se la procurer. Une loi de 1817 (57 George III, chap. IV), renouvelle les dispositions de cette même loi qui sont encore reproduites par la loi du 13 août 1834 (4 et 5 Guillaume IV, ch. LIII).
Une loi de 1830 (1 Guillaume IV, chap. XLVI) interdit toute importation et toute vente en Irlande des armes et des munitions de guerre, si ce n’est avec la permission du vice-roi ou des magistrats, selon les circonstances.
[Note 3] Cette règle n’est pas sans exception : des lois récentes ont supprimé presque toutes les administrations particulières existantes en Irlande pour la perception des revenus publics, telles que ceux de l’excise, de la douane, du timbre et des taxes générales ; cette perception a été, par les mêmes lois, remise aux agents des administrations analogues existantes en Angleterre. — V. lois 7 et 8 George IV, chap. LIII (1827-1828) ; — 10 George IV, chap. XXII (1830) ; — 4 et 5 Guillaume IV, chap. LI (1834-1835) ; — 5 et 4 Guillaume IV, chap. L (1833-1834) ; — George IV, chap. LV (1828) ; — 4 et 5 Guillaume IV, chap. LXVI (1834-1835). — Le principe suivant lequel l’impôt public est perçu en Irlande est absolument le même qu’en Angleterre, avec cette seule différence que l’Irlande ne paie point l’impôt foncier auquel l’Angleterre est sujette (the assessed and land taxes). — Ces lois montrent la tendance moderne qu’éprouve l’Angleterre à abolir les institutions spéciales que l’Irlande possède pour lui donner en retour les lois de la GrandeBretagne ; mais jusqu’à présent elles ne sont que des exceptions.
[Note 1] L’Irlande est divisée en 32 comtés. Lorsqu’en 1172 et dans les années suivantes ils se sont établis en Irlande, les Anglo-Normands qui, pendant plus d’un siècle, avaient vécu parmi les Saxons, tombés sous leur joug, firent, dans l’organisation du gouvernement irlandais, un singulier mélange de normand et de saxon. Shire et comté, en Angleterre, étaient synonymes : le premier, mot saxon ; le second, mot normand. Ils ont donné le mot normand au comté irlandais, ce qui ne les a pas empêchés d’appeler l’officier royal du comté du nom saxon de sheriff (shire-reve). — Ils ont subdivisé le comté en districts à peu près correspondants aux hundreds saxons ; mais, tout en imitant la division saxonne, ils ont appliqué à ces districts un nom normand, les ont appelés des baronies et leur ont donné pour magistrats les high constables des hundreds saxons.
[Note 2] On a vu dans la note précédente que les Anglo-Normands ont, dans la division qu’ils ont faite de l’Irlande après la conquête, partagé les comtés en baronnies. Ils ont aussi fractionné les paroisses en Townlands comme pour reproduire le Township saxon. La baronnie n’est le centre d’aucun intérêt collectif, et ne constitue jusqu’à présent, en Irlande, qu’un morcellement administratif du comté. Il en est de même du Townland, qui n’est rien autre chose qu’un fractionnement de la paroisse. Il n’y a de pouvoirs politiques que dans l’État, dans les comtés, dans les corporations municipales et dans la paroisse.
[Note 1] Le traitement du président des États-Unis est de 120 000 fr.
[Note 1] Par exemple, en cas d’insurrection générale du pays, en cas de menace d’une invasion étrangère, etc., il peut, comme le roi d’Angleterre, suspendre la loi d’habeas corpus, c’est-à-dire la loi qui garantit la liberté individuelle, et mettre en vigueur la loi martiale ; sauf à rendre compte ensuite au parlement des mesures qu’il a prises, et à demander un bill d’indemnité pour avoir violé les principes sur lesquels repose la constitution du pays. C’est ainsi qu’agit lord Cambden, vice-roi d’Irlande, en 1798, après les mesures énergiques qu’il avait employées pour réprimer l’insurrection de cette époque. — V. loi 21 et 22, George III, chap. XI. — Act for the better securing the liberty of the subject.
[Note 2] Ces pouvoirs que possède le vice-roi d’Irlande, et qu’en Angleterre la couronne n’a pas, consistent dans la faculté que lui donnent les lois actuelles : 1° de soumettre à de certaines règles exceptionnelles de police telle ou telle partie du pays reconnue par lui dans un état particulier d’agitation. Ces principales règles qu’il peut prescrire extraordinairement sont : l’obligation d’être rentré chez soi avant le coucher du soleil ; celle de n’en sortir qu’une heure après son lever ; de ne pas porter d’armes ; de souffrir la nuit des visites domiciliaires ; 2° de soumettre à une juridiction autre que celle du droit commun les personnes poursuivies à raison de ces infractions, devenues des crimes par l’état spécial du lieu où elles ont été commises, ou tous autres délits. — V. loi du 31 août 1835. C’est le dernier vestige du Coercion bill. Il existe du reste entre le caractère du roi et celui du vice-roi une différence constitutionnelle qu’il n’est pas nécessaire de rappeler au lecteur : c’est que le roi d’Angleterre est inviolable et irresponsable, tandis que le vice-roi d’Irlande n’est ni l’un ni l’autre.
[Note 1] …That he had taken the Lord’s supper…
[Note 2] En 1800.
[Note 1] Les pétitions contre l’union portèrent plus de 700 000 signatures, tandis que celles qui étaient favorables au projet n’excédèrent pas 4 000 à 5 000.
[Note 2] V. dans l’introduction historique les phases diverses de l’existence du parlement irlandais, et les circonstances dans lesquelles l’union législative de l’Irlande à l’Angleterre s’est accomplie.
[Note 1] D’après l’art. 4 du traité d’union, les pairs d’Irlande fournissent vingt-huit membres à la Chambre des lords d’Angleterre, non compris quatre pairs ecclésiastiques. Ces vingt-huit pairs sont nommés par eux à vie et remplacés à mesure des extinctions ; les lords ecclésiastiques sont désignés seulement pour une session.
C’est un système différent de celui qui est pratiqué pour l’Écosse. Les lords écossais désignés par leur corps pour siéger dans le parlement anglais ne sont point nommés à vie, ni pour une seule session, mais bien pour toute la durée du parlement. — Il y a en tout quatre cent trente-cinq membres dans la Chambre des lords, dont seize pairs écossais et vingt-huit pairs irlandais. Outre les vingt-huit pairs irlandais siégeant à ce titre dans la Chambre des lords, un grand nombre d’autres y ont été appelés par la faveur royale, et y figurent comme pairs d’Angleterre.
[Note 2] Ces représentants de l’Irlande dans le parlement britannique sont au nombre de cent cinq, — deux pour chaque comté, ce qui, à raison de trente-deux comtés, en donne déjà soixante-quatre ; trente-neuf sont nommés par des villes, et deux par l’université de Dublin : le tout conformément à l’art. 4 du traité d’union de 1800. L’Angleterre et le pays de Galles envoient au parlement cinq cents membres ; l’Écosse cinquante-trois ; ce qui, en y ajoutant les cent cinq membres irlandais, fait un total de six cent cinquante-huit membres. Ainsi l’Irlande est à peu près pour un sixième dans la représentation parlementaire de la Grande-Bretagne à la Chambre des communes.
[Note 3] La loi électorale est absolument la même en Irlande qu’en Angleterre pour les représentants des villes à l’élection desquels concourt tout individu occupant un loyer de la valeur de 10 liv. st. (de 250 fr.). Il n’y a de différence que pour l’élection des représentants des comtés, qui en Angleterre sont élus par tous les propriétaires (freeholders), possédant un revenu au moins de 40 shillings (50 fr.) ; tandis qu’en Irlande il n’y a d’électeurs de comté que ceux qui jouissent d’un revenu foncier d’au moins 10 liv. st. (250 fr.). Jusqu’en 1829 la loi électorale des deux pays était la même ; mais à cette époque les électeurs de comté à 40 shillings ont été abolis ; ce fut une concession du parti libéral et populaire en considération de l’émancipation catholique accordée à l’Irlande par le même acte. — Quant aux électeurs à 10 liv. st. des villes (Ten-Pounders), l’Irlande les doit comme l’Angleterre à la loi de réforme de 1832, qui a, dans les deux pays, aboli également les bourgs-pourris.
Note de la septième édition (1862). — La loi électorale de 1850, 13 et 14 Vittoria, C. 69, a ajouté aux électeurs précédemment existants, toute personne en possession d’une terre payant 12 liv. st. (300 fr.) pour la loi des pauvres, et l’habitant des villes payant 8 liv. st. (200 fr.) pour le même objet. (Thom’s directory, 1862, p. 667.)
[Note 1] Les quatre cours d’Irlande se composent aussi de douze juges. Il n’en est pas un seul dont le traitement soit moindre de 100 000 fr. Celui du lord chancelier d’Irlande est de 250 000 fr.
[Note 2] L’habeas corpus. Je demandais un jour à un jurisconsulte distingué d’Angleterre quel était le vrai sens de cette loi célèbre, et en quoi consistait son efficacité tant vantée. « L’habeas corpus, m’a-t-il répondu, n’est autre chose que le principe que nul ne peut être arrêté sinon dans les formes et pour les causes déterminées par la loi. — Mais, lui ai-je répliqué, ce principe figure dans toutes les constitutions écrites, et cependant dans le pays même où il est proclamé, il arrive souvent qu’on le viole. — La sanction du principe, a repris mon interlocuteur, se trouve dans le droit qui, en vertu de l’habeas corpus, appartient à toute personne arrêtée de se faire conduire devant l’un des douze juges d’Angleterre, et là d’y demander compte des causes de son arrestation. — Mais, ai-je répondu, il en est de même en France ; nul, aux termes de nos lois, ne doit demeurer en prison plus de vingt-quatre heures sans être conduit devant le magistrat chargé de l’interroger, et cependant cette prescription de la loi est souvent méconnue. — Voici, a repris aussitôt le jurisconsulte anglais, la garantie que vous cherchez dans notre loi : c’est que tout individu, fonctionnaire ou non, qui commet un acte arbitraire ou contraire à la loi, celui qui l’ordonne comme celui qui l’exécute, est responsable devant les tribunaux. — Mais il en est de même chez nous, ai-je répliqué encore une fois. » Alors l’Anglais est resté muet. Voyant son embarras, je lui ai adressé cette seule question : « Quelle est la formalité que doit remplir celui qui, ayant à se plaindre d’un abus de pouvoir, d’un acte arbitraire, d’une atteinte portée illégalement à sa liberté, veut poursuivre devant les tribunaux soit l’instigateur de l’acte, soit l’agent ? — Il n’a aucune formalité à remplir, m’a répondu le légiste anglais ; il traduit directement le fonctionnaire inculpé devant le tribunal du droit commun. Sa citation n’est subordonnée à l’autorisation d’aucun pouvoir supérieur ; et dans tous les cas, le fait objet de la plainte est soumis à un jury. » — Cette dernière réponse m’a suffi. Jusqu’alors je ne voyais dans la loi anglaise que le principe de la liberté individuelle ; j’ai commencé à voir tout à la fois le principe et sa garantie. Cette garantie du droit est plus précieuse que le droit lui-même. Il n’y a guère de gouvernement tyrannique qui n’ait la prétention d’être libre ; et cela est si vrai que l’on entend dire sans cesse aux amis du despotisme que c’est dans les pays de pouvoir absolu que règne la véritable liberté. Qu’on voie les constitutions de tous les pays ; toutes proclament à peu près les mêmes droits pour les citoyens : d’où vient que sous l’empire des unes on jouit de libertés que ne donnent point les autres ? C’est que celles-là placent à côté du droit la garantie, qui dans celles-ci est omise. Il n’y a donc de constitution véritablement libre que celle qui, en prescrivant une liberté et en proclamant un droit, offre en même temps la garantie de ce droit et de cette liberté.
[Note 1] La moindre évaluation porte ce nombre à 2 700. J’en ai compté 3 000 dans le Dublin Almanak. Un certain nombre a pu être retranché alors de la révision faite des juges de paix d’Irlande, à l’époque du couronnement de la reine Victoria, qui a donné à tous les fonctionnaires publics une nouvelle investiture.
[Note 1] V. Blakstone, t. II, ch. IX.
[Note 2] Ces réunions hebdomadaires sont ce qu’on appelle les Pettysessions.
[Note 1] Il y a bien de certaines infractions que la loi recommande au juge de punir d’office ; mais il n’existe point auprès de lui de fonctionnaire public qui appelle son attention sur ces infractions. L’avocat de la couronne ne siège point en permanence dans l’enceinte de la justice. Il n’y vient qu’occasionnellement, lorsqu’un cas spécial l’y appelle, comme ferait un avocat chargé d’une cause particulière. Sa présence n’est point, comme chez nous, une condition d’ordre public, sans laquelle la justice est présumée impossible. — En Angleterre et en Irlande les avocats de la couronne ne cessent pas de plaider des affaires particulières, tout en exerçant de temps à autre leurs fonctions publiques. — Le mal résultant du défaut de ministère public a été depuis longtemps senti en Irlande ; et l’on a souvent tenté d’y remédier. Déjà l’usage a étendu le nombre des cas dans lesquels l’avocat de la couronne poursuit d’office. Il y a d’ailleurs une certaine classe de crimes spéciaux à l’Irlande, et qui, considérés comme politiques de leur nature, doivent être recherchés par la partie publique ; tels sont tous les crimes entachés de whiteboysme, ce qui comprend la grande série des attentats dont la possession de la terre est l’objet, les émeutes, les insurrections ; et comme ces crimes sont extrêmement nombreux, à raison de l’état agité du pays, la coutume s’est établie d’envoyer dans chaque comté, tant à l’époque des assises qu’à celle des Quater-sessions, un avocat de la couronne (crown-sollicitor) qui prend en main les affaires dont le titre et la gravité réclament son intervention. C’est un commencement de ministère public ; mais l’organisation de ce pouvoir est encore vague et incomplète ; et à l’heure qu’il est, il y a encore plus de la moitié des poursuites délaissées à l’action particulière des individus. Tout, du reste, indique que bientôt on nommera en Irlande, pour chaque comté, un crown-sollicitor, résident et en permanence dans la ville, siège de la justice, et auquel on interdira toute pratique autre que celle de son office public.
[Note 2] Pour avoir copie de l’acte d’accusation, l’accusé doit payer un droit de 5 à 6 shillings au greffier de la couronne (clerk. of the crown), V. Courts of Ireland. Enquête, au mot Crown office, p. 96 et 137. — Quant au refus des cahiers d’enquête, v. id.
[Note 1] L’auteur tient des sources les plus dignes de foi, qu’en Irlande, sur 2 700 juges de paix environ, il y en a à peine 400 qui soient catholiques, c’est-à-dire un peu moins d’un septième.
Note de la septième édition (1862). — Le nombre des catholiques admis à la commission de paix est en progrès ; mais les protestants en forment encore l’immense majorité.
[Note 2] Cette négligence des juges de paix d’Irlande est signalée dans toutes les enquêtes officielles. V. notamment l’enquête sur les cours d’Irlande (Courts of justice in Ireland) aux mots Clerk of the peace et Clerk of the Crown.
[Note 1] C’était en Irlande une coutume établie de délivrer aux prévenus de légers crimes (misdemeanours), une copie des cahiers d’information ; mais à l’occasion d’un procès fait aux Catholic Delegates (c’est-à-dire aux représentants de l’association catholique réunie à Dublin), la cour du banc du roi (King’s bench) a pris une décision contraire à cet usage, et depuis ce temps la copie des pièces a été refusée. V. Courts of justice in Ireland. Enquête de 1826. — Crown office, 1827, p. 96.
[Note 2] V. exemple du refus positif de la population d’aider les magistrats à rétablir l’ordre troublé. Enquête de 1832, State of Ireland, p. 206.
[Note 3] G. Lewis, Irish disturbances, p. 254.
[Note 4] Note de la septième édition (1862). — Tout récemment Beckam, l’assassin de M. Fitzgerald, très justement condamné à mort pour un crime agraire par la commission spéciale et par le jury de Tipperary, s’est posé en martyr sur l’échafaud où il a été pendu, et a reçu de la multitude assemblée une véritable ovation. « Ni lui ni la foule, dit M. Senior dans son journal, ne pensaient qu’il eût commis un crime. » (Journal de 1862, p. 371.) C’est grâce à cette sympathie populaire que Hayes, l’assassin de M. Braddle, tué en plein midi dans la ville de Tipperary, il y a quelques mois, échappe à toutes les recherches de la justice.
[Note 1] Art. 105 du grand jury act. — To the prosecutor, when in poor circumstances (besides his expences), further allowance to be made for trouble and loss of time. — Id. for witness. 6 et 7. W. IV, ch. CXVI.
[Note 1] V. nombreux exemples de pareils cas dans l’enquête sur les Courts of justice in Ireland. Au mot quarter-sessions, p. 4.
[Note 1] Les cas infiniment rares où ils ont désigné pour leur président un autre que l’assistant Barristers sont cités comme des exceptions tout à fait extraordinaires. La loi qui a créé l’assistant Barrister en Irlande est l’acte 36. George III, ch. XXV.
[Note 1] Il y a 32 comtés en Irlande.
[Note 2] Ces officiers sont nommés en Angleterre sous l’autorité du roi, et en Irlande sous l’autorité du vice-roi, par le lord chancelier.
[Note 3] Les autres fonctions générales remplies par cet officier se réduisent à peu de chose.
Le lieutenant du comté a le commandement de la milice qui aujourd’hui n’a plus d’existence que dans la loi (en ce sens que son principe qui vit toujours ne serait remis en vigueur que si des circonstances majeures, telles que la crainte d’une invasion, faisaient sentir la nécessité de cette force nationale) ; dans ce moment, en Irlande, la milice n’est pas même organisée sur le papier. La véritable autorité du lieutenant est celle qu’il possède comme juge de paix, et comme chef de tous les juges de paix de son comté, dont il est l’intermédiaire auprès du gouvernement central. C’est lui qui présente au choix du chancelier ceux qui sont appelés à le devenir, et demande la révocation de ceux qui ont démérité.
On a vu dans le chapitre précédent la part considérable que prend le shérif à l’exécution de la justice par la formation des listes du jury. Ses autres fonctions générales consistent à convoquer les électeurs pour le choix des membres du parlement en exécution du writ de convocation qui lui est adressé par le gouvernement, à présider les élections et en constater le résultat ; c’est à lui qu’il appartient d’autoriser ou refuser les meetings. Il est d’ailleurs l’agent général dans le comté de tous les actes réguliers du pouvoir exécutif, ministériel ou judiciaire. Il est le principal officier du comté, et le principal représentant de l’autorité royale. Le lieutenant, dont les attributions sont différentes et moindres, est pourtant dans le comté un personnage beaucoup plus considérable que le shérif ; son importance lui vient de sa position sociale : il est le premier de l’aristocratie. Le shérif, au contraire, n’occupe parmi l’aristocratie qu’un rang secondaire ; il tient son rang de son autorité, et c’est par celle-ci seulement qu’il s’approche de l’aristocratie.
Plusieurs des fonctions du shérif sont de nature si basse, telles, par exemple, que l’obligation personnelle d’exécuter les suppliciés lorsque nul exécuteur salarié ne peut être trouvé, ou bien encore l’exécution quotidienne de certains mandats de justice, que l’office de shérif serait absolument impossible pour toute personne d’un certain rang et d’une certaine condition, sans la faculté qui est donnée à ce magistrat d’avoir un suppléant (under-sherif), lequel emploie luimême souvent des agents secondaires.
Outre les fonctions générales attribuées aux juges de paix pour l’exécution de la justice, et dont l’exposé a été présenté plus haut, ces officiers remplissent dans le comté pour le gouvernement général un certain nombre de devoirs, dont voici les plus importants : ce sont eux qui arrêtent la liste générale des citoyens propres à remplir les fonctions de juré, sur laquelle le shérif choisit les membres du grand et du petit jury. Il leur appartient de délivrer ou de refuser les licences nécessaires pour faire le commerce des liqueurs fortes. Ce sont eux qui ont la police générale de la grande voirie, et ils sont ainsi investis (art. 146 du grand jury act) de plusieurs attributions d’ordre et de sûreté publique qui chez nous sont remises au préfet et au maire. Par exemple : un dommage arrive soudainement à un pont, il y a urgence d’y faire une réparation : qui l’ordonnera ? — Deux juges de paix réunis en petty-sessions (V. act. 49 du grand jury act). — La loi établit les règlements en matière de voirie ; mais ce sont les juges de paix qui les font exécuter ; et ils ont le droit de faire arrêter quiconque y contrevient (art. 146 du grand jury act). Lorsque l’ingénieur du comté estime qu’il y a nécessité de suspendre l’usage d’une route nouvellement construite, ce sont deux juges de paix qui l’ordonnent. (Art. 59, id.)
Les juges de paix sont maintenant en possession de tous les pouvoirs qui autrefois étaient confiés à des magistrats élus par le peuple. Chacun d’eux a tous les pouvoirs qu’avait le tithingman ou dizainier du township saxon ; dans leurs petty-sessions de baronnies, ils tiennent une cour analogue à celle du hundred ; leurs quartersessions ont remplacé la cour du shérif ou du comté.
Les juges de paix sont en principe des agents révocables du prince ; en fait, et en Angleterre surtout, ils sont comme inamovibles. Les mœurs sont plus fortes que les lois ; or, ces mœurs ont consacré qu’un juge de paix ne peut être destitué que pour des faits qui seraient de nature à le faire mettre en jugement. M. Philipps, premier commis du ministère de l’intérieur à Londres, me disait qu’il n’avait pas souvenance d’un juge de paix destitué en Angleterre. Jamais, par exemple, un dissentiment politique, en matière électorale, ne pourrait être un grief invoqué par le gouvernement contre un juge de paix. Ces mœurs se sont naturellement établies au profit des juges de paix, membres d’une aristocratie forte et puissante.
Les juges de paix ne ressemblaient en rien dans l’origine à ce qu’ils sont devenus aujourd’hui. Lorsque Édouard III s’attribua le pouvoir de nommer ces magistrats, ces conservateurs de la paix, qui étaient à l’élection du peuple, il ne vit dans cette usurpation qu’un moyen d’affaiblir la puissance populaire en accroissant la sienne ; il en nomma deux ou trois par comtés. V. Blackstone t. II, ch. IX. Réduits à ce petit nombre, ils pouvaient être encore des agents du prince ; mais à mesure que l’aristocratie grandit en pouvoir, elle cessa d’agir dans l’intérêt du prince ; le prince fut obligé d’agir pour elle, et de nommer autant de juges de paix qu’il plut à celle-ci qu’il y en eût. Dans l’origine, le prince s’empara de tous les pouvoirs du peuple : l’aristocratie, plus tard, saisit presque tous les pouvoirs des agents du prince. Quand elle n’a pas détruit les fonctions de ceux-ci, elle leur a du moins ôté tout ce qu’elles avaient de considérable ; c’est ainsi qu’elle n’a laissé au shérif royal que celles de ses attributions qui sont insignifiantes ou ignobles ; et si elle a respecté le vieil emploi populaire du coroner, comme le prince l’avait respecté lui-même, c’est que ni roi, ni aristocratie, n’ont été tentés de disputer à l’élu du peuple le droit de faire des enquêtes sur le cadavre des morts.
[Note 1] Tels que canaux, etc.
[Note 2] En principe général la paroisse anglaise est tenue de faire et d’entretenir toutes les routes situées dans sa circonscription. Elle n’échappe à cette obligation que lorsqu’elle est traversée par une route que le gouvernement central (c’est-à-dire le parlement) a ordonnée, et qui s’exécute en vertu d’une commission appelée Tumpike trust. La charge de l’exécution et de l’entretien d’une pareille route pèse entièrement sur les commissaires nommés par le même acte du parlement (Trustees), et qui, en compensation de cette charge, établissent un droit de passage sur la route : droit considérable qui grève d’une lourde taxe tout voyageur en Angleterre, racheté peut-être par l’avantage des routes les plus belles et les plus commodes qui soient au monde. — Cette obligation, qui pèse sur toute paroisse anglaise, fut jadis imposée également aux paroisses d’Irlande. C’est ce qu’atteste une loi rendue sous Jacques Ier, en 1612. — Mais les paroisses d’Irlande ayant, à ce qu’il paraît, mal rempli l’office qui leur était remis, une autre loi rendue sous Charles Ier (X, ch. 1) transporte cette attribution aux autorités du comté. Une autre loi du temps de la reine Anne confie aux juges de paix réunis en sessions, le pouvoir de nommer les inspecteurs des routes, dans le cas où les paroisses auraient omis de le faire. — On voit comment, faute d’exercer ce pouvoir, les paroisses l’ont perdu au profit du comté.
[Note 1] Special sessions et road sessions.
[Note 2] Ordinairement 100 ou 150, choisis par le shérif sur la liste totale des citoyens désignés comme propres à remplir les fonctions des jurés, par les juges de paix réunis en quarter-sessions. En général, tout freeholder est porté sur cette liste.
[Note 1] Pour bien apprécier la nature du grand jury d’Irlande, il ne faut point oublier que ce conseil, auquel est remise l’administration du comté, est, avant tout, comme son propre nom l’indique, destiné à rendre la justice. Il est d’abord corps judiciaire ; et puis on le fait, par extension, corps administratif. Quelques jours avant l’arrivée du juge d’assises, ce grand jury, convoqué par le shérif, se livre à l’examen des affaires du comté ; mais ce travail est, en quelque sorte, provisoire ; tant que le juge n’est pas arrivé, le grand jury semble agir comme un mineur dont le tuteur est absent. — Le juge d’assises n’assiste cependant point aux délibérations du grand jury. Tandis que le conseil administratif se livre à ses travaux, le juge expédie les procès civils et criminels ; mais, quoique occupées de soins différents, les deux autorités siègent à peu de distance l’une de l’autre ; une cloison seule les divise. Séparé du juge, le grand jury n’en agit pas moins sous l’autorité de celui-ci ; le juge est là tout près de lui pour l’éclairer de ses conseils et réformer ses erreurs. Le grand jury craint-il de se tromper sur le véritable sens d’une loi, il consulte le juge. N’ose-t-il résoudre une question délicate, il remet la décision au juge. Le grand jury manque-t-il à quelqu’un de ses devoirs essentiels, le juge y supplée d’office. Un tiers est-il intéressé à constater cette négligence ou cette omission, il la dénonce au juge, qui sur-lechamp la répare. En général le juge approuve les actes du grand jury ; quelquefois il les rectifie ; toujours il les contrôle. Rien de ce qui émane du conseil administratif du comté n’a d’autorité exécutoire que sous la sanction du juge. En Angleterre, le juge d’assises ne possède aucun de ces pouvoirs. Il fait bien, en sa qualité de juge, une foule d’actes d’administration ; mais il n’existe entre lui et le conseil des juges de paix aucune simultanéité d’action. Aucun lien légal ne rattache leurs autorités l’une à l’autre. Les quarter-sessions, où se tient le conseil du comté, sont tout à fait distinctes des assises tenues par le juge. Ces deux assemblées se réunissent à des époques différentes. Il n’existe donc, entre le conseil des juges de paix en Angleterre et le juge d’assises, aucun rapport ; l’un est absolument indépendant de l’autre. Chacun des actes des juges de paix anglais peut sans doute être déféré soit à l’une des cours de Westminster, soit au juge des prochaines assises ; mais ce juge n’est point là prononçant comme en référé sur toutes les questions qu’il plaît, soit au grand jury, soit aux autres parties intéressées, de lui soumettre ; et les résolutions administratives que prend l’assemblée des quarter-sessions n’ont pas besoin, pour être coercitives, de l’exequatur du juge. C’est donc sous l’autorité du juge d’assises que le grand jury d’Irlande délibère. — Il est, sous un autre rapport, moins libre dans sa sphère d’action que les juges de paix anglais réunis en quarter-sessions. Ceux-ci sont, à vrai dire, souverains dans la limite de leurs pouvoirs, sauf le recours légal aux tribunaux ; et le principe est qu’ils délibèrent avec une entière liberté sur tous les objets dépendant de leur vote. En Irlande le grand jury est quelquefois tenu de voter de certaines dépenses sur lesquelles il n’a pas à délibérer, par exemple le traitement des fonctionnaires salariés du comté, l’entretien des cours de justice, de la prison, etc. Supposez qu’il omette de porter sur le budget du comté quelqu’une de ces dépenses, le juge devra les mettre d’office. Le grand jury d’Irlande est d’ailleurs tenu envers le gouvernement central à quelques obligations inconnues au représentant du comté anglais. C’est ainsi qu’il est forcé de voter, à la charge du comté, une taxe pour l’entretien de la police centrale (constabulary). S’il omet ce vote, le juge y supplée d’office. V. le grand jury act. 6 et 7 W. IV, ch. 106.
[Note 1] Il résulte de documents officiels qu’en 1830 et 1831, les taxes votées par les grands jurys d’Irlande se sont élevées, terme moyen, à 860 000 liv. st. chaque année, c’est-à-dire 21 600 000 fr. — Or, en Irlande, le produit net de la terre, étant de 12 715 000 liv. st., 324 millions de fr., on peut dire que l’impôt voté par les grands jurys absorbe la quatorzième partie des revenus fonciers de l’Irlande. V. Enquête sur les dîmes de 1832. — Lords Tithes, Griffith, p. 15.
[Note 2] Les juges de paix sont, en principe, révocables à volonté ; mais ici encore, c’est un des cas, si fréquents en Angleterre, où la coutume est au-dessus du droit.
[Note 1] Grand jury jobs. On a coutume en Angleterre de dire que les jobs sont venus d’Irlande ; et l’on dit en Irlande que les jobs sont venus des grands jurys. — Il y a des propriétaires qui, n’étant pas payés de leurs rentes, ont trouvé moyen de se faire payer par un vote du grand jury. V. Enquête de 1832. State of Ireland, p. 187 et 208. — Dans le comté de Donegal, l’aumônier de la prison, ministre protestant, reçoit à ce titre 50 l. st. et, en outre, 80 l. st. comme inspecteur de cette prison, en tout 110 1. st. ou 2 800 fr. — Le comté de Donnegal contient, à la vérité, beaucoup de protestants ; mais les protestants sont en général la classe la plus riche ; les catholiques sont la classe pauvre ; or ce sont d’ordinaire les pauvres qui volent et vont en prison. Voilà donc 2 800 fr. donnés à un protestant pour s’occuper d’une population qui lui est antipathique et dont il est détesté. V. County Cess., p. 63 et 121. — Rapport parlementaire, publié en 1836. — V. id., p. 138, l’exemple d’un comité médical de bienfaisance qui ne se réunit seulement pas.
[Note 1] Esprit des lois, liv. VI, ch. IV.
[Note 1] Le pouvoir législatif est, en Angleterre, encore plus centralisé que chez nous. Presque tout ce qui, en France, se fait par une ordonnance royale ou par une décision ministérielle, ne s’exécute, en Angleterre, que par une loi du parlement. En France, le pouvoir législatif se délègue souvent : ainsi il n’est pas rare que nos lois confèrent à de certaines autorités secondaires le pouvoir de faire des règlements de police, en leur traçant les limites dans lesquelles elles devront se renfermer, limites plus ou moins arbitraires, qui se rapprochent ou se reculent au gré de l’interprétation, et permettent à ces autorités de prendre des dispositions exorbitantes qui touchent à la liberté et à la propriété des citoyens. Ainsi l’on voit chez nous un maire ou un préfet, sous prétexte du bon ordre et de la sûreté publique, puiser dans la loi du 24 août 1790 le droit de faire des règlements qui embrassent presque toute la vie des citoyens, défendre dans certains cas la circulation dans les rues, déterminer l’heure, le commencement et la fin des spectacles, régler et interdire même, selon les circonstances, la navigation sur les rivières, etc. Aucun pouvoir semblable n’appartient, en Angleterre et en Irlande, aux agents du pouvoir exécutif. Dans ces pays c’est un principe rigoureux que le pouvoir législatif ne se délègue pas. Ce pouvoir est présumé capable de faire face à tous les besoins administratifs. En fait il est souvent dans l’impossibilité de remplir une pareille tâche ; mais en Angleterre on considère comme un moindre mal de manquer d’une loi ou d’un règlement utile que de voir cette loi faite arbitrairement par une autorité incompétente.
[Note 2] C’est le même acte du parlement qui règle le mode suivant lequel, à Manchester, doit se faire le ramonage des cheminées.
[Note 3] On a coutume d’appeler l’acte spécial par lequel le parlement règle la police des villes, un local act ; l’agent qui est nommé par le parlement se nomme commissaire ou mandataire (commissionner ou trustee).
[Note 1] La population de ces soixante-et-onze corporations est de 894 503 habitants. V. Municipal corporations. Ireland. Enquête de 1835.
Note de la septième édition (1862). — La loi de 1841 qui a réformé les corporations municipales d’Irlande, a porté à quatre-vingt-quinze le nombre de ces corporations, non compris Dublin, Corke, Kilkenny, Limerik, Waterford, Carrick-Fergus, Drogheda et Galway.
[Note 1] V. un exemple, Municipal corporations inquiry. Ireland, 1853. Appendix, part. I, p. 215 ; et une foule d’autres cas semblables constatés par l’enquête.
[Note 2] V. First report of the municipal corporations inquiry. Ireland, 1835, p. 16.
[Note 3] V. Appendix to Municipal corporations Ireland. Reports I and II on the city of Dublin, 1835.
[Note 4] Le corps qui représente la cité, c’est-à-dire le corps des freemen.
[Note 5] V. First report of the municipal corporations inquiry. Ireland, p. 27.
[Note 1] Id., p. 25.
[Note 2] Id. Appendix ; part. I, p. 220.
[Note 3] Id. First report, p. 25. De même à Limerik, la corporation donne des pensions aux veuves des aldermen. À Cashel, la corporation afferme au profit de ses membres, moyennant 200 liv. st., 2 000 acres de terres qui devraient être affermés 2 000 liv. st. — Appendix, part. I, p. 469.
[Note 4] Dans la ville de Naas, où il y a trente catholiques contre un protestant, la corporation n’en est pas moins exclusivement composée de protestants. V. Municipal corporations appendix. Première partie, p. 215 et 219.
[Note 1] 33 George III, ch. I, § 7 et ch. XXI, § 7.
[Note 2] Loi de réforme des corporations municipales d’Angleterre, adoptée en 1836, et précédée d’une enquête parlementaire très volumineuse, faite en 1835.
[Note 3] Note de la septième édition (1862). — Depuis que ce livre a été écrit, une loi due à l’administration de sir Robert Peel et votée en 1841 par le parlement, a fait pour l’Irlande, dans les corporations municipales, la réforme qui avait été exécutée pour l’Angleterre en 1836. Au lieu de 71 corporations, dont l’existence était fondée uniquement sur le privilège, il y en a maintenant 95, dont l’institution a pour base première l’importance numérique de la population. Toute ville ayant plus de 12 000 habitants forme une corporation, qui se gouverne elle-même, et dont les fonctionnaires sont élus par tous les habitants, jouissant d’un certain revenu, sans distinction de race ni de culte. Non seulement les catholiques contribuent désormais à l’élection, mais ils sont souvent nommés maires par leurs concitoyens. À Dublin, l’usage s’est établi de nommer alternativement pour maire un protestant et un catholique, excellente pratique due à O’Connell.
Malgré la réforme accomplie en 1841, l’auteur de ce livre a cru devoir y laisser ce qu’il écrivait en 1839 sur les corporations municipales d’Irlande. La constatation de ce qui existait avant la réforme a un intérêt historique ; d’ailleurs, les abus existants pendant des siècles ont, même après leur suppression, des conséquences qui durent longtemps.
[Note 1] Les Saxons possédaient les institutions les plus libres qui aient jamais appartenu à aucune nation. Non seulement le peuple tout entier ou ses représentants délibéraient sur les affaires publiques dans le grand conseil national (le witena-gemot) ; mais encore il n’existait pas une seule division politique du pays qui n’eût sa représentation libre et son administration populaire : ainsi le shérif et le coroner, officiers du shire ou comté, le constable du hundred ou centurie, le tithingman (theothungman) ou borsholder du township ou décurie (c’est-à-dire l’old-man of the borough) étaient tous élus par le peuple. C’était aussi le peuple qui nommait les magistrats chargés plus particulièrement du maintien de l’ordre, et que, par cette raison, on appelait les conservateurs de la paix (the conservators of the peace), appelés depuis juges de paix, et plus tard, nommés par les rois. Ces officiers publics rendaient compte de leur gestion à leurs commettants dans des assemblées (meetings), où régnait la plus grande liberté de discussion. Outre ces agents particuliers, chacune de ces divisions du territoire avait ses cours de justice, depuis le comté dont la cour s’appelait la cour du shérif, jusqu’au Township ou décurie qui avait sa court-leet, ou cour de francpledge. (V. Burn’s justice, v° Leet.) Dans ces divers tribunaux tous les francs-tenanciers (freeholders) étaient juges.
La guerre que se livrent en Angleterre le principe saxon et le principe normand, né de la dernière conquête, ne se voit pas seulement dans les siècles passés ; elle continue de notre temps et se montre sous nos yeux plus vive et plus animée que jamais. Le jour où le parlement anglais a adopté le bill de réforme parlementaire (1832), qui confère le droit de suffrage aux moindres boutiquiers des villes, on a pu dire que le principe saxon ou populaire remportait une victoire sur le principe normand. Lorsque la Chambre des communes a (en 1837) rejeté le bill de Joseph Hume qui proposait d’établir dans les comtés des administrations locales fondées, comme celle des paroisses, sur l’élection populaire (county-boards), c’est au contraire le principe normand qui a vaincu le principe saxon.
[Note 1] Les principaux officiers de la paroisse anglaise sont les churchwarden (marguilliers), le greffier (clerk), les inspecteurs des pauvres (overseers of the poor), l’inspecteur des routes (surveyor of the highways), les constables ou agents d’exécution. Chacun de ces officiers doit convoquer le vestry chaque fois qu’il a un pouvoir à demander ou un compte à rendre. S’il ne le faisait pas, il encourrait une responsabilité qu’il lui importe d’éviter ; par exemple, lorsqu’une route à la charge de la paroisse est en mauvais état, l’inspecteur des routes (le surveyor) doit le faire savoir au vestry et lui demander les fonds nécessaires à sa réparation ; s’il ne le fait pas, tout individu ayant intérêt à ce que la route soit bien entretenue peut s’en prendre à lui, et lui demander même des dommages-intérêts, si ce mauvais état de la route lui a occasionné quelque préjudice, par exemple s’il y a cassé sa voiture. Si l’inspecteur de la route convoque le vestry, et que le vestry ne s’assemble pas, ou si celui-ci, s’étant assemblé, repousse la demande du surveyor, alors le surveyor échappe à toute responsabilité, et cette responsabilité ne pèse plus que sur la paroisse elle-même, à laquelle seule la partie lésée peut désormais s’adresser. Il en est de même du cas où l’indigent demande du secours au surveillant des pauvres ; si ce fonctionnaire refuse le secours de son chef et mal à propos, il est responsable de son refus et des conséquences ; et si, par suite, le pauvre meurt de faim, le surveillant des pauvres risque d’être actionné en dommages-intérêts par la famille du défunt. Mais, s’il avait rassemblé le vestry et que le refus de secours fût venu de cette assemblée, ce serait la paroisse tout entière et la paroisse seule qui en subirait les conséquences. De même, quand les churchwarden ou marguilliers ont demandé au vestry assemblé une taxe pour réparer l’église menaçant ruine, si le vestry refuse, et que l’église, en s’écroulant, blesse quelques personnes, celles-ci auront droit d’actionner la paroisse entière en dommages-intérêts, et ne pourront rien réclamer des churchwarden qui, en rassemblant le vestry et en lui demandant une taxe destinée à cet objet, ont fait tout ce qu’il était en leur pouvoir de faire.
[Note 1] L’Irlande n’ayant jamais été conquise par les Saxons, la paroisse n’y existait pas quand les Anglo-Normands ont envahi ce pays au XIIe siècle.
[Note 1] Ce point de départ est toujours à considérer ; il exerce une immense influence sur le sort des institutions. Voilà pourquoi il faut toujours regarder au fond des pouvoirs politiques, au lieu de n’en examiner que la forme. Les Anglais, qui ont porté en Irlande la paroisse et le comté, n’y ont en réalité établi que celui-ci ; plus tard ils portent aussi en Amérique la paroisse et le comté ; mais cette fois ce n’est, à vrai dire, que la paroisse ou la commune qu’ils y ont instituée. Ils ont introduit en Irlande le principe normand ; en Amérique le principe saxon.
[Note 1] Papists (it being recited that they obstructed the building or repair of churches by out-voting the protestants), shall not vote at any vestry held for such purposes. 12 George I, t. V, chap. IX, § 7, p. 184.
[Note 1] Cette importante attribution de la paroisse en Angleterre a été, il est vrai, entamée par le poor law amendment act de 1833, qui a conféré au gouvernement central la haute direction de l’administration des pauvres. L’auteur a cru cependant devoir présenter la gestion de la loi des pauvres comme appartenant toujours aux paroisses, parce que, même depuis cette loi, les paroisses, toutes soumises qu’elles sont à un contrôle supérieur dont auparavant elles étaient exemptes, n’en conservent pas moins l’administration locale de leurs pauvres. Il convient cependant d’observer qu’à l’heure qu’il est, le principe politique de la paroisse, quoique encore très vivace en Angleterre, y est cependant en déclin. Déjà, en 1819, une loi (59 George III) avait permis aux juges de paix de nommer des inspecteurs des pauvres (overseers of the poor), sur la présentation du vestry. V. Burn’s Justice, t. IV, p. 10. Et même précédemment encore, sous le règne de George III (1773), on avait privé la paroisse d’une partie de ses attributions relatives aux routes, lorsqu’on avait établi le système des routes à barrière (turn-pike roads), conféré l’administration de celles-ci à des agents du pouvoir central (trustees ou commissioners), et chargé de leur surveillance des inspecteurs nommés par les juges de paix assemblés en special sessions sur la présentation du vestry. (V. Burn’s Justice, t. II, p. 671.) Lorsqu’on étudie l’esprit des lois anglaises durant les cent dernières années qui viennent de se passer, on y voit l’aristocratie et le pouvoir central s’efforçant tour à tour, et quelquefois simultanément, d’attirer à eux les pouvoirs démocratiques de la paroisse. Pendant cette période, la paroisse est surtout démembrée au profit du comté, c’est-à-dire de l’aristocratie ; aujourd’hui c’est plutôt dans l’intérêt du gouvernement central, qui, du reste, s’efforce de dépouiller en même temps le comté et la paroisse.
[Note 1] Il y a un petit nombre de paroisses en Irlande qui ont exceptionnellement quelques intérêts locaux, suffisants pour leur donner une sorte d’existence politique : par exemple, quelques-unes ont des pompes à incendie, pour lesquelles elles votent des fonds et instituent des agents ; celles-ci pourvoient aux funérailles des pauvres, au sort des enfants trouvés (deserted children) ; d’autres paient des officiers de santé (officers of health) dans l’intérêt de la paroisse. Toutes les paroisses d’Irlande seraient en droit de pourvoir à ces divers offices, dont l’un (l’entretien des enfants trouvés) est même obligatoire ; mais en fait les trois quarts des paroisses irlandaises ne prennent aucun souci de ces différents intérêts. En général, leur unique soin consiste dans la répartition des taxes qu’elles ont à payer, soit en vertu d’une loi de l’État, soit en conséquence d’un vote du grand jury. Mais il s’agit alors d’un intérêt central ou provincial ; il n’y a de paroissial que la perception de la taxe, qui est une charge et non une attribution.
[Note 1] Ainsi, pour citer un exemple, quand une compagnie offre de faire une route à ses frais, elle a besoin d’y être autorisée par le parlement qui, non seulement prescrit à la compagnie les règles selon lesquelles celle-ci devra procéder, mais encore confie le soin de leur observation à un certain nombre d’individus choisis par lui parmi les sociétaires, et qui, étant constitués ses agents, sont, par cette raison, appelés commissaires (commissioners) ou mandataires du parlement (trustees) ; ces commissaires qui, en fait, échappent complètement à toute surveillance et à tout contrôle du gouvernement central, sont cependant, en principe, les délégués du parlement et des fonctionnaires agissant sous son autorité.
[Note 2] Tous les juges de paix, les lieutenants de comté, les shérifs, et en général les commissaires ou trustees chargés par le parlement d’intérêts particuliers ou généraux dont le gouvernement central veut conserver le soin, remplissent des fonctions gratuites.
[Note 1] Il y a un chiffre statistique qui prouve mieux que toute autre chose le degré comparatif de respect qu’on a en Angleterre et en Irlande pour la liberté individuelle, et la facilité avec laquelle, dans ce dernier pays, on prive les citoyens de leur liberté sur le soupçon d’un crime ou délit.
Sur 20 072 personnes arrêtées en Angleterre en 1833, il n’y en a que 1 833 à l’égard desquelles on a déclaré qu’il n’y avait lieu à suivre (no bill found), tandis qu’en Irlande, pendant la même année, sur 17 819 personnes écrouées, 3 970 ont été remises en liberté sur ordonnance de non-lieu (no bill found).
Note de la septième édition (1862). — Quant au nombre des crimes en Irlande et à leur répression, voir les tableaux de la justice criminelle placés à la suite de la notice sur l’état présent de l’Irlande.
[Note 1] V. Political anatomy of Ireland, par sir William Petty, p. 8. — V. aussi Report of the commissioners for religion and other instruction in Ireland, 1835. — Remarquez que je compte dans le chiffre des protestants, les protestants de toutes les sectes, anglicans, presbytériens, quakers et autres ; pour juger cependant de l’efficacité de l’église anglicane, et de son influence, il ne faudrait prendre que les protestants qui observent sa discipline : en adoptant cette base, la seule véritable, on arriverait, sans doute, à des calculs encore plus défavorables à cette église ; car, si les catholiques gagnent chaque jour sur les protestants en général, il faut ajouter que les dissidents sont aussi en progrès sur les anglicans ; le 5 mai 1730, le primat Boulier écrivait à l’évêque de Londres : « Instead of converting… we are daily losing many of our meaner people who go off to popery. » — V. Bouller’s Letters, t. II, p. 9.
Note de la septième édition (1862). — Aujourd’hui un phénomène nouveau se produit. Il se fait toujours des conversions de protestants au catholicisme ; mais c’est de la classe supérieure que viennent les convertis, et c’est dans la classe du peuple, au contraire, que les protestants recrutent en ce moment de nouveaux adhérents.
[Note 2] Les quatre provinces ecclésiastiques d’Irlande sont Armagh, Dublin, Cashel et Tuam ; si l’on veut étudier l’organisation de l’Église anglicane, son administration, ses revenus, ses charges, ses offices, le nombre de ses partisans, on n’a qu’à étudier les enquêtes parlementaires publiées récemment, l’une sous le titre de Reports of the commissioners appointed to inquire into the state of religious and other instruction in Ireland, 1835 ; l’autre Ecclesiastical revenue and patronage in Ireland, 1834-1836-1837. V. aussi Statistical account of the British empire, par M. Culloch.
V. Thom’s Dictionary, p. 6, note de la 7° édition (1862).
[Note 1] Vicaires ou suppléants appelés curates, autrement dit le clergé occupé (the working clergy), par opposition aux ministres titulaires, dont les emplois sont des sinécures.
[Note 2] Pour juger les revenus exacts de l’Église, V. Statistical account de M. Culloch, t. II, p. 434. — Ecclesiastical commission, first report 1833, p. 7, 43 et 212. — Second report on tithes Ireland, 1832. Lords. Griffith, p. 15-130. — Toutes les fois qu’on veut indiquer l’enquête intitulée Ecclesiastical revenue and Patronage in Ireland, on ne la désigne que sous le nom d’ecclesiastical commission.
[Note 3] À Glebe-House.
[Note 1] Ces 19 942 755 fr. l’ont aidée à construire, depuis 1800 jusqu’à ce jour, 474 églises, et 480 presbytères. V. Ecclesiastical commission, troisième et quatrième rapport, 1836 et 1837.
[Note 2] Son revenu exact est de 320 333 livres sterling, ou de 8 168 491 fr., etc.
[Note 3] 310 164 francs, ou 12 159 livres sterling. — Ibid. Voir aussi enquête des lords sur les dîmes, tithes 1832, t. II, p. 60, Blake.
[Note 4] 14 494 liv. st., c’est-à-dire 369 597 fr.
[Note 5] 3 710 liv. st., ou 94 605 fr.
[Note 6] Inglis, t. I, p. 112. — A journey throughout Ireland in 1834.
[Note 7] 6 308 liv. st., ou 161 164 fr.
[Note 1] À vrai dire, ils sont moins de cinq sur cent. Le chiffre exact est de quatre et demi sur cent ; ils ne sont que trois et demi sur cent dans la province de Tuam ; dans les trois diocèses d’Emly, de Kilfenora et de Kilmaduac, les protestants anglicans forment moins de deux sur cent. V. First report of the commissioners of public instruction, 1835.
Note de la septième édition (1862). — On peut par le tableau suivant qui montre le revenu afférent aujourd’hui à chacun des archevêques et évêques protestants d’Irlande, juger que ces revenus sont toujours énormes malgré la réduction qu’ils ont subie en vertu de la loi de 1833. J’emprunte ce tableau au dictionnaire de Tom, 1861 (Statistics of Ireland. 670) :
liv. st. | fr. | |
L’archevêque d’Armagh | 14 634 | 374 000 |
L’évêque de Meath | 2 644 | 93 000 |
L’évêque de Darry | 9 892 | 153 000 |
L’évêque de Down | 3 017 | 93 000 |
L’évêque de Kilmore | 3 748 | 133 000 |
L’archevêque de Tuam | 2 742 | 99 000 |
L’archevêque de Dublin | 7 636 | 194 000 |
L’évêque d’Ossory | 3 874 | 98 000 |
L’évêque de Cashel | 4 691 | 119 000 |
L’évêque de Cork | 2 310 | 58 000 |
L’évêque de Killaloe | 3 310 | 84 000 |
L’évêque de Limerick | 3 987 | 101 000 |
Total | 63 000 | 1 600 000 |
Moyenne pour chacun | 5 250 | 133 000 |
En 1838 la dîme a été abolie, en ce sens qu’elle n’est plus perçue en nature par le clergé anglican ; mais ce clergé a conservé son droit, dont la forme seule a changé, et s’exerce au moyen d’un impôt dans lequel la dîme a été convertie sous le nom de tithe rent charge. Le montant de cet impôt, qui se paie à diverses personnes ecclésiastiques, toutes protestantes, évêques, doyens, chapitres, titulaires de bénéfices, etc., s’élève à la somme de 401 000 liv. sterl., 10 225 000 fr.
En conséquence de la loi de 1833, les archevêchés de Cashel et de Tuam ont été convertis en simples évêchés ; plusieurs évêchés ont été supprimés, ainsi que beaucoup de bénéfices dont les tutélaires n’avaient absolument rien à faire. Les propriétés appartenant aux sièges et aux bénéfices abolis ont été confiées à une commission ecclésiastique, qui les met en vente, et au moyen du prix qu’elle en retire a formé un fond dont elle emploie l’intérêt à la réparation des églises et à l’érection de nouveaux temples protestants. On estime que le produit total de ces ventes, quand elles seront toutes accomplies, sera de 1 200 000 liv. st. (30 millions de francs). Par l’effet de cette réforme, l’Église anglicane d’Irlande a moins de dignitaires et de sinécures. Mais en somme elle est plus riche, et son culte est mieux doté qu’il ne l’a jamais été.
[Note 1] Justices of the peace ou magistrats. Il est vrai qu’après le couronnement de la reine Victoria, en 1838, beaucoup de ministres protestants d’Irlande, qui étaient investis de la commission de paix, n’ont point reçu l’institution nouvelle qui leur était nécessaire pour continuer leurs fonctions sous le nouveau règne, de sorte que le mal signalé ici a en partie disparu. Cependant quelques-uns d’entre eux ont été confirmés dans leur office de magistrats. Le chiffre exact de ce qui en reste ne se trouve nulle part. Ce n’est pas le nombre qui importe le plus, le fait est bien moins grave que le principe.
[Note 1] Le premier acte de violence qui, en 1831, annonça la terrible rébellion contre la dîme, dont le mouvement dure encore de nos jours, fut en grande partie provoqué par la conduite d’un ecclésiastique qui était aussi juge de paix, et qui s’était rendu odieux au peuple en cette double qualité. V. Enquête sur les dîmes, 1832. Tithes lords. 2e report, p. 78.
[Note 2] Il est difficile de rien comprendre aux universités d’Angleterre, si d’abord l’on ne prend soin d’y distinguer deux choses : l’Université proprement dite et les établissements appelés collèges, existants auprès d’elle. L’Université proprement dite date de plusieurs siècles : son objet originaire était d’offrir au public un enseignement général, sans distinction de classe, de religion, ni même de patrie. Elle était ouverte au monde entier. Cependant il se forma bientôt, à côté de l’Université, et tout à fait en dehors d’elle, des établissements particuliers, indépendants d’elle et dont elle ne dépendait pas davantage. Ainsi, pour citer quelques exemples, une personne bienfaisante, frappée des périls auxquels est exposée la jeunesse des écoles, abandonnée à elle-même au sein d’une grande ville, fonde un collège destiné à recevoir un certain nombre d’étudiants, et confie aux gérants de ce collège le soin de faire un choix parmi les étudiants propres à y être admis. Une autre personne fonde un pareil établissement destiné, pour le présent et pour l’avenir, à recevoir tous les membres de sa famille. Une troisième établit un collège de même nature, en mettant pour condition d’admission des élèves qu’ils soient nés dans son comté ou dans sa ville, etc. Tous les collèges existants auprès des universités anglaises ont eu une origine de ce genre. La fortune de ces établissements consiste, en général, en revenus de propriétés foncières, pour la possession et la transmission desquelles ils possèdent des chartes d’incorporation. Dans le principe, ces collèges n’avaient absolument rien de commun avec l’Université. Ils n’étaient, à vrai dire, que des asiles de travail, dans lesquels les étudiants se tenaient à portée de la source de lumières à laquelle ils venaient puiser chaque jour, et où ils étaient soumis à une salutaire surveillance. Alors l’enseignement donné par l’Université était réellement le but des études et la cause de la présence des étudiants. Cependant les collèges sont devenus et sont encore aujourd’hui le principal, et l’Université n’est plus que l’accessoire. Aujourd’hui l’enseignement est presque exclusivement dans les collèges, et l’Université se borne à conférer des degrés et des diplômes aux élèves que les collèges ont formés. C’est, à ce qu’il paraît, du règne de Henri VIII que date ce grand changement : il fut alors décidé que, pour être admis dans l’Université, il fallait d’abord être reçu dans l’un des collèges établis près d’elle. On voit tout de suite la portée d’un pareil décret ; c’était substituer l’enseignement de quelques personnes à l’instruction de tous, et faire d’un établissement public de sa nature une institution privilégiée. Sous Élisabeth, l’œuvre de Henri VIII fut complétée. Leicester, grand sénéchal de l’université d’Oxford, établit expressément la règle que, pour être admis dans l’un des collèges, il faudrait appartenir à l’église anglicane, c’est-à-dire jurer les trente-neuf articles qui constituent les dogmes du culte anglican. Ainsi, d’une part, il est décidé que, pour jouir de l’enseignement universitaire, il faut appartenir à l’un des collèges ; et de l’autre il est réglé que, pour entrer dans le collège, il faut être de la communion épiscopale. Voilà comment un établissement destiné dans son principe à l’enseignement public n’existe plus aujourd’hui que dans l’intérêt d’une classe et d’une secte. L’Université ayant passé dans les collèges, ce sont maintenant les collèges qui, de fait, distribuent l’instruction aux étudiants ; et il n’y a pas d’autres étudiants universitaires que les élèves de ces collèges. Ceci explique pourquoi les universités ont une infinité de chaires fondées depuis des siècles, et maintenant vacantes. Les titulaires existent bien, dotés de fort beaux traitements ; mais ils ne professent pas. Chaque collège a ses professeurs qui font leurs cours pour leurs élèves ; l’Université n’a plus de cours, parce que ses professeurs n’ont plus de public. De là naissent forcément les sinécures dont le nombre dépasse toute croyance. L’Université ne conserve qu’une seule attribution intacte : c’est celle de conférer des grades. Elle ne donne pas l’instruction, elle la constate. Elle fait subir les examens. Elle exerce en réalité un pouvoir gouvernemental, en vérifiant la capacité de ceux qui rempliront un jour dans la société des fonctions civiles et religieuses. Il faudrait de plus longs développements que ne comporte la brièveté de cette note pour bien expliquer la nature des universités anglaises, le mode de leur administration, leurs privilèges, les rapports mutuels des collèges et de l’Université même, etc. L’auteur a voulu seulement présenter quelques faits principaux et quelques idées générales propres à aider le lecteur dans l’intelligence de l’une des institutions les plus compliquées de l’Angleterre.
[Note 1] Ceci ne doit pas être pris dans un sens absolu. Ainsi, par exemple, on peut à la rigueur, même en Angleterre, entrer au barreau sans avoir été dans une université, mais alors on est sujet à des conditions d’admission plus sévères. Ainsi, ceux qui ont été élevés dans les universités peuvent, au bout de trois ans passés à l’école de droit, obtenir leur diplôme d’avocat, tandis que pour tous autres, il en faut cinq. Il est vrai que cette condition est assez souvent éludée à l’aide de moyens qu’il serait trop long d’expliquer ; mais, alors même que le privilège des universités disparaît de fait, il subsiste toujours en principe.
[Note 1] Les universités anglaises n’ont pas, dans le parlement, de plus intrépide et de plus constant adversaire que lord Radnor, qui s’attache chaque année à signaler tout ce qu’il y a d’injuste dans leur monopole, et d’abus criants dans leur organisation actuelle. Ceux qui voudraient approfondir ce sujet peuvent consulter une brochure publiée il y a deux ans en Angleterre, sous le titre suivant : Historical account of the university of Cambridge and its colleges ; in a letter to the earl of Radnor ; by Benjamin Dawn Walsh. M. A Ridgeway. London, 1837.
[Note 1] Leland, t. II, p. 325 et 437.
[Note 1] Il y a 133 offices qui dépendent directement d’elle, et dont elle nomme les titulaires.
[Note 2] Charter schools. Fondées en 1733 sous le titre de schools for the education of the popish and other poor natives. V. Education inquiry, 1825 First report, p. 5. — Ces écoles n’avaient en réalité d’autre objet en vue que la conversion des catholiques au protestantisme : c’est ce qui résulte assez clairement de la correspondance du primat Boulter qui, peu de temps avant la fondation de ces établissements, écrit au duc de New-Castle : « The number of papists in this kingdom is so great, that it is of the utmost consequence to the protestant interest here to bring them over by all christian methods to the Church of Ireland. » (Boulter’s Letters, t. II, p. 11.) Du reste, l’esprit de prosélytisme de ces écoles était patent, puisque c’était une des règles de l’institution que tout enfant, garçon ou fille, élevé dans l’école, recevait en mariage une dot de 5 liv. st., pourvu qu’il épousât un protestant. (V. Irish éducation inquiry. First report, p. 15.) Ces écoles ne trouvèrent toutefois aucune sympathie parmi la pauvre population d’Irlande. En 1769, c’est-à-dire près de quarante ans après leur fondation, il en existait cinquante-deux, dans lesquelles il ne se trouvait que 2 100 élèves (V. id., p. 6). Ceux qui les dirigeaient ne négligèrent cependant pas les moyens extraordinaires de succès. Le peu d’enfants qui y étaient reçus et dont on s’efforçait de faire des protestants, avaient coutume de retourner à la foi catholique dès qu’ils rentraient dans leurs familles. Pour affaiblir cette influence funeste des père et mère sur leurs enfants, l’établissement prit le parti de séparer entièrement, pendant tout le cours de leur éducation, les enfants de leurs familles ; de sorte que les élèves n’avaient, pendant des années, ni père, ni mère, ni frère, ni sœur. Cependant, en dépit de ces expédients, les résultats obtenus furent à peu près nuls. Depuis 1733 jusqu’en 1824, c’est-à-dire en quatre-vingt-dix ans, il n’est sorti de ces écoles que 12 745 enfants ; et encore, sur ces 12 745 enfants élevés dans ces écoles, combien peut-on en compter qui y aient reçu l’instruction qu’on leur destinait ? — Il est certain que, de 1803 à 1814, c’est-à-dire en onze années, sur 2 519 élèves, 808 se sont évadés (Id.). Il est constaté aussi qu’en quatre-vingt-dix ans, 1 155 enfants seulement ont reçu la dot de 5 liv. st., pour avoir, en sortant de l’école, fait un mariage protestant (Id., p. 30). Cependant l’établissement a, pendant ces quatrevingt-dix ans, coûté 35 millions de francs (1 612 100 liv. st.) ; d’où il résulte que l’éducation de 7 905 enfants a coûté tout juste 25 millions de fr. (1 million st.). Il paraît bien certain que, peu de temps après leur institution, ces écoles, fondées sous l’influence d’une passion religieuse, ont été exploitées uniquement par l’intérêt particulier. Les préposés à ces écoles ont vu dans les enfants confiés à leurs soins, non des élèves qu’il fallait instruire et élever, mais des manœuvres dont ils pouvaient utiliser la force physique. En 1784, ces écoles furent visitées par Howard, qui rend compte en ces termes de leur situation : « The children in general, dit-il, were sickly, pale, and such miserable objects, that they were a disgrace to all society ; and their reading had been neglected for the purpose of making them work for the masters. » (Id., p. 7.)
Les abus existants dans ces écoles devinrent si scandaleux, qu’en 1820 quelques-unes sont abolies sur le fondement des fraudes et des malversations qui y abondent. En 1819, il est prouvé de nouveau que les maîtres font travailler les enfants à leur profit (Id., p. 13 et 16). Les enfants y sont traités avec la plus insigne dureté ; on les nourrit à peine (Id., p. 17) ; on les fouette jusqu’au sang (Id., p. 20). Aussi, disent les commissaires de l’enquête de 1825, les enfants qui sortent de ces écoles font tout ce qu’ils peuvent pour que l’on n’en sache rien. C’est une honte éternelle que d’y avoir été élevé. (It is an opprobrium to have been educated in them ; id., p. 27.) Le système des charter-schools a fait place en Irlande à un autre système, celui de la société de Kildare-Street, sur lequel la note suivante donne quelques détails.
[Note 1] On parle ici de la société d’éducation de Kildare-Street. — Le mauvais succès des charter-schools avait prouvé le vice radical de l’institution. Ce vice, c’était l’esprit de prosélytisme qui l’animait et éloignait nécessairement d’elle une population profondément catholique. Ce qu’il y avait de défectueux dans l’institution commença à être compris par le gouvernement anglais vers l’an 1812. Cette année est le point de départ d’une véritable révolution dans le système du gouvernement, en ce qui concerne l’instruction publique en Irlande. On reconnaît qu’il faut abandonner le principe de prosélytisme, et qu’il ne peut exister d’écoles en Irlande que celles qui seront fondées sans aucun esprit de secte. (V. First report or the education inquiry, p. 38.) Le principe était bon ; mais comment l’exécuter ? On n’imagina point alors d’organiser un enseignement public, défini par l’État, établi sur toute la surface du pays, et distribué au peuple par des agents du gouvernement central, nommés par celui-ci et dépendants de lui. On agit alors suivant les mœurs et les habitudes anglaises, et l’on confia à une administration particulière le soin d’exécuter cette œuvre d’ordre public. Cette association, composée de protestants libéraux et de catholiques éclairés, tous charitables, tous animés d’un sincère amour pour le peuple, reçut du gouvernement le pouvoir d’administrer les propriétés qu’elle tenait de ses fondateurs, et d’ouvrir ses écoles aux enfants de toutes les sectes, sans exclusion d’aucun culte chrétien, et sans prédominance d’un culte sur un autre. (Id., p. 39.) Son succès fut d’abord très grand. C’est en 1817 seulement qu’elle commença à exécuter le plan conçu cinq ans auparavant, et, en 1825, elle a 1 490 écoles organisées, et 100 000 élèves. En sept ans elle distribue 956 702 volumes aux élèves de ces écoles. (Id., p. 44.) Cependant, quelles que fussent les intentions de ceux qui dirigeaient ces écoles, il leur était bien difficile de ne pas témoigner une préférence pour leur propre culte. Or, quoiqu’il y eût des catholiques parmi les supérieurs et les instituteurs de ces établissements, la majorité en était protestante. Voici comment était composé le comité général : vingt-et-un protestants anglicans, quatre quakers, deux presbytériens, deux catholiques, en tout vingt-neuf membres. (V. id., p. 48.) Sur huit vice-présidents, il y avait six protestants anglicans et deux catholiques ; sur six inspecteurs, deux étaient catholiques et quatre protestants ; enfin, dans l’école normale des instituteurs, sur 840 sujets, 461 étaient protestants anglicans, et 310 catholiques. (Id., p. 42.) On voit que les protestants dominaient dans ces écoles, au moins par le nombre. On est toutefois fondé à croire que, dans l’origine, ils ne tentèrent point d’exercer sur les enfants des écoles une influence contraire à l’esprit de l’institution, et deux faits principaux autorisent cette opinion ; le premier est que le clergé catholique fut d’abord favorable à ces écoles ; le second, c’est que les grands dignitaires de l’Église anglicane en Irlande s’y montrèrent plutôt opposés. (Id., p. 49.) Cependant, soit changement involontaire dans leurs procédés, soit préjugé de la population catholique, celle-ci finit par croire que des établissements dans lesquels les protestants étaient numériquement si supérieurs aux catholiques, ne pouvaient être exempts de prosélytisme religieux, et cette opinion, réelle ou imaginaire, fut suffisante pour vicier l’institution et porter les parents catholiques à en retirer leurs enfants. On verra plus loin quels moyens sont tentés aujourd’hui dans les écoles dites nationales, pour remédier à ces inconvénients.
[Note 2] Loi du 15 août 1838.
[Note 3] Rente foncière, Rent-charge.
[Note 1] Il y a moins d’un an, c’était encore devant la cour de l’évêque protestant (the bishop’s court), que se jugeaient plusieurs difficultés relatives au paiement de la dîme ; de sorte que, pour avoir justice des exactions d’un ministre protestant, il fallait s’adresser à un autre ministre protestant. Il existe, à ce sujet, en Irlande, un proverbe populaire : « Attaquer un ecclésiastique en cour d’église, c’est aller en enfer pour plaider contre le diable. — To go into the ecclestial court to contend with a minister is going to law with the devil in a court held in hell. » — Lords Tithes, 1832, t. II, p. 85.
[Note 2] Ce sont les propres termes de la délibération d’un meeting tenu en 1831 dans Queen’s County. — Resolved that the tithe system is peculiarly obnoxious to the people of this country, being compelled to support in luxury and idleness a class of men from whom they receive nothing but their marked contempt and hatred. — V. Lords Tithes, 1832, t. II, p. 151.
[Note 1] Ce récit n’est point une fiction ; on vient de raconter fidèlement ce qui arriva en 1831 à Knoktopher, dans le comté de Kilkenny, au commencement de la rébellion dont la dîme fut la cause ou le prétexte. Les enquêtes officielles constatent une infinité de scènes semblables de violence, provoquées par les mêmes causes. Du reste, les faits arrivés en 1831 ne furent que la reproduction de ce qui était arrivé en 1755 et 1786, deux époques de soulèvement général contre la dîme. V. les enquêtes intitulées : State of Ireland, 1832. — First report. Tithes Commons ; 1832, p. 35 et 36. — Id., p. 21.
[Note 1] Tithes Commons, 1832, p. 196. 1er report, id., p. 213. — Tithes Lords, 2e report, p. 216. — Voir notamment ce que dit à ce sujet lord Stanley, dans la Chambre des communes, le 19 décembre 1831.
[Note 1] V. Enquête sur les dîmes de 1832. 1er report House of Commons, p. 3, 188, 192, 194, 197, 198, 202, 208, 213, 222.
[Note 1] Des menaces de mort adressées aux collecteurs de dîmes et à ceux qui les paieraient de bon gré ; des attentats meurtriers et incendiaires ; des moissons ravagées et détruites, les prairies bêchées, le bétail mutilé ; en un mot, toutes les violences qui caractérisent le whiteboysme ont paru dans les rébellions de 1786 et de 1831 ; faut-il en conclure que le whiteboysme a présidé à ces rébellions ?
Il faut à cet égard distinguer entre 1786 et 1831 : en 1786, les insurrections populaires eurent deux causes principales, le taux élevé des fermages et la dîme ; la population des campagnes souffrait une excessive misère, et les malheureux qui se révoltèrent contre le paiement de la rente due aux propriétaires, s’insurgèrent en même temps contre la dîme ; mais le taux élevé des rentes était leur principal grief ; ils n’attaquèrent la dîme qu’accessoirement ; leur rébellion était plus sociale que religieuse, et tenait moins à la passion qu’à une détresse extrême ; ils eussent été aussi ennemis de la dîme que de la rente, si la première eût été une charge égale à la seconde. Il n’y avait pas alors un rebelle qui ne fût ou White-Boy ou Rockiste (soldat du capitaine Rock).
En 1831, au contraire, la révolte a eu tout d’abord la dîme pour objet, et ne s’est pas étendue au-delà ; jamais elle ne s’est portée jusque sur le loyer des terres. Elle était sans doute favorisée par l’indigence des habitants ; cependant elle n’en venait pas directement, et toutes les conditions et tous les rangs, toutes les classes, les plus riches habitants de l’Irlande comme les plus pauvres, étaient associés dans la rébellion. La révolte était plus politique que sociale, et plutôt inspirée par la passion que par la misère. Le Whiteboysme qui en 1786 faisait toute la rébellion, n’en a été, en 1831, qu’un accessoire ; la population était en masse étrangère aux violentes pratiques des White-Boys ; sa résistance était légale, pure d’excès et d’attentats sanguinaires ; elle conspirait au grand jour, ouvertement et paisiblement, au lieu de s’entourer, comme les rebelles de 1786, de ténèbres, de mystères, de secrets et d’affreux serments. Et non seulement elle repoussait les horribles procédés des White-Boys, mais quand elle les vit reparaître au milieu d’elle, et agir dans son propre intérêt, elle répudia leur assistance, et se refusa à toute affinité avec eux. Ceux-ci sont venus, en dépit d’elle-même, mêler leurs actes aux siens, c’est-à-dire résister par des crimes dans le même temps qu’elle résistait par des moyens honnêtes. En 1786, quelle qu’ait été la perturbation sociale causée par les White-Boys insurgés, il n’y a eu, à vrai dire, que des rébellions locales ou individuelles ; la rébellion de 1831 était celle de tout un peuple.
Et c’est précisément parce que, en 1831, toute la classe moyenne et la moitié de l’aristocratie étaient à la tête du mouvement que la rébellion a été en général conduite avec ensemble, avec ordre et avec le plus grand respect pour toutes les lois, hormis celle qu’on voulait détruire.
En 1786, les classes supérieures ne pouvaient concourir avec les rebelles, dont le mouvement était encore plus dirigé contre elles que contre l’Église : elles n’avaient point, d’ailleurs, à cette époque, le même intérêt qu’en 1831 à résister au paiement de la dîme, dont elles étaient personnellement exemptes, et à laquelle elles ont été soumises comme le reste des citoyens par une loi de 1824. En d’autres termes, les riches d’Irlande n’ont reproché à la dîme d’écraser le pauvre que le jour où ils en ont eux-mêmes senti le fardeau.
[Note 1] L’insurrection des Oak-Boys fut excitée, selon lord Charlemont, principalement par les abus des grands jurys. « … The gentlemen, dit-il, were in many instances undoubtedly partial and oppressive, as by their influence in grand juries, presentements were too frequently made merely for the emolument and convenience of particular persons, and by no means with any view to the advantage of the community. » (Hardy, t. I, p. 185). Vie de Charlemont.
[Note 2] Hardy, Life of Charlemont, t. I, p. 184.
[Note 3] Id.
[Note 1] Irish disturbances. G. Lewis, p. 146-224.
[Note 2] Tel est le supplice appelé Carding. — Tels sont : le goudronnage, l’enfourchage, etc. V. id.
[Note 1] V. Ancient Irish histories. Campion, p. 20.
[Note 2] On commence à reconnaître, en Angleterre et en Irlande, que l’inaptitude au travail de l’Irlandais ne vient point de sa nature, mais de l’état social dans lequel il se trouve placé. À ce sujet, voici ce que me disait en 1837 M. Dargan, ingénieur civil, qui travaillait alors à l’exécution du canal destiné à joindre le lac Neag au lac Erne :
« J’ai été, me disait-il, chargé par le gouvernement anglais de diriger des travaux publics, tant en Angleterre qu’en Irlande, et me suis ainsi trouvé contraint d’employer tour à tour des ouvriers anglais et irlandais ; j’avoue qu’après cette double épreuve il me serait impossible d’assigner à l’un des deux une supériorité sur l’autre.
On ne saurait tout d’abord juger l’ouvrier irlandais. Son premier mouvement est de se défier de celui qui l’emploie ; il croit toujours qu’on veut abuser de lui, et le faire travailler sans le payer. De là un travail mou, inégal, irrégulier, et subordonné à une perpétuelle surveillance. Mais, lorsqu’il s’aperçoit que la convention faite avec lui est loyalement exécutée ; quand, recevant à la fin de chaque semaine le fruit de ses sueurs, il a reconnu qu’on le traite loyalement, alors il prend confiance, et je ne saurais dire avec quelle ardeur infatigable, avec quelle constance et quelle ponctualité travaille alors ce malheureux qui se croyait destiné à mourir de faim, et qui a trouvé un moyen de vivre. » — V. aussi 2e report of the Irish railway commissioners, p. 84, 1838. — V. Report on the state of the Irish poor in GreatBritain. G. Lewis, 1835.
[Note 1] M. Nichols, dans son rapport remarquable sur l’état des pauvres en Irlande, signale cette réponse des Irlandais ; mais il me semble qu’il en méconnaît le vrai sens. V. p. 6. — V. aussi Report on the state of the Irish poor in Great-Britain, 1835.
[Note 2] J’ai vu en Irlande des personnes qui ont entrepris sérieusement de donner à de pauvres cottiers des habitudes d’ordre, de propreté et de soin, et qui ont complètement atteint ce but. La bonne tenue qu’ont les Irlandais appelés dans l’armée anglaise prouve qu’ils ne sont pas de leur nature incapables de soin. Cette tenue n’est pas seulement un effet de la discipline ; elle est surtout une conséquence du self-respect qu’a l’Irlandais qui est devenu quelque chose.
[Note 1] L’auteur n’a pas besoin de dire qu’il n’exprime point ici son propre sentiment, mais bien celui qu’il suppose avoir été éprouvé par les Irlandais dont on a confisqué les biens pour cause de religion.
[Note 1] Les violences brutales et insensées des artisans et ouvriers de Dublin, coalisés entre eux pour empêcher la diminution des salaires et pour combattre la concurrence de nouveaux travailleurs, a plus nui, dans ces derniers temps, qu’aucune autre chose, au développement de l’industrie irlandaise, sans laquelle il est si difficile d’aborder le remède aux maux du pays. M. O’Connel l’a bien senti, et au risque de compromettre sa popularité, il a attaqué avec force les coalitions et leurs auteurs.
[Note 1] …There have been since that time so many English colonies planted in Ireland, as that, if the people were numbered at this day by the poll, such as are descended of English race, would be found more in number than the ancient natives. Discovery of the causes, etc., etc., historical tracts, by sir John Davis, p. 2.
[Note 2] V. Encyclopedia Britannica, v° Ireland, p. 422.
[Note 1] Great alms-givers, passing in hospitality. Ancient Irish histories, Campion, p. 20. — H. Inglis, Ireland in 1834, p. 109, t. I. L’Irlandais pauvre soutient ses père et mère infirmes et impotents, bien plus que ne fait l’Anglais riche. Irish poor selections inquiry, p. 132. V. aussi Enquête de 1825, p. 300.
[Note 2] Irish poor in Great Britain. V. B. Lewis, p. 28. Poor Irish inquiry, 1835, appendix, t. I, p. 52-55. — Pendant la guerre de 1798, qui abonda en horreurs de part et d’autre, les Irlandais insurgés, dont la cruauté ne resta point inférieure à celle de leurs ennemis, se montrèrent bien supérieurs aux Anglais par leur respect constant pour les femmes. Les écrivains les moins impartiaux envers l’Irlande lui ont rendu cette justice. Gordon, t. II, p. 445.
[Note 3] Senior’s Journal passim, 1862.