CHARLES COMTE,
Traité de la Propriété (1834)
Tome 2.

[Created: 30 October, 2023]
[Updated: 2 November, 2023 ]

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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Charles Comte, Traité de la Propriété (Paris: Chamerot, 1834). Tome 2.http://davidmhart.com/liberty/Books/1834-Comte_TraitePropriete/Comte_TP1834-vol2-ebook.html

Charles Comte, Traité de la Propriété. Par Charles Comte. Membre de la Chambre des Députes, Secrétaire perpétuel de l' Académie des Sciences Morales et Politiques de l'Institut, Professeur honoraire de Droit a l'Académie de Lausanne, Avocat a la Cour Royale de Paris (Paris: Chamerot, Libraire quai des Augustins, 13; Ducollet, Libraire, Quai des Augustins, 15. M DCCC XXXIV (1834)). 2 vols.

Editor's Introduction

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TABLE DES CHAPITRES CONTENUS DANS LE DEUXIÈME VOLUME.

TABLE DES MATIÈRES. p. 490

 


 

[II-1]

TRAITE DE LA PROPRIÉTÉ.

CHAPITRE XXVII.
De la création et de la distribution des propriétés mobilières.

AYANT exposé comment se forment les propriétés qui consistent en fonds de terre ou en bâtimens, et comment se répartit le territoire d'une nation, il me sera facile de faire comprendre comment se forment les propriétés qui consistent en objets mobiliers: on verra qu'elles dérivent toutes du même principe, et qu'elles se créent par des procédés analogues.

Le principal objet de l'appropriation d'un fonds de terre est d'en tirer les choses qui sont nécessaires à la satisfaction de nos besoins ; c'est d'employer le sol comme un instrument doué de la puissance de produire des grains, des légumes, des fruits, des fourrages, du bois, en un mot, toutes [II-2] sortes de végétaux; c'est de le fouiller pour en retirer les divers matériaux qu'il recèle.

Le propriétaire d'un fonds de terre a donc la propriété de tout ce qu'il produit, et même de tout ce qu'il renferme. S'il ne l'avait pas, la terre ne serait pour lui d'aucune utilité; elle n'aurait jamais été mise en culture. Elle ne serait pas devenue une propriété individuelle.

La terre renferme une multitude d'élémens qui, dans leur état primitif, ne nous seraient bons à rien, si nous n'avions pas le moyen de les mettre sous une forme qui les rend propres à satisfaire nos besoins, ou qui du moins nous permet de les convertir à notre usage. Un fruit ne vient pas de rien; il est formé d'une partie des élémens qui se trouvent dans le sol, ou qui sont répandus dans les airs. L'art de l'agriculteur consiste à cultiver la plante qui a la propriété de recueillir et de combiner ces élémens.

Parmi les objets que la terre produit ou qu'elle développe, il en est plusieurs, tels que les fruits, qui peuvent être immédiatement employés à satisfaire quelques-uns de nos besoins; il en est d'autres qui ne peuvent nous servir qu'après avoir subi des modifications plus ou moins nombreuses. Les feuilles qui croissent sur le murier, par exemple, ne peuvent satisfaire immédiatement aucun de nos besoins. Si elles sont livrées à certains insectes, [II-3] elles seront converties en cocons. Après avoir subi cette première transformation, elles en subiront une seconde; elles seront converties en fil de soie.

Le fil sera converti en une pièce d'étoffe, et l'étoffe se transformera en meubles ou en vêtemens.

Lorsqu'on veut observer la manière dont les propriétés mobilières se sont formées et multipliées, on est arrêté par une difficulté semblable à celle qui s'est présentée dans l'examen de la formation des propriétés qui consistent en fonds de terre. On s'aperçoit que, pour les créer, il a fallu en posséder une certaine quantité; les capitaux sont, en effet, considérés par les hommes qui ont écrit sur l'économie politique, comme une des conditions essentielles de l'exercice de toute industrie; mais les capitaux ne sont que des richesses cumulées; et sans industrie il ne saurait exister de richesses.

Il a sans doute fallu, pour exercer une industrie et en retirer un bénéfice, avoir des subsistances pour vivre au moins jusqu'au moment où l'on a obtenu un produit. Il a fallu, de plus, posséder quelques instrumens pour se livrer au travail, et une matière quelconque pour lui donner une valeur; cela ne peut pas être contesté. Mais ce qui n'est pas moins incontestable, c'est qu'il existe une multitude d'industries auxquelles on peut se livrer avec des capitaux extrêmement bornés. Il ne s'agit [II-4] pas, au reste, de donner ici l'histoire de la formation et de l'accroissement des propriétés mobilières: il ne s'agit que d'observer les procédés au moyen desquels elles se créent.

Nous avons admis en principe qu'un des élémens essentiels de toute propriété est l'utilité qui réside dans les choses que nous désignons par ce nom, c'est-à-dire la puissance qui est en elles de satisfaire quelques-uns de nos besoins. Nous avons reconnu qu'à mesure que l'utilité devient plus grande, la propriété augmente, et qu'à mesure que l'utilité diminue, la propriété décroît. Nous avons admis, d'un autre côté, qu'un homme n'est jamais la propriété de personne; que toutes ses facultés sont à lui, et que toute utilité qu'il crée est également à lui. Ces vérités étant reconnues, il sera facile d'observer comment se forment les propriétés mobilières.

Toutes les fois qu'un homme exerce son industrie sur une matière quelconque, il a pour objet d'en accroître la valeur ou l'utilité. Si la matière lui a été confiée par une autre personne qui en a la propriété, et qui doit la reprendre, il est payé de la valeur qu'il y ajoute, par le salaire qu'il reçoit. Il est possible que la valeur qu'il consomme pendant le travail, pour se nourrir, se vêtir et se loger, soient égales à celles qu'il produit par son industrie. Il est possible aussi que ses bénéfices excèdent ses [II-5] dépenses, et qu'il mette tous les jours quelque chose à l'écart.

Dans ce dernier cas, on dit, en économie politique, qu'il forme un capital; nous disons qu'il augmente ses propriétés. Nous pouvons nous faire une idée de la manière dont chacun accroît ainsi ses propriétés, en suivant les diverses transformations que certains objets ont subies, avant que d'être appliqués à la satisfaction de nos besoins.

Un homme achète un habit pour une somme de cent francs qu'il paye à son tailleur. Cette somme tout entière n'est pas un bénéfice pour celui qui la reçoit; car le drap, la toile, le fil, ne lui ont pas été livrés pour rien; les ouvriers qu'il a employés n'ont pas travaillé gratuitement. Supposons que les marchandises qu'il a employées lui aient coûté soixante francs: dans cette supposition, il ne lui restera que quarante francs pour la main-d'œuvre. Cette dernière somme ne sera pas un bénéfice une partie sera donnée aux ouvriers qui ont concouru à faire l'habit; une autre partie servira peut-être à payer les intérêts des avances que le tailleur aura faites; une autre partie payera son propre travail.

Les soixante francs payés au marchand qui a fourni les marchandises avec lesquelles l'habit a été fait, ne sont pas un profit pour lui: il ne [II-6] les a obtenues du fabricant qu'en lui en payant la valeur. La somme que le marchand reçoit audelà de ce qu'il a payé au fabricant, ne reste pas tout entière dans ses mains. Une partie est payée à ses commis, une autre au voiturier qui a porté la marchandise de la fabrique au magasin; une autre sert quelquefois à payer le commissionnaire qui a fait l'emplête; une autre les intérêts d'une partie du capital employé dans le commerce.

La somme reçue par le fabricant qui a fourni le drap, est bien loin aussi d'être un bénéfice pour lui: une partie est donnée au teinturier qui la partage entre lui, ses ouvriers, et les négocians qui lui ont fourni des drogues de teinture; une autre partie est distribuée aux nombreux ouvriers employés dans sa manufacture; une autre paye une partie des intérêts de son capital; une autre enfin est payée au fermier qui lui a vendu la laine dont le drap a été fait.

Le fermier ne s'enrichit pas de tout ce que le fabricant lui paye il en donne une partie à l'homme qui a tondu ses moutons, une autre à ses ouvriers ou à ses domestiques, une autre au propriétaire de la terre; avec une autre, il paye les intérêts du capital consacré à la culture; une autre enfin sert à payer les impôts, et se distribue entre une multitude de fonctionnaires.

[II-7]

Si l'on observait quelle est la valeur des diverses matières dont un habit est formé au moment où elles passent des mains du cultivateur dans celles du manufacturier, on trouverait qu'elle est tout au plus de deux ou trois francs; mais si l'on calculait, d'un autre côté, le nombre de personnes entre lesquelles la valeur totale de l'habit se distribue, on en trouverait plusieurs centaines.

C'est à peu près de la même manière que se distribue la valeur de chacun des objets dont nous faisons tous les jours usage. La valeur d'un livre qui ne se vend que trois francs, se distribue entre l'auteur, le libraire et ses commis; le relieur et ses ouvriers; le tanneur et le marchand de cuir qui ont fourni la couverture; l'imprimeur et ses ouvriers; le marchand et le fabricant de papier et leurs commis il n'y a pas jusqu'au malheureux qui ramasse le chiffon dans la rue, qui n'en ait une petite part.

Toutes les fois qu'un objet quelconque ne peut être employé à satisfaire nos besoins qu'après avoir passé dans les mains de plusieurs chefs d'industrie, chacun d'eux rembourse à celui qui l'a immédiatement précédé, toutes les dépenses qu'il a faites, et de plus, la valeur qu'il y a lui-même ajoutée par son travail. Ainsi, le fabricant de draps rembourse au fermier qui produit la laine, tout ce que, pour l'obtenir, celui-ci a payé à chacun des [II-8] ouvriers dont il a employé le service, et au propriétaire du sol dont il a pris l'exploitation; il lui paye, en outre, la valeur de son propre travail. Le marchand de draps rembourse au fabricant le prix de la laine, et, de plus, il lui paye l'augmentation d'utilité qu'il lui a donnée par lui-même ou par la main de ses ouvriers. Le tailleur rembourse au marchand tout ce que ce dernier a payé au fabricant, les dépenses qu'il a faites pour faire transporter le drap de la fabrique dans ses magasins.

Enfin, la personne qui achète l'habit, rembourse au tailleur le prix du drap, et la valeur qu'il y a ajoutée par sa main-d'œuvre.

On voit, par cette suite de transmissions, que chacun des possesseurs, au moment où il va aliéner sa marchandise, en est propriétaire à deux titres : il a la propriété d'une partie de la valeur, comme l'ayant acquise de ceux qui l'ont créée, et l'autre partie comme en étant lui-même le créateur.

Il arrive souvent qu'une chose de peu de valeur devient une propriété considérable par l'industrie ou le talent d'une seule personne. Un peintre peut faire un tableau d'un grand prix avec des matières qu'il a obtenues pour peu de chose. De même avec un bloc de marbre d'une valeur peu considérable, un statuaire habile peut créer une propriété d'une grande valeur. Dans des cas pareils, c'est uniquement le talent de l'artiste qui crée presque [II-9] toute la propriété. Il est bien évident que celui qui s'enrichit par de tels moyens, ne diminue en rien la fortune de personne.

Il est facile de voir comment en modifiant certaines matières, on en accroît l'utilité, et comment il est possible, par conséquent, d'augmenter ses propriétés, sans rien faire perdre à personne; mais ce qu'on n'aperçoit pas d'abord aussi clairement, c'est la manière dont les propriétés se forment par le commerce. Un simple commerçant ne fait subir, à proprement parler, aucune espèce de modifications aux choses qu'il achète pour les revendre; il se borne à les prendre dans un lieu, et à les transporter dans un autre. Comment un simple déplacement peut-il avoir pour résultat d'augmenter la somme des fortunes? Il a été précédemment démontré qu'un des principaux élémens d'une propriété, est l'utilité qui se trouve dans la chose désignée par ce nom, c'est-à-dire la faculté de satisfaire certains besoins.

Or, deux circonstances sont nécessaires pour qu'une chose satisfasse les besoins d'une ou plusieurs personnes : il faut d'abord qu'elle ait en elle-même des qualités propres à la faire désirer; il faut, en second lieu, qu'elle soit à portée des personnes à qui elle manque. L'objet du commerce est d'opérer ce rapprochement; il est de mettre, en quelque sorte, en contact les choses auxquelles l'industrie [II-10] a donné certaines qualités, avec les besoins qu'elles sont destinées à satisfaire.

Il est une multitude de choses dont toute la valeur résulte du seul fait de ce rapprochement. Sur les bords de la Seine, l'eau qui coule n'a point de valeur; mais si on en prend une partie, et qu'on la transporte sur un point où le besoin s'en fait sentir, on trouve sur-le-champ des gens qui l'achètent s'ils ont le moyen de la payer. Sur les flancs d'une vaste montagne, la pierre est une matière propre à construire des maisons, comme elle l'est au milieu d'une ville: il ne faut, pour lui donner une valeur, que la transporter dans une ville qui prospère. Dans les forêts de l'Amérique, le bois n'est pas moins propre à faire des constructions que sur un chantier de marine; pour en faire une propriété précieuse, il ne faut que le mettre à la portée des gens qui en ont besoin. Le commerce n'a pas la puissance de créer de la matière, et, sous ce rapport, il ne diffère pas des autres genres d'industrie; mais il augmente l'utilité de certaines matières; sous ce rapport encore, il ressemble à toutes les industries.

Il ne faut, pour multiplier les propriétés par la voie du commerce, ni moins de connaissances ni moins d'activité, ni moins de capitaux, que pour les multiplier au moyen de l'agriculture ou des manufactures. Pour amener à Paris le thé qui croît en Chine, le coton qu'on recueille au Brésil, le sucre [II-11] ou le salpêtre qu'on prépare dans l'Inde, les fruits qu'on récolte en Afrique, il faut plus de travaux et de génie que pour cultiver un champ ou tisser une pièce de toile. Je dois ajouter que le commerce est le complément indispensable de toutes les autres branches d'industrie, et rend les mêmes services qu'elles.

Un homme qui produit par ses travaux plus qu'il ne consomme, et qui multiplie ainsi ses propriétés, ne fait donc rien perdre à personne ; il enrichit sa famille, sans qu'aucun de ses semblables en souffre. Il fait mieux, il prépare des moyens d'existence pour un grand nombre d'autres personnes; il produit un bien analogue à celui que fait un homme quand il transforme des terres stériles en une riante campagne.

Lorsqu'un homme est, en effet, parvenu à cumuler, par ses économies, une certaine quantité de richesses mobilières, il ne peut les conserver et en tirer un revenu, sans les engager dans quelque genre d'industrie; il faut qu'il les livre à l'agriculture, à l'industrie manufacturière ou au commerce. Il pourrait bien, il est vrai, les employer à l'acquisition d'une maison ou d'un fonds de terre; mais il n'y aurait là qu'une substitution de personnes. L'individu dont il prendrait la place se mettrait à la sienne, et ne pourrait tirer un revenu du capital qu'il recevrait en échange de [II-12] sa terre ou de sa maison, qu'en le livrant à l'industrie.

Si les valeurs économisées étaient employées à mettre en culture une terre improductive, le propriétaire rendrait à l'humanité le genre de services que j'ai précédemment décrits, c'est-à-dire qu'il créerait des moyens d'existence pour un certain nombre de familles. S'il les employait à établir une manufacture, il rendrait des services analogues: il ouvrirait un débouché au travail d'un certain nombre d'ouvriers; il leur donnerait le moyen d'échanger leurs services contre des choses qui leur sont nécessaires pour vivre.

Ses bienfaits ne se bornent point là; ils se répandent sur tous ceux qui lui fournissent des matières premières, ou qui vendent des subsistances, soit à lui-même, soit à ses ouvriers. Les produits agricoles ne se vendent bien, et les terres n'ont une grande valeur, que dans les pays où l'industrie manufacturière et le commerce ont fait de grands progrès. Ce sont les fabricans et les commerçans de la Grande-Bretagne, qui ont donné aux terres de ce pays une valeur considérable, et augmenté la fortune de ceux à qui elles appartiennent. Si les premiers disparaissaient avec leurs capitaux, les seconds perdraient, par ce seul fait, une grande partie de leurs richesses: les terres n'auraient pas plus de valeur chez eux qu'elles n'en ont en Pologne.

[II-13]

Les propriétés mobilières donnent à ceux qui les possèdent, une grande partie des avantages qui résultent des propriétés immobilières. Les commerçans et les manufacturiers dont la fortune consiste généralement en objets mobiliers, sont aussi bien vêtus, aussi bien logés, aussi bien nourris que les cultivateurs. Il n'est même pas rare de voir les habitans des campagnes porter envie aux habitans des villes. La principale différence qui existe entre les propriétés des premiers et celles des seconds, consiste en ce que les dernières sont sujettes à plus d'accidens.

Pendant long-temps on a donné à un genre de propriété une grande prééminence sur l'autre : les propriétaires de fonds de terre se sont presque toujours prétendus supérieurs aux propriétaires d'objets mobiliers. Ces idées de supériorité sont nées de l'esclavage et du régime féodal; elles s'affaiblissent à mesure que les peuples s'éloignent des causes qui leur ont donné naissance. Elles disparaîtront presque entièrement, quand toutes les propriétés seront également bien garanties, et que la jouissance des droits politiques aura cessé d'être un privilége, dans les mains d'une classe particulière de propriétaires.

Les propriétés qui consistent en fonds de terre ne nous sont utiles que parce qu'elles sont la source d'où sortent toutes les propriétés mobilières; si [II-14] celles-ci ne nous étaient pas garanties, celles-là ne nous seraient bonnes à rien. Quel avantage un propriétaire tirerait-il de ses champs, si, du moment que la moisson est faite, le blé qu'il aurait récolté cessait d'être respecté? A quoi ses prés seraient-ils bons, si, quand ils sont fauchés, chacun pouvait s'emparer du fourrage, ou enlever les animaux qu'il y ferait paître?

On tombe dans une erreur qui n'est pas moins grave, quand on croit élever l'industrie qui s'exerce immédiatement sur des fonds de terre, en dépréciant tous les autres genres d'industrie. Un propriétaire de terres ne tirerait aucun avantage de la plupart de ses produits, s'il ne se trouvait personne pour les rendre propres à nos usages. Que ferait-il de ses mines, si les nombreuses industries qui s'exercent sur les métaux, venaient à disparaître? Que ferait-il de ses carrières, si personne ne travaillait la pierre? des arbres de ses forêts, si personne ne les transformait en meubles, ou ne les faisait entrer dans diverses constructions? de sa laine, si personne ne la convertissait en draps? Le propriétaire de terres fournit, il est vrai, des matières premières à toutes les industries; mais il serait aussi dénué de tout qu'un sauvage, si des hommes industrieux ne mettaient pas ces matières en œuvre. Il ne peut cultiver ses champs, exploiter ses mines ou ses carrières, faire usage des [II-15] arbres de ses forêts, qu'au moyen des instrumens que des gens industrieux lui ont fournis. Il ne peut consommer ses produits qu'en les échangeant contre ceux que l'industrie et le commerce lui présentent.

Les indigènes de l'Amérique septentrionale et ceux de la Nouvelle-Hollande possédaient des terres d'une immense étendue avant l'arrivée des Européens; et cependant ils n'avaient que quelques peaux de bêtes pour se couvrir, ils n'avaient pour habitations que de mauvaises huttes faites de branches d'arbres, et souvent ils étaient réduits à se nourrir de terre, d'écorces d'arbres, de vers ou de poisson pourri.

 


 

[II-16]

CHAPITRE XXVIII.
De quelques espèces de propriétés commerciales.

Un homme crée, par son travail, une chose propre à satisfaire ses besoins, ou à obtenir par des échanges les objets dont il manque; nous disons que cette chose lui est propre, qu'elle est sa propriété. Nous reconnaissons en lui le pouvoir d'en jouir et d'en disposer comme bon lui semble, pourvu qu'il respecte dans les autres et dans leurs biens des droits qui sont pareils aux siens.

Nous mettons donc certaines choses au rang des propriétés, non parce que telle est la volonté de l'autorité publique, mais parce qu'elles tiennent de l'industrie humaine les qualités qui les rendent précieuses à nos yeux; parce qu'il est impossible d'y porter atteinte, sans attaquer une partie plus ou moins considérable de la population dans ses moyens d'existence; enfin, parce qu'elles cesseraient d'être formées ou conservées, si la jouissance et la disposition n'en étaient pas garanties à ceux qui les ont créés ou à qui elles ont été régulièrement transmises.

[II-17]

L'autorité publique, en effet, peut intimer des ordres ou des défenses, accorder ou retirer sa protection, récompenser ou punir, dépouiller les uns pour enrichir les autres; mais il n'est pas en sa puissance de donner aux choses, par ses déclarations, les qualités qui les rendent propres à satisfaire nos besoins; elle ne peut pas donner l'existence à des propriétés ; sa mission n'est pas de créer des droits; elle est de proclamer et de garantir ceux qui résultent de la nature de l'homme et de la nature des choses.

Toutes les fois donc que nous observons qu'un ou plusieurs individus forment un nouveau moyen d'existence, qui ne porte aucune atteinte à la personne ou à la sûreté d'autrui, et qui ne blesse en rien la morale, nous mettons ce moyen au rang des propriétés, quelle qu'en soit d'ailleurs la nature; nous reconnaissons que ceux qui en sont les auteurs peuvent en jouir et en disposer comme de toutes les autres choses que nous avons désignées par le même nom.

En observant comment les propriétés se forment, nous avons remarqué qu'il s'y rencontre deux élémens essentiels: une matière quelconque, et, dans cette matière, une qualité propre à satisfaire un ou plusieurs de nos besoins. Il est cependant, chez les peuples qui sont parvenus à un certain degré de civilisation, des choses qui sont [II-18] mises au rang des propriétés, et qui ne peuvent être assimilées à un fonds de terre ou à un meuble. Chez tous les peuples policés, on met, par exemple, au rang des propriétés certaines conceptions de l'esprit, telles que des ouvrages littéraires ou scientifiques, des compositions musicales, des dessins et même de simples inventions dans les arts. On ne reconnaît pas au propriétaire la faculté seulement de jouir et de disposer de l'objet sur lequel il fixe ses conceptions; on lui reconnaît de plus la faculté d'empêcher que d'autres ne reproduisent, au moins pendant un certain temps, les mêmes pensées.

On met également au rang des propriétés le nom qu'un homme a toujours porté, la réputation qu'il s'est acquise, ou qu'il a donnée à certains établissemens industriels ou commerciaux, la clientelle qu'il s'est formée. Une personne qui parvient à achalander une maison de commerce, un établissement d'instruction publique, par exemple, vend ensuite sa clientelle ou sa chalandise, comme il vendrait un fonds de terre ou une maison. Cependant, quoiqu'il en obtienne quelquefois un très-grand prix, il n'a nullement la prétention d'être le maître des personnes dont il transmet en quelque sorte les habitudes ou la confiance.

N'est-ce donc point par une sorte d'abus que ces diverses choses sont mises au rang des propriétés? On conçoit très-bien que, lorsqu'un homme a [II-19] tracé sur des feuilles de papier qui sont à lui, des pensées qu'il a conçues, le livre qu'il a produit soit sa propriété; mais s'il en vend des copies, ceux qui les acquièrent ne pourront-ils pas légitimement les reproduire et les vendre à leur profit comme des propriétés nouvelles qu'ils ont eux-mêmes créées? Celui qui donne à une matière dont il est propriétaire une nouvelle valeur, en la convertissant en un outil jusqu'alors inconnu, reste maître de l'utilité qu'il a produite, comme de la matière sur laquelle il l'a fixée. S'ensuit-il que d'autres ne pourront pas suivre son exemple, en créant de semblables outils sans porter atteinte à ses droits? N'est-ce point aussi par une sorte d'abus qu'on met au rang des propriétés le nom, la réputation, les pensées ou les découvertes d'une personne?

Ces questions présentent à résoudre de graves difficultés; cependant il est possible d'en donner une solution propre à satisfaire l'esprit, si l'on observe bien les principes fondamentaux de toute propriété, et si l'on ne les perd jamais de vue. Comme il existe entre elles une certaine analogie, et qu'elles doivent être résolues par les mêmes principes, nous allons les examiner successivement.

La division la plus générale qu'on ait faite dans la science du droit, est celle qui range, sous deux grandes classes, les objets dont cette science s'occupe : [II-20] les personnes et les choses. Au premier aspect, rien ne paraît plus tranché que cette division; il semble impossible de jamais confondre ce qui appartient à l'une avec ce qui appartient à l'autre. Cependant, quand on y regarde de près, on trouve que les personnes sont si étroitement unies aux choses, qu'il est impossible d'établir une séparation absolue entre les unes et les autres. Les hommes ne vivent et ne se multiplient qu'au moyen des choses, et en s'identifiant en quelque sorte avec elle. Il est impossible de dépouiller un homme de ses propriétés, sans porter par cela même atteinte à l'existence de sa personne. On ne saurait donc traiter des unes sans parler en même temps des autres.

Nous avons reconnu que jamais une personne ne peut, suivant les lois de notre nature, être la propriété d'une autre, et que nul n'a d'autre maître que lui-même ; nous avons également reconnu que toute valeur ou toute utilité créée par un individu, est à lui, et que nul autre que lui n'a le droit d'en jouir ou d'en disposer sans son consentement. Mais qu'est-ce donc qui forme une personne? Qu'est-ce qui constitue son individualité? Ce n'est pas seulement son être matériel; se sont ses pensées, ses sentimens, ses relations de famille et de société, son nom, sa réputation, en un mot, tout ce qui fait de lui un être particulier, tout ce qui le distingue de ses semblables.

[II-21]

Une personne dont on usurperait le nom et la réputation, et à laquelle on ravirait le rang qu'elle tient dans la société, et jusqu'à la place qu'elle occupe dans sa famille, se trouverait souvent dépourvue de tout moyen d'existence ou de conservation; elle serait par cela même dépouillée de la plupart de ses propriétés.

Il est, dans toute société civilisée, une multitude de familles dont l'existence ou la fortune reposent sur la renommée attachée à certains noms ou à certains établissemens. Un fabricant, un artisan, mettent leur nom ou une empreinte particulière sur les objets sortis de leurs mains, et livrés au commerce. Tant que l'expérience n'a pas constaté la qualité de leurs produits, leur nom ou la marque qu'ils ont adoptée, est sans influence sur le public. Aussitôt qu'il est reconnu que les objets fabriqués par eux, possèdent les qualités qu'on désire y trouver, on les accepte de confiance. On se borne très-souvent à vérifier s'ils portent le nom ou l'empreinte de celui qu'on en suppose l'auteur.

Il ne suffit pas, pour exercer un art ou une profession d'une manière avantageuse, d'en avoir acquis la capacité; il faut avoir obtenu, de plus, la confiance d'une partie plus ou moins considérable du public. Or, pour obtenir cette confiance, il faut souvent plus de temps et de sacrifices qu'il [II-22] n'en a fallu pour se mettre en état de bien exercer son art ou sa profession. Il arrive quelquefois que des personnes d'une probité ou d'un mérite incontestables ont épuisé leurs ressources, avant d'avoir pu parvenir à se faire connaître. Presque jamais, au contraire, on ne voit une personne tirer de l'exercice de son art ou de sa profession des profits un peu considérables, sans avoir fait de grandes dépenses.

Cette espèce de propriété dont il est ici question ne se forme donc, comme toutes les autres, qu'en donnant à un nom ou à un signe, qui par lui-même est sans importance, une valeur plus ou moins considérable. Pour donner cette valeur à un nom, à un signe, il faut se livrer à de longs travaux, et faire certaines dépenses. Quand elle est formée, elle est pour celui qui en est l'auteur, une propriété non moins incontestable que tout objet matériel dont il aurait créé l'utilité.

Si l'on admet que chacun est maître de soimême, de son nom, et de toutes les valeurs auxquelles il donne l'existence, il n'est pas possible de contester qu'une personne ne soit aussi maîtresse de sa réputation et de tous les avantages qu'elle peut en retirer. La réputation d'une personne, quand elle est acquise par des moyens légitimes, tels que des talens, de la probité, ou par d'autres qualités individuelles, est même la plus incontestable des [II-23] propriétés. Elle est une conséquence nécessaire de la faculté qui appartient à chacun de disposer de lui-même de la manière qu'il juge la plus avantageuse, pourvu qu'il respecte dans les autres la même liberté.

Il arrive souvent que la renommée, au lieu de s'attacher au nom d'une personne, s'attache à un établissement. Une maison de commerce, quand elle est achalandée, se transmet souvent d'un homme à un autre, sans perdre aucun de ses avantages. La raison en est que celui qui la reçoit, a soin de conserver les usages, les conditions et les employés qui en ont fait la prospérité. Il tire ses marchandises des mêmes fabriques; il se contente des mêmes bénéfices, et met dans ses ventes la même bonne foi, la même probité. Il conserve ainsi les mêmes pratiques.

Depuis le moment où un établissement de commerce se forme, jusqu'à celui où il est bien connu, il s'écoule quelquefois un intervalle assez long. Durant cet intervalle, il faut payer des loyers, des commis, des domestiques, et faire tous les frais d'une maison qui serait déjà achalandée. Il faut aussi supporter des pertes sur les marchandises dont on a fait provision et qui ne se vendent pas, ou qui ne se vendent que très-lentement. Il arrive quelquefois qu'en faisant ces divers sacrifices, on ne parvient pas à former un établissement [II-24] commercial, et qu'on est obligé d'abandonner l'entreprise. Tous les frais qu'on a faits sont alors irrévocablement perdus.

Lorsque l'entreprise a réussi, on a créé ce qu'on appelle un fonds de commerce, dont la valeur est indépendante de la valeur des marchandises ou des divers objets qui meublent l'établissement. Ce fonds n'est pas fixé sur une matière qu'on puisse assigner, et qui soit susceptible d'être transmise d'une main à l'autre comme un meuble. Il consiste dans la confiance qu'on a inspirée, dans les habitudes qu'on a fait contracter, dans la renommée qu'on a créée; en un mot, dans la chalandise. Il a une valeur, puisqu'on trouve des gens qui consentent à l'acheter, et cette valeur, comme toutes les autres, ne se crée que par des soins et des dépenses. Il est donc la propriété de celui qui l'a formé ou légitimement acquis.

Les lois françaises ont pris soin de garantir à chacun les avantages de la réputation qu'il s'est acquise dans l'industrie et le commerce; elles ont établi des peines contre tout individu qui usurperait la marque ou le signe qu'un autre se serait déjà approprié. Un arrêté du 23 nivôse an ix [1], afin de conserver aux fabricans de quincaillerie et de coutellerie, les marques particulières destinées [II-25] à constater l'origine de leurs ouvrages, les avaient astreints à faire empreindre ces marques sur des tables communes, déposées dans un lieu public. Un décret du 5 septembre 1810 fit ensuite défenses à toute personne de contrefaire ces marques, sous peine d'une amende de trois cents francs pour la première fois. En cas de récidive, le coupable devait être puni d'une amende double, et d'un emprisonnement de six mois. Dans tous les cas, les objets contrefaits devaient être saisis au profit du propriétaire de la marque.

La loi du 22 germinal an XI [2] a rendu ces dispositions plus générales : elle déclare que la contrefaçon des marques particulières que tout manufacturier ou artisan a le droit d'appliquer sur les objets de sa fabrique, donne lieu à des dommages-intérêts envers celui dont la marque a été contrefaite; elle dispose, en outre, que l'individu coupable de contrefaçon est punissable des mêmes peines que celui qui commet un faux en écriture privée. Cette loi n'autorise les fabricans et artisans à se plaindre de contrefaçon, qu'autant qu'ils ont préalablement fait connaître leurs marques d'une manière légale, par le dépôt d'un modèle au greffe du tribunal de commerce d'où relève le chef-lieu de la manufacture ou de l'atelier [3].

Les Anglais paraissent avoir pensé qu'on n'avait pas besoin d'une loi spéciale pour empêcher une personne de nuire à une autre, en faisant usage de la marque que celle-ci s'est appropriée pour distinguer les produits de son industrie. Ils admettent que, suivant les règles du droit commun, l'homme qui contrefait la marque d'un autre, doit être condamné à lui payer les dommages qu'il lui a causés. Cette espèce d'usurpation ne paraît pas au reste, avoir été mise par eux au nombre des délits: elle ne donne lieu qu'à des réparations civiles.

Il peut se rencontrer d'autres cas où une personne cherche à s'enrichir en usurpant la réputation d'une autre. Un peintre dont le nom serait peu connu, pourrait, par exemple, chercher à vendre ses tableaux, en inscrivant au bas le nom d'un peintre célèbre; un écrivain pourrait mettre sur ses écrits le nom d'un auteur estimé du public; un médecin ou un avocat sans nom, pourraient donner des consultations sous le nom d'un médecin ou d'un jurisconsulte renommés. Dans ces cas et dans d'autres pareils, les personnes dont on usurpe le nom et la réputation, éprouvent un dommage analogue à celui que leur causerait la violation de toute autre espèce de propriété. Ils sont lésés dans leurs intérêts, non-seulement en ce qu'on leur ravit une partie des fruits de la réputation qu'ils ont acquise, [II-27] mais aussi parce que leur réputation peut être altérée par le fait de l'usurpation.

Il n'existe pas de loi spéciale pour garantir les propriétés de ce genre; mais elles sont garanties par les dispositions des lois générales. Ayant admis comme principe général que tout fait de l'homme qui cause à autrui un dommage, oblige celui qui en est l'auteur à le réparer, il était inutile de descencendre aux applications de ce principe.

Il reste à examiner si certaines conceptions de l'esprit, lorsqu'elles ont été réalisées, doivent être mises au rang des propriétés.

 


 

[II-28]

CHAPITRE XXIX.
De la propriété des inventions ou des procédés industriels.

Le fait de s'emparer d'une chose qui n'a point de maîtres, avec intention de se l'approprier, a été considéré de tout temps comme un des premiers moyens d'acquérir la propriété. Cette manière de juger nous est même si naturelle, que l'homme le moins éclairé qui se verrait enlever une chose qu'il aurait acquise de cette manière, par celui qui n'aurait aucun droit antérieur au sien, se croirait victime d'une injustice manifeste. Il soumettrait, sans hésiter, le jugement d'une telle spoliation à des gens qui n'auraient pas plus de lumières que lui, et il se croirait sûr du gain de son procès, s'il avait la certitude que ses juges ne seraient ni trompés ni corrompus.

Les nations ont adopté, dans leurs relations mutuelles, le principe qu'elles appliquent aux individus dans les relations qu'ils ont entre eux; elles se sont considérées comme propriétaires des terres inoccupées, découvertes dans des expéditions qu'elles [II-29] avaient commandées, et dont leurs agens avaient pris possession en leur nom. C'est à ce titre qu'elles ont établi des colonies en Amérique, dans une partie de l'Afrique, et dans les îles nombreuses qu'elles occupent dans les deux océans. Il a suffi quelquefois qu'un peuple eût découvert une route de commerce à travers les mers, pour qu'il s'en déclarât exclusivement propriétaire, à titre de premier occupant. Le Portugal, par exemple, prétendait jadis avoir seul le droit de faire le commerce des Indes par le cap de Bonne-Espérance, attendu qu'ayant le premier fait la découverte de ce passage, il l'avait acquis par occupation. Grotius crut ne pouvoir repousser ces prétentions qu'en prouvant que les mers étaient libres de leur nature, et que, par conséquent, elles n'étaient pas susceptibles d'une occupation exclusive.

Il paraît que, dans le seizième siècle, des Anglais, ayant introduit dans leur pays des branches d'industrie ou de commerce, prétendirent que le principe admis par les jurisconsultes relativement à l'occupation des choses qui n'avaient pas de maîtres, devait être appliqué aux découvertes qu'ils avaient faites dans le domaine des arts. Il était naturel qu'en voyant les gouvernemens faire explorer les mers pour chercher des terres nouvelles, et s'emparer des pays dont [II-30] leurs agens faisaient la découverte, les hommes qui obtenaient de leurs recherches dans l'industrie, des produits jusqu'alors inconnus, aspirassent à obtenir la jouissance exclusive des procédés qu'ils avaient inventés. La découverte n'était-elle pas le produit de leur travail et de leur génie? N'étaient-ils pas aussi les premiers occupans?

Il aurait fallu plus de lumières et plus de respect pour la liberté du travail, qu'il n'y en avait alors dans les gouvernemens, pour apercevoir le vice de ce raisonnement. On pouvait bien, en effet, trouver quelque analogie entre la prétention d'exploiter, à l'exclusion de tous les autres hommes, une industrie qu'on aurait inventée, et la prétention des Portugais de naviguer, à l'exclusion de toutes les nations, sur les mers qu'ils avaient découvertes; mais était-il possible d'apercevoir quelque ressemblance entre un objet matériel, circonscrit dans d'étroites limites, telles qu'un espace de terre ou une pièce de gibier, et un procédé de l'industrie? Pouvait-on, avec quelque apparence de raison, assimiler l'invention d'un art, à l'occupation d'une pierre précieuse que les flots de la mer ont poussée sur le rivage, ou d'un poisson qu'un pêcheur a pris dans ses filets? L'exploitation d'un art par un individu, était-elle un obstacle à ce que le même art fût exploité par d'autres?

Mais les gouvernemens n'y regardaient pas alors [II-31] de très-près, quand il s'agissait de liberté, d'industrie ou de commerce; ils s'attribuaient le pouvoir de donner arbitrairement des priviléges à des hommes qui n'avaient rien imaginé de nouveau; à plus forte raison devaient-ils croire qu'il leur était permis de donner à l'auteur d'une invention ou à l'introducteur d'un nouveau commerce, le privilége de l'exploiter exclusivement, pendant un nombre d'années déterminé; ayant la faculté de concéder sans raison toutes sortes de monopoles, ils n'avaient pas d'autres motifs à donner de leurs concessions que leur pouvoir ou leur volonté.

Cependant, quelles qu'aient été les prétentions des auteurs de découvertes industrielles, jamais le gouvernement anglais n'a proclamé, en principe et d'une manière absolue, que toute invention est la propriété de l'inventeur, et que le premier qui occupe une branche d'industrie ou de commerce, acquiert le droit de l'exploiter exclusivement; jamais il n'a fait de loi ayant pour objet direct et principal de garantir cette prétendue propriété. La prérogative, dont la couronne s'était emparée, d'accorder des priviléges aux inventeurs pour l'exploitation de leurs inventions, n'a été maintenue que par exception, lorsque tous les autres monopoles ont été abolis, et qu'il a été admis, en principe, que la couronne ne pourrait plus en accorder. La reine Élisabeth ayant réduit en monopoles presque toutes [II-32] les branches d'industrie ou de commerce qui avaient quelque importance, la nation anglaise se souleva, sous son successeur, contre un état de choses devenu insupportable. Un acte rendu dans la vingt-unième année du règne de Jacques Ier (ch. 3), déclara nuls et contraires aux lois du royaume tous les monopoles précédemment établis, et défendit d'en accorder de nouveaux. Toutes personnes et corporations furent déclarées incapables d'en exercer ou d'en faire exercer aucun à l'avenir, et il fut ordonné que tout homme qui serait lésé par un monopole, aurait droit au triple des dommages qu'il aurait éprouvés, et au double des dépens qu'il aurait payées pour obtenir justice.

L'article 5 de cet acte ajouta, que néanmoins les dispositions précédentes ne s'étendaient pas aux lettres-patentes et aux concessions de priviléges, accordées pour le terme de vingt-un ans et au-dessous, à l'inventeur d'une marchandise nouvelle, pour la fabrication et la vente de cette même marchandise, pourvu toutefois que personne ne fût, avant la concession du privilége, en possession de fabriquer ou de vendre des objets semblables. Il fut reconnu, par l'art. 6, que les dispositions qui prohibaient, pour l'avenir, la création de monopoles, ne s'appliqueraient pas non plus aux lettres patentes ou concessions de priviléges qui seraient accordées pour un terme de quatorze ans ou pour [II-33] un moindre terme à l'inventeur ou aux inventeurs d'un produit quelconque, pour la fabrication et la vente de ce même produit. Cependant cette exception ne fut admise que dans le cas où nulle autre personne ne serait, avant la concession des priviléges ou des lettres-patentes, en possession de fabriquer des objets semblables. Ces deux articles déclarèrent, en outre, qu'il était bien entendu que les inventeurs qui auraient obtenu des lettres-patentes, ne pourraient en user de manière à violer les lois ou à porter préjudice à l'État, en élevant le prix des marchandises à l'intérieur, ou en nuisant au commerce par quelque moyen que ce fût [4].

La prérogative d'accorder un monopole temporaire à un inventeur pour l'exploitation de son invention, n'a pas été mise par les jurisconsultes anglais au rang des exceptions au droit commun de leur pays. Richard Godson affirme, au contraire, que le statut du roi Jacques a toujours été considéré comme purement déclaratoire de l'existence de cette prérogative. Il observe toutefois que les princes avaient si rarement fait usage de ce pouvoir au profit des inventeurs, que le parlement, en abolissant d'un seul coup tous les monopoles funestes, fut obligé d'offrir un encouragement [II-34] aux artistes ingénieux. On ne doit pas perdre de vue, au reste, qu'en affirmant que, suivant le droit commun de l'Angleterre, la couronne a la prérogative de donner aux inventeurs le privilége d'exploiter exclusivement leurs inventions pendant un temps déterminé, cet écrivain ne dit pas que, suivant le même droit, tout inventeur était propriétaire de son invention, et pouvait empêcher toute autre personne d'en faire usage.

Lorsque la révolution française éclata, les hommes qui s'occupaient du perfectionnement des lois, tournèrent leurs regards vers l'Angleterre pour y chercher des modèles; car la GrandeBretagne était alors le seul pays gouverné par un roi, dans lequel il existât quelque liberté. Ils trouvèrent que les auteurs de découvertes industrielles y jouissaient du privilége de les exploiter exclusivement pendant un certain nombre d'années, sous certaines conditions, et ils établirent en France le même regime.

Le 31 décembre 1790, l'Assemblée constituante, sur la demande de quelques artistes, proclama que toute découverte ou nouvelle invention, dans tous les genres d'industrie, était la propriété de son auteur, et que tout moyen d'ajouter à quelque fabrication que ce pût être un nouveau genre de perfection, serait regardé comme une invention; elle alla plus loin, elle déclara que quiconque [II-35] apporterait le premier en France une découverte étrangère, jouirait des mêmes avantages que s'il en était l'inventeur.

L'Assemblée constituante ne pensait pas établir, par ces dispositions, des priviléges ou des monopoles au préjudice de la masse de la population; elle croyait, au contraire, reconnaître des droits inhérens à la nature de l'homme. Il lui semblait même qu'elle devait s'expliquer à cet égard d'une manière si formelle, qu'à l'avenir nul ne pût élever des doutes sur la nature de ces droits. Voici les motifs qui servent de préambule à son décret, et les dispositions par lesquelles elle garantit aux inventeurs ce qu'elle considère comme leurs droits naturels.

« Considérant que toute idée nouvelle, dont la manifestation ou le développement peut devenir utile à la société, appartient primitivement à celui qui l'a conçue, et que ce serait attaquer les droits de l'homme dans leur essence, que de ne pas regarder une découverte industrielle comme la propriété de son inventeur; » Considérant en même temps combien le défaut d'une déclaration positive et authentique de cette vérité, peut avoir contribué jusqu'à présent à décourager l'industrie française, en occasionnant l'émigration de plusieurs artistes distingués, et en faisant passer à l'étranger un grand nombre [II-36] d'inventions nouvelles, dont cet empire aurait dû tirer les premiers avantages;

» Considérant enfin, que tous les principes de justice, d'ordre public et d'intérêt national, lui commandent impérieusement de fixer désormais l'opinion des citoyens français sur ce genre de propriété, par une loi qui la consacre et qui la protége;

» Décrete ce qui suit :

» Art. 1er. Toute découverte ou nouvelle invention, dans tous les genres d'industrie, est la propriété de son auteur; en conséquence, la loi en garantit la pleine et entière jouissance, suivant le mode et pour le temps qui seront ci-après déterminés.

» Art. 2. Tout moyen d'ajouter à quelque fabrication que ce puisse être, un nouveau genre de perfection sera regardé comme une invention.

» Art. 3. Quiconque apportera le premier en France une découverte étrangère, jouira des mêmes avantages que s'il en était l'inventeur [5]. »

Les Anglo-Américains, qui ne se sont écartés de la législation de leur mère-patrie que par exceptions, n'avaient cependant pas adopté les principes suivis dans la Grande-Bretagne sur les inventions. Ayant repoussé tous les priviléges comme [II-37] à leurs déclarations de droits, ils auraient cru se mettre en opposition avec leurs propres principes, s'ils avaient établi des monopoles dans les arts ou dans le commerce. Mais après que l'Assemblée constituante, qui, à l'exemple des États-Unis, avait fait une déclaration des droits de l'homme, eut proclamé qu'on ne pouvait pas, sans attaquer ces droits dans leur essence, ne pas regarder une découverte industrielle comme la propriété de son inventeur, le congrès américain suivit l'exemple de l'Angleterre et de la France [6].

Le 21 février 1793, il rendit une loi par laquelle il garantit à l'auteur de toute invention industrielle, qui en aurait fait régulièrement la demande, le privilége de l'exploiter exclusivement pendant quatorze années, à la charge de se soumettre à certaines conditions déterminées par le même acte. Cette garantie ne fut pas donnée seulement aux citoyens des États-Unis, et aux personnes qui résideraient sur le territoire national; elle fut accordée indistinctement à toutes les personnes qui en feraient la demande, soit qu'elles résidassent sur le territoire de la confédération, soit qu'elles habitassent en pays étranger. On crut ne pas devoir [II-38] adopter, pour les découvertes industrielles, la distinction qu'on avait faite relativement aux compositions littéraires.

Il y a dans la déclaration de l'Assemblée constituante une confusion d'idées qu'il faut faire cesser, si l'on veut démêler l'erreur de la vérité, et ne pas admettre en principe des propositions qui conduiraient à des conséquences que le bon sens forcerait à désavouer.

Toute personne qui fait une découverte dans les arts a certainement le droit de l'exploiter à son profit, Pour reconnaître l'existence de ce droit, et en garantir l'exécution, il n'est pas nécessaire d'un acte spécial de la part de l'autorité publique. Il suffit, pour que l'inventeur puisse en jouir sans trouble, que la liberté d'industrie soit proclamée, et que toutes les propriétés soient garanties. Les principes généraux du droit sont suffisans pour le protéger dans l'emploi qu'il fait de ses biens et de ses talens.

Mais entre le droit d'exercer une industrie qu'on a découverte, et le droit d'empêcher que d'autres ne l'exercent, la différence est grande; l'existence du premier est loin de supposer l'existence du second. Celui-là ne peut être mis en question que dans des pays où l'on trouve encore des restes d'esclavage; celui-ci peut être mis en doute dans les pays les plus libres et les mieux policés. Si la [II-39] faculté d'exploiter exclusivement un art qu'on a inventé, n'était pas garantie par un acte spécial du gouvernement, pourrait-on la réclamer en vertu des principes qui garantissent à chacun la disposition de ce qui lui appartient? L'Assemblée constituante paraît l'avoir cru, puisqu'elle a proclamé hautement que toute idée nouvelle, dont la manifestation peut être utile à la société, appartient primitivement à celui qui l'a conçue, et qu'on ne peut contester à un inventeur la propriété de son invention, sans attaquer les droits de l'homme dans son essence. Cependant, si l'on n'avait fait à cet égard aucune loi spéciale, il est douteux qu'il se fût trouvé un tribunal pour faire respecter ce prétendu droit naturel.

L'Assemblée constituante a évidemment appliqué aux inventions industrielles le principe suivi par toutes les nations pour l'occupation des choses qui n'ont pas encore été appropriées. Elle n'exige pas, en effet, pour accorder à un individu l'exploitation exclusive d'un art ou d'une branche d'industrie, que cet individu se soit livré à de longs travaux, ou qu'elle ait fait certaines dépenses : elle ne lui demande que de prouver qu'il en est le premier occupant, et qu'il a fait constater son occupation. Quand même un autre individu prouverait qu'il a fait la même découverte par ses propres efforts, et qu'il n'a pas eu connaissance des [II-40] travaux du premier inventeur, il n'en serait pas moins privé de la faculté de mettre son invention en pratique. Les dispositions de la loi française, de la loi anglaise et de la loi anglo-américaine sont uniformes à cet égard: ce qui prouve que, dans les trois pays, on s'est également laissé diriger par le principe de l'occupation.

Mais ce principe est-il, en effet, applicable aux découvertes faites dans les arts? Existe-t-il quelqu'analogie entre un objet matériel, tel qu'un espace de terre ou un objet mobilier, et un procédé à l'aide duquel on forme un nouveau produit? De ce qu'on admet qu'une terre inoccupée, une pierre précieuse trouvée sur le bord de la mer, ou un animal sauvage, appartiennent aux premiers individus qui s'en emparent, emparent, s'ensuit-il que le premier qui découvre l'art de créer un produit nouveau, a seul le droit de mettre cet art en pratique? je ne le pense pas; les gouvernemens qui ont accordé des priviléges aux inventeurs, ne l'ont pas eux-mêmes cru, et ils ne pouvaient pas le croire.

L'Assemblée constituante a déclaré que toute découverte nouvelle est la propriété de son auteur; mais elle n'a pas agi conformément à cette déclaration. Dans la loi même où elle a proclamé l'existence de cette propriété, elle l'a deniée, puisqu'elle a limité à un petit nombre d'années la jouissance exclusive de l'inventeur. Pour agir conséquemment, [II-41] à sa déclaration, elle aurait dû garantir cette jouissance à perpétuité; mais alors elle serait arrivée à l'absurde; les arts et le commerce auraient été réduits à jamais en monopole, au profit d'un petit nombre de familles : on eût condamné l'espèce humaine, au nom du droit naturel, à rester stationnaire.

Les peuples admettent les uns à l'égard des autres le principe de l'occupation pour les choses purement matérielles; mais ils sont loin de l'admettre pour les découvertes faites dans les arts. Une découverte faite en France ne donne, en Angleterre, aucun privilége à l'inventeur. La loi française est si loin de reconnaître la propriété des découvertes faites et exploitées dans les autres pays, qu'elle encourage les nationaux à les introduire en France. Celui qui importe parmi nous une branche nouvelle d'industrie, peut en obtenir l'exploitation exclusive, même contre l'inventeur. On ne peut pas dire cependant que l'Assemblée constituante se proposait d'encourager le vol.

S'il était vrai que toute idée nouvelle, dont la manifestation peut devenir utile à la société appartient primitivement à celui qui l'a conçue, et que ce serait atttaquer les droits de l'homme dans leur essence, que de ne pas regarder une decouverte industrielle comme la propriété de son inventeur, il s'ensuivrait qu'à l'instant où un [II-42] procédé industriel aurait été trouvé et mis en pratique sur un point du globe, le genre humain tout entier devrait se l'interdire, et que nul ne pourrait en user sans blesser les droits de l'homme dans leur essence.

Ayant eu occasion d'examiner ailleurs les principes proclamés par le décret de l'Assemblée constituante, et les doctrines des écrivains qui les ont développés, je dois me borner à rappeler ici les motifs qui me les ont fait paraître douteux.

On voit, dans les considérans du décret de l'Assemblée constituante, comme dans les écrits qui les ont développés, deux espèces de motifs: les principaux sont tirés du droit naturel qu'a tout inventeur d'exploiter exclusivement le genre d'industrie qu'il a découvert; les autres sont tirés de l'utilité publique. Ceux-ci sont purement hypothétiques; ils n'existent que par supposition. Personne n'affirme que le défaut de monopole en faveur des inventeurs, ait découragé l'industrie, et occasionné l'émigration de plusieurs artistes distingués. On dit qu'il peut avoir produit de tels effets: mais comme ce n'est là qu'un motif secondaire, on ne daigne même pas examiner s'il est justifié ou contredit par les faits.

Il est des légistes qui ne voient dans les lois que [II-43] des conséquences d'un petit nombre de principes placés hors du domaine du raisonnement, et qui raisonnent comme de véritables théologiens. En effet, aussitôt qu'on cesse de traiter ces principes comme des dogmes, et qu'on refuse d'y croire sans examen, ils ne signifient plus rien, même pour ceux qui les invoquent. Comment en prouverait-on la vérité, puisqu'ils forment les premiers élémens du raisonnement ?

Mais, dit-on, ces principes n'ont pas besoin de démonstration; ils sont évidens par eux-mêmes: il suffit de les énoncer pour que tout le monde les reconnaisse ; l'auteur de la nature les a gravés dans tous les esprits. Voilà des faits affirmés d'une manière bien positive; mais où en est la preuve? Quels sont les hommes qui en ont constaté l'existence et l'universalité?

Cela n'est pas nécessaire, ajoute-t-on; on ne prouve pas plus l'évidence, qu'on ne prouve la lumière: ceux qui ne sont pas organisés de manière à en être frappés immédiatement, ne sont pas organisés de manière à en comprendre la démonstration. Il n'y a rien à répondre à ce raisonnement, et il ne nous reste plus qu'à examiner dans quelle proportion les aveugles sont aux voyans. Cet examen ne sera pas inutile; car il pourrait bien avoir pour résultat de prouver à des hommes qui se croient organisés de manière à être frappés par la [II-44] lumière, qu'ils ne sont pas moins aveugles que ceux qui, pour croire à l'existence de la lumière, demandent qu'on leur en donne des preuves.

Il est donc aussi clair que le jour qu'un homme qui fait la découverte d'un procédé, qui aperçoit ce que d'autres n'ont pas aperçu avant lui, qui fait de ses organes un usage que d'autres n'en ont jamais fait, qui donne à de la matière un genre d'utilité que personne ne lui avait donnée, acquiert par cela même le droit exclusif de créer ce genre d'utilité, de faire un tel usage de ses organes, ou d'exécuter un tel procédé. Ce droit qu'il acquiert par son invention, ne lui est pas attribué par les lois de son pays, puisqu'il est, au contraire, la base sur laquelle reposent les lois. Il est éternel, immuable, indépendant de toute institution; il est par conséquent universel, et n'est limité ni par les bornes des États, ni par les montagnes, ni par les mers.

Voilà des vérités évidentes par elles-mêmes, gravées dans tous les esprits et dans tous les cœurs, et qui ne peuvent être contestées que par des hommes qui ont fermé les yeux à la lumière. Suivons-les dans l'application, et nous en serons encore plus vivement frappés. Le premier homme qui conçut et exécuta l'idée de transformer un morceau de bois en une paire de sabots, ou une peau d'animal en une paire de sandales, acquit par ce seul fait le droit exclusif de chausser le genre [II-45] humain. Dès ce moment, tous les hommes se trouvèrent dans l'obligation de marcher nus-pieds, ou d'aller se pourvoir de chaussures auprès de l'heureux inventeur. Si la découverte fut faite par un habitant du pôle boréal, les habitans du pôle austral ne purent, sans blesser les droits de l'homme et sans violer les principes gravés dans tous les cœurs, se permettre de porter des sabots sans les avoir achetés à l'autre extrémité du globe. Si l'inventeur ne put pas en fabriquer une quantité suffisante pour chausser toutes les nations du monde, ou s'il mit un prix qu'on n'eût pas la possibilité de payer, on dut aller sans chaussure et s'écorcher les pieds, de peur de blesser les droits de la nature. Tout cela est clair comme le jour, incontestable comme la lumière pour quelques-uns de nos docteurs.

Il n'est pas moins évident à leurs yeux que le premier homme qui, découvrant un grain de blé, s'avisa de le déposer dans le sein de la terre, de le faire multiplier, et de fabriquer du pain, acquit le droit exclusif de se nourrir et de nourrir le genre humain avec cette nouvelle espèce d'aliment. Dès ce moment, les peuples de toutes les races, blancs, noirs, jaunes, rouges et basanés, durent traverser les mers et les montagnes pour aller se pourvoir de pain auprès de l'inventeur. Ceux qui ne purent faire le voyage furent obligés de continuer de [II-46] manger des serpens, des rats où des grenouilles, ou même de se manger les uns les autres, pour rester fidèles aux droits de la nature. Si une grande partie de la terre est aujourd'hui cultivée, on ne peut l'attribuer qu'à la profonde corruption du genre humain qui viola les droits naturels, exclusifs, et imprescriptibles, du premier cultivateur et du premier fabricant de pain.

Nous devons en dire autant de l'homme qui, pour se former un abri, s'avisa le premier de courber des branches d'arbres ou de creuser un trou dans la terre. Cette découverte lui donna le droit exclusif de se garantir et de garantir les autres des intempéries des saisons. Tout homme qui s'avisa de suivre son exemple, sans en avoir obtenu de lui la permission, fut un violateur de la loi naturelle; il méconnut les principes gravés en caractères ineffaçables dans son esprit par la droite raison....

Nous observons que, dans les considérans de la loi que nous avons citée, les auteurs de cette loi déclarent d'abord que ce serait attaquer les droits de l'homme dans leur essence, que de ne pas regarder une découverte industrielle comme la propriété de son auteur, et que tous les principes de justice, d'ordre public et d'intérêt national, lui commandent impérieusement de fixer désormais l'opinion des citoyens français sur ce genre de propriété, par une loi qui la consacre et la protége; [II-47] et puis nous lisons avec étonnement dans le troisième article :

« Quiconque apportera le premier, en France, une découverte étrangère, jouira des mêmes avantages que s'il en était l'inventeur. »

Mais s'il en est ainsi, que deviennent les droits de l'homme? L'étranger qui invente ne serait-il pas un homme? Son invention ne serait-elle pas sa propriété? Son droit n'existe-t-il pas indépendamment de votre loi? Le monopole que vous donnez au premier imitateur, serait-il un encouragement au vol? Est-ce là un bon moyen de consacrer, de protéger ce genre de propriété qui est une partie essentielle des droits de l'homme? Si les habitans de vos frontières faisaient des excursions sur la terre des nations voisines pour s'y livrer au pillage, vous les puniriez comme des brigands. Cependant vous assurez que les inventions sont la propriété des inventeurs, vous dites que vous voulez faire respecter ce genre de propriété, puis, vous excitez vos compatriotes à aller surprendre les secrets des inventeurs étrangers; vous leur assurez le monopole des inventions qu'ils ont volées!....

On dira, sans doute, qu'il ne serait pas raisonnable d'obliger les habitans d'un pays à aller chercher les objets dont ils ont besoin, chez une autre nation qui pourrait se trouver placée à une distance immense; que cette nation pourrait refuser de leur vendre ces objets, ou y mettre un prix [II-48] excessif; qu'elle pourrait aussi ne pas en fabriquer une quantité suffisante pour fournir aux demandes des autres nations. Mais ces réponses qui prouveraient que les principes qu'on donne comme des vérités éternelles, sont subordonnés aux besoins et varient avec eux, ne seraient pas satisfaisantes. Estil plus raisonnable, en effet, de contraindre les habitans du département de l'Ain d'aller se pourvoir des choses dont ils ont besoin auprès de l'imitateur de Brest, plutôt qu'auprès de l'inventeur de Genève? Les habitans du port de Calais auraientils plus de peine à se pourvoir de certains objets auprès d'un inventeur de Londres qu'auprès d'un imitateur de Toulouse ou de Perpignan?

