FRÉDÉRIC BASTIAT,
Œuvres Complètes. Deuxième Édition.
Tome Premier: Correspondance, Mélanges
(1862)

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[Updated: 20 August, 2023 ]

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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Frédéric Bastiat, Œuvres Complètes de Frédéric Bastiat. Mises en Ordre, Revues et Annotées d’après les manuscrits de l’auteur. Deuxième Édition. Tome Premier. Correspondance, Mélanges (Paris: Guillaumin et Cie Libraires, 1862).http://davidmhart.com/liberty/Books/1862-Bastiat_Oeuvres/Bastiat_OC1-1862-ebook.html

Œuvres Complètes de Frédéric Bastiat. Mises en Ordre, Revues et Annotées d’après les manuscrits de l’auteur. Deuxième Édition. Tome Premier. Correspondance, Mélanges (Paris: Guillaumin et Cie Libraires, 1862).

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TABLE DES MATIÈRES DU PREMIER VOLUME.

 


 

[I-v]

PRÉFACE [de P. PAILLOTTET]

J’ai exercé le droit de propriété sur les œuvres de Frédéric Bastiat, pour le compte d’une société de ses amis, formée peu de jours après sa mort, et, conformément à l’intention des sociétaires, dont je faisais partie, je l’ai exercé dans le but unique de favoriser la propagation de ses écrits. En 1851, parut la seconde édition des Harmonies, comprenant le complément que j’avais rapporté de Rome. En 1855, furent imprimées les œuvres complètes, en six volumes, dont les deux premiers ne sont qu’une réunion d’articles de journaux, d’opuscules et de lettres. Rien de ceci n’eût peut-être figuré dans un volume, du vivant de l’auteur, avec son consentement. Mais on comprend que des amis qui lui survivent ne se soient pas fait une loi d’être aussi modestes ou sévères pour lui qu’il l’eût été lui-même, et qu’au contraire sa disparition de ce monde leur ait imposé le devoir d’utiliser autant que possible ce qu’il y a laissé.

Quoi qu’il en soit, l’événement nous a donné raison : l’édition de 1855 est épuisée, il faut une édition nouvelle.

[I-vi]

Dans celle-ci, les amis de Bastiat n’ont plus à intervenir, puisqu’aux termes de la loi, depuis le 24 décembre 1860, leur propriété est tombée dans le domaine public. Cependant comme ils n’avaient vu, dans l’acquisition qu’ils avaient faite, qu’un moyen d’honorer la mémoire de leur ami et s’étaient interdit toute prétention à des avantages matériels, il arrive, en considération du désintéressement de leur zèle, qu’on veut bien admettre encore aujourd’hui leur représentant à se mêler de l’édition nouvelle, à la surveiller et à l’augmenter un peu.

Ma surveillance portera sur tous les volumes, à l’exception du second, qui se trouve déjà réimprimé au moment où j’entre en possession du droit de corriger les épreuves.

Avant de songer à augmenter, je m’étais demandé s’il n’était pas plus prudent de faire quelques retranchements. Je consultai à ce sujet un homme éminent, qui n’était pas de notre petite société — formée à la hâte, elle ne se composait que de compatriotes, — mais qui était, qui est resté un ami de Bastiat dans toute la force du terme. Voici ce que répondit M. Cobden.

« En vue de mon habitation, sur une hauteur qui l’avoisine, se trouve une plantation d’arbres qui ont besoin d’être éclaircis. Je m’entretins de cette nécessité, il y a quelques semaines, avec un voisin qui me dit à la fin de notre conversation : — Quand vous serez décidé à l’éclaircie, donnez plein pouvoir à un étranger de la [I-vii] faire, car, dans les dispositions où je vous vois, vous trouveriez de bonnes raisons pour sauver de la hache chacun de vos arbres. — Eh bien ! je suis dans les mêmes dispositions à l’égard des écrits de Bastiat, et je ne me résignerais pas aisément à en sacrifier une seule ligne. »

M. Cobden a raison et il m’ouvre les yeux, me dis-je ; le temps des étrangers n’est pas encore venu. Nous qui avons connu, aimé et admiré Bastiat, donnons-le tout entier ; la postérité choisira, s’il y a choix à faire. Et puisque j’ai recueilli, depuis 1855, d’autres fragments, d’autres articles de journaux, d’autres lettres, il faut que la nouvelle édition contienne, non pas un volume de moins, mais un volume de plus.

Ceci résolu, venait la question du classement des pièces inédites. Les distribuer, d’après leur nature, dans les divers volumes fut ma première idée. Je l’abandonnai, dans l’intérêt des acheteurs de l’édition de 1855, et me décidai à comprendre tout ce que j’avais d’inédit dans un volume supplémentaire. En se procurant ce volume, le septième, qui se vendra séparément, tout possesseur de la précédente édition aura Bastiat complet.

J’aurais voulu remercier ici quelques personnes pour l’assistance, les bons conseils et les encouragements qu’elles m’ont prodigués pendant le cours de ma tâche ; mais elles ne me le permettent pas, et toutes, M. de Fontenay en tête, me tiennent à peu près ce langage : Nous [I-viii] avons autant que vous le droit d’aimer Bastiat, nous en usons, et vous n’avez pas pour cela de remerciements à nous faire.

Puisqu’il en est ainsi, il ne me reste plus qu’à remercier Bastiat des excellents amis qu’il m’a donnés.

P. Paillottet.

 


 

NOTICE SUR LA VIE ET LES ÉCRITS DE FRÉDÉRIC BASTIAT.

Frédéric Bastiat est né à Bayonne, le 19 juin 1801, d’une famille honorable et justement considérée dans le pays. Son père était un homme remarquablement doué de tous les avantages du corps et de l’esprit, brave, loyal, généreux. On dit que Frédéric, son fils unique, avait avec lui la plus grande ressemblance. En 1810, F. Bastiat resta orphelin sous la tutelle de son grand-père ; sa tante, mademoiselle Justine Bastiat (qui lui a survécu), lui servit de mère : — c’est cette parente dont les lettres de Bastiat parlent avec une si tendre sollicitude. Après avoir été un an au collége de Saint-Sever, Bastiat fut envoyé à Sorrèze, où il fit de très-bonnes études. C’est là qu’il se lia d’une amitié intime avec M. V. Calmètes, — aujourd’hui conseiller à la Cour de cassation, — à qui sont adressées les premières lettres de la Correspondance.

Quelques particularités de cette liaison d’enfance révèlent déjà la bonté et la délicatesse infinies que Bastiat portait en toutes choses. Robuste, alerte, entreprenant et [I-x] passionné pour les exercices du corps, il se privait presque toujours de ces plaisirs, pour tenir compagnie à son ami que la faiblesse de sa santé éloignait des jeux violents. Cette amitié remarquable était respectée par les maîtres eux-mêmes ; elle avait des priviléges particuliers, et pour que tout fût plus complétement commun entre les deux élèves, on leur permettait de faire leurs devoirs en collaboration et sur la même copie signée des deux noms. C’est ainsi qu’ils obtinrent, en 1818, un prix de poésie. La récompense était une médaille d’or ; elle ne pouvait se partager : « Garde-la, dit Bastiat qui était orphelin ; puisque tu as encore ton père et ta mère, la médaille leur revient de droit. »

En quittant le collége de Sorrèze, Bastiat, que sa famille destinait au commerce, entra, en 1818, dans la maison de son oncle, à Bayonne. À cette époque, le plaisir tint naturellement plus de place dans sa vie que les affaires. Nous voyons pourtant, dans ses lettres, qu’il prenait sa carrière au sérieux, et qu’il gardait, au milieu des entraînements du monde, un penchant marqué pour la retraite ; étudiant, quelquefois jusqu’à se rendre malade, tour à tour ou tout ensemble, les langues étrangères, la musique, la littérature française, anglaise et italienne, la question religieuse, l’économie politique enfin, que depuis l’âge de dix-neuf ans il a toujours travaillée.

Vers l’âge de vingt-deux à vingt-trois ans, après quelques hésitations sur le choix d’un état, il revint, pour obéir aux désirs de sa famille, se fixer à Mugron, sur les bords de l’Adour, dans une terre dont la mort de son grand-père (1825) le mit bientôt en possession. Il paraît qu’il y tenta des améliorations agricoles : le résultat en fut assez médiocre, et ne pouvait guère manquer de l’être dans les [I-xi] conditions de l’entreprise. D’abord, c’était vers 1827, et à ce moment la science agronomique n’existait pas en France. Ensuite, il s’agissait d’un domaine de 250 hectares environ, subdivisé en une douzaine de métairies ; et tous les agriculteurs savent que le régime parcellaire et routinier du métayage oppose à tout progrès sérieux un enchevêtrement presque infranchissable de difficultés matérielles et surtout de résistances morales. Enfin, le caractère de Bastiat était incapable de se plier — on pourrait dire de s’abaisser — aux qualités étroites d’exactitude, d’attention minutieuse, de patiente fermeté, de surveillance défiante, dure, âpre au gain, sans lesquelles un propriétaire ne peut diriger fructueusement une exploitation très-morcelée. Il avait bien entrepris, pour chaque culture et chaque espèce d’engrais, de tenir exactement compte des déboursés et des produits, et ses essais durent avoir quelque valeur théorique ; mais, dans la pratique, il était trop indifférent à l’argent, trop accessible à toutes les sollicitations, pour défendre ses intérêts propres, et la condition de ses métayers ou de ses ouvriers dut seule bénéficier de ses améliorations.

L’agriculture ne fut donc guère, pour Bastiat, qu’un goût ou un semblant d’occupation. L’intérêt véritable, le charme sérieux de sa vie campagnarde, ce fut au fond l’étude, et la conversation qui est l’étude à deux — « la conférence, comme dit Montaigne, qui apprend et exerce en un coup, » quand elle s’établit entre deux esprits distingués. Le bon génie de Bastiat lui fit rencontrer, à côté de lui, cette intelligence-sœur, qui devait, en quelque sorte, doubler la sienne. Ici vient se placer un nom qui fut si profondément mêlé à l’existence intime et à la pensée de [I-xii] Bastiat, qu’il l’en sépare à peine lui-même dans ses derniers écrits : c’est celui de M. Félix Coudroy. Si Calmètes est le camarade du cœur et des jeunes impressions, Coudroy est l’ami de l’intelligence et de la raison virile, comme plus tard R. Cobden sera l’ami politique, le frère d’armes de l’action extérieure et du rude apostolat.

Cette intimité a été trop féconde en grands résultats pour que nous ne nous arrêtions pas un moment à dire la manière dont elle s’engrena : — C’est M. F. Coudroy qui nous l’a racontée. Son éducation, ses opinions de famille, plus encore peut-être sa nature nerveuse, mélancolique et méditative, l’avaient tourné de bonne heure du côté de l’étude de la philosophie religieuse. Un moment séduit par les utopies de Rousseau et de Mably, il s’était rejeté ensuite, par dégoût de ces rêves, vers la Politique sacrée et la Législation primitive, sous ce dogme absolu de l’Autorité, si éloquemment prêché alors par les de Maistre et les Bonald, — où l’on ne comprend l’ordre que comme résultat de l’abdication complète de toutes les volontés particulières sous une volonté unique et toute-puissante, — où les tendances naturelles de l’humanité sont supposées mauvaises, et par conséquent condamnées à un suicide perpétuel, — où enfin la liberté et le sentiment de la dignité individuelle sont considérés comme des forces insurrectionnelles, des principes de déchéance et de désordre. Quand les deux jeunes gens se retrouvèrent, en sortant l’un de l’école de droit de Toulouse, l’autre des cercles de Bayonne, et qu’on se mit à parler d’opinions et de principes, Bastiat, qui avait déjà entrevu en germe, dans les idées d’Ad. Smith, de Tracy et de J.-B. Say, une solution tout autre du problème humain, Bastiat arrêtait à chaque [I-xiii] pas son ami, lui montrant par les faits économiques comment les manifestations libres des intérêts individuels se limitent réciproquement par leur opposition même, et se ramènent mutuellement à une résultante commune d’ordre et d’intérêt général ; — comment le mal, au lieu d’être une des tendances positives de la nature humaine, n’est au fond qu’un accident de la recherche même du bien, une erreur que corrigent l’intérêt général qui le surveille et l’expérience qui le poursuit dans les faits ; — comment l’humanité a toujours marché d’étape en étape, en brisant à chaque pas quelqu’une des lisières de son enfance ; — comment, enfin, la liberté n’est pas seulement le résultat et le but, mais le principe, le moyen, la condition nécessaire de ce grand et incontestable mouvement…

Il étonna d’abord un peu, puis finit par conquérir à ces idées nouvelles son ami, dont l’esprit était juste et le cœur sincèrement passionné pour le vrai. Toutefois, ce ne fut pas sans recevoir lui-même une certaine impression de ces grandes théories de Bonald et de Maistre : — car les négations puissantes ont le bon effet d’élever forcément à une hauteur égale le point de vue des systèmes qui les combattent. Il y eut sans doute des compromis, des concessions mutuelles ; et c’est peut-être à une sorte de pénétration réciproque des deux principes ou des deux tendances qu’il faudrait attribuer le caractère profondément religieux qui se mêle, dans les écrits de Bastiat, à la fière doctrine du progrès par la liberté.

Nous n’avons pas la prétention de chercher quelle put être la mise de fonds que chacun des deux associés d’idées versa ainsi à la masse commune. Nous pensons que de part et d’autre l’apport fut considérable. Le seul ouvrage de [I-xiv] M. Coudroy que nous connaissions, sa brochure sur le duel, nous a laissé une haute opinion de son talent, et l’on sait que Bastiat a eu un moment la pensée de lui léguer à finir le second volume de ses Harmonies. Il semblerait pourtant que dans l’association, l’un apportait plus particulièrement l’esprit d’entreprise et d’initiative, l’autre l’élément de suite et de continuité. Bastiat avait le travail capricieux, comme les natures artistes ; il procédait par intuitions soudaines, et, après avoir franchi d’un élan toute une étape, il s’endormait dans les délices de la flânerie. L’ami Coudroy, comme le volant régulateur de la machine, absorbait de temps en temps cet excès de mouvement, pour le rendre en impulsion féconde à son paresseux et distrait sociétaire. Quand celui-ci recevait quelque ouvrage nouveau, il l’apportait à Coudroy, qui le dégustait, notait avec soin les passages remarquables, puis les lisait à son ami. Très-souvent, Bastiat se contentait de ces fragments ; c’était seulement quand le livre l’intéressait sérieusement, qu’il l’emportait pour le lire de son côté : — ces jours-là, la musique était mise de côté, la romance avait tort, et le violoncelle restait muet.

C’était ainsi qu’ils passaient leur vie ensemble, logés à quatre pas l’un de l’autre, se voyant trois fois par jour, tantôt dans leurs chambres, tantôt à de longues promenades qu’on faisait un livre sous le bras. Ouvrages de philosophie, d’histoire, de politique ou de religion, poésie, voyages, mémoires, économie politique, utopies socialistes… tout passait ainsi au contrôle de cette double intelligence — ou plutôt de cette intelligence doublée, qui portait partout la même méthode et rattachait au moyen du même fil conducteur toutes ces notions éparses à une grande synthèse. C’est dans [I-xv] ces conversations que l’esprit de Bastiat faisait son travail ; c’est là que ses idées se développaient, et quand quelqu’une le frappait plus particulièrement, il prenait quelques heures de ses matinées pour la rédiger sans effort ; c’est ainsi, raconte M. Coudroy, qu’il a fait l’article sur les tarifs, les sophismes, etc. Ce commerce intime a duré, nous l’avons dit, plus de vingt ans, presque sans interruption, et chose remarquable, sans dissentiments. On comprend après cela comment de cette longue étude préparatoire, de cette méditation solitaire à deux, a pu s’élancer si sûr de lui-même cet esprit improvisateur, qui à travers les interruptions de la maladie et les pertes de temps énormes d’une vie continuellement publique et extérieure, a jeté au monde, dans l’espace de cinq ans, la masse d’idées si neuves, si variées et pourtant si homogènes que contiennent ces volumes.

Membre du Conseil général des Landes depuis 1832, Bastiat se laissait porter de temps en temps à la députation. Décidé, s’il eût été nommé, à ne jamais accepter une place du gouvernement et à donner immédiatement sa démission des fonctions modestes de juge de paix, il redoutait bien plus qu’il ne désirait un honneur qui eût profondément dérangé sa vie et probablement sa fortune. Mais il profitait, comme il le racontait en riant, de ces rares moments où on lit en province, pour répandre dans ses circulaires électorales, et « distribuer sous le manteau de la candidature » quelques vérités utiles. On voit que son ambition originale intervertissait la marche naturelle des choses ; car il est certainement bien plus dans les usages ordinaires de faire de l’économie politique le marchepied d’une candidature, que de faire d’une candidature le prétexte d’un enseignement économique. Quelques écrits [I-xvi] plus sérieux trahissaient de loin en loin la profondeur de cette intelligence si bien ordonnée : comme le Fisc et la Vigne, en 1841, le Mémoire sur la question vinicole, en 1843, qui se rattachent à des intérêts locaux importants, que Bastiat avait tenté un moment de grouper en une association puissante. C’est aussi à cette époque de ses travaux qu’il faut rapporter, quoiqu’il n’ait été fini qu’en 1844, le Mémoire sur la répartition de l’impôt foncier dans le département des Landes, un petit chef-d’œuvre que tous les statisticiens doivent étudier pour apprendre comment il faut manier les chiffres.

La force des choses allait jeter bientôt Bastiat sur un théâtre plus vaste. Depuis longtemps (dès 1825) il s’était préoccupé de la réforme douanière. En 1829 il avait commencé un ouvrage sur le régime restrictif dont nous avons deux chapitres manuscrits et que les événements de 1830 l’empêchèrent sans doute de faire imprimer [1] . En 1834, il publia sur les pétitions des ports des réflexions d’une vigueur de logique que les Sophismes n’ont pas surpassée. Mais la liberté du commerce ne lui était apparue encore que comme une vague espérance de l’avenir. Une circonstance insignifiante vint lui apprendre tout à coup que son rêve prenait un corps, que son utopie se réalisait dans un pays voisin.

Il y avait un cercle à Mugron, un cercle même où il se faisait beaucoup d’esprit : « deux langues, dit Bastiat, y suffisaient à peine. » Il s’y faisait aussi de la politique, et naturellement le fond en était une haine féroce contre l’Angleterre. Bastiat, porté vers les idées anglaises et cultivant [I-xvii] la littérature anglaise, avait souvent des lances à rompre à ce propos. Un jour, le plus anglophobe des habitués l’aborde en lui présentant d’un air furieux un des deux journaux que recevait le cercle : « Lisez, dit-il, et voyez comment vos amis nous traitent !… » C’était la traduction d’un discours de R. Peel à la Chambre des communes ; elle se terminait ainsi : « Si nous adoptions ce parti, nous tomberions, comme la France, au dernier rang des nations. » L’insulte était écrasante, il n’y avait pas un mot à répondre. Cependant, à la réflexion, il sembla étrange à Bastiat qu’un premier ministre d’Angleterre eût de la France une opinion semblable, et plus étrange encore qu’il l’exprimât en pleine Chambre. Il voulut en avoir le cœur net, et sur-le-champ il écrivit à Paris pour se faire abonner à un journal anglais, en demandant qu’on lui envoyât tous les numéros du dernier mois écoulé. Quelques jours après, The Globe and Traveller arrivait à Mugron ; on pouvait lire le discours de R. Peel en anglais ; les mots malencontreux comme la France n’y étaient pas, ils n’avaient jamais été prononcés.

Mais la lecture du Globe fit faire à Bastiat une découverte bien autrement importante. Ce n’était pas seulement en traduisant mal que la presse française égarait l’opinion, c’était surtout en ne traduisant pas. Une immense agitation se propageait sur toute l’Angleterre, et personne n’en parlait chez nous. La ligue pour la liberté du commerce faisait trembler sur sa base la vieille législation. Pendant deux ans, Bastiat put suivre avec admiration la marche et les progrès de ce beau mouvement ; et l’idée de faire connaître et peut-être imiter en France cette magnifique réforme vint le mordre au cœur vaguement. C’est sous cette [I-xviii] impression qu’il se décida à envoyer au Journal des Économistes son premier article : Sur l’influence des tarifs anglais et français. L’article parut en octobre 1844. L’impression en fut profonde dans le petit monde économiste ; les compliments et les encouragements arrivèrent en foule de Paris à Mugron. La glace était rompue. Tout en faisant paraître des articles dans les journaux, et surtout cette charmante première série des Sophismes économiques, Bastiat commence à écrire l’histoire de la Ligue anglaise, et pour avoir quelques renseignements qui lui manquent, se met en rapport avec R. Cobden.

Au mois de mai 1845, il vient à Paris pour faire imprimer son livre de Cobden, — qui lui valut neuf mois plus tard le titre de membre correspondant de l’Institut. On l’accueille à bras ouverts, on veut qu’il dirige le Journal des Économistes, on lui trouvera une chaire d’économie politique, on se serre autour de cet homme étrange qui semble porter au milieu du groupe un peu hésitant des économistes le feu communicatif de ses hardies convictions. De Paris, Bastiat passe en Angleterre, serre la main à Cobden et aux chefs des Ligueurs, puis il va se réfugier à Mugron. Comme ces grands oiseaux qui essayent deux ou trois fois leurs ailes avant de se lancer dans l’espace, Bastiat revenait s’abattre encore une fois dans ce nid tranquille de ses pensées ; et déjà trop bien averti des agitations et des luttes qui allaient envahir sa vie livrée désormais à tous les vents, donner un dernier baiser d’adieu à son bonheur passé, à son repos, à sa liberté perdue. Il n’était pas homme à se griser du bruit subit fait autour de son nom, il se débattait contre les entraînements de l’action extérieure, il eût voulu rester dans sa retraite, — ses lettres le prouvent à chaque [I-xix] page. Vaine résistance à la destinée ! L’épée était sortie du fourreau pour n’y plus rentrer.

Au moins de février 1846, l’étincelle part de Bordeaux. Bastiat y organise l’association pour la liberté des échanges. De là il va à Paris, où s’agitaient, sans parvenir à se constituer, les éléments d’un noyau puissant par le nom, le rang et la fortune de ses principaux membres. Bastiat se trouve en face d’obstacles sans nombre. « Je perds tout mon temps, l’association marche à pas de tortue, » écrivait-il à M. Coudroy. À Cobden : « Je souffre de ma pauvreté ; si, au lieu de courir de l’un à l’autre à pied, crotté jusqu’au dos, pour n’en rencontrer qu’un ou deux par jour et n’obtenir que des réponses évasives ou dilatoires, je pouvais les réunir à ma table, dans un riche salon, que de difficultés seraient levées ! Ah ! ce n’est ni la tête ni le cœur qui me manquent ; mais je sens que cette superbe Babylone n’est pas ma place et qu’il faut que je me hâte de rentrer dans ma solitude… » Rien n’était plus original en effet que l’extérieur du nouvel agitateur. « Il n’avait pas eu encore le temps de prendre un tailleur et un chapelier parisiens, raconte M. de Molinari, — d’ailleurs il y songeait bien en vérité ! Avec ses cheveux longs et son petit chapeau, son ample redingote et son parapluie de famille, on l’aurait pris volontiers pour un bon paysan en train de visiter les merveilles de la capitale. Mais la physionomie de ce campagnard était malicieuse et spirituelle, son grand œil noir était lumineux, et son front taillé carrément portait l’empreinte de la pensée. Sancta simplicitas ! Qu’on ne s’y trompe pas, du reste : il n’y a rien d’actif comme ces solitaires lancés au milieu du grand monde, rien d’intrépide comme ces natures repliées et délicates, une fois qu’elles ont mis le [I-xx] respect humain sous leurs pieds, rien d’irrésistible comme ces timidités devenues effrontées à force de conviction.

Mais quelle entreprise pour un homme qui tombe du fond des Landes sur le pavé inconnu de Paris ! Il fallait voir les journalistes, parler aux ministres, réunir les commerçants, obtenir des autorisations de s’assembler, faire et défaire des manifestes, composer et décomposer des bureaux, encourager les noms marquants, contenir l’ardeur des recrues plus obscures, quêter des souscriptions… Tout cela à travers les discussions intérieures des voies et moyens, les divergences d’opinions, les froissements des amours-propres. Bastiat est à tout : sous cette impulsion communicative, le mouvement prend peu à peu un corps et l’opinion s’ébranle à Paris. La Commission centrale s’organise, il en est le secrétaire ; on fonde un journal hebdomadaire, il le dirige ; il parle dans les meetings, il se met en rapport avec les étudiants et les ouvriers, il correspond avec les associations naissantes des grandes villes de la province, il va faire des tournées et des discours à Lyon, à Marseille, au Havre, etc. ; il ouvre, salle Taranne, un cours à la jeunesse des écoles ; et il ne cesse pas d’écrire pour cela : « Il donnait à la fois, dit un de ses collaborateurs, M. de Molinari, des lettres, des articles de polémique et des variétés à trois journaux, sans compter des travaux plus sérieux pour le Journal des Économistes. Voyait-il le matin poindre un sophisme protectionniste dans un journal un peu accrédité, aussitôt il prenait la plume, démolissait le sophisme avant même d’avoir songé à déjeuner, et notre langue comptait un petit chef-d’œuvre de plus. » Il faut voir dans les lettres de Bastiat le complément de ce tableau : les tiraillements intérieurs, les découragements, les soucis de famille ou la [I-xxi] maladie qui viennent tout interrompre, les menées électorales, la froideur ou l’hostilité soldée de la presse, les calomnies qui vont l’assaillir jusque dans ses foyers. On lui écrit de Mugron « qu’on n’ose plus parler de lui qu’en famille, tant l’esprit public y est monté contre leur entreprise… » Hélas ! qu’étaient devenus les lectures avec l’ami Coudroy et les bons mots gascons du petit cercle !

Nous n’avons pas à apprécier ici le mérite ou les fautes des tentatives libre-échangistes de 1846-1847. Personne ne peut dire ce que fût devenu ce mouvement, s’il n’eût été brusquement arrêté par la révolution de 1848. Depuis ce moment-là, l’idée a fait à petit bruit son chemin dans l’opinion qu’elle a de plus en plus pénétrée. Et quand est arrivé le Traité avec l’Angleterre, il a trouvé le terrain débarrassé des fausses théories, et les esprits tout prêts pour la pratique. Cette initiation, il faut le dire, manquait totalement alors : aussi, à l’exception de quelques villes de grand commerce, l’agitation ne s’est guère exercée que dans un milieu restreint d’écrivains et de journalistes. Les populations vinicoles, si nombreuses en France et si directement intéressées à la liberté des échanges, ne s’en sont même pas occupées. Bastiat, du reste, ne s’est jamais abusé sur le succès immédiat ; il ne voyait ni les masses préparées, ni même les instigateurs du mouvement assez solidement ancrés sur les principes. Il comptait « sur l’agitation même pour éclairer ceux qui la faisaient. » Il déclarait à Cobden qu’il aimait mieux « l’esprit du libre-échange que le libre-échange lui-même. » Et c’est pour cela que tout en se plaignant un peu d’être « garrotté dans une spécialité, » il avait toujours soin, en réalité, d’élargir les discussions spéciales, de les rattacher aux grands principes, d’accoutumer [I-xxii] ses collègues à faire de la doctrine, et d’en faire lui-même à tout propos — comme il est facile de le voir dans les deux séries des sophismes économiques et dans les articles où il commençait déjà à discuter les systèmes socialistes.

En cela Bastiat ne s’est pas trompé. Il a rendu un immense service à notre génération, qui s’amusait à écouter les utopies de toute espèce comme une innocente diversion aux romans-feuilletons. Il a accoutumé le public à entendre traiter sérieusement les questions sérieuses ; il a réuni autour d’un drapeau, exercé par une lutte de tous les jours, excité par son exemple, dirigé par ses conseils et sa vive conversation, une phalange jeune et vigoureuse d’économistes, qui s’est trouvée à son poste de combat et sous les armes, aussitôt que la révolution de Février a déchaîné l’arrière-ban du socialisme. Quand le mouvement du libre-échange n’aurait servi qu’à cela, il me semble que les hommes qui, à différents titres, l’ont provoqué et soutenu auraient encore suffisamment bien mérité de leur pays.

Après la révolution de Février, Bastiat se rallia franchement à la République, tout en comprenant que personne n’y était préparé. Comme dans l’agitation du libre-échange, il comptait sur la pratique même des institutions pour y mûrir et façonner les esprits. Le département des Landes l’envoya comme député à l’Assemblée constituante, puis à la Législative. Il y siégea à la gauche, dans une attitude pleine de modération et de fermeté qui, tout en restant un peu isolée, fut entourée du respect de tous les partis. Membre du comité des finances, dont il fut nommé huit fois de suite vice-président, il y eut une influence très-marquée, mais tout intérieure et à huis clos. La faiblesse croissante de ses poumons lui interdisait à peu près la [I-xxiii] tribune ; ce fut souvent pour lui une dure épreuve d’être ainsi cloué sur son banc. Mais ces discours rentrés sont devenus les Pamphlets, et nous avons gagné à ce mutisme forcé des chefs-d’œuvre de logique et de style. Il lui manquait beaucoup des qualités matérielles de l’orateur ; et pourtant sa puissance de persuasion était remarquable. Dans une des rares occasions où il prit la parole — à propos des incompatibilités parlementaires, — au commencement de son discours il n’avait pas dix personnes de son opinion, en descendant de la tribune il avait entraîné la majorité ; l’amendement était voté, sans M. Billault et la commission qui demandèrent à le reprendre, et en suspendant le vote pendant deux jours, donnèrent le temps de travailler les votes. Bastiat a défini lui-même sa ligne de conduite dans une lettre à ses électeurs : « J’ai voté, dit-il, avec la droite contre la gauche, quand il s’est agi de résister au débordement des fausses idées populaires. — J’ai voté avec la gauche contre la droite, quand les griefs légitimes de la classe pauvre et souffrante ont été méconnus. »

Mais la grande œuvre de Bastiat, à cette époque, ce fut la guerre ouverte, incessante, qu’il déclara à tous ces systèmes faux, à toute cette effervescence désordonnée d’idées, de plans, de formules creuses, de prédications bruyantes, dont le tohu-bohu nous rappela pendant quelques mois ce pays Rabelaisien où les paroles dégèlent toutes à la fois. Le socialisme, longtemps caressé par une grande partie de la littérature, se dessinait avec une effrayante audace ; il y avait table rase absolue ; les bases sociales étaient remises en question comme les bases politiques. Devant la phraséologie énergique et brillante de ces hommes [I-xxiv] habitués sinon à résoudre, du moins à remuer profondément les grands problèmes, les avocats-orateurs, les légistes du droit écrit, les hommes d’État des bureaux, les fortes têtes du comptoir et de la fabrique, les grands administrateurs de la routine se trouvaient impuissants, déroutés par une tactique nouvelle, interdits comme les Mexicains en face de l’artillerie de Fernand Cortès. D’autre part, les catholiques criaient à la fin du monde, enveloppant dans un même anathème l’agression et la défense, le socialisme et l’économie politique, « le vipereau et la vipère [2] . » Mais Bastiat était prêt depuis longtemps. Comme un savant ingénieur, il avait d’avance étudié les plans des ennemis, et contre-miné les approches en creusant plus profondément qu’eux le terrain des lois sociales. À chaque erreur, de quelque côté qu’elle vienne, il oppose un de ses petits livres : — à la doctrine Louis Blanc, Propriété et Loi ; à la doctrine Considérant, Propriété et Spoliation ; à la doctrine Leroux, Justice et Fraternité ; à la doctrine Proudhon, Capital et Rente ; au comité Mimerel, Protectionnisme et Communisme ; au papier-monnaie, Maudit Argent ; au manifeste montagnard, l’État, etc. Partout on le trouve sur la brèche, partout il éclaire et foudroie. Quel malheur et quelle honte qu’une association intelligente des défenseurs de l’ordre n’ait pas alors répandu par milliers ces petits livres à la fois si profonds et si intelligibles pour tous !

Dans cette lutte — où il faut dire, pour être juste, que notre écrivain se trouva entouré et soutenu dignement par ses collègues du libre-échange —, Bastiat apporta dans la polémique une sérénité et un calme bien remarquables à [I-xxv] cette époque de colère et d’injures. Il s’irritait bien un peu contre l’outrecuidance de ces despotiques organisateurs, de ces « pétrisseurs de l’argile humaine ; » il s’attristait profondément de cet entraînement vers les réformes sociales qui compromettait les réformes politiques encore si mal assises ; mais d’un autre côté il ne méconnaissait pas le côté élevé de ces aspirations égarées : Toutes les grandes écoles socialistes, disait-il, ont à leur base une puissante vérité… Le tort de leurs adeptes, c’est de ne pas savoir assez, et de ne pas voir que le développement naturel de la société tend bien mieux que toutes leurs organisations artificielles à la réalisation de chacune de leurs formules… — Magnifique programme qui indique aux économistes le vrai terrain de la pacification des esprits. Sa correspondance avec R. Cobden nous a révélé l’action pleine de grandeur que Bastiat cherchait à exercer en même temps sur la politique extérieure. Mais une autre préoccupation l’obsédait, toujours plus vive à mesure que sa santé s’affaiblissait. Il avait dans la tête, depuis longtemps, « un exposé nouveau de la science » et il craignait de mourir sans l’avoir formulé. Il se recueillit enfin pendant trois mois pour écrire le premier volume des Harmonies. Puisque cette œuvre, tout incomplète qu’elle soit, est le dernier mot de Bastiat, qu’on nous permette de chercher à définir l’esprit et la tendance de sa doctrine.

L’économie politique, en France, a eu, dès son origine, le caractère d’une sorte de morale supérieure. Les physiocrates lui donnaient pour objet le bonheur des hommes ; ils la nommaient la science du droit naturel. Le génie anglais, essentiellement positif et pratique, commença tout de suite par restreindre ce vol ambitieux : en substituant la [I-xxvi] considération de la richesse à celle du bien-être, et l’analyse des faits à la recherche des droits. Ad. Smith renferma la science économique dans des limites plus précises sans doute, mais incontestablement plus étroites. Seulement, Ad. Smith, en homme de génie qu’il était, ne s’est pas cru obligé de respecter servilement les bornes qu’il avait posées lui-même ; et à chaque pas sa pensée s’élève du fait à l’idée de l’utile général ou du juste, aux considérations morales et politiques. Mais sous ses successeurs, esprits plus ordinaires, on voit la science se restreindre et se matérialiser de plus en plus. Dans Ricardo surtout et ses disciples immédiats, l’idée de justice n’apparaît pour ainsi dire plus. — C’est de cette phase de l’école qu’on a pu dire qu’elle subordonnait le producteur à la production, et l’homme à la chose. Aussi faut-il voir avec quelle vivacité le vieux Dupont de Nemours protestait contre cet abaissement de l’économie politique : « Pourquoi, disait-il à J.-B. Say, restreignez-vous la science à celle des richesses ? Sortez du comptoir… ne vous emprisonnez pas dans les idées et la langue des Anglais, peuple sordide qui croit qu’un homme ne vaut que par l’argent… qui parlent de leur contrée (country) et n’ont pas dit encore qu’ils eussent une patrie… » Dupont de Nemours était un peu sévère pour J.-B. Say, dont l’enseignement économique a été beaucoup plus large et plus élevé que les systèmes qui avaient de son temps la vogue en Angleterre. Mais tout en abordant, quand le sujet l’y conduit, les aperçus philosophiques et moraux, Say n’en persiste pas moins à les considérer, en principe, comme étrangers à l’économie politique. L’économie politique est, selon lui, une science de faits et uniquement de faits : [I-xxvii] elle dit ce qui est, elle n’a pas à chercher ce qui devrait être.

Un savant a parfaitement le droit de se renfermer dans les limites qui conviennent le mieux à ses forces ; mais il ne faut pas qu’il rende la science elle-même solidaire de sa modestie, et qu’il l’entraîne à une abdication. La science doit être ambitieuse ; si elle craint d’empiéter sur ses voisins, elle risque de laisser inoccupée une partie de ses domaines. Il ne nous est nullement démontré qu’il soit possible ou utile de séparer les études sociales en deux branches distinctes, — l’une qui serait la simple analyse des résultats de la pratique établie, — l’autre qui en discuterait les causes théoriques, le but final, la légitimité ; mais quand même on admettrait ainsi une science du fait et une science du droit, il n’en est pas moins vrai que, puisqu’à côté de l’enseignement économique aucune science classée, aucun groupe d’hommes spéciaux ne s’occupait de rechercher la raison et le droit des faits sociaux, c’était à l’économie politique à prendre — ne fût-ce que provisoirement — cette position importante. Du moment qu’elle la laissait vide, il était évident qu’une rivale viendrait s’y établir, et qu’une protestation dangereuse battrait le fait avec l’idée du droit. Conformément au génie comme aux traditions nationales, cette protestation devait éclater surtout en France. Ce fut le socialisme. La fin de non-recevoir qu’il opposait à l’économie politique était spécieuse. « Le mal, disait-il, est dans les faits humains à côté du bien ; votre science se borne à catégoriser ces faits, sans les soumettre au contrôle préalable du droit ; par conséquent vos formules contiennent le mal comme le bien ; elles ne sont, à nos yeux, que le mal mis en théories, érigé en axiomes absolus et immuables. » Si le socialisme eût ajouté : « Nous allons vérifier vos [I-xxviii] formules à la lumière du juste », il n’y aurait pas eu un mot à lui répondre, et l’économie politique lui eût tendu la main. Mais, passionné et exclusif comme toutes les réactions, le socialisme nia au lieu de contrôler. On s’était contenté d’étudier, au point de vue de l’utile, les résultats de la propriété, de l’intérêt, de l’hérédité, de la concurrence, etc., en les prenant comme faits acceptés et sans discuter leur raison d’être et leur justice ; — le socialisme nia au point de vue du juste et attaqua comme illégitimes la propriété, l’intérêt, l’héritage, la concurrence, etc. On s’était un peu trop borné à décrire ce qui est ; — il se borna à décrire ce qui, dans ses rêves d’organisation nouvelle, devait être. On avait, disait-on, écrasé l’homme sous les choses et les faits ; — par une sorte de vengeance, il écrasa sous ses pieds les faits et les choses pour remettre l’homme à son rang.

Dans cette situation, qu’y avait-il à faire, pour opérer la réconciliation des esprits ? Évidemment, il fallait réunir et fondre ensemble les deux aspects distincts du fait et du droit ; revenir à la formule des physiocrates, à la science des faits au point de vue du droit naturel ; soumettre la pratique au contrôle du juste ; faire du socialisme savant et consciencieux ; prouver que ce qui est, dans son ensemble actuel et surtout dans sa tendance progressive, est conforme à ce qui doit être selon les aspirations de la conscience universelle.

Voilà ce qu’a voulu faire Bastiat, et ce qu’il a fait, autant du moins qu’il l’a pu dans un livre inachevé. Il a passé en revue les phénomènes économiques et les formes fondamentales de nos sociétés modernes : en les examinant au triple point de vue de l’intérêt particulier, de l’intérêt général, et de la justice, il a montré que les trois aspects [I-xxix] concordaient. Au-dessus des divergences d’intérêts qu’on aperçoit d’abord entre le producteur et le consommateur, le capitaliste et le salarié, celui qui possède et celui qui ne possède pas, etc., il a fait voir qu’il existe des lois prédominantes d’équilibre et d’unité qui associent ces intérêts et englobent ces oppositions secondaires dans une harmonie supérieure. En sorte que « le bien de chacun favorise le bien de tous, comme le bien de tous favorise le bien de chacun ; » et que « le résultat naturel du mécanisme social est une élévation constante du niveau physique, intellectuel et moral pour toutes les classes, avec une tendance à l’égalisation, » — développement qui n’a d’autre condition que le champ laissé à la recherche et à l’action, c’est-à-dire la liberté.

Pour caractériser plus nettement la grande et belle position prise par Bastiat, nous avons supprimé des transitions et des nuances. Il est essentiel de les rétablir ; sans quoi il semblerait que Bastiat a créé une science nouvelle, tandis qu’il n’a prétendu, comme il le dit, que présenter un exposé nouveau d’une science déjà formée. Il faut donc faire remarquer que ses devanciers avaient déjà bien préparé son terrain, soit par leurs savantes analyses des phénomènes qu’il n’a eu le plus souvent qu’à rappeler, soit en s’élevant eux-mêmes aux considérations de l’ intérêt général — notion beaucoup moins éloignée qu’on ne pense de celle du juste. Il faut dire que, sans être aussi hautement formulée, l’idée des grandes lois sociales a été de tout temps en germe dans la pensée des économistes, et que la fameuse devise du laisser passer n’est au fond qu’une affirmation de la gravitation naturelle des intérêts vers l’ordre et le progrès. Enfin il faut ajouter, pour rendre justice à [I-xxx] deux hommes que Bastiat a reconnus comme ses maîtres, que Ch. Comte et M. Dunoyer avaient, avant lui, déjà ramené très-sensiblement la science vers le point de vue élevé des physiocrates : — le premier, en soumettant au contrôle du droit naturel les formes diverses de la législation et de la propriété ; — le second, en introduisant hardiment les fonctions de l’ordre intellectuel et moral dans le champ des études économiques.

C’est là précisément l’excellence du point de vue de Bastiat, qu’il se rattache aux meilleures traditions, tout en ouvrant des perspectives nouvelles. « Les sciences, pour employer une de ses expressions, ont une croissance comme les plantes ; » il n’y a pas d’idées neuves, il n’y a que des idées développées ; et l’initiateur est celui qui formule en un principe net et absolu des traditions hésitantes et incomplètes, celui qui fait un système d’une tendance. Bastiat, d’ailleurs, ne s’est pas borné à affirmer son principe dans toute sa généralité, sans exceptions ni réserves, — chose neuve déjà et hardie. Pour réclamer l’harmonie parfaite des lois économiques, il a fallu qu’il la fît en quelque sorte lui-même, en supprimant des dissonances, en rectifiant des erreurs appuyées de noms célèbres. Il a fallu dissiper la confusion établie entre la valeur et l’utilité, — l’utilité qui est le but et le bien, — la valeur, qui représente l’obstacle et le mal ; asseoir solidement ce beau principe de la gravité absolue du concours de la nature ; attaquer toute cette théorie qui entachait la propriété foncière d’une accusation de monopole aggravateur du prix ; débarrasser la loi du Progrès de cette effrayante perspective du renchérissement de la subsistance et de l’épuisement du sol, etc., etc. ; — toutes choses qui peuvent [I-xxxi] paraître simples maintenant, mais qui alors ont été critiquées pour leur hardiesse extraordinaire.

Du reste, à notre sens, ce qu’il y a de plus grand encore dans le livre de Bastiat, c’est l’idée de l’ harmonie elle-même : idée qui répond éminemment au travail secret d’unité dans les sciences que poursuit notre époque, et qui a plutôt le caractère d’une intuition et d’un acte de foi que d’une déduction scientifique. C’est comme un cadre immense dans lequel chaque étude partielle des lois sociales peut et doit venir se classer infailliblement. Bastiat aurait manqué son livre, qu’il nous semble qu’avec sa donnée seule, ce livre se serait fait tôt ou tard. Il est permis de croire qu’en le commençant il n’en voyait pas toute la portée. Il avait sans doute rassemblé d’abord quelques aperçus principaux ; puis les vérités se sont attirées l’une l’autre ; chaque rapport nouveau ouvrait de nouvelles équations, chaque groupe harmonisé ou identifié se résolvait en une synthèse supérieure. De sorte que les points de vue allaient en s’agrandissant toujours, et que Bastiat, à la fin, a dû se sentir écrasé, comme il le dit lui-même, par la masse des harmonies qui s’offraient à lui. Une note posthume très-précieuse nous indique comment cette extension de son sujet l’avait conduit à l’idée de refondre complétement tout l’ouvrage. « J’avais d’abord pensé, dit-il, à commencer par l’exposition des Harmonies économiques, et par conséquent ne traiter que des sujets purement économiques : valeur, propriété, richesse, concurrence, salaire, population, monnaie, crédit, etc. Plus tard, si j’en avais eu le temps et la force, j’aurais appelé l’attention du lecteur sur un sujet plus vaste : les Harmonies sociales. C’est là que j’aurais parlé de la constitution [I-xxxii] humaine, du moteur social, de la responsabilité, de la solidarité. etc…. L’œuvre ainsi conçue était commencée quand je me suis aperçu qu’il était mieux de fondre ensemble que de séparer ces deux ordres de considérations. Mais alors la logique voulait que l’étude de l’homme précédât les recherches économiques. Il n’était plus temps… »

Il n’était plus temps en effet ! Bastiat ne s’était décidé à écrire les Harmonies que parce qu’il commençait à sentir que ses jours étaient comptés. On le devine à l’entassement tumultueux d’idées du dernier chapitre [3] et aux plaintes qui lui échappent sur le temps qui lui manque. Tout en continuant à jeter au courant des discussions du jour quelques-unes de ses belles pages, — comme la polémique avec Proudhon dans La Voix du Peuple, la Loi, Ce qu’on voit et ce qu’on ne voit pas, l’article Abondance, pour le Dictionnaire de l’économie politique, il préparait avec une ardeur fébrile des ébauches du second volume des Harmonies. Il ne voulut pas s’attarder à réparer dans le repos ses forces épuisées ; il mit tout son enjeu sur un dé, il crut qu’il pourrait peut-être gagner de vitesse sur les progrès du mal, et arriver par un élan suprême à ne tomber qu’au but… Dans ce steeple-chase désespéré contre la mort, il a perdu.

Quand un homme, à l’âge de quarante-cinq ans, brise d’un seul coup tous les liens de son passé, comme l’a fait Bastiat, et, sans l’ombre d’ambition, se jette d’une solitude méditative dans l’ardente atmosphère de l’action, vous pouvez être sûr que cet homme ne s’arrêtera plus que dans [I-xxxiii] la tombe. Il y a quelque chose de plus terrible cent fois, de plus implacable au repos que l’ambition même : c’est le fanatisme de l’idée, c’est le sentiment d’une mission. Chez l’ambitieux, l’égoïsme veille et ménage ses ressources ; chez l’homme que domine l’idée, le moi est foudroyé, il n’avertit plus par sa résistance de l’épuisement des forces. Une volonté supérieure s’installe en souveraine dans sa volonté, une sorte de conscience étrangère dans sa conscience : c’est le devoir. Il se dresse sur la dernière marche de sa vie passée, comme l’ange au glaive de feu sur le seuil de l’Éden ; il ferme la porte sur les rêves de bonheur et de paix. Désormais, proscrit, tu n’as plus de chez toi ; tu ne rentreras plus dans l’indépendance intime de ta pensée ; tu ne reviendras plus te délasser dans l’asile de ton cœur ; tu ne t’appartiens pas, tu es la chose de ton idée ; — vivant ou mourant, ta mission te traînera.

Or la mission que Bastiat s’était donnée, ou plutôt que les événements lui imposèrent, était au-dessus des forces humaines. Bastiat, par le malheur d’une organisation trop riche, était à la fois homme de théories avancées, génie créateur, — et homme d’action extérieure, esprit éminemment vulgarisateur et propagandiste. Il eût fallu opter entre les deux rôles. On peut être à la rigueur Ad. Smith et R. Cobden tour à tour ; mais à la fois et en même temps, non. Ad. Smith n’a pas essayé de jeter aux masses les vérités nouvelles qu’il creusait lentement dans sa retraite, et R. Cobden n’a fait passer dans l’opinion publique et les faits que des axiomes anciens et acceptés de longue date par la science. Bastiat, lui, a jeté dans le tumulte des discussions publiques les lambeaux de sa doctrine propre, et c’est au milieu de l’action qu’il a eu l’air d’improviser un [I-xxxiv] système. Défricher les terrains vierges de la science pure, porter en même temps la hache au milieu de la forêt des préjugés gouvernementaux, et labourer en pleine révolution l’opinion publique, le sol le plus ingrat, le plus tourmenté, le plus impropre à une moisson prochaine, c’était faire triplement le métier de pionnier ; — et l’on sait que ce métier-là est mortel.

Tant qu’on ne s’agita qu’autour du libre-échange, comme il y avait là un symbole commun et un drapeau reconnu, Bastiat se trouva aidé et soutenu vigoureusement ; et contre la résistance de l’ignorance, des préjugés et des intérêts égoïstes, la lutte, en dépit de quelques tiraillements, fut possible. Mais quand arriva le socialisme et la grande bataille où l’on n’avait plus le temps de s’entendre d’avance, quand Bastiat fut entraîné par l’urgence du péril à combattre à sa manière, et à jeter de plus en plus dans la mêlée des idées à lui, — idées presque aussi neuves pour ses alliés que pour ses adversaires, — il se trouva dans la position d’un chef qui, au milieu du feu, changerait l’armement et la tactique de son parti : tout en admirant sa nouvelle manière de faire, on se contenta de le regarder ; et plus il s’avançait ainsi, plus il se trouvait seul. Or la collectivité est indispensable aux succès d’opinion et à l’effet sur les masses : un homme qui combat isolé ne peut que mourir admirablement. Quand les Harmonies parurent et mirent plus au jour les vues nouvelles que les Sophismes et les Pamphlets avaient seulement fait pressentir, il se fit un silence froid dans l’école déroutée, et la plupart des économistes se prononcèrent contre les idées de Bastiat.

Cet abandon lui fut très sensible, mais il ne s’en étonna ni ne s’en plaignit : il se sentait trop près de sa fin pour [I-xxxv] laisser un adieu de reproche à ses anciens compagnons de travaux, restés unis à lui par le cœur, sinon par les idées. D’autres chagrins se joignaient à la pensée de son œuvre incomprise et inachevée ; la mort avait fauché dans sa famille pendant son absence, la politique amoncelait de sombres nuages, et de ce côté-là encore il voyait l’opinion égarée tourner contre lui. Il n’avait plus la force ni le désir de lutter. Son esprit commençait à entrer dans cette région plus haute de suprême bienveillance, dans ce jour crépusculaire triste et doux qui assouplit les contours heurtés et adoucit les oppositions de couleur. « Nous autres souffreteux, écrivit-il à un de ses amis, nous avons, comme les enfants, besoin d’indulgence : car plus le corps est faible, plus l’âme s’amollit, et il semble que la vie à son premier, comme à son dernier crépuscule, souffle au cœur le besoin de chercher partout des attaches. Ces attendrissements involontaires sont l’effet de tous les déclins : fin du jour, fin de l’année, demi-jour des basiliques, etc. Je l’éprouvais hier, sous les sombres allées des Tuileries… Ne vous alarmez cependant pas de ce diapason élégiaque. Je ne suis pas Millevoye, et les feuilles, qui s’ouvrent à peine, ne sont pas près de tomber. Bref, je ne me trouve pas plus mal, mais seulement plus faible, et je ne puis plus guère reculer devant la demande d’un congé. C’est en perspective une solitude encore plus solitaire. Autrefois je l’aimais ; je savais la peupler de lectures, de travaux capricieux, de rêves politiques, avec intermèdes de violoncelle. Maintenant, tous ces vieux amis me délaissent, même la fidèle compagne de l’isolement, la méditation. Ce n’est pas que ma pensée sommeille. Elle n’a jamais été plus active ; à chaque instant elle saisit de nouvelles harmonies, et il semble que [I-xxxvi] le livre de l’humanité s’ouvre devant elle. Mais c’est un tourment de plus, puisque je ne puis transcrire aucune page de ce livre mystérieux sur un livre plus palpable… »

Dès le printemps de 1850, en effet, la maladie de poitrine contre laquelle il se débattait depuis longtemps avait fait des progrès graves. Les eaux des Pyrénées, qui l’avaient sauvé plusieurs fois, aggravèrent son mal. L’affection se porta au larynx et à la gorge : la voix s’éteignit, l’alimentation, la respiration même devinrent excessivement douloureuses. Au commencement de l’automne, les médecins l’envoyèrent en Italie. Au moment où il y arrivait, le bruit prématuré de sa mort s’était répandu, et il put lire dans les journaux les phrases banales de regret sur la perte du « grand économiste » et de « l’illustre écrivain. » Il languit quelque temps encore à Pise, puis à Rome. Ce fut de là qu’il envoya sa dernière lettre au Journal des Économistes [4] . M. Paillottet, qui avait quitté Paris pour aller recueillir les dernières instructions de son ami, nous a conservé un journal intéressant de la fin de sa vie [5] . Cette fin fut d’un calme et d’une sérénité antiques. Bastiat sembla y assister en spectateur indifférent, causant, en l’attendant, d’économie politique, de philosophie et de religion. Il voulut mourir en chrétien : « J’ai pris, disait-il simplement, la chose par le bon bout et en toute humilité. Je ne discute pas le dogme, je l’accepte. En regardant autour de moi, je vois que sur cette terre les nations les plus éclairées sont dans la foi chrétienne ; je suis bien aise de me trouver en communion avec cette portion du genre humain. » Son [I-xxxvii] intelligence conserva jusqu’au bout toute sa lucidité. Un instant avant d’expirer, il fit approcher, comme pour leur dire quelque chose d’important, son cousin l’abbé de Monclar et M. Paillottet. « Son œil, dit ce dernier, brillait de cette expression particulière que j’avais souvent remarquée dans nos entretiens, et qui annonçait la solution d’un problème. » Il murmura à deux fois : La vérité… Mais le souffle lui manqua, et il ne put achever d’expliquer sa pensée. Goethe, en mourant, demandait la pleine lumière, Bastiat saluait la vérité. Chacun d’eux, à ce moment suprême, résumait-il l’aspiration de sa vie, — ou proclamait-il sa prise de possession du but ? Était-ce le dernier mot de la question — ou le premier de la réponse ? l’adieu au rêve qui s’en va — ou le salut à la réalité qui arrive ?…

Bastiat mourut le 24 décembre 1850, âgé de quarante-neuf ans et six mois. On lui fit, à l’église de Saint-Louis des Français, de pompeuses funérailles. C’est en 1845 qu’il était venu à Paris ; sa carrière active d’économiste n’a donc embrassé guère plus de cinq ans.

F. Bastiat était de taille moyenne ; mince et maigre, il était doué d’une force physique que son extérieur ne semblait pas annoncer ; dans sa jeunesse, il passait pour le meilleur coureur du pays basque. Sa figure était agréable, la bouche extrêmement fine, l’œil doux et plein de feu sous un sourcil épais, le front carré largement encadré d’une forêt de longs cheveux noirs. Sa conversation était celle d’un homme qui comprend tout et qui s’intéresse à tout, vive, variée, sans prétention, colorée de l’accent comme de l’esprit méridional. Jamais il ne causait d’économie politique le premier, jamais non plus il n’affectait d’éviter ce sujet, quel que fût le rang ou l’éducation de son [I-xxxviii] interlocuteur. Dans les discussions sérieuses, il était modeste, conciliant, plein d’aménité dans sa fermeté de convictions. Rien dans sa parole ne sentait le discours ou la leçon. En général, son opinion finissait par entraîner l’assentiment général ; mais il n’avait pas l’air de s’apercevoir de son influence. Ses manières et ses habitudes étaient d’une extrême simplicité. Comme les hommes qui vivent dans leur pensée, il avait quelque chose souvent de naïf et de distrait : L. Leclerc l’appelait le La Fontaine de l’économie politique. Il convenait en riant qu’il n’avait jamais été de la rue de Choiseul au Palais-Royal sans se tromper de chemin. Un jour qu’il était parti pour aller faire un discours à Lyon, il se trouvait débarqué dans un cabaret au fond des Vosges. Pour tout ce qui s’appelle affaires, il était d’un laisser-aller d’enfant. Sa bourse était ouverte à tout venant, quand il était en fonds ; il n’y a pas d’auteur qui ait moins tiré parti de ses livres. Le détail matériel des choses lui était antipathique ; jamais il n’a su prendre une précaution pour sa santé ; jamais il n’a voulu s’occuper d’une annonce ou d’un compte-rendu pour ses ouvrages. Il était si ennemi de charlatanisme en tout, il craignait tellement d’engager son indépendance dans l’engrenage des coteries, qu’après cinq ans de séjour à Paris, il ne connaissait pas un des écrivains de la presse quotidienne. Aussi les comptes-rendus de journaux sur les livres de Bastiat sont-ils extrêmement rares. Le Journal des économistes, lui-même, attendit six mois avant de parler des Harmonies, et son article ne fut qu’une réfutation.

Nous avons déjà dit, je crois, que Bastiat écrivait avec une extrême facilité. On le devine à la netteté remarquable de ses manuscrits, où la plume semble, la plupart du temps, [I-xxxix] avoir couru de toute sa vitesse. Peut-être le travail préalable qui se faisait dans sa tête était-il long et pénible ; mais je crois plutôt que c’était une de ces intelligences saines qui tournent naturellement du côté de la lumière, comme certaines fleurs vers le soleil, et que la vérité lui était facile, comme aux natures honnêtes la vertu. Il est certain cependant que Bastiat se préoccupait de la forme… à sa manière. Nous avons vu, dans ses cahiers, un de ses Sophismes, entre autres, refondu entièrement trois fois, — trois morceaux aussi fins l’un que l’autre, mais très-différents de ton. La première manière, la plus belle à mon avis, c’était la déduction scientifique, ferme, précise, magistrale ; — la seconde offrait déjà quelque chose de plus effacé dans la tournure et de plus bourgeois, une causerie terre à terre, débarrassée des mots techniques et à la portée du commun des lecteurs ; — la troisième, enfin, encadrait tout cela dans une forme un peu légère, un dialogue ou une petite scène demi-plaisante. La première, c’était Bastiat écrivant pour lui, se parlant ses idées ; — la dernière, c’était Bastiat écrivant pour le public ignorant ou distrait, émiettant le pain des forts pour le faire avaler aux faibles. Un écrivain ordinaire ne se donne pas tant de peine pour s’amoindrir et ne s’efface pas ainsi volontairement pour faire passer son idée : il faut pour cela telle souveraine préoccupation du but qui caractérise l’apôtre.

Il ne nous appartient pas de préjuger le rang que la postérité assignera à Bastiat. M. M. Chevalier a placé hautement les Harmonies à côté du livre immortel d’Ad. Smith. Tout récemment, R. Cobden a exprimé la même opinion. Pour nous, en cherchant à mettre cette simple et noble [I-xl] figure sur un piédestal, nous craindrions de faire quelque maladresse. Et puis, nous l’avouons, il nous semble qu’un éloge trop cru blesserait encore cet homme que nous avons connu si désintéressé de lui-même, qui ne s’est jamais mis en avant que pour être utile et n’a brillé que pour éclairer. Tout ce que nous pouvons dire, c’est que les idées neuves et d’abord contestées de son système ont fait leur chemin depuis sa mort, et que, sans parler de l’école américaine, des économistes marquants, en Angleterre, en Écosse, en Italie, en Espagne et ailleurs, professent hautement et enseignent ses opinions. Et s’il est certain que le caractère matériel, en quelque sorte, de la vérité, dans une doctrine comme dans une religion, est la puissance du prosélytisme qu’elle possède, on peut dire que la doctrine de Bastiat est vraie : car les nombreux convertis qui passent aujourd’hui à l’économie politique y vont à peu près tous par Bastiat et sous son patronage. Son œuvre de propagande se poursuit et se poursuivra longtemps encore après lui : — c’est la seule espèce d’immortalité qu’il ait ambitionnée.

Bastiat était tout simplement une belle intelligence éclairée par un admirable cœur, un de ces grands pacifiques auxquels, selon la parole sacrée, le monde finit toujours par appartenir. Nous préférons hautement ces hommes-là aux génies solitaires et aux penseurs sibyllins. Ce ne sont, en effet, ni les idées ni les systèmes qui nous manquent aujourd’hui, mais le trait d’union et le lien d’harmonie. La masse incohérente des matériaux épars de l’avenir ressemble à ces gangues où le métal précieux abonde, mais disséminé dans la boue. Ce qu’il faut à notre siècle, c’est l’aimant qui rassemblera le fer autour de lui, c’est la goutte de mercure qui, promenée à travers le mélange, s’assimilera [I-xli] les parcelles d’or et d’argent. Or, ce rôle assimilateur nous paraît éminemment réservé aux natures sympathiques qui ont soif du bien et du vrai et vont le chercher partout, aux hommes de foi plutôt encore que de science.

Voilà pourquoi nous souhaitons à notre pays des hommes comme Bastiat, et des vérités comme la doctrine de l’Harmonie, de ces vérités simples et fécondes qu’on ne découvre et qu’on ne perçoit qu’avec l’esprit de son cœur, comme a dit de Maistre — mente cordis sui.

r. de fontenay.

 


 

[Quelques extraits du journal de M. Paillottet "Neuf jours près d'un mourant"]

Voici quelques extraits du journal de M. Paillottet, qui sont le complément naturel de cette notice :

NEUF JOURS PRÈS D’UN MOURANT.

Le 16 décembre, vers midi, j’arrive chez lui, je le vois. Nous nous embrassons, mais à son premier mouvement tout affectueux succède une impression chagrine. Sa figure s’attriste, et il murmure, en élevant les mains : « Est-il possible que vous ayez fait un si long voyage ? Quelle folie ! »

Pendant cette première entrevue je le trouvai, à ma grande surprise, impatient, irritable… Comme je voulais lui éviter la peine de monter un étage, à l’aide d’une précaution que j’aurais prise, il me dit : « Je ne puis pas souffrir qu’on s’occupe de moi. » Il lui répugne d’être vu pendant qu’il boit et mange, à cause des efforts pénibles qu’exige de lui l’inglutition. Toutefois cette répugnance ne paraît pas exister vis-à-vis des étrangers. Ainsi à 2 heures 1/2 il entre au café prendre un verre de sirop et ne veut pas que je l’accompagne.

17 décembre 1850

… En rentrant chez lui, il me parle de la seconde édition du premier volume des Harmonies, puis du second volume qu’il [I-xlii] lui est impossible d’achever. Sur le chapitre des salaires, qui était déjà fort avancé quand il a quitté Paris, il me dit : « Si jamais on publie cela, il faudra bien expliquer que ce n’est qu’un premier jet. J’aurais voulu refaire en entier ce chapitre. »

Il trouve un éclair de gaieté en me racontant les singulières conventions qu’il avait faites avec son hôtesse. Celle-ci avait par rapport à lui la double qualité de propriétaire et de domestique. Le mobilier et la batterie de cuisine étaient à elle. Lorsqu’elle brisait un ustensile quelconque dans ses fonctions de domestique, comme propriétaire elle en réclamait aussitôt le prix et se faisait payer par lui. Elle avait aussi l’art de maintenir le chiffre de la dépense quotidienne au même taux, bien que les consommations du malade allassent toujours diminuant…

… Ce second jour les impatiences furent moins marquées… « À quelle heure viendrez-vous demain ? » me demanda-t-il lorsque je le quittai.

Je suis convenu avec l’abbé de Monclar que je tiendrai compagnie à notre malade depuis onze heures du matin jusqu’à l’heure du dîner ; l’abbé lui consacre le commencement et la fin de la journée.

18 décembre.

En arrivant près de lui, je lui remets quelques exemplaires de la réimpression des Incompatibilités parlementaires, et lui explique que je viens de les retirer du ministère de l’Intérieur des États Romains.

Voici ce qui m’était arrivé pour ces brochures. Les douaniers de Civita-Vecchia les avaient extraites de mon sac de voyage et envoyées à la police. Je les croyais perdues, quand, passant ce matin devant le magasin du libraire Merle,… je vois exposés en vente plusieurs pamphlets de Bastiat. J’entre et demande à Merle s’il a les Incompatibilités parlementaires : « Pas encore, répond-il, mais je ne tarderai sans doute pas ; car cet écrit vient d’être réimprimé ! Je le sais, à telles enseignes que les douaniers de Civita-Vecchia ont été assez stupides, ces jours-ci, pour en saisir une demi-douzaine d’exemplaires à un voyageur français. » — « Comment donc êtes-vous si bien informé ? repris-je ; je suis le voyageur dont vous faites mention. » Alors Merle m’apprend [I-xliii] qu’il tenait la nouvelle de ma mésaventure du comte Z…, attaché au ministère de l’Intérieur. Le comte Z… avait blâmé le procédé des douaniers, et ajouté que, si le propriétaire se présentait pour réclamer ces brochures, elles lui seraient immédiatement rendues. Sur ces explications, je m’étais empressé d’aller à Monte-Cavallo, où un employé fort poli, après m’avoir adressé beaucoup d’excuses sur ce qui s’était passé, m’avait remis toutes mes brochures moins une. Cette dernière ne pouvait m’être rendue qu’un peu plus tard, parce que Monseigneur, qui était alors absent, en avait commencé la lecture, curieux de connaître cette production d’un auteur qu’il avait en grande estime. Le même employé, me montrant sur la couverture d’un pamphlet la liste imprimée des divers écrits de Bastiat, posa l’index sur les mots Harmonies économiques, et dit : « Voilà un bien bel ouvrage. »

J’informai de cette particularité mon cher malade, en ajoutant que très-certainement en France, au ministère de l’Intérieur, ses œuvres étaient moins connues que dans les bureaux de Monte-Cavallo.

Par un fort beau temps, nous prenons une voiture… Il veut me servir de cicerone, et m’expliquer les monuments antiques ; mais j’obtiens qu’il se taise jusqu’à ce que nous descendions de voiture… Il m’entretient beaucoup de son projet de rentrer en France, d’un domestique, nommé Dargeau, qu’il fait venir de son pays, pour s’assurer ses soins éprouvés, et m’interroge sur la durée probable de mon séjour à Rome. Je me garde bien de lui dire que je m’en irai probablement le lendemain de son départ.

… Quand nous sommes rentrés chez lui, il me parle de mettre en ordre ses ébauches. Il voudrait bien me dicter quelques indications importantes et notamment sur le sujet de la population… L’article qu’il a publié, il y a quatre ans environ, dans le Journal des Économistes, lui paraît incomplet et à refaire. La principale objection contre la théorie de Malthus n’y est pas exposée.

Les impatiences ont disparu.

19 décembre.

Je le trouve bien fatigué !… Nous sortons un peu tard, et rentrons bientôt après…

[I-xliv]

Il monte son escalier plus péniblement que de coutume. Quand enfin il est assis sur son canapé, je remarque que sa respiration est plus difficile que la veille. Des bruits sourds et de mauvais augure grondent dans sa poitrine oppressée. Il se remet cependant un peu, et entame le chapitre de l’Économie politique.

« Un travail bien important à faire pour l’Économie politique, me dit-il, c’est d’écrire l’histoire de la spoliation. C’est une longue histoire, dans laquelle, dès l’origine, apparaissent les conquêtes, les migrations de peuples, les invasions, et tous les funestes excès de la force aux prises avec la justice. »

« De tout cela il reste aujourd’hui encore des traces vivantes, et c’est une grande difficulté pour la solution des questions posées dans notre siècle. On n’arrivera pas à cette solution tant qu’on n’aura pas bien constaté en quoi et comment l’injustice, faisant sa part au milieu de nous, s’est impatronisée dans nos mœurs et dans nos lois. »

… Il m’entretient de plusieurs de nos amis de Paris, sujet sur lequel il s’arrête volontiers ; puis, se préoccupant de mon dîner, il me renvoie après m’avoir dit : « Puisque vous avez fait ce long voyage, je suis bien aise maintenant que vous soyez ici. »

20 décembre.

En arrivant près de lui à l’heure accoutumée, je lui demande la permission de le quitter pour aller à l’ambassade où je me suis déjà rendu en vain ce matin. J’ai trois lettres pour la France à remettre à une personne que je n’ai pas rencontrée. Cette demande le contrarie, et l’abbé de Monclar, qui était sur le point de sortir, se charge de faire tenir mes lettres à l’ambassade.

Dès que nous sommes seuls, il me dit : « Vous ne devineriez jamais ce que j’ai fait ce matin. » Inquiet et le soupçonnant d’une imprudence, je conjecturai qu’il avait écrit. « Non, reprit-il, cela m’eût été, cela m’est impossible. Voici ce que j’ai fait, je me suis confessé. Je veux vivre et mourir dans la religion de mes pères. Je l’ai toujours aimée, quoique je n’en suivisse pas les pratiques extérieures. » Ce mot de vivre n’était employé là que par ménagement pour moi. Je lui rappelai qu’en 1848 il m’avait dit, en parlant de Jésus-Christ : « Il est impossible d’admettre [I-xlv] qu’un mortel ait pu avoir, de l’humanité et des lois qui la régissent, une connaissance aussi profonde que celle qui est dans l’Évangile. »

Il me propose de prendre ses ébauches économiques dans sa malle ; car le temps menaçait, et il n’eût pas été prudent de sortir. Je savais, d’ailleurs, dès la veille au soir, qu’aux yeux du docteur Lacauchie il déclinait d’une manière rapide.

Je pris les papiers, et commençai à les compulser, assis près de lui, interrompant ma tâche au moindre signe pour prêter l’oreille à ce qu’il voulait me dire.

… Voici une recommandation… sur laquelle il a beaucoup insisté. « Il faut traiter l’économie politique au point de vue du consommateur. Tous les phénomènes économiques, que leurs effets soient bons ou qu’ils soient mauvais, se résolvent, à la fin de leur évolution, par des avantages ou des préjudices pour les consommateurs. Ces mêmes effets ne font que glisser sur les producteurs, dont ils ne peuvent affecter les intérêts d’une manière durable. »

« Le progrès de la civilisation doit amener les hommes à se placer à ce point de vue et à calculer leur intérêt de consommateurs plutôt que leur intérêt de producteurs. On voit déjà ce progrès s’opérer en Angleterre, et des ouvriers s’y occuper moins de l’élévation de leur salaire que de l’avantage d’obtenir à bas prix tous les objets qu’ils consomment. »

Il m’a répété que c’était là un point capital, et j’étais étonné de la profondeur comme de la lucidité de ses explications.

Vers la nuit, il m’a parlé de Rome considérée au point de vue religieux. « Ce qui m’a le plus frappé, dit-il, c’est la solidité de la tradition des martyrs. Ils sont là, on les voit, on les touche dans les catacombes ; il est impossible de les nier. » Son langage était plein d’onction.

Demain je continuerai le dépouillement de ses papiers scientifiques. Cette journée a été bien triste. La mort se montre à nous dans tous nos entretiens. Nous ne prononçons pas son nom, lui par un sentiment délicat, afin de m’éviter une affliction, et moi pour ne pas me laisser aller à un attendrissement qui le gagnerait peut-être et lui serait douloureux. C’est lui qui me donne l’exemple du courage…

[I-xlvi]

21 décembre (samedi).

L’affaiblissement continue. À 11 h. 1/2, par un temps superbe, il sent le besoin de se coucher quelques instants avant d’essayer une promenade. Nous sortons à 1 h. 1/4, mais quelques nuages menacent d’intercepter les rayons du soleil… Les nuages se dispersent, et nous jouissons d’un soleil magnifique, qui fait mieux ressortir la beauté des sites dont nous sommes entourés. La sérénité du ciel semble se communiquer à son âme, et il répète fréquemment : « Quelle délicieuse promenade ! Comme nous avons bien réussi ! » Il m’indique une haute colline couronnée d’ifs, au sommet de laquelle il s’est fait conduire quelques jours avant mon arrivée. Quand je cherche à me rendre compte de ses impressions, il me paraît heureux de voir une dernière fois les splendeurs de la nature et s’applaudir de les rencontrer pour leur faire ses adieux. Car il ne se fait pas d’illusion sur son état. Plus explicite avec l’abbé de Monclar qu’avec moi sur ce triste sujet, il lui disait hier : « Je trouve depuis trois jours que le déclin de mes forces est bien rapide. Si cela continuait ainsi, Dieu me ferait une grande grâce et m’épargnerait bien des souffrances. »

… Il prend un livre de prières, et moi je continue le classement de ses papiers…

Il me fait quitter mon classement pour m’asseoir tout près de lui. Après un instant d’assoupissement, comme s’il venait d’y puiser une force nouvelle, il me donne une explication pour corroborer sa théorie de la valeur.

« Avez-vous trouvé dans mes notes, me demanda-t-il, un passage sur ce sujet ? C’est un fragment auquel j’attache quelque importance. Vous le reconnaîtrez à cette formule que j’y ai employée : Do ut des, fado ut facias, etc. »

Je n’ai pas encore découvert ce fragment…

Avant de nous quitter, qui s’y serait attendu ? nous nous sommes livrés à un mouvement d’hilarité. Il m’a raconté qu’ayant vu dans un magasin de librairie son Cobden et la Ligue, il avait marchandé cet ouvrage. Comme on lui en demandait le prix de 7 fr. 50, il s’était récrié, avait qualifié ce livre de vieux bouquin, et en avait offert seulement 4 fr. C’est, je crois, [I-xlvii] la seule fois de sa vie qu’il ait réclamé un rabais, et le moyen qu’il employait pour l’obtenir est fort plaisant. Décrier un de ses écrits pour l’obtenir à meilleur marché, c’est ce que peu d’auteurs se seraient avisés de faire.

22 décembre 1850 (dimanche).

Ce matin il a communié. La cérémonie a eu lieu de bonne heure, et cependant, en entrant chez lui, je vois qu’il n’a pas encore déjeuné. Pour qu’il s’acquittât de cette pénible tâche sans être gêné de ma présence, j’allai me promener jusqu’à 11 h. 1/2.

… Avez-vous un crayon ? me demanda-t-il. Je lui remis aussitôt celui que contient mon portefeuille, et le vis tracer les lignes suivantes sur son livre de prières :

« Les 20 et 21 décembre je me suis confessé à M. l’abbé Ducreux. Le 22, j’ai reçu la communion des mains de mon cousin Eugène de Monclar. »

Il me parla aussitôt après du sacrement qu’il avait reçu le matin, et à ce propos il m’expliqua ses idées religieuses.

« Le déiste, dit-il, n’a de Dieu qu’une idée trop vague. Son Dieu, il l’oublie souvent, ou bien il l’appelle une cause première et ne se croit plus obligé d’y penser. Il faut que l’homme s’appuie sur une révélation pour être véritablement en communication avec Dieu. Quant à moi, j’ai pris la chose par le bon bout et en toute humilité. Je ne discute pas le dogme, je l’accepte. En regardant autour de moi, je vois que sur cette terre les nations les plus éclairées sont dans la foi chrétienne. Je suis bien aise de me trouver en communion avec cette portion du genre humain. »

Un peu plus tard, il s’enquit de nouveau du fragment sur la valeur. Je venais de le découvrir. Il désira que je lui en donnasse lecture, puis m’arrêta à la 6me page en me disant de ne continuer que pour moi seul. Quand j’eus achevé et déclaré que la démonstration me paraissait complète, il dit que, si l’état de sa santé l’eût permis, il eût fondu ce fragment dans le chapitre De la valeur au premier volume des Harmonies ; mais qu’il suffisait de l’introduire en forme de note dans la 2me édition… Il me recommanda en même temps, à l’égard [I-xlviii] des chapitres inachevés, de les faire suivre de points suspensifs…

Comme je lui demandais à emporter dans ma chambre quelques liasses pour les lire attentivement et à loisir, il me répondit en ces termes : « Prenez tout ; il faut que vous emportiez tout à Paris. Si je ressuscite, vous me les rendrez. »

… Le docteur Lacauchie le trouve dans un état tel qu’il serait imprudent de ne pas lui donner de garde pendant la nuit.

Après notre dîner, l’abbé et moi nous revînmes pour le décider à recevoir une garde qui allait lui être envoyée. Il résista et ne voulut pas qu’elle commençât son service, au moins pour cette nuit.

23 décembre 1850 (lundi).

Le temps est beau, mais frais. Le pauvre malade est encore plus faible que la veille. Il me parle de la seconde édition de ses Harmonies, et pense qu’il faudrait comprendre dans le premier volume, comme se rattachant intimement au chapitre de la Concurrence, un autre chapitre intitulé Production et Consommation… Après l’avoir dissuadé de sortir, à cause de la vivacité du vent qui souffle du nord, l’abbé et moi, voyant que le soleil échauffe l’atmosphère de ses rayons, nous nous rendons à son désir et entreprenons avec lui une promenade en voiture fermée.

… La durée de notre promenade avait été de 2 heures 1/2. Au seuil de la porte, l’abbé et moi voulûmes le prendre sur nos bras, pour lui éviter la fatigue de l’ascension. Mais il s’y refusa avec opiniâtreté, et, pendant que je payais le cocher, se mit à grimper au premier étage. Arrivé sur le palier, il s’assit un instant sur une chaise que lui présentait son hôtesse, puis, ayant repris haleine, il monta le second étage. « Je suis bien aise, nous dit-il en manière de justification de son imprudence, d’avoir pu constater que je pouvais faire aujourd’hui ce que j’ai fait hier. » À partir de ce moment, je pus observer qu’il s’attachait de plus en plus à l’idée d’un retour en France. Ce voyage devint sa constante préoccupation.

Vers quatre heures arriva l’ambassadeur, M. de Rayneval. [I-xlix] Cette visite tira notre ami d’un état prononcé d’accablement. Il se leva, fit asseoir l’ambassadeur sur le canapé et s’assit à côté de lui. Son premier soin fut de parler de son départ d’Italie. Il s’enquit du nom du navire sur lequel M. de Rayneval se chargeait de lui procurer une chambre d’officier. M. de Rayneval l’entretint dans son illusion. Ensuite la conversation se porta sur les monuments de Rome, et Bastiat exprima son admiration pour Saint-Pierre. Ses éloges comprenaient cependant des réserves et étaient entremêlés de critiques.

… Je me mis en quête d’une garde… Il me fut impossible d’en trouver une disponible. Alors l’abbé de Monclar se décida à passer la nuit… Le médecin était venu… Il n’estimait pas que le malade pût vivre encore trente-six heures, et même en comptant les pulsations de son pouls, il s’étonnait qu’il fût au nombre des vivants.

24 décembre 1850 (mardi).

J’arrive chez lui à 5 h. du matin, comme j’en étais convenu avec M. de Monclar, que je devais remplacer. Le cher malade avait passé une nuit plus calme, grâce sans doute à l’effet de la potion calmante ; toutefois il se plaignait de n’avoir pas dormi. Quand il me vit si matin, il me dit : « Mes amis sont mes victimes. » Il m’entretint de l’effet de la potion à laquelle il attribuait une action sur son cerveau. « Je sens là deux pensées, disait-il en posant le doigt sur son front ; ma pensée ordinaire et une autre. » Ce même matin, il voulut se lever un peu plus tôt que de coutume. À 8 h. 1/2 il quitta son lit. Mais il se sentit faible, et n’essaya pas de se laver les mains et le visage, ce qu’il avait fait encore debout, la veille.

Assis sur son canapé, il m’interrogea de nouveau sur la durée de mon séjour à Rome. Ensuite il me parla de son retour en France, s’inquiétant beaucoup de savoir s’il serait possible de lui procurer des moyens de transport commodes de Marseille à Mugron, de l’installer dans chaque hôtel, au rez-de-chaussée, dans une pièce bien chaude, etc. Quand je le vis s’arrêter sur ces détails et en prendre souci, je crus devoir, pour soulager son esprit, lui proposer de l’accompagner dans son voyage… Il accepta de suite mon offre, et me dit que nous ne nous [I-l] séparerions qu’à Mugron. Puis, un instant après, comme s’il se fût fait un cas de conscience de son acceptation, il ajouta : « Vous vous sacrifiez pour moi seul, attendez-vous à toutes sortes de déceptions. »

Ces déceptions qui m’attendaient entre Marseille et Mugron, le scrupule exagéré qui les lui faisait entrevoir, m’eussent égayé dans tout autre moment.

La veille au soir il avait dit à son cousin qu’il désirait faire son testament et se servir du ministère du chancelier de l’ambassade. Cette résolution étant bien arrêtée dans son esprit, j’allai, un peu avant onze heures, chercher M. de Gérando, chancelier. Celui-ci ne put venir aussi promptement que nous l’eussions désiré. Il n’arriva qu’à 1 h. Notre malade s’était remis au lit. C’est de son lit qu’il déclara lentement ses intentions à M. de Gérando, s’inquiétant beaucoup, non seulement de les énoncer, mais de les motiver, ce qui était superflu.

… Pendant que le chancelier s’occupait de la rédaction définitive du testament, il me témoignait encore la crainte de n’avoir pas été compris. Pour le rassurer, je lui répétai, non ses propres paroles, mais le sens qu’elles exprimaient, et qui était fort clair. Alors il étendit son bras, posa sa main sur mon cou, attira ma tête près de la sienne, mon oreille près de ses lèvres, et dit en donnant à son faible souffle un accent inimitable : « Voyez-vous, Paillottet, ma tante, c’est ma mère ! C’est elle qui m’a élevé, qui a veillé sur mon enfance ! »

Le testament allait s’achever. Pour savoir s’il était en état de le signer, je lui remis une plume et une feuille de papier blanc sur laquelle il traça ces lettres : Frede… Nous vîmes qu’il pouvait signer, et en effet, il signa lisiblement.

Un instant après il me dit : « Je fais une réflexion. Mon oncle jouit actuellement de ma maison de Sengresse : je voudrais qu’il ne fût pas troublé dans cette jouissance, et j’aurais dû insérer une disposition à ce sujet dans mes dernières volontés. Il est trop tard. » Je lui promis de faire connaître ce vœu, et, d’après ce que j’avais ouï dire de Mlle sa tante, j’ajoutai que de son propre mouvement elle ferait pour son frère ce que son neveu désirait qu’elle fît.

À 2 h. 1/2, malgré la fatigue qu’il venait d’éprouver, il voulut [I-li] quitter son lit. L’abbé venait de rentrer. Nous aidâmes le malade à se lever, et vîmes que ses forces diminuaient sensiblement. Il resta silencieux, et vers 4 h. demanda à se recoucher. Quand il fut près de son lit, ses jambes fléchirent. Nous le soulevâmes ; mais à raison de la position qu’il avait prise, nous fûmes obligés de le coucher à rebours, ses pieds se trouvant à la tête du lit. Pour lui éviter des secousses, nous changeâmes de place les oreillers, et le laissâmes se reposer un instant, enveloppé de sa robe de chambre. Sa respiration devenait de plus en plus pénible, et les bouillonnements à l’intérieur de sa poitrine étaient de plus en plus sonores. Il eut un court assoupissement, à la suite duquel il trouva la force de changer de position et de se mettre au lit comme de coutume. Puis un nouvel accablement survint. J’étais assis près de lui, les yeux fixés sur son visage, écoutant cette respiration qui rencontrait tant d’obstacles. L’impression que je ressentais devint si poignante que je dus me retirer dans la pièce voisine. L’abbé de Monclar, que j’avais laissé en prières auprès de la fenêtre, vint bientôt me chercher. Le malade me demandait. Quand je fus près de lui, assis à son chevet, il désigna du geste son cousin, et fit entendre ces mots : «  tous deux. » C’était à nous deux qu’il voulait s’adresser.

Il souleva un peu sa tête, l’appuya sur sa main droite, et se disposa à parler. L’intelligence brillait encore dans ses yeux. Son regard avait une expression que j’avais souvent remarquée au milieu de nos entretiens. Il semblait annoncer la solution d’un problème. La première phrase qu’il prononça sortit si faible de ses lèvres que l’abbé, placé debout à la tête du lit, n’en put rien entendre, et que je n’en recueillis que le dernier mot. C’était l’adjectif philosophique. Après une courte pause, il prononça distinctement :la vérité ; puis s’arrêta, redit le même mot, et le répéta encore, en s’efforçant de compléter sa pensée. Émus à ce spectacle, nous le conjurâmes de suspendre son explication et de se reposer un peu ; l’abbé se pencha pour l’aider à replacer sa tête sur l’oreiller. Dans cette situation le souffle de ses lèvres ne pouvait plus m’arriver. Il dit alors, sans que je les entendisse, ces mots que l’abbé me transmit immédiatement et me répéta le jour suivant : «  Je suis heureux de ce que mon esprit m’appartient. » L’abbé ayant changé de position, je pus [I-lii] entendre le mourant articuler encore ceci : «  Je ne puis pas m’expliquer. » Ce furent les derniers mots qui sortirent de sa bouche.

À ce moment arriva le docteur Lacauchie. Pendant qu’il se trouvait avec l’abbé, je crus pouvoir m’absenter un instant, et sortis à 5 h. Quand je revins, mon ami n’existait plus. Cinq minutes après ma sortie il avait rendu le dernier soupir…

Voici ce que m’apprirent MM. de Monclar et Lacauchie, tous deux témoins de sa fin. Au moment où je m’éloignais, ils s’approchèrent de son lit et virent aussitôt que la mort allait frapper. M. de Monclar se mit en devoir d’administrer au mourant l’Extrême-Onction, et pour s’assurer de ses dispositions à recevoir ce dernier sacrement, il lui dit : « Mon ami, baise le crucifix. » Les lèvres du mourant s’avancèrent, et obéirent complétement à l’exhortation. À cette vue le docteur fit un geste d’étonnement ; il ne s’expliquait pas que l’intelligence et la volonté fussent encore là quand la vie se retirait.

Je contemplai longtemps cette tête chérie que l’âme venait d’abandonner, et vis que la mort n’y avait laissé aucune trace de souffrance.

Deux jours après, dans l’Église de Saint-Louis des Français, on fit à l’homme éminent, qui avait vécu si simple et si modeste, de pompeuses funérailles. C’était un premier acte de justice envers sa mémoire.

Le surlendemain, 28 décembre, je quittais Rome pour revenir en France. Quelques heures avant de partir, je lus dans l’Église de Santa Maria degli Angeli une belle et courte épitaphe latine qui semblait faite pour lui. Je la traduis de cette manière :

Il vécut par le cœur et la pensée,
Il vit dans nos souvenirs,
Il vivra dans la postérité.

 


Notes

[1] Voir la lettre à M. Calmètes, p. 10.

[2] Donoso Cortès.

[3] Le chapitre X. Le reste de l’ouvrage se compose de fragments recueillis après sa mort et réunis dans l’ordre indiqué par Bastiat lui-même.

[4] Page 209.

[5] On trouvera quelques extraits de ce journal à la suite de cette notice.

 


 

[I-2]

CORRESPONDANCE.[[1]

I. LETTRES DE F. BASTIAT À M. VICTOR CALMÈTES.

Bayonne, 12 septembre 1819.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Nous nous trouvons, mon ami, dans le même cas : tousles deux nous sommes portés par goût à une étude autreque celle que le devoir nous ordonne ; à la différence quela philosophie, vers laquelle notre penchant nous entraîne,tient de plus près à l’état d’avocat qu’à celui de négociant.

Tu sais que je me destine au commerce. En entrant dansun comptoir, je m’imaginais que l’art du négociant étaittout mécanique et que six mois suffisaient pour faire de moiun négociant. Dans ces dispositions, je ne crus pas [I-2] nécessaire de travailler beaucoup, et je me livrai particulièrementà l’étude de la philosophie et de la politique.

Depuis je me suis bien désabusé. J’ai reconnu que lascience du commerce n’était pas renfermée dans les bornesde la routine. J’ai su que le bon négociant, outre la naturedes marchandises sur lesquelles il trafique, le lieu d’où onles tire, les valeurs qu’il peut échanger, la tenue des livres,toutes choses que l’expérience et la routine peuvent enpartie faire connaître, le bon négociant, dis-je, doit étudierles lois et approfondir l’ économie politique, ce qui sort dudomaine de la routine et exige une étude constante.

Ces réflexions me jetèrent dans une cruelle incertitude.Continuerais-je l’étude de la philosophie qui me plaît, oum’enfoncerais-je dans les finances que je redoute ? Sacrifierais-jemon devoir à mon goût ou mon goût à mon devoir ?

Décidé à faire passer mon devoir avant tout, j’allais commencermes études, quand je m’avisai de jeter un regardsur l’avenir. Je pesai la fortune que je pouvais espérer et,la mettant en balance avec mes besoins, je m’assurai que,pour peu que je fusse heureux au commerce, je pourrais,très-jeune encore, me décharger du joug d’un travail inutileà mon bonheur. Tu connais mes goûts ; tu sais si, pouvantvivre heureux et tranquille, pour peu que ma fortuneexcède mes besoins, tu sais si, pendant les trois quarts dema vie, j’irai m’imposer le fardeau d’un ennuyeux travail,pour posséder, le reste de ma vie, un superflu inutile.

… Te voilà donc bien convaincu que, dès que je pourraiavoir une certaine aisance, ce qui, j’espère, sera bientôt,j’abandonne les affaires.

 


 

Bayonne, 5 mars 1820.

J’avais lu le Traité d’économie politique de J. B. Say, excellent ouvrage très méthodique. Tout découle de ce [I-3] principe que les richesses sont les valeurs et que les valeurs se mesurent sur l’utilité. De ce principe fécond, il vous mènenaturellement aux conséquences les plus éloignées, en sortequ’en lisant cet ouvrage on est surpris, comme en lisantLaromiguière, de la facilité avec laquelle on va d’une idéeà une idée nouvelle. Tout le système passe sous vos yeuxavec des formes variées et vous procure tout le plaisir quinaît du sentiment de l’évidence.

Un jour que je me trouvais dans une société assez nombreuse,on traita, en manière de conversation, une questiond’économie politique ; tout le monde déraisonnait. Je n’osaispas trop émettre mes opinions, tant je les trouvais opposéesaux idées reçues ; cependant me trouvant, par chaqueobjection, obligé de remonter d’un échelon pour en venirà mes preuves, on me poussa bientôt jusqu’au principe.Ce fut alors que M. Say me donna beau jeu. Nous partîmesdu principe de l’économie politique, que mes adversairesreconnaissaient être juste ; il nous fut bien facile de descendreaux conséquences et d’arriver à celle qui était l’objetde la discussion. Ce fut à cette occasion que je sentistout le mérite de la méthode, et je voudrais qu’on l’appliquâtà tout. N’es-tu pas de mon avis là-dessus ?

 


 

18 mars 1820.

… Je suis entré pas à pas dans le monde, mais je nem’y suis pas jeté ; et, au milieu de ses plaisirs et de ses peines,quand les autres, étourdis par tant de bruit, s’oublient, sije puis m’exprimer ainsi, dans le cercle étroit du présent,mon âme vigilante avait toujours un œil en arrière, et laréflexion l’a empêchée de se laisser dominer. D’ailleursmon goût pour l’étude a pris beaucoup de mes instants.Je m’y suis tellement livré, l’année dernière, que cette annéeon me l’a défendue, à la suite d’une incommoditédouloureuse qu’elle m’a occasionnée…

[I-4]

 


 

Bayonne, 10 septembre 1820.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Une chose qui m’occupe plus sérieusement, c’est la philosophieet la religion. Mon âme est pleine d’incertitude etje ne puis plus supporter cet état. Mon esprit se refuse à la foi et mon cœur soupire après elle. En effet, commentmon esprit saurait-il allier les grandes idées de la Divinitéavec la puérilité de certains dogmes, et, d’un autre côté,comment mon cœur pourrait-il ne pas désirer de trouverdans la sublime morale du christianisme des règles de conduite ?Oui, si le paganisme est la mythologie de l’imagination,le catholicisme est la mythologie du sentiment. — Quoide plus propre à intéresser un cœur sensible que cette viede Jésus, que cette morale évangélique, que cette médiationde Marie ! que tout cela est touchant…

 


 

Bayonne, octobre 1820.

Je t’avoue, mon cher ami, que le chapitre de la religionme tient dans une hésitation, une incertitude qui commencentà me devenir à charge. Comment ne pas voir unemythologie dans les dogmes de notre catholicisme ? Et cependantcette mythologie est si belle, si consolante, si sublime,que l’erreur est presque préférable à la vérité. Jepressens que si j’avais dans mon cœur une étincelle de foi,il deviendrait bientôt un foyer. Ne sois pas surpris de ceque je te dis là. Je crois à la Divinité, à l’immortalité del’âme, aux récompenses de la vertu et au châtiment du vice.Dès lors, quelle immense différence entre l’homme religieuxet l’incrédule ! mon état est insupportable. Mon cœurbrûle d’amour et de reconnaissance pour mon Dieu, et j’ignorele moyen de lui payer le tribut d’hommages que jelui dois. Il n’occupe que vaguement ma pensée, tandis que [I-5] l’homme religieux a devant lui une carrière tracée à parcourir. Il prie. Toutes les cérémonies du culte le tiennent sans cesse occupé de son Créateur. Et puis ce sublime rapprochement de Dieu et de l’homme, cette rédemption, qu’il doit être doux d’y croire ! quelle invention, Calmètes, si c’en est une !

Outre ces avantages, il en est un autre qui n’est pas moindre : l’incrédule est dans la nécessité de se faire une morale, puis de la suivre. Quelle perfection dans l’entendement, quelle force dans la volonté lui sont indispensables ! et qui lui répond qu’il ne devra pas changer demain son système d’aujourd’hui ? L’homme religieux au contraire a sa route tracée. Il se nourrit d’une morale toujours divine.

 


 

Bayonne, 29 avril 1821.

… Pour moi, je crois que je vais me fixer irrévocablement à la religion. Je suis las de recherches qui n’aboutissent et ne peuvent aboutir à rien. Là, je suis sûr de la paix, et je ne serai pas tourmenté de craintes, même quand je me tromperais. D’ailleurs, c’est une religion si belle, que je conçois qu’on la puisse aimer au point d’en recevoir le bonheur dès cette vie.

Si je parviens à me déterminer, je reprendrai mes anciens goûts. La littérature, l’anglais, l’italien, m’occuperont comme autrefois ; mon esprit s’était engourdi sur les livres de controverse, de théologie et de philosophie. J’ai déjà relu quelques tragédies d’Alfieri…

 


 

Bayonne, 10 septembre 1821.

Je veux te dire un mot de ma santé. Je change de genre de vie, j’ai abandonné mes livres, ma philosophie, ma dévotion, ma mélancolie, mon spleen enfin, et je m’en trouve bien. Je vais dans le monde, cela me distrait singulièrement. [I-6] Je sens le besoin d’argent, ce qui me donne envie d’en gagner, ce qui me donne du goût pour le travail, ce qui me fait passer la journée assez agréablement au comptoir, ce qui, en dernière analyse, est extrêmement favorable à mon humeur et à ma santé. Cependant je regrette parfois ces jouissances sentimentales auxquelles on ne peut rien comparer ; cet amour de la pauvreté, ce goût pour la vie retirée et paisible, et je crois qu’en me livrant un peu au plaisir, je n’ai voulu qu’attendre le moment de l’abandonner. Porter la solitude dans la société est un contre-sens, et je suis bien aise de m’en être aperçu à temps…

 


 

Bayonne, 8 décembre 1821.

J’étais absent, mon cher ami, quand ta lettre est parvenue à Bayonne, ce qui retarde un peu ma réponse. Que j’ai eu de plaisir à la recevoir cette chère lettre ! À mesure que l’époque de notre séparation s’éloigne de nous, je pense à toi avec plus d’attendrissement ; je sens mieux le prix d’un bon ami. Je n’ai pas trouvé ici qui pût te remplacer dans mon cœur. Comme nous nous aimions ! pendant quatre ans nous ne nous sommes pas quittés un instant. Souvent l’uniformité de notre manière de vivre, la parfaite conformité de nos sentiments et de nos pensées ne nous permettait pas de beaucoup causer. Avec tout autre, de silencieuses promenades aussi longues m’auraient été insupportables ; avec toi, je n’y trouvais rien de fatigant ; elles ne me laissaient rien à désirer. J’en vois qui ne s’aiment que pour faire parade de leur amitié, et nous, nous nous aimions obscurément, bonnement ; nous ne nous aperçûmes que notre attachement était remarquable que lorsqu’on nous l’eut fait remarquer. Ici, mon cher, tout le monde m’aime, mais je n’ai pas d’ami…

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

… Te voilà donc, mon ami, en robe et en bonnet [I-7] carré ! Je suis en peine de savoir si tu as des dispositions pour l’état que tu embrasses. Je te connais beaucoup de justesse et de rectitude dans le jugement ; mais c’est la moindre des choses. Tu dois avoir l’élocution facile, mais l’as-tu aussi pure ? ton accent n’a pas dû s’améliorer à Toulouse, ni se perfectionner à Perpignan. Le mien est toujours détestable et probablement ne changera jamais. Tu aimes l’étude, assez la discussion. Je crois donc que tu dois à présent t’attacher surtout à l’étude des lois, car ce sont des notions que l’on n’apprend que par le travail, comme l’histoire et la géographie, — et ensuite à la partie physique de ta profession. Les grâces, les manières nobles et aisées, ce vernis, ce coup d’œil, cet avant-main, ce je ne sais quoi qui plaît, qui prévient, qui entraîne. C’est là la moitié du succès. Lis à ce sujet les Lettres de lord Chesterfield à son fils. C’est un livre dont je suis loin d’approuver la morale, toute séduisante qu’elle est ; mais un esprit juste comme le tien saura facilement laisser le mauvais et faire son profit du bon.

Pour moi, ce n’est pas Thémis, c’est l’aveugle Fortune que j’ai choisie, ou qu’on m’a choisie pour amante. Cependant, je dois l’avouer, mes idées sur cette déesse ont beaucoup changé. Ce vil métal n’est plus aussi vil à mes yeux. Sans doute il était beau de voir les Fabricius et les Curius demeurer pauvres, lorsque les richesses n’étaient le fruit que du brigandage et de l’usure ; sans doute Cincinnatus faisait bien de manger des fèves et des raves, puisqu’il aurait dû vendre sa patrie et son honneur pour manger des mets plus délicats ; mais les temps sont changés. — À Rome la fortune était le fruit du hasard, de la naissance, de la conquête ; aujourd’hui elle n’est que le prix du travail, de l’industrie, de l’économie. Dans ce cas elle n’a rien que d’honorable. C’est un fort sot préjugé qu’on puise dans les colléges, que celui qui fait mépriser l’homme qui sait acquérir avec probité et [I-8] user avec discernement. Je ne crois pas que le monde ait tort, dans ce sens, d’honorer le riche ; son tort est d’honorer indistinctement le riche honnête homme et le riche fripon…

 


 

Bayonne, 20 octobre 1821.

Tout le monde court après le bonheur, tout le monde le place dans une certaine situation de la vie et y aspire ; celui que tu attaches à la vie retirée n’a peut-être d’autre mérite que d’être aperçu de loin. J’ai plus aimé que toi la solitude, je l’ai cherchée avec passion, j’en ai joui ; et, quelques mois encore, elle me conduisait au tombeau. L’homme, le jeune homme surtout, ne peut vivre seul ; il saisit avec trop d’ardeur, et si sa pensée ne se partage pas sur mille objets divers, celui qui l’absorbe le tue.

J’aimerais bien la solitude ; mais j’y voudrais des livres, des amis, une famille, des intérêts ; des intérêts, oui, mon ami, ne ris pas de ce mot ; il attache, il occupe. Le philosophe même, ami de l’agriculture, s’ennuierait bientôt, n’en doute pas, s’il devait cultiver gratis la terre d’autrui. C’est l’intérêt qui embellit un domaine aux yeux du propriétaire, qui donne du prix aux détails, rend heureux Orgon et fait dire à l’Optimiste :

Le château de Plainville est le plus beau du monde.

Tu sens bien que, par intérêt, je ne veux point parler de ce sentiment qui approche de l’égoïsme.

Pour être heureux, je voudrais donc posséder un domaine dans un pays gai, surtout dans un pays où d’anciens souvenirs et une longue habitude m’auraient mis en rapport avec tous les objets. C’est alors qu’on jouit de tout, c’est là le vita vitalis. Je voudrais avoir pour voisins, ou même pour cohabitants, des amis tels que toi, Carrière et quelques autres. Je voudrais un bien qui ne fût ni assez grand pour que j’eusse la faculté de le négliger, ni assez [I-9] petit pour m’occasionner des soucis et des privations. Je voudrais une femme… je n’en ferai pas le portrait, je le sens mieux que je ne saurais l’exprimer ; je serais moi-même (je ne suis pas modeste avec toi) l’instituteur de mes enfants. Ils ne seraient pas effrontés comme en ville, ni sauvages comme dans un désert. Il serait trop long d’entrer dans tous les détails, mais je t’assure que mon plan a le premier de tous les mérites, celui de n’être pas romanesque………………………

 


 

Bayonne, décembre 1822.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Je lisais hier une tragédie de Casimir Delavigne intitulée le Paria. Je n’ai plus l’habitude des analyses critiques ; aussi je ne t’entretiendrai pas de ce poëme. D’ailleurs j’ai renoncé à cette disposition générale des lecteurs français, qui cherchent, dans leurs lectures, bien plus des fautes contre les règles que du plaisir. Si je jouis en lisant, je suis très-peu sévère sur l’ouvrage, car l’intérêt est la plus grande de toutes les beautés. J’ai remarqué que tous les modernes tragédiens échouent au dialogue. M. Casimir Delavigne, qui est en cela supérieur, selon moi, à Arnault et Jouy, est bien loin de la perfection. Son dialogue n’est pas assez coupé ni surtout assez suivi, ce sont des tirades et des discours, qui même ne s’enchaînent pas toujours ; et c’est un des défauts que le lecteur pardonne le moins, parce que l’ouvrage est sans vraisemblance ni vérité. Je crois plutôt assister à la conférence de deux prédicateurs, ou aux plaidoyers de deux avocats, qu’à la conversation sincère, animée et naturelle de deux personnes. — Alfieri excelle, je crois, dans le dialogue, celui de Racine est aussi très-simple et naturel. Du reste, entraîné par un vif intérêt (qui n’est peut-être pas assez souvent suspendu), j’ai plutôt [I-10] parcouru que lu le Paria. La versification m’en a paru belle, trop métaphorique, si ce n’étaient des Orientaux. — Mais la catastrophe est trop facile à prévoir, et dès le début le lecteur est sans espérance.

 


 

Mugron, 12 mars 1829.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

À propos, sais-tu que je suis dans l’intention de me faire imprimer tout vif ? — Quoi ! vas-tu dire, Bastiat auteur ? que va-t-il nous donner ? sera-ce un recueil de dix à douze tragédies ? ou bien une épopée ? ou bien des madrigaux ? Suit-il les traces de Walter Scott ou de lord Byron ? Rien de tout cela, mon ami ; je me suis borné à accumuler les plus lourds raisonnements sur la plus lourde des questions. En un mot, je traite du régime prohibitif. Vois si cela te tente, et je t’enverrai mes œuvres complètes, bien entendu lorsqu’elles auront reçu les honneurs de l’impression. — Je voulais t’en parler plus au long, mais j’ai trop d’autres choses à te dire… [2]

 


 

Mugron, juillet 1829.

… Je vois avec plaisir que nous avons à peu près la même opinion. Oui, tant que nos députés voudront faire leurs affaires et non celles du public, le public ne sera que le grand côlon des gens du pouvoir. Mais, selon moi, le mal vient de plus loin. Nous nous figurons aisément (car notre amour-propre y trouve son compte) que tout le mal vient du pouvoir ; je suis au contraire convaincu qu’il a sa source dans l’ignorance et l’inertie des masses. Quel usage faisons-nous des attributions qui nous sont dévolues ? La constitution nous dit que nous payerons ce que nous jugerons à propos ; elle nous autorise à envoyer des fondés de pouvoirs à Paris, pour fixer la quotité que nous voulons accorder pour être gouvernés ; et nous donnons notre procuration [I-11] à des gens qui sont parties prenantes dans l’impôt. Ceux qui se plaignent des préfets, se font représenter par des préfets ; ceux qui déplorent les guerres sentimentales que nous faisons en Orient et en Occident, tantôt pour la liberté d’un peuple, tantôt pour la servitude d’un autre, se font représenter par des généraux d’armée ; et l’on veut que les préfets votent la suppression des préfectures ; que les hommes de guerre soient imbus d’idées pacifiques [3]  ! C’est une contradiction choquante. — Mais, dira-t-on, on demande aux députés du dévouement, du renoncement à soi-même, vertus antiques que l’on voudrait voir renaître parmi nous. Puérile illusion ! qu’est-ce qu’une politique fondée sur un principe qui répugne à l’organisation humaine ? Dans aucun temps les hommes n’ont eu du renoncement à eux-mêmes ; et selon moi ce serait un grand malheur que cette vertu prît la place de l’intérêt personnel. Généralise par la pensée le renoncement à soi-même, et tu verras que c’est la destruction de la société. L’intérêt personnel, au contraire, tend à la perfectibilité des individus et par conséquent des masses, qui ne se composent que d’individus. Vainement dira-t-on que l’intérêt d’un homme est en opposition avec celui d’un autre ; selon moi c’est une erreur grave et anti-sociale [4] . Et, pour descendre des généralités à l’application, que les contribuables se fissent représenter par des hommes qui eussent les mêmes intérêts qu’eux, et les réformes arriveraient d’elles-mêmes. Il en est qui craignent que le gouvernement ne fût détruit par esprit d’économie, comme si chacun ne sentait pas qu’il est de son intérêt de payer une force chargée de la répression des malfaiteurs.

Je t’embrasse tendrement.

[I-12]

 


 

Bayonne, 22 avril 1831.

… Je suis fâché que le cens d’éligibilité soit un obstacle à ton élection ou du moins à ta candidature. J’ai toujours pensé que c’était assez d’exiger des garanties des électeurs, et que celle qu’on demande aux éligibles est une funeste redondance. Il est vrai qu’il faudrait indemniser les députés ; mais cela est trop juste ; et il est ridicule que la France, qui paye tout le monde, n’indemnise pas ses hommes d’affaires.

Dans l’arrondissement que j’habite, le général Lamarque sera élu d’emblée toute sa vie. Il a du talent, de la probité et une immense fortune. C’est plus qu’il n’en faut. — Dans le troisième arrondissement des Landes, quelques jeunes gens qui partagent les opinions de la gauche m’ont offert la candidature. Privé de talents remarquables, de fortune, d’influence et de rapports, il est très-certain que je n’aurais aucune chance, d’autant que le mouvement n’est pas ici très-populaire. Cependant ayant adopté pour principe que la députation ne doit ni se solliciter ni se refuser, j’ai répondu que je ne m’en mêlerais pas et qu’à quelque poste que mes concitoyens m’appelassent, j’étais prêt à leur consacrer ma fortune et ma vie. Dans quelques jours, ils doivent avoir une réunion dans laquelle ils se fixeront sur le choix de leur candidat. Si le choix tombe sur moi, j’avoue que j’en éprouverai une vive joie, non pour moi, car outre que ma nomination définitive est impossible, si elle avait lieu, elle me ruinerait ; mais parce que je ne soupire aujourd’hui qu’après le triomphe des principes, qui font partie de mon être, et que si je ne suis pas sûr de mes moyens, je le suis de mon vote et de mon ardent patriotisme. Je te tiendrai au courant…

Ton bien dévoué.

[I-13]

 


 

Bayonne, 4 mars 1846.

Mon bon et vieil ami, ta lettre m’a réjoui le cœur, et il me semblait en la lisant que vingt-cinq ans de moins pesaient sur ma tête. Je me reportais à ces jours heureux où nos bras toujours entrelacés étaient l’image de notre cordiale union. Vingt-cinq ans ! hélas ! ils sont bien vite revenus faire sentir leur poids.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Je crois qu’en elle-même la nomination de membre correspondant de l’Institut a peu d’importance, et je crains bien que beaucoup de médiocrités n’aient pu se parer de ce titre ; mais les circonstances particulières qui ont précédé ma nomination ne me permettent pas de repousser tes amicales félicitations. — Je n’avais publié qu’un livre et, dans ce livre, la préface seule était mon œuvre. Rentré dans ma solitude, cette préface a travaillé pour moi, et à mon insu ; car la même lettre qui m’a appris mon élection m’a annoncé ma candidature. — Jamais de la vie je n’avais pensé à cet honneur.

Ce livre est intitulé : Cobden et la Ligue. Je te l’envoie par ce courrier, ce qui me dispense de t’en parler. — En 1842 et 1843, je m’efforçai d’attirer l’attention sur le sujet qui y est traité. J’adressai des articles à la Presse, au Mémorial Bordelais et à d’autres journaux. Ils furent refusés. Je vis que ma cause venait se briser contre la conspiration du silence ; et je n’avais d’autre ressource que de faire un livre. — Voilà comment je me suis trouvé auteur sans le savoir. Maintenant je me trouve engagé dans la carrière, et je le regrette sincèrement ; bien que j’aie toujours aimé l’ économie politique, il m’en coûte d’y donner exclusivement mon attention, que j’aimais à laisser errer librement sur tous les objets des connaissances humaines. Encore, dans cette science, une seule question m’entraîne et va m’absorber : [I-14] La liberté des relations internationales ; car peut-être auras-tu vu qu’on m’a assigné un rôle dans l’association qui vient de se former à Bordeaux. Tel est le siècle ; on ne peut s’y mêler sans être garrotté dans les liens d’une spécialité.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

… J’oubliais de te parler d’élections. Les électeurs de mon pays songent à moi, mais nous nous boudons. Je prétends que leur choix est leur affaire et non la mienne, et que par conséquent je n’ai rien à leur demander. Ils veulent absolument que j’aille solliciter leurs suffrages, sans doute pour acquérir des droits sur mon temps et mes services, dans des vues personnelles. Tu vois que nous ne nous entendons pas ; aussi ne serai-je pas nommé !…

Adieu, cher Calmètes : ton ami dévoué.

 


Notes

[1] Parmi les lettres de F. Bastiat que nous publions ici, beaucoup — surtout des premières — n’ont qu’un intérêt autobiographique. D’autres se rattachent aux questions économiques et à l’histoire du mouvement libre-échangiste, dont Bastiat fut, en France, le promoteur et le chef réel. Sa correspondance avec R. Cobden, en nous révélant l’accord intime des vues de ces deux hommes illustres et l’influence réciproque de l’un sur l’autre, nous semble avoir toute l’importance d’une collection de documents historiques. ( Note de l’éditeur.)

[2] Cet écrit ne fut pas imprimé. ( Note de l’éditeur.)

[3] V. au présent volume, la lettre à M. Larnac ; — au t. IV, les pp. 198 à 203 ; — et au t. V, les pp. 518 à 561. ( Note de l’éditeur.)

[4] On reconnaît dans ce passage l’idée fondamentale que Bastiat devait développer vingt ans plus tard, l’Harmonie des intérêts.( Note de l’éditeur.)

 


 

II. Lettres à M. Félix Coudroy

Bayonne, 15 décembre 1824.

Je vois avec plaisir que tu étudies ardemment l’anglais, mon cher Félix. Dès que tu auras surmonté les premières difficultés, tu trouveras dans cette langue beaucoup de ressources, à cause de la quantité de bons ouvrages qu’elle possède. Applique-toi surtout à traduire et à remplir ton magasin de mots, le reste vient ensuite. Au collége, j’avais un cahier, j’en partageais les pages par un pli ; d’un côté j’écrivais tous les mots anglais que je ne savais pas, et de [I-15] l’autre les mots français correspondants. Cette méthode me servit à graver beaucoup mieux les mots dans ma tête. Quand tu auras fini Paul et Virginie, je t’enverrai quelque autre chose ; en attendant je transcris ici quelques vers de Pope pour voir si tu sauras les traduire. Je t’avoue que j’en doute, parce qu’il m’a fallu longtemps avant d’en venir là.

Je ne suis pas surpris que l’étude ait pour toi tant de charmes. Je l’aimerais aussi beaucoup si d’autres incertitudes ne venaient me tourmenter. Je suis toujours comme l’oiseau sur la branche, parce que je ne veux rien faire qui puisse déplaire à mes parents ; mais pour peu que ceci continue, je jette de côté tout projet d’ambition et je me renferme dans l’étude solitaire.

Let us (since life can little more supply)
Than just to look about us to die)
Expatiate free over all this scene of man.

Je ne dois pas craindre que l’étude ne suffise pas à mon ardeur, puisque je ne tiendrais à rien moins qu’à savoir la politique, l’histoire, la géographie, les mathématiques, la mécanique, l’histoire naturelle, la botanique, quatre ou cinq langues, etc., etc.

Il faut te dire que, depuis que mon grand-père est sujet à ses fièvres, il a l’imagination frappée ; et par suite il ne voudrait voir aucun membre de sa famille s’éloigner. Je sais que je lui ferais beaucoup de peine en allant à Paris, et dès lors je prévois que j’y renoncerai, parce que je ne voudrais pas pour tout au monde lui causer du chagrin. Je sais bien que ce sacrifice n’est pas celui d’un plaisir passager, c’est celui de l’utilité de toute ma vie ; mais enfin je suis résolu à le faire pour éviter du chagrin à mon grand-père. D’un autre côté, je ne veux pas continuer, par quelques raisons qui tiennent aux affaires, le genre de vie que je mène ici ; et par conséquent je vais proposer à mon grand-père de m’aller définitivement fixer à Mugron. — Là [I-16] je crains encore un écueil, c’est qu’on ne veuille me charger d’une partie de l’administration des biens, ce qui fait que je trouverais à Mugron tous les inconvénients de Bayonne. Je ne suis nullement propre à partager les affaires. Je veux tout supporter ou rien. Je suis trop doux pour dominer et trop vain pour être dominé. Mais enfin je ferai mes conditions. Si je vais à Mugron, ce sera pour ne me mêler que de mes études. Je traînerai après moi le plus de livres que je pourrai, et je ne doute pas qu’au bout de quelque temps ce genre de vie ne finisse par me plaire beaucoup.

 


 

8 janvier 1825.

Je t’envoie ce qui précède, mon cher Félix ; ça te sera toujours une preuve que je ne néglige pas de te répondre, mais seulement de plier ma lettre. J’ai ce malheureux défaut, qui tient à mes habitudes désordonnées, de me croire quitte envers mes amis quand j’ai écrit, sans songer qu’il faut encore que la lettre parte.

Tu me parles de l’économie politique, comme si j’en savais là-dessus plus que toi. Si tu as lu Say attentivement, comme il me paraît que tu l’as fait, je puis t’assurer que tu m’auras laissé derrière, car je n’ai jamais lu sur ces matières que ces quatre ouvrages, Smith, Say, Destutt, et le Censeur ; encore n’ai-je jamais approfondi M. Say, surtout le second volume, que je n’ai que lisotté. Tu désespères que jamais des idées saines sur ce sujet pénètrent dans l’opinion publique ; je ne partage pas ce désespoir. Je crois au contraire que la paix qui règne sur l’Europe, depuis dix ans, les a beaucoup répandues ; et c’est un bonheur peut-être que ces progrès soient lents et insensibles. Les Américains des États-Unis ont des idées très-saines sur ces matières, quoiqu’ils aient établi des douanes par représailles. L’Angleterre, qui marche toujours à la tête de la civilisation européenne, donne aujourd’hui un grand exemple [I-17] en renonçant graduellement au système qui l’entrave [1] . En France, le commerce est éclairé, mais les propriétaires le sont peu, et les manufacturiers travaillent aussi vigoureusement pour retenir le monopole. Malheureusement nous n’avons pas de chambre qui puisse constater le véritable état des connaissances nationales. La septennalité nuit aussi beaucoup à ce mouvement lent et progressif d’instruction, qui, de l’opinion, passait à la législature avec le renouvellement partiel. Enfin quelques circonstances et surtout ce caractère français indécrottable, enthousiaste de nouveauté et toujours prêt à se payer de quelques mots heureux, empêchera quelque temps le triomphe de la vérité. Mais je n’en désespère pas ; la presse, le besoin et l’intérêt finiront par faire ce que la raison ne peut encore effectuer. Si tu lis le Journal du commerce, tu auras vu comment le gouvernement anglais cherche à s’éclairer en consultant officiellement les négociants et les fabricants les plus éclairés. Il est enfin convenu que la prospérité de la Grande-Bretagne n’est pas le produit du système qu’elle a suivi, mais de beaucoup d’autres causes. Il ne suffit pas que deux faits existent ensemble pour en conclure que l’un est cause et l’autre effet. En Angleterre, le système de prohibition et la prospérité ont bien des rapports de coexistence, de contiguïté, mais non de génération. L’Angleterre a prospéré non à cause, mais malgré un milliard d’impôts. C’est là la raison qui me fait trouver si ridicule le langage des ministres, qui viennent nous dire chaque année d’un air triomphant : Voyez comme l’Angleterre est riche, elle paye un milliard !

Je crois que si j’avais eu plus de papier, j’aurais continué cet obscur bavardage. Adieu, je t’aime bien tendrement.

[I-18]

 


 

Bordeaux, 9 avril 1827.

Mon cher Félix, n’étant pas encore fixé sur l’époque de mon retour à Mugron, je veux rompre la monotonie de mon éloignement par le plaisir de l’écrire, et je commence par te donner quelques nouvelles littéraires.

D’abord je t’annonce que MM. Lamennais et Dunoyer (noms qui ne sont pas ainsi accouplés) en sont toujours au même point, c’est-à-dire l’un à son quatrième et l’autre à son premier volume.

Dans un journal intitulé Revue encyclopédique, j’ai lu quelques articles qui m’ont intéressé, entre autres un examen très-court de l’ouvrage de Comte (examen qui se borne à un court éloge), des considérations sur les assurances et en général sur les applications du calcul des probabilités, un discours de M. Charles Dupin sur l’influence de l’éducation populaire, enfin, un article de Dunoyer, intitulé : Examen de l’opinion, à laquelle on a donné le nom d’ industrialisme. Dans cet article, M. Dunoyer ne remonte pas plus haut qu’à MM. B. Constant et J. B. Say, qu’il cite comme les premiers publicistes qui aient observé que le but de l’activité de la société est l’industrie. À la vérité, ces auteurs n’ont pas vu le parti qu’on pouvait tirer de cette observation. Le dernier n’a considéré l’industrie que sous le rapport de la production, de la distribution et de la consommation des richesses ; et même, dans son introduction, il définit la politique la science de l’organisation de la société, ce qui semble prouver que, comme les auteurs duxviiie siècle, il ne voit dans la politique que les formes du gouvernement, et non le fond et le but de la société. Quant à M. B. Constant, après avoir le premier proclamé cette vérité, que le but de l’activité de la société est l’industrie, il est si loin d’en faire le fondement de sa doctrine, [I-19] que son grand ouvrage ne traite que de formes de gouvernement, d’équilibre, de pondération de pouvoirs, etc., etc. Dunoyer passe ensuite à l’examen du Censeur Européen, dont les auteurs, après s’être emparés des observations isolées de leurs devanciers, en ont fait un corps entier de doctrine, qui, dans cet article, est discuté avec soin. Je ne puis t’analyser un article qui n’est lui-même qu’une analyse. Mais je te dirai que Dunoyer me paraît avoir réformé quelques-unes des opinions qui dominaient dans le Censeur. Par exemple, il me semble qu’il donne aujourd’hui au mot industrie une plus grande extension qu’autrefois, puisqu’il comprend, sous ce mot, tout travail qui tend à perfectionner nos facultés ; ainsi tout travail utile et juste est industrie, et tout homme qui s’y livre, depuis le chef du gouvernement jusqu’à l’artisan, est industrieux. Il suit de là que, quoique Dunoyer persiste à penser comme autrefois que, de même que les peuples chasseurs choisissent pour chef le chasseur le plus adroit, et les peuples guerriers, le guerrier le plus intrépide, les peuples industrieux doivent aussi appeler au timon des affaires publiques les hommes qui se sont le plus distingués dans l’industrie ; cependant il pense qu’il a eu tort de désigner nominativement les industries où devait se faire le choix des gouvernants, et particulièrement l’agriculture, le commerce, la fabrication et la banque ; car quoique ces quatre professions forment sans doute la plus grande partie du cercle immense de l’industrie, cependant ce ne sont pas les seules par lesquelles l’homme perfectionne ses facultés par le travail, et plusieurs autres semblent même plus propres à former des législateurs, comme sont celles de jurisconsulte, homme de lettres.

J’ai fait la trouvaille d’un vrai trésor, c’est un petit volume contenant des mélanges de morale et de politique par Franklin. J’en suis tellement enthousiaste que je me suis mis à prendre les mêmes moyens que lui pour devenir [I-20] aussi bon et aussi heureux ; cependant il est des vertus que je ne chercherai pas même à acquérir, tant je les trouve inabordables pour moi. Je te porterai cet opuscule.

Le hasard m’a fait aussi trouver un article bien détaillé sur le sucre de betterave ; les auteurs calculent qu’il reviendrait au fabricant à 90 centimes la livre, celui de la canne se vend à 1 franc 10 centimes. Tu vois qu’à supposer qu’on réussît parfaitement dans une pareille entreprise, elle laisserait encore bien peu de marge. D’ailleurs, pour se livrer avec plaisir à un travail de ce genre et pour le perfectionner, il faudrait connaître la chimie, et malheureusement j’y suis tout à fait étranger ; quoi qu’il en soit, j’ai eu la hardiesse de pousser une lettre à M. Clément. Dieu sait s’il y répondra.

Pour la somme de 3 francs par mois, j’assiste à un cours de botanique qui se fait trois fois par semaine. On ne peut y apprendre grand’chose, comme tu vois ; mais outre que cela me fait passer le temps, cela m’est utile en me mettant en rapport avec les hommes qui s’occupent de science.

Voilà du babil ; s’il ne t’en coûtait pas autant d’écrire, je te prierais de me payer de retour.

 


 

Mugron, 3 décembre 1827.

… Tu m’encourages à exécuter mon projet, je crois que je n’ai jamais pris de ma vie une résolution aussi ferme. Dès le commencement de 1828, je vais m’occuper de lever les obstacles ; les plus considérables seront pécuniaires. Aller en Angleterre, mettre mon habitation en état, acheter les bestiaux, les instruments, les livres qui me sont nécessaires, faire les avances des gages, des semences, tout cela pour une petite métairie (car je ne veux commencer que par une), je sens que ça me mènera un peu loin. Il est clair pour moi que, les deux ou trois premières années, mon agriculture sera peu productive, tant à cause de mon inexpérience que parce que ce n’est qu’à son tour que [I-21] l’assolement que je me propose d’adopter fera tout son effet. Mais je me trouve fort heureux de ma situation, car si je n’avais pas de quoi vivre et au delà de mon petit bien, il me serait impossible de faire une pareille entreprise ; tandis que, pouvant au besoin sacrifier la rente de mon bien, rien ne m’empêche de me livrer à mes goûts. — Je lis des livres d’agriculture, rien n’égale la beauté de cette carrière, elle réunit tout : mais elle exige des connaissances auxquelles je suis étranger : l’histoire naturelle, la chimie, la minéralogie, les mathématiques et bien d’autres.

Adieu, mon cher Félix, réussis et reviens.

 


 

Bayonne, le 4 août 1830.

Mon cher Félix, l’ivresse de la joie m’empêche de tenir la plume. Ce n’est pas ici une révolution d’esclaves, se livrant à plus d’excès, s’il est possible, que leurs oppresseurs ; ce sont des hommes éclairés, riches, prudents, qui sacrifient leurs intérêts et leur vie pour acquérir l’ordre et sa compagne inséparable, la liberté. Qu’on vienne nous dire après cela que les richesses énervent le courage, que les lumières mènent à la désorganisation, etc., etc. Je voudrais que tu visses Bayonne. Des jeunes gens font tous les services dans l’ordre le plus parfait, ils reçoivent et expédient les courriers, montent la garde, sont à la fois autorités communales, administratives et militaires. Tous se mêlent, bourgeois, magistrats, avocats, militaires. C’est un spectacle admirable pour qui sait le voir ; et je n’eusse été qu’à demi de la secte écossaise [2] , j’en serais doublement aujourd’hui.

Un gouvernement provisoire est établi à Paris, ce sont [I-22] MM. Laffitte, Audry-Puiraveau, Casimir Périer, Odier, Lobeau, Gérard, Schonen, Mauguin, Lafayette, commandant de la garde nationale, qui est de plus de quarante mille hommes. Ces gens-là pourraient se faire dictateurs ; tu verras qu’ils n’en feront rien pour faire enrager ceux qui ne croient ni au bon sens ni à la vertu.

Je ne m’étendrai pas sur les malheurs qu’ont déversés sur Paris ces horribles gardes prétoriennes, qu’on nomme gardes royales ; ces hommes avides de priviléges parcouraient les rues au nombre de seize régiments, égorgeant hommes, enfants et vieillards. On dit que deux mille étudiants y ont perdu la vie. Bayonne déplore la perte de plusieurs de ses enfants ; en revanche la gendarmerie, les Suisses et les gardes du corps ont été écrasés le lendemain. Cette fois l’infanterie de ligne, loin de rester neutre, s’est battue avec acharnement, et pour la nation. Mais nous n’avons pas moins à déplorer la perte de vingt mille frères, qui sont morts pour nous procurer la liberté et des bienfaits dont ils ne jouiront jamais. J’ai entendu à notre cercle [3] exprimer le vœu de ces affreux massacres ; celui qui les faisait doit être satisfait.

La nation était dirigée par une foule de députés et pairs de France, entre autres les généraux Sémélé, Gérard, Lafayette, Lobeau, etc., etc. Le despotisme avait confié sa cause à Marmont, qui, dit-on, a été tué.

L’École polytechnique a beaucoup souffert et bravement combattu.

Enfin, le calme est rétabli, il n’y a plus un seul soldat dans Paris ; et cette grande ville, après trois jours et trois nuits consécutives de massacres et d’horreurs, se gouverne elle-même et gouverne la France, comme si elle était aux mains d’ hommes d’État

[I-23]

Il est juste de proclamer que la troupe de ligne a partout secondé le vœu national. Ici, les officiers, au nombre de cent quarante-neuf, se sont réunis pour délibérer ; cent quarante-huit ont juré qu’ils briseraient leurs épées et leurs épaulettes, avant de massacrer un peuple uniquement parce qu’il ne veut pas qu’on l’opprime. À Bordeaux, à Rennes, leur conduite a été la même ; cela me réconcilie un peu avec la loi du recrutement.

On organise partout la garde nationale, on en attend trois grands avantages : le premier, de prévenir les désordres, le second, de maintenir ce que nous venons d’acquérir, le troisième, de faire voir aux nations que nous ne voulons pas conquérir, mais que nous sommes inexpugnables.

On croit que, pour satisfaire aux vœux de ceux qui pensent que la France ne peut exister que sous une monarchie, la couronne sera offerte au duc d’Orléans.

Pour ce qui me regarde personnellement, mon cher Félix, j’ai été bien agréablement désappointé, je venais chercher des dangers, je voulais vaincre avec mes frères ou mourir avec eux ; mais je n’ai trouvé que des figures riantes et, au lieu du fracas des canons, je n’entends que les éclats de la joie. La population de Bayonne est admirable par son calme, son énergie, son patriotisme et son unanimité ; mais je crois te l’avoir déjà dit.

Bordeaux n’a pas été si heureux. Il y a eu quelques excès. M. Curzay s’empara des lettres. Le 29 ou le 30 quatre jeunes gens ayant été envoyés pour les réclamer comme une propriété sacrée, il passa à l’un d’eux son épée au travers du corps et en blessa un autre ; les deux autres le jetèrent au peuple, qui l’aurait massacré, sans les supplications des constitutionnels.

Adieu, je suis fatigué d’écrire, je dois oublier bien des choses ; il est minuit, et depuis huit jours je n’ai pas fermé [I-24] l’œil. Aujourd’hui au moins nous pouvons nous livrer au sommeil.

… On parle d’un mouvement fait par quatre régiments espagnols sur notre frontière. Ils seront bien reçus.

Adieu.

 


 

Bayonne, le 5 août 1830.

Mon cher Félix, je ne te parlerai plus de Paris, les journaux t’apprennent tout ce qui s’y passe. Notre cause triomphe, la nation est admirable, le peuple va être heureux.

Ici l’avenir paraît plus sombre, heureusement la question se décidera aujourd’hui même. Je te dirai le résultat par apostille.

Voici la situation des choses. — Le 3 au soir, des groupes nombreux couvraient la place publique et agitaient, avec une exaltation extraordinaire, la question de savoir si nous ne prendrions pas sur-le-champ l’initiative d’arborer le drapeau tricolore. Je circulais sans prendre part à la discussion, ce que j’aurais dit n’aurait eu aucun résultat. Comme il arrive toujours, quand tout le monde parle à la fois, personne n’agit ; et le drapeau ne fut pas arboré.

Le lendemain matin, la même question fut soulevée, les militaires étaient toujours bien disposés à nous laisser faire ; mais, pendant cette hésitation, des dépêches arrivaient aux colonels et refroidissaient évidemment leur zèle pour la cause. L’un d’eux s’écria même devant moi que nous avions un roi et une charte, et qu’il fallait lui être fidèles, que le roi ne pouvait mal faire, que ses ministres étaient seuls coupables, etc., etc. On lui répondit solidement… mais tous ces retours à l’inertie me firent concevoir une idée, qu’à force de remuer dans ma tête, j’y gravai si fixement, que depuis je n’ai pensé et ne pense encore qu’à cela.

[I-25]

Il me parut évident que nous étions trahis. Le roi, me disais-je, ne peut avoir qu’un espoir, celui de conserver Bayonne et Perpignan ; de ces deux points, soulever le Midi et l’Ouest et s’appuyer sur l’Espagne et les Pyrénées. Il pourrait allumer une guerre civile dans un triangle dont la base serait les Pyrénées et le sommet Toulouse ; les deux angles sont des places fortes. Le pays qu’il comprend est la patrie de l’ignorance et du fanatisme ; il touche par un des côtés à l’Espagne, par le second à la Vendée, par le troisième à la Provence. Plus j’y pensai, plus je vis clairement ce projet. J’en fis part aux amis les plus influents qui, par une faute inexcusable, ont été appelés par le vœu des citoyens à s’occuper des diverses organisations et n’ont plus le temps de penser aux choses graves.

D’autres que moi avaient eu la même idée, et à force de crier et de répéter, elle est devenue générale. Mais que faire, surtout quand on ne peut délibérer et s’entendre, ni se faire entendre ? Je me retirai pour réfléchir et je conçus plusieurs projets.

Le premier, qui était déjà celui de toute la population bayonnaise, était d’arborer le drapeau et de tâcher, par ce mouvement, d’entraîner la garnison du château et de la citadelle. Il fut exécuté hier, à deux heures de l’après-midi, mais par des vieux qui n’y attachaient pas la même idée que Soustra, moi et bien d’autres ; en sorte que ce coup a manqué.

Je pris alors mon passe-port pour aller en poste chercher le général Lamarque. Je comptais sur sa réputation, son grade, son caractère de député, son éloquence pour entraîner les deux colonels ; au besoin sur sa vigueur, pour les arrêter pendant deux heures et se présenter à la citadelle, en grand costume, suivi de la garde nationale avec le drapeau en tête. J’allais monter à cheval quand on vint m’assurer que le général est parti pour Paris, ce qui fit [I-26] manquer ce projet, qui était assurément le plus sûr et le moins dangereux.

Aussitôt je délibérai avec Soustra, qui malheureusement est absorbé par d’autres soins, dépêches télégraphiques, poste, garde nationale, etc., etc. Nous fûmes trouver les officiers du 9me, qui sont d’un esprit excellent, nous leur proposâmes de faire un coup de main sur la citadelle, nous nous engageâmes à mener six cents jeunes gens bien résolus ; ils nous promirent le concours de tout leur régiment, après avoir cependant déposé leur colonel.

Ne dis pas, mon cher Félix, que notre conduite fut imprudente ou légère. Après ce qui s’est passé à Paris, ce qu’il y a de plus important c’est que le drapeau national flotte sur la citadelle de Bayonne. Sans cela, je vois d’ici dix ans de guerre civile ; et quoique je ne doute pas du succès de la cause, je sacrifierais volontiers jusqu’à la vie, et tous les amis sont dans les mêmes sentiments, pour épargner ce funeste fléau à nos misérables provinces.

Hier soir, je rédigeai la proclamation ci-jointe au 7me léger, qui garde la citadelle ; nous avions l’intention de l’y faire parvenir avant l’action.

Ce matin, en me levant, j’ai cru que tout était fini, tous les officiers du 9me avaient la cocarde tricolore, les soldats ne se contenaient pas de joie, on disait même qu’on avait vu des officiers du 7me parés de ces belles couleurs. Un adjudant m’a montré à moi-même l’ordre positif, donné à toute la 11me division, d’arborer notre drapeau. Cependant les heures s’écoulent et la bannière de la liberté ne s’aperçoit pas encore sur la citadelle. On dit que le traître J… s’avance de Bordeaux avec le 55me de ligne ; quatre régiments espagnols sont à la frontière, il n’y a pas un moment à perdre. Il faut que la citadelle soit à nous ce soir, ou la guerre civile s’allume. Nous agirons avec vigueur, s’il le faut ; mais moi que l’enthousiasme entraîne sans [I-27] m’aveugler, je vois l’impossibilité de réussir, si la garnison, qu’on dit être animée d’un bon esprit, n’abandonne pas le gouvernement. Nous aurons peut-être des coups et point de succès. Mais il ne faudra pas pour cela se décourager, car il faut tout tenter pour écarter la guerre civile. Je suis résolu à partir de suite, après l’action, si elle échoue, pour essayer de soulever la Chalosse. Je proposerai à d’autres d’en faire autant dans la Lande, dans le Béarn, dans le pays Basque ; et par famine, par ruse, ou par force, nous aurons la garnison.

Je réserve le papier qui me reste pour t’apprendre la fin.

 


 

Le 5, à minuit.

Je m’attendais à du sang, c’est du vin seul qui a été répandu. La citadelle a arboré le drapeau tricolore. La bonne contenance du Midi et de Toulouse a décidé celle de Bayonne, les régiments y ont arboré le drapeau. Le traître J… a vu alors le plan manqué, d’autant mieux que partout les troupes faisaient défection ; il s’est alors décidé à remettre les ordres qu’il avait depuis trois jours dans sa poche. Ainsi tout est terminé. Je me propose de repartir sur-le-champ. Je t’embrasserai demain.

Ce soir nous avons fraternisé avec les officiers de la garnison. Punch, vins, liqueurs et surtout Béranger, ont fait les frais de la fête. La cordialité la plus parfaite régnait dans cette réunion vraiment patriotique. Les officiers étaient plus chauds que nous, comme des chevaux échappés sont plus gais que des chevaux libres.

Adieu, tout est fini. La proclamation est inutile, elle ne vaut pas les deux sous qu’elle te coûterait.

 


 

Bordeaux, le 2 mars 1834.

… Je me suis un peu occupé de faire quelques connaissances, j’y réussirai, j’espère. Mais ici vous voyez écrit sur [I-28] chaque visage auquel vous faites politesse : Qu’y a-t-il à gagner avec toi ? Cela décourage. — On fonde, il est vrai, un nouveau journal. Le prospectus n’apprend pas grand’chose, et le rédacteur encore moins ; car l’un est rédigé avec le pathos à la mode, et l’autre, me supposant un homme de parti, s’est borné à me faire sentir combien le Mémorial et l’ Indicateur étaient insuffisants pour les patriotes. Tout ce que j’ai pu en obtenir, c’est beaucoup d’insistance pour que je prenne un abonnement.

Fonfrède est tout à fait dans les principes de Say. Il fait de longs articles qui seraient très-bons dans un ouvrage de longue haleine. À tout risque, je lui pousserai ma visite.

Je crois qu’un cours réussirait ici, et je me sens tenté. Il me semble que j’aurais la force de le faire, surtout si l’on pouvait commencer par la seconde séance ; car j’avoue que je ne répondrais pas, à la première, même de pouvoir lire couramment : mais je ne puis quitter ainsi toutes mes affaires. Nous verrons pourtant cet hiver.

Il s’est établi déjà un professeur de chimie. J’ai dîné avec lui sans savoir qu’il faisait un cours. Si je l’avais su, j’aurais pris des renseignements sur le nombre d’élèves, la cotisation, etc. J’aurais su si, avec un professeur d’histoire, un professeur de mécanique, un professeur d’économie politique, on pourrait former une sorte d’ Athénée. Si j’habitais Bordeaux, il y aurait bien du malheur si je ne parvenais à l’instituer, dussé-je en faire tous les frais ; car j’ai la conviction qu’en y adjoignant une bibliothèque, cet établissement réussirait. Apprends donc l’histoire, et nous essayerons peut-être un jour.

Je te quitte ; trente tambours s’exercent sous mes fenêtres, je ne sais plus ce que je dis.

Adieu.

[I-29]

 


 

Bayonne, le 16 juin 1840.

Mon cher Félix, je suis toujours à la veille de mon départ, voilà trois fois que nous commandons nos places ; enfin elles sont prises et payées pour vendredi. Nous avons joué de malheur, car quand nous étions prêts, le général carliste Balmaceda a intercepté les routes ; il est à craindre que nous n’ayons de la peine à passer. Mais il ne faut rien dire de cela pour ne pas effrayer ma tante, qui est déjà trop disposée à redouter les Espagnols. Pour moi, je trouve que l’affaire qui nous pousse vers Madrid vaut la peine de courir quelques chances. Jusqu’à présent elle se présente sous un point de vue très-favorable. Nous trouverions ici les capitaux nécessaires, si nous ne tenions par-dessus tout à ne fonder qu’une compagnie espagnole [4] . Serons-nous arrêtés par l’inertie de cette nation ? En ce cas j’en serai pour mes frais de route, et je trouverai une compensation dans le plaisir d’avoir vu de près un peuple qui a des qualités et des défauts qui le distinguent de tous les autres.

Si je fais quelques observations intéressantes, j’aurai soin de les consigner dans mon portefeuille pour te les communiquer.

Adieu, mon cher Félix.

 


 

Madrid, le 6 juillet 1840.

Mon cher Félix, je reçois ta lettre du 6. D’après ce que tu me dis de ma chère tante, je vois que pour le moment sa santé est bonne, mais qu’elle avait été un peu souffrante ; c’est là pour moi le revers de la médaille. Madrid est [I-30] aujourd’hui un théâtre peut-être unique au monde, que la paresse et le désintéressement espagnols livrent aux étrangers qui, comme moi, connaissent un peu les mœurs et la langue du pays. J’ai la certitude que je pourrais y faire d’excellentes affaires ; mais l’idée de l’isolement de ma tante, à un âge où la santé commence à devenir précaire, m’empêche de songer à proclamer mon exil.

Depuis que j’ai mis le pied dans ce singulier pays, j’ai formé cent fois le projet de t’écrire. Mais tu m’excuseras de n’avoir pas eu le courage de l’accomplir, quand tu sauras que nous consacrons le matin à nos affaires, le soir à une promenade indispensable, et le jour à dormir et haleter sous le poids d’une chaleur plus pénible par sa continuité que par son intensité. Je ne sais plus ce que c’est que les nuages, toujours un ciel pur et un soleil dévorant. Tu peux compter, mon cher Félix, que ce n’est pas par négligence que j’ai tant tardé à t’écrire ; mais réellement je ne suis pas fait à ce climat, et je commence à regretter que nous n’ayons pas retardé de deux mois notre départ…

Je suis surpris que le but de mon voyage soit encore un secret à Mugron. Ce n’en est plus un à Bayonne, et j’en ai écrit, avant mon départ, à Domenger pour l’engager à prendre un intérêt dans notre entreprise. Elle est réellement excellente, mais réussirons-nous à la fonder ? C’est ce que je ne puis dire encore ; les banquiers de Madrid sont à mille lieues de l’esprit d’association, toute idée importée de l’étranger est accueillie par eux avec méfiance, ils sont aussi très-difficiles sur les questions de personnes, chacun vous disant : Je n’entre pas dans l’affaire si telle maison y entre ; enfin ils gagnent tant d’argent avec les fournitures, emprunts, monopoles, etc., qu’ils ne se soucient guère d’autre chose. Voilà bien des obstacles à vaincre, et cela est d’autant plus difficile qu’ils ne vous donnent pas [I-31] occasion de les voir un peu familièrement. Leurs maisons sont barricadées comme des châteaux forts. Nous avons trouvé ici deux classes de banquiers, les uns, Espagnols de vieille roche, sont les plus difficiles à amener, mais aussi ceux qui peuvent donner plus de consistance à l’entreprise ; les autres, plus hardis, plus européens, sont plus abordables mais moins accrédités : c’est la vieille et la jeune Espagne. Nous avions à opter, nous avons frappé à la porte de l’Espagne pure, et il est à craindre qu’elle ne refuse et que de plus nous ne nous soyons fermé, par ce seul fait, la porte de l’Espagne moderne. Nous ne quitterons la partie qu’après avoir épuisé tous les moyens de succès, nous avons quelque raison de penser que la solution ne se fera pas attendre.

Cette affaire et la chaleur m’absorbent tellement, que je n’ai vraiment pas le courage d’appliquer à autre chose mon esprit d’observation. Je ne prends aucune note, et cependant les sujets ne me manqueraient pas. Je me trouve placé de manière à voir bien des rouages, et si j’avais la force et le talent d’écrire, je crois que je serais en mesure de faire des lettres tout aussi intéressantes que celles de Custine, et peut-être plus vraies.

Pour te donner une idée de la facilité que je trouverais à vivre ici, indépendamment des affaires qui s’y traitent et auxquelles je pourrais prendre part, on m’a offert d’y suivre des procès de maisons italiennes contre des grands d’Espagne, ce qui me donnerait suffisamment de quoi vivre sans aucun travail suivi ; mais l’idée de ma tante m’a fait repousser cette proposition. Elle me souriait comme un moyen de prolonger mon séjour et d’étudier ce théâtre, mais mon devoir m’oblige à y renoncer.

Mon ami, je crains bien que le catholicisme ne subisse ici le même sort qu’en France. Rien de plus beau, de plus digne, de plus solennel et de plus imposant que les [I-32] cérémonies religieuses en Espagne ; mais hors de là je ne puis voir en quoi ce peuple est plus spiritualiste que les autres. C’est, du reste, une matière que nous traiterons au long à mon retour et quand j’aurai pu mieux observer.

Adieu, mon cher Félix, fais une visite à ma tante, donne-lui de mes nouvelles, et reçois l’assurance de ma tendre amitié.

 


 

Madrid, le 16 juillet 1840.

Mon cher Félix, je te remercie de tes bonnes lettres des 1er et 6 juillet ; ma tante aussi a eu soin de m’écrire, en sorte que jusqu’à présent j’ai souvent des nouvelles, et elles me sont bien nécessaires. Je ne puis pas dire que je m’ennuie, mais j’ai si peu l’habitude de vivre loin de chez moi que je ne suis heureux que les jours où je reçois des lettres.

Tu es sans doute curieux de savoir où nous en sommes avec notre compagnie d’assurance. J’ai maintenant comme la certitude que nous réussirons. Il faut beaucoup de temps pour attirer à nous les Espagnols dont le nom nous est nécessaire ; il en faudra beaucoup ensuite pour faire fonctionner une aussi vaste machine avec des gens inexpérimentés. Mais je suis convaincu que nous y parviendrons. La part que Soustra et moi devons avoir dans les bénéfices, comme créateurs, n’est pas réglée ; c’est une matière délicate que nous n’abordons pas, n’ayant ni l’un ni l’autre beaucoup d’audace sur ce chapitre. Aussi, nous nous en remettons à la décision du conseil d’administration. Ce sera pour moi un sujet d’expérience et d’observations. Voyons si ces Espagnols si méfiants, si réservés, si inabordables, sont justes et grands quand ils connaissent les gens. À cet article près, nos affaires marchent lentement, mais bien. Nous avons aujourd’hui ce qui est la clef de tout, neuf noms pour former un conseil, et des noms tellement connus et [I-33] honorables qu’il ne paraît pas possible que l’on puisse songer à nous faire concurrence. Ce soir, il y a une junte pour étudier les statuts et conditions ; j’espère qu’au premier jour l’acte de société sera signé. Cela fait, peut-être rentrerai-je en France pour voir ma tante et assister à la session du conseil général. Si je le puis en quelque manière, je n’y manquerai pas. Mais j’aurai à revenir ensuite en Espagne, parce que la compagnie me fournira une occasion de faire un voyage complet et gratis. Jusqu’à présent, je ne puis pas dire que j’aie voyagé. Toujours avec mes deux compagnons, je ne suis entré, sauf les comptoirs, dans aucune maison espagnole. La chaleur a suspendu toutes les réunions publiques, bals, théâtres, courses. — Notre chambre et quelques bureaux, le restaurant français et la promenade au Prado, voilà le cercle dont nous ne sortons pas. Je voudrais prendre ma revanche plus tôt. Soustra part le 26 ; sa présence est nécessaire à Bayonne. Lis tout ceci à ma tante que j’embrasse bien tendrement.

Le trait le plus saillant du caractère espagnol, c’est sa haine et sa méfiance envers les étrangers. Je pense que c’est un véritable vice, mais il faut avouer qu’il est alimenté par la fatuité et la rouerie de beaucoup d’étrangers. Ceux-ci blâment et tournent tout en ridicule ; ils critiquent la cuisine, les meubles, les chambres et tous les usages du pays, parce qu’en effet les Espagnols tiennent très-peu au confortable de la vie ; mais nous qui savons, mon cher Félix, combien les individus, les familles, les nations peuvent être heureuses sans connaître ces sortes de jouissances matérielles, nous ne nous presserions pas de condamner l’Espagne. Ceux-là arriveront avec leurs poches pleines de plans et de projets absurdes, et parce qu’on ne s’arrache pas leurs actions, ils se dépitent et crient à l’ignorance, à la stupidité. Cette affluence de floueurs nous a fait d’abord beaucoup de tort, et en fera à toute bonne entreprise. Pour [I-34] moi, je pense avec plaisir que la méfiance espagnole l’empêchera de tomber dans l’abîme ; car les étrangers, après avoir apporté leurs plans, seront forcés, pour les faire réussir, de faire venir des capitaux et souvent des ouvriers français.

Donne-moi de temps en temps des nouvelles de Mugron, mon cher Félix, tu sais combien le patriotisme du clocher nous gagne quand nous en sommes éloignés.

Adieu, mon cher Félix, mes souvenirs à ta sœur.

 


 

Madrid, le 17 août 1840.

… Tu me fais une question à laquelle je ne puis répondre : Comment le peuple espagnol a-t-il pu laisser chasser et tuer les moines ? Moi-même je me le demande souvent ; mais je ne connais pas assez le pays pour m’expliquer ce phénomène. Ce qu’il y a de probable, c’est que le temps des moines est fini partout. Leur inutilité, à tort ou à raison, est une croyance généralement établie. À supposer qu’il y eût en Espagne 40 000 moines, intéressant autant de familles composées de 5 personnes, cela ne ferait que 200 000 habitants contre 10 millions. Leurs immenses richesses ont pu tenter beaucoup de gens de la classe aisée ; l’affranchissement d’une foule de redevances a pu tenter beaucoup de gens de la classe du peuple. Le fait est qu’on en a fini avec cette puissance ; mais, à coup sûr, jamais mesure, à la supposer nécessaire, n’a été conduite avec autant de barbarie, d’imprévoyance et d’impolitique.

Le gouvernement était aux mains des modérés, qui désiraient l’abolition des couvents, mais n’osaient y procéder. Financièrement, on espérait avec le produit des biens nationaux payer les dettes de l’Espagne, éteindre la guerre civile et rétablir les finances. Politiquement, on voulait, par la division des terres, rattacher une partie considérable [I-35] du peuple à la révolution. Je crois que ce but a été manqué.

N’osant agir légalement, on s’entendit avec les exaltés. Une nuit, ceux-ci firent irruption dans les couvents. À Barcelone, Malaga, Séville, Madrid, Valladolid, ils égorgèrent et chassèrent les moines. Le gouvernement et la force publique restèrent trois jours témoins impassibles de ces atrocités. Quand l’aliment manqua au désordre, le gouvernement intervint, et le ministère Mendizabal décréta la confiscation des couvents et des propriétés monacales. Maintenant on les vend ; mais tu vas juger de cette administration. Un individu quelconque déclare vouloir soumissionner un bien national, l’État le fait estimer, et cette estimation est toujours très-modique, parce que l’acquéreur s’entend avec l’expert. Cela fait, la vente se fait publiquement ; on s’est entendu aussi avec le notaire pour écarter la publicité, et le bien vous reste à bas prix. Il faut payer un cinquième comptant, et les quatre autres cinquièmes en huit ans, par huitièmes. L’État reçoit en payement des rentes de différentes origines, qui s’achètent à la Bourse depuis 75 jusqu’à 95 de perte ; c’est-à-dire qu’avec 25 fr. et même avec 5 on paye 100 fr.

Il résulte de là trois choses : 1o l’État ne reçoit presque rien, on peut même dire rien ; 2o ce n’est pas le peuple des provinces qui achète, puisqu’il n’est pas à la Bourse pour brocanter le papier ; 3o cette masse de terres vendues à la fois et à vil prix, a déprécié toutes les autres propriétés. Ainsi le gouvernement, qui s’est procuré à peine de quoi payer l’armée, ne remboursera pas la dette.

La propriété ne se divisera que lorsque les spéculateurs revendront en seconde main.

Les fermiers n’ont fait que changer de maîtres ; et au lieu de payer le fermage aux moines, qui, dit-on, étaient des propriétaires fort accommodants, peu rigoureux sur les termes, prêtant des semences, renonçant même au revenu dans les [I-36] années malheureuses, ils payeront très-rigoureusement aux compagnies belges et anglaises qui, incertaines de l’avenir, aspirent à rembourser l’État avec le produit des terres.

Le simple paysan, dans les années calamiteuses, n’aura plus la soupe à la porte des couvents.

Enfin les simples propriétaires ne peuvent plus vendre leurs terres qu’à vil prix. — Voilà, ce me semble, les conséquences de cette désastreuse opération.

Des hommes plus capables avaient proposé de profiter d’un usage qui existe ici : ce sont des baux de 50 et même 100 ans. Ils voulaient qu’on affermât aux paysans, à des taux modérés, pour 50 ans. Avec le produit, on aurait payé l’intérêt annuel de la dette et relevé le crédit de l’Espagne ; et au bout de 50 ans, on aurait un capital déjà immense, plus que doublé probablement par la sécurité et le travail. Tu vois d’un coup d’œil la supériorité politique et financière de ce système.

Quoi qu’il en soit, il n’y a plus de moines. Que sont-ils devenus ? Probablement les uns sont morts dans les montagnes, au service de don Carlos ; les autres auront succombé d’inanition dans les rues et greniers des villes ; quelques-uns auront pu se réfugier dans leurs familles.

Quant aux couvents, ils sont convertis en cafés, en maisons publiques, en théâtres et surtout en casernes, pour une autre espèce de dévorants plus prosaïque que l’autre. Plusieurs ont été démolis pour élargir les rues, faire des places ; sur l’emplacement du plus beau de tous, et qui passait pour un chef-d’œuvre d’architecture, on a construit un passage et une halle qui se font tort mutuellement.

Les religieuses ne sont guère moins à plaindre. Après avoir donné la volée à toutes celles qui ont voulu rentrer dans le monde, on a enfermé les autres dans deux ou trois couvents, et comme on s’est emparé de leurs propriétés, qui représentaient les dots qu’elles apportaient à leur ordre, [I-37] on est censé leur faire une pension ; mais, comme on ne la paye pas, on voit souvent sur la porte des couvents cette simple inscription : Pan para los pobres monjas.

Je commence à croire, mon cher Félix, que notre M. Custine avait bien mal vu l’Espagne. La haine d’une autre civilisation lui avait fait chercher ici des vertus qui n’y sont pas. Peut-être a-t-il, en sens inverse, commis la même faute que les Espagnols qui ne voient rien à blâmer dans la civilisation anglaise. Il est bien difficile que nos préjugés nous laissent, je ne dis pas bien juger, mais bien voir les faits.

Je rentre, mon cher Félix, et j’ai appris que demain on proclame la loi des ayuntamientos. Je ne sais pas si je t’ai parlé de cette affaire, en tout cas en voici le résumé.

Le ministère modéré, qui vient de tomber, avait senti que, pour administrer l’Espagne, il fallait donner au pouvoir central une certaine autorité sur les provinces ; ici, de temps immémorial, chaque province, chaque ville, chaque bourgade s’administre elle-même. Tant que le principe monarchique et l’influence du clergé ont compensé cette extrême diffusion de l’autorité, les choses ont marché tant bien que mal ; mais aujourd’hui cet état de choses ne peut durer. En Espagne, chaque localité nomme son ayuntamiento (conseil municipal), alcades, régidors, etc. Ces ayuntamientos, outre leurs fonctions municipales, sont chargés du recouvrement de l’impôt et de la levée des troupes. Il résulte de là que, lorsqu’une ville a quelque sujet de mécontentement, fondé ou non, elle se borne à ne pas recouvrer l’impôt ou à refuser le contingent. En outre, il paraît que ces ayuntamientos sont le foyer de grands abus, et qu’ils ne rendent pas à l’État la moitié des contributions qu’ils prélèvent. Le parti modéré a donc voulu saper cette puissance. Une loi a été présentée par le ministère, adoptée par les chambres, et sanctionnée par la [I-38] reine, qui dispose que la reine choisira les alcades parmi trois candidats nommés par le peuple. Les exaltés ont jeté de hauts cris ; de là la révolution de Barcelone et l’intervention du sabre d’Espartero. Mais, chose qui ne se voit qu’ici, la reine, quoique contrainte à changer de ministère, en a nommé un autre qui maintient la loi déjà votée et sanctionnée. Sans doute que, parvenu au pouvoir par une violation de la constitution, il a cru devoir manifester qu’il la respectait en laissant promulguer une loi qui avait reçu la sanction des trois pouvoirs. C’est donc demain qu’on proclame cette loi : cela se passera-t-il sans trouble ? je ne l’espère guère. En outre, comme on attribue à la France et à notre nouvel ambassadeur une mystification aussi peu attendue, après les événements de Barcelone, il est à craindre que la rage des exaltés ne se dirige contre nos compatriotes ; aussi j’aurai soin d’écrire à ma tante après-demain, parce que les journaux ne manqueront pas de faire bruit de l’insurrection qui se prépare. Elle ne laisse pas que d’être effrayante, quand on songe qu’il n’y a ici, pour maintenir l’ordre, que quelques soldats dévoués à Espartero, qui doit être mortellement blessé de la manière dont son coup d’État a été déjoué.

Mais quel sujet de réflexions que cette Espagne qui, pour arriver à la liberté, perd la monarchie et la religion qui lui étaient si chères ; et, pour arriver à l’unité, est menacée dans ses franchises locales qui faisaient le fond même de son existence !

Adieu ! ton ami dévoué. Je n’ai pas le temps de relire ce fatras, tire-t’en comme tu pourras.

P. S. Mon cher Félix, la tranquillité de Madrid n’a pas été un moment troublée. Ce matin, les membres de l’ ayuntamiento se sont réunis en séance publique pour promulguer la nouvelle loi qui ruine leur institution. Ils ont fait suivre cette cérémonie d’une énergique protestation, où ils [I-39] disent qu’ils se feront tous tuer plutôt que d’obéir à la loi nouvelle. On dit aussi qu’ils ont payé quelques hommes pour crier les vivas et les mueras d’usage, mais le peuple ne s’est pas plus ému que ne s’en émouvraient les paysans de Mugron ; et l’ ayuntamiento n’a réussi qu’à démontrer de plus en plus la nécessité de la loi. Car enfin, ne serait-ce point un bien triste spectacle que de voir une ville troublée et la sûreté des citoyens compromise par ceux-là mêmes qui sont chargés de maintenir l’ordre ?

On m’a assuré que les exaltés n’étaient pas d’accord entre eux ; les plus avancés (je ne sais pas pourquoi on a donné du crédit à cette expression en s’accordant à l’adopter) disaient :

« Il est absurde de faire un mouvement qui n’ait pas de résultat. Un mouvement ne peut être décisif qu’autant que le peuple s’en mêle ; or le peuple ne veut pas intervenir pour des idées ; il faut donc lui montrer le pillage en perspective. »

Et malgré cette terrible logique, l’ ayuntamiento n’a pas reculé devant la première provocation ! Du reste, je te parle là de bruits publics, car, quant à moi, j’étais à la Bibliothèque royale, et je ne me suis aperçu de rien.

 


 

Lisbonne, le 24 octobre 1840.

Mon cher Félix, voilà bien longtemps que je ne t’ai écrit. C’est que nous sommes si éloignés et qu’il faut si longtemps pour avoir une réponse de Mugron, que je ne suis jamais sûr de la recevoir ici. Enfin me voilà à peu près décidé, et sauf circonstances imprévues, à dire adieu à la Péninsule de lundi en huit. Mon intention est d’aller à Londres ; je ne puis, selon le conseil que tu me transmets, de la part de ma tante, aller d’abord à Plymouth. Le steamboat va directement à Londres. J’avais d’abord pensé à m’embarquer pour Liverpool. Je satisferais ainsi à l’économie et à mon goût [I-40] pour la marine, parce que la navigation à voiles est moins chère et plus fertile en émotions que la monotone vapeur. Mais la saison est si avancée que ce serait imprudence, et je courrais le risque de passer un mois en mer.

Je me suis un peu ennuyé à Lisbonne les premiers jours. Maintenant, à part le désir bien naturel de revenir chez moi, je me plais ici, quoique j’y mène une vie uniforme. Mais ce climat est si doux, si beau, cette nature si riche, et je me sens un bien-être, une plénitude de santé si inaccoutumée, que j’attribue à cela l’absence d’ennui.

Voici un pays qui, je crois, te conviendrait bien : ni chaud, ni froid, ni brouillards, ni humidité ; s’il pleut, ce sont des torrents pendant un jour ou deux, puis le ciel reprend sa sérénité, et l’atmosphère sa douce tiédeur. Partout on peut disposer d’un peu d’eau ; ce sont des bosquets de myrtes, d’orangers, des treilles touffues, des héliotropes qui rampent le long des murs, comme chez nous les convolvulus. Maintenant je comprends la vie des Maures. Malheureusement les hommes ici ne valent pas la nature, ils ne veulent pas se donner la peine par laquelle les Arabes se donnaient tant de jouissances. Peut-être penses-tu que ces fervents catholiques dédaignent la fraîcheur et les parfums de l’oranger, et qu’ils se renferment dans les sévères plaisirs de la pensée et de la contemplation. Hélas ! je reviendrai bien désabusé de la bonne opinion de Custine ; il a cru voir ce qu’il désirait voir.

Ce sera pour moi une étude fort curieuse que celle de l’Angleterre succédant à celle de la Péninsule. La comparaison serait plus intéressante encore, si le catholicisme était aussi vivace ici qu’on se le représente. Mais enfin je verrai un peuple dont la religion réside dans l’intelligence, après en avoir vu un pour qui elle est toute dans les sens. Ici les pompes du culte : des flambeaux, des parfums, des habits magnifiques, des statues ; mais la démoralisation la plus [I-41] complète. Là, au contraire, des liens de famille, l’homme et la femme chacun aux devoirs de son sexe, le travail ennobli par un but patriotique, la fidélité aux traditions des ancêtres, l’étude constante de la morale biblique et évangélique ; mais un culte simple, grave, se rapprochant du pur déisme. Quel contraste ! que d’oppositions ! quelle source de réflexions !

Ce voyage aura aussi produit un effet auquel je ne me serais pas attendu. Il n’a pu effacer cette habitude que nous avons contractée de nous observer nous-mêmes, de nous écouter penser et sentir, de suivre toutes les modifications de nos opinions. Cette étude de soi a bien des charmes, et l’amour-propre lui communique un intérêt qui ne saurait s’affaiblir. Mais à Mugron, toujours dans un milieu uniforme, nous ne pouvions que tourner dans un même cercle ; en voyage, des situations excentriques donnent lieu à de nouvelles observations. Par exemple, il est probable que les événements actuels m’affectent bien différemment que si j’étais à Mugron ; un patriotisme plus ardent donne plus d’activité à ma pensée. En même temps, le champ où elle s’exerce est plus étendu, comme un homme placé sur une hauteur embrasse un plus vaste horizon. Mais la puissance du regard est pour chacun de nous une quantité donnée, et il n’en est pas de même de la faculté de penser et de sentir.

Ma tante, à l’occasion de la guerre, me recommande la prudence ; je n’ai absolument aucun danger à courir. Si je voyageais dans un bâtiment français et que la guerre fût déclarée, je pourrais craindre les corsaires ; mais dans un navire anglais je ne cours pas ce danger, à moins de tomber sous la serre d’un croiseur français, ce qui ne serait pas bien dangereux d’ailleurs. D’après les nouvelles reçues aujourd’hui, je vois que la France a pris le parti d’une résignation sentimentale, qui devient grotesque. D’ici elle me [I-42] paraît toute décontenancée ; elle met son honneur à prouver sa modération, et, à chaque insulte, elle répond par des arguments en forme pour démontrer qu’elle a été insultée. Elle a l’air de croire que le remords va s’emparer des Anglais, et que, les larmes aux yeux, ils vont cesser de poursuivre leur but et nous demander pardon. Cela me rappelle ce mot : Il m’a souffleté, mais je lui ai bien dit son fait.

Adressez-moi vos lettres à Londres, sous couvert de MM. A. A. Gower neveux et compagnie.

 


 

Lisbonne, le 7 novembre 1840.

Mon cher Félix, malgré le vif désir de me rapprocher de la France, j’ai été forcé de prolonger mon séjour à Lisbonne. Un rhume m’a décidé à remettre mon départ de huit jours, et, dans cet intervalle, on a trouvé des papiers qu’il faut dépouiller, ce qui me force à rester encore ; mais il faudra de bien puissants motifs pour me retenir au delà du 17 de ce mois. Enfin ce retard a servi à me guérir, ce qui eût été plus difficile en mer ou à Londres.

J’ai joué de malheur de me trouver loin de la France dans un moment aussi intéressant ; tu ne peux te faire l’idée du patriotisme qui nous brûle quand nous sommes en pays étranger. À distance, ce n’est plus le bonheur, ni même la liberté de notre pays qui nous occupe le plus, c’est sa grandeur, sa gloire, son influence. Malheureusement, je crains bien que la France ne jouisse guère des premiers de ces biens ni des derniers.

Je me désole d’être sans nouvelles et de ne pouvoir préciser l’époque où j’en recevrai ; au moins, à Londres, j’espère trouver une rame de lettres.

Adieu, l’heure du courrier va sonner.

[I-43]

 


 

Paris, 2 janvier 1841.

Mon cher Félix, je m’occupais d’un plan d’association pour la défense des intérêts vinicoles. Mais, selon mon habitude, j’hésitais à en faire part à quelques amis, parce que je ne voyais guère de milieu entre le succès et le ridicule, quand M. Humann est venu présenter aux chambres le budget des dépenses et recettes pour 1842. Ainsi que tu l’auras vu, le ministre ne trouve rien de mieux, pour combler le déficit qu’a occasionné notre politique, que de frapper les boissons de quatre nouvelles contributions. Cela m’a donné de l’audace, et j’ai couru chez plusieurs députés pour leur communiquer mon projet. Ils ne peuvent pas s’en mêler directement, parce que ce serait aliéner d’avance l’indépendance de leur vote. C’est une raison pour les uns, un prétexte pour les autres ; mais ce n’est pas un motif pour que les propriétaires de vignes se croisent les bras, en présence du danger qui les menace.

Il n’y a qu’un moyen non-seulement de résister à cette nouvelle levée de boucliers, mais encore d’obtenir justice des griefs antérieurs, c’est de s’ organiser. L’ organisation pour un but utile est un moyen assuré de succès. Il faut que chaque département vinicole ait un comité central, et chaque comité un délégué.

Je ne sais pas encore dans quelle mesure je vais prendre part à cette organisation. Cela dépendra de mes conférences avec mes amis. Peut-être faudra-t-il que je m’arrête en passant à Orléans, Angoulême, Bordeaux, pour travailler à y fonder l’association. Peut-être devrai-je me borner à notre département ; en tout cas, comme le temps presse, tu ferais bien de voir Domenger, Despouys, Labeyrie, Batistant, et de les engager à parcourir le canton, pour y préparer les esprits à la résistance légale, mais forte et organisée. (V. ci-après : Le fisc et la vigne. — Note de l’édit.)

[I-44]

Je n’ai pas besoin, mon cher Félix, de te dérouler la puissance de l’association ! Fais passer les convictions dans tous les esprits. J’espère être à Mugron dans une quinzaine, et nous agirons de concert.

Adieu, ton dévoué.

 


 

Paris, 11 janvier 1841.

Que n’es-tu auprès de moi, mon cher Félix ! cela ferait cesser bien des incertitudes. Je t’ai entretenu du nouveau projet que j’ai conçu ; mais seul, abandonné à moi-même, les difficultés de l’exécution m’effrayent. Je sens que le succès est à peu près infaillible ; mais il exige une force morale que ta présence me donnerait, et des ressources matérielles que je ne sais pas prendre sur moi de demander. J’ai tâté le pouls à plusieurs députés, et je les ai trouvés froids. Ils ont presque tous des ménagements à garder ; tu sais que nos hommes du Midi sont presque tous quêteurs de places. — Quant à l’opposition, il serait dangereux de lui donner la haute main dans l’association, elle s’en ferait un instrument, ce qu’il faut éviter. Ainsi, tout bien pesé, il faut renoncer à fonder l’association par le haut, ce qui eût été plus prompt et plus facile. C’est la base qu’il faut fonder. — Si elle se constitue fortement, elle entraînera tout. Que les vignerons ne se fassent pas illusion, s’ils demeurent dans l’inertie, ils seront ici faiblement défendus. Je tâcherai de partir d’ici dimanche prochain ; j’aurai dans une poche le projet des statuts de l’association, dans l’autre le prospectus d’un petit journal destiné à être d’abord le propagateur et plus tard l’organe de l’association. Avec cela je m’assurerai si ce projet rencontre de la sympathie dans Orléans, la Charente et le bassin de la Garonne. La suite dépendra de mes observations. Une brusque initiative eût été plus de mon goût. Il y a quelques années que je l’aurais peut-être tentée ; maintenant une avance de six à [I-45] huit mille francs me fait reculer, et j’en ai vraiment honte, car quelques centaines d’abonnés m’eussent relevé de tous risques. Le courage m’a manqué, n’en parlons plus.

Je suis obligé, mon cher Félix, d’invoquer sans cesse mon impartialité et ma philosophie pour ne pas tomber dans le découragement, à la vue de toutes les misères dont je suis témoin. Pauvre France ! — Je vois tous les jours des députés qui, dans le tête-à-tête, sont opposés aux fortifications de Paris et qui cependant vont les appuyer à la chambre, l’un pour soutenir Guizot, l’autre pour ne pas abandonner Thiers, un troisième de peur qu’on ne le traite de Russe ou d’Autrichien ; l’opinion, la presse, la mode les entraîne, et beaucoup cèdent à des motifs plus honteux encore. Le maréchal Soult lui-même est personnellement opposé à cette mesure, et tout ce qu’il ose faire, c’est de proposer une exécution lente, dans l’espoir qu’un revirement d’opinion lui viendra en aide, quand il n’y aura encore qu’une centaine de millions engloutis. C’est bien pis dans les questions extérieures. Il semble qu’un bandeau couvre tous les yeux, et on court risque d’être maltraité si l’on énonce seulement un fait qui contrarie le préjugé dominant.

Adieu, mon cher Félix, il me tarde bien de causer avec toi ; les sujets ne nous manqueront pas.

Adieu, ton ami.

 


 

Bagnères, le 10 juillet 1844.

Mon cher Félix, j’ai reçu, il y a quelques jours, une lettre de M. Laffitte, d’Aire, membre du conseil général, qui m’embarrasse beaucoup. Il m’annonce que le général Durrieu va être élevé à la pairie ; que le gouvernement veut le faire remplacer, à la chambre, par un secrétaire des commandements de M. le duc de Nemours. Il ajoute que les électeurs d’Aire ne sont pas disposés à subir cette [I-46] candidature ; et enfin il me demande si je me présenterai, auquel cas il pense que j’aurai beaucoup de voix dans ce canton, où je n’eus que la sienne aux élections dernières.

Comme la législature n’a plus que trois sessions à faire, et qu’ainsi je serai libre de me retirer au bout de ce terme sans occasionner une réunion extraordinaire du collége de Saint-Sever, je serais assez disposé à entrer encore une fois en lice, si je pouvais compter sur quelques chances ; mais je ne dois pas m’aveugler sur le tort que me fera la scission qui s’est introduite dans le parti libéral. Si en outre je dois avoir encore contre moi l’aristocratie de l’argent et le barreau, j’aime mieux rester tranquille dans mon coin. Je le regretterais un peu, parce qu’il me semble que j’aurais pu me rendre utile à la cause de la liberté du commerce, qui intéresse à un si haut degré la France et surtout notre pays.

Mais cela n’est pas un motif pour que je me mette en avant en étourdi : je suis donc résolu à attendre qu’il me soit fait, par les électeurs influents, des ouvertures sérieuses ; il me semble que l’affaire les touche d’assez près pour qu’ils ne laissent pas aux candidats le soin de s’en occuper seuls.

Je voulais envoyer mon article au Journal des Économistes, mais je n’ai pas d’occasion ; je profiterai de la première qui se présentera. Il a le défaut, comme toute œuvre de commençant, de vouloir trop dire ; tel qu’il est, il me paraît offrir quelque intérêt. Je profiterai de l’occasion pour essayer d’engager une correspondance avec Dunoyer.

 


 

Eaux-Bonnes, le 26 juillet 1844.

Ta lettre m’a fait une pénible impression, mon cher Félix, non point par les nouvelles que tu me donnes des perspectives électorales, mais à cause de ce que tu me dis de toi, de ta santé, et de la lutte terrible que se livrent ton âme et ton corps. J’espère pourtant que tu as voulu parler [I-47] de l’état habituel de ta santé, et non pas d’une recrudescence qui se serait manifestée depuis mon départ. Je comprends bien tes peines, d’autant plus qu’à un moindre degré je les éprouve aussi. Ces misérables obstacles, que la santé, la fortune, la timidité élèvent comme un mur d’airain entre nos désirs et le théâtre où ils pourraient se satisfaire, est un tourment inexprimable. Quelquefois je regrette d’avoir bu à la coupe de la science, ou du moins de ne pas m’en être tenu à la philosophie synthétique et mieux encore à la philosophie religieuse. On y puise au moins des consolations pour toutes les situations de la vie, et nous pourrions encore arranger tolérablement ce qui nous reste de temps à passer ici-bas. Mais l’existence retirée, solitaire, est incompatible avec nos doctrines (qui pourtant agissent sur nous avec toute la force de vérités mathématiques) ; car nous savons que la vérité n’a de puissance que par sa diffusion. De là l’irrésistible besoin de la communiquer, de la répandre, de la proclamer. De plus, tout est tellement lié, dans notre système, que l’occasion et la facilité d’en montrer un chaînon ne peuvent nous contenter ; et pour en exposer l’ensemble il faut des conditions de talent, de santé et de position qui nous feront toujours défaut. Que faire, mon ami ? attendre que quelques années encore aient passé sur nos têtes. Je les compte souvent, et je prends une sorte de plaisir à remarquer que plus elles s’accumulent, plus leur marche paraît rapide :

…… Vires acquirit eundo.

Quoique nous ayons la conscience de connaître la vérité, en ce qui concerne le mécanisme de la société et au point de vue purement humain, nous savons aussi qu’elle nous échappe quant aux rapports de cette vie avec la vie future ; et, ce qu’il y a de pire, nous croyons qu’à cet égard on ne peut rien savoir avec certitude.

[I-48]

Nous avons ici plusieurs prêtres très-distingués. Ils font, de deux jours l’un, des instructions de l’ordre le plus relevé ; je les suis régulièrement. C’est à peu près la répétition du fameux ouvrage de Dabadie. Hier le prédicateur disait qu’il y a dans l’homme deux ordres de penchants qui se rattachent, les uns à la chute, les autres à la réhabilitation. Selon les seconds, l’homme se fait à l’image de Dieu ; les premiers le conduisent à faire Dieu à son image. Il expliquait ainsi l’idolâtrie, le paganisme, il montrait leur effrayante convenance avec la nature corrompue. Ensuite il disait que la déchéance avait enfoncé si avant la corruption dans le cœur de l’homme, qu’il conservait toujours une pente vers l’idolâtrie, qui s’était ainsi insinuée jusque dans le catholicisme. Il me semble qu’il faisait allusion à une foule de pratiques et de dévotions qui sont un si grand obstacle à l’adhésion de l’intelligence. — Mais s’ils comprennent les choses ainsi, pourquoi n’attaquent-ils pas ouvertement ces doctrines idolâtres ? pourquoi ne les réforment-ils pas ? Pourquoi, au contraire, les voit-on s’empresser de les multiplier ? Je regrette de n’avoir pas de relations avec cet ecclésiastique qui, je crois, professe la théologie à la faculté de Bordeaux, pour m’en expliquer avec lui.

Nous voilà bien loin des élections. D’après ce que tu m’apprends, je ne doute pas de la nomination de l’homme du château. Je suis surpris que notre roi, qui a la vue longue, ne comprenne pas qu’en peuplant la chambre de créatures, il sacrifie à quelques avantages immédiats le principe même de la constitution. Il s’assure un vote, mais il place tout un arrondissement en dehors de nos institutions ; et cette manœuvre, s’étendant à toute la France, doit aboutir à corrompre nos mœurs politiques déjà si peu avancées. D’un autre côté, les abus se multiplieront, puisqu’ils ne rencontreront pas de résistance ; et quand la mesure sera pleine, quel est le remède que cherchera une nation [I-49] qui n’a pas appris à faire de ses droits un usage éclairé ?

Pour moi, mon cher Félix, je ne me sens pas de force à disputer quelques suffrages. S’ils ne viennent pas d’eux-mêmes, laissons-les suivre leur cours. Il me faudrait aller de canton en canton organiser les moyens de soutenir la lutte. C’est plus que je ne puis faire. Après tout, M. Durrieu n’est pas encore pair.

J’ai profite d’une occasion pour envoyer au Journal des Économistes mon article sur les tarifs anglais et français. Il me paraît renfermer des points de vue d’autant plus importants qu’ils ne paraissent préoccuper personne. J’ai rencontré ici des hommes politiques qui ne savent pas le premier mot de ce qui se passe en Angleterre ; et, quand je leur parle de la réforme douanière qui s’accomplit dans ce pays, ils n’y veulent pas croire. — J’ai du temps devant moi pour faire la lettre à Dunoyer. Quant à mon travail sur la répartition de l’impôt, je n’ai pas les matériaux pour y mettre la dernière main. La session du conseil général sera une bonne occasion pour cette publication.

Adieu, mon cher Félix, si tu apprends quelque chose de nouveau, fais-m’en part ; mais de toutes les nouvelles la plus agréable que tu puisses me donner, c’est que le découragement dont ta lettre est empreinte n’était dû qu’à une souffrance passagère. Après tout, mon ami, et au milieu des épaisses ténèbres qui nous environnent, attachons-nous à cette idée qu’une cause première, intelligente et miséricordieuse, nous a soumis, par des raisons que nous ne pouvons comprendre, aux dures épreuves de la vie : que ce soit là notre foi. Attendons le jour où elle jugera à propos de nous en délivrer, et de nous admettre à une vie meilleure : que ce soit là notre espérance. Avec ces sentiments au cœur, nous supporterons nos afflictions et nos douleurs…

[I-50]

 


 

Paris, mai 1845.

Mon cher Félix, je suis persuadé qu’il te tarde de recevoir de mes nouvelles. J’aurais aussi bien des choses à te dire, mais je serai forcé d’être court. Quoique à la fin de chaque jour il se rencontre que je n’ai rien fait, je suis toujours affairé. Dans ce Paris, jusqu’à ce qu’on soit au courant, il faut perdre un demi-jour pour utiliser un quart d’heure.

J’ai été très-bien accueilli par M. Guillaumin, qui est le premier économiste que j’ai vu. Il m’annonça qu’il donnerait un dîner, suivi d’une soirée, pour me mettre en rapport avec les hommes de notre école ; en conséquence je ne suis allé voir aucun de ces messieurs. — Hier a eu lieu ce dîner. J’étais à la droite de l’amphitryon, ce qui prouve bien que le dîner était à mon occasion ; à la gauche était Dunoyer. À côté de madame Guillaumin, MM. Passy et Say. Il y avait en outre MM. Dussard et Reybaud. Béranger avait été invité, mais il avait d’autres engagements. Le soir, arrivèrent une foule d’autres économistes : MM. Renouard, Daire, Monjean, Garnier, etc., etc. Mon ami, entre toi et moi, je puis te dire que j’ai éprouvé une satisfaction bien vive. Il n’y a aucun de ces messieurs qui n’ait lu, relu et parfaitement compris mes trois articles. Je pourrais écrire mille ans dans la Chalosse, la Sentinelle, le Mémorial, sans trouver, toi excepté, un vrai lecteur. Ici on est lu, étudié, et compris. Je n’en puis pas douter, parce que tous ou presque tous sont entrés dans des détails minutieux, qui attestent que la politesse ne faisait pas seule les frais de cet accueil ; je n’ai trouvé un peu froid que M. X… Te dire les caresses dont j’ai été comblé, l’espoir qu’on a paru fonder sur ma coopération, c’est te faire comprendre que j’étais honteux de mon rôle. Mon ami, j’en suis aujourd’hui bien convaincu, si notre isolement nous a empêchés de meubler [I-51] beaucoup notre esprit, il lui a donné, du moins sur une question spéciale, une force et une justesse, que des hommes plus instruits et mieux doués ne possèdent peut-être pas.

Ce qui m’a fait le plus de plaisir, parce que cela prouve qu’on m’a réellement lu avec soin, c’est que le dernier article, intitulé Sophismes, a été mis au-dessus des autres. C’est en effet celui où les principes sont scrutés avec le plus de profondeur ; et je m’attendais à ce qu’il ne serait pas goûté. Dunoyer m’a prié de faire un article sur son ouvrage pour être inséré aux Débats. Il a bien voulu dire qu’il me croyait éminemment propre à faire apprécier son travail. Hélas ! je sens déjà que je ne me tiendrai pas à la hauteur exagérée où ces hommes bienveillants me placent.

Après dîner, on a parlé du duel. J’ai rendu un compte succinct de ta brochure. Demain nous avons encore un dîner de corps chez Véfour ; je l’y porterai, et comme elle n’est pas longue, j’espère qu’on la lira. Si tu pouvais la refondre ou du moins la retoucher, je crois qu’on la mettrait dans le journal ; mais le règlement s’oppose à ce qu’on la transcrive textuellement. — Du reste le Journal des Économistes n’est pas aussi délaissé que je le craignais. Il a cinq à six cents abonnés ; il gagne tous les jours en autorité.

Te rapporter la conversation m’entraînerait trop loin. Quel monde, mon ami, et qu’on peut bien dire : On ne vit qu’à Paris et l’on végète ailleurs !… Malgré cela je soupire déjà après nos promenades et nos entretiens intimes. Le papier me manque ; adieu, cher Félix, ton ami.

P. S. Je m’étais trompé ; un dîner, même d’économistes, n’est pas une occasion favorable pour la lecture d’une brochure. J’ai remis la tienne à M. Dunoyer, je ne connaîtrai son sentiment que dans quelques jours. Tu trouveras dans le Moniteur du 27 mars, qui doit être dans la bibliothèque de ma chambre, le réquisitoire de Dupin sur le duel. [I-52] Peut-être cela te fournira-t-il l’occasion d’étendre la brochure. Ce soir je passe la soirée chez Y… Il m’a fait le plus cordial accueil, et nous avons parlé de tout, même de religion. Il m’a paru faible sur ce chapitre, parce qu’il la respecte sans y croire.

Ce n’est qu’aujourd’hui que je me suis présenté chez Lamartine. Je n’ai pas été admis, il partait pour Argenteuil ; mais avec sa grâce ordinaire, il m’a fait dire qu’il veut que nous causions à l’aise et m’a donné rendez-vous pour demain. Comment m’en tirerai-je ?

Dans notre dîner, ou pour mieux dire après, on a agité une grande question : de la propriété intellectuelle. Un Belge, M. Jobard, a émis des idées neuves et qui t’étonneront. Il me tarde que nous puissions causer de toutes ces choses ; car malgré ces succès éphémères je sens que je ne suis plus amusable de ce côté. À peine si cela touche l’épiderme ; et, tout bien balancé, la vie de province pourrait être rendue plus douce que celle-ci pour peu que l’on y eût le goût de l’étude et des arts.

Adieu, mon cher Félix, à une autre fois. Écris-moi de temps en temps et occupe-toi de ton écrit sur le duel. Puisque la cour est revenue à sa singulière jurisprudence, la chose en vaut la peine.

 


 

Paris, le 23 mai 1845.

Tu t’attends à beaucoup de détails, mon cher Félix, mais tu vas être bien désappointé ; depuis ma dernière lettre que j’envoyai par Bordeaux et dont je n’ai pas encore l’accusé de réception, nous avons un temps qui me dégoûte des visites. Je passe les matinées à perdre mon temps à quelques bagatelles, commissions, affaires obligées, et le soir à le regretter. Ma lettre sera donc bien aride ; cependant j’espère qu’elle te sera agréable à cause de celle de Dunoyer que j’y joins. Tu verras qu’il a apprécié ton écrit sur le duel. Je [I-53] le quitte à l’instant ; il m’a répété de vive voix ce qu’il a consigné dans sa lettre : il a vanté le fond et le style de ta brochure, et a dit qu’elle supposait des études faites dans la bonne voie ; il m’a exprimé le regret de ne pouvoir en causer plus longtemps, et le désir de venir chez moi pour traiter plus à fond le sujet. Demain je la communiquerai à M. Say, qui est un homme vraiment séduisant par sa douceur, sa grâce, jointe à une grande fermeté de principes. C’est l’ancre du parti économiste. Sans lui, sans son esprit conciliant, le troupeau serait bientôt dispersé. Beaucoup de mes collaborateurs sont engagés dans des journaux qui les rétribuent beaucoup mieux que l’économiste. D’autres ont des ménagements politiques à garder ; en un mot, il y a une réunion accidentelle d’hommes bienveillants, qui s’aiment quoique différant d’opinions à beaucoup d’égards ; il n’y a pas de parti ferme, organisé et homogène. Pour moi, si j’avais le temps de rester ici et une fortune à recevoir chez moi, je tenterais de fonder une sorte de Ligue. Mais quand on ne fait que passer, il est inutile d’essayer une aussi grande entreprise.

D’ailleurs je suis arrivé trop tôt ; ma traduction ne s’imprime que lentement. Si j’avais pu disposer de quelques exemplaires, ils m’auraient peut-être ouvert des portes.

Je n’ai pas vu M. de Lamartine, il est absent de Paris ; j’ignore l’époque de son retour.

Un homme aimable aussi, c’est M. Reybaud ; ce qui prouve en lui une vigueur d’intelligence remarquable, c’est qu’il est devenu économiste en se livrant à l’étude des réformateurs du xixe siècle. Il en tenait aussi quand il commença son ouvrage, mais son bon sens a triomphé.

Je suis en peine de savoir si M. Guizot t’a écrit. Il est à craindre que ses nombreuses préoccupations ne l’empêchent de lire ta brochure. S’il n’était qu’homme de lettres, certainement il te répondrait ; mais il est ministre et [I-54] ministre dirigeant. En tout cas, s’il arrive quelque chose de ce côté, ne manque pas de m’en faire part.

Je me suis un peu occupé d’affaires publiques, je veux dire départementales. Ce serait trop long à raconter. Mais je crois que l’Adour, c’est-à-dire le bas Adour, de Hourquet au Gave, obtiendra 1 500 000 fr. Le hasard m’a placé de manière à y donner un petit coup d’épaule : ce sera toujours quelque chose si les bateaux à vapeur arrivent jusqu’à Pontons. Quant à la partie comprise entre Mugron et Hourquet, c’est pitoyable de savoir à quoi son exclusion a tenu ; mais que faire ? Il n’y a qu’une chose dont le public ne veut pas s’occuper, c’est des affaires publiques.

Je ne sais si j’écrirai aujourd’hui à ma tante, en tout cas fais-lui dire que nous nous portons tous bien ici. Adieu, mon cher Félix, mes souvenirs à ta sœur.

 


 

Paris, le 6 juin 1845.

Mon cher Félix, une occasion se présente pour Bordeaux, et je ne veux pas la laisser partir sans répondre quelques mots à ta lettre. Pardonne-moi si j’abrége beaucoup, j’ai honte de dire que je suis occupé, car les jours se passent sans que je les utilise. C’est une chose qu’on ne peut s’expliquer qu’ici. D’ailleurs nous causerons bientôt de tout ce qui nous intéresse tant, et qui n’intéresse guère que nous.

Tu ne m’accuses pas réception de la lettre de Dunoyer, je pense que tu ne l’as reçue qu’après le départ de Calon. Tu as vu son opinion sur ta brochure, il me tarde bien de savoir celle de M. Guizot, — s’il te la communique, — car on assure que les hommes du pouvoir ne s’occupent absolument que de le conserver. Je ne l’ai pas encore communiquée à M. Say, il est à la campagne, je ne le verrai que vendredi. C’est un homme charmant et celui que je préfère ; je dois dîner avec lui chez Dunoyer, et le 10 chez Véfour au banquet des Économistes. On doit y agiter la [I-55] question d’inviter le gouvernement (toujours le gouvernement !) à instituer des chaires d’économie politique. J’ai été chargé de préparer là-dessus quelques idées, c’est un sujet qui me plairait ; mais je me bornerai à ruminer mon opinion, parce que, là comme ailleurs, il y a des amours-propres et des possesseurs qu’il faut ménager. Quant à une association qui me plairait bien mieux, j’attendrai pour en parler que ma traduction ait paru, parce qu’elle pourra y préparer les esprits. Mais, pour s’associer, il faut un principe reconnu ; et je crains bien qu’il ne nous fasse défaut. Je n’ai jamais vu tant de peur de l’ absolu, comme si nous ne devions pas laisser à nos adversaires le soin de modérer au besoin notre marche.

À Mugron, je t’expliquerai les raisons qui ne permettent pas de modifier le journal. Au reste, la presse parisienne est maintenant fondée sur les annonces et constituée, sous le rapport financier, sur des bases telles que rien de nouveau n’est possible. Dès lors, il n’y a que l’association et les sacrifices qu’elle seule peut faire qui puissent nous tirer de cette impasse. — Je viens aux choses qui me sont personnelles et t’en parle ouvertement, comme à un ami de cœur, sans fausse modestie. Je crois que l’absence d’aveuglement est un trait qui nous est commun, et je ne crains pas que tu me trouves trop présomptueux.

Mon livre aura trente feuilles, il y en a vingt d’imprimées ; tout sera prêt, j’espère, à la fin du mois. Je n’ai rien changé ou peu de chose à l’introduction que je t’ai lue. La moitié environ paraîtra dans le prochain numéro du Journal des Économistes. L’ignorance des affaires d’Angleterre est telle, même ici, que cet écrit doit, ce me semble, faire quelque impression sur les hommes studieux. Je t’en dirai franchement l’effet.

J’acquiers chaque jour la preuve que les précédents articles ont fait quelque effet. L’éditeur a reçu plusieurs [I-56] demandes d’abonnement motivées, entre autres une lettre de Nevers qui disait :

« Il nous est parvenu deux articles du Moniteur Industriel, qui réfute un article du Journal des Économistes, intitulé : Sophismes. Nous ne connaissons cet écrit que par les citations du Moniteur, mais cela nous suffit pour en avoir une haute opinion ; veuillez nous l’envoyer et nous abonner. »

Deux abonnements ont été demandés de Bordeaux. Mais ce qui me fait le plus de plaisir, c’est une conversation que j’ai eue avec M. Raoul Duval, conseiller à la cour de Reims, ville essentiellement prohibitionniste. Il m’a assuré qu’on avait lu à haute voix l’article des tarifs, et qu’à chaque instant les manufacturiers disaient : Mais c’est cela, c’est bien cela, voilà ce qui va nous arriver, il n’y a rien à répondre. Cette scène, mon cher Félix, me signale la route que je devrais suivre. Si je pouvais, je devrais maintenant étudier la situation réelle de nos industries protégées, au flambeau des principes, et pénétrer dans le domaine des faits. M. Guillaumin veut que je passe en revue une douzaine d’autres Sophismes pour les réunir et en faire, à ses frais, une brochure à bon marché qui pourra se répandre.

Il faut que ce soit toi, mon cher Félix, pour que je relate ces faits qui, du reste, me laissent aussi froid que si cela regardait un tiers. J’étais déjà fixé sur mes articles, et ton jugement me servait de garantie suffisante ; seulement je me réjouis qu’il y ait encore quelques autres lecteurs, ce dont je désespérais.

Je te dirai que je suis à peu près décidé à aller toucher la main à Cobden, Fox et Thompson ; la connaissance personnelle de ces hommes pourra nous être utile. J’ai quelque espoir qu’ils me donneront des documents ; en tout cas, je ferai provision de quelques bons ouvrages, et, entre autres, de discours de Fox et Thompson sur d’autres sujets que la liberté commerciale. Si je restais à Paris, je sentirais [I-57] le besoin de m’adonner à cette spécialité : ce serait bien assez pour mes faibles épaules. Mais, dans notre douce retraite, cela ne nous suffirait pas. D’ailleurs, l’économie paraît bien plus belle quand on l’embrasse dans son ensemble. C’est cet ensemble harmonieux que je voudrais pouvoir un jour saisir. Tu devrais bien t’occuper d’en montrer quelques traits.

Si mon petit traité, Sophismes économiques, réussit, nous pourrions le faire suivre d’un autre intitulé : Harmonies sociales. Il aurait la plus grande utilité, parce qu’il satisferait le penchant de notre époque à rechercher des organisations, des harmonies artificielles, en lui montrant la beauté, l’ordre et le principe progressif dans les harmonies naturelles et providentielles.

J’emporterai quelques ouvrages d’ici. Mon voyage aura du moins servi à nous donner des aliments, et à nous faire connaître un peu l’esprit du siècle.

Adieu, mon cher Félix. Je n’ai pas écrit aujourd’hui à ma tante, dis-lui que j’ai reçu sa lettre qui m’a fait bien plaisir, en ayant été privé longtemps.

 


 

16 juin 1845.

Mon cher Félix, je t’annonce que ma Ligue est imprimée ; on est maintenant après l’introduction, et cela ne peut durer plus de huit jours. Il y a donc apparence qu’à la fin du mois, je serai libre de partir pour Londres, et que, le 15 juillet, j’aurai le plaisir de t’embrasser. Demain, je dîne chez Dunoyer avec toute notre secte, Dussard, Reybaud, Fix, Rossi, Say. Je ne fermerai ma lettre qu’après, au casque j’aie quelque chose à te conter. Dimanche, on me fit une ouverture ; peut-être en sera-t-il question demain. Il y a tant de pour et de contre que je ne saurai jamais me décider sans toi. C’est d’être le directeur du Journal des Économistes. Au point de vue pécuniaire, c’est une misérable [I-58] affaire ; il s’agit de cent louis par an, rédaction comprise. Mais tu comprendras facilement combien cette position doit aller à mes goûts. D’abord ce journal, bien dirigé, peut exercer sur la chambre, et par contre-coup sur la presse, une grande influence. Si l’économiste qui sera là établit sa réputation de supériorité dans sa spécialité, il est impossible qu’il ne se fasse pas quelque peu redouter des protectionnistes, des réformateurs, en un mot, des ignorants de toute espèce. Par la parole, je n’irai jamais bien loin, parce que je manque de confiance, de mémoire et de présence d’esprit ; mais ma plume a assez de dialectique pour faire honte à certains de nos hommes d’État.

Ensuite, si je dirige le journal, cette direction finira par être exclusive, parce que je serai entouré de paresseux ; et, autant que les actionnaires me le permettront, je parviendrai à lui donner une homogénéité qui lui manque.

Je serai en rapports naturels et nécessaires avec tous les hommes éminents, au moins dans la sphère de l’économie politique et des affaires financières et douanières ; et en définitive je serai à leur égard l’organe de l’opinion publique, de l’opinion consciencieuse et éclairée. Il me semble qu’un pareil rôle peut s’agrandir indéfiniment, suivant la portée de celui qui l’occupe.

Quant au travail, il n’est pas de nature, comme le journalisme quotidien, à me détourner de continuer mes études. Enfin (ceci n’est qu’une perspective éloignée), le directeur du journal, s’il est à la hauteur de sa mission, peut avec avantage se mettre sur les rangs pour une chaire d’économie politique qui deviendrait vacante.

Voilà le pour. — Mais il faut quitter Mugron. Il faut me séparer de ceux que j’aime, il faut que je laisse ma pauvre tante s’acheminer vers la vieillesse dans la solitude, il faut que je mène ici une vie sévère, que je voie s’agiter les passions sans les partager ; que j’aie sans cesse sous les yeux [I-59] le spectacle des ambitions satisfaites sans permettre à ce sentiment de s’approcher de mon cœur ; car toute notre force est dans nos principes, et dans la confiance que nous savons inspirer. Aussi ce n’est pas ce que je redoute. La simplicité des habitudes est loin de m’effrayer.

 


 

Le 18…

Je me suis retiré ce matin à une heure de chez Dunoyer ; les convives étaient ceux que je t’ai nommés, plus M. de Tracy. À peine a-t-on effleuré l’économie politique ; ces messieurs en font en amateurs. Pendant le dîner cependant, on a parlé quelque peu liberté de commerce. M. X… a dit que les Anglais jouaient la comédie. Il ne me convenait pas de relever ce mot ; mais j’étais bien tenté de lui demander s’il croyait ou non au principe de la liberté. Car enfin, s’il y croit, pourquoi ne veut-il pas que les Anglais y croient ? Parce qu’ils y ont intérêt ? Je me rappelais ton argument : Si l’on formait une société de tempérance, faudrait-il la déprécier, parce que les hommes ont intérêt à être tempérants ? Si je fais un sophisme sur ce sujet, j’y glisserai cette réfutation. Après dîner on m’a cloué à un whist : soirée perdue. Toute la rédaction du journal y était : Wolowski, Villermé, Blaise, Monjean, etc., etc. — Z… — autre déception, je le crains. Il s’est engoué d’agriculture, et partant d’idées prohibitives. Vraiment je vois les choses de près, et je sens que je pourrais faire du bien et payer ma dette à l’humanité.

Je reviens au journal. On ne m’a pas demandé de résolution actuelle, maintenant j’attendrai. J’en parle à ma tante, il faut voir ce qu’elle en pense. Elle me laisserait certainement suivre mon penchant, si elle voyait en même temps un avenir pécuniaire, et humainement parlant elle a raison, elle ne peut pas comprendre la portée de la position que je puis prendre. Si elle t’en parle, dis-moi l’effet que ma lettre [I-60] aura produit. De mon côté je te dirai celui que va produire ma Ligue : la lira-t-on ? J’en doute. On est ici accablé de lecture. Si je te disais que, sauf Dunoyer et Say, aucun de mes collaborateurs n’a lu Comte ! Tu sais déjà que *** n’a pas lu Malthus. À dîner, Tracy a dit que la misère de l’Irlande infirmait la doctrine de Malthus !! J’ai entendu dire à quelqu’un qu’il y avait du bon dans le Traité de législation, et surtout dans le Traité de la propriété. Pauvre Comte ! Say m’a conté sa triste histoire, la persécution et sa probité l’ont tué.

Il est bien entendu que tu ne souffleras pas un mot de ce que je te dis sur la direction du journal. Tu sens que cette nouvelle ferait un éclat inopportun.

Je crois t’avoir dit que l’éditeur de la Ligue va éditer aussi les Sophismes. Ce sera un petit livre à bon marché, mais le titre n’en est pas attrayant. J’en cherche un autre ; aide-moi. Le petit livre de Mathieu de Dombasle était intitulé : Un rayon de bon sens, etc.

Comme je ne pourrai pas épuiser tous les sophismes en un petit volume, s’il se vend, j’en ferai un autre. Il serait bon que, de ton côté, tu en traitasses quelques-uns ; je les intercalerais avec les miens, cela te ferait connaître au moins de mes confrères, et tu pourrais alors, si le cœur t’en disait, te faire éditer sans bourse délier, ce qui n’est pas une petite affaire.

Adieu, mon cher Félix, écris-moi.

 


 

Paris, le 3 juillet 1845 (11 heures du soir).

… Comme toi, mon cher Félix, j’envisage l’avenir avec effroi. Laisser ma tante, me séparer de ceux que j’aime, te laisser à Mugron seul, sans ami, sans livres, cela est affreux. Et, pour moi-même, je ne sais si des travaux solitaires, médités à loisir, discutés avec toi, ne vaudraient [I-61] pas mieux. D’un autre côté, il est certain qu’il y a ici une place à conquérir, la seule que je pouvais ambitionner, la seule qui me convient et à qui je conviens. Il est maintenant certain que je puis avoir la direction du journal, et je ne doute pas qu’on ne m’accorde 6 fr. par abonnement. Il y a 500 abonnés, ce qui fait 3 000 fr. Ce n’est absolument rien, pécuniairement parlant ; mais il faut bien croire qu’une forte direction imprimée au journal augmenterait sa clientèle ; et si nous parvenions au chiffre 1 000, je serais satisfait. — Puis vient la perspective d’un cours ; je ne sais si je t’ai dit qu’à notre dernier dîner, nous avions décidé qu’une démarche serait faite auprès du ministère pour qu’il fondât des chaires d’économie politique à la Faculté. MM. Guizot, Salvandy, Duchâtel se sont montrés favorables à ce projet. M. Guizot a dit :

« Je suis si bien disposé, que c’est moi qui ai fondé la chaire qu’occupe M. Chevalier. Évidemment, nous faisons fausse route, et il est indispensable de répandre les saines doctrines économiques. Mais la grande difficulté, c’est le choix des personnes. »

Sur cette réponse, MM. Say, Dussard, Daire et quelques autres m’ont assuré que, si on les consultait, ils me désigneraient. M. Dunoyer sera certainement pour moi. J’ai su que le ministre des finances avait été frappé de mon introduction, et lui-même m’a fait demander l’ouvrage. J’aurais donc bien des chances, sinon d’être appelé à la Faculté, du moins, si l’on y nommait Blanqui, Rossi ou Chevalier, de remplacer un de ces messieurs au Collége de France ou au Conservatoire. D’une manière ou d’une autre, je serais lancé, avec une existence assurée, et c’est tout ce qu’il me faut.

Mais quitter Mugron ! mais quitter ma tante ! mais ma poitrine ! mais le cercle peu étendu de mes connaissances ! enfin le long chapitre des objections… Oh ! que n’ai-je dix ans de moins et une bonne santé ! Du reste, tu comprends que cette perspective est encore éloignée ; mais tu [I-62] comprends aussi que la direction du journal mettrait bien des chances de mon côté. Donc, au lieu de donner deux sophismes, dans le prochain numéro, choisis parmi ceux d’un genre populaire et anecdotique, je sens l’ opportunité de faire de la doctrine, et je vais consacrer la journée de demain à en refondre deux ou trois plus importants. Voilà pourquoi je ne puis t’écrire aussi longuement que je voudrais et me vois forcé de parler de moi au lieu de répondre à tes affectueuses lettres.

M. Say veut me confier tous les papiers de son père ; il y a des choses assez curieuses. C’est d’ailleurs un témoignage de confiance qui m’a touché. Hippolyte Comte, le fils de Charles, me laissera aussi fouiller dans les notes de notre auteur favori, lequel est entièrement inconnu ici même… Mais je ne veux pas manquer à ce que je dois aux hommes qui m’accablent de preuves d’amitié.

Tu vois, cher Félix, que de motifs pour et contre : il faudra pourtant que je me décide bientôt. Oh ! j’ai bien besoin de tes conseils, et surtout que tu me dises ce que pense ma pauvre tante.

Quoique je réponde à peine à tes lettres, il faut pourtant que je te dise que l’ouvrage de Simon est très-rare et très-cher ; il n’y en a que quatre exemplaires, dont deux dans les bibliothèques publiques. Bossuet avait fait détruire toute l’édition.

Adieu, mon cher Félix, excuse la hâte avec laquelle j’écris.

 


 

Londres, juillet 1845.

Mon cher Félix, j’arrivai ici hier soir. Sachant combien tu t’intéresses à notre cause, et au rôle que le hasard m’y a donné, je te raconterai tout ce qui se passe, d’autant que je n’ai pas le temps de prendre des notes, et dès lors mes lettres me serviront plus tard à rappeler mes souvenirs, afin [I-63] que de vive voix je puisse te donner plus de détails.

Après m’être installé à l’hôtel (à 10 sh. par jour), je me suis mis à écrire six lettres pour Cobden, Bright, Fox, Thompson, Wilson et le secrétaire qui m’envoie la Ligue. Puis j’ai écrit six dédicaces sur autant d’exemplaires de mon livre, et sur ce, je me suis mis au lit. Ce matin j’ai porté mes six exemplaires au bureau de la Ligue, avec prière de les remettre à qui de droit. L’on m’a dit que Cobden partait le jour même pour Manchester, et que probablement je le trouverais en train de faire ses préparatifs (les préparatifs d’un Anglais consistent à avaler un beefteak et à fourrer deux chemises dans un sac). J’ai couru chez Cobden ; je l’ai en effet rencontré, et nous avons causé pendant deux heures. Il comprend bien le français, le parle un peu, et d’ailleurs j’entends son anglais. Je lui ai exposé l’état des esprits en France, l’effet que j’attends de ce livre, etc., etc. Il m’a témoigné sa peine de quitter Londres, et je l’ai vu sur le point de renoncer à son voyage. Ensuite il m’a dit : La Ligue est une franc-maçonnerie, à cela près que tout est public. Voici une maison que nous avons louée pour recevoir nos amis pendant le Bazar, maintenant elle est vide, il faut vous y installer. — J’ai fait des façons, — Alors il a repris : Cela peut ne pas vous être agréable, mais c’est utile à la cause, parce que MM. Bright, Moore et autres ligueurs y passent leurs soirées, et il faut que vous soyez toujours au milieu d’eux. Cependant, comme dans la suite il a été décidé que j’irai le joindre à Manchester après-demain, je n’ai pas jugé à propos de déménager pour deux jours. Ensuite il m’a mené au Reform-Club, magnifique établissement, et m’a laissé à la bibliothèque pendant qu’il prenait le bain. Cela fait, il a écrit deux lettres, à Bright et à Moore, et je l’ai accompagné au rail-way. Le soir, je suis allé voir Bright, toujours au même hôtel, quoique ces messieurs ne l’habitent pas ; [I-64] l’accueil de Bright n’a pas tout à fait été aussi cordial. Je me suis aperçu qu’il n’approuvait pas que j’eusse mis le nom de Cobden sur le titre de mon livre ; de plus, il parut surpris que je n’eusse rien traduit de M. Villiers ; et quant à lui, sa part est petite, quoique assurément il en méritât une plus grande, car il est doué d’une éloquence entraînante. Cependant la conversation a arrangé tout cela. Obligé de parler lentement pour me faire comprendre, et traitant toujours des sujets qui me sont familiers, avec des hommes qui ont toutes nos idées, je me trouvais certainement dans les circonstances les plus favorables. Il m’a mené au parlement, où je suis resté jusqu’à présent, parce qu’on traitait une question qui embrasse l’éducation et la religion. Sorti à onze heures, je me suis mis à t’écrire. Demain, j’ai rendez-vous avec lui, et après-demain je vais voir Manchester et retrouver mon Cobden. Il doit faire mon logement et me laisser entre les mains de M. Ashworth, ce riche manufacturier qui a fait un si bon argument pour démontrer aux fermiers que l’exportation des objets manufacturés impliquait l’exportation des choses qui s’y sont incorporées, et que, par conséquent, la restriction du commerce leur retombait sur le nez. Ce brusque départ, je le crains, m’empêchera de voir Fox et Thompson jusqu’à mon retour, ainsi que Mill et Senior, pour qui j’ai des lettres.

Voilà ma première journée, fort en abrégé. Je vais donc pénétrer dans Manchester et Liverpool, dans des circonstances que peu de Français peuvent espérer. J’y serai un dimanche. Cobden me mènera chez les quakers, les wesleyens. Nous saurons enfin quelque chose ; et quant aux fabriques, rien ne me sera caché. De plus, toutes les opérations de la Ligue me seront dévoilées. Il a été vaguement question d’une seconde édition de mon ouvrage sur une plus grande échelle. Nous verrons.

N’oublions pas Paris. Avant de le quitter, j’ai passé une [I-65] heure avec Hippolyte, le fils de Charles Comte ; il m’a montré tous les manuscrits de son père. Il y a deux ou trois cours faits à Genève, à Londres, à Paris ; tout cela, sans doute, a servi au Traité de législation ; mais quelle mine à mettre au jour !

Adieu, je te quitte. J’ai encore trois lettres à écrire à Paris, et nous sommes déjà à demain, car il est plus de minuit.

 


 

Bordeaux, le 19 février 1846.

Mon cher Félix, je t’avais promis de t’écrire les événements de Bordeaux. Je suis si interrompu par les visites, les assemblées et autres incidents fâcheux, que l’heure du courrier arrive toujours avant que j’aie pu réaliser ma promesse ; d’ailleurs je n’ai pas grand’chose à te dire. Les choses se passent fort doucement. On a beaucoup pataugé dans les préliminaires d’une constitution. Enfin elle est sortie telle quelle de la discussion, et aujourd’hui elle est offerte à la sanction de soixante-dix à quatre-vingts membres fondateurs ; le bureau définitif va être installé, avec le maire en tête pour président, et, dans deux ou trois jours, aura lieu une grande réunion pour ouvrir la souscription. On croit que Bordeaux ira à 100 000 fr. Il me tarde de le voir. Tu comprends que ce n’est qu’à partir d’aujourd’hui, de l’installation du bureau, qu’on peut s’occuper d’un plan, puisque c’est lui qui doit avoir l’initiative. Quel sera ce plan ? Je l’ignore.

Quant à mon concours personnel, il se borne à assister aux séances, à faire quelques articles de journaux, à faire et recevoir des visites et à essuyer des objections économiques de toutes sortes. Il m’est bien démontré que l’état de l’instruction en ce genre ne suffit pas pour faire marcher l’institution, et je me retirerais sans espoir si je ne comptais un peu sur l’institution même pour éclairer ses propres membres.

[I-66]

J’ai trouvé ici mon pauvre Cobden tout à fait en vogue. Il y a un mois, il n’y en avait que deux exemplaires, celui que j’ai donné à Eugène et l’échantillon du libraire ; aujourd’hui on le trouve partout. J’aurais honte, mon cher Félix, de te dire l’opinion qu’on s’est formée de l’auteur. Les uns supposent que je suis un savant du premier ordre ; les autres, que j’ai passé ma vie en Angleterre à étudier les institutions et l’histoire de ce pays. Bref, je suis tout honteux de ma position, sachant fort bien distinguer ce qu’il y a de vrai et ce qu’il y a d’exagéré dans cette opinion du moment. Je ne sais si tu verras le Mémorial d’aujourd’hui (18) ; tu comprendras que je n’aurais pas pris ce ton, si je n’avais bien vu ce que je puis faire.

Il est à peu près résolu que, lorsque cette organisation sera en train, je me rendrai à Paris pour essayer de mettre en mouvement l’industrie parisienne, que je sais être bien disposée. Si cela réussit, je prévois une difficulté, c’est celle de décider les Bordelais à envoyer leur argent à Paris. Il est certain, cependant, que c’est le centre d’où tout doit partir ; car, à dépense égale, la presse parisienne a dix fois plus d’influence que la presse départementale.

Quand tu m’écriras (que ce soit le plus tôt possible), dis-moi quelque chose de tes affaires.

 


 

Paris, le 22 mars 1846.

Mon cher Félix, j’espère que tu ne tarderas pas à me donner de tes nouvelles. Dieu veuille qu’un arrangement soit intervenu : je ne l’espère guère et le désire beaucoup. — Une fois délivré de cette pénible préoccupation, tu pourrais consacrer ton temps à des choses utiles, comme par exemple ton article du Mémorial, que je n’ai eu le temps que de lire très-rapidement, mais que je relirai demain chez mon oncle, il est plein de vivacité et offre, sous des formes saisissantes, d’excellentes démonstrations. Lundi je le lirai à l’assemblée, [I-67] qui sera assez nombreuse. Quand je me serai un peu mieux posé, je t’indiquerai le journal de Paris auquel il faudra t’adresser ; mais alors il faudra, autant que possible, t’abstenir de parler de vins. Je viens de dire que nous avions une assemblée lundi. Le but est de constituer le bureau de l’association. Nous avons pour président le duc d’Harcourt qui a accepté avec une résolution qui m’a plu. Les autres membres seront MM. Say, Blanqui et Dunoyer. Mais ce dernier n’aimerait guère à se mettre en évidence, et je proposerai à sa place M. Anisson-Duperron, pair de France, qui m’a charmé en ce qu’il est ferme sur le principe. Pour trésorier, nous aurons le baron d’Eichthal, riche banquier. Enfin l’état-major se complétera d’un secrétaire, qui évidemment est appelé à supporter le poids de la besogne. Tu pressens peut-être que ces fonctions me sont destinées. Comme toujours j’hésite. Il m’en coûte de m’enchaîner ainsi à un travail ingrat et assidu. D’un autre côté, je sens bien que je puis être utile en m’occupant exclusivement de cette affaire. D’ici à lundi il faudra bien que ma détermination soit irrévocablement prise. Au reste, j’espère que les adhésions ne nous manqueront pas. Pairs, députés, banquiers, hommes de lettres viendront à nous en bon nombre, et même quelques fabricants considérables. Il me paraît évident qu’il s’est opéré un grand changement dans l’opinion, et le triomphe n’est peut-être pas aussi éloigné que nous le supposions d’abord.

Ici on voudrait beaucoup que je fusse nommé député ; tu ne peux te figurer combien l’espèce de prophétie que contient mon introduction m’a donné de crédit. J’en suis confus et embarrassé, sentant fort bien que je suis au-dessous de ma réputation ; mais il ne m’est permis de conserver aucun espoir, relativement à la députation, car ce qui se passe à Bordeaux et à Paris n’a que peu de retentissement à Saint-Sever. Et d’ailleurs, ce serait peut-être un motif de [I-68] plus pour qu’on me tînt à l’écart. Cette chère Chalosse ne semble pas comprendre la portée de l’entreprise à laquelle j’ai consacré mes efforts ; sans cela il est probable qu’elle voudrait s’y associer, en accroissant mon influence dans son intérêt. Je ne lui en veux pas ; je l’aime et la servirai jusqu’au bout, quelle que soit son indifférence.

Aujourd’hui j’ai fait mon entrée à l’Institut, on y a discuté la question de l’enseignement. Des universitaires, Cousin en tête, ont accaparé la discussion. Je regrette bien d’avoir laissé à Mugron mon travail sur ce sujet, car je ne vois pas que personne l’envisage à notre point de vue.

Tâche de faire de temps en temps des articles pour entretenir à Bordeaux le feu sacré ; plus tard on en fera sans doute une collection qui sera distribuée à grand nombre d’exemplaires. Dans la prochaine lettre que j’écrirai à ma tante, je mettrai un mot pour te dire ce qu’on a pensé de ton dernier article, à l’assemblée.

J’attends notre ami Daguerre pour être présenté à M. de Lamennais ; j’espère le convertir au free-trade. M. de Lamartine a annoncé son adhésion, ainsi que le bon Béranger ; on fera arriver aussi M. Berryer dès que l’association sera assez fortement constituée pour ne pouvoir pas être détournée par les passions politiques. De même pour Arago ; tu vois que toutes les fortes intelligences de l’époque seront pour nous. On m’a assuré que M. de Broglie accepterait la présidence. J’avoue que je redoute un peu les allures diplomatiques qui doivent être dans ses habitudes. Sa présence ferait sans doute, dès l’abord, un effet prodigieux ; mais il faut voir l’avenir et ne pas se laisser séduire par un éclat momentané.

 


 

Paris, le 18 avril 1846.

Mon cher Félix, je suis entièrement privé de tes lettres, il est vrai que je suis moi-même bien négligent. Tu ne [I-69] pourras pas croire que le temps me manque, et c’est pourtant la vérité ; quand on est comme campé à Paris, la distribution des heures est si mauvaise qu’on n’arrive à rien.

Je ne te dirai pas grand’chose de moi, j’ai tant de personnes à voir que je ne vois personne ; cela semble un paradoxe, et c’est la vérité. Je n’ai été qu’une fois chez Dunoyer, une fois chez Comte, une fois chez Mignet, et ainsi du reste. Je puis avoir des relations avec les journaux ; la Patrie, le Courrier français, le Siècle et le National m’ont ouvert leurs colonnes. Je n’ai pas encore d’aboutissant aux Débats. M. Michel Chevalier m’a bien offert d’y faire admettre mes articles ; mais je voudrais avoir entrée dans les bureaux pour éviter les coupures et les altérations.

L’association marche à pas de tortue, ce n’est que de dimanche en huit que je serai fixé, ce jour-là il y aura une réunion. Voici les noms de quelques-uns des membres : d’Harcourt, Pavée de Vendeuvre, amiral Grivel, Anisson-Duperron, Vincens Saint-Laurent, pairs.

Lamartine, Lafarelle, Bussières, Lherbette, de Corcelles et quelques autres députés [5] .

Michel Chevalier, Blanqui, Wolowski, Léon Faucher et autres économistes ; d’Eichthal, Cheuvreux, Say et autres banquiers négociants.

La difficulté est de réunir ces personnages emportés par le tourbillon politique. Derrière, il y a des jeunes gens plus ardents, et qu’il faut contenir, au moins provisoirement, pour ne pas perdre l’avantage de nous appuyer sur ces noms connus et populaires.

En attendant, nous avons eu un meeting composé de négociants et fabricants de Paris. Notre but était de les préparer, j’étais très-peu préparé moi-même et je n’avais pas consacré plus d’une heure à méditer ce que j’aurais à dire. [I-70] Je me suis fait un plan très-simple dans lequel je ne pouvais m’égarer ; j’ai été heureux de m’assurer que cette méthode n’était pas au-dessus de mes facultés. En débutant très-simplement et sur le ton de la conversation, sans rechercher l’esprit ni l’éloquence, mais seulement la clarté et le ton de la conviction, j’ai pu parler une demi-heure, sans fatigue ni timidité. D’autres ont été plus brillants. Nous aurons un autre meeting plus nombreux dans huit jours, puis j’essayerai d’aller agiter le quartier latin.

J’ai vu ces jours-ci le ministre des finances ; il a approuvé tout ce que je fais, et ne demande pas mieux que de voir se former une opinion publique.

Adieu, l’heure me presse, je crains même d’être en retard.

 


 

3 mai 1846.

Mon cher Félix, j’apprends qu’une occasion se présente pour cette lettre, et quoique je sois abîmé (car il y a sept heures que j’ai la plume à la main), je ne veux pas la laisser partir sans te donner de mes nouvelles.

Je t’ai parlé d’une réunion pour demain, en voici l’objet. L’adjonction des personnages a enterré notre modeste association. Ces messieurs ont voulu tout reprendre ab ovo, nous en sommes donc à faire un programme, un manifeste, c’est à cela que j’ai travaillé tout aujourd’hui. Mais il y en a quatre autres qui font la même besogne. Qu’on veuille choisir ou fondre, je m’attends à une longue discussion sans dénoûment, parce qu’il y a beaucoup d’hommes de lettres, beaucoup de théoriciens, puis le chapitre des amours-propres ! Je ne serais donc pas surpris qu’on renvoyât à une autre commission où les mêmes difficultés se présenteront, car chacun, excepté moi, défendra son œuvre, et l’on viendra se faire juger par l’assemblée. C’est dommage ; après le manifeste viendront les statuts, l’organisation conforme, les souscriptions, et ce n’est qu’après tout cela que je serai [I-71] fixé. Quelquefois il me prend envie de déserter, mais quand je songe au bon effet que produira le simple manifeste avec ses quarante signatures, je n’en ai pas le courage. Peut-être, une fois le manifeste lancé, irai-je à Mugron attendre qu’on me rappelle, car je suis effrayé de passer les mois entiers à travers de simples formalités, et sans rien faire d’utile. D’ailleurs la lutte électorale pourra réclamer ma présence. M. Dupérier m’a fait dire qu’il s’était formellement désisté, il a même ajouté qu’il avait brûlé ses vaisseaux et écrit à tous ses amis qu’il renonçait à la candidature. Puisqu’il en est ainsi, si d’autres candidats ne se présentent pas, je pourrai me trouver en présence de M. de Larnac tout seul ; et cette lutte ne m’effraye pas, parce que c’est une lutte de doctrines et d’opinions. Ce qui m’étonne, c’est de ne recevoir aucune lettre de Saint-Sever. Il semble que la communication de Dupérier aurait dû m’attirer quelques ouvertures. Si tu apprends quelque chose, fais-le-moi savoir.

 


 

4 mai.

Hier soir on a discuté et adopté un manifeste, la discussion a été sérieuse, intéressante, approfondie, et cela seul est un grand bien, car beaucoup de gens qui entreprennent d’éclairer les autres s’éclairent eux-mêmes. On a remis tous les pouvoirs exécutifs à une commission composée de MM. d’Harcourt, Say, Dunoyer, Renouard, Blanqui, Léon Faucher, Anisson-Duperron et moi. D’un autre côté, cette commission me transmettra, au moins de fait, l’autorité qu’elle a reçue et se bornera à un contrôle ; dans ces circonstances, puis-je abandonner un rôle qui peut tomber en d’autres mains, et compromettre la cause tout entière ? Je souffre de quitter Mugron et mes habitudes, et mon travail capricieux et nos causeries. C’est un déchirement affreux ; mais m’est-il permis de reculer ?

Adieu, mon cher Félix, ton ami.

[I-72]

 


 

Paris, le 24 mai 1846.

Mon cher Félix, j’ai tant couru ce matin que je ne puis tenir la plume, et mon écriture est toute tremblante. Ce que tu me dis de l’utilité de ma présence à Mugron me préoccupe tous les jours. Mais, mon ami, j’ai presque la certitude que, si je quitte Paris, notre association tombera dans l’eau et tout sera à recommencer. Tu en jugeras ; voici où nous en sommes : je crois t’avoir dit qu’une commission avait été nommée, réunissant pleins pouvoirs ; au moment de lancer notre manifeste, plusieurs des commissaires ont voulu que nous fussions pourvus de l’autorisation préalable. Elle a été demandée, le ministre l’a promise ; mais les jours se passent et je ne vois rien arriver. En attendant, le manifeste est dans nos cartons. C’est certainement une faute d’exiger l’autorisation, nous devions nous borner à une simple déclaration. Les peureux ont cru être agréables au ministre, et je crois qu’ils l’embarrassent, parce que, surtout à l’approche des élections, il craindra de se mettre à dos les manufacturiers.

Cependant M. Guizot a déclaré qu’il donnerait l’autorisation, M. de Broglie a laissé entendre qu’il viendrait à nous aussitôt après, c’est pourquoi je patiente encore ; mais pour peu qu’on retarde, je casserai les vitres, au risque de tout dissoudre, sauf à recommencer sur un autre plan, et avec d’autres personnes.

Tu vois combien il est difficile de déserter le terrain en ce moment ; ce n’est pas l’envie qui me manque, car, mon cher Félix, Paris et moi nous ne sommes pas faits l’un pour l’autre. Il y aurait trop à dire là-dessus, ce sera pour une autre fois.

Ton article du Mémorial était excellent, peu de personnes l’ont lu, car il n’est arrivé précisément que quand nos réunions ont cessé, par la cause que je t’ai dite ; mais jel’ai communiqué à Dunoyer et à Say, ainsi qu’à quelques [I-73] autres, et tous y ont trouvé une vivacité et une clarté qui entraînent le lecteur et forcent la conviction. Le je ne m’en mêle plus ne pouvait que plaire beaucoup à Dunoyer ; malheureusement les idées du jour sont portées à un point effrayant vers l’autre sens : Mêler à tout l’État. Bientôt on fera une seconde édition de mes Sophismes. Nous pourrons y joindre cet article et quelques autres, si tu en fais. Je puis bien te dire à toi que ce petit livre est destiné à une grande circulation. En Amérique, on se propose de le propager à profusion ; les journaux anglais et italiens l’ont traduit presque en entier. Mais ce qui me vexe un peu, c’est de voir que les trois à quatre plaisanteries que j’ai glissées dans ce volume ont fait fortune, tandis que la partie sérieuse est fort négligée. Tâche donc de faire aussi du Buffa.

Je te quitte ; je viens d’apprendre qu’une occasion se présente pour Bordeaux, et je veux en profiter.

 


 

Bordeaux, le 22 juillet 1846.

Mon cher Félix, je t’écrivais avant-hier, et je ne serais pas surpris que ma lettre se fût égarée ; car depuis un mois je marche de malentendu en malentendu. Il faudrait une rame de papier pour te raconter tout ce qui m’arrive ; ce ne sont pas choses aimables, mais elles ont ce bon côté, qu’elles me font faire de grands progrès dans la connaissance du cœur humain. Hélas ! il vaudrait mieux peut-être conserver le peu d’illusions qu’on peut avoir à notre âge.

D’abord je me suis assuré que le retard qu’on a mis à expédier ma brochure tient à une intrigue. Ma lettre à M. Duchâtel l’a outré ; mais elle lui a arraché l’autorisation que tant de hauts personnages poursuivaient, depuis trois mois. Et tu penses que l’association bordelaise m’en a su gré ? point du tout. Il y a ici un revirement complet d’opinion contre moi, et je suis flétri du titre de radical ; ma brochure m’a achevé. M. Duchâtel a écrit au préfet, le préfet [I-74] a fait venir le directeur du Mémorial, et lui a lavé la tête ; le directeur a racheté sa faute en retardant ma brochure. Cependant en ce moment les quatre cents exemplaires doivent t’être parvenus [6] .

Quant à ce qui se passe en fait d’élections, ce serait trop long, je te le dirai verbalement. En résultat, je ne serai porté nulle part, excepté peut-être à Nérac. Mais je ne puis voir là qu’une démonstration de l’opposition et non une candidature sérieuse, sauf l’ imprévu d’une journée électorale.

Hier il y a eu séance de l’association bordelaise. La manière dont on m’a engagé à prendre la parole m’a engagé à refuser.

Je présume qu’à l’heure qu’il est, tous les électeurs de Saint-Sever ont ma brochure. C’est tout ce que j’ai à leur offrir avec mon dévouement. Cette distribution doit te donner bien de la peine. Entre quatre pourtant, la besogne n’est pas lourde. J’espère être rentré à Mugron vers le 28 ou 29, tout juste pour aller voter.

Adieu, mon cher Félix, je ne fermerai ma lettre que ce soir, en cas que j’aie quelque chose à ajouter.

P. S. Je viens d’avoir une entrevue importante, je te conterai cela. Mais le résultat est que Bordeaux ne me portera pas, on veut un Économiste qui soit du juste milieu. Le ministère a recommandé Blanqui.

 


 

Paris, le 1er octobre 1846.

Mon cher Félix, je n’ai pas de tes nouvelles et ne sais par conséquent où tu en es de ton procès. Puisses-tu être près de l’issue et du succès ! Donne-moi des nouvelles de ta bonne sœur ; les bains de Biarritz lui ont-ils été favorables ? Je regrette que tu n’aies pas été l’accompagner ; il me semble [I-75] que Mugron doit devenir tous les jours plus triste et plus monotone pour toi.

On m’écrit de Bordeaux qu’on fait réimprimer en brochure plusieurs de nos articles. C’est ce qui fait que je ne me presse pas de faire un second volume des Sophismes ; cela ferait un double emploi. La correspondance seule me prend autant de temps que j’en puis consacrer à écrire. Mon ami, je ne suis pas seulement de l’association, je suis l’association tout entière ; non que je n’aie de zélés et dévoués collaborateurs, mais seulement pour parler et écrire. Quant à organiser et à administrer cette vaste machine, je suis seul, et combien cela durera-t-il ? Le 15 de ce mois, je prends possession de mes appartements. J’aurai alors un personnel ; jusque-là, il n’y a pas pour moi de travail intellectuel possible.

Je t’envoie un numéro du journal qui relate notre séance publique d’hier soir. J’ai débuté sur la scène parisienne et dans des circonstances vraiment défavorables. Le public était nombreux et les dames avaient pour la première fois fait apparition aux tribunes. Il avait été arrêté qu’on entendrait cinq orateurs, et que chacun ne parlerait qu’une demi-heure. — C’était déjà une séance de deux heures et demie. — Je devais parler le dernier ; sur mes quatre prédécesseurs, deux ont été fidèles aux engagements pris, et deux autres ont parlé une grande heure, c’étaient deux professeurs. Je me suis donc présenté devant un auditoire harassé par trois heures d’économie politique et fort pressé de décamper. Moi-même j’avais été très-fatigué par une attente si prolongée. Je me suis levé avec un pressentiment terrible que ma tête ne me fournirait rien. J’avais bien préparé mon discours, mais sans l’écrire. Juge de mon effroi. — Comment se fait-il que je n’aie pas eu un moment d’hésitation ; que je n’aie éprouvé aucun trouble, aucune émotion, si ce n’est aux jarrets ? C’est inexplicable. Je dois tout [I-76] au ton modeste que j’ai pris en commençant. Après avoir averti le public qu’il ne devait pas attendre une pièce d’éloquence, je me suis trouvé parfaitement à l’aise, et je dois avoir réussi, puisque les journaux ne donnent que ce discours. Voilà une grande épreuve surmontée. Je te dis tout cela bien franchement, comme tu vois, convaincu que tu en seras charmé pour mon compte et pour la cause. Mon cher Félix, nous vaincrons, j’en suis sûr. Dans quelque temps, mes compatriotes pourront échanger leurs vins contre ce qu’ils désireront. La Chalosse renaîtra à la vie. Cette pensée me soutient. Je n’aurai pas été tout à fait inutile à mon pays.

Je présume que j’irai au Havre dans deux ou trois mois pour organiser un comité. Le préfet de Rouen avertit M. Anisson « qu’il ait soin de passer de nuit, s’il ne veut pas être lapidé. »

On assure qu’hier soir, il y eut un grand meeting protectionniste à Rouen. Si je l’avais su, j’y serais allé incognito. Je me féliciterais que ces Messieurs fissent comme nous ; cela nous aiguillonnerait. Et d’ailleurs, c’est une soupape de sûreté ; tant qu’ils se défendront par les voies légales, il n’y aura pas à craindre de collision.

Adieu, mon cher Félix, écris-moi de temps en temps, mets ta solitude à profit, et fais quelque chose de sérieux. Je regrette bien de ne pouvoir plus rien entreprendre pour la vraie gloire. S’il te vient en tête quelque bonne démonstration, fournis-la-moi. Je me suis assuré que la parabole et la plaisanterie ont plus de succès et opèrent plus que les meilleurs traités.

 


 

Paris, le 11 mars 1847.

Mon cher Félix, ta lettre est venue bien à propos pour détruire l’inquiétude où m’avait jeté celle de la veille. Pourtant j’avais le pressentiment que tu me donnerais de [I-77] meilleures nouvelles, et ma confiance venait précisément de cet assoupissement de ma tante qui te donnait des craintes : car, à deux reprises, j’ai pu m’assurer que c’est plutôt un bon signe chez elle. Mais la constitution de notre machine est si bizarre, que cela ne pouvait me rassurer beaucoup. Aussi j’attendais le courrier avec impatience, et le malheur a voulu qu’il fût retardé aujourd’hui de plusieurs heures à cause de la neige. Enfin, j’ai ta lettre et je suis tranquille. Quel supplice pour nous, mon cher Félix, lorsque l’incertitude des circonstances vient s’ajouter à l’incertitude de notre caractère ! Abandonner ma pauvre tante dans ce moment, malade, n’ayant pas un parent auprès d’elle ! Cette pensée est affreuse. D’un autre côté, tous les fils de notre entreprise sont dans ma main : journal, correspondance, comptabilité, puis-je laisser s’écrouler tout l’édifice ? Il y avait comité, je parlai de la nécessité que je prévoyais de faire une absence, et j’ai pu comprendre à quel point je suis engagé. Pourtant un ami m’a offert de faire le journal en mon absence. C’est beaucoup, mais que d’autres obstacles ! Enfin, ma tante est bien. — Ceci me servira de leçon, et je vais manœuvrer de manière à pouvoir au moins, au besoin, disposer de quelques jours. Pour toi, mon cher Félix, aie soin de me tenir bien au courant.

Ta blanche chaumière me sourit. Je t’admire et te félicite de ne placer ton château en Espagne qu’à un point où tu puisses atteindre. Deux métairies en ligne, de justes proportions de champs, de vignes, de prés, quelques vaches, deux familles patriarcales de métayers, deux domestiques qui à la campagne ne coûtent pas cher, la proximité du presbytère, et surtout ta bonne sœur et tes livres. Vraiment il y a là de quoi varier, occuper et adoucir les jours d’automne. Peut-être un jour j’aurai aussi ma chaumière près de la tienne. Pauvre Félix ! tu crois que je poursuis la gloire. Si elle m’était destinée, comme tu le dis, elle m’échapperait [I-78] ici, où je ne fais rien de sérieux. J’ai, je le sens, une nouvelle exposition de la science économique dans la tête, et elle n’en sortira jamais ! — Adieu, il est déjà peut-être trop tard pour le courrier.

 


 

Août 1847.

… Je t’envoie le dernier numéro du journal. Tu verras que je me suis lancé devant l’École de droit. La brèche est faite. Si ma santé ne s’y oppose pas, je persisterai certainement ; et à partir de novembre prochain, je ferai à cette jeunesse un cours, non d’économie politique pure, mais d’économie sociale, en prenant ce mot dans l’acception que nous lui donnons, Harmonie des lois sociales. Quelque chose me dit que ce cours, adressé à des jeunes gens, qui ont de la logique dans l’esprit et de la chaleur dans l’âme, ne sera pas sans utilité. Il me semble que je produirai la conviction, et puis j’indiquerai au moins les bonnes sources. Enfin, que le bon Dieu me donne encore un an de force, et mon passage sur cette terre n’aura pas été inutile : diriger le journal, faire un cours à la jeunesse des écoles, cela ne vaut-il pas mieux que d’être député ?

Adieu, mon cher Félix, ton ami.

 


 

5 janvier 1848.

Mon cher Félix, écrivant à Domenger, je profite de l’occasion uniquement pour te souhaiter une meilleure année que les précédentes.

J’ai honte de faire paraître mon second volume des Sophismes ; ce n’est qu’un ramassis de ce qui a paru déjà dans les journaux. Il faudra un troisième volume pour me relever ; j’en ai les matériaux informes.

Mais je tiendrais bien autrement à publier le cours que je fais à la jeunesse des écoles. Malheureusement je n’ai que le temps de jeter quelques notes sur le papier. J’en enrage, [I-79] car je puis te le dire à toi, et d’ailleurs tu le sais, nous voyons l’économie politique sous un jour un peu nouveau. Quelque chose me dit qu’elle peut être simplifiée et plus rattachée à la politique et à la morale.

Adieu, je te quitte, je suis réduit à compter les minutes.

 


 

24 janvier 1848.

Je ne puis t’écrire que peu de mots, car je me trouve atteint de la même maladie que j’ai eue à Mugron, et qui, entre autres désagréments, a celui de priver de toutes forces. Il m’est impossible de penser, encore plus d’écrire.

Mon ami, je voudrais bien te parler de notre agitation, mais je ne le puis pas. Je ne suis pas du tout content de notre journal, il est faible et pâle comme tout ce qui émane d’une association. Je vais demander le pouvoir absolu, mais hélas ! avec le pouvoir on ne me donnera pas la santé.

Je ne reçois pas le Mémorial (bordelais), et par conséquent je n’ai pas vu ton article Anglophobie ; je le regrette. J’y aurais peut-être puisé quelques idées, ou nous l’aurions reproduit.

 


 

13 février 1848.

Mon cher Félix, je n’ai aucune de tes nouvelles, je ne sais où tu en es de ton procès ; je présume que l’arrêt n’est pas rendu, car tu me l’aurais fait savoir. Dieu veuille que la cour soit bien inspirée ! Plus je pense à cette affaire, plus il me semble que les juges ne peuvent conjecturer contre le droit commun ; dans le doute, l’éternelle loi de la justice (et même le Code) doit prévaloir.

La politique étouffe un peu notre affaire ; d’ailleurs il y a une conspiration du silence bien flagrante, elle a commencé avec notre journal. Si j’avais pu prévoir cela, je ne l’aurais pas fondé. Des raisons de santé m’ont forcé d’abandonner la direction de cette feuille. Je ne m’en occupais pas [I-80] d’ailleurs avec plaisir, vu que le petit nombre de nos lecteurs, et la divergence des opinions politiques de nos collègues, ne me permettaient pas d’imprimer au journal une direction suffisamment démocratique ; il fallait laisser dans l’ombre les plus beaux aspects de la question.

Si le nombre des abonnés eût été plus grand, j’aurais pu faire de cette feuille ma propriété ; mais l’état de l’opinion s’y oppose, et puis ma santé est un obstacle invincible. Maintenant je pourrai travailler un peu plus capricieusement.

Je fais mon cours aux élèves de droit. Les auditeurs ne sont pas très-nombreux, mais ils viennent assidûment, et prennent des notes ; la semence tombe en bon terrain. J’aurais voulu pouvoir écrire ce cours, mais je ne laisserai probablement que des notes confuses.

Adieu, mon cher Félix, écris-moi, dis-moi où tu en es de tes affaires et de ta santé, il n’est pas impossible que j’aille vous voir avant longtemps ; mes souvenirs affectueux à ta bonne sœur.

 


 

29 février 1848.

Mon cher Félix, malgré les conditions mesquines et ridicules qui te sont faites, je te féliciterai de bon cœur si tu arrives à un arrangement. Nous nous faisons vieux ; un peu de paix et de calme, dans l’arrière-saison, voilà le bien auquel il faut prétendre.

Puisque aussi bien, mon bon ami, je ne puis te donner ni conseils ni consolations sur ce triste dénoûment, tu ne seras pas surpris que je te parle de suite des grands événements qui viennent de s’accomplir.

La révolution de février a été certainement plus héroïque que celle de juillet ; rien d’admirable comme le courage, l’ordre, le calme, la modération de la population parisienne. Mais quelles en seront les suites ? Depuis dix ans, [I-81] de fausses doctrines, fort en vogue, nourrissent les classes laborieuses d’absurdes illusions. Elles sont maintenant convaincues que l’État est obligé de donner du pain, du travail, de l’instruction à tout le monde. Le gouvernement provisoire en a fait la promesse solennelle ; il sera donc forcé de renforcer tous les impôts pour essayer de tenir cette promesse, et, malgré cela, il ne la tiendra pas. Je n’ai pas besoin de te dire l’avenir que cela nous prépare.

Il y aurait une ressource, ce serait de combattre l’erreur elle-même, mais cette tâche est si impopulaire qu’on ne peut la remplir sans danger ; je suis pourtant résolu de m’y dévouer si le pays m’envoie à l’assemblée nationale.

Il est évident que toutes ces promesses aboutiront à ruiner la province pour satisfaire la population de Paris ; car le gouvernement n’entreprendra jamais de nourrir tous les métayers, ouvriers et artisans des départements, et surtout des campagnes. Si notre pays comprend la situation, il me nommera, je le dis franchement, sinon je remplirai mon devoir avec plus de sécurité comme simple écrivain.

La curée des places est commencée, plusieurs de mes amis sont tout-puissants ; quelques-uns devraient comprendre que mes études spéciales pourraient être utilisées ; mais je n’entends pas parler d’eux. Quant à moi, je ne mettrai les pieds à l’Hôtel de ville que comme curieux ; je regarderai le mât de cocagne, je n’y monterai pas. Pauvre peuple ! que de déceptions on lui a préparées ! Il était si simple et si juste de le soulager par la diminution des taxes ; on veut le faire par la profusion, et il ne voit pas que tout le mécanisme consiste à lui prendre dix pour lui donner huit, sans compter la liberté réelle qui succombera à l’opération !

J’ai essayé de jeter ces idées dans la rue par un journal éphémère qui est né de la circonstance ; croirais-tu que les ouvriers imprimeurs eux-mêmes discutent et désapprouvent l’entreprise ! ils la disent contre-révolutionnaire.

[I-82]

Comment, comment lutter contre une école qui a la force en main et qui promet le bonheur parfait à tout le monde ?

Ami, si l’on me disait : Tu vas faire prévaloir ton idée aujourd’hui, et demain tu mourras dans l’obscurité, j’accepterais de suite ; mais lutter sans chance, sans être même écouté, quelle rude tâche !

Il y a plus, l’ordre et la confiance étant l’intérêt suprême du moment, il faut s’abstenir de toute critique et appuyer le gouvernement provisoire à tout prix, en le ménageant même dans ses erreurs. C’est un devoir qui me force à des ménagements infinis.

Adieu, les élections sont prochaines, nous nous verrons alors ; en attendant, dis-moi si tu remarques quelques bonnes dispositions en ma faveur.

 


 

Paris, 9 juin 1848.

Mon cher Félix, j’ai été en effet bien longtemps sans t’écrire, et il faut me le pardonner, car je ne sais plus où donner de la tête. Voici ma vie : je me lève à six heures ; s’habiller, se raser, déjeuner, parcourir les journaux, cela tient jusqu’à sept heures et sept heures et demie. Vers neuf heures, il faut que je parte, car à dix heures commence la séance du comité des finances auquel j’appartiens ; il dure jusqu’à une heure, et alors c’est la séance publique qui commence et se prolonge jusqu’à sept. Je rentre pour dîner, et il est bien rare qu’après dîner il n’y ait pas réunion des sous-commissions chargées de questions spéciales.

La seule heure à ma disposition, c’est donc de huit à neuf heures du matin, c’est aussi celle où les visites m’arrivent ; de tout cela il résulte que non-seulement je ne puis faire face à ma correspondance, mais que je ne puis rien étudier, quand, mis enfin en contact avec la pratique des affaires, je m’aperçois que j’ai tout à apprendre.

Aussi je suis profondément dégoûté de ce métier, et ce [I-83] qui se passe n’est pas propre à me relever. L’assemblée est certainement excellente sous le rapport des intentions, elle a bonne volonté, elle veut faire le bien ; mais elle ne le peut pas, d’abord parce que les principes ne sont pas sus, ensuite parce qu’il n’y a d’initiative nulle part. La commission exécutive s’efface complétement, nul ne sait si les membres qui la composent sont d’accord entre eux, ils ne sortent de leur inertie que pour manifester la plus étrange incohérence de vues. La chambre a beau leur réitérer des preuves de confiance pour les encourager à agir, il semble qu’ils ont le parti pris de nous abandonner à nous-mêmes. Juge ce que peut être une assemblée de neuf cents personnes chargées de délibérer et d’agir, ajoute à cela une salle immense où on ne s’entend pas. Pour avoir voulu dire quelques mots aujourd’hui, je me suis retiré avec un rhume ; c’est ce qui fait que je ne sors pas et que j’écris.

Mais d’autres symptômes sont bien plus effrayants ; l’idée dominante, celle qui a envahi toutes les classes de la société, c’est que l’État est chargé de faire vivre tout le monde. C’est une curée générale à laquelle les ouvriers sont enfin appelés ; on les blâme, on les craint, que font-ils ? Ce qu’ont fait jusqu’ici toutes les classes. Les ouvriers sont mieux fondés ; ils disent : « Du pain contre du travail. » Les monopoleurs étaient et sont encore plus exigeants. Mais enfin où cela nous mènera-t-il ? je tremble d’y penser.

Le comité des finances résiste naturellement, sa mission le rend économe et économiste ; aussi il est déjà tombé dans l’impopularité. « Vous défendez le capital ! » avec ce mot on nous tue, car il faut savoir que le capital passe ici pour un monstre dévorant.

Duprat, loin d’être mort, n’est pas malade.

« Les gens que vous tuez se portent assez bien. »

Dans l’émeute du 15, je n’ai été ni frappé ni menacé ; [I-84] j’ajouterai même que je n’ai pas éprouvé la plus légère émotion, si ce n’est quand j’ai cru qu’une tribune publique allait s’écrouler sous les pieds des factieux. Le sang aurait ruisselé dans la salle, et alors…

Adieu, mon cher Félix.

 


 

24 juin 1848.

Mon cher Félix, les journaux te disent l’état affreux de notre triste capitale. Le canon, la fusillade, voilà le bruit qui domine ; la guerre civile a commencé et avec un tel acharnement que nul ne peut prédire les suites. Si ce spectacle m’afflige comme homme, tu dois penser que j’en souffre aussi comme économiste ; la vraie cause du mal c’est bien le faux socialisme.

Tu t’étonneras peut-être, et beaucoup de personnes s’étonnent ici, de ce que je n’aie pas encore exposé notre doctrine à la tribune. Elles me pardonneraient sans doute si elles jetaient un coup d’œil sur cette immense salle où l’on ne peut pas se faire entendre. Et puis notre assemblée est indisciplinée ; si un seul mot choque quelques membres, même avant que la phrase ne soit finie, un orage éclate. Dans ces conditions tu comprends ma répugnance à parler. J’ai concentré ma faible action dans le comité dont je fais partie (celui des finances), et jusqu’ici ce n’est pas tout à fait sans succès.

Je voudrais pouvoir te fixer sur le dénoûment de la terrible bataille qui se livre autour de nous. Si le parti de l’ordre l’emporte, jusqu’où ira la réaction ? Si c’est le parti de l’émeute, jusqu’où iront ses prétentions ? On frémit d’y penser. S’il s’agissait d’une lutte accidentelle, je ne serais pas découragé. Mais ce qui travaille la société, c’est une erreur manifeste qui ira jusqu’au bout, car elle est plus ou moins partagée par ceux-là mêmes qui en combattent les manifestations exagérées. Puisse la France ne pas devenir une Turquie !

[I-85]

 


 

26 août 1848.

Mon cher Félix, j’éprouve une bien vive peine de voir, malgré mon désir, notre correspondance aussi languissante. Il me serait bien doux de continuer par lettres cet échange de sentiments et d’idées qui, pendant tant d’années, a suffi à notre bonheur. Tes lettres d’ailleurs me seraient bien nécessaires. Ici, au milieu des faits, dans le tumulte des passions, je sens que la netteté des principes s’efface, parce que la vie se passe à transiger. Je demeure aujourd’hui convaincu que la pratique des affaires exclut la possibilité de produire une œuvre vraiment scientifique ; et pourtant, je ne te le cache pas, je conserve toujours cette ancienne chimère de mes Harmonies sociales, et je ne puis me défendre de l’idée que, si j’étais resté auprès de toi, je serais parvenu à jeter une idée utile dans le monde. Aussi il me tarde bien de prendre ma retraite.

Nous avons terminé ce matin cette grande affaire de l’enquête, qui pesait si lourdement sur l’assemblée et sur le pays. Un vote de la chambre autorise des poursuites contre L. Blanc et Caussidière, pour la part qu’ils ont pu prendre à l’attentat du 15 mai. On sera peut-être un peu surpris, dans le pays, que j’aie voté en cette circonstance contre le gouvernement. C’était autrefois mon projet de faire connaître à mes commettants le motif de mes votes. Le défaut de temps et de force peut seul me faire manquer à ce devoir ; mais ce vote est si grave que je voudrais faire savoir ce qui l’a déterminé. Le gouvernement croyait les poursuites contre ces deux collègues nécessaires ; on allait jusqu’à dire qu’on ne pouvait compter qu’à cette condition sur l’appui de la garde nationale. Je ne me suis pas cru le droit, même pour ce motif, de faire taire la voix de ma conscience. Tu sais que les doctrines de L. Blanc n’ont pas, peut-être dans toute la France, un adversaire plus décidé que moi. [I-86] Je ne doute pas que ces doctrines n’aient eu une influence funeste sur les idées des ouvriers et, par suite, sur leurs actes. Mais étions-nous appelés à nous prononcer sur des doctrines ? Quiconque a une croyance doit considérer comme funeste la doctrine contraire à cette croyance. Quand les catholiques faisaient brûler les protestants, ce n’était pas parce que ceux-ci étaient dans l’erreur, mais parce que cette erreur était réputée dangereuse. Sur ce principe, nous nous tuerions les uns les autres.

Il y avait donc à examiner si L. Blanc s’était rendu vraiment coupable des faits de conspiration et insurrection. Je ne l’ai pas cru, et quiconque lira sa défense ne pourra le croire. En attendant, je ne puis oublier les circonstances où nous sommes : l’état de siége est en vigueur, la justice ordinaire est suspendue, la presse est bâillonnée. Pouvais-je livrer deux collègues à des adversaires politiques au moment où il n’y a plus aucune garantie ? C’est un acte auquel je ne pouvais m’associer, un premier pas que je n’ai pas voulu faire.

Je ne blâme pas Cavaignac d’avoir suspendu momentanément toutes les libertés, je crois que cette triste nécessité lui a été aussi douloureuse qu’à nous ; et elle peut être justifiée par ce qui justifie tout, le salut public. Mais le salut public exigeait-il que deux de nos collègues fussent livrés ? Je ne l’ai pas pensé. Bien au contraire, j’ai cru qu’un tel acte ne pouvait que semer parmi nous le désordre, envenimer les haines, creuser l’abîme entre les partis, non-seulement dans l’assemblée, mais dans la France entière ; j’ai pensé qu’en présence des circonstances intérieures et extérieures, quand le pays souffre, quand il a besoin d’ordre, de confiance, d’institutions, d’union, le moment était mal choisi de jeter dans la représentation nationale un brandon de discorde. Il me semble que nous ferions mieux d’oublier nos griefs, nos rancunes, pour [I-87] travailler au bien du pays ; et je m’estimais heureux qu’il n’y eût pas de faits précis à la charge de nos collègues, puisque par là j’étais dispensé de les livrer.

La majorité a pensé autrement. Puisse-t-elle ne s’être pas trompée ! puisse ce vote n’être pas fatal à la république !

Si tu le juges à propos, je t’autorise à envoyer un extrait de cette lettre au journal du pays.

 


 

7 septembre 1848.

Mon cher Félix, ta lettre ne me laissait pas le choix du parti que j’avais à prendre. Je viens d’envoyer ma démission de membre du conseil général ; je ne donne pas celle de représentant, et tu en comprends les motifs. En définitive, ce n’est pas quelques Mugronnais qui m’ont conféré ce titre.

Je voudrais savoir combien il y en a, parmi ceux qui me blâment, qui ont lu dans le Moniteur la défense de L. Blanc ; et, s’ils ne l’ont pas lue, il faut avouer que leur audace est grande à se prononcer.

On dit que j’ai cédé à la peur ; la peur était toute de l’autre côté. Ces messieurs pensent-ils qu’il faut moins de courage à Paris que dans les départements pour heurter les passions du jour ? On nous menaçait de la colère de la garde nationale, si nous repoussions le projet de poursuites. Cette menace venait du quartier qui dispose de la force militaire.

La peur a donc pu influencer les boules noires, mais non les boules blanches. Il faut un degré peu commun d’absurdité et de sottise pour croire que c’est un acte de courage que de voter du côté de la force, de l’armée, de la garde nationale, de la majorité, de la passion du moment, de l’autorité.

As-tu lu l’enquête ? as-tu lu la déposition d’un ex-ministre, Trélat ? Elle dit :

« Je suis allé à Clichy, je n’y ai pas vu L. Blanc, je n’ai pas appris qu’il y soit allé ; mais j’ai [I-88] reconnu des traces de son passage à l’attitude, aux gestes, à la physionomie et jusqu’aux articulations des ouvriers. »

A-t-on jamais vu la passion se manifester par des tendances plus dangereuses ? Et les trois quarts de l’enquête sont dans cet esprit !

Bref, en conscience, je crois que L. Blanc a fait beaucoup de mal, complice en cela de tous les socialistes, et il y en a beaucoup qui le sont, sans le savoir, même parmi ceux qui crient contre lui ; mais je ne crois pas qu’il ait pris part aux attentats de mai et juin, et je n’ai pas d’autres raisons à donner de ma conduite.

Je te remercie de m’avoir tenu au courant de l’état des esprits. Je connais trop le cœur humain pour en vouloir à personne. À leur point de vue, ceux qui me blâment ont raison. Puissent-ils se préserver longtemps de cette peste du socialisme ! Je me sens soulagé d’un grand poids depuis que ma lettre au préfet est à la poste. Le pays verra que j’entends qu’il se fasse représenter à son gré. Quand viendra la réélection, prie instamment M. Domenger de ne point appuyer ma candidature. En l’acceptant, je m’étais laissé entraîner par le désir de revoir mon pays ; c’était un sentiment tout personnel ; j’en ai été puni. Maintenant je ne désire autre chose que de me débarrasser d’un mandat plus pénible.

 


 

Paris, 26 novembre 1848.

Mon cher Félix, vous avez dû m’attendre à Mugron. Mon projet était d’abord d’y aller ; quand j’ai accepté d’être du conseil général, je dois avouer, à ma honte, que j’ai un peu été déterminé par la perspective de ce voyage. L’air natal a toujours tant d’attraits ! et puis j’aurais été heureux de te serrer la main. À cette époque, c’était une chose comme arrêtée que l’assemblée se prorogerait pendant la session du conseil. Depuis les choses ont changé ; on a vu un danger à [I-89] dissoudre la seule autorité debout dans notre pays, et, partageant ce sentiment, j’ai dû rester à mon poste. Il est vrai que j’ai été malade et retenu souvent dans ma chambre, quelquefois dans mon lit, mais enfin j’étais à Paris, prêt à faire, dans la mesure de mes forces, ce que les circonstances auraient exigé.

Cette détérioration de ma santé, qui se traduit surtout en faiblesse et en apathie, est venue dans un mauvais moment. En vérité, mon ami, je crois que j’aurais pu être utile. Je remarque toujours que nos doctrines nous font trouver la solution des difficultés qui se présentent, et de plus, que ces solutions exposées avec simplicité sont toujours bien accueillies. Si l’économie politique, un peu élargie et spiritualisée, eût trouvé un organe à l’assemblée, elle y eût été une puissance ; car, on a beau dire, cette assemblée peut manquer de lumières, mais jamais il n’y en eut une qui eût meilleure volonté. Les erreurs, les systèmes les plus étranges et les plus menaçants sont venus s’étaler à la tribune, comme pour dresser un piédestal à l’économie politique et faire ombre à sa lumière. J’étais là, témoin cloué sur mon banc, je sentais en moi ce qu’il fallait pour rallier les intelligences et même les cœurs sincères, et ma misérable santé me condamnait au silence. Bien plus, dans les comités, dans les commissions, dans les bureaux, j’ai dû mettre une grande attention à m’annuler, sentant que si une fois j’étais poussé sur la scène, je ne pourrais y remplir mon rôle. C’est une cruelle épreuve. Aussi il faudra que je renonce à la vie publique, et toute mon ambition est maintenant d’avoir trois ou quatre mois de tranquillité devant moi, pour écrire mes pauvres Harmonies économiques. Elles sont dans ma tête, mais j’ai peur qu’elles n’en sortent jamais.

Les journaux d’aujourd’hui vous porteront la séance d’hier. Elle s’est prolongée jusqu’à minuit. Elle était [I-90] attendue avec anxiété et même avec inquiétude. J’espère qu’elle produira un bon effet sur l’opinion publique.

Tu me demandes mon opinion sur les prochaines élections. Je ne puis comprendre comment, avec des principes identiques, le milieu où nous vivons suffit pour nous faire voir les choses à un point de vue si différent. Quels journaux, quelles informations recevez-vous, pour dire que Cavaignac penche du côté de la Montagne ? Cavaignac a été mis où il est pour soutenir la république, et il le fera consciencieusement. L’aimerait-on mieux s’il la trahissait ? En même temps qu’il veut la république, il comprend les conditions de sa durée. Reportons-nous à l’époque des élections générales. Quel était alors le sentiment à peu près universel ? Il y avait un certain nombre de vrais et honnêtes républicains, ensuite une multitude immense jusque-là divisée, qui n’avait ni demandé ni désiré la république, mais à qui la révolution de février avait ouvert les yeux. Elle comprit que la monarchie avait fait son temps, elle voulait se rallier à l’ordre nouveau et le soumettre à l’expérience. J’ose dire que ce fut là l’esprit dominant, comme l’atteste le résultat électoral. La masse choisit ses représentants parmi les républicains dont j’ai parlé ; en sorte qu’on peut considérer ces deux catégories comme composant la nation. Cependant, au-dessus et au-dessous de ce corps immense, il y a deux partis. Celui de dessus s’appelle république rouge et se compose d’hommes qui font assaut d’exagération quand il s’agit de flatter les passions populaires ; celui de dessous s’appelle réaction. Il reçoit tous ceux qui aspirent à renverser la république, à lui tendre des piéges et à embarrasser sa marche.

Voilà la situation des premiers jours de mai ; et pour comprendre la suite, il ne faut pas oublier que le pouvoir était alors aux mains de la république rouge, dominée encore par des partis plus extrêmes et plus violents.

[I-91]

Où en sommes-nous venus à force de temps, de patience, à travers bien des périls ? à rendre le pouvoir homogène avec cette masse immense qui forme la nation même. En effet, où Cavaignac a-t-il pris son ministère ? en partie parmi les républicains honnêtes de la veille, en partie parmi les hommes sincèrement ralliés. Remarque qu’il ne pouvait négliger aucun de ces éléments, ni monter jusqu’à la Montagne, ni descendre jusqu’à la réaction. C’eût été manquer de sincérité et de bonne politique. Il a pris assez de francs républicains pour qu’on ne pût douter de la république, et, parmi les hommes d’une autre époque, il a choisi ceux que leur loyauté notoire ne permet pas de tenir pour suspects, comme Vivien et Dufaure.

Dans cette marche descendante vers le point précis qui coïncide avec l’opinion et avec la stabilité de la république, nous avons froissé le parti exagéré, qui nous a fait sentir tout son mécontentement par les 15 mai et 23 juin ; nous avons déçu les réactionnaires, qui se vengent par leur choix…

Maintenant, si cette multitude immense, qui s’était montrée franchement ralliée, oubliant les difficultés qu’a rencontrées l’assemblée, se dissout et renonce au but qu’elle s’était proposé, je ne sais plus où nous allons. Si elle persiste, elle doit le prouver en nommant Cavaignac.

Les rouges, qui ont au moins le mérite d’être conséquents et sincères, portent leurs voix sur Ledru-Rollin et Raspail… Que devons-nous faire, nous ? Je m’en rapporte à ta sagacité.

Sauf aux journées de juin, où, comme tous mes collègues, j’allais, en revenant des barricades, dire au chef du pouvoir exécutif ce que j’avais vu, je n’ai jamais parlé à Cavaignac, je n’ai jamais été dans ses salons, et très-probablement il ne sait pas si j’existe. Mais j’ai écouté ses paroles, j’ai observé ses actes, et si je ne les ai pas tous approuvés, si j’ai [I-92] souvent voté contre lui, notamment chaque fois qu’il m’a paru que les mesures exceptionnelles, nées des nécessités de juin, se prolongeaient trop longtemps, je puis le dire, du moins en mon âme et conscience, je crois Cavaignac honnête…

 


 

5 décembre 1848.

Mon cher Félix, je profite d’une réponse que j’adresse à Hiard pour t’écrire deux lignes.

Les élections approchent. J’ai écrit une lettre aux journaux des Landes. J’ignore si elle a paru. Dans mon intérêt, il eût été plus prudent de me taire ; mais il m’a semblé que je devais faire connaître mon opinion. Si je ne suis pas renommé, je m’en consolerai aisément.

Jusqu’ici on n’a aucune nouvelle du pape. Voilà une grande question soulevée. Si le pape veut consentir à devenir le premier des évêques, le catholicisme peut avoir un grand avenir. Quoi qu’en dise Montalembert, la puissance temporelle est une grande difficulté. Nous ne sommes plus dans un temps où il soit possible de dire : « Tous les peuples seront libres et se donneront le gouvernement qu’ils veulent, excepté les Romains, parce que cela nous arrange. »

Adieu.

 


 

1er janvier 1849.

Mon cher Félix, je veux me donner le plaisir de profiter de la réforme postale, puisque aussi bien j’y ai contribué. Je la voulais radicale, nous n’en avons que la préface ; telle qu’elle est, elle permettra au moins les épanchements de l’amitié.

Depuis février, nous avons traversé des jours difficiles, mais je crois que jamais l’avenir ne s’est montré aussi sombre, et je crains bien que l’élection de Bonaparte ne résolve [I-93] pas les difficultés. Au premier moment, je me félicitais de la majorité qui l’a porté à la présidence. J’ai nommé Cavaignac, parce que je suis sûr de sa parfaite loyauté et de son intelligence ; mais tout en le nommant, je sentais que le pouvoir lui serait lourd. Il a fait tête à un orage terrible, il s’est attiré des haines inextinguibles, le parti du désordre ne lui pardonnera jamais. Si c’était un avantage, un homme dont le républicanisme fût assuré et qui en même temps ne pût plus pactiser avec les rouges, d’un autre côté, ce passé même lui créait de grandes difficultés. Un moment j’ai espéré que l’apparition sur la scène d’un personnage nouveau, sans relations avec les partis, pouvait inaugurer une ère nouvelle… Quoi qu’il en soit, moi et tous les républicains sincères avons pris le parti de nous rattacher à ce produit du suffrage universel. Je n’ai pas vu dans la chambre l’ombre d’une opposition systématique…

D’un autre côté, les partisans des dynasties déchues, sauf à se battre entre eux plus tard, commencent par démolir la république. Ils savent bien que l’assemblée est notre ancre de salut ; aussi ils s’ingénient à la faire dissoudre, et provoquent des pétitions dans ce sens. Un coup d’État est imminent. D’où viendra-t-il ? qu’amènera-t-il ? Ce qu’il y a de pis, c’est que les masses préfèrent le président à l’assemblée.

Pour moi, mon cher Félix, je me tiens en dehors de toutes ces intrigues. Autant que mes forces me le permettent, je m’occupe de faire prévaloir mon programme. Tu le connais dans sa généralité. Voici le plan pratique : réformer la poste, le sel et les boissons ; de là déficit dans le budget des recettes, qui sera réduit à 12 ou 1 300 millions ; — exiger du pouvoir qu’il y conforme le budget des dépenses ; lui déclarer que nous n’entendons pas qu’il dépense une obole de plus ; le forcer ainsi à renoncer, au dehors, à toute intervention, au dedans, à toutes les utopies [I-94] socialistes ; en un mot exiger ces deux principes, les obtenir de la nécessité, puisque nous n’avons pu les obtenir de la raison publique.

Ce projet, je le pousse partout. J’en ai parlé aux ministres qui sont mes amis ; ils ne m’ont guère écouté. Je le prêche dans les réunions de députés. J’espère qu’il prévaudra. Déjà les deux premiers actes sont accomplis ; restent les boissons. Le crédit en souffrira pendant quelque temps, la Bourse est en émoi ; mais il n’y a pas à reculer. Nous sommes devant un gouffre qui s’élargit sans cesse ; il ne faut pas espérer de le fermer sans que personne en souffre. Le temps des ménagements est passé. Nous prêterons appui au président, à tous les ministres, mais nous voulons les trois réformes, non pas tant pour elles-mêmes, que comme infaillible et seul moyen de réaliser notre devise : Paix et liberté.

Adieu, mon ami, reçois mes vœux de nouvelle année.

 


 

15 mars 1849.

Mon cher Félix, tes lettres sont en effet bien rares, mais elles me sont douces comme cette sensation qu’on éprouve quand on revoit après longtemps le clocher de son village.

C’est une tâche pénible que d’être et de vouloir rester patriote et conséquent. Par je ne sais quelle illusion d’optique, on vous attribue les changements qui s’opèrent autour de vous. J’ai rempli mon mandat dans l’esprit où je l’avais reçu ; mon pays a le droit de changer et par conséquent de changer ses mandataires ; mais il n’a pas le droit de dire que c’est moi qui ai changé.

Tu as vu par les journaux que j’avais présenté ma motion. Que les représentants restent représentants, ai-je dit, car si la loi fait briller à leurs yeux d’autres perspectives, à l’instant le mandat est vicié, exploité ; et comme il constitue l’essence même du régime représentatif, c’est ce régime [I-95] tout entier qui est faussé dans sa source et dans son principe.

Chose extraordinaire ! Quand je suis monté à la tribune, je n’avais pas dix adhérents, quand j’en suis descendu, j’avais la majorité. Ce n’est certainement pas la puissance oratoire qui avait opéré ce phénomène, mais la puissance du sens commun. Les ministres et tous ceux qui aspirent à le devenir étaient dans les transes ; on allait voter, quand la commission, M. Billaut en tête, a évoqué l’amendement. Il a été renvoyé de droit à cette commission. Dimanche et lundi il y a eu une réaction de l’opinion d’ailleurs fort peu préparée, si bien que mardi chacun disait : Les représentants rester représentants ! mais c’est un danger effroyable, c’est pire que la Terreur ! — Tous les journaux avaient tronqué, altéré, supprimé mes paroles, mis des absurdités dans ma bouche. Toutes les réunions, rue de Poitiers, etc., avaient jeté le cri d’alarme… enfin les moyens ordinaires.

Bref, je suis resté avec une minorité, composée de quelques exaltés, qui ne m’ont pas mieux compris que les autres ; mais il est certain que l’impression a été vive et ne s’effacera pas de sitôt. Plus de cent membres m’ont dit qu’ils penchaient pour ma proposition, mais qu’ils votaient contre, craignant de se tromper sur une innovation de cette importance, à laquelle ils n’avaient pas assez réfléchi.

Tu me connais assez pour penser que je n’aurais pas voulu réussir par surprise. Plus tard, l’opinion aurait attribué à mon amendement toutes les calamités que le temps peut nous réserver.

Au point de vue personnel, ce qu’il y a de triste c’est le charlatanisme qui règne ici dans les journaux. C’est un parti pris d’exalter certains hommes et d’en rabaisser certains autres. Que faire ? il me serait facile d’avoir aussi un grand nombre d’amis dans la presse ; mais il faudrait pour [I-96] cela se donner un soin que je ne prendrai pas, la chaîne est trop lourde.

Quant aux élections, j’ignore si je pourrai y assister, je n’irai qu’autant que l’assemblée se dissoudra : membre de la commission du budget, il faut bien que je reste à mon poste : que le pays m’en punisse s’il le veut, j’ai fait mon devoir. Je n’ai qu’une chose à me reprocher, c’est de n’avoir pas assez travaillé, encore j’ai pour excuse ma santé fort délabrée, et l’impossibilité de lutter avec mes faibles poumons contre les orages parlementaires. Ne pouvant parler, j’ai pris le parti d’écrire. Il n’est pas une question brûlante qui n’ait donné lieu à une brochure de moi. Il est vrai que j’y traitais moins la question pratique que celle de principe ; en cela j’obéissais à la nature de mon esprit qui est de remonter à la source des erreurs, chacun se rend utile à sa manière. Au milieu des passions déchaînées, je ne pouvais exercer d’action sur les effets, j’ai signalé les causes ; suis-je resté inactif ?

À la doctrine de L. Blanc, j’ai opposé mon écrit Justice et Fraternité. — La propriété est attaquée, je fais la brochure Propriété et Loi. — On se rejette sur la rente des terres, je fais les cinq articles des Débats : Propriété et Spoliation. — La source pratique du communisme se montre, je fais la brochure Protectionnisme et Communisme. — Proudhon et ses adhérents prêchent la gratuité du crédit, doctrine qui gagne comme un incendie, je fais la brochure Capital et Rente. — Il est clair qu’on va chercher l’équilibre par de nouveaux impôts, je fais la brochure Paix et Liberté. — Nous sommes en présence d’une loi qui favorise les coalitions parlementaires, je fais la brochure des Incompatibilités. On nous menace du papier-monnaie, je fais la brochure Maudit argent. — Toutes ces brochures distribuées gratuitement, en grand nombre, m’ont beaucoup coûté ; sous ce rapport, les électeurs n’ont rien à me reprocher. [I-97] Sous le rapport de l’action, je n’ai pas non plus trahi leur confiance. Au 15 mai, dans les journées de juin, j’ai pris part au péril. Après cela, que leur verdict me condamne, je le ressentirai peut-être dans mon cœur, mais non dans ma conscience.

Adieu.

 


 

25 avril 1849.

Mon cher Félix, les élections ont beau approcher, je ne reçois aucune nouvelle directe. Une bonne et affectueuse lettre de Domenger, voilà toute ma pitance. Je puis présumer que je suis le seul représentant à ce régime, qui me fait pressentir mon sort. D’ailleurs j’ai quelquesinformations indirectes par Dampierre. Il ne m’a pas laissé ignorer que le pays a fait un mouvement qui implique le retrait de cette confiance qu’il avait mise en moi. Je n’en suis ni surpris ni guère contrarié, en ce qui me concerne. Nous sommes dans un temps où il faut se jeter dans un des partis extrêmes si l’on veut réussir. Quiconque voit d’un œil froid les exagérations des partis et les combat, reste délaissé et écrasé au milieu. Je crains que nous ne marchions vers une guerre sociale, vers la guerre des pauvres contre les riches, qui pourrait bien être le fait dominant de la fin du siècle. Les pauvres sont ignorants, violents, travaillés d’idées chimériques, absurdes, et le mouvement qui les emporte est malheureusement justifié, dans une certaine mesure, par des griefs réels, car les contributions indirectes sont pour eux l’ impôt progressif pris à rebours. — Cela étant ainsi, je ne pouvais avoir qu’un plan : combattre les erreurs du peuple et aller au-devant des griefs fondés, afin de ne jamais laisser la justice de son côté. De là mes huit ou dix brochures, et mes votes pour toutes les réformes financières.

Mais il s’est rencontré que les riches, profitant du besoin [I-98] de sécurité, qui est le trait saillant de l’opinion publique, exploitent ce besoin au profit de leur injustice. Ils restent froids, égoïstes, ils flétrissent tout effort qu’on fait pour les sauver, et ne rêvent que la restauration du petit nombre d’abus que la révolution a ébranlés.

Dans cette situation, le choc me semble inévitable, et il sera terrible. Les riches comptent beaucoup sur l’armée ; l’expérience du passé devrait les rendre un peu moins confiants à cet égard.

Quant à moi, je devais déplaire aux deux partis, par cela même que je m’occupais plus de les combattre dans leurs torts que de m’enrôler sous leur bannière ; moi et tous les autres hommes de conciliation scientifique, je veux dire fondée sur la justice expliquée par la science, nous resterons sur le carreau. La chambre prochaine, qui aurait dû être la même que celle-ci, sans les extrêmes, sera au contraire formée des deux camps exagérés ; la prudence intermédiaire en sera bannie. S’il en est ainsi, il ne me reste qu’une chose à dire : Dieu protège la France ! Mon ami, en restant dans l’obscurité, j’aurai des motifs de me consoler, si du moins mes tristes prévisions ne se réalisent pas. J’ai ma théorie à rédiger ; de puissants encouragements m’arrivent fort à propos. Hier, je lisais dans une revue anglaise ces mots : En économie politique, l’école française a eu trois phases, exprimées par ces trois noms : Quesnay, Say, Bastiat.

Certes, c’est prématurément qu’on m’assigne ce rang et ce rôle ; mais il est certain que j’ai une idée neuve, féconde et que je crois vraie. Cette idée, je ne l’ai jamais développée méthodiquement. Elle a percé presque accidentellement dans quelques-uns de mes articles ; et puisque cela a suffi pour qu’elle attirât l’attention des savants, puisqu’on lui fait déjà l’honneur de la considérer comme une époque dans la science, je suis maintenant sûr que lorsque j’en donnerai [I-99] la théorie complète elle sera au moins examinée. N’est-ce pas tout ce que je pouvais désirer ? Avec quelle ardeur je vais mettre à profit ma retraite pour élaborer cette doctrine, ayant la certitude d’avoir des juges qui comprennent et qui attendent !

D’un autre côté, les professeurs d’économie politique belges essayent d’enseigner ma Théorie de la valeur, mais ils tâtonnent. Aux États-Unis, elle a fait impression, et hier à l’assemblée, une députation d’Américains m’a remis une traduction de mes ouvrages. La préface prouve qu’on attend l’ idée fondamentale jusqu’ici plutôt indiquée que formulée. Il en est de même en Allemagne et en Italie. Tout cela se passe, il est vrai, dans le cercle étroit des professeurs ; mais c’est par là que les idées font leur entrée dans le monde.

Je suis donc prêt à accepter résolument la vie naturellement fort dure qui va m’être faite. Ce qui me donne du cœur, ce n’est pas le non omnis moriar d’Horace, mais la pensée que peut-être ma vie n’aura pas été inutile à l’humanité.

Maintenant, où me fixerai-je pour accomplir ma tâche ? Sera-ce à Paris ? sera-ce à Mugron ? Je n’ai encore rien résolu, mais je sens qu’auprès de toi l’œuvre serait mieux élaborée. N’avoir qu’une pensée et la soumettre à un ami éclairé, c’est certainement la meilleure condition du succès.

 


 

30 juillet 1849.

Mon cher Félix, tu as vu que la prorogation, pour six semaines, a passé à une majorité assez faible. Je compte partir le 12 ou le 13. Je te laisse à penser avec quel bonheur je reverrai Mugron et mes parents et mes amis. Dieu veuille que l’on me laisse tout ce temps dans ma solitude ! Avec ton concours, j’achèverai peut-être la première partie de mon ouvrage. J’y tiens beaucoup. Il est mal engagé, [I-100] contient trop de controverse, sent trop le métier, etc., etc. ; malgré cela il me tarde de le lancer dans le monde, parce que je suis résolu à ne jouer aucun rôle parlementaire avant de pouvoir m’appuyer sur cette base. M. Thiers provoquait l’autre jour ceux qui croient tenir la solution du problème social. Je grillais sur mon banc, mais je m’y sentais cloué par l’impossibilité de me faire comprendre. Une fois le livre publié, j’aurai la ressource d’y renvoyer les hommes de peu de foi.

Puisque nous devons avoir le bonheur de nous voir et de reprendre nos délicieuses conversations, il est inutile que je réponde à la partie politique de ta lettre. Nous ne pouvons nous séparer sur les principes ; il est impossible que nous ne portions pas le même jugement sur les faits actuels et sur les hommes.

Je porterai les livres que tu me demandes et aussi peut-être ceux des ouvrages qui me seront nécessaires. Rends-moi le service de faire dire à ma tante que je me porte à merveille et que je vais commencer mes préparatifs de départ.

 


 

Paris, 13 décembre 1849.

Mon cher Félix, c’est une chose triste que notre correspondance se soit ainsi ralentie. Ne va pas en conclure, je t’en prie, que ma vieille amitié pour toi se soit refroidie ; au contraire, il semble que le temps et la distance, ces deux grands poëtes, prêtent un charme au souvenir de nos promenades et de nos conversations. Bien souvent je regrette Mugron, et son calme philosophique, et ses loisirs féconds. Ici, la vie s’use à ne rien faire, ou du moins à ne rien produire.

Hier, j’ai parlé dans la discussion des boissons. Comme j’use rarement de la tribune, j’ai voulu y poser nos idées. Avec un peu de persévérance, on les ferait triompher. Il faut bien qu’on les ait jugées dignes d’examen, puisque [I-101] l’assemblée tout entière les a écoutées avec recueillement, sans qu’on puisse attribuer ce rare phénomène au talent ou à la renommée de l’orateur. Mais ce qui est affligeant, c’est que ces efforts sont perdus pour le public, grâce à la mauvaise constitution de la presse périodique. Chaque journal m’endosse ses propres pensées. S’ils se bornaient à défigurer, ridiculiser, j’en prendrais mon parti ; mais ils me prêtent les hérésies mêmes que je combats. Que faire ? — Au reste, je t’envoie le Moniteur ; amuse-toi à comparer.

Je n’ai pas dit tout ce que je voulais dire, ni comme je voulais le dire : notre volubilité méridionale est un fléau oratoire. Quand la phrase est finie, on pense à la manière dont la phrase eût dû être tournée. Cependant le geste, l’intonation et l’action aidant, on se fait comprendre des auditeurs. Mais cette parole sténographiée n’est plus qu’un tissu lâche ; moi-même je n’en puis supporter la lecture.

Nous sommes vraiment ici over-worked, comme disent les Anglais. Ces longues séances, bureaux, commissions, tout cela assomme sans profit. Ce sont dix heures perdues qui font perdre le reste de la journée ; car (au moins aux têtes faibles) elles suffisent pour ôter la faculté du travail. Aussi quand pourrai-je faire mon second volume, sur lequel je compte bien plus pour la propagande que sur le premier ? Je ne sais si on reçoit à Mugron la Voix du Peuple. Le socialisme s’est renfermé aujourd’hui dans une formule, la gratuité du crédit. Il dit de lui-même : Je suis cela ou je ne suis rien. Donc, c’est sur ce terrain que je l’ai attaqué dans une série de lettres auxquelles répond Proudhon. Je crois qu’elles ont fait un grand bien en désillusionnant beaucoup d’adeptes égarés. Mais voici qui t’étonnera : la classe bourgeoise est si aveugle, si passionnée, si confiante dans sa force naturelle, qu’elle juge à propos de ne pas m’aider. Mes lettres sont dans la Voix du peuple, cela suffit pour qu’elles soient dédaignées de ces messieurs ; comme si elles [I-102] pouvaient faire du bien ailleurs. Eh ! quand il s’agit de ramener les ouvriers, ne vaut-il pas mieux dire la vérité dans le journal qu’ils lisent ?

Mardi, je commence mon cours à la jeunesse des écoles. Tu vois que la besogne ne manque pas ; et, pour m’arranger, ma poitrine subit un traitement qui me prend deux heures tous les jours. Il est vrai que je m’en trouve à merveille.

Je ne te parle que de moi, mon cher Félix, imite cet exemple, et parle-moi beaucoup de toi. Si tu voulais suivre mon conseil, je t’engagerais fortement à faire quelque chose d’utile ; par exemple, une série de petits pamphlets. Ils sont longs à pénétrer dans les masses, mais ils finissent par faire leur œuvre.

 


 

Commencement de 1850.

Il n’y a pas de jour, mon cher Félix, où je ne pense à te répondre. Toujours par la même cause, j’ai la tête si faible que le moindre travail m’assomme. Pour peu que je sois engagé dans quelques-unes de ces affaires qui commandent, le peu de temps que je puis consacrer à tenir une plume est absorbé ; et me voilà forcé de renvoyer de jour en jour ma correspondance. Mais enfin, si je dois trouver de l’indulgence quelque part, c’est bien dans mes amis.

Tu me disais, dans une lettre précédente, que tu avais un projet et que tu me le communiquerais. J’attends, très-disposé à te seconder ; mais s’il s’agit de journaux, je dois te prévenir que j’ai très-peu de relations avec eux, et tu devines pourquoi. Il serait impossible de se lier avec eux sans y laisser son indépendance. Je suis décidé, quoi qu’il arrive, à n’être pas un homme de parti. Avec nos idées, c’est un rôle impossible. Je sais bien qu’en ce temps s’isoler c’est s’annuler, mais j’aime mieux cela. Si j’avais la force que j’avais autrefois, le moment serait venu d’exercer une véritable action sur l’opinion publique, et mon [I-103] éloignement de toute faction me viendrait en aide. Mais je vois l’occasion m’échapper, et c’est bien triste. Il n’y a pas de jour où l’on ne me fournisse l’occasion de dire ou écrire quelque vérité utile. La concordance entre tous les points de notre doctrine finirait par frapper les esprits, qui y sont d’ailleurs préparés par les nombreuses déceptions dont ils ont été dupes. Je vois cela, beaucoup d’amis me pressent de me jeter dans la mêlée, et je ne puis pas. — Je t’assure que j’apprends la résignation ; et, quand j’en aurai besoin, je m’en trouverai bien pourvu.

Les Harmonies passent inaperçues ici, si ce n’est d’une douzaine de connaisseurs. Je m’y attendais ; il ne pouvait en être autrement. Je n’ai pas même pour moi le zèle accoutumé de notre petite église, qui m’accuse d’hétérodoxie ; malgré cela j’ai la confiance que ce livre se fera faire place petit à petit. En Allemagne, il a été bien autrement reçu. On le creuse, on le pioche, on le laboure, on y cherche ce qui y est et ce qui n’y est pas. Pouvais-je souhaiter mieux ?

Maintenant je demanderais au ciel de m’accorder un an pour faire le second volume, qui n’est pas même commencé, après quoi je chanterais le Nunc dimittis.

Le socialisme se propage d’une manière effrayante ; mais, comme toutes les contagions, en s’étendant il s’affaiblit et même se transforme. Il périra par là. Le nom pourra rester, mais non la chose. Aujourd’hui, socialisme est devenu synonyme de progrès ; est socialiste quiconque veut un changement quelconque. Vous réfutez L. Blanc, Proudhon, Leroux, Considérant ; vous n’en êtes pas moins socialiste, si vous ne demandez pas le statu quo en toutes choses. Ceci aboutit à une mystification. Un jour tous les hommes se rencontreront avec cette étiquette sur leur chapeau ; et comme, pour cela, ils ne seront pas plus d’accord sur les réformes à faire, il faudra inventer d’autres noms, la guerre [I-104] s’introduira parmi les socialistes. Elle y est déjà, et c’est ce qui sauve la France.

Adieu, mon cher Félix, fais dire à ma tante que je me porte bien.

 


 

Paris, le 9 septembre 1850.

Mon cher Félix, je t’écris au moment de me lancer dans un grand voyage. La maladie, que j’avais quand je t’ai vu, s’est fixée au larynx et à la gorge. Par la continuité de la douleur, et l’affaiblissement qu’elle occasionne, elle devient un véritable supplice. J’espère pourtant que la résignation ne me fera pas défaut. Les médecins m’ont ordonné de passer l’hiver à Pise ; j’obéis, encore que ces messieurs ne m’aient pas habitué à avoir foi en eux.

Adieu, je te quitte parce que ma tête ne me permet plus guère d’écrire. J’espère être plus vigoureux en route.

 


 

Rome, le 11 novembre 1850.

Si je renvoie de jour en jour à t’écrire, mon cher Félix, c’est qu’il me semble toujours que sous peu j’aurai la force de me livrer à une longue causerie. Au lieu de cela, je suis forcé de restreindre toujours davantage mes lettres, soit que ma faiblesse augmente, soit que je me déshabitue de la plume. — Me voici dans la ville éternelle, mon ami, malheureusement fort peu disposé à en visiter les merveilles. J’y suis infiniment mieux qu’à Pise, entouré d’excellents amis qui m’enveloppent de la sollicitude la plus affectueuse. De plus, j’y ai retrouvé Eugène, qui vient passer avec moi une partie de la journée. Enfin, si je sors, je puis toujours donner à mes promenades un but intéressant. Je ne demanderais qu’une chose, être soulagé de ce que mon mal au larynx a d’aigu ; cette continuité de souffrance me désole. Les repas sont pour moi de vrais supplices. Parler, boire, manger, avaler la salive, tousser, tout cela sont des opérations [I-105] douloureuses. Une promenade à pied me fatigue, la promenade en voiture m’irrite la gorge, je ne puis pas travailler ni même lire sérieusement. Tu vois où j’en suis réduit. Vraiment, je ne serai bientôt plus qu’un cadavre qui a retenu la faculté de souffrir : j’espère que les soins que je suis décidé à prendre, les remèdes qu’on me fait, et la douceur du climat, adouciront bientôt un peu ma situation si déplorable.

Mon ami, je ne te parlerai que vaguement d’un des objets dont tu m’entretiens. J’y avais déjà songé, et il doit y avoir, parmi mes papiers, quelque ébauche d’articles sous forme de lettres à toi adressées. Si la santé me revient et que je puisse faire le second volume des Harmonies, je te le dédierai. Sinon, je mettrai une courte dédicace à la seconde édition du premier volume. Dans cette dernière hypothèse, qui implique la fin de ma carrière, je pourrai t’exposer mon plan et te léguer la mission de le remplir.

Ici on a de la peine à trouver des journaux. Il m’en est tombé un vieux sous la main, du temps où l’engouement était à l’amélioration du sort des classes ouvrières. L’avenir des ouvriers, la condition des ouvriers, les éternelles vertus des ouvriers, c’était le texte de tout livre, brochure, revue ou journal. Et penser que ce sont les mêmes écrivains, qui accablent le peuple d’injures, enrôlés qu’ils sont à l’une des trois dynasties qui, se disputant notre pauvre France, font tout le mal de la situation. Sais-tu rien de plus triste ?

Je te remercie d’avoir bien voulu envoyer quelques renseignements biographiques à M. Paillottet. Ma vie n’offre aucun intérêt au public, si ce n’est la circonstance qui m’a tiré de Mugron. Si j’avais su qu’on s’occupait de cette notice, j’aurais raconté ce fait curieux.

Adieu, mon cher Félix, à moins d’être tout à fait hors d’état de voyager ou tout à fait guéri, je compte passer le mois d’avril à Mugron, puisqu’il m’est défendu de rentrer à [I-106] Paris avant le mois de mai. Je gémis de ne pouvoir remplir mes devoirs de représentant, mais il est malheureusement certain que ce n’est pas ma faute. — En Italie, ainsi qu’en Espagne, on est souvent témoin du peu d’influence de la dévotion extérieure sur la morale.

Mes souvenirs à tous les amis ; donne de mes nouvelles à ma tante ; présente mes amitiés à ta sœur.

 


Notes

[1] Ainsi, vingt ans avant son premier ouvrage, Bastiat s’occupait déjà du commencement de réforme douanière inauguré, chez nos voisins, par Huskisson. ( Note de l’éditeur..)

[2] Dans la pensée de Bastiat, l’économie politique et la politique étaient inséparables. Il rattache ici les idées libérales aux enseignements de l’illustre professeur à l’université de Glasgow, Adam Smith. ( Note de l’éditeur..)

[3] C’est du cercle de Mugron qu’il s’agit. ( Note de l’éditeur..)

[4] Il s’agissait de fonder une compagnie d’assurance. ( Note de l’éditeur..)

[5] La coopération de plusieurs de ces personnages ne fut pas obtenue ( Note de l’éditeur.)

[6] V. ci-après l’écrit intitulé : À MM. les électeurs de l’arrondissement de Saint-Sever. ( Note de l’éditeur..)

 


 

III. LETTRES DE FRÉDÉRIC BASTIAT À RICHARD COBDEN.

Mugron, 24 novembre 1844.

Monsieur,

Nourri à l’école de votre Adam Smith et de notre J. B. Say je commençais à croire que cette doctrine si simple et si claire n’avait aucune chance de se populariser, du moins de bien longtemps, car, chez nous, elle est complétement étouffée par les spécieuses fallacies que vous avez si bien réfutées, — par les sectes fouriéristes, communistes, etc., dont le pays s’est momentanément engoué, — et aussi par l’alliance funeste des journaux de parti avec les journaux payés par les comités manufacturiers.

C’est dans l’état de découragement complet où m’avaient jeté ces tristes circonstances, que m’étant par hasard abonné au Globe and Traveller, j’appris, et l’existence de la Ligue, et la lutte que se livrent en Angleterre la liberté commerciale et le monopole. Admirateur passionné de votre si puissante et si morale association, et particulièrement de l’homme qui paraît lui donner, au milieu de difficultés sans nombre, une impulsion à la fois si énergique et si sage, je n’ai pu contempler ce spectacle sans désirer faire aussi quelque chose pour la noble cause de l’affranchissement du travail et du commerce. Votre honorable secrétaire M. Hickin [I-107] a eu la bonté de me faire parvenir la Ligue, à dater de janvier 1844, et beaucoup de documents relatifs à l’ agitation.

Muni de ces pièces, j’ai essayé d’appeler l’attention du public sur vos proceedings, sur lesquels les journaux français gardaient un silence calculé et systématique. J’ai écrit dans les journaux de Bayonne et de Bordeaux, deux villes naturellement placées pour être le berceau du mouvement. Récemment encore, j’ai fait insérer dans le Journal des Économistes (n°35, Paris, octobre 1844) un article que je recommande à votre attention. Qu’est-il arrivé ? c’est que les journaux parisiens, à qui nos lois donnent le monopole de l’opinion, ont jugé la discussion plus dangereuse que le silence. Ils font donc le silence autour de moi, bien sûrs, par ce système, de me réduire à l’impuissance.

J’ai essayé d’organiser à Bordeaux une association pour l’ affranchissement des échanges ; mais j’ai échoué parce que si l’on rencontre quelques esprits qui souhaitent instinctivement la liberté dans une certaine mesure, il ne s’en trouve pas qui la comprennent en principe.

D’ailleurs une association n’opère que par la publicité, et il lui faut de l’argent. Je ne suis pas assez riche pour la doter à moi seul ; et demander des fonds, c’eût été créer l’insurmontable obstacle de la méfiance.

J’ai songé à établir à Paris un journal quotidien fondé sur ces deux données : Liberté commerciale ; exclusion d’esprit de parti. — Là, encore, je suis venu me heurter contre des obstacles pécuniaires et autres, qu’il est inutile de vous exposer. Je le regretterai tous les jours de ma vie, car j’ai la conviction qu’un tel journal, répondant à un besoin de l’opinion, aurait eu des chances de succès. — (Je n’y renonce pas.)

Enfin, j’ai voulu savoir si je pouvais avoir quelques chances d’être nommé député, et j’ai acquis la certitude que mes concitoyens m’accorderaient leurs suffrages ; car j’atteignis presque la majorité aux dernières élections. Mais [I-108] des considérations personnelles m’empêchent d’aspirer à cette position, que j’aurais pu faire tourner à l’avantage de notre cause.

Forcé de restreindre mon action, je me suis mis à traduire vos séances de Drury-Lane et de Covent-Garden. — Au mois de mai prochain, je livrerai cette traduction à la publicité. J’en attends de bons effets.

1o Il faudra bien que l’on reconnaisse, en France, l’existence de l’ agitation anglaise contre les monopoles.

2o Il faudra bien qu’on cesse de croire que la liberté n’est qu’un piége que l’Angleterre tend aux autres nations.

3o Les arguments en faveur de la liberté du commerce auront peut-être plus d’effet, sous la forme vive, variée, populaire de vos speeches, que dans les ouvrages méthodiques des économistes.

4o Votre tactique si bien dirigée, en bas sur l’opinion, en haut sur le parlement, nous apprendra à agir de même et nous éclairera sur le parti qu’on peut tirer des institutions constitutionnelles.

5o Cette publication sera un coup vigoureux porté à ces deux grands fléaux de notre époque : L’ esprit de parti et les haines nationales.

6o La France verra qu’il y a en Angleterre deux opinions entièrement opposées, et qu’il est par conséquent absurde et contradictoire d’embrasser toute l’Angleterre dans la même haine.

Pour que cette œuvre fût complète, j’aurais désiré avoir quelques documents sur l’origine et le commencement de la Ligue. Un court historique de cette association aurait convenablement précédé la traduction de vos discours. J’ai demandé ces pièces à M. Hickin ; mais ses occupations ne lui ont sans doute pas permis de me répondre. Mes documents ne remontent qu’à janvier 1843. — Il me faudrait au moins la discussion au parlement sur le tarif de 1842, et [I-109] spécialement le discours où M. Peel proclama la vérité économique, sous cette forme devenue si populaire : We must be allowed to buy in the cheapest market, etc.

Je voudrais aussi que vous me disiez quels sont ceux de vos discours, soit aux meetings, soit au parlement, que vous jugez le plus à propos de faire traduire. — Enfin je désire que mon livre contienne une ou deux free-trade discussions de la chambre des communes, et que vous ayez la bonté de me les désigner.

Je m’estimerai heureux si j’obtiens une lettre de l’homme de notre époque à qui j’ai voué la plus vive et la plus sincère admiration.

 


 

Mugron, 8 avril 1845.

Monsieur,

Puisque vous me permettez de vous écrire, je vais répondre à votre bienveillante lettre du 12 décembre dernier. J’ai traité avec M. Guillaumin, libraire à Paris, pour l’impression de la traduction dont je vous ai entretenu.

Le livre est intitulé : Cobden et la Ligue, ou l’Agitation anglaise pour la liberté des échanges. Je me suis permis de m’emparer de votre nom, et voici mes motifs : je ne pouvais intituler cet ouvrage Anti-corn-Law-league. Indépendamment de ce qu’il est un peu barbare pour les oreilles françaises, il n’aurait porté à l’esprit qu’une idée restreinte. Il aurait présenté la question comme purement anglaise, tandis qu’elle est humanitaire, et la plus humanitaire de toutes celles qui s’agitent dans notre siècle. Le titre plus simple : la Ligue, eût été trop vague et eût porté la pensée sur un épisode de notre histoire nationale. J’ai donc cru devoir le préciser, en le faisant précéder du nom de celui qui est reconnu pour être « l’âme de cette agitation. » Vous avez vous-même reconnu que les noms propres étaient [I-110] quelquefois nécessaires « to give point, to direct attention. » — C’est là ma justification.

Les noms propres, les réputations faites, la mode, en un mot, a tant d’influence chez nous, que j’ai cru devoir faire un autre effort pour l’attirer de notre côté. J’ai écrit dans le Journal des Économistes (numéro de février 1845), une lettre à M. de Lamartine. Cet illustre écrivain, cédant à ce tyran Fashion, avait assailli les économistes de la manière la plus injuste et la plus irréfléchie, puisque, dans le même écrit, il adoptait leurs principes. J’ai lieu de croire, d’après la réponse qu’il a bien voulu m’adresser, qu’il n’est pas éloigné de se ranger parmi nous, et cela suffirait peut-être pour déterminer chez nous un revirement inattendu de l’opinion. Sans doute, un tel revirement serait bien précaire, mais enfin on aurait, au moins provisoirement, un public, et c’est ce qui nous manque. Pour moi, je ne demande qu’une chose, qu’on ne se bouche pas volontairement les oreilles.

Permettez-moi de vous recommander, si vous en avez l’occasion, the perusal de la lettre à laquelle je fais allusion.

Je suis, Monsieur, votre respectueux serviteur.

 


 

Londres, 8 juillet 1845.

Monsieur,

J’ai enfin le plaisir de vous présenter un exemplaire de la traduction dont je vous ai plusieurs fois entretenu. En me livrant à ce travail, j’avais la conviction que je rendais à mon pays un véritable service, tant en popularisant les saines doctrines économiques, qu’en démasquant les hommes coupables qui s’appliquent à entretenir de funestes préventions nationales. Mon espérance n’a pas été trompée. J’en ai distribué à Paris une centaine d’exemplaires, et ils ont produit la meilleure impression. Des hommes qui, par leur position et l’objet de leurs études, devraient savoir ce qui se [I-111] passe chez vous, ont été surpris à cette lecture. Ils ne pouvaient en croire leurs yeux. La vérité est que tout le monde en France ignore l’importance de votre agitation, et l’on en est encore à soupçonner que quelques manufacturiers cherchent à propager au dehors des idées de liberté par pur machiavélisme britannique. — Si j’avais combattu directement le préjugé, je ne l’aurais pas vaincu. En laissant agir les free-traders, en les laissant parler, en un mot, en vous traduisant, j’espère lui avoir porté un coup auquel il ne résistera pas, pourvu que le livre soit lu : That is the question.

J’espère, Monsieur, que vous voudrez bien m’admettre à l’honneur de m’entretenir un moment avec vous et de vous témoigner personnellement ma reconnaissance, ma sympathie et ma profonde admiration.

Votre très-humble serviteur.

 


 

Mugron, 2 octobre 1845.

Quel que soit le charme, mon cher Monsieur, que vos lettres viennent répandre sur ma solitude, je ne me permettrais pas de les provoquer par des importunités si fréquentes ; mais une circonstance imprévue me fait un devoir de vous écrire.

J’ai rencontré dans les cercles de Paris un jeune homme qui m’a paru plein de cœur et de talent, nommé Fonteyraud, rédacteur de la Revue britannique. Il m’écrit qu’il se propose de continuer mon œuvre, en insérant dans le recueil qu’il rédige la suite des opérations de la Ligue ; à cet effet, il veut aller en Angleterre pour voir par lui-même votre belle organisation, et il me demande des lettres pour vous, pour MM. Bright et Wilson. L’objet qu’il a en vue est trop utile pour que je ne m’empresse pas d’y consentir, et j’espère que, de votre côté, vous voudrez bien satisfaire la noble curiosité de M. Fonteyraud.

[I-112]

Mais, par une seconde lettre, il m’apprend qu’il a encore un autre but qui, selon lui, exigerait de la part de la Ligue un appui effectif, et, pour tout dire, pécuniaire. Je me suis empressé de répondre à M. Fonteyraud que je ne pouvais pas vous entretenir d’un projet que je ne connais que très-imparfaitement. Je ne lui ai pas laissé ignorer d’ailleurs que, selon moi, toute action exercée sur l’opinion publique, en France, et qui paraîtrait dirigée par le doigt et l’or de l’Angleterre, irait contre son but, en renforçant des préventions enracinées et que beaucoup d’habiles gens ont intérêt à exploiter. Si donc M. Fonteyraud exécute son voyage, veuillez, ainsi que MM. Bright et Wilson, juger par vous-même de ses projets et me considérer comme totalement étranger aux entreprises qu’il médite. Je me hâte de quitter ce sujet, pour répondre à votre si affectueuse lettre du 23 septembre.

J’apprends avec peine que votre santé se ressent de vos immenses travaux tant privés que publics. On ne saurait, certes, la compromettre dans une plus belle cause ; chacune de vos souffrances vous rappellera de nobles actions ; mais c’est là une triste consolation, et je n’oserais pas la présenter à tout autre qu’à vous ; car, pour la comprendre, il faut avoir votre abnégation, votre dévouement au bien public. Mais enfin votre œuvre touche à son terme, les ouvriers ne manquent plus autour de vous, et j’espère que vous allez enfin chercher des forces au sein du repos.

Depuis ma dernière lettre, un mouvement que je n’espérais pas s’est manifesté dans la presse française. Tous les journaux de Paris et un grand nombre des journaux de province ont rendu compte, à l’occasion de mon livre, de l’agitation contre les lois-céréales. Ils n’en ont pas, il est vrai, saisi toute la portée ; mais enfin l’opinion publique est éveillée. C’était le point essentiel, celui auquel j’aspirais de toute mon âme ; il s’agit maintenant de ne pas la laisser [I-113] retomber dans son indifférence, et si j’y puis quelque chose, cela n’arrivera pas.

Votre lettre m’est parvenue le lendemain du jour où nous avons eu une élection. C’est un homme de la cour qui a été nommé. Je n’étais pas même candidat. Les électeurs sont imbus de l’idée que leurs suffrages sont un don précieux, un service important et personnel. Dès lors ils exigent qu’on le leur demande. Ils ne veulent pas comprendre que le mandat parlementaire est leur propre affaire ; que c’est sur eux que retombent les conséquences d’une confiance bien ou mal placée, et que c’est par conséquent à eux à l’accorder avec discernement sans attendre qu’on la sollicite, qu’on la leur arrache. — Pour moi, j’avais pris mon parti de rester dans mon coin, et, comme je m’y attendais, on m’y a laissé. Il est probable que, dans un an, nous aurons en France les élections générales. Je doute que d’ici là les électeurs soient revenus à des idées plus justes. Cependant un grand nombre d’entre eux paraissent décidés à me porter. Mes efforts en faveur de notre industrie vinicole seront pour moi un titre efficace et que je puis avouer. Aussi, j’ai vu avec plaisir que vous étiez disposé à seconder les vues que j’ai exposées dans la lettre que la League a reproduite [1] . Si vous pouvez obtenir que ce journal appuie le principe du droit ad valorem appliqué aux vins, cela donnerait à ma candidature une base solide et honorable. Au fait, dans ma position, la députation est une lourde charge ; mais l’espoir de contribuer à former, au sein de notre parlement, un noyau de free-traders me fait passer par-dessus toutes les considérations personnelles. Quand je viens à penser qu’il n’y a pas, dans nos deux chambres, un homme qui ose avouer le principe de la liberté des échanges, qui en comprenne toute la portée, ou qui sache le [I-114] soutenir contre les sophismes du monopole, j’avoue que je désire au fond du cœur m’emparer de cette place vide, que j’aperçois dans notre enceinte législative, quoique je ne veuille rien faire pour cela qui tende à fausser de plus en plus les idées dominantes en fait d’élections. Essayons de mériter la confiance, et non de la surprendre.

Je vous remercie des conseils judicieux que vous me donnez, en m’indiquant la marche qui vous semble le mieux adaptée aux circonstances de notre pays, pour la propagation des doctrines économiques. Oui, vous avez raison, je conçois que chez nous la diffusion des lumières doit procéder de haut en bas. Instruire les masses est une tâche impossible, puisqu’elles n’ont ni le droit, ni l’habitude, ni le goût des grandes assemblées et de la discussion publique. C’est un motif de plus pour que j’aspire à me mettre en contact avec les classes les plus éclairées et les plus influentes, through la députation.

Vous me faites bien plaisir en m’annonçant que vous avez de bonnes nouvelles des États-Unis. Je ne m’y attendais pas. L’Amérique est heureuse de parler la même langue que la Ligue. Il ne sera pas possible à ses monopoleurs de soustraire à la connaissance du public vos arguments et vos travaux. Je désirerais que vous me dissiez, quand vous aurez l’occasion de m’écrire, quel est le journal américain qui représente le plus fidèlement l’école économiste. Les circonstances de ce pays ont de l’analogie avec les nôtres, et le mouvement free-trader des États-Unis ne pourrait manquer de produire en France une forte et bonne impression, s’il était connu. — Pour épargner du temps, vous pourriez faire prendre pour moi un abonnement d’un an, et prier M. Fonteyraud de vous rembourser. Il me sera plus facile de lui faire remettre le prix que de vous l’envoyer.

J’accepte avec grand plaisir votre offre d’ échanger une de vos lettres contre deux des miennes. Je trouve que vous [I-115] sacrifiez encore ici la fallacy de la réciprocité : car assurément c’est moi qui gagnerai le plus, et vous ne recevrez pas valeur contre valeur. Vu vos importantes occupations, j’aurais bien souscrit à vous écrire trois fois. Si jamais je suis député, nous renouvellerons les bases du contrat.

 


 

Mugron, 13 décembre 1845.

Mon cher Monsieur, me voilà bien redevable envers vous, car vous avez bien voulu, au milieu de vos nobles et rudes travaux, vous relâcher de cette convention que j’avais acceptée avec reconnaissance, « une lettre pour deux ; » mais je n’ai malheureusement que trop d’excuses à invoquer, et pendant que tous vos moments sont si utilement consacrés au bien public, les miens ont été absorbés par la plus grande et la plus intime douleur qui pût me frapper ici-bas [2] .

J’attendais pour vous écrire d’avoir des nouvelles de M. Fonteyraud. Il fallait bien que je susse en quels termes vous remercier de l’accueil que vous lui avez fait, à ma recommandation. J’étais bien tranquille à cet égard ; car j’avais appris indirectement qu’il était enchanté de son voyage et enthousiasmé des ligueurs. J’apprends avec plaisir que les ligueurs n’ont pas été moins satisfaits de lui. Quoique je l’aie peu connu, j’avais jugé qu’il avait en lui de quoi se recommander lui-même. Il n’a pas eu, sans doute, le loisir de m’écrire encore.

À ce sujet, vous revenez sur mon séjour auprès de vous, et les excuses que vous m’adressez me rendent tout confus. À l’exception des deux premiers jours, où, par des circonstances fortuites, je me trouvai isolé à Manchester, et où mon moral subit sans doute la triste influence de votre étrange climat (influence que je laissai trop percer dans ce billet inconvenant auquel vous faites allusion), à [I-116] l’exception de ces deux jours, dis-je, j’ai été accablé de soins et de bontés par vous et vos amis, MM. John et Thomas Bright, Paulton, Wilson, Smith, Ashworth, Evans et bien d’autres ; et je serais bien ingrat si, parce qu’il y avait élection à Cambridge pendant ces deux jours, je ne me souvenais que de ce moment de spleen pour oublier ceux que vous avez entourés de bienveillance et de charme. Croyez, mon cher Monsieur, que notre dîner de Chorley, votre entretien si instructif avec M. Dyer, chez M. Thomas Bright, ont laissé dans ma mémoire et dans mon cœur des souvenirs ineffaçables. — Vous voulez m’inviter à renouveler ma visite. Cela n’est pas tout à fait irréalisable ; voici comment les choses pourraient s’arranger. Il est probable que cet été la grande question sera décidée ; et, comme un vaillant combattant, vous aurez besoin de prendre quelque repos et de panser vos blessures. Comme la parole a été votre arme principale, c’est son organe qui aura le plus souffert en vous ; et vous avez fait quelque allusion à l’état de votre santé dans votre lettre précédente. Or, nous avons dans nos Pyrénées des sources merveilleuses pour guérir les poitrines et les larynx fatigués. Venez donc passer en famille une saison aux Pyrénées. Je vous promets, soit d’aller vous chercher, soit de vous reconduire, à votre choix. — Ce voyage ne sera pas perdu pour la cause. Vous verrez notre population vinicole ; vous vous ferez une idée de l’esprit qui l’anime, ou plutôt ne l’anime pas. En passant à Paris, je vous mettrai en relations avec tous nos frères en économie politique et en philanthropie rationnelle. Je me plais à croire que ce voyage laisserait d’heureuses traces dans votre santé, dans vos souvenirs, et aussi dans le mouvement des esprits en France, relativement à l’affranchissement du commerce. Bordeaux est aussi une ville que vous verrez avec intérêt. Les esprits y sont prompts et ardents ; il suffit d’une étincelle pour les enflammer, et elle pourrait bien partir de votre bouche.

[I-117]

Je vous remercie, mon cher Monsieur, de l’offre que vous me faites relativement à ma traduction. Permettez-moi cependant de ne pas l’accepter. C’est un sacrifice personnel que vous voulez ajouter à tant d’autres, et je ne dois pas m’y prêter.

Je sens que le titre de mon livre ne vous permet pas de réclamer l’intervention de la Ligue. Dès lors, laissons mon pauvre volume vivre ou mourir tout seul. — Mais je ne puis me repentir d’avoir attaché votre nom, en France, à l’histoire de ce grand mouvement. En cela j’ai peut-être froissé un peu vos dignes collaborateurs, et cette injustice involontaire me laisse quelques remords. Mais véritablement, pour exciter et fixer l’attention, il faut chez nous qu’une doctrine s’incarne dans une individualité, et qu’un grand mouvement soit représenté et résumé dans un nom propre. Sans la grande figure d’O’Connell, l’agitation irlandaise passerait inaperçue de nos journaux. — Et voyez ce qui est arrivé. La presse française se sert aujourd’hui de votre nom pour désigner, en économie politique, le principe orthodoxe. C’est une ellipse, une manière abrégée de parler. Il est vrai que ce principe est encore l’objet de beaucoup de contestations et même de sarcasmes. Mais il grandira, et à mesure votre nom grandira avec lui. L’esprit humain est ainsi fait. Il a besoin de drapeaux, de bannières, d’incarnations, de noms propres ; et en France plus qu’ailleurs. Qui sait si votre destinée n’excitera pas chez nous l’émulation de quelque homme de génie ?

Je n’ai pas besoin de vous dire avec quel intérêt, quelle anxiété, je suis le progrès de votre agitation. Je regrette que M. Peel se soit laissé devancer. Sa supériorité personnelle et sa position le mettent à même de rendre à la cause des services plus immédiatement réalisables, peut-être, que ceux qu’elle peut attendre de Russell ; et je crains que l’avénement d’un ministère whig n’ait pour résultat de [I-118] recomposer une opposition aristocratique formidable, qui vous prépare de nouveaux combats.

Vous voulez bien me demander ce que je fais dans ma solitude. Hélas, cher Monsieur, je suis fâché d’avoir à vous répondre par ce honteux monosyllabe : Rien. — La plume me fatigue, la parole davantage, en sorte que si quelques pensées utiles fermentent dans ma tête, je n’ai plus aucun moyen de les manifester au dehors. Je pense quelquefois à notre infortuné André Chénier. Quand il fut sur l’échafaud, il se tourna vers le peuple et dit en se frappant le front : « C’est dommage, j’avais quelque chose là. » Et moi aussi, il me semble que « j’ai quelque chose là. » — Mais qui me souffle cette pensée ? Est-ce la conscience d’une valeur réelle ? est-ce la fatuité de l’orgueil ?… Car quel est le sot barbouilleur qui de nos jours ne croie avoir aussi « quelque chose là ? »

Adieu, mon cher Monsieur, permettez-moi, à travers la distance qui nous sépare, de vous serrer la main bien affectueusement.

P. S. J’ai des relations fréquentes avec Madrid, et il me sera facile d’y envoyer un exemplaire de ma traduction.

 


 

Mugron, 13 janvier 1846.

Mon cher Monsieur, quelle reconnaissance ne vous dois-je pas pour vouloir bien songer à moi, au milieu d’occupations si pressantes et si propres à exciter au plus haut point votre intérêt ! C’est le 23 que vous m’avez écrit, le jour même de cet étonnant meeting de Manchester, qui n’a certes pas de précédent dans l’histoire. Honneur aux hommes du Lancastre ! Ce n’est pas seulement la liberté du commerce que le monde leur devra, mais encore l’art éclairé, moral et dévoué de l’agitation. L’humanité connaît enfin l’ instrument de toutes les réformes. — En même temps que votre lettre, m’est parvenu le numéro du Manchester [I-119] Guardian où se trouve la relation de cette séance. Comme j’avais vu, quelques jours avant, le compte rendu de votre première réunion à Manchester, dans le Courrier français, j’ai pensé que l’opinion publique était maintenant éveillée en France, et je n’ai pas cru nécessaire de traduire the report of your proceeding. J’en suis fâché maintenant, car je vois que ce grand fait n’a pas produit ici une impression proportionnée à son importance.

Que je vous félicite mille fois, mon cher Monsieur, d’avoir refusé une position officielle dans le cabinet whig. — Ce n’est pas que vous ne soyez bien capable et bien digne du pouvoir. Ce n’est pas même que vous n’y puissiez rendre de grands services. Mais, au siècle où nous sommes, on est si imbu de l’idée que quiconque paraît se consacrer au bien public, travaille en effet pour soi ; on comprend si peu le dévouement à un principe, que l’on ne peut croire au désintéressement ; et certes, vous aurez fait plus de bien par cet exemple d’abnégation et par l’effet moral qu’il produira sur les esprits, que vous n’en eussiez pu faire au banc ministériel. J’aurais voulu vous embrasser, mon cher Monsieur, quand vous m’avez appris, par cette conduite, que votre cœur est à la hauteur de votre intelligence. — Vos procédés ne resteront pas sans récompense ; vous êtes dans un pays où l’on ne décourage pas la probité politique par le ridicule.

Puisqu’il s’agit de dévouement, cela me servira de transition pour passer à l’autre partie de votre bonne lettre. Vous me conseillez d’aller à Paris. Je sens moi-même que, dans ce moment décisif, je devrais être à mon poste. Mon propre intérêt l’ordonne autant que le bien de la cause. — Depuis deux mois, nos journaux débitent sur la Ligue un tas d’absurdités, ce qu’ils ne pourraient faire si j’étais à Paris, parce que je n’en laisserais pas échapper une sans la combattre. — D’un autre côté, mieux instruit que bien [I-120] d’autres sur la portée de votre mouvement, j’acquerrais dans le public une certaine autorité. — Je vois tout cela, et cependant je languis dans une bourgade du département des Landes. — Pourquoi ? Je crois vous en avoir dit quelques mots dans une de mes lettres. — Je suis ici dans une position honorable et tranquille, quoique modeste. À Paris, je ne pourrais me suffire qu’en tirant parti de ma plume, chose que je ne blâme pas chez les autres, mais pour laquelle j’éprouve une répugnance invincible. — Il faut donc vivre et mourir dans mon coin, comme Prométhée sur son rocher.

Vous aurez peut-être une idée de la souffrance morale que j’éprouve, quand je vous dirai qu’on a essayé d’organiser une Ligue à Paris. Cette tentative a échoué et devait échouer. La proposition en a été faite dans un dîner de vingt personnes où assistaient deux ex-ministres. Jugez comme cela pouvait réussir ! Parmi les convives, l’un veut 1/2 liberté, l’autre 1/4 liberté, l’autre 1/8 liberté, trois ou quatre peut-être sont prêts à demander la liberté en principe. Allez-moi faire avec cela une association unie, ardente, dévouée. Si j’eusse été à Paris, une telle faute n’eût pas été commise. J’ai trop étudié ce qui fait la force et le succès de votre organisation. — Ce n’est pas du milieu d’hommes fortuitement assemblés que peut surgir une ligue vivace. Ainsi que je l’écrivais à M. Fonteyraud, ne soyons que dix, que cinq, que deux s’il le faut, mais élevons le drapeau de la liberté absolue, du principe absolu ; et attendons que ceux qui ont la même foi se joignent à nous. Si le hasard m’avait fait naître avec une fortune plus assurée, avec dix à douze mille francs de rente, il y aurait en ce moment une ligue en France, bien faible sans doute, mais portant dans son sein les deux principes de toute force, la vérité et le dévouement.

Sur votre recommandation, j’ai offert mes services à M. Buloz. S’il m’avait chargé de l’article à insérer dans la [I-121] Revue des deux Mondes, j’aurais continué l’histoire si intéressante de la Ligue jusqu’à la fin de la crise ministérielle. Mais il ne m’a pas même répondu. — Je crains bien que ces directeurs de journaux ne voient, dans les événements les plus importants, qu’une occasion de satisfaire la curiosité de l’abonné, prêts à crier, selon l’occurrence : Vive le roi, vive la Ligue !

La chambre de commerce de Bordeaux vient d’élever la bannière de la liberté commerciale. Malheureusement elle prend selon moi un texte trop restreint : l’Union douanière entre la France et la Belgique. Je vais lui adresser une lettre où je m’efforcerai de lui faire voir qu’elle aurait bien plus de puissance si elle se vouait à la cause du principe, et non à celle d’une application spéciale à tel ou tel traité. — C’est la fallacy de la réciprocité qui paralyse les efforts de cette chambre. — Les traités lui sourient parce qu’elle y voit la stipulation possible d’ avantages réciproques, de concessions réciproques, et même de sacrifices réciproques. Sous ces apparences libérales, se cache toujours la pensée funeste que l’importation en elle-même est un mal, et qu’on ne le doit tolérer qu’après avoir amené l’étranger à tolérer de son côté notre exportation. Comme modèle à suivre, j’accompagnerai ma lettre d’une copie de la fameuse délibération de la chambre de commerce de Manchester des 13 et 20 décembre 1838. — Pourquoi la chambre de commerce de Bordeaux ne prendrait-elle pas en France la généreuse initiative qu’a prise en Angleterre la chambre de commerce de Manchester ?

Connaissant vos engagements si étendus, j’ose à peine vous demander de m’écrire. Cependant, veuillez vous rappeler, de temps en temps, que vos lettres sont le baume le plus efficace pour calmer les ennuis de ma solitude et les tourments qui naissent du sentiment de mon inutilité.

[I-122]

 


 

Mugron, 9 février 1846.

Mon cher Monsieur, au moment où vous recevrez cette lettre vous serez dans le coup de feu de la discussion. J’espère pourtant que vous trouverez un moment pour notre France ; car, malgré ce que vous me dites d’intéressant sur l’état des choses chez vous, je ne vous en parlerai pas. Je n’aurais rien à vous dire, et il me faudrait perdre un temps précieux à exprimer des sentiments d’admiration et de bonheur dont vous ne doutez pas. Parlons donc de la France. Mais avant je veux en finir avec la question anglaise. Je n’ai rien vu, dans votre Peel’s measure, concernant les vins. C’est certainement une grande faute contre l’économie politique et contre la politique. — Un dernier vestige of the Policy of reciprocal treaties se montre dans cette omission, ainsi que dans celle du timber. C’est une tache dans le projet de M. Peel ; et elle détruira, dans une proportion énorme, l’effet moral de l’ensemble, précisément sur les classes, en France et dans le Nord, qui étaient les mieux disposées à recevoir ce haut enseignement. Cette lacune et cette phrase : We shall beat all other nations, ce sont deux grands aliments jetés à nos préjugés ; ils vivront longtemps là-dessus. Ils verront là la pensée secrète, la pensée machiavélique de la perfide Albion. De grâce, proposez un amendement. Quel que soit l’absolutisme de M. Peel, il ne résistera pas à vos arguments.

Je reviens en France (d’où je ne suis guère sorti). Plus je vais, plus j’ai lieu de me féliciter d’une chose qui m’avait donné d’abord quelques soucis. C’est d’avoir mis votre nom sur le titre de mon livre. Votre nom est maintenant devenu populaire dans mon pays, et avec votre nom, votre cause. On m’accable de lettres ; on me demande des détails ; les journaux s’offrent à moi, et l’Institut de France m’a élu membre correspondant, M. Guizot et M. Duchâtel ayant voté pour [I-123] moi. Je ne suis pas assez aveugle pour m’attribuer ces succès ; je les dois à l’à-propos, je les dois à ce que les temps sont venus, et je les apprécie, non pour moi, mais comme moyens d’être utile. Vous serez surpris que tout cela ne m’ait pas déterminé à m’installer à Paris. En voici le motif : Bordeaux prépare une grande démonstration, trop grande selon moi, car elle embrassera force gens qui se croient free-traders et ne le sont pas plus que M. Knatchbull. Je crois que mon rôle en ce moment est de mettre à profit la connaissance des procédés de la Ligue, pour veiller à ce que notre association se forme sur des bases solides. Peut-être vous enverra-t-on le Mémorial bordelais où j’insère une série d’articles sur ce sujet. J’insiste et j’insisterai jusqu’au bout, pour que notre Ligue, comme la vôtre, s’attache à un principe absolu ; et si je ne réussis pas en cela, je l’abandonnerai.

Voilà ma crainte. — En demandant une sage liberté, une protection modérée, on est sûr d’avoir à Bordeaux beaucoup de sympathies, et cela séduira les fondateurs. Mais où cela les mènera-t-il ? à la tour de Babel. — C’est le principe même de la protection que je veux battre en brèche. Jusqu’à ce que cette affaire soit décidée, je n’irai pas à Paris. — On m’annonce qu’une réunion de quarante à cinquante négociants va avoir lieu à Bordeaux. C’est là qu’on doit jeter les bases d’une ligue, sur laquelle je suis invité à donner mon avis. Vous rappelez-vous que nous avons vainement cherché ensemble votre règlement dans l’ Anti-Bread-tax circular ? Combien je regrette aujourd’hui que nous n’ayons pu réussir à le trouver ! Si M. Paulton voulait dépenser une heure à le chercher, elle ne serait pas perdue ; car je tremble que notre Ligue n’adopte des bases vacillantes. Après cette réunion, il y aura un grand meeting à la bourse pour lever un League-fund. C’est le maire de Bordeaux qui se place à la tête du mouvement.

[I-124]

J’avais connaissance de l’adresse que vous avez reçue de la société des économistes, mais je ne l’ai pas lue ; puisse-t-elle être digne de vous et de notre cause !

Pardon de vous entretenir si longtemps de notre France. Mais vous comprendrez que les faibles vagissements qu’elle fait entendre m’intéressent presque autant que les virils accents de sir Robert.

Une fois que l’affaire bordelaise sera réglée, je me rendrai à Paris. L’espoir de votre visite me décide.

Je vais dresser un plan pour la distribution de 50 exemplaires de ma traduction.

 


 

Bordeaux, février 1846.

Mon cher Monsieur, vous apprendrez sans doute avec intérêt qu’une démonstration se fait à Bordeaux dans le sens du free-trade. Aujourd’hui l’association s’est constituée. Le maire de Bordeaux a été nommé président. Avant peu la souscription va s’ouvrir et on espère qu’elle produira une centaine de mille francs. Voilà un beau résultat. Je n’ose concevoir de grandes espérances, et je crains que nos commencements un peu timides ne nous suscitent plus tard des obstacles. On n’a pas osé poser hardiment le principe. On se borne à dire que l’association réclame l’abolition, le plus promptement possible, des droits protecteurs. Ainsi la question de gradation est réservée, et votre total, immediate n’a pu passer. Vu l’état peu avancé des esprits en cette matière, il eût été inutile d’insister, et il faut espérer que l’association, qui a pour but d’éclairer les autres, aura pour effet de s’éclairer elle-même.

Quand cette affaire sera organisée, je suis décidé à aller à Paris. Plusieurs lettres me sont parvenues, d’après lesquelles je dois croire que cette immense branche d’industrie qu’on nomme articles Paris est disposée à faire un mouvement. J’ai cru que mon devoir était de mettre de [I-125] côté les raisons personnelles que je puis avoir de rester dans mon coin. Soyez sûr que je fais à la cause un sacrifice qui a quelque mérite, en ce qu’il n’a rien d’apparent.

Depuis un mois, mon volume a un succès extraordinaire à Bordeaux. Le ton prophétique avec lequel j’annonçais la réforme m’a fait une réputation que je ne mérite guère, car je n’ai eu qu’à être l’écho de la Ligue. Mais enfin, j’en profite pour faire de la propagande. Quand je serai à Paris, je me consulterai pour savoir s’il ne serait pas à propos de faire une seconde édition dans un format à bon marché. Je ne doute pas que l’association bordelaise ne vienne en aide au besoin. Vous m’éviteriez un travail immense si vous me désigniez deux discours de MM. Bright, Villiers et autres, après avoir pris leur avis. Cela m’éviterait de relire les trois volumes de la Ligue. Il faudrait que ces messieurs indiquassent les discours où ils ont traité la question au point de vue le plus élevé et le plus général ; où ils ont combattu les fallacies les plus universellement répandues, surtout la réciprocité. J’y joindrai des observations, des renseignements statistiques et des portraits. Enfin il faudra aussi m’indiquer quelques séances du parlement, et principalement les plus orageuses, celles où les free-traders ont été attaqués avec le plus d’acharnement. Un pareil ouvrage, vendu à 3 francs, fera plus que dix traités d’économie politique. Vous ne pouvez pas vous imaginer le bien que fait à Bordeaux la première édition.

Je ne puis m’empêcher de déplorer que votre Premier ait manqué l’occasion de frapper l’Europe d’étonnement. Si, au lieu de dire :

« J’ai besoin de nouveaux subsides pour augmenter nos forces de terre et de mer, » il avait dit : « Puisque nous adoptons le principe de la liberté commerciale, il ne peut plus être question de débouchés et de colonies. Nous renonçons à l’Orégon, peut-être même au Canada. Nos différends avec les États-Unis disparaissent, et je [I-126] propose une réduction de nos forces de terre et de mer. »

— S’il eût tenu ce langage, il y aurait eu, pour l’effet, autant de différence entre ce discours et les traités d’économie politique que nous sommes encore réduits à faire, qu’il y en a entre le soleil et des traités sur la lumière. L’Europe aurait été convertie en un an, et l’Angleterre y aurait gagné de trois côtés. Je me dispense de les énumérer, car je suis accablé de fatigue.

 


 

Paris, 16 mars 1846.

Mon cher Monsieur, j’ai tardé quelques jours à répondre à votre bonne et instructive lettre. Ce n’est pas que je n’eusse bien des choses à vous dire, mais le temps me manquait ; aujourd’hui même, je ne vous écris que pour vous annoncer mon arrivée à Paris. Si j’avais pu hésiter à y venir, l’espoir que vous me donnez de vous y voir bientôt aurait suffi pour m’y décider.

Bordeaux est vraiment en agitation. Il a été de mode de s’associer à cette œuvre, il m’a été impossible de suivre mon plan, qui était de borner l’association aux personnes convaincues. La furia francese m’a débordé. Je prévois que ce sera un grand obstacle pour l’avenir ; car déjà, quand on a voulu faire une pétition aux chambres pour fixer nos prétentions, des dissidences profondes se sont révélées. — Quoi qu’il en soit, on lit, on étudie, et c’est beaucoup. Je compte sur l’agitation elle-même pour éclairer ceux qui la font. Ils ont pour but d’instruire les autres et ils s’instruiront eux-mêmes.

Arrivé hier soir, je ne puis vous rien dire par ce courrier. J’aimerais mieux mille fois réussir à former un noyau d’hommes bien convaincus que de provoquer une manifestation bruyante comme celle de Bordeaux. — Je sais que l’on parle déjà de modération, de réformes progressives, d’ experiments. Si je le puis, je conseillerai à ces gens-là de [I-127] former entre eux une association sur ces bases et de nous laisser en former une autre sur le terrain du principe abstrait et absolu : no protection, bien convaincu que la nôtre absorbera la leur.

 


 

Paris, 25 mars 1846.

Mon cher Monsieur, dès la réception de votre lettre, j’ai remis à M. Dunoyer votre réponse à l’adresse de notre société d’économistes. Je viens de la traduire et elle n’a paru rien contenir qui puisse avoir des inconvénients à la publicité. Seulement, nous ne savons trop où faire paraître ce précieux document. Le Journal des Économistes ne paraîtra que vers le 20 avril. C’est bien tard. Beaucoup de journaux sont engagés avec le monopole, beaucoup d’autres avec l’anglophobie, et beaucoup d’autres sont sans valeur. Une démarche va être faite auprès du Journal des Débats. Je vous en dirai l’effet par post-scriptum. — Assurément, il n’y a rien dans votre lettre que de pur, noble, vrai et cosmopolite, comme dans votre cœur. Mais notre nation est si susceptible, elle est d’ailleurs si imbue de l’idée que la liberté commerciale est bonne pour vous et mauvaise pour nous, — que vous ne l’avez adoptée, en partie, que par machiavélisme et pour nous entraîner dans cette voie, — ces idées, dis-je, sont si répandues, si populaires, que je ne sais si la publication de votre adresse ne sera pas inopportune au moment où nous formons une association. On ne manquera pas de dire que nous sommes dupes de la perfide Albion. Des hommes qui savent que si deux et deux font quatre en Angleterre, ils ne font pas trois en France, rient de ces préjugés. Cependant, il me paraît prudent de les dissiper plutôt que de les heurter. C’est pourquoi je soumettrai encore la question de la publicité à quelques hommes éclairés avec lesquels je me réunis ce soir, et je vous ferai connaître demain le résultat de cette conférence.

[I-128]

J’ai souligné le mot en partie, voici pourquoi : notre principal point d’appui pour l’agitation est la classe commerciale, les négociants. Ils vivent sur les échanges et en désirent le plus possible. Ils ont d’ailleurs l’habitude de conduire les affaires. Sous ce double rapport, ils sont nos meilleurs auxiliaires. Cependant ils tiennent au monopole par un côté, le côté maritime, la protection à la navigation nationale, en un mot ce qu’on nomme la surtaxe.

Or, il arrive que tous nos armateurs sont frappés de cette idée que, dans son plan financier, sir Robert Peel n’a pas modifié votre acte de navigation, qu’il a laissé en cette matière la protection dans toute sa force ; et je vous laisse à penser les conséquences qu’ils en tirent. Je crois me rappeler que votre acte de navigation fut modifié par Huskisson. J’ai votre tarif et je n’y aperçois nulle part que les denrées apportées par navires étrangers y soient soumises à une taxe différentielle. Je voudrais bien être fixé sur cette question, et si vous n’avez pas le temps de m’en instruire, ne pourriez-vous pas prier M. Paulton ou M. James Wilson de m’écrire à ce sujet une lettre assez étendue ?

Maintenant je vous dirai un mot de notre association. Je commence à être un peu découragé par la difficulté, même matérielle, de faire quelque chose à Paris. Les distances sont énormes, on perd tout son temps dans les rues, et, depuis dix jours que je suis ici, je n’ai pas employé utilement deux heures. Je me déciderais à abandonner l’entreprise, si je ne voyais les éléments de quelque chose d’utile. Des pairs, des députés, des banquiers, des hommes de lettres, tous ayant un nom connu en France, consentent à entrer dans notre société ; mais ils ne veulent pas faire les premiers pas. À supposer qu’on finisse par les réunir, je ne pense pas qu’on puisse compter sur un concours bien actif de la part de gens si occupés, si emportés par le tourbillon des affaires et des plaisirs. Mais leur nom seul aurait un [I-129] grand effet en France et faciliterait des associations semblables et plus pratiques à Marseille, Lyon, le Havre et Nantes. Voilà pourquoi je suis résolu à perdre deux mois ici. En outre, la société de Paris aura l’avantage de donner un peu de courage aux députés free-traders, qui, jusqu’ici abandonnés par l’opinion, n’osaient avouer leurs principes.

Je n’ai pas d’ailleurs perdu de vue ce que vous me disiez un jour, que le mouvement, qui s’était fait de bas en haut en Angleterre, doit se faire de haut en bas en France ; et par ce motif je me réjouirais de voir se réunir à nous des hommes marquants, tels que les d’Harcourt, Anisson-Dupéron, Pavée de Vendeuvre, peut-être de Broglie, parmi les Pairs ; d’Eichthal, Vernes, Ganneron et peut-être Rothschild parmi les banquiers ; Lamartine, Lamennais, Béranger, parmi les hommes de lettres. Assurément je suis loin de croire que tous ces illustres personnages aient des opinions arrêtées. C’est l’instinct plutôt que la claire-vue du vrai qui les guide ; mais le seul fait de leur adhésion les engagera dans notre cause et les forcera de l’étudier. Voilà pourquoi j’y tiens, car sans cela j’aimerais mieux une association bien homogène, entre une douzaine d’adeptes libres d’engagements et dégagés des considérations qu’impose un nom politique.

À quoi tiennent quelquefois les grands événements ! Certainement, si un opulent financier se vouait à cette cause, ou ce qui revient au même, si un homme profondément convaincu et dévoué avait une grande fortune, le mouvement s’opérerait avec rapidité. Aujourd’hui par exemple, je connais vingt notabilités qui s’observent, hésitent et ne sont retenues que par la crainte de ternir l’éclat de leur nom. Si au lieu de courir de l’un à l’autre, à pied, crotté jusqu’au dos, pour n’en rencontrer qu’un ou deux par jour et n’obtenir que des réponses évasives ou dilatoires, je pouvais les réunir à ma table, dans un riche salon, que de [I-130] difficultés seraient surmontées ! Ah ! croyez-le bien, ce n’est ni la tête, ni le cœur qui me manquent. Mais je sens que cette superbe Babylone n’est pas ma place, et il faut que je me hâte de rentrer dans ma solitude et de borner mon concours à quelques articles de journaux, à quelques écrits. N’est-il pas singulier que je sois arrivé à l’âge où les cheveux blanchissent, témoin des progrès du luxe et répétant comme ce philosophe grec : Que de choses dont je n’ai pas besoin ! et que je me sente à mon âge envahi par l’ambition. L’ambition ! oh ! j’ose dire que celle-là est pure, et si je souffre de ma pauvreté, c’est qu’elle oppose un obstacle invincible à l’avancement de la cause.

Pardonnez-moi, mon cher Monsieur, ces épanchements de mon cœur. Je vous parle de moi quand je ne devrais vous entretenir que d’affaires publiques.

Adieu, croyez-moi toujours votre bien affectionné et dévoué.

 


 

Paris, 2 avril 1846.

Mon cher Monsieur, ainsi que je vous l’ai annoncé, votre réponse à l’adresse de la société des économistes paraîtra dans le prochain numéro du Journal des Économistes. Elle fera, j’espère, un bon effet. Mais vu l’extrême susceptibilité de nos concitoyens, on a jugé à propos de ne pas l’insérer dans les journaux quotidiens et d’attendre que notre association parisienne fût un peu plus avancée.

Ce qui nous manque surtout, c’est un organe, un journal spécial, comme la Ligue. Vous me direz qu’il doit être l’ effet de l’association. Mais je crois bien que, dans une certaine mesure, c’est l’association qui sera l’ effet du journal ; nous n’avons pas de moyens de communication et aucun journal accrédité ne peut nous en servir.

Donc j’ai pensé à créer ici un journal hebdomadaire intitulé le Libre Échange. Hier soir on m’en a remis le devis. Il [I-131] se monte pour la dépense à 40 000 francs, pour la première année ; et la recette, en supposant 1 000 abonnés à 10 francs, n’est que de 10 000 francs : perte, 30 000 francs.

Bordeaux, je l’espère, consentira à en supporter une partie. Mais je dois aviser à couvrir la totalité. J’ai pensé à vous. Je ne puis demander à l’Angleterre une subvention avouée ou secrète, elle aurait plus d’inconvénients que d’avantages. Mais ne pourriez-vous pas nous avoir 1 000 abonnements à une demi-guinée ? ce serait pour nous une recette de 500 livres sterling ou 12 500 francs, dont 10 000 francs nets, frais de poste déduits. Il me semble que Londres, Manchester, Liverpool, Leeds, Birmingham, Glasgow et Édimbourg suffiraient pour absorber ces 1 000 exemplaires, en abonnements réels que vos agents faciliteront. Il n’y aurait pas alors subvention, mais encouragement loyal, qui pourrait être hautement avoué.

Quand je vois la timidité de nos soi-disant free-traders, et combien peu ils comprennent la nécessité de s’attacher à un principe absolu, je ne vous cacherai pas que je regarde comme essentiel de prendre l’initiative de ce journal, d’en avoir la direction ; car si, au lieu de précéder l’association, il la suit, et est obligé d’en prendre l’esprit au lieu de le créer, je crains que l’entreprise n’avorte.

Veuillez me répondre le plus tôt que vous pourrez et me donner franchement vos conseils.

 


 

Paris, 11 avril 1846.

Mon cher Monsieur, je m’empresse de vous annoncer que votre réponse à l’adresse des économistes paraîtra dans le journal de ce mois qui se publie du 15 au 20. — La traduction en est un peu faible, celui à qui elle est principalement adressée ayant cru convenable d’adoucir quelques expressions, afin de ménager la susceptibilité de notre public. Cette susceptibilité est réelle, et de plus elle est habilement [I-132] exploitée. — Ces jours-ci, lisant quelques épreuves dans une imprimerie, il me tomba sous la main un livre où on nous accusait positivement d’être soudoyés par l’Angleterre ou plutôt par la Ligue. Connaissant l’auteur, je l’ai décidé à retirer cette absurde assertion, mais elle m’a fait sentir de plus en plus le danger d’avoir aucune relation financière avec votre société. Il m’est impossible de voir dans quelques abonnements que vous prendriez à nos écrits, pour les répandre en Europe, rien de répréhensible, et cependant je m’abstiendrai dorénavant d’en appeler à votre sympathie ; et indépendamment des raisons que vous me donnez, celle-là suffit pour me décider à me conformer sur cette matière au préjugé national.

Le mouvement Bordelais, quoiqu’il ait été assez imposant et précisément à cause de cela, nous créera, je le crains, bien des obstacles. À Paris on n’ose rien faire, de peur de ne pas faire autant qu’à Bordeaux. — Dès l’origine, j’avais prévu qu’une association, inaperçue d’abord, mais composée d’hommes parfaitement unis et convaincus, aurait de meilleures chances qu’une grande démonstration. Enfin, il faut bien agir avec les éléments qu’on a sous la main, et l’un des bienfaits de l’association, si elle se propage, sera to train les associés eux-mêmes. — Ils en ont grand besoin. La distinction entre droit fiscal et droit protecteur ne leur entre pas dans la tête. C’est vous dire qu’on ne comprend pas même le principe de l’association, la seule chose qui puisse lui donner de la force, de la cohésion et de la durée. J’aidéveloppé cette thèse dans le Courrier français d’aujourd’hui et je continuerai encore.

Quoi qu’il en soit, un progrès dans ce pays est incontestable. Il y a six mois, nous n’avions pas un journal pour nous. Aujourd’hui, nous en avons cinq à Paris, trois à Bordeaux, deux à Marseille, un au Havre et deux à Bayonne. J’espère qu’une douzaine de pairs et autant de députés [I-133] entreront dans notre ligue et y puiseront, sinon des lumières, au moins du courage.

 


 

Paris, 25 mai 1846.

Voilà bien des jours que je ne vous ai pas écrit, mon cher monsieur Cobden, mais enfin je ne pouvais trouver une occasion plus favorable pour réparer ma négligence, puisque j’ai le plaisir d’introduire auprès de vous le Maire de Bordeaux, le digne, le chaleureux président de notre association, M. Duffour Dubergié. Je ne pense pas avoir rien à ajouter pour lui assurer de votre part le plus cordial accueil. Connaissant l’étroite union qui lie tous les ligueurs, je me dispense même d’écrire à messieurs Bright, Paulton, etc., bien convaincu qu’à votre recommandation, M. Duffour sera admis au milieu de vous comme un membre de cette grande confraternité qui s’est levée pour l’affranchissement et l’union des peuples. Et qui mérite plus que lui votre sympathie ? C’est lui qui, par l’autorité de sa position, de sa fortune et de son caractère, a entraîné Bordeaux et décidé le peu qui se fait à Paris. Il n’a pas tergiversé et hésité comme font nos diplomates de la capitale. Sa résolution a été assez prompte et assez énergique pour que notre gouvernement lui-même n’ait pas eu le temps d’entraver le mouvement, à supposer qu’il en eût eu l’intention.

Recevez donc M. Duffour comme le vrai fondateur de l’association en France. D’autres rechercheront et recueilleront peut-être un jour cette gloire. C’est assez ordinaire ; mais, quant à moi, je la ferai toujours remonter à notre président de Bordeaux.

Au milieu de l’agitation que doit exciter l’état de vos affaires, peut-être vous demandez-vous quelquefois où en est notre petite ligue de Paris. Hélas ! elle est dans une période d’inertie fort ennuyeuse pour moi. La loi française exigeant que les associations soient autorisées, plusieurs membres, [I-134] et des plus éminents, ont exigé que cette formalité précédât toute manifestation au dehors. Nous avons donc fait notre demande et, depuis ce jour, nous voilà à la discrétion des ministres. Ils promettent bien d’autoriser, mais ils ne s’exécutent pas. Notre ami, M. Anisson-Dupéron, déploie dans cette circonstance un zèle qui l’honore. Il a toute la vigueur d’un jeune homme et toute la maturité d’un pair de France. Grâce à lui, j’espère que nous réussirons. Si le ministre s’obstine à nous enrayer, notre association se dissoudra. Tous les peureux s’en iront ; mais il restera toujours un certain nombre d’associés plus résolus, et nous nous constituerons sur d’autres bases. Qui sait si à la longue ce triage ne nous profitera pas ?

J’avoue que je renoncerai à regret à de beaux noms propres. C’est nécessaire en France, puisque les lois et les habitudes nous empêchent de rien faire avec et par le peuple. Nous ne pouvons guère agir que dans la classe éclairée ; et dès lors les hommes qui ont une réputation faite sont d’excellents auxiliaires. Mais enfin, mieux vaut se passer d’eux que de ne pas agir du tout.

Il paraît que les protectionnistes préparent en Angleterre une défense désespérée. Si vous aviez un moment, je vous serais bien obligé de me faire part de votre avis sur l’issue de la lutte. M. Duffour assistera à ce grand combat. J’envie cette bonne fortune.

 


 

Mugron, 25 juin 1846.

Ce n’est point à vous de vous excuser, mon cher Monsieur, mais à moi ; car vous faites un grand et noble usage de votre temps, et moi, qui gaspille le mien, je n’aurais pas dû rester si longtemps sans vous écrire. Vous voilà au terme de vos travaux. L’heure du triomphe a sonné pour vous. Vous pouvez vous rendre le témoignage que vous aurez laissé sur cette terre une profonde empreinte de votre [I-135] passage ; et l’humanité bénira votre nom. Vous avez conduit votre immense agitation avec une vigueur, un ensemble, une prudence, une modération qui seront un éternel exemple pour tous les réformateurs futurs ; et, je le dis sincèrement, le perfectionnement que vous avez apporté à l’ art d’agiter sera pour le genre humain un plus grand bien que l’objet spécial de vos efforts, quelle qu’en soit la grandeur. Vous avez appris au monde que la vraie force est dans l’opinion, et vous lui avez enseigné comment on met cette force en œuvre. De ma propre autorité, mon cher Cobden, je vous décerne la palme de l’immortalité et je vous marque au front du signe des grands hommes.

Et moi, vous le voyez à la date de ma lettre, j’ai déserté le champ de bataille, non point découragé, mais momentanément dégoûté. Il faut bien le dire, l’œuvre en France est plus scientifique, moins susceptible de pénétrer dans les sympathies populaires. Les obstacles matériels et moraux sont aussi énormes. Nous n’avons ni railways ni penny-postage. On n’est pas accoutumé aux souscriptions ; les esprits français sont impatients de toute hiérarchie. On est capable de discuter un an les statuts d’un règlement ou les formes d’un meeting. Enfin, le plus grand de tous les malheurs, c’est que nous n’avons pas de vrais Économistes. Je n’en ai pas rencontré deux capables de soutenir la cause et la doctrine dans toute son orthodoxie, et l’on voit les erreurs et les concessions les plus grossières se mêler aux discours et aux écrits de ceux qui s’appellent free-traders. Le communisme et le fouriérisme absorbent toutes les jeunes intelligences, et nous aurons une foule d’ouvrages extérieurs à détruire avant de pouvoir attaquer le corps de la place.

Que si je jette un regard sur moi-même, je sens des larmes de sang me venir aux yeux. Ma santé ne me permet pas un travail assidu et… mais que servent les plaintes et les regrets !

[I-136]

Ces lois de septembre qu’on nous oppose ne sont pas bien redoutables. Au contraire, le ministère nous fait beau jeu en nous plaçant sur ce terrain. Il nous offre le moyen de remuer un peu la fibre populaire, et de fondre la glace de l’indifférence publique. S’il a voulu contrarier l’essor de notre principe, il ne pouvait pas s’y prendre plus mal.

Vous ne me parlez pas de votre santé. J’espère qu’elle s’est un peu rétablie. Je serais désolé que vous passiez à Paris sans que j’aie le plaisir de vous en faire les honneurs. C’est sans doute l’instinct des contrastes qui vous pousse au Caire, contraria contrariis curantur. Et vous voulez trouver, sous le soleil, sous le despotisme et sous l’immobilité de l’Égypte, un refuge contre le brouillard, la liberté et l’agitation britanniques. Puissé-je, dans sept ans, aller chercher dans les mêmes lieux un repos aux mêmes fatigues !

Vous allez donc dissoudre la Ligue ! Quel instructif et imposant spectacle ! Qu’est-ce auprès d’un tel acte d’abnégation que l’abdication de Sylla ? — Voici pour moi le moment de refaire et de compléter mon Histoire de la Ligue. Mais en aurai-je le temps ? Le courant des affaires absorbe toutes mes heures. Il faut aussi que je fasse une seconde édition de mes Sophismes, et je voudrais beaucoup faire encore un petit livre intitulé : Harmonies économiques. Il ferait le pendant de l’autre ; le premier démolit, le second édifierait.

 


 

Bordeaux, 21 juillet 1846.

Mon cher et excellent ami, votre lettre est venue me trouver à Bordeaux, où je me suis rendu pour assister à un meeting occasionné par le retour de notre président M. Duffour-Dubergié. Ce meeting aura lieu dans quelques heures ; je dois y parler, et cette circonstance me préoccupe [I-137] à tel point que vous excuserez le désordre et le décousu de ma lettre. Je ne veux cependant pas remettre de vous écrire à un autre moment, puisque vous me demandez de vous répondre par retour du courrier.

Je n’ai pas besoin de vous dire combien j’ai accueilli avec joie l’achèvement de votre grande et glorieuse entreprise. La clef de voûte est tombée ; tout l’édifice du monopole va s’écrouler, y compris le Système colonial, en tant que lié au régime protecteur. C’est là surtout ce qui agira fortement sur l’opinion publique, en Europe, et dissipera chez nous de bien funestes et profondes préventions.

Lorsque j’intitulai mon livre Cobden et la Ligue, personne ne m’avait dit que vous étiez l’âme de cette puissante organisation et que vous lui aviez communiqué toutes les qualités de votre intelligence et de votre cœur. Je suis fier de vous avoir deviné et d’avoir pressenti sinon devancé l’opinion de l’Angleterre toute entière. Pour l’amour des hommes, ne rejetez pas le témoignage qu’elle vous confère. Laissez les peuples exprimer librement et noblement leur reconnaissance. L’Angleterre vous honore, mais elle s’honore encore plus par ce grand acte d’équité. Croyez qu’elle place à gros intérêts ces 100 000 livres sterling ; car tant qu’elle saura ainsi récompenser ses fidèles serviteurs, elle sera bien servie. Les grands hommes ne lui feront jamais défaut. Ici, dans notre France, nous avons aussi de belles intelligences et de nobles cœurs, mais ils sont à l’état virtuel, parce que le pays n’a point encore appris cette leçon si importante quoique si simple : honorer ce qui est honorable et mépriser ce qui est méprisable. Le don qu’on vous prépare est une glorieuse consommation de la plus glorieuse entreprise que le monde ait jamais vue. Laissez ces grands exemples arriver entiers aux générations futures.

J’irai à Paris au commencement d’août. Il n’est pas probable que j’y arrive comme député. Toujours la même [I-138] cause me force à attendre que ce mandat me soit imposé, et, en France, on peut attendre longtemps. Mais comme vous, je pense que l’œuvre que j’ai à faire est en dehors de l’enceinte législative.

Je sors du meeting où je n’ai pas parlé [3] . Mais il m’est arrivé, à propos de députation, une chose bien extraordinaire. Je vous la conterai à Paris. Oh ! mon ami, il est des pays où il faut avoir vraiment l’âme grande pour s’occuper du bien public, tant on s’y applique à vous décourager.

 


 

Paris, 23 septembre 1846.

Bien que je n’aie pas grand’chose à vous apprendre, mon cher ami, je ne veux pas laisser plus de temps sans vous écrire.

Nous sommes toujours dans la même situation, ayant beaucoup de peine à enfanter une organisation. J’espère pourtant que le mois prochain sera plus fertile. D’abord nous aurons un local. C’est beaucoup ; c’est l’ embodyment de la Ligue. Ensuite plusieurs leading-men reviendront de la campagne, et entre autres l’excellent M. Anisson, qui me fait bien défaut.

En attendant, nous préparons un second meeting pour le 29. C’est peut-être un peu dangereux, car un fiasco en France est mortel. Je me propose d’y parler et je relirai, d’ici là, plusieurs fois votre leçon d’éloquence. Pouvait-elle me venir de meilleure source ? Je vous assure que j’aurai au moins, faute d’autres, deux qualités précieuses quoique négatives : la simplicité et la brièveté. Je ne chercherai ni à faire rire, ni à faire pleurer, mais à élucider quelque point ardu de la science.

Il y a un point sur lequel je ne partage pas votre opinion. [I-139] C’est sur le public speaking. Il me semble que c’est le plus puissant instrument de propagation. — N’est-ce rien déjà que plusieurs milliers d’auditeurs qui vous comprennent bien mieux qu’à la lecture ? puis le lendemain chacun veut savoir ce que vous avez dit et la vérité fait son chemin.

Vous avez su que Marseille a fait son pronunciamiento, ils sont déjà plus riches que nous. J’espère bien qu’ils nous aideront au moins pour la fondation du journal.

Bruxelles vient de former son association. Et, chose étonnante, ils ont déjà émis le premier numéro de leur journal. Hélas ! ils n’ont sans doute pas une loi sur le timbre et une autre sur le cautionnement.

Je suis impatient d’apprendre si vous avez visité nos délicieuses Pyrénées. Le maire de Bordeaux m’écrivait que mes tristes Landes vous étaient apparues comme la patrie des lézards et des salamandres. Et pourtant, une profonde affection peut transformer cet affreux désert en paradis terrestre ! Mais j’espère que nos Pyrénées vous auront réconcilié avec le midi de la France. Quel dommage que toutes ces provinces qui avoisinent Pau, le Juranson, le Béarn, le Tursan, l’Armagnac, la Chalosse, ne puissent pas faire avec l’Angleterre un commerce qui serait si naturel !

Je reviens aux associations. Il s’en forme une de protectionnistes. C’est ce qui pouvait nous arriver de plus heureux, car nous avons bien besoin de stimulant. — On dit qu’il s’en forme une autre pour le Libre-échange en matières premières et la protection des manufactures. Celle-là du moins n’a pas la prétention de s’établir sur un principe et de compter la justice pour quelque chose. Aussi elle s’imagine être éminemment pratique. Il est clair qu’elle ne pourra pas tenir sur pied, et qu’elle sera absorbée par nous.

[I-140]

 


 

Paris, 29 septembre 1846.

Mon cher ami, je suis allé chez M. de Loménie, il est venu chez moi, et nous ne nous sommes pas encore rencontrés. Mais je le verrai demain et je mettrai à sa disposition tous mes documents et ceux de Fonteyraud. En outre, je lui offrirai ma coopération, soit pour traduire, soit pour donner à son article, au besoin, la couleur d’orthodoxie économique. J’ai très-présent à la mémoire le passage de votre discours de clôture, où vous faites une excursion dans l’avenir, et, de là, montrez à vos auditeurs un horizon plus vaste et plus beau que celui que le Pic du midi a étalé à vos yeux. — Ce discours sera traduit et communiqué à M. de Loménie. Il pourrait bien se servir aussi de votre morceau sur l’émigration, qui est vraiment éloquent. Bref, rapportez-vous-en à moi. — Seulement, je dois vous dire que l’on ne parle guère ici de cette galerie des hommes illustres. On assure que ce genre d’ouvrage est une spéculation sur l’amour-propre des prétendants à l’illustration. Mais peut-être cette insinuation a-t-elle sa source dans des jalousies d’auteurs et d’éditeurs, irritabile genus, la plus vaine espèce d’hommes que je connaisse, après les maîtres d’escrime.

Je reçois à l’instant votre bonne lettre. M’arrivera-t-elle à temps ? J’ai cousu assez naturellement le texte que vous me signalez à mon discours. Comment n’ai-je pas pensé à vous demander vos conseils ? Cela provient sans doute de ce que j’ai la tête pleine d’arguments et me sentais riche. Mais je ne pensais qu’au sujet, et vous me faites penser à l’ auditoire. Je comprends maintenant qu’un bon discours doit nous être fourni par l’auditoire plus encore que par le sujet. En repassant le mien dans ma tête, il me semble qu’il n’est pas trop philosophique ; que la science, l’à-propos et la [I-141] parabole s’y mêlent en assez juste proportion [4] . Je vous l’enverrai, et vous m’en direz votre façon de penser, pour mon instruction. Vous comprenez que tout ménagement serait un mauvais service que vous me rendriez, mon cher Cobden. J’ai de l’amour-propre comme les autres, et personne ne craint plus que moi le ridicule ; mais c’est précisément ce qui me fait désirer les bons conseils et les bonnes critiques. Une de vos remarques peut m’en épargner mille dans l’avenir qui s’ouvre devant moi et qui m’entraîne. Ce soir va décider beaucoup de choses.

On m’attend au Havre. Oh ! quel fardeau qu’une réputation exagérée ! Là, il faudra traiter le shipping interest. Je me rappelle que vous avez dit de bonnes choses à ce sujet, à Liverpool ou à Hall. Je chercherai, mais si vous avez quelque bonne idée relativement au Havre, faites-m’en la charité, ou plutôt faites-la, through me, à ces peureux armateurs qui comptent sur la rareté des échanges pour multiplier les transports. Quel aveuglement ! quelle perversion de l’intelligence humaine !

Et je suis étonné, quand je pense à cela,
Comment l’esprit humain peut baisser jusque-là.

Je ne mettrai ma lettre à la poste que demain, afin de vous rendre compte d’un événement qui vous intéresse, je suis sûr, comme s’il vous était personnel.

J’oubliais de vous dire que votre lettre antérieure m’est arrivée trop tard. J’avais arrêté déjà deux appartements séparés, l’un pour l’association, l’autre pour moi, mais dans la même maison. Il faut en prendre son parti avec ce mot qui console l’Espagnol de tout : no hay remedio ! Quant à ma santé, ne vous alarmez pas ; elle va mieux. Je crois que la Providence m’en donnera jusqu’au bout. Je deviens superstitieux, n’est-il pas bon de l’être un peu ?

[I-142]

Mais voici que ma lettre arrive au square yard. Elle payera de forts droits. Il n’en serait pas ainsi probablement, si la poste adoptait the ad valorem duty. Je réserve la place pour demain.

 


 

Minuit.

La séance vient de finir. Anisson nous présidait. L’auditoire était plus nombreux que l’autre fois. Nous avons eu cinq Speeches, dont deux de professeurs qui croyaient faire leur cours. Bien plus que moi, ils ont songé à leur sujet plus qu’à leur public. M. Say a eu beaucoup de succès. Il a parlé avec chaleur et a été fort applaudi. Cela me fait bien plaisir, car comment ne pas aimer cet excellent homme ? M*** a fait trois excellents discours en un. Il n’avait d’autre défaut que la longueur. J’ai parlé le cinquième, et avec le désavantage de n’avoir plus qu’un auditoire harassé. Cependant, j’ai réussi tout autant que je le désirais. Chose drôle, je n’éprouvais d’émotion qu’au mollet. Je comprends maintenant le vers de Racine :

Et mes genoux tremblants se dérobent sous moi.

 


 

30.

Je n’ai vu qu’un journal, le Commerce. Voici comment il s’exprime : « M. Bastiat a fait accepter des paraboles économiques, grâce à un débit sans prétention et à une verve toute méridionale. » Ce maigre éloge me suffit, et je n’en voudrais pas davantage ; car Dieu me préserve d’exciter jamais l’envie parmi mes collaborateurs !

 


 

Paris, 22 octobre 1846.

Mon cher ami, je commençais à m’inquiéter de votre silence. Enfin je reçois votre lettre du          et me réjouis d’apprendre que vous et madame Cobden vous trouvez au mieux de l’Espagne. Que sera-ce quand vous verrez l’Andalousie ! Autant que j’ai pu le remarquer, il y a dans les [I-143] manières, à Séville et à Cadix, un air d’égalité entre les classes, qui réjouit l’âme. Je suis enchanté d’apprendre qu’il y a de bons free-traders au delà des Pyrénées. Ils nous feront peut-être honte. Cher ami, je crois que nous avons cela de commun, que nous sommes exempts de jalousie personnelle. Mais avez-vous de la jalousie nationale ? Pour moi, je ne m’en sens guère. Je voudrais bien que mon pays donnât de bons exemples, mais à défaut, j’aime encore mieux qu’il en reçoive que s’il fallait attendre un siècle pour qu’il prît la tête. — Et puis… je ne puis retenir ici une réflexion philosophique. — Les nations s’enorgueillissent beaucoup d’avoir produit un grand musicien, un bon peintre, un habile capitaine, comme si cela ajoutait quelque chose à notre propre mérite. L’on dit : « Le Français invente, l’Anglais encourage. » Morbleu ! ne voyez-vous pas que l’invention est un fait personnel et l’encouragement un fait national ? Bentham disait des sciences : « Ce qui les propage vaut mieux que ce qui les avance. » J’en dis autant des vertus.

Mais où vais-je m’égarer ? Donc que le progrès nous vienne du couchant ou de l’aurore, pourvu qu’il vienne.

Votre discours paraîtra demain dans deux journaux de Paris. Ce n’est pas moi qui l’ai traduit. J’ai remarqué que vous avez pu vous permettre le conseil plus qu’à Paris. Au reste, vous l’avez fait avec une parfaite convenance, et je vous approuve fort d’avoir dit aux Castillans qu’il n’est pas nécessaire de tuer les gens pour leur apprendre à vivre.

Ici nous allons lentement, mais nous allons. Notre dernière séance a été bonne et le public en réclame une autre. Je suis allé au Havre. Une association s’y est formée ; mais elle n’a pas cru devoir prendre notre titre. Je crains que ces messieurs n’aient pas compris l’importance de se rallier à un principe simple. Ils demandent la Réforme commerciale et l’abaissement des impôts sur la consommation. Que de [I-144] choses il y aurait à dire ! — Réforme commerciale ! — Ils n’ont pas osé prononcer le mot Liberté, à cause de la navigation. — Abaissement des taxes ! — Dans quel monde de discussions cela va-t-il les jeter !

À propos de la navigation, j’ai mis un article dans le journal du Havre qui a fait un bon effet local. — M. Anisson croit que c’est aux dépens du principe. Je ne le pense pas, mais il m’en coûte d’être en désaccord avec le plus zélé et le plus éclairé de mes collègues. — Je voudrais bien que vous fussiez à portée de nous, pour décider sur ce dissentiment. — Mais vraiment le débat par correspondance serait trop long.

Je ne sais si c’est à ma honte ou à ma gloire, mais je n’ai rien lu about the mariage. Notre journal le Courrier ne parle que de cela depuis deux mois. Je l’ai prévenu qu’autant vaudrait mettre sous son titre : Journal d’une coterie espagnole. Il a perdu ses abonnés ; il s’en prend au Libre-Échange. Quelle pitié ! vraiment je regrette mes Landes. Là j’imaginais la turpitude humaine ; mais il est plus pénible de la voir.

Adieu, mon frère d’armes, soignez bien votre santé et celle de madame Cobden, à qui je présente mes civilités. Méfiez-vous de l’air de l’Espagne qui est fort traître et détruit les poumons sans avoir l’air d’y toucher.

 


 

Paris, 22 novembre 1846.

Mon cher ami, je vous remercie de m’avoir mis à même de vous suivre dans votre voyage, par les journaux de Madrid, de Séville et de Cadix. Les témoignages de sympathie que vous recevez partout arrivent, through you, à notre belle cause. Cela me réjouit l’âme de voir que les hommages des peuples vont enfin à la bonne adresse, au lieu de s’égarer, selon l’usage, vers les actions, quels qu’en soient les motifs, qui infligent les maux les plus évidents à la pauvre [I-145] humanité. En même temps, il m’est bien agréable d’apprendre que vous jouissez d’une bonne santé et que celle de madame Cobden n’a pas eu à souffrir d’un si long voyage.

Je partage votre opinion sur l’Espagne et les Espagnols. Cependant, ne vous faites-vous pas un peu illusion sur le degré de prospérité auquel ce pays est appelé ? Je sais qu’on parle toujours de sa fertilité ; mais l’absence de rivières, de canaux, de routes, d’arbres sont des obstacles dont vous devez apprécier la force. En isolant les hommes, ils s’opposent autant au développement moral et social qu’à l’accroissement des richesses. L’Espagne a besoin qu’on invente le moyen de faire franchir les montagnes aux locomotives. Pressé par le temps, qui ne me permet plus guère de faire face à une correspondance de famille, je vais droit à la question du free-trade en France. En ce moment, nous sommes accablés. Les prohibitionnistes font de l’agitation à fond et à l’anglaise. Journaux, contributions, appels aux ouvriers, menaces au gouvernement, rien n’y manque. Quand je dis à l’ anglaise, j’entends qu’ils déploient beaucoup d’énergie et une véritable entente de l’agitation.

Sous ce rapport, nos provinces du Nord sont beaucoup plus avancées que nos départements méridionaux. — Et puis un intérêt plus actuel les aiguillonne. — Dans vingt-quatre heures ils ont fondé un journal, et nous… croiriez-vous que nous ne savons pas encore si Bordeaux veut ou ne veut pas nous aider ? Marseille et le Havre s’isolent, et leur seul motif est qu’ils ne nous trouvent pas assez pratiques, comme si nous avions autre chose à faire qu’à détruire une erreur publique. Mais je m’attendais à tout cela et à pis encore.

Je n’ai pas pu échapper à la nécessité de prendre sur moi le travail matériel. Le défaut d’argent, d’un côté, et les occupations de mes collègues, de l’autre, ne me laissaient que l’alternative de tout abandonner ou de boire ce calice. — Je vois passer dans le journal protectionniste et dans les [I-146] feuilles démocratiques les fallacies les plus étranges sans avoir le temps d’y répondre ; et il m’est même impossible de réunir les matériaux d’un second volume des Sophismes, quoique je les aie en suffisante quantité. Seulement, ils sont tous dans le genre Buffa, et je voudrais en entremêler quelques-uns de Seria. — Quant à une autre édition plus complète de « Cobden et la Ligue, » je n’y pense même plus.

Quelle différence, mon cher ami, si je pouvais aller de ville en ville parlant et écrivant !

Quoi qu’il en soit, l’opinion publique est éveillée et j’espère.

Il est à peu près décidé que nous émettrons notre premier numéro dans les premiers jours de décembre, sans savoir comment nous pourrons nous soutenir. Mais les bonnes causes ne doivent-elles pas compter sur la Providence ? — Je vous en enverrai un exemplaire toutes les fois que je pourrai vous rejoindre dans vos pérégrinations. J’espère aussi que vous nous ferez avoir des abonnés au dehors. Nous calculons qu’à 12 fr., il nous faudrait 5 000 abonnés pour faire nos frais. Nous pourrions alors nous passer de Marseille et du Havre. Malgré que nous devions être très-circonspects à l’égard des étrangers et surtout des Anglais, je ne pense pas qu’il y ait des inconvénients à ce que vos compatriotes nous aident à accroître la circulation de notre journal dans les contrées où la langue française est répandue.

Je reçois à l’instant une lettre de Bordeaux. Elle me donne l’espérance que nous serons aidés. Le maire y travaille cordialement.

Une autre bonne fortune m’arrive en ce moment. Les ouvriers m’engagent à aller les trouver et à m’entendre avec eux. Si je les avais, ils entraîneraient le parti démocratique. J’y ferai tous mes efforts.

[I-147]

 


 

Paris, 25 novembre 1846.

Mon cher ami, hier soir, nous avons tenu notre troisième séance publique. La salle Montesquieu était pleine et beaucoup de personnes n’ont pas pu entrer, ce qui est, à Paris, la circonstance la plus favorable pour attirer du monde. De nouvelles classes ont paru dans l’assemblée. J’avais envoyé des billets aux ouvriers et aux élèves des écoles de droit. Le public a été admirable ; et quoique les orateurs oublient quelquefois ce conseil de la sagesse, de la prudence et même de leur intérêt bien entendu, arrêtez-vous donc ! l’auditoire a écouté avec une attention religieuse, quand il n’était pas entraîné par l’enthousiasme. Nos orateurs ont été MM. Faucher, qui a commenté avec beaucoup de force et d’à-propos une lettre officielle des protectionnistes au conseil des ministres ; Peupin, ouvrier, qui aurait été parfait de verve et de simplicité, s’il avait su se renfermer dans son rôle, d’où il a un peu trop voulu sortir ; Ortolan, qui a fait un discours éloquent, et a considéré la question à un point de vue tout à fait neuf. Ce discours a enflammé l’auditoire et remué la fibre française. Enfin, Blanqui, qui a été aussi énergique que spirituel. — Notre digne président avait ouvert la séance par quelques paroles pleines de grâce et empreintes du bon ton que conserve encore notre aristocratie nominale. Je vous enverrai tout cela.

Parler en public a un attrait irrésistible pour le Français. Il est donc probable que nous serons accablés de demandes, et quant à moi je suis décidé à attendre que la parole me soit offerte. C’est m’exposer à attendre longtemps ; quoi qu’il en soit, je ne serais pas fâché de me tenir prêt au besoin. — Si donc il vous venait quelque idée neuve, quelqu’une de ces pensées qui, développées, puissent servir de texte à un bon discours, ne manquez pas de me l’indiquer. — Si ma santé ne peut se concilier avec la part de travail [I-148] intérieur qui m’est échue, je demanderai un congé et j’en profiterai pour aller à Lyon, Marseille, Nîmes, etc. Envoyez-moi donc tout ce qui pourra se présenter à votre esprit approprié à ces diverses villes. — Vous pourriez écrire ces pensées, à mesure qu’elles s’offrent à votre esprit, sur de petits morceaux de papier et les enfermer dans vos lettres. — Je me charge du verre d’eau dans lequel devront être délayées ces gouttes d’essence.

Particulièrement, je tiens à approfondir la question des salaires, c’est-à-dire l’influence de la liberté et de la protection sur le salaire. Je ne serais pas embarrassé de traiter cette grande question d’une manière scientifique ; et si j’avais un livre à faire là-dessus, j’arriverais peut-être à une démonstration satisfaisante. — Mais ce qui me manque, c’est une de ces raisons claires, saisissantes, propres à être présentées aux ouvriers eux-mêmes, et qui, pour être comprises, n’ont pas besoin de toutes les notions antérieures de valeur, numéraire, capital, concurrence, etc.

Adieu, mon cher ami, écrivez-moi de Barcelone. Je crois avoir un peu de fièvre et je me suis imposé la loi de ne rien faire aujourd’hui. C’est pourquoi je m’arrête, en vous renouvelant l’expression de mon amitié.

 


 

Paris, 20 décembre 1846.

Mon cher ami, j’avais perdu votre trace depuis quelque temps et je suis bien aise de vous savoir en France, dans ce pays le plus délicieux qu’il y ait au monde, s’il avait le sens commun. Ah ! mon ami, je m’attendais que nos adversaires exploiteraient contre nous les aveugles passions populaires, et entre autres la haine de l’étranger. Mais je ne croyais pas qu’ils réussiraient aussi bien. Ils ont soudoyé de nouveau la presse, et le mot d’ordre est de nous représenter comme des traîtres, des agents de Pitt et Cobourg. Croiriez-vous que, dans mon pays même, cette calomnie [I-149] a fait son chemin ! On m’écrit de Mugron, qu’on n’ose plus y parler de moi qu’en famille, tant l’esprit public y est monté contre notre entreprise. Je sais bien que cela passera, mais la question pour nous est de savoir combien de temps il faut à la raison pour avoir raison. Le 29 de ce mois, je dois parler à la salle Montesquieu, et mon projet est toucher ce sujet délicat et de développer cette idée : « L’oligarchie anglaise a pesé sur le monde, et c’est ce qui explique l’universelle défiance avec laquelle on accueille ce qui se fait de l’autre côté du détroit. Mais il y a un pays sur lequel elle a pesé plus que sur tout autre, et c’est l’Angleterre elle-même. Voilà pourquoi il y a en Angleterre, une classe qui résiste à l’oligarchie et la dépouille peu à peu de ses dangereux priviléges. C’est cette classe qui a conquis successivement l’émancipation catholique, la réforme électorale, l’abolition de l’esclavage et la liberté commerciale, et qui est sur le point de conquérir l’affranchissement des colonies. Elle travaille donc dans notre sens, et il est absurde de l’envelopper dans la même haine que nous devons réserver aux classes dominatrices de tous les pays. »

Voilà le texte. Je crois pouvoir l’habiller de manière à le faire passer [5] .

Que de choses j’aurais à vous dire, mon cher ami ! mais le temps me manque. — Je vous envoie les quatre premiers numéros de notre journal. J’y ai marqué ce qui est de moi. Je me suis vu contraint, sous peine de faire manquer l’entreprise, d’y mettre mon nom, et maintenant je ne puis supporter plus longtemps d’accepter la responsabilité de tout ce qui s’y dit. Cela va amener une crise, car il faut qu’on me laisse faire le journal comme je le veux ou qu’un autre le signe.

[I-150]

De tous les sacrifices que j’ai faits à la cause, celui-là est le plus grand. — Combattre à mon gré allait mieux à mon caractère ; tantôt faisant des articles sérieux et de longue haleine, tantôt allant à Lyon ou à Marseille, enfin, obéissant à ma nature sensitive. Me voilà au contraire attaché à la polémique quotidienne. Mais dans notre pays, c’est le champ de l’utilité.

Vous n’avez pas besoin d’introduction auprès de M. Rossi ; votre renommée vous donne accès partout. Cependant, puisque vous le désirez, je vais vous envoyer une lettre de M. Chevalier ou de quelque autre.

Maintenant, je crois que nos efforts doivent tendre à la diffusion de notre journal le Libre-Échange. Soyez convaincu que, dès que nous serons sortis des tiraillements inséparables d’un commencement, ce journal sera fait dans un bon esprit et pourra rendre de grands services, pourvu qu’il soit lu. Attachez-vous donc, dans vos voyages, à lui trouver des abonnés ; faites en sorte que les frontières de l’Italie ne lui soient pas fermées. Faites observer qu’il n’attaque aucune institution politique, aucune croyance religieuse. — L’Italie est le pays qui donne le plus d’abonnés au Journal des Économistes. Il doit en donner bien davantage au Libre-Échange, qui paraît toutes les semaines et ne coûte que 12 fr. — Ce n’est pas tout. Je pense que vous devriez écrire à Londres et à Manchester, car enfin the cry contre l’Angleterre n’empêche pas que nous ne puissions y trouver des abonnés. Des abonnements, c’est pour nous une question de vie et de mort. Mon cher Cobden, après avoir dirigé de si haut le mouvement en Angleterre, ne dédaignez pas l’humble mission de courtier d’abonnements.

J’ai vraiment honte de vous envoyer cette lettre faite à bâtons rompus et sans trop savoir ce que je dis. Je me réserve de vous écrire plus à l’aise, cette nuit et la suivante.

[I-151]

 


 

Paris, 25 décembre 1846.

Mon cher ami, j’ai communiqué votre lettre à Léon Faucher. Il dit que « vous ne connaissez pas la France. » Pour moi, je suis convaincu que nous ne pouvons réussir qu’en éveillant le sentiment de la justice, et que nous ne pourrions pas même prononcer le mot justice si nous admettions l’ombre de la protection. Nous en avons fait l’expérience ; et la seule fois que nous avons voulu faire des avances à une ville, elle nous a ri au nez. — C’est cette conviction et la certitude où je suis qu’elle n’est pas assez partagée qui m’a principalement engagé à accepter la direction du journal. — Non que ce soit une direction bien réelle : il y a un comité de rédaction qui a la haute main ; mais je puis espérer néanmoins de donner à l’esprit de cette feuille une couleur un peu tranchée. Quel sacrifice, mon ami, que d’accepter le métier de journaliste et de mettre mon nom au bas d’une bigarrure ! mais je ne vous écris pas pour vous faire mes doléances.

Marseille ne paraît, pas plus que Bordeaux, comprendre la nécessité de concentrer l’action à Paris. Cela nous affaiblit. Nos adversaires n’ont pas fait cette faute ; et quoique leur association recèle des germes innombrables de division, ils compriment ces germes par leur habileté et leur abnégation. Si vous avez occasion de voir les meneurs de Marseille, expliquez-leur bien la situation.

The cry contre l’Angleterre nous étouffe. On a soulevé contre nous de formidables préventions. Si cette haine contre la perfide Albion n’était qu’une mode, j’attendrais patiemment qu’elle passât. Mais elle a de profondes racines dans les cœurs. Elle est universelle, et je vous ai dit, je crois, que dans mon village on n’ose plus parler de moi qu’en famille. De plus, cette aveugle passion est si bien à la convenance des intérêts protégés et des partis politiques, [I-152] qu’ils l’exploitent de la manière la plus éhontée. Écrivain isolé, je pourrais les combattre avec énergie ; mais, membre d’une association, je suis tenu à plus de prudence.

D’ailleurs, il faut avouer que les événements ne nous favorisent pas. Le jour même où sir Robert Peel a consommé le free-trade, il a demandé un crédit de 25 millions pour l’armée, comme pour proclamer qu’il n’avait pas foi dans son œuvre, et comme pour refouler dans notre bouche nos meilleurs arguments. Depuis, la politique de votre gouvernement est toujours empreinte d’un esprit de taquinerie qui irrite le peuple français et lui fait oublier ce qui pouvait lui rester d’impartialité. Ah ! si j’avais été ministre d’Agleterre ! à l’occasion de Cracovie, j’aurais dit : « Les traités de 1815 sont rompus. La France est libre ! l’Angleterre combattit le principe de la révolution française jusqu’à Waterloo. Aujourd’hui, elle a une autre politique, celle de la non-intervention dans toute son étendue. Que la France rentre dans ses droits, comme l’Angleterre dans une éternelle neutralité. » — Et joignant l’acte aux paroles, j’aurais licencié la moitié de l’armée et les trois quarts des marins. Mais je ne suis pas ministre.

 


 

Paris, 10 janvier 1847.

Mon cher ami, j’ai reçu presque en même temps vos deux lettres écrites de Marseille. Je vous approuve de n’avoir fait que passer dans cette ville ; car Dieu sait comment on aurait interprété un plus long séjour. Mon ami, l’obstacle qui nous viendra des préventions nationales est beaucoup plus grave et durera plus que vous ne paraissez le croire. Si les monopoleurs avaient excité l’anglophobie pour le besoin de la cause, cette manœuvre stratégique pourrait être aisément déjouée. En tout cas, la France, en bien peu de temps, découvrirait le piége. Mais ils exploitent un sentiment préexistant, qui a de profondes racines dans les [I-153] cœurs, — et vous le dirai-je ? qui, quoique égaré et exagéré, a son explication et sa justification. Il n’est pas douteux que l’oligarchie anglaise a pesé douloureusement sur l’Europe ; que sa politique de bascule, tantôt soutenant les despotes du Nord, pour comprimer la liberté au Midi, tantôt excitant le libéralisme au Midi pour contenir le despotisme du Nord, n’ait dû éveiller partout une infaillible réaction. Vous me direz qu’il ne faut jamais confondre les peuples avec leurs gouvernements. C’est bon pour les penseurs. Mais les nations se jugent entre elles par l’action extérieure qu’elles exercent les unes sur les autres. Et puis, je vous l’avoue, cette distinction est un peu subtile. Les peuples sont solidaires jusqu’à un certain point de leurs gouvernements, qu’ils laissent faire quand ils ne les aident pas. La politique constante de l’oligarchie britannique a été de compromettre la nation dans ses intrigues et ses entreprises, afin de la mettre en état d’hostilité avec le génie humain et la tenir ainsi sous sa dépendance. Maintenant cette hostilité générale se manifeste ; c’est un juste châtiment de fautes passées, et il survivra longtemps à ces fautes mêmes.

Ainsi le sentiment national dont les monopoleurs se servent est très-réel. Ajoutez qu’il sert admirablement les partis. Les démocrates, les républicains et l’opposition de la gauche l’exploitent à qui mieux mieux, ceux-là pour dépopulariser le roi, ceux-ci pour renverser M. Guizot. — Vous conviendrez que les monopoleurs ont trouvé là une puissance bien dangereuse.

Pour déjouer cette manœuvre, l’idée m’était venue de commencer par reconnaître le machiavélisme et la politique envahissante de l’oligarchie britannique ; de dire ensuite : « Qui en a souffert plus que le peuple anglais lui-même ? » de montrer le sentiment d’opposition qu’elle a de tout temps rencontré en Angleterre ; de faire voir ce sentiment [I-154] résistant, en 1773, à la guerre contre l’indépendance américaine, en 1791, à la guerre contre la révolution française. Ce sentiment fut alors comprimé, mais non étouffé, il vit encore, il se fortifie, il grandit, il devient l’opinion publique. C’est lui qui a arraché à l’oligarchie l’émancipation catholique, l’extension du suffrage électoral, l’abolition de l’esclavage et récemment la destruction des monopoles. C’est encore lui qui lui arrachera l’affranchissement commercial des colonies. — Et à ce sujet, je ferai voir que l’affranchissement commercial conduit à l’affranchissement politique. Donc la politique envahissante a cessé d’être, car on ne renonce pas à des envahissements accomplis pour courir après des envahissements nouveaux.

Ensuite, par des traductions de vous, de Fox, de Thompson, je montrerai que la Ligue est l’organe et la manifestation de ce sentiment qui s’harmonise avec celui de l’Europe, etc., etc., vous devinez le reste. — Mais il faudrait du temps et de la force, et je n’ai ni l’un ni l’autre. — Ne pouvant écrire, tel sera le texte de la fin de mon prochain discours à la salle Montesquieu. Au reste, je ne dirai rien que je ne le pense.

Que vous êtes heureux d’être sous le ciel d’Italie ! quand verrai-je aussi les champs, la mer, les montagnes ! ô rus ! quando ego te aspiciam ! et surtout quand serai-je au milieu de ceux qui m’aiment ! Vous avez fait des sacrifices, vous ; mais c’était pour fonder l’édifice de la civilisation. En conscience, mon ami, est-on tenu à la même abnégation quand on ne peut que porter un grain de sable au monument ? Mais il fallait faire ces réflexions avant ; maintenant, l’épée est sortie du fourreau. Elle n’y rentrera plus. Le monopole ou votre ami iront avant au Père Lachaise.

[I-155]

 


 

Paris, 20 mars 1847.

Mon cher ami, j’étais bien en peine et même bien surpris de ne pas recevoir de vos nouvelles. Je me disais : Le free-trade atmosphère de l’Italie lui aurait-elle fait oublier notre région prohibitionniste ? chaque jour je pensais à vous écrire ; mais où vous trouver, à qui adresser mes lettres ? Enfin, je reçois la vôtre du 7. — Après m’être réjoui d’apprendre que vous jouissez, ainsi que madame Cobden, d’une bonne santé, j’éprouve une autre satisfaction, celle de voir l’Italie si avancée dans la bonne doctrine. Ainsi ma pauvre France, si en avant des autres nations sous tant de rapports, se laisse distancer en économie politique. Mon orgueil national devrait en souffrir, mais je vous le dis, mon ami, bien bas et à l’oreille, j’ai peu de ce patriotisme, et si ce n’est pas mon pays qui projette la lumière, je désire au moins qu’elle brille dans d’autres cieux. Amica patria, sed magis amica veritas ; et je dis à la paix, au bonheur de l’humanité, à la fraternité des peuples, comme Lamartine à l’enthousiasme :

Viens du couchant ou de l’aurore.

Je vous écris, mon cher Cobden, deux heures avant mon départ pour Mugron où m’appelle, en toute hâte, la sérieuse maladie d’une vieille tante qui m’a servi de mère depuis que j’eus le malheur, dans mon enfance, de perdre la mienne. Pendant mon absence comment ira notre journal ? je l’ignore, et mon nom n’y restera pas moins attaché ! — C’est vraiment une entreprise bien difficile, car on ne peut pas faire la moindre allusion aux passing events sans risquer de froisser la susceptibilité politique de quelque collègue. Ce soin assidu d’éviter tout ce qui peut contrarier les partis politiques — (puisque tous sont représentés dans notre association) nous prive des trois quarts de nos forces. [I-156] Quel bien immense notre journal pourrait faire s’il mettait en contraste l’inanité et le danger de la politique actuelle avec la grandeur et la sécurité de la politique libre-échangiste ! Avant la fondation du journal, j’avais le projet de publier chaque mois un petit volume, dans le genre des Sophismes, où j’aurais eu mes coudées franches. Je crois vraiment qu’il eût été plus utile que le journal lui-même.

Notre agitation s’agite fort peu. Il nous manque toujours un homme d’action. Quand surgira-t-il ? je l’ignore. Je devrais être cet homme, j’y suis poussé par la confiance unanime de mes collègues, but I cannot. Le caractère n’y est pas, et tous les conseils du monde ne peuvent point faire d’un roseau un chêne. Enfin, quand la question pressera les esprits, j’espère bien voir apparaître un Wilson.

Je vous envoie les cinq à six derniers numéros du Libre-Échange. Il est bien peu répandu, mais il m’a été assuré qu’il ne laissait pas que d’exercer quelque influence sur plusieurs de nos leading men.

Il paraît que notre ministère n’osera pas présenter cette année une loi de douane qui introduise dans la législation actuelle des changements sérieux. Cela décourage quelques-uns de nos amis. Quant à moi, je ne désire même pas des modifications actuelles. Arrière les lois qui précèdent le progrès de l’opinion ! et je ne désire pas pour mon pays autant le free-trade que l’esprit du free-trade. Le free-trade, c’est un peu plus de richesse ; l’esprit du free-trade, c’est la réforme de l’intelligence même, c’est-à-dire la source de toutes les réformes.

Vous me parlez de Naples, de Rome, de la Sardaigne et du Piémont. Mais vous ne me dites rien de la Toscane. Cependant ce pays doit être très-curieux à observer. Si vous rencontrez quelque bon ouvrage sur l’état de ce pays, tâchez de me l’envoyer. Je ne serais pas fâché d’avoir aussi dans mon humble bibliothèque quelques-uns des plus anciens [I-157] économistes italiens, par exemple : Nicolo Donato. Je me figure que si la renommée n’était pas quelque peu capricieuse, Turgot et Ad. Smith, tout en conservant la gloire de grands hommes, perdraient celle d’inventeurs.

 


 

Paris, 20 avril 1847.

Mon cher ami, votre lettre du 7, écrite de Rome, m’a retrouvé à mon poste. Je suis allé passer vingt jours auprès d’une parente malade. J’espérais que ce voyage me rendrait aussi la santé, mais il n’en est pas ainsi. La grippe a dégénéré en rhume obstiné, et dans ce moment je crache le sang. Ce qui m’étonne et m’épouvante, c’est de voir combien quelques gouttes de sang sorties du poumon peuvent affaiblir notre pauvre machine et surtout la tête. Le travail m’est impossible et très-probablement je vais demander au conseil l’autorisation de faire une autre absence. J’en profiterai pour aller à Lyon et à Marseille, afin de resserrer les liens de nos diverses associations, qui ne marchent pas aussi d’accord que je le voudrais.

Je n’ai pas besoin de vous dire combien je partage votre opinion sur les résultats politiques du libre-échange. On nous accuse, dans le parti démocratique et socialiste, d’être voués au culte des intérêts matériels et de tout ramener à des questions de richesses. J’avoue que lorsqu’il s’agit des masses, je n’ai pas ce dédain stoïque pour la richesse. Ce mot ne veut pas dire quelques écus de plus ; il signifie du pain pour ceux qui ont faim, des vêtements pour ceux qui ont froid, de l’éducation, de l’indépendance, de la dignité. — Mais, après tout, si le résultat du libre-échange devait être uniquement d’accroître la richesse publique, je ne m’en occuperais pas plus que de toute autre question agricole ou industrielle. Ce que je vois surtout dans notre agitation, c’est l’occasion de combattre quelques préjugés et de faire pénétrer dans le public quelques idées justes. C’est là un [I-158] bien indirect cent fois supérieur aux avantages directs de la liberté commerciale ; et si nous éprouvons tant d’obstacles dans la diffusion de notre démonstration économique, je crois que la Providence nous a ménagé ces obstacles, précisément pour que le bien indirect se fasse. Si la liberté était proclamée demain, le public resterait dans l’ornière où il est sous tous les autres rapports ; mais, au début, je suis obligé de ne toucher qu’avec un extrême ménagement à ces idées accessoires, afin de ne pas heurter nos propres collègues. Aussi je consacre mes efforts à élucider le problème économique. Ce sera le point de départ de vues plus élevées. Que Dieu me donne encore trois ou quatre ans de force et de vie ! Quelquefois je me dis que si j’eusse travaillé seul et pour mon compte, je n’aurais pas eu tous ces ménagements à garder, et ma carrière eût été plus utile.

Pendant les vingt jours où j’ai été absent, quelques dissentiments ont éclaté dans le sein de notre association. C’est au sujet de cette difficile nuance entre le droit fiscal et le droit protecteur. Quelques-uns de nos collègues se sont retirés, et il se rencontre que ce sont les plus laborieux. Ils voulaient réserver la question fiscale même à l’occasion du blé. La majorité a demandé la franchise complète sur les subsistances et les matières premières. Voilà une première cause de désorganisation. Il y en a une seconde dans nos finances, qui sont loin de suffire. C’est par ce motif que je désire faire le voyage du Midi. Je ne partirai pas sans vous en prévenir.

Je connaissais la réforme de Naples ; M. Bursotti avait eu la complaisance de m’envoyer des documents là-dessus. Je les donnai à mon collaborateur Garnier, qui sans doute les a égarés, puisqu’il ne me les rapporte pas. Si vous avez occasion de revoir M. Bursotti, veuillez lui présenter mes respects et l’expression de ma profonde estime. J’en dis autant de MM. Pettiti, Scialoja, etc.

[I-159]

Vous me parlez de l’état de notre presse périodique ; mais probablement vous ne connaissez pas toute l’étendue et la profondeur du mal. L’art d’écrire est si vulgaire qu’une foule de jeunes gens de vingt ans régentent le monde par la presse avant d’avoir eux-mêmes rien étudié et rien appris. Mais ce n’est pas là ce qu’il y a de pire. Les meneurs sont tous attachés à des hommes politiques, et toute question devient, entre leurs mains, question ministérielle. Plût à Dieu que le mal s’arrêtât là ! Il y a de plus la vénalité qui n’a pas de bornes. Les préjugés, les erreurs, les calomnies sont tarifés à tant la ligne. L’un se vend aux Russes, l’autre à la protection, celui-ci à l’université, celui-là à la banque, etc… Nous nous disons civilisés ! Mais vraiment je crois que c’est tout au plus si nous avons un pied dans la voie de la civilisation.

Me permettez-vous, mon cher ami, de n’admettre que sous réserve l’exactitude de cet axiome : « Le commerce est l’échange du superflu contre le nécessaire ? » Quand deux hommes, pour exécuter plus de besogne dans le même temps, conviennent de se partager le travail, peut-on dire que l’un des deux, ou même aucun des deux, donne le superflu ? Le pauvre diable qui travaille douze heures par jour pour avoir du pain donne-t-il son superflu ? Le commerce, à ce que je crois, n’est autre chose que la séparation des occupations, la division du travail.

Il serait à désirer que le Pape fît connaître ses vues économiques, alors même qu’il ne pourrait pas les exécuter. Cela disposerait en notre faveur une partie du clergé français, qui n’a pas de grandes lumières sur notre cause, mais qui n’a pas non plus de répugnances contraires.

 


 

Paris, 5 juillet 1847.

Mon bien cher ami, les détails que vous me donnez sur l’Italie et l’état des connaissances économiques dans ce [I-160] pays m’ont vivement intéressé. J’ai reçu la précieuse collection [6] que vous avez eu la bonté de m’envoyer. Hélas ! quand pourrai-je seulement y jeter les yeux ! Du moins, je la tiendrai à la disposition de tous mes amis, afin que, d’une manière ou d’une autre, vos généreuses intentions ne soient pas sans résultat.

Vous voulez bien vous préoccuper de ma santé. Je suis presque toujours enrhumé ; et s’il en est ainsi en juillet, que sera-ce en décembre ? Mais ce qui m’occupe le plus, c’est l’état de mon cerveau. Je ne sais ce que sont devenues les idées qu’il me fournissait autrefois en trop grande abondance. Maintenant, je cours après et ne puis pas les rattraper. Cela m’alarme. — Je sens, mon cher ami, que j’aurais dû rester tout à fait en dehors de l’association et conserver la liberté de mes allures, écrire et parler à mon heure et à ma guise. — Au lieu de cela, je suis enchaîné de la manière la plus indissoluble, par le domicile, par le journal, par les finances, par l’administration, etc., etc. ; et le pis est que cela est irrémédiable, attendu que tous mes collègues sont occupés et ne peuvent guère s’occuper de nos affaires que pendant la durée de nos rares réunions.

Mon ami, l’ignorance et l’indifférence dans ce pays, en matière d’économie politique, dépassent tout ce que j’aurais pu me figurer. Ce n’est pas une raison pour se décourager, au contraire, c’en est une pour nous donner le sentiment de l’utilité, de l’urgence même de nos efforts. Mais je comprends aujourd’hui une chose : c’est que la liberté commerciale est un résultat trop éloigné pour nous. Heureux si nous pouvons déblayer la route de quelques obstacles. — Le plus grand n’est pas le parti protectionniste, mais le socialisme avec ses nombreuses ramifications. — S’il n’y avait que les monopoleurs, ils ne résisteraient pas à la discussion. [I-161] — Mais le socialisme leur vient en aide. Celui-ci admet la liberté en principe et renvoie l’exécution après l’époque où le monde sera constitué sur le plan de Fourier ou tout autre inventeur de société. — Et, chose singulière, pour prouver que jusque-là la liberté sera nuisible, ils reprennent tous les arguments des monopoleurs : balance du commerce, exportation du numéraire, supériorité de l’Angleterre, etc., etc.

D’après cela, vous me direz que combattre les monopoleurs, c’est combattre les socialistes. — Non. — Les socialistes ont une théorie sur la nature oppressive du capital, par laquelle ils expliquent l’inégalité des conditions, et toutes les souffrances des classes pauvres. Ils parlent aux passions, aux sentiments, et même aux meilleurs instincts des hommes. Ils séduisent la jeunesse, montrant le mal et affirmant qu’ils possèdent le remède. Ce remède consiste en une organisation sociale artificielle de leur invention, qui rendra tous les hommes heureux et égaux, sans qu’ils aient besoin de lumières et de vertus. — Encore si tous les socialistes étaient d’accord sur ce plan d’organisation, on pourrait espérer de le ruiner dans les intelligences. Mais vous comprenez que, dans cet ordre d’idées, et du moment qu’il s’agit de pétrir une société, chacun fait la sienne, et tous les matins nous sommes assaillis par des inventions nouvelles. Nous avons donc à combattre une hydre à qui il repousse dix têtes quand nous lui en coupons une.

Le malheur est que cette méthode a un puissant attrait pour la jeunesse. On lui montre des souffrances ; et par là on commence par toucher son cœur. Ensuite on lui dit que tout peut se guérir, au moyen de quelques combinaisons artificielles ; et par là on met son imagination en campagne. Combien de peine a-t-elle ensuite à vous écouter quand vous venez la désillusionner, en lui exposant les belles mais sévères lois de l’économie sociale, et lui dire : « Pour extirper le mal de ce monde (et encore cette partie du mal sur [I-162] lequel la puissance humaine a quelque action) le procédé est plus long ; il faut extirper le vice et l’ignorance. »

Frappé du danger de la voie dans laquelle se précipite la jeunesse, j’ai pris le parti de lui demander de m’entendre. J’ai réuni les élèves des écoles de Droit et de Médecine, c’est-à-dire ces jeunes hommes qui dans quelques années gouverneront le monde ou du moins la France. Ils m’ont écouté avec bienveillance, avec sympathie, mais, comme vous pensez bien, sans trop me comprendre. N’importe ; puisque l’expérience est commencée, je la suivrai jusqu’au bout. Vous savez que j’ai toujours dans la tête le plan d’un petit ouvrage intitulé les Harmonies économiques. C’est le point de vue positif dont les sophismes sont le point de vue négatif. Pour préparer le terrain, j’ai distribué à ces jeunes gens les Sophismes. Chacun en a reçu un exemplaire. J’espère que cela désobstruera un peu leur esprit, et, au retour des vacances, je me propose de leur exposer méthodiquement les harmonies.

Vous comprenez à présent, mon ami, combien je tiens à ma santé ! oh ! que la bonté divine me donne au moins encore un an de force ! qu’elle me permette d’exposer devant mes jeunes concitoyens ce que je considère comme la vraie théorie sociale, sous ces douze chapitres : Besoins, production, propriété, concurrence, population, liberté, égalité, responsabilité, solidarité, fraternité, unité, rôle de l’opinion publique ; et je remettrai sans regret, — avec joie, — ma vie entre ses mains !

Adieu, mon ami, veuillez remercier madame Cobden de son bon souvenir et recevez tous deux les vœux que je forme pour votre bonheur.

 


 

Paris, 15 octobre 1847.

Mon cher ami, j’apprends avec bien du plaisir, par les journaux de ce matin, votre retour à Londres. Il y a si [I-163] longtemps que je n’ai eu de vos nouvelles ! J’espère que vous ne négligerez pas de m’écrire dès que vous serez un peu reposé de vos fatigues, et que vous me parlerez des dispositions que vous avez rencontrées dans le nord de l’Europe, sur notre question.

Ici, le progrès est lent, si même il y a progrès. La crise des subsistances, la crise financière sont venues obscurcir nos doctrines. Il semble que la Providence accumule les difficultés au commencement de notre œuvre et se plaise à la rendre plus difficile. Peut-être entre-t-il dans ses desseins que le triomphe soit chèrement acheté, qu’aucune objection ne reste en arrière, afin que la liberté n’entre dans nos lois qu’après avoir pris possession de l’opinion publique. Aussi je ne regarderai pas les retards, les difficultés, les obstacles, les épreuves comme un malheur pour notre cause. En prolongeant la lutte, elles nous mettent à même d’éclaircir non-seulement la question principale, mais beaucoup de questions accessoires qui sont aussi importantes que la question principale elle-même. Le succès législatif s’éloigne, mais l’opinion mûrit. Je ne me plaindrais donc pas, si nous étions à la hauteur de notre tâche. Mais nous sommes bien faibles. Notre personnel militant se réduit à quatre ou cinq athlètes presque tous fort occupés d’autre chose. Moi-même je manque d’instruction pratique ; mon genre d’esprit, qui est de creuser dans les principes, me rend impropre à discuter, comme il le faudrait, les événements à mesure qu’ils s’accumulent. De plus, les forces intellectuelles m’abandonnent avec les forces physiques. Si je pouvais traiter avec la nature et échanger dix ans de vie souffreteuse contre deux ans de vigueur et de santé, le marché serait bientôt conclu.

De grands obstacles nous viennent aussi de votre côté de la Manche. Mon cher Cobden, il faut que je vous parle en toute franchise. En adoptant le Libre-Échange, [I-164] l’Angleterre n’a pas adopté la politique qui dérive logiquement du Libre-Échange. Le fera-t-elle ? Je n’en doute pas ; mais quand ? Voilà la question. La position que vous et vos amis prendrez dans le parlement aura une influence immense sur notre entreprise. Si vous désavouez énergiquement votre diplomatie, si vous parvenez à faire réduire vos forces navales, nous serons forts. Sinon, quelle figure ferons-nous devant le public ? Quand nous prédisons que le Libre-Échange entraînera la politique anglaise dans la voie de la justice, de la paix, de l’économie, de l’affranchissement colonial, est-ce que la France est tenue de nous croire sur parole ? Il existe une défiance invétérée contre l’Angleterre, je dirai même un sentiment d’hostilité, aussi ancien que les noms mêmes de Français et d’ Anglais. Eh bien, ce sentiment est excusable. Son tort est d’envelopper tous vos partis et tous vos concitoyens dans la même réprobation. Mais les nations ne doivent-elles pas se juger entre elles par leurs actes extérieurs ? On dit souvent qu’il ne faut pas confondre les nations avec leurs gouvernements. Il y a du vrai et du faux dans cette maxime ; et j’ose dire qu’elle est fausse à l’égard des peuples qui ont des moyens constitutionnels de faire prévaloir l’ opinion. Considérez que la France n’a pas d’instruction économique. Lors donc qu’elle lit l’histoire, lorsqu’elle y voit les envahissements successifs de l’Angleterre, quand elle étudie les moyens diplomatiques qui ont amené ces envahissements, quand elle voit un système séculaire suivi avec persévérance, soit que les wighs ou les torys tiennent le timon de l’État, quand elle lit dans vos journaux qu’en ce moment l’Angleterre a 34 000 marins à bord des vaisseaux de guerre, comment voulez-vous qu’elle se fie, pour un changement dans votre politique, à la force d’un principe que d’ailleurs elle ne comprend pas ? Il lui faut autre chose ; il lui faut des faits. Rendez donc la liberté commerciale à vos colonies, [I-165] détruisez votre Acte de navigation, surtout licenciez votre marine militaire, n’en gardez que ce qui est indispensable pour votre sécurité, diminuez ainsi vos charges, vos dettes, soulagez votre population, ne menacez plus les autres peuples et la liberté des mers ; et alors, soyez-en sûrs, la France ouvrira les yeux.

Mon cher Cobden, dans un discours que j’ai prononcé à Lyon, j’ai osé prédire que cette législature, qui a sept ans devant elle, mettrait votre système politique en harmonie avec votre système économique. « Avant sept ans, ai-je dit, l’Angleterre aura diminué ses armées de terre et de mer de moitié. » Ne me faites pas mentir. — Je n’ai rencontré qu’incrédulité. On me blâme de faire le prophète ; on me prend pour un fanatique à vue courte qui ne comprend pas la ruse britannique ; mais moi j’ai confiance dans deux forces, la force de la vérité, et la force de vos vrais intérêts.

Je ne suis pas très-profondément instruit de ce qui se passe à Athènes et à Madrid. Ce que je puis vous dire, c’est que Palmerston et Bulwer inspirent une défiance universelle. Vous me répondrez que si M. Bulwer intrigue à Madrid, M. de Glucksberg en fait autant. Soit. Mais si l’un agit contre l’intérêt de la France, comme l’autre contre l’intérêt de l’Angleterre, il y a néanmoins cette différence que l’Angleterre se vante de connaître ses intérêts. Nous sommes encore dans les vieilles idées. Est-il surprenant que nos actes s’en ressentent ? Mais vous, qui vous êtes défaits des idées, repoussez donc les actes. Désavouez Palmerston et Bulwer. Rien ne servira autant à nous mettre, nous libre-échangistes, dans une excellente position vis-à-vis du public. Il y a plus, je désirerais que vous me dissiez la position que vous comptez prendre dans cette affaire au parlement. Je commencerais à préparer ici l’opinion publique.

Je vous l’avoue, mon cher ami, quoique ennemi de tout charlatanisme, si vous êtes en majorité et en mesure [I-166] d’inaugurer une politique nouvelle, conforme aux principes du free-trade, je voudrais que vous le fissiez avec quelque éclat et quelque solennité. Je souhaite, si vous diminuez votre marine militaire, que vous rattachiez explicitement cette mesure au free-trade ; que vous proclamiez bien haut que l’Angleterre a fait fausse route, et que son but actuel étant diamétralement opposé à celui qu’elle a poursuivi jusqu’ici, les moyens doivent être opposés aussi.

Je ne vous parle pas des vins. Je vois que votre situation financière ne vous permet pas de grandes réformes fiscales. Mais une modération de droits qui ne nuise pas à vos revenus, est-ce trop demander ? Je désirerais que ce fût vous personnellement qui fissiez cette proposition ; et je vous dirai pourquoi une autre fois. Je n’ai plus de place que pour vous assurer de mon amitié.

 


 

Paris, 9 novembre 1847.

Mon cher Cobden, j’ai lu avec bien de l’intérêt ce que vous me dites de votre voyage, et je compte retirer autant de plaisir que d’instruction des articles que vous vous proposez d’envoyer au Journal des Économistes. M. Say vous a déjà écrit à ce sujet. Il saisit toujours avec empressement l’occasion de donner de la valeur à ce recueil, dont il est le fondateur et le soutien. Votre correspondance est une bonne fortune pour lui. Je vous adjure très-sincèrement d’y consacrer une partie du temps dont vous pourrez disposer. La cause que nous servons ne se renferme pas dans les limites d’une nation. Elle est universelle et ne trouvera sa solution que dans l’adhésion de tous les peuples. Vous ne pouvez donc rien faire de plus utile que d’accroître le mérite et la circulation du Journal des Économistes. Cette revue ne me satisfait pas complétement ; je regrette maintenant de n’en avoir pas pris la direction. Cette propagande [I-167] philosophique et rationnelle m’eût mieux convenu que la polémique quotidienne.

Les difficultés s’accumulent autour de nous ; nous n’avons pas pour adversaires seulement des intérêts. L’ignorance publique se révèle maintenant dans toute sa triste étendue. En outre, les partis ont besoin de nous abattre. Par un enchaînement de circonstances, qu’il serait trop long de rapporter, ils sont tous contre nous. Tous aspirent au même but : la Tyrannie. Ils ne diffèrent que sur la question de savoir en quelles mains l’arbitraire sera déposé. Aussi, ce qu’ils redoutent le plus, c’est l’esprit de la vraie liberté. Je vous assure, mon cher Cobden, que si j’avais vingt ans de moins et de la santé, je prendrais le bon sens pour ma cuirasse, la vérité pour ma lance, et je me croirais sûr de les vaincre. Mais hélas ! l’âme, malgré sa noble origine, ne peut rien faire sans le corps.

Ce qui m’afflige surtout, moi qui porte au cœur le sentiment démocratique dans toute son universalité, c’est de voir la démocratie française en tête de l’opposition à la liberté du commerce. Cela tient aux idées belliqueuses, à l’exagération de l’honneur national, passions qui semblent reverdir à chaque révolution. 1830 les a manured. Vous me dites que nous nous sommes trop laissé prendre au piége tendu par les protectionnistes, et que nous aurions dû négliger leurs arguments anglophobes. Je crois que vous avez tort. Il est sans doute utile de tuer la protection, mais il est plus utile encore de tuer les haines nationales. Je connais mon pays ; il porte au cœur un sentiment vivace où le vrai se mêle au faux. Il voit l’Angleterre capable d’écraser toutes les marines du monde ; il la sait d’ailleurs dirigée par une oligarchie sans scrupules. Cela lui trouble la vue et l’empêche de comprendre le Libre-Échange. Je dis plus, quand même il le comprendrait, il n’en voudrait pas pour ses avantages purement économiques. Ce qu’il faut lui [I-168] montrer surtout, c’est que la liberté des échangea fera disparaitre les dangers militaires qu’il redoute. — Pour moi, j’aimerais mieux combattre quelques années de plus et vaincre les préjugés nationaux aussi bien que les préjugés économiques. Je ne suis pas fâché que les protectionnistes aient choisi ce champ de bataille. — Mon intention est de publier, dans notre journal, les débats du parlement et principalement les discours des free-traders.

 


 

Le 15.

Mon ami, je ne vous cacherai pas que je suis effrayé du vide qui se fait autour de nous. Nos adversaires sont pleins d’audace et d’ardeur. Nos amis au contraire se découragent et deviennent indifférents. Que nous sert d’avoir mille fois raison, si nous ne pouvons nous faire entendre ? La tactique des protectionnistes, bien secondés par les journaux, est de nous laisser avoir raison tout seuls.

 


 

Paris, 25 février 1848.

Mon cher Cobden, vous savez déjà nos événements. Hier nous étions une monarchie, aujourd’hui nous sommes une république.

Je n’ai pas le temps de raconter, je veux seulement vous soumettre un point de vue de la plus haute importance.

La France veut la paix et en a besoin. Ses dépenses vont s’accroître, ses recettes s’affaiblir et son budget est déjà en  déficit. Donc, il lui faut la paix et la réduction de son état militaire.

Sans cette réduction, pas d’économie sérieuse possible, par conséquent pas de réforme financière, pas d’abolition de taxes odieuses. — Et sans cela, la révolution se dépopularise.

Or, la France, vous le comprendrez, ne peut pas prendre [I-169] l’initiative du désarmement. Il serait absurde de le lui demander.

Voyez les conséquences. Ne désarmant pas, elle ne peut rien réformer, et ne réformant rien, ses finances la tuent.

Le seul fait que l’étranger conserve ses forces nous réduit donc à périr. Or, nous ne voulons pas périr. Donc, si les nations étrangères ne nous mettent pas à même de désarmer en désarmant elles-mêmes, s’il nous faut tenir trois ou quatre cent mille hommes sur pied, nous serons entraînés à la guerre de propagande. C’est forcé. Car alors, le seul moyen d’arriver à respirer, chez nous, sera de créer des embarras à tous les rois de l’Europe.

Si donc l’étranger comprend notre situation et ses dangers, il n’hésitera pas à nous donner cette preuve de confiance de désarmer sérieusement. Par là, il nous mettra à même d’en faire autant, de rétablir nos finances, de soulager le peuple, d’accomplir l’œuvre qui nous est dévolue.

Si, au contraire, l’étranger juge prudent de rester armé, je n’hésite pas à dire que cette prétendue prudence est de la plus haute imprudence, car elle nous réduira à l’extrémité que je viens de vous dire.

Plaise au ciel que l’Angleterre comprenne et fasse comprendre ! Elle sauverait l’avenir de l’Europe. Que si elle consulte les traditions de la vieille politique, je vous défie bien de me dire comment nous pourrons échapper aux conséquences.

Méditez cette lettre, cher Cobden, pesez-en toutes les expressions. Voyez par vous-même si tout ce que je vous dis n’est pas inévitable.

Si vous restez armés, nous restons armés sans mauvaise intention. Mais restant armés, nous succomberons sous le poids de taxes impopulaires. Aucun gouvernement n’y pourra tenir. Ils auront beau se succéder, ils [I-170] rencontreront tous la même difficulté ; et un jour viendra où l’on dira : Puisque nous ne pouvons renvoyer l’armée dans ses foyers, il faut l’envoyer soulever les peuples.

Si vous désarmez dans une forte proportion, si vous vous unissez fortement à nous pour conseiller à la Prusse la même politique, à cette condition, une ère nouvelle peut surgir et surgira du 24 février.

 


 

Paris, 26 février 1848.

Mon cher Cobden, je donnerais beaucoup d’argent (si j’en avais), pour voir un moment M. de Lamartine notre ministre des Affaires étrangères. Mais je ne puis arriver à lui.

Je voudrais aller à Londres, mais non sans l’avoir vu, parce qu’il faut bien lui soumettre les idées que j’aurais à vous communiquer.

L’Angleterre peut faire un bien immense, sans se nuire le moins du monde. Elle peut substituer chez nous l’attachement sincère à de funestes préventions. Elle n’a qu’à le vouloir. Par exemple, pourquoi ne ferait-elle pas cesser spontanément sa sourde opposition à notre triste conquête algérienne ? Pourquoi ne ferait-elle pas cesser spontanément les dangers qui naissent du droit de visite ? Pourquoi laisser s’enraciner chez nous l’idée qu’elle veut nous humilier ? Pourquoi attendre que les circonstances enveniment ces affaires ? Quel magnifique spectacle si l’Angleterre disait : « Quand la France aura choisi un gouvernement, l’Angleterre s’empressera de le reconnaître, et, pour preuve de sa sympathie, elle reconnaîtra aussi l’Algérie comme française, et renoncera au droit de visite dont elle aperçoit du reste l’inefficacité et les inconvénients ! »

Dites-moi, mon cher Cobden, ce que de tels actes coûteraient à votre pays, s’ils étaient faits, comme je le dis, spontanément ?

[I-171]

Ici nous ne pouvons pas tirer de l’idée des Français que l’Angleterre convoite l’Algérie. C’est absurde ; mais les apparences y sont.

Nous ne pouvons pas effacer des esprits la pensée que le droit de visite entre dans votre politique. C’est encore absurde ; mais les apparences y sont.

Au nom de la paix et de l’humanité, provoquez ces grandes mesures ! Faisons donc une fois de la diplomatie populaire, et faisons-la en temps utile.

Écrivez-moi ; dites-moi franchement si un voyage à Londres, entrepris dans ces vues, sous les auspices de M. de Lamartine, aurait quelques chances d’amener un résultat. Je lui montrerai votre lettre.

 


 

Mugron, 5 avril 1848.

Mon cher ami, me voici dans ma solitude. Que ne puis-je m’y ensevelir pour toujours, et y travailler paisiblement à cette synthèse économique, que j’ai dans la tête et qui n’en sortira jamais ! — Car, à moins d’un revirement subit dans l’opinion du pays, je vais être envoyé à Paris chargé du terrible mandat de Représentant du Peuple. Si j’avais de la force et de la santé, j’accepterais cette mission avec enthousiasme. Mais que pourront ma faible voix, mon organisation maladive et nerveuse au milieu des tempêtes révolutionnaires ? Combien il eût été plus sage de consacrer mes derniers jours à creuser, dans le silence, le grand problème de la destinée sociale ; d’autant que quelque chose me dit que je serais arrivé à la solution. Pauvre village, humble toit de mes pères, je vais vous dire un éternel adieu ; je vais vous quitter avec le pressentiment que mon nom et ma vie, perdus au sein des orages, n’auront pas même cette modeste utilité pour laquelle vous m’aviez préparé !…

Mon ami, je suis trop loin du théâtre des événements [I-172] pour vous en parler. Vous les apprenez avant moi ; et au moment où j’écris, peut-être les faits sur lesquels je pourrais raisonner sont-ils de l’histoire ancienne. Si le gouvernement déchu nous avait laissé les finances en bon ordre, j’aurais une foi entière dans l’avenir de la République. Malheureusement le trésor public est écrasé, et je sais assez l’histoire de notre première révolution pour connaître l’influence du délabrement des finances sur les événements. Une mesure urgente entraîne une mesure arbitraire ; et c’est là surtout que la fatalité exerce son empire. Maintenant, le peuple est admirable ; et vous seriez surpris de voir comme le suffrage universel fonctionne bien dès son début. Mais qu’arrivera-t-il quand les impôts, au lieu d’être diminués, seront aggravés, quand l’ouvrage manquera, quand aux plus brillantes espérances succéderont d’amères réalités ? J’avais aperçu une planche de salut, sur laquelle il est vrai je ne comptais guère, car elle supposait de la sagesse et de la prudence dans les rois ; c’était le désarmement simultané de l’Europe. Alors les finances eussent été partout rétablies, les peuples soulagés et rattachés à l’ordre ; l’industrie se serait développée, le travail eût abondé et les peuples eussent attendu avec calme le développement progressif des institutions. Les monarques ont préféré jouer leur va-tout, ou plutôt ils n’ont pas su lire dans le présent et dans l’avenir. Ils pressent un ressort, sans comprendre qu’à mesure que leur force s’épuise celle du ressort augmente.

Supposez qu’ils aient partout désarmé et dégrévé d’autant les impôts, en outre accordé aux nations des institutions d’ailleurs inévitables. La France obérée se fût hâtée d’en faire autant, trop heureuse de pouvoir fonder la République sur la solide base du soulagement réel des souffrances populaires. Le calme et le progrès se fussent donné la main. — Mais le contraire est arrivé. Partout on arme, [I-173] partout on accroît les dépenses publiques, et les impôts et les entraves, quand les impôts existants sont précisément la cause des révolutions. Tout cela ne finira-t-il pas par une terrible explosion ?

Quoi donc ! la justice est-elle si difficile à pratiquer, la prudence si difficile à comprendre ?

Depuis que je suis ici, je ne vois pas de journaux anglais. Je ne sais rien de ce qui se passe dans votre parlement. J’aurais espéré que l’Angleterre prendrait l’initiative de la politique rationnelle, et qu’elle la prendrait avec cette hardiesse vigoureuse dont elle a donné tant d’exemples. J’aurais espéré qu’elle eût voulu to teach mankind how to live : désarmer, désarmer, abandonner les colonies onéreuses, cesser d’être menaçante, se mettre dans l’impossibilité d’être menacée, supprimer les taxes impopulaires et présenter au monde un beau spectacle d’union, de force, de sagesse, de justice et de sécurité. Mais hélas ! l’Économie politique n’a pas encore assez pénétré les masses, même chez vous.

 


 

Paris, 11 mai 1848.

Mon cher Cobden, il ne m’est pas possible de vous écrire longuement. D’ailleurs, que vous dirais-je ? Comment prévoir ce qui sortira du sein d’une assemblée de 900 personnes, qui ne sont contenues par aucune règle, par aucun précédent ; qui ne se connaissent pas entre elles ; qui sont sous l’empire de tant d’erreurs ; qui ont à satisfaire tant d’espérances justes ou chimériques, et qui pourtant peuvent à peine s’entendre et délibérer, à cause de leur nombre et de l’immensité de la salle ? Ce que je puis dire, c’est que l’assemblée nationale a de bonnes intentions. L’esprit démocratique y domine. Je voudrais pouvoir en dire autant de l’esprit de paix et de non-intervention. Nous le saurons lundi. C’est ce jour-là qu’on a fixé pour la conversation sur la Pologne et l’Italie.

[I-174]

En attendant j’aborde de suite le sujet de ma lettre.

Vous savez qu’une commission de travailleurs se réunissait au Luxembourg, sous la présidence de L. Blanc. L’assemblée nationale l’a dispersée par sa présence ; mais elle s’est hâtée de fonder, dans son propre sein, une commission chargée de faire une enquête sur la situation des travailleurs industriels et agricoles, ainsi que de proposer les moyens d’améliorer leur sort.

C’est une œuvre immense, et que les illusions qui ont cours rendent périlleuse.

Je suis appelé à faire partie de cette commission. J’ai été nommé loyalement, après avoir exposé mes doctrines sans réticences, mais en les considérant surtout au point de vue du droit de propriété. Ce que j’ai dit et qui m’a valu d’être nommé, je le reproduis, sous forme d’un article intitulé : Loi et propriété, qui paraîtra dans le prochain numéro du Journal des Économistes. Je vous prie de le lire [7] .

Maintenant, je voudrais faire servir cette enquête à faire jaillir la vérité. Que je me trompe ou non, c’est la vérité qu’il nous faut. — Nous n’avons pas en France une grande expérience de cette machinery qu’on nomme enquêtes parlementaires. Connaîtriez-vous quelque ouvrage où soit exposé l’art de les conduire de manière à dégager la vérité ? Si vous en connaissez, ayez la bonté de me le signaler, ou mieux encore de me le faire envoyer.

Les préventions antibritanniques sont encore loin d’être éteintes ici. On pense que les Anglais s’appliquent à contrarier, sur le continent, la politique franco-républicaine ; et cela ne m’étonnerait pas de la part de votre aristocratie. Aussi je suivrai avec un vif intérêt votre nouvelle agitation, en faveur des réformes politiques et économiques qui peuvent diminuer l’influence au dehors de la Squirarchy.

[I-175]

 


 

Paris, le 27 mai 1848.

Mon cher Cobden, je vous remercie de m’avoir procuré l’occasion de faire la connaissance de M. Baines. Je regrette seulement de n’avoir pu m’entretenir qu’un instant avec un homme aussi distingué.

Pardonnez-moi de vous avoir donné la peine de m’écrire au sujet des enquêtes et de leur forme. J’ai déserté notre comité du travail pour celui des finances. C’est là en définitive que viendront aboutir toutes les questions et même toutes les utopies. À moins que le pays ne renonce à l’usage de la raison, il faudra bien qu’il subordonne aux finances, même sa politique extérieure, dans une certaine mesure. Puissions-nous faire triompher la politique de la paix ! Pour moi, je suis convaincu qu’après la guerre immédiate, rien n’est plus funeste à ma patrie que le système inauguré par notre gouvernement, et qu’il a appelé diplomatie armée. À quelque point de vue qu’on le considère, un tel système est injuste, faux et ruineux. Je me désole quand je songe que quelques simples notions d’économie politique suffiraient pour le dépopulariser en France. Mais comment y parvenir, quand l’immense majorité croit que les intérêts des peuples, et même les intérêts en général, sont radicalement et naturellement antagoniques ? Il faut attendre que ce préjugé disparaisse, et ce sera long. Pour ce qui me concerne, rien ne peut m’ôter de l’idée que mon rôle était d’être publiciste campagnard comme autrefois, ou tout au plus professeur. Je ne suis pas né à une époque où ma place soit sur la scène de la politique active.

Quoi de plus simple, en apparence, que de décider la France et l’Angleterre à s’entendre pour désarmer en même temps ? qu’auraient-elles à craindre ? combien de difficultés réelles, imminentes, pressantes, ne se [I-176] mettraient-elles pas à même de résoudre ! combien d’impôts à réformer ! que de souffrances à soulager ! que d’affections populaires à conquérir ! que de troubles et de révolutions à éloigner ! Et cependant, nous n’y parviendrons pas. L’impossibilité matérielle de recouvrer l’impôt ne suffira pas, chez vous ni chez nous, pour faire adopter un désarmement, d’ailleurs indiqué par la plus simple prudence.

Cependant je dois dire que j’ai été agréablement surpris de trouver dans notre comité, composé de soixante membres, les meilleures dispositions. Dieu veuille que l’esprit qui l’anime se répande d’abord sur l’assemblée et de là sur le public. Mais hélas ! sur quinze comités, il y en a un qui, chargé des voies et moyens, est arrivé à des idées de paix et d’économies. Les autres quatorze comités ne s’occupent que de projets qui, tous, entraînent des dépenses nouvelles, — résistera-t-il au torrent ?

Je crois qu’en ce moment vous avez près de vous madame Cobden, ainsi que M. et madame Schwabe — je vous prie de leur présenter mes civilités affectueuses. Depuis le départ de M. Schwabe, les Champs-Élysées me semblent un désert ; avant je les trouvais bien nommés.

 


 

27 juin 1848.

Mon cher Cobden, vous avez appris l’immense catastrophe qui vient d’affliger la France et qui afflige le monde. Je crois que vous serez bien aise d’avoir de mes nouvelles, mais je n’entrerai pas dans beaucoup de détails. C’est vraiment une chose trop pénible, pour un Français, même pour un Français cosmopolite, d’avoir à raconter ces scènes lugubres à un Anglais.

Permettez-moi donc de laisser à nos journaux le soin de vous apprendre les faits. Je vous dirai quelques mots sur les causes. Selon moi, elles sont toutes dans le socialisme. Depuis longtemps nos gouvernants ont empêché autant [I-177] qu’ils l’ont pu la diffusion des connaissances économiques. Ils ont fait plus. Par ignorance, ils ont préparé les esprits à recevoir les erreurs du socialisme et du faux républicanisme, car c’est là l’évidente tendance de l’éducation classique et universitaire. La nation s’est engouée de l’idée qu’on pouvait faire de la fraternité avec la loi. — On a exigé de l’État qu’il fit directement le bonheur des citoyens. Mais qu’est-il arrivé ? En vertu des penchants naturels du cœur humain, chacun s’est mis à réclamer pour soi, de l’État, une plus grande part de bien-être. C’est-à-dire que l’État ou le trésor public a été mis au pillage. Toutes les classes ont demandé à l’État, comme en vertu d’un droit, des moyens d’existence. Les efforts faits dans ce sens par l’État n’ont abouti qu’à des impôts et des entraves, et à l’augmentation de la misère ; et alors les exigences du peuple sont devenues plus impérieuses. — À mes yeux, le régime protecteur a été la première manifestation de ce désordre. Les propriétaires, les agriculteurs, les manufacturiers, les armateurs ont invoqué l’intervention de la loi pour accroître leur part de richesse. La loi n’a pu les satisfaire qu’en créant la détresse des autres classes, et surtout des ouvriers. — Alors ceux-ci se sont mis sur les rangs, et au lieu de demander que la spoliation cessât, ils ont demandé que la loi les admît aussi à participer à la spoliation. — Elle est devenue générale, universelle. Elle a entraîné la ruine de toutes les industries. Les ouvriers, plus malheureux que jamais, ont pensé que le dogme de la fraternité ne s’était pas réalisé pour eux, et ils ont pris les armes. Vous savez le reste : un carnage affreux qui a désolé pendant quatre jours la capitale du monde civilisé et qui n’est pas encore terminé.

Il me semble, mon cher Cobden, que je suis le seul à l’assemblée nationale qui voie la cause du mal et par conséquent le remède. Mais je suis obligé de me taire, car à quoi bon parler pour n’être pas compris ? aussi je me [I-178] demande quelquefois si je ne suis pas un maniaque, comme tant d’autres, enfoncé dans ma vieille erreur ; mais cette pensée ne peut prévaloir, car je connais trop, ce me semble, tous les détails du problème. D’ailleurs, je médis toujours : En définitive, ce que je demande, c’est le triomphe des harmonieuses et simples lois de la Providence. Est-il présumable qu’elle s’est trompée ?

Je regrette aujourd’hui très-profondément d’avoir accepté le mandat qui m’a été confié. — Je n’y suis bon à rien, tandis que, comme simple publiciste, j’aurais pu être utile à mon pays.

 


 

7 août 1848.

Mon cher Cobden, je quitte l’assemblée pour répondre quelques lignes à votre lettre du 5. J’espérais voir nos ministres pour conférer avec eux sur la communication que vous me faites, mais ils ne sont pas venus. En attendant d’autres détails, voici ce que je sais.

Nous nous sommes trouvés, pour 1848, en face d’un déficit impossible à combler par l’impôt. Le ministre des finances a pris la résolution d’y pourvoir par l’emprunt et d’organiser son budget de 1849 de manière à équilibrer les recettes et les dépenses, sans en appeler de nouveau au crédit. L’intention est bonne, le tout est d’y être fidèle.

Dans cette pensée, il a reconnu que les recettes ordinaires ne pouvaient faire face aux dépenses de 1849, qu’autant que celles-ci seraient réduites d’un chiffre assez considérable. Il a donc déclaré à tous ses collègues qu’ils devaient aviser à une réduction à répartir entre tous les services. Le département de la marine est compris pour 30 millions dans la réduction proposée ; et comme il y a dans ce département des chapitres qu’il est impossible de toucher, tels que dépenses coloniales, bagnes, vivres, solde, etc., il s’ensuit que la réduction portera exclusivement sur les armements nouveaux à faire.

[I-179]

Cette résolution n’est pas immuable. Elle ne part pas d’un parti pris de diminuer nos forces militaires. Mais il est certain que le gouvernement et l’assemblée seraient fortement encouragés à persévérer dans cette voie, si l’Angleterre offrait de nous y suivre et surtout de nous y précéder dans une proportion convenable. C’est sur quoi je vais appeler l’attention de Bastide.

En ce moment, il circule, à l’occasion de l’Italie, des bruits qui sont de nature à faire échouer les bonnes dispositions du ministre des finances. Je crains bien que la paix de l’Europe ne puisse pas être maintenue. Dieu veuille au moins que nos deux pays marchent d’accord !

Adieu, mon cher Cobden. Je vous écrirai prochainement.

 


 

18 août 1848.

Mon cher Cobden, j’ai reçu votre lettre et le beau discours de M. Molesworth. Si j’avais eu du temps à ma disposition, je l’aurais traduit pour le Journal des Économistes. Mais le temps me manque et plus encore la force. Elle m’échappe, et je vous avoue que me voilà saisi de la manie de tous les écrivains. Je voudrais consacrer le peu de santé qui me reste, d’abord à établir les vrais principes d’économie politique tels que je les conçois, et ensuite à montrer leurs relations avec toutes les autres sciences morales. C’est toujours ma chimère des Harmonies économiques. Si cet ouvrage était fait, il me semble qu’il rallierait à nous une foule de belles intelligences, que le cœur entraîne vers le socialisme. Malheureusement, pour qu’un livre surnage et soit lu, il doit être à la fois court, clair, précis et empreint de sentiments autant que d’idées. C’est vous dire qu’il ne doit pas contenir un mot qui ne soit pesé. Il doit se former goutte à goutte comme le cristal, et, comme lui encore, dans le silence et l’obscurité. Aussi je pousse bien des soupirs vers mes chères Landes et Pyrénées.

[I-180]

Il ne m’a pas paru encore opportun de faire une ouverture à Cavaignac relativement à l’objet de votre lettre [8] . Le moment me semble mal choisi. Il faut attendre que les affaires d’Italie soient un peu éclaircies. Rien ne serait plus impopulaire en ce moment qu’une diminution dans l’armée. Tous les partis se réuniraient pour la condamner : les politiques, à cause de l’état de l’Europe ; les propriétaires et négociants, à cause des passions démagogiques. L’armée française est admirable de dévouement et de discipline. Elle est, pour le moment, notre ancre de salut. — Ses chefs les plus aimés sont au pouvoir et ne voudront rien faire qui puisse altérer son affection.

Quant à la marine, il n’est pas probable que la France entrerait dans une négociation qui aurait pour objet la réduction proportionnelle. Il faudrait que l’Angleterre allât plus loin, et je crains bien qu’elle n’y soit pas préparée. Je voudrais savoir au moins ce que l’on pourrait espérer d’obtenir.

L’esprit public, de ce côté du détroit, rend une négociation semblable extrêmement difficile, surtout avec l’Angleterre seule. Il faudrait tâcher de l’étendre à toutes les puissances.

C’est pourquoi je n’ai pas osé compromettre le succès, en demandant à Cavaignac une audience ad hoc. Je tâcherai de sonder ses idées occasionnellement et je vous les communiquerai.

Il est impossible de se proposer un plus noble but. J’ai vu avec plaisir que la Presse entre dans cette voie. Je vais tâcher d’y faire entrer aussi les Débats. Mais la difficulté est d’y entraîner les journaux populaires ; cependant je n’en désespère pas.

Adieu, je suis forcé de vous quitter.

[I-181]

 


 

17 octobre 1849.

Mon cher Cobden, vous ne devez pas douter de mon empressement à assister au meeting du 30 octobre, si mes devoirs parlementaires n’y font pas un obstacle absolu. Avoir le plaisir de vous serrer la main et être témoin du progrès de l’opinion en Angleterre, en faveur de la paix, ce sera pour moi une double bonne fortune. Il me sera bien agréable aussi de remercier M. B. Smith [9] de sa gracieuse hospitalité, que j’accepte avec reconnaissance.

Vous sentez que je ferai tous mes efforts pour entraîner notre excellent ami M. Say. Je crains que ses occupations du conseil d’État ne le retiennent. Je tiendrais d’autant plus à l’avoir pour compagnon de voyage que sa foi n’est pas entière à l’endroit du congrès de la paix. Le spectacle de vos meetings ne pourra que retremper sa confiance. Je le verrai ce soir.

Mon ami, les nations comme les individus subissent la loi de la responsabilité. L’Angleterre aura bien de la peine à faire croire à la sincérité de ses efforts pacifiques. Pendant longtemps, pendant des siècles peut-être, on dira sur le continent : L’Angleterre prêche la modération et la paix ; mais elle a cinquante-trois colonies et deux cents millions de sujets dans l’Inde. — Ce seul mot neutralisera beaucoup de beaux discours. Quand est-ce que l’Angleterre sera assez avancée pour renoncer volontairement à quelques-unes de ses onéreuses conquêtes ? ce serait un beau moyen de propagande.

Croyez-vous qu’il fût imprudent ou déplacé de toucher ce sujet délicat ?

[I-182]

 


 

24 octobre 1849.

Mon cher Cobden, Say a dû vous écrire que nous nous proposions de partir dimanche soir, pour être à Londres lundi matin. Il amène avec lui son fils. Quant à Michel Chevalier, il est toujours dans les Cévennes.

Mais voici une autre circonstance. Le beau-frère de M. Say, M. Cheuvreux, qui était absent quand nous fûmes passer une journée chez lui à la campagne, et qui a bien regretté d’avoir perdu cette occasion de faire votre connaissance, a le projet de se réunir à nous. Il désire d’ailleurs ardemment assister au mouvement de l’opinion publique de l’Angleterre, en faveur de la paix et du désarmement. Mais tenant à ne pas me séparer de M. Cheuvreux, je me vois forcé d’écrire à M. Smith pour lui témoigner toute ma reconnaissance et lui expliquer les motifs qui me mettent dans l’impossibilité de profiter de sa généreuse hospitalité.

Pendant que j’écris, on discute l’abrogation des lois de proscription. Je crains bien que notre Assemblée n’ait pas le courage d’ouvrir les portes de la France aux dynasties déchues. À mon avis, cet acte de justice consoliderait la république.

 


 

31 décembre 1849.

Mon cher Cobden, je suis enchanté du meeting de Bradford, et je vous félicite sincèrement d’avoir abordé enfin la question coloniale. Je sais que ce sujet vous a toujours paru délicat ; il touche aux fibres les plus irritables des cœurs patriotiques. Renoncer à l’empire du quart du globe ! Oh ! jamais une telle preuve de bon sens et de foi dans la science n’a été donnée par aucun peuple ! Il est surprenant qu’on vous ait laissé aller jusqu’au bout. Aussi ce que j’admire le plus dans ce meeting, ce n’est pas l’orateur (permettez-moi de le dire), c’est l’auditoire. Que ne ferez-vous [I-183] pas avec un peuple qui analyse froidement ses plus chères illusions et qui souffre qu’on recherche devant lui ce qu’il y a de fumée dans la gloire !

Je me rappelle vous avoir témérairement insinué, dans le temps, le conseil de diriger vos coups sur le régime colonial avec lequel le free-trade est incompatible. Vous me répondîtes que l’orgueil national est une plante qui croît dans tous les pays et surtout dans le vôtre ; qu’il ne fallait pas essayer de l’extirper brusquement et que le free-trade en rongerait peu à peu les racines. Je me rendis à cette observation de bon sens pratique, tout en déplorant la nécessité qui vous fermait la bouche ; car je savais bien une chose, c’est que tant que l’Angleterre aurait quarante colonies, jamais l’Europe ne croirait à la sincérité de sa propagande. Pour mon compte, j’avais beau dire : « Les colonies sont un fardeau, » cela paraissait une assertion aussi paradoxale que celle-ci : « C’est un grand malheur pour un gentleman d’avoir de belles fermes. » Évidemment il faut que l’assertion et la preuve viennent de l’Angleterre elle-même. En avant donc, mon cher Cobden, redoublez d’efforts, triomphez, affranchissez vos colonies, et vous aurez réalisé la plus grande chose qui se soit faite sous le soleil, depuis qu’il éclaire les folies et les belles actions des hommes. Plus la Grande-Bretagne s’enorgueillit de son colosse colonial, plus vous devez montrer ce colosse aux pieds d’argile dévorant la substance de vos travailleurs. Faites que l’Angleterre, librement, mûrement, en toute connaissance de cause, dise au Canada, à l’Australie, au Cap : « Gouvernez-vous vous-mêmes ; » et la liberté aura remporté sa grande victoire, et l’économie politique en action sera enseignée au monde.

Car il faudra bien que les protectionnistes européens ouvrent enfin les yeux.

D’abord ils disaient : « L’Angleterre admet chez elle les objets manufacturés. Belle générosité, puisqu’elle a à cet [I-184] égard une supériorité incontestable ! Mais elle ne retirera pas la protection à l’agriculture, parce que, sous ce rapport, elle ne peut soutenir la concurrence des pays où le sol et la main-d’œuvre sont pour rien. » Vous avez répondu en affranchissant le blé, les bestiaux et tous les produits agricoles.

Alors ils ont dit : « L’Angleterre joue la comédie ; et la preuve, c’est qu’elle ne touche pas à ses lois de navigation, car l’empire des mers c’est sa vie. » Et vous avez réformé ces lois, non pour perdre votre marine, mais pour la renforcer.

Maintenant ils disent : « L’Angleterre peut bien décréter la liberté commerciale et maritime, car, par ses quarante colonies, elle a accaparé les débouchés du monde. Elle ne portera pas la main sur son système colonial. » Renversez le vieux système, et je ne sais plus dans quelle prophétie les protectionnistes devront se réfugier. À propos de prophétie, j’ai osé en faire une il y a deux ans. C’était à Lyon, devant une nombreuse assemblée. Je disais : « Avant dix ans, l’Angleterre abattra elle-même volontairement le régime colonial. » Ne me faites pas passer ici pour un faux prophète.

Les questions économiques s’agitent en France comme en Angleterre, mais dans une autre direction. On remue tous les fondements de la science. Propriété, capital, tout est mis en question ; et, chose déplorable, les bonnes raisons ne sont pas toujours du côté de la raison. Cela tient à l’universelle ignorance en ces matières. On combat le communisme avec des arguments communistes. Mais enfin, l’intelligence si vive de ce pays est à l’œuvre. Que sortira-t-il de ce travail ? du bien pour l’humanité sans doute, mais ce bien ne sera-t-il pas chèrement acheté ? Passerons-nous par la banqueroute, par les assignats, etc. ? that is the question.

[I-185]

Vous aurez été surpris, sans doute, de me voir publier en ce moment un livre de pure théorie ; et j’imagine que vous ne pourrez en soutenir la lecture. Je crois cependant qu’il aurait de l’utilité dans ce pays, si j’avais songé à faire une édition à bon marché et surtout si j’avais pu enfanter le second volume. Ma non ho fiato, au physique comme au moral, le souffle me manque.

J’ai envoyé un exemplaire de ce livre à M. Porter. Mon ami, nos renommées sont comme nos vins ; les uns comme les autres ont besoin de traverser la mer pour acquérir toute leur saveur. Je voudrais donc que vous me fissiez connaître quelques personnes à qui je pourrais adresser mon volume, afin que, par votre bonne influence, elles en rendissent compte dans les journaux. Il est bien entendu que je ne quête pas des éloges, mais la consciencieuse opinion de mes juges.

 


 

3 août 1850.

Mon cher Cobden, depuis le départ de nos bons amis les Schwabe, je n’ai plus l’occasion de m’entretenir de vous. Cependant, je ne vous ai pas tout à fait perdu de vue, et, dans une occasion récente, j’ai remarqué avec joie, mais sans étonnement, que vous vous étiez séparé de nos amis pour rester fidèle à vos convictions. Je veux parler du vote sur Palmerston. Cette bouffée d’orgueil britannique qui a caractérisé cet épisode, n’est pas d’accord avec la marche naturelle des événements et le progrès de la raison publique en Angleterre. Vous avez bien fait de résister. C’est cette parfaite concordance de toutes vos actions et de tous vos votes qui donnera plus tard à votre nom et à votre exemple une autorité irrésistible.

Je suis allé dans mon pays pour voir à guérir ces malheureux poumons, qui me sont des serviteurs fort capricieux. Je suis revenu un peu mieux, mais atteint d’une [I-186] maladie de larynx accompagnée d’une extinction de voix complète. Le médecin m’ordonne le silence absolu. C’est pourquoi je vais aller passer deux mois à la campagne aux environs de Paris. Là, j’essayerai de faire le second volume des Harmonies économiques. Le premier est passé à peu près inaperçu dans le monde savant. Je ne serais pas auteur, si je souscrivais à cet arrêt. J’en appelle à l’avenir, j’ai la conscience que ce livre contient une idée importante, une idée mère. Le temps me viendra en aide.

Aujourd’hui je voulais vous dire quelques mots en faveur de notre confrère en économie politique, A. Scialoja. Vous savez qu’il était professeur à Turin. Les événements en ont fait, pendant quelques jours, un ministre du commerce à Naples. C’était à l’époque de la Constitution. Au retour du pouvoir absolu, Scialoja, pensant qu’un ministère du commerce n’est pas assez politique pour compromettre son titulaire, ne voulut pas fuir. Mal lui en prit. Il a été arrêté et mis en prison. Voilà dix mois qu’il sollicite en vain son élargissement ou un jugement.

J’ai fait quelques démarches ici afin d’intéresser notre diplomatie. (Que la diplomatie soit bonne à quelque chose une fois dans la vie !) On m’a répondu que notre ambassade ferait ce qu’elle pourrait, mais qu’elle avait peu de chances. Scialoja serait, dit-on, beaucoup mieux protégé par la bienveillance anglaise. Voyez donc à lui ménager l’appui de votre ambassadeur à Naples.

Scialoja demande à être jugé ! j’aimerais mieux pour lui qu’on lui donnât un passe-port pour Londres ou Paris ; car un jugement napolitain ne me paraît pas offrir de grandes garanties, même à l’innocence la plus blanche.

Irez-vous à Francfort ? Pour moi, il est inutile que j’assiste au congrès, puisque je suis devenu muet ; mais il me serait bien agréable de vous voir à votre passage à Paris, et mon appartement, rue d’Alger, n°3, est à votre disposition.

[I-187]

 


 

17 août 1850.

Mon cher Cobden, connaissant ma misérable santé, vous n’aurez pas été surpris de mon absence au congrès de Francfort ; surtout vous n’aurez pas songé à l’attribuer à un défaut de zèle. Indépendamment du plaisir d’être un de vos collaborateurs dans cette noble entreprise, il m’eût été bien agréable de rencontrer à Francfort des amis que j’ai rarement l’occasion de voir, et d’y faire connaissance avec une foule d’hommes distingués de ces deux excellentes races : la race anglo-saxonne et la race germanique. Enfin, je suis privé de cette consolation comme de bien d’autres. Depuis longtemps la bonne nature m’accoutume peu à peu à toutes sortes de privations, comme pour me familiariser avec la dernière qui les comprend toutes.

N’ayant pas de vos nouvelles, j’ai ignoré un moment si vous vous rendiez au congrès, car l’idée ne m’était pas venue qu’on pouvait se rendre d’Angleterre à Francfort sans passer à Paris ; et ne pensant pas non plus que vous traverseriez notre capitale sans me prévenir, je concluais que vous étiez vous-même empêché. On m’assure que non, et j’en félicite le congrès. Tâchez de porter un coup vigoureux à ce monstre de la guerre, ogre presque aussi dévorant quand il fait sa digestion, que lorsqu’il fait ses repas ; car, vraiment, je crois que les armements font presque autant de mal aux nations que la guerre elle-même. De plus, ils empêchent le bien. Pour moi, j’en reviens toujours à ceci qui me paraît clair comme le jour : tant que le désarmement ne permettra pas à la France de remanier ses finances, réformer ses impôts et satisfaire les justes espérances des travailleurs, ce sera toujours une nation convulsive… et Dieu sait les conséquences.

Un homme que j’aurais désiré voir, à cause de toutes les marques d’intérêt dont il m’a comblé, c’est M. Prince Smith, [I-188] de Berlin ; s’il est au congrès, veuillez lui exprimer l’extrême désir que j’ai de faire sa connaissance personnelle. Que je serais heureux, mon cher Cobden, si vous vous décidiez à passer par Paris, et si vous obteniez de M. Prince Smith de vous accompagner dans cette excursion ! mais je n’ose m’arrêter à de telles espérances. Les bonnes fortunes ne semblent pas faites pour moi. Depuis longtemps je m’exerce à prendre le bien quand il vient, mais sans jamais l’attendre.

Il me semble qu’un petit séjour à Paris doit avoir de l’intérêt pour des politiques et des économistes. Venez voir de quel calme profond nous jouissons ici, quoi qu’on en puisse dire dans les journaux. Assurément, la paix intérieure et extérieure, en face d’un passé si agité et d’un avenir si incertain, c’est un phénomène qui atteste un grand progrès dans le bon sens public. Puisque la France s’est tirée de là, elle se tirera de bien d’autres difficultés.

On a beau dire, l’esprit humain progresse, les intérêts bien entendus acquièrent de la prépondérance, les discordances sont moins profondes et moins durables, l’ harmonie se fait.

 


 

9 septembre 1850.

Mon cher Cobden, je suis sensible à l’intérêt que vous voulez bien prendre à ma santé. Elle est toujours chancelante. En ce moment j’ai une grande inflammation, et probablement des ulcérations à ces deux tubes qui conduisent l’air au poumon et les aliments à l’estomac. La question est de savoir si ce mal s’arrêtera ou fera des progrès. Dans ce dernier cas, il n’y aurait plus moyen de respirer ni de manger, a very awkward situation indeed. J’espère n’être pas soumis à cette épreuve, à laquelle cependant je ne néglige pas de me préparer, en m’exerçant à la patience et à la résignation. Est-ce qu’il n’y a pas une source [I-189] inépuisable de consolation et de force dans ces mots : Non sicut ego volo, sed sicut tu.

Une chose qui m’afflige plus que ces perspectives physiologiques, c’est la faiblesse intellectuelle dont je sens si bien le progrès. Il faudra que je renonce sans doute à achever l’œuvre commencée. Mais, après tout, ce livre a-t-il toute l’importance que je me plaisais à y attacher ? La postérité ne pourra-t-elle pas fort bien s’en passer ? Et s’il faut combattre l’amour désordonné de la conservation matérielle, n’est-il pas bon d’étouffer aussi les bouffées de vanité d’auteur, qui s’interposent entre notre cœur et le seul objet qui soit digne de ses aspirations ?

D’ailleurs, je commence à croire que l’idée principale que j’ai cherché à propager n’est pas perdue ; et hier un jeune homme m’a envoyé en communication un travail intitulé : Essai sur le capital. J’y ai lu cette phrase :

« Le capital est le signe caractéristique et la mesure du progrès. Il en est le véhicule nécessaire et unique, sa mission spéciale est de servir de transition de la valeur à la gratuité. Par conséquent, au lieu de peser sur le prix naturel, comme on dit, son rôle constant est de l’abaisser sans cesse » ( voir ci-après la lettre page 204).

Or, cette phrase renferme et résume le plus fécond des phénomènes économiques que j’aie essayé de décrire. En elle est le gage d’une réconciliation inévitable entre les classes propriétaires et prolétaires. Puisque ce point de vue de l’ordre social n’est pas tombé, puisqu’il a été aperçu par d’autres, qui l’exposeront à tous les yeux mieux que je ne pourrais faire, je n’ai pas tout à fait perdu mon temps, et je puis chanter, avec un peu moins de répugnance, mon Nunc dimittis.

J’ai lu la relation du congrès de Francfort. Vous êtes le seul qui sachiez donner à cette œuvre un caractère pratique, une action sur le monde des affaires. Les autres [I-190] orateurs s’en tiennent à des lieux communs fort usés. Mais je persiste toujours à penser que l’association finira par avoir une grande influence indirecte, en éveillant et formant l’opinion publique. Sans doute, vous ne ferez pas décréter officiellement la paix universelle ; mais vous rendrez les guerres plus impopulaires, plus difficiles, plus rares, plus odieuses.

Il ne faut pourtant pas se dissimuler que l’affaire de Grèce a porté un très-rude coup aux amis de la paix ; et il faudra bien du temps pour qu’ils s’en relèvent. Quel est, par exemple, le député français assez hardi pour seulement parler de désarmement partiel, en présence du principeinternational impliqué dans cette affaire grecque, avec l’assentiment (et c’est là surtout ce qui est grave) de la nation britannique ? Désarmer ! s’écrierait-on, désarmer au moment où une puissance formidable agit ouvertement en vertu de ce principe, qu’au moindre grief, qu’elle se croira contre un autre gouvernement, elle pourra non-seulement employer la force contre ce gouvernement, mais encore saisir les propriétés privées de ses citoyens ! Tant qu’un tel principe restera debout, coûte que coûte, il faut que nous restions tous armés jusqu’aux dents.

Il fut un temps, mon ami, où la diplomatie elle-même essaya de faire prévaloir le respect des propriétés particulières en mer, pendant la guerre. Ce principe est entré dans nos mœurs militaires. En 1814, les Anglais n’ont rien pris, dans le midi de la France, sans le payer. En 1823, nous avons fait la guerre en Espagne sur les mêmes errements ; et quelque injuste que fût cette guerre, au point de vue politique, elle marqua admirablement la distinction, désormais reçue, entre le domaine public et la propriété personnelle. M. de Chateaubriand essaya à cette époque de faire admettre, dans le droit international, la suppression de la course, des lettres de marque, en un mot, le respect de la [I-191] propriété privée. Il échoua ; mais ses efforts attestent un grand progrès de la civilisation.

Combien lord Palmerston nous rejette loin de ce temps ! Il est donc admis maintenant que, si l’Angleterre a à se plaindre du roi Othon, il n’est pas un Grec qui puisse se dire propriétaire d’une barque, ou d’un tonneau de marchandise. Par la même raison, si la France a quelque grief contre la Belgique, la Suisse, le Piémont, elle peut envoyer des bataillons s’emparer des maisons, des récoltes, des bestiaux, etc. ; c’est de la barbarie… Je le répète, avec un tel système, il faut que chacun reste armé jusqu’aux dents, et se tienne prêt à défendre son bien. — Car, mon ami, les hommes ne sont pas encore des Quakers. Ils n’ont pas renoncé au droit de défense personnelle, et probablement ils n’y renonceront jamais.

Si encore tout se bornait aux doctrines et aux actes de lord Palmerston, ce serait une iniquité de plus à la charge de la diplomatie ; voilà tout. Mais ce qui est grave, ce qui est menaçant, c’est l’approbation inattendue donnée à cette politique par la nation anglaise. Il me reste un espoir : c’est que cette approbation soit une surprise.

Mais tout en politiquant, j’oublie de vous dire que, pour me conformer aux ordonnances des médecins, sans y avoir grand’foi, je pars pour l’Italie. Ils m’ont condamné à passer cet hiver à Pise, en Toscane. De là, j’irai sans doute visiter Florence et Rome. Si vous avez là quelques amis assez intimes pour que je puisse me présenter à eux, veuillez me les signaler, sans vous donner la peine de faire des lettres de recommandation. Si je savais où trouver monsieur et madame Schwabe, je les préviendrais de cette excursion afin de prendre leurs ordres. Quand vous aurez occasion de leur écrire, veuillez leur faire part de ce voyage.

[I-192]

 


 

Pise, le 18 octobre 1850.

Mon cher Cobden, je vous remercie de l’intérêt que vous prenez à ma santé. Je ne puis pas dire qu’elle soit meilleure ou plus mauvaise. Sa marche est si imperceptible que je sais à peine vers quel dénoûment elle me conduit. Tout ce que je demande au ciel maintenant, c’est que les tubes qui descendent de la bouche au poumon et à l’estomac ne deviennent pas plus douloureux. Je n’avais jamais pensé au rôle immense qu’ils jouent dans notre vie. Le boire, le manger, la respiration, la parole, tout passe par là. S’ils ne fonctionnent pas, on est mort ; s’ils fonctionnent mal, c’est bien pis.

Le premier aspect de l’Italie, et particulièrement de la Toscane, ne fait pas sur moi la même impression qu’il avait faite sur vous. Cela n’est pas surprenant : vous arriviez ici en triomphateur, après avoir fait faire à l’humanité un de ses plus notables progrès ; vous étiez accueilli et fêté par tout ce qu’il y a dans ce pays d’hommes éclairés, libéraux, amis du bien public ; vous voyiez la Toscane par le haut. — Moi, j’y entre par l’extrémité opposée ; tous mes rapports jusqu’ici ont été avec des bateliers, des voituriers, des garçons d’auberge, des mendiants et des facchini, ce qui constitue la race d’hommes la plus rapace, la plus tenace, la plus abjecte qu’on puisse rencontrer. Je me dis souvent qu’il ne faut pas se hâter de juger, que très-probablement ma disposition intérieure me met un verre noirci sur la vue. En effet, il est bien difficile qu’un homme qui ne peut pas parler, ni guère se tenir debout, ne soit fort irritable, et partant injuste. Cependant, mon ami, je ne crois pas me tromper en disant ceci : — Quand les hommes n’ont aucun soin de leur dignité, quand ils ne reconnaissent d’autre loi que le sans gêne, quand ils ne veulent se soumettre à aucun ordre, à aucune discipline volontaire, [I-193] il n’y a pas de ressource. — Ici les hommes sont très-bienveillants les uns envers les autres ; et cette qualité est poussée si loin, qu’elle devient un défaut et un obstacle invincible à toute tentative sérieuse vers l’indépendance et la liberté. Dans les rues, dans les bateaux à vapeur, dans les chemins de fer, vous verrez toujours les règlements violés. On fume là où il est défendu de fumer, les gens des secondes envahissent les premières, ceux qui ne payent pas prennent la place de ceux qui payent. Ce sont choses reçues dont nul ne se fâche, pas même les victimes. Ils ont l’air de dire : Il ne s’est pas gêné, il a eu raison, j’en ferais autant à sa place. Quant aux préposés, gardiens, capitaines, comment feraient-ils respecter la règle, puisqu’ils sont toujours les premiers à la violer ?

Au reste, mon cher Cobden, ne prenez ces paroles que pour ce qu’elles sont, les boutades d’un misanthrope. Avant-hier soir, l’ennui me poussa vers Florence. J’y arrivai à trois heures de l’après-midi. Comme je n’avais d’autre suite et d’autre bagage qu’un petit sac de nuit, on ne voulut me recevoir dans aucun hôtel. La fatigue m’accablait et je ne pouvais m’expliquer, puisque la voix me fait défaut. Enfin, dans une auberge plus hospitalière, on me donna une chambre froide et obscure, dans les combles. Aussi, hier, je me suis empressé de quitter cette ville des fleurs, qui n’a été pour moi que la ville des soucis. Cependant, j’ai eu le plaisir de voir le marquis de Ridolfi. Nous avons beaucoup causé de vous. Plus tard, si mes cordes vocales reprennent un peu de sonorité, j’irai me réconcilier avec la ville des Médicis.

 


Notes

[3] V. ci-après l’écrit intitulé : De l’avenir du commerce des vins entre la France et la Grande-Bretagne. ( Note de l’éditeur.)

[2] La mort d’une parente. ( Note de l’éditeur..)

[3] L’explication de cette circonstance se trouve dans une lettre adressée à M. Coudroy, p. 74. ( Note de l’éditeur..)

[4] V. ce discours, t. II, p. 238. ( Note de l’éditeur..)

[5] Ce discours n’a pas été prononcé. On trouvera des développements sur le même sujet, t. II, p. 177 et suiv., et t. III, p. 449 à 510. ( Note de l’éditeur.)

[6] Les cinquante volumes de la collection Custodi : Economisti classici italiani. ( Note de l’éditeur.)

[7] V. t. IV, p. 275 à 297. ( Note de l’éditeur..)

[8] Il s’agissait d’une réduction simultanée dans les armements, en France et en Angleterre. ( Note de l’éditeur..)

[9] M. John B. Smith, membre de la Ligue. V. t. III, p. 404 et suiv. ( Note de l’éditeur..)

 


 

[I-194]

IV. LETTRE À M. ALCIDE FONTEYRAUD.

Mugron, le 20 décembre 1845.

Mon cher monsieur Fonteyraud, je ne répondrai pas aujourd’hui à votre lettre si aimable, si bonne, si intéressante par les sujets dont elle m’entretient et par la manière dont elle en parle. Ceci n’est qu’un simple accusé de réception dont je charge une personne qui part dans quelques heures pour Paris.

J’avais de vos nouvelles par le journal de la Ligue, par M. Guillaumin et par M. Cobden, qui me parle de vous en termes que je ne veux pas vous répéter pour ne pas blesser votre modestie… Cependant je me ravise. M. Cobden sera assez justement célèbre un jour, pour que vous soyez bien aise de savoir le jugement qu’il a porté de vous. D’ailleurs ce jugement renferme un conseil, et je n’ai pas le droit de l’arrêter au passage, d’autant que vous persistez à me donner le titre de maître. J’en remplirai les fonctions une fois, sinon en vous donnant des avis, du moins en vous transmettant ceux qui émanent d’une autorité bien imposante pour les disciples du free-trade.

Voici donc comment s’exprime M. Cobden :

« Let me thank you for introducing to us Mr. Fonteyraud, who excited our admiration not only by his superior talents, but by the warmth of his zeal in the cause of free-trade. I have rarely met with a young man of his age possessing so much knowledge and so mature a judgement both as respects men and things. If he be preserved from the temptations which beset the path ofyoung men of litterary pursuits in Paris, » (M. Cobden veut-il parler des écoles sentimentalistes ou des piéges de l’esprit de parti, c’est ce que j’ignore) « he possesses the [I-195] ability to render himself very useful in the cause of humanity. »

Le reste ne pouvant s’adresser qu’à votre amour-propre, permettez-moi de le supprimer.

Il est doux, il est consolant de marcher dans la vie appuyé par un tel témoignage. Il y a bien quelque chose au fond du cœur qui nous parle de notre propre mérite ; mais quand nous voyons l’aveuglement de tous les hommes à ce sujet, comment pouvons-nous avoir jamais la certitude que le sentiment de nos forces en est la mesure ? Pour vous, vous voilà jugé et consacré ; vous êtes voué à la cause de l’humanité. Apprendre et répandre, telle doit être votre devise, telle est votre destinée.

Oh ! comme mon cœur battait quand je lisais votre description du grand meeting de Manchester ! Comme vous, je sentais l’enthousiasme me pénétrer par tous les pores. Jamais rien de semblable, quoi qu’en dise Salomon, s’était-il vu sous le soleil ? On a vu de grandes réunions d’hommes se passionner pour une conquête, pour une victoire, pour un intérêt, pour le triomphe de la force brutale ; mais avait-on jamais vu dix mille hommes s’unir pour faire prévaloir par des moyens pacifiques, par la parole, par le sacrifice, un grand principe de justice universelle ? Quand la liberté du commerce serait une erreur, une chimère, la Ligue n’en serait pas moins glorieuse, car elle a donné au monde le plus puissant et le plus moral de tous les instruments de civilisation. Comment ne voit-on pas que ce n’est pas seulement l’affranchissement des échanges, mais successivement toutes les réformes, tous les actes de justice et de réparation, que l’humanité pourra réaliser à l’aide de ces gigantesques et vivantes organisations !

Aussi, avec quel bonheur, je dirai presque avec quel délire de joie, j’ai accueilli la nouvelle que vous me donniez à la fin de votre lettre ! La France aurait aussi sa ligue ! [I-196] la France verrait cesser son éternelle adolescence ; elle rougirait du puérilisme honteux dans lequel elle végète, elle se ferait homme ! Oh ! vienne ce jour, et je le saluerai comme le plus beau de ma vie. Ne cesserons-nous jamais d’attacher la gloire au développement de la force matérielle, de vouloir trancher toutes les questions par l’épée, de ne glorifier que le courage du champ de bataille, quels que soient son mobile et ses œuvres ? Comprendrons-nous enfin que, puisque l’opinion est la reine du monde, c’est l’opinion qu’il faut travailler, c’est à l’opinion qu’il faut communiquer des lumières qui lui montrent la bonne voie et de l’énergie pour y marcher ?

Mais après l’enthousiasme est venue la réflexion. Je tremble que quelque germe funeste ne se glisse dans les commencements de notre ligue, par exemple l’esprit de transaction, de transition, d’attermoiements, de ménagements. Tout est perdu si elle ne se rallie, si elle n’adhère étroitement à un principe absolu. Comment les ligueurs eux-mêmes pourraient-ils s’entendre, si la ligue admettait divers principes, à diverses doses ? Et s’ils ne s’entendaient pas entre eux, quelle influence pourraient-ils exercer au dehors ? — Ne soyons que vingt, ou dix, ou cinq ; mais que ces vingt, ou dix, ou cinq aient le même but, la même volonté, la même foi. Vous avez assisté à l’agitation anglaise ; je l’ai moi-même beaucoup étudiée, et je sais (ce que je vous prie de bien dire à nos amis) que si la Ligue eût fait la moindre concession, à aucune époque de son existence, il y a longtemps que l’aristocratie en serait débarrassée.

Donc, qu’une association se forme en France ; qu’elle entreprenne d’affranchir le commerce et l’industrie de tout monopole ; qu’elle se dévoue au triomphe du principe, et vous pouvez compter sur moi. De la parole, de la plume, de la bourse, Je suis à elle. S’il faut subir des poursuites judiciaires, essuyer des persécutions, braver le ridicule, je [I-197] suis à elle. Quelque rôle qu’on m’y donne, quelque rang qu’on m’y assigne, sur les hustings ou dans le cabinet, je suis à elle. Dans des entreprises de ce genre, en France plus qu’ailleurs, ce qu’il faut redouter, ce sont les rivalités d’amour-propre ; et l’amour-propre est le premier sacrifice que nous devons faire sur l’autel du bien public. Je me trompe, l’indifférence et l’apathie sont peut-être de plus grands dangers. Puisque ce projet a été formé, ne le laissez pas tomber. Oh ! que ne suis-je auprès de vous !

J’allais finir ma lettre sans vous remercier d’avance de ce que vous direz dans la Revue britannique de ma publication. Une simple traduction ne peut mériter de grands éloges. Quoi qu’il en soit, éloges et critiques sont bien venus quand ils sont sincères.

Adieu ; votre affectionné.

 


 

V. LETTRE DE F. BASTIAT AU PRÉSIDENT DU CONGRÈS DE LA PAIX, À FRANCFORT.

Paris, 17 août 1850.

Monsieur le président,

Une maladie de larynx n’aurait pas suffi pour me retenir loin du congrès, d’autant que mon rôle y serait plutôt d’écouter que de parler, si je ne subissais un traitement qui m’oblige à rester à Paris. Veuillez exprimer mes regrets à vos collaborateurs. Pénétré de ce qu’il y a de grand et de nouveau dans ce spectacle d’hommes de toutes les races et de toutes les langues, accourus de tous les points du globe pour travailler en commun au triomphe de la paix universelle, c’est avec zèle, c’est avec enthousiasme que j’aurais joint mes efforts aux vôtres, en faveur d’une si sainte cause.

[I-198]

À la vérité, la paix universelle est considérée, en beaucoup de lieux, comme une chimère, et, par suite, le congrès comme un effort honorable mais sans portée. Ce sentiment règne peut-être plus en France qu’ailleurs, parce que c’est le pays où l’on est le plus fatigué d’utopies et où le ridicule est le plus redoutable.

Aussi, s’il m’eût été donné de parler au congrès, je me serais attaché à rectifier une si fausse appréciation.

Sans doute, il a été un temps où un congrès de la paix n’aurait eu aucune chance de succès. Quand les hommes se faisaient la guerre pour conquérir du butin, des terres ou des esclaves, il eût été difficile de les arrêter par des considérations morales ou économiques. Les religions mêmes y ont échoué.

Mais aujourd’hui deux circonstances ont tout à fait changé la question.

La première, c’est que les guerres n’ont plus l’intérêt pour cause ni même pour prétexte, étant toujours contraires aux vrais intérêts des masses.

La seconde, c’est qu’elles ne dépendent plus du caprice d’un chef, mais de l’opinion publique.

Il résulte de la combinaison de ces deux circonstances, que les guerres doivent s’éloigner de plus en plus, et enfin disparaître, par la seule force des choses, et indépendamment de toute intervention du congrès, car un fait qui blesse le public et dépend du public doit nécessairement cesser.

Quel est donc le rôle du congrès ? C’est de hâter ce dénoûment d’ailleurs inévitable, en montrant à ceux qui ne le voient pas encore en quoi et comment les guerres et les armements blessent les intérêts généraux.

Or, qu’y a-t-il d’utopique dans une telle mission ?

Depuis quelques années, le monde a traversé des circonstances qui, certes, à d’autres époques, eussent amené [I-199] de longues et cruelles guerres. Pourquoi ont-elles été évitées ? Parce que, s’il y a en Europe un parti de la guerre, il y a aussi des amis de la paix ; s’il y a des hommes toujours prêts à guerroyer, qu’une éducation stupide a imbus d’idées antiques et de préjugés barbares, qui attachent l’honneur au seul courage physique et ne voient de gloire que pour les faits militaires, il y a heureusement d’autres hommes à la fois plus religieux, plus moraux, plus prévoyants et meilleurs calculateurs. N’est-il pas bien naturel que ceux-ci cherchent à faire parmi ceux-là des prosélytes ? Combien de fois la civilisation, comme en 1830, en 1840, en 1848, n’a-t-elle pas été, pour ainsi dire, suspendue à cette question : Qui l’emportera du parti de la guerre ou du parti de la paix ? Jusqu’ici le parti de la paix a triomphé, et, il faut le dire, ce n’est peut-être ni par l’ardeur ni par le nombre, mais parce qu’il avait l’influence politique.

Ainsi la paix et la guerre dépendent de l’opinion, et l’opinion est partagée. Donc il y a un danger toujours imminent. Dans ces circonstances, le congrès n’entreprend-il pas une chose utile, sérieuse, efficace, j’oserais même dire facile, quand il s’efforce de recruter pour l’opinion pacifique de manière à lui donner enfin une prépondérance décisive ?

Qu’y a-t-il là de chimérique ? S’agit-il de venir dire aux hommes : « Nous venons vous sommer de fouler aux pieds vos intérêts, d’agir désormais sur le principe du dévouement, du sacrifice, du renoncement à soi-même ? » Oh ! s’il en était ainsi, l’entreprise serait en effet bien hasardée !…

Mais nous venons au contraire leur dire : « Consultez non-seulement vos intérêts de l’autre vie, mais encore ceux de celle-ci. Examinez les effets de la guerre. Voyez s’ils ne vous sont pas funestes ? voyez si les guerres et les gros armements n’amènent pas des interruptions de travail, des crises industrielles, des déperditions de force, des dettes écrasantes, de lourds impôts, des impossibilités financières, [I-200] des mécontentements, des révolutions, sans compter de déplorables habitudes morales et de coupables violations de la loi religieuse ? »

N’est-il pas permis d’espérer que ce langage sera entendu ? Courage donc, hommes de foi et de dévouement, courage et confiance ! ceux qui ne peuvent aujourd’hui se mêler à vos rangs vous suivent de l’œil et du cœur.

Recevez, Monsieur le président, l’assurance de mes sentiments respectueux et dévoués.

 


 

VI. LETTRES À M. HORACE SAY.

Eaux-Bonnes, 4 juillet 1850.

Mon cher ami,

… J’ai lu l’article de M. Clément sur les Harmonies. Si je croyais une controverse utile, je l’accepterais ; mais qui la lirait ? M. Clément a l’air de penser que c’est manquer de respect à nos maîtres que d’approfondir des problèmes qu’ils ont à peine effleurés, — parce qu’au temps où ils écrivaient, ces problèmes n’étaient pas posés. Selon lui, ils ont tout dit, tout vu, ne nous ont rien laissé à faire. — Ce n’est pas mon opinion et ce n’était certainement pas la leur. Entre les premières et les dernières pages de votre père, il y a un progrès trop sensible pour qu’il ne vît pas lui-même qu’il n’avait pas touché l’horizon et que nul ne le touchera jamais. Pour moi, les Harmonies fussent-elles finies à ma satisfaction (ce qui ne sera pas), que je ne les regarderais encore que comme un point d’où nos successeurs tireront un monde. Comment pourrions-nous aller bien avant, quand nous sommes obligés de consacrer les trois quarts de notre temps à élucider, pour un public égaré, les questions les plus simples ?

[I-201]

… Si vous faites dans le Dictionnaire de Guillaumin l’article Assurance, faites bien remarquer que ce ne sont pas seulement les compagnies qui s’associent, mais encore et surtout les assurés. Ce sont eux qui forment, sans s’en douter, une association qui n’en est pas moins réelle pour être volontaire et parce qu’on y entre et en sort quand on veut.

 


 

Pise, 20 octobre 1850.

Mon cher ami, nous nous écrivions presque au même moment, le jour du dîner mensuel, en sorte que nos lettres se sont croisées entre Paris et Pise. Depuis, je n’observe aucun progrès, en avant ni en arrière, dans ma maladie. Seulement le sentiment de la souffrance s’irrite par la durée. Faiblesse, isolement, ennui, je ferais bon marché de tout, n’était cette maudite déchirure à la gorge qui me rend si pénibles toutes les fonctions, si nombreuses et si indispensables, qui s’accomplissent par là. Oh ! que je voudrais avoir un jour de trêve ! — mais toutes les invocations du monde n’y peuvent rien. — À la bizarrerie de mes rêves et à la transpiration qui suit toujours le sommeil, je reconnais que j’ai chaque nuit un peu de fièvre. Cependant, comme je ne tousse pas plus qu’autrefois, je pense que cette fièvre est plutôt un effet de ce malaise continuel qu’un symptôme de la maladie constitutionnelle.

… Je crois en effet que l’économie politique est plus sue ici qu’en France, par la raison qu’elle fait partie du Droit. C’est énorme que de donner une teinture de cette science aux hommes qui se rattachent de près ou de loin à l’exécution des lois ; car ces mêmes hommes entrent pour beaucoup dans leur confection, et d’ailleurs ils forment le fond de ce que l’on appelle la classe éclairée. Je n’espère jamais voir l’économie politique prendre domicile à l’École de Droit en France. À cet égard, l’aveuglement des [I-202] gouvernements est incompréhensible. Ils ne veulent pas qu’on enseigne la seule science qui leur donne des garanties de durée et de stabilité. N’est-ce pas un fait caractéristique que le ministre du commerce et celui de l’instruction publique, me renvoyant de l’un à l’autre comme une balle, m’aient, de fait, refusé un local pour faire un cours gratuit ?

Puisque vous êtes notre Cappoletto, notre Leader, vous devriez bien endoctriner nos amis Garnier et Molinari pour qu’ils mettent à profit cette occasion unique de la signature, laquelle, quoi qu’on en dise, donne de la dignité au journal. Il dépend d’eux, je crois, de donner à la Patrie ce qu’elle n’a jamais eu, une couleur, un caractère. Ils auront à agir avec beaucoup de prudence et de circonspection, puisque le journal n’est économiste, ni au point de vue du directeur, ni à celui des actionnaires, ni à celui des abonnés. Le cachet ne devra apparaître distinctement que peu à peu. Je pense que nos amis ne doivent nullement agir comme s’ils étaient dans un journal franchement économiste et ayant arboré le drapeau. Il s’agirait là de rompre des lances avec les adversaires. Mais dans la Patrie, la tactique ne doit pas être la même. Il faut d’abord ne traiter que de loin en loin les questions de liberté commerciale, particulièrement les plus ardues (comme les lois de navigation). Il vaut mieux prendre la question de plus haut, à une hauteur qui embrasse à la fois la politique, l’économie politique et le socialisme, c’est-à-dire : l’intervention de l’État. Encore ne doivent-ils pas, selon moi, présenter la non-intervention comme un système, comme un principe. Seulement ils doivent appeler l’attention du lecteur là-dessus chaque fois que l’occasion s’en présente. Leur rôle, — afin de ne pas éveiller la défiance, — est de montrer, dans chaque question spéciale, les avantages et les inconvénients de l’intervention. Les avantages, pourquoi les dissimuler ? Il faut [I-203] bien qu’il y en ait puisque cette intervention est si populaire. Ils devront donc avouer que lorsqu’il y a un bien à faire ou un mal à combattre, l’appel à la force publique paraît d’abord le moyen le plus court, le plus économique, le plus efficace ; à cet égard même, à leur place, je me montrerais très-large et très-conciliant envers les gouvernementaux, car ils sont bien nombreux et il s’agit moins de les réfuter que de les ramener. Mais après avoir reconnu les avantages immédiats, j’appellerais leur attention sur les inconvénients ultérieurs. Je dirais : C’est ainsi qu’on crée de nouvelles fonctions, de nouveaux fonctionnaires, de nouveaux impôts, de nouvelles sources de désaffection, de nouveaux embarras financiers. Puis, en substituant à l’activité privée la force publique, n’ôte-t-on pas à l’individualité sa valeur propre et les moyens de l’acquérir ? Ne fait-on pas de tous les citoyens des hommes qui ne savent pas se conduire eux-mêmes, prendre une résolution, repousser une surprise, un coup de main ? Ne prépare-t-on pas des éléments au socialisme, qui n’est autre chose que la pensée d’un homme substituée à toutes les volontés ?

Les diverses questions spéciales qui peuvent se présenter, discutées à ce point de vue, avec impartialité, la part du pour et du contre étant bien faite, je crois que le public s’y intéresserait beaucoup et ne tarderait pas à reconnaître la véritable cause de nos malheurs. — Les circulaires de M. Dumas offrent un bon texte pour le début.

Adieu, mon cher ami, croiriez-vous que je suis fatigué pour avoir barbouillé ces quelques lignes ? Il me reste cependant la force de me rappeler au bon souvenir de madame Say et de Léon.

 


 

[I-204]

VII. LETTRE À M. DE FONTENAY.

Paris, 3 juillet 1850.

… Peut-être prenez-vous avec un peu trop de feu parti pour les Harmonies contre l’opposition du Journal des Économistes. Des hommes d’un certain âge ne renoncent pas facilement à des idées faites et longtemps caressées. Aussi ce n’est pas à eux, mais aux jeunes gens, que j’ai adressé et soumis mon livre. On finira par reconnaître que la valeur ne peut jamais être dans la matière et les forces naturelles. De là résulte la gratuité absolue des dons de Dieu, sous toutes les formes et à travers toutes les transactions humaines : ceci conduit à la mutualité des services, à l’absence de tout motif pour que les hommes se jalousent et se haïssent. Cette théorie doit ramener toutes les écoles sur un terrain commun. Vivant avec cette foi, j’attends patiemment ; car plus je vieillis, plus je m’aperçois de la lenteur des évolutions humaines.

Je ne dissimule pas cependant un vœu personnel. Oui, je désire que cette théorie rencontre, de mon vivant, assez d’adeptes (ne fût-ce que deux ou trois) pour être assuré, avant de mourir, qu’elle ne tombera pas si elle est vraie. Que mon livre en suscite seulement un autre, et je serai satisfait. Voilà pourquoi je ne saurais trop vous engager à concentrer vos méditations sur le capital, sujet immense et qui peut bien être le pivot d’une économie politique. Je ne l’ai qu’effleuré : vous irez plus loin que moi, vous me rectifierez au besoin. Ne craignez pas que je m’en formalise. Les horizons économiques n’ont pas de limites : en apercevoir de nouveaux, c’est mon bonheur, que je les découvre ou qu’un autre me les montre.

… Oui, vous avez raison. Il y a toute une science à [I-205] élever sur le vilain mot consommation : c’est ce que j’établirai au commencement de mon second volume. Quant à la population, il est incompréhensible que M. Clément m’attaque sur un sujet que je n’ai pas encore abordé ! Et au fond, nier cet axiome : La densité de la population est une facilité de production, c’est nier toute la puissance de l’échange et de la division du travail. De plus c’est nier des faits qui crèvent les yeux. — Sans doute la population s’arrange naturellement de manière à produire le plus possible ; et pour cela, selon l’occurrence, elle diverge ou converge, elle obéit à une double tendance de dissémination et de concentration ; mais plus elle augmente, cœteris paribus, — c’est-à-dire à égalité de vertus, de prévoyance, de dignité, — plus les services se divisent, se rendent facilement, plus chacun tire parti de ses moindres qualités spéciales, etc…

 


 

VIII. LETTRES À M. PAILLOTTET.

Pise, 11 octobre 1850.

Je me sens envie de vivre, mon cher Paillottet, quand je lis la relation de vos anxiétés à la nouvelle de ma mort. — Grâce au ciel, je ne suis pas mort, ni même guère plus malade. J’ai vu ce matin un médecin qui va essayer de me débarrasser au moins quelques instants de cette douleur à la gorge, dont la continuité est si importune. — Mais enfin, si la nouvelle eût été vraie, il aurait bien fallu l’accepter et se résigner. — Je voudrais que tous mes amis pussent acquérir, à cet égard, la philosophie que j’ai acquise moi-même. Je vous assure que je rendrais le dernier souffle sans peine, presque avec joie, si je pouvais être sûr de laisser, après moi, à ceux qui m’aiment, non de cuisants regrets, [I-206] mais un souvenir doux, affectueux, un peu mélancolique. Quand je serai plus malade, c’est à quoi je les préparerai…

 


 

Rome, 26 novembre 1850.

Mon cher Paillottet, chaque fois que je reçois une lettre de Paris, il me semble que mes correspondants sont des Toinette, et que je suis un Argan.

« La coquine a soutenu pendant une heure durant que je n’étais pas malade ! vous savez, m’amour, ce qui en est. »

Vous prenez bien tous un intérêt amical à mon mal ; mais vous me traitez ensuite en homme bien portant. Vous me préparez des occupations, vous me demandez mon avis sur plusieurs sujets graves, puis vous me dites de ne vous écrire que quelques lignes. Je voudrais bien que vous eussiez mis dans votre lettre le secret, en même temps que le conseil, de tout dire en quelques mots. Comment puis-je vous parler des Incompatibilités parlementaires, des corrections à y apporter, des raisons qui me font penser que ce sujet ne peut être accolé, ni pour le fond ni pour la forme, avec le discours sur l’impôt des boissons, — le tout en une ligne ? Et puis il faut bien que je dise quelque chose de Carey, puisque vous m’envoyez ses épreuves en Toscane ; — des Harmonies, puisque vous m’annoncez que l’édition est épuisée.

Dans votre bonne lettre, que je reçois aujourd’hui, vous manifestez la crainte qu’à la vue de Rome, l’enthousiasme ne me saisisse et ne nuise à ma guérison en ébranlant mes nerfs. Vous me placez toujours là dans l’hypothèse d’un homme bien portant. Figurez-vous, mon ami, qu’il y a deux raisons, aussi fortes l’une que l’autre, pour que les monuments de Rome ne fassent pas éclater en moi un enthousiasme dangereux. La première, c’est que je ne vois aucun de ces monuments, étant à peu près confiné dans [I-207] ma chambre au milieu des cendres et des cafetières ; la seconde, c’est que la source de l’enthousiasme est en moi complétement tarie, toutes les forces de mon attention et de mon imagination se portant sur les moyens d’avaler un peu de nourriture ou de boisson, et d’accrocher un peu de sommeil entre deux quintes.

J’ai beau écrire à Florence, je suis sans aucune nouvelle des épreuves de Carey. Dieu sait quand elles m’arriveront.

Adieu ! je finis brusquement. J’aurais mille choses à vous dire pour M. et Mme Planat, pour M. de Fontenay, pour M. Manin. Bientôt, quand je serai mieux, je causerai plus longtemps avec vous. Maintenant c’est tout ce que j’ai pu faire que d’arriver à cette page.

 


 

Rome, 8 décembre 1850.

Cher Paillottet, suis-je mieux ? Je ne puis le dire ; je me sens toujours plus faible. Mes amis croient que les forces me reviennent. Qui a raison ?

La famille Cheuvreux quitte Rome immédiatement, par suite de la maladie de madame Girard. Jugez de ma douleur. J’aime à croire qu’elle vient surtout de celle de ces bons amis ; mais assurément des motifs plus égoïstes y ont une grande part.

Par un hasard providentiel, hier j’écrivis à ma famille pour qu’on m’expédiât une espèce de Michel Morin, homme plein de gaieté et de ressources, cocher, cuisinier, etc., etc., qui m’a souvent servi et qui m’est entièrement dévoué. Dès qu’il sera ici, je serai maître de partir quand je voudrai pour la France. Car il faut que vous sachiez que le médecin et mes amis ont pris à ce sujet une délibération solennelle. Ils ont pensé que la nature de ma maladie me crée des difficultés si nombreuses, que tous les avantages du climat ne compensent pas les soins domestiques.

[I-208]

D’après ces dispositions, mon cher Paillottet, vous ne viendrez pas à Rome, gagner auprès de moi les œuvres de miséricorde. L’affection que vous m’avez vouée est telle que vous en serez contrarié, j’en suis sûr. Mais consolez-vous en pensant qu’à raison de la nature de ma maladie, vous auriez pu faire bien peu pour moi, si ce n’est de venir me tenir compagnie deux heures par jour, chose encore plus agréable que raisonnable. Je voudrais pouvoir vous donner à ce sujet des explications. Mais, bon Dieu ! des explications ! il faudrait beaucoup écrire, et je ne puis. Mon ami, sous des milliers de rapports j’éprouve le supplice de Tantale. En voici un nouvel exemple : je voudrais vous dire toute ma pensée, et je n’en ai pas la force…

Ce que vous et Guillaumin aurez fait pour les Incompatibilités sera bien fait.

Quant à l’affaire Carey, je vous avoue qu’elle me présente un peu de louche. D’un côté, Garnier annonce que le journal prend parti pour la propriété-monopole. D’une autre part, Guillaumin m’apprend que M. Clément va intervenir dans la lutte. Si le Journal des Économistes veut me punir d’avoir traité avec indépendance une question scientifique, il est bien peu généreux de choisir le moment où je suis sur un grabat, privé de la faculté de lire, d’écrire, de penser, et cherchant à conserver au moins celle de manger, de boire et de dormir qui me quitte.

Pressentant que je ne pourrais accepter le combat, j’ai ajouté à ma réponse à Carey quelques considérations adressées au Journal des Économistes. Vous me direz comment elles ont été reçues.

Fontenay ne sera-t-il donc jamais prêt à entrer en lice ? Il doit comprendre combien son assistance me serait nécessaire. Garnier dit : Nous avons pour nous Smith, Ricardo, Malthus, J. B. Say, Rossi et tous les économistes, moins Carey et Bastiat. J’espère bien que la foi dans la [I-209] légitimité de la propriété foncière trouvera bientôt d’autres défenseurs, et je compte surtout sur Fontenay.

Je vous prie d’écrire à Michel Chevalier, de lui dire combien je suis reconnaissant de son excellent article sur mon livre. Il n’a d’autre défaut que d’être trop bienveillant et de laisser trop peu de place à la critique. Dites à Chevalier que je n’attends qu’un peu de force pour lui adresser moi-même l’expression de mes vifs sentiments de gratitude. Je fais des vœux sincères pour qu’il hérite du fauteuil de M. Droz ; ce ne sera que tardive justice.

 


 

IX. LETTRE AU JOURNAL DES ÉCONOMISTES [1] .

Mon livre est entre les mains du public. Je ne crains pas qu’il se rencontre une seule personne qui, après l’avoir lu, dise : « Ceci est l’ouvrage d’un plagiaire. » Une lente assimilation, fruit des méditations de toute ma vie, s’y laisse trop voir, surtout si on le rapproche de mes autres écrits.

Mais qui dit assimilation, avoue qu’il n’a pas tout tiré de sa propre substance.

Oh ! oui, je dois beaucoup à M. Carey ; je dois à Smith, à J. B. Say, à Comte, à Dunoyer ; je dois à mes adversaires ; je dois à l’air que j’ai respiré ; je dois aux entretiens intimes d’un ami de cœur, M. Félix Coudroy, avec qui, pendant vingt ans, j’ai remué toutes ces questions dans la solitude, sans que jamais il se soit manifesté dans nos appréciations et nos idées la moindre divergence ; [I-210] phénomène bien rare dans l’histoire de l’esprit humain, et bien propre à faire goûter les délices de la certitude.

C’est dire que je ne revendique pas le titre d’ inventeur à l’égard de l’harmonie. Je crois même que c’est la marque d’un petit esprit, incapable de rattacher le présent au passé, que de se croire inventeur de principes. Les sciences ont une croissance comme les plantes ; elles s’étendent, s’élèvent, s’épurent. Mais quel successeur ne doit rien à ses devanciers ?

En particulier, l’ Harmonie des intérêts ne saurait être une invention individuelle. Eh quoi ! n’est-elle pas le pressentiment et l’aspiration de l’humanité, le but de son évolution éternelle ? Comment un publiciste oserait-il s’arroger l’invention d’une idée, qui est la foi instinctive de tous les hommes ?

Cette harmonie, la science économique l’a proclamée dès l’origine. Cela est attesté par le titre seul des livres physiocrates. Sans doute, les savants l’ont souvent mal démontrée ; ils ont laissé pénétrer dans leurs ouvrages beaucoup d’erreurs, qui, par cela seul qu’elles étaient des erreurs, contredisaient leur foi. Qu’est-ce que cela prouve ? que les savants se trompent. Cependant, à travers bien des tâtonnements, la grande idée de l’harmonie des intérêts a toujours brillé sur l’école économiste, comme son étoile polaire. Je n’en veux pour preuve que cette devise qu’on lui a reprochée : Laissez faire, laissez passer? Certes, elle implique la croyance que les intérêts se font justice entre eux, sous l’empire de la liberté.

Ceci dit, je n’hésite pas à rendre justice à M. Carey. Il y a peu de temps que je connais ses ouvrages ; je les ai lus fort superficiellement, à cause de mes occupations, de mes souffrances, et surtout à cause de la singulière divergence qui, en fait de méthode, caractérise l’esprit anglais et l’esprit français. Nous généralisons, et c’est ce que nos voisins dédaignent. Eux vont particularisant à travers des milliers [I-211] et des milliers de pages, et c’est à quoi notre attention ne peut suffire. Quoi qu’il en soit, je reconnais que cette grande et consolante cause, l’ accord des intérêts des classes, ne doit à personne plus qu’à M. Carey. Il l’a signalée et prouvée sous un très-grand nombre de points de vue divers, de manière à ce qu’il ne puisse pas rester de doute sur la loi générale.

M. Carey se plaint de ce que je ne l’ai pas cité ; c’est peut-être un tort de ma part, mais il ne remonte pas à l’intention. M. Carey a pu me montrer des aperçus nouveaux, me fournir des arguments, mais il ne m’a révélé aucun principe. Je ne pouvais le citer dans mon chapitre sur l’ échange, qui est la base de tout ; ni dans ceux sur la valeur, sur la communauté progressive, sur la concurrence. Le moment de m’étayer de son autorité eût été à propos de la propriété foncière ; mais, dans ce premier volume, je traitais la question par ma propre théorie de la valeur, qui n’est pas celle de M. Carey. À ce moment, je me proposais de faire un chapitre spécial sur la rente foncière, et je croyais fermement que mon second volume suivrait de près le premier. C’est là que j’aurais cité M. Carey ; et non-seulement je l’aurais cité, mais je me serais effacé, pour lui attribuer sur la scène le premier rôle : c’était l’intérêt de la cause. En effet, sur la question foncière, M. Carey ne peut manquer d’être une autorité importante. Pour étudier la primitive et naturelle formation de cette propriété, il n’a qu’à ouvrir les yeux ; pour l’exposer, il n’a qu’à décrire ce qu’il voit ; plus heureux que Ricardo, Malthus, Say et nous tous, économistes européens, qui ne voyons qu’une propriété foncière soumise aux mille combinaisons factices de la conquête. En Europe, pour remonter au principe de la propriété foncière, il faut employer le difficile procédé dont se servait Cuvier pour reconstruire un mastodonte ; il n’est pas très-surprenant que la plupart de nos écrivains se soient trompés dans [I-212] cet effort d’analogie. En Amérique, il y a des mastodontes dans toutes les carrières ; il suffit d’ouvrir les yeux. J’avais donc tout à gagner, ou plutôt la cause avait tout à gagner à ce que j’invoquasse le témoignage d’un économiste américain.

En terminant, je ne puis m’empêcher de faire observer à M. Carey qu’un Français ne peut guère lui rendre justice, sans un grand effort d’impartialité ; et comme je suis Français, j’étais loin de m’attendre à ce qu’il daignât s’occuper de moi et de mon livre. M. Carey professe pour la France et les Français le mépris le plus profond et une haine qui va jusqu’au délire. Il a déversé ces sentiments dans un bon tiers de ses volumineux écrits ; et il s’est donné la peine de réunir, sans aucun discernement, il est vrai, de nombreux documents statistiques, pour prouver que c’est à peine si, dans l’échelle de l’humanité, nous sommes au-dessus des Indous. À la vérité, M. Carey, dans son livre, nie cette haine. Mais, en la niant, il la prouve ; car comment expliquer un tel déni ? qui l’a provoqué ? C’est la conscience même de M. Carey, qui, surpris lui-même, sans doute, de toutes les preuves de haine contre la France qu’il a accumulées dans son livre, a cru devoir proclamer qu’il ne haïssait pas la France. Combien de fois n’ai-je pas dit à M. Guillaumin : Il y a d’excellentes choses dans les ouvrages de M. Carey, et il serait bien de les faire traduire ; ils contribueraient à faire avancer l’économie politique dans notre pays. Mais aussitôt j’étais forcé d’ajouter : Pouvons-nous jeter dans le public français de pareilles diatribes contre la France, et ne risquons-nous pas de manquer notre but ? Le public ne repoussera-t-il pas ce qu’il y a de bon dans ces livres, à cause de ce qu’il y a de blessant et d’injuste ?

Qu’il me soit permis de finir par une réflexion sur le mot plagiat, dont je me suis servi au début de cette lettre. Les personnes auxquelles je puis avoir emprunté un aperçu ou [I-213] un argument pensent que je leur suis très-redevable ; je suis convaincu du contraire. Si je ne m’étais laissé entraîner à aucune controverse, si je n’avais examiné aucun système, si je n’avais cité aucun nom propre, si je m’étais borné à établir ces deux propositions : Les services s’échangent contre des services ; La valeur est le rapport des services échangés ; — si ensuite j’eusse expliqué, par ces principes, toutes les classes si compliquées des transactions humaines, je crois que le monument que j’ai cherché à élever eût beaucoup gagné (trop, peut-être, pour cette époque) en clarté, en grandeur et en simplicité.

P. S. Je laisse M. Carey, et je m’adresse, peut-être pour la dernière fois, c’est-à-dire dans les sentiments de la plus intime bienveillance, à nos collègues de la rédaction du Journal des Économistes. Dans la note de ce journal qui a provoqué la réclamation de M. Carey, la direction annonce qu’elle se prononce, sur la propriété foncière, pour la théorie de Ricardo. La raison qu’elle en donne, c’est que cette théorie a pour elle l’autorité de Ricardo d’abord, puis Malthus, Say et tous les économistes, « MM. Bastiat et Carey exceptés. » L’épigramme est aiguë, et il est certain que l’économiste américain et moi faisons bien humble figure dans l’antithèse.

Quoiqu’il en soit, je répète que la direction du journal prend une résolution décisive pour son autorité scientifique.

N’oubliez pas que la théorie de Ricardo se résume ainsi :

«  La propriété foncière est un monopole injuste, mais nécessaire, dont l’effet est de rendre fatalement le riche toujours plus riche et le pauvre toujours plus pauvre. »

Cette formule a pour premier inconvénient d’exciter, par son simple énoncé, une répugnance invincible, et de froisser, dans le cœur de l’homme, je ne dis pas tout ce qu’il y a de généreux et de philanthropique, mais de plus simplement et de plus grossièrement honnête. Son second [I-214] tort est d’être fondée sur une observation inachevée, et par conséquent de choquer la logique.

Ce n’est pas ici le lieu de démontrer la légitimité de la rente foncière ; mais devant donner à cet écrit un but utile, je dirai, en peu de mots, comment je la comprends, et en quoi errent mes adversaires.

Vous avez certainement connu à Paris des marchands qui voient leurs profits s’augmenter annuellement, sans qu’on puisse en conclure qu’ils grèvent chaque année le prix de leurs marchandises. Bien au contraire ; et il n’y a rien de plus vulgaire et de plus vrai que ce proverbe : Se rattraper sur la quantité. — C’est même une loi générale du débit commercial, que plus il s’étend, plus le marchand augmente la remise à sa clientèle, tout en faisant de meilleures affaires. Pour vous en convaincre, vous n’avez qu’à comparer ce que gagnent, par chapeau, un chapelier de Paris et un chapelier de village. Voilà donc un exemple bien connu d’un cas où, quand la prospérité publique se développe, le vendeur s’enrichit toujours et l’acheteur aussi.

Or, je dis que ce n’est pas seulement la loi générale des profits, mais encore la loi générale des Capitaux et des Intérêts comme je l’ai prouvé à M. Proudhon, et la loi générale de la Rente foncière, comme je le prouverais, si je n’étais exténué.

Oui, quand la France prospère, il s’ensuit une hausse générale de la Rente foncière, et « le riche devient toujours plus riche. » Jusque-là Ricardo a raison. Mais il ne s’ensuit pas que chaque produit agricole soit grevé au préjudice des travailleurs ; il ne s’ensuit pas que chaque travailleur soit réduit à donner une plus forte proportion de son travail pour un hectolitre de blé ; il ne s’ensuit pas, enfin, que « le pauvre devienne toujours plus pauvre. » C’est justement le contraire qui est vrai. À mesure que la [I-215] rente augmente, par l’ effet naturel de la prospérité publique, elle grève de moins en moins des produits plus abondants, absolument comme le chapelier ménage d’autant plus sa clientèle, qu’il est dans un milieu plus favorable au débit.

Croyez-moi, mes chers collègues, n’excitons pas légèrement le Journal des Économistes à repousser ces explications.

Enfin, le troisième et peut-être le plus grand tort, scientifiquement, de la théorie Ricardienne, c’est qu’elle est démentie par tous les faits particuliers et généraux qui se produisent sur le globe. Selon cette théorie, nous aurions dû voir, depuis un siècle, les richesses mobilières, industrielles et commerciales entraînées vers un déclin rapide et fatal, relativement aux fortunes foncières. Nous devrions constater la barbarie, l’obscurité et la malpropreté des villes, la difficulté des moyens de locomotion nous envahissant. En outre, les marchands, les artisans, les ouvriers étant réduits à donner une proportion toujours croissante de leur travail pour obtenir une quantité donnée de blé, nous devrions voir l’usage du blé diminuer, ou du moins nul ne pouvant se permettre la même consommation de pain, sans se refuser d’autres jouissances. — Je vous le demande, mes chers collègues, le monde civilisé présente-t-il rien de semblable ?

Et puis, quelle mission donnerez-vous au journal ? Ira-t-il dire aux propriétaires : « Vous êtes riches, c’est que vous jouissez d’un monopole injuste mais nécessaire ; et puisqu’il est nécessaire, jouissez-en sans scrupule, d’autant qu’il vous réserve des richesses toujours croissantes ! » — Puis vous tournant vers les travailleurs de toutes classes : « Vous êtes pauvres ; vos enfants le seront plus que vous, et vos petits-enfants davantage encore, jusqu’à ce que s’ensuive la mort par inanition. Cela tient à ce que vous subissez un [I-216] monopole injuste, mais nécessaire ; et puisqu’il est nécessaire, résignez-vous sagement ; que la richesse toujours croissante des riches vous console ! »

Certes, je ne demande pas que qui que ce soit adopte mes idées sans examen ; mais je crois que le Journal des Économistes ferait mieux de mettre la question à l’étude que de se prononcer d’ores et déjà. Oh ! ne croyons pas facilement que Ricardo, Say, Malthus, Rossi, que de si grands et solides esprits se sont trompés. Mais n’admettons pas non plus légèrement une théorie qui aboutit à de telles monstruosités.

 


Notes

[1] Après la mort de Bastiat, il fut aisé à ses amis d'édifier M. Carey sur sa parfaite loyauté. Cette lettre nous parait mériter cependant d'être conservée, d'autant plus que le post-scriptum contient les éléments d'une importante démonstration. ( Note de l’éditeur)

 


 

PREMIERS ÉCRITS.

[I-217]

I. AUX ÉLECTEURS DU DÉPARTEMENT DES LANDES [1] .

(Novembre 1830.)

Un peuple n’est pas libre par cela seul qu’il possède des institutions libérales ; il faut encore qu’il sache les mettre en œuvre, et la même législation qui a fait sortir de l’urne électorale des noms tels que ceux de Lafayette et de Chantelauze, de Tracy et de Dudon, peut, selon les lumières des électeurs, devenir le palladium des libertés publiques ou l’instrument de la plus solide de toutes les oppressions, celle qui s’exerce sur une nation par la nation elle-même.

Pour qu’une loi d’élection soit pour le public une garantie véritable, une condition est essentielle : c’est que les électeurs connaissent leurs intérêts et veuillent les faire triompher ; c’est qu’ils ne laissent pas capter leurs suffrages par des motifs étrangers à l’élection ; c’est qu’ils ne regardent pas cet acte solennel comme une simple formalité, ou tout au plus comme une affaire entre l’électeur et l’éligible ; c’est qu’ils n’oublient pas complétement les conséquences d’un mauvais choix ; c’est enfin que le public lui-même sache se servir des seuls moyens répressifs qui soient à sa disposition, la haine et le mépris, pour ceux des [I-218] électeurs qui le sacrifient par ignorance, ou l’immolent à leur cupidité.

Il est vraiment curieux d’entendre le langage que tiennent naïvement quelques électeurs.

L’un nommera un candidat par reconnaissance personnelle ou par amitié ; comme si ce n’était pas un véritable crime d’acquitter sa dette aux dépens du public, et de rendre tout un peuple victime d’affections individuelles.

L’autre cède à ce qu’il appelle la reconnaissance due aux grands services rendus à la Patrie ; comme si la députation était une récompense, et non un mandat ; comme si la chambre était un panthéon que nous devions peupler de figures froides et inanimées, et non l’enceinte où se décide le sort des peuples.

Celui-ci croirait déshonorer son pays s’il n’envoyait pas à la chambre un député né dans le département. De peur qu’on ne croie à la nullité des éligibles, il fait supposer l’absurdité des électeurs. Il pense qu’on montre plus d’esprit à choisir un sot dans son pays, qu’un homme éclairé dans le voisinage, et que c’est un meilleur calcul de se faire opprimer par l’intermédiaire d’un habitant des Landes, que de se délivrer de ses chaînes par celui d’un habitant des Basses-Pyrénées.

Celui-là veut un député rompu dans l’art des sollicitations ; il espère que nos intérêts locaux s’en trouveront bien, et il ne songe pas qu’un vote indépendant sur la loi municipale peut devenir plus avantageux à toutes les localités de la France, que les sollicitations et les obsessions de cent députés ne pourraient l’être à une seule.

Enfin un autre s’en tient obstinément à renommer à tout jamais les 221.

Vous avez beau lui faire les objections les mieux fondées, il répond à tout par ces mots : Mon candidat est des 221.

[I-219]

Mais ses antécédents ? — Je les oublie : il est des 221.

Mais il est membre du gouvernement ; pensez-vous qu’il sera très-disposé à restreindre un pouvoir qu’il partage, à diminuer des impôts dont il vit ? — Je ne m’en mets pas en peine : il est des 221.

Mais songez qu’il va concourir à faire des lois. Voyez quelles conséquences peut avoir un choix fait par un motif étranger au but que vous devez vous proposer. — Tout cela m’est égal : il est des 221.

Mais c’est surtout la modération qui joue un grand rôle dans cette armée de sophismes que je passe rapidement en revue.

On veut à tout prix des modérés ; on craint les exagérés par-dessus tout ; et comment juge-t-on à laquelle de ces classes appartient le candidat ? On n’examine pas ses opinions, mais la place qu’il occupe ; et comme le centre est bien le milieu entre la droite et la gauche, on en conclut que c’est là qu’est la modération.

Étaient-ils donc modérés ceux qui votaient chaque année plus d’impôts que la nation n’en pouvait supporter ? ceux qui ne trouvaient jamais les contributions assez lourdes, les traitements assez énormes, les sinécures assez nombreuses ? ceux qui faisaient avec tous les ministères un trafic odieux de la confiance de leurs commettants, trafic par lequel, moyennant des dîners et des places, ils acceptaient au nom de la nation les institutions les plus tyranniques : des doubles votes, des lois d’amour, des lois sur le sacrilége ? ceux enfin qui ont réduit la France à briser, par un coup d’État, les chaînes qu’ils avaient passé quinze années à river ?

Et sont-ils exagérés ceux qui veulent éviter le retour de pareils excès ; ceux qui veulent mettre de la modération dans les dépenses ; ceux qui veulent modérer l’action du pouvoir ; qui ne sont pas immodérés, c’est-à-dire insatiables de gros [I-220] salaires et de sinécures ; ceux qui veulent que notre révolution ne se borne pas à un changement de noms propres et de couleur ; qui ne veulent pas que la nation soit exploitée par un parti plutôt que par un autre, et qui veulent conjurer l’orage qui éclaterait infailliblement si les électeurs étaient assez imprudents pour donner la prépondérance au centre droit de la chambre ?

Je ne pousserai pas plus loin l’examen des motifs par lesquels on prétend appuyer une candidature, sur laquelle on avoue généralement ne pas fonder de grandes espérances. À quoi servirait d’ailleurs de s’étendre davantage à réfuter des sophismes que l’on n’emploie que pour s’aveugler soi-même ?

Il me semble que les électeurs n’ont qu’un moyen de faire un choix raisonnable : c’est de connaître d’abord l’objet général d’une représentation nationale, et ensuite de se faire une idée des travaux auxquels devra se livrer la prochaine législature. C’est en effet la nature du mandat qui doit nous fixer sur le choix du mandataire ; et, en cette matière comme en toutes, c’est s’exposer à de graves méprises que d’adopter le moyen, abstraction faite du but que l’on se propose d’atteindre.

L’objet général des représentations nationales est aisé à comprendre.

Les contribuables, pour se livrer avec sécurité à tous les modes d’activité qui sont du domaine de la vie privée, ont besoin d’être administrés, jugés, protégés, défendus. C’est l’objet du gouvernement. Il se compose du Roi, qui en est le chef suprême, des ministres et des nombreux agents, subordonnés les uns aux autres, qui enveloppent la nation comme d’un immense réseau.

Si cette vaste machine se renfermait toujours dans le cercle de ses attributions, une représentation élective serait superflue ; mais le gouvernement est, au milieu de la [I-221] nation, un corps vivant, qui, comme tous les êtres organisés, tend avec force à conserver son existence, à accroître son bien-être et sa puissance, à étendre indéfiniment sa sphère d’action. Livré à lui-même, il franchit bientôt les limites qui circonscrivent sa mission ; il augmente outre mesure le nombre et la richesse de ses agents ; il n’administre plus, il exploite ; il ne juge plus, il persécute ou se venge ; il ne protége plus, il opprime.

Telle serait la marche de tous les gouvernements, résultat inévitable de cette loi de progression dont la nature a doué tous les êtres organisés, si les nations n’opposaient un obstacle aux envahissements du pouvoir.

La loi d’élection est ce frein aux empiétements de la force publique, frein que notre constitution remet aux mains des contribuables eux-mêmes ; elle leur dit :

« Le gouvernement n’existera plus pour lui, mais pour vous ; il n’administrera qu’autant que vous sentirez le besoin d’être administrés ; il ne prendra que le développement que vous jugerez nécessaire de lui laisser prendre ; vous serez les maîtres d’étendre ou de resserrer ses ressources ; il n’adoptera aucune mesure sans votre participation ; il ne puisera dans vos bourses que de votre consentement ; en un mot, puisque c’est par vous et pour vous que le pouvoir existe, vous pourrez, à votre gré, le surveiller et le contenir au besoin, seconder ses vues utiles ou réprimer son action, si elle devenait nuisible à vos intérêts. »

Ces considérations générales nous imposent, comme électeurs, une première obligation : celle de ne pas aller chercher nos mandataires précisément dans les rangs du pouvoir ; de confier le soin de réprimer la puissance à ceux sur qui elle s’exerce, et non à ceux par qui elle est exercée.

Serions-nous en effet assez absurdes pour espérer que, [I-222] lorsqu’il s’agit de supprimer des fonctions et des salaires, cette mission sera bien remplie par des fonctionnaires et des salariés ? Quand tous nos maux viennent de l’exubérance du pouvoir, confierions-nous à un agent du pouvoir le soin de le diminuer ? Non, non, il faut choisir : nommons un fonctionnaire, un préfet, un maître des requêtes, si nous ne trouvons pas le fardeau assez lourd ; si nous ne sommes pas fatigués du poids du milliard ; si nous sommes persuadés que le pouvoir ne s’ingère pas assez dans les choses qui devraient être hors de ses attributions ; si nous voulons qu’il continue à se mêler d’éducation, de religion, de commerce, d’industrie, à nous donner des médecins, des avocats, de la poudre, du tabac, des électeurs et des jurés.

Mais si nous voulons restreindre l’action du gouvernement, ne nommons pas des agents du gouvernement ; si nous voulons diminuer les impôts, ne nommons pas des gens qui vivent d’impôts ; si nous voulons une bonne loi communale, ne nommons pas un préfet ; si nous voulons la liberté de l’enseignement, ne nommons pas un recteur ; si nous voulons la suppression des droits réunis ou celle du conseil d’État, ne nommons ni un conseiller d’État ni un directeur des droits réunis. On ne peut être à la fois payé et représentant des payants, et il est absurde de faire exercer un contrôle par celui même qui y est soumis.

Si nous venons à examiner les travaux de la prochaine législature, nous voyons qu’ils sont d’une telle importance qu’elle peut être regardée plutôt comme constituante que comme purement législative.

Elle aura à nous donner une loi d’élection, c’est-à-dire à fixer les limites de la souveraineté.

Elle fera la loi municipale dont chaque mot doit influer sur le bien-être des localités.

C’est elle qui discutera l’organisation des gardes [I-223] nationales, qui a un rapport direct avec l’intégrité de notre territoire et le maintien de la tranquillité publique.

L’éducation réclamera son attention ; et elle est sans doute appelée à livrer l’enseignement à la libre concurrence des professeurs, et le choix des études à la sollicitude des parents.

Les affaires ecclésiastiques exigeront de nos députés des connaissances étendues, une grande prudence, et une fermeté inébranlable ; peut-être, suivant le vœu des amis de la justice et des prêtres éclairés, agitera-t-on la question de savoir si les frais de chaque culte ne doivent pas retomber exclusivement sur ceux qui y participent.

Bien d’autres matières importantes seront agitées.

Mais c’est surtout pour la partie économique des travaux de la chambre que nous devons être scrupuleux dans le choix de nos députés. Les abus, les sinécures, les traitements excessifs, les fonctions inutiles, les emplois nuisibles, les régies substituées à la concurrence, devront être l’objet d’une investigation sévère ; je ne crains pas de le dire : c’est là qu’est le plus grand fléau de la France.

Je demande pardon au lecteur de la digression vers laquelle je me sens irrésistiblement entraîné ; mais je ne puis m’empêcher de chercher à faire comprendre, sur cette grave question, ma pensée tout entière.

Si je ne considérais les dépenses excessives comme un mal, qu’à cause de la portion des richesses qu’elles ravissent inutilement à la nation, si je n’y voyais d’autres résultats que le poids accablant de l’impôt, je n’en parlerais pas si souvent, je dirais, avec M. Guizot, qu’il ne faut pas marchander la liberté, qu’elle est un bien si précieux qu’on ne saurait le payer trop cher, et que nous ne devons pas regretter les millions qu’elle nous coûte.

Un tel langage suppose que la profusion et la liberté peuvent marcher ensemble ; mais si j’ai la conviction intime [I-224] qu’elles sont incompatibles, que les gros traitements et la multiplication des places excluent non-seulement la liberté, mais encore l’ordre et la tranquillité publiques, qu’ils compromettent la stabilité des gouvernements, vicient les idées des peuples et corrompent leurs mœurs, on ne s’étonnera plus que j’attache tant d’importance au choix des députés qui nous permettent d’espérer la destruction d’un tel abus.

Or, que peut-il exister de liberté là où, pour soutenir d’énormes dépenses, le gouvernement, forcé de prélever d’énormes tributs, se voit réduit à recourir aux contributions les plus vexatoires, aux monopoles les plus injustes, aux exactions les plus odieuses, à envahir le domaine des industries privées, à rétrécir sans cesse le cercle de l’activité individuelle, à se faire marchand, fabricant, courrier, professeur, et non-seulement à mettre à très-haut prix ses services, mais encore à éloigner, par l’aspect des châtiments destinés au crime, toute concurrence qui menacerait de diminuer ses profits ? Sommes-nous libres si le gouvernement épie tous nos mouvements pour les taxer, soumet toutes les actions aux recherches des employés, entrave toutes les entreprises, enchaîne toutes les facultés, s’interpose entre tous les échanges pour gêner les uns, empêcher les autres et les rançonner presque tous ?

Peut-on attendre de l’ ordre d’un régime qui, plaçant sur tous les points du territoire des millions d’appâts offerts à la cupidité, donne perpétuellement, à tout un vaste royaume, l’aspect que présente une grande ville au jour des distributions gratuites ?

Croit-on que la stabilité du pouvoir soit bien assurée lorsque, abandonné par les peuples, qu’il s’est aliénés par ses exactions, il reste livré sans défense aux attaques des ambitieux ; lorsque les portefeuilles sont assaillis et défendus avec acharnement, et que les assiégeants s’appuient sur la rébellion comme les assiégés sur le despotisme, les uns [I-225] pour conquérir la puissance, les autres pour la conserver ?

Les gros traitements n’engendrent pas seulement les entraves, le désordre et l’instabilité du pouvoir, ils faussent encore les idées des peuples, en renforçant ce préjugé gothique qui faisait mépriser le travail et honorer exclusivement les fonctions publiques ; ils corrompent les mœurs en rendant les carrières industrielles onéreuses et celles des places florissantes ; en excitant la population entière à déserter l’industrie pour les emplois, le travail pour l’intrigue, la production pour la consommation stérile, l’ambition qui s’exerce sur les choses pour celle qui n’agit que sur les hommes ; enfin en répandant de plus en plus la manie de gouverner et la fureur de la domination.

Voulons-nous donc délivrer l’autorité des intrigants qui l’obsèdent pour la partager, des factieux qui la sapent pour la conquérir, des tyrans qui la renforcent pour la défendre ; voulons-nous arriver à l’ordre, à la liberté, à la paix publique ? appliquons-nous surtout à diminuer les grosses rétributions ; supprimons l’appât, si nous redoutons la convoitise ; faisons disparaître ces prix séduisants attachés au bout de la carrière, si nous ne voulons pas qu’elle se remplisse de jouteurs ; entrons franchement dans le système américain ; que les hauts fonctionnaires soient indemnisés et non richement dotés, que les places donnent beaucoup de travail et peu de profits, que les fonctions publiques soient une charge et non un moyen de fortune, qu’elles ne puissent pas faire briller ceux qui les ont ni exciter l’envie de ceux qui ne les ont pas.

Après avoir compris l’objet d’une représentation nationale, après avoir recherché quels seront les travaux qui occuperont la prochaine législature, il nous sera facile de savoir quelles sont les qualités et les garanties que nous devons exiger de notre député.

Il est clair que la première chose que nous devons [I-226] chercher en lui, c’est la connaissance des objets sur lesquels il sera appelé à discuter, en d’autres termes, la capacité en économie politique et en législation.

On ne pourra pas contester que M. Faurie remplisse cette première condition. L’habileté avec laquelle il a géré ses affaires particulières est une garantie qu’il saura administrer les affaires publiques ; ses connaissances en finances pourront être à la chambre d’une grande utilité ; enfin, toute sa vie, il s’est livré avec ardeur à l’étude des sciences morales et politiques.

La capacité de bien faire ne suffit pas à notre mandataire, il faut encore qu’il en ait la volonté ; et cette volonté ne peut nous être garantie que par un passé invariable, une indépendance absolue dans le caractère, la fortune et la position sociale.

Sous tous ces rapports, M. Faurie doit satisfaire les exigences de l’électeur le plus sévère.

Aucune variation dans son passé ne peut nous en faire redouter pour l’avenir. Sa probité, dans la vie privée, est connue, et la vertu, chez M. Faurie, n’est pas un sentiment vague, mais un système arrêté et invariablement mis en pratique ; en sorte qu’il serait difficile de trouver un homme dont la conduite et les opinions fussent plus en harmonie. Sa probité politique est poussée jusqu’au scrupule ; sa fortune le met au-dessus de toutes les séductions, comme son courage au-dessus de toutes les craintes ; il ne veut pas de places et ne peut pas en vouloir ; il n’a ni fils ni frères, en faveur desquels il puisse, à nos dépens, compromettre son indépendance ; enfin l’énergie de son caractère en fera pour nous, non un solliciteur intrépide (il est bon de le dire), mais au besoin un défenseur opiniâtre.

Si, à la justesse des idées et à l’élévation des sentiments on désirait, comme condition, sinon indispensable, du moins avantageuse, le talent de la parole, je n’oserais [I-227] affirmer que M. Faurie possédât cette éloquence passionnée destinée à remuer les masses populaires sur une place publique ; mais je le crois très en état d’énoncer devant la chambre les observations qui lui seraient suggérées par son esprit droit et ses intentions consciencieuses, et l’on conviendra que, lorsqu’il s’agit de discuter des lois, l’éloquence qui ne s’adresse qu’à la raison pour l’éclairer est moins dangereuse que celle qui agit sur les passions pour les égarer.

J’ai entendu faire contre ce candidat une objection qui me paraît bien peu fondée :

« N’est-il pas à craindre, disait-on, qu’étant Bayonnais il ne travaille plus pour Bayonne que pour le département des Landes ? »

Je ne répondrai pas que personne ne songeait à faire cette objection contre M. d’Haussez ; que le lien qui s’établit entre l’élu et les électeurs est aussi puissant que celui qui attache l’homme au pays qui l’a vu naître ; enfin, que M. Faurie, possédant ses propriétés dans le département des Landes, peut être, en quelque sorte, regardé comme notre compatriote.

Il est une autre réponse qui, selon moi, ôte toute sa force à l’objection.

Ne semblerait-il pas, à entendre le langage de ces hommes prévoyants, que les intérêts de Bayonne et ceux du département des Landes sont tellement opposés, qu’on ne puisse rien faire pour les uns qui ne tourne nécessairement contre les autres ? Mais pour peu qu’on réfléchisse à la position respective de Bayonne et des Landes, on sentira qu’au contraire leurs intérêts sont inséparables, identiques.

En effet, une ville de commerce placée à l’embouchure d’un fleuve ne peut avoir, dans le cours ordinaire des choses, qu’une importance proportionnée à celle du pays que ce fleuve parcourt. Si Nantes et Bordeaux prospèrent plus que Bayonne, c’est que la Loire et la Garonne [I-228] traversent des pays plus riches que l’Adour, des contrées capables de produire et de consommer davantage ; or, les échanges relatifs à cette production et à cette consommation se faisant dans la ville située à l’embouchure du fleuve, il s’ensuit que le commerce de cette ville se développe ou se restreint selon que les pays environnants prospèrent ou dépérissent. Que les bords de l’Adour et des rivières qui lui portent leurs eaux soient fertiles, que les landes soient défrichées, que la Chalosse ait des moyens de communication, que notre département soit traversé de canaux, habité par une population nombreuse et riche, alors Bayonne aura un commerce assuré, fondé sur la nature des choses. Notre député veut-il donc faire fleurir Bayonne, c’est sur le département des Landes qu’il doit d’abord appeler la prospérité.

Si une autre circonscription faisait entrer Bayonne dans notre département, n’est-il pas vrai qu’on ne ferait pas l’objection ? Eh quoi ! une ligne écrite sur un morceau de papier a donc changé la nature des choses ? parce que, sur la carte, une ville est séparée de la campagne qui l’environne, par une raie rouge ou bleue, cela peut-il rompre leurs intérêts réciproques ?

Il y en a qui craignent de compromettre le bon ordre en choisissant pour députés des hommes franchement libéraux.

« Pour le moment, disent-ils, nous avons besoin de l’ordre avant tout. Il nous faut des députés qui ne veuillent aller ni trop loin ni trop vite ! »

Eh ! c’est précisément pour le maintien de l’ordre qu’il faut nommer de bons députés ! C’est par amour pour l’ordre que nous devons chercher à mettre les chambres en harmonie avec la France. Vous voulez de l’ordre, et vous renforcez le centre droit, au moment où la France s’irrite contre lui, au moment où, déçue dans ses plus chères espérances, elle attend avec anxiété le résultat des élections ? Et savez-vous ce qu’elle fera, si elle voit encore une fois son [I-229] dernier espoir s’évanouir ? Quant à moi, je ne le sais pas.

Électeurs, rendons-nous à notre poste, songeons que la prochaine législature porte dans son sein toutes les destinées de la France ; songeons que ses décisions doivent étouffer à jamais, ou prolonger indéfiniment, cette lutte déjà si longue entre l’ancienne France et la France moderne ! Rappelons-nous que nos destinées sont dans nos mains, que c’est nous qui sommes les maîtres de raffermir ou de dissoudre cette monstrueuse centralisation, cet échafaudage construit par Bonaparte et restauré par les Bourbons, pour exploiter la nation après l’avoir garrottée ! N’oublions pas que c’est une chimère de compter, pour l’amélioration de notre sort, sur des couleurs et des noms propres ; ne comptons que sur notre indépendance et notre fermeté. Voudrions-nous que le pouvoir s’intéressât plus à nous que nous ne nous y intéressons nous-mêmes ? Attendons-nous qu’il se restreigne si nous le renforçons ; qu’il se montre moins entreprenant si nous lui envoyons des auxiliaires ; espérons-nous que nos dépouilles soient refusées si nous sommes les premiers à les offrir ? Quoi ! nous exigerions de ceux qui nous gouvernent une grandeur d’âme surnaturelle, un désintéressement chimérique, et nous, nous ne saurions pas défendre, par un simple vote, nos intérêts les plus chers !

Électeurs, prenons-y garde ! nous ne ressaisirons pas l’occasion, si nous la laissons échapper. Une grande révolution s’est faite ; jusqu’ici en quoi a-t-elle amélioré votre existence ? Je sais que les réformes ne se font pas en un jour, qu’il ne faut pas demander l’impossible, ni censurer à tort et à travers, par mauvaise humeur ou par habitude. Je sais que le nouveau gouvernement a besoin de force, je le crois animé des meilleures intentions ; mais enfin il ne faut pas fermer les yeux à l’évidence ; il ne faut pas que la crainte d’aller trop vite, non-seulement nous frappe d’immobilité, mais encore nous ôte l’espoir d’avancer ; et s’il n’a [I-230] pas été fait d’améliorations matérielles, nous en fait-on du moins espérer ? Non, on déchire ces proclamations enivrantes qui, dans la grande semaine, nous auraient fait verser jusqu’à la dernière goutte de notre sang. Chaque jour nous rapproche du passé que les trois immortelles journées devaient rejeter à un siècle loin de nous. S’agit-il de la loi communale ? on exhume le projet Martignac, élaboré sous l’influence d’une cour méticuleuse et sans confiance dans la nation. S’agit-il d’une garde nationale mobile ? au lieu de ces choix populaires qui doivent en faire la force morale, on nous jette, pour nous consoler, l’élection des subalternes, et l’on se méfie assez de nous pour nous imposer tous nos chefs. Est-il question d’impôts ? on déclare nettement que le gouvernement n’en rabattra pas une obole ; que s’il fait un sacrifice sur une branche de revenu il veut se retrouver sur une autre ; que le milliard doit rester intact à tout jamais ; que si l’on parvient à quelque économie, on n’en soulagera pas les contribuables ; que supprimer un abus serait s’engager à les supprimer tous, et qu’on ne veut pas s’engager dans cette route ; que l’impôt sur les boissons est le plus juste, le plus équitable des impôts, celui dont la perception est la plus douce et la moins coûteuse ; que c’est le beau idéal des conceptions fiscales ; qu’il faudrait le maintenir, sans faire aucun cas des clameurs d’une population accablée ; que si on consent à le modifier, c’est bien à contre-cœur, et à condition qu’au lieu d’une iniquité, on nous en fera subir deux ; que tous les transports seront taxés sans qu’il en résulte aucune gêne, aucun inconvénient pour personne ; que le luxe ne doit pas payer ; que ce sont les objets utiles qu’il faut frapper de contributions redoublées ; que la France est belle et riche, qu’on peut compter sur elle, qu’elle est facile à mettre à la raison, et cent autres choses qui font revivre le comte Villèle dans le baron Louis, et qui frappent d’un [I-231] étourdissement au sortir duquel on ignore si l’on se réveille sous le règne de Philippe ou sous celui de Bonaparte.

Mais, dira-t-on, ce ne sont que des projets ; il faut encore que nos députés les discutent et les adoptent.

Sans doute ; et c’est pour cela qu’il importe d’être scrupuleux dans nos choix, de ne donner nos suffrages qu’à des hommes indépendants de tous les ministères présents et futurs.

Électeurs, Paris nous donne la liberté avec son sang, détruirons-nous son ouvrage avec nos votes ? Allons aux élections uniquement pour le bien général. Fermons l’oreille à toute promesse fallacieuse, fermons nos cœurs à toutes affections personnelles, même à la reconnaissance. Faisons sortir de l’urne le nom d’un homme sage, éclairé, indépendant. Si l’avenir nous apporte un meilleur sort, ayons la gloire d’y avoir contribué ; s’il recèle encore des tempêtes, n’ayons point à nous les reprocher.

 


Notes

[1] Pour appuyer la candidature de M. Faurie. ( Note de l’éditeur)

 


 

II. RÉFLEXIONSSUR LES PÉTITIONS DE BORDEAUX, LE HAVRE ET LYON, CONCERNANT LES DOUANES.

(Avril 1834.)

La liberté commerciale aura probablement le sort de toutes les libertés, elle ne s’introduira dans nos lois qu’après avoir pris possession de nos esprits. Aussi devons-nous applaudir aux efforts des négociants de Bordeaux, du Havre et de Lyon, dussent ces efforts n’avoir immédiatement d’autres résultats que d’éveiller l’attention publique.

Mais s’il est vrai qu’une réforme doive être généralement comprise pour être solidement établie, il s’ensuit que rien ne lui peut être plus funeste que ce qui égare l’opinion ; et rien n’est plus propre à l’égarer que les écrits qui [I-232] réclament la liberté en s’appuyant sur les doctrines du monopole.

Il y a sans doute bien de la témérité à un simple agriculteur de troubler, par une critique audacieuse, l’unanime concert d’éloges qui a accueilli, au dedans et au dehors de notre patrie, les réclamations du commerce français. Il n’a fallu rien moins pour l’y décider que la ferme conviction, je dirai même la certitude, que ces pétitions seraient aussi funestes, par leurs résultats, aux intérêts généraux, et particulièrement aux intérêts agricoles de la France, qu’elles le sont par leurs doctrines au progrès des connaissances économiques.

En m’élevant, au nom de l’agriculture, contre les projets de douanes présentés par les pétitionnaires, j’éprouve le besoin de commencer par déclarer que ce qui, dans ces projets, excite mes réclamations, ce n’est point ce qu’ils renferment de libéral dans les prémisses, mais d’ exclusif dans les conclusions.

On demande que toute protection soit retirée aux matières premières, c’est-à-dire à l’industrie agricole, mais qu’une protection soit continuée à l’industrie manufacturière.

Je ne viens point défendre la protection qu’on attaque, mais attaquer la protection qu’on défend.

On réclame le privilége pour quelques-uns ; je viens réclamer la liberté pour tous.

L’agriculture doit de bien vendre au monopole qu’elle exerce, et de mal acheter au monopole qu’elle subit. S’il est juste de lui retirer le premier, il ne l’est pas moins de l’affranchir du second. ( Voyez tome II, pages 25 et suiv.)

Vouloir nous livrer à la concurrence universelle, sans y soumettre les fabricants, c’est nous léser dans nos ventes sans nous soulager dans nos achats, c’est faire justement le contraire pour les manufacturiers. Si c’est là la liberté, qu’on me définisse donc le privilége.

[I-233]

Il appartient à l’agriculture de repousser de telles tentatives.

J’ose en appeler ici aux pétitionnaires eux-mêmes, et particulièrement à M. Henri Fonfrède. Je l’adjure de réfuter mes réclamations ou de les appuyer.

Je prouverai :

1o Qu’il y a, entre le projet des pétitionnaires et le système du gouvernement, communauté de principe, d’erreur, de but et de moyens ;

2o Qu’ils ne diffèrent que par une erreur de plus à la charge des pétitionnaires ;

3o Que ce projet a pour but de constituer un privilége inique en faveur des négociants et des fabricants, et au détriment des agriculteurs et du public.

§ 1. Il y a, entre le système des pétitionnaires et le régime prohibitif, communauté de principe, d’erreur, de but et de moyens.

Qu’est-ce que le régime prohibitif ? Laissons parler M. de Saint-Cricq.

« Le travail constitue la richesse d’un peuple, parce que seul il a créé les choses matérielles que réclament nos besoins, et que l’aisance universelle consiste dans l’abondance de ces choses. » Voilà le principe.

« Mais il faut que cette abondance soit le produit du travail national ; si elle était le produit du travail étranger, le travail national s’arrêterait promptement. » Voilà l’erreur.

« Que doit donc faire un pays agricole et manufacturier ? Réserver son marché aux produits de son sol et de son industrie. » Voilà le but.

« Et pour cela, restreindre par des droits et prohiber au besoin les produits du sol et de l’industrie des autres peuples. » Voilà le moyen.

Rapprochons de ce système celui de la pétition de Bordeaux.

[I-234]

Elle divise toutes les marchandises en quatre classes. La première et la seconde renferment des objets d’alimentation et des matières premières, vierges encore de tout travail humain. En principe, une sage économie exigerait que ces deux classes ne fussent pas imposées.

La troisième classe est composée d’objets qui ont reçu une préparation. Cette préparation permet qu’on la charge de quelques droits. On le voit, la protection commence sitôt que, d’après la doctrine des pétitionnaires, commence le travail national.

La quatrième classe comprend des objets perfectionnés, qui ne peuvent nullement servir au travail national. Nous la considérons, dit la pétition, comme la plus imposable.

Ainsi les pétitionnaires professent que la concurrence étrangère nuit au travail national ; c’est l’erreur du régime prohibitif. Ils demandent protection pour le travail ; c’est le but du régime prohibitif. Ils font consister cette protection en des taxes sur le travail étranger ; c’est le moyen du régime prohibitif.

§ 2. Ces deux systèmes diffèrent par une erreur de plus à la charge des pétitionnaires.

Cependant il y a entre ces deux doctrines une différence essentielle. Elle réside tout entière dans le plus ou moins d’extension donnée à la signification du mot travail.

M. de Saint-Cricq l’étend à tout. Aussi veut-il tout protéger.

« Le travail constitue toute la richesse d’un peuple, dit-il ; protéger l’industrie agricole, toute l’industrie agricole, l’industrie manufacturière, toute l’industrie manufacturière, c’est le cri qui retentira toujours dans cette chambre. »

Les pétitionnaires ne voient de travail que celui des fabricants ; aussi n’admettent-ils que celui-là aux faveurs de la protection.

[I-235]

« Les matières premières sont vierges de travail humain ; en principe on ne devrait pas les imposer. Les objets fabriqués ne peuvent plus servir au travail national, nous les considérons comme les plus imposables.

Il se présente donc ici trois questions à examiner : 1o Les matièrespremières sont-elles le produit du travail ? 2o Si elles ne sont pas autre chose, ce travail est-il si différent du travail des fabriques qu’il soit raisonnable de les soumettre à des régimes opposés ? 3o Si le même régime convient à tous les travaux, est-ce celui de la liberté ou celui de la protection ?

1o Les matières premières sont-elles le produit du travail ?

Et que sont donc, je le demande, tous les articles que les pétitionnaires comprennent dans les deux premières classes de leur projet ? Qu’est-ce que les blés de toutes sortes, la farine, les bestiaux, les viandes sèches et salées, le porc, le lard, le sel, le fer, le cuivre, le plomb, la houille, la laine, les peaux, les semences, si ce n’est le produit du travail ?

Quoi ! dira-t-on, un lingot de fer, une balle de laine, un boisseau de blé sont des produits du travail ? N’est-ce point la nature qui les crée ?

Sans doute la nature crée les éléments de toutes ces choses, mais c’est le travail humain qui en produit la valeur. Il n’appartient pas à l’homme de créer, de faire quelque chose de rien, pas plus au manufacturier qu’au cultivateur ; et si par production on entendait création, tous nos travaux seraient improductifs, et ceux des négociants plus que tous autres.

L’agriculteur n’a donc pas la prétention d’avoir créé la laine, mais il a celle d’en avoir produit la valeur, je veux dire, d’avoir, par son travail et ses avances, transformé en laine des substances qui n’y ressemblaient nullement. Que fait de plus le manufacturier qui la convertit en drap ?

Pour que l’homme puisse se vêtir de drap, une foule [I-236] d’opérations sont nécessaires. Avant l’intervention de tout travail humain, les véritables matières premières de ce produit sont l’air, l’eau, la chaleur, la lumière, le gaz, les sels qui doivent entrer dans sa composition. Un premier travail convertit ces substances en fourrages, un second en laine, un troisième en fil, un quatrième en vêtement. Qui osera dire que tout n’est pas travail dans cette œuvre, depuis le premier coup de charrue qui la commence, jusqu’au dernier coup d’aiguille qui la termine ?

Et parce que, pour plus de célérité, dans l’accomplissement de l’œuvre définitive, le vêtement, les travaux se sont répartis entre plusieurs classes d’industrieux, vous voulez, par une distinction arbitraire, que l’ordre de succession de ces travaux soit la raison de leur importance, en sorte que le premier ne mérite pas même le nom de travail, et que le dernier, travail par excellence, soit seul digne des faveurs du monopole ? Je ne crois pas qu’on puisse pousser plus loin l’esprit de système et de partialité.

L’agriculteur, dira-t-on, n’a pas comme le fabricant tout exécuté par lui-même ; la nature l’a aidé ; et s’il y a du travail, tout n’est pas travail dans le blé.

Mais tout est travail dans sa valeur, répéterai-je. Je veux que la nature ait concouru à la formation matérielle du grain ; je veux que cette formation soit exclusivement son ouvrage ; mais convenez que je l’y ai contrainte par mon travail, et quand je vous vends du blé, ce n’est point le travail de la nature que je me fais payer, mais le mien.

Et, à ce compte, les objets fabriqués ne seraient pas non plus des produits du travail. Le manufacturier ne se fait-il pas seconder aussi par la nature ? Ne s’empare-t-il pas, à l’aide de la machine à vapeur, du poids de l’atmosphère, comme à l’aide de la charrue je m’empare de son humidité ? A-t-il créé les lois de la gravitation, de la transmission des forces, de l’affinité ?

[I-237]

On conviendra peut-être que la laine et le blé sont le produit du travail. Mais la houille, dira-t-on, est certainement l’ouvrage, et l’ouvrage exclusif de la nature.

Oui, la nature a fait la houille (car elle a tout fait), mais le travail en a fait la valeur. La houille n’a aucune valeur quand elle est à cent pieds sous terre. Il l’y faut aller chercher, c’est un travail ; il la faut porter sur un marché, c’est un autre travail ; et remarquez-le bien, le prix de la houille sur le marché n’est autre que le salaire de ces travaux d’extraction et de transport.

La distinction qu’on a voulu faire, entre les matières premières et les matières fabriquées, est donc futile en théorie. Comme base d’une inégale répartition de faveurs, elle serait inique en pratique, à moins que l’on ne veuille prétendre que, bien qu’elles soient toutes deux des produits du travail, l’importation des unes est plus favorable que celle des autres au développement de la richesse publique. C’est la seconde question que j’ai à examiner.

2o Y a-t-il plus d’avantage pour une nation à importer des matières dites premières, que des objets fabriqués ?

J’ai ici à combattre une opinion fort accréditée.

« Plus les matières premières sont abondantes, dit la pétition de Bordeaux, plus les manufactures se multiplient et prennent d’essor. » — « Les matières premières, dit-elle ailleurs, laissent une étendue sans limites à l’œuvre des habitants du pays où elles sont importées. » — « Les matières premières, dit la pétition du Havre, étant les éléments du travail, il faut les soumettre à un régime différent et les admettre de suite au taux le plus faible [1] . » — « Entre autres articles dont le bas prix et l’abondance [I-238] sont une nécessité, dit la pétition de Lyon, les fabricants citent toutes les matières premières. »

Sans doute, il est avantageux pour une nation que les matières dites premières soient abondantes et à bas prix ; et, je vous prie, serait-il avantageux pour elle que les objets fabriqués fussent chers et rares ? Pour les unes comme pour les autres, il faut que cette abondance, ce bon marché soient le fruit de la liberté, ou que cette rareté, cette cherté soient le fruit du monopole. Ce qui est souverainement absurde et inique, c’est de vouloir que l’abondance des unes soit due à la liberté et la rareté des autres au privilége.

L’on insistera encore, j’en suis sûr, et l’on dira que les droits protecteurs du travail des fabriques sont réclamés dans l’intérêt général ; qu’importer des articles auxquels le travail n’a plus rien à faire, c’est perdre tout le profit de la main-d’œuvre, etc., etc.

Remarquez sur quel terrain les pétitionnaires sont amenés. N’est-ce pas le terrain du régime prohibitif ? M. de Saint-Cricq ne peut-il pas opposer un argument semblable à l’introduction des blés, des laines, des houilles, de toutes les matières enfin qui sont, nous l’avons vu, le produit du travail ?

Réfuter ce dernier argument, prouver que l’importation du travail étranger ne nuit pas au travail national, c’est donc démontrer que le régime de la concurrence ne convient pas moins aux objets fabriqués qu’aux matières premières. C’est la troisième question que je m’étais proposée.

Qu’il me soit permis, pour abréger, de réduire cette démonstration à un exemple qui les comprend tous.

Un Anglais peut importer une livre de laine en France, sous plusieurs formes : en toison, en fil, en drap, en vêtement ; mais, dans tous ces cas, il n’importera pas une égale quantité de valeur, ou, si l’on veut, de travail. Supposons que cette livre de laine vaille 3 francs brute, 6 francs en [I-239] fil, 12 francs en drap, 24 francs confectionnée en vêtement. Supposons encore que, sous quelque forme que l’introduction s’opère, le payement se fasse en vin ; car, après tout, il faut qu’il se fasse en quelque chose ; et rien n’empêche de supposer que ce sera en vin.

Si l’Anglais importe la laine brute, nous exporterons pour 3 francs de vin ; nous en exporterons pour 6 francs, si la laine arrive en fil ; pour 12 francs, si elle arrive en drap ; et enfin pour 24 francs, si elle arrive sous forme de vêtement. Dans ce dernier cas, le filateur, le fabricant, le tailleur auront été privés d’un travail et d’un bénéfice, je le sais ; une branche de travail national aura été découragée d’autant, je le sais encore ; mais une autre branche de travail également national, la viniculture, aura été encouragée précisément dans la même proportion. Et comme la laine anglaise ne peut arriver en France sous forme de vêtement qu’autant que tous les industrieux qui l’ont amenée à cet état seront supérieurs aux industrieux français, en définitive, le consommateur du vêtement aura réalisé un bénéfice qui pourra être considéré comme un profit net, tant pour lui que pour la nation.

Changez la nature des objets, leur appréciation, leur provenance, mais raisonnez juste, et le résultat sera toujours le même.

Je sais qu’on me dira que le payement a pu se faire non en vin, mais en numéraire. Je ferai observer que cette objection se tournerait aussi bien contre l’introduction d’une matière première que contre celle d’une matière fabriquée. J’ai d’ailleurs la certitude qu’elle ne me sera faite par aucun négociant digne de l’être. Quant aux autres, je me bornerai à leur faire observer que le numéraire est un produit indigène ou un produit exotique. Si c’est un produit indigène, nous n’en pouvons rien faire de mieux que de l’exporter. S’il est exotique, il a fallu le payer avec du [I-240] travail national. Si nous l’avons acquis du Mexique, avec du vin par exemple, et que nous l’échangions ensuite contre un vêtement anglais, le résultat est toujours du vin changé contre un vêtement, et nous rentrons entièrement dans l’exemple précédent.

§ 3. Le projet des pétitionnaires est un système de priviléges réclamés par le commerce et l’industrie, contre l’agriculture et le public.

Que le projet des pétitionnaires crée d’injustes faveurs au profit des manufacturiers, c’est, je crois, un fait dont les preuves seraient maintenant surabondantes.

Mais on ne voit pas sans doute aussi bien comment il octroie aussi des priviléges au commerce. Examinons.

Toutes choses égales d’ailleurs, il est avantageux pour le public que les matières premières soient mises en œuvre sur le lieu même de leur production.

C’est pour cela que si l’on veut consommer à Paris de l’eau-de-vie d’Armagnac, c’est en Armagnac, non à Paris, que se brûle le vin.

Il ne serait pourtant pas impossible qu’il se rencontrât un commissionnaire de roulage qui aimât mieux transporter huit pièces de vin qu’une pièce d’eau-de-vie.

Il ne serait pas impossible non plus qu’il se rencontrât à Paris un bouilleur qui préférât l’importation de la matière première à celle de la matière fabriquée.

Il ne serait pas impossible, si cela était du domaine de la protection, que nos deux industrieux s’entendissent pour demander que le vin entrât librement dans la capitale, mais que l’eau-de-vie fût chargée de forts droits.

Il ne serait pas impossible qu’en s’adressant au protecteur, pour mieux cacher leurs vues égoïstes, le voiturier ne parlât que des intérêts du bouilleur, et le bouilleur que des intérêts du voiturier.

Il ne serait pas impossible que le protecteur vît dans ce [I-241] plan l’occasion de conquérir une industrie pour Paris, et de se donner de l’importance.

Enfin, et malheureusement, il ne serait pas impossible que le bon public parisien ne vît dans tout cela que les vues larges des protégés et du protecteur, et qu’il oubliât qu’en définitive, c’est sur lui que retombent toujours les frais et les faux frais de la protection.

Qui voudra croire que c’est un résultat analogue, un système parfaitement identique, organisé sur une grande échelle, auquel, après un grand fracas de doctrines généreuses et libérales, concluent, d’un commun accord, les pétitionnaires de Bordeaux, de Lyon et du Havre ?

« C’est principalement dans cette seconde classe (celle qui comprend les matières vierges de tout travail humain), que se trouve, disent les pétitionnaires de Bordeaux, le principal aliment de notre marine marchande… En principe, une sage économie exigerait que cette classe, ainsi que la première, ne fût pas imposée… La troisième, on peut la charger ; la quatrième, nous la considérons comme la plus imposable. »

« Considérant, disent les pétitionnaires du Havre, qu’il est indispensable de réduire de suite, au taux le plus bas, les matières premières, afin que l’industrie puisse successivement mettre en œuvre les forces navales qui lui fourniront ses premiers et indispensables moyens de travail… »

Les manufacturiers ne pouvaient demeurer en reste de politesse envers les armateurs. Aussi la pétition de Lyon demande la libre introduction des matières premières, pour prouver, y est-il dit, « que les intérêts des villes manufacturières ne sont pas toujours opposés à ceux des villes maritimes. »

Ne semble-t-il pas entendre le voiturier parisien, dont je parlais tout à l’heure, formuler ainsi sa requête :

« Considérant que le vin est le principal aliment de mes [I-242] transports ; qu’en principe on ne devrait pas l’imposer ; que quant à l’eau-de-vie on peut la charger ; considérant qu’il est indispensable de réduire de suite le vin au taux le plus bas, afin que le bouilleur mette en œuvre mes voitures qui lui fourniront le premier et indispensable aliment de son travail… » et le bouilleur demander la libre importation du vin à Paris, et l’exclusion de l’eau-de-vie, pour prouver « que les intérêts des bouilleurs ne sont pas toujours opposés à ceux des voituriers. »

En me résumant, quels seront les résultats du système proposé ? Les voici :

C’est au prix de la concurrence que nous, agriculteurs, vendrons aux manufacturiers nos matières premières. C’est au prix du monopole que nous les leur rachèterons.

Que si nous travaillons dans des circonstances plus défavorables que les étrangers, tant pis pour nous ; au nom de la liberté, on nous condamne.

Mais si les fabricants sont plus malhabiles que les étrangers, tant pis pour nous ; au nom du privilége, on nous condamne encore.

Que si l’on apprend à raffiner le sucre dans l’Inde, ou à tisser le coton aux États-Unis, c’est le sucre brut et le coton en laine qu’on fera voyager pour mettre en œuvre nos forces navales ; et nous, consommateurs, payerons l’inutile transport des résidus.

Espérons que, par le même motif et pour fournir aux bûcherons le premier et l’indispensable aliment de leur travail, on fera venir les sapins de Russie avec leurs branches et leur écorce. Espérons qu’on fera voyager l’or du Mexique à l’état de minerai. Espérons que pour avoir les cuirs de Buénos-Ayres on fera naviguer des troupeaux de bœufs.

On n’en viendra pas là, dira-t-on. Ce serait pourtant rationnel ; mais l’inconséquence est la limite de l’absurdité.

Un grand nombre de personnes, j’en suis convaincu, ont [I-243] adopté de bonne foi les doctrines du régime prohibitif (et certes ce qui se passe n’est guère propre à changer leur conviction). Je n’en suis point surpris ; mais ce qui me surprend, c’est que, quand on les a adoptées sur un point, on ne les adopte pas sur tous, car l’erreur a aussi sa logique ; et quant à moi, malgré tous mes efforts, je n’ai pu découvrir une objection quelconque que l’on puisse opposer au régime de l’exclusion absolue, qui ne s’oppose avec autant de justesse au système pratique des pétitionnaires.

 


Notes

[1] La même pétition veut que la protection des objets fabriqués soit réduite, non de suite, mais dans un temps indéterminé ; non au taux le plus faible, mais au taux de 20 pour 100.

 


 

III. LE FISC ET LA VIGNE.

(Janvier 1841.)

La production et le commerce des boissons fermentées ou distillées doivent être nécessairement affectés par les traités et lois de finances actuellement soumis aux délibérations des Chambres.

Nous entreprenons d’exposer :

1o Les nouvelles entraves dont le projet de loi du 30 décembre 1840 menace l’industrie vinicole ;

2o Celles qui sont implicitement contenues dans la doctrine de l’Exposé des motifs qui accompagne ce projet ;

3o Les résultats qu’on doit attendre du traité conclu avec la Hollande ;

4o Les moyens par lesquels l’industrie vinicole peut arriver à son affranchissement.

§ Ier. — La législation sur les boissons est une dérogation évidente au principe de l’égalité des charges.

En même temps qu’elle place dans une exception onéreuse toutes les classes de citoyens dont elle régit l’industrie, elle crée, entre ces classes mêmes, des inégalités de second ordre : toutes sont mises hors le droit commun, et chacune en est tenue à divers degrés d’éloignement.

[I-244]

Il ne paraît pas que M. le ministre des finances se soit le moins du monde préoccupé de l’ inégalité radicale que nous venons de signaler ; mais, en revanche, il se montre vivement choqué des inégalités secondaires créées par la loi : il tient pour privilégiées les classes qui ne subissent pas encore toutes les rigueurs qu’elle impose à d’autres classes ; il s’attache à effacer ces nuances, non par voie d’allégement, mais par voie d’aggravation.

Cependant, dans la poursuite de l’ égalité ainsi entendue, M. le ministre demeure fidèle aux traditions du créateur de l’institution. On dit que Bonaparte avait d’abord établi des tarifs si modérés, que les recettes ne couvraient pas les frais de perception. Son ministre des finances lui fit observer que la loi mécontentait la nation, sans rien rapporter au trésor. « Vous êtes un niais, M. Maret, lui dit Napoléon : puisque la nation murmure de quelques entraves, que ferait-elle si j’y avais joint de lourds impôts ? Habituons-la d’abord à l’exercice ; plus tard, nous remanierons le tarif. » M. Maret s’aperçut que le grand capitaine n’était pas moins habile financier.

La leçon n’a pas été perdue, et nous aurons occasion de voir que les disciples préparent le règne de l’ égalité avec une prudence digne du maître.

Les principes sur lesquels repose la législation des boissons sont clairement et énergiquement exprimés par les trois articles suivants de la loi du 28 avril 1816 :

« Art. 1. À chaque enlèvement ou déplacement de vins, cidres, etc., il sera perçu un droit de circulation. »

« Art. 20. Il sera perçu au profit du trésor, dans les villes et communes ayant une population agglomérée de 2 000 âmes et au-dessus… [1] un droit d’entrée…, etc. »

« Art. 47. Il sera perçu, lors de la vente en détail des [I-245] vins, cidres, etc., un droit de 15 pour 100 du prix de ladite vente. »

Ainsi chaque mouvement de vins, chaque entrée, chaque vente au détail, entraîne le payement d’un droit.

À côté de ces rigoureux et on peut dire de ces étranges principes, la loi établit quelques exceptions.

Quant au droit de circulation.

« Art. 3. Ne seront point assujettis au droit imposé par l’art. 1er :

« 1o Les boissons qu’un propriétaire fera conduire de son pressoir, ou d’un pressoir public, dans ses caves ou celliers ; 2o celles qu’un colon partiaire, fermier ou preneur à bail emphytéotique à rente, remettra au propriétaire ou recevra de lui, en vertu de baux authentiques ou d’usages notoires ; 3o les vins, cidres ou poirés, qui seront expédiés par un propriétaire ou fermier des caves ou celliers où sa récolte aura été déposée, et pourvu qu’ils proviennent de ladite récolte, quels que soient le lieu de destination et la qualité du destinataire.

« Art. 4. La même exemption sera accordée aux négociants, marchands en gros, courtiers, facteurs, commissionnaires, distillateurs et débitants, pour les boissons qu’ils feront transporter de l’une de leurs caves dans une autre, située dans l’étendue du même département.

« Art. 5. Le transport des boissons qui seront enlevées pour l’étranger ou pour les colonies françaises sera également affranchi du droit de circulation. »

Le droit d’entrée ne souffrit pas d’exception.

Relativement au droit de détail :

« Art. 85. Les propriétaires qui voudront vendre les boissons de leur cru au détail jouiront d’une remise de 25 pour 100 sur les droits qu’ils auront, à payer…

« Art. 80.… Ils seront d’ailleurs assujettis à toutes les obligations imposées aux débitants de profession. [I-246] Néanmoins, les visites et exercices des commis n’auront pas lieu dans l’intérieur de leur domicile, pourvu que le local où leurs boissons seront vendues au détail en soit séparé. »

Ainsi, pour résumer ces exceptions :

Franchise du droit de circulation pour les vins de leur récolte que les propriétaires envoyaient de chez eux chez eux, sur tout le territoire de la France ;

Franchise du même droit pour les vins que les négociants, marchands, débitants, etc., faisaient transporter d’une de leurs caves dans une autre située dans le même département ;

Franchise du même droit pour les vins exportés ;

Remise de 25 pour 100 du droit de détail, en faveur des propriétaires ;

Affranchissement des visites et exercices des commis dans l’intérieur de leur domicile, quand le local où s’opère cette vente en est séparé.

Voici maintenant le texte du projet de loi présenté par M. le ministre des finances :

« Art. 13. L’exemption du droit de circulation sur les boissons ne sera accordée que dans les cas ci-après :

« 1o Pour les vins qu’un récoltant fera transporter de son pressoir à ses caves, celliers, ou de l’une à l’autre de ses caves dans l’étendue d’une même commune ou d’une commune limitrophe.

« 2o Pour les boissons qu’un fermier ou preneur à rente emphytéotique remettra à son propriétaire ou recevra de lui, dans les mêmes limites, en vertu de baux authentiques ou d’usages notoires.

« Les art. 3 de la loi du 28 avril 1816 et 3 de la loi du 17 juillet 1819 sont abrogés.

« Art. 14. Seront affranchies du droit de circulation les boissons de leur récolte que les propriétaires feront transporter de chez eux chez eux, hors des limites posées par [I-247] l’article précédent, pourvu qu’ils se munissent de l’acquit-à-caution, et qu’ils se soumettent, au lieu de destination, à toutes les obligations imposées aux marchands en gros, le payement de la licence excepté.

« Art. 25. La disposition de l’art. 85 de la loi du 28 avril 1816, qui accorde aux propriétaires, vendant au détail des boissons de leur cru, une remise exceptionnelle de 25 pour 100 sur les droits de détail qu’ils ont à payer, est abrogée. »

Nous dépasserions de beaucoup les bornes que nous nous sommes imposées, si nous nous livrions ici à toutes les réflexions que nous suggère le projet de loi, et nous devons nous borner à quelques courtes observations.

En premier lieu, l’art. 13 du projet abroge-t-il les art. 4 et 5 de la loi de 1816 ? L’affirmative semble résulter de ces expressions absolues : L’exemption ne sera accordée que…, qui impliquent l’exclusion de toutes catégories non désignées dans le reste de la disposition.

Mais la négative peut se conclure de la disposition qui termine cet art. 13 ; car, en n’abrogeant que l’art. 3 de la loi de 1816, elle maintient sans doute les art. 4 et 5.

Dans ce dernier cas, il y a, ce nous semble, une certaine anomalie à conserver aux négociants et débitants, dans l’étendue du département, une faculté qu’on restreint pour le propriétaire aux limites d’une commune.

Secondement, puisque les nouvelles mesures ont pour objet de faire fructifier l’impôt, nous devons sans doute nous attendre à ce qu’elles soient onéreuses pour les contribuables. Il est possible néanmoins qu’elles dépassent le but et qu’elles entraînent des inconvénients hors de proportion avec les avantages qu’on en espère.

Elles portent, en effet, un coup funeste à la grande propriété par l’art. 13, et à la petite propriété par l’art. 20.

Tant que la franchise du droit de circulation n’a été restreinte qu’aux limites d’un département, il n’a pu en [I-248] résulter que des maux exceptionnels. Peu de propriétaires possèdent des vignes dans plusieurs départements ; et quand cela a lieu, ils ont des celliers dans chacun d’eux. Mais il est très-fréquent qu’un propriétaire ait des vignes dans plusieurs communes voisines sans être limitrophes ; et en général, dans ce cas, il a intérêt à réunir ses récoltes dans le même cellier. La nouvelle loi le contraint ou à multiplier les constructions, au détriment de la surveillance, ou à supporter le droit de circulation pour un produit déjà si grevé, et dont la vente n’aura peut-être lieu qu’après plusieurs années.

Et qu’y gagnera le trésor ? À moins que le propriétaire, selon le vœu de M. de Villèle, ne boive tout son vin, de recouvrer le droit un peu plus tôt.

On dira sans doute que l’art. 14 du projet remédie à cet inconvénient. Nous nous réservons d’en examiner ci-après l’esprit et la portée.

D’un autre côté, les petits propriétaires retirent de la vente au détail un avantage très-considérable, celui de conserver, d’année en année, leurs bois de barrique. Désormais ils seront forcés de faire tous les ans, pour les acheter, un déboursé trop souvent au-dessus de leurs facultés. Je ne crains pas d’avancer que cette disposition renferme pour beaucoup d’entre eux une cause de ruine complète. L’achat de bois de barrique n’est pas de ceux dont on puisse se dispenser, ou qu’il soit possible de retarder. Quand arrive la vendange, il faut de toute nécessité, et à quelque prix que ce soit, se pourvoir de bois pour la loger ; et, si l’on n’a pas d’argent, on subit la loi du vendeur. On a vu le vigneron offrir la moitié de sa récolte pour obtenir de quoi loger l’autre moitié. La vente en détail leur évite cette extrémité, qui se reproduira souvent, aujourd’hui que cette faculté va, de fait, leur être interdite.

Les deux modifications, ou, pour parler comme M. le [I-249] ministre, les deux améliorations à la législation existante, que nous venons d’analyser, ne sont pas les seules que renferme le projet de loi du 30 décembre. Il y en a deux autres sur lesquelles nous devons faire quelques observations.

L’art. 35 de la loi du 21 avril 1832 avait converti les droits de circulation, d’ entrée et de détail, en une taxe unique, perçue à l’entrée des villes, ce qui avait permis de rendre la circulation libre dans l’intérieur de ces villes et d’y supprimer les exercices.

D’après l’art. 16 du projet, cette taxe unique ne remplacerait plus que les droits d’entrée et de détail, les droits de circulation et de licence continuant à être perçus, comme ils l’étaient en 1829, en sorte qu’on pourra dire d’elle, avec le chansonnier :

Que cette taxe unique aura deux sœurs.

Ici se présente une autre difficulté.

Pour établir la taxe unique (loi de 1832, art. 36), « on divise la somme de tous les produits annuels, de tous les droits à remplacer, par la somme des quantités annuellement introduites. »

Les droits de circulation et de licence n’étant plus compris parmi ceux à remplacer, il ne faudra pas les faire entrer dans le dividende ; et alors, le quotient se trouvant proportionnellement affaibli, le public sera soumis aux anciennes entraves, sans profit pour le trésor.

Que si M. le ministre entend que le taux de la taxe actuelle soit maintenu, les droits de circulation et de licence seraient perçus deux fois : une fois directement en vertu de la nouvelle loi, une seconde fois par la taxe unique, puisqu’ils entrent comme éléments du taux de cette taxe.

Enfin, une quatrième modification introduit une nouvelle base de conversion de l’alcool en liqueurs.

Ce n’est pas tout. M. le ministre fait clairement pressentir [I-250] qu’il ne tardera pas à relever le tarif des boissons aux taux de 1829. Beaucoup de bons esprits, dit-il, ont pensé que le moment était arrivé de revenir sur le dégrèvement de 1830.

Beaucoup d’autres bons esprits pensent que, si M. le ministre s’abstient de faire une proposition formelle à cet égard, c’est pour laisser à la Chambre l’honneur de l’initiative.

Nous laissons maintenant le lecteur mesurer l’espace qui nous sépare de la révolution de juillet. Dix années sont à peine écoulées, et voilà que notre législation sur les boissons ne se distinguera bientôt plus de celles de l’empire et de la restauration, que par un surcroît de charges et de rigueurs.

§ II. — Encore si ce développement de sévérité avait pour but le seul intérêt actuel du fisc, nous pourrions du moins espérer qu’il touche au terme de ses exigences. Mais il ne nous laisse pas même cette illusion ; et, en proclamant qu’il veut faire prévaloir un système, il nous avertit que nous devons nous attendre à des exigences nouvelles tant que ce système ne sera pas arrivé à sa complète réalisation.

« Il nous a paru juste (dit l’Exposé des motifs) de renfermer la franchise du droit de circulation, en faveur du propriétaire, dans les justes limites où elle peut être légitimement réclamée, c’est-à-dire de la restreindre aux produits de sa récolte qu’il destine à sa consommation et à celle de sa famille, dans les lieux mêmes de la production. Au delà c’était un privilége que rien ne justifie, et qui violait le principe de l’égalité des charges. Par la même raison, nous proposons de supprimer la remise d’un quart au récoltant qui vend en détail des vins de son cru. »

Or, dès l’instant que le gouvernement a pour but l’ égalité des charges, entendant par ce mot l’assujettissement de toutes les classes qu’atteint la loi des boissons au maximum [I-251] d’entraves qui pèse sur la classe la plus maltraitée, tant que ce but ne sera pas atteint, les mesures les plus rigoureuses ne peuvent être que le prélude de mesures plus rigoureuses encore.

Nous devons le craindre, surtout sachant que le maître a pratiqué et recommandé en cette matière une tactique impitoyable, mais prudente.

Nous avons vu que la loi de 1816 étendait l’exemption du droit de circulation pour le propriétaire à tout le territoire de la France.

Bientôt elle fut restreinte aux limites d’un département ou de départements limitrophes. (Loi du 25 mars 1817, art. 81.)

Plus tard, on la réduisit aux limites d’arrondissements limitrophes. (Loi du 17 juillet 1819, art. 3.)

Maintenant on propose de la circonscrire aux limites d’une commune ou de communes limitrophes. (Projet de loi, art. 13).

Encore un pas, et elle aura entièrement disparu.

Et ce pas, il ne faut pas douter qu’on ne le fasse ; car, si ces restrictions successives ont circonscrit le privilége, elles ne l’ont pas détruit. Il reste encore un cas où le récoltant consomme un vin qui a circulé sans payer de droit de circulation, et l’on ne tardera pas à venir dire que c’est un privilége que rien ne justifie, et qui viole le principe de l’égalité de l’impôt : ainsi, dans l’application, le fisc a transigé avec les principes ; mais, en théorie, il a fait ses réserves ; et n’est-ce point assez pour une fois qu’il soit descendu de l’ arrondissement à la commune sans faire un temps d’arrêt au canton ?

Tenons-nous donc pour assurés que le règne de l’ égalité arrive, et que sous peu il n’y aura plus aucune exception à ce principe : À chaque enlèvement ou déplacement de vin, cidre ou poiré, il sera perçu un droit.

[I-252]

Mais faut-il le dire ? Oui, nous exprimerons notre pensée tout entière, quoiqu’on puisse nous soupçonner de nous abandonner à une méfiance exagérée. Nous croyons que le fisc a entrevu que, lorsque le droit de circulation s’étendra à tous, sans exception, l’ égalité n’aura achevé que la moitié de sa carrière ; il restera encore à faire passer les propriétaires sous le joug de l’ exercice.

Il nous semble que le fisc a déposé dans l’art. 14 le germe de cette secrète intention.

Quel peut être, autrement, l’objet de cette disposition ?

L’art. 13 du projet restreint l’exemption du droit de circulation aux limites de la commune.

L’exposé des motifs prend soin de déclarer qu’ au delà cette exemption est un privilége que rien ne justifie.

Et aussitôt l’art. 14 nous rend la faculté que l’art. 13 nous avait retirée ; il nous la rend sans limites, pourvu que le propriétaire se soumette aux obligations imposées aux marchands en gros.

Une telle concession est faite pour éveiller notre méfiance.

Ce sac enfariné ne me dit rien qui vaille.

Remarquez la physionomie de cet art. 14.

D’abord, il se présente comme un correctif. L’art. 13 pouvait paraître un peu brutal, l’art. 14 vient offrir des consolations.

Ensuite, il fait mieux que de dorer la pilule, il la cache, et nous insinue l’exercice sans le nommer.

Enfin, il pousse la prudence au point de se faire facultatif ; il fait plus, il rend facultatif l’art. 13. Le moyen de se plaindre ! Ne pourra-t-on pas fuir le droit de circulation en se réfugiant dans l’exercice, et trouver un abri contre l’exercice derrière le droit de circulation ?

Puissions-nous nous tromper ! mais nous avons vu grossir [I-253] le tarif, nous avons vu grossir le droit de circulation ; craignons que l’exercice ne grandisse aussi. Le fabuliste nous l’a dit : « Ce qui est petit devient grand…, pourvu que Dieu lui prête vie. »

La marche progressive vers l’ égalité se manifeste encore dans le développement du droit de détail.

Nous avons vu que la législation actuelle accorde au propriétaire, à cet égard, deux exemptions : l’une, par la remise de 25 pour 100 sur le droit ; l’autre, en affranchissant de visites domiciliaires l’intérieur de sa maison, quand le local où s’opère la vente en est séparé.

Pour le moment, on se borne à demander le retrait de la première de ces exemptions ; mais le principe de l’égalité n’est pas satisfait, puisque le propriétaire continuera à jouir d’un privilége dont est privé le cabaretier, à savoir : le privilége de n’ouvrir point sa maison, sa chambre et ses armoires à l’œil des commis, pourvu toutefois que, pour vendre son vin, il loue un local par bail authentique.

§ III. Si nous reportons nos regards vers les relations extérieures de la France, dans leurs rapports avec le commerce des vins, nous n’y trouverons guère aucun sujet de nous consoler du régime intérieur qui pèse sur notre industrie.

Notre intention ne peut pas être de traiter ici toutes les questions qui se rattachent à ce vaste sujet. Nous devons nous borner à quelques réflexions sur une question actuellement pendante, le traité de commerce avec la Hollande.

Après avoir annoncé, dans la séance du 21 janvier, que, d’après ce traité, « nos vins et eaux-de-vie en cercles seront affranchis de tous droits de douane à l’entrée des états néerlandais ; qu’ils y seront admis, quand ils seront en bouteilles, avec remise des trois cinquièmes du droit, pour les vins, et de moitié, pour les spiritueux, » M. le ministre du commerce s’écrie :

« Vous ne l’ignorez pas, Messieurs, dans toutes les [I-254] négociations commerciales entreprises par le gouvernement, une de ses préoccupations les plus sérieuses a toujours été d’élargir autant que possible le marché de nos productions vinicoles, en leur ménageant de nouvelles voies d’écoulement dans les pays étrangers. Ce n’est donc pas sans une satisfaction particulière que nous venons offrir à votre adoption les moyens de soulager les souffrances d’une branche de commerce si digne de notre sollicitude. »

À ce pompeux préambule, qui ne croirait que nos vins vont trouver dans la Hollande un large débouché ?

Pour mesurer l’importance des concessions que nos négociateurs ont obtenues du gouvernement néerlandais, il faut savoir que les boissons étrangères sont assujetties en Hollande à deux droits d’entrée : le droit de douane, et le droit d’accise.

Que l’on consulte le tableau placé à la fin de cet écrit, et l’on y verra que le gouvernement néerlandais a si bien combiné ses réductions, que notre commerce de luxe (vins en bouteilles) est dégrévé de 10 et demi pour 100 pour la Gironde et de 21 pour 100 pour la Meuse, et notre commerce essentiel (vins en cercles) de 12 pour 100 pour l’est et un et un tiers pour 100 pour l’ouest de la France. Ce beau résultat a causé une si vive satisfaction à nos négociateurs, qu’ils se sont empressés de réduire de 33 un tiers pour 100 les droits sur les fromages et céruses de fabrication néerlandaise.

§ IV. — Quand une portion considérable de la population se croit opprimée, elle n’a que deux moyens de reconquérir ses droits : les moyens révolutionnaires, et les moyens légaux.

Il semble que les gouvernements qui se sont succédé en France travaillent à l’envi à introduire parmi les classes vinicoles ce préjugé funeste qu’elles n’ont rien à attendre que des révolutions.

[I-255]

En effet, les révolutions de 1814 et de 1815 leur avaient valu au moins force promesses, et nous voyons, par le texte même des lois de l’époque, que la restauration ne prétendait maintenir les contributions indirectes que comme une ressource exceptionnelle et essentiellement transitoire. (Loi de 1816, art. 257, et de 1818, art. 84.)

Mais à peine ce pouvoir eut-il acquis de la consistance que ses promesses s’évanouirent avec ses craintes.

La révolution de 1830, il faut lui rendre ce témoignage, ne promit rien ; mais elle opéra de notables dégrèvements. (Lois des 17 octobre et 12 décembre 1830.)

Et déjà nous voyons qu’elle songe non-seulement à revenir à l’ancienne législation, mais encore à lui donner un caractère de rigueur inconnu aux beaux jours de l’empire et de la restauration.

Ainsi, aux époques de trouble, le fisc promet, transige, se relâche de sa sévérité.

Aux époques de calme, il reprend ses concessions et marche à de nouvelles conquêtes.

Nous sommes surpris, nous le répétons, que le pouvoir ne craigne pas que ce rapprochement frappe les esprits, et qu’ils en tirent cette déplorable conclusion : « La légalité nous tue. »

Certes, ce serait la plus triste des erreurs ; et l’expérience, qu’on invoquerait à l’appui, prouve au contraire qu’il n’y a aucun fond à faire sur des promesses et des adoucissements arrachés par la peur à un pouvoir chancelant.

Un pouvoir nouveau peut bien, sous l’empire des circonstances, renoncer pour un temps à une partie de ses recettes ; mais trop de charges pèsent sur lui pour qu’il abandonne jamais le dessein de les ressaisir. N’a-t-il pas plus que tout autre des ambitions à satisfaire, des existences à rassurer, des répugnances à vaincre ? Au dedans, il a fait naître des jalousies, des rancunes, des mécomptes : ne faut-il pas [I-256] qu’il développe des moyens de police et de répression ? Au dehors, il excite la crainte et la méfiance : ne doit-il pas s’entourer de murailles, grossir ses flottes et ses armées ?

Il est donc illusoire de chercher du soulagement dans des révolutions.

Mais nous croyons, et nous croyons fermement, que la population vinicole peut, par un usage intelligent et persévérant des moyens légaux, parvenir à améliorer sa situation.

Nous appelons particulièrement son attention sur les ressources que lui offre le droit d’association.

Depuis plusieurs années, les manufacturiers ont reconnu l’avantage d’être représentés, auprès du gouvernement et des Chambres, par des délégations spéciales. Les fabricants de sucres, de draps, d’étoffes de lin et de coton, ont à Paris leur comité de délégués.

Aussi aucune mesure fiscale ou douanière, de nature à affecter ces industries, ne peut être résolue sans avoir passé par le creuset d’une longue et sévère enquête ; et personne n’ignore combien, dans la lutte qu’ils viennent de soutenir, les producteurs de sucre indigène ont dû de force à l’ association.

Si l’industrie manufacturière n’avait pas introduit le système des délégations, peut-être appartiendrait-il à l’industrie vinicole d’en donner le premier exemple. Mais, à coup sûr, elle ne peut pas refuser d’entrer dans la lice que d’autres ont ouverte. Il est trop évident que des enquêtes où sa voix ne se fait pas entendre sont incomplètes ; il est trop évident que ses intérêts ont tout à perdre à laisser le champ libre à des intérêts souvent rivaux.

Selon nous, chaque bassin vinicole devrait avoir un comité dans la ville qui centralise son mouvement commercial. Chacun de ces comités nommerait un délégué, et la réunion des délégués à Paris formerait le comité central.

Ainsi le bassin de l’Adour et ses affluents, de la Garonne, [I-257] de la Charente, de la Loire, du Rhône, de la Meuse ; les départements que forment le Languedoc, la Champagne et la Bourgogne auraient chacun leur délégué.

Nous nous sommes entretenu, avec plusieurs personnes, de cette institution, sans en rencontrer une seule qui en ait contesté l’utilité ; mais nous devons répondre à quelques objections qui nous ont été faites.

On nous a dit :

« L’industrie vinicole a ses délégués naturels dans les députés.

« Il est difficile d’obtenir le concours d’un si grand nombre d’intéressés, la plupart disséminés dans les campagnes.

La situation financière de la France ne permet pas d’espérer l’abolition des contributions indirectes, qui d’ailleurs, à côté de beaucoup d’inconvénients, présentent d’incontestables avantages. »

1o Les députés sont-ils les délégués de l’industrie vinicole ?

Apparemment, lorsqu’un corps électoral investit un citoyen des fonctions législatives, il ne rapetisse pas cette mission aux proportions d’une question spéciale d’industrie. D’autres considérations déterminent son choix ; et il ne faudrait pas être surpris qu’un député, alors même qu’il représenterait un département vinicole, n’eût pas préalablement fait une étude approfondie de toutes les questions qui se rattachent au commerce et aux impôts des boissons. Encore moins, une fois nommé, peut-il concentrer exclusivement sur un seul intérêt une attention que réclament tant et de si graves matières. Il ne pourrait donc voir qu’un avantage à puiser, dans les comités spéciaux qui s’occupent des sucres, des fers, des vins, — des informations et des documents qu’il lui serait matériellement impossible de chercher et de coordonner. Les précédents établis par les manufacturiers ôtent d’ailleurs toute valeur à l’objection.

2o On dit encore qu’il est difficile d’obtenir le concours [I-258] persévérant des habitants disséminés dans les provinces.

Nous croyons, nous, qu’on s’exagère cette difficulté. Sans doute elle serait invincible, s’il fallait attendre de chaque intéressé un concours actif et assidu. Mais, en pareille matière, les plus actifs font pour les autres, et les villes pour les campagnes. Cela est sans inconvénient quand les intérêts sont identiques ; et puisqu’il y a un comité vinicole à Bordeaux, on ne voit pas pourquoi il n’y en aurait pas à Bayonne, à Nantes, à Montpellier, à Dijon, à Marseille ; et de là à un comité central il n’y a qu’un pas. C’est en s’exagérant les difficultés qu’on n’arrive à rien. Il est certainement plus aisé à trois cents fabricants de sucre qu’à plusieurs milliers de propriétaires de se concerter, de s’organiser. Mais, de ce qu’une chose ne se fait pas toute seule, il ne faut pas conclure qu’elle est infaisable. Il faut même reconnaître que, si les masses ont plus de difficulté à s’organiser, elles acquièrent par l’organisation un ascendant irrésistible.

3o Enfin, on objecte que la situation financière de la France ne permet pas d’espérer qu’elle puisse renoncer aux ressources de l’impôt de consommation.

Mais c’est encore là circonscrire la question. L’organisation d’un comité central préjuge-t-elle qu’il aura pour mission exclusive de poursuivre l’abolition absolue de cet impôt ? N’y a-t-il pas autre chose à faire ? Ne se présente-t-il pas tous les jours des questions douanières qui intéressent la vigne ? Est-on assuré que l’intervention du comité, dans les conférences qui ont préparé le traité avec la Hollande, n’eût été d’aucune influence sur les stipulations de ce traité ? Et quant aux contributions indirectes, n’y a-t-il rien entre l’abolition complète et le maintien absolu du régime actuel ? Le mode de perception, le moyen de prévenir ou de réprimer la fraude, les attributions, les compétences, n’offrent-ils pas un vaste champ aux réformes ?

[I-259]

Il ne faut pas croire, du reste, que tout soit dit sur la question principale. Il ne nous appartient pas de formuler une opinion sur l’impôt de consommation, il a pour lui et contre lui de grandes autorités et de grands exemples ? il est la règle en Angleterre, en France il est l’exception. Eh bien ! il faut résoudre ce problème. Si le système est mauvais en principe, il faut le détruire ; si on le juge bon, il faut le perfectionner, lui ôter son caractère exceptionnel, et le rendre à la fois moins lourd et plus productif en le généralisant. Là peut-être est la solution du grand débat pendant entre le fisc et le contribuable. Et qui peut dire que le mouvement des esprits, qui naîtra de l’institution des comités industriels, les communications régulières qui s’établiront, soit entre eux, soit par leur intermédiaire, entre le public et le pouvoir, ne hâteront pas cette solution ?

[I-260]

DROITS D’ENTRÉE EN HOLLANDE.

base du droit. DOUANES. ACCISE. somme des droits d’entrée actuels. droits modifiés par le traité. différence pour cent en moins.
droit principal. syndicat. 13%. timbre. 20%. total. droit principal. centimes additionnels. 25%. syndicat. 13%. timbre. 10%. total.
hectol. fr. c. fr. c. fr. c. fr. c. fr. c. fr. c. fr. c. fr. c. fr. c. fr. c. fr. c.
VINS Par frontière de mer. En cercles. 21 03 43 67 26 71 6 68 3 47 3 68 40 54 41 21 40 54 1 2/5
En bouteil. 12 29 1 60 43 14 32 26 71 6 68 3 47 3 68 40 54 54 86 46 28 10 1/2
Par frontière de terre. En cercles. 6 57 85 43 7 85 26 71 6 68 3 47 3 68 40 54 48 39 40 54 12
En bouteil. 19 67 2 85 43 22 66 26 71 6 68 3 47 3 68 40 54 63 26 49 67 21 1/2
EAUX-DE-VIE En cercles. 2 12 27 43 2 82 42 40 10 60 5 51 5 85 64 36 67 18 64 26 4 1/5
En bouteil. 9 84 1 28 43 11 55 42 40 10 60 5 51 5 85 64 36 75 91 70 12 7 2/3

 


Notes

[1] Ce chiffre a varié.

 


 

[I-261]

IV. MÉMOIRE PRÉSENTÉ À LA SOCIÉTÉ D’AGRICULTURE, COMMERCE, ARTS ET SCIENCES, DU DÉPARTEMENT DES LANDES, SUR LA QUESTION VINICOLE.

(22 janvier 1843.)

Messieurs,

Dans une de vos précédentes séances, vous avez chargé une Commission de rechercher les causes de la détresse qui afflige la partie viticole du département des Landes, et les moyens par lesquels il serait possible de la combattre.

Les circonstances ne m’ont pas permis de communiquer à la Commission le travail dont elle m’a chargé. Je le regrette vivement, car la coopération des hommes éclairés qui la composent l’eût rendu plus digne de vous. Bien que j’ose croire que mes idées ne s’éloignent pas beaucoup de celles qu’ils m’eussent autorisé à vous soumettre, je ne dois pas moins en assumer sur moi toute la responsabilité…

Messieurs, prouver d’abord la réalité de la détresse de notre population viticole, en tracer à vos yeux une peinture animée, ce serait à la fois satisfaire à l’ordre logique de ce rapport et lui concilier votre intérêt et votre bienveillance. Je sacrifierai volontiers cette considération au désir de ménager vos moments ; puisque aussi bien je puis admettre, sans crainte de me tromper, que si nous ne sommes pas tous d’accord sur les causes de la décadence de l’industrie qui nous occupe, il n’y a du moins aucune dissidence parmi nous sur le fait même de cette décadence.

Une analyse complète de toutes les causes qui ont [I-262] concouru à ce triste résultat entraînerait encore à des développements trop étendus.

Il faudrait d’abord examiner celles de ces causes qui sont au-dessus de nos moyens d’action. Telle est la concurrence du midi de la France, qui se développe de jour en jour, favorisée par le perfectionnement progressif de nos moyens de transport. Telle est encore l’infériorité relative qui semble devoir être le partage des contrées qui, comme la Chalosse, ne sont pas organisées de manière à substituer la culture à bœufs à la culture à bras.

Il faudrait ensuite distinguer les causes de souffrances dont la responsabilité pèse sur le producteur lui-même. A-t-il mis assez d’activité à améliorer ses procédés de culture et de vinification ? assez de prévoyance à limiter ses plantations ? assez d’habileté à faire suivre à ses produits les variations qui ont pu se manifester dans les besoins et les goûts des consommateurs ? A-t-on essayé, par le choix et la combinaison des cépages, ou par d’autres moyens, de remplacer la quantité du produit, à mesure que les débouchés se sont restreints, par la qualité, qui eût pu rétablir, dans une certaine mesure, l’équilibre des revenus ? Et la Société d’agriculture elle-même, si empressée à favoriser l’introduction de plantes exotiques d’un succès fort incertain, n’a-t-elle pas été trop sobre d’encouragements envers une culture qui fait vivre le tiers de notre population ?

Enfin, il faudrait exposer les causes de notre détresse qui doivent être attribuées aux mesures gouvernementales, qui ont eu pour effet d’entraver la production, la circulation et la consommation des vins, ce qui m’entraînerait à rechercher l’influence spéciale qu’exercent sur notre contrée l’impôt direct, l’impôt indirect, l’octroi et le régime des douanes.

C’est à l’examen de ces trois dernières causes de nos souffrances que je circonscrirai ce rapport, d’abord parce [I-263] qu’elles sont de beaucoup celles qui ont le plus immédiatement déterminé notre décadence, ensuite, parce qu’elles me paraissent susceptibles de modifications actuelles ou prochaines, dont l’opinion publique peut, à son gré, selon ses manifestations favorables ou contraires, hâter ou retarder la réalisation.

Avant d’aborder ce sujet, je dois dire qu’il a été traité, ainsi que plusieurs autres questions économiques, avec un véritable talent, par un de nos collègues, M. Auguste Lacome, du Houga, dans un écrit dont il fut donné lecture dans une de vos précédentes séances. L’auteur apprécie, avec autant de sagacité que d’impartialité, la situation des propriétaires de vignobles. Par des concessions peut-être trop larges, il admet que les besoins sans cesse croissants de l’État, des communes et des manufactures, ne permettent pas d’espérer un dégrèvement dans l’ensemble de nos charges publiques ; il se demande si, dans cette hypothèse même, il est juste d’accorder satisfaction à tous les intérêts aux dépens des seuls intérêts viticoles, et, après avoir établi que cela est aussi contraire à l’équité naturelle qu’à notre droit écrit, il recherche par quels moyens on pourrait remplacer les ressources demandées jusqu’ici à notre industrie. Entrer dans cette voie, donner à ses méditations cette direction d’une utilité pratique, c’est faire preuve d’une capacité réelle, c’est s’élever au-dessus de la foule de ces esprits frondeurs, qui se bornent à la facile tâche de critiquer le mal sans indiquer le remède. Je ne me permettrai pas de décider si l’auteur a toujours réussi à indiquer les véritables sources auxquelles il faudrait demander une compensation à l’impôt des boissons, je me bornerai à proposer de mettre le public à même d’en juger par l’insertion de cet écrit dans nos Annales.

J’arrive, Messieurs, au sujet que je me propose de traiter. La triple ceinture des droits répulsifs que rencontrent nos [I-264] vins dans l’octroi, l’impôt indirect, ou les tarifs douaniers, selon qu’ils cherchent des débouchés dans les villes, dans la circulation nationale, ou dans le commerce extérieur, a-t-elle réagi sur la production et causé l’encombrement qui excite nos plaintes ?

Il serait bien surprenant qu’il pût y avoir divergence d’opinions à cet égard.

Que sont devenues ces nombreuses maisons de commerce qui autrefois se livrèrent exclusivement, à Bayonne, à l’exportation de nos vins et eaux-de-vie vers la Belgique, la Hollande, la Prusse, le Danemark, la Suède et les villes Anséatiques ? Qu’est devenue cette navigation intérieure que nous avons vue si active, et qui, sans aucun doute, donna naissance à ces nombreuses agglomérations de population qui se formèrent sur la rive gauche de l’Adour ? Que sont devenus ces spéculations multipliées, ces placements sur une marchandise qui, par la propriété qu’elle possède de s’améliorer en vieillissant, doit, dans un état normal des choses, acquérir de la valeur par le temps, véritable caisse d’épargne de nos pères, qui répandit l’aisance parmi les classes laborieuses de leur époque, et fut la source, bien connue par la tradition, de toutes les fortunes qui restent encore en Chalosse ? Tout cela a disparu avec la liberté de l’industrie et des échanges.

En présence de cette double atteinte portée à notre propriété par le régime prohibitif et l’exagération de l’impôt, en présence d’un encombrement qu’expliquent d’une manière si naturelle les obstacles qui obstruent nos débouchés intérieurs et extérieurs, rien ne surprend plus que l’empressement du fisc à chercher ailleurs la cause de nos souffrances, si ce n’est la crédulité du public à se payer de ses sophismes.

C’est pourtant là ce que nous voyons tous les jours. Le fisc proclame qu’on a planté trop de vignes, et chacun de [I-265] répéter : « Si nous souffrons, ce n’est pas parce que les échanges nous font défaut, parce que le poids des taxes nous étouffe ; mais nous avons planté trop de vignes. »

J’ai, à une autre époque, combattu cette assertion ; mais elle exprime une opinion trop répandue, le fisc en fait contre nous une arme trop funeste, pour que je ne revienne pas succinctement sur cette démonstration.

D’abord, je voudrais bien que nos antagonistes fixassent les limites qu’ils entendent imposer à la culture de la vigne ! Je n’entends jamais reprocher au froment, au lin, aux vergers, d’envahir une trop forte portion de notre territoire. L’offre comparée à la demande, le prix de revient rapproché du prix de vente, voilà les bornes entre lesquelles s’opèrent les mouvements progressifs ou rétrogrades de toutes les industries. Pourquoi la culture de la vigne, échappant à cette loi générale, prendrait-elle de l’extension à mesure qu’elle devient plus ruineuse ?

Mais, dit-on, c’est là de la théorie. Eh bien, voyons ce que nous révèlent les faits.

Le fisc, par l’organe d’un ministre des finances [1] , nous apprend que la superficie viticole de la France était de 1 555 475 hectares en 1788, et de 1 993 307 hectares en 1828. L’augmentation est donc dans le rapport de 100 à 128. Dans le même espace de temps, la population de la France qui, selon Necker, était de 24 millions, s’est élevée à 32 millions, ou, dans le rapport, de 100 à 133. La culture de la vigne, loin de s’étendre démesurément, n’a donc pas même suivi le progrès numérique de la population.

Nous pourrions contrôler ce résultat par des recherches sur la consommation, si nous avions, à cet égard, des données statistiques. Il n’en a été recueilli, à notre connaissance, que pour Paris ; elles donnent le résultat suivant :

[I-266]

Population Consommation Consommation par habit.
1789. — 599 566 [2] — 687 500hect. [3] — 114litres.
1836. — 909 125 [4] — 922 364 [5] — 101

Ainsi, Messieurs, il est incontestable que, dans ce dernier demi-siècle et pendant que toutes les branches de travail ont fait des progrès si remarquables, la plus naturelle de nos productions est demeurée au moins stationnaire.

Concluons que les prétendus envahissements de la vigne reposent sur des allégations aussi contraires à la logique qu’aux faits, et, après nous être ainsi assurés que nous ne faisions pas fausse route en attribuant nos souffrances aux mesures administratives qui ont restreint tous nos débouchés, examinons de plus près le principe et les effets de ces mesures.

Nous devons mettre en première ligne l’impôt indirect sur les boissons, droits de circulation, d’expédition, de consommation, de licence, de congé, d’entrée, de détail, triste et incomplet dénombrement des subtiles inventions par lesquelles le fisc paralyse notre industrie et lui arrache indirectement plus de cent millions tous les ans. Loin de laisser prévoir quelque adoucissement à ses rigueurs, il les redouble, d’année en année, et si, en 1830, il fut contraint, pour ainsi dire révolutionnairement, à consentir un dégrèvement de 40 millions, bien que ce dégrèvement ait cessé d’être sensible, il n’a jamais laissé passer une session sans faire éclater ses regrets et ses doléances.

Il faut le dire, les populations vinicoles ont rarement apporté l’esprit pratique des affaires dans les efforts qu’elles ont faits pour se soustraire à ce régime exceptionnel. Selon qu’elles ont été sous l’impression plus immédiate de leurs propres souffrances, ou des nécessités de l’époque, tantôt [I-267] elles ont réclamé avec véhémence l’abolition complète de toute taxe de consommation, tantôt elles ont fléchi sans réserve sous un système qui leur a paru monstrueux, mais irrémédiable, passant ainsi tour à tour d’une confiance aveugle à un lâche découragement.

L’abolition pure et simple de la contribution indirecte est évidemment une chimère. Réclamée au nom du principe de l’égalité des charges, elle implique la chute de tous impôts de consommation, aussi bien ceux qui sont établis sur le sel, sur le tabac, que ceux qui pèsent sur les boissons ; et quel est le hardi réformateur qui parviendra à faire descendre immédiatement le budget des dépenses publiques aux proportions d’un budget de recettes réduit aux quatre contributions directes ? Sans doute un temps viendra, et nous devons le hâter de nos efforts autant que de nos vœux, où l’industrie privée, moralisée par l’expérience et élargie par l’esprit d’association, fera rentrer dans son domaine les usurpations des services publics ; où, le gouvernement circonscrit dans sa fonction essentielle, le maintien de la sécurité intérieure et extérieure, n’exigeant plus que des ressources proportionnées à cette sphère d’action, il sera permis de faire disparaître de notre système financier une foule de taxes qui blessent la liberté et l’égalité des citoyens. Mais combien s’éloignent d’une telle tendance les vues des gouvernants, aussi bien que les forces toutes-puissantes de l’opinion ! Nous sommes entraînés fatalement, peut-être providentiellement, dans des voies opposées. Nous demandons tout à l’État, routes, canaux, chemins de fer, encouragements, protection, monuments, instruction, conquêtes, colonies, prépondérance militaire, maritime, diplomatique ; nous voulons civiliser l’Afrique, l’Océanie, que sais-je ? Nous obéissons, comme l’Angleterre, à une force d’expansion qui contraint toutes nos ressources à se centraliser aux mains de l’État ; nous ne pouvons donc éviter de chercher, [I-268] comme l’Angleterre, les éléments de la puissance dans l’impôt de consommation, le plus abondant, le plus progressif, le plus tolérable même de tous les impôts, — lorsqu’il est bien entendu, — puisqu’il se confond alors avec la consommation elle-même.

Mais faut-il conclure de là que tout est bien comme il est, ou du moins que nos maux sont irrémédiables ? Je ne le pense pas. Je crois au contraire que le temps est venu de faire subir à l’impôt indirect, encore dans l’enfance, une révolution analogue à celle que le cadastre et la péréquation ont amenée dans l’assiette de la contribution territoriale.

Je n’ai pas la prétention de formuler ici tout un système de contributions indirectes, ce qui exigerait des connaissances et une expérience que je suis loin de posséder. Mais j’espère que vous ne trouverez pas déplacé que j’établisse quelques principes, ne fût-ce que pour vous faire entrevoir le vaste champ qui s’offre à vos méditations.

J’ai dit que l’impôt indirect était encore dans l’enfance. On trouvera peut-être qu’il y a quelque présomption à porter un tel jugement sur une œuvre Napoléonienne. Mais il faut prendre garde qu’un système de contributions est toujours nécessairement vicieux à son origine, parce qu’il s’établit sous l’empire d’une nécessité pressante. Pense-t-on que si le besoin d’argent faisait recourir à l’impôt foncier, dans un pays où cette nature de revenu public serait inconnue, il fût possible d’arriver du premier jet à la perfection, que ce système n’a acquise en France qu’au prix de cinquante ans de travaux et cent millions de dépenses ? Comment donc l’impôt indirect, si compliqué de sa nature, aurait-il atteint, dès sa naissance, le dernier degré de perfection ?

La loi rationnelle d’un bon système d’impôts de consommation est celle-ci : Généralisation aussi complète que possible, quant au nombre des objets atteints ; modération poussée à son extrême limite possible, quant à la quotité de la taxe.

[I-269]

Plus l’impôt indirect se rapproche dans la pratique de cette double donnée théorique, plus il remplit toutes les conditions qu’on doit rechercher dans une telle institution, 1o de faire contribuer chacun selon sa fortune ; 2o de ne pas porter atteinte à la production ; 3o de gêner le moins possible les mouvements de l’industrie et du commerce ; 4o de restreindre les profits et par conséquent le domaine de la fraude ; 5o de n’imposer à aucune classe de citoyens des entraves exceptionnelles ; 6o de suivre servilement toutes les oscillations de la richesse publique ; 7o de se prêter avec une merveilleuse flexibilité à toutes les distinctions qu’il est d’une saine politique d’établir entre les produits, selon qu’ils sont de première nécessité, de convenance et de luxe ; 8o d’entrer facilement dans les mœurs, en imposant à l’opinion ce respect dont elle ne manque pas d’entourer tout ce qui porte un caractère incontestable d’utilité, de modération et de justice.

Il semble que c’est sur le principe diamétralement opposé, limitation quant au nombre des objets taxés, exagération quant à la quotité de la taxe, que l’on ait fondé notre système financier en cette matière.

On a fait choix, entre mille, de deux ou trois produits, le sel, les boissons, le tabac, — et on les a accablés.

Encore une fois, il ne pouvait guère en être autrement. Ce n’est pas de perfection, de justice que se préoccupait le chef de l’État, pressé d’argent. C’était d’en faire arriver au trésor abondamment et facilement, et, disposant d’une force capable de vaincre toutes les résistances, il ne lui restait qu’à discerner la matière éminemment imposable, et à la frapper à coups redoublés [6] .

En ce qui nous concerne, les boissons ont dû se présenter [I-270] d’abord à sa pensée. D’un usage universel, elles promettaient des ressources abondantes ; d’un transport difficile, elles ne pouvaient guère échapper à l’action du fisc ; produites par une population disséminée, apathique, inexpérimentée aux luttes publiques, elles ne le soumettaient pas aux chances d’une résistance insurmontable. Le décret du 5 ventôse an XII fut résolu.

Mais, de deux principes opposés, il ne peut sortir que des conséquences opposées ; aussi l’on ne saurait contester que l’impôt indirect, tel que l’a institué le décret de l’an XII, ne soit une violation perpétuelle des droits et des intérêts des citoyens.

Il est injuste, par cela seul qu’il est exceptionnel.

Il blesse l’équité, parce qu’il prélève autant sur le salaire de l’ouvrier que sur les revenus du millionnaire.

Il est d’une mauvaise économie, en ce que, par son exagération, il limite la consommation, réagit sur la production, et tend à restreindre la source même qui l’alimente.

Il est impolitique, parce qu’il provoque la fraude et ne saurait la prévenir et la réprimer, sans emprisonner les mouvements de l’industrie dans un cercle de formalités et d’entraves, consignées dans le code le plus barbare qui ait jamais déshonoré la législature d’un grand peuple.

Si donc les hommes de cœur et d’intelligence, les conseils de département et d’arrondissement, les chambres de commerce, les Sociétés d’Agriculture, les comités industriels et vinicoles, ces associations préparatoires où s’élabore l’opinion publique et qui préparent des matériaux à la législature, veulent donner à leurs travaux en cette matière une direction utile, pratique ; s’ils veulent arriver à des résultats qui concilient les nécessités collectives de notre civilisation et les intérêts de chaque industrie, de chaque classe de citoyens, ce n’est pas à la puérile manifestation d’exigences irréalisables qu’ils doivent recourir ; encore moins [I-271] s’abandonner à un stérile découragement ; mais ils doivent travailler avec persévérance à faire triompher le principe fécond que nous venons de poser, dans tout ce qu’il renferme de conséquences à la fois justes et praticables.

La seconde cause de la décadence de la viticulture, c’est le régime de l’octroi. Comme l’impôt indirect gêne la circulation générale des vins, l’octroi les repousse des populations agglomérées, c’est-à-dire des grands centres de consommation. C’est la seconde barrière que l’esprit de fiscalité interpose entre le vendeur et l’acheteur.

Sauf la destination spéciale de son produit, l’octroi est une branche de la contribution indirecte, et, par ce motif, son vrai principe de fécondité et de justice est celui que nous venons d’assigner à cette nature de taxe : généralisation quant à la sphère, limitation quant à l’intensité de son action ; en d’autres termes, il doit atteindre toutes choses, mais chacune d’un droit imperceptible. L’octroi est d’autant plus tenu de se soumettre à ce principe de bonne administration et d’équité que, pour s’y soustraire, il n’a pas même, comme la régie des droits réunis, la banale excuse de la difficulté d’exécution. Cependant nous voyons le principe d’exception prévaloir en cette matière, et des villes populeuses asseoir sur les seules boissons la moitié, les trois quarts et même la totalité de leurs revenus.

Si encore les tarifs de l’octroi étaient abandonnés à la décision souveraine des conseils municipaux, les départements vinicoles pourraient user de représailles envers les départements manufacturiers. On verrait alors toutes les fractions industrielles de la population se livrer à une lutte de douanes intérieures, désordre énorme, mais d’où le bon sens public ferait sans doute surgir tôt ou tard, par voie de transaction, le principe que nous avons invoqué. C’est sans contredit pour éviter ces perturbations intestines que l’on a remis au pouvoir central la faculté de régler les tarifs des [I-272] octrois, faculté qui fait essentiellement partie des franchises municipales et dont elles n’ont été dépouillées, au profit de l’État, qu’à la charge par celui-ci de tenir la balance égale entre tous les intérêts.

Quel usage a-t-il fait de cette prérogative exorbitante ? S’il est un produit qu’il devait protéger et soustraire à la rapacité municipale, c’est certainement le vin qui porte déjà à la communauté tant et de si lourds tributs ; et c’est justement le vin qu’il laisse accabler. Bien plus, une loi posait des limite à ces extorsions ; vaine barrière.

Car le creuset des ordonnances
A fait évaporer la loi.

Nous montrerions-nous donc trop exigeants si nous demandions que les tarifs d’octroi soient progressivement ramenés à un maximum qui ne puisse dépasser 10 p. 100 de la valeur de la marchandise ?

Le régime protecteur est la troisième cause de notre détresse, et peut-être celle qui a le plus immédiatement déterminé notre décadence. Il mérite donc de vous une attention particulière, d’autant qu’il est en ce moment l’objet d’un débat animé entre tous les intérêts engagés, débat à l’issue duquel votre opinion et vos vœux ne peuvent rester étrangers.

Dans l’origine, la douane est un moyen de créer un revenu à l’État, c’est un impôt indirect, c’est un grand octroi national ; et tant qu’elle conserve ce caractère, c’est un acte d’injustice et de mauvaise gestion que de la soustraire à cette loi de tout impôt de consommation : universalité et modicité de la taxe.

Je dirai même plus : tant que la douane est une institution purement fiscale, il y a intérêt à taxer non-seulement les importations, mais encore les exportations, par cette double considération que l’État se crée ainsi un second [I-273] revenu qui ne coûte aucuns frais de perception et qui est supporté par le consommateur étranger.

Mais, il faut le dire, ce n’est plus la fiscalité, c’est la protection qui est le but de nos mesures douanières ; et pour les juger à ce point de vue, il faudrait entrer dans des démonstrations et des développements qui ne peuvent trouver place dans ce rapport. Je me bornerai donc aux considérations qui se rattachent directement à notre sujet.

L’idée qui domine dans le système de la protection est celle-ci : que si l’on parvient à faire naître dans le pays une nouvelle industrie, ou à donner un plus grand développement à une industrie déjà existante, on accroît la masse du travail, et par conséquent de la richesse nationale. Or un moyen simple de faire naître un produit au dedans, c’est d’empêcher qu’il ne vienne du dehors. De là les droits prohibitifs ou protecteurs.

Ce système serait fondé en raison, s’il était au pouvoir d’un décret d’ajouter quelque chose aux éléments de la production. Mais il n’y a pas de décret au monde qui puisse augmenter le nombre des bras, ou la fertilité du sol d’une nation, ajouter une obole à ses capitaux ou un rayon à son soleil. Tout ce que peut faire une loi, c’est de changer les combinaisons de l’action que ces éléments exercent les uns sur les autres ; c’est de substituer une direction artificielle à la direction naturelle du travail ; c’est de le forcer à solliciter un agent avare de préférence à un agent libéral ; c’est, en un mot, de le diviser, de le disséminer, de le dévoyer, de le mettre aux prises avec des obstacles supérieurs, mais jamais de l’accroître.

Permettez-moi une comparaison. Si je disais à un homme : « Tu n’as qu’un champ et tu y cultives des céréales, dont tu vends ensuite une partie pour acheter du lin et de l’huile ; ne vois-tu pas que tu es tributaire de deux autres agriculteurs ? Divise ton champ en trois ; fais [I-274] trois parts de ton temps, de tes avances et de tes forces, et cultive à la fois des oliviers, du lin et des céréales. » Cet homme aurait probablement de bonnes objections à m’opposer ; mais si j’avais autorité sur lui, j’ajouterais : « Tu ne connais pas tes intérêts ; je te défends, sous peine de me payer une taxe énorme, d’acheter à qui que ce soit de l’huile et du lin. » — Je forcerais bien cet homme à multiplier ses cultures ; mais aurais-je augmenté son bien-être ? Voilà le régime prohibitif. C’est une mauvaise taille appliquée à l’arbre industriel, laquelle, sans rien ajouter à sa sève, la détourne des boutons à fruit pour la porter aux branches gourmandes.

Ainsi la protection favorise, sous chaque zone, la production de la valeur consommable, mais elle décourage, dans la même mesure, celle de la valeur échangeable, d’où il faut rigoureusement conclure, et c’est ce qui me ramène à la détresse de la viticulture en France, que les tarifs protecteurs ne sauraient provoquer la production de certains objets que nous tirions du dehors, sans restreindre les industries qui nous fournissaient des moyens d’échange, c’est-à-dire, sans appeler la gêne et la souffrance sur le travail le plus en harmonie avec le climat, le sol et le génie des habitants.

Et, Messieurs, les faits ne viennent-ils pas encore ici attester énergiquement la rigueur de ces déductions ? Que se passe-t-il des deux côtés de la Manche ? Au delà, chez ce peuple que la nature a doté, avec tant de profusion, de tous les éléments et de toutes les facultés que réclame le développement de l’industrie manufacturière, c’est précisément la population des ateliers qui est dévorée par la misère, le dénûment et l’inanition. Le langage n’a pas d’expressions pour décrire une telle détresse ; la bienfaisance est impuissante à la soulager ; les lois sont sans force pour réprimer les désordres qu’elle enfante.

[I-275]

De ce côté du détroit, un beau ciel, un soleil bienfaisant devaient faire jaillir, sur tous les points du territoire, d’inépuisables sources de richesses ; eh bien ! c’est justement la population vinicole qui offre ce spectacle de misère, triste pendant de celle qui règne dans les ateliers de la Grande-Bretagne.

Sans doute la pauvreté des vignerons français a moins de retentissement que celle des ouvriers anglais ; elle ne sévit pas sur des masses agglomérées et remuantes ; elle n’est pas, matin et soir, proclamée par les mille voix de la presse ; mais elle n’en est pas moins réelle. Parcourez nos métairies, vous y verrez des familles strictement réduites, pour toute alimentation, au maïs et à l’eau, et dont toutes les consommations ne dépassent pas 10 centimes par jour et par individu. Encore la moitié peut-être leur est-elle fournie, en apparence, à titre de prêt, mais de fait gratuitement par le propriétaire. Aussi le sort de celui-ci n’est pas relativement plus heureux. Pénétrez au sein de sa demeure : une maison tombant en ruines, des meubles transmis de génération en génération attestent que là il y a lutte, lutte incessante et acharnée, contre les séductions du bien-être et de ce confort moderne, qui l’entoure de toute part et qu’il ne laisse pas pénétrer. D’abord vous serez tenté de voir un côté ridicule à ces persévérantes privations, à cette parcimonie ingénieuse ; mais regardez-y de plus près, et vous ne tarderez pas à en découvrir le côté triste, touchant et je dirai presque héroïque ; car la pensée qui le soutient dans ce pénible combat, c’est l’ardent désir de maintenir ses fils au rang de ses aïeux, de ne pas tomber de génération en génération jusqu’aux derniers degrés de l’échelle sociale, intolérable souffrance dont tous ses efforts ne le préserveront pas.

Pourquoi donc ce peuple si riche de fer et de feu, si riche de capitaux, si riche de facultés industrielles, dont les hommes sont actifs, persévérants, réguliers comme les [I-276] rouages de leurs machines, périt-il de besoin sur des tas de houille, de fer, de tissus ? Pourquoi cet autre peuple, à la terre féconde, au soleil bienfaisant, succombe-t-il de détresse au milieu de ses vins, de ses soies, de ses céréales ? Uniquement parce qu’une erreur économique, incarnée dans le régime prohibitif, leur a défendu d’échanger entre eux leurs richesses diverses.

Ainsi, ce déplorable système, déjà théoriquement ruiné par la science, a encore contre lui la terrible argumentation des faits.

Il n’est donc pas surprenant que nous assistions à un commencement de réaction en faveur des idées libérales. Nées parmi les intelligences les plus élevées, elles ont, avant d’avoir rallié les forces de l’opinion publique, pénétré dans la sphère du pouvoir, en Angleterre avec Huskisson, en France avec M. Duchâtel [7] .

Le pouvoir, sans doute, n’est pas, en général, très-empressé de hâter les développements des libertés publiques. Il y a pourtant une exception à faire en faveur de la liberté commerciale. Ce ne peut jamais être par mauvais vouloir, mais par erreur systématique, qu’il paralyse cette liberté. Il sent trop bien que si la douane était ramenée à sa primitive destination, la création d’un revenu public, le Trésor y gagnerait, la tâche du gouvernement serait rendue plus facile par sa neutralité au milieu des rivalités industrielles, la paix des nations trouverait dans les relations commerciales des peuples sa plus puissante garantie.

Il ne faut donc pas être surpris de la tendance qui se manifeste, parmi les sommités gouvernementales, vers l’affranchissement du commerce, en Prusse, en Autriche, en Espagne, en Angleterre, en Belgique, en France, sous les noms d’unions douanières, traités de commerce, etc., etc., [I-277] ce sont autant de pas vers la sainte alliance des peuples.

Une des plus significatives manifestations officielles de cette tendance, c’est, sans contredit, le traité qui se négocia il y a deux ans entre la France et l’Angleterre. Alors, si l’industrie vinicole avait eu l’œil ouvert sur ses véritables intérêts, elle aurait entrevu et hâté de sa part d’influence un avenir de prospérité dont elle ne se fait probablement aucune idée. À aucune époque, en effet, une perspective aussi brillante ne s’était montrée à la France méridionale. Non-seulement l’Angleterre abaissait les droits dont elle a frappé nos vins, mais encore, par une innovation d’une incalculable portée, elle substituait au droit uniforme, si défavorable aux vins communs, le droit graduel qui, en maintenant une taxe assez élevée sur le vin de luxe, réduisait dans une grande proportion celle qui pèse sur le vin de basse qualité. Dès lors ce n’étaient plus quelques caves aristocratiques, c’étaient les fermes, les ateliers, les chaumières de la Grande-Bretagne qui s’ouvraient à notre production. Ce n’était plus l’Aï, le Laffitte et le Sauterne qui avaient le privilége de traverser la Manche, c’était la France vinicole tout entière qui rencontrait tout d’un coup vingt millions de consommateurs. Je n’essaierai point de calculer la portée d’une telle révolution et son influence sur nos vignobles, notre marine marchande et nos villes commerciales ; mais je ne pense pas que personne puisse mettre en doute que, sous l’empire de ce traité, le travail, le revenu et le capital territorial de notre département n’eussent reçu un rapide et prodigieux accroissement.

À un autre point de vue, c’était une belle conquête que celle du principe du droit graduel, acheminement vers l’adoption générale de la taxe dite ad valorem, seule juste, seule équitable, seule conforme aux vrais principes de la science. Le droit uniforme est de nature aristocratique ; il ne laisse subsister quelques relations qu’entre les [I-278] producteurs et les consommateurs de haut parage. Le droit proportionnel à la valeur fera entrer en communauté d’intérêts les masses populaires de toutes les nations.

Cependant la France ne pouvait prétendre à de tels avantages sans ouvrir son marché à quelques-uns des produits de l’industrie anglaise. Le traité devait donc trouver de la résistance parmi les fabricants. Elle ne tarda pas à se manifester habile, persévérante, désespérée ; les producteurs de houilles, de fers, de tissus firent entendre leurs doléances et ne se bornèrent pas à cette opposition passive. Des associations, des comités s’organisèrent au sein de chaque industrie ; des délégués permanents reçurent mission de faire prévaloir, auprès des ministères et des chambres, les intérêts privilégiés ; d’abondantes et régulières cotisations assurèrent à cette cause le concours des journaux les plus répandus, et par leur organe, la sympathie de l’opinion publique égarée. Il ne suffisait pas de faire échouer momentanément la conclusion du traité ; il fallait le rendre impossible, même au risque d’une conflagration générale, et pour cela s’attacher à irriter incessamment l’orgueil patriotique, cette fibre si sensible des cœurs français. Aussi les a-t-on vus, depuis cette époque, exploiter avec un infernal machiavélisme tous les germes longtemps inertes des jalousies nationales, et réussir enfin à faire échouer toutes les négociations ouvertes avec l’Angleterre.

Peu de temps après, les gouvernements de France et de Belgique conçurent la pensée d’une fusion entre les intérêts économiques des deux peuples. Ce fut encore un sujet d’espérances pour l’industrie méridionale, d’alarmes pour le monopole manufacturier. Cette fois les chances n’étaient pas favorables au monopole ; il avait contre lui l’intérêt des masses, celui des industries souffrantes, l’influence du pouvoir, et tous les instincts populaires, prompts à voir dans l’union douanière le prélude et le gage d’une alliance plus [I-279] intime entre ces deux enfants de la même patrie. Le journalisme, qui l’avait si bien secondé dans la question anglaise, lui était de peu de ressources dans la question belge, sous peine de se décréditer dans l’opinion. Tout ce qu’il pouvait faire, c’était de contrarier l’union douanière par des insinuations entourées de force précautions oratoires, ou de se renfermer dans une honteuse neutralité.

Mais la neutralité des journaux, dans la plus grande question qui puisse s’élever au sein de la France de nos jours, n’était pas longtemps possible. Le monopole n’avait pas de temps à perdre ; il fallait une démonstration prompte et vigoureuse pour faire échouer l’union douanière et tenir toujours notre Midi écrasé. C’est la mission qu’accomplit avec succès une assemblée de délégués, devenue célèbre sous le nom du député qui la présidait ( M. Fulchiron).

Que faisaient pendant ce temps-là les intérêts vinicoles ? Hélas ! à peine parvenaient-ils à présenter laborieusement quelques traces informes d’association. Quand il aurait fallu combattre, des comités se recrutaient péniblement au fond de quelque province. Sans organisation, sans ressources, sans ordre, sans organes, faut-il être surpris s’ils ont été pour la seconde fois vaincus ?

Mais il serait insensé de perdre courage. Il n’est pas au pouvoir de quelques intrigues éphémères d’enterrer ainsi les grandes questions sociales, de faire reculer pour toujours les tendances qui entraînent vers l’unité les destinées humaines. Un moment comprimées, ces questions renaissent, ces tendances reprennent leur force ; et au moment où je parle, nos assemblées nationales ont été déjà saisies de nouveau de ces questions par le discours de la couronne.

Espérons que cette fois les comités vinicoles ne seront pas absents du champ de bataille. Le privilége a d’immenses ressources ; il a des délégués, des finances, des auxiliaires plus ou moins déclarés dans la presse ; il est fort de [I-280] l’unité et de la promptitude de ses mouvements. Que la cause de la liberté se défende par les mêmes moyens. Elle a pour elle la vérité et le grand nombre ; qu’elle se donne aussi l’ organisation. Que des comités surgissent dans tous les départements ; qu’ils se rattachent au comité central de Paris ; qu’ils grossissent ses ressources financières et intellectuelles ; qu’ils l’aident enfin à remplir la difficile mission d’être pour le pouvoir un puissant auxiliaire, s’il tend à l’affranchissement du commerce, un obstacle, s’il cède aux exigences de l’industrie privilégiée.

Mais entre-t-il dans vos attributions de concourir à cette œuvre ?

Eh quoi, Messieurs, vous vous intitulez Société d’Agriculture et du Commerce, vous êtes convoqués de tous les points du territoire, comme les hommes les plus versés dans les connaissances qui se rattachent à ces deux branches de la richesse publique, vous reconnaissez qu’épuisées par des mesures désastreuses, elles ne fournissent plus à la population, je ne dis pas le bien-être, mais même la subsistance, et il ne vous serait pas permis de prendre des intérêts aussi chers sous votre patronage, de faire ce que font tous les jours les Chambres de commerce ? Ne seriez-vous donc pas une Société sérieuse ? Le cercle de vos attributions serait-il légalement limité à l’examen de quelque végétal étranger, de quelque engrais imaginaire ou de quelque lieu commun d’agronomie spéculative ? et suffira-t-il qu’une question soit grave pour qu’à l’instant vous décliniez votre compétence !

J’ai la conviction que la Société d’Agriculture ne voudra pas laisser amoindrir à ce point son influence. J’ai l’honneur de lui proposer d’adopter la délibération suivante :

Projet de délibération.

La Société d’Agriculture et de Commerce des Landes, prenant en considération la détresse qui afflige la [I-281] population de la Chalosse et de l’Armagnac, spécialement vouée à la culture de la vigne ;

Reconnaissant que cette détresse a pour causes principales l’impôt indirect, l’octroi et le régime prohibitif ;

En ce qui concerne l’impôt indirect, la Société pense que les propriétaires de vignes, aussi longtemps que l’État, pour faire face à ses dépenses, ne pourra se passer de ses revenus actuels, ne peuvent pas espérer qu’une branche aussi importante de revenus soit retranchée sans être remplacée par une autre ; mais elle n’appuie pas moins leurs justes protestations contre le régime d’exception où ce système d’impôt les a placés. Il ne lui semble pas impossible qu’on trouve, dans l’extension combinée avec la modicité de cette nature de taxe, et dans un mode de recouvrement moins compliqué, un moyen de concilier les exigences du Trésor, l’intérêt des contribuables, et la vérité du principe de l’égalité des charges.

C’est par une déviation semblable aux lois de l’équité que l’octroi a été autorisé à s’attacher presque exclusivement aux boissons. En se réservant le droit de sanction sur les tarifs votés par les communes, il semble que l’État n’ait pu avoir pour but que d’empêcher l’octroi, envahi par l’esprit d’hostilité industrielle, de devenir entre les provinces, ce qu’est la douane entre les nations, un ferment perpétuel de discorde. Mais alors il est difficile d’expliquer comment il a pu tolérer et seconder la coalition de tous les intérêts municipaux contre une seule industrie. Tous les abus de l’octroi seraient prévenus si la loi, restituant leurs franchises aux communes, n’intervenait dans les règlements du tarif que pour les arrêter à une limite générale et uniforme, qui ne pourrait être dépassée au préjudice d’aucun produit, sans distinction.

La Société attribue encore la décadence de la viticulture dans le département des Landes, à la cessation absolue de [I-282] l’exportation des vins et eaux-de-vie par le port de Bayonne, effet que ne pouvait manquer de produire le régime prohibitif. Aussi, elle a recueilli, dans les paroles récentes du Roi des Français, l’espoir d’une amélioration prochaine de nos débouchés extérieurs.

Elle ne se dissimule pas les obstacles que l’esprit de monopole opposera à la réalisation de ce bienfait. Elle fera observer qu’en faisant tourner momentanément l’action des tarifs au profit de quelques établissements industriels, jamais la France n’a entendu aliéner le droit de ramener la douane au but purement fiscal de son institution ; que, loin de là, elle a toujours proclamé que la protection était de sa nature temporaire. Il est temps enfin que l’intérêt privé s’efface devant l’intérêt des consommateurs, des industries souffrantes, du commerce maritime des villes commerciales, et devant le grand intérêt de la paix des nations dont le commerce est la plus sûre garantie.

La Société émet le vœu que les traités à intervenir soient, autant que possible, fondés sur le principe du droit proportionnel à la valeur de la marchandise, le seul vrai, le seul équitable, le seul qui puisse étendre à toutes les classes les bienfaits des échanges internationaux.

Dans la prévision des débats qui ne manqueront pas de s’élever entre les industries rivales, à l’occasion de la réforme douanière, la Société croirait déserter la cause qu’elle vient de prendre sous son patronage, si elle laissait le département des Landes sans moyens de prendre part à la lutte qui se prépare.

En conséquence, et en l’absence de comités spéciaux, dont elle regrette de ne pouvoir, en cette circonstance, emprunter le concours, elle décide que la Commission vinicole, déjà nommée dans la séance du 17 avril 1842, continuera ses fonctions, et se mettra en communication avec les Comités de la Gironde et de Paris.

[I-283]

Copies de la présente délibération seront transmises, par les soins de M. le Secrétaire de la Société, à M. le Ministre du commerce, aux Commissions des Chambres qu’elles concernent et au secrétariat des Comités vinicoles.

 


Notes

[1] M. de Chabrol, Rapport au Roi.

[2] Mémorial de chronologie.

[3] Lavoisier.

[4] Annuaire du bureau des longitudes.

[5] Annuaire du bureau des longitudes.

[6] « Il est reconnu que, de toutes les matières imposables, les boissons sont celles sur lesquelles l’impôt peut être le plus considérable et le plus facilement perçu. »M. de Villèle.

[7] Je parle ici moins du ministre, dont les actes me sont inconnus, que du publiciste qui appartient notoirement à l’école d’Adam Smith.

 


 

V. DE LA RÉPARTITION DE LA CONTRIBUTION FONCIÈRE DANS LE DÉPARTEMENT DES LANDES (1844).

Je me propose d’établir quelques faits qui me paraissent propres à jeter du jour sur ces deux questions :

1o Les forces contributives des trois grandes cultures du département des Landes, le pin, la vigne, les labourables, furent-elles équitablement appréciées lorsqu’on répartit l’impôt entre les trois arrondissements ?

2o Depuis la répartition, est-il survenu des circonstances qui ont changé le rapport de ces forces ?

S’il résultait de ces faits

Que, dès l’origine, la région des pins fut ménagée et celle des vignes surchargée ;

Que, depuis, l’une a constamment prospéré et l’autre constamment décliné ;

Il faudrait conclure qu’aujourd’hui celle-ci paye trop par deux motifs :

Parce qu’on aurait, en 1821, exagéré sa force contributive ;

Parce que, depuis 1821, cette force aurait diminué ;

Et que celle-là ne paye pas assez :

Parce qu’en 1821 ses revenus auraient été atténués ;

Parce que, depuis 1821, ses revenus se seraient accrus.

Je ferai mieux comprendre ma pensée par des chiffres.

Soient deux portions de territoire, P et V, donnant ensemble, et chacune par moitié, un revenu net de 10 000 fr.

[I-284]

Soient 1 000 fr. d’impôts ou1/10 du revenu à répartir entre elles.

Cette répartition devra équitablement se faire ainsi :

P pour un revenu de 5 000 fr., 500 fr., d’impôts, ou 1 fr. sur 10.

V pour un revenu de 5 000 fr., 500 fr. d’impôts, ou 1 fr. sur 10.

Mais si l’on atténue la force contributive de P d’un cinquième, la réduisant à . . . . .

4 000 fr.,
et si l’on exagère celle de V d’un cinquième, la portant à . . . . . 6 000 fr.,

La répartition se fera ainsi :

P pour un revenu réel de 5 000 fr., supposé de 4 000 fr., 400 fr. d’impôts, 1 fr. sur 12 fr. 50 c. ;

V pour un revenu réel de 5 000 fr., supposé de 6 000 fr., 600 fr. d’impôts, 1 fr. sur 8 fr. 50 c.

Tant que les forces contributives de ces deux portions de territoire continueront à être égales, l’injustice se bornera à ôter un quart de la contribution à P pour la faire supporter par V.

Mais si, au bout d’un certain nombre d’années, le revenu réel de P s’élève de 5 000 fr. à 6 000 fr., tandis que celui de V tombe de 5 000 fr. à 4 000 fr.,

La répartition devient :

P pour un revenu supposé de 4 000 fr., mais en réalité de 6 000 fr., — 400 fr. ou 1 fr. sur 15 fr. ;

V pour un revenu supposé de 6 000 fr., mais en réalité de 4 000 fr., — 600 fr. ou 1 fr. sur 6 fr. 66 c.

Par où l’on voit qu’une contrée peut insensiblement rejeter sur une autre plus de la moitié de son fardeau.

[I-285]

PREMIÈRE QUESTION.

La répartition se fit-elle d’une manière équitable en 1821 ?

La règle générale est que l’impôt doit frapper le revenu.

Pour connaître le revenu des terres, on a appliqué à leurs productions le prix moyen des denrées déduit des quinze années antérieures à 1821.

Cependant, un seul mode d’opération peut conduire à des erreurs. On a cru les atténuer en cherchant le revenu par un autre procédé. Les actes de vente ont fait connaître la valeur capitale de certains domaines, et l’intérêt à 31/2 pour 100 du capital a été censé représenter le revenu.

On se trouvait donc, pour le même domaine, en présence de deux revenus révélés par deux procédés différents ; et l’on a établi l’impôt sur le revenu intermédiaire, d’après l’autorité de cet axiome : La réalité est dans les moyennes.

Malheureusement ce n’est pas le vrai, mais le faux, qui est dans les moyennes, quand les données d’où on les déduit concourent toutes vers la même erreur.

Examinons donc l’usage qui a été fait de ces deux bases de la répartition de l’impôt ; le prix moyen de denrées et les actes de vente.

§ I. — Les prix des denrées, dit M. le Directeur des Contributions directes, ont été fixés, dans les opérations cadastrales, année moyenne, savoir :

Froment 18 fr. 77 c. l’hect. — Vin rouge 28 à 60 fr.
Résine 2 fr. 50 c. les 50 kilog.
Seigle 12 fr. 76 c. l’hect. — Vin blanc 10 à 22.
Maïs 11 fr. 33 c.

Je suis convaincu que cette première base d’évaluation présente plusieurs erreurs de fait et de doctrine, toutes au profit des pins et au préjudice des labourables et des vignes.

Les prix des céréales sont évidemment très-élevés. Je ne [I-286] veux pas dire qu’on n’a pas suivi exactement les données fournies par les mercuriales ; mais la période de 1806 à 1821, soit parce qu’elle embrasse des temps de troubles et d’invasions, soit par toute autre cause, a donné des éléments d’évaluation peu favorables aux communes agricoles. La preuve en est que, dans les quinze années suivantes, de 1821 à 1836, et d’après M. le Directeur lui-même, ces prix moyens sont tombés à fr. 17,13 pour le froment, 11,27 pour le seigle, et 9,17 pour le maïs.

La première série avait donné, pour toutes sortes de céréales, une moyenne de 14 fr. 28 c. La seconde ne donne que 12 fr. 32 c. : différence 1 fr. 96 c. ou 14 pour 100.

Si donc la répartition se fût faite en 1836, le revenu des terres labourables eût été évalué à 14 pour 100 au-dessous de ce qu’on l’estima en 1821.

Quant aux prix assignés aux vins blancs, savoir 10 fr. et 22 fr., suivant les qualités, ils ne me semblent pas exagérés.

Il n’en est pas de même des vins rouges. S’il est quelques vignobles qui produisent du vin de qualité assez supérieure pour qu’il se vende, net et au pressoir, à 60 fr. (ce que j’ignore), je puis du moins affirmer que les qualités inférieures sont loin de trouver le prix de 28 fr. en moyenne, ce qui suppose 35 fr. trois mois après la vendange et avec la futaille.

Mais c’est surtout le prix de la résine qui me semble donner prise à la critique. En admettant ce chiffre évidemment atténué de 2 fr. 50 c. les 50 kilog., l’administration et la commission spéciale prévoyaient, sans doute, qu’elles s’exposaient à laisser planer sur toutes leurs opérations un soupçon de partialité. Ce soupçon n’a pas manqué. Les populations agricoles et vinicoles du département sont sous l’influence d’une méfiance qu’il serait difficile de détruire. On se plaint de cette méfiance, on dit qu’elle fait obstacle à la réforme dont on s’occupe ; mais la responsabilité n’en [I-287] revient-elle pas exclusivement aux procédés qui l’ont fait naître ?

Je vais maintenant présenter quelques observations sur ce que j’ai nommé : Erreurs de doctrine, c’est-à-dire sur la manière erronée dont on forme les moyennes et sur les fausses conséquences que l’on en déduit.

D’abord, pour que le prix des qualités supérieures combiné avec celui des qualités inférieures donnât un prix moyen réel, en harmonie avec le revenu réel, il faudrait qu’il se récoltât autant des unes que des autres, ce qui, pour le vin, est contraire à la vérité. Le département des Landes en produit beaucoup plus de médiocre que de bon ; et en négligeant cette considération, on arrive à une moyenne exagérée. Exemple : soient 100 pièces de vin à 28 fr. et 10 pièces à 60 fr., la moyenne des prix considérés en eux-mêmes, est bien 44. fr. Mais la moyenne des prix réels accusant le revenu, c’est-à-dire des sommes recouvrées pour chaque barrique l’une dans l’autre, n’est que de 30 fr. 91 c.

Ensuite, lorsqu’on introduit un prix élevé dans la série de ceux qui doivent concourir à former une moyenne, celle-ci s’élève, d’où l’on conclut à une élévation correspondante de revenu. Or, cette conclusion n’est ni rigoureuse en théorie, ni vraie en pratique.

Je suppose que pendant quatre ans une denrée se vend à 10 fr., — la moyenne est 10 fr. Si la cinquième année cette même denrée se vend à 20 fr., on a pour les cinq années une moyenne de 12 fr. — L’opération arithmétique est irréprochable. Mais si l’on en conclut que, pour ces cinq années, le revenu est représenté par 12 au lieu de l’être par 10, la conclusion économique sera au moins fort hasardée. Pour qu’elle fût vraie, il faudrait que le produit, en quantité, eût été égal, pendant cette cinquième année, à celui des années précédentes, ce qui ne peut pas même se [I-288] supposer, dans les circonstances ordinaires, puisque c’est précisément le déficit dans la récolte qui occasionne l’élévation du prix.

Pour obtenir des moyennes qui représentent la réalité des faits, et dont on puisse induire le revenu, il faut donc combiner les prix obtenus avec les quantités produites, et c’est ce qu’on a négligé de faire. — Si, dans la nouvelle répartition dont on s’occupe, on prenait pour base les prix moyens des vins des trois dernières années, voyez à quels résultats différents mèneraient le procédé administratif et celui que j’indique.

L’administration raisonnerait ainsi :

1840 10 b/ques à 25 fr. donnant un revenu de 250 fr.
1841 10 25 250
1843 10 — (Supposition gratuite). 50 500
30 b/ques, prix moyen 33 fr. 33 c.1/3 revenu 1 000 fr.

Tandis qu’elle devrait dire :

1840 10 b/ques à 25 fr.donnant un revenu de 250 fr.
1841 10 —(supposition gratuite). 25 250
1843 5 — (réalité). 50 250
25 b/ques, prix moyen 30 750 fr.

C’est ainsi qu’on arrive à un revenu imaginaire, sur lequel néanmoins on ne laisse pas de prélever l’impôt.

On dira, sans doute, que la répartition est une opération déjà assez difficile sans la compliquer par des considérations aussi subtiles. On ajoutera que les mêmes procédés étant employés pour tous les produits, les erreurs se compensent et se neutralisent, puisque tous sont soumis aux mêmes lois économiques.

Mais c’est là ce dont je ne conviens pas ; et je maintiens que notre département se trouve dans des conditions telles, qu’il faut de toute nécessité tenir compte des causes d’erreur que je viens de signaler, si l’on aspire au moins à [I-289] mettre quelque équité dans la répartition des charges publiques. Il me reste donc à prouver que l’application des prix moyens, prise abstractivement des proportions entre les qualités diverses et les quantités annuelles, a été défavorable aux pays de céréales et de vignes.

L’élévation du prix d’une chose peut être due à deux causes.

Ou la production de cette chose a manqué ; et alors le prix hausse, sans qu’on en puisse inférer, de beaucoup s’en faut, une augmentation de revenu.

Ou la production de cette chose est stationnaire, même progressive, mais la demande s’accroît dans une plus forte proportion ; et alors le prix de cette chose hausse et l’on doit conclure à une amélioration de revenu.

Or, prendre, dans un cas comme dans l’autre, le prix moyen de la chose comme indice du revenu, c’est là une souveraine injustice.

Si le haut prix de 50 fr., que la Chalosse retire cette année de ses vins, était intervenu sans diminution de quantité produite, comme, par exemple, si l’Angleterre, la Belgique et nos grandes villes, eussent renversé les barrières des douanes et de l’octroi, que par suite la consommation du vin se fût doublée et les prix avec elle, je dirais : Inscrivez 50 fr. dans votre liste de prix annuels, faites-les concourir à dégager une moyenne ; car ils correspondent à une amélioration réelle de revenu.

De même, si le prix élevé, auquel nous voyons que les matières résineuses sont parvenues, était dû à l’affaiblissement productif des pignadas ; si les propriétaires de pins perdaient plus sur la quantité de leurs produits qu’ils ne gagnent sur les prix, je serais assez juste pour dire : Ne concluez pas de ces hauts prix à des revenus proportionnels avec eux ; car ce serait un mensonge, ce serait une spoliation.

[I-290]

Eh bien ! le contraire est arrivé ; la Lande a été assez heureuse pour que l’amélioration des prix tourne à son profit ; la Chalosse a été assez malheureuse pour que l’augmentation des prix ne lui fasse pas atteindre même à ses revenus ordinaires. Ne suis-je pas fondé à réclamer que cette différence profonde de situation soit prise en considération ?

Concluons que la première base d’évaluation a été préjudiciable aux labourables et aux vignes.

§ II. — La seconde donnée, qui a servi à déterminer les revenus imposables, est prise des actes de vente.

La valeur vénale d’une terre en indique assez exactement le revenu. Deux domaines qui se sont vendus chacun 100 000 fr. sont présumés donner le même revenu, et ce revenu doit être égal à l’intérêt que rendent généralement les capitaux, dans un pays et à une époque donnés. Le débat qui s’établit entre le vendeur et l’acheteur, débat dans lequel l’un veille à ce que le revenu ne soit pas exagéré, l’autre, à ce qu’il ne soit pas déprécié, remplace avantageusement toute enquête administrative à ce sujet, et offre de plus la garantie de cette sagacité, de cette vigilance de l’intérêt personnel, que le zèle des contrôleurs, répartiteurs et experts ne saurait égaler. Aussi, si l’on pouvait connaître la valeur vénale de chaque parcelle, je ne voudrais pas, quant à moi, d’autres bases d’évaluation de revenus et de répartition d’impôts ; car cette valeur vénale résume toutes ces circonstances, si difficilement appréciables, ainsi que je l’ai dit dans le paragraphe précédent, qui influent sur le revenu moyen des terres.

Mais il ne faut pas perdre de vue la restriction que renferment ces mots : dans un pays et à une époque donnés.

L’intérêt des capitaux varie, en effet, selon les temps et les lieux.

Pour que des revenus identiques puissent s’induire de [I-291] capitaux égaux, il faut que les mutations aient eu lieu à des époques et dans des localités où l’intérêt est uniforme. Cela est vrai pour les terres comme pour les fonds publics.

5 000 fr. de rentes inscrites ne représentaient, en que 60 000 fr. ; ils correspondent aujourd’hui à 120 000 fr. de capital.

De même, 100 000 placés en terres peuvent ne donner que 2 500 fr. de rentes, en Normandie, et constituer un revenu de 4 000 fr., en Gascogne.

Si la Chambre des députés, lorsqu’elle procédera à la péréquation générale, ne tenait aucun compte de ces différences, elle n’établirait pas l’égalité, mais l’inégalité de l’impôt.

C’est la faute qui a été commise dans notre département, lorsque l’on a voulu arriver à la connaissance des revenus par les actes de vente.

À l’époque où se fit cette opération, les terres ne se vendaient pas, sur tous les points du département, à un taux uniforme. Il était de notoriété publique qu’on plaçait l’argent à un revenu plus élevé dans la Lande que dans la Chalosse.

L’administration elle-même reconnaissait la vérité de ce fait, car elle proposa d’adopter trois chiffres pour le taux de l’intérêt, savoir : 3, 31/2 et 4 pour 100.

Selon cette donnée, un domaine de 100 000 fr. aurait été présumé donner 4 000 fr. de revenu, dans tel canton, tandis que, dans tel autre, on ne lui aurait attribué qu’un revenu de 3 000 fr. L’impôt se serait réparti selon cette proportion.

La commission spéciale, instituée par la loi du 31 juillet 1821, repoussa cette distinction et adopta le taux uniforme de 31/2 p. 100.

Or, en cela, elle commit une injustice, s’il n’est pas vrai qu’à cette époque l’intérêt fût uniforme dans toute l’étendue du territoire.

[I-292]

M. le Directeur le reconnaît lui-même.

« Cette application uniforme, dans le taux de l’intérêt, dit-il, a, sans nul doute, influé sur les résultats présentés par l’une des deux bases de la répartition, et il est inutile d’ajouter qu’elle est venue favoriser, à la vérité dans une assez faible proportion, la localité où le taux de l’intérêt est le plus élevé. »

La faible proportion signalée par M. le Directeur peut aisément se traduire en chiffres.

Supposons deux domaines vendus chacun 100 000 fr., l’un situé dans la localité où le taux de l’intérêt est à 4 p. 100, l’autre dans celle où il est à 3 p. 100.

Le premier donne 4 000 fr. de revenu, le second 3 000 fr. et l’impôt doit équitablement suivre cette proportion, puisqu’il se prélève sur le revenu.

Selon le système de l’administration, chaque cent francs d’impôts se seraient répartis entre ces deux domaines savoir :

Quote-part afférente au domaine de la Lande. 57 fr. 15 c. pour 4 000 de revenu.
Quote-part afférente au domaine de la Chalosse. 42 fr. 85 c. pour 3 000 de revenu.
Total 100 fr. 00 c.

Mais, selon le système de la commission, cent francs se sont répartis ainsi :

Quote-part afférente au domaine de la Lande. 50 fr. 00 c.
de la Chalosse. 50 fr. 00 c.
Total 100 fr. 00 c.

C’est-à-dire que la Lande s’est dégrevée de 14 pour 100 qu’elle a appliqués à la Chalosse [1] . On dira, sans doute, que les actes de vente n’étant qu’un des deux éléments de [I-293] la répartition, ce résultat a pu être atténué par l’influence de l’autre élément. Cela serait vrai si les cantons agricoles et vinicoles avaient été favorisés par l’application des prix moyens des denrées ; mais nous avons vu qu’ils n’ont pas été plus ménagés par la première que par la seconde base d’évaluation. Bien loin donc que les erreurs dont ces deux procédés sont entachés se compensent et se neutralisent, on peut dire qu’elles se multiplient les unes par les autres, et toujours au préjudice des mêmes localités.

Ainsi les deux bases de la répartition de l’impôt ont été viciées, dénaturées, et toujours au profit d’une nature de propriété, les pignadas, au détriment des deux autres, les labourables et les vignes.

Passons maintenant aux résultats.

Si l’on demandait à un homme désintéressé : Quels sont les cantons qui paient le plus de contributions relativement aux vignes ? il répondrait, sans doute. Ce sont ceux qui ont le plus de superficie consacrée à cette culture, les cantons de Montfort, Mugron, Saint-Sever, Villeneuve, Gabarret ; et cet homme ne se tromperait pas. À eux seuls, ces cinq cantons paient les trois quarts de l’impôt assigné aux vignobles. — Et si on lui demandait : Quels sont ceux qui paient le plus de contributions pour les landes ? il répondrait sans hésiter : Ceux qui en contiennent d’immenses étendues. Sabres, Arjuzanx, Labrit, etc. Mais ici notre interlocuteur se tromperait grossièrement, et il serait probablement bien surpris d’apprendre que ce sont la Chalosse et l’Armagnac, les pays des vignes, qui paient, non-seulement la plus grande partie, mais la presque totalité de l’impôt afférent aux landes.

Voici le tableau de nos vingt-huit cantons, rangés selon l’ ordre décroissant de leur quote-part à la contribution afférente aux landes [2] .

[I-294]

fr. fr.…
Saint-Sever 6 296 Saint-Esprit 1 593
Grenade 5 599 Sabres 1 561
Mugron 3 904 Geaune 1 287
Roquefort 3 579 Dax 1 207
Hagetmau 3 327 Arjuzanx 1 168
Amou 3 000 Labrit 1 074
Montfort 3 000 Tartas (ouest) 914
Pouillon 2 883 Castets 600
Aire 2 852 Soustons 522
Saint-Vincent 2 663 Tartas (est) 495
Mont-de-Marsan 2 465 Pissos 166
Gabarret 2 272 Parentis 141
Peyrehorade 2 061 Sore 107
Villeneuve 1 817 Mimizan 94

N’est-il pas assez singulier de voir figurer dans la première moitié de cette liste tous les cantons vinicoles, Saint-Sever, Mugron, Amou, Montfort, Villeneuve, etc., ainsi que tous les cantons agricoles, Hagetmau, Aire, Peyrehorade, etc. ; et dans la seconde moitié, tous les cantons qui forment la Lande et le Maransin ?

Voici un autre rapprochement non moins curieux.

Le canton de Saint-Sever, à lui tout seul, paie plus d’impôts pour ses 5 583 hectares de landes que ces neuf cantons réunis : Mimizan, Sore, Parentis, Castets, Soustons, Labrit, Arjuzanx et Sabres, qui en présentent ensemble une superficie de 203 760 hectares ; et quand on ajouterait, à ces neuf cantons, neuf autres cantons égaux à celui de Mimizan, on n’arriverait pas encore, par la répartition

[I-295] actuelle, à tirer de ces effrayantes étendues ce qui se prélève sur les landes du seul canton de Saint-Sever, ainsi qu’on peut s’en convaincre par le tableau suivant :

LANDES
Impôt en principal. Impôt en principal.
fr.… fr.…
1 canton ; Sabres 1 561 Saint-Sever 6 296
1 Arjuzanx 1 168
1 Labrit 1 074
1 Castets 600
1 Soustons 522
1 Pissos 166
1 Parentis 141
1 Sore 107
1 Mimizan 94
9 cantons tels que celui de Mimizan, à 94 fr. chaque 846
18 cantons 6 279 6 296

Nous apprenons encore, par le rapport de M. le Directeur des contributions directes que le canton de Mimizan, dont le territoire nourrit près de 5 000 habitants, c’est-à-dire environ un tiers de la population du canton de Saint-Sever, paie de contributions :

1 223 fr. pour les labourables.
8 fr. vignes.
4 212 fr. pins.
94 fr. landes.
Total. 5 537 fr., somme inférieure à celle qu’ont à acquitter les seules landes de Saint-Sever.

Le contingent de Montfort est de 40 771 fr. — Il surpasse celui de Soustons et de Castets, qui sont :

Soustons 22 338 fr.
Castets 18 108
Total 40 446 fr.

[I-296]

Cependant, selon le dernier dénombrement, la population de Montfort n’est que de 13 654 habitants. — Celle des deux cantons du Maransin est de 18 654 habitants.

Castets…… 9 906 fr.
Soustons…… 9 021

Le contingent du canton de Mugron est de 34 790 fr. — Il surpasse celui de ces trois cantons réunis :

Sabres…… 13 448 fr.
Pissos…… 11 694
Parentis…… 9 103
Total…… 34 245 fr.

et, à 355 fr. près, il égale celui de ces quatre cantons :

Labrit…… 10 286 fr.
Parentis…… 9 103
Sore…… 7 937
Mimizan…… 7 819
Total…… 35 145 fr.

Et pourtant, à notre population de 10 038 habitants, ces quatre cantons opposent une population de 20 784 habitants (plus du double). — À nos 4 486 hectares de labourables, ils en opposent 9 584 hectares (plus du double). À nos 1 887 hectares de vigne, ils opposent 43 894 hectares de pignadas (23 pour 1). Enfin, à nos 3 250 hectares de landes, ils en opposent 88 719 hectares (27 pour 1).

Je ne veux pas dire que les labourables et les landes de ces cantons vaillent les nôtres, ni que leurs pins puissent égaler nos vignes, hectare par hectare. La question est de savoir s’il y a entre eux l’énorme disproportion que nous venons de constater. Si cela est, si les revenus de Mugron égalent ceux de Labrit, Parentis, Mimizan et Sore, il restera à expliquer comment il se fait qu’ils ne font vivre que 10 000 habitants en Chalosse, tandis qu’ils suffisent à 20 000 habitants dans la Lande. On ne pourrait expliquer ce [I-297] phénomène qu’en disant que les premiers nagent dans l’abondance comparativement aux seconds. Mais alors je demanderai comment il se fait qu’ici la population diminue, tandis que là elle augmente sensiblement.

Loin de moi la pensée d’élever une lutte entre les arrondissements. Je crois que le débat ne peut exister qu’entre les diverses cultures, dont la force contributive a été mal appréciée. Aussi je n’ai pas hésité à comparer non-seulement des cantons situés dans divers arrondissements, mais encore des cantons faisant partie d’une même circonscription, mais soumis à des cultures différentes. C’est ainsi que j’ai opposé Montfort à Soustons et Castels. Je pourrais également comparer Villeneuve, canton vinicole du premier arrondissement, à Arjuzanx, ou même à Mont-de-Marsan, et nous retrouverions encore la même disproportion. Le premier de ces cantons, avec 8 887 habitants, paie beaucoup plus du double que le second qui en a 7 075, et autant que notre chef-lieu qui offre une population de 15 913 habitants.

Je pourrais signaler des anomalies encore plus frappantes si je voulais abandonner la comparaison des cantons pour aborder celle des communes : cela me mènerait trop loin ; je me bornerai à deux faits.

Il y a dans le deuxième arrondissement telle commune, comme Nerbis, qui paie 1 fr. 31 c. pour chaque hectare de lande. Il y a dans le premier arrondissement des communes, entre autres celles de Mimizan, Ponteux, Aureilhan, Bras, Argelouse, Luxey, qui ne paient que la moitié ou le tiers d’un centime. Calen, du canton de Sore, en est quitte pour 3/10 de centime ; d’où il suit qu’on a estimé un hectare de landes, à Nerbis, comme 500 hectares à Calen. On dit que dans le premier arrondissement chaque hectare de lande nourrit un mouton, et la statistique agricole, publiée par M. le ministre de l’agriculture, confirme cette [I-298] assertion, puisque l’on y voit que cet arrondissement qui a 292 000 hectares de landes, entretient 338 800 animaux de l’espèce ovine. — MM. les administrateurs ont-ils pensé qu’à Nerbis un troupeau de 500 têtes peut vivre sur un hectare de landes ?

La quantité de vin que donne un hectare de vigne est, en réalité, le produit de

1 hect. de vigne qui paye, dans la commune de Monfort 7 fr. 34 c.
1/2 hectare d’échalassière…… 2 02
1/2 hectare de landes…… » 30
Total…… 9 fr. 66 c.

Il y a vingt communes dans le premier arrondissement qui ne sont taxées qu’à 27, 26, 24, 20 centimes par hectare de pin ; et il y en a, telle que Laharie (canton d’Arjuzanx) qui ne paient que 17 c. Pour qu’une semblable répartition soit jugée équitable, il faut que le produit net d’un hectare de vigne, agencé à Montfort, soit égal au produit net de cinquante-sept hectares de pins à Laharie.

Je ne pousserai pas plus loin ces rapprochements. Je crois avoir démontré deux choses, savoir : 1o que les deux bases dont on s’est servi pour estimer le revenu de chacune des cultures de notre département étaient calculées, involontairement sans doute, de manière à préjudicier aux labourables et aux vignes au profit des pins ; 2o que des faits nombreux et irréfragables constatent que tel a été en effet le résultat de l’adoption de ces bases, d’où la conséquence que la répartition de l’impôt a été inégale dès l’origine. Il me reste à prouver que cette inégalité s’est accrue depuis et s’accroît tous les jours, par suite des changements qui sont intervenus dans les proportions des forces contributives de ces cultures.

[I-299]

DEUXIÈME QUESTION.

Les forces contributives des diverses cultures du département ont-elles conservé les proportions qu’elles avaient lorsqu’on fit la répartition de l’impôt ?

Pour constater les revenus des terres en 1821, on n’examina pas les faits relatifs à cette année. Les baux, les actes de vente que l’on consultait, avaient des dates plus ou moins anciennes, et les prix moyens dont on faisait l’application résultaient de mercuriales qui remontaient à quinze années. Ainsi ces divers éléments n’accusaient pas un état de choses actuel, mais la situation du pays pendant une période dont le point de départ peut être fixé au commencement du siècle.

C’est donc à cette période que je dois comparer l’époque présente, et j’ai à rechercher, pendant cette durée d’environ quarante ans, les phénomènes que la science enseigne à considérer comme les manifestations les plus certaines du progrès ou de la décadence des populations.

Le premier qui se présente, c’est le mouvement de la population elle-même. S’il est vrai, comme tous les publicistes s’accordent à le reconnaître, que le nombre des hommes croît ou décroît comme leurs revenus, il suffit d’observer le mouvement de la population dans les contrées où se cultivent le pin, les céréales et la vigne, pour connaître ce que chacune d’elles a gagné ou perdu en forces contributives. Livrons-nous donc à cet examen qui me paraît présenter un haut degré d’intérêt, même en dehors de la question de la répartition de l’impôt.

[I-300]

POPULATION DES TROIS ARRONDISSEMENTS DES LANDES À DIVERSES ÉPOQUES.

1801 1804 1806 1821 1826 1831 1836 1841 Augmentation p. 100.
M. de Mar. 71 707 75 115 77 225 82 364 86 859 91 595 93 292 94 145 31 80
S. Sever. 77 467 80 384 80 602 83 585 84 486 90 446 90 500 88 587 14 20
Dax . . . . 75 098 80 601 82 486 90 362 93 959 90 463 101126}} 105 345 40
224 272 235 556 240 313 256 311 265 314 272 504 284 918 288 077 28 50

On voit par ce tableau que l’augmentation de la population a été pour le département de 281/2 p. 100. Cette moyenne a été dépassée de 111/2 p. 100 par le troisième arrondissement ; de 3 p. 100 par le premier : le second est resté de 44 p. 100 au-dessous.

L’arrondissement de Saint-Sever était le plus peuplé au commencement du siècle. Il passa au second rand en 1806 ; au troisième en 1831 ; enfin, dans la période de 1832 à 1841, sa population absolue a rétrogradé.

Il semble résulter de ce premier aperçu que l’arrondissement qui présente la plus forte production et le plus grand commerce de matières résineuses est celui qui a la plus rapidement prospéré. L’arrondissement qui vient en seconde ligne pour cette culture, est aussi en seconde ligne pour l’accroissement de la population. Enfin, l’arrondissement où la culture du pin n’occupe qu’une place insignifiante, et qui tire la principale source de ses revenus de la vigne, est demeuré à peu près stationnaire.

Mais cela ne nous apprend rien de très-précis sur l’influence des pins, des labourables et des vignes relativement à la population, puisque chacun de nos arrondissements [I-301] admet ces trois cultures en proportions diverses. Dans l’hypothèse que la prospérité ait accompagné la culture du pin, la misère celle de la vigne, il est clair que le premier et le troisième arrondissement auraient présenté une augmentation de population plus considérable, sans les cantons vinicoles de Villeneuve et Gabarret, Montfort et Pouillon ; et le second un accroissement moindre, sans le canton de Tartas (ouest) qui contient beaucoup de pins.

Il est donc essentiel d’étudier les mouvements de la population dans la circonscription cantonale, qui nous offre une séparation beaucoup plus tranchée des trois cultures dont nous comparons l’influence.

Voici la liste de nos vingt-huit cantons, placés selon l’ordre décroissant de leur prospérité, révélée par l’augmentation de leur population.

[I-302]

MOUVEMENT DE LA POPULATION PAR CANTON.

CANTONS. 1804 1844 AUGMENTATION p. 100. DIMINUTION p. 100.
Castets 5 760 9 006 56
Dax 13 224 20 951 51
Mimizan 2 700 4 870 43
Sabres 4 994 7 144 43
Saint-Esprit 10 907 15 612 43
Parentis 4 287 5 870 37
Pissos 4 693 6 324 37
Soustons 6 625 9 021 36
Arjuzanx 5 304 7 095 33
Saint-Vincent 7 780 10 344 32
Sore 3 251 4 268 31
Labrit 4 541 5 776 27
Roquefort 7 453 11 501 27
Tartas (ouest) 8 391 10 571 25
Peyrehorade 10 664 13 028 21
Hagetmau 10 587 12 462 20
Mont-de-Marsan 13 301 15 915 19
Tartas (est) 4 595 5 335 16
Geaune 8 183 9 197 13
Montfort 12 309 13 654 11
Aire 10 829 11 992 10
Amou 12 438 13 579 10
Grenade 7 173 7 872 9
Gabarret 8 122 8 716 7
Villeneuve 8 296 8 887 7
Pouillon 13 332 14 294 7
Saint-Sever 15 762 15 322 2 1/2
Mugron 10 343 10 038 3

Ce tableau me semble répandre un grand jour sur la question. On y voit d’une manière claire que la prospérité a coïncidé constamment avec la culture du pin, et qu’un état lentement progressif, stationnaire, ou même rétrograde, a été le partage de la région des labourables et de la vigne.

En effet, si l’on partage ce tableau en deux séries, la première comprend tous les cantons où la culture du pin [I-303] est dominante, et finit aux cantons de Roquefort et de Tartas (ouest), comme pour constater que là où le pin s’arrête, là s’arrête aussi la prospérité du pays. — La seconde série des 14 cantons qui présentent le moindre accroissement, renferme précisément tous les cantons agricoles et vinicoles du département. La grande lande et le Maransin n’y sont pas plus représentés que la Chalosse et l’Armagnac dans la première.

Ces deux séries présentent les résultats suivants :

CULTURES. POPULATION.
vignes. pins. 1804 1841 augmen- tation.
hect. hect. hab. hab. hab.
1re série… 2 160 150 022 89 910 127 463 37 553 42 p. 100.
2e série… 18 093 16 821 145 640 160 049 14 449 10 p.100
Totaux. 20 233 166 843 235 259 287 552 [3] 52 002 22 p. 100.

Dans le tableau de la population des cantons on remarquera quelques faits qui semblent ne pas s’accorder avec ces déductions : 1o Dax et Saint-Esprit, qui n’ont pas de pins, figurent en tête de l’échelle, comme présentant une augmentation de population de 56 et 43 p. 100. — Mont-de-Marsan, qu’on s’attendrait à trouver dans la première série ne vient qu’en troisième ligne dans la seconde, et n’offre qu’un accroissement de 19 p. 100. — Montfort, qui est un canton vinicole, et qui, par ce motif, devrait être l’un des derniers du tableau, a encore huit cantons au-dessous de lui, et présente une augmentation de 11 p. 100.

[I-304]

Mais, comme on va le voir, ces anomalies apparentes, bien loin d’infirmer, confirment le système que j’émets.

Remarquons d’abord qu’il s’agit des cantons où sont situées les villes de Dax, Saint-Esprit et Mont-de-Marsan, dont la population industrielle ne subit pas aussi directement que celle des campagnes l’influence de l’agriculture, qui fait principalement l’objet de ces recherches.

Saint-Esprit n’avait que 4 946 habitants en 1804 ; il en a 7 324 aujourd’hui. Sa situation à l’embouchure de l’Adour, son commerce, sa garnison, ses établissements militaires, sa proximité de Bayonne, expliquent ce développement.

Dax ne produit pas de matières résineuses, mais il est l’entrepôt où le Maransin vient faire ses ventes et ses achats. Dax a donc prospéré par les mêmes causes qui feraient prospérer Bordeaux, si le commerce de vins florissait et répandait la richesse dans la Gironde, quoique par elle-même la commune de Bordeaux ne puisse pas produire de vins.

Passons à Mont-de-Marsan. D’abord ce canton serait considéré à tort comme un de ceux où domine le pin. Il n’y en a que 9 828 hectares, contre 8 147 hectares de labourables et 428 hectares de vigne. L’impôt qu’il paie pour ses pins n’entre que pour1/8 dans son contingent. Il faut donc le ranger parmi les cantons agricoles qui ressentent déjà l’influence de la culture du pin ; et, sous ce point de vue, la place qu’il occupe dans le tableau ne s’éloigne pas beaucoup de celle qu’on aurait pu lui assigner à priori. Mais il est facile de se convaincre que ce n’est pas la faute des pins si ce canton ne figure pas à la première série. En effet, si l’on détache des dix-neuf communes qui le composent les six communes qui offrent le plus de superficie en pignadas, on trouve que dans ces six communes, quoiqu’elles aient une très-forte proportion de labourables, la population a augmenté de 33 p. 100, tandis que celle du canton entier ne s’est accrue que de 19 p. 100.

[I-305]

CULTURES. POPULATION Augmentation,
Labourables Pins 1804 1841
Saint-Pardon 659 906 596 788
Saint-Martin 591 985 578 699
Geloux 578 1 321 600 815
Campagne 744 743 881 1 052
Saint-Avit 418 787 435 501
Saint-Pierre 903 1 037 746 1 344
Totaux…… 3 893 5 779 3 896 5 199 33 p. 100.

D’où il résulte clairement que, dans le canton de Mont-de-Marsan, la culture du pin a eu les mêmes conséquences que dans le reste du département. Ce qui a réduit l’augmentation de la population de ce canton à 19 p. 100, c’est l’influence de la ville de Mont-de-Marsan qui n’a pas plus d’habitants en 1841 qu’en 1804. Si l’on faisait abstraction de la ville, le canton figurerait le dixième au tableau page 302, entre Arjuzanx et Saint-Vincent. Mais quelles sont les causes de l’état stationnaire de notre chef-lieu ? Il n’entre pas dans mon sujet de les rechercher. Peut-être la diminution du commerce des eaux-de-vie n’y est-elle pas étrangère ; peut-être aussi nous dissimule-t-il une partie de sa population. Il nous reste à étudier le canton de Montfort. Ce canton présente, dans son ensemble, une augmentation de population de 11 p. 100. C’est bien peu relativement à la région des pins ; mais c’est encore plus qu’on ne devait attendre d’un canton vinicole, d’après ce qui se passe à Villeneuve, Gabarret, Saint-Sever et Mugron. Mais si le canton de Montfort renferme quelques communes vinicoles, il en contient aussi beaucoup d’agricoles.

[I-306]

Quelles sont celles qui ont fait atteindre à l’ensemble du canton le chiffre de 11 p. 100 ? C’est ce que nous allons reconnaître en observant séparément ces deux catégories.

DÉCOMPOSITION DU CANTON DE MONTFORT

COMMUNESagricoles. CULTURES. POPULATION.
Labourables. Vignes. 1804. 1841.
hect. hect. hab. hab.
Clermont 450 20 825 913
Garrey 140 15 219 228
Gousse 110 6 151 216
Hinx 500 50 656 776
Louer 120 4 112 149
Ouard 330 1 321 370
Ozourt 240 22 287 350
Lier 420 1 371 509
Sort 480 30 826 943
Vicq 250 290 344
Cassen 170 43 348 466
Gibrel 110 76 237 292
Goos 310 60 487 566
Préchacq 410 60 491 584
Totaux… 4 040 388 5 621 6 706
Proportion des vignes aux labourables, 1/10.
Augmentation de population, 19 p. 100.
COMMUNESvinicoles. CULTURES. POPULATION.
Labourables. Vignes. 1804. 1841.
hect. hect. hab. hab.
Montfort 190 350 1 574 1 644
Gamarde 480 310 1 194 1 336
Laurède 100 195 844 769
Lourqueu 180 120 380 416
Nousse 80 110 390 393
Poyanne 100 140 563 558
Poyartin 590 170 970 983
Saint-Geours 240 310 773 849
Totaux… 1 960 1 700
Proportion des vignes aux labourables, 1/2.
Augmentation de population, 4 p. 100.

Ainsi, comme, en décomposant le canton de Mont-de-Marsan, nous nous sommes assuré que s’il n’occupe pas un rang plus élevé dans l’échelle de la prospérité départementale, ce n’est pas la culture des pins qui l’a arrêté ; de même, en analysant le canton de Montfort, nous acquérons la certitude qu’il ne s’est maintenu au vingtième rang que grâce à ses nombreuses communes agricoles. Si l’on en détachait ces communes, il descendrait à un des rangs les plus inférieurs, et ne serait dépassé en misère et en dépopulation que par les cantons de Saint-Sever et de Mugron.

Ces deux exemples nous avertissent que la circonscription cantonale est encore trop étendue, qu’elle admet une trop grande variété de cultures pour nous révéler d’une manière satisfaisante l’influence de chacune d’elles sur la population, puisque ces influences ne nous apparaissent que confondues. Il faut les séparer autant que possible ; il faut poursuivre la vérité jusque dans la circonscription communale. C’est l’objet des cinq tableaux qui terminent cet écrit.

J’ai pris, dans le rapport de M. le Directeur des contributions directes, les vingt-deux communes qui offrent la plus forte proportion de pins, et les vingt-deux communes qui présentent la plus grande proportion de vignes, sans distinction de cantons et d’arrondissements. Ces deux classes de communes forment le premier et le dernier des cinq tableaux. Entre ces deux classes, il y en a une qui ne contient que des labourables. Enfin, deux autres classes marquent la transition, l’une entre le pin et les labourables, l’autre entre les labourables et la vigne. À côté de chaque commune, j’ai mis le chiffre de la population en 1804 et

[I-307]

DÉCOMPOSITION DU CANTON DE MONTFORT

COMMUNESagricoles. CULTURES. POPULATION.
Labourables. Vignes. 1804. 1841.
hect. hect. hab. hab.
Clermont 450 20 825 913
Garrey 140 15 219 228
Gousse 110 6 151 216
Hinx 500 50 656 776
Louer 120 4 112 149
Ouard 330 1 321 370
Ozourt 240 22 287 350
Lier 420 1 371 509
Sort 480 30 826 943
Vicq 250 290 344
Cassen 170 43 348 466
Gibrel 110 76 237 292
Goos 310 60 487 566
Préchacq 410 60 491 584
Totaux… 4 040 388 5 621 6 706
Proportion des vignes aux labourables, 1/10.
Augmentation de population, 19 p. 100.
COMMUNESvinicoles. CULTURES. POPULATION.
Labourables. Vignes. 1804. 1841.
hect. hect. hab. hab.
Montfort 190 350 1 574 1 644
Gamarde 480 310 1 194 1 336
Laurède 100 195 844 769
Lourqueu 180 120 380 416
Nousse 80 110 390 393
Poyanne 100 140 563 558
Poyartin 590 170 970 983
Saint-Geours 240 310 773 849
Totaux… 1 960 1 700
Proportion des vignes aux labourables, 1/2.
Augmentation de population, 4 p. 100.

[I-308]

en 1841. Par là nous découvrirons comment la population a été affectée, non-seulement par chacune des trois grandes cultures du pays, mais encore par la combinaison de deux de ces cultures.

Comment n’être pas frappé des remarquables résultats que révèlent ces tableaux ?

Ils nous font voir que dans notre département le mouvement de la population s’est fait de la manière suivante :

Augment. : 60 p.100, dans la région des pins.
34 dans la région intermédiaire entre les pins et les labourables.
16 dans la région des labourables.
2 dans la région intermédiaire entre les labourables et la vigne.
Diminut. : 4 dans la région de la vigne.

Et il ne faut pas croire que ces deux chiffres : 60 pour 100 d’augmentation, 4 p. 100 de diminution expriment les effets extrêmes produits sur la population par les deux cultures que nous comparons. Pour qu’il en fût ainsi, il faudrait que nous fussions parvenus à les étudier isolément. Mais il n’est pas de commune où il n’entre un élément, les labourables, qui par son action, lentement progressive, ne soit venu atténuer soit l’accroissement qui s’est manifesté dans la région des pins, soit la dépopulation qui a décimé la région de la vigne. Si l’on voulait dégager l’influence propre de ces deux cultures, exclusivement à celle des labourables, il faudrait avoir recours à une règle de proportion. Je crois qu’on arriverait à un résultat très-approximatif par un raisonnement, rigoureux en lui-même, et qu’on ne saurait ébranler qu’en révoquant en doute les données officielles sur lesquelles il repose.

Voici le problème à résoudre :

Les vingt-deux communes où domine le pin présentent une augmentation de 8 998 habitants sur 13 573, ou 60 p. 100.

[I-309]

Les vingt-deux communes où domine la vigne présentent une diminution de 890 habitants sur 20 224, ou 4 p. 100.

En admettant que, dans ces communes, comme dans le reste du département, les labourables aient favorisé, à raison de 16 p. 100, la portion de population qui leur correspond, quelle est la part d’augmentation et de diminution qu’il faut attribuer exclusivement aux pins et aux vignes ?

La population est en raison des moyens d’existence, les moyens d’existence ne sont autres que les revenus, et les revenus proportionnels de chaque culture nous sont connus par le contingent de leur contribution. De ces données, il est facile de déduire la population qui correspond à chaque culture.

Les contingents des vingt-deux communes de la première catégorie sont :

de 27 483 fr. pour les pins,
dem7 043 fr. pour les labourables.

Les revenus sont proportionnels à ces contingents.

La population est proportionnelle aux revenus.

Donc les 13 573 habitants, population de 1804, correspondaient, savoir :

Aux pins…… 10 815 hab.
Aux labourables…… m2 758
Faisant abstraction de l’augmentation cherchée, produite par les pins, il faut ajouter celle qui est due aux labourables, 16 p. 100 sur 2 758, soit…… mm441
En sorte que si les pins n’avaient exercé aucune influence, la population de ces vingt-deux communes serait aujourd’hui de…… 14 014 hab.
Mais elle est de…… 21 771
Différence due exclusivement aux pins… m7 757

Or une augmentation de 7 757 sur 10 815 équivaut à 71 p. 100.

[I-310]

Les contingent des vingt-deux communes vinicoles sont de 22 880 fr. afférents aux vignes, ce qui correspond à…… 11 709 hab.
16 742 fr. afférents aux vignes, ce qui correspond à…… m8 515
Population de 1804…… 20 224
Par l’action des labourables, qui implique un accroissement de 16 p. 100 sur 8 515 habitants, cette population se serait élevée de…… m1 373
En sorte que, sans l’influence de la vigne, la population de 1841 serait de…… 21 597 hab.
Mais elle n’est que de…… 19 325
Déficit dû exclusivement à la vigne…… m2 272

Un déficit de 2 272 sur 11 709 équivaut à 19 p. 100.

Ce qui ne veut pas dire autre chose, si ce n’est que, dans une commune où il n’y aurait que des pins, la population aurait augmenté de 71 p. 100 ; qu’elle aurait diminué de 19 p. 100 dans une commune où il n’y aurait que des vignes, et qu’en réalité les mouvements progressifs et rétrogrades se sont accomplis, entre ces deux limites, dans chaque circonscription, selon les proportions de ces cultures combinées avec un troisième élément, les labourables.

Voici donc en définitive la loi qui a présidé au mouvement de la population dans le département des Landes :

Pin…… augment. 71 p. 100
7/8 pin et1/8 labourables. (tableau page 329) 60
4/5 pin et1/5 labourables. 330) 34
Labourables…… 331) 16
2/3 labourables et1/3 vign. 332) 2
1/2 labourables et1/2 vign. 333) diminut. 4
Vignes…… 19

Il résulte de là que, si une étendue de pins et une étendue de vignes faisant vivre chacune cent personnes avaient été frappées à l’origine d’un contingent égal, aujourd’hui ce contingent subsisterait encore, quoique les mêmes pins offrent des moyens d’existence à 171 personnes, et que les [I-311] mêmes vignes ne puissent plus faire vivre que 81 individus ou moins de moitié.

Cela est bien injuste. Mais combien l’injustice est plus criante, si dès l’origine le contingent fut mal réparti, comme je crois l’avoir démontré dans la première partie de ce travail !

Il m’en coûte beaucoup de fatiguer l’attention du lecteur sous le poids de chiffres arides. Je ne puis cependant pas quitter la question que je traite, sans le faire pénétrer dans les détails de ce phénomène de dépopulation qui a frappé non-seulement la région de la vigne, mais encore un rayon assez étendu autour de cette région, comme pour mettre le nombre des hommes en rapport avec les revenus réduits, tels que les a faits la législation des douanes et des contributions indirectes. Le cœur se serre à l’aspect de la détresse profonde que cette dépopulation implique.

Forcé de me restreindre, je me borne à donner le relevé des naissances et des décès, pendant une période de trente ans (de 1814 à 1843), dans les quinze communes vinicoles inscrites les premières au tableau page 333. Quant aux sept autres communes, j’ai demandé à MM. les Maires des états qui ne me sont pas parvenus. Le laps de trente années a été divisé en deux périodes de quinze années chacune, afin de faciliter la comparaison de l’état des choses actuel avec la situation du pays à des époques antérieures.

[I-312]

DÉSIGNATION descommunes. PREMIÈRE PÉRIODE. DEUXIÈME PÉRIODE.
Naissances Décès excédants Naissances Décès excédants
de naissances. de décès. de naissances. de décès.
Mugron 1 173 959 216 949 1 284 335
Nerbis 283 229 54 179 267 88
Laurède 414 287 127 304 333 29
Gamarde 611 433 178 545 655 110
Donzacq 669 362 307 541 531 10
St-Geours 492 407 85 404 498 94
Ranos 202 175 27 180 155 25
Baigts 469 303 166 400 367 33
Lourquen 172 127 45 176 162 14
Montaut 548 424 124 464 490 26
Poyanne 250 225 25 269 273 4
Hauriet 291 187 104 224 234 10
Montfort 702 462 240 137 138 1
Nousse 159 103 56 137 138 1
St-Aubin 432 343 89 404 470 66
Totaux 6 869 5 026 1 843 5 814 6 445 132 763

Je supplie le lecteur de donner à ces chiffres l’attention la plus sérieuse. De 1814 à 1828, il y eut 6 869 naissances et 5 026 décès. La population était progressive, chaque 1 000 habitants donnant 33 naissances contre 24 décès.

Mais de 1829 à 1843, les naissances sont tombées à 5 814 ou 271/2 par 1 000 habitants, et les décès se sont élevés à 6 445 ou 301/2, par 1 000 habitants.

En sorte, et cela mérite attention, que cet état rétrograde de la population vinicole, que j’avais d’ailleurs constaté par les recensements, n’est pas l’œuvre de quarante ans, comme on aurait pu le croire, mais bien celle des quinze dernières années. Bien plus, pour que sa densité absolue ait diminué, il a fallu qu’elle perdît, par la mortalité ou l’émigration, non-seulement la différence accusée par les dénombrements de 1801 et 1843, mais encore tout ce [I-313] qu’elle avait gagné pendant les vingt-cinq premières années de cette période. ( Voir, au tome V, les pages 471 à 475.)

C’est ainsi que les faits les mieux constatés viennent donner aux lois de la population, révélées par la science, leur lugubre consécration.

« Les obstacles à la population qui maintiennent le nombre des habitants au niveau de leurs moyens de subsistance, dit Malthus, peuvent être rangés sous deux chefs : les uns agissent en prévenant l’accroissement de la population, et les autres en la détruisant à mesure qu’elle se forme. »

Sur quoi M. Senior fait cette réflexion :

« Malthus a divisé les obstacles à la population en préventifs et destructifs. Les premiers diminuent le nombre des naissances, les seconds augmentent celui des décès ; et comme son calcul ne se compose que de deux éléments, la fécondité et la longévité, il n’y a pas de doute que sa division ne soit complète. »

On s’est élevé dans ces derniers temps contre cette doctrine. On lui a reproché d’être triste,décourageante. Il serait heureux, sans doute, que les moyens d’existence pussent diminuer, s’anéantir, sans que pour cela les hommes en fussent moins bien nourris, vêtus, logés, soignés dans l’enfance, la vieillesse et la maladie. Mais cela n’est ni vrai ni possible ; cela est même contradictoire. Je ne puis vraiment pas concevoir les clameurs dont Malthus a été l’objet. Qu’a donc révélé ce célèbre économiste ? Après tout, son système n’est que le méthodique commentaire de cette vérité bien ancienne et bien claire : quand les hommes ne peuvent plus se procurer, en suffisante quantité, les choses qui alimentent et soutiennent la vie, il faut nécessairement qu’ils diminuent en nombre ; et s’ils n’y pourvoient par la prudence, la souffrance s’en chargera.

Nous voyons clairement agir cette loi dans notre [I-314] Chalosse. Les métairies ne donnent plus les mêmes revenus, ou, en d’autres termes, les mêmes moyens d’existence ; aussitôt une prévoyance instinctive diminue le nombre des naissances. On réfléchit avant de se marier. Le père de famille comprend que le domaine ne peut plus faire vivre qu’un moindre nombre de personnes, et il recule le moment d’établir ses enfants ; ou bien ses exigences s’accroissent et rendent les unions plus difficiles, c’est-à-dire plus rares, et le nombre des célibataires s’augmente. C’est ainsi qu’une contrée qui présentait 33 naissances par 1 000 habitants n’en donne plus que 27.

Cependant la prudence, ou ce que Malthus appelle l’obstacle préventif, ne suffit pas pour faire baisser la population aussi rapidement que les revenus ; il faut que l’obstacle répressif ou la mortalité vienne concourir à rétablir l’équilibre. Puisque l’abondance des choses a diminué, il faut qu’il y ait privation : la privation entraine la souffrance et la souffrance amène la mort. Les métairies sont moins productives ; par conséquent leur étendue, qui avait été calculée pour un autre ordre de choses, tend à augmenter ; de deux métairies on en fait une, ou de trois deux. Dans la seule commune de Mugron, vingt-neuf métairies ont été ainsi supprimées de nos jours ; ce sont autant de familles infailliblement vouées à une lente destruction. Enfin, ce qui reste a moins de moyens de se garantir contre la faim, le froid, l’humidité, la maladie ; la vie moyenne s’abrège, et en définitive, là où 1 000 habitants ne donnaient que 24 décès, ils en présentent 301/2.

Mais cette dépopulation, qui est bien l’ effet et le signe de la misère, en est-elle aussi la mesure ? Écoutons là-dessus les judicieuses observations de M. de Chastellux. —

« Les subsistances sont la mesure de la population, dit-on ; si les subsistances diminuent, le nombre des hommes doit diminuer en même proportion. Il doit diminuer sans [I-315] doute ; en même proportion, c’est une autre affaire, ou du moins ce n’est qu’au bout d’un très-long temps que cette proportion se trouve juste. Avant que la vie des hommes s’abrège, que les sources de la vie s’altèrent, il faut que la misère ait abattu les forces et multiplié les maladies. Lorsqu’elle s’empare d’une contrée, lorsque les subsistances diminuent d’une certaine quantité, d’un sixième, par exemple, il n’arrive pas qu’un sixième des habitants meure de faim ou s’exile ; mais ces infortunés consomment en général un sixième de moins. Malheureusement pour eux, la destruction ne suit pas toujours la misère, et la nature, plus économe que les tyrans, sait encore mieux à combien peu de frais les hommes peuvent subsister. Ils pourront encore être nombreux, mais ils seront faibles et malheureux… C’est alors qu’en prenant peu on enlève beaucoup. »

Oui, l’idée qu’on se ferait de la détresse de la rive gauche de l’Adour serait bien incomplète, si on l’appréciait par les tables de la mortalité. La décroissance du revenu n’atteint pas seulement cette classe qui ne peut rien perdre sans être vouée à la mort. Combien de familles tombent, avant de succomber, de l’opulence dans la médiocrité, de la médiocrité dans la gêne, et de la gêne dans le dénûment ! Elles suppriment d’abord les dépenses de luxe, puis celles de commodité, ensuite celles de convenance ; elles descendent du rang qu’elles occupaient dans la société. Interrogez ces maisons en ruine, ces meubles délabrés, ces enfants dont l’éducation est interrompue ; ils vous diront que le niveau général s’abaisse au moral comme au physique ; que le monopole et le fisc, ces tyrans de notre industrie, savent à combien peu de frais les hommes peuvent subsister, et que malheureusement la destruction ne suit pas toujours la misère.

C’est alors, dit Chastellux, qu’en prenant peu on enlève [I-316] beaucoup. C’est alors, dirai-je, qu’une répartition vicieuse et injuste, même pour des temps meilleurs, devient intolérable et monstrueuse.

Les faits que j’ai établis sont incontestables. Mais je ne doute pas qu’on n’essaie d’ébranler la conclusion en niant ce principe, que la population varie comme les moyens d’existence.

« Nous n’acquiesçons pas, pourra-t-on dire, à cette doctrine de Malthus. Dans la région des pins, nous sommes plus nombreux qu’autrefois, sans doute ; mais il ne s’ensuit pas que le revenu de nos forêts ait augmenté. Seulement il se partage entre un plus grand nombre de personnes. »

Je me garderai bien de me livrer ici à de longues dissertations sur le principe de la population. Je sais qu’il soulève des questions qui sont encore controversées. Mais quant au principe lui-même, quant à cet axiome que l’augmentation de la population est l’effet, la preuve et le signe d’un accroissement correspondant de moyens d’existence ou de revenus, je n’ai pas connaissance qu’il ait jamais été mis en doute par aucun publiciste de quelque valeur ; et je crois ne pouvoir mieux faire que de placer ma démonstration sous l’autorité d’un grand nombre d’écrivains, qui s’accordent tous sur ce point, quelle que soit d’ailleurs la divergence de leurs opinions et de leurs systèmes.

« Quel est le signe le plus certain que les hommes se conservent et prospèrent ? C’est leur nombre et leur population. » (Rousseau, Contrat social, chap. ix.)

« Partout où il se trouve une place où deux personnes peuvent vivre commodément, il se fait un mariage. La nature y porte assez quand elle n’est pas arrêtée par la difficulté de la subsistance. » (Montesquieu, Esprit des Lois, liv. XXIII, chap. x.)

« À côté d’un pain il naît un homme. » (Buffon, Histoire naturelle.)

[I-317]

« Au bout d’un certain nombre d’années, la population d’un pays industrieux et commerçant se rapproche de la mesure des subsistances. » (Necker, de l’Administration des Finances, chap. ix.)

« Pour vivre il faut se nourrir, et comme tout accroissement a un terme, c’est là que la population s’arrête. » (Stewart, t. VI, p. 208.)

« La population est en raison des moyens de subsistance et des besoins. D’après ce principe, il y a un moyen d’augmenter la population, mais il n’y en a qu’un : c’est d’accroître la richesse nationale, ou, pour mieux dire, de la laisser s’accroître. » (J. Bentham, Théorie des peines et des récompenses, liv. IV, chap. ix.) [4]

« Le seul signe certain d’un accroissement réel et permanent de population est l’accroissement des moyens de subsistance. » (Malthus, liv. II, chap. xiii.)

« La détresse influe prodigieusement sur les tables de la mortalité. En thèse générale, on peut dire que, dans notre espèce, il existe toujours des hommes autant et en proportion qu’ils savent et qu’ils peuvent se procurer des moyens de subsistance. »

« Il est certain que l’augmentation du nombre des individus est une conséquence de leur bien-être. » (Destutt de Tracy, Commentaire de l’Esprit des Lois, chap. xxii, liv. XXIII.)

« La population d’un pays n’est jamais bornée que par ses produits ; la production est la mesure de la population. » (J. B. Say, Cours d’économie politique, 6e partie, chap. II.)

« Le revenu est la mesure de la subsistance et de l’aisance. Le revenu est la mesure de l’accroissement de la [I-318] population pour la société comme pour la famille. » (Simonde de Sismondi, Études sur l’économie politique, vol. II, p. 128.)

« La population croît naturellement à mesure que les ressources pour exister augmentent. » (Droz, Économie politique, liv. III, chap. vi.)

« Tant que les moyens de vivre s’accroissent, la population se multiplie ; quand ils restent stationnaires, la population reste stationnaire ; aussitôt qu’ils diminuent, la population diminue dans la même proportion. » (Ch. Comte, vol. VII, pag. 6.)

Qu’on me pardonne ce nombre inusité de citations ; j’ai cru ne pouvoir trop solidement établir un principe qui sert de base aux plaintes et aux réclamations de mon pays.

Mais après tout, et science à part, soutiendrait-on sérieusement qu’il n’y a pas eu amélioration dans les revenus de la Lande et du Maransin, détérioration dans ceux du Condomois et de la Chalosse ? Est-ce que le prix des matières résineuses et des vins est un mystère ? ou bien peut-il s’élever ou s’avilir d’une manière permanente, sans que la condition des propriétaires et des métayers s’en ressente ? Prétendra-t-on que 156 individus vivent aujourd’hui dans le canton de Castets sur un revenu identique à celui qu’on proclamait autrefois insuffisant pour 100 personnes ? Ils sont donc bien misérables, forcés qu’ils sont de retrancher un tiers de leurs dépenses, de se réduire d’un tiers dans toutes leurs consommations ? Eh bien, examinons encore la question sous ce point de vue. Voyons si le nombre des hommes ne s’est accru, dans une portion du département, que par des retranchements que chacun se serait imposés sur ses consommations. Si nous venons à découvrir que les habitants de la Lande sont pourvus de toutes choses aussi bien et mieux que ceux de la Chalosse, il faudra bien reconnaître que cette population additionnelle n’est pas [I-319] venue partager des revenus immuables, mais vivre sur des revenus nouveaux, qui se sont formés à mesure, lesquels, en toute justice, doivent leur part d’impôt.

M. le Ministre de l’agriculture et du commerce a fait publier une statistique de la France. J’y ai relevé avec soin l’état de la consommation, dans chacun de nos trois arrondissements. Il est à regretter, sans doute, que nous ne puissions pas faire de semblables relevés pour chaque canton, et même pour chaque commune ; car plus nous arriverions à une circonscription qui présentât d’une manière tranchée une culture dominante, plus l’effet se rapprocherait de la cause. Quoi qu’il en soit, le tableau suivant suffit pour éclairer la question qui nous occupe.

[I-320]

CONSOMMATION PAR HABITANT [5] .
Ier ARRONDISSEMENT. IIe ARRONDISSEMENT.
Quantités. Prix Valeurs. Quantités. Prix. Valeurs.
CÉRÉALES hect. lit. fr. c. fr. c. hect. lit. fr. c. fr. c.
Froment… 0,55 15,20 8,36 0,97 14,90 14,45
Méteil… 0,09 11,20 0,90 0,10 10,40 1,04
Seigle… 2,26 7,93 17,92 0,37 9,24 3,42
Maïs, millet… 1,70 7,12 12,10 2,62 9,13 23,82
Totaux 4,60 39,28 4,06 42,73
VIANDES. kil. kil.
Bœuf… 1,66 0,70 1,16 1,52 0,65 0,99
Veau… 0,55 0,70 0,38 1/2 0,22 0,70 0,15
Mouton… 1,67 0,60 1,00 0,48 0,65 0,31
Agneau… 0,63 0,65 0,43 0,30 0,65 0,19 1/2
Porc… 10,64 0,65 6,92 10,31 0,65 6,70
Chèvre… 0,09 0,30 0,27
Totaux 15,24 10,16 1/2 12,84 8,37 1/2
BOISSONS. hect. lit. hect. lit.
Vin… 2,19 7,85 17,29 0,67 8,80 6,90
Eaux-de-vie… 0,00,53 45,00 0,25 0,00,22 50,00 0,11
Totaux… 2,19,53 17,54 0,67,22 7,01
RÉCAPITULATION.
fr. c. fr. c.
Céréales… 39,28 42,73
Viandes… 10,16 8,37
Poissons… 17,54 7,01
Totaux 66,98 48,11

[I-321]

Ce qu’il faut surtout comparer, c’est les consommations du premier et du deuxième arrondissement, qui puisent leurs revenus, au moins dans une forte proportion, à des sources différentes, puisque l’un paie le double pour ses pins que pour ses vignes, et l’autre le triple pour ses vignes que pour ses pins.

Or, nous voyons que la consommation annuelle de chaque habitant du premier arrondissement dépasse celle de chaque habitant du second, de 54 litres pour les céréales, de 2 kil. 40 pour la viande, de 152 litres pour le vin, et de 21 centilitres pour l’eau-de-vie.

En argent la différence est moins forte, parce que, par des motifs dont je ne me rends pas compte, le document officiel porte le seigle, le maïs et le vin, à des prix beaucoup plus élevés à Saint-Sever qu’à Mont-de-Marsan. Mais cette différence est encore de 8 fr. 87 c., en faveur de l’habitant des Landes ; et cette somme, multipliée par le chiffre de la population du premier arrondissement, en 1836, établit une supériorité de consommation, et par conséquent de revenu, de plus de 800 000 fr. du côté de l’arrondissement qui paie 35 000 fr. de moins de contributions en principal.

Cette inégalité dans la répartition de l’impôt se déduit plus clairement encore de l’état ci-dessous, qui présente la valeur totale des consommations pour les trois arrondissements.

[I-322]

MONT-DE-MAR. SAINT-SEVER. DAX.
fr. fr. fr.
Froment 784 189 1 499 908 848 371
Méteil 93 251 97 573 60 375
Seigle 2 175 885 357 016 775 705
Maïs et millet 1 183 030 1 991 262 2 746 440
Vins 1 602 970 536 782 1 059 416
Eau-de-vie 22 000 10 000 84 000
Pommes de terre 34 164 35 405 35 627
Légumes secs 28 888 37 969 47 708
Viandes 906 764 749 828 1 159 689
Totaux…… 6 831 141 6 817 331

On voit combien était dans l’erreur M. le Ministre de l’intérieur lorsque, pour dissuader le Conseil général deréviser la sous-répartition actuelle, il écrivait, le 14 octobre 1836, qu’il n’était pas probable qu’il fût survenu de changements marqués dans le produit des vignes et des pins. Les faits révèlent une inégalité sérieuse et profonde. Ainsi, en céréales, viandes et boissons, il est consommé pour une valeur de

72 fr. 56 c. par chaque habitant du 1er arrondissement.
64 71 du 3me
54 60 du 2me

Et cependant, dans les cantons de Saint-Sever, Mugron, Aire, chaque habitant paie 3 fr. 24 c. de contribution en moyenne ; tandis que dans les cantons de Labrit, Parentis, Sore, Mimizan, Sabres, Pissos, il ne paie que 1 fr. 86 c., d’où il résulte que pour les premiers de ces cantons, le rapport de l’impôt à la consommation est de 5 fr. 93 c. à 100, tandis qu’il n’est que de 2 fr. 56 c. à 100 pour les seconds.

Et il ne faut pas perdre de vue que chacune des trois [I-323] grandes circonscriptions du département admettant les trois cultures dont nous recherchons l’influence, ces influences ne nous apparaissent que confondues. Il est clair que dans le premier arrondissement, la moyenne de 72 fr. 56 c. a été nécessairement dépassée à Parentis, Sabres, Arjuzanx, Pissos, etc., si, comme il est permis de le croire, elle n’a pas été atteinte à Gabarret et Villeneuve. Ce que nous avons dit à cet égard, à propos de la population, s’applique, par les mêmes motifs, à la consommation.

Si l’on voulait se donner la peine de condenser en chiffres toutes les considérations qui précèdent, voici les résultats auxquels on arriverait :

Le contingent de chacune des trois grandes cultures du département est de

279 724 fr. pour les labourables,
66 396 pour les vignes,
75 888 pour les pins.
Total 422 008 fr.

Ce qui implique que chacune d’elles concourt à un revenu de 1 000 fr., selon le rapport des nombres :

663 — 157 — 180.

C’est là le rapport qu’il s’agit de rectifier conformément aux observations contenues dans les deux paragraphes de cet écrit.

Dans le premier, nous avons vu que les évaluations avaient été viciées par l’application de prix moyens inexacts, et d’un taux d’intérêt uniforme.

Pour les céréales, on avait adopté le prix commun de 14 fr. 28 c., tandis que les mercuriales, de 1828 à 1830, n’accusent que 12 fr. 52 c. — Préjudice fait aux labourables : 121/3 p. 100.

Pour les vins rouges, on a opéré sur un prix moyen supposé de 42 fr. Si l’on veut bien se reporter à ce que nous [I-324] avons dit à ce sujet (p. 286), on reconnaîtra qu’il n’y a certes pas exagération à évaluer le préjudice fait aux vignes à 10 p. 100.

Pour les résines, on a établi le prix de 2 fr. 50 les 50 kil.

— En le portant à 3 fr. 50 c. on serait encore resté au-dessous de la vérité. Les pins ont donc été favorisés dans la proportion de 40 p. 100.

Rectifiant le revenu des trois cultures selon ces bases, ils sont entre eux comme :

582 — 141 — 252.

D’un autre côté, si l’intérêt à 3 p. 100 pour les labourables et les vignes, et 4 p. 100 pour les pins, eût prévalu sur le taux uniforme de 31/2 p. 100, le revenu des deux premières cultures eût été évalué à 162/3 p. 100 de moins, et celui de la troisième à 162/3 p. 100 de plus ; et leurs forces contributives se seraient trouvées proportionnelles aux nombres :

553 — 131 — 210.

La moyenne entre ces deux bases d’opération est de :

567 — 136 — 231.

Et par conséquent le contingent de 422 008 fr. se serait réparti comme suit :

Pour les labourables 256 189 fr. au lieu de 279 724
Pour les vignes 61 448 66 396
Pour les pins 104 371 75 888
Totaux …… 422 008 fr. 422 008 fr.

Telle eût dû être la répartition originaire, en supposant qu’il n’a pas été commis, sur les quantités produites, des erreurs analogues à celles que nous avons relevées sur les prix moyens et le taux de l’intérêt.

Telle elle devrait être encore, s’il n’était survenu aucun changement dans la valeur productive des trois natures de cultures.

[I-325]

Mais dans le second paragraphe de ce travail, nous avons constaté que la population, et par induction le revenu, a varié comme suit :

Les labourables ont gagné 16 p. 100.
Les vignes ont perdu …… 19
Les pins ont gagné …… 71

Les trois rapports ci-dessus : 567 — 136 — 231 — doivent donc être modifiés selon ces nouvelles données, et remplacés par ceux-ci :

657 — 110 — 395.

D’où il suit, qu’en définitive le contingent de 422 008 fr. devrait se répartir ainsi :

Labourables. 238 603 fr. au lieu de 279 724 fr.
Vignes …… 39 964 66 396
Pins ……… 143 441 75 888

En d’autres termes, l’impôt est trop élevé :

Pour les labourables…… d’un sixième.
Pour les vignes……… de plus d’un tiers.
Celui des pins est atténué… de près de moitié.

Je ne puis m’empêcher de soumettre au lecteur, en terminant, quelques réflexions qui ne s’écartent pas trop du sujet que je traite.

Une détresse effrayante s’est étendue sur une portion considérable de notre département et y a si profondément affecté les moyens d’existence, que les sources mêmes de la vie en ont été altérées. Nous n’avons pas la statistique de toutes les consommations de notre arrondissement, mais nous savons que la population ne consacre à ses aliments, que 54 fr. au lieu de 72 fr. qu’on y affecte ailleurs. Cependant les aliments sont la dernière chose sur laquelle on s’avise d’opérer des retranchements. Et comme, d’ailleurs, il existe parmi nous une classe aisée qui n’en est pas [I-326] encore réduite à se priver de pain et de vin, il faut en conclure qu’autant cette classe dépasse la moyenne de 54 fr., autant les classes laborieuses sont éloignées de l’atteindre.

C’est ainsi que s’explique la dépopulation que constatent les dénombrements et les actes de l’état civil.

Ce lamentable phénomène se lie à une révolution agricole qui s’opère sous nos yeux et qu’on n’a pas assez remarquée.

La superficie des métairies s’était naturellement proportionnée à ce qui était nécessaire, pour que la part colone pût faire vivre une famille de cultivateurs.

Lorsque, par suite de la dépréciation des produits, cette part est devenue insuffisante, le métayer est tombé à la charge du propriétaire ; et celui-ci s’est vu dans l’alternative ou de laisser le domaine sans culture ou de prendre sur sa propre part, déjà réduite, de quoi suppléer à celle du colon.

Dès ce moment, l’aliment du métayer a été pesé, mesuré, restreint au strict nécessaire. De plus, une tendance prononcée s’est manifestée vers l’agrandissement des métairies, ici des réunions se sont opérées ; là on a arraché des vignes pour agrandir les labourables. Tous ces expédients ont un résultat et même un but commun : diminuer le nombre d’hommes, rétablir l’équilibre entre la population et les subsistances.

Si cette évolution, avec les conséquences qu’elle entraîne, avait pour cause quelque cataclysme physique, il faudrait gémir et baisser la tête. Mais il n’en est pas ainsi ; la Providence ne nous a pas retiré ses dons, le ciel de la Chalosse n’est pas devenu d’airain, le soleil et la rosée n’ont pas cessé de la féconder. Pourquoi donc ne peut-elle plus nourrir ses habitants ?

Il ne faut pas aller bien loin pour en trouver la raison. C’est qu’ils ont été dépouillés de la liberté d’échanger, la [I-327] plus immédiatement utile à l’homme après la liberté de travailler.

C’est donc la législation qui est la cause de nos maux. Les manufacturiers nous ont dit : « Vous n’achèterez qu’à nous et à notre prix. » Le fisc : « Vous ne vendrez qu’après que j’aurai pris la moitié de votre produit. »

La législation nous tue, dans le sens le plus absolu du mot ; et si nous voulons vivre, il faut réformer la législation. (V. le Discours sur l’impôt des boissons, t. V, p. 468.)

Or une réforme dans la législation ne peut émaner que du corps électoral.

Mais comment remplit-il sa mission ?

En présence des maux sans nombre qui dépeuplent nos champs et nos villes, que fait-il pour modérer l’action du fisc, pour restituer aux hommes la faculté d’échanger entre eux, selon leurs intérêts, le fruit de leurs sueurs ?

Ce qu’il fait ? Il remet le mandat législatif à nos adversaires ; il va chercher des représentants dans les forges, dans les fabriques et jusque dans les antichambres.

On entend de toute part proclamer cette doctrine : « Les faveurs sont au pillage ; bien fou celui qui ne fait pas comme les autres. »

Parmi les hommes qui tiennent ce langage, il en est qui ne songent qu’à eux, — je n’ai rien à leur dire. Mais d’autres ne peuvent être soupçonnés d’un tel égoïsme ; leur fortune les met au-dessus des combinaisons d’une ambition mesquine. Une raison sans réplique constate, d’ailleurs, leur désintéressement personnel : s’ils cherchaient leur propre avancement, ce n’est pas du droit électoral, mais de la députation qu’ils se feraient un marchepied ; et on les voit décliner la candidature.

Ce n’est donc pas à eux-mêmes, mais à l’esprit de localité qu’ils sacrifient l’intérêt général. L’intérêt général est une chose inaccessible, disent-ils. La machine est montée [I-328] pour épuiser nos malheureux compatriotes ; il n’est pas en notre pouvoir de suspendre son action, faisons du moins retomber sur eux, sous forme de grâces, une partie de ce qu’elle leur arrache.

Mais, je le demande, ces grâces, ces faveurs, quelque multipliées qu’on les suppose, ont-elles aucune proportion avec les maux que je viens de décrire ? Qu’importe à ces paysans que l’inanition décime, à ces artisans sans ouvrage, à ces propriétaires dont la plus âpre parcimonie peut à peine retarder la ruine, qu’importe à ces victimes du fisc et du monopole qu’une sous-préfecture, un siége au Palais, aillent payer à l’Électeur en évidence le salaire de son apostasie ? — Rendez-leur le droit d’échanger, et vous aurez plus fait pour votre pays que si vous lui aviez concilié la faveur du duc de Nemours en personne, ou celle du Roi lui-même !

Vous vous proclamez conservateurs. Vous vous opposez à ce que le droit électoral pénètre jusqu’aux dernières couches sociales. Mais alors soyez donc les tuteurs intègres de ces hommes frappés d’interdiction. Vous ne voulez ni stipuler loyalement pour eux, ni qu’ils stipulent légalement pour eux-mêmes, ni qu’ils s’insurgent contre ce qui les blesse. Que voulez-vous donc ?……… Il n’y a qu’un terme possible à leurs souffrances, — et ce terme, les tables de la mortalité le laissent assez entrevoir.

[I-329]

RÉGION DES PINS.
COMMUNES. CULTURES. POPULATION.
Labourables. Pins. 1804. 1841.
hect. hect. hab. hab.
Mimizan 278 1 322 479 852
Onesse 367 4 728 687 1 098
Lesperon 670 5 190 683 1 060
Ponteux 392 2 661 740 1 486
Mezos 666 4 345 809 1 286
Saint-Paul en B. 259 1 736 348 772
Comenzacq 321 1 595 522 663
Escource 468 4 396 673 1 180
Pissos 600 3 500 1 477 2 066
Parentis 550 4 500 1 181 1 788
Sainte-Eulalie 180 2 000 271 475
Ichoux 300 4 000 542 841
Gourbera 194 979 206 303
Labenne 297 1 215 392 526
Moliets 154 1 643 293 404
Messange 226 2 332 321 430
Magescq 847 4 113 923 1 606
Seignosse 210 2 089 334 458
Léon 620 2 750 931 1 402
Linx 750 4 050 650 1 074
Lit et Mix 920 3 800 970 1 483
Vieille-Saint-Girons 580 2 400 131 608
Totaux… 9 849 65 344 13 573 21 771
Rapport des cultures : 7/8 pins, 1/8 labourables.
Mouvement de la population : Augmentation, 60 p. 100.

[I-330]

RÉGION DES PINS.
COMMUNES. CULTURES. POPULATION.
Labourables. Pins. 1804. 1841.
hect. hect. hab. hab.
Geloux 578 1 321 660 815
Aureilhan 116 388 217 305
Bias 74 281 107 169
Argelouse 160 1 000 329 396
Calen 320 2 000 533 660
Luxey 1 000 3 500 1 244 1 532
Sore 1 000 3 000 1 145 1 780
Sabres 1 042 2 705 1 679 2 524
Lue 314 2 103 503 790
Trenzacq 335 1 203 610 727
Belhade 200 1 200 384 518
Moussey 350 2 000 659 945
Sagnac 700 2 500 1 178 1 636
Bichet 150 1 500 206 330
Biscarosse 500 4 000 1 367 1 547
Gastes 70 800 211 259
Sanguinet 300 2 500 715 960
Saint-Yaguen 671 1 311 479 892
Rion 1 019 2 717 1 280 1 537
Laluque 596 1 227 560 698
Saint-Vincent de Tyrosse 385 466 558 754
Herm 558 2 578 783 851
Cap-Breton 182 793 586 968
Soustons 1 358 2 513 2 516 2 783
Azur 164 901 190 304
Saint-Geours 717 1 321 899 1 420
Tosse 316 752 493 698
Sorts 139 599 217 266
Castets 650 2 450 977 1 615
Lévignac 420 1 950 723 959
Saint-Julien 760 3 000 884 1 123
Saint-Michel 410 2 100 162 217
Taller 480 1 500 332 527
Totaux… 16 034 60 879 23 416 31 405
Rapport des cultures : 4/5 pins, 1/5 labourables.
Mouvement de la population : Augmentation, 34 p. 100.

[I-331]

RÉGION DES LABOURABLES.
COMMUNES. POPULATION.
1804. 1841.
hab. hab.
Vielle-Soubiran 273 471
Grenade 1 368 1 500
Vignau 605 601
Cazères 1 026 948
Bordères 159 524
Losse 711 1 027
Estigarde 267 307
Lubbon 361 420
Cauna 695 674
Bas-Mauco 223 202
Renung 1 110 945
Duhort 1 067 1 129
Bahus 549 533
Latrille 257 307
Saint-Agnet 352 385
Lacajunte 301 339
Arboucave 306 394
Philondenx 503 604
Miramont 832 827
Samadet 1 370 1 456
Gouts 538 475
Pomarez 1 765 2 115
Saint-Martin-Juza 1 974 2 515
Saint-Larant 664 855
Biaudos 694 834
Orthevielle 698 869
Lannes 921 1 131
Saint-Martin 1 101 1 340
Onard 321 370
Lier 371 509
Vic 290 344
Saint-Cricq 825 1 119
Sainte-Colombe 729 791
Totaux… 23 228 26 960
Rapport des cultures : Tout labourables.
Mouvement de la population : Augmentation, 16 p. 100.

[I-332]

RÉGION DES VIGNES.
COMMUNES. CULTURES. POPULATION.
Labourables. Vignes. 1804. 1841.
hect. hect. hab. hab.
Bascons 409 290 1 067 1 033
Saint-Julien 278 192 398 446
Arthez 284 214 408 449
Fréche 726 349 894 929
Perquie 764 272 748 775
Audignon 408 98 617 578
Montgaillard 1 446 314 2 126 1 977
Larbey 202 116 383 508
Lahosse 276 107 583 613
Saint-Loubouer 883 232 1 321 1 267
Vielle 638 140 858 895
Urgons 504 62 695 703
Castelnau-Turs 472 99 505 590
Bastennes 200 100 512 482
Pouillon 1 520 506 3 060 3 163
Gibret 110 76 237 292
Poyartin 590 170 970 983
Totaux… 9 710 3 337 15 382 15 683
Rapport des cultures : 2/3 labourables, 1/3 vignes.
Augmentation de la population : 2 p. 100.

[I-333]

RÉGION DES VIGNES.
COMMUNES. CULTURES. POPULATION.
Labourables. Vignes. 1804. 1841.
hect. hect. hab. hab.
Banos 185 130 595 383
Montaut 470 274 1 060 1 180
Mugron 348 446 2 388 2 190
Hauriet 271 158 746 541
Nerbis 79 125 402 545
Saint-Aubin 317 240 930 809
Baigts 350 235 1 034 987
Donzacq 200 180 1 271 1 349
Montfort 190 350 1 574 1 644
Gamarde 480 310 1 194 1 336
Laurède 100 195 844 769
Lourquen 180 120 380 416
Nousse 80 110 390 393
Poyanne 100 140 563 558
Saint-Geours d’Auribat 240 310 773 849
Brassempouy 600 150 1 023 1 016
Momüy 528 103 700 792
Betbezer 118 248 401 355
Parleboscq 870 991 1 330 1 359
Lagrange 389 340 612 604
Mauvezin 148 132 287 290
Gaujacq 400 130 927 960
Totaux… 6 643 5 417 20 224 19 325
Rapport des cultures : 1/2 labourables, 1/2 vignes.
Mouvement de la population : Diminution, 4 p. 100.

 


Notes

[1] En admettant que l’intérêt ne variât, d’un pays à l’autre, que dans la proportion de 3 à 4 p. 100.

[2] Ces rapprochements sont puisés dans le rapport de M. le Directeur des contributions directes publié en 1836. À cette époque, quatre cantons n’étaient pas encore cadastrés, en sorte que le document officiel ne pouvait donner sur la distribution du contingent de ces cantons, entre leurs diverses cultures, que des renseignements approximatifs. Depuis, M. le Directeur a eu la bonté de m’envoyer des états de rectification, et je dois à la vérité de dire que les anomalies que je signale dans le texte sont moins choquantes dans ces états définitifs que dans les tableaux provisoires. Le temps me manque pour refaire le travail d’après les nouvelles bases. Mais il ne faut pas perdre de vue que ce que les landes paient en plus dans ces quatre cantons, les pins et les labourables le paient en moins, car le contingent cantonal n’a pas varié.

[3] La différence, du reste insignifiante, qui se trouve entre ce chiffre et celui de 288 077, porté au dénombrement, provient d’erreurs d’additions qui se sont glissées dans l’annuaire.

[4] Il est peut-être bon de faire observer que tous les auteurs cités jusqu’ici, y compris Chastellux et Bentham, avaient écrit avant l’apparition du livre de Malthus.

[5] Il va sans dire que je n’assume pas sur moi la responsabilité des faits statistiques consignés dans le document officiel.

 


 

MÉLANGES.

[I-334]

I. DE L’INFLUENCE DES TARIFS FRANÇAIS ET ANGLAIS SUR L’AVENIR DES DEUX PEUPLES (1844) [1] .

« Que si, pour démentir mes assertions, on les appelait du nom d’utopies, nom merveilleusement propre à faire reculer les esprits timides et à les enfoncer dans l’ornière de la routine, j’inviterais ceux qui me répondraient ainsi à considérer attentivement tout ce qui s’est fait depuis quelques années et ce qui se fait encore aujourd’hui en Angleterre, et à dire ensuite si, de bonne foi, on ne peut aussi bien le réaliser en France. » (Prince de Joinville, Notes sur l’état des forces navales, etc.)

La France s’engage chaque année davantage dans le régime protecteur.

L’Angleterre s’avance, de session en session, vers le régime de la liberté du commerce.

Je me pose cette question :

Quelles seront pour ces deux nations les conséquences de deux politiques si opposées ?

Une explication préliminaire est nécessaire.

On verra, dans la suite de cet écrit, que je ne sépare pas le régime protecteur du système des colonies à monopole réciproque. Voici pourquoi :

La protection a pour objet d’assurer des consommateurs à l’industrie nationale. Or, « les gouvernements, disait M. de Saint-Cricq, alors ministre du commerce, ne pouvant disposer que des consommateurs soumis à leurs lois, ce sont [I-335] ceux-là qu’ils s’efforcent de réserver au travail de leurs producteurs. » Si, par la protection, les gouvernements entendent disposer des consommateurs soumis à leurs lois, par les colonies ils s’efforcent de soumettre à leurs lois des consommateurs dont ils puissent disposer. Une de ces politiques conduit à l’autre ; toutes deux émanent de la même idée, procèdent de la même théorie, et ne sont, si je puis le dire, que les deux aspects, intérieur et extérieur, d’une combinaison identique.

Cela posé, j’ai à établir deux faits.

1o La France s’engage de plus en plus dans la vie artificielle de la protection.

2o L’Angleterre s’avance graduellement vers la vie naturelle de la liberté.

J’aurai ensuite à résoudre cette question :

3o Quelles seront, sur la prospérité, la sécurité et la moralité des deux peuples, les conséquences de la situation dans laquelle ils aspirent à se placer ?

§ I. — Que la France développe, à chaque session, le régime protecteur, c’est ce qui résulte surabondamment des dispositions qui viennent périodiquement prendre place dans le vaste Bulletin de ses lois.

Depuis deux ans, elle a exclu les tissus étrangers de l’Algérie, élevé les droits sur les fils anglais, renforcé le monopole du sucre au profit des Antilles, et la voilà sur le point de repousser, par aggravation de taxes, les machines et le sésame.

Un mot sur chacune de ces mesures.

On a repoussé de l’Algérie les produits étrangers. « C’est bien le moins, dit-on, que nous exploitions exclusivement une conquête qui nous coûte si cher. » Mais, en premier lieu, forcer la jeune colonie d’acheter cher ce qu’elle pourrait obtenir à bon marché, restreindre ses échanges et par suite ses exportations, est-ce bien là favoriser sa prospérité ? [I-336] D’un autre côté, une telle mesure n’est-elle pas le germe du contrat colonial, de ce contrat que j’ai nommé à monopole réciproque, honte et fardeau des peuples modernes, si inférieurs à cet égard aux nations antiques ? Nous nous réservons le monopole en Algérie ; c’est fort bien. Mais qu’aurons-nous à répondre aux colons, quand ils demanderont, par réciprocité, à exercer un semblable monopole chez nous ? Manquaient-ils déjà de raisons spécieuses à faire valoir, et fallait-il leur en fournir d’irrécusables ? Le jour n’est pas éloigné où ils nous diront : Vous nous forcez à acheter vos tissus ; achetez donc nos laines, nos soies, nos cotons. Vous ne voulez pas que vos produits rencontrent chez nous de concurrence ; éloignez donc la concurrence qui attend les nôtres sur vos marchés. Ne sommes-nous pas Français ? N’avons-nous pas autant de droits que les planteurs des Antilles à une juste réciprocité ? Nous payons les capitaux à 10 pour 100 ; nous travaillons d’un bras et combattons de l’autre : comment pourrions-nous lutter contre des concurrences prospères et paisibles ? Prohibez donc les cotons des États-Unis, les soies d’Italie, les laines d’Espagne, si vous ne voulez étouffer dans son berceau une colonie arrosée de tant de sueurs, de tant de sang et de tant de larmes. — En vérité, j’ignore ce que la métropole aura à répondre. Sans cette malencontreuse ordonnance, nous aurions résisté à de telles exigences sans blesser la justice ni l’équité.

Vous êtes libres, dirions-nous aux colons, de porter ou de ne pas porter vos capitaux en Afrique ; c’est à vous de calculer les chances relatives de leur placement au delà ou en deçà de la Méditerranée. Libres d’acheter et de vendre selon vos convenances, vous êtes sans droit pour réclamer de notre part l’aliénation d’une semblable liberté.

Aujourd’hui de telles paroles ne seraient que mensonge et dérision.

Mais qu’ai-je besoin de prévoir l’avenir ? Il est si vrai que [I-337] tout privilége métropolitain implique un privilége colonial correspondant, que l’ordonnance à laquelle je fais allusion nous a déjà engagés dans cette voie. Écoutons M. le ministre du commerce ( Exposé des motifs de la loi des douanes, page 37 ; séance du 26 mars 1844).

« Pour nos produits, le régime de l’Algérie est la franchise entière de toute taxe d’importation. Pour les marchandises étrangères, le tarif était en général du quart du tarif métropolitain ; il a été élevé, au tiers… En outre, plusieurs produits fabriqués (étrangers)… ont reçu des taxes particulières propres à donner une impulsion nouvelle à nos exportations. »

Voilà pour le privilége de la métropole à l’égard de la colonie. Voici maintenant pour le privilége de la colonie vis-à-vis de la métropole :

« Pour imprimer à nos transactions commerciales, en Afrique, l’activité qu’elles peuvent avoir, il ne suffit pas d’y protéger nos produits, il faut encore que la consommation française s’ouvre aux principales denrées que peuvent nous fournir et la colonisation européenne qui se développe, et la population indigène rangée sous nos lois. Nous avons, dans ce but, par une autre ordonnance, dégrévé de moitié la généralité des produits dont la culture et le commerce de l’Algérie sont en mesure de pourvoir la métropole.»

Ainsi la première mesure que j’examine, quoiqu’en elle-même elle puisse paraître de peu d’importance, a cependant une immense gravité ; car elle est la première pierre d’un édifice monstrueux qui, je le crains, prépare à la France un long avenir de difficultés et d’injustices.

On a élevé les droits sur les fils et tissus de lin de provenance anglaise. Ici c’est plus que de la protection, c’est de l’hostilité. Quelle arme dangereuse que celle des droits différentiels ! quelle source de jalousies, de rancunes, de [I-338] représailles ! quel arsenal de notes diplomatiques ! quel fardeau, quelle responsabilité pour les ministres ! Que dirions-nous si les Espagnols décrétaient que les draps du monde entier seront reçus chez eux au droit de 25 pour 100, excepté les draps français, qui payeront 50 pour 100 ?

Cette seconde mesure a donc, de même que la précédente, une haute portée comme doctrine, comme symptôme, à cause du nouveau droit public qu’elle introduit dans les relations internationales. Puisse-t-il n’être pas fécond en tempêtes !

Je ne reviendrai pas sur la lutte des deux sucres et sur la loi qui leur a imposé une trêve éphémère plutôt qu’une paix durable. Je dirai seulement que, puisqu’on trouvait que les prix du monopole étaient un trop puissant excitant pour le sucre indigène, une chaude atmosphère dans laquelle il se développait avec trop de rapidité, il y avait un moyen simple de faire rentrer la jeune industrie dans le droit commun et dans les conditions naturelles ; c’était d’abolir ou du moins d’amoindrir le monopole, c’est-à-dire de diminuer les droits sur les sucres coloniaux et étrangers. Par là, on aurait satisfait les colonies, étendu nos relations commerciales, favorisé la consommation et par suite le placement des sucres rivaux ; enfin, et par-dessus tout, on aurait fait justice au public, que malheureusement on oublie sans cesse dans ces sortes de questions, ou dont on ne se souvient que pour en disposer, selon l’heureuse expression de M. de Saint-Cricq, et le réserver, comme une proie, aux producteurs. Cette mesure n’aurait pas froissé les fabricants de sucre de betterave plus que celle qu’on a adoptée, et elle aurait eu l’avantage, comme tout ce qui porte un caractère évident de justice et d’utilité générale, d’arrêter la plainte sur les lèvres ce ceux-là mêmes qu’elle aurait atteints. La nouvelle industrie se serait tenue pour avertie que le public n’avait pas d’engagement envers elle ; [I-339] et ayant en perspective le régime de la liberté, elle aurait su du moins dans quelles conditions elle devait vivre. C’eût été à elle à s’y renfermer, et il eût été bien entendu que s’il lui convenait de s’étendre au delà, c’était à ses périls et risques. L’État anéantissait ainsi toutes les difficultés ultérieures. Au lieu de cela, on a mieux aimé maintenir le monopole au sucre colonial et étouffer le sucre indigène sous le fardeau des taxes [2] .

Bien plus, le gouvernement français n’a pas craint de proposer l’ interdiction absolue de cette fabrication, principe monstrueux qui renferme virtuellement la mort légale de toute liberté industrielle et de tous les progrès de l’esprit humain. Je sais qu’on me dira que l’abaissement des droits sur les sucres étrangers et coloniaux eût laissé un vide au Trésor. J’en doute ; mais, après tout, c’est précisément ce que je veux prouver, savoir : qu’en France, on fait si bon marché de la liberté du travail et de l’échange, qu’on la sacrifie en toute rencontre et à la plus frivole considération.

Voici maintenant qu’on propose d’augmenter les droits sur les machines. Sans doute on trouve que notre industrie manufacturière n’a pas assez de difficultés à vaincre, puisqu’on veut lui imposer des machines coûteuses et imparfaites ? « Mais, dit-on, on fait en France des machines excellentes et à bon marché. » Alors, à quoi bon la protection ? Messieurs les industriels ont double face, comme Janus. S’agit-il d’obtenir des médailles, des primes d’encouragement ou simplement de recruter des actionnaires, oh ! alors ils sont magnifiques ; ils ont poussé leurs procédés à un point de perfection inespéré ; il n’y a pas de rivalité possible, et ils auront chaque année 100 pour 100 à donner à leurs bailleurs de fonds. Mais est-il question de monopole, [I-340] de protection, ils se font petits, malhabiles, inintelligents, toute concurrence les importune ; et s’il fallait en croire leur modestie, il y aurait plus de science dans le petit doigt d’un ouvrier anglais que dans toutes les têtes du comité Mimerel.

Ce qui s’est passé à l’occasion des machines vaut la peine d’être raconté. Il y a trois ans, un membre du Parlement anglais vint à Paris pour négocier le traité de commerce. À cette époque, l’Angleterre prélevait des droits élevés sur l’exportation des machines. Le négociateur français vit là un obstacle au traité. On était d’accord sur le reste : l’Angleterre recevait nos vins ; nous admettions sa poterie et sa coutellerie. « Mais, disait-on au député de la Grande-Bretagne, la France manque de machines, surtout de métiers à filer et à tisser le lin. Pour le coton, nous pourrions à la rigueur nous suffire ; mais pour le lin, il est indispensable que vous nous laissiez arriver vos métiers francs de droits. » M. Bowring revint en Angleterre. On réunit les filateurs de lin, et on leur demanda s’ils renonceraient au monopole des machines anglaises. Ils y consentirent, et la difficulté était levée, lorsque, comme on le sait, le traité échoua devant la résistance des fabricants du Nord et par des considérations politiques qu’il est inutile de rappeler.

Qu’est-il arrivé cependant ? La réforme commerciale de 1842 a balayé, en Angleterre, les droits d’exportation sur les machines. Nous voilà, sans condition, en possession de cet avantage que nous réclamions avec tant d’insistance. Nos filatures de lin et de coton vont avoir enfin des machines excellentes, franches de droit. Mais voici bien une autre affaire. M. Cunin-Gridaine réclame un droit prohibitif sur ces machines tant désirées, et, chose qui passe toute croyance, les métiers à filer le coton, dont on pouvait se passer, ne payeront que 30 francs par 100 kilogrammes, et les métiers à filer le lin, dont on était si envieux, auront à [I-341] supporter un droit de 50 francs ! Mais telle est la nature de la protection : elle laisse entrer ce dont nous n’avons que faire et repousse ce dont nous avons le plus besoin.

Je ne rappellerai ici la proposition faite par le ministre des finances, d’élever les droits sur le sésame, que parce que le génie de la protection, ou plutôt du monopole, s’y montre dans toute sa nudité. C’est lui sans doute qui a inspiré les mesures que je viens d’examiner, mais secrètement pour ainsi dire, en s’environnant de prétextes, en mettant ses intérêts et ses vues derrière des questions fiscales et coloniales. Mais quant au sésame, il n’y a pas moyen d’invoquer le patriotisme, l’orgueil national, les besoins de la navigation, la haine de l’étranger, etc., etc. Il faut bien avouer franchement qu’on élève le droit uniquement parce que le sésame rend plus d’huile que le colza. On avait cru que cette graine rendait 20 pour 100 d’huile, et on l’avait soumise à un droit égal à 1. On s’aperçoit que ce rendement est de 40 pour 100, et l’on élève le droit à 2. Si plus tard une autre plante se présente qui donne 60 pour 100, on portera le droit à 3 ou 4, et ainsi de suite, repoussant les produits en proportion de ce qu’ils sont riches et précisément parce qu’ils sont riches. C’est bien là le caractère de la protection dans toute sa sincérité, débarrassée des prétextes, des sophismes, des faux exposés sous lesquels elle se déguise quand elle le peut. Ici elle se présente toute franche et toute nue. Ici le monopole ne prend pas des voies tortueuses ; il dit : L’étranger possède un végétal riche et productif ; c’est un bienfait de la nature qu’il veut partager avec mon pays. Mais moi j’ai une plante relativement pauvre, inféconde, et je veux forcer mon pays à s’en contenter. Le consommateur est une matière inerte dont le gouvernement dispose ; j’entends qu’il le réserve à mes produits. — Et le gouvernement d’accéder à l’injonction.

J’ai examiné la politique du gouvernement français, en [I-342] matière de douanes et d’échanges internationaux, politique manifestée par une foule de mesures restrictives ; et comme, à ce que je crois on ne pourrait pas en citer une seule prise par lui dans un sens libéral, je suis fondé à dire que la France s’engage chaque année davantage dans le régime de la protection. C’est la première proposition que j’avais à établir.

Toutefois ce n’est point en vue de ces modifications rétrogrades que j’énonce cette proposition, sous une forme aussi générale. Je ne suis pas de ceux qui pensent qu’on peut conclure de quelques actes du gouvernement à la persistance d’un système. Les gouvernements ne sont pas toujours l’expression de l’opinion publique. Souvent même ces deux puissances agissent momentanément en sens contraire ; et comme nos constitutions modernes ont pour objet de faire tôt ou tard triompher l’opinion, je ne me hasarderais pas à dire, en vue de quelques ordonnances restrictives, que la France tend à s’isoler des autres nations, si je pouvais penser que l’opinion désapprouve ces mesures.

Mais il n’en est pas ainsi. Loin que les mesures dont je viens de parler aient été prises contrairement au vœu public, je suis porté à croire qu’en les adoptant, l’administration a obéi, et peut-être avec répugnance, à la toute-puissance de l’opinion ; et puisque c’est à elle surtout qu’appartient l’avenir, il doit m’être permis d’étudier le rôle qu’elle joue dans la question qui nous occupe.

Les économistes se plaisent à représenter le système prohibitif comme un édifice antique, vermoulu, qui croule de toutes parts : « Soutenu, disent-ils, par quelques intérêts privilégiés, il pèse sur les masses, et il porte en lui-même tous les éléments d’une prochaine destruction. » Ils ont raison sans doute d’attribuer de grandes et générales souffrances à ce système ; mais ils me semblent se faire complétement illusion quand ils s’imaginent que ces souffrances sont clairement aperçues par les masses et [I-343] distinctement rattachées à la cause qui les produit. Il n’est plus vrai de dire que le monopole ne rallie à lui que quelques intérêts isolés ; il est devenu malheureusement le patrimoine de toutes les grandes industries, et particulièrement de celles qui confèrent l’influence politique. « Protéger, disait encore M. de Saint-Cricq, dans l’exposé des motifs de la loi qui organisa et consolida définitivement le régime prohibitif en France ; protéger l’industrie agricole, toute l’industrie agricole, l’industrie manufacturière, toute l’industrie manufacturière, c’est le cri qui retentira toujours dans cette Chambre. » On ne sait pourquoi le ministre oublie de parler de l’industrie commerciale, puisque la navigation a aussi sa large part de protection.

Ainsi les agriculteurs, les propriétaires, les manufacturiers, les capitalistes qui leur font des avances, les armateurs, les ouvriers des fabriques, les fermiers et métayers, les marins, les classes les plus influentes et les plus nombreuses ont été rattachées au régime restrictif. Sans doute la protection, dont l’injustice est évidente quand elle est le privilége de quelques-uns, devient illusoire quand elle s’exerce par tous sur tous. Mais il arrive alors que, chacun fermant les yeux sur les monopoles qu’il subit pour conserver celui qu’il exerce, le système entier jette dans tous les esprits des racines profondes.

Sur quel fondement alléguerait-on que l’opinion publique est favorable en France à la liberté du commerce, quand on ne pourrait pas citer une seule parole prononcée dans l’une ou l’autre chambre en faveur de cette liberté, si ce n’est peut-être l’exclamation d’un député ? De toutes les parties de l’enceinte législative, on réclamait des représailles contre le nouveau tarif des États-Unis : « Il n’est pas bien certain, dit un député, que les représailles ne soient aussi funestes à ceux qui s’en servent qu’à ceux contre qui on les dirige. » Ce député était sans doute de [I-344] l’opposition dite avancée ? Point du tout : c’était M. Guizot.

L’amour du monopole, le penchant à exploiter le public paraît être enfoncé si avant dans nos mœurs, qu’il se montre là où on s’attendrait le moins à le trouver. Les négociants, ne faisant de profits que sur les échanges et les transports, devraient, ce semble, être ennemis de tout ce qui tend à les restreindre. Eh bien, dans des pétitions émanées de Bordeaux, du Havre, de Nantes, pétitions dirigées contre les restrictions commerciales, après avoir fait parade des doctrines les plus larges, ils ont trouvé le moyen de réclamer pour eux un privilége, et sous une forme assurément peu déguisée. Ils demandaient que, par une combinaison de tarifs, les produits lointains fussent astreints à voyager à l’état le plus grossier, afin de fournir plus d’aliment à la navigation. (V. pages 240 et suiv.)

Aux causes générales qui tendent à perpétuer chez nous l’esprit de monopole, il faut en ajouter une particulière, qui agit avec tant d’efficacité qu’elle mérite d’être dévoilée.

Chez les peuples constitutionnels, la vraie mission de l’opposition est de propager, de populariser les idées progressives, de les faire pénétrer d’abord dans les intelligences, ensuite dans les mœurs, et enfin dans les lois. Ce n’est point là proprement l’œuvre du pouvoir. Celui-ci résiste au contraire ; il ne concède que ce qu’on lui arrache, il ne trouve jamais assez longue la quarantaine qu’il fait subir aux innovations, afin d’être assuré qu’elles sont des améliorations. Or, il est malheureusement entré dans les combinaisons des chefs de l’opposition de déserter les idées libérales, en matière de relations internationales, en sorte qu’on ne voit plus par quel côté pourrait nous arriver la liberté du commerce.

Cet état de choses politiques étant donné, il est aisé d’imaginer tout le parti qu’ont dû en tirer les industries privilégiées. Elles n’ont plus perdu leur temps à systématiser [I-345] le monopole, à opposer la théorie de la restriction à la théorie de l’échange. Non, le privilége a compris ce qui pouvait prolonger son existence ; il a compris que, pour prévenir tout traité de commerce, toute union douanière, pour continuer à puiser paisiblement dans les poches du public, il fallait irriter les peuples les uns contre les autres, empêcher toute fusion, tout rapprochement, les tenir séparés par des difficultés politiques, et rendre une conflagration générale toujours imminente. Dès lors, au moyen de ses comités, de ses cotisations, il a porté toutes ses forces, toute son activité, toute son influence du côté des haines nationales. Il a soudoyé le journalisme parisien, lui créant ainsi un intérêt pécuniaire, outre l’intérêt de parti, à envenimer les questions extérieures ; et l’on peut dire que cette monstrueuse alliance a détourné notre pays des voies de la civilisation.

Au milieu de ces circonstances la presse départementale, la presse méridionale surtout, eût pu rendre de grands services ; mais soit qu’elle n’ait pas aperçu le mobile de ces machiavéliques intrigues, soit que tout cède en France à la crainte de paraître faiblir devant l’étranger, toujours est-il qu’elle a niaisement uni sa voix à celle des journaux stipendiés ; et aujourd’hui le privilége peut se croiser les bras en voyant les hommes du Midi, hommes spoliés et exploités, faire son œuvre comme il eût pu la faire lui-même, et consacrer toutes les ressources de leur intelligence, toute l’énergie de leurs sentiments à consolider les entraves, à perpétuer les extorsions qu’il lui plaît de nous infliger.

Cette faiblesse a porté ses fruits. Pour repousser les accusations dont il est accablé, le gouvernement n’avait qu’une chose à faire, et il l’a faite. Il a sacrifié une portion du pays.

Qu’on se rappelle le fameux discours de M. Guizot (29 février 1844). M. le ministre lui-même oserait-il dire qu’il y a injustice à le paraphraser ainsi :

[I-346]

« Vous dites que je soumets ma politique à la politique anglaise ; mais voyez mes actes.

« Il était juste de rendre aux Français le droit d’échanger confisqué par quelques privilégiés ; j’ai voulu entrer dans cette voie par des traités de commerce. Mais on a crié : À la trahison ! et j’ai rompu les négociations.

« S’il faut que les Français achètent au dehors des fils et tissus de lin, je pensais qu’il valait mieux pour eux en obtenir plus que moins, pour un prix donné. Mais on a crié : À la trahison ! et j’ai établi des droits différentiels.

« Il était de l’intérêt de notre jeune colonie africaine d’être pourvue, à bas prix, de toutes choses, afin de croître et prospérer. Mais on a crié : À la trahison ! et j’ai livré l’Algérie au monopole.»

« L’Espagne aspirait à secouer le joug d’une de ses provinces ; c’était son intérêt, c’était le nôtre, mais c’était aussi celui des Anglais. On a crié : À la trahison ! et pour étouffer ce cri importun, j’ai maintenu ce que l’Angleterre voulait renverser, à savoir l’exploitation de l’Espagne par la Catalogne. »

Voilà donc où nous en sommes. La machine de guerre de tous les partis, c’est la haine de l’étranger. À gauche, à droite, on s’en sert pour battre en brèche le ministère ; au centre, on fait pis, on la traduit en actes pour faire preuve d’indépendance, et le monopole arrive à toutes ses fins avec ce seul mot : À la trahison !

Où tout cela nous mènera-t-il ? je l’ignore. Mais je crois que ce jeu des partis recèle des dangers, et je m’explique pourquoi le général Cubière demandait que l’armée fût portée à 500 000 hommes ; pourquoi l’opinion alarmée réclame une puissante marine ; pourquoi la France fortifie la capitale et paye 1 milliard et demi d’impôts.

§ II. — Pendant que ces choses se passent en France, examinons les tendances de l’économie politique anglaise, [I-347] manifestées d’abord par les actes législatifs, ensuite par les exigences de l’opinion.

On sait que, par son fameux acte de navigation, l’Angleterre entra dans les voies du monopole que lui avaient frayées les républiques italiennes et Charles-Quint. Mais tandis que cette politique égoïste et imprévoyante avait produit en Espagne et en Italie de si déplorables résultats, elle n’empêcha pas la Grande-Bretagne de s’élever à cette haute prospérité, qui a tant contribué à populariser en Europe le système auquel on s’est empressé de l’attribuer. Ce n’est que de nos jours, que l’Angleterre commence à comprendre qu’elle s’est enrichie non par les prohibitions, mais malgré les prohibitions. C’est de l’administration de M. Huskisson que date cette halte dans la politique de restriction.

Ce grand ministre, malgré le désavantage de lutter contre une opinion publique encore incertaine, voulut inaugurer la politique libérale par des résolutions décisives. Il s’attaqua aux monopoles des fabricants de soieries, des brasseurs, des producteurs de laines, et enfin au plus populaire, je dirai même au plus national de tous les monopoles, celui de la navigation. L’altération qu’il fait subir à l’acte de Cromwell fut si sérieuse et si profonde, qu’elle a amené ce fait que je trouve dans un journal anglais du 18 mai 1844 : « Du 10 avril au 9 mai, il est entré à Newcastle soixante-quatre bâtiments chargés de grains, dont soixante-un sont étrangers. »

On conçoit sans peine quelle lutte M. Huskisson eut à soutenir pour faire passer une réforme si dangereuse pour cette suprématie navale, si chère aux Anglais. L’empire des mers ! tel était le cri de ralliement de ses adversaires, auquel il répondit par ces nobles paroles, que je ne puis m’empêcher de rappeler ici, parce qu’elles signalent l’heureuse incompatibilité qui existe entre la liberté commerciale et ces jalousies nationales, triste cortége du régime [I-348] protecteur :

« J’espère bien que je ne ferai plus partie des conseils de l’Angleterre, quand il y sera établi en principe qu’il y a une règle d’indépendance et de souveraineté pour le fort et une autre pour le faible, et lorsque l’Angleterre, abusant de sa supériorité navale, exigera pour elle soit dans la paix, soit dans la guerre, des droits maritimes qu’elle méconnaîtra pour les autres, dans les mêmes circonstances. De pareilles prétentions amèneraient la coalition de tous les peuples du monde pour les renverser. »

On n’a pas oublié la crise industrielle, commerciale et financière qui désola l’Angleterre, vers la fin de l’administration de lord John Russell. Au milieu d’une détresse générale, en face des guerres de la Chine et de l’Afghanistan, en présence du déficit, il semble que le moment était mal choisi pour développer la grande réforme douanière et coloniale essayée par Huskisson. C’est pourtant dans ces circonstances que le cabinet whig présenta un projet qui n’allait à rien moins qu’à détruire presque entièrement le régime de la protection et à révoquer le contrat de monopole réciproque qui lie l’Angleterre à ses colonies. C’est une chose étrange, pour une oreille française, qu’un langage ministériel semblable à celui que tenaient alors les chefs de l’administration britannique.

« Les taxes n’emplissent plus le trésor, disaient-ils ; il faut se hâter de les diminuer, afin que le peuple vive mieux, ait plus de travail, consomme davantage et prépare ainsi, pour l’avenir, un aliment au revenu public. Laissons entrer le froment, le sucre, le café, à des droits modérés. Débarrassons-nous du monopole qu’exercent sur nous nos colonies, à la charge par nous de renoncer à celui que nous exerçons sur elles. Par là nous les appellerons à l’indépendance, à la prospérité ; et délivrés des dépenses et des dangers qu’elles entraînent, nous n’aurons avec elles et avec le monde que des relations libres et volontaires. »

[I-349]

Il est vrai de dire que cette foi entière dans la solidité des doctrines sociales, cette adhésion sans réserve à ce grand principe : Il n’y a d’utile que ce qui est juste, en un mot, cette politique audacieuse des whigs, rencontra une opposition énergique dans l’aristocratie, les fermiers et les planteurs des Antilles ; et l’on doit même avouer que cette opposition eut l’assentiment de l’opinion publique, puisqu’un appel au corps électoral eut pour résultat la chute du ministère Melbourne. Mais n’est-ce rien, au moins comme fait symptomatique, que cette tentative d’un parti influent, d’un parti toujours prêt à s’emparer du timon de l’État, que cet effort pour faire entrer immédiatement dans la pratique des affaires ces grands principes sociaux que nous devions croire relégués, pour longtemps encore, dans les écrits des publicistes et dans la poudre des bibliothèques ? Et faut-il s’étonner si cette tentative radicale a échoué, sur la terre natale du monopole, dans ce pays où les priviléges aristocratiques, économiques, politiques, religieux, coloniaux sont si puissants et si étroitement unis ?

Mais enfin, voilà la liberté condamnée ; voilà le privilége au pouvoir, dans la personne de sir Robert Peel, porté et soutenu par une majorité compacte de vieux torys. Voyons, étudions les doctrines, les actes de ce nouveau cabinet, qui a reçu mission expresse de maintenir intact l’édifice du monopole.

Son premier empressement est de proclamer son adhésion aux doctrines de la liberté commerciale. « Il faut arriver, dit sir Robert, à ce que tout Anglais puisse librement acheter et vendre partout où il pourra le faire avec le plus d’avantage. » Son collègue, sir James Graham, en citant ces paroles, devenues proverbiales en Angleterre, les caractérise ainsi : « C’est la politique du sens commun. »

Il ne faut pas croire que sir Robert, en ajournant la réalisation de la doctrine libérale, s’abrite, comme on devrait [I-350] s’y attendre, derrière ce prétexte si spécieux et si répandu : le défaut de réciprocité de la part des autres nations. Non, il a dit encore :

« Réglons nos tarifs selon nos intérêts, qui consistent à mettre les produits du monde à la portée de nos consommateurs ; et si les autres peuples veulent payer cher ce que nous pourrions leur donner à bon marché, libre à eux ! »

Comparons maintenant les actes à ces déclarations de principes, et si nous trouvons que la pratique n’est pas à la hauteur de la théorie, nous reconnaîtrons du moins que ces actes ont une signification à laquelle on ne saurait se méprendre, si l’on ne perd pas de vue que le ministère anglais agit au milieu d’immenses difficultés financières et sous l’influence du parti qui l’a porté au pouvoir.

La première mesure que prit sir Robert Peel, ce fut de faire un appel aux riches pour combler le déficit. Il soumit à une taxe de 3 pour 100 tout revenu dépassant 150 liv. sterl. (fr. 3 250), quelle qu’en fût la source, terres, industries, rentes sur l’État, traitements, etc. Cette taxe doit durer trois ou cinq ans.

Au moyen de cette taxe sur le revenu ( income-tax), sir Robert Peel espérait non-seulement combler le déficit annuel, mais encore avoir, après chaque exercice, un excédant disponible.

À quoi fallait-il consacrer cet excédant ? Évidemment à quelque mesure propre à relever les impôts ordinaires, de manière à pouvoir se passer, après trois ou cinq ans, de l’ income-tax.

Je ne sais ce qu’on aurait imaginé, de ce côté-ci du détroit, en semblable conjoncture ; quoi qu’il en soit, le cabinet tory proposa d’abaisser le tarif des douanes de manière à produire, dans les revenus déjà en déficit, un nouveau vide égal à cet excédant attendu de l’ income-tax. Il espérait qu’au bout des trois ou cinq années, cet allégement des [I-351] droits favorisant la consommation, et par là le revenu public, l’équilibre des finances serait rétabli.

Faire monter les recettes par un dégrèvement de taxes, c’est, il faut l’avouer, un procédé hardi et encore inconnu chez un grand nombre de peuples.

Au reste, il est peut-être bon de remarquer ici que sir Robert Peel n’avait pas le mérite de l’invention. C’est une politique qui a été constamment suivie, depuis la paix, soit par les whigs, soit par les torys, que de chercher dans la diminution des taxes des ressources pour le trésor. Seulement, ce que les précédents cabinets avaient fait pour les taxes intérieures (et je citerai entre autres la réforme postale), sir Robert l’a appliqué aux droits de douane. Par là, il a introduit un germe de mort au cœur du régime prohibitif.

M. Dussard a déjà fait connaître dans ce journal les réductions opérées à cette époque sur les tarifs anglais. Je rappellerai ici les principales.

[I-352]

DÉNOMINATIONS. DROITS ANCIENS. DROITS NOUVEAUX.
d’origine étrangère. descolonies. d’origine étrangère. descolonies.
liv. sch. d. liv. sch. d. liv. sch. d.
Bœufs Prohibé. " " " 1 " " " 10 "
Veaux " " " " 10 " " 5 "
Moutons " " " " 3 " " 1 6
Cochons " " " " 5 " " 2 6
Viande de bœuf le quintal " " " " 8 " " 2 "
Viande de porc le quintal " " " " 8 " " 2 "
Bière 32 litres 3 liv. 6 sch. " d. " " " 2 " " 1 " "
Boeuf salé " 12 " " " " " 8 " " 2 "
Farine " 3 " " " " " " 6 " " 3
Huile d’olives 4 4 " " " " 2 " " 1 " "
Huile de baleine 26 12 " " " " 6 " " " " "
Bois de construction 3 " " " 10 " 1 5 " " " 1
Cuirs le quintal " 4 8 " " " " 2 " " 1 "
Souliers de femmes la douzaine " 18 " " " " " 8 " " 4 "
Bottes 2 14 " " " " 1 5 " " 12 "
Souliers d’hommes 1 4 " " " " " 12 " " 6 "
Gants, réduction 50 p. 100 " " " " " " " " " " " "
Goudron 12 barils " 15 " " " " " 6 " " 3 "
Térébenthine " 4 4 " " " " 1 " " " 6
Café " 1 3 " 6 " " 8 " " " 4
Suif le quintal " 3 2 " 1 " " 3 2 " " 3
Riz 3 hectolitres 1 " " " " " " 3 " " " 1

Voici comment fut modifiée l’échelle progressive ( sliding scale) des droits sur les céréales :

[I-353]

PRIX DU FROMENT. NOUVELLE ÉCHELLE. ANCIENNE ÉCHELLE.
sch. le quarter. sch. sch. d.
73 1 1 "
72 2 2 8
71 3 6 8
70 4 10 8
69 5 13 8
68 6 16 8
67 18 8
66 20 8
65 7 21 8
64 8 22 8
63 9 23 8
62 10 24 8
61 11 25 8
60 12 26 8
59 13 27 8
58 14 28 8
57 15 29 8
56 16 30 8
55 17 31 8
54 18 32 8
53 33 8
52 19 34 8
51 20 35 8