L'inventeur étranger pourrait, dit-on, refuser de vendre ses productions, ou y mettre un prix trop élevé; mais l'imitateur uational n'a-t-il pas les mêmes priviléges? Ces priviléges ne sont-ils pas garantis à l'un et à l'autre par le monopole? Un inventeur pourrait n'avoir pas le moyen d'approvisionner toutes les nations; cela est incontestable; mais est-on sûr qu'un imitateur aura le moyen d'en approvisionner une seule? Serait-il plus facile à un pauvre imitateur des Landes ou des Pyrénées d'approvisionner la France tout entière, qu'à un riche inventeur de Londres ou d'Amsterdam? Un inventeur qui ne peut pas fournir à toutes les demandes, n'a-t-il pas d'ailleurs [II-49] la ressource de céder le droit d'exploiter sa découverte dans certains lieux déterminés?

Ce n'est pas seulement en accordant un monopole aux imitateurs d'inventions étrangères, que les auteurs du décret attaquent, par l'article 8, les droits de l'homme qu'ils ont proclamés dans le préambule; c'est aussi en limitant à un certain nombre d'années, le monopole que la loi naturelle accorde, suivant eux, à l'inventeur. S'il est vrai, comme ils le disent, que toute invention est la propriété de l'inventeur; si cette propriété ne peut pas être attaquée sans que les droits de l'homme soient violés dans leur essence, il est difficile de comprendre pourquoi elle est moins sacrée après la quatorzième année qu'après le premier jour. Pour ne pas être inconséquent, on aurait dû déclarer, ou que toutes les propriétés deviendraient communes après quatorze années de jouissance, ou que le monopole de tout inventeur serait perpétuel [7].

Les auteurs qui ont adopté les maximes de l'Assemblée constituante, se sont aperçus qu'elles conduisaient à des conséquences inadmissibles; ils ont donc tenté de les modifier à l'aide d'un autre principe. Après avoir reconnu les droits exclusifs de l'inventeur, ils ont admis, d'un autre côté, que chacun [II-50] a le droit d'user de sa pensée, quelle qu'en soit l'origine, et d'imprimer à toute portion de matière dont il est le maître, la forme de l'invention comprise par son intelligence et identifiée avec sa pensée. Je n'examinerai pas ici comment ils concilient cette contradiction: cet examen nous écarterait trop du sujet de cet ouvrage, et aurait peu d'utilité.

L'exploitation exclusive d'une découverte industrielle, garantie à l'inventeur pour un temps déterminé, n'a et ne peut avoir pour objet que de donner un encouragement à l'industrie. Il faudrait donc, pour apprécier cette espèce de monopoles, examiner si les avantages qu'ils produisent excèdent les inconvéniens qui en résultent. S'il était démontré que les entraves imposées à l'industrie par les priviléges donnés aux inventeurs, les discussions et les procès qui en sont une suite naturelle, causent, en définitive, plus de dommage que les encouragemens ne produisent de bien, clair qu'il n'y aurait pas de raison pour mettre des entraves à l'industrie.

On dit, pour justifier ces monopoles, que toute invention nouvelle est profitable à la société, et que la société doit une indemnité à ceux de ses membres qui font des sacrifices pour elle; qu'il serait difficile et souvent impossible d'estimer d'une manière équitable, les avantages que la société [II-51] retire de certaines inventions, et que la manière la plus sûre de récompenser un inventeur selon son mérite, c'est de lui garantir, pendant un temps déterminé, l'exploitation exclusive de sa découverte.

Une nation doit, sans doute, indemniser tout individu des sacrifices particuliers qu'elle exige de lui; quand elle a attaché une récompense à un service, et que ce service a été rendu, il est évident qu'elle doit la récompense. Mais est-elle tenue d'indemniser les citoyens des sacrifices qu'ils font dans la gestion de leurs intérêts privés, quand il arrive que ces sacrifices tournent indirectement à l'avantage du public? Si l'on admettait une pareille doctrine, il n'y aurait pas de peuple assez riche pour payer tous les services qui lui seraient rendus. Il y a beaucoup de gens qui se ruinent en se livrant à des entreprises qui ne sont pas sans utilité pour le public; cependant il ne leur vient pas dans la pensée de demander des indemnités.

On dit aussi, pour justifier les priviléges accordés aux inventeurs, que les imitateurs d'une invention ont un immense avantage sur celui qui en est l'auteur, qu'ils n'ont point d'essais à faire, et qu'ils sont dispensés des frais qu'exigent les tâtonnemens. Mais on oublie de faire entrer en ligne de compte les avantages qu'il y a toujours, dans l'exercice d'une industrie, à se présenter le premier, et à se faire une réputation au moyen d'une découverte utile. [II-52] Il faut ajouter qu'on élève des hommes pour se livrer à l'exercice d'une profession, et non pour être des inventeurs : les découvertes ne sont faites, en général, que dans la pratique des arts. Souvent elles ne sont que d'heureux accidens dans la vie des gens qui se livrent à la pratique de l'industrie.

S'il en est quelques-unes qu'on n'a pu mettre en pratique sans se livrer à des dépenses considérables, le plus grand nombre exigent peu de frais, et ne sont dues quelquefois qu'au hasard. Si les lois ne donnaient point de priviléges aux auteurs de découvertes, les hommes qui croiraient avoir trouvé le moyen de produire une chose utile, jusqu'alors inconnue, ne seraient pas dans une position différente de ceux qui se proposent d'établir un art ou un commerce depuis long-temps connus, dans un lieu où ils n'existent pas encore. Les uns et les autres ont des frais plus ou moins considérables à faire et des chances de perte à courir; les premiers, comme les seconds, jugent de la bonté de leur entreprise par les bénéfices qu'ils en attendent, et non par les avantages que le public en pourra retirer. Il y a peut-être plus de gens qui se sont ruinés en essayant d'achalander une nouvelle boutique, ou en établissant une nouvelle manufacture de produits connus depuis long-temps, qu'en faisant des essais pour obtenir des produits d'une nouvelle espèce. C'est à chacun à bien faire [II-53] ses calculs, avant que de se livrer à des expériences dispendieuses.

Du moment qu'une loi a promis à l'auteur d'une invention de lui en garantir la jouissance exclusive pendant un temps déterminé, toute découverte faite et constatée sous l'empire de cette même loi, devient la propriété de celui qui en est l'auteur pour le temps qui a été fixé. L'inventeur, dans ce cas, peut dire que, si on ne lui avait garanti aucun privilége, il ne se serait pas livré à des essais; qu'il n'aurait pas pris certains engagemens; qu'il ne serait pas entré dans la carrière où on l'a poussé par l'appât d'une récompense. L'abrogation d'une loi qui aurait garanti à un inventeur la jouissance exclusive de sa découverte pendant un temps donné, ne saurait donc avoir d'effet que pour les inventions futures. Elle porterait réellement atteinte à la propriété si elle agissait sur les découvertes faites avant sa promulgation.

L'influence des priviléges accordés aux inventeurs sur les progrès de l'industrie, est loin d'être aussi grande que quelques personnes l'ont imaginé. Il est un grand nombre de connaissances qui ont fait, en peu de temps, d'immenses progrès sans le secours des monopoles. Toutes les branches des sciences physiques et mathématiques ont, depuis un demi-siècle, devancé dans leur développement [II-54] les progrès des arts industriels. Quelques branches des sciences morales sont aussi beaucoup plus avancées qu'elles ne l'étaient au commencement de notre première révolution. Cependant, les savans n'ont pas été encouragés par l'appât des priviléges.

Dans les considérans de son décret, l'assemblée constituante dit que le défaut d'une déclaration positive et authentique, sur la propriété des inventions, peut avoir contribué jusqu'à présent à décourager l'industrie française, en occasionnant l'émigration de plusieurs artistes distingués, et en faisant passer à l'étranger un grand nombre d'inventions nouvelles; mais personne ne s'est donné la peine de faire voir, par un examen approfondi des faits, quelles ont été les conséquences de la liberté la plus entière, ou des priviléges accordés aux inventions; le motif de l'assemblée constituante n'est donc qu'une supposition que rien ne justifie. Si des artistes distingués avaient porté leurs découvertes en Angleterre pour y jouir d'un monopole, ces découvertes auraient dû y être publiées pour y être mises en pratique; et elles auraient pu, par conséquent, être sur-le-champ réimportées en France. L'absence de tout monopole ne pouvait donc pas causer un grand dommage à l'industrie française.

La question de savoir si, par la nature des choses, toute découverte nouvelle est la propriété de [II-55] celui qui en est l'auteur, ou si la garantie qui lui est donnée d'une jouissance exclusive, est une restriction mise à la liberté de tous les autres citoyens, n'est pas, comme on pourrait être tenté de le croire, sans importance dans la pratique.

Si l'on admet, avec l'Assemblée constituante, que, par la nature des choses, toute découverte ou nouvelle invention dans tous les genres d'industrie, est la propriété de son auteur, il s'ensuit premièrement que les dispositions qui ont limité le nombre d'années pendant lesquelles l'inventeur peut jouir exclusivement de son invention, et mis des conditions à cette jouissance, ont limité sa propriété et restreint des droits inhérens à sa nature; il s'ensuit, en second lieu, que les magistrats doivent être naturellement portés à résoudre au profit des inventeurs, les difficultés qui se présentent. Si l'on admet, au contraire, que les droits naturels d'un inventeur consistent uniquement à exploiter son invention, sans pouvoir empêcher que d'autres ne se livrent à la même industrie, il s'ensuit que la garantie qui lui est donnée d'une jouissance exclusive, est un véritable monopole, c'est-à-dire qu'elle est une restriction à la liberté de tous les citoyens. Dans cette supposition, les magistrats doivent tendre naturellement à relâcher les liens mis à la liberté, et résoudre contre l'inventeur les cas douteux qui se présentent.

[II-56]

Les magistrats anglais, tout en admettant que, suivant le droit commun de leur pays, le roi possède la prérogative de donner à l'auteur d'une invention, le privilége de l'exploiter exclusivement pendant un certain nombre d'années, considèrent ce privilége comme un véritable monopole. Ils interprètent, en conséquence, en faveur de la liberté générale, les doutes que les lois présentent dans l'application. Tout inventeur qui ne s'est pas rigoureusement soumis aux conditions que les lois lui ont imposées, est déchu de son privilége. En France, la magistrature tend, au contraire, à restreindre la liberté dans l'intérêt des monopoles; cette fausse tendance paraît être une conséquence de l'erreur dans laquelle l'Assemblée constituante est tombée. Ayant admis en principe qu'une découverte dans les arts est la propriété de celui qui l'a faite, et que ne pas en garantir la jouissance exclusive à l'inventeur, c'était méconnaître les droits inhérens à la nature humaine, il était naturel qu'on donnât à ces prétendus droits toute l'extension qui n'était pas incompatible avec les termes de la loi.

Une mesure qui met momentanément obstacle au développement d'un nouveau moyen d'existence, est, en général, moins désastreuse que celle qui détruit des moyens d'existence déjà établis, comme l'acte qui prévient la formation d'un [II-57] mariage, est infiniment moins funeste que celui qui causerait la destruction d'une famille. Le monopole d'une nouvelle branche d'industrie, donné temporairement à l'inventeur, avant que personne ait pris possession de cette industrie, n'a pas d'autre effet que d'arrêter pour quelque temps la formation de nouvelles richesses; il ne condamne aucune famille à la ruine et à la destruction. Tous les hommes industrieux se trouvent, après l'établissement du monopole, à peu près dans l'état où ils étaient avant l'invention. Si quelques-uns perdent la chance de faire eux-mêmes la découverte, tous sont appelés à jouir des avantages qu'elle doit produire pour la société.

Il existe donc une immense différence entre le monopole d'une industrie dont personne n'a pris possession, et le monopole d'une industrie déjà pratiquée. Celui-ci dépouille nécessairement un nombre de personnes plus ou moins grand, de leurs moyens d'existence, et les condamne à la misère. Celui-là n'a pas, en général, d'autre effet que de surprendre momentanément l'essor d'un genre particulier d'industrie. Cette différence suffit pour expliquer la rigueur avec laquelle les cours de justice de la Grande-Bretagne font observer les conditions imposées aux inventeurs qui veulent réduire leurs découvertes en monopole, pendant le temps déterminé par la loi.

 


 

[II-58]

CHAPITRE XXX.
Des lois relatives à la propriété des inventions industrielles.

LE statut de la vingt-unième année du règne de Jacques Ier ne déclare pas que toute découverte, quel qu'en soit l'objet, est la propriété de celui qui l'a faite il reconnaît seulement à la couronne la faculté d'accorder à l'auteur d'un nouvel objet fabriqué ou manufacturé, le privilège exclusif de se livrer, pendant quatorze années, à la fabrication de ce même objet, si d'ailleurs personne n'en faisait usage au moment où les lettres-patentes ont été concédées [8].

Le décret de l'Assemblée constituante est beaucoup plus général il proclame, ainsi qu'on l'a. déjà vu, que toute idée nouvelle dont la manifestation peut devenir utile à la société, appartient primitivement à celui qui l'a conçue que toute découverte ou nouvelle invention est la propriété de son auteur, et qu'en conséquence la loi doit lui en garantir la pleine et entière jouissance.

[II-59]

Cependant, quelque générales que soient les dispositions de ce décret on a été obligé de les restreindre, dans la pratique, aux objets produits par la main de l'homme, et qui peuvent faire la matière d'un échange. Si l'on avait voulu les prendre dans le sens le plus large, elles seraient devenues des obstacles à toutes sortes de progrès, sans profit pour personne. Dans un grand nombre de cas, elles auraient été inexécutables [9].

La loi anglaise, comme la loi française, n'accorde un privilége pour la fabrication et la vente d'une nouvelle marchandise, qu celui qui en est le véritable inventeur. Celui qui fabrique une chose qui n'a pas été produite avant lui, n'a droit à aucun privilége si la description en a été donnée dans un ouvrage scientifique [10]. Il importe peu d'ailleurs [II-60] que cet ouvrage soit ou ne soit pas écrit en français, qu'il ait été publié en France ou en pays étranger. En Angleterre, on ne considère pas non plus comme inventeur celui qui se borne à mettre en pratique un procédé qu'on lui a verbalement enseigné, à moins qu'il ne l'ait appris en pays étranger [11].

Après avoir refusé le privilége de l'invention à celui qui emprunte à un ouvrage scientifique le moyen de faire une chose nouvelle, il semble peu raisonnable de l'accorder à celui qui ne fait qu'imiter un produit fabriqué chez une autre nation. Cependant, la jurisprudence anglaise, et le décret de l'Assemblée constituante du 31 décembre 1790, donnent, en pareil cas, à l'imitateur, les mêmes avantages que s'il était inventeur. La loi française (art. 9) se borne à restreindre les brevets d'importation aux industries étrangères dont les inventeurs ont encore le monopole [12].

Dans les deux pays, on s'est laissé diriger, quand on a adopté cette mesure, moins par l'intérêt bien [II-61] entendu de l'industrie, que par cette jalousie commerciale qui, pendant long-temps, a divisé les nations, et qui n'est pas encore éteinte. Lorsqu'une industrie, utile pour celui qui s'y livre comme pour le public, est pratiquée chez une nation, elle ne tarde pas à se répandre chez les autres. Il n'est pas nécessaire, pour la propager, de recourir à l'appât des monopoles. Les communications entre les peuples policés sont aujourd'hui si faciles et si rapides, tous les hommes industrieux sont tellement à l'affût des procédés qui peuvent leur assurer quelques bénéfices, que l'importation d'une industrie nouvelle n'a nul besoin d'être stimulée. Le monopole dont on fait jouir l'auteur de l'importation, est, pour la société, un mal qui n'est compensé par aucun avantage.

Il est possible que deux personnes fassent la même découverte, et demandent un brevet d'invention à peu près en même temps. Lorsqu'un pareil cas se rencontre, la jurisprudence anglaise donne le privilége de l'exploitation à celle des deux qui, après avoir obtenu son brevet, publie la première sa découverte, et qui en assure ainsi une prompte jouissance au public.

Les termes dont se sert le statut de Jacques Ier pour désigner les choses qui peuvent être l'objet d'un monopole (new manufacture), indiquent, non des idées ou des vérités générales, comme le [II-62] décret de l'Assemblée constituante, mais des choses matérielles produites par la main de l'homme. Ces termes sont moins généraux, et surtout moins vagues que ceux qui sont employés par la loi française. Cependant, ils ont donné lieu à de nombreuses difficultés, et ils embrassent tant de choses qu'ils n'ont jamais été complétement définis. Le sens en a été, au reste, assez bien déterminé par un long usage et par les controverses auxquelles ils ont donné lieu devant les cours de justice.

Une chose ne peut être l'objet d'un privilége que lorsqu'elle est faite par la main de l'homme, qu'elle est nouvelle, qu'elle n'a pas encore été mise en usage, qu'elle peut être l'objet d'une vente ou d'un échange, qu'elle est utile à la société, ou que du moins la vente n'en est pas illicite.

L'industrie agricole exerce une influence immense sur la plupart des productions de la nature; cependant on ne considère pas ces productions comme ayant été formées par la main de l'homme. Aussi, quoique beaucoup de découvertes aient été faites dans l'agriculture, il ne paraît pas que ceux qui en ont été les auteurs, les aient considérées comme leur propriété exclusive, et qu'ils aient réclamé le privilége de les exploiter. Un chimiste qui, par le mélange de plusieurs choses déjà connues, parvient à former un tout jusqu'alors inconnu peut obtenir le privilége de le fabriquer. Un [II-63] agriculteur qui, par des combinaisons analogues, obtiendrait de ses terres ou de ses troupeaux des produits précieux que personne n'aurait obtenus avant lui, ne serait pas admis à réclamer le privilége de les produire seul. Les termes mêmes de la loi anglaise condamneraient une telle prétention; ceux de la loi française paraîtraient, au contraire, la justifier. Cependant, si la question se présentait parmi nous, il est probable que le bon sens l'emporterait sur la lettre de la loi. Il faut donc qu'un produit soit fabriqué par la main de l'homme, pour faire l'objet d'un monopole au profit de l'inventeur [13].

Il faut, de plus, qu'il soit nouveau, c'est-à-dire qu'il n'en ait pas existé de semblable. Un ouvrage dans lequel on en trouverait la description, et où l'on aurait exposé les moyens de l'obtenir, suffirait, ainsi qu'on l'a déjà vu, pour lui enlever tout caractère de nouveauté. La circonstance que l'inventeur n'aurait pas connu cet ouvrage, servirait sans doute à prouver son mérite, mais ne prouverait rien en faveur de la nouveauté de l'invention. Il ne suffit pas, en effet, pour obtenir le privilége de fabriquer une marchandise quelconque, de l'avoir inventée; il faut, de plus, que d'autres n'en aient [II-64] pas auparavant publié la découverte : il doit y avoir tout à la fois invention et nouveauté [14].

Personne ne doit avoir été en possession de faire usage de l'objet inventé avant la concession du privilége. La raison de cette condition est facile à voir : la faculté d'en faire de semblables est acquise avant le privilége de l'inventeur. Si l'auteur de la découverte la fait connaître avant que d'avoir demandé un brevet, il donne par cela même la faculté de l'imiter. Or, il la fait évidemment connaître, s'il aliène l'objet qu'il a inventé, ou seulement s'il en fait usage, de manière que d'autres puissent s'approprier et mettre en pratique ses idées ou ses procédés [15].

[II-65]

L'inventeur, avant de faire la demande d'un brevet d'invention, peut cependant avoir besoin de soumettre sa découverte à l'expérience; s'il l'y soumet, ne sera-t-il pas considéré comme en ayant fait usage? Le jurisconsulte anglais qui a soulevé cette question, ne l'a point résolue; il s'est borné a faire observer qu'elle ne s'était encore présentée devant aucune cour de justice.

Si l'usage que l'auteur fait publiquement de son invention, le prive de la faculté d'exercer un privilége, c'est par la raison que son procédé se trouve divulgué, et le droit d'imitation acquis avant la concession du monopole. Toute expérience qui fait connaître sa découverte, a donc le même effet que l'usage public de la chose inventée : elle doit être suivie des mêmes conséquences.

L'objet inventé doit pouvoir faire la matière d'un échange ou d'une vente; s'il ne pouvait être vendu ou échangé, on ne voit pas comment il pourrait tomber sous les dispositions des lois faites pour l'encouragement des arts industriels et du commerce. La découverte d'une méthode ou d'un principe peut donner naissance à un monopole, si elle amène la production d'une chose nouvelle qui soit susceptible d'être vendue ou échangée; mais le monopole existe alors pour le nouvel objet produit, et non pour le principe à l'aide duquel on l'obtient. Une méthode qui n'aurait pour [II-66] résultat que de faciliter le développement de nos organes physiques ou intellectuels, de les rendre plus propres, par exemple, à exécuter certaines opérations, ne pourrait, à plus forte raison, être l'objet d'un privilége. Les produits d'une telle méthode, en la supposant efficace, seraient des hommes plus habiles, plus ingénieux, plus adroits ou plus forts, et de tels produits ne peuvent être ni vendus, ni échangés. Dans la possession d'une méthode ou dans la connaissance de certaines vérités générales, il n'y a rien de matériel, rien qui puisse être l'objet d'un commerce proprement dit, rien que la main de l'homme ait formé[16].

Il ne faut pas confondre un principe de physique, une vérité élémentaire, soit avec les choses nouvelles qu'on peut produire à l'aide de ce principe, soit avec les machines ou les instrumens nouveaux, à l'aide desquels on en tire parti au profit de l'industrie. Le savant qui, le premier, observa quelques-unes des propriétés du feu et de l'eau, la force de la vapeur, par exemple, n'aurait pu obtenir le privilége exclusif de faire usage de cette force, quel que fût d'ailleurs le mérite de sa découverte. Le mécanicien qui inventa une machine propre à en [II-67] tirer parti et à en régulariser l'action, pouvait, au contraire, obtenir le privilége de fabriquer, d'employer ou de vendre des machines de cette espèce [17]. La force de la vapeur n'est pas, comme la machine qu'elle met en mouvement, le produit de l'industrie humaine; elle ne peut pas plus être un objet de commerce que l'électricité, la gravitation, ou que l'élasticité de l'air [18].

Les jurisconsultes anglais exigent, de plus, pour qu'une découverte donne naissance à un privilége, que la chose inventée ait, par elle-même, une certaine importance, et qu'elle soit utile au public. On a quelque peine à concevoir comment une chose qui ne serait d'aucune utilité pour personne, pourrait être un objet de commerce. On ne comprend pas plus facilement pourquoi le producteur d'une chose dépourvue d'utilité, tiendrait à la fabriquer exclusivement, ou pour quelle raison un tel privilége lui serait disputé. Cependant la question s'est quelquefois présentée, et il a été décidé qu'une chose qui, par elle-même, était sans valeur ou sans utilité, ne pouvait donner lieu à un monopole au profit de l'inventeur. La raison en est que, si l'on autorisait des monopoles pour des découvertes qui n'ont aucune importance [II-68] réelle, on surchargerait d'entraves l'industrie et le commerce, sans aucun profit pour la société.

Il pourrait arriver aussi qu'en faisant éprouver à un objet dont le commerce est libre, une modification insignifiante, un individu parvînt au moyen d'un brevet d'invention, à tromper le public auquel il persuaderait qu'une marchandise pour laquelle on a obtenu un brevet d'invention, vaut mieux que celle qu'il est permis à chacun de fabriquer et de vendre [19].

Exiger qu'une chose soit utile, c'est exiger, à plus forte raison, que la production et le commerce en soient licites. Un objet dont la vente serait contraire aux lois ou aux bonnes mœurs, ne pourrait pas plus être la matière d'un monopole que d'un commerce libre. Celui qui aurait surpris un brevet d'invention pour la fabrication d'un tel objet, n'obtiendrait de la justice aucune protection pour l'exploitation de son monopole.

Pourvu que la chose produite soit réellement nouvelle, il importe peu qu'elle ait été obtenue en séparant des élémens que la nature avait unis, ou en combinant ensemble des choses qui existaient séparément. Le savant qui découvrit l'art d'extraire du sucre d'une racine, aurait pu prétendre au privilége d'exploiter pendant un [II-69] certain temps cette branche d'industrie, comme celui qui, par le mélange de certaines drogues, parvint à composer cette liqueur noire qui nous sert à fixer nos idées sur le papier. Il importe également peu que la chose produite soit destinée à être immédiatement consommée comme certains remèdes, ou qu'elle soit destinée à produire d'autres marchandises, comme certaines machines ou certains outils. L'essentiel, pour obtenir le monopole de la fabrication, c'est la chose produite soit nouvelle, qu'elle ait une véritable importance, que l'usage en soit licite, qu'elle ait été inventée par celui qui réclame le privilége de la fabriquer, et que le procédé de la fabrication n'ait pas été divulgué par l'usage de la chose ou autrement.

Le mot invention ne désigne pas seulement la découverte d'une chose entièrement nouvelle; il sert aussi à désigner les additions ou perfectionnemens apportés à des choses déjà connues. Les machines un peu compliquées sont rarement le produit des découvertes d'un seul homme; elles n'arrivent à un certain degré de perfection que par les additions qui y sont faites successivement. Or, chaque addition qui en accroît la puissance ou l'utilité, est une découverte pour l'exploitation de laquelle un brevet peut être demandé. La demande et la concession du privilége doivent porter, [II-70] au reste, non sur la chose perfectionnée, mais seulement sur l'addition ou le perfectionnement qu'on y a fait. La concession serait nulle, ainsi qu'on le verra plus loin, si elle portait sur la chose tout entière.

Les lois anglaises considèrent l'exploitation exclusive d'une découverte dans les arts, comme un véritable monopole, c'est-à-dire comme une restriction au droit qui appartient à chacun de se livrer à l'exercice d'une industrie qui, par elle-même, n'a rien d'illicite. Le privilége donné à l'inventeur ne résulte donc pas du seul fait de l'invention; il résulte de la concession que lui fait l'autorité publique. Or, cette concession ne peut pas avoir lieu, si, avant d'être faite, d'autres personnes sont en possession de la découverte. L'inventeur qui, de quelque manière que ce soit, divulgue son secret avant d'avoir obtenu un privilége, donne, par cela même, à chacun la faculté de le mettre en pratique. Cette faculté une fois acquise, ne peut plus être enlevée, quand même personne n'en aurait encore fait usage.

Les lois françaises, après avoir considéré toute découverte comme la propriété de celui qui en est l'auteur, disposent cependant de la même manière que les lois anglaises. Elles font dater le privilége de l'inventeur, non du jour où il a fait sa découverte, mais du jour où le ministre de l'intérieur [II-71] délivre à l'inventeur un certificat qui constate la réception de sa demande. En France, comme en Angleterre, l'auteur d'une découverte ne peut plus prétendre à l'exploiter exclusivement, si, avant l'obtention de son privilége, d'autres ont acquis les connaissances nécessaires pour la mettre en exécution [20].

Cette disposition, toute rigoureuse qu'elle paraît, n'est cependant que l'application d'un principe de justice que tous les peuples doivent se faire un devoir d'observer. Elle n'est qu'une conséquence ou qu'une application de la garantie donnée aux moyens d'existence légitimement acquis, aux espérances légitimement formées. Cette garantie, qui s'applique à tous les genres d'industrie et à toutes les propriétés, est plus importante que les encouragemens donnés au commerce par des [II-72] monopoles. Partout où elle manque, tout autre moyen de faire prospérer les arts et le commerce est illusoire; elle est le premier et le plus grand des encouragemens. Si l'auteur d'une découverte déjà connue du public et dont l'exploitation est permise à chacun, était admis à en demander le monopole, on ne pourrait lui accorder sa demande, sans courir le risque de porter atteinte à des établissemens déjà formés sous la protection des lois. Les pertes qui résulteraient d'une atteinte de ce genre, et les craintes qu'elle inspirerait à ceux qui se proposeraient de former des établissemens industriels, seraient, pour la société, des maux plus graves que la déchéance prononcée contre un inventeur qui n'a pas su garder le secret de son invention. Le privilége attaché à une découverte ne peut donc, comme tous les autres monopoles, exister que par la concession que l'autorité publique en fait à l'inventeur; et la concession ne peut être valable qu'autant qu'au moment où elle a eu lieu, personne ne s'était engagé dans l'exploitation d'une industrie pareille.

La première condition imposée à un inventeur qui veut obtenir le privilége d'exploiter sa découverte, est d'exposer clairement en quoi elle consiste. Cette exposition, à laquelle on donne le nom de spécification, doit être conçue de telle manière qu'en la lisant, tout homme d'une instruction moyenne puisse avoir des idées exactes de l'invention, [II-73] et la mettre en pratique, s'il est versé dans l'art auquel elle se rapporte. Suivant la jurisprudence anglaise, l'inventeur doit décrire non-seulement la chose inventée, mais aussi la méthode suivant laquelle il l'a faite ; il est tenu, de plus, d'indiquer la matière dont il l'a composée. Il doit écarter de sa description tout ce qui est étranger à sa découverte, tout ce qui pourrait la rendre obscure [21].

Le décret de l'assemblée constituante, du 31 décembre 1790, impose à l'inventeur l'obligation de donner une description exacte des principes, moyens et procédés, qui constituent sa découverte, ainsi que les plans, coupes, dessins et modèles qui pourraient y être relatifs. Cette disposition, conforme à ce qui se pratique en Angleterre, a pour objet de déterminer, d'une manière exacte, la nature et l'étendue de chaque découverte, de donner au public une parfaite connaissance de l'invention, et de fournir aux hommes industrieux qui veulent faire faire des progrès à l'industrie, le moyen de s'assurer qu'ils n'empiètent pas sur les priviléges acquis par d'autres inventeurs.

La jurisprudence anglaise est très-sévère sur [II-74] l'exactitude qu'elle exige dans les descriptions; elle déclare nulles toutes les concessions accordées sur des spécifications faites de manière à induire le public en erreur, ou à lui laisser ignorer une partie de la découverte. Un inventeur, par exemple, qui, dans la description de sa découverte, comprendrait des parties qui sont anciennes, en laissant croire que l'invention lui en appartient, perdrait, par ce seul fait, le privilége de fabriquer les parties dont la découverte est à lui. Il doit ne décrire que ce qu'il a inventé, ou, s'il décrit toute la chose, il doit indiquer, d'une manière exacte, les parties qui sont anciennes, et celles qui sont nouvelles. La loi française dispose à cet égard de la même manière que la loi anglaise.

L'omission, dans la description, de quelques parties essentielles suffirait aussi pour invalider la concession du privilége, surtout si l'on avait des raisons de penser qu'elle a été faite volontairement, et dans la vue de tromper le public. La concession peut également être annulée, si l'auteur s'est exprimé dans des termes tellement ambigus, qu'ils puissent s'appliquer à divers procédés, sans qu'on ait le moyen de savoir, par de savoir, par la description, quel est celui qui doit produire le résultat désiré. Elle serait également nulle şi l'inventeur avait compris, dans sa description, des choses inutiles et dont il ne fait pas lui-même usage, dans la vue de rendre sa [II-75] découverte plus compliquée, et d'induire en erreur ceux qui voudraient l'imiter. L'inventeur qui exposerait plusieurs moyens d'obtenir un résultat, serait déchu de son privilége, si parmi les moyens indiqués, il y en avait un qui ne produisît pas l'effet annoncé. Il en serait de même, s'il attribuait à la chose inventée des qualités qu'elle n'a pas, des effets qu'elle ne peut pas produire; s'il n'indiquait pas tous les moyens de créer la chose de la meilleure qualité, ou s'il indiquait des matières plus chères que celles dont il fait lui-même usage. La concession du monopole n'est faite, en un mot, que sous la condition que l'inventeur fait connaître tout ce qu'il sait relativement à sa découverte, et qu'il ne s'attribue que ce qui lui appartient. Si cette condition n'est point remplie, le privilége s'évanouit [22].

La manière d'obtenir la concession d'un privilége pour l'exploitation d'une découverte, n'est pas la même en France qu'en Angleterre. La description ou spécification est exigée dans les deux pays; mais, quand elle est faite, les procédés ne sont plus les mêmes. En France, l'inventeur qui veut obtenir un brevet d'invention, après avoir payé le droit exigé par la loi, met sous enveloppe [II-76] la description de sa découverte, la pétition au ministre de l'intérieur, par laquelle il demande un brevet, les dessins explicatifs de son invention, et l'inventaire de toutes les pièces jointes à sa demande. Le paquet cacheté est déposé à la préfecture, où l'on dresse un procès-verbal du dépôt sur le dos même du paquet, et une copie du procès-verbal est remise au pétitionnaire. Dans la semaine, les pièces ainsi cachetées sont envoyées par le préfet au ministère de l'intérieur, où l'on enregistre le procès-verbal inscrit sur le dos du paquet, à l'instant même où il arrive. Aussitôt, le paquet est ouvert, et l'on expédie à l'inventeur un certificat de sa demande. Ce certificat est son titre de propriété, et ne peut lui être refusé.

On voit, par cet exposé, qu'avant la délivrance du brevet d'invention, personne n'est appelé à prononcer, ni sur la réalité de la découverte, ni sur son utilité, ni sur l'exactitude de la description, ni sur la régularité de la demande. L'autorité publique n'intervient que pour percevoir un impôt, pour constater une prétention et en déterminer la date. Le certificat délivré par elle ne préjuge absolument rien sur la réalité, ou l'importance, ou l'utilité de l'invention. Si, plus tard, des difficultés s'élèvent à ce sujet, entre le prétendu inventeur et ses citoyens, ce n'est qu'aux tribunaux qu'il appartient de prononcer. Chacun est admis à soutenir et [II-77] à prouver, ou que la chose n'est pas nouvelle, ou que le possesseur du brevet n'est pas auteur de l'invention, ou qu'il ne s'est pas conformé aux conditions prescrites par les lois.

Le gouvernement anglais a cru qu'il ne pouvait pas ainsi concéder un monopole pour l'exploitation d'une découverte, avant que d'avoir fait examiner s'il existe, en effet, une découverte, et si elle peut être utile au public. La demande des lettres-patentes pour une invention, doit passer dans plusieurs bureaux, où elle est examinée par les hommes de loi de la couronne. L'objet de cet examen est de garantir le public de toutes tromperies, de mettre la couronne à l'abri des surprises, et de prévenir les inconvéniens qui résulteraient de la concession du privilége de fabriquer et de vendre un produit indigne de protection. Les officiers du gouvernement ont donc la faculté de refuser des lettres-patentes à l'inventeur, et ne sont pas tenus de rendre raison des causes de leur refus. L'auteur d'une découverte leur demande des lettres-patentes, non à titre de droit, mais à titre de concession ou de grâce; sous ce rapport, la loi anglaise est en opposition avec la loi française [23]. S'ils lui en accordent, personne n'est privé pour cela du droit de mettre en question la réalité, [II-78] l'importance ou l'utilité de la découverte; chacun est admis, au contraire, comme en France, à contester la légalité de la concession.

La loi française veille particulièrement aux intérêts de l'inventeur; elle prend toutes les précautions possibles, pour que sa découverte ne lui soit pas injustement enlevée. Elle ne donne pas aux officiers du gouvernement le pouvoir de prononcer sur la réalité ou l'utilité de la découverte, de peur qu'ils ne se trompent ou ne se rendent coupables d'injustice [24]. La loi anglaise paraît s'occuper des intérêts du public plus que de ceux de l'inventeur; elle donne plus de confiance aux officiers de la couronne, et ne craint pas qu'ils abusent de leur autorité, au préjudice de l'auteur de la découverte. Il est douteux cependant qu'en définitive, cette sollicitude soit très-profitable au public; car il n'arrive guère, on pourrait même dire qu'il n'arrive jamais, que le gouvernement refuse les lettres-patentes qui lui sont demandées. Les droits que l'inventeur est obligé de payer au fisc, avant que d'avoir tiré aucun bénéfice de sa découverte, la faculté que chacun possède de discuter publiquement le mérite ou la réalité de l'invention, le pouvoir donné aux tribunaux de prononcer sur la légalité de la concession du privilége, et l'attention que chacun [II-79] apporte dans ses achats, sont des garanties plus sûres que l'examen auquel se livrent les officiers du gouvernement avant la délivrance des lettres-patentes.

La description ou spécification que l'auteur a faite de sa découverte, doit être inscrite sur un registre public, que chacun a le droit de consulter. En Angleterre, toute personne peut, non-seulement consulter ce registre; mais aussi se faire délivrer copie d'une spécification qu'elle se croit intéressée à connaître. Cette disposition a pour objet de garantir au public la possession de la découverte, et de donner à chacun la faculté de l'exploiter, quand le privilége de l'inventeur est expiré. Elle a aussi pour objet de prévenir les pertes des hommes industrieux pourraient faire, en se livrant à des travaux, et en sollicitant la concession d'un privilége pour une industrie qui serait déjà privilégiée. Des inventeurs ont quelquefois tenté d'obtenir que leurs descriptions ou spécifications ne fussent pas livrées au public, en alléguant que les étrangers pourraient profiter de leurs découvertes; mais ces tentatives n'ont eu aucun succès [25]. En France, la description d'une découverte ne pourrait être cachée au public, qu'en vertu d'une loi spéciale qui aurait autorisé le secret, [II-80] après que l'inventeur aurait eu fait connaître les raisons politiques ou commerciales qui s'opposent à la publicité.

L'inventeur qui obtient en France un brevet d'invention, est tenu de mettre sa découverte en activité dans les deux années qui suivent, sous peine de déchéance, à moins qu'il ne justifie des raisons de son inaction. Cette disposition, qui paraît d'abord assez juste, laisse cependant un vaste champ à l'arbitraire, puisqu'elle ne dit pas quelles sont les causes propres à justifier l'inventeur de n'avoir pas mis sa découverte en pratique. L'auteur d'une découverte qui a fait des frais, pour s'en assurer exclusivement l'exploitation, et qui néanmoins ne l'exploite pas, a certainement quelques bonnes raisons à donner de son inaction. La faculté donnée aux juges d'admettre comme valables toutes sortes d'excuses, ou de les repousser toutes, ne peut être considérée comme une garantie, ni pour le public ni pour l'inventeur.

La durée du monopole que les lois anglaises permettent d'accorder à l'inventeur, ne peut pas excéder quatorze ans; mais elle est quelquefois moins considérable. Le gouvernement la détermine, en prenant en considération les frais qu'exigent la mise en action de la découverte, et les bénéfices probables qui peuvent être faits dans un temps donné. En France, la durée du monopole est de [II-81] cinq, de dix ou de quinze ans, au choix de l'inventeur; comme on aurait pu craindre que l'auteur d'une découverte ne donnât toujours la préférence au terme le plus long, on a élevé la somme à payer au trésor public, en raison de la durée du monopole [26]. Le terme fixé pour la jouissance du privilége ne peut être prolongé, soit en France, soit en Angleterre, que par un acte de la puissance législative.

Les lois anglaises ont déterminé le nombre des personnes qui peuvent prendre part à l'exploitation d'une découverte ce nombre ne peut jamais être au-dessus de cinq. Une des conditions les plus rigoureuses sous lesquelles la concession est faite, dit un jurisconsulte anglais, est que l'inventeur ne pourra céder son brevet, ni le diviser en actions, ni chercher des souscripteurs pour l'exploiter, ni le mettre en société, de manière que plus de cinq personnes s'y trouvent intéressées; l'infraction de cette condition suffit pour annuler le privilége. La loi du 25 mai 1794, de l'Assemblée constituante, en reconnaissant à tout inventeur le droit de contracter telle société qu'il [II-82] lui plairait, en se conformant aux usages du commerce, lui avait interdit d'établir son entreprise par actions, à peine de déchéance de l'exercice de son brevet; un décret impérial, daté de Berlin, du 25 novembre 1806, déclara cette disposition abrogée, et soumit les inventeurs qui voudraient exploiter ainsi leurs découvertes, à se pourvoir de l'autorisation du Gouvernement.

Un inventeur jouit donc en France de droits beaucoup plus étendus que ceux dont il jouirait en Angleterre; il peut diviser son privilége en autant de parts qu'il juge convenable, et intéresser au succès de son entreprise, toutes les personnes qui désirent s'associer à lui.

Les lettres-patentes délivrées par le gouvernement anglais ne donnent un privilége à l'inventeur que pour l'Angleterre proprement dite, à moins que les colonies ne s'y trouvent aussi mentionnées. Si l'inventeur veut exercer son privilége sur l'Écosse et sur l'Irlande, il faut qu'il demande des lettres-patentes séparées, pour chacun de ces deux pays. Il a donc besoin de trois brevets d'invention pour avoir un monopole dans les trois royaumes-unis. Cette nécessité ne paraît pas avoir d'autre objet que de grossir les revenus des hommes en place.

Un brevet d'invention délivré par le Gouvernement français, donne à celui qui l'a obtenu le [II-83] droit de former des établissemens dans toute l'étendue du territoire national, et même d'autoriser d'autres particuliers à faire l'application et l'usage de ses moyens et procédés.

Il est, dans la loi du 31 décembre 1791, une disposition dont il est difficile de trouver la raison : elle porte que tout inventeur qui, après avoir obtenu une patente en France, sera convaincu d'en avoir pris une pour le même objet en pays étranger, sera déchu de sa patente. Si cette interdiction faite à l'inventeur devait avoir pour résultat d'empêcher sa découverte d'arriver chez d'autres nations, on pourrait la défendre, comme on défend toutes les prohibitions produites par des rivalités commerciales. Mais, le registre des spécifications étant ouvert à tout le monde, on ne voit pas pourquoi l'on interdit à l'auteur d'une découverte un moyen de fortune licite pour tous les autres citoyens. Cette prohibition, qu'il est d'ailleurs facile d'éluder au moyen de personnes interposées, est nuisible à l'inventeur, et ne peut pas produire le moindre avantage pour le public.

Lorsqu'un brevet a été délivré, il est mis par les lois anglaises et par les lois françaises au même rang que les autres propriétés mobilières : il peut être échangé, vendu, donné, légué par testament, comme toute autre espèce de biens.

Lorsque le terme pour lequel un brevet d'invention [II-84] a été accordé, est expiré, chacun peut se livrer à l'exercice de l'industrie pour laquelle un privilége avait été donné. On admet néanmoins en France, comme en Angleterre, que la puissance législative peut prolonger la durée du monopole, ou pour mieux dire, accorder un nouveau terme sur la demande de l'inventeur. Comme une telle prolongation pourrait causer un dommage considérable aux personnes qui auraient eu l'intention de se livrer à l'exercice de la même industrie après l'expiration du privilége, les lois anglaises obligent l'inventeur à publier, à plusieurs reprises, dans les journaux, la demande qu'il fait d'un nouveau délai. Ce n'est qu'après avoir ainsi donné l'éveil à tous les intérêts, et avoir mis toutes les personnes auxquelles la prolongation du privilége pourrait causer quelque dommage, à même de faire entendre leurs réclamations, que le parlement prononce sur la demande, en observant les délais et les formes prescrits pour la formation des lois [27]. En France, on n'a pas pris de telles précautions; il est vrai que les inventeurs ne font pas usage de la faculté que la loi leur donne, de demander la prolongation de leur privilége, et qu'on n'a pas eu, par conséquent, à prévenir l'abus de cette faculté.

Suivant la loi du 31 décembre 1790, l'inventeur [II-85] breveté dont le privilége a été violé, peut, en donnant caution, requérir la saisie des objets contrefaits, et traduire les contrefacteurs devant les tribunaux. Si la contrefaçon est prouvée, les objets saisis sont confisqués, le contrefacteur est condamné à payer au propriétaire du brevet, des dommages-intérêts proportionnés à l'importance de la 'contrefaçon, et, en outre, à verser, dans la caisse des pauvres, une amende fixée au quart du montant desdits dommages-intérêts, sans toutefois que cette amende puisse excéder la somme de trois mille francs, et au double en cas de récidive.

Si la dénonciation pour contrefaçon, d'après laquelle la saisie aurait eu lieu, se trouvait dénuée de preuves, l'inventeur serait condamné, envers sa partie adverse, à des dommages-intérêts proportionnés au trouble et au préjudice qu'elle aurait pu en éprouver, et, en outre, à verser dans la caisse des pauvres une amende fixée au quart du montant des dommages-intérêts, sans toutefois que l'amende puisse excéder la somme de trois mille fr. et au double en cas de de récidive.

Toute personne poursuivie pour contrefaçon peut opposer au propriétaire du brevet d'invention tous les vices qui, suivant les lois, annulent le privilége, et dont l'énumération a été faite dans ce chapitre.

Les dispositions législatives que le gouvernement [II-86] des États-Unis d'Amérique a adoptées sur les inventions industrielles, ne diffèrent que dans un petit nombre de points, de celles qui sont pratiquées en France et en Angleterre.

Les Américains admettent les brevets d'invention et de perfectionnement; mais ils n'accordent pas de brevets d'importation; une industrie connue ou pratiquée chez une autre nation ne peut donc pas devenir chez eux l'objet d'un monopole.

Un étranger est admis à demander un brevet d'invention ou de perfectionnement; mais il faut pour cela qu'au moment où il forme sa demande, il ait déjà résidé deux années dans les États-Unis.

Un brevet d'invention ou de perfectionnement est, du reste, accordé pour les mêmes objets qu'en France et en Angleterre; il est soumis aux mêmes conditions; la durée du privilége qu'il confère est de quatorze ans [28].

En exposant ici la nature, l'étendue et les principales conditions d'une espèce de monopole qu'on a mis au rang des propriétés, je ne me suis pas proposé de faire connaître aux personnes qui veulent obtenir des brevets d'invention, la marche qu'elles ont à suivre ; je n'ai pas eu, non plus, pour objet de fournir à ceux dont l'industrie est entravée par des [II-87] priviléges, des argumens contre les brevets d'invention; je ne me suis proposé que de faire connaître les principes généraux qu'on a suivis à cet égard, soit en Angleterre, soit en France.

 


 

[II-88]

CHAPITRE XXXI.
Des fondemens et de la nature de la propriété littéraire.

AYANT admis en principe qu'une personne ne peut jamais être la propriété légitime d'une autre, nous en avons tiré la conséquence que toute utilité, toute valeur appartient à celui qui la crée; nous avons reconnu que, tant qu'il ne l'a pas aliénée, on ne peut la lui ravir sans le dépouiller de sa propriété.

Ces propositions sont peu contestées, tant qu'on ne les applique qu'à des produits purement matériels; ainsi, l'on admet facilement qu'un habile ouvrier qui transforme un morceau d'acier en un instrument d'un grand prix, est le propriétaire de cet instrument, ou de la valeur à laquelle il a donné l'existence; on admet aussi que l'homme qui construit ou fait construire un navire avec des matériaux dont il a payé le prix, est propriétaire de ce navire, surtout quand il a payé la main-d'œuvre des ouvriers qu'il a employés.

[II-89]

On admettra de même, sans contestation, que si, sur un papier qui m'appartient, j'écris un poème que j'ai composé, j'aurai la propriété de toute la chose, des vers et du papier; mais si je livre une copie de mon ouvrage à une personne, soit à titre de dépôt, de prêt ou de vente, celui à qui je l'aurai livré, ne pourra-t-il pas s'en servir pour en faire une copie nouvelle, sans porter atteinte à ma propriété? S'il me restitue, sans lui avoir fait subir aucune altération, le manuscrit que je lui ai confié, ne me rend-il pas ma propriété tout entière? S'il m'a payé la valeur d'une copie, n'a-t-il pas acquis par cela même le droit d'en faire des copies nouvelles et de les vendre? C'est sur ces questions que des doutes s'élèvent.

Ceux qui pensent qu'on ne porte pas atteinte à Ja propriété d'un auteur, en multipliant, sans son aveu, les copies de ses écrits, se fondent sur ce qu'une idée n'est la propriété d'une personne qu'aussi long-temps qu'elle demeure renfermée dans son cerveau; aussitôt, disent-ils, qu'elle est divulguée et qu'elle a pénétré dans l'esprit d'autres personnes, elle devient à leur tour leur propriété; celui qui le premier l'a conçue, n'y a plus aucun droit exclusif.

Considérer ainsi les productions littéraires, lorsqu'il est question de propriété, c'est les envisager sous un point de vue faux. On doit remarquer [II-90] d'abord que des pensées qui n'ont jamais été divulguées, ne peuvent donner lieu à aucune discussion. Il importe donc assez peu de savoir si elles sont ou ne sont pas la propriété de tel ou tel individu. On doit observer, en second lieu, que personne n'a jamais prétendu sérieusement qu'une pensée publiée fût irrévocablement acquise au premier qui l'a conçue. Les hommes qui publient leurs ouvrages, sont si éloignés d'avoir de telles prétentions, qu'ils ne se proposent, au contraire, que de faire passer, dans l'esprit de leurs lecteurs, les idées qu'ils ont exprimées. Aucun n'a jamais été assez fou pour revendiquer, à titre de propriétaire, les idées que d'autres avaient puisées dans ses écrits, et dont ils avaient fait usage, soit en les mettant en pratique, soit en composant des ouvrages nouveaux.

Un écrivain qui s'approprierait par l'étude, toutes les pensées que renferme l'Esprit des lois, et qui s'en servirait pour composer un ouvrage qu'il donnerait comme sien, ne serait pas accusé d'avoir porté atteinte à la propriété d'autrui, quand même les œuvres de Montesquieu appartiendraient encore à ses héritiers. Dans un cas pareil, le nouvel ouvrage produit serait une chose dont la création appartiendrait à celui qui en serait l'auteur, et qu'il ne donnerait pas comme l'œuvre d'un autre. Les pensées qu'il aurait puisées dans les écrits de [II-91] Montesquieu seraient devenues sa propriété, comme celles que puisa ce grand écrivain dans les auteurs qui l'avaient précédé, devinrent les siennes.

Mais ce n'est pas dans des cas semblables que s'élèvent les questions de propriété littéraire. Le libraire qui publie et met en vente les tragédies de Racine, les donne sous le nom de cet auteur, et ne les donne pas sous le sien. Les eût-il apprises par cœur, il n'aurait garde de publier, comme siens, les vers de Phèdre ou d'Athalie; s'il faisait une pareille folie, il pourrait bien se couvrir de ridicule, mais il ne persuaderait à personne que ces vers sont une œuvre qui lui appartient. Si ce système d'appropriation par communication était fondé, il s'ensuivrait que toute comédie serait l'œuvre des comédiens qui l'auraient apprise; s'étant approprié les pensées et les expressions du poète, il ne leur resterait qu'à s'en approprier la gloire et le profit.

Un ouvrage littéraire ne se compose pas seulement des idées et des sentimens qu'il exprime; il se compose aussi de l'ordre dans lequel ces sentimens et ces idées sont rendus ; des termes ou des expressions que l'auteur a employés pour les communiquer; de l'arrangement de ces termes ou du style de l'écrivain; le nom et la réputation de l'auteur sont, presque toujours, un des élémens qui forment la valeur de l'ouvrage.

La même pensée peut se présenter à l'esprit de [II-92] plusieurs personnes; divers écrivains, sans s'être communiqués, peuvent écrire l'histoire des mêmes événemens; ils peuvent traiter la même science, faire un poème sur le même sujet; mais jamais il n'est arrivé, et je ne crois pas qu'il arrive jamais, que deux auteurs qui n'ont eu, entre eux, aucune communication, aient produit ou produisent deux ouvrages parfaitement identiques l'un à l'autre.

Peut-on penser, par exemple, que si Virgile était mort dans l'enfance, ou s'il avait jeté ses écrits au feu, sans les avoir communiqués à personne, un poème semblable en tout à l'Enéide aurait été produit par un autre écrivain? Pourrait-on accuser sérieusement La Fontaine d'avoir dépouillé quelqu'un de ces contemporains ou de ses successeurs de l'honneur d'avoir composé les fables que cet écrivain inimitable nous a données? Si Molière n'avait point écrit, un autre aurait-il fait des comédies exactement semblables à celles qui existent sous son nom? Personne ne peut le croire.

Les phénomènes de ce genre peuvent être mis au rang des choses impossibles; cependant, quand même on admettrait, dans la spéculation, qu'ils ne sont pas impossibles, cette supposition ne conduirait à rien, dans la question de la propriété littéraire. Il n'arrive jamais, en effet, que l'imprimeur ou le libraire, qui multiplie, sans autorisation, les copies d'un écrit qu'un autre a composé, et qui [II-93] les vend à son profit, élève la singulière prétention d'avoir été devancé dans la production de l'ouvrage. Nul ne prétend qu'il l'aurait lui-même composé, s'il n'avait pas été prévenu, ou qu'il s'est rencontré avec l'écrivain qui l'accuse de l'avoir volé, et que, s'il y a identité entre les deux écrits, cela tient à un pur effet du hasard.

On ne prouve donc rien contre l'existence de la propriété littéraire, quand on dit qu'une pensée devient la propriété de toute personne qui la conçoit. La seule conséquence raisonnable qu'on puisse tirer de là, c'est que chacun a le droit d'exprimer, à sa manière, et sous son nom les opinions qu'il a conçues ou adoptées. Mais celui qui multiplie, pour les vendre, les copies des ouvrages d'un écrivain célèbre, n'a nullement la prétention de publier ses propres pensées dans un langage qui soit à lui. Il arrive même souvent qu'il n'a pas lu l'écrit dont il multiplie les copies, ou que, s'il l'a lu, il ne l'a pas compris ou ne l'approuve pas complétement. Comment dire alors qu'il ne publie que les pensées qu'il s'est appropriées en les faisant passer dans son esprit?

On a fait un autre raisonnement pour prouver la non-existence de la propriété littéraire; on a dit que, du moment qu'un écrivain avait livré au public une ou plusieurs copies de son ouvrage, chacun pouvait les multiplier et les vendre sans que l'auteur [II-94] eût aucun moyen de l'empêcher. De là on a tiré la conséquence que les écrivains n'ont, sur leurs écrits, que les droits qui leur sont donnés par l'autorité publique, c'est-à-dire par les lois ou les décrets des gouvernemens, et par les tribunaux qui en assurent l'exécution. Ces droits, dit-on, ne sont qu'un véritable monopole.

Je suis obligé de rappeler ici que les gouvernemens n'ont pas la puissance de changer la nature des choses; ils ne peuvent pas faire que ce qui, de sa nature, est juste, ne le soit pas, et que ce qui ne l'est pas, le soit. La propriété résulte d'un certain ordre de faits, et non des déclarations de l'autorité publique; le devoir des gouvernemens et surtout des hommes qui font des lois, est de la faire respecter elle a donc une existence indépendante d'eux et de leurs actes. Les gouvernemens ne créent pas le droit'; ils le proclament et le protégent quand ils sont bons; ils le dénient et le violent quand ils sont mauvais.

Si, de l'impossibilité dans laquelle un auteur se trouve d'empêcher, par sa propre force, la multiplication et la vente des copies de ses ouvrages, on tirait la conséquence qu'il n'y a pas de propriété littéraire, on serait conduit à nier l'existence de toutes les autres propriétés; les droits de chacun seraient en raison de ses forces individuelles. Quel est l'homme qui, ayant des propriétés territoriales [II-95] un peu étendues, pourrait, par lui-même, empêcher que d'autres n'en prissent les fruits? Serait-il sur tous les points en même temps? y serait-il en force pour repousser les assaillans? Les propriétés mobilières seraient-elles plus respectées que les propriétés immobilières [29]?

Pour décider si la propriété littéraire a une existence réelle, et si ce que nous désignons par cette expression, n'est pas un monopole conféré par les gouvernemens aux hommes qui écrivent, au préjudice de ceux qui lisent, il faut donc examiner si nous rencontrons dans les productions de ce genre [II-96] les circonstances qui font donner à d'autres le nom de propriétés.

Un homme va chez un libraire, et achète avec une partie des produits de son industrie , des livres pour former une bibliothèque. Ces livres, quand il en a payé la valeur, sont certainement sa propriété, si le vendeur les avait acquis d'une manière légitime. S'ils lui coûtent , par exemple , vingt mille francs , cette somme tout entière n'est pas un bénéfice pour le libraire. Celui-ci, pour les acquérir, aura peut-être déboursé dix-huit mille francs. Les deux mille francs qu'il aura reçus au-delà du prix d'acquisition , auront servi à l'indemniser de ses peines , et à payer les frais de son loyer et le salaire de ses commis.

Si une partie des vingt mille francs reste dans les mains du libraire , une autre partie va dans les mains du relieur. Celle-ci se divise entre le chef de l'entreprise , ses ouvriers , et ceux qui lui ont fourni les matières premières nécessaires à l'exercice de son industrie. Le tanneur qui a fourni la peau dont les livres sont couverts, le boucher qui l'a vendue, le fermier qui a élevé l'animal, et le propriétaire qui lui a loué sa terre, ont donc tous une part de la somme qui revient au relieur.

Une troisième partie des vingt mille francs revient à l'imprimeur , et celle-ci se divise encore entre une multitude de personnes : les ouvriers de [II-97] l'imprimerie en ont une part, les fondeurs de caractères une autre; il n'y a pas jusqu'aux mineurs, par lesquels la matière des caractères a été fournie, qui n'en reçoivent quelque chose.

Une quatrième partie revient au marchand de papier; celui-ci la distribue entre lui, ses commis et le fabricant; le fabricant de papier en donne une part à ses ouvriers et au marchand de chiffons; enfin, ce marchand distribue la somme qu'il a reçue, entre lui, ses commis et les malheureux qui font métier de ramasser les chiffons dans les rues.

Chacun de ces hommes industrieux qui ont concouru d'une manière plus ou moins directe à la production des livres, a ajouté une petite valeur à la chose, et cette valeur a été sa propriété; car c'est lui qui l'a créée. Il n'est personne, en effet, qui s'avise de contester au chiffonnier, à l'ouvrier papetier, à l'ouvrier imprimeur, le prix de leur journée. De toutes les propriétés, celle qui résulte immédiatement du travail, est une des plus sacrées.

Cela étant entendu, il s'agit de savoir si, parmi le grand nombre de personnes dont le concours est nécessaire à la formation d'un livre, l'auteur est le seul dont le travail soit sans valeur ou sans utilité; il s'agit de savoir si ce travail est moins nécessaire, et mérite moins d'être protégé que celui de tous les autres. La question ainsi posée, il est [II-98] difficile de comprendre comment l'existence de la propriété littéraire a pu être mise en doute.

Il est un certain nombre de choses nécessaires aux hommes, qui existent en si grande abondance, que chacun peut en prendre autant qu'il en désire sans diminuer eu rien la jouissance des autres ; de ce nombre sont la lumière du soleil, l'eau de la mer, l'air atmosphérique. Nous considérons ces choses comme la propriété commune du genre humain; chacun peut en faire usage, sans craindre d'être accusé par les autres d'usurpation.

Or, n'y a-t-il pas dans les compositions littéraires un point de ressemblance avec ces choses qui sont la propriété commune de tous les hommes? Ne peut-on pas multiplier à l'infini les copies d'un ouvrage, sans altérer en rien les jouissances de ceux qui le possèdent? Quand même l'imprimerie multiplierait les fables de Lafontaine de manière à les mettre pour rien dans les mains de toutes les personnes qui savent lire, chacun n'aurait-il pas l'ouvrage tout entier? Et si, sous ce rapport, les ouvrages littéraires ressemblent aux choses auxquelles les jurisconsultes donnent le nom de communes, n'est-ce pas une raison de la soumettre aux mêmes règles?

Si la production des ouvrages littéraires avait uniquement pour objet l'instruction ou le plaisir qui résulte de la lecture, il est évident, en effet, [II-99] qu'il n'y aurait pas de raison de les distinguer des choses communes; car, en multipliant à l'infini les copies d'un écrit, on ne diminue en rien les moyens d'instruction ou de jouissance de ceux qui le possèdent. Mais l'auteur d'un ouvrage n'a pas eu seulement pour but, en le produisant, d'instruire ou d'amuser ceux qui le liront; il s'est proposé de plus d'échanger un produit propre à donner de l'instruction ou de l'amusement, contre des produits d'un autre genre. Un écrivain est dans la même position que tous les hommes qui, dans un état civilisé, tirent de leur travail leurs moyens d'existence. Il ne peut obtenir les divers objets dont il a besoin, qu'en offrant en échange les choses qu'il produit et que d'autres désirent.

Ainsi, quoique les compositions littéraires, du moment qu'elles ont été mises au jour, ressemblent, sous un point de vue, aux choses communes, elles en diffèrent complétement sous un autre rapport; elles sont le produit d'un travail humain et ne peuvent être obtenues qu'autant qu'elles assurent des moyens d'existence aux producteurs ; ce sont ces dernières circonstances qui les font mettre au rang des propriétés privées.

Un ouvrage, pour peu qu'il ait de valeur, n'a pu être produit, en effet, que par une personne dont l'éducation avait été plus ou moins dispendieuse. Il a fallu, pour le composer, y consacrer un [II-100] certain temps, et pendant ce temps il a fallu que l'auteur consommât des richesses précédemment cumulées. Si, pour le créer, l'auteur a eu besoin d'un génie particulier, nul ne saurait lui en contester la propriété, à moins de lui contester aussi la propriété de son esprit. Il a fallu plus de temps, de veilles, de génie à Corneille pour produire le Cid et les Horaces, à Racine pour produire Athalie et Britannicus, qu'il n'en faut à un jurisconsulte pour faire quelques douzaines de consultations, ou à un fabricant pour produire quelques milliers d'aunes de drap. On admet, sans contestation, que les derniers sont propriétaires des biens qu'ils acquièrent par leur science ou leur industrie; pourquoi n'admettrait-on pas aussi que les premiers sont les propriétaires des produits de leur génie? On peut quelquefois mettre en doute si tels ou tels domaines n'ont pas été usurpés par celui qui les possède ; si les millions que tel banquier a fait passer des mains des contribuables dans sa caisse, ont été bien ou mal acquis; mais jamais on n'a mis en doute si Buffon avait usurpé son Histoire naturelle ou Molière ses comédies.

Les nations se trouvent, relativement aux productions littéraires, dans la même position où elles sont à l'égard de toutes les productions: si elles veulent les obtenir, il faut qu'elles les paient. Les hommes qui se livrent à des travaux littéraires ne [II-101] sont pas d'une nature différente des autres : comme ils ont les mêmes besoins, ils sont mus par les mêmes désirs et par les mêmes craintes. Ils comparent sans cesse les peines qu'exigent certaines productions, aux avantages qui doivent en être la suite: si les peines l'emportent, ils y renoncent.

Un homme ne semera pas son champ s'il est convaincu d'avance qu'un autre viendra faire la moisson; il ne plantera point une vigne si un autre doit en cueillir le fruit; il ne fera point bâtir une maison s'il sait qu'elle lui sera ravie du moment qu'elle sera terminée; il ne fera point venir des diverses parties du monde des marchandises pour remplir ses magasins, s'il a la certitude qu'elles seront livrées au pillage.

Ainsi, la première condition pour qu'une valeur soit produite, pour qu'une propriété soit créée, c'est qu'elle soit assurée d'avance à celui qui en sera l'auteur; le moyen le plus infaillible d'en prévenir la formation, est de donner à celui qui pourrait la créer, la certitude qu'il en sera dépouillé sans indemnité, à l'instant même où elle aura été formée : telle est la loi de notre nature, loi aussi infaillible dans ses résultats que les lois du monde physique.

Les peuples étant placés, relativement aux ouvrages littéraires, dans une position pareille à celle où ils se trouvent relativement à tout autre espèce de produits, il ne s'agit plus que de savoir si les [II-102] compositions de l'esprit sont ou ne sont pas favorables aux progrès et au perfectionnement des hommes. Si cette question pouvait paraître douteuse aux yeux de quelques personnes, il suffirait, pour faire disparaître les doutes, de comparer les peuples qui garantissent, au moins pour un temps, les propriétés littéraires à ceux chez lesquels elles sont étouffées avant d'avoir vu le jour : l'Angleterre à la Turquie, les États-Unis et la France à l'Espagne et au Portugal.

Il y a deux moyens tout différens de porter atteinte aux compositions littéraires : l'un est de les mutiler ou de les étouffer avant la publication; l'autre, de ne pas les garantir aux auteurs, quand elles ont paru. Ces deux systèmes ne sont pas défendus dans les mêmes vues, ni par les mêmes classes de personnes. Les hommes qui défendent le premier, ne se proposent, disent-ils, que de prévenir la propagation de certaines erreurs ; ils n'ont pas d'autre objet que d'assurer le triomphe de la vérité, c'est-à-dire le règne de leurs opinions et de leurs intérêts. Ceux qui défendent le second, n'ont pas d'autre désir que de propager les lumières ; ils disent qu'un ouvrage que chacun a la faculté d'imprimer et de répandre, se donne toujours à bas prix, et qu'il est mis ainsi à la portée de tous les lecteurs.

Ce n'est pas ici le lieu d'examiner l'atteinte qu'on [II-103] porte aux productions littéraires par la mutilation ou par la prohibition de les publier; cette question se lie à d'autres qui sont beaucoup plus élevées. Il me suffit de faire observer, dans ce moment, que ce moyen prévient la conception des ouvrages littéraires, bien plus qu'il ne les étouffe. Les hommes qui, dans la plupart des états du continent européen sont chargés de juger les ouvrages littéraires avant la publication, ont probablement peu d'occupation; il doit leur arriver rarement d'avoir à examiner des conceptions hardies ou des ouvrages de génie.

Quant à ceux qui s'imaginent que, pour répandre rapidement les lumières, il faut que chacun ait la faculté de multiplier indéfiniment les copies d'un écrit du moment qu'il a paru, et qu'on ne peut mettre les productions littéraires sur la même ligne que toutes les productions humaines, sans nuire aux progrès de la civilisation, on peut s'étonner qu'ils n'aient pas fait un pas de plus, pour arriver plus vite au résultat; pourquoi, après avoir proclamé que tous les libraires ont le droit de multiplier gratuitement les copies de tout écrit qui a vu le jour, ne reconnaissent-ils pas à tous les lecteurs le droit de prendre des livres chez les libraires sans les payer? Ne serait-ce pas le meilleur moyen de répandre rapidement toutes sortes de connaissances?

On dira, sans doute, que ce moyen n'aurait [II-104] qu'une utilité passagère; que les libraires ne feraient plus imprimer de livres, si leurs boutiques étaient mises au pillage, et qu'ils ne peuvent continuer leur commerce qu'autant qu'il leur assure des moyens d'existence et que leurs propriétés sont respectées. Cela est incontestable; mais il est difficile de comprendre comment ce qui est une vérité évidente pour ceux qui vendent des livres, ne serait pas vrai pour ceux qui les composent ? Penserait-on que, pour produire un livre, le libraire soit un homme plus nécessaire que l'auteur?

Il suit des considérations qui précèdent que, pour protéger la propriété littéraire dans un État où la justice serait bien administrée, on n'aurait aucun besoin d'une loi spéciale; il suffirait de savoir faire l'application des principes généraux du droit jus suum cuique tribuere. Du moment, en effet, qu'on a déclaré que chacun est tenu de réparer le dommage qu'il a causé, on est obligé de reconnaître que celui qui contrefait un ouvrage appartenant à un autre, pour s'en approprier le produit, est tenu à un dédommagement.

: La question se présenta jadis en Angleterre, devant la cour du Banc du Roi, au sujet du poème de Thompson, les Saisons. Ce poème, que le libraire Miller avait acquis, ayant été contrefait, l'acquéreur intenta une action en dommages contre l'auteur de la contrefaçon. Le jury se borna à [II-105] prononcer sur le fait de la contrefaçon, et laissa aux juges à prononcer sur la question de droit. La question fut ainsi posée: Savoir, si après une publication générale et volontaire d'un ouvrage, par l'auteur ou de son consentement, ledit auteur a la propriété perpétuelle et exclusive de cet ouvrage, de telle manière que le droit d'en faire de nouvelles copies n'appartienne qu'à lui et à ses successeurs, ou à ceux à qui il l'a légalement transmis. Sur quatre juges, trois furent d'avis que le droit perpétuel existait, et que les propriétés littéraires étaient aliénables et transmissibles comme toutes les autres.

Une seconde fois, en 1774, la question se reproduisit devant la Cour de chancellerie, et les juges se prononcèrent encore en faveur du droit de propriété, perpétuel, exclusif. Cette décision ayant été attaquée devant les douze juges, pour cause d'erreur de droit, plusieurs questions furent successivement agitées et résolues.

La première fut de savoir si, d'après le droit commun, l'auteur d'une composition littéraire avait seul le droit de la faire imprimer, et d'en vendre publiquement des copies ou exemplaires. Neuf juges, au nombre desquels était Blackstone, se prononcèrent pour l'existence du droit de l'auteur, contre le juge Eyre qui avait soutenu l'opinion contraire [30].

[II-106]

La seconde question fut de savoir si, en admettant que, d'après le droit commun, un écrivain [II-107] eût seul la faculté de publier et de vendre son ouvrage, cette faculté ne lui avait pas été enlevée par une disposition de loi particulière, et si toute personne ne pouvait pas le publier et le vendre sans son consentement. Sur cette question de droit local, six juges furent d'avis qu'aucune loi particulière n'avait enlevé à un auteur le droit d'imprimer et de publier ses ouvrages, et que nul ne pouvait, après la publication, les réimprimer et les vendre, sans son autorisation et contre sa volonté. Quatre juges furent d'une opinion contraire.

La troisième question fut de savoir si, en admettant que l'auteur eût une action d'après le droit commun, cette action ne lui avait pas été enlevée par le statut de la huitième année du règne de la reine Anne, ch. 3; et si un auteur était exclu de tout recours, autre que celui que le même statut lui accordait, et aux termes et conditions qui y étaient mis. Six juges décidèrent que toute action, suivant le droit commun, avait été enlevée par ce statut, et que celle qu'il avait accordée était la seule à laquelle il fût permis d'avoir recours. L'opinion contraire fut soutenue par cinq juges.

La quatrième question fut de savoir si, d'après le droit commun, l'auteur d'un ouvrage littéraire, et ses héritiers ou successeurs, avaient seuls le droit de l'imprimer et de le publier à perpétuité? Sept [II-108] juges se prononcèrent pour l'existence de ce droit, quatre furent d'un avis contraire.

Enfin, la cinquième question fut de savoir si ce droit perpétuel de propriété, sur des ouvrages littéraires, avait été dénié, restreint ou enlevé par le statut de la huitième année du règne de la reine Anne. Six se prononcèrent pour l'affirmative, et cinq pour la négative. En conséquence, la décision rendue par la Cour de la chancellerie, fut annulée sur la motion de lord Camden, secondée par le chanchelier [31].

Ainsi, le statut relatif à la propriété littéraire n'a pas été considéré, en Angleterre, par la majorité des magistrats, comme ayant créé un droit en faveur des auteurs; il a été considéré, au contraire, comme ayant restreint un droit de propriété préexistant. Si ce statut n'avait pas été rendu, les ouvrages littéraires auraient été mis sur le même rang que les autres propriétés privées. Ce statut a donc reconnu le droit, il en a limité la durée; mais il ne l'a pas créé.

Richard Godson, dont l'opinion a été citée au commencement de ce chapitre, a considéré comme un droit naturel le pouvoir de multiplier les exemplaires d'un ouvrage dont on a acheté une copie, [II-109] et de les vendre à son profit. Un jurisconsulte anglais, de beaucoup de sens, a réfuté cette erreur d'une manière si nette, que je ne saurais mieux terminer ce chapitre qu'en rapportant son opinion.

« Il n'est rien de plus erroné que l'usage vulgaire de reporter l'origine des droits moraux et le système d'équité naturelle, à cet état sauvage, qu'on suppose avoir précédé les établissemens de la civilisation, et dans lequel les compositions littéraires et par conséquent les droits des auteurs ne pouvaient avoir aucune existence. La véritable manière de s'assurer si un droit moral a une existence, me paraît être de rechercher si ce droit est tel que la raison, la raison cultivée du genre humain, doive nécessairement y donner son assentiment. Aucune proposition ne me semble plus conforme à ce critérion que celle que chacun doit jouir du fruit de son travail, moissonner là où il a semé, cueillir le fruit de l'arbre qu'il a planté. Et si un droit privé doit être plus sacré, plus inviolable qu'un autre, c'est celui qui prend sa source dans un travail d'où le genre humain retire les plus grands bienfaits. La propriété littéraire, il faut bien l'admettre, est très-différente, par sa nature, d'une propriété qui consiste en objets matériels; et cette différence a conduit quelques personnes à en dénier l'existence comme [II-110] propriété. Mais que ce soit une propriété sui generis, ou qu'elle soit classée sous telle autre dénomination de droits qu'on voudra, elle me semble fondée sur le principe d'utilité générale, qui est la base de tous les droits moraux et de toutes les obligations [32]. »

 


 

[II-111]

CHAPITRE XXXII.
Des causes qui ont privé les compositions littéraires des garanties accordées aux autres propriétés.

EN observant comment se forment les ouvrages littéraires, on voit qu'ils sont soumis aux mêmes lois générales que tous les autres produits de l'industrie humaine; on ne les obtient qu'au moyen d'un travail plus ou moins long, plus ou moins pénible, et par des dépenses plus ou moins considérables; on ne se livre à ce travail, on ne fait ces dépenses que dans les pays où l'on a la certitude d'en recueillir les fruits.

Cependant, quand on compare ce que coûtent d'études, de temps, de talens et de dépenses la plupart des ouvrages littéraires, au prix que les auteurs en retirent des libraires auxquels ils les vendent, on s'aperçoit qu'en général les travaux de ce genre sont moins récompensés que la plupart des autres travaux. Il est des ouvrages dont la composition a exigé des connaissances très-étendues, des frais considérables, et un esprit supérieur, et [II-112] qui n'ont pas été payés, par les libraires auxquels ils ont été vendus, la dixième partie des sommes que les auteurs ont dépensées pour les produire. Dans les autres branches d'industrie, du moment qu'un produit est vendu à un prix inférieur aux frais de production, il cesse d'être créé; car personne ne peut se livrer, pendant long-temps, à une industrie ruineuse. Les écrivains ne seraient-ils pas soumis aux lois générales de l'humanité?

Il est un grand nombre de cas dans lesquels l'auteur d'une composition littéraire, a reçu le prix de son travail, long-temps avant de l'avoir publié. La plupart des ouvrages sur les sciences ou sur les lettres, ont été composés par des hommes qui se livraient à l'enseignement; le prix du travail qu'ils ont exigé, a été payé par les élèves auxquels les leçons ont été données, ou par le public qui a payé, pour eux, les professeurs. Celui qui vend à un libraire des leçons pour lesquelles il a déjà reçu un salaire, ne considère le prix qui lui en est donné, que comme une sorte de supplément de la valeur de ses travaux. S'il n'avait pas dû recevoir d'autre récompense que ce prix, il aurait peut-être recherché un autre genre d'occupations, soit parce que l'état de sa fortune ne lui aurait pas permis de se livrer à un travail peu productif, soit parce qu'il aurait été porté par son goût vers un travail plus lucratif.

[II-113]

Il est une seconde classe d'ouvrages qui ne sont produits qu'au moyen de grandes dépenses, et que les libraires obtiennent à très-bas prix: tels sont les grands voyages à travers les mers ou dans des contrées éloignées et souvent barbares. Les frais de cette sorte de compositions sont payés, en général, par les gouvernemens, c'est-à-dire par le public; et si elles sont livrées à bas prix aux acquéreurs, c'est que la valeur en a été payée d'avance par tous les contribuables. Quelquefois les auteurs de cette espèce d'ouvrages ont été d'avance récompensés de leur travail par des compagnies de commerce, qui les avaient envoyés à la recherche de nouveaux débouchés ou de nouveaux produits. Enfin, il n'est pas rare de voir des hommes qui voyagent principalement pour leur instruction, pour leur plaisir ou pour leurs affaires, et qui publient ensuite la relation de ce qu'ils ont observé, sans prétendre tirer de leurs écrits les sommes qu'ils ont dépensées.

Les orateurs, les avocats, les prédicateurs, les auteurs dramatiques, qui livrent à l'impression leurs discours, leurs plaidoyers, leurs sermons, leurs drames, ne considèrent pas le prix qu'ils en reçoivent des libraires, comme l'unique récompense de leurs travaux. Ils en ont été payés d'avance, du moins en grande partie, par leurs cliens ou par le public; ce qu'ils reçoivent comme écrivains est [II-114] peu de chose, comparativement à ce qu'ils ont reçu en toute autre qualité.

Quelquefois un homme ne se livre à des recherches scientifiques et ne met ses idées en ordre que pour exercer plus facilement une profession lucrative, ou pour se faire des titres à un emploi. S'il publie le résultat de ses travaux, et s'il reçoit des libraires le prix de ses ouvrages, il ne considère pas ce prix comme l'unique récompense de ses occupations; il fait entrer en ligne de compte tous les avantages qu'il en espère. Plusieurs, sans doute, sont trompés dans leur attente; mais il n'est aucun genre de travail qui ne donne lieu à des mécomptes.

Les ouvrages littéraires exercent une grande influence sur l'esprit, les mœurs et la conduite des nations. Les gouvernemens, les castes, les sectes, dont les intérêts sont peu en harmonie avec ceux de l'humanité, aspirent donc sans cesse à en diriger la production, et ils ont toujours à leur disposition des pensions, des emplois, des honneurs pour les écrivains qui se mettent à leur service. En voyant, par la lecture de l'histoire, quels ont été les intérêts dominans, dans certains temps et dans certains pays, on peut se faire une idée de la nature des ouvrages qui ont été publiés; et, d'un autre côté, en voyant les ouvrages qui ont été publiés, on peut se former des idées exactes des [II-115] intérêts qui dominaient au temps où ils ont été mis au jour [33].

Lorsque des ouvrages littéraires sont ainsi composés sous l'influence de certains intérêts, les auteurs n'attendent pas des libraires la récompense de leurs travaux; ils l'attendent des intérêts ou des passions qu'ils ont eu le dessein de servir. Dans des cas pareils, il n'est pas rare de voir des ouvrages livrés au public à un prix qui est de beaucoup inférieur à ce qu'ils ont coûté. Ceux qui les ont fait produire, loin d'exiger le remboursement de leurs dépenses, paieraient volontiers pour qu'on se donnât la peine de les étudier.

On a depuis long-temps fait l'observation que, plus un genre particulier de travail est honoré, moins il est nécessaire de le payer en argent, pour déterminer les hommes à s'y livrer. Dans les pays où il existe assez de lumières et de liberté, pour que les connaissances et les talens soient des causes d'estime, il n'est donc pas très-rare de voir produire des compositions littéraires, dans la vue de se rendre recommandable aux yeux du public. L'estime et l'honneur sont une monnaie qui agit sur [II-116] certains hommes avec plus d'énergie que l'or ou l'argent, surtout quand ils ont d'ailleurs des moyens d'existence assurés. Aussi, tel écrivain qui verrait, sans se plaindre, des libraires multiplier et vendre, sans son aveu, les copies de ses écrits, ne souffrirait pas qu'un autre s'en attribuât l'honneur. L'usurpation de ce genre de propriété, lui paraîtrait bien plus injuste que le vol d'un meuble ou l'usurpation d'un champ.

Enfin, il est des hommes qui, étant fortement préoccupés de certaines idées, ne publient leurs écrits que pour les divulguer et les répandre. Leur objet unique est, ou de propager certaines vérités, ou de détruire certaines erreurs, ou d'abolir certains abus. Pour parvenir à leur but, ils sacrifient leur temps, leur fortune et quelquefois leur liberté; s'ils mettent un prix à leurs ouvrages, c'est moins pour recouvrer une partie des dépenses qu'ils ont faites, que pour avoir de nouveaux moyens d'accomplir leur mission.

On voit, par ces observations, que les ouvrages littéraires sont soumis, beaucoup plus qu'ils ne le paraissent d'abord, aux lois générales qui agissent sur toutes les productions de l'industrie humaine. Le prix n'en est pas toujours payé sous la même forme, ni avec la même monnaie; mais il arrive très-rarement qu'un auteur ne reçoive de ses travaux aucune sorte de récompense. Cela peut arriver [II-117] cependant; mais, si cela se répétait souvent, on finirait par ne plus se livrer à un travail qui ne serait suivi d'aucun avantage. Dans tous les pays, les bons ouvrages sont plus ou moins rares, selon qu'ils sont plus ou moins privés de la protection de l'autorité publique.

Lorsque la propriété des compositions littéraires est mal garantie, ou qu'elle ne l'est que pour un temps très-court, les hommes qui se livrent à ce genre de compositions, sont obligés de chercher la récompense de leurs travaux ailleurs que dans la vente de leurs écrits; il faut qu'ils se fassent payer par des emplois, des pensions ou d'autres faveurs; c'est-à-dire qu'ils sont dans l'alternative de travailler sans fruit, ou de se mettre à la disposition des hommes qui disposent de la richesse et de la puissance.

La tendance naturelle des mauvais gouvernemens et des classes aristocratiques, est de priver de garanties la propriété littéraire. L'indépendance est une condition sans laquelle il est impossible de se livrer à la recherche et à l'exposition sincère de la vérité. Le travail qui donne de l'indépendance en créant la propriété, ne convient, en général, aux hommes investis du pouvoir, qu'autant qu'ils peuvent le diriger dans leur intérêt. Ils encouragent volontiers la production des ouvrages littéraires qui peuvent étendre ou assurer la durée de leur [II-118] domination; mais ils craignent les encouragemens qui viennent du public, parce qu'en général ceux-là ne favorisent que les productions véritablement utiles à l'humanité.

Les classes les plus nombreuses de la société n'ont pas le moyen de se coaliser pour faire produire les ouvrages qui leur conviendraient le mieux; elles n'ont à distribuer ni honneurs, ni pensions, ni emplois. Elles n'ont pas d'autres encouragemens à donner que ceux qui résultent de l'achat des productions littéraires mises en vente; ce moyen n'est même qu'à la portée d'un petit nombre de personnes, parce que la plupart manquent de richesses, ou sont dépourvues de lumières. Les classes populaires sont donc intéressées à ce que les écrivains attendent de l'avenir la récompense de leurs travaux, tandis que les classes aristocratiques sont intéressées, au contraire, à ce qu'ils sacrifient l'avenir au présent. Les ouvrages qui doivent avoir une longue durée, et que le temps doit faire apprécier de plus en plus, conviennent mieux à celles-là; ceux, au contraire, qui sont destinés à disparaître avec les erreurs et les abus qu'ils ont eu pour objet de fortifier, conviennent mieux à celles-ci. Les encouragemens qui naissent de la garantie de la propriété sont donc favorables à la recherche de la vérité, au triomphe de la justice; ceux qui viennent des faveurs des gouvernemens [II-119] sont, dans l'état actuel de la plupart des nations, plus favorables à la propagation de l'erreur.

Les compositions littéraires étant soumises, quant à la production, aux lois générales qui agissent sur tous les autres produits de l'industrie humaine, sont, par la nature même des choses, la propriété de ceux qui en sont les auteurs. Mais n'existe-t-il pas, entre les propriétés de ce genre et toutes les autres propriétés, des différences qui doivent les faire soumettre à des règles particulières? Une propriété privée ne cesse, en général, d'avoir ce caractère, que par , que par le fait ou par la volonté de celui à qui elle appartient. Elle ne passe d'une personne à une autre, que par la transmission qu'en fait le propriétaire; si celui-ci n'en dispose pas pendant sa vie, elle devient la propriété de ses enfans, ou de ceux de ses parens auxquels on suppose qu'il l'aurait donnée, s'il en avait formellement disposé. Quand même elle aurait des siècles de durée, elle ne cesserait pas d'être garantie; elle ne perdrait pas son caractère de propriété privée, par le seul effet de la loi.

Il arrive quelquefois cependant qu'une propriété particulière devient une propriété publique, parce qu'une nation s'en empare dans l'intérêt commun des membres dont elle se compose; mais en pareil cas, le propriétaire dépossédé reçoit un équivalent de la propriété dont on le dépouille, [II-120] de manière que rien n'est dérangé dans ses moyens d'existence. Celui qui, par son travail, avait acquis, par exemple, une proprieté qui lui donnait 3,000 fr. de rentes, jouira du même revenu, si l'Etat juge nécessaire de faire entrer cette propriété dans le domaine public. Il est même probable qu'il jouira d'un revenu plus considérable, parce qu'en général, les nations civilisées paient audelà de leur valeur les propriétés privées qu'elles acquièrent.

La propriété littéraire, à proprement parler, n'a été complétement garantie dans aucun pays. Les gouvernemens qui se sont montrés le plus favorables aux compositions de ce genre, ont restreint les droits des auteurs à une jouissance temporaire. Ils ont voulu que, lorsque le temps de cette jouissance serait expiré, chacun eût la faculté de multiplier et de vendre leurs écrits. Ils ont donc institué les libraires et une partie du public, héritiers légitimes et nécessaires de tous les écrivains.

Le motif apparent de cette disposition a été de favoriser la diffusion de lumières; on a paru croire qu'en dispensant les libraires de payer aucun droit aux écrivains ou à leurs successeurs, les compositions littéraires seraient vendues à plus bas prix, et qu'un plus grand nombre de personnes pourraient les acquérir. On a dit, d'un autre côté, que si ces [II-121] compositions étaient mises sur le même rang que les autres propriétés privées, il dépendrait souvent des caprices, des préjugés ou de l'avidité d'un homme, de priver une nation d'un ouvrage de génie. Si les héritiers d'un auteur, tel que Corneille ou Molière, par exemple, étaient assez superstitieux pour étouffer ses ouvrages, ou assez avides pour les vendre à des gens qui se croiraient intéressés à en empêcher la publication, faudrait-il leur en fournir les moyens? En mettant les productions littéraires au même rang que les autres propriétés privées, ne livrerait-on pas les œuvres du génie à des hommes qui consentiraient à les sacrifier aux intérêts les plus vulgaires?

La protection d'un gouvernement, ajoute-t-on, s'arrête, en général, aux points où finit son empire. Il peut faire respecter la propriété littéraire dans le pays soumis à sa domination ; mais au-delà de ses frontières, chacun a la faculté de multiplier et de vendre, sans autorisation, les copies des ouvrages publiés sous sa protection. Il suit de là que les nations chez lesquelles des écrits sont publiés, et qui garantissent aux auteurs la faculté de les vendre exclusivement, sont obligées de les payer plus cher que les autres. Celles-ci, n'ayant aucun droit à payer aux auteurs, font un commerce de librairie plus avantageux, et ont plus de moyens de s'instruire. Elles peuvent même fournir des livres, par [II-122] un commerce interlope, au peuple qui ne jouit pas de la faculté de faire imprimer, sans payer des droits d'auteur, les ouvrages publiés sur son territoire.

Il est une autre considération qui probablement n'a pas été sans influence sur les mesures qu'on a cru devoir prendre sur les productions littéraires. En général, toute valeur produite peut être consommée; tout ouvrage auquel l'industrie humaine a donné naissance, peut périr faute de soins. Les propriétés immobilières sont susceptibles de dégradation et de destruction comme les autres; on ne les conserve qu'autant qu'on répare les dommages que le temps et la jouissance leur font subir. Une ferme qu'on épuiserait par une suite non interrompue des mêmes récoltes, et de laquelle on ferait disparaître les bois, les bâtimens, les troupeaux, les instrumens d'agriculture, en un mot, tous les objets que l'industrie a formés, perdrait la plus grande partie de sa valeur. Si, au bout d'un temps déterminé, toutes choses sortaient du rang des propriétés privées, pour tomber dans le domaine public, elles seraient presque entièrement détruites, quand le terme prescrit par les lois arriverait. Le pays le plus florissant descendrait ainsi au niveau des contrées soumises aux gouvernemens les plus despotiques. La garantie perpétuelle donnée aux [II-123] propriétés est donc une des principales causes de leur conservation.

Les compositions littéraires font exception à la règle générale : elles ne s'usent ni par l'usage ni par le temps. Quand un écrivain a publié un ouvrage, il n'a plus le moyen de le dégrader ou de le faire disparaître. Si l'autorité publique ne lui en garantit la jouissance que pour un certain nombre d'années, on n'a pas à craindre qu'il profite de ce temps pour l'épuiser ou pour en détruire la valeur. Le seul moyen qu'il ait d'en jouir, est d'en multiplier les copies et de les répandre; et plus le nombre des copies augmente, moins il est à craindre que l'ouvrage ne périsse. On n'a donc pas eu, pour garantir les propriétés littéraires, les mêmes raisons que pour garantir les autres genres de propriétés.

Il faut ajouter que la plupart des gouvernemens modernes, sortis du régime féodal, n'ont, pendant long-temps, accordé quelque considération qu'aux propriétés féodales, c'est-à-dire aux fonds de terre. Le mépris qu'ils avaient pour tous les genres d'industrie, se répandait sur les produits du travail, sur les propriétés mobilières, et sur les hommes dont elles étaient la principale richesse. Les compositions littéraires étant les derniers fruits de la civilisation, ont été moins respectées encore: il ne s'est pas trouvé de gouvernement qui les ait [II-124] mises franchement au rang des propriétés. Ce qu'on nomme, en effet, propriété littéraire n'est pas autre chose qu'une simple jouissance de quelques années. Cela est si vrai, que celui qui proposerait d'appliquer à toutes les créations de l'industrie humaine, les règles qu'on suit à l'égard des ouvrages littéraires, serait considéré comme aspirant à la destruction de toute propriété, et au renversement de l'ordre social.

Si, comme on l'assure, les propriétés littéraires n'étaient privées de garantie, après un certain temps de jouissance, que dans des vues d'intérêt public, et pour favoriser la propagation des lumières, il est difficile de voir pourquoi l'on n'agirait pas, à l'égard des propriétés de ce genre, comme on agit à l'égard de toutes les autres. Lorsque, pour faire un canal, une grande route ou une place de guerre, on a besoin de faire tomber dans le domaine public, la maison ou le champ d'un particulier, on commence par lui en payer la valeur, ou par lui donner une propriété équivalente. On croirait commettre une injustice criante, si on le dépouillait dans l'intérêt du public, sans rien lui donner en échange; la spoliation commise au profit de plusieurs millions d'individus n'est pas plus légitime, en effet, que la spoliation exécutée au profit d'un seul. Elle devrait même être plus odieuse, d'abord parce qu'il est plus difficile de [II-125] s'en garantir, et, en second lieu, parce que l'indemnité à payer pour obtenir une propriété privée, est infiniment petite, quand elle est répartie entre une immense multitude de personnes. Mais comment la spoliation qu'on trouverait injuste quand il s'agit d'un champ ou d'une maison, devient-elle juste quand il est question d'un ouvrage littéraire? Pourquoi l'indemnité qu'on trouve juste dans un cas, ne le serait-elle pas dans l'autre? Les travaux des écrivains qui ont éclairé le monde, de Descartes, de Bacon, de Francklin, seraient-ils moins dignes de protection et de respect que les travaux d'un fabricant de chandelles?

Il est très-vrai que les ouvrages littéraires produits et publiés chez une nation, ne jouissent d'aucune protection chez les autres. Les libraires français, par exemple, réimpriment et vendent, sans payer aucun droit d'auteur, les écrits publiés en Angleterre, et, de leur côté, les libraires anglais réimpriment, sans rien payer, les ouvrages publiés en France. Il résulte de là que, lorsqu'un ouvrage est publié, la nation qui garantit à l'auteur la faculté de le vendre exclusivement, est traitée moins avantageusement, relativement à cet ouvrage, que les nations qui ne donnent à l'auteur aucune garantie. Il en résulte encore que la garantie donnée à la propriété littéraire est un stimulant pour l'introduction des ouvrages publiés [II-126] à l'étranger, et pour lesquels les libraires n'ont eu rien à payer aux auteurs. Ces objections, contre la garantie de la propriété littéraire, sont plus fortes en apparence qu'en réalité.

L'introduction frauduleuse des ouvrages réimprimés à l'étranger, dans la vue de ne payer aucun droit aux auteurs, ne peut nuire en réalité qu'à ceux-ci. Tout libraire qui achète un ouvrage pour le livrer à l'impression, sait d'avance que cet ouvrage sera réimprimé à l'étranger s'il est bon, et qu'un certain nombre d'exemplaires sera introduit frauduleusement dans le pays. Il fait ses calculs en conséquence; il paie d'autant moins le manuscrit, qu'il a plus de chances de perte à courir. C'est donc exclusivement sur l'auteur que tombe le dommage causé par la contrefaçon. Mais de ce qu'on ne peut pas empêcher toutes les atteintes dont la propriété littéraire peut être l'objet, s'ensuit-il qu'on doit la priver de toute garantie?

Les gouvernemens, pour protéger l'industrie des imprimeurs, des relieurs et des libraires, prohibent les ouvrages imprimés ou reliés à l'étranger; ils ne craignent pas de nuire, par ces prohibitions, au commerce ou à l'instruction des peuples qui leur sont soumis. Si donc ils refusent des garanties à la propriété littéraire, ce n'est pas en considération des contrefaçons qui peuvent être exécutées à l'étranger. Il n'est pas plus difficile de protéger [II-127] la propriété des auteurs que l'industrie des imprimeurs, des libraires, des relieurs.

La crainte de voir des hommes ignorans ou cupides priver le public des ouvrages dont ils auraient acquis la propriété, n'est pas non plus une raison de priver de garantie la propriété littéraire.

Il serait très-fâcheux, sans doute, qu'un homme ignorant ou superstitieux eût les moyens d'étouffer les ouvrages d'un grand homme, qu'il aurait acquis par succession ou autrement; mais pour prévenir un tel danger, il n'est nullement nécessaire de priver les productions littéraires de la protection des lois, et de donner à tout libraire la faculté d'en multiplier gratuitement les copies. S'il importe aux citoyens que tel ouvrage soit répandu et qu'il tombe dans le domaine public, il est difficile de voir pourquoi l'on ne procéderait pas, pour l'acquérir, comme on procéde pour acquérir d'autres propriétés dont le public a besoin. Quand on considère les productions littéraires relativement aux nations, on paraît croire qu'elles sont inappréciables; mais quand on les considère relativement aux écrivains et à leurs familles, on les traite comme si elles étaient sans valeur. S'agit-il de s'en emparer, afin d'en faire jouir le public? on juge qu'on ne peut pas trop les estimer. S'agit-il d'indemniser ceux qui les ont produites ou reçues des producteurs? on juge qu'elles ne valent [II-128] rien. N'y a-t-il pas d'ailleurs une injustice choquante à dépouiller une classe entière de personnes de leurs propriétés, de peur qu'il ne s'en rencontre quelqu'une qui fasse des siennes un mauvais usage?

La circonstance que des productions littéraires restent inaltérables quand elles ont été publiées, et qu'il n'est pas à craindre qu'elles soient détruites par les auteurs ou les libraires auxquels on n'en accorde qu'une jouissance temporaire, est, sans doute, une raison de donner à ce genre de propriété, des limites un peu moins étendues qu'aux autres, mais elle n'est pas une raison de les priver de garanties après une jouissance de quelques années.

Les propriétés ne sont pas garanties uniquement dans la vue d'en prévenir la destruction; elles le sont aussi dans la vue d'en encourager le développement, et d'assurer aux familles des ressources qui soient en harmonie avec leur mode d'existence. Si, de la circonstance qu'un ouvrage ne peut plus être détruit par l'auteur après qu'il a été publié, on tirait la conséquence que la propriété ne doit pas en être garantie, on pourrait en conclure aussi qu'on peut le faire tomber dans le domaine public le lendemain de la publication. Avec un tel système, il ne paraîtrait bientôt plus d'autres ouvrages que [II-129] ceux dont le prix aurait été payé d'avance par les gouvernemens ou par des castes privilégiées.

Les gouvernemens, qui se montrent si zélés pour la propagation des lumières, tant qu'il ne faut pour cela que priver de garanties la propriété littéraire, sont loin de montrer le même zèle quand il s'agit de faire quelques frais pour répandre des ouvrages véritablement utiles au public. Ils veulent bien que l'auteur fasse les frais de la composition; mais leur vient-il dans l'idée de faire eux-mêmes les frais de l'impression, et de payer le marchand de papier? Aucun n'a une telle pensée ; chacun laisse au public le soin de payer cette partie de la dépense; on ne lui épargne que les droits d'auteur, afin, sans doute, d'encourager la composition des bons livres.

En Angleterre, on ne garantit pas aux auteurs la propriété de leurs compositions; on ne leur en assure qu'une jouissance temporaire fort courte; mais on garantit aux universités la jouissance perpétuelle des écrits qui leur sont donnés. Il serait difficile toutefois de voir pourquoi ce qui peut appartenir à une corporation, ne peut pas appartenir à une famille ou à un particulier. Le bien qu'on tient de la générosité d'autrui, serait-il plus digne de protection que celui qu'on ne doit qu'à son travail ? On refuse à un écrivain la faculté de transmettre à ses enfans la propriété de ses ouvrages; mais on lui permet [II-130] de la donner à telle ou telle corporation destinée à élever les enfans de l'aristocratie. Il se peut que de telles dispositions aient pour objet de favoriser la diffusion des lumières dans certaines classes; mais il n'est pas possible de les considérer comme un encouragement à la production des bons livres.

Le gouvernement impérial, qui avait aussi la prétention de propager les lumières, avait consacré le principe qu'après un certain nombre d'années, toute composition littéraire tomberait dans le domaine public. En même temps, il avait établi que toute personne qui voudrait réimprimer un ouvrage tombé dans le domaine public, serait tenue de lui payer un droit [34]. Ce gouvernement se constituait donc l'héritier, non-seulement de tous les auteurs à venir, mais de tous les auteurs passés, y compris ceux de Rome et de la Grèce. Il s'attribuait, sur les compositions littéraires, un droit de propriété qu'il ne reconnaissait pas aux écrivains; et cela dans la vue, disait-on, de favoriser le développement des connaissances humaines!

 


 

[II-131]

CHAPITRE XXXIII.
Des lois relatives à la propriété des compositions littéraires.

LORSQUE l'invention de l'art typographique vint donner à l'industrie le moyen de multiplier à peu de frais les copies des productions littéraires, les nations étaient encore trop ignorantes et trop esclaves, pour qu'il fût possible aux magistrats de connaître la nature de tous les genres de propriété, et de les faire respecter. Si l'on avait des questions de droit à résoudre, ce n'était pas en étudiant la nature des choses et la nature de l'homme, qu'on tâchait d'en donner une bonne solution; on les résolvait par les maximes du pouvoir absolu, par les décisions des jurisconsultes et des empereurs romains, ou par les coutumes féodales. Mais, ni l'aristocratie romaine, ni l'aristocratie féodale, ni les rois absolus n'avaient pu admettre en principe que toute production est la propriété de celui qui l'a formée. Un tel principe aurait suffi pour amener en peu de temps le renversement d'un ordre de [II-132] choses fondé sur la conquête, l'usurpation et l'esclavage [35].

Il est encore aujourd'hui beaucoup d'hommes qui ne savent où chercher des principes de justice, quand ils ne peuvent avoir recours aux dispositions d'un code ou aux opinions d'un jurisconsulte; il était difficile qu'on fût plus avancé, lorsque les nations sortaient à peine de la barbarie du moyen-âge. La faculté de permettre ou de défendre de travailler était alors considérée comme un droit [II-133] domanial et royal [36]. Les rois, soit en France, soit en Angleterre, faisaient un fréquent usage de ce prétendu droit, en créant et en distribuant à leur gré des monopoles. Or, quand le droit de vivre en travaillant, était considéré comme une concession royale, comme un privilége dont le pouvoir avait toujours soin de limiter la durée, pouvait-on avoir la pensée de donner des garanties aux produits d'un travail libre? pouvait-on avoir le courage d'en réclamer [37]?

Si les premiers écrivains avaient eu la faculté de faire imprimer et de vendre librement leurs ouvrages, ils auraient donc été fort embarrassés pour empêcher les contrefaçons; et, s'ils avaient eu recours à la justice, l'existence de la propriété littéraire [II-134] aurait paru fort problématique aux yeux des magistrats; pour la leur faire reconnaître, il n'aurait pas fallu moins qu'un privilége du prince au profit de l'auteur. Le nombre des hommes dont l'intérêt évident et immédiat était que les productions de ce genre fussent respectées, devait d'ailleurs être si petit, et le nombre de ceux qui pouvaient se croire intéressés à ce qu'elles restassent sans protection, si grand, que la balance de la justice aurait nécessairement penché du côté des derniers, si les magistrats avaient été appelés à prononcer. Nous ne devons donc pas être étonnés si les mesures adoptées d'abord en divers pays par l'autorité publique, pour accorder quelques garanties à la propriété littéraire, sont incomplètes, et portent l'empreinte des préjugés et des habitudes qui régnaient au temps où elles ont été prises. Les principes sur la propriété, mal connus, rarement consultés, étaient encore plus rarement suivis [38].

[II-135]

Les rois d'Angleterre, comme ceux de France, créaient et distribuaient à leur gré des monopoles, c'est-à-dire qu'ils interdisaient à la masse de la population un certain genre de travail ou de commerce, et qu'ils donnaient ou vendaient à une ou plusieurs personnes la faculté de se livrer à ce commerce ou à ce travail; on connaît l'abus que fit de ce pouvoir la reine Élisabeth. Il était donc naturel qu'un écrivain qui avait composé un ouvrage, et qui voulait en vendre des exemplaires, en sollicitât le privilége. La protection temporaire qu'il obtenait, n'était considérée par l'autorité que comme un monopole dont elle pouvait disposer arbitrairement, et dont elle avait soin de limiter la durée.

Lorsque chacun eut acquis, en Angleterre, la faculté de publier ses opinions au moyen de la presse, et que les rois n'eurent plus le pouvoir [II-136] d'interdire ou de permettre le travail, les auteurs eurent, par cela même, la faculté de faire imprimer et de vendre leurs ouvrages; mais il paraît que la propriété littéraire fut peu respectée, et que les imprimeurs et les libraires ne se firent aucun scrupule de ruiner les auteurs et leurs familles, en réimprimant et en vendant leurs ouvrages sans leur autorisation [39]. Le moyen le plus naturel et le plus simple de remédier à ce désordre, aurait été de recourir à la justice, et d'invoquer les principes qui protégent toutes les propriétés; mais on était encore dominé par les préjugés et les habitudes contractés dans des temps d'esclavage. Les rois ayant perdu la faculté d'établir et de donner des monopoles pour un temps déterminé, on eut recours au parlement qui avait hérité du pouvoir absolu de la couronne.

En 1710, le parlement rendit, en effet, un acte par lequel il déclara que les auteurs d'écrits déjà publiés auraient seuls le droit de les vendre ou de les faire vendre pendant vingt ans, à partir du jour de la première publication. Quant aux ouvrages non encore publiés, l'exercice du droit exclusif de les faire imprimer et vendre fut limité à un espace quatorze années, à moins qu'à l'expiration [II-137] de ce terme, l'auteur ne fût encore vivant; car, dans ce cas, un second terme de quatorze ans lui était accordé. En agissant ainsi, le parlement n'avait pas la pensée de donner des garanties à une espèce particulière de propriétés ; il croyait établir des monopoles au profit des auteurs. Aujourd'hui même il est des jurisconsultes qui ne voient pas autre chose dans les droits dont la jouissance est assurée aux écrivains [40].

Les rois, quand ils interdisaient à la masse de la population une branche d'industrie ou de commerce, pour en donner l'exploitation exclusive à un particulier ou à une compagnie, prenaient quelquefois des mesures pour que le produit mis en monopole ne fût porté à un prix excessif. Le parlement de 1710, après avoir fixé le temps pendant lequel un écrivain jouirait exclusivement de la faculté de vendre ses ouvrages, crut devoir prendre des mesures analogues pour prévenir l'abus que les auteurs pourraient faire de leur prétendu monopole. Il désigna, dans son statut, un certain nombre de magistrats et de dignitaires ecclésiastiques ou civils, pour fixer le prix des livres, dans le cas où les auteurs ou leurs libraires voudraient faire des bénéfices exagérés. On voyait [II-138] figurer, parmi ces commissaires-priseurs de livres, l'archevêque de Cantorbéry, l'évêque de Londres, le lord-chancelier, les présidens des cours de justice, et les vice-chanceliers des deux Universités. Le libraire qui vendait ses livres à un prix supérieur au prix fixé, était condamné à une amende de cinq livres sterling par exemplaire, applicable moitié au fisc et moitié à la partie poursuivante.

On finit par comprendre qu'une disposition qui obligeait les libraires à vendre leurs livres pour un prix qu'ils n'avaient pas la faculté de fixer, était peu favorable au développement des lettres et des sciences. En déterminant le prix des livres, on fixait en effet, la valeur du travail des écrivains ; et cette fixation devait être moins en raison de la bonté intrinsèque d'un ouvrage, qu'en raison de la conformité des opinions de l'auteur avec celles des commissaires-priseurs. Si une mesure analogue avait été prise en France, et si l'on avait chargé l'archevêque de Paris, les docteurs de la Sorbonne et les principaux membres du parlement de fixer le prix des ouvrages de Montesquieu, de Voltaire, de Raynal ou de Rousseau, les libraires n'en auraient pas tiré de gros bénéfices. Aussi, cette disposition fut-elle rapportée, en 1739, par un statut de la douzième année du règne de George II, chap. 11. Par le même acte, on défendit l'importation des livres imprimés à l'étranger, lorsqu'ils [II-139] avaient été composés et imprimés dans la GrandeBretagne. On déclara, de plus, que les autres dispositions du statut de la huitième année du règne de la reine Anne, chap. 19, continueraient d'être exécutées pendant sept ans, jusqu'à la première session qui suivrait l'année 1746.

Les Universités auxquelles des ouvrages avaient été donnés, étaient persuadées que la propriété qui leur avait été transmise était perpétuelle de sa nature, comme toutes les espèces de propriété. Lorsque la décision de la cour de la chancellerie, qui reconnaissait aux auteurs un droit perpétuel sur leurs productions, eût été annulée, et qu'on eut déclaré que ce droit, qui résultait des principes du droit commun, avait été détruit par l'acte de la huitième année du règne de la reine Anne, elles sollicitèrent et obtinrent une exception en leur faveur. En 1755, un acte du parlement, de la quinzième année de George III, déclara que les deux Universités d'Angleterre, les quatre Universités d'Écosse et les collèges d'Eton, de Westminster et de Winchester, auraient à jamais la propriété exclusive des ouvrages qui leur avaient été ou qui leur seraient donnés ou légués, à moins que le legs ou la donation n'eût été fait pour un temps déterminé. La propriété ne leur en fut garantie cependant que sous une condition : c'est que le collége ou l'université propriétaire d'un [II-140] ouvrage, ne le ferait imprimer que par ses presses et à son profit particulier. Le même statut laissa à ces corps privilégiés la faculté d'aliéner les ouvrages qui leur appartenaient; mais, en cas d'aliénation, les acquéreurs ne pouvaient pas exercer d'autres droits que ceux qui leur étaient accordés lorsqu'ils acquéraient des ouvrages de simples particuliers.

En 1801, le parlement anglais fit un troisième statut pour encourager l'instruction en garantissant le droit des auteurs sur leurs ouvrages. Ce statut garantit aux écrivains et aux libraires acquéreurs de leurs écrits, la faculté d'en vendre exclusivement des exemplaires pendant quatorze ans, dans toutes les parties de l'Europe soumises à l'empire britannique. Dans le cas où, à l'expiration de quatorze ans, l'auteur serait encore vivant, un second terme de quatoze ans lui est donné pour vendre ou faire vendre exclusivement des exemplaires de son ouvrage. Le même statut accorde au collège de la Trinité (Trinity Collège) pour les ouvrages qui lui ont été donnés ou légués, des garanties semblables à celles qui avaient été accordées aux Universités d'Angleterre et d'Écosse, sous les mêmes conditions [41].

Enfin, le 29 juillet 1814, un quatrième statut [II-141] a été fait dans les mêmes vues que les précédens. Ce statut, après avoir modifié les dispositions existantes relativement au nombre d'exemplaires à déposer dans certains établissemens publics, garantit aux auteurs, ou aux libraires auxquels ils ont cédé leurs droits, la faculté de vendre exclusivement des exemplaires de leurs ouvrages pendant vingt-huit ans. Si à l'expiration de ce terme, un auteur est encore vivant, sa jouissance est prolongée pour le reste de sa vie [42].

Les priviléges garantis à des colléges ou à des universités leur sont conservés.

Les Anglo-Américains ont adopté les principales dispositions du statut de la reine Anne. Leurs lois garantissent aux auteurs le droit exclusif de vendre et faire vendre, pendant quatorze ans, des exemplaires de leurs ouvrages'; les écrivains qui sont encore vivans à l'expiration de ce terme, ont un second terme de quatorze ans. Mais ce droit n'est pas garanti par les lois américaines à tous les auteurs indistinctement; la garantie n'est donnée qu'aux citoyens des États-Unis, et aux personnes qui résident sur le territoire de la Confédération [43]. Les lois anglaises sont plus libérales : elles garantissent [II-142] les mêmes droits à tous les hommes, sans distinction de nation [44].

Depuis la renaissance des lettres jusqu'au commencement de notre révolution, les garanties données, en France, à la propriété littéraire, ont été toutes personnelles; c'est-à-dire que le gouvernement accordait à chaque écrivain ou au libraire auquel il avait cédé ses droits, le privilége de faire imprimer et de vendre exclusivement son ouvrage, pendant un temps déterminé : cette garantie n'avait pas d'autre durée que celle qu'il plaisait au gouvernement de lui donner. A l'expiration du terme prescrit, le libraire en demandait quelquefois un second qui lui était rarement refusé: la durée en était plus ou moins longue, selon l'importance de l'ouvrage [45]. On fait remonter au commencement du seizième siècle, en 1507, [II-143] l'origine de ces priviléges. Louis XII est le premier roi de France qui en ait accordé.

Dans des temps où l'on mettait en principe que permettre de travailler était un droit domanial et royal; que nul ne pouvait se livrer à l'exercice d'une profession, s'il n'était maître ès arts et métiers, et que les rois seuls pouvaient faire des maîtres, il était tout simple qu'il n'y eût de protection que pour les ouvrages littéraires dont la publication avait été formellement autorisée; l'absence de toute garantie était la règle générale; la protection individuellement accordée était l'exception; c'était un monopole, un privilége, une loi privée, privata lex.

L'édit du 26 août 1686, le premier par lequel on ait pris des mesures générales sur la propriété littéraire, défend à tous imprimeurs et libraires d'imprimer et de mettre en vente un ouvrage pour lequel aucun privilége n'aura été accordé, sous peine de confiscation et de punition exemplaire; le défaut d'insertion du privilége au commencement et à la fin de chaque ouvrage, était un délit puni des mêmes peines.

Lorsque le gouvernement avait ainsi placé sous sa protection une production littéraire, il était défendu aux imprimeurs et aux libraires d'en faire ou d'en faire faire des contrefaçons, non-seulement à l'intérieur, mais aussi à l'étranger. La [II-144] contrefaçon et le débit d'éditions contrefaites, étaient punis des peines portées par les priviléges; en cas de récidive, les contrevenans étaient punis corporellement, et déchus de la maîtrise, c'est-à-dire du droit de travailler pour leur compte.

Ainsi, toute composition littéraire que le pouvoir n'avait pas prise nominalement sous sa sauvegarde, n'était pas seulement privée de toute protection, elle était confisquée par le gouvernement, et l'imprimeur et le libraire étaient punis.

Cet état de choses a duré jusqu'au commencement de la révolution, époque à laquelle toute personne a eu la faculté de faire imprimer et de vendre ses ouvrages, sans avoir obtenu l'autorisation du gouvernement. La propriété littéraire avait été soumise, pendant des siècles, à un tel arbitraire, qu'on a cru faire beaucoup en sa faveur, en ne permettant plus aux agens du pouvoir d'en disposer selon leur volonté. Le gouvernement n'a plus eu la faculté de confisquer les écrits publiés sans son autorisation; mais les imprimeurs et les libraires se sont attribué le droit d'en multiplier les copies, et de les vendre à leur profit. L'autorité publique, en cessant de porter elle-même atteinte à ce genre de propriété, n'a donc pas réprimé les atteintes que des particuliers y portaient.

Si les atteintes privées portées à la propriété littéraire sont d'abord restées sans répression, il faut [II-145] moins en accuser les intentions des hommes qui gouvernaient, que l'ignorance du temps. Les écrivains, les légistes et les magistrats eux-mêmes auraient été peut-être fort embarrassés, s'ils avaient eu à juger des questions sur la propriété littéraire d'après le droit commun. Comment les uns et les autres se seraient-ils débarrassés tout à coup de préjugés qui avaient plusieurs siècles d'existence? Il n'est personne aujourd'hui qui considère la faculté de travailler comme une concession du pouvoir royal; et cependant, quoiqu'en théorie on repousse les maximes des édits d'Henri III et de Louis XIV, on agit souvent comme si l'on y avait une foi sincère; on a besoin d'une déclaration spéciale de l'autorité, pour respecter ou faire respecter les produits du travail de l'homme, quand ces produits ont été livrés pendant long-temps à l'arbitraire.

Depuis le 3 novembre 1789, époque à laquelle fut promulguée la première déclaration des droits, jusqu'au 24 juillet 1795, jour de la publication de la première loi générale sur la propriété littéraire, toute personne eut la faculté de faire imprimer et vendre ses ouvrages, sans autorisation de la part du gouvernement ou de ses agens ; mais, durant cet intervalle, les auteurs français se trouvèrent dans la position où s'étaient trouvés les écrivains anglais avant le statut de 1710. L'autorité publique ne portait pas atteinte à la propriété littéraire; [II-146] mais elle ne réprimait pas les atteintes privées dont cette propriété était l'objet, de la part des imprimeurs et des libraires. Les légistes ni les magistrats n'avaient pu se défaire, dans une espace de trois ou quatre ans, des habitudes et des préjugés de la monarchie absolue. On n'eût donc pas la pensée d'appliquer aux productions littéraires les principes généraux sur la propriété; on crut qu'elle ne pouvait être garantie que par une loi spéciale.

Dans l'intervalle de 1789 à 1793, il fut rendu cependant une loi qui accorda une protection partielle à une espèce particulière de propriété littéraire, aux compositions dramatiques. La loi du 13 janvier 1794 reconnut d'abord à toute personne le droit d'élever un théâtre public, et d'y faire représenter des pièces de tous les genres, en faisant préalablement sa déclaration à la municipalité des lieux. Elle déclara de plus que les ouvrages des auteurs morts depuis cinq ans et plus, seraient une propriété publique et pourraient, nonobstant tous les anciens priviléges, être représentés sur tous les théâtres indistinctement. Ensuite elle ajouta que les ouvrages des auteurs vivans ne pourraient être représentés sur aucun théâtre public, dans toute l'étendue de la France, sans le consentement formel et par écrit des auteurs, sous peine de confiscation du produit total des [II-147] représentations au profit des auteurs. Les héritiers ou cessionnaires des auteurs furent déclarés, par la même loi, propriétaires de leurs ouvrages durant l'espace de cinq années, à compter de la mort de l'auteur. Cette loi, qui garantissait aux auteurs dramatiques que leurs ouvrages ne seraient pas représentés pendant leur vie, sans leur consentement, ni cinq années après leur mort, sans le consentement de leurs héritiers ou cessionnaires, ne leur donnait aucune garantie relativement à l'impression et à la vente de ces mêmes ouvrages.

Sous ce rapport, les compositions dramatiques n'étaient ni plus ni moins protégées que toutes les autres productions littéraires [46].

En 1795, un projet ayant été présenté à la Convention nationale, dans l'intérêt des auteurs et de [II-148] leurs familles, un député, M. Lakanal, en fit le rapport en ces termes :

« De toutes les propriétés, dit-il, la moins susceptible de contestation, celle dont l'accroissement ne peut ni blesser l'égalité républicaine, ni donner d'ombrage à la liberté, c'est, sans contredit, celle des productions du génie; et si quelque chose peut étonner, c'est qu'il ait fallu reconnaître cette propriété, assurer son libre exercice par une loi positive; c'est qu'une aussi grande révolution que la nôtre ait été nécessaire pour nous ramener sur ce point comme sur tant d'autres, aux simples élémens de la justice la plus commune.

» Le génie a-t-il ordonné dans le silence un ouvrage qui recule les bornés des connaissances humaines? Des pirates littéraires s'en emparent aussitôt, et l'auteur ne marche à l'immortalité qu'à travers les horreurs de la misère. Eh! ses enfans!... Citoyens, la postérité du grand Corneille s'est éteinte dans l'indigence!

» L'impression peut d'autant moins faire des productions d'un écrivain une propriété publique, dans le sens où les corsaires littéraires l'entendent, que l'exercice utile de la propriété de l'auteur ne pouvant se faire que par ce moyen, il s'ensuivrait qu'il ne pourrait en user sans la perdre à l'instant même.

» Par quelle fatalité faudrait-il que l'homme [II-149] de génie, qui consacre ses veilles à l'instruction de ses concitoyens, n'eût à se promettre qu'une gloire stérile, et ne pût pas revendiquer le tribut d'un noble travail. »

A la suite de ce rapport, la Convention nationale rendit un décret portant que les auteurs d'écrits en tout genre, les compositeurs de musique, les peintres et dessinateurs, qui faisaient graver des tableaux ou dessins, jouiraient, durant leur vie entière, du droit exclusif de vendre, faire vendre, distribuer leurs ouvrages, dans le territoire de la république, et d'en céder la propriété en tout ou en partie; le même droit fut garanti à leurs héritiers ou cessionnaires durant l'espace de dix ans après la mort des auteurs. Enfin, le même décret déclara que les héritiers de l'auteur d'un ouvrage de littérature ou de gravure, ou de toute autre production de l'esprit ou du génie qui appartiennent aux beaux-arts, en aurait la propriété exclusive pendant dix années. Ce décret est encore en pleine vigueur [47].

Si la Convention nationale avait reconnu, comme son rapporteur, qu'un auteur est propriétaire de ses ouvrages au même titre qu'un homme industrieux est propriétaire des produits de son travail, elle se serait bornée à donner des garanties aux [II-150] propriétés de ce genre, et n'aurait pas mis des limites à la faculté d'en jouir ou d'en disposer. Il est, en effet, dans la nature de la propriété d'être perpétuelle et absolue, comme il est dans la nature de l'usufruit d'être temporaire et limité. Déclarer qu'une personne et ses héritiers ou successeurs auront à perpétuité la jouissance ou l'usufruit d'une chose, ce serait en réalité leur en attribuer la propriété. Par la même raison, déclarer qu'une personne aura pendant un temps déterminé la propriété de certaines choses, et qu'à l'expiration de ce temps elle les rendra tout entières (salvá rerum substantia), c'est en réalité ne lui reconnaître qu'un simple usufruit.

On se serait exprimé d'uue manière bien plus exacte, si l'on avait dit que les compositions littéraires, les compositions musicales, et les gravures ou dessins, tomberaient au rang des choses communes après leur publication; mais que néanmoins les auteurs en auraient l'usufruit pendant leur vie, et leurs héritiers pendant dix ans. En mettant ainsi le langage en harmonie avec les faits qu'on établissait, on aurait vu, sur-le-champ, que les auteurs d'ouvrages littéraires étaient placés dans un cas d'exception, et que, pour eux, la propriété n'était pas réellement reconnue [48].

[II-151]

Il était fort difficile, au reste, que les principes sur la propriété littéraire fussent examinés et débattus avec soin, lorsque la Convention nationale fut appelée à s'en occuper. Une partie de la France était alors envahie par les armées des puissances coalisées; la guerre civile était allumée dans les départemens de l'Ouest, et les factions se déchiraient dans l'intérieur. Comment, dans de telles circonstances, une assemblée, entre les mains de laquelle résidaient tous les pouvoirs, qui était chargée de tous les soins de l'administration, et qui avait à rétablir la tranquillité intérieure, et à garantir l'indépendance nationale, aurait-elle pu se livrer à des discussions philosophiques sur des droits de propriété ?

La loi du 19 juillet 1793 avait déclaré que les ouvrages publiés du vivant d'un auteur, tomberaient dans le domaine public dix ans après sa mort, et que l'héritier d'un écrivain aurait, pendant dix ans, la propriété des ouvrages qu'il recueillerait à titre de succession. Là-dessus, une difficulté s'éleva: il s'agissait de savoir si, lorsque des [II-152] ouvrages seraient tombés dans le domaine public, l'héritier de l'auteur pourrait en faire des éditions nouvelles, y joindre les ouvrages posthumes restés dans son domaine privé, et en conserver la jouissance exclusive. Un décret du 1er germinal an XIII (22 mars 1805) a résolu cette question d'une manière négative: il a déclaré que, pour conserver ses droits sur les ouvrages posthumes, il faut les publier séparément.

Un décret du 5 février 1810 a étendu, au profit des veuves et des enfans des auteurs, la jouissance que la loi du 19 juillet 1793 leur avait assurée. L'article 39 déclare que le droit de propriété est garanti à l'auteur et à sa veuve pendant leur vie, si les conventions matrimoniales de celle-ci lui en donnent le droit, et à leurs enfans pendant vingt ans. L'article 40 ajoute que les auteurs, soit nationaux, soit étrangers, de tout ouvrage imprimé ou gravé, peuvent céder leur droit à un imprimeur, ou libraire ou à toute autre personne qui est alors substituée en leur lieu et place pour eux et leurs ayans-cause, comme il est dit en l'article précédent.

Ces dispositions qui, dans l'origine, étaient illégales, ont acquis force de loi par l'usage et la jurisprudence; on n'est pas admis à en contester l'autorité devant les tribunaux.

Suivant l'article 1er du statut de la huitième [II-153] année du règne de la reine Anne, toute personne qui, sans avoir obtenu le consentement écrit du propriétaire, imprime, réimprime ou importe un ouvrage, ou le fait imprimer, réimprimer ou importer, ou qui, sachant qu'il a été imprimé ou réimprimé sans le consentement du propriétaire, le publie, le vend, ou expose en vente, ou le fait publier, vendre ou mettre en vente, encourt deux peines: la confiscation de tous les exemplaires qui peuvent être saisis, et une amende d'un penny (environ dix centimes) pour chacune des feuilles trouvées en sa possession [49]; cette amende est applicable une moitié au fisc, et l'autre moitié à la partie poursuivante [50]. Ces peines sont prononcées sans préjudice des dommages causés au propriétaire, et dont l'évaluation ne peut être faite que par un jury, à moins qu'ils ne soient fixés par une transaction volontaire.

Les auteurs n'ayant, en Angleterre, le droit exclusif de vendre leurs ouvrages que pendant un nombre d'années déterminé, il a été nécessaire de constater l'époque de chaque publication, afin que toute personne eût la faculté de savoir quels sont [II-154] les écrits qu'elle peut faire imprimer ou vendre, sans encourir aucune peine. C'est dans cette vue que le statut de 1710 enjoint à toute personne qui se propose de publier un ouvrage, d'en faire inscrire exactement le titre avant la publication, dans un registre particulier, tenu à cet effet par la corporation des marchands de livres ou de papier (the company of stationers). Le défaut d'inscription d'un ouvrage dans ce registre suffirait pour soustraire les contrefacteurs aux peines prononcées contre eux; mais il ne serait pas suffisant pour faire perdre au propriétaire les droits qui lui sont garantis par la loi [51].

L'acte du congrès américain, du 29 avril 1802, exige, comme le statut de la huitième année de la reine Anne, que le titre de l'ouvrage soit enregistré avant la publication; il exige aussi le dépôt d'un certain nombre d'exemplaires, quand la publication a été effectuée [52].

[II-155]

La loi du 19 juillet 1793 autorise les auteurs, compositeurs, peintres ou dessinateurs, leurs héritiers ou cessionnaires, à faire saisir et confisquer à leur profit, par les officiers de paix, tous les exemplaires des éditions imprimées ou gravées sans leur permission formelle ou par écrit.

Cette loi ne prononce pas de peine proprement dite contre les contrefacteurs ou débitans d'éditions contrefaites; elle ne les oblige qu'à payer une somme déterminée aux propriétaires à titre d'indemnité. Pour le contrefacteur, cette somme est équivalente au prix de trois mille exemplaires de l'édition originale; elle est équivalente au prix de cinq cents exemplaires de l'édition originale pour tout débitant d'éditions contrefaites.

Le code pénal, après avoir défini la contrefaçon, l'a mise au rang des délits, ainsi que l'introduction en France de toute édition contrefaite.

Toute édition d'écrits, de composition musicale, de dessin, de peinture ou de toute autre production, dit-il, imprimée ou gravée en entier ou en partie, au mépris des lois et réglemens relatifs à la propriété des auteurs, est déclarée contrefaçon; et toute contrefacon est un délit.

Le débit d'ouvrages contrefaits, l'introduction sur le territoire français d'ouvrages qui, après avoir été imprimés en France, ont été contrefaits à l'étranger, sont un délit de même espèce.

[II-156]

La peine contre le contrefacteur ou contre l'introducteur, est une amende de 100 francs au moins et de 2000 francs au plus; et contre le débitant, une amende de 25 francs au moins et 500 francs au plus.

La confiscation de l'édition contrefaite doit être prononcée tant contre le contrefacteur que contre l'introducteur et le débitant.

Les planches, moules et matrices des objets contrefaits, doivent être également confisqués.

Tout directeur, tout entrepreneur de spectacle, toute association d'artistes, qui fait représenter sur son théâtre, des ouvrages dramatiques, au mépris des lois et réglemens relatifs à la propriété des auteurs, doit être puni d'une amende de 50 fr. au moins et de 500 francs au plus.

Dans les cas prévus par les dispositions précédentes, le produit des confiscations, ou les recettes confisquées, doivent être remis au propriétaire, pour l'idemniser d'autant du préjudice qu'il a souffert; le surplus de son indemnité, ou l'entière indemnité, s'il n'y a eu ni vente d'objets confisqués, ni saisie de recettes, doit être réglé par les voies ordinaires [53].

En fixant le taux des amendes par le nombre des feuilles imprimées, la loi anglaise a mis la peine [II-157] en rapport avec les bénéfices que les contrefacteurs ou les débitans d'éditions contrefaites, ont cru retirer de l'exécution du délit. Les dispositions de la loi française ont moins de prévoyance et de sagesse : les contrefacteurs ou les débitans peuvent, en aggravant le délit, gagner une somme suffisante pour payer l'amende et leur assurer un bénéfice. Cela n'est pas possible, quand l'amende s'élève à mesure qu'on multiplie les exemplaires de l'ouvrage contrefait.

La disposition qui laisse au jury le soin de fixer l'indemnité due à l'auteur ou au propriétaire de l'ouvrage contrefait, est aussi plus sage que celle qui détermine cette indemnité d'une manière invariable. Une personne qui a été lésée dans sa propriété, a droit à une réparation complète du tort qui lui a été causé; mais, si l'on ne peut justement lui donner moins, elle n'a droit à rien de plus. Le contrefacteur qui aurait vendu dix mille exemplaires de l'édition contrefaite, devrait au propriétaire la valeur de tous les bénéfices résultant de la vente. Celui qui n'en aurait vendu que cinq cents, ne devrait pas être condamné à lui en payer la valeur de trois mille, lors même que l'on considérerait ce paiement comme une sorte d'amende.

La loi du 19 juillet 1793 avait imposé à toute personne qui mettrait au jour un ouvrage de [II-158] littérature ou de gravure, dans quelque genre que ce fût, l'obligation d'en déposer deux exemplaires à la bibliothèque nationale ou au cabinet des estampes de la république; celui qui n'avait pas fait ce dépôt n'était pas admis, en justice, à poursuivre les contrefacteurs ou débitans d'éditions contrefaites. Cependant, le non-accomplissement de cette obligation ne privait pas le propriétaire d'un ouvrage, de ses droits de propriété; comme la loi n'avait pas fixé de délai pour faire le dépôt, on était admis à le faire en tout temps, et du moment qu'il était effectué, on était admis à faire saisir les contrefaçons même antérieures [54].

La loi du 21 octobre 1814 a imposé à tout imprimeur l'obligation de déclarer à l'autorité publique le titre de l'ouvrage qu'il se propose d'imprimer, et le nombre d'exemplaires qu'il doit en tirer. L'omission de cette déclaration est punie de la saisie et du séquestre de l'ouvrage, et d'une amende de mille francs pour la première fois, et de deux mille francs en cas de récidive. Les exemplaires saisis sont rendus après le paiement de l'amende.

La même loi impose à l'imprimeur l'obligation d'en déposer, avant la publication, cinq exemplaires dans un des bureaux du ministère de l'intérieur, [II-159] ou au secrétariat de la préfecture, dans les départemens. Elle punit l'omission du dépôt d'une amende de mille francs pour le premier délit, et de deux mille pour les cas de récidive; mais cette omission n'affecte en aucune manière les droits de l'auteur sur son ouvrage.

La loi anglaise, qui prescrit l'inscription du titre d'un ouvrage dans un bureau de la corporation des marchands de livres ou de papier (stationers), n'a pour objet que de donner à chacun le moyen de connaître l'époque de la publication de chaque ouvrage. La loi française, qui prescrit une obligation analogue, n'a été faite que dans un intérêt de police; la déclaration, avant l'impression, avait pour but d'attirer l'attention des agens de la police sur les ateliers de l'imprimeur. Le dépôt avant la publication avait pour objet de faciliter l'exercice d'une sorte de censure préalable [55].

 


 

[II-160]

CHAPITRE XXXIV.
De la tendance des lois relatives à la propriété littéraire.

On a vu, dans le chapitre précédent, que les lois d'Angleterre, des États-Unis et de France, n'assurent aux auteurs qu'une jouissance temporaire de leurs ouvrages, et qu'ainsi la propriété littéraire proprement dite n'est garantie dans aucun de ces pays. Il serait superflu, par conséquent, de rechercher si elle n'aurait pas été véritablement reconnue et garantie, chez des nations moins avancées. Dans la plupart des autres États, les gouvernemens ne se bornent pas à la réduire à une simple jouissance temporaire : ils en préviennent la formation.

Rien ne prouve mieux que la propriété littéraire n'a été ni comprise ni garantie, même dans les pays les plus civilisés, que les différens systèmes qu'on suit à cet égard, et les variations que les lois ont éprouvées, à mesure que les lumières ont fait des progrès. Dans tous les pays, les droits d'un propriétaire, sur ses biens mobiliers ou immobiliers, sont les mêmes; il n'y a de différence que [II-161] dans les formes au moyen desquelles on en constate la transmission. Un Anglais est propriétaire d'un champ, d'une maison, d'une somme d'argent ou d'un riche mobilier, de la même manière qu'un Américain ou qu'un Français. Les droits des uns sont égaux aux droits des autres, sur les terres et sur les autres objets qui leur appartiennent, parce qu'il n'y a qu'une nature de propriété, comme il n'y a qu'une nature humaine. Pourquoi n'en est-il pas de même des droits des auteurs sur leurs ouvrages? Par la raison que ces droits ont été considérés comme une création de l'autorité publique, comme l'exercice d'un privilége, d'un monopole; tandis que les premiers sont considérés comme ayant une existence indépendante de la volonté des gouvernemens.

Les trois systèmes que j'ai exposés reposent sur la même erreur, mais ils ne sont pas cependant également mauvais; le pire des trois est celui qu'ont adopté les États-Unis d'Amérique ; celui qui existe maintenant en Angleterre, vient en seconde ligne; le moins vicieux est celui que nos lois et notre jurisprudence ont consacré.

Pour apprécier ces trois systèmes, il faut les considérer sous deux rapports: relativement aux auteurs et à leurs familles, et relativement aux autres membres de la société; il faut ensuite examiner comment ils affectent les intérêts des uns et des autres.

[II-162]

Suivant les lois américaines, celui qui publie un ouvrage, et qui meurt dans les quatorze années de la publication, ne jouit que pendant quatorze ans, soit par lui-même, soit par ses successeurs, du droit d'en vendre exclusivement des exemplaires; celui qui vit plus de quatorze ans après la publication, peut pendant vingt-huit exercer ou faire exercer le droit d'en vendre exclusivement des exemplaires.

Lorsqu'on a adopté de pareilles mesures, il semble qu'on s'est efforcé de mettre en opposition l'intérêt des auteurs et l'intérêt des sciences, l'amour des richesses et le désir de la gloire. L'homme de génie qui consacre sa fortune, sa santé, sa vie, à composer un ouvrage propre à immortaliser son nom et son pays, a tout juste quatorze années pour en vendre ou faire vendre des exemplaires, et rentrer ainsi dans une partie de ses dépenses. S'il avait employé son temps à publier, dans sa jeunesse, des romans frivoles, les lois lui auraient accordé vingt-huit ans pour exercer ses droits d'auteur. La durée du temps pendant lequel un écrivain a seul la faculté de vendre ou faire vendre ses ouvrages, est donc en raison inverse du temps et de la fortune qu'il a sacrifiés pour les composer. N'est-ce pas ainsi qu'on aurait agi si l'on avait eu le dessein d'encourager les productions futiles, et de décourager la publication des bons ouvrages?

[II-163]

Les écrits qui flattent les passions et les préjugés régnans, ceux qui sont au niveau des intelligences communes, se vendent toujours rapidement, et assurent aux auteurs et aux libraires des bénéfices plus ou moins grands. Ceux qui, loin de flatter les idées et les passions dominantes, tendent, au contraire, à détruire des préjugés funestes ou à réformer des mœurs vicieuses, ne se vendent que lentement: le succès dépend toujours de l'avenir. Les lois qui font aux auteurs et aux libraires une nécessité de tirer tous leurs bénéfices de la vente des premières années de la publication, tendent donc à multiplier les premiers, et à décourager la production des seconds.

Plus un écrivain est en avant de son siècle, dans quelque science que ce soit, plus le nombre des hommes qui sont capables de le suivre, est petit; à chaque pas qu'il fait, il laisse en arrière quelqu'un de ses auditeurs ou de ses lecteurs. Il suit de là que les ouvrages destinés à faire faire de grands progrès à l'esprit humain ne peuvent, pendant long-temps, être vendus qu'à un petit nombre de personnes. Les exemplaires du Système du monde, de M. de La Place, que l'éditeur a vendus, pendant quatorze années, ont probablement produit beaucoup moins d'argent que n'en a produit, dans le même espace de temps, le moins populaire des almanachs. Un gouvernement qui désire de faire [II-164] faire des progrès aux sciences, fait donc un très-mauvais calcul, quand il limite le droit qu'a un écrivain de vendre exclusivement son ouvrage, aux premières années qui suivent la publication [56].

Les lois anglaises renferment le même vice que les lois américaines, auxquelles elles ont donné naissance; mais, comme elles ont été réformées plus tard, ce vice a été affaibli. Le temps pendant lequel un auteur jouit exclusivement, en Angleterre, de la faculté de vendre ses ouvrages, égale toujours la durée de sa vie, et il ne peut jamais être de moins de vingt-huit ans pour lui-même ou pour ses héritiers. Si donc il arrive qu'un auteur vive vingt-huit ans après avoir publié son ouvrage, chacun peut, immédiatement après sa mort, s'emparer de ce même ouvrage pour le réimprimer et en vendre des exemplaires. S'il meurt avant l'expiration des vingt-huit années, les personnes qui lui succèdent jouissent du reste de ce terme.

[II-165]

Ici l'auteur est encore intéressé à mettre, dans la publication de ses écrits, le moins de retard possible; car le temps qu'il vivra au-delà des vingt-huit années qui lui sont accordées par les lois, est pour lui, et surtout pour sa famille, un bénéfice incontestable. Il est également intéressé à ce que, pendant sa vie ou dans les ving-huit années qui suivent la publication, les libraires vendent le plus grand nombre possible d'exemplaires de son ouvrage. Lui mort ou ce terme expiré, sa famille n'a pas d'autre intérêt au succès de ses écrits qu'un intérêt de réputation.

Les lois françaises tendent moins fortement que les lois américaines et que les lois anglaises à favoriser les productions littéraires dont le succès doit être rapide et passager, au préjudice de celles dont le succès doit être lent et durable; mais elles ont la même tendance. Dans tous les cas, la protection de la loi s'étend à vingt années au-delà de la vie de l'auteur, au profit de sa veuve ou de ses enfans, ou au profit de la veuve et des enfans de l'éditeur auquel l'ouvrage a été vendu. Chaque année que l'auteur consacre du perfectionnement de ses écrits, est donc une année prise sur le temps pendant lequel il aura le droit de les vendre ou de les faire vendre exclusivement. Il faut donc qu'il se hâte, s'il veut que ses ouvrages soient vendus pendant long-temps à son profit ou [II-166] à celui de sa famille; il faut surtout qu'il cherche à plaire bien plus à la génération présente qu'aux générations à venir. Or, on conviendra que des lois qui agissent de cette manière sur les esprits, ne sont favorables ni à la production des bons ouvrages, ni à l'intérêt bien entendu des auteurs et de leurs familles.

En général, les hommes font, pour assurer l'existence et le bonheur de leurs enfans, des efforts plus considérables que pour assurer leur propre bien-être. Rien n'excite autant une personne à conserver et à augmenter ses richesses que la certitude de les transmettre à ses descendans: l'esprit de famille est le principe conservateur de toutes les propriétés. Qu'un gouvernement déclare qu'à l'avenir les enfans ne jouiront que pendant vingt années, des biens que leurs parens leur auront transmis, à l'instant on verra commencer la décadence de toutes les fortunes privées. On pourra bâtir encore des maisons, faire des plantations, ou se livrer à d'autres travaux; mais les frais seront calculés sur la durée de la jouissance promise. On cherchera tout naturellement à ne donner à chaque chose qu'une durée égale au temps accordé pour la jouissance, et le gouvernement, qui aura cru s'enrichir en s'emparant de toutes les successions, ne recueillera que des débris. C'est à peu près de cette manière que les choses se [II-167] sont passées dans les pays soumis à l'empire turc. Si telle est la tendance générale du genre humain, elle doit se rencontrer dans les auteurs de compositions littéraires, comme dans les autres classes de la société, à moins qu'on ne prétende qu'ils forment une espèce particulière qui n'est pas soumise aux lois générales de l'humanité.

On reconaîtra sans peine que les hommes qui se livrent à diverses branches d'industrie, n'y sont généralement portés que par le désir d'accroître ou de conserver leur fortune, et par celui d'assurer l'avenir de leurs familles, et qu'une loi qui ferait cesser les motifs qui les y déterminent, mettrait par cela même un terme à leurs travaux; on conviendra même que les hommes qui se livrent à des compositions littéraires, sont soumis à l'influence des deux principales causes qui déterminent l'espèce humaine à se livrer au travail, le désir de se procurer des moyens d'existence et d'assurer un avenir à leurs familles; mais on dira qu'ils sont placés sous l'influence de causes particulières, qu'ils sont mus par l'amour de la gloire ou de la célébrité, et par le désir d'instruire et de réformer les nations.

Cela est incontestable, non pour tous, mais du moins pour quelques-uns; il est très-vrai qu'il se rencontre quelquefois des hommes disposés à sacrifier leur fortune et le bien-être de leurs familles à [II-168] l'amour de la gloire, et à l'espérance de rendre de grands services à leurs semblables; mais, si le désir d'être utile à l'humanité est assez puissant chez un homme pour le déterminer à sacrifier l'amour des richesses et même l'esprit de famille, il y a peu de générosité à se fonder sur l'existence de ce désir, pour exiger de lui un tel sacrifice, et lui refuser des garanties qu'on serait obligé de lui donner, s'il n'était mu que par les sentimens les plus vulgaires. On donne à l'homme qui se livre à l'industrie la plus commune, la garantie que les richesses qu'il produira, passeront à sa famille, et ne lui seront jamais ravies, parce qu'on est bien convaincu qu'il n'y aurait pas de production sans cette garantie; on suppose que les hommes qui se livrent à des travaux littéraires ont des sentimens plus élevés, plus généreux, et la supposition de ce sentiment leur fait refuser une garantie qu'on leur donnerait, si l'on avait la certitude qu'il n'existe pas !

Rien ne prouve mieux combien peu l'on a consulté, dans cette matière, les lois auxquelles la nature humaine est soumise, que les dispositions faites, dans quelques pays, à l'égard des universités et de certains colléges. On admet, à l'égard de ces corporations, l'existence de la propriété littéraire presque dans toute son étendue, dans la vue, dit-on, d'encourager la propagation des lumières. Mais peut-on croire raisonnablement qu'un écrivain [II-169] fera, dans l'intérêt d'une corporation, des sacrifices et des efforts qu'il ne ferait pas dans l'intérêt de ses enfans? Si l'on n'a considéré que les bénéfices pécuniaires que les universités retirent des ouvrages qui leur sont donnés, ils méritent à peine d'être considérés comme un encouragement au progrès des sciences. Un bon ouvrage qu'on ne peut se procurer qu'en payant un droit d'auteur, est infiniment plus utile que dix ouvrages médiocres ou mauvais, qu'on peut obtenir sans payer un droit semblable. Le prix des livres qu'on achète dans les universités ou dans les colléges, pour l'instruction des jeunes gens, entre pour peu de chose dans les frais de leur éducation, et la partie de ce prix qui revient aux auteurs mérite à peine d'être comptée.

Suivant les lois françaises, le temps pendant lequel un ouvrage littéraire n'est pas livré à tous ceux qui veulent le réimprimer et en vendre des exemplaires, se divise en deux parties: l'une, dont la durée est indéterminée, c'est la vie de l'auteur; l'autre, dont la durée a été fixée par les lois. Si après avoir publié un ouvrage, l'auteur vit trente années, la jouissance sera de cinquante ans ; elle ne sera que de vingt, s'il meurt immédiatement après la publication. Cela pourrait avoir quelque apparence de raison, s'il dépendait de chacun de prolonger la durée de sa vie; mais, comme la mort n'est pas un événement qu'on puisse éloigner à son [II-170] gré, la disposition est en sens inverse du bon sens et de l'humanité.

Il ne faut pas perdre de vue, en effet, qu'aux yeux de tout homme soumis aux lois générales de notre nature, ses intérêts et ceux de sa famille sont identiques; ils ne forment qu'un seul et même intérêt. Supposons donc qu'un auteur ayant une famille, vive pendant vingt ou trente ans après avoir publié ses ouvrages, il aura le moyen d'élever ses enfans, et de les faire jouir pendant le même espace de temps du fruit de ses travaux. Lorsque la mort le séparera d'eux, ils seront complétement élevés, et pourront pourvoir par leurs propres moyens à leur existence; cependant, ils auront encore, pendant vingt années, la jouissance exclusive de ses ouvrages. Si, au contraire, il meurt après la publication de ses écrits, laissant ses enfans en bas âge, la famille, privée de ses secours, n'aura que la même jouissance de vingt années.

La mort de l'auteur est presque toujours une circonstance complétement étrangère aux sacrifices de temps et de fortune que la composition de l'ouvrage a exigés; elle ne devrait donc, ni en augmenter, ni en diminuer la valeur commerciale. Mais tout est contradiction dans les dispositions faites sur les ouvrages littéraires : s'agit-il de priver les auteurs de toute garantie légale, après quelques années de jouissance? On semble croire qu'ils sont [II-171] tellement placés au-dessus de l'humanité, qu'ils se livreront aux plus grands efforts pour la moindre récompense. S'agit-il de fixer la durée de la jouissance accordée à leurs enfans? On semble croire qu'ils sont tellement égoïstes, qu'ils ne portent aucun intérêt à leurs familles, et qu'ils ne demandent qu'à placer leurs biens en rentes viagères.

Si l'on croyait pouvoir, sans injustice, n'accorder aux auteurs sur leurs ouvrages qu'une jouissance temporaire, il aurait fallu du moins que chaque année de jouissance qui leur serait enlevée par la mort, fût ajoutée aux années accordées aux enfans; on aurait ainsi évité de donner aux écrits qu'un homme publie dans sa jeunesse, une prime sur ceux qu'il publie dans l'âge mur; refuser à ceux-ci des avantages qui sont garantis à ceux-là, ce n'est pas seulement commettre une injustice envers l'auteur et sa famille, c'est méconnaître et sacrifier les intérêts du public et des sciences.

 


 

[II-172]

CHAPITRE XXXV.
Distinction entre la propriété littéraire et le monopole.

Les erreurs dans lesquelles on est tombé au sujet de la propriété littéraire, sont venues de ce qu'on a confondu les garanties réclamées pour cette propriété avec l'établissement des monopoles. Après avoir fait cette confusion, il était naturel qu'on donnât des limites à la jouissance d'un auteur ou de ses héritiers. On aurait pu même se dispenser de leur garantir pendant aucun temps la faculté de vendre ou faire vendre exclusivement des exemplaires de leurs ouvrages [57].

Mais, il faut se hâter de le dire, il n'y a rien de commun entre l'établissement d'un monopole et la garantie littéraire. Un monopole, en effet, n'est pas autre chose que l'interdiction faite, sous des peines plus ou moins sévères, à toutes les classes [II-173] de la population, de se livrer à un genre particulier d'industrie ou de commerce, accompagnée 'une exception au profit d'une ou de plusieurs personnes. L'autorité qui crée un monopole, dans l'intérêt d'un ou de plusieurs particuliers, convertit a délit, à l'égard de tous les autres, l'exercice innocent de leurs facultés et le bon emploi de leurs capitaux. Elle commet à la fois deux attentats: lin contre la liberté des personnes, l'autre contre la disposition des propriétés.

Ainsi, par exemple, lorsque le gouvernement français interdit, sous de fortes peines, l'exercice de art typographique à tous les citoyens, et qu'il établit une exception au profit de quelques-uns dor il s'est réservé le choix, il crée évidemment un monopole. Il crée aussi un monopole, lorsqu'il défend, sous certaines peines, à tous propriétaires de terres la culture du tabac, et qu'il permet ensuite cette culture à quelques-uns. Enfin, il crée un monopole, quand il interdit à tous les citoyens l'enseignement public, quel qu'en soit l'objet, qu'il le permet ensuite à un certain nombre de personnes. Dans ces divers cas et dans d'autres semblables, il est évident que l'on convertit en délit pour la masse de la population, des actions qui n sont point vicieuses par leur nature, afin de favoriser le développement de certains intérêts particuliers.

[II-174]

Les hommes auxquels l'exploitation d'un monopole est accordé, n'avaient aucun droit préexistant à l'exercice exclusif de l'industrie ou de commerce qu'ils exploitent. Si le gouvernement n'avait fait aucun acte pour attribuer exclusivement à certains personnes la faculté de multiplier, par la press, les copies d'un écrit, comment ces personnes seraient-elles parvenues à établir leur droit exclusif à l'exercice de cette industrie? Comment les hormes auxquels on a donné le monopole de l'enseignement, parviendraient-ils à prouver en juice qu'ils ont seuls le droit d'enseigner, s'ils étaient obligés de mettre de côté l'acte de l'autorité publique, qui convertit en délit l'exercice d'une profession nécessaire et honorablement remplie ? Comment enfin parviendrait-on à démontrer que par la nature des choses, les propriétaires de te ou tels champs ont seuls le droit de cultiver tel ou telle plante? Ici, le droit appartient également à tous; mais ce droit est converti en priviléges au profit de quelques-uns.

On ne peut pas donner le nom de monopole à la garantie donnée à chaque individu d'exercer librement sa profession ou son industrie, et de jouir et de disposer seul des produits qu'il en obtint; la même garantie étant donnée à tous, il n'y a de privilége pour personne. Ainsi, le manufacturer auquel les lois assurent la disposition exclusive du [II-175] produit de sa manufacture, ne jouit d'aucun monopole. Il n'y a pas non plus de monopole pour l'homme auquel les lois garantissent la jouissance et la disposition exclusive de la maison ou du champ dont il a la propriété. On ne saurait à plus forte raison mettre au rang des monopoles les avantages qui résultent pour un homme de ses talens, de ses connaissances, de sa réputation, de ses relations de famille.

Dans quel sens serait-il donc vrai de dire que la garantie donnée à la propriété littéraire, constitue un monopole au profit des auteurs ou de leurs héritiers? Si la même garantie est donnée à tous, n'est-il pas évident qu'il n'y aura de privilége pour aucun? Si chacun est propriétaire de ses œuvres, quel est celui qui pourra se prétendre lésé? Quelle est la base sur laquelle un homme pourrait fonder son droit de multiplier et de vendre à son profit les ouvrages des autres?

Si un acte de l'autorité publique interdisait à la généralité des citoyens d'écrire sur tel ou tel sujet, de traiter telle ou telle science, et s'il établissait ensuite une exception en faveur d'une ou de plusieurs personnes, alors sans doute on pourrait se plaindre avec raison de l'existence d'un monopole; mais il n'y a rien de commun entre un tel privilége et la garantie donnée à chaque auteur de la propriété de ses ouvrages. Cette [II-176] garantie ne donne des entraves au génie de personne; elle laisse à chacun la liberté d'écrire sur tous les sujets qui ont été traités. En remettant Phèdre sur la scène, Pradon ne portait pas atteinte à la propriété de Racine; et Corneille ne se serait pas plaint qu'on attentât à ses droits, s'il avait plu au cardinal de Richelieu de refaire le Cid.

La garantie donnée aux propriétés littéraires n'empêche personne de mettre en pratique les vérités découvertes ou démontrées par les écrivains ; du moment qu'un ouvrage est publié, chacun peut mettre à exécution, dans son intérêt particulier, les principes dont il renferme l'exposition. Sous ce rapport, la garantie des propriétés littéraires diffère essentiellement du privilége donné à l'auteur d'une découverte industrielle; elle n'est un obstacle pour aucun genre de progrès. Un brevet d'invention a pour objet d'empêcher que personne, excepté l'inventeur, ne mette en pratique une idée nouvelle; la publication d'un écrit a pour objet, au contraire, de mettre tout le monde à même de pratiquer toutes les vérités qui s'y trouvent renfermées; chacun a même la faculté de les en tirer, et de les publier sous une forme plus populaire.

Si la garantie donnée à la propriété littéraire était mise au rang des monopoles, il n'y aurait pas de raison pour ne pas y mettre aussi les [II-177] garanties données à toutes les autres propriétés, et surtout aux propriétés immobilières. Le domaine de l'intelligence n'a pas de bornes connues; tout le monde peut y avoir entrée, et la place de chacun est en raison de son génie. Quand un sujet a été traité, chacun peut donc s'en emparer de nouveau, et faire même oublier le premier qui en a pris possession. On peut ne pas en dire autant du domaine de la terre: quand un espace de terrain est devenu la propriété d'un homme, tous les autres hommes en sont à jamais exclus. Cependant la terre susceptible de culture est loin d'être illimitée.

Il est facile, au reste, de réduire à des termes bien simples les différences qui existent entre la garantie donnée à une propriété, et la création d'un monopole. L'établissement d'une garantie suppose, comme on vient de le voir, un droit préexistant; la formation d'un monopole ne suppose l'existence d'aucun droit exclusif antérieur. La garantie reconnaît à tous les mêmes droits; elle constitue le régime de l'égalité devant la loi; elle rend à chacun le sien. Le monopole frappe, au contraire, la masse de la population dans l'exercice de ses droits; il crée des exceptions et constitue des priviléges; il établit le régime de l'inégalité.

Si la protection accordée aux auteurs, pour la jouissance et la disposition de leurs ouvrages, est [II-178] une garantie donnée à un genre particulier de propriété, et non la création d'un certain nombre de monopoles, il s'ensuit que ces propriétés doivent être soumises aux mêmes lois que toutes les autres, à moins qu'on observe dans leur nature des différences qui exigent des dispositions particulières.

Les motifs pour lesquels beaucoup de personnes refuseraient aujourd'hui d'appliquer à la propriété littéraire les règles qu'on suit à l'égard de tous les autres genres de propriétés, sont, au reste, fort différens de ceux qui firent mettre jadis les productions de l'esprit hors du droit commun. On ne considère plus le pouvoir d'interdire ou de permettre arbitrairement le travail, comme un droit domanial et royal; on ne confond pas, en général, la garantie donnée à une propriété avec l'établissement d'un monopole. On est mu par d'autres sentimens et par d'autres idées : on craint de voir sortir du commerce ou porter à un prix excessif, des ouvrages littéraires qu'on croit nécessaires au progrès de l'esprit humain. On n'hésiterait pas à mettre les productions de ce genre sur la même ligne que toutes les autres propriétés, si l'on avait la certitude que chacun pourra toujours s'en procurer des exemplaires à des prix modérés.

Je ferai remarquer d'abord que, dans les pays [II-179] soumis à des gouvernemens despotiques, on ne voit circuler librement que les ouvrages dont la propagation n'inspire aucune crainte à l'autorité publique. Pour proscrire, dans de tels pays, les productions littéraires qui peuvent porter ombrage au pouvoir, on n'a nul besoin de les acheter des propriétaires; on les interdit par un acte d'autorité, et l'on punit, s'il le faut, les auteurs qui les composent, les imprimeurs qui en multiplient les copies, et les libraires qui les vendent. En mettant la propriété littéraire sur la même ligne que toutes les autres, on n'aggraverait donc pas, dans ces pays, l'état du peuple, relativement aux ouvrages qui déplaisent au pouvoir; mais l'on favoriserait la multiplication de ceux qui, sans blesser les hommes investis de la puissance, seraient utiles au public.

La garantie complète donnée à la propriété littéraire, ne serait pas, non plus, un obstacle à la diffusion des lumières, dans les pays où les gouvernemens ne séparent pas leurs intérêts des intérêts du public. S'il arrivait qu'après la publication d'un ouvrage, l'auteur, ou ceux qui l'auraient acquis de lui, ne voulussent pas en permettre la réimpression, rien ne serait plus facile que de vaincre leur résistance. L'autorité publique agirait à leur égard comme elle agit souvent relativement aux propriétaires de biens immobiliers: l'utilité générale motiverait leur expropriation. Les propriétaires [II-180] seraient indemnisés de la valeur de leurs propriétés, et chacun pourrait ensuite en multiplier les copies.

Mais il est beaucoup de gouvernemens qui, sans être complétement despotiques, ne confondent pas leurs intérêts avec ceux des nations qu'ils gouvernent. Ils n'ont pas assez de puissance pour empêcher la réimpression et la vente des ouvrages qu'il est de l'intérêt du public de voir multiplier; mais ils n'ont pas non plus des intentions assez droites et assez pures pour favoriser la propagation de ceux que des intérêts vicieux tendraient à retirer du commerce. Sans puissance pour en empêcher la réimpression et la vente, lorsque la faculté de les réimprimer et de les vendre est donnée à tout le monde, ils ne seraient pas sans moyens pour y mettre obstacle, s'il ne fallait que le consentement d'un petit nombre de propriétaires. Sous la restauration, le gouvernement français, par exemple, n'a pas pu em pêcher que les écrits de Voltaire, de Rousseau, n'aient été reproduits à un nombre immense d'exemplaires; mais si ces écrits avaient été dans le domaine privé, il ne les en aurait pas fait sortir pour les faire tomber dans le domaine public. Il est même permis de croire qu'il aurait fait d'assez grands sacrifices pour les acquérir, non dans la vue de les répandre, mais afin d'en arrêter la multiplication.

[II-181]

Il est incontestable, en effet, que, dans l'état actuel de la civilisation, les gouvernemens qui ont perdu le pouvoir d'empêcher par la force la propagation de certains écrits, n'en ont pas perdu le désir, et que si des moyens indirects d'arriver au même but leur étaient donnés, ils en feraient volontiers usage. Mais ne peut-on éviter ce danger qu'en réduisant les droits des auteurs à une jouissance de quelques années, et en privant ensuite leurs propriétés de toute garantie, à l'égard des imprimeurs et des libraires qui veulent s'en emparer? Il semble que, pour empêcher que des ouvrages importans ne soient étouffés, soit par les héritiers des auteurs, soit par les personnes auxquelles la propriété en a été transmise, il n'est nullement nécessaire de les mettre, après quelques années, à compter du jour de la publication, hors de la protection des lois.

En général, on se laisse trop préoccuper par les écrits qui intéressent la religion ou la politique, les seuls que les sectes religieuses et les gouvernemens soient intéressés à prohiber. Quand on jette les yeux sur une bibliothèque un peu nombreuse, on s'aperçoit sur-le-champ qu'il existe une immense quantité d'ouvrages que personne ne voudrait acheter, dans la vue de les empêcher de se répandre. L'intérêt des familles ou des libraires qui en auraient la propriété, serait d'en multiplier [II-182] les éditions, tant que le public en demanderait de nouveaux exemplaires. Le descendant d'un écrivain célèbre pourrait tenir à honneur de conserver la propriété des ouvrages qu'il aurait reçus de lui, et de les répandre, comme d'autres tiennent à honneur de conserver l'héritage immobilier qu'ils ont reçus de leurs ancêtres. Priver indistinctement toutes les propriétés littéraires de garanties, de peur que, dans le nombre, il ne s'en rencontre quelques-unes que les propriétaires, par préjugé ou par cupidité, se résigneraient à ne pas faire réimprimer, est une mesure qu'il serait difficile de justifier.

Lorsqu'un ouvrage a été répandu dans le public, la garantie donnée à l'auteur n'empêche pas que d'autres ne traitent le même sujet et ne reproduisent les mêmes idées. Le gouvernement ou la secte qui l'acheterait pour en empêcher la réimpression, encouragerait, par cela même, les écrivains à en produire de nouveaux sur le même sujet. Plus les sacrifices qu'il ferait à cet égard seraient grands, plus l'excitation qu'il donnerait serait énergique.

Dans une telle lutte, l'avantage resterait infailliblement du côté des lumières; car il est moins difficile d'épuiser la caisse d'un prince ou d'une secte religieuse, que d'épuiser l'esprit humain. Le danger de voir des hommes abuser des garanties données à la propriété littéraire, pour priver les [II-183] citoyens de certaines productions, a donc beaucoup plus d'apparence que de réalité. En peu de temps, ce danger serait complétement nul pour tous les écrits qui intéresseraient véritablement le public.

Il serait facile d'ailleurs d'écarter un tel danger, s'il était à craindre, sans méconnaître entièrement l'existence de la propriété littéraire. Le gouvernement impérial, se considérant comme administrateur du domaine public, imposait aux libraires l'obligation de lui payer un certain droit pour la réimpression de tous les ouvrages qui n'étaient plus dans le domaine privé. Ce droit qui, dans l'intention du fondateur, devait être perpétuel, était en raison du nombre de feuilles de chaque ouvrage. Or, rien n'eût été plus facile que d'établir pour les ouvrages restés dans le domaine privé, après un certain nombre d'années de jouissance pleine et entière, une disposition analogue à celle qu'on avait adoptée pour les ouvrages sur lesquels les héritiers des auteurs n'avaient plus de droits à exercer. Une telle mesure n'aurait pas été sans doute à l'abri de tout reproche; mais la propriété littéraire ne serait pas restée complétement sans protection, et l'on n'aurait pas eu à craindre que la garantie donnée par les lois devint un moyen de priver le public de la possession de bons ouvrages.

Le problème qui se présente à résoudre relativement [II-184] à la propriété littéraire, offre, au reste, des difficultés qui sont loin d'être aussi grandes qu'elles le paraissent au premier aspect. De quoi s'agit-il en effet? Il s'agit, d'un côté, de ne point paralyser les causes qui peuvent déterminer un homme à sacrifier son temps, ses talens, sa fortune à la production d'un ouvrage utile au public. Il s'agit, d'un autre côté, lorsqu'un bon ouvrage a été produit, d'empêcher qu'il ne soit enlevé au commerce, par suite de préjugés funestes ou de sordides spéculations.

Si l'on veut que les motifs qui sont propres à déterminer un homme à donner à ses talens tous les développemens dont ils sont susceptibles, à tirer de son esprit tout ce qu'il est capable de produire de bon et de grand, il n'y a qu'un moyen: c'est de lui garantir tous les avantages qui doivent être la conséquence naturelle de ses travaux; c'est de ne pas permettre que d'autres usurpent la réputation qu'ils peuvent lui donner, ou qu'ils s'approprient les bénéfices qu'il peut en retirer en les vendant.

La valeur commerciale d'un ouvrage n'est pas seulement en raison de sa bonté intrinsèque; elle est aussi en raison du temps pendant lequel la vente en est exclusivement garantie à l'auteur et aux personnes auxquelles il a transmis ses droits. Il est évident qu'un libraire paiera d'autant moins [II-185] un écrit, que le temps pendant lequel la jouissance exclusive lui est garantie sera plus court; il en donnerait très-peu de chose, si, après avoir vendu le premier exemplaire, tout libraire avait la faculté de le faire réimprimer, et de le vendre à son profit. Il n'est pas moins évident, d'un autre côté, que moins un ouvrage doit être avantageux pour l'auteur, et moins, pour le produire, on fait d'efforts et de sacrifices. Les compositions littéraires qui, dans un court délai, tombent au rang des choses communes, coûtent un peu moins à ceux qui les achètent; mais aussi elles sont moins bonnes. Le défaut de garantie est donc, en définitive, aussi nuisible au public qu'elle peut l'être pour les écrivains.

Le sentiment le plus énergique est celui qui porte les hommes à la conservation et à l'agrandissement de leur famille; la plupart d'entre eux font, pour assurer l'existence et le bien-être de leurs enfans, des sacrifices et des efforts qu'ils ne feraient pas pour eux-mêmes. Les gouvernemens qui refusent de garantir aux enfans la propriété des ouvrages produits par leurs pères, paralysent donc une des causes qui agissent sur l'esprit humain avec le plus d'énergie. Il est peu d'hommes qui, placés dans l'alternative de laisser leurs enfans sans moyens d'existence assurés, ou de renoncer à l'exécution d'un ouvrage peu profitable [II-186] pour eux, mais avantageux pour sa nation, ne prissent ce dernier parti. Un gouvernement d'ailleurs doit toujours éviter de mettre en opposition des sentimens également honorables, et de placer les citoyens dans une position telle, que, quel que soit le parti qu'ils prennent, ils soient condamnés à renoncer à l'accomplissement d'une partie de leurs devoirs. Aspirer à faire le bien d'une nation par la violation des lois de la morale et le sacrifice des sentimens les plus naturels et les plus chers au cœur de l'homme, est une prétention aussi vaine qu'elle est dangereuse.

On tomberait dans une autre erreur si l'on s'imaginait que, pour laisser aux sentimens qui peuvent agir sur l'esprit d'un écrivain, toute leur énergie, il est nécessaire d'adopter, pour la transmission des propriétés littéraires, tous les principes qu'on suit à l'égard des autres genres de propriétés. Le Code civil étend le droit de succéder en ligne collatérale jusqu'au douzième degré inclusivement: c'est porter bien loin les droits de la parenté. A un tel degré, les affections qui naissent d'une communauté d'origine sont bien faibles, si même il en existe aucune. Il y aurait peu d'inconvéniens à réduire le droit de succession, surtout pour les propriétés littéraires, à la ligne directe, et aux degrés les plus rapprochés de la ligne collatérale.

[II-187]

Rien ne serait donc plus facile que de donner aux causes qui peuvent faire exécuter des travaux littéraires utiles au public, toute l'énergie dont elles sont susceptibles. Quant au danger de voir priver le public d'ouvrages qu'il lui serait utile d'obtenir à bas prix, il serait facile de le prévenir: pour cela, il ne faudrait que vouloir.

Dans ce chapitre et dans les quatre qui le précèdent, je n'ai parlé que des compositions littéraires; il est clair cependant que les vérités que j'ai exposées, s'appliquent à d'autres productions. On peut dire des compositions musicales, des dessins ou gravures, et de quelques autres objets d'art, ce que j'ai dit de quelques ouvrages de l'esprit. Si je n'ai parlé que d'un genre de production, ce n'a été que pour éviter des répétitions qui auraient rendu mes observations plus longues sans les rendre plus claires, Chacun peut, au reste, appliquer ce que j'ai dit, et ce qui me reste à dire sur le même sujet, à des compositions musicales ou à d'autres objets d'art.

 


 

[II-188]

CHAPITRE XXXVI.
Application des principes établis dans les chapitres précédens, à quelques questions de propriété littéraire.

Il existe entre les productions de l'esprit et les autres produits de l'industrie humaine quelques différences qu'il importe d'observer; car elles serviront à résoudre quelques-unes des principales questions auxquelles donne naissance la propriété littéraire.

Du moment qu'un ouvrage est livré à l'impression et mis en vente, toute personne qui en achète un exemplaire acquiert, par cela même, la faculté de s'approprier toutes les idées, tous les sentimens qui s'y trouvent exprimés ; elle a, sous le rapport de l'amusement et de l'instruction que la lecture peut donner, tous les droits qu'elle aurait, si elle avait acquis la propriété entière de l'ouvrage.

Cette faculté de s'approprier par l'étude les sentimens et les pensées exposés dans un ouvrage rendu public par l'impression, n'appartient pas [II-189] seulement à toute personne qui en achète un exemplaire; elle appartient à tous ceux qui veulent se donner la peine d'aller en prendre lecture dans les bibliothèques où le dépôt en a été fait.

Les plaisirs ou les profits qu'on peut tirer de tout autre genre de propriété, ne peuvent pas ainsi se diviser ou se multiplier; tout avantage qu'une personne retire d'un meuble, d'une maison, d'un champ, prive généralement le propriétaire de ce meuble, de cette maison ou de ce champ d'un avantage égal; tout ce qui profite à l'un, est presque toujours perdu pour l'autre [58].

Ainsi, quoique le principal objet d'un ouvrage littéraire soit l'instruction ou le plaisir que donne la lecture, la personne qui en a la propriété, n'a, sous ce rapport, aucun avantage sur les personnes qui en ont acquis des exemplaires; il peut même arriver que, sans se dépouiller de ses droits de propriété, elle ne se soit pas réservé la disposition d'une seule copie.

Le propriétaire d'un objet matériel, d'un meuble ou d'une maison, peut faire éprouver à sa propriété tous les changemens qu'il juge convenables; il peut, sans porter atteinte aux droits de [II-190] personne, l'altérer ou même le détruire; il peut, selon l'expression des jurisconsultes, en user et en abuser, sans avoir à craindre aucune poursuite judiciaire.

L'auteur d'une composition littéraire, peut aussi en disposer comme bon lui semble, tant qu'il ne l'a pas publiée ; il est en son pouvoir de la modifier pour la rendre meilleure ou pire, ou même de l'anéantir complétement; quelle que soit la manière dont il en dispose, personne ne sera reçu à intenter une action contre lui.

Mais à l'instant où un ouvrage a été rendu public, et où des exemplaires en ont été vendus, il n'est plus au pouvoir de l'auteur de le détruire; il peut, dans des éditions nouvelles, corriger ses erreurs, modifier son style; mais là se borne sa puissance; du moment qu'il a lui-même cessé d'exister, son ouvrage devient invariable; la personne à laquelle il en a transmis la propriété, ne saurait ni le détruire, ni l'altérer.

Si le propriétaire d'un ouvrage rendu public, n'a la puissance, ni de l'anéantir, ni même de le modifier, et si, sous le rapport de l'instruction ou de l'amusement qu'on peut en retirer par la lecture, il n'a pas plus d'avantage que la personne qui en possède un seul exemplaire, en quoi consiste donc sa propriété? Elle consiste uniquement dans la faculté d'en multiplier les copies, et de les vendre à son profit, et dans le pouvoir d'empêcher que d'autres [II-191] ne s'enrichissent par le même moyen. Ses droits de propriété ne sont pas, au reste, tellement inhérens à lui-même, qu'ils ne puissent en être séparés; ils sont susceptibles d'être aliénés ou transmis héréditairement, comme tout autre genre de biens.

Il suit de ces faits que la personne à laquelle l'autorité publique garantit, pendant un certain nombre d'années, la jouissance exclusive d'un ouvrage, a pendant ce temps exactement les mêmes droits qu'elle aurait si sa propriété lui était entièrement et à jamais garantie. S'il arrivait que les propriétés littéraires fussent mises sur le rang de toutes les autres, si elles étaient transmissibles de génération en génération, comme tout autre genre de biens, les questions auxquelles elles donneraient naissance, ne seraient pas différentes de celles qu'elles ont fait naître sous les lois actuelles : pour arriver à une bonne solution, on n'aurait pas besoin de recourir à d'autres principes que ceux à l'aide desquels elles ont été déjà résolues.

La circonstance que les lois qui déterminent la durée de la garantie accordée à la propriété littéraire, sont sans influence, soit sur la nature des questions auxquelles cette propriété donne naissance, soit sur la manière dont elles doivent être résolues, me permet d'examiner ici les principales de ces questions et les solutions qui en ont été [II-192] données, sans sortir des limites que je me suis prescrites, ni changer la nature de cet ouvrage.

Avant que d'être livrée à l'impression et mise en vente, une composition littéraire existe en manuscrit; et, sous cette forme, elle est le produit de l'industrie humaine comme un ouvrage imprimé. Cependant la loi du 19 juillet 1793 n'accorde une indemnité aux auteurs dont les ouvrages ont été contrefaits, que lorsqu'ils les ont eux-mêmes livrés à l'impression et publiés ; elle est muette sur l'impression des manuscrits, faite sans l'autorisation des auteurs. Faut-il conclure de ce silence qu'un manuscrit n'appartient pas à celui qui l'a composé, ou que du moins il ne peut en revendiquer que la matière? Celui qui parviendrait à s'en emparer, et qui en prendrait une copie, ne serait-il tenu de restituer que l'original? Pourrait-il, après avoir fait cette restitution, en vendre des exemplaires à son profit?

Ces questions sont peu embarrassantes pour les hommes qui reconnaissent que toute production est la propriété de celui par lequel elle est formée, et qui pensent que les ouvrages littéraires doivent être mis sur le même rang que toutes les autres propriétés. En admettant, en effet, que chacun est propriétaire des valeurs auxquelles il donne naissance, et que nul ne peut légitimement s'enrichir en s'emparant du travail d'autrui, la circonstance [II-193] qu'un écrit a ou n'a pas été publié, ne change absolument rien à la question. Les principes qui protègent toutes les propriétés en général, sont applicables à un ouvrage manuscrit comme à un ouvrage imprimé et mis en vente; et il est impossible de voir pourquoi les atteintes portées à celle-là seraient plus licites que les atteintes portées à celle-ci.

Si les lois qui protègent la propriété en général, n'étaient pas applicables à des ouvrages manuscrits, il n'y aurait pas moyen de les livrer avec sûreté à l'impression, parce que l'auteur, en en perdant la possession, perdrait par cela même tous ses droits. Un homme qui, sans en avoir obtenu le consentement du propriétaire, se permettrait de livrer à l'impression un manuscrit tombé dans ses mains, et d'en vendre des exemplaires, se rendrait donc coupable, d'après les principes généraux du droit, d'atteinte à la propriété. Il devrait être condamné d'abord à restituer au propriétaire tous les bénéfices qu'il aurait faits, à réparer, en second lieu, les dommages qu'il lui aurait causés, et enfin à subir les peines que méritent ceux qui usurpent sciemment la propriété d'autrui [59].

[II-194]

La question relative à la propriété d'ouvrages manuscrits, si simple et si facile pour ceux qui admettent en principe que tout produit appartient à celui qui le crée, n'est pas si aisée pour ceux qui considèrent comme un monopole la garantie donnée aux auteurs. Si, par la nature des choses, toute personne, en effet, avait le droit de faire imprimer et de vendre à son profit un ouvrage tombé dans ses mains; si les lois faites pour garantir aux auteurs la vente exclusive de leurs compositions, avait créé un privilége à leur profit, en portant atteinte aux droits de tous, il s'ensuivrait que ces lois devraient être restreintes aux cas spéciaux qu'elles ont prévus, et que nul ne pourrait réclamer que la protection qu'elles ont formellement donnée. Or, les lois faites en France, depuis 1793, sur la propriété littéraire, n'ont eu pour objet que de réprimer les contrefaçons d'ouvrages rendus publics par la voie de l'impression.

[II-195]

L'article 4 de la loi du 19 juillet 1793 porte, en effet, que tout contrefacteur sera tenu de payer au véritable propriétaire une somme équivalente au prix de trois mille exemplaires de l'édition originale; mais, s'il n'existe pas d'édition originale, c'est-à-dire si l'auteur n'a jamais livré son ouvrage à l'impression, sera-t-il sans droit contre celui qui lui aura volé une copie de son manuscrit, et qui l'aura fait imprimer et mettre en vente? L'article 5 de la même loi, qui détermine l'indemnité à laquelle doit être condamné le débitant de l'édition contrefaite, présente la même difficulté; il fixe cette indemnité à une somme équivalente à la valeur de cinq cents exemplaires de l'édition originale. On suppose donc toujours qu'il s'agit d'un ouvrage que l'auteur a lui-même publié ou fait publier.

L'action que cette loi accorde à l'auteur dont l'ouvrage a été imprimé et mis en vente sans son aveu, est subordonnée à une condition: elle doit être précédée du dépôt, dans la bibliothèque nationale, de deux exemplaires de l'édition qu'il a lui-même fait imprimer; mais, s'il n'y a pas eu de publication de sa part, et si par conséquent aucun dépôt n'a été fait, ne sera-t-il admis à exercer aucune action en justice? celui qui lui aura soustrait son manuscrit pourra-t-il en vendre des exemplaires impunément, et sans être tenu de lui payer aucune indemnité? Oui, si la loi du 19 [II-196] juillet 1793 a créé des priviléges, établi des monopoles; non, si elle a reconnu des droits; si elle a limité le temps pendant lequel ils pourraient être exercés, et si les difficultés qu'elle n'a pas prévues ne doivent être résolues que par les principes généraux du droit.

Les dispositions du Code pénal prévoient le cas où un ouvrage aurait été imprimé ou réimprimé sans le consentement de l'auteur ou du propriétaire, et celui où une contrefaçon faite à l'étranger serait introduite en France; mais il est une violation de propriété qu'elles n'ont pas prévue: c'est celle dont se rendrait coupable une personne qui ferait imprimer à l'étranger la copie d'un ouvrage manuscrit appartenant à une autre personne, et qui en introduirait des exemplaires sur notre territoire. L'article 472 de ce Code, qui qualifie délit de contrefaçon l'introduction sur le territoire français d'ouvrages contrefaits à l'étranger, ne lui donne, en effet, cette qualification que pour les ouvrages qui avaient été déjà imprimés en France. Il n'y aurait donc pas moyen d'atteindre, par nos lois, celui qui, après avoir fait à l'étranger une édition d'un ouvrage non encore imprimé dont il aurait soustrait une copie au propriétaire, introduirait des exemplaires sur notre territoire, à moins toutefois qu'on ne le poursuivît comme coupable de soustraction frauduleuse.

[II-197]

Mais ne pourrait-on pas poursuivre, comme coupable de vol ou de contrefaçon, dans le pays où l'ouvrage aurait été imprimé et mis en vente, l'individu qui publierait ainsi à l'étranger, sans autorisation de l'auteur, un manuscrit dont il posséderait une copie? La solution de cette question dépend des dispositions des lois du peuple chez lequel elle serait agitée. Un Anglais qui volerait un manuscrit à un de ses compatriotes et qui irait le publier sur le territoire des Etats-Unis d'Amérique, ne pourrait pas être poursuivi devant les juges de ce dernier pays, puisque les lois américaines n'accordent à la propriété littéraire aucune protection, quand le propriétaire est étranger, et qu'il ne réside pas sur le territoire national. Si le même individu venait faire imprimer et vendre l'ouvrage en France, je ne doute pas qu'il ne fût condamné à des dommages envers l'auteur, si celui-ci avait le moyen de prouver sa propriété; puisque nos lois garantissent aux étrangers les mêmes droits qu'aux nationaux, pour ceux de leurs ouvrages qui n'ont pas été publiés d'abord hors de notre territoire.

Les lettres qu'une personne adresse à une autre, sont-elles la propriété de celui qui les écrit ou de celui qui les reçoit? Il faut, pour bien résoudre cette question, distinguer diverses espèces de lettres. Les écrits qu'on met sous cette forme, pour leur [II-198] donner un genre particulier d'intérêt, comme les Provinciales, les Lettres persanes et une foule d'autres, ne doivent pas être distingués de toute autre espèce d'ouvrages. Les lettres qu'une personne adresse à une autre sur des sujets de littérature ou sur une science, telles, par exemple, que les Lettres d'Euler à une princesse d'Allemagne, semblent présenter d'abord un peu plus de difficulté. Cependant, si l'on considère et l'intention de la personne par laquelle des lettres semblables sont écrites, et l'intention de celle à qui elles sont adressées, il est impossible d'y voir autre chose que de simples leçons. Celui qui les écrit, ne se propose que d'instruire ou d'amuser la personne à laquelle il les adresse; et celle-ci n'entend recevoir que ce qui lui est véritablement donné. Il n'y a a donc pas de transmission de propriété littéraire proprement dite : il n'y a d'aliénation que pour une seule copie [60].

Les lettres auxquelles donnent lieu des relations d'affaires ou d'amitié, ne peuvent pas être considérées comme des ouvrages littéraires. Ceux qui les écrivent ne se proposent ni de les publier, ni de les vendre; ils entendent encore moins que les personnes auxquelles ils les adressent, en feront un [II-199] objet de spéculation. Il y a peu de gens qui voulussent entretenir par écrit des correspondances amicales, sous la condition que toutes leurs lettres seraient imprimées et livrées au public. Si donc il arrivait qu'un individu livrât à l'impression des lettres confidentielles qui lui auraient été adressées personnellement, ou qui seraient tombées dans ses mains, la personne qui les aurait écrites serait certainement fondée à en demander la suppression. Une telle publication serait considérée, non comme une atteinte à une propriété littéraire, mais comme un abus de confiance, comme une violation du contrat tacite que suppose toute correspondance amicale. C'est en considérant sous ce point de vue la publication de lettres privées et confidentielles, que les cours de justice d'Angleterre l'ont interdite [61].

Une personne à laquelle on adresserait, pour son amusement ou son instruction, des lettres sur la littérature ou sur les sciences, ne serait propriétaire, avons-nous dit, que d'une copie de ces mêmes lettres, parce que celui qui donne des leçons sur un sujet quelconque, n'entend, en aucune manière, aliéner la propriété d'un ouvrage. Par la même raison, ceux qui reçoivent, même dans un [II-200] lieu public, des leçons orales d'un professeur, ne peuvent pas, après les avoir recueillies, les faire imprimer et les vendre sans son autorisation. Enseigner une science à des hommes qui ont le désir de l'apprendre, et vendre un ouvrage à un homme qui fait le commerce de livres, sont, en effet, deux choses tout-à-fait différentes. Celui qui reçoit une leçon qu'il a payée ou que d'autres ont payée pour lui, peut en tirer toute l'instruction qu'elle renferme, comme celui qui paie sa place dans un théâtre, peut tirer de la représentation à laquelle il assiste, tout le plaisir qu'elle peut donner. Mais le premier n'a pas plus le droit de faire imprimer et de vendre le discours du professeur, que le second n'a le droit de faire imprimer et de vendre la tragédie ou la partition de musique qu'il a entendue.

Un orateur a sur ses discours, un prédicateur a sur ses sermons, les mêmes droits qu'un professeur sur ses leçons; chacun est libre d'aller les entendre, et d'en faire son profit sous le rapport de l'instruction; mais nul ne pourra, sans le consentement de l'auteur, en faire un objet de commerce. Bossuet et Massillon étaient propriétaires de leurs oraisons funèbres et de leurs sermons au même titre que Corneille et Racine de leurs tragédies: en les prononçant, ils donnaient à chacun le droit de les écouter, et de profiter de leurs [II-201] leçons; mais ils ne donnaient à aucun libraire le droit de les faire imprimer et de les vendre.

Les droits qu'a un auteur, comme propriétaire, sur les ouvrages qu'il a publiés, consistant uniquement dans la faculté de les faire réimprimer en tout ou en partie, et d'en vendre des exemplaires, il s'en suit que le seul avantage qu'il soit interdit à chacun d'en retirer, est celui qui résulte de la réimpression et de la vente. Toute réimpression, même partielle, d'un ouvrage sans le consentement de l'auteur, est donc une atteinte à sa propriété; il suffit que le fragment réimprimé et livré au public soit assez considérable pour avoir une valeur. Si, d'un côté, les droits de l'auteur ne doivent pas faire obstacle aux progrès de l'esprit humain, d'un autre côté, nul ne doit s'emparer de son travail pour s'en faire un moyen de s'enrichir.

Un écrivain qui, pour donner de la valeur à un ouvrage de sa composition, y ferait entrer un fragment considérable d'un ouvrage appartenant à un autre, et qui, par ce moyen, diminuerait la valeur de celui-ci, se rendrait également coupable d'atteinte à la propriété, quelle que fût d'ailleurs l'importance relative de la partie qui lui serait propre. L'éditeur d'une encyclopédie, par exemple, qui s'emparerait d'un traité particulier appartenant à un autre écrivain, et qui, sans son aveu, y en ferait entrer la plus grande partie, se rendrait [II-202] coupable de contrefaçon. Si l'on jugeait qu'en pareil cas, la propriété n'est pas violée, un libraire pourrait englober dans un vaste dictionnaire des sciences et des arts, tous les traités particuliers qui appartiennent aux meilleurs écrivains [62].

L'insertion, dans une revue ou dans tout autre recueil périodique ou non périodique, de partie d'un ouvrage, est aussi une contrefaçon, si la partie qu'on a prise est assez considérable pour dispenser de la lecture de l'original. Les journaux sont autorisés, sans doute, à rendre compte des écrits nouveaux qui se publient chaque jour; mais il ne leur est pas permis de se les approprier, en paraissant n'en donner qu'une analyse [63].

Il n'est pas plus permis de contrefaire un ouvrage de peu d'étendue que d'en contrefaire un très-considérable; l'auteur d'une romance, d'une fable, peut faire respecter sa propriété, comme l'auteur d'un poème épique peut faire respecter la [II-203] sienne [64]. Un article de journal appartient à celui qui en est l'auteur ou qui l'achète, au même titre qu'une encyclopédie appartient aux savans qui l'ont composée. Le journaliste qui ferait son journal avec des articles pris dans d'autres journaux, porterait donc atteinte à leur propriété, et pourrait être poursuivi comme coupable de contrefaçon [65].

L'écrivain qui fait des notes sur ouvrage tombé dans le domaine public, a-t-il la propriété de ces notes, de telle manière que nul ne puisse les joindre, sans son aveu, à une autre édition du même ouvrage? Cette question s'est présentée plusieurs fois devant les cours de justice d'Angleterre, et elle a été résolue en faveur des auteurs des notes [66]. Il serait difficile de voir sur quoi l'on fonderait une décision contraire, à moins qu'on ne voulût interdire de faire des annotations sur les ouvrages qui ont cessé d'être dans le domaine privé [67].

[II-204]

Mais si l'on ne peut, sans porter atteinte à la propriété, s'emparer de l'ouvrage d'autrui pour le vendre, rien n'est plus licite que de s'en servir pour répandre des lumières ou combattre des erreurs. Un écrivain qui ferait, par exemple, un abrégé d'une histoire, d'un voyage ou d'un traité publié par un autre, ne se rendrait pas coupable de contrefaçon, s'il se livrait à un véritable travail intellectuel ; s'il résumait, dans un langage qui lui serait propre, les faits et les pensées de l'ouvrage principal. Un abrégé fait en conscience serait une propriété aussi inviolable que l'ouvrage sur lequel il aurait été fait. Mais on ne saurait considérer comme un abrégé la réduction d'un ouvrage à de moindres dimensions, si cette réduction était faite par la suppression d'un certain nombre de passages [68].

La traduction d'un écrit dans une autre langue n'a pas été considérée non plus comme une contrefaçon, quoiqu'elle puisse cependant diminuer la vente de l'ouvrage original. Le traducteur s'empare des faits, des observations, de la méthode [II-205] de l'auteur; mais il les rend dans un langage et dans un style qui lui sont propres. Sa traduction est donc sa propriété; mais cette propriété n'est pas un obstacle à ce que d'autres s'exercent sur le même sujet, et fassent des traductions nouvelles du même ouvrage [69].

L'écrivain qui traite un sujet ne ravit donc à personne la faculté de le traiter de son côté; cent écrivains peuvent écrire simultanément ou successivement sur l'histoire de France, sur la morale ou sur la physique; et quoique tous travaillent sur les mêmes documens, racontent les mêmes faits ou décrivent les mêmes phénomènes, aucun ne pourra se plaindre que les autres portent atteinte à sa propriété, si aucun ne copie l'ouvrage d'un autre.

Il est cependant des sujets qu'il est impossible d'exposer de deux manières : tels sont des livres de calcul, des tables d'intérêts, des tables de logarithmes, des tables chronologiques, des almanachs, des dictionnaires, et certaines compilations. Celui qui le premier compose un ouvrage de ce genre, qui publie, par exemple, une table de logarithmes, enlève-t-il à toute autre personne le droit de faire un ouvrage pareil? Si chacun peut faire un ouvrage exactement semblable, n'en résultera-t-il [II-206] pas que la propriété d'aucun ne sera garantie, ou que du moins il ne sera presque jamais possible de constater les atteintes qui y seront portées?

Lorsqu'un ouvrage de cette nature à été composé et publié, et qu'il est impossible de faire, sur le même sujet, un ouvrage qui soit différent sans être inexact, il semble que la propriété de l'ouvrage doit emporter la propriété du sujet. La reconnaissance de cette espèce de propriété constituerait, il est vrai, une sorte de monopole; mais elle ne ferait point obstacle aux progrès de l'esprit humain. L'appropriation, par le travail, d'un sujet qui ne peut pas être traité de deux manières, serait analogue à l'appropriation d'un fonds de terre qui, n'étant occupé par personne, serait devenu la propriété du premier qui l'aurait exploité. On ne pourrait pas dire qu'il y a monopole dans le premier cas, sans reconnaître que le monopole existe aussi dans le second; car l'occupation est aussi exclusive dans celui-ci qu'elle pourrait l'être dans celui-là.

Cependant les jurisconsultes qui admettent le principe de l'occupation quand il s'agit de choses matérielles, ne l'admettent pas pour les sujets qui sont du domaine de l'intelligence; ils ont pensé, sans doute, que si la propriété du sujet était inhérente à la propriété de l'ouvrage, l'auteur pourrait mettre à ses écrits un prix qui serait hors de [II-207] proportion avec la valeur de son travail. Un calculateur peut donc composer et publier une table d'intérêts, une table de logarithmes, et d'autres livres de même genre, quoiqu'il existe déjà des ouvrages parfaitement semblables. Il suffira, pour que ces écrits soient sa propriété, qu'ils soient véritablement le résultat de ses travaux; mais il serait coupable d'atteinte à la propriété, si, au lieu de faire lui-même les calculs, il les avait simplement copiés [70].

On a vu que, lorsqu'un auteur a publié un écrit, un second peut, sans porter atteinte à la propriété du premier, en composer un autre sur le même sujet et sous le même titre; mais pourrait-on également donner à un journal ou à tout autre écrit périodique, le titre d'un journal ou d'un écrit périodique déjà existant? On a toujours jugé qu'on ne pouvait pas s'emparer du titre d'un journal, pour en fonder un nouveau, et c'est avec raison.

Il y a, dans un journal et dans tout ouvrage périodique, deux choses tout-à-fait distinctes: les écrits [II-208] déjà publiés, et la réputation et la clientelle qui s'attachent au titre. Les écrits déjà publiés sont une propriété de même nature que toutes les autres compositions littéraires; il ne serait pas plus licite de les réimprimer et de les vendre sans l'autorisation des propriétaires, que d'imprimer et de vendre d'autres ouvrages. La réputation et la clientelle qui s'attachent au titre, sont une propriété commerciale, bien plus qu'une propriété littéraire. Le titre est, pour les propriétaires du journal, ce qu'est, pour un fabricant, la marque qui sert à distinguer les produits sortis de sa fabrique, de ceux qui ont une origine différente. L'usurpation de ce titre n'est donc, à proprement parler, ni une contrefaçon ni un plagiat; c'est l'usurpation d'une réputation et d'une clientelle qui presque toujours ont été laborieusement et chèrement acquises. Ce sujet, au reste, appartient moins à ce chapitre qu'au chapitre dans lequel il a été question des fonds de commerce [71].

Parmi les divers motifs sur lesquels est fondée la garantie donnée par les lois à toute propriété, il en est deux que personne ne saurait raisonnablement contester: le premier est d'encourager les hommes qui peuvent se livrer à quelque [II-209] travail, à former des propriétés nouvelles en leur donnant la certitude d'en jouir et d'en disposer à leur gré; le second de déterminer les hommes qui sont déjà propriétaires, à veiller à la conservation de leurs biens, dans l'espérance de les transmettre à leurs enfans ou aux personnes qui leur sont chères. On suppose donc toujours, lorsqu'on garantit à chacun les produits de son travail, qu'il importe à l'humanité que ces produits soient formés et conservés; mais, si une production littéraire blessait les bonnes mœurs, si elle devait porter le désordre et le trouble dans la société, l'auteur pourrait-il invoquer la protection des lois, pour vendre exclusivement son ouvrage? La garantie qui lui serait donnée, ne tendrait-elle pas à encourager la production d'une espèce d'écrits dont il serait bon, au contraire, de prévenir l'existence?

Lorsque les gouvernemens ont limité le temps pendant lequel un auteur ou ses héritiers pourraient vendre son ouvrage, ils ont eu principalement pour objet d'encourager les lettres et les sciences; ils ont voulu, dit-on, qu'après un certain temps de jouissance, tous les écrits tombassent au rang des choses communes, afin que chacun pût les réimprimer sans rien payer, et qu'ils fussent vendus moins cher au public. Le simple refus de garantir à un écrivain la propriété d'un [II-210] ouvrage dont on jugerait la tendance vicieuse, aurait donc principalement pour effet de dispenser les imprimeurs et les libraires de lui payer aucun droit d'auteur, et de répandre, par conséquent, un plus grand nombre d'exemplaires de ses écrits. On faciliterait, du moins pour un temps, la vente d'un mauvais ouvrage, en mettant le public à même de l'obtenir à bas prix, afin d'ôter aux écrivains à venir la tentation d'en produire de pareils.

Le refus de garantir à un auteur la propriété d'un ouvrage dangereux ne saurait donc être considéré comme un moyen suffisant de prévenir ou de réprimer la composition et la vente de mauvais écrits; il faudrait, de plus, que les imprimeurs et les libraires ne pussent eux-mêmes retirer aucun bénéfice de la contrefaçon, et que, de leur côté, ils ne trouvassent dans les lois aucune garantie pour le remboursement de leurs avances ou de leurs travaux; ces moyens ne seraient même efficaces et sans danger qu'autant qu'ils se combineraient avec une bonne législation pénale.

Si un ouvrage blesse les bonnes mœurs, s'il renferme des diffamations, ou s'il provoque à commettre des faits punissables, l'auteur et ses complices doivent être mis en jugement et punis. S'il est réimprimé et mis en vente, les auteurs de la nouvelle publication doivent subir les mêmes peines que s'ils l'avaient composé; mais ils ne peuvent [II-211] pas être punis pour avoir porté atteinte à la propriété d'autrui. L'auteur dont l'ouvrage a été contrefait, n'a le droit de demander que la réparation du dommage qui lui a été causé, et ce dommage est toujours en raison du nombre d'exemplaires dont la contrefaçon a empêché la vente. Mais, quand lui-même ne peut pas vendre des exemplaires de son ouvrage, sans se rendre coupable d'un délit, il ne saurait être admis à exiger une indemnité de ceux qui ont porté préjudice à la vente en commettant eux-mêmes le délit.

Lorsque la publication d'un ouvrage ne peut donner lieu à aucune poursuite contre l'auteur ou contre le libraire qui le publie, et que, par conséquent, l'un et l'autre peuvent en vendre des exemplaires sans blesser aucune loi, il y aurait de graves dangers à reconnaître aux tribunaux la faculté de refuser la garantie que les lois donnent à la propriété littéraire, surtout lorsque les questions de propriété ne sont jugées, ni suivant les mêmes formes, ni par les mêmes juges, que les questions de culpabilité.

En France, par exemple, il n'appartient qu'au jury de décider si la publication d'un écrit est ou n'est pas punissable; les jurés sont seuls compétens pour prononcer sur la tendance morale d'un ouvrage. La partie qui se plaint ou qui accuse, est tenue de se soumettre à certaines formes; elle doit [II-212] articuler d'une manière positive les faits qui donnent lieu à la poursuite, et caractériser les délits dont elle se plaint. Ce n'est qu'autant qu'elle se soumet à ces obligations, que la partie accusée a le moyen de se défendre.

Les questions de propriété littéraire sont jugées, au contraire, par des magistrats permanens, élus par le gouvernement, et sans jurés. La question qui se débat entre l'auteur ou son représentant et le contrefacteur, ne porte pas sur la tendance morale de l'ouvrage; elle porte sur l'identité entre l'édition originale et l'édition qu'on prétend en être une copie. Les juges qui s'écarteraient du point qui leur est soumis, pour prononcer sur la tendance de l'écrit qui donne lieu au débat, excéderaient les bornes de leur compétence. Ils condamneraient un auteur ou un éditeur sur une accusation qui n'aurait pas été articulée, et sans les avoir mis à même de se défendre.

En Angleterrre, où les jurés sont appelés à prononcer sur les questions de propriété comme sur les questions de culpabilité, le danger est moins grave; cependant, il y a toujours quelques inconvéniens à confondre des matières qui n'ont entre elles aucun rapport. Les garanties qui existent quand il s'agit de la punition d'un délit, et celles que les lois donnent dans les procès civils, ne sont pas exactement les mêmes; les jurés, d'ailleurs, se [II-213] décident bien plus facilement à refuser la protection des lois à une propriété dont ils ne savent pas toujours apprécier la valeur, qu'à déclarer un homme coupable d'un délit. Les cours de justice ont, au reste, été peu frappées de cet inconvénient; car elles n'ont jamais hésité à refuser toute protection aux ouvrages qui leur ont paru contraires à la morale [72].

Les juges, en refusant toute garantie à des ouvrages contraires aux mœurs, ne se sont pas dissimulé que la circulation en serait plus considérable, puisque les éditeurs seraient dispensés de rien payer aux auteurs; mais cette considération ne les a point arrêtés.

«Il est très-vrai, disait lord Eldon, que le refus de la cour d'arrêter des publications malfaisantes, peut , peut avoir pour effet de les multiplier; mais je réponds à cela que, siégeant ici comme juge d'une simple question de propriété, je n'ai rien à voir à la nature de cette propriété, ni à la conduite des parties, si ce n'est quant à leurs intérêts civils [73] ».

Il est un cas dans lequel les magistrats accordent à l'auteur d'un ouvrage immoral une action, pour en empêcher la contrefaçon : c'est lorsqu'il se reproche de l'avoir publié, et qu'il désire de le supprimer.

[II-214]

Une loi qui prolonge le temps pendant lequel un auteur peut vendre exclusivement des exemplaires de ses ouvrages, ne s'applique pas seulement aux écrits qui ne sont pas publiés au moment de sa promulgation; elle s'applique à tous ceux qui ne sont pas encore tombés dans le domaine du public [74]. Lorsque l'auteur a aliéné ses ouvrages, l'augmentation de temps accordé par la loi, profite à l'acquéreur et à ses héritiers [75].

Si, d'un côté, l'on peut dire que les lois antérieures ne les ont garantis, pendant un temps déterminé, que sous la condition tacite qu'à l'expiration de ce temps, chacun pourrait librement les réimprimer, on peut dire, d'un autre côté, que les auteurs n'ont pas été libres de faire des conditions, et que la loi qui donne la garantie, reconnaît un droit et ne le crée pas. La jurisprudence anglaise et la jurisprudence française sont uniformes à cet égard [76].

[II-215]

Il est une question qui tient plus au droit international qu'au droit particulier de chaque peuple: c'est celle de savoir s'il convient à l'intérêt de tous les hommes que la propriété d'un ouvrage ne soit protégée que dans le pays où la publication en a été d'abord effectuée. Un Anglais qui viendrait publier ses écrits sur notre territoire, avant de les avoir fait imprimer dans aucun autre pays, jouirait, parmi nous, pour la vente de son ouvrage, des mêmes droits que s'il était Français; mais nos lois ne lui en garantiraient pas la propriété, s'il en avait fait d'abord la publication en pays étranger. Un Français qui publierait d'abord ses écrits en Belgique ou en Angleterre, en perdrait la propriété en France, quand même il viendrait immédiatement y en faire une seconde édition.

Il est difficile de bien motiver de semblables dispositions: chaque gouvernement, en ne garantissant aux auteurs que les ouvrages publiés sous son empire, a prétendu sans doute donner des encouragemens à l'art typographique et au commerce de la librairie; mais l'encouragement n'aurait-il pas été le même si l'on avait mis des droits plus ou moins élevés sur les ouvrages imprimés à l'étranger? Si un ouvrage doit être imprimé à Bruxelles, qu'importe aux imprimeurs et aux libraires français qu'il le soit au profit d'un contrefacteur étranger plutôt qu'au profit de l'auteur, [II-216] leur compatriote? La priorité qu'un peuple obtient sur les autres pour la publication d'un ouvrage, lui assure des avantages si petits et même si incertains, qu'il n'est pas facile de voir pourquoi les gouvernemens y ont attaché tant d'importance [77].

Le refus que font les gouvernemens de garantir la propriété des ouvrages qui ne sont pas d'abord publiés sur leur territoire, ne porte pas un grand préjudice aux grandes nations; mais elle nuit beaucoup aux petites. Un écrivain qui publie ses ouvrages en France, en Angleterre ou aux ÉtatsUnis, peut en vendre un nombre d'exemplaires assez considérable pour être indemnisé des sacrifices qu'il a faits. Celui qui publierait les siens à Genève, dans un des petits États d'Italie ou d'Allemagne, ne serait pas sûr de vendre, dans le seul pays où sa propriété serait protégée, un nombre d'exemplaires suffisant pour payer les frais d'impression. Les divers Etats, de la Confédération américaine garantissent à tous les membres de [II-217] l'Union la propriété ou du moins la jouissance temporaire de leurs ouvrages, quel que soit l'État dans lequel la publication en a été faite. C'est un exemple que suivront sans doute un jour les peuples d'Italie, d'Allemagne ou de Suisse. Quant aux grandes nations, elles auront pendant longtemps à régler d'autres intérêts que ceux des lettres et des sciences.

La plupart des questions de contrefaçon ou de plagiat portent sur des points de fait, et appartiennent moins au domaine de la science, qu'à celui de la conscience. On ne peut établir à cet égard que quelques règles générales: c'est aux jurés ou aux magistrats qu'il appartient d'en faire une sage application. « Le principe qui doit servir de base à notre décision, a dit un juge anglais, lord Mansfield, est d'une grande importance pour le pays. Nous devons prendre garde de nous jeter dans deux extrêmes également préjudiciables : l'un serait de priver du fruit de leurs travaux des hommes de talent, qui ont consacré leurs veilles aux intérêts de la société; l'autre d'arrêter le progrès des arts et de priver le monde de perfectionnemens. La loi qui garantit aux auteurs les droits qu'ils ont sur leurs ouvrages, les met à l'abri du plagiat du langage et des opinions; mais il n'interdit pas d'écrire sur le même sujet. S'il s'agit d'histoire, par exemple, un homme peut [II-218] rapporter les mêmes événemens dans le même ordre de temps; s'il s'agit de dictionnaires, il peut donner l'interprétation des mêmes mots. Dans tous ces cas, la question de fait soumise au jury est: si le changement est plausible ou s'il ne l'est pas. Il faut, pour qu'il y ait contrefaçon, que la similitude soit telle qu'on puisse raisonnablement supposer qu'un ouvrage n'est que la transcription de l'autre, et rien que la transcription [78]. »

 


 

[II-219]

CHAPITRE XXXVII.
De la propriété des rentes sur des particuliers ou sur l'État.

Le principal objet de toute propriété est d'assurer l'existence ou de satisfaire les besoins de celui à qui elle appartient ou des membres de sa famille; toutes les fois donc qu'une personne a formé ou régulièrement acquis un moyen d'existence qui ne porte atteinte ni aux biens, ni à la liberté d'autrui, ni aux bonnes mœurs, ce moyen est sa propriété ; la jouissance et la disposition doivent lui en être garanties, comme s'il s'agissait du produit matériel de son industrie.

Il y a presque toujours, au sein d'un peuple civilisé, un nombre plus ou moins grand de familles qui ne possèdent aucun fonds de terre, qui n'exercent aucune industrie, qui ne portent atteinte ni aux biens ni à la personne d'autrui, et qui cependant ont des moyens d'existence assurés. Comme chez les grandes nations, le nombre des familles qui sont dans ce cas est très-considérable, il importe de se faire, par quelques exemples, des [II-220] idées bien nettes des ressources au moyen desquels elles existent.

Le propriétaire d'un fonds de terre, ne voulant ni le cultiver, ni le donner à ferme, le transmet à une autre personne, sous la condition de payer, à lui et à ses successeurs, à perpétuité, une rente déterminée. Du moment que la convention est parfaite, il n'est plus, à proprement parler, propriétaire du fonds qu'il a donné à rente. L'acquéreur peut en jouir et en disposer comme bon lui semble, pourvu qu'il remplisse la condition à laquelle il s'est soumis. Il pourrait même, suivant les lois françaises, s'affranchir de cette condition, en remboursant le capital de la rente.

Il faut remarquer cependant que la faculté de jouir d'une chose n'existe complétement que dans celui qui a la puissance d'appliquer tous les avantages que cette chose peut produire, à la satisfaction de ses besoins. Si je n'ai la jouissance d'une ferme qui donne un revenu de dix mille francs, que sous la condition d'en payer huit mille toutes les années, il est évident que je ne jouis en réalité que des quatre cinquièmes de la valeur totale. La personne à laquelle les huit mille francs seront payés annuellement, aura la jouissance des quatre cinquièmes du revenu de la terre, et ces quatre cinquièmes seront incontestablement sa propriété.

Le possesseur de la terre pourrait, il est vrai, [II-221] s'en approprier le revenu tout entier, en payant perpétuellement la rente avec les produits d'une autre terre, ou avec les intérêts d'un capital qu'il aurait placé; mais alors la terre ou le capital qui lui servirait à effectuer ce paiement, diminuerait d'utilité, relativement à lui, dans la proportion de tout ce qu'il aurait acquis. D'un autre côté, l'ancien propriétaire, devenu rentier, pour obtenir à perpétuité et en nature les quatre cinquièmes des produits de sa terre, n'aurait qu'à donner au fermier la somme qu'il recevrait annuellement de celui qui en serait devenu acquéreur.

Ce qu'il importe surtout de ne jamais perdre de vue, c'est que le contrat de constitution de rente ne saurait avoir pour effet d'augmenter la somme des revenus qui existent chez une nation. Avant que tel contrat fût formé, la terre qui en est l'objet, donnait, par exemple, un revenu de dix mille francs. Si celui à qui la terre est transmise, s'engage à payer à perpétuité une somme de huit mille francs à celui de qui il la reçoit, il n'y aura pas deux revenus dans la société : un de dix mille francs pour le nouveau propriétaire, et un de huit mille pour le rentier. Le premier pourra bien recevoir, sans doute, dix mille francs du fermier auquel la terre sera donnée à cultiver; mais, sur cette somme, il en devra payer huit mille au second. Il n'y aura donc aucune création de valeurs.

[II-222]

Un capitaliste peut, comme le possesseur d'une terre, transmettre sa propriété à une autre personne qui se charge de lui en payer un revenu. Si le propriétaire d'un capital de cent mille francs, par exemple, le prête à un homme industrieux, moyennant un intérêt annuel de six mille francs, celui-ci en aura la disposition pour le service de son industrie; mais, en réalité, le premier en conservera la jouissance. Dans ce cas, comme dans le précédent, il n'y aura pas deux revenus distincts: celui que donnera l'établissement créé avec le capital, et celui du capitaliste. Si l'on considère les choses d'un point de vue élevé, l'on verra qu'après comme avant le prêt, le capitaliste possède dans les richesses sociales une valeur de cent mille francs, et que cette valeur est incontestablement sa propriété. Il peut, sans doute, la perdre, si l'emprunteur fait de mauvaises affaires ou s'il est un malhonnête homme; mais il pourrait la perdre aussi s'il la gardait dans sa maison, ou s'il la plaçait en dépôt.

Il arrive souvent qu'un capitaliste, au lieu de placer son capital entre les mains d'un homme industrieux qui le fait valoir, et qui lui en paie un intérêt, le prête à un gouvernement qui le consomme, et qui établit un impôt pour en payer les intérêts toutes les années. Si l'on suppose que l'emprunt est fait et employé au profit des [II-223] contribuables, ceux-ci deviennent réellement débiteurs de toutes les sommes empruntées en leur nom : leurs biens ont diminué d'une valeur exactement égale à celle que le gouvernement a consommée; et cette valeur a été transférée aux capitalistes, en échange de celle qu'ils ont prêtée. Les terres ou les autres propriétés immobilières et les établissemens industriels n'ont, en effet, de valeur que par les revenus qu'ils produisent, et les revenus diminuent pour les propriétaires et pour les hommes industrieux, à mesure que les impôts augmentent. Un fermier qui paie dix mille francs toutes les années au propriétaire dont il fait valoir la terre, net voudra plus en payer que neuf mille, si sa ferme est soumise à un nouvel impôt de mille francs. La même cause qui diminue le fermage d'un dixième, diminue la valeur de la terre dans la même proportion.

Telle ferme, par exemple, qui pouvait se vendre deux cent mille francs, ne se vendra plus que cent quatre-vingt mille francs, si un impôt perpétuel enlève au propriétaire un dixième de son revenu; elle ne se vendrait que la moitié de la première somme, si le fisc s'emparait de la moitié de la rente que le propriétaire pouvait exiger du fermier; enfin, elle n'aurait plus de valeur si l'impôt devenait assez considérable pour absorber le fermage tout entier.

[II-224]

Il résulte de ceci que toutes les fois qu'une nation fait un emprunt, et qu'elle consomme improductivement, comme cela se pratique, les capitaux empruntés, il se fait dans la société un immense déplacement de richesses. Les propriétaires de terres, de maisons, d'entreprises industrielles, enfin tous les hommes sur lesquels tombent les charges publiques, sont dépouillés de valeurs égales à celles que le gouvernement a empruntées. Ces valeurs passent aux capitalistes qui en perçoivent les revenus par les mains des agens du fisc, et qui sont ainsi substitués aux propriétaires et aux hommes industrieux, dont les revenus diminuent de tout ce qu'on est obligé de payer aux premiers. Un seul exemple va faire comprendre comment s'opère cette substitution.

Un propriétaire qui constituerait, sur une ferme d'un revenu de douze mille francs, une rente perpétuelle de six mille francs, pour un capital qu'il aurait emprunté et dissipé, ne serait riche que de six mille francs de revenu. S'il constituait, sur sa terre, une rente égale au fermage, pour un capital qu'il aurait également consommé d'une manière improductive, il ne lui resterait plus rien. Il pourrait conserver le titre de propriétaire et quelques-uns des honneurs qui y sont attachés; mais, en réalité, ce serait aux capitalistes ou aux rentiers que les produits de la propriété seraient [II-225] dévolus. Pour simplifier les opérations et pour rendre plus claire la position du propriétaire foncier, il ne faudrait que faire verser directement le prix du fermage entre les mains du propriétaire de la rente. Or, une nation peut aliéner ses revenus de la même manière qu'un particulier, et se dépouiller ainsi de ses propriétés au profit de ceux dont elle emprunte et consomme les capitaux. Il y a cependant une différence: quand c'est un particulier qui constitue une rente pour un capital qu'il dissipe, il n'aliène que ses biens et les produits de son industrie; quand c'est une nation, elle aliène, outre ses biens et son industrie, les propriétés et l'industrie des générations à venir.

Un capitaliste qui, moyennant un capital de cent mille francs, achète une rente perpétuelle de cinq mille, de la personne qui peut légitimement en disposer, devient propriétaire de cette rente au même titre qu'il le serait d'une terre ou d'une manufacture. La jouissance de cette propriété pour lui la plupart des effets qu'aurait la jouissance d'un autre genre de propriété qui lui donnerait un revenu semblable: elle assure son existence et celle de sa famille, comme l'assurerait un immeuble ou un établissement d'industrie ou de commerce. Si elle lui était ravie, elle aurait pour lui tous les effets qui sont la suite ordinaire de [II-226] toutes les confiscations, et de tous les déplacemens violens de propriété.

Quand une nation établit plusieurs millions de rentes, elle n'augmente pas la somme des richesses; elle transfère seulement aux capitalistes dont elle consomme improductivement les capitaux, ainsi qu'on vient de le voir, une part des revenus des autres classes de la société; de même, quand elle abolit des rentes, sans en rembourser la valeur, c'est-à-dire quand elle fait banqueroute, elle déplace les richesses, mais elle ne les augmente pas: elle attribue aux uns les propriétés dont elle dépouille les autres.

En parlant des propriétés qui consistent en rentes, j'ai supposé que les emprunts étaient faits par les propriétaires ou par leurs délégués, et que les capitaux empruntés étaient employés dans leur intérêt. Des emprunts faits par une autorité illégitime, et mis à la charge d'un peuple qui n'en retire aucun profit, sont le plus puissant moyen de spoliation qui ait jamais été imaginé par un gouvernement. A l'aide de ce moyen, les revenus d'une nation et par conséquent ses terres, ses capitaux, son commerce, peuvent être aliénés au profit, non-seulement des capitalistes nationaux, mais encore des capitalistes étrangers. Si, par exemple, lorsque le gouvernement de la restauration a emprunté un milliard pour le livrer aux [II-227] étrangers qui l'avaient établi, ce milliard a été avancé par des prêteurs des autres nations, ces prêteurs ont réellement acquis pour un milliard de propriétés françaises. Si, lorsqu'un peu plus tard, il créa une dette d'un second milliard pour le livrer aux émigrés, ce milliard avait été avancé par des capitalistes étrangers, ces capitalistes auraient encore acquis le droit de percevoir à perpétuité sur les produits de notre industrie les intérêts du capital prêté.

On conçoit qu'en poussant à l'excès un pareil système, la nation la plus intelligente, la plus active, la plus industrieuse, pourrait être transformée en un peuple d'ilotes, travaillant pour quelques milliers d'oisifs qui achèteraient les produits de ses terres, de son industrie et de tous ses travaux, d'un gouvernement qui s'en ferait payer la valeur, et qui la partagerait entre ses favoris ou ses satellites: il n'y a qu'une bonne représentation nationale qui puisse mettre un peuple à l'abri d'une telle spoliation.

Tous les gouvernemens ont senti que pour aliéner à perpétuité, avec avantage pour eux-mêmes, une partie plus ou moins considérable des revenus sur lesquels est fondée l'existence de la masse de la population, il fallait offrir de fortes garanties et de grands bénéfices aux capitalistes nationaux ou étrangers qui se présenteraient pour [II-228] les acheter. Aussi, les lois de tous les pays offrent-elles aux gens qui se présentent pour acheter du gouvernement une partie des moyens d'existence de la population qui lui est soumise, des bénéfices et des priviléges fort grands. Ces bénéfices et ces priviléges sont si exorbitans, qu'on a cru nécessaire de les prohiber par des lois formelles pour les autres genres de propriétés.

Suivant les lois françaises, par exemple, les revenus qui consistent en rentes sur l'État sont affranchis de toute contribution [79]; tandis qu'un propriétaire de terres, soumis à tous les impôts qui pèsent sur le rentier, est, en outre, obligé de payer au gouvernement le quart ou le cinquième de ses revenus, et que nul ne peut se livrer à aucun genre d'industrie ou de commerce, sans avoir payé un impôt spécial désigné sous le nom de patente. Nut capitaliste ne pourrait, sous peine d'être poursuivi correctionnellement comme usurier, stipuler un intérêt au-dessus de cinq pour cent, pour le capital qu'il prêterait à un simple particulier [80]; tandis s'il livre le même capital à un gouvernement qui lui vendra, sous le nom de rente sur l'Etat, une portion plus ou moins considérable des revenus des citoyens, il pourra recevoir un [II-229] intérêt infiniment plus élevé. Enfin, les biens d'une personne peuvent être saisis et vendus au profit de ses créanciers, quand ils consistent en fonds de terre, en maisons, en établissemens d'industrie ou de commerce, tandis qu'ils sont insaisissables quand ils consistent en rentes sur l'Etat [81]. L'individu qui, ayant volé un million de francs, l'emploierait à acheter une rente de cinquante mille francs sur l'État, ne pourrait pas en être dépouillé par la justice, quand même le vol serait manifeste.

On conçoit qu'il ne serait pas difficile à un gouvernement qui possède de tels moyens, d'aliéner à perpétuité, au profit de capitalistes étrangers ou nationaux, une partie des moyens d'existence de la population, s'il voulait abuser de son pouvoir; mais il ne s'agit pas ici d'exposer les attentats dont les propriétés peuvent être l'objet, soit de la part d'un gouvernement, soit de la part des particuliers; je n'ai qu'à faire connaître les diverses espèces de propriétés qui existent chez la plupart des nations civilisées.

 


 

[II-230]

CHAPITRE XXXVIII.
De la faculté de jouir et de disposer d'une propriété.

Il existe, chez une nation civilisée, une infinie variété de choses auxquelles nous donnons le nom de propriétés. Parmi ces choses, il en est plusieurs que nous employons à satisfaire immédiatement nos besoins, ou à nous procurer certaines jouissances, et qui se consomment par l'usage que nous en faisons; il en est d'autres qui nous servent à nous procurer, par des échanges, les divers objets dont nous avons besoin, et que nous n'avons pas le moyen de produire par nous-mêmes; il en est d'autres enfin qui ne peuvent satisfaire immédiatement aucun de nos besoins, mais qui produisent ou servent à produire celles qui sont nécessaires à notre conservation ou à notre bien-être.

En observant comment se forment la plupart de ces choses que nous appelons des propriétés, nous avons vu qu'en général il s'y trouve divers élémens de matière, qu'il n'est en notre pouvoir ni de créer, ni d'annihiler ; que, dans leur état primitif, et avant que la main de l'homme ait concouru à les modifier [II-231] ou à les combiner, ces élémens de matière ne sont pour nous d'aucun usage, c'est-à-dire qu'ils ne sont propres à satisfaire aucun des besoins que la nature nous a donnés; enfin, que si plusieurs nous sont fournis gratuitement par la nature, il en est d'autres que nous ne pouvons nous procurer que par de pénibles travaux.

Nous avons ensuite observé que l'homme, tantôt par ses seuls efforts, tantôt en faisant usage des forces que la nature lui fournit, tantôt en dirigeant la puissance de production qui est en elle, donne à la matière les qualités qui doivent s'y rencontrer pour satisfaire ses besoins, ou pour produire les divers objets qui lui sont nécessaires; nous avons désigné ces qualités données à la matière, par la puissance qu'elles ont de servir à notre usage, par le mot utilité ; nous avons désigné par le mot valeur l'estime d'une chose que l'on compare à une autre, contre laquelle elle peut être échangée.

Enfin, nous avons observé que si l'homme donne à la matière les qualités qu'elle doit avoir pour lui être utile, ce n'est que dans la vue d'en profiter ou d'assurer l'existence des membres de sa famille ou d'autres personnes auxquelles il s'intéresse ; que tout travail est pour lui une peine, et qu'il ne se soumet à une peine, que pour en éviter une autre qu'il juge plus grave, ou pour se procurer des plaisirs qui excèdent les maux par lesquels il les achète.

[II-232]

Les hommes ne mettent pas dans la classe des propriétés, seulement les choses dont ils ont créé l'utilité, ou celles qui leur ont été régulièrement transmises par les producteurs et qui doivent assurer leur existence; ils mettent dans le même rang les choses au moyen desquelles ils sont nés et se sont développés; celles dont ils ont long-temps et paisiblement joui à titre de propriétaires, sans contestation de la part de ceux qui auraient pu les leur disputer, en leur opposant des titres antérieurs à leur possession : c'est ainsi que les nations, même les plus barbares, se considèrent et sont considérées par toutes les autres, comme propriétaires des terres, des rivières, et même des parties de la mer au moyen desquelles elles ont toujours vécu, et sans lesquelles il leur serait impossible de continuer de vivre.

Il ne nous suffit donc pas, pour mettre une chose au rang des propriétés, d'y voir de la matière et des qualités propres, soit à satisfaire quelques-uns de nos besoins, soit à produire d'autres choses qui nous seraient utiles; il faut de plus que nous considérions cette chose dans les rapports qu'elle a, soit avec la personne qui l'a produite ou à qui elle a été régulièrement transmise par le producteur, soit avec la personne à laquelle elle a en quelque sorte donné la vie, et dont elle doit continuer l'existence; il faut que nous voyions dans l'individu [II-233] qui lui a donné les qualités qu'elle possède ou à qui le producteur l'a transmise, ou dans celui qu'elle a elle-même fait naître et dont elle a formé les habitudes, la puissance ou la faculté d'en jouir et d'en disposer exclusivement. Ce n'est, en effet, qu'en considérant les rapports qui existent entre certaines choses et certaines personnes, que nous donnons aux unes le nom de propriétés, et que nous désignons les autres par le mot propriétaires.

Former une propriété, c'est donner de l'utilité à une matière quelconque ; jouir d'une propriété, c'est retirer d'une chose l'utilité qui s'y trouve, la faire servir à la satisfaction de ses besoins ou de ses plaisirs; c'est en retirer les avantages qu'elle peut donner, quelle qu'en soit la nature. S'il s'agit de substances alimentaires, en jouir, c'est les consommer pour satisfaire nos goûts ou nos appétits; s'il s'agit de vêtemens, en jouir, c'est les employer à nous couvrir ou à nous parer; s'il s'agit d'une maison, en jouir, c'est en faire notre demeure ou en percevoir le loyer, quand on a jugé convenable de la louer; s'il s'agit d'une terre, c'est percevoir, par soi-même ou par les mains d'autrui, toutes les productions, tous les profits qu'elle donne.

Disposer d'une chose, c'est ou lui faire subir les modifications qu'on juge convenables, ou la transmettre à une autre personne pour qu'elle la conserve, en jouisse ou en dispose à son tour; un [II-234] propriétaire dispose de sa maison s'il la fait démolir, comme il en dispose quand il la loue, quand il la vend ou quand il la donne; il dispose de sa terre, s'il la convertit en une forêt ou en un pâturage, comme il en dispose s'il l'échange contre un hôtel ou contre une somme d'argent.

Pour donner des idées complètes des diverses manières dont on peut disposer d'une propriété en la modifiant, il faudrait entreprendre un traité qui n'aurait point de fin, et qui serait sans utilité, du moins pour l'objet de cet ouvrage. Il faudrait également entreprendre un travail fort étendu si l'on voulait exposer, d'une manière complète, comment une propriété peut être transmise d'une personne à une autre.. Il serait nécessaire, en effet, de traiter des successions, des testamens, des donations, de la vente, de l'échange, du prêt, du dépôt et de beaucoup d'autres contrats. Les règles relatives à la transmission des propriétés, forment chez toutes les nations policées, une partie très-considérable de leurs lois civiles.

Le moyen le plus simple de faire connaître le pouvoir qu'un propriétaire peut exercer sur sa propriété, est de chercher à déterminer les limites mises à ce pouvoir par la nature des choses ou par la nature de l'homme. Si ces limites étaient une fois bien déterminées, chacun connaîtrait, par cela même, en quoi consiste la puissance d'un [II-235] propriétaire sur les choses qui sont à lui. On saurait qu'il peut tout, moins ce qui lui est positivement interdit.

Il arrive rarement que le pouvoir d'un propriétaire n'ait pas d'autres limites que celles qui lui sont données par la nature des choses ou par la nature de l'homme. Chez la plupart des nations, l'autorité publique a donné des bornes plus ou moins arbitraires à la faculté de jouir et de disposer de certaines propriétés. Ces bornes, mises au pouvoir de l'homme sur la chose qui est à lui, ne sont pas toutes également funestes; mais il en est plusieurs qui sont de véritables obstacles aux progrès de la civilisation.

La qualité de propriétaire n'est subordonnée ni à l'âge, ni à la capacité d'une personne; un enfant, en venant au monde, ou même du moment qu'il est conçu, peut avoir des propriétés; un homme tombé en démence, peut en avoir également, quoiqu'il soit d'une incapacité telle qu'on soit obligé de l'enfermer. Quand de tels cas se rencontrent, on ne laisse ni à l'enfant, ni à l'insensé, l'administration de ses biens; l'un et l'autre cependant en ont la jouissance, dans le sens légal de ce mot; c'est-à-dire que leurs propriétés sont administrées pour leur compte, et que les produits sont employés à satisfaire leurs besoins. La faculté d'en disposer est suspendue jusqu'au moment où ils [II-236] peuvent agir avec une entière liberté et avec connaissance de cause.

Il existe cependant une grande différence entre la jouissance d'une personne complétement développée et douée de raison, et la jouissance d'un enfant ou d'un individu dont les facultés intellectuelles se sont évanouies. Une personne dont toutes les facultés physiques et morales sont développées détermine elle-même quelle est la portion de ses biens qu'elle veut appliquer à la satisfaction de tel ou tel de ses besoins. Elle peut jouir de ses propriétés de manière à en absorber la valeur en peu d'années, ou de manière à les augmenter plus ou moins rapidement, en tenant ses consommations au-dessous de ses revenus. Un enfant ou un individu privé de raison, n'est pas juge de la manière dont il doit jouir de ses biens, ni de la part qu'il doit en consommer pour ses besoins.

Les agrégations de personnes que les Anglais nomment corporations, ont presque toujours des propriétés, et la manière dont elles peuvent en jouir est nécessairement déterminée par des lois particulières. Une compagnie, une commune, un département, une nation considérés comme corps, sont toujours propriétaires ; car ce n'est que pour jouir en commun de certains biens, qu'elles sont généralement formées. Mais il est clair que chacun des membres dont ces corps sont composés, ne peut [II-237] pas avoir la faculté d'appliquer à la satisfaction de ses besoins individuels, les choses qui sont la propriété de tous. Il faut que chacun de ces corps soit organisé de manière que quelques-uns de ses membres aient l'administration des biens communs et les appliquent à des besoins généraux, ou distribuent à chacun de ses membres la part qui lui revient dans les produits, toutes les fois qu'une part peut, en effet, être distribuée.

La faculté de disposer, comme la faculté de jouir, est limitée par l'incapacité du propriétaire ou par les circonstances au milieu desquelles il est placé.

Cette faculté est suspendue chez les enfans et chez les individus qui sont privés de l'usage de la raison. Les peuples qui ont le mieux garanti les propriétés, ont interdit la disposition de leurs biens aux personnes qui n'auraient pas atteint un certain âge. Tous ont admis qu'il ne peut pas y avoir d'aliénation sans consentement, et que le consentement n'est valable que lorsqu'il est donné avec connaissance de cause. Dans plusieurs pays, en France, par exemple, les femmes placées sous la protection maritale n'ont pas, dans certaines circonstances, la libre disposition de leurs biens. La qualité de propriétaire ne suppose donc pas toujours et nécessairement la puissance ou la faculté actuelle de disposer des choses dont on a la propriété.

[II-238]

Un corps politique, tel qu'une commune ou une nation, ne dispose pas de ses propriétés avec la même facilité qu'un particulier dispose des siennes. Il y a toujours, dans un corps, un nombre plus ou moins grand de personnes, dont les droits sont égaux à ceux des autres, mais qui n'ont pas la même capacité pour défendre leurs intérêts. On est donc obligé de soumettre la jouissance et la disposition de biens communs à des règles qui garantissent à chacun ses intérêts et ses droits particuliers.

Nous n'avons à nous occuper ici que des choses considérées dans les rapports qu'elles ont avec les personnes; nous ne devons donc nous occcuper des limites mises à la faculté d'en jouir et d'en disposer, qu'autant que ces limites tiennent à la nature des choses. Quant à celles qui tiennent à la nature de l'homme, il sera temps de nous en occuper, lorsque nous aurons à traiter des personnes considérées d'une manière individuelle ou collective.

Il est, ainsi qu'on l'a déjà vu, des choses qui peuvent être considérées comme la propriété commune du genre humain, parce qu'elles sont nécessaires à l'existence de tous les hommes et qu'elles nous sont données sans mesure: telles sont la lumière des astres, l'air atmosphérique, la chaleur du soleil, l'eau de la mer; il en est d'autres qui [II-239] sont la propriété commune de tous les membres dont une nation se compose, telles que des grandes routes, des fleuves, des ports de mer, des arsenaux et d'autres établissemens publics; il en est qui appartiennent à des fractions plus ou moins considérables d'un peuple, comme à des communes, à des cantons, à des départemens; il en est enfin qui appartiennent à des familles ou à des individus, et celles-ci sont toujours les plus considérables chez un peuple civilisé.

Ainsi, toute personne, outre la faculté qu'elle a de jouir et de disposer de ses biens particuliers, a, de plus, comme membre d'une commune, la faculté de jouir des biens communs dans la même mesure que les autres habitans; comme membre d'un département ou d'une province, elle doit jouir des propriétés départementales ou provinciales; comme membre de l'État, elle a droit à la jouissance des propriétés nationales; enfin, en sa qualité d'être humain, elle a droit à la jouissance des biens que la nature a donnés à tous les hommes.

Si maintenant nous voulons indiquer d'une manière générale les limites mises, par la nature même des choses, à la jouissance et à la disposition de toute propriété individuelle, il nous suffira de dire que le propriétaire peut en faire tout ce qu'il juge convenable, pourvu qu'il ne s'en serve pas pour porter atteinte à la sûreté des personnes, ou à [II-240] la faculté qui appartient à chacun, soit de jouir et de disposer de ses biens particuliers, soit de faire usage, dans la mesure de ses droits, des biens qui appartiennent à sa commune, à son département, à sa nation ou à l'humanité tout entière.

Toute propriété, quelle qu'en soit la nature, est limitée par d'autres propriétés. Il n'est pas un champ, pas une vigne, pas une forêt, pas une maison, qui ne touchent à d'autres champs, à d'autres vignes, à d'autres forêts, à d'autres maisons. Si une propriété individuelle n'est pas bornée de tous côtés par d'autres propriétés individuelles, elle l'est par des propriétés qui appartiennent à des corps collectifs. Elle a, par exemple, pour limites, une route, une rivière, un fleuve, qui sont aussi des propriétés pour les nations qui les possèdent. Enfin, tous les biens, qu'ils soient meubles ou immeubles, sont plongés dans l'atmosphère que nous respirons, et que nous avons considérée comme la propriété commune du genre humain.

Les droits que tous les propriétaires ont sur leurs propriétés, étant égaux entre eux, sont limités les uns par les autres. Je puis donc faire sur une terre qui m'appartient les plantations, les constructions, les fouilles que je juge convenables; mais je ne puis rien y faire qui nuise au droit que d'autres ont de jouir et de disposer de leurs [II-241] propriétés. Je ne pourrais pas, par exemple, m'y livrer à un genre de culture, y établir des fabrications, ou y déposer des matières qui vicieraient l'air du voisinage. Il n'est pas plus licite, en effet, à une personne d'infecter l'air que d'autres ont le droit de respirer, ou de le vicier par des matières qui blesseraient l'organe de la vue, que de jeter du poison dans leurs alimens. Le besoin qu'ont les hommes de respirer et de voir est aussi impérieux que le besoin de se nourrir [82].

S'il n'est pas permis à une personne de faire usage de sa propriété pour porter atteinte au droit qu'ont tous les hommes de jouir des choses qui sont la propriété commune du genre humain, il ne lui est pas permis non plus de s'en servir pour porter atteinte aux propriétés qui appartiennent à une nation, à une province, à une commune. Ainsi, nul ne peut faire usage d'une chose qui est à lui, pour dégrader une route, une rivière, un fleuve, ou pour en gêner l'usage. Les choses qui appartiennent à des agrégations de personnes, ne sont ni moins précieuses, ni moins dignes d'être respectées que [II-242] celles qui appartiennent à des particuliers. Celles-ci n'ont souvent de valeur ou d'utilité que par l'existence de celles-là; quel parti pourrait-on tirer d'une terre, si l'on n'avait, pour y arriver ou pour en sortir, ni routes, ni fleuves?

Il faut donc bien se garder de considérer comme portant atteinte aux propriétés privées, les actes de l'autorité publique, qui tendent à garantir à chacun des membres d'une commune, d'un département, d'une nation d'une nation, la libre jouissance des choses qui appartiennent au corps entier. Le soin qu'on prend pour mettre à l'abri de toute atteinte les propriétés qui appartiennent à tous les hommes, ou à des fractions plus ou moins considérables du public, est au contraire ce qui distingue un peuple policé d'un peuple qui ne l'est pas. Dans les pays non policés, comme ceux qui sont soumis à l'empire turc, personne ne veille à la conservation des propriétés communes ou publiques; chacun y porte impunément atteinte: aussi tout y dépérit, même les propriétés particulières.

Chez une nation civilisée, la masse des propriétés privées est toujours beaucoup plus considérable que la masse des propriétés communales, provinciales ou nationales. Le droit qu'a chaque particulier de jouir et de disposer de sa propriété, se trouve donc limité par le droit qu'ont tous les autres de jouir et de disposer des choses qui leur [II-243] appartiennent. Les lois et la jurisprudence de chaque pays déterminent la limite de tous ces droits. Quelques exemples suffiront pour rendre ces observations plus claires.

Tout propriétaire peut faire sur son fonds les plantations qu'il juge utiles à ses intérêts; mais il est évident que celui qui planterait des arbres de haute tige sur les limites de sa propriété, empiéterait par cela même sur les propriétés de ses voisins; les racines et les branches de ses arbres s'étendraient sur des terres qui ne seraient point à lui, et les frapperaient de stérilité. C'est donc pour empêcher qu'en jouissant ou en disposant de ses biens, un individu n'attente aux propriétés voisines, que les lois de tous les peuples déterminent l'espace au-delà duquel il n'est pas permis de planter des arbres de haute tige. Suivant notre Code civil, par exemple, il n'est permis de planter des arbres de cette nature qu'à la distance prescrite par les réglemens qui existaient au 10 février 1804, ou par les usages constans et reconnus; et, à défaut de réglemens et usages, qu'à la distance de deux mètres de la ligne séparative des deux héritages; la distance n'est que d'un demi-mètre pour les autres arbres et pour les haies vives. Le voisin peut exiger que les arbres et haies plantés à une moindre distance soient arrachés, et que les branches qui s'avancent sur son fonds, soient coupées; il peut lui-même [II-244] couper les racines qui empiètent sur sa propriété. Quant aux arbres qui se trouvent dans une haie mitoyenne, ils sont considérés comme mitoyens, et chacun des deux propriétaires a le droit de requérir qu'ils soient abattus [83].

On peut nuire à une propriété voisine par certaines constructions ou par certains établissemens, comme par des plantations; aussi le propriétaire qui fait creuser un puits ou une fosse d'aisance près d'un mur mitoyen ou non; celui qui veut y construire cheminée ou âtre, forge, four ou fourneau, y adosser une étable ou y établir un magasin de matières corrosives, est-il obligé à laisser une certaine distance, ou à faire certains ouvrages pour éviter de nuire au voisin; la distance ou les ouvrages prescrits sont déterminés par des règlemens de police ou par des usages particuliers [84].

Le propriétaire d'un mur joignant immédiatement l'héritage d'autrui, ne peut établir des vues sur cet héritage, sans l'autorisation de celui auquel il appartient. Il ne peut y pratiquer des fenêtres qu'en se soumettant à certaines conditions qui le privent de la vue sur la propriété de son voisin, sans le priver de la lumière. Suivant le Code civil, [II-245] un propriétaire ne peut avoir des vues droites ou fenêtres d'aspect, ni balcons ou autres saillies semblables sur l'héritage clos ou non clos de son voisin, s'il n'y a dix-neuf décimètres (six pieds de distance) entre le mur où on les pratique et ledit héritage [85].

Le propriétaire d'un fonds de terre peut faire au-dessus toutes les plantations et constructions qu'il juge à propos, pourvu qu'il ne porte pas atteinte aux droits que d'autres possèdent; il peut, sous la même condition, faire au-dessous toutes les fouilles qu'il juge utiles, et tirer de ces fouilles les produits qu'elles peuvent fournir [86].

La faculté de jouir et de disposer d'une chose est un élément tellement essentiel de la propriété, que, si elle venait à disparaître irrévocablement, la propriété n'existerait plus. Qu'un homme laisse tomber au milieu de la mer l'objet le plus précieux, et que tout moyen de le recouvrer lui soit à jamais ravi, et il ne sera plus considéré comme en ayant la propriété. Il en serait de même du négociant [II-246] qui verrait un de ses navires enlevé par : des corsaires perdre sans retour la puissance de jouir et de disposer d'une chose, c'est, en effet, en perdre la propriété.

 


 

[II-247]

CHAPITRE XXXIX.
De quelques lois particulières sur la jouissance et la disposition des propriétés, et sur la liberté d'industrie.

DANS presque tous les pays, on a donné des limites plus ou moins arbitraires à la faculté de jouir et de disposer des propriétés, et particulièrement de celles qui consistent en fonds de terre. Plusieurs de ces restrictions, nées sous le régime féodal, ont eu généralement pour objet de perpétuer la prééminence, dans la société, d'un certain nombre de familles privilégiées. Un grand nombre ont eu pour but ou pour prétexte de favoriser le développement de certaines productions, aux dépens de quelques autres. L'agriculture, comme les manufactures et le commerce, a eu son régime réglementaire, quoiqu'il n'ait pas été porté aussi loin; on a quelquefois interdit un certain genre de culture, afin d'en favoriser d'autres.

Il y a deux manières principales de disposer d'une propriété : une personne dispose de ses biens quand elle les transmet à une autre à titre de prêt, de vente, d'échange, de donation; elle en dispose [II-248] encore, quand elle se borne à leur faire subir les modifications qui lui sont commandées par ses intérêts, par ses goûts ou même par ses caprices; quand elle convertit une forêt en terres de labour, ou qu'elle détruit un bâtiment pour jouir d'une vue plus étendue.

Il ne s'agit point ici des dispositions du premier genre; la faculté de disposer de ses propriétés par des aliénations, touche de si près aux intérêts et aux besoins des familles, et à toutes les questions relatives à la population, qu'il serait impossible d'en parler convenablement, avant que d'avoir traité des personnes et des rapports naturels qui existent entre elles. Les dispositions de propriété dont il est question dans ce chapitre, sont celles qui consistent dans les diverses modifications que chacun peut faire subir aux choses qui lui appartiennent, et dans les diverses manières d'en jouir.

J'ai déjà fait observer qu'il existe entre les propriétés et les propriétaires des rapports tellement intimes, qu'il est impossible de toucher aux unes sans atteindre les autres. On ne peut exercer un art, se livrer à un commerce, qu'en agissant sur des choses qui sont des propriétés; une loi qui interdit, par exemple, la culture de la vigne ou du tabac, semble n'affecter que les propriétés; mais elle affecte en même temps une classe plus ou moins nombreuse de personnes ; elle leur interdit l'exercise [II-249] d'une industrie. Une loi qui défend l'exercice de la profession d'imprimeur, paraît d'abord n'atteindre que les personnes ; mais elle affecte aussi les propriétés; elle empêche qu'elles ne deviennent le matériel d'une imprimerie. En interdisant aux hommes l'exercice innocent de leurs facultés, on les dépouillerait de leurs biens, car les choses n'ont de valeur que par l'action que nous exerçons sur elles. De même, en frappant toutes les propriétés d'interdiction, l'on condamnerait les hommes à mort, puisqu'ils ne peuvent se conserver que par elles. Il suit de là que toutes les lois qui affectent l'industrie, soit qu'elles lui donnent des entraves, soit qu'elles la rendent libre, affectent de la même manière les propriétés.

La liberté de disposer de ses propriétés et de se livrer à toute espèce d'industrie et de commerce, n'a été reconnue en France qu'après l'abolition du régime féodal. Par une loi du 2 mars 1791 [87], l'Assemblée constituante supprima les maîtrises, jurandes et tous les priviléges de profession, quelle qu'en fût la dénomination. Elle déclara, en conséquence, que toute personne était libre de faire tel négoce, de se livrer à telle profession, ou d'exercer tel métier qu'elle trouverait bon. Elle n'imposa pas d'autres conditions aux personnes qui [II-250] voudraient profiter de cette liberté, que de se pourvoir d'une patente, c'est-à-dire de se soumettre au paiement d'un certain impôt. Du moment que cette loi fut devenue exécutoire, chacun eut donc la faculté d'engager ses propriétés dans telle branche d'industrie ou de commerce qu'il jugea devoir lui profiter.

L'Assemblée constituante crut n'avoir pas assez fait en abolissant les priviléges, et en rendant à chacun la faculté de disposer de ses biens, et d'exercer son industrie, de la manière la plus conforme à ses intérêts. Elle voulut prévenir le retour des abus qu'elle venait de supprimer, en empêchant les anciens privilégiés de se coaliser entre eux contre le public, et de rétablir, en fait, des monopoles qui ne pouvaient plus exister légalement. Par une seconde loi du 14 juin de la même année, sanctionnée le 17 du même mois, elle déclara que l'anéantissement de toutes les espèces de corporations de citoyens du même état et profession étant une des bases fondamentales de la constitution française, il était défendu de les rétablir de fait, sous quelque prétexte et sous quelque forme que ce fût.

Il fut, en conséquence, interdit aux citoyens d'un même état ou profession, aux entrepreneurs, à ceux qui avaient boutique ouverte, aux ouvriers et compagnons d'un art quelconque, de nommer, lorsqu'ils se trouveraient ensemble, ni présidens, [II-251] ni secrétaires, ni syndics, de tenir des registres, de prendre des arrêtés ou délibérations, et de former des réglemens, pour leurs prétendus intérêts communs. Il fut, de plus, interdit à tous corps administratifs ou municipaux de recevoir aucune adresse ou pétition sous la dénomination d'un état ou profession, et d'y faire aucune réponse. Il leur fut enjoint, en même temps, de déclarer nulles les délibérations qui pourraient être prises de cette manière, et de veiller à ce qu'il ne leur fût donné aucune suite ni exécution.

Si, contre les principes de la liberté et de la constitution, des citoyens attachés aux mêmes professions, arts et métiers, prenaient des délibérations ou faisaient entre eux des conventions tendantes à refuser de concert ou à n'accorder qu'à un prix déterminé le secours de leur industrie ou de leurs travaux, ces délibérations et conventions, accompagnées ou non du serment, étaient déclarées inconstitutionnelles, attentatoires à la liberté, et à la déclaration des droits de l'homme; les auteurs et instigateurs qui les avaient provoquées, rédigées ou présidées, devaient être condamnés chacun à une amende de cinq cents francs, et suspendus pendant un pendant un an de l'exercice de tous droits de citoyen actif, et de l'entrée des assemblées primaires.

Si les délibérations ou convocations, affiches, lettres, circulaires, contenaient quelques menaces [II-252] contre les entrepreneurs, artisans, ouvriers ou journaliers étrangers qui viendraient travailler dans le lieu, ou contre ceux qui se contenteraient d'un salaire inférieur, tous auteurs, instigateurs et signataires des actes ou écrits, étaient punissables d'une amende de mille francs chacun, et de trois mois de prison; quant à ceux qui feraient usage de menaces ou de violences contre les ouvriers usant de la liberté accordée, par les lois constitutionnelles, au travail et à l'industrie, ils devaient être poursuivis par la voie criminelle, et punis comme perturbateurs du repos public.

Tous attroupemens composés d'artisans, ouvriers, compagnons, journaliers, ou excités par eux contre le libre exercice de l'industrie et du travail, appartenant à toutes sortes de personnes, et sous toute espèce de conditions convenues de gré à gré, ou contre l'action de la police et l'exécution des jugemens rendus en cette matière, ainsi que contre les enchères et adjudications publiques, étaient considérés comme attroupemens séditieux, et comme tels devaient être dissipés par la force publique, sur les réquisitions légales qui leur étaient faites, et punis, sur les auteurs, instigateurs et chefs, selon toute la rigueur des lois.

Enfin, il fut interdit à tous corps administratifs et municipaux d'employer, admettre ou souffrir qu'on admît aux ouvrages de leurs professions, [II-253] dans aucuns travaux publics, ceux des entrepreneurs, ouvriers et compagnons qui provoqueraient ou signeraient les délibérations ou conventions prohibées par la loi, si ce n'est dans le cas où, de leur propre mouvement, ils se seraient présentés au greffe du tribunal de police pour se rétracter.

L'Assemblée constituante ayant garanti à chacun la libre disposition de ses propriétés mobilières, et, par conséquent, la faculté de les engager dans telle entreprise industrielle ou commerciale qu'il jugerait utile à ses intérêts, fit des dispositions semblables pour les propriétés immobilières. Par la loi du 5 juin 1791 [88], elle déclara le territoire de la France, dans toute son étendue, libre comme les personnes qui l'habitent. Ainsi, dit-elle, toute propriété territoriale ne peut être sujette, envers les particuliers, qu'aux redevances et aux charges dont la convention n'est pas défendue par la loi, et envers la nation, qu'aux contributions publiques établies par la puissance législative, et aux sacrifices que peut exiger le bien général, sous la condition d'une juste et préalable indemnité.

Suivant la même loi, les propriétaires sont libres de varier à leur gré la culture et l'exploitation de leurs terres, de conserver à leur gré les récoltes, [II-254] et de disposer, à leur gré, de toutes les productions de leurs propriétés, dans l'intérieur du royaume et au-dehors, sans préjudicier aux droits d'autrui, et en se conformant aux lois.

Nul agent de l'agriculture ne peut être arrêté dans ses fonctions agricoles extérieures, excepté pour crime, avant qu'il ait été pourvu à la sûreté des bestiaux servant à son travail ou confiés à sa garde; et même, en cas de crime, il doit être pourvu à la sûreté des bestiaux immédiatement après l'arrestation, et sous la responsabilité de ceux qui l'ont exécutée.

Aucuns engrais, meubles ou ustensiles de l'exploitation des terres, et aucuns des bestiaux servant au labourage ne peuvent être saisis ni vendus pour cause de dettes, si ce n'est par la personne qui a fourni les ustensiles ou bestiaux, ou pour l'acquittement de la créance du propriétaire vis-à-vis de son fermier, et seulement en cas d'insuffisance d'autres objets mobiliers.

Enfin, nulle autorité ne peut suspendre ou intervertir les travaux de la campagne dans les opérations de la semence et de la récolte.

Les auteurs de la constitution du 3 septembre 1791, avaient cru que, pour prévenir le rétablissement des monopoles ou des priviléges, et assurer ainsi à toute personne la faculté d'employer ses [II-255] biens à l'exercice de telle industrie ou de tel commerce qu'elle jugerait profitable, il suffisait de garantir à chacun la disposition de ses propriétés; les auteurs de la constitution du 5 fructidor an 3, pensèrent qu'une telle disposition était insuffisante, et qu'il fallait proscrire, en termes formels, le retour de tout monopole.

Dans la déclaration des droits, ils définirent la propriété : « Le droit de jouir et de disposer de ses biens, de ses revenus, du fruit de son travail et de son industrie. » Par l'article 355, ils déclarèrent qu'il n'y avait ni privilége, ni maîtrise, ni jurande, ni limitation à la liberté de la presse, du commerce, et à l'exercice de l'industrie et des arts de toute espèce.

«Toute loi prohibitive en ce genre, ajoute le même article, quand les circonstances la rendent nécessaire, est essentiellement provisoire, et n'a d'effet que pendant un an au plus, à moins qu'elle ne soit formellement renouvelée. »

La faculté de disposer de ses biens, de les engager dans toutes sortes d'entreprises industrielles, ou de leur faire éprouver les modifications qu'on jugerait avantageuses, fut encore implicitement reconnue par le Code des délits et des peines du 3 brumaire an IV (25 octobre 1799), qui déclara qu'aucun acte, aucune omission ne serait réputée délit, s'il n'y avait contravention à une loi promulguée antérieurement, et que nul délit ne pourrait [II-256] être puni de peines qui n'étaient pas prononcées par la loi avant qu'il fût commis.

Ces dernières dispositions ont été textuellement reproduites dans le Code des délits et des peines de 1810, de sorte que, suivant les lois, nul ne devrait être puni pour avoir disposé de ses propriétés d'une manière conforme à ses intérêts, si d'ailleurs personne n'avait été lésé dans ses droits.

Depuis le commencement de la révolution jusqu'au renversement du gouvernement représentatif par la force armée, la constitution et les lois ont donc eu pour objet d'assurer à chacun le libre emploi de ses propriétés; mais, après l'établissement de l'empire, un grand nombre de décrets arbitraires ont rétabli une partie des monopoles ou des priviléges que l'Assemblée constituante avait abolis, et dont la Convention nationale avait voulu prévenir le retour, et il n'a plus été permis de consacrer ses propriétés à l'exploitation de certaines branches d'industrie ou de commerce [89].

Les monopoles établis arbitrairement par des décrets impériaux ont été soigneusement conservés [II-257] par la restauration, et le gouvernement qui lui a succédé ne les a point abolis. Si les divers gouvernemens qui ont existé depuis 1800, n'ont pas toujours montré beaucoup de respect pour les lois et pour les propriétés, il est juste de dire qu'ils ont été peu contrariés par les mœurs de la population. Hors quelques rares circonstances, les citoyens et leurs mandataires se sont résignés à l'arbitraire avec tant de facilité, qu'il aurait fallu, dans un gouvernement, pour s'en interdire l'usage, une prévoyance, un désintéressement et des lumières qu'on rencontre rarement dans les hommes qui ambitionnent l'exercice du pouvoir.

N'ayant pas à faire connaître, dans ce moment, les divers attentats dont les propriétés peuvent être l'objet, soit de la part des gouvernemens, soit de la part des particuliers, je n'ai pas à m'occuper des divers monopoles au moyen desquels les citoyens ont été dépouillés de la faculté d'employer leurs biens dans certaines branches de commerce ou d'industrie; il me suffit de faire observer que, partout où des monopoles existent, les propriétaires n'ont pas la libre disposition de leurs propriétés.

Il est si évident, en effet, que l'établissement de tout monopole est une atteinte à la propriété, que, pour rendre la plupart des terres et des capitaux sans valeur, il suffirait de multiplier les [II-258] priviléges jusqu'à l'excès. Que feraient les propriétaires de leurs biens, sous un gouvernement qui réduirait successivement en monopoles, au profit d'un certain nombre de privilégiés, toutes les branches de l'industrie et du commerce, et jusqu'à la culture des terres?

 


 

[II-259]

CHAPITRE XL.
De la garantie des propriétés en général, et particulièrement contre les atteintes de l'extérieur.

EN recherchant comment se forment les choses auxquelles nous donnons le nom de propriétés, nous avons vu qu'en général on ne les crée qu'en s'emparant de certaines matières qu'on peut s'approprier sans porter atteinte aux moyens d'existence d'autres personnes; nous avons ensuite observé que l'industrie humaine, tantôt par ses seuls efforts, et tantôt en mettant à profit la puissance des lois de la nature, donne à ces matières les - qualités que nous avons besoin d'y trouver pour nous en servir ; nous avons vu, en outre, que chez les peuples très-avancés dans la civilisation, un nombre plus ou moins grand de personnes donnent de la valeur non-seulement à des objets matériels, mais encore à des établissemens d'industrie ou de commune, à des productions de l'esprit, et même à de simples signes; nous avons remarqué, de plus, que les choses qui sont le fondement de notre existence et que nous appelons des propriétés [II-260] ne reçoivent cette dénomination qu'autant qu'elles sont considérées dans leurs rapports avec les personnes dont elles doivent satisfaire les besoins et qui les ont produites ou légitimement acquises; enfin, nous avons vu qu'une des conditions de toute propriété est la puissance ou la faculté dans l'individu que nous appelons propriétaire, de jouir et de disposer de la chose qui lui appartient.

Il nous reste maintenant à observer comment la faculté de jouir et de disposer des choses que nous appelons des propriétés, est assurée aux personnes qui les ont formées ou légitimement acquises; nous avons à examiner quelle est la nature de cette garantie, d'où elle dérive, jusqu'où elle s'étend, et quels sont les sacrifices aux prix desquels on l'obtient; nous verrons ensuite quelle est l'influence qu'elle exerce sur l'accroissement, la conservation et la valeur des propriétés.

Garantir à une ou à plusieurs personnes la jouissance et la disposition d'une chose, ce n'est pas leur donner la faculté physique d'en jouir et d'en disposer; c'est tout simplement empêcher que poser; d'autres personnes ne portent atteinte ou ne mettent obstacle à l'exercice de cette faculté. Ainsi, donner aux propriétés des garanties, c'est établir ou organiser des forces qui s'opposent à ce qu'un ou plusieurs individus s'attribuent des choses qui appartiennent à d'autres, ou les privent de la faculté [II-261] d'en jouir ou d'en disposer. Toute garantie des propriétés est donc une puissance qui prévient ou réprime le vol, les extorsions, le pillage, en un mot, toutes les spoliations, quelle qu'en soit la nature. La faculté qu'ont certaines personnes de jouir ou de disposer des choses qu'elles ont formées ou qui leur ont été régulièrement transmises, ne peut, en effet, être arrêtée ou suspendue que par l'effet de leur volonté ou par une force qui leur est étrangère; et l'on n'arrête une force, que par une force égale ou supérieure.

Mais où trouver cette puissance qui protége toute personne ou toute agrégration de personnes dans la jouissance et la disposition de leurs biens; qui soit assez grande pour contenir ou réprimer tous les individus disposés à s'emparer de la propriété d'autrui, et qui cependant ne puisse jamais devenir un moyen de spoliation? On ne peut la trouver que dans les lumières, les mœurs, l'union, l'organisation et la force de tous les propriétaires; elle n'est efficace et sûre que lorsqu'elle vient de là. Une puissance qui vient d'ailleurs, peut bien quelquefois prévenir ou réprimer les spoliations qui ne lui profitent pas ou qui lui sont dommageables; mais tôt ou tard elle devient un moyen d'extorsion entre les mains de ceux qui la possèdent.

Lorsqu'on étudie l'origine des propriétés et qu'on en suit le développement, on observe que les [II-262] populations s'accroissent à mesure que la masse des propriétés augmente: les hommes créent d'abord des propriétés, et les propriétés font naître ensuite de nouveaux hommes. Nous n'existons donc qu'au moyen de nos biens, et le même principe qui nous pousse à défendre notre existence, nous porte à défendre les choses qui la soutiennent. Telle est la vraie et je puis même dire l'unique source de la garantie que nous avons à observer.

Il n'y a qu'un moyen de savoir si toutes les propriétés qui existent chez une nation, sont garanties; c'est de rechercher quelles sont les diverses atteintes auxquelles elles sont exposées, et d'examiner s'il existe une puissance qui les mette à l'abri de chacun des dangers qu'elles ont à courir.

En considérant les propriétés dans les rapports qu'elles ont avec ceux dont elles doivent satisfaire les besoins, on peut les diviser en trois grandes classes: il en est qui sont destinées à satisfaire certains besoins nationaux, à assurer la défense du pays, à faciliter des communications, par exemple; il en est d'autres qui sont destinées à satisfaire les besoins d'associations moins considérables, telles que des communes, des départemens, des provinces; il en est d'autres enfin qui ne sont destinées qu'à satisfaire des besoins individuels ou des besoins de famille.

Quand on considère les nations les unes à [II-263] l'égard des autres, on observe que chacune d'elles a un territoire qui lui est propre, et que ce territoire renferme toutes les propriétés qui appartiennent à des individus, à des communes ou à d'autres agrégations plus ou moins nombreuses. Si l'on considère ensuite chaque nation relativement aux diverses fractions entre lesquelles elle se divise, on voit qu'elle a, dans le territoire national, des propriétés particulières dont l'objet est de satisfaire un certain genre de besoins généraux, tels que les besoins de sûreté, de justice, de communications. Les nations, considérées comme des corps organisés, ne sont pas propriétaires seulement des fleuves, des canaux, des routes qui traversent leur territoire ; elles ont toujours des biens qui sont de la même nature que ceux des particuliers. Plusieurs possèdent des forêts, des fermes, des établissemens industriels; toutes ont un trésor qu'alimentent les contributions publiques, et sans lequel elles ne sauraient subsister.

Si nous reconnaissons que, pour une nation comme pour un particulier, la faculté de jouir et de disposer est un des élémens essentiels de la propriété, nous admettrons qu'il y a atteinte à une propriété nationale, toutes les fois qu'une chose appartenant à un peuple, est détournée, sans l'aveu des propriétaires, de sa destination naturelle et appliquée à satisfaire des besoins autres que ceux [II-264] du peuple à qui elle appartient; peu importe d'ailleurs qu'elle ait été détournée ou ravie par une armée ou par un seul homme, par un étranger on par un membre de l'État, par un agent de l'autorité publique ou par un simple particulier; le nombre ni la qualité des personnes ne changent rien à la nature de l'action.

Nous n'avons pas à nous occuper ici des dommages causés à la propriété par des accidens indépendans de la volonté des hommes. Une propriété peut périr ou être endommagée par un naufrage, par une inondation, ou par le feu du ciel, comme par l'invasion d'une armée, ou par l'irruption d'une troupe de brigands. On peut établir des garanties contre les calamités qui viennent de la nature, comme on en établit contre celles qui viennent de la perversité des hommes. Les dernières sont les seules dont il soit ici question.

Les propriétés d'une nation peuvent être attaquées par trois classes de personnes, par des ennemis extérieurs, par les membres même du gouvernement, auxquels la garde et l'administration en sont confiées, et par de simples particuliers; il faut donc qu'il existe des garanties contre ces trois classes de personnes, c'est-à-dire des forces capables de prévenir ou de réprimer leurs attentats.

Il est des nations dont le territoire est en partie garanti contre l'invasion, par les circonstances [II-265] physiques au milieu desquelles il est placé, par de hautes montagnes, par des mers, et quelquefois par de vastes déserts. Nous n'avons pas à nous occuper des garanties de ce genre; les peuples qui en sont privés, n'ont qu'un moyen de les obtenir ; c'est de s'unir à ceux de leurs voisins qui les possèdent, pour ne faire qu'une nation. Nous n'avons à traiter que des garanties que les peuples trouvent en eux-mêmes, contre les agressions dont ils peuvent être l'objet.

Les forces qui peuvent porter atteinte à nos propriétés, et contre lesquelles nous cherchons des garanties, se trouvent dans des hommes, et pour les contenir ou les réprimer, il faut d'autres forces qui ne peuvent également se trouver que dans des hommes. S'il s'agit, par exemple, de garantir le territoire d'une nation contre l'invasion d'une armée étrangère, il est clair qu'on ne peut trouver une garantie que dans l'existence d'une autre armée. S'il s'agit de les mettre à l'abri des entreprises des malfaiteurs de l'intérieur, il faut charger d'autres hommes de les arrêter ou de les punir.

La plus grande difficulté qui se présente, toutes les fois qu'il est question de garanties sociales, n'est pas de trouver une force qui soit un obstacle à l'invasion, ou qui réprime les atteintes portées aux propriétés par de simples particuliers; c'est de trouver une garantie contre l'abus des forces qu'on [II-266] a organisées, soit pour défendre l'indépendance nationale, soit pour réprimer les malfaiteurs de l'intérieur? Quelle sera la puissance qui nous garantira des fraudes, des extorsions, des concussions, des violences de nos garans ? La solution de ce problème est fort difficile; je ne craindrai même pas de dire qu'elle est impossible, chez tout peuple dont les mœurs, l'intelligence et l'industrie n'ont pas fait de grands progrès.

Une nation chez laquelle il existe encore beaucoup de restes de barbarie, ne peut faire que de vains efforts pour établir des garanties ; quand elle a organisé une force ou créé une magistrature, pour prévenir ou réprimer certaines spoliations, il faut qu'elle songe à se mettre à l'abri des attentats de cette force ou de cette magistrature; aussitôt qu'elle a organisé et armé des défenseurs, il faut qu'elle cherche à se garantir de leurs entreprises.

Il n'est pas de constitution, quelque parfaite qu'on la suppose, qui puisse faire sortir de ce cercle un peuple lâche, ignorant ou corrompu. Quelques publicistes ont paru croire que la monarchie constitutionnelle avait donné la solution du problème ; c'est une erreur. Qu'on soumette à telle constitution qu'on voudra, un peuple dont une partie considérable aspire à vivre sur le produit du travail d'autrui, et dont l'autre est façonnée [II-267] à l'oppression; qu'on lui donne deux chambres, un roi inviolable, des ministres responsables, et tout ce qui compose un gouvernement constitutionnel; quand tout cela existera, les législateurs, les ministres, le roi et leurs agens emploieront leur pouvoir à satisfaire leurs appétits. S'ils avaient le désir ou l'habitude de s'enrichir aux dépens d'autrui, chacun d'eux fera servir la part d'autorité qui lui sera dévolue, à vivre aux dépens du public; et si quelques-uns des hommes auparavant asservis, arrivent au pouvoir, ils ne seront pas les derniers à faire leur main.

Il ne saurait donc exister de véritables garanties, qu'on ne l'oublie jamais, soit contre les dangers de l'extérieur, soit contre les dangers de l'intérieur, que là où les hommes sont très-avancés dans la civilisation, là où les mœurs sont bonnes, où les esprits sont éclairés, où les familles les plus influentes ont l'habitude de vivre, non d'extorsions plus ou moins déguisées, mais des produits de leur industrie ou de leurs propriétés ; dans les pays enfin où toutes les classes de la société se respectent et savent se faire respecter [90].

Cela étant entendu, il sera facile de comprendre [II-268] quelles sont les circonstances dans lesquelles les propriétés nationales, communales et individuelles, manquent de garanties, et quels sont les moyens à l'aide desquels les propriétaires s'en assurent la jouissance et la disposition.

La garantie du territoire national et de toutes les propriétés qu'il renferme, contre les attaques de l'intérieur, se compose de deux choses: d'une bonne organisation politique et d'une bonne organisation militaire. Une nation qui n'aurait aucune influence sur son gouvernement, ou dont le gouvernement obéirait à des influences extérieures, ne saurait défendre son territoire et se mettre à l'abri de l'invasion, quand même tous ses membres seraient exercés aux armes. Une nation serait également incapable de se défendre, quand même elle se gouvernerait elle-même, par des hommes qu'elle aurait choisis et qui seraient comptables envers elle de l'exercice de leurs pouvoirs, si elle n'était pas armée, ou si elle ne savait pas faire usage de ses armes. Il ne suffit pas, en effet, pour repousser une agression armée, d'être libre dans ses mouvemens; il faut, de plus, savoir faire usage de ses membres, et ne pas être dépourvu de moyen de défense.

Un peuple trouve aussi une garantie contre les agressions extérieures, dans les alliances qu'il forme avec des peuples intéressés à sa conservation [II-269] et à son indépendance. La France, par exemple, est protégée par l'indépendance et la liberté des cantons suisses, et réciproquement les cantons suisses trouvent une garantie de leur conservation dans l'indépendance et la liberté de la France. Si les petits peuples d'Allemagne avaient tous une organisation sociale analogue à la nôtre, leur existence garantirait une partie considérable de nos frontières de l'invasion; mais, par la même raison, nous serons une garantie pour eux, toutes les fois que nous aurons un gouvernement qui sera l'organe des intérêts de la France.

Il ne faut pas confondre les garanties qui existent dans l'intérêt d'un gouvernement, avec les garanties qui existent dans l'intérêt de la nation à laquelle il donne des lois. Une famille qui considère comme sa propriété le peuple qui lui est soumis, peut avoir des forces pour le défendre contre les attaques venues de l'extérieur. Elle peut avoir aussi des alliés qui lui garantissent son pouvoir; les membres de la Sainte-Alliance, par exemple, se garantissaient mutuellement la possession de leurs États. Mais la force extérieure qui garantit l'existence ou la domination d'un prince, ne protége pas nécessairement sa nation; elle est souvent, au contraire, relativement à elle, un moyen de tyrannie intérieure ou extérieure.

Des atteintes peuvent être portées au territoire [II-270] national, par suite d'une coalition formée entre le gouvernement du pays et des gouvernemens étrangers; les attentats de ce genre ne sont pas même aussi rares qu'on serait tenté d'abord de le croire. Ils ont ordinairement lieu, lorsqu'une nation aspire à s'affranchir de la domination qui pèse sur elle, et que son gouvernement ne possède pas une force suffisante pour la tenir sous le joug. En pareil cas, le gouvernement fait un appel aux gouvernemens étrangers qui peuvent craindre pour eux un sort semblable, et livre le pays à leurs armées, dans l'espérance qu'il lui sera rendu, si non en totalité, du moins en partie.

Montesquieu observe que Sylla et Sertorius, dans la fureur des guerres civiles, aimaient mieux périr que de faire quelque chose dont Mithridate pût tirer avantage; mais que, dans les temps qui suivirent, dès qu'un ministre ou quelque grand crut qu'il importait à son avarice, à sa vengence, à son ambition de faire entrer les barbares dans l'empire, il le leur donna d'abord à ravager [91].

La raison de cette différence est facile à voir : le peuple romain, sous la république, était lui-même le garant de l'inviolabilité de son indépendance et de sa sûreté; mais, du moment qu'il eut été asservi, le territoire national n'eut plus de [II-271] garanties contre les attentats des empereurs ou de leurs ministres.

Il n'est pas rare cependant qu'un prince qui se considère comme le maître du pays et des hommes qu'il gouverne, défende les propriétés nationales contre les attaques qui viennent de l'étranger, si, à l'intérieur, son pouvoir n'est pas contesté; mais les forces dont il dispose pour sa défense, et qui, pour lui, sont une garantie, n'en sont pas une pour ses sujets; rien ne peut s'opposer, en effet, si tel est son bon plaisir ou celui de ses ministres, à ce que les places fortes, les arsenaux, les ports, la marine, et même les trésors de l'État ne soient livrés à l'étranger.

Les nations qui ont fait assez de progrès pour savoir se gouverner elles-mêmes, ne sont pas exposées à des dangers de ce genre; elles trouvent une garantie dans le choix qu'elles font directement ou indirectement des hommes chargés de la direction de leurs affaires, dans la surveillance continuelle qu'elles exercent ou font exercer sur eux, dans la faculté de les récompenser ou de les punir, et enfin dans toute leur organisation sociale.

On considère quelquefois comme une garantie des propriétés nationales, relativement à l'extérieur, la promesse de les respecter, faite par un gouvernement étranger ou par les chefs de ses [II-272] armées. Il n'est pas rare qu'une armée qui se disà envahir le territoire d'un peuple qu'elle pose considère comme ennemi, se fasse précéder par des proclamations dans lesquelles elle dit garantir les propriétés de tous les genres. Ces promesses sont un moyen de faire poser les armes à une partie de la population, et de détruire sans combat les résistances, c'est-à-dire de renverser les seules garanties efficaces. Elles ressemblent, sous quelques rapports, à ces déclarations que fait un prince qui veut affaiblir les obstacles qui s'opposent à son élévation, déclarations auxquelles on donne aussi le nom de garanties, et qui souvent ne sont, ni plus sincères, ni plus efficaces que les manifestes des armées d'invasion.

Quand ces promesses n'ont pas pour but et pour résultat de tromper les peuples auxquels elles sont faites, elles ne valent pas moins que rien; mais elles ne, valent pas beaucoup plus. Une promesse n'est une véritable garantie que lorsqu'il existe au-dessus de celui qui l'a faite, un pouvoir ayant la force et la volonté de la faire exécuter. Elle est presque toujours illusoire, quand celui qui en est l'auteur, n'a au-dessus de lui ni supérieurs ni juges, ou lorsque ces supérieurs sont eux-mêmes intéressés à ce qu'elle ne soit pas exécutée. Tous les hommes, même ceux qui sont investis d'un grand pouvoir, sont, il est vrai, placés sous l'empire [II-273] de leur conscience, mais nous sommes encore loin du temps où les nations pourront, dans leurs rapports mutuels, considérer comme une force invincible la conscience des hommes qui les gouvernent.

Un des élémens essentiels de toute propriété, avons-nous dit, est la faculté, dans le propriétaire, de jouir et de disposer de la chose qui lui appartient. Une nation n'a donc réellement les prérogatives attachées à la qualité de propriétaire, que lorsqu'elle a la puissance de disposer ou de jouir des choses qui sont à elle. Ses propriétés ne lui sont pleinement garanties qu'autant qu'elle se gouverne elle-même; qu'elle détermine, par conséquent, l'emploi de ses biens, et qu'elle peut s'en faire rendre compte.

 


 

[II-274]

CHAPITRE XLI.
De quelques lois destinées à garantir les propriétés contre les atteintes de l'extérieur.

UNE nation, quelle que soit son organisation politique, ne saurait, sans se faire illusion, se flatter que jamais ses frontières ne seront franchies par une armée ennemie, et que, dans aucun temps, son territoire ne sera le théâtre de la guerre. Or, il n'arrive jamais qu'une armée campe en pays ennemi, et qu'elle s'abstienne de porter atteinte aux propriétés au milieu desquelles elle se trouve placée. Lors même qu'elle ne se permet aucune destruction inutile, et qu'elle est soumise à la discipline la plus sévère, elle exige que la population dont, elle a envahi le territoire lui fournisse des subsistances ou des moyens de transport. Si elle n'attaque pas en détail les propriétés privées, elle les attaque en masse, en soumettant les propriétaires à des contributions. Quelquefois aussi l'intérêt de sa sûreté la détermine à ravager le pays, et à en faire disparaître les ressources que [II-275] l'armée nationale y trouverait, si elle parvenait à s'en rendre maîtresse.

" Les charges de la guerre sont donc toujours infiniment plus pesantes pour les populations placées près des frontières, que pour celles qui sont placées au centre du territoire national. La sécurité de celles-ci est d'autant plus grande que celles-là montrent plus de courage, de désintéressement, de patriotisme, et qu'elles se résignent à plus de sacrifices. Si les habitans des frontières pour mettre leurs propriétés à l'abri du pillage, et échapper aux calamités d'une invasion, consentaient à ouvrir un passage aux armées ennemies, et à ne pas les inquiéter, c'est surtout sur les habitans du centre que tomberait le poids de la guerre.

C'est, en effet, parmi eux que siége ordinairement le gouvernement qui est l'âme de toutes les opérations militaires, et que se trouvent les grandes masses de richesses.

Cependant, il n'y a de véritable association entre les membres dont un peuple se compose, qu'autant que toutes les propriétés sont également garanties, et que les charges et les avantages de la société se répartissent d'une manière égale. Il faut que les bienfaits de la paix et les malheurs inséparables de la guerre se répandent également sur tous, autant du moins que la nature des choses le comporte. Mais si, par leur position, quelques [II-276] parties de la population sont plus exposées que d'autres, et s'il n'est pas possible de prévenir les atteintes auxquelles leurs propriétés sont exposées, quel est le moyen d'établir l'égalité des charges autant que cela se peut? Il n'y en a qu'un : c'est de réparer le mal qu'on n'a pu empêcher; c'est d'indemniser, aux frais de l'Etat, les personnes dont les propriétés ont été ravies ou dévastées par l'ennemi.

En 1792, au moment où l'indépendance et la liberté de la nation française étaient menacées par la plupart des gouvernemens européens, l'Assemblée nationale, par un décret du 11 du mois.

d'août, ordonna qu'il serait accordé des secours ou des indemnités aux citoyens français qui, pendant la durée de la guerre, auraient perdu, par le fait des ennemis extérieurs, tout ou partie de leurs propriétés [92].

[II-277]

Suivant ce décret, tous ceux qui prétendaient à un secours ou à une indemnité, étaient assujétis aux preuves de résidence, et autres formalités imposées aux personnes qui avaient à recevoir quelque paiement aux caisses nationales. Ces conditions avaient pour objet d'écarter les prétentions des personnes qui avaient passé à l'étranger, par haine pour la révolution.

Les hommes qui avaient refusé d'obéir aux réquisitions légales, et ceux qui ne s'étaient pas opposés, lorsqu'ils le pouvaient, aux ravages de l'ennemi, étaient exclus de tout secours et de toute indemnité.

Les citoyens dont les propriétés avaient été dévastées, devaient présenter à la municipalité du lieu un mémoire détaillé et estimatif des pertes [II-278] qu'ils avaient éprouvées ; ils devaient y joindre un extrait certifié de leurs cotes d'impositions aux rôles des contributions foncière et mobilière.

Les municipalités étaient tenues de constater dans la huitaine, les dommages et dévastations; elles devaient envoyer leurs procès-verbaux aux directoires de district, qui, après avoir vérifié les faits, étaient chargés de les faire parvenir, avec leur avis, au directoire du département.

Les directoires de département devaient, dans la huitaine, les envoyer, avec leur avis, mémoires et renseignemens, au ministre de l'intérieur; et celui-ci devait les mettre sous les yeux du corps législatif.

Si la perte éprouvée par un citoyen consistait en meubles, bestiaux, effets ou marchandises, elle devait être justifiée, soit par l'attestation des voisins, soit par des extraits certifiés des livres de commerce, bilans, connaissemens et factures.

Les généraux, commandans et autres chefs militaires étaient chargés de rapporter, autant qu'il leur serait possible, des procès-verbaux des dévastations commises par l'ennemi; ils devaient les adresser au ministre de la guerre, qui devait les remettre de suite au corps-législatif.

L'Assemblée nationale pouvait seule déterminer sur le vu des pièces, et d'après un rapport, la nature et la quotité des secours et indemnités; elle [II-279] devait les proportionner à la fortune qui restait aux citoyens après la dévastation, à leurs besoins et aux pertes qu'ils avaient éprouvées.

Si la totalité d'une commune, d'un canton ou d'un district avait été ravagée, le corps-législatif devait accorder un secours provisoire avant la fixation des indemnités auxquelles les particuliers avaient droit.

Dans ce cas, les procès-verbaux devaient être rapportés par les officiers municipaux des communes limitrophes, et les vérifications faites par les administrateurs du district le plus voisin.

Tout citoyen convaincu d'avoir simulé des pertes dans sa déclaration, pour obtenir une somme plus forte, était déchu de toute indemnité et même de tout secours.

Les citoyens revêtus d'une fonction publique, et ceux qui portaient les armes pour le service de la patrie, avaient droit à une indemnité égale aux pertes qu'ils avaient souffertes dans leurs propriétés.

Il n'appartenait qu'à l'Assemblée nationale de statuer quelle quotité de dommage devait rester à la charge des citoyens, et dans quels cas ils devaient y être assujétis.

L'expérience ne tarda pas à faire voir l'insuffisance de ce décret; en conséquence, la Convention nationale en rendit un second, le 14 du mois [II-280] d'août 1795, par lequel elle essaya de faire disparaître ce qu'il y avait de vicieux dans le premier.

Par ce décret, la Convention déclare, au nom de la nation, qu'elle indemnisera tous les citoyens des pertes qu'ils ont éprouvées ou qu'ils éprouveront par l'invasion de l'ennemi sur le territoire français, ou par les démolitions ou coupes que la défense commune aura exigées de notre part; elle ne prive de tout droit à indemnité que ceux qui seront convaincus d'avoir favorisé l'invasion de l'ennemi, ou de n'avoir pas déféré aux réquisitions ou proclamations des généraux.

Des commissaires nommés par les administrateurs de district et par le gouvernement, doivent faire convoquer les citoyens de chaque commune, et prendre, en présence du conseil communal, les dires et observations de tous ceux qui ont à faire des observations; ils doivent prendre également des renseignemens sur la conduite qu'ont tenue les réclamans lors de l'invasion de l'ennemi et pendant son séjour sur le territoire français, et en faire mention dans leur procès-verbal [93].

Toutes les fois que la perte consiste dans l'enlèvement de la récolte, des meubles ou bestiaux, les commissaires constatent, en présence de la [II-281] municipalité, qui est tenue d'avouer ou de contredire les faits, en quoi consiste la perte, si elle a été de la totalité ou simplement d'une partie des objets, si cette partie est d'un tiers, d'un quart ou de toute autre quotité.

Si le citoyen réclame, à raison de l'incendie de ses bâtimens ou de leur démolition, relativement à une coupe de bois, vignes ou arbres fruitiers, les commissaires se transportent sur les lieux, vérifient en présence de la municipalité, en quoi consiste le dégât dont on se plaint, examinent si tout a été détruit ou simplement une partie. Dans ce dernier cas, ils indiquent dans quelle proportion ce qui reste est relativement à la partie détruite; ils peuvent, s'ils le jugent nécessaire, se faire assister de prud'hommes ou gens de l'art, pour les aider dans leurs opérations.

Le propriétaire qui, exploitant par lui-même ou par des gens à ses gages, a perdu la totalité de sa récolte, reçoit, en rapportant la quittance de toutes ses contributions, une indemnité égale à l'évaluation du revenu net porté dans la matrice des rôles, et, en outre, les frais d'exploitation et de semence, suivant l'estimation qui en est faite par les commissaires, sans que cette partie de l'indemnité puisse néanmoins excéder celle accordée pour le revenu net; s'il n'a perdu qu'une partie de sa récolte, son indemnité doit être réglée d'après [II-282] les mêmes bases, proportionnellement à sa perte.

Si les héritages sont affermés, le fermier ou cultivateur de ces héritages, est indemnisé de la perte qu'il a éprouvée sur la même récolte, suivant l'estimation qui en est faite par les commissaires, sans que néanmoins, dans aucun cas, cette indemnité puisse excéder celle du propriétaire, qui doit être déterminée par les règles précédemment tracées.

La valeur des maisons, dans les villes, est déterminée par le revenu présumé, d'après la contribution foncière qu'elles paient, et d'après les bases établies par le décret du 23 novembre 1790 ; en conséquence, le propriétaire reçoit, sous les conditions déjà indiquées, si elles ont été incendiées ou démolies dans leur entier, la totalité de l'indemnité ainsi fixée, ou une partie, si elles n'ont été détruites qu'en partie.

Il en est de même pour les fabriques, manufactures et moulins qui ont été détruits; l'indemnité due aux propriétaires est également fixée sur la valeur présumée des objets, d'après les bases établies par le même décret: la personne lésée ne peut la recevoir que sous les conditions précédemment énoncées, et dans les proportions de sa perte.

Quant aux maisons situées hors des villes, et aux bâtimens servant aux exploitations rurales, qui ne paient point de contribution foncière, et [II-283] qui ne sont cotisés qu'à raison du terrain qu'ils occupent, leur valeur est réglée par l'estimation qu'en font les commissaires; elle n'est payée aux citoyens qu'en rapportant la quittance de toutes leurs contributions.

Les commissaires procèdent également à l'estimation des dégâts causés par la coupe des vignes, bois ou arbres fruitiers, et à l'évaluation des bestiaux enlevés par l'ennemi.

Quant au mobilier, l'évaluation en est de même déterminée par les commissaires, d'après les renseignemens qu'ils prennent, et eu égard au plus ou moins d'aisance dont le réclamant jouissait.

Un décret du 6 frimaire an II (26 novembre 1793) modifie quelques-unes des dispositions de celui du 14 août; il dispose que l'indemnité accordée aux fermiers pour les frais d'exploitation et de semences, ne pourra, en aucun cas, excéder l'évaluation du revenu et de l'héritage affermé, tel qu'il est porté dans les matrices des rôles, sans que les prix des baux puissent entrer en considération, ni dans l'intérêt des fermiers, ni dans celui des propriétaires.

Il veut, en outre, que la valeur des maisons des villes, des fabriques, manufactures et moulins, soient également déterminées, ainsi qu'il est prescrit par les articles 11 et 12 du décret des 27 février et 14 août, et d'après les basses établies par [II-284] celui du 23 novembre 1790, relatif à la contribution foncière.

Enfin, il déclare que le maximum des meubles meublans, dont on pourra être indemnisé, demeure fixé au double du revenu net, sans que néanmoins il puisse excéder une somme de 2,000 francs, les bestiaux et les instrumens aratoires exceptés.

La Convention nationale craignant sans doute que la faveur ne présidât à la distribution des indemnités, rendit un décret le 16 messidor an II (4 juillet 1794), pour prévenir un pareil abus. Ce décret déclare qu'aucune indemnité définitive sur les pertes éprouvées par l'invasion et le ravage des ennemis, ne sera acquittée qu'en vertu d'un décret spécial. Ce n'est donc qu'à la puissance législative qu'il appartient de fixer définitivement les indemnités auxquelles les propriétaires ont droit, comme sous l'empire du décret du 11 août 1792. Les fixations d'indemnités doivent cependant continuer d'avoir lieu suivant les règles tracées par le décret du 14 août 1793; mais elles ne sont irrévocables que lorsqu'elles ont été approuvées par une loi.

: Il y a, dans ces divers décrets, trois sortes de dispositions qu'il importe de bien distinguer celles qui consacrent le principe que la nation française garantit les propriétés de chacun de ses membres contre les atteintes dont elles pourraient être l'objet de la part des nations étrangères ou de leurs [II-285] armées; celles qui déterminent les bases d'après lesquelles les indemnités doivent être réglées, lorsqu'en effet des propriétés ont été pillées ou dévastées par des armées ennemies; et celles qui désignent les fonctionnaires auxquels le réglement provisoire et la fixation définitive des indemnités sont attribuées.

Le principe de la garantie est une condition si essentielle de l'état social, qu'il n'y aurait pas de société proprement dite, s'il n'était pas admis. Ce n'est, en effet, que pour se mettre à l'abri des spoliations et des violences, que les citoyens d'un Etat libre paient des impôts, et se consacrent pendant un temps plus ou moins long au service militaire. Comme il y a égalité dans les charges que les lois imposent dans l'intérêt commun, il doit il doit y avoir égalité dans la protection. Les moyens d'existence de chacune des fractions de la société, doivent être également protégés contre les agressions des ennemis communs. Si les populations placées sur la circonférence du territoire mettent celles du centre à l'abri des spoliations et des outrages, c'est à celles-ci à les indemniser des sacrifices faits à la sûreté publique.

Dans les pays où le pouvoir n'est exercé que dans l'intérêt de ceux qui le possèdent, ce principe de garantie n'est point admis; parce que, chez des peuples ainsi gouvernés, il n'existe pas, à proprement [II-286] parler, de société, ni par conséquent de garanties. Le gouvernement ne considère les atteintes portées aux propriétés qui se trouvent sur le théâtre de la guerre, que dans les rapports qu'elles ont avec ses intérêts. Il tient plus à ne pas déplaire à la population au milieu de laquelle il est placé, qu'à réparer les dommages qu'ont faits au loin des armées ennemies. Sa propre sécurité demande que les lieux dans lesquels il fait sa résidence, éprouvent, les derniers, et le plus tard possible, les calamités qu'il attire sur le pays, ou qu'il ne sait pas en écarter. Il trouve d'ailleurs qu'il y a moins de danger et de déshonneur à céder aux exigences d'un souverain étranger ou d'une armée ennemie, qu'à subir la loi que lui imposeraient les vœux et les intérêts de ses sujets. Il ne saurait admettre le principe de la garantie, sans admettre par cela même celui de la propriété, et sans reconnaître, par conséquent, que, sous son empire, chacun est maître de sa personne et de ses biens. Ce serait avouer qu'entre l'État et chacun de ses membres, il y a des obligations réciproques, et arriver ainsi au principe de la souveraineté nationale. Les gouvernemens absolus et ceux qui tendent à le devenir, ne doivent donc pas admettre que la société soit tenue de réparer les atteintes portées par une armée ennemie à des propriétés particulières.

Les peuples libres ne peuvent, au contraire, [II-287] se flatter de conserver leur indépendance et leur liberté, que par l'observation rigoureuse de ce principe. Il est impossible que les populations dont les propriétés sont les plus exposées au ravage de la guerre, fassent de grands efforts pour repousser l'ennemi, si ces efforts, utiles à la nation entière, ne doivent pas avoir pour elles d'autres résultats que la ruine et la misère. D'un autre côté, les populations dont les propriétés sont hors des atteintes de l'ennemi, et qui ne sont pas actuellement frappées par les calamités d'une invasion, ne peuvent pas mettre beaucoup d'énergie à défendre leur indépendance, si elles n'ont pas le sentiment actuel des maux que la guerre entraîne à sa suite. La défense ne peut être énergique et générale que lorsque chacun des coups portés à une partie du corps social, est immédiatement senti par le corps tout entier, et lorsque chacune des parties frappées est à l'instant secourue par celles qui ne le sont pas. Les lois qui garantissent les propriétés contre les atteintes dont elles peuvent être l'objet de la part d'une armée ennemie, et qui font un devoir au gouvernement de répartir, entre tous les membres de l'État, les dommages causés à quelques-unes, sont donc une condition aussi essentielle à la conservation de l'indépendance nationale qu'à la bonne administration de la justice.

Les dispositions de ces lois, qui déterminent les [II-288] bases sur lesquelles les indemnités doivent être établies, ont principalement pour objet de prévenir l'arbitraire dans les évaluations. Ces bases varient comme la nature des propriétés; mais, en général, elles sont prises dans les lois faites pour déterminer la quotité de l'impôt que chacun doit payer en raison de son revenu. S'il s'agit d'indemniser des fermiers pour leurs frais d'exploitation et de semence, l'indemnité ne peut excéder l'évaluation du revenu net de l'héritage affermé, tel qu'il est porté sur les matrices du rôle. La valeur des maisons des villes, des fabriques, manufactures et moulins, doit être déterminée, ainsi qu'on l'a vu, d'après les bases établies par la loi du 23 novembre 1790, relative à la contribution foncière [94]. Les meubles meublans ne peuvent être évalués à une somme qui excède le double du revenu net, sans qu'elle puisse jamais s'élever au-dessus de deux mille francs. Quant aux autres objets, la valeur en est fixée suivant les règles tracées par le décret du 14 août 1793.

Les autorités appelées par ce dernier décret et par celui du 6 frimaire an II (26 novembre 1793), [II-289] à concourir à la fixation provisoire des indemnités dues aux personnes dont les propriétés seraient pillées ou dévastées, étaient les commissaires du gouvernement, les commissaires nommés par les administrations de district, et les conseils des communes; c'est à la puissance législative qu'appartenait et qu'appartient encore la fixation définitive. Les administrations de district ayant été supprimées, doivent être remplacées, pour la nomination des commissaires, par les conseils d'arrondissement. Elles ne doivent pas l'être par les sous-préfets, puisque le gouvernement aurait une double nomination de commissaires.

 


 

[II-290]

CHAPITRE XLII.
De la garantie des propriétés de tous les genres, contre les atteintes du gouvernement et de ses agens.

Les propriétés nationales peuvent recevoir des atteintes de la part de deux classes de : personnes de l'intérieur de la part des hommes auxquels la garde ou l'admistration en sont confiées, et de la part de simples particuliers. Il faut donc, pour qu'elles soient garanties, qu'il existe dans l'État une puissance qui prévienne ou réprime les atteintes qui peuvent être commises par les uns et par les autres, et qui ne soit pas disposée à devenir leur complice. Or, cette puissance ne peut pas être distincte de celle des propriétaires, c'est-à-dire de la nation elle-même, qui l'exerce par des délégués qu'elle choisit, ou qu'elle donne mission de choisir.

Une nation manque donc de garanties, relativement à ses propriétés, toutes les fois qu'elle est sans influence sur la nomination des fonctionnaires qui en ont la garde ou l'administration, et qu'elle ne peut ni déterminer l'emploi des choses qui lui [II-291] appartiennent, ni s'en faire rendre compte. Les peuples qui sont soumis à des gouvernemens absolus, tels que la plupart de ceux de l'Europe, sont complétement privés de garanties, relativement à leurs propriétés nationales, et aux atteintes que peuvent y porter les hommes qui les administrent. Quelle est, par exemple, en Russie, en Autriche, en Italie, en Espagne, la puissance qui peut empêcher les gouvernans de détourner à leur profit particulier les propriétés nationales, ou les contraindre, soit à en prendre soin, soit à les appliquer aux besoins des vrais propriétaires, c'est-à-dire des nations?

Sous les gouvernemens aristocratiques, les classes de la population qui sont exclues de toute participation aux affaires publiques, sont privées de garanties relativement aux propriétés nationales. Il n'existe, en effet, aucun pouvoir qui empêche les membres de l'aristocratie d'appliquer aux besoins de leurs familles les biens qui ne devraient être employés qu'au profit de tous les membres de l'État. Aussi, dans tous les pays soumis à ce mode de gouvernement, observe-t-on qu'une bonne part des revenus nationaux est employée à faire vivre et souvent même à enrichir les possesseurs du pouvoir.

Pour les communes, de même que pour les nations, il n'y a de garantie pour leurs propriétés qu'autant qu'elles ont la faculté d'en jouir et d'en [II-292] disposer, et qu'il existe dans l'État une puissance qui prévient ou réprime les atteintes dont elles sont ou peuvent être l'objet. Si, par violence ou par fraude, on privait un particulier de la faculté de jouir et de disposer de ses biens, on porterait évidemment atteinte à ses propriétés ; et si cette privation devait être perpétuelle, l'atteinte aurait tous les caractères d'une véritable spoliation. Par la même raison, si un pouvoir quelconque s'emparait de l'administration et de la disposition des biens des communes, elles se trouveraient par ce seul fait dépouillées de leurs propriétés.

Au commencement de ce siècle, une spoliation semblable fut exécutée contre toutes les communes de France, lorsqu'un général dispersa, par la force armée la représentation nationale, et s'empara de l'autorité publique. Le simulacre de constitution qui fut publié pour donner à l'usurpation des droits des citoyens une apparence de légalité, ne disait pas un mot des propriétés des communes; mais il attribuait au chef du gouvernement ou à ses délégués la nomination de tous les officiers auxquels l'administration en était confiée, et qui pouvaient en demander compte.

Dès ce moment, il n'exista plus d'association communale proprement dite: les délégués des communes furent destitués; des hommes élus par le nouveau gouvernement se mirent à leur place; ils [II-293] s'emparèrent de l'administration des biens communaux; ils en déterminèrent l'emploi selon leurs vues particulières, ou selon les ordres qui leur étaient transmis par leurs supérieurs; enfin, ils ne furent tenus de rendre compte de leur gestion qu'au pouvoir qui les avait élus ou à ses agens.

Si jamais un attentat semblable était exécuté contre les citoyens; si un général, après avoir détruit la représentation nationale et renversé le gouvernement, faisait passer dans les mains de ses délégués toutes les propriétés privées; s'il ne les rendait comptables qu'envers lui-même, quel est l'homme qui ne verrait pas dans une telle mesure une spoliation générale? La circonstance, que le possesseur du pouvoir aurait chargé ses délégués de consacrer les revenus des biens ravis à satisfaire quelques-uns des besoins des personnes qu'il aurait dépouillées, ne changerait pas la nature du fait. Il suffirait, pour que la spoliation fût complète, que les propriétaires fussent privés de la faculté de jouir et de disposer de leurs biens, et qu'ils fussent mis dans l'impuissance de jamais en demander compte. Or, il est évident que l'acte qui serait une spoliation pour une personne, en est une pour une agrégation de personnes : il n'y a de différence que dans le nombre des citoyens dépouillés, et dans l'importance de la spoliation.

Les propriétés des communes ne sont donc [II-294] véritablement garanties que lorsqu'elles sont hors des atteintes particulières des fonctionnaires auxquels l'administration en est confiée, et du gouvernement ou de ses agens; lorsque les propriétaires, c'est-à-dire les membres de la commune, les font administrer par des hommes qu'ils ont choisis, et auxquels ils peuvent demander compte de leur gestion.

Il ne faudrait pas cependant assimiler à un particulier ces agrégations de personnes auxquelles on donne le nom de communes ou de nations. Un individu, depuis sa naissance jusqu'à sa mort, passe par divers états, et est soumis à des règles différentes, selon qu'il est plus ou moins capable. Au moment où il vient de naître, et même plusieurs années après, il peut avoir des propriétés, et cependant sa volonté n'exerce sur elle aucune influence. Lorsqu'il est complétement développé, il jouit et dispose de ses biens, sans être soumis à aucune sorte de contrôle; sa volonté a la puissance d'une loi. Si ses facultés intellectuelles disparaissent ou s'affaiblissent considérablement, il perd la faculté de disposer de ses propriétés, ou est soumis à diverses restrictions.

Ces périodes de faiblesse et de force, d'incapacité et d'intelligence, ne se font pas remarquer, du moins de la même manière, chez ces corps que nous appelons des nations ou des communes; mais aussi [II-295] l'on y trouve, à toutes les époques, un grand nombre de personnes qui ne peuvent prendre aucune part directe ou indirecte à l'administration des biens communs, et qui cependant ont à ces biens les mêmes droits que les hommes les plus capables. Les enfans, les femmes, les interdits, et ceux que leur incapacité supposée prive de l'exercice de tout droit politique, ont droit de jouir, comme tous les autres membres de l'État, de tous les avantages que peuvent procurer les propriétés de la commune et celles de la nation. Aucun d'eux cependant ne peut concourir à l'élection des hommes chargés de les administrer, ou d'en faire rendre compte.

Une commune, et moins encore une nation, ne peut administrer ses biens par elle-même; elle ne peut pas, non plus, examiner par elle-même la manière dont ils ont été administrés. Il faut qu'elle en confie la gestion à certains de ses membres, et qu'elle délégue à d'autres le pouvoir de vérifier les comptes de ses administrateurs. Mais, quand une commune ou une nation délègue une partie de ses pouvoirs, les élections ne se font pas à l'unanimité; ce n'est pas, non plus, à l'unanimité que les résolutions se forment dans les corps délibérans. Il y a donc toujours, soit dans une commune, soit dans une nation, un grand nombre de personnes qui n'ont pas été appelées à prendre part aux élections, ou qui ont refusé leurs suffrages aux hommes chargés des [II-296] affaires publiques. Il y a aussi, dans tout corps délibérant, des membres qui désapprouvent les résolutions qui y sont prises. Les hommes qui forment la minorité et ceux qui ne sont pas appelés à donner leur suffrage, soit dans les élections, soit dans les assemblées délibérantes, n'ont pas moins de droit cependant que ceux qui composent la majorité, aux propriétés communales ou nationales.

La nécessité, soit de refuser l'exercice des droits politiques à un grand nombre de personnes incapables de les exercer, soit de s'en rapporter, dans une infinité de circonstances, aux décisions de la majorité, ont fait mettre certaines restrictions, donner certaines limites à l'autorité des hommes chargés d'administrer les biens d'une commune ou d'une nation. On a senti qu'il était nécessaire de prévenir les abus que les majorités peuvent faire de leur pouvoir, et surtout de protéger les intérêts des personnes que leur âge, leur sexe ou d'autres causes, privent de toute influence dans l'administration des choses publiques. Les restrictions données aux divers pouvoirs de l'État, quand elles ont pour but et pour résultat la conservation des droits ou des intérêts des personnes qui ne peuvent pas se défendre, soit par elles-mêmes, soit par leurs délégués, ne sont pas des atteintes à la propriété; elles sont, au contraire, de véritables garanties. Elles sont, pour un grand nombre des membres des [II-297] communes ou de l'État, ce que sont les lois relatives à la tutelle pour les enfans qui n'ont point atteint leur majorité.

Les propriétés individuelles ou de famille sont exposées aux mêmes dangers que les propriétés de l'État et des communes ; elles peuvent recevoir des atteintes de la part des peuples voisins, de la part des membres du gouvernement ou de ses agens, et de la part des simples particuliers. Elles ne sont donc complétement garanties que lorsqu'il existe, au sein de la nation, des pouvoirs qui préviennent ou répriment les atteintes dont elles sont ou peuvent être l'objet, quels qu'en soient les auteurs.

La puissance qui met les propriétés nationales à l'abri des attaques de l'étranger, garantit par cela même les propriétés privées des atteintes qui pourraient venir de l'extérieur. Il peut arriver cependant qu'une propriété individuelle reçoive une atteinte, non d'une nation voisine, mais d'un homme qui fait partie de cette nation. Il peut arriver aussi qu'un étranger que les lois nationales ne peuvent atteindre, soit détenteur des biens d'un citoyen. Lorsque de tels événemens arrivent, et que la personne lésée dans ses intérêts, ne peut pas obtenir justice des juges de la personne dont elle se plaint, elle est protégée par les agens diplomatiques. L'ins¬ titution de ces agens est donc une véritable garantie, même pour les simples particuliers; mais [II-298] cette garantie n'est efficace qu'autant qu'elle peut, au besoin, être appuyée par une force qui sait se faire respecter.

Lorsque nous parlons des atteintes qu'un gouvernement peut porter aux propriétés privées, il faut entendre ces mots dans le sens le plus large. Ce mot gouvernement ne désigne pas seulement ici les ministres auxquels l'exécution des lois est confiée; il embrasse les principaux pouvoirs de l'État et leurs agens. Les propriétés peuvent recevoir des atteintes de la puissance qui fait les lois, comme de la force armée qui en assure l'exécution; des magistrats chargés de l'administration de la justice, comme des officiers dont la mission est de faire exécuter les jugemens. Les propriétés ne sont pas garanties, lorsque les législateurs chargés de voter les impôts se les partagent, sous le nom de fonctionnaires, de concert avec les ministres; et surtout lorsque la part de chacun est en raison de sa complaisance pour les agens comptables de la fortune publique.

On ne doit pas non plus perdre de vue que par le mot propriété nous n'entendons pas seulement les propriétés territoriales, ainsi que cela se pratique trop souvent; nous entendons les propriétés de tous les genres, tous les moyens d'existence qu'un individu s'est créés sans blesser les lois de la morale, et sans attenter à la liberté d'autrui, ou qui lui ont été [II-299] régulièrement transmis par ceux qui les avaient formés.

Un gouvernement peut porter atteinte aux propriétés des citoyens, en s'en emparant par une simple voie de fait; en imputant aux propriétaires certains délits, afin de s'approprier leurs biens par confiscation; en s'attribuant le monopole d'une industrie qui fournit des moyens d'existence à une ou à plusieurs familles; en faisant banqueroute à ses créanciers, ou, ce qui est la même chose, en se libérant de ses dettes au moyen d'une monnaie dépréciée; en s'attribuant, pour son avantage particulier, une part plus ou moins grande des revenus des citoyens; enfin, en empruntant des sommes considérables qu'il emploie dans son intérêt particulier, et dont il déclare le peuple débiteur

Les atteintes que les gouvernemens portent aux propriétés privées sont plus ou moins brutales, plus ou moins déguisées, selon que les nations qu'ils régissent sont plus ou moins éclairées. Les gouvernemens des peuples civilisés ont renoncé aux spoliations les plus violentes; ils trouvent qu'il est plus lucratif et moins dangereux de s'approprier une part des revenus de chacun, que de dépouiller un petit nombre de riches familles de tous leurs biens. Il n'y a plus que des gouvernemens qui sont tout-à-fait barbares et qui n'entendent rien aux raffinemens de la civilisation, qui cherchent [II-300] à s'enrichir par des confiscations. Si les autres n'ont pas toujours plus de probité, ils ont du moins plus d'habileté; selon le précepte du plus sage des rois, ils oppriment leurs peuples avec prudence.

Il n'est, pour une nation, qu'un moyen véritablement efficace de mettre les propriétés privées comme les propriétés publiques hors des atteintes des hommes chargés du gouvernement; c'est de s'organiser de telle manière que les malhonnêtes gens ne puissent jamais s'emparer de la direction de ses affaires, ou que du moins ils ne puissent pas la conserver, si, par ruse ou par hypocrisie, ils parviennent à s'en saisir. Un peuple qui ne pourrait pas ou qui ne saurait pas empêcher des hommes disposés à s'enrichir à ses dépens, de parvenir aux plus hauts emplois, chercherait en vain des garanties contre leur improbité; il ne saurait en trouver. L'organisation de tous les propriétaires, pour leur défense commune est, ainsi que je l'ai déjà dit, le fondement de toute véritable garantie.

Mais il ne suffit pas, pour que les propriétés soient hors des atteintes des personnes investies de l'autorité publique, que les propriétaires soient organisés et qu'ils se gouvernent par des hommes qu'ils ont choisis; il faut, de plus, que nul impôt ne puisse être exigé ni perçu, à moins que la nécessité n'en ait été constatée, et qu'il n'ait été [II-301] consenti par les délégués de ceux qui doivent le payer; il faut, en troisième lieu, que les hommes qui votent les impôts, ne soient pas autorités à se les partager; il faut enfin il faut enfin que les fonctionnaires auxquels l'exécution des lois est confiée, et qui sont dépositaires d'une part des propriétés nationales, soient responsables, envers le public, de l'usage qu'ils ont fait de leurs pouvoirs, et que, par conséquent ils puissent être poursuivis au nom de la nation à laquelle ils ont à rendre compte.

Enfin, la troisième condition nécessaire à l'existence de la garantie, est que toute personne qui se croit lésée dans ses biens par des dépositaires du pouvoir, quel que soit leur rang, puisse les traduire devant un tribunal intègre, éclairé, indépendant. Un tribunal dont tous les membres auraient été choisis par une des parties intéressées, et qui attendraient d'elle leur avancement et leur fortune, ne serait pas toujours, pour l'autre partie, une garantie bien sûre [95].

En Angleterre, où les juges sont nommés par le Roi, de même qu'en France, on croirait qu'il [II-302] n'existe aucune garantie, soit pour les personnes, soit pour les propriétés, si ces délégués de la couronne étaient appelés à prononcer sur les questions qui s'élèvent entre les particuliers et le gouvernement; cependant, ces juges sont réellement inamovibles; pour eux, il n'y a pas d'avancement possible. En France, nous pensons ou du moins nous agissons différemment; c'est aux hommes que le monarque a choisis et qui attendent de lui leur avancement et leur fortune, qu'est dévolu le jugement de tous les procès qui peuvent exister entre lui et les citoyens. Cette manière de procéder est, sans doute, une garantie pour le prince; mais elle n'en est pas une pour les personnes auxquelles il fait intenter des procès par ses délégués.

 


 

[II-303]

CHAPITRE XLIII.
De la garantie des propriétés de tous les genres, contre les atteintes des particuliers.

LES atteintes portées aux propriétés privées, communales ou publiques, par des particuliers, sont celles que les gouvernemens répriment le plus volontiers, parce qu'elles leur sont rarement profitables, et que presque toujours elles leur sont funestes. Les garanties données aux propriétés de tous les genres, contre les atteintes des personnes qui n'exercent aucune fonction publique, sont donc les moins imparfaites. Quand elles sont faibles ou inefficaces, il faut en accuser non les intentions des hommes qui gouvernent, mais leur incapacité.

On doit remarquer ici que toutes les fois qu'il s'agit de prévenir ou de réprimer les atteintes portées à la propriété par de simples particuliers, il n'est plus nécessaire de distinguer les propriétés nationales ou communales, des propriétés privées; la puissance, qui est une garantie pour celles-ci, [II-304] peut être une garantie pour celles-là. Aussi, dans la pratique, l'homme accusé d'avoir attenté aux propriétés d'une commune ou à celles de l'État, est-il traduit devant les mêmes juges, et soumis aux mêmes peines que s'il avait porté atteinte à des propriétés privées. Nous n'avons donc pas besoin de nous occuper désormais des distinctions faites dans les deux derniers chapitres.

Les propriétés peuvent être attaquées clandestinement et par des moyens frauduleux, ou à force ouverte, par des hommes qui se sont coalisés pour le pillage ou la spoliation. Elles peuvent aussi recevoir des atteintes de la part des personnes qui ne veulent pas affronter les lois pénales, et qui ne cherchent à s'approprier le bien d'autrui, qu'au moyen des imperfections inséparables de toutes les institutions humaines. Les premières de ces atteintes sont du ressort de la justice criminelle; les secondes sont du ressort de la justice civile.

La garantie la plus sûre contre les atteintes qui peuvent être portées à la propriété, à force ouverte et par des attroupemens, est l'organisation armée de tous les propriétaires. Lorsque tous les hommes qui n'existent qu'au moyen de leurs propriétés ou de leur industrie, sont armés et organisés, et qu'ils sont commandés par des officiers de leur choix, les propriétés ne peuvent courir un véritable danger, à moins que les propriétaires ne se divisent. [II-305] La force destinée à les garantir se trouve toujours là où le besoin s'en fait sentir; on ne peut ni la séduire, ni la surprendre, ni la détourner de sa véritable destination. Les attentats commis ouvertement et au grand jour contre les propriétés, chez des nations où chacun possède quelque chose, ont, au reste, si peu de chances de succès, qu'ils sont devenus presque impossibles. Dans un moment de disette, une population affamée peut tenter de s'emparer ouvertement des subsistances qui sont à sa portée; mais ces atteintes sont toujours très-circonscrites, quant aux choses qui en sont l'objet, et aux circonstances ou aux lieux dans lesquels elles sont faites.

Les garanties contre les atteintes cachées sont de deux espèces: les unes préviennent le mal ou l'arrêtent avant qu'il soit entièrement consommé; les autres le répriment par le châtiment des coupables, ce qui est aussi une manière de le prévenir. On établit les premières en instituant des officiers qui veillent à la garde des propriétés, et qui arrêtent les malfaiteurs à l'instant même où leurs mauvais desseins se manifestent. En France, les gardes qui surveillent les propriétés rurales, les gendarmes qui parcourent les grandes routes, les factionnaires qu'on place sur certains points dans les grandes villes, sont des garanties de la première espèce.

[II-306]

En Angleterre , des officiers de police à cheval parcourent les grandes routes , surtout pendant la nuit. Comme ils n'ont pas la mission d'arrêter les voyageurs inoffensifs , et de fouiller dans leurs papiers, ils ne sont revêtus d'aucun costume particulier. Ils sont plus craints que nos gendarmes , parce que les malfaiteurs ne peuvent pas les reconnaître de loin, et qu'ils peuvent tomber dans leurs mains en croyant attaquer des voyageurs.

Dans toutes les villes, il existe une autre sorte de gardes qu'on nomme des watchmen , et qui se répandent dans les rues du moment que la nuit est venue. Chacun d'eux est muni d'une lanterne , d'une crécelle et d'un bâton , et porte sur le dos , écrit en gros caractères, le numéro sous le quel il est inscrit à la police. Ils parcourent les rues de distance en distance ; ils observent les personnes qui leur paraissent suspectes , et s'assurent si les portes des maisons ou des boutiques sont bien fermées. Si un d'eux trouve une porte qu'on ait oublié de fermer ou qu'on ait mal fermée , il avertit le propriétaire; et si celui-ci est absent, il garde la boutique ou la maison jusqu'à ce que quelqu'un soit arrivé pour en prendre soin. S'il est témoin de quelque délit, et qu'il ne soit pas assez fort ou assez agile pour se saisir du coupable , il fait jouer sa crécelle, et de toutes les rues voisines il lui arrive des secours. Le malfaiteur, qui cherche à fuir, se [II-307] trouve investi de tous les côtés par les gardes accourus au bruit de la crécelle, et si ceux qu'il rencontre n'étaient pas assez forts, ils en appelleraient d'autres par le même moyen. Les watchmen n'ont pas pour mission seulement de mettre les propriétés et les personnes à l'abri des atteintes des malfaiteurs ; ils sont chargés aussi de faire con naître les incendies qui se déclarent à l'instant même où ils en aperçoivent des indices. Enfin, ils sont obligés d'annoncer dans les rues qu'ils parcourent, toutes les heures et toutes les demi-heures de la nuit, et de faire ainsi l'office d'horloges ambulantes. Ils sont donc obligés d'être toujours à leur poste.

Mais quelles que soient les précautions qu'on prenne pour empêcher les atteintes à la propriété, on ne saurait les prévenir toutes. Dans les pays les mieux policés , il y a des hommes qui échappent à toute surveillance, et qui parviennent à exécuter leurs desseins. Il faut donc, pour que les propriétés soient garanties , des officiers chargés d'arrêter les malfaiteurs et de les livrer à la justice ; il faut une procédure pour les convaincre , des lois en vertu desquelles on puisse les punir , des magistrats pour leur faire l'application des peines qu'ils ont encourues, et des hommes chargés de mettre les jugemens à exécution. Il faut, de plus , une justice civile bien organisée; [II-308] car il y a toujours des moyens de s'emparer de la propriété d'autrui ou de la retenir, sans s'exposer à une poursuite criminelle. La garantie des propriétés exige donc une procédure civile qui, dans toute discussion, soit propre à mettre la vérité au jour. Elle exige, en outre, des jurés ou des juges pour prononcer entre les parties, et des officiers pour exécuter leurs jugemens.

Si je voulais faire connaître en détail chacune des conditions nécessaires pour mettre les propriétés hors de toute atteinte, il faudrait ne rien laisser à dire sur aucune des branches du gouvernement; il faudrait traiter de la puissance législative, du pouvoir exécutif, de la force armée, des administrations municipales, du pouvoir judiciaire, de la procédure en matière civile et en matière criminelle, des lois pénales, des impôts, en un mot, de toute l'organisation sociale, et de chacun des moyens à l'aide desquels elle subsiste. Il serait impossible de se livrer à un tel examen, sans perdre de vue le sujet de cet ouvrage, et sans excéder les bornes que je me suis prescrites; on ne doit pas oublier d'ailleurs que les mêmes forces qui garantissent à chacun la jouissance et la disposition de ses biens, lui garantissent le libre exercice de ses autres droits. Ce n'est donc qu'après avoir fait connaître ces droits, qu'il convient de traiter en détail des institutions par lesquelles l'exercice en [II-309] est garanti à chacun des membres de la société.

Il me suffit d'avoir fait remarquer ici que les propriétés sont exposées à recevoir des atteintes de la part de toutes sortes de personnes, et qu'elles ne sont complétement garanties que lorsqu'il n'est aucune espèce d'atteintes qui reste sans répression; que les atteintes aux propriétés, soit qu'elles viennent de l'extérieur ou de l'intérieur, soit qu'elles partent du gouvernement qui devrait les protéger, ou qu'elles aient lieu de la part de simples particuliers, sont toujours le résultat d'une force; qu'on ne peut arrêter ou vaincre une force, que par une force supérieure, et que les peuples qui prennent des déclarations, des promesses ou même des sermens pour des garanties, tombent dans une grave et dangereuse erreur; ce qu'il importait surtout de faire observer, c'est que les propriétaires seuls, en prenant ce mot dans le sens le plus large, peuvent garantir les propriétés des diverses atteintes auxquelles elles sont exposées, et qu'ils ne peuvent les garantir qu'autant qu'ils sont organisés et armés pour les défendre.

La puissance qui garantit les propriétés ne dispense pas chaque propriétaire de la surveillance de ses biens; dans la société, chacun est le premier garant des choses qui lui appartiennent. S'il arrive que, par fraude ou par violence, un particulier soit dépouillé de sa propriété, l'autorité [II-310] publique interviendra pour la lui faire rendre ou pour punir le spoliateur; mais elle ne réparera pas le dommage causé. Une nation qui s'engagerait à réparer toutes les atteintes portées aux propriétés, s'exposerait par cela même à donner à la négligence de tels encouragemens, qu'elle aurait à craindre de se trouver dans l'impossibilité de remplir les engagemens qu'elle aurait pris.

S'il arrivait cependant que les propriétés d'une personne fussent pillées ou dévastées, parce que les autorités chargées de les protéger n'auraient pas rempli leurs devoirs, ne serait-il pas juste de condamner ces mêmes autorités à indemniser le propriétaire? A une époque où toutes les communes de France nommaient les magistrats chargés de maintenir l'ordre public dans leur sein, et où elles étaient organisées pour leur défense, il fut rendu une loi qui les rendait responsables des attentats commis sur leur territoire, soit envers les personnes, soit contre les propriétés. Cette loi, qui est encore en vigueur, était fort juste quand les communes se gouvernaient elles-mêmes, et qu'elles avaient le moyen de défendre l'ordre public; mais elle cessa de l'être quand le pouvoir les eût dépouillées de la faculté de nommer leurs magistrats et leurs officiers. Aujourd'hui qu'elles sont rentrées, au moins en partie, dans l'exercice de leurs droits, la seule objection qu'elles pourraient [II-311] faire contre la loi qui les déclare responsables des attentats commis à force ouverte sur leur territoire contre les propriétés, consisterait à dire que le gouvernement a trop de part dans le choix de leurs magistrats. Ce serait une raison pour ne pas restreindre leur liberté; mais il serait fâcheux qu'elle les fit affranchir de la responsabilité qui pèse sur elles.

Suivant les dispositions de cette loi, qui est du 10 vendémiaire an 4 (2 octobre 1795), tous citoyens habitant la même commune sont garans civilement des attentats commis sur le territoire de la commune, soit envers les personnes, soit contre les propriétés.

Chaque commune est responsable des délits commis à force ouverte ou par violence sur son territoire, par des attroupemens ou rassemblemens armés ou non armés, soit contre les personnes, soit contre les propriétés nationales ou privées, ainsi que des dommages intérêts auxquels ils donneront lieu.

Dans le cas où les habitans ont pris part aux délits commis sur son territoire par des attroupemens ou rassemblemens, cette commune est tenue de payer à l'État une amende égale au montant de la réparation principale.

Si les attroupemens ou rassemblemens ont été formés d'habitans de plusieurs communes, toutes sont responsables des délits qu'ils ont commis, et [II-312] contribuables tant à la réparation et dommagesintérêts qu'au paiement de l'amende.

Les habitans de la commune ou des communes contribuables qui prétendent n'avoir pris aucune part aux délits, et contre lesquels il ne s'éleve aucune preuve de complicité ou participation aux attroupemens, peuvent exercer leur recours contre les auteurs et complices des délits.

Dans les cas où les rassemblemens ont été formés d'individus étrangers à la commune, sur le territoire de laquelle les délits ont été commis, et où la commune a pris toutes les mesures qui étaient en son pouvoir, à l'effet de les prévenir et d'en faire connaître les auteurs, elle demeure déchargée de toute responsabilité.

Lorsque, par suite de rassemblemens ou attroupemens, un individu, domicilié ou non sur une commune, y a été pillé, maltraité ou homicidé, tous les habitans sont tenus de lui payer, ou, en cas de mort, à sa veuve et à ses enfans, des dommages-intérêts.

Lorsque, par suite de rassemblemens ou attroupemens, un citoyen a été contraint de payer, lorsqu'il a été volé ou pillé sur le territoire d'une commune, tous les habitans de la commune sont tenus de la restitution, en même nature, des objets pillés et choses enlevées par force, ou d'en [II-313] payer le prix, sur le pied du double de leur valeur, au cours du jour où le pillage a été commis.

En Angleterre, il existe une loi analogue à celle de France, pour la garantie des propriétés : les habitans des villes, bourgs ou villages sont responsables des attentats commis contre la propriété, sur leur territoire, par des attroupemens ou rassemblemens [96].

Une nation, de même qu'une commune, devrait être responsable des atteintes portées à des propriétés privées ou communales, toutes les fois que ces atteintes n'ont eu lieu que par la raison que les officiers de l'État n'ont pas fait leur devoir. On ne voit pas, en effet, pourquoi un peuple ne répondrait pas des fautes ou des délits de ses agens, comme une [II-314] commune répond de la négligence, de l'incapacité ou des délits des siens.

Les nations n'obtiennent pas gratuitement la garantie de leurs propriétés; elles sont obligées de la payer de leurs trésors, de leurs services et quelquefois même de leur sang. Un peuple qui voudrait tout faire faire pour de l'argent, et qui ne voudrait prendre part, ni à la garde de son territoire, ni à la confection de ses lois, ni à l'administration de la justice, ni au maintien de l'ordre intérieur, serait bientôt le peuple le plus esclave. Il n'y a de véritables garanties que pour les nations qui possèdent assez d'énergie, d'activité et de lumières, pour se garder, se donner des lois, s'administrer, se juger, en un mot, pour se gouverner elles-mêmes. Or, il faut pour cela le sacrifice de beaucoup de temps et même de beaucoup d'argent.

On se tromperait cependant si l'on s'imaginait que la liberté coûte plus aux nations que le despotisme; elle est, au contraire, infiniment moins dispendieuse. Si l'on a vu des nations qui semblaient libres, plus chargées d'impôts que des peuples privés de toute liberté politique, c'est que leurs princes avaient été assez riches pour corrompre les hommes chargés de la défense des intérêts nationaux. Avec les contributions perçues sur les citoyens, ils soudoyaient des majorités législatives; et avec ces majorités ils établissaient des impôts pour [II-315] acheter leurs suffrages. Montesquieu, qui n'avait pas observé ce jeu, a répandu l'erreur, que la servitude est moins dispendieuse que la liberté; et cette erreur a été défendue, comme une maxime incontestable, par tous les hommes qui, ne pouvant plus mener les nations par la force, ont voulu les gouverner par la corruption. Les Anglais, qu'on a cités pour exemple, supportaient les charges de deux régimes: celles qu'exige la liberté, et celles que faisait peser sur eux la domination de leur aristocratie.

Il ne suffit pas d'ailleurs, pour savoir ce que coûte un gouvernement, de calculer les sommes qu'on paie aux receveurs de contributions, ou les sacrifices de temps auxquels les citoyens sont obligés; il faut faire entrer en ligne de compte les pertes dont il est la cause, ou les bénéfices qu'il empêche de faire. En calculant les sacrifices de tous les genres, qui sont inséparables des diverses formes de gouvernement, on peut aisément se convaincre que le régime sous lequel les propriétés sont le mieux garanties, est celui qui coûte le moins, et qui donne en même temps le plus de sécurité.

 


 

[II-316]

CHAPITRE XLIV.
De la garantie donnée aux possesseurs des biens acquis par usurpation, et des causes de cette garantie.

EN exposant comment se forment les propriétés privées, et comment des familles et des nations peuvent, sans dépouiller personne de ses biens, arriver au plus haut degré de prospérité, je n'ai pas dit ou voulu faire entendre que le hommes ne se sont jamais enrichis que par les moyens que j'ai décrits. Une pareille affirmation, si je l'avais faite, aurait été démentie par l'histoire de toutes les nations du globe, et surtout par les faits que j'ai rapportés dans un autre ouvrage. Il est, en effet, chez tous les peuples, un nombre plus ou moins grand de familles qui ne doivent les richesses qu'elles possèdent qu'à des actes de violence ou de fraude. Ces familles considèrent leurs biens comme des propriétés très-légitimes, et reçoivent de l'autorité la même protection que les personnes qui ne se sont enrichies que par leur industrie. Quelquefois même, la protection qu'elles obtiennent est plus prompte et plus efficace que celle [II-317] dont jouissent les autres membres de la société, surtout sous les gouvernemens qui sont fondés sur le principe de la conquête.

On peut ranger dans quatre grandes classes les acquisitions faites par la violence et la fraude: dans la première, on peut mettre celles qui s'exécutent à la suite de la conquête, quand, par exemple, une armée étrangère s'établit sur une nation industrieuse, et s'empare de ses moyens d'existence; on peut mettre dans la seconde celles qui s'exécutent à la suite des dissentions religieuses ou politiques, quand la faction la plus forte proscrit la plus faible, et confisque ses propriétés; on peut mettre dans la troisième celles qui s'opèrent par des priviléges ou des monopoles, quand, pour enrichir certaines familles, on leur attribue la faculté d'exploiter certaines branches d'industrie ou de commerce, et qu'on l'interdit à la masse de la population; enfin, on peut mettre dans la quatrième les usurpations qui se commettent individuellement, par suite des vices de la législation, soit au préjudice du public, soit au préjudice de quelques particuliers.

Il n'est aucune nation en Europe qui, à une époque plus ou moins reculée, n'ait vu commettre sur son territoire toutes sortes de spoliations. Avant l'invasion des Romains, la population était partout divisée en maîtres et en esclaves : ce qui [II-318] nous prouve que déjà des peuples industrieux avaient été dépouillés par des peuples guerriers. Il est probable que partout où les armées romaines s'établirent, elles se mirent à la place des anciens conquérans, et dépouillèrent principalement les descendans des usurpateurs. Il est également probable que les peuples germaniques, qui, dans le quatrième et le cinquième siècle, renversèrent l'empire romain, se substituèrent particulièrement aux familles des conquérans qui les avaient précédés. Dans la Grande-Bretagne, par exemple, les Romains, qui avaient dépossédé les Celtes, furent ensuite dépossédés par les Saxons, lesquels le furent, quelques siècles plus tard, par les Normands. Dans tous les temps, les richesses ont subi les mêmes révolutions que le pouvoir: les hommes qui dépouillaient certaines classes de la société de leur puissance, les dépouillaient en même temps de leurs propriétés.

Les spoliations commises par des confiscations, à la suite des dissentions politiques ou religieuses, ont produit un déplacement de richesses moins considérable que ceux dont étaient jadis suivies les invasions à main armée; mais elles ont été cependant la source d'un nombre considérable de fortunes particulières. Les peuples chrétiens, avant de se diviser en sectes, et de se dépouiller les unes les autres de leurs richesses, avaient proscrit les [II-319] juifs par milliers, afin de s'emparer de leurs biens. Plus tard, ce furent les biens des chrétiens dissidens qui formèrent la fortune des familles qui jouissaient d'un grand crédit. Dans d'autres occasions, les querelles entre des hommes qui se disputaient la possession du pouvoir, ont fait passer les richesses des vaincus entre les mains des vainqueurs.

Les monopoles ou les priviléges ont été, chez toutes les nations industrieuses, la source d'un grand nombre de fortunes privées. Ces moyens de s'enrichir aux dépens du public, ont été même plus souvent employés chez les peuples qui, par leurs dispositions naturelles ou par leur situation, étaient appelées à faire un grand commerce, que chez les autres. L'Angleterre et la France ont été plus opprimées par des monopoles de tous les genres que les autres nations européennes.

Quant aux fortunes acquises par des abus particuliers de pouvoir ou par les vices des lois, elles sont moins nombreuses que celles auxquelles des invasions armées ont autrefois donné naissance; mais il en existe toujours un assez grand nombre chez toutes les nations qui, pendant long-temps, ont été soumises à de mauvais gouvernemens; et comme tous les peuples connus ont passé par un tel état, il n'en est aucun où l'on ne trouve des fortunes dont la source ne soit vicieuse.

[II-320]

Lorsqu'une nation envahit un territoire occupé par une autre, et qu'elle s'empare de ses moyens d'existence, la population placée sur le même sol reste pendant long-temps divisée en deux castes: celle des vainqueurs et celle des vaincus. Si la première demeure séparée de la seconde, non-seulement par une différence d'origine, mais par des différences de religion et de lois, et par les mesures qu'elle prend pour empêcher que les descendans des vaincus ne deviennent propriétaires, la guerre continue entre les deux races. Les descendans des vainqueurs trouvent la garantie de leurs possessions dans leur organisation politique et militaire, et dans la division, la faiblesse et la misère des vaincus. Les grandes questions de propriété qui s'élèvent dans un tel état, ne sont ordinairement résolus que par la force, et il n'y a que des révolutions qui puissent établir le règne de la justice et de la liberté.

Si les deux populations se mêlent, si les aliénations de propriétés immobilières sont autorisées, si la classe des vaincus obtient quelques garanties pour les produits de son industrie, le travail finit par donner aux hommes laborieux la prépondérance sur ceux qui vivent dans l'oisiveté. L'aversion du travail et le goût de la dissipation, qui se rencontrent toujours dans les castes habituées à vivre sur les produits des [II-321] travaux d'autrui, ne tardent pas à ruiner les familles qui s'y livrent, et qui ne peuvent pas réparer les brèches faites à leur fortune par le monopole du pouvoir. Il arrive alors que les valeurs anciennement usurpées sont graduellement consommées par ceux qui les avaient acquises, et qu'elles sont remplacées par les nouvelles valeurs auxquelles l'industrie donne naissance.

Autant les hommes sont portés, par leur tendance naturelle, à s'élever dans l'ordre social, autant ils éprouvent de répugnance à descendre ou à voir descendre leur postérité. Les mariages produisent généralement moins d'enfans dans les hauts rangs de la société, que dans les rangs inférieurs. On craint peu, dans ceux-ci, de voir déchoir sa race, tandis que dans ceux-là, cette crainte est un frein puissant. Il résulte de cette tendance que les familles qui, par préjugé de caste, méprisent le travail, et sont portées vers la dissipation, ne peuvent long-temps se perpétuer, si elles sont obligées de respecter les propriétés d'autrui. S'il était possible de suivre, pendant plusieurs siècles, la filiation des familles qui existent sur notre territoire, il est douteux qu'on y trouvât beaucoup de descendans, je ne dis pas des grandes familles romaines qui s'y étaient établies, mais des compagnons de Clovis. En supposant qu'on en trouvât quelques-unes, il est plus douteux encore [II-322] qu'on pût trouver parmi les biens qu'elles possèdent une part de ceux qui furent acquis à l'époque de la conquête.

On peut faire des observations semblables sur les biens acquis par suite des confiscations qui furent la suite des proscriptions religieuses du moyen âge et du seizième siècle; les familles qui furent alors dépouillées, et celles qui s'emparèrent de leurs dépouilles, sont pour la plupart éteintes. Si quelques-unes des dernières existent encore, elles ont probablement cessé de posséder des biens qui furent autrefois injustement acquis. Il ne serait guère possible d'ailleurs de suivre à travers les révolutions religieuses on politiques dont un vaste pays a été le théâtre, à plusieurs siècles de distance, toutes les mutations qui se sont opérées dans les propriétés, et de distinguer celles qui furent légitimes, de celles qui ne furent que des usurpations.

Lorsque les familles qui possédaient jadis une partie du territoire à titre de propriétaires, se sont éteintes, et que les mêmes terres ont donné naissance à de nouvelles familles, celles-ci les considèrent comme leurs propriétés. Les hommes, en effet, ne croient pas avoir seulement la propriété des divers objets qu'ils ont formés par leur industrie; ils se considèrent aussi comme propriétaires des choses auxquelles ils doivent eux-mêmes l'existence et sans lesquelles ils ne sauraient [II-323] se conserver. Le seul fait de posséder une chose est, chez tous les peuples, un titre pour en jouir et en disposer, quand personne ne peut produire un titre préférable. Une longue et paisible jouissance à titre de propriétaire, suffit également, chez toutes les nations, pour transférer la propriété d'une chose, quand celui qui aurait pu la revendiquer, n'en a été empêché par aucun obstacle qu'il ne pût surmonter.

Ces espèces de rapports qui existent entre les hommes et les choses au moyen desquelles ils se conservent et se perpétuent, se dissolvent et périssent par la cessation de la jouissance ou par l'abandon, comme ils se forment par la possession. Il semble même que lorsqu'on a déterminé la durée du temps pendant lequel il faudrait posséder une chose pour l'acquérir irrévocablement, on ait voulu prendre pour mesure le terme moyen de la vie humaine. La famille qui, pendant trente années, a joui d'une chose à titre de propriétaire, a dû régler ses habitudes, ses besoins, ses alliances suivant l'état présumé de sa fortune. L'en dépouiller après une possession si longue, ce serait la condamner à la ruine ou même à la destruction.Celle, au contraire, qui, pendant la même durée de temps, n'a retiré d'une chose aucune espèce d'avantage, et qui n'a même pas manifesté la volonté d'en jouir, n'est condamnée à s'imposer [II-324] aucune privation nouvelle, en restant dans l'état où elle a si long-temps vécu.

Quant aux biens acquis aux dépens du public, à l'aide de monopoles ou par suite des vices des lois, il serait difficile de les priver de garantie, sans porter une atteinte funeste à la sécurité de tous les propriétaires. Lorsqu'un homme a exercé, pendant un certain temps, un monopole plus ou moins lucratif, il ne serait pas possible de déterminer quelle est la part de sa fortune qu'il doit à l'exercice légitime de son industrie ou de son commerce, et quelle est la part qui doit être considérée comme le produit du privilége dont il a joui. Le bien qui pourrait être la suite de la réparation, étant réparti entre tous les membres de la société, serait imperceptible; mais le mal qui en résulterait serait immense. Nul ne pourrait plus se croire en sûreté, si chacun pouvait être appelé à rendre compte des biens qu'il aurait acquis sous une législation qui aurait manqué de justice ou de prévoyance.

Lorsqu'on observe l'origine de quelques grandes fortunes qui frappent les yeux, chez une nation qui a fait de grands progrès dans l'industrie, on peut être frappé de la manière scandaleuse dont elles ont été acquises; mais elles ne sont ni très-nombreuses, ni même très-considérables, quand on les compare à la masse des richesses que le travail a formées et qui sont légitimement possédées. [II-325] C'est par respect pour celles-ci qu'on est obligé de garantir celles-là, toutes les fois qu'on ne peut pas les atteindre par des moyens que les lois ont déterminés. La même raison qui s'oppose à ce qu'on remette en jugement un homme injustement acquitté, s'oppose à ce qu'on prive de garantie des biens qui ont déjà obtenu la protection des lois. Une nation qui parviendrait à mettre toutes les propriétés hors des atteintes, non-seulement des malfaiteurs, mais encore des membres de son gouvernement, serait déjà si heureuse, qu'il y aurait de la folie de sa part à compromettre toutes les garanties pour revenir sur le passé.

 


 

[II-326]

CHAPITRE XLV.
De l'influence des garanties légales sur l'accroissement, la conservation et la valeur des propriétés.

Si l'on cherchait, soit dans les temps anciens, soit dans les temps modernes, des nations chez lesquelles toutes les propriétés aient été garanties contre tous les genres d'atteintes, probablement on aurait de la peine à en découvrir une seule. Il est sans doute plusieurs peuples qui, dans des temps encore peu éloignés de nous, ont mis, autant que le comportait la nature des choses, les propriétés hors des atteintes qui pouvaient y être portées par de simples particuliers ou par des armées ennemies. Il en est peu qui se soient organisés de manière à n'avoir rien à craindre de la part de leurs propres gouvernemens; il en est peu surtout qui, après avoir mis leurs propriétés à l'abri des spoliations irrégulières et violentes, les aient garanties des atteintes qui peuvent y être portées par des impôts, des monopoles, des emprunts qui ne sont [II-327] profitables que pour les hommes investis de l'autorité publique [97].

S'il y a peu de nations chez lesquelles les propriétés de tous les genres soient à l'abri de toutes les atteintes, il y en a peu ausssi, peut-être même n'y en a-t-il point chez lesquelles les propriétés soient complètement privées de garanties. Les gouvernemens les plus arbitraires, les plus despotiques, préviennent ou punissent autant qu'ils le peuvent, les délits ou les crimes commis contre les propriétés par de simples particuliers, lorsque ces crimes sont improfitables pour eux. Les voleurs, quand on les prend, sont punis en Perse, en Turquie, en Russie, et en Autriche, comme ils le sont chez les nations les plus libres; ils le sont même plus sévérement. Les gouvernemens même les plus despotiques cherchent également à mettre les propriétés des nations qu'ils gouvernent, hors des atteintes des ennemis étrangers, [II-328] quand ils n'ont pas un intérêt contraire; s'ils ne réussissent pas toujours, c'est qu'il y a, dans leur nature, des obstacles insurmontables.

Ainsi, quand nous parlons des garanties légales, ces mots n'ont pas un sens absolu, invariable. Une garantie est une puissance, et toute puissance est susceptible de plus et de moins une force peut prévenir ou réprimer tels abus, et ne pas prévenir ou réprimer des abus d'un autre genre. Entre une nation qui ne manque d'aucune garantie, et une nation livrée à un arbitraire sans limites, il est une multitude d'intermédiaires. Si donc nous disons que les propriétés de tel ou tel peuple sont garanties, il faut entendre qu'elles le sont, non d'une manière absolue, mais contre telle ou telle espèce de dangers.

Les richesses déjà cumulées, qui jouent un si grand rôle dans la production, sont, du moins en très-grande partie, des résultats de l'industrie humaine; et les forces de la nature, dont nous tirons de si grands secours, ne nous rendraient que de faibles services, si nous ne prenions pas la peine de les diriger: il n'est donc pas de propriété qui puisse être produite sans le concours médiat ou immédiat du travail de l'homme. Mais il n'est aucune sorte d'industrie qu'on ait apprise sans faire aucune espèce de sacrifices, aucun travail qui n'ait [II-329] été suivi de fatigue ; il faut donc, pour nous déterminer à nous livrer à certains travaux, que nous ayons l'espérance d'en recueillir les fruits. Il faut que ces travaux puissent avoir pour résultats, ou de procurer certaines jouissances, soit à nous-mêmes, soit à ceux qui sont l'objet de nos affections, ou de nous mettre à l'abri de certaines douleurs. Il n'y a donc de propriétés produites que là où le producteur croit avoir quelque garantie d'en tirer un avantage.

Dans aucune position, les hommes ne sont aussi dépourvus de garanties que dans l'état sauvage. Toute peuplade qui se trouve dans un tel état, est continuellement exposée aux irruptions et aux violences des peuplades voisines; chaque individu peut être dépouillé de ce qu'il possède, par tout homme qui lui est supérieur en force. Un homme dans un pareil état, n'essaie pas de produire des choses qu'il n'aurait aucun moyen de conserver; il ne cherche à obtenir de la nature que les choses qu'il peut immédiatement consommer, et sans lesquelles il ne saurait vivre. La chasse qui lui fournit la partie la plus considérable de ses alimens, lui fournit aussi ses vêtemens; et il ne lui faut pour se faire un abri que quelques branches d'arbres ou un trou dans la terre. L'impossibilité de rien conserver le dispense de toute économie; et il est aussi pauvre [II-330] après avoir habité une terre pendant un demi-siècle, que le jour où il vint au monde [98].

Il est souvent arrivé que deux peuples ont simultanément occupé le même sol; que l'un des deux se livrait à tous les travaux qu'exigent l'existence et le bien-être des hommes, et que l'autre considérait le sol et les hommes qui le cultivaient, comme sa propriété. Un tel ordre existait jadis chez tous les peuples de la Grèce et de l'Italie; il existe encore chez plusieurs nations du continent américain, et dans la plupart des colonies que les modernes ont fondées. Cette division de la population en deux classes, dont l'une n'a rien en propre, et dont l'autre possède tout, quoiqu'elle ne produise rien, est, aux yeux des maîtres, aussi naturelle que la famille elle-même. Suivant Aristote, un esclave était un élément aussi essentiel dans une famille, qu'une femme et des enfans.

Lorsque deux peuples se trouvent ainsi placés sur le même sol, les individus qui appartiennent à la population esclave, sont dépouillés de toute garantie relativement à leurs maîtres. A l'égard des étrangers, ils sont protégés par les mêmes forces qui forment obstacle aux invasions: il est vrai que les étrangers ne sont jamais leurs ennemis. Enfin, [II-331] relativement aux individus par lesquels ils ne sont pas possédés, ils sont protégés par les forces qui garantissent les propriétés de leurs possesseurs. J'ai fait voir ailleurs, en parlant de l'influence qu'exerce l'esclavage domestique sur la production, l'accroissement et la distribution des richesses, que partout où la classe laborieuse est privée de garanties, les propriétés ne s'accroissent qu'avec une extrême lenteur [99].

Lorsqu'un pays, après s'être élevé à un certain degré de prospérité, a le malheur de tomber sous la domination d'une armée conquérante, et d'être dépouillé de toute garantie, les vaincus ne se livrent au travail que pour produire les choses qui leur sont rigoureusement nécessaires pour exister et pour fournir aux besoins de leurs maîtres. Non-seulement aucune propriété nouvelle ne se forme dans un tel état, mais celles qui existaient au moment de la conquête, tombent rapidement en décadence. La population s'éteint à mesure que ses moyens d'existence disparaissent, et ce sont toujours les familles le moins aisées qui sont frappées les premières par la misère. Tel est le sort qu'ont éprouvé tous les peuples tombés sous la domination des Turcs.

Il y a un état où, sans être à l'abri de toute atteinte, les propriétés peuvent s'accroître cependant [II-332] d'une manière assez rapide: c'est celui d'un peuple qui est hors des atteintes de ses ennemis extérieurs ; qui, à l'intérieur, jouit de toute la liberté nécessaire à la production des richesses; qui, par une bonne organisation du pouvoir judiciaire, n'a presque rien à craindre de la part des particuliers ni des agens du gouvernement; qui ne peut, en un mot, être atteint dans ses propriétés qu'au moyen des impôts établis et dévorés par une classe aristocratique; cet état, vers lequel tendent la plupart des nations européennes, a été celui de la Grande-Bretagne, depuis l'établissement du gouvernement parlementaire jusqu'au moment où elle a réformé sa chambre des communes.

Il n'est pas possible, en effet, de ne pas mettre au rang des atteintes aux propriétés la création d'un impôt par une classe de la population, sur toutes les autres classes, lorsque cet impôt n'est établi et consommé que dans l'intérêt de ceux qui en ont ordonné la perception. Cependant, il suffit qu'il soit réparti d'une manière à peu près égale, entre tous les membres de la société, et qu'il laisse aux personnes qui le paient une part plus ou moins considérable du produit de leur industrie, ou des revenus de leurs terres ou de leurs capitaux, pour qu'il ne prévienne pas la formation de nouvelles richesses, et ne soit pas un obstacle à la conservation des propriétés anciennement produites.

[II-333]

Les hommes se livrent au travail avec plus ou moins d'énergie, selon que les résultats qu'ils en attendent sont plus ou moins avantageux; ils s'imposent plus ou moins de privations ou se donnent plus ou moins de peine, pour conserver les biens qu'ils ont acquis, selon que la jouissance et la libre disposition leur en sont plus ou moins assurées ; il n'y a donc pas de stimulant plus actif et plus puissant qu'une véritable garantie.

Quoiqu'il soit évident que la garantie des propriétés est une des principales causes de la prospérité des nations, il serait difficile de déterminer d'une manière exacte quelle est la valeur qu'elle ajoute à chacun de nos biens. Il ne suffirait pas, pour connaître cette valeur, de comparer ce que vaut une maison à Constantinople, par exemple, à ce que vaudrait à Paris une maison parfaitement semblable. Tant de circonstances influent sur la valeur des choses, qu'il n'est pas possible de déterminer exactement la part d'action qui appartient à chacune.

Pour résoudre cette question, il faudrait laisser sans garanties quelques propriétés, à côté d'autres propriétés semblables qui seraient hors de toute atteinte. Il suffirait ensuite de voir ce que les unes valent de moins que les autres, pour connaître la valeur exacte de la garantie. Une pareille expérience ne saurait être faite chez une nation civilisée; [II-334] mais une expérience analogue a été faite dans le moyen âge, et il ne sera pas inutile d'en rapporter ici les résultats.

Le pape Célestin, qui occupait le trône pontifical vers la fin du treizième siècle, s'était aliéné le clergé par ses exactions et sa tyrannie. Son successeur, Boniface VIII, voulut porter son autorité plus loin il forma le dessein de soumettre à sa domination tous les princes chrétiens. Il ne pouvait parvenir à son but que par le concours du clergé, et il ne pouvait compter sur le clergé qu'autant qu'il servirait son ambition ou sa cupidité. Il y avait deux moyens d'y parvenir : l'un était de lui faire part de ses propres trésors; l'autre de l'enrichir, en le dispensant de payer aucun impôt. Il prit le dernier, comme étant le plus facile et le moins dispendieux.

En conséquence, au commencement de son pontificat, vers l'année 1296, il publia une bulle, dans laquelle il défendit à tous les princes chrétiens de lever, sans son consentement, aucun impôt sur les membres du clergé. Prévoyant qu'il y aurait des princes qui ne se conformeraient pas à sa bulle, il fit défense, en même temps, à tous les prêtres de payer aucune des contributions qu'on voudrait exiger d'eux. La peine d'excommunication fut prononcée, soit contre les princes, soit contre les ecclésiastiques qui se rendraient coupables de désobéissance.

[II-335]

Les biens possédés par le clergé étaient immenses, et il était impossible de les exempter d'impôts sans tarir une des sources les plus abondantes des revenus des princes. Un roi d'Angleterre, Edouard Ier, pressé par le besoin d'argent, se mit au-dessus de la bulle du pape : il fit ordonner aux membres du clergé d'acquitter les impôts comme par le passé. Les moines, les abbés, les évêques, étaient des gens trop consciencieux et avaient trop de religion, pour désobéir au chef de leur église, ils refusèrent de payer, pour ne pas être excommuniés.

Le prince les ayant menacés de faire saisir leurs biens, le primat d'Angleterre, qui avait donné l'exemple de la résistance, se chargea de justifier leur refus d'obéir; il représenta que les prêtres avaient deux souverains, l'un spirituel, l'autre temporel; qu'ils devaient obéissance à l'un et à l'autre, mais que leurs devoirs envers le premier étaient au-dessus de leurs devoirs envers le second; que celui-là leur ayant interdit, sous peine d'excommunication, de payer les impôts, ils ne pouvaient obéir à un roi qui leur en ordonnait le paiement.

Si Edouard avait exécuté ses menaces et fait saisir les biens du clergé, il aurait soulevé contre lui l'opinion publique et compromis son autorité; car les peuples étaient alors très-dévots, et les [II-336] prêtres exerçaient sur eux une grande puissance: il eut donc recours à un autre moyen.

« Je ne veux pas, dit-il au primat, vous contraindre à manquer à vos devoirs envers votre prince spirituel; vous pouvez donc vous conformer à ce qu'il vous prescrit; mais comme il ne peut pas exister de gouvernement sans impôts, et comme il ne serait pas juste de faire payer mes autres sujets pour la protection de vos personnes et de vos biens, le gouvernement va cesser d'exister à votre égard. Il n'attaquera point vos propriétés; mais il ne vous les garantira plus: si vous avez contracté des obligations envers ceux de mes sujets qui ne sont pas ecclésiastiques, vous serez tenus de les remplir, car vos créanciers ayant payé leur part des frais de l'administration publique, ont droit à être protégés par elle dans l'exercice de leurs droits; quant à vous, qui ne payez rien, vous protégerez vous-mêmes vos propriétés, et vous ferez exécuter comme vous pourrez les engagemens pris envers vous; et si votre force ne vous suffit pas, vous invoquerez le secours de votre souverain spirituel. »

Ce que ce prince avait annoncé fut exécuté: il fut interdit à toutes les cours de justice de faire droit à aucune des demandes ou d'écouter aucune des plaintes des membres du clergé ; il leur fut en même temps ordonné de continuer à rendre la [II-337] justice à tous les autres habitans du royaume, même contre les ecclésiastiques. Ainsi, en pleine paix, une immense quantité de propriétés se trouvèrent tout à coup privées de garanties légales, quoique aucune faction ne se fût emparée des pouvoirs publics, pour proscrire les propriétaires.

La défense faite par Edouard aux cours de justice et à tous les officiers de l'ordre judiciaire, ne tarda pas à être connue des débiteurs et des fermiers du clergé dès ce moment les uns et les autres cessèrent de payer.

« Bientôt, dit l'historien qui raconte ces faits, les ecclésiastiques se trouvèrent dans la situation la plus déplorable; ils ne pouvaient rester dans leurs maisons ou dans leurs couvens faute de subsistance; et, s'ils en sortaient pour chercher des ressources ou de l'appui, les brigands leur enlevaient leurs chevaux, les dépouillaient de leurs vêtemens et les insultaient, sans crainte d'être réprimés par la justice. Le primat lui-même fut attaqué sur un grand chemin, et réduit, après s'être vu prendre tout son bagage, à se retirer avec un seul domestique chez un ecclésiastique de la campagne. »

Quoique placé dans l'alternative de mourir de faim ou de payer les impôts, le clergé ne perdit pas courage il lança les foudres de l'excommunication contre les brigands qui l'attaqueraient dans [II-338] ses propriétés, et contre les débiteurs sans foi, qui ne lui paieraient pas leurs dettes.

L'excommunication lancée par Boniface VIII, avait été toute puissante: celle de l'archevêque ne produisit aucun effet. Il est vrai que la première affranchissait les membres du clergé d'une partie de leurs dettes, et que la seconde avait pour objet de leur garantir leurs biens.

Enfin, les prêtres, se trouvant dépourvus de tout moyen d'existence, furent obligés de capituler: ils consentirent, non à payer de leurs mains les impôts qu'ils devaient à l'Etat, mais à déposer, dans telle église qui leur serait indiquée, une somme semblable à celle dont ils étaient débiteurs; le roi pouvait l'y faire prendre, s'il consentait à se charger du péché [100].

Il n'était pas dans la nature des choses qu'une masse considérable de propriétés restât long-temps sans garantie; mais, si un pareil état avait dû continuer, il eût été facile de se convaincre qu'à l'exception des choses qui se consomment par le premier usage, et qu'on tient sous la main, une propriété qui n'est pas garantie, est une propriété qui n'a presque point de valeur.

Si l'on veut déterminer, au moins approximativement, quelle est la valeur que la garantie légale [II-339] ajoute à une propriété, il suffit d'examiner quelles sont les principales circonstances qui rendent une chose précieuse à nos yeux, et de voir comment ces circonstances sont affectées par l'absence de toute garantie.

Nous devons compter, parmi ces circonstances, l'étendue ou l'intensité des jouissances que la chose peut donner; la durée qu'elles doivent avoir; la certitude plus ou moins grande de conserver l'objet qui les produit, le nombre de personnes qui doivent en profiter.

La privation de toute garantie fait disparaître complètement la certitude de jouir d'une propriété, pendant un temps assez long pour être apprécié, et le défaut de certitude détruit tout le plaisir que la possession actuelle pourrait causer. La terre la plus belle, l'hôtel le plus magnifique, auraient peu de charmes et de valeur pour un homme qui pourrait à tout instant en être dépossédé par la force, et qui ne trouverait aucun appui dans la société. Ces biens, si estimables et si recherchés, quand la jouissance et la disposition en sont assurées, seraient si peu estimés s'ils n'étaient pas garantis, que nous ne voudrions faire aucun frais pour en prendre possession. Nous préférerions une simple cabane, dont nous aurions la certitude de jouir et de disposer toujours, à un château dont nous pourrions à tout moment être expulsés.

[II-340]

La privation de garantie qui suffit pour prévenir la formation de toute propriété nouvelle, suffit aussi pour faire disparaître en peu de temps les propriétés anciennement formées. Quelque grandes que fussent les richesses du clergé d'Angleterre, quand Edouard Ier les mit hors de la protection des lois, elles auraient été promptement détruites, si elles avaient continué d'être la proie du plus fort. Elles auraient subi le sort qu'ont éprouvé les richesses de toutes les nations qui ont eu le malheur de tomber sous des gouvernemens despotiques.

La mesure prise par Edouard Ier aurait été cependant moins efficace, si, au lieu de frapper des moines, des abbés, des évêques ou d'autres membres du clergé, elle avait été dirigée contre les cultivateurs, les fabricans, les commerçans. Comme une nation ne peut vivre qu'au moyen des produits de ses travaux, elle prendrait le parti de s'organiser et de protéger elle-même ses propriétés, si son gouvernement cessait de remplir ses fonctions. Il est moins difficile à une nation de trouver dans son sein des hommes qui la gouvernent, qu'à des princes déchus de trouver des peuples à gouverner.

 


 

[II-341]

CHAPITRE XLVI.
Des rapports qui existent entre l'accroissement des propriétés, et l'accroissement des diverses classes de la population.

PLUSIEURS écrivains, ayant observé que, dans tous les pays, il y a toujours un certain nombre de personnes qui sont emportées par la misère ou par les maux qu'elle produit, ont pensé que partout la population s'élève au niveau de ses moyens d'existence, et qu'elle tend même à aller au-delà.

D'autres ont contesté la vérité de cette observation; ils ont prétendu que l'accroissement des moyens d'existence, bien loin d'être en arrière de l'accroissement de la population, était, au contraire, plus rapide et tendait à le dépasser; ils se sont fondés sur ce que le nombre des familles aisées s'augmente sans cesse chez toutes les nations qui prospèrent.

Il est rare que les propositions générales qu'on fait sur une population nombreuse soient parfaitement exactes, parce qu'une nation civilisée se divise toujours en un certain nombre de classes, et que ce qui est vrai pour les unes, ne l'est presque [II-342] jamais pour les autres. Le terme moyen de la vie, sur lequel tant de calculs ont été faits, par exemple, le même dans tous les rangs de la société; il est infiniment plus court pour les classes qui sont sans cesse assiégées par le besoin, que pour celles qui jouissent de toutes les aisances de la vie.

Les mêmes expressions ne désignent même pas toujours les mêmes choses: une famille, née dans l'opulence, entend par ses moyens d'existence, autre chose que ce qu'entend une famille d'ouvriers qui fait usage des mêmes termes. Si chacune des deux se croit parvenue aux limites de ses ressources, quand elle ne peut plus s'accroître sans déchoir dans la société, on conviendra que, pour conserver son rang il ne faut pas à chacune la même somme de richesses.

Ainsi, l'on peut bien admettre qu'en tout pays la population s'élève au niveau de ses moyens d'existence, et que les classes les moins prévoyantes et les moins riches les dépassent même souvent; mais il faut qu'il soit bien entendu qu'il y a toujours chez une nation civilisée, un nombre plus ou moins considérable de familles qui peuvent arriver là, non seulement sans manquer d'aucun des objets nécessaires à la vie, mais en jouissant même de beaucoup de choses dont le besoin n'est pas même senti dans d'autres classes de la société.

Entre le mendiant auquel il ne faut pour exister [II-343] que du pain et des haillons, et le prince qui consomme chaque jour un capital suffisant pour faire vivre à l'aise et à perpétuité une modeste famille, il existe un grand nombre de classes intermédiaires; chacune de ces classes a des habitudes et des besoins particuliers, et considère comme nécessaires à sa conservation toutes les choses dont il lui serait imposssible de s'abstenir sans descendre dans un un rang inférieur.

Cette manière de juger ou de sentir n'est point particulière à une nation ou à une race; on l'observe chez tous les peuples qui ont fait quelques progrès; ce sentiment semble même se fortifier à mesure que la civilisation se développe de plus en plus. Il y a plus de honte à déchoir de son rang chez une nation qui prospère et qui jouit de toutes les garanties sociales, que chez une nation qui rétrograde vers la barbarie.

Il suit de là qu'en général, l'accroissement de la population, qui a lieu dans chacune des classes de la société, est en raison de l'augmentation des moyens d'existence exigés par ses habitudes et ses besoins particuliers. Si, par exemple, telles familles ne peuvent conserver leur rang ou leur position, qu'en dépensant annuellement une valeur de 6,000 francs, il faudra, pour que cette classe de la population s'accroisse d'une famille, qu'il se forme un revenu suffisant pour la faire vivre.

[II-344]

Ce n'est qu'en prenant ainsi en considération les besoins, les habitudes et même les préjugés de chacune des classes de la société qu'on peut dire, comme Montesquieu, que partout où une famille peut vivre à l'aise, il se forme un mariage.

Il n'est presque aucun genre d'industrie qui puisse produire des revenus un peu considérables, sans le secours d'un nombre plus ou moins grand de personnes. Il faut, Il faut, pour rendre une terre fertile, le concours de plusieurs ouvriers qui se livrent directement aux travaux de l'agriculture; il faut, de plus, que d'autres ouvriers se livrent à la fabrication des instrumens dont les premiers ont besoin. Le propriétaire de la terre la plus fertile qui serait réduit à la cultiver de ses propres mains, et qui n'aurait pas d'autres instrumens que ceux qu'il aurait lui-même fabriqués, n'en tirerait presqu'aucun revenu.

Un fabricant ne saurait non plus tirer presque aucun avantage de ses machines ou de ses capitaux, s'il n'avait, pour les mettre en œuvre, que ses forces individuelles ; il ne peut tirer de ses propriétés et de son industrie, un revenu suffisant pour faire exister sa famille, qu'en employant un certain nombre d'ouvriers.

Un commerçant ne peut également faire son commerce qu'au moyen d'un certain nombre de personnes qui sont employées, soit au transport [II-345] de ses marchandises, soit à faire l'office de commis.

Il résulte de là qu'on ne peut former, dans les classes élevées de la société, des moyens d'existence pour une famille nouvelle, sans créer en même temps des moyens d'existence pour un nombre plus ou moins considérable d'autres familles dont les besoins sont moins étendus.

Si, pour établir un de ses enfans, un riche cultivateur, par exemple, convertit en une ferme un vaste marais; il est évident qu'il crée des moyens d'existence pour une famille de fermiers, et pour un certain nombre d'ouvriers et de domestiques.

Il est également évident que le manufacturier qui fonde une nouvelle fabrique, le commerçant qui fonde une nouvelle maison de commerce, créent des moyens d'exister pour les ouvriers ou les commis qui seront nécessaires à ces nouveaux établissemens.

Toutes les fois donc que de nouveaux moyens d'existence se forment chez une nation, les classes de la population qui vivent du travail de leurs mains, s'accroissent d'une manière beaucoup plus rapide que celles qui vivent des revenus de leurs terres ou de leurs capitaux; l'établissement d'une manufacture nouvelle, qui n'augmentera que d'une famille la classe des fabricans, augmentera peut-être de vingt ou trente familles la classe qui lui fournit des ouvriers ou des domestiques.

[II-346]

Plus les familles qui vivent des revenus de leurs terres, de leurs capitaux ou de l'exercice d'une grande industrie, prennent des habitudes d'aisance et de luxe, moins elles peuvent se multiplier; moins, par conséquent, elles sont nombreuses, comparativement aux familles qui appartiennent à la classe ouvrière. L'Angleterre, par exemple, est le pays dans lequel on trouve le plus de grandes fortunes, mais aussi il n'y en a aucun dans lequel la classe des ouvriers ou des domestiques soit aussi nombreuse, comparativement à celle des maîtres. Celle-ci ne peut pas s'accroître d'une seule, à moins que celle-là ne s'augmente de vingt ou de trente, plus ou moins.

Lorsqu'un établissement industriel est formé, la part de revenu qu'il donne à tous les hommes auxquels il procure du travail, est, en général, plus considérable que la part qui revient au capitaliste ou à l'entrepreneur d'industrie. Le propriétaire de la terre la mieux cultivée, retire à peine le quart des produits bruts qu'elle donne; les autres trois quarts sont consommés par les personnes employées directement ou indirectement à la culture. De même, les sommes payées par un fabricant à ses ouvriers ou à ses commis, excèdent généralement de beaucoup les bénéfices qu'il retire de ses manufactures, et qu'il peut consacrer à ses propres consommations.

[II-347]

L'accroissement des propriétés, quelle qu'en soit la nature, exerce donc sur les classes qui vivent du travail de leurs mains, une influence plus étendue que celle qu'il exerce sur les classes qui vivent des revenus de leurs terres ou de leurs capitaux; il leur fournit une plus grande somme des moyens d'existence, et agit, par conséquent, avec plus de force sur leur multiplication.

Les jouissances d'une personne ne peuvent pas s'accroître dans les mêmes proportions que sa fortune; les plus simples et les plus naturelles, celles qui tiennent aux affections morales sont aussi vives et aussi durables chez un homme sans ambition, qui jouit d'une fortune médiocre, que chez celui qui jouit d'immenses richesses; il en est de même de celles qui résultent d'une bonne constitution, d'une bonne santé, de la possession de certains talens, de l'exercice de certaines facultés; la somme de bien-être que produit chez une nation qui prospère, l'accroissement des propriétés pour les classes laborieuses, excède donc la somme qui en résulte pour les autres classes de la société.

Si les classes de la population, qui vivent du travail de leurs mains, se multiplient plus rapidement que les autres, par suite de l'accroissement des propriétés, et si elles en retirent des avantages plus considérables, elles souffrent de maux plus grands, et disparaissent plus rapidement, quand [II-348] les atteintes portées aux propriétés poussent un pays vers sa décadence.

Toutes les fois que des impôts excessifs enlèvent aux habitans d'un pays la part la plus considérable de leurs revenus, ou que les propriétés sont menacées, soit par des troubles intérieurs, soit par l'invasion d'une armée ennemie, il se manifeste une grande détresse dans toutes les classes de la population, qui n'ont pour vivre que les produits de leur travail de chaque jour; ce fait a été constaté des expériences si nombreuses qu'on ne saurait le mettre en doute avec quelque apparence de par raison.

Les causes de ce phénomène sont faciles à apercevoir. Les classes aisées de la société peuvent opérer certains retranchemens sur leurs consommations, ou s'imposer certaines privations, sans manquer d'aucune des choses indispensables à la vie. Il n'en est pas de même des classes qui sont habituellement réduites à l'absolu nécessaire; l'événement qui n'impose aux premières qu'une simple privation de jouissance, condamne les secondes à une excessive misère, et les voue à la destruction.

Il est, pour les classes qui ne vivent que des produits de leur travail, une cause de misère qui n'existe pas pour les classes qui vivent des revenus de leurs terres ou de leurs capitaux. La prudence individuelle exerce sur le sort des familles qui tirent [II-349] leurs moyens d'existence de leurs propriétés, une très-grande influence. Comme les propriétés ne sont pas communes, chacun à la faculté de s'abstenir du mariage, quand il croit n'avoir pas le moyen d'élever une famille, et de conserver ainsi les moyens de vivre. Si, dans cette classe, il se forme des mariages imprudens, ces mariages n'ont presque point d'influence hors des familles auxquelles ils ont donné naissance. Les enfans qui en naissent, quelque nombreux qu'ils soient, ne vont pas dépouiller leurs voisins d'une partie de leurs propriétés.

Les classes qui vivent du travail de leurs mains, sont dans une position plus fâcheuse. Leur richesse se compose du travail qui est à exécuter dans la société, ou pour mieux dire, des salaires qui peuvent être accordés annuellement à ce travail. Ces salaires sont plus ou moins élevés, selon que le nombre des personnes entre lesquelles ils doivent être répartis, est plus ou moins grand. Il est évident que plus il y a d'ouvriers pour exécuter un ouvrage déterminé, et moins les salaires sont élevés; la concurrence produit sur la main-d'œuvre, les mêmes effets qu'elle produit sur toute autre chose. Les classes les plus laborieuses ne peuvent jouir de quelque aisance que lorsqu'il y a dans la société moins de travail offert que de travail demandé.

Mais la prudence individuelle, dans les mariages [II-350] des personnes qui ne vivent que de salaires, a peu d'influence sur la destinée particulière de chaque famille. Un mariage qui donne naissance à de nombreux enfans, condamne à la misère les familles formées avec le plus de prudence; ces enfans, s'ils peuvent vivre, viendront, en effet, en concurrence avec tous les autres pour prendre part au travail, et leur disputer leur subsistance. Quel avantage pourrait assurer aux siens sur les autres, un ouvrier qui ne se marierait que dans la force de l'âge, et qui n'en aurait que deux ou trois? Le partage du travail, produit, relativement aux classes ouvrières, l'effet que produirait, relativement aux capitalistes et aux possesseurs de terres, le partage des propriétés par égales portions, opéré à chaque génération. Il fait descendre au même niveau toutes les personnes qui appartiennent à la même classe.

Il suit de là que ces classes de personnes touchent toujours aux limites de leurs moyens d'existence, et que, dans la société, il n'y en a aucune qui ait plus à souffrir des atteintes portées aux diverses espèces de propriétés. On se trompe donc, quand on s'imagine que les grands possesseurs de terres, les commerçans, les manufacturiers, sont plus intéressés à la conservation de l'ordre public, que les autres classes de la population. Un événement qui leur impose, pour un temps de peu de durée, quelques privations légères, suffit pour [II-351] plonger dans la plus profonde détresse des milliers de familles d'ouvriers, et pour condamner leurs enfans à la destruction.

En disant que les classes de la société qui vivent de salaires, sont plus intéressées que les autres à la conservation des propriétés, et à l'existence d'un bon gouvernement, je n'entends pas affirmer que, dans toutes les circonstances, elles comprennent parfaitement leurs intérêts; il leur faudrait pour cela des connaissances qu'il leur est rarement possible d'acquérir.

 


 

[II-352]

CHAPITRE XLVII.
Des opinions des jurisconsultes sur l'origine et la nature de la propriété.

LA distinction entre le tien et le mien est aussi ancienne que le monde; il n'en est aucune qui pénètre plus promptement dans l'esprit de l'homme; les enfans la connaissent long-temps avant de savoir parler.

Les idées les plus simples, les plus élémentaires de la propriété sont donc au nombre des premières qui se forment dans l'intelligence humaine; elles sont comprises par les gens les moins éclairés, et cependant il en est peu qui donnent lieu à plus de discussions.

Si l'on observe ce que les hommes entendent ordinairement par des propriétés, on voit qu'ils désignent en général, par ce mot, des choses matérielles, ayant des qualités qui les rendent propres à nous procurer quelques jouissances, considérées relativement aux personnes qui peuvent en jouir ou en disposer dans l'ordre naturel de la [II-353] production ou de la transmission, et garanties à ces personnes par l'autorité publique.

Il est cependant certaines propriétés, telles que des fonds de commerce, des clientelles, qui ne consistent dans aucun objet matériel, et qui cependant ont une valeur plus ou moins considérable; mais les propriétés de ce genre n'ont de prix que parce qu'elles produisent des objets matériels, dont la jouissance et la disposition sont assurées aux propriétaires.

En exposant comment se forment les propriétés, et en cherchant à en faire connaître la nature et l'objet, je n'ai attaché à ce mot que le sens qu'on lui donne vulgairement, celui qu'il a dans la pratique ordinaire de la vie, et non celui que lui ont donné quelques jurisconsultes ou quelques philosophes.

Il me semble évident, en effet, que toutes les fois qu'un homme parle de ses propriétés, il désigne en général des objets matériels, des objets qui peuvent, ou satisfaire ses besoins, ou lui procurer certaines jouissances; des objets qu'il a formés ou régulièrement acquis, et dont il peut jouir ou disposer; des objets, enfin, dont la jouissance et la disposition exclusives lui sont garanties par l'autorité publique.

C'est dans le même sens que ce mot est entendu par les constitutions qui garantissent à chacun la disposition et la jouissance de ce qui lui appartient, [II-354] et par les lois qui répriment les atteintes qui y sont portées; les hommes n'existent que par les choses, et l'on ne peut attenter à leurs propriétés sans porter atteinte à leurs moyens d'existence.

J'ai précédemment fait observer que les jurisconsultes qui s'étaient exclusivement livrés à l'étude des lois romaines ou des lois sorties du régime féodal, au lieu d'étudier la nature des choses, n'avaient pu se faire des idées exactes de la propriété; l'histoire des Romains et des peuples soumis au régime féodal, se compose, en effet, d'une longue suite d'attentats contre les propriétés, attentats qui étaient toujours sanctionnés par la puissance publique.

Dans leurs relations avec les étrangers, les Romains ne reconnaissaient presque pas de propriétés; chez eux, toute guerre avait pour objet de s'emparer des biens de leurs ennemis, et de réduire leurs personnes en servitude. Ils mettaient dans le pillage et la distribution du butin l'ordre que met dans la gestion de ses affaires une bonne maison de commerce; jamais, avant eux, aucun peuple n'avait aussi savamment organisé le brigandage.

Dans leurs relations intérieures, les propriétés n'étaient pas beaucoup plus respectées. Une partie de la population, la classe des maîtres, vivait des extorsions qu'elle exerçait sur une autre partie sur la classe des esclaves. Sous un tel régime, il [II-355] n'était pas possible d'admettre en principe que toute valeur appartient à celui qui la crée. Il est incontestable, pour nous, que toute propriété vient originairement du travail; mais comment aurait-on pu reconnaître cette vérité, dans un temps où les travailleurs étaient considérés comme la propriété d'un peuple d'oisifs?

Dans les relations que les hommes non esclaves avaient entre eux, ils n'avaient pas, les uns à l'égard des autres, ce genre de probité qu'on observe quelquefois parmi des hommes qui se sont organisés pour le brigandage. L'aristocratie s'emparait des terres conquises, et les faisait cultiver à son profit par ses esclaves; elle faisait également exploiter, dans son intérêt, les arts et le commerce, de sorte qu'elle ne laissait à la masse de la population libre, aucun moyen d'existence.

Dans leurs relations individuelles, ils admettaient qu'un citoyen pouvait devenir la propriété d'un autre; un homme avait la faculté d'aliéner sa femme, ses enfans et ses petits-enfans, et de se vendre lui-même; le débiteur qui ne pouvait pas payer ses dettes, devenait la propriété de son créancier.

Quand les factions commencèrent à déchirer la république, les Romains portèrent dans les civiles, l'esprit de rapacité qui les animait dans [II-356] leurs guerres avec d'autres nations: les vaincus furent dépouillés au profit des vainqueurs.

Sous le règne des empereurs, les propriétés ne furent pas plus respectées que du temps de la république; les extorsions de la population oisive sur les classes laborieuses continuèrent; les maîtres, qui dépouillaient leurs esclaves, furent à leur tour dépouillés par les empereurs ; les nations devinrent en quelque sorte la propriété d'un homme.

Les peuples barbares qui renversèrent l'empire romain, s'emparèrent des hommes et des choses; comme ils ne se livraient à aucun genre d'industrie, il est évident qu'ils ne pouvaient vivre que d'extorsions.

Le système féodal ne fut qu'un nouveau mode d'oppression et de pillage. Le despostisme royal qui le suivit, ne fut pas beaucoup plus favorable à la recherche et à la reconnaissance des principes de la propriété.

Il était nécessaire de rappeler ces faits, pour faire comprendre comment des écrivains qui ne manquaient, ni de connaissances, ni de talens, devaient s'égarer en allant chercher chez les peuples de l'antiquité ou chez les nations du moyen-âge, les fondemens de la propriété; ce n'est pas chez des possesseurs d'esclaves, habitués à vivre de pillage, qu'ils pouvaient trouver la vérité.

Grotius nous a donné l'histoire de la propriété [II-357] en une demi-page, et il est remonté jusqu'à la création. Il nous apprend qu'après la création du monde, Dieu conféra au genre humain un droit général sur toutes choses. Ce droit fut une seconde fois donné à tous les hommes après le déluge.

« Cela, dit-il, dit-il, faisait que chacun pouvait prendre pour son usage ce qu'il voulait, et consumer ce qui se pouvait consumer. Cet état, ajoute-t-il, aurait pu durer, si les hommes fussent demeurés comme ils étaient, dans une grande simplicité de mœurs. »

Ayant raconté comment le genre humain fut obligé de se diviser en nations, et comment dans chaque nation les hommes jouissaient de tout en commun, il continue en ces termes :

« Cela dura jusqu'à ce que le nombre des hommes, aussi bien que celui des animaux, s'étant augmenté, les terres, qui étaient auparavant divisées en nations, commencèrent à se partager par familles; et parce que les puits sont d'une très-grande nécessité dans les pays secs, et qu'ils ne peuvent suffire à un très-grand nombre, chacun s'appropria ceux dont il put se saisir. »

» Les écrivains qui sont venus à la suite de Grotius, tels que Volf, Puffendorf, Burlamaqui, se sont bornés à paraphraser ses idées : tous se sont imaginé que, dans l'origine du monde, les hommes, pour satisfaire leurs besoins, n'avaient qu'à prendre [II-358] ce qui se trouvait sous leurs mains. En les lisant, on serait tenté de croire que les maisons s'élevaient au son de la lyre; que, dans les pays arides, les puits se formaient sur le simple commandement des hommes qui en avaient besoin; et que, depuis le partage primitif des terres, aucune révolution n'a troublé les co-partageans dans leur possession.

Enfin, arrive Montesquieu. Comme la propriété tient, dans les lois de tous les peuples policés, une place très-considérable, on pouvait se flatter qu'elle en tiendrait une non moins étendue dans l'Esprit des lois. Mais il n'en est pas ainsi : ce grand publiciste ne consacre pas à ce vaste sujet même un simple chapitre; il n'en parle que pour nous apprendre qu'il ne faut pas régler par les lois politiques, les matières qui doivent être réglées par les lois civiles. Du reste, il ne fait pas un pas de plus que Grotius et Puffendorf.

« Comme les hommes, dit-il, ont renoncé à leur indépendance naturelle, pour vivre sous des lois politiques, ils ont renoncé à la communauté naturelle des biens, pour vivre sous des lois civiles. Ces premières lois leur acquirent la liberté, les secondes la propriété [101]. »

Tous les biens, suivant Montesquieu, ont donc [II-359] été communs entre tous les hommes; ce qui prouve que, dans son opinion, les biens existaient indépendamment de tout travail humain. C'est la pensée de Grotius: Chacun pouvait prendre pour son usage ce qu'il voulait, et consumer ce qui se pouvait consumer.

Montesquieu pense, en outre, que la propriété ne doit l'existence qu'à la loi civile; d'où l'on pourrait conclure que toutes les propriétés ont été formées par les législateurs, c'est-à-dire par des princes ou par leurs conseillers. Je fais remarquer cette opinion, parce qu'on va la retrouver dans les écrits d'un autre célèbre jurisconsulte.

Blackstone paraît après Montesquieu, et il tente d'aller un peu plus loin que les écrivains qui l'ont précédé. L'on croirait même d'abord, qu'il a mieux vu que les autres la nature et l'origine des propriétés. Ses paroles sont si remarquables que je dois les rapporter.

« Il n'est rien, dit-il, qui frappe plus généralement l'imagination, et qui soit un objet d'affection pour les hommes, autant que le droit de propriété, c'est-à-dire du pouvoir absolu que chaque homme réclame et exerce sur les choses extérieures de ce monde, à l'exclusion du droit de tout autre individu dans l'univers.

» Il y a cependant très-peu de personnes qui veuillent se donner la peine de considérer l'origine [II-360] et les fondemens de ce droit. Satisfaits que nous sommes de la possession, il semble que nous n'osons regarder les moyens par lesquels elle fut acquise, comme si nous avions peur de découvrir quelque vice dans notre titre ! Nous restons du moins satisfaits de la décision des lois en notre faveur, sans examiner la raison ou l'autorité sur laquelle ces lois sont fondées.

» Nous pensons que c'est assez que notre titre dérive de la concession qui nous a été faite par un premier propriétaire, par la transmission de nos ancêtres, ou par le testament de l'individu auquel elle appartenait, ne nous mettant point en peine de réfléchir, qu'à proprement parler, on ne voit pas, dans la nature, ni dans la loi naturelle, pourquoi une série de mots sur parchemin transporterait d'une personne à une autre la propriété d'une terre; pourquoi un fils aurait le droit d'exclure ses semblables d'un espace de terre déterminé, sur le fondement que son père l'avait avant lui; ou pourquoi le possesseur d'un champ ou d'un meuble, couché sur son lit de mort, et incapable d'en retenir plus long-temps la possession, serait autorisé à déclarer à tous les hommes quel est celui d'entre eux qui, après lui, aura le droit d'en jouir et d'en disposer.

» Ces recherches, ajoute Blackstone, seraient inutiles et fatigantes dans le cours ordinaire de la [II-361] vie ; c'est bien assez que le genre humain obéisse aux lois quand elles sont faites, sans rechercher les raisons qu'on avait de les faire; mais, lorsque les lois doivent être considérées, non-seulement comme un objet de pratique, mais comme une science fondée sur la raison, il ne peut pas être inutile d'examiner plus profondément les élémens et les bases de ces constitutions positives de la société [102]. »

Après un tel début, on s'imagine que Blackstone va exposer, en effet, d'une manière philosophique, la nature et les fondemens de la propriété; mais il n'en fait rien. Il se met à la suite de Grotius et de ses disciples; il monte à la création du monde; il prend un passage de la Bible, et, à l'aide de ce passage, il explique la formation de toutes les propriétés.

Enfin, arrive un jurisconsulte philosophe, dégagé de toute espèce de préjugés, et repoussant l'autorité des livres, des législateurs et des opinions antiques : c'est Bentham. Il se propose de nous faire connaître la nature et les fondemens de la propriété, que personne avant lui n'avait bien expliqués.

« Pour mieux faire sentir le bienfait de la loi, dit-il, cherchons à nous faire une idée nette de la propriété. Nous verrons qu'il n'y a point de [II-362] propriété naturelle, qu'elle est uniquement l'ouvrage de la loi.

» La propriété n'est qu'une base d'attente: l'attente de retirer certains avantages de la chose qu'on dit posséder, en conséquence des rapports où l'on est déjà placé vis-à-vis d'elle.

» Il n'est point d'image, point de peinture, point de trait visible qui puisse exprimer ce rapport qui constitue la propriété. C'est qu'il n'est pas matériel, mais métaphysique; il appartient tout entier à la conception de l'esprit.

» L'idée de la propriété consiste dans une attente établie, dans la persuasion de pouvoir retirer tel ou tel avantage, selon la nature du cas. Or, cette persuasion, cette attente, ne peuvent être que l'ouvrage de la loi. Je ne puis compter sur la jouissance de ce que je regarde comme mien, que sur la promesse de la loi qui me le garantit.

« La propriété et la loi sont nées ensemble et mourront ensemble. Avant les lois, point de propriétés; ôtez les lois, toute propriété cesse [103]. »

Bentham tombe dans la même erreur que Montesquieu; il s'imagine qu'une nation sort de son état naturel, quand elle fait des progrès dans la civilisation; quand elle se développe en suivant les lois de sa nature. Ayant ailleurs réfuté cette erreur, [II-363] je crois inutile de m'y arrêter ici. Si les nations ne peuvent exister qu'au moyen de leurs propriétés, il est impossible d'admettre qu'il n'y a point de propriété naturelle, à moins de reconnaître qu'il n'est pas naturel pour les hommes de vivre et de se perpétuer.

Il est très-vrai qu'il n'est point d'image, point de peinture, point de trait visible qui puisse représenter la propriété en général; mais on ne peut pas conclure de là que la propriété n'est pas matérielle, mais métaphysique, et qu'elle appartient tout entière à la conception de l'esprit.

Il n'y a pas non plus de trait visible à l'aide duquel on puisse représenter un homme en général; parce que, dans la nature, il n'y a que des individus, et ce qui est vrai pour les hommes l'est aussi pour les choses.

Les individus, les familles, les peuples existent au moyen de leurs propriétés; ils ne sauraient vivre de rapports métaphysiques ou de conceptions de l'esprit. Il y a dans une propriété quelque chose de plus réel, de plus substantiel qu'une base d'attente. On en donne une idée fausse, ou du moins très-incomplète, quand on les définit comme un billet de loterie, qui est aussi une base d'attente.

Suivant Montesquieu et Bentham, c'est la loi civile qui donne naissance à la propriété, et il est [II-364] évident que l'un et l'autre entendent, par la loi civile, les déclarations de la puissance publique qui déterminent les biens dont chacun peut jouir et disposer. Il serait peut-être plus exact de dire que ce sont les propriétés qui ont donné naissance aux lois civiles; car on ne voit pas quel besoin pourrait avoir de lois et de gouvernement, une peuplade de sauvages, chez laquelle il n'existerait aucun genre de propriété. La garantie des propriétés est sans doute un des élémens essentiels dont elles se composent; elle en accroît la valeur, elle en assure la durée. On commettrait cependant une grave erreur, si l'on s'imaginait que la garantie seule compose toute la propriété; c'est la loi civile qui donne la garantie, mais c'est l'industrie humaine qui donne naissance aux propriétés. L'autorité publique n'a besoin de se montrer que pour les protéger, pour assurer à chacun la faculté d'en jouir et d'en disposer.

S'il était vrai que la propriété n'existe ou n'a été créée que par les déclarations et par la protection de l'autorité publique, il s'en suivrait que les hommes qui, dans chaque pays, sont investis de la puissance législative, seraient investis de la faculté de faire des propriétés par leurs décrets, et qu'ils pourraient, sans y porter atteinte, dépouiller les uns au profit des autres: ils n'auraient pas d'autres régles à suivre que leurs désirs ou leurs caprices.

[II-365]

Bentham et Montesquieu ne sont pas les seuls écrivains qui ont admis, en principe, que la propriété n'existe pas par les lois de notre nature. « La propriété, a dit un auteur de notre temps, n'a point existé dans l'état primitif du monde, et elle n'est pas plus inhérente à la nature humaine que l'hérédité. [104] » C'est là l'opinion de Montesquieu sur l'hérédité comme sur la propriété; car cet illustre écrivain n'admettait pas que, suivant les lois de notre nature, les enfans fussent appelés à recueillir la succession de leur père.

Les jurisconsultes praticiens, les commentateurs ou les compilateurs des lois civiles, n'ont pas mieux connu que les autres l'origine et la nature de la propriété. Pothier, qui avait un esprit si juste, et qui portait tant de sagacité dans toutes les discussions de jurisprudence, n'a vu que ce que les jurisconsultes romains avaient observé avant lui. Dans son ouvrage sur la propriété, il traite des moyens d'acquérir, les plus usités chez un peuple barbare; mais on n'y trouve pas un seul mot sur la manière dont les propriétés se forment chez les nations civilisées. Il traite, par exemple, de l'occupation, de la chasse, de la pêche, de l'oisellerie, des épaves, des choses rejetées par la mer, du butin fait sur l'ennemi, des conquêtes, des prises de [II-366] corsaires, des prisonniers de guerre et de leur rançon, en un mot, de tous les moyens exclusivement estimés par une tribu de barbares; il ne dit rien des moyens qui enrichissent un peuple policé.

Un des écrivains de notre temps, qui s'est placé, par ses ouvrages, au rang des premiers jurisconsultes, a tenté d'expliquer la nature, l'origine et les progrès de la propriété; mais il n'est pas allé beaucoup plus loin que Volf et Puffendorf. Admettant, comme un fait démontré, le système de J.-J. Rousseau sur l'état naturel de l'homme, il a pensé qu'avant l'établissement de l'état civil, la terre n'était à personne, et que les fruits étaient au premier occupant. Il a cru que les hommes, répandus sur le globe, vivaient dans un état que les auteurs ont appelé communauté négative, laquelle consistait, dit-il, en ce que les choses communes à tous n'appartenaient pas plus à chacun d'eux en particulier qu'aux autres, et en ce qu'aucun ne pouvait empêcher un autre d'y prendre ce qu'il jugeait à propos, pour s'en servir dans ses besoins. C'est là le roman de Grotius. L'auteur partage, au reste, l'opinion de Bentham et de Montesquieu, et confond les propriétés avec les garanties qu'elles obtiennent des lois civiles et des lois politiques [105].

 


 

[II-367]

CHAPITRE XLVIII.
Des définitions de la propriété, par la puissance législative.

DES philosophes et des jurisconsultes célèbres nous ont appris, ainsi qu'on l'a vu dans le chapitre précédent, que la propriété n'est pas inhérente à la nature humaine, et qu'elle ne doit l'existence qu'à la loi civile, c'est-à-dire aux déclarations et à la protection de l'autorité publique. Cette opinion n'a pas été généralement partagée par les peuples qui, après avoir fait la conquête de leur indépendance, ont été appelés à donner à la puissance législative, une organisation et des limites. Tous, en effet, loin de reconnaître à cette puissance la faculté de donner l'existence à la propriété, lui ont imposé le devoir de la respecter et de la protéger.

On trouve à la tête de presque toutes les constitutions américaines, l'énumération des divers objets qui sont, en quelque sorte, placés au-dessus de tous les pouvoirs sociaux, et qu'il est du devoir de chacun d'eux de respecter et de faire respecter: de ce nombre sont la liberté des cultes, la faculté [II-368] de publier son opinion sur toutes choses, celle de défense personnelle, celle d'acquérir et de posséder des propriétés et de les défendre.

Cet exemple a été suivi par la France, dans les diverses constitutions qu'elle s'est données, ou auxquelles elle a été soumise depuis la révolution de 1789. Nous lisons, en effet, dans le titre des Dispositions fondamentales garanties par la constitution, du 3 septembre 1791, que la constitution garantit l'inviolabilité des propriétés, ou la juste et préalable indemnité de celles dont la nécessité publique, légalement constatée, exigerait le sacrifice. Nous y lisons, de plus, que le pouvoir législatif ne pourra faire aucune loi qui porte atteinte et mette obstacle à l'exercice des droits naturels et civils consignés dans le présent titre, et garantis par la constitution.

La constitution du 24 juin 1793, la plus démocratique qu'on ait jamais faite, renferme des dispositions semblables. Elle déclare que le gouvernement est institué pour garantir à l'homme la jouissance de ses droits naturels, et elle met au nombre de ces droits, l'égalité, la liberté, la sûreté, la propriété. Elle définit la propriété, le droit qui appartient à tout citoyen de jouir et de disposer à son gré de ses biens, de ses revenus, du fruit de son travail et de son industrie. Elle ajoute ensuite que nul genre de travail, de culture, de commerce, [II-369] ne peut être interdit à l'industrie des citoyens, et garantit ainsi à chacun la faculté de former des propriétés nouvelles. Enfin, après avoir fait connaître quels sont les droits naturels que la constitution garantit, elle déclare que, lorsque le gouvernement viole les droits du peuple, l'insurrection est pour le peuple, et pour chaque portion du peuple, le plus sacré des droits et le plus indispensable des devoirs.

Ces dispositions, à l'exception de la dernière, ont été de nouveau proclamées par la constitution du 5 fructidor an III (22 août 1795). Ainsi, on déclare, par cette constitution, que les droits de l'homme en société sont la liberté, l'égalité, la sûreté, la propriété. L'on définit la propriété, le droit de jouir et de disposer de ses biens, de ses revenus, du fruit de son travail et de son industrie. Enfin, on déclare que la constitution garantit l'inviolabilité de toutes les propriétés, ou la juste indemnité de celles dont la nécessité publique, légalement constatée, exigerait le sacrifice [106].

La constitution consulaire, du 22 frimaire an VIII (13 décembre 1799), est muette sur la propriété en général, comme sur tous les droits que les constitutions antérieures avaient garantis. Il semble que les auteurs de cette constitution [II-370] prévoyaient que bientôt ils auraient à rétablir la confiscation dans le Code pénal, et qu'ils écartaient d'avance les obstacles qui auraient pu s'opposer à l'accomplissement de leurs projets.

Le Code civil définit la propriété, le droit de jouir et de disposer des choses de la manière la plus absolue, pourvu qu'on n'en fasse pas un usage prohibé par les lois ou par les réglemens. Il déclare, de plus, que nul ne peut être contraint de céder sa propriété, si ce n'est pour cause d'utilité publique, et moyennant une juste et préalable indemnité [107].

Enfin, la charte de 1814, amendée en 1830, déclare que toutes les propriétés sont inviolables, sans aucune exception de celles qu'on appelle nationales, la loi ne mettant aucune différence entre elles; et que l'État peut exiger le sacrifice d'une propriété pour cause d'intérêt public légalement constaté, mais avec une indemnité préalable [108].

Il résulte des dispositions qui précèdent que, par les constitutions de 1791, de 1793, de 1795, comme par la charte de 1814, on a voulu mettre toutes les propriétés hors des atteintes qui pourraient y être portées, non-seulement par les particuliers, mais par les divers pouvoirs de l'État. [II-371] On a voulu qu'elles fussent à l'abri des entreprises des Chambres et du roi, aussi bien que des attaques des ministres et de leurs agens; car une constitution n'est pas moins obligatoire pour les pouvoirs qui font les lois, que pour ceux qui les exécutent. L'autorité publique doit donc protéger les propriétés comme les personnes; mais elle ne donne pas l'existence aux unes plus qu'elle ne la donne aux autres.

La propriété n'a pas changé de nature depuis 1789; et cependant on ne l'a pas toujours définie de la même manière. En faisant l'analyse des divers élémens qui la constituent, j'ai précédemment fait voir qu'en général, les hommes désignent par ce mot certaines choses considérées relativement à certaines personnes, et dont la jouissance et la disposition sont assurées à celles-ci, par l'autorité publique. C'est dans le même sens que ce mot est entendu par les lois qui garantissent à chacun la disposition de ses biens, et qui répriment les atteintes qui y sont portées. Il est clair, par exemple, que la loi qui détermine les conditions sous lesquelles une personne peut être obligée de céder à l'État sa propriété, pour cause d'utilité publique, entend, par ce mot, certains objets matériels, tels que des fonds de terre ou des maisons. Il n'est pas moins évident que les lois qui répriment les atteintes à la propriété, entendent généralement, par [II-372] la même expression, des choses matérielles. Les voleurs qui dévalisent un voyageur ne portent atteinte à ses droits qu'en s'emparant de choses matérielles qui sont sa propriété.

Cependant les définitions données de la propriété, soit par les constitutions de 1795 et de 1795, soit par le Code civil, la font consister, non dans les choses dont on a le droit de jouir et de disposer, mais dans le droit de jouir et de disposer des choses. Cette différence dans les expressions n'est pas, comme on pourrait être tenté de le croire, sans importance. Il est facile d'observer comment se forment, se conservent et se transmettent ces choses, auxquelles nous donnons le nom de propriétés ; mais il est moins aisé d'observer comment se forment se conservent et se transmettent ce qu'on appelle des droits. Les hommes qui, chez une nation, sont investis du pouvoir de faire des lois, n'éleveront jamais la folle prétention d'être les créateurs des choses que nous appelons des propriétés. On ne trouverait point étrange qu'ils se prétendissent les créateurs de tous les droits; il n'est même pas très-rare de voir de pareilles prétentions se manifester.

, Si la définition du Code civil était admise, il s'en suivrait que la puissance législative, et même les simples agens du gouvernement, pourraient disposer des propriétés de la manière la plus absolue, [II-373] sans crainte d'être accusés d'y porter atteinte. Une loi qui défendrait à une personne de semer dans sa terre aucune espèce de grains, d'y planter des vignes ou des arbres, d'y élever aucune construction, ou qui lui interdirait de la vendre, de l'échanger, de la donner, ne serait pas une atteinte à la propriété. Ne pourrait-on pas dire, en effet, après qu'elle aurait été rendue, comme auparavant, que le propriétaire a le droit de jouir et de disposer de sa chose de la manière la plus absolue, pourvu qu'il n'en fasse pas un usage prohibé par les lois? Une personne pourrait donc être dépouillée de presque tous les avantages de la propriété, sans que la définition du Code civil cessât d'être exacte, et qu'on eût besoin de la modifier. Ce n'est pas seulement par des lois que les propriétés pourraient être réduites à rien, mais aussi par des réglemens.

La définition du Code civil est tellement inexacte, qu'elle peut s'appliquer à toute autre chose qu'à l'objet défini, et que les gouvernemens les plus despotiques pourraient l'adopter sans lui faire subir aucune modification, et sans craindre qu'elle leur fit éprouver aucune entrave. Un fermier, un usufruitier, un usager, ont le droit de jouir et de disposer de la manière la plus absolue de la chose qu'ils détiennent à titre de ferme, d'usufruit ou d'usage, pourvu qu'ils n'en fassent pas un usage [II-374] prohibé par les lois ou par les réglemens. Les Egyptiens, écrasés sous le poids des monopoles, peuvent, comme nous, jouir et disposer de leurs biens de la manière la plus absolue, pourvu qu'ils n'en fassent pas un usage prohibé par les lois et par les réglemens de leur pacha [109].

Il ne faut pas être surpris si les hommes qui ont tenté de donner, en quelques lignes, une définition exacte et complète de la propriété, ont tous échoué; une telle définition ne me semble pas possible, moins d'y consacrer plusieurs volumes. Il faut ajouter que l'influence des lois romaines, des doctrines du moyen-âge, et des erreurs de quelques grands écrivains, suffisaient pour égarer les meilleurs esprits.

Les définitions données par la puissance législative peuvent être utiles, quand elles renferment un commandement ou une défense, ou qu'elles ont pour objet de déterminer des actes qu'on est tenu d'exécuter ou de s'interdire; mais quand elles n'ont pas d'autre objet que de faire connaître la nature des choses, elles sont inutiles et dangereuses; [II-375] il faut les laisser à la science. En fait de doctrines, un législateur n'a pas plus d'autorité qu'un simple particulier, à moins qu'on ne commence par admettre en principe qu'il est infaillible.

 


 

[II-376]

CHAPITRE XLIX.
Examen critique des dispositions du Code civil sur la nature de la propriété.

Si les observations que j'ai déjà faites ne suffisaient pas pour pas pour démontrer que la nature et les fondemens de la propriété n'ont jamais été bien observés par les jurisconsultes ou par les législateurs qui s'en sont occupés, ce qui me reste à dire, sur ce sujet, rendrait la démonstration complète.

J'ai précédemment fait observer que partout où l'homme n'a pas la certitude de jouir et de disposer des biens qu'il a créés ou légitimement acquis, il ne se forme plus de propriétés nouvelles; que celles qui ont été anciennement créés dépérissent plus ou moins rapidement, et que la population s'éteint à mesure que ses moyens d'existence disparaissent.

De là, j'ai tiré la conséquence qu'une nation ne se conserve et ne prospère qu'en garantissant à chacun de ses membres la faculté de jouir et de disposer des valeurs qu'il a formées ou régulièrement [II-377] acquises, et de tous les produits qu'il peut en retirer, de quelque nature qu'ils soient.

Mais il arrive quelquefois qu'une chose qui appartient à une personne, reçoit un accroissement de valeur, soit par suite des travaux d'une autre personne, soit par des circonstances fortuites, indépendantes de toute volonté; il arrive aussi que diverses propriétés se mêlent ou se confondent de manière à ne pouvoir plus être séparées.

Les jurisconsultes anciens et les jurisconsultes modernes ont été fort embarrassés lorsque des cas pareils se sont présentés, et qu'ils ont été appelés à rendre à chacun le sien; ils n'ont même pas toujours su déduire les conséquences les plus simples des principes qu'ils avaient admis sur la propriété. Parmi les décisions qu'ils ont rendues, un grand nombre ont manqué de justesse, et celles dont la justesse ne peut être contestée, ont été rarement fondées sur de bonnes raisons.

Pour donner une bonne solution des questions qui les ont embarrassés, et surtout pour voir le vide des motifs sur lesquels leurs décisions ont été fondées, il suffira de bien observer la nature des choses, et de savoir en déduire les conséquences qui en découlent naturellement.

Toute propriété sé compose, ainsi qu'on l'a vú, de plusieurs élémens; en général, ce mot désigne une chose ayant les qualités qui la rendent [II-378] propre à satisfaire médiatement ou immédiatement quelques-uns de nos besoins considérée relativement à une ou à plusieurs personnes qui ont la faculté d'en jouir et d'en disposer, et garantie à ces mêmes personnes par les dispositions des lois, et par la puissance publique.

Cela étant entendu, si l'on nous demandait à qui appartiennent les fruits de tels arbres, le blé de tel champ, le fourrage de tel pré, nous serions peu embarrassés pour répondre; il nous semblerait évident que le fruit produit par une chose appartient en général au propriétaire de la chose, s'il ne l'a pas aliénée.

Si l'on allait plus loin, et si l'on voulait savoir les motifs de cette décision, nous les trouverions dans les élémens même qui constituent la propriété; nous remarquerions que la faculté de jouir d'une chose est une des conditions essentielles de la propriété, et qu'il n'y a pas d'autres moyens de jouir d'une terre que d'en percevoir les fruits par soi-même ou par la main d'autrui.

Si la même question était adressée à un jurisconsulte qui, au lieu d'observer la nature des choses, n'aurait étudié que des livres de jurisprudence, sa décision, qui serait la même au fond, serait fondée sur un autre motif; il nous apprendrait que les fruits naturels ou industriels de la terre, les fruits civils, tels que les loyers des maisons et [II-379] l'intérêt des capitaux, appartiennent au propriétaire par droit d'accession.

Mais, si nous voulions à notre tour aller plus loin, si nous voulions savoir ce que c'est que le droit d'accession, et pourquoi il y a un droit d'accession, plutôt qu'un droit d'attraction, de gravitation ou de génération, il serait fort difficile de donner une réponse satisfaisante.

Je fais cette observation, d'abord, parce qu'en jurisprudence rien n'est plus commun que de s'imaginer qu'on a donné une raison sans réplique, quand on a prononcé un mot qui n'a point de sens; et, en second lieu, pour faire remarquer qu'il suffit de l'emploi d'une expression vicieuse, pour rompre le fil des idées, et rendre impossible tout bon raisonnement.

Lorsqu'un gouvernement rédige un corps de lois, et qu'il veut qu'elles soient bien entendues, il doit, ce me semble, exposer les principes généraux sur chaque matière, dans les termes les plus clairs possibles, et laisser aux jurisconsultes et aux magistrats le soin d'en déduire les conséquences, et d'en faire l'application; s'il se méfie de l'intelligence des hommes pour lesquels ses lois sont faites, et s'il veut lui-même déduire les conséquences des principes qu'il a établis, il doit les donner pour ce qu'elles sont, pour des déductions des maximes qu'il a consacrées.

[II-380]

Ce n'est pas ainsi qu'ont procédé les auteurs du Code civil, quand ils ont traité de la propriété ; ils ont commencé par établir quelques dispositions générales, et ils en ont ensuite présenté les développemens comme des principes d'une nature toute différente.

Il résulte de là que les principes généraux semblent ne conduire à rien, et peuvent être considérés comme des vérités stériles, et que les con séquences ne reposent sur aucune raison qu'on puisse assigner.

Le deuxième titre du livre second du Code civil est consacré à établir des règles sur la propriété. Dans un premier article, on définit la propriété : Le droit de jouir et de disposer des choses de la manière la plus absolue, pourvu qu'on en fasse pas un usage prohibé par les lois ou par les réglemens. On déclare, par un second article, que nul ne peut être contraint de céder sa propriété, si ce n'est pour cause d'utilité publique, et moyennant une juste et préalable indemnité. Enfin, dans une troisième, on reconnaît que la propriété d'une chose, soit mobilière, soit immobilière, donne droit sur tout ce qu'elle produit, et sur tout ce qui s'y nuit, soit naturellement, soit artificiellement.

On voit, dans la définition de la propriété, le droit de jouir et de disposer de la chose, et par conséquent le droit d'en percevoir les fruits; dans toutes les [II-381] langues, en effet, jouir exclusivement d'une chose c'est s'approprier les avantages qu'elle produit ; l'article qui déclare que la propriété d'une chose donne droit surtout ce qu'elle produit, n'est donc qu'une amplification de l'article par lequel la propriété a été définie.

Il me semble qu'après avoir admis en principe que tout propriétaire a le droit de jouir et de disposer de sa chose, et avoir expliqué que le droit de jouir d'une chose, soit mobilière ou immobilière, consiste dans la faculté de s'approprier tout ce qu'elle produit, il était inutile d'ajouter que les fruits naturels ou industriels de la terre, les fruits civils, le croît des animaux appartiennent au propriétaire ; cette explication d'une disposition fort claire était tout-à-fait sans objet.

Cependant, si l'on croyait qu'elle était bonne à quelque chose, il fallait la donner pour ce qu'elle était, pour l'application d'un principe qu'on venait de poser; après avoir dit que la propriété d'une chose, soit mobilière, soit immobilière, donne droit sur tout ce qu'elle produit, il fallait ajouter en conséquence, la propriété d'une terre donne droit à tous les fruits qui en proviennent; la propriété d'un animal donne droit au croît de cet animal.

Mais ce n'est pas ainsi qu'on a procédé; l'on a d'abord établi quelques principes généraux sur le [II-382] droit de propriété; puis est apparu tout à coup un droit d'une espèce nouvelle, le droit d'accession ; et celui-ci est bien plus considérable que le premier, si l'on en juge par le nombre des articles dans lesquels il est développé : le premier n'en a exigé que trois, tandis que le second en a demandé trente-et-un.

Du moment que le droit d'accession a paru, il n'est plus question du droit de propriété ; on traite successivement: 1° du droit d'accession sur ce qui est produit par la chose; 2º du droit d'accession sur ce qui s'unit et s'incorpore à la chose; 3º du droit d'accession relativement aux choses immobilières; 4º enfin, du droit d'accession relativement aux choses mobilières.

Il ne s'agit pas de rechercher ici ce que c'est que le droit d'accession, ni pourquoi l'accession produit un droit; les recherches auxquelles nous pourrions nous livrer à cet égard, n'auraient pas d'autres résultats que de nous faire voir que c'est un mot imaginé par des hommes qui n'avaient pas su observer la nature de la propriété, et en marquer les limites.

Les dispositions relatives à ce prétendu droit d'accession peuvent être divisées en plusieurs classes.

Quelques-unes ne sont que des explications des articles qui avaient défini la propriété; il est bien évident, par exemple, que les dispositions qui [II-383] attribuent au propriétaire de la terre les revenus qu'elle produit, au propriétaire d'une maison les revenus qu'elle donne, et au propriétaire d'un animal le croît de cet animal, ne sont que des explications des articles qui reconnaissent au propriétaire le droit de jouir de sa chose et de tout ce qu'elle produit.

Les dispositions qui déterminent les effets de la possession, qui déclarent, par exemple, que le simple possesseur ne fait les fruits siens que dans le cas où il possède de bonne foi; que, dans le cas contraire, il est tenu de rendre les produits avec la chose au propriétaire qui la réclame; que le possesseur est de bonne foi, quand il possède comme propriétaire, en vertu d'un titre translatif de propriété, dont il ignore les vices, et qu'il cesse d'être de bonne foi du moment où ces vices lui sont connus, reposent sur des principes que je n'ai pas exposés dans cet ouvrage, mais elles n'ont rien de commun avec ce qu'on est convenu d'appeler droit d'accession.

Il ne me paraît pas moins évident que la disposition qui déclare que la propriété du sol emporte la propriété du dessus et du dessous, n'est qu'une explication de la propriété qu'on a mal définie. Que serait, en effet, la propriété du sol, pour celui qui n'aurait la propriété, ni du dessus, ni du dessous? Quels sont les points auxquels le dessus et le dessous [II-384] commencent? Avoir le sol, sans dessus, ni dessous, c'est n'avoir rien du tout; c'est une ligne géométrique, une pure conception de l'esprit.

Lorsqu'on ajoute que la personne qui a la propriété du dessus et du dessous, peut faire au-dessus toutes les constructions et plantations qu'il juge à propos, et au-dessous toutes les constructions ou fouilles qu'il juge convenables, on explique tout simplement les termes qui reconnaissent au propriétaire le droit de disposer de sa chose de la manière la plus absolue; on commente la définition qu'on a donnée de la propriété; le prétendu droit d'accession n'est ici pour rien.

De ce que la propriété du sol emporte la propriété du dessus et du dessous, il suit nécessairement que toutes constructions, plantations et ouvrages sur un terrain ou dans l'intérieur, sont présumés faits par le propriétaire à ses frais, et lui appartenir, à moins que le contraire ne soit prouvé.

Il est, dans le même chapitre, des dispositions qui ont pour objet, non d'expliquer la définition qu'on a donnée de la propriété, mais de déterminer ce qui arrive quand une chose, qui appartient à une personne, reçoit des mains d'une autre, une augmentation de valeur, ou quand plusieurs choses appartenant à différens propriétaires, s'unissent de manière à ne former qu'un seul tout.

[II-385]

Les questions de ce genre ne peuvent embarrasser beaucoup les hommes qui admettent en principe que toute valeur appartient à celui qui l'a formée, et qu'il ne faut jamais enrichir une personne aux dépens d'une autre. Il suit, en effet, de là, que toutes les fois que, par ses travaux, un individu donne un accroissement de valeur à la propriété d'un autre, celui-ci ne doit reprendre sa chose qu'en payant à celui-là la valeur qu'il lui a donnée.

Si, par exemple, une personne cultive une terre qui ne lui appartient pas, le propriétaire n'en devra percevoir les fruits qu'à la charge de rembourser les frais de labours, travaux et semences, c'est-à-dire qu'il devra payer l'accroissement de valeur que les travaux d'autrui auront donné à sa propriété. L'inintelligible droit d'accession est ici tout-à-fait étranger.

Les jurisconsultes anciens et modernes ont été fort embarrassés, lorsqu'ils ont eu à résoudre des questions de propriété, nées de l'union ou du mélange de diverses choses appartenant à différens maîtres; si le droit d'accession n'était pas venu au secours de quelques-uns, accompagné de la distinction du principal et de l'accessoire, il est douteux qu'ils fussent sortis d'embarras.

Nous allons examiner, en ne consultant que la nature des choses, les principales questions qu'ils [II-386] ont résolues, et nous verrons si nous ne pouvons pas arriver à des solutions plus justes, et surtout plus faciles.

Un homme fait construire une maison sur un fonds dont il est propriétaire; mais il emploie des matériaux qui ne sont point à lui. Que déciderat-on en pareil cas? La maison sera-t-elle démolie, et les matériaux rendus à la personne à laquelle ils appartenaient? Si la maison ne doit pas être démolie, appartiendra-t-elle au propriétaire des matériaux, ou au propriétaire du sol, qui l'a fait construire?

Le Code civil décide que c'est au propriétaire du fonds qui l'a fait bâtir; et qu'il paiera la valeur des matériaux qu'il a employés et qui sont devenus sa propriété ; mais en vertu de quel droit? En vertu du droit d'accession. Il resterait à savoir pourquoi l'accession ne donne pas au propriétaire des matériaux la propriété des valeurs qui y sont ajoutées ; mais on ne s'avise guère d'examiner des questions de cette nature.

En examinant les divers élémens qui constituent une propriété, il serait facile de trouver des raisons un peu plus satisfaisantes que le droit d'accession. Un des principaux élémens qui forment une propriété, est la valeur qui se trouve dans la chose que nous désignons par ce nom. Or, nous avons admis que toute valeur appartient à celui qui l'a [II-387] créée. Une personne qui emploie des matériaux pour construire une maison, en augmente la valeur de tout ce que la main-d'œuvre y ajoute. On ne pourrait la condamner à les rendre, sans or donner la destruction d'une valeur considérable; il y aurait une double perte: celle des frais de construction, et celle des frais de démolition: Ces pertes ne seraient profitables pour personne; elles seraient un mal qui ne serait compensé par aucun bien. On ne devait donc pas ordonner que la maison serait démolie.

Mais auquel des deux propriétaires la maison doit-elle être adjugée? à celui des matériaux, ou à celui qui l'a fait construire sur son fonds? Il suffit pour résoudre cette question, d'examiner quelle est la décision qui produira le plus d'avantages et le moins d'inconvéniens.

Il est certain d'abord que la maison convient au propriétaire du sol, puisqu'il l'a fait construire, et qu'il a eu la faculté de l'accommoder à ses besoins, ou même à ses fantaisies; il ne serait pas également sûr qu'elle convient au propriétaire des matériaux: elle a donc pour le premier une valeur qu'elle pourrait ne pas avoir pour le second.

Il n'est presque pas possible que celui qui a fait construire la maison, ait pris à une seule personne tous les matériaux qu'il a employés; il peut avoir pris la pierre, ou la chaux, ou le bois, ou le fer, [II-388] ou la tuile; mais il ne saurait lui avoir tout pris. Or, si l'on fait le calcul de la valeur du fonds, de celle de la main-d'œuvre, et des matériaux qui n'ont été enlevés à personne, ou dont la valeur a été payée, on trouvera que celui qui a fait faire la construction a, dans la valeur de la maison, une part plus grande que celui auquel une partie plus ou moins grande des matériaux appartenait.

Si donc il faut que l'un des deux paie à l'autre la part qu'il a dans la maison, il faut laisser la nouvelle propriété à celui qui aura le plus petit remboursement à faire. Il est probable que celui qui fait construire une maison, a le moyen de payer les matériaux qui lui sont nécessaires ; il ne serait pas aussi sûr que le propriétaire de certains matériaux eût le de la valeur de la maison à la consmoyen payer truction de laquelle ils auraient été employés.

Enfin, il en est des matériaux propres à construire une maison, comme de toutes les choses qui peuvent être multipliées par l'industrie humaine; pourvu qu'on ait de l'argent pour en acheter, rien n'est aussi facile que de remplacer ceux qu'on a perdus. Si donc le propriétaire du fonds paie au propriétaire des matériaux la valeur qu'ils avaient, celui-ci pourra se procurer des choses exactement semblables à celles dont il a été privé. Si, au contraire, le propriétaire des matériaux gardait la maison, en payant la valeur qui n'est point à lui [II-389] le propriétaire du fonds, par les soins duquel elle a été construite, ne pourrait pas en avoir une autre dans la même situation.

Il y a donc des raisons très-fortes pour que la maison ne soit pas démolie, et qu'elle reste à celui qui l'a fait construire, moyennant qu'il rembourse la valeur des matériaux, et qu'il répare les dommages qu'il a causés; mais le droit d'accession n'est pour rien dans la question.

Ce droit prétendu a conduit à une solution juste dans le cas que je viens de supposer; mais on se tromperait si l'on pensait qu'il y conduit toujours. Voici un cas qui peut se présenter plus fréquemment, et où le droit d'accession me semble loin d'être infaillible.

Un homme se croit propriétaire d'un fonds qui appartient à une autre personne : il y fait apporter des matériaux dont il a payé la valeur, et y fait construire une maison.

Auquel des deux la propriété nouvelle sera-t-elle adjugée? Si nous consultons le droit d'accession, il nous dira que la propriété de la maison doit rester au maître du sol; mais si nous consultons le bon sens, il n'est pas sûr qu'il nous donne toujours la même solution.

Les jurisconsultes ont ici prévu deux cas : celui où l'individu qui a fait construire la maison était [II-390] possesseur du sol de bonne foi, et celui où il était possesseur de mauvaise foi.

Dans le premier cas, ils décident que la maison appartient au propriétaire du sol; mais qu'il est tenu ou de rembourser la valeur des matériaux et du prix de la main-d'œuvre, ou de rembourser une somme égale à celle dont le fonds a augmenté de valeur.

Pourquoi, dans ce cas, la maison appartiendrat-elle au propriétaire du fonds? Est-ce parce qu'elle lui convient mieux qu'à celui qui l'a construite avec ses propres matériaux? Cela n'est guère probable. Il est bien sûr qu'elle convient à celui-ci, puisqu'il l'a faite; mais il ne l'est pas du tout qu'elle convient à celui-là.

La maison serait-elle adjugée au propriétaire du sol, par la raison que le sol a plus de valeur que la maison? Cela peut arriver quelquefois; mais cela n'est pas commun.

Une maison d'une valeur immense peut être élevée sur un terrain presque sans valeur. Supposons que le cas arrive: un riche propriétaire fait bâtir un château sur l'un des confins de sa terre où il a une belle vue. Lorsque le château est construit, il est constaté que le sol sur lequel il se trouve appartient à un homme sans fortune. Quel sera le parti que cet homme pourra prendre?

Il n'en est que deux : il faudra qu'il paie la [II-391] valeur du château, ou qu'il abandonne son fonds sans indemnité. Il ne pourra demander ni la suppression du bâtiment, ni le paiement du sol sur lequel il aura été élevé. Cela n'est guère conforme au bon sens, à la justice; mais c'est ainsi que l'ordonne le droit d'accession, consacré par l'art. 555 du Code civil.

Un autre exemple fera mieux comprendre encore combien il importe de consulter toujours la nature des choses, et de ne pas se laisser dominer par des mots qui souvent n'ont aucun sens.

Supposons qu'un homme possède un terrain dont il se croit réellement propriétaire, quoique sa possession ne réunisse pas toutes les conditions que la loi demande pour qu'il soit réputé de bonne foi; car il peut y avoir bonne foi dans le vrai sens du mot, quoiqu'il n'y ait pas bonne foi dans le sens légal.

Supposons, dis-je, que cet homme qui se croit mal à propos propriétaire, fasse construire un bâtiment sur le terrain qu'il croit lui appartenir : à qui appartiendra la propriété de ce bâtiment et du sol sur lequel il est établi?

Le propriétaire du sol a deux partis à prendre : il peut demander la suppression du bâtiment sans indemnité, ou bien il peut le retenir; mais, dans ce dernier cas, il doit rembourser la valeur des matériaux et le prix de la main-d'œuvre.

[II-392]

Qu'un bâtiment d'une valeur de cinq cent mille francs ou d'un million soit construit sur un terrain d'une valeur de dix ou douze mille francs, comme cela arrive souvent dans une grande ville; qu'une manufacture qui fournira des moyens d'existence à un village entier, soit élevée sur un terrain propre à servir de pâturage à quelques moutons; mais que le capitaliste qui aura fait construire le bâtiment ne soit pas propriétaire du sol, et qu'il ne réunisse pas toutes les conditions requises pour être réputé de bonne foi, toute la propriété nouvellement créée devra être détruite, sans qu'il en reste le moindre vestige, si le propriétaire du sol le veut ainsi.

Le fabricant, sa famille, ses créanciers, les habitans du pays qu'il faisait exister, seront peut-être ruinés: n'importe, le sol n'eût-il qu'une valeur de cinquante francs, le propriétaire sera satisfait.

On peut dire, sans doute, que cette disposition a été dictée par un sentiment profond du respect qu'on doit à la propriété; mais il y a ici deux propriétés en conflit : l'une, que nous supposons de la valeur de cent cinquante ou de deux cents francs, et l'autre, que nous supposons de cinq cent mille francs ou d'un million. Or, détruire une valeur d'un million de francs, en faveur d'une valeur de deux cents francs, est une singulière manière de respecter la propriété.

[II-393]

Ajoutons qu'il pourrait arriver que la propriété de cinq cent mille francs ou d'un million, fût affectée au paiement de créances dues à des mineurs, à des femmes ou à d'autres personnes fort innocentes de la prétendue mauvaise foi de celui qui aurait fait construire le bâtiment.

Mais ce n'est pas tout: supposons que le propriétaire du sol soit honnête homme, et qu'il veuille retenir le bâtiment, au lieu d'en demander la suppression; quelle est la valeur qu'il devra payer pour en rester propriétaire?

Il ne suffira pas de payer la valeur actuelle; il faudra qu'il paye tout ce qu'il aura coûté en matériaux et en main-d'œuvre. Si, par exemple, le bâtiment ne valait que cinq cent mille francs, et qu'il eût coûté un million, le propriétaire du sol ne pourrait le retenir qu'en payant un million. Il n'en serait pas ainsi dans le cas où le constructeur du bâtiment serait réputé de bonne foi dans ce cas, le propriétaire du sol aurait le choix de payer les matériaux et la main-d'œuvre, ou la valeur actuelle du bâtiment. Or, conçoit-on que la mauvaise foi du constructeur du bâtiment prive le propriétaire du sol d'une faculté qu'il aurait dans le cas où il y aurait eu bonne foi?

Il est vrai que si la loi le prive de la faculté de garder le bâtiment, en en payant la juste valeur, elle l'autorise à le faire supprimer sans indemnité, [II-394] et qu'elle lui donne ainsi le moyen de faire capituler son adversaire; mais on ne saurait voir dans tout cela ni raison ni justice.

Les diverses questions de propriété auxquelles peuvent donner naissance les modifications que font subir les fleuves et les rivières aux héritages qui les bordent, sont résolues par le droit d'accession. En traitant ces questions, dans un des chapitres qui précèdent, j'ai fait connaître les véritables motifs des solutions qui en ont été données.

C'est aussi par le droit d'accession que le Code civil résout la question de savoir à qui appartiennent les pigeons, lapins et poissons qui passent dans un autre colombier, garenne ou étang; il décide qu'ils appartiennent au propriétaire de ces objets, pourvu qu'ils n'y aient point été attirés par fraude et artifice.

 


 

[II-395]

CHAPITRE L.
Du mélange de propriétés mobilières appartenant à différens maîtres.

Si le droit d'accession a jeté dans l'embarras les jurisconsultes qui l'ont imaginé ou adopté, quand ils en ont fait l'application à des propriétés immobilières, il a fait naître des difficultés bien plus graves quand ils ont voulu l'appliquer à des propriétés mobilières.

Quand il est question d'immeubles, il est facile de voir quelle est, entre deux choses, celle qui va s'ajouter à l'autre ; s'il s'agit, par exemple, de prononcer sur la propriété d'une maison construite sur le fonds d'autrui, on ne peut pas mettre en doute si ce sont les matériaux qu'on a placés sur le fonds, ou si c'est le fonds qu'on a placé sous les matériaux. Il y a là un fait évident que l'homme le moins intelligent est capable de reconnaître; ce fait, il est vrai, ne devrait avoir qu'une bien faible influence sur la solution de questions de propriété; mais on conçoit cependant que les jurisconsultes lui aient donné une certaine importance.

Mais, lorsque des choses mobilières se réunissent [II-396] pour ne former qu'un seul tout, ou qu'une personne fait une chose nouvelle avec une matière qui appartient à une autre personne, quel est celui des deux propriétaires au profit de qui le droit d'accession se prononcera? S'il s'agit, par exemple d'un couteau, est-ce la propriété du manche qui entraînera la propriété de la lame, ou la propriété de la lame qui entraînera la propriété du manche par droit d'accession? Si, d'un bloc de marbre qui ne lui appartient pas, un sculpteur fait une belle statue, à qui, du statuaire ou du propriétaire du marbre, appartiendra le nouvel objet produit? Si le blé de mon voisin se mêle au mien, auquel des deux appartiendra le mélange? Les questions de ce genre ont fort embarrassé les jurisconsultes romains; et lorsque les jurisconsultes modernes les ont abordées, ils ont eu bien de la peine à découvrir des principes propres à en donner la solution.

Il semble qu'aucune question n'a paru plus difficile à résoudre aux jurisconsultes de Rome, que celle de savoir à qui l'on doit adjuger une chose qu'une personne a faite avec une matière dont une autre avait la propriété. Les uns pensaient qu'il fallait l'adjuger au propriétaire de la matière, attendu que, sans matière, il ne peut pas exister de forme; les autres estimaient qu'il fallait l'adjuger à celui qui avait donné à la matière une forme [II-397] nouvelle, attendu qu'il n'y a point de matière sans forme.

Justinien se plaçant entre les deux sectes, n'adopta l'opinion ni de l'un ni de l'autre. Si la matière, dit-il , peut être réduite à sa première forme, la chose doit être adjugée au propriétaire de la matière ; si elle ne peut pas y être réduite, la chose appartient à l'auteur de la nouvelle forme. Quant à la question de savoir quel est l'intérêt des parties, ou quelle est celle des deux qui a la plus grande part dans la valeur de la chose produite, Justinien ne s'en occupe pas plus que les jurisconsultes entre lesquels il vient interposer son autorité, et sa décision n'est ni moins arbitraire, ni moins absurde que les leurs.

Le nouvel objet fabriqué se compose-t-il d'une matière fusible, d'or, d'argent, de bronze, de fer ou d'acier? Il appartient au propriétaire de la matière, quelque grande que soit d'ailleurs la valeur que l'artiste lui a donnée. Se compose-t-il de bois, de marbre, ou de toute autre matière qui ne peut pas être rendue à sa première forme, il faut l'adjuger à celui qui l'a fabriqué. Un artiste fait une statue équestre du plus grand prix avec du bronze dont il n'a pas la propriété; c'est le propriétaire de la matière auquel on adjugera l'ouvrage. Un autre transforme une pièce de bois en une paire de sabots, et il devient ainsi propriétaire de la [II-398] matière. Quel était le fondement de cette décision? Justinien lui-même n'aurait su le dire.

Les rédacteurs du Code civil ont rejeté les subtiles et puériles distinctions des jurisconsultes romains; mais comme ils n'avaient pas, sur l'origine et la nature de la propriété, des idées plus claires que celles de leurs prédécesseurs, il ne leur a pas été possible de découvrir des principes généraux applicables à toutes les questions qui pourraient se présenter. L'embarras dans lequel les a jetés le droit d'accession, relativement aux choses mobilières, se manifeste dès le premier article du chapitre.

« Le droit d'accession, disent-ils, quand il a pour objet deux choses mobilières appartenant à deux maîtres différens est entièrement subordonné aux principes de l'équité naturelle. Les règles suivantes serviront d'exemple. »

Pourquoi le droit d'accession est-il subordonné aux principes de l'équité naturelle, quand il a pour objet des choses mobilières, plutôt que lorsqu'il a pour objet des choses immobilières ? Ces principes, bons pour résoudre les questions auxquelles certaines propriétés peuvent donner naissance, seraient-ils mauvais, quand il s'agit de résoudre les questions que font naître des propriétés d'un autre genre? Les propriétaires de fonds de terre seraientils au-dessus des principes de l'équité naturelle, [II-399] et faut-il que les règles de la justice ne soient applicables qu'aux propriétaires d'objets mobiliers?

Les rédacteurs du Code civil ont donc voulu que ce qu'ils appellent droit d'accession fût subordonné aux principes de l'équité naturelle, dans les cas seulement où il a pour objet deux choses mobilières appartenant à deux maîtres; ils ont voulu qu'il cessât d'être subordonné à ces principes, toutes les fois qu'il aurait pour objet des choses immobilières, ou une chose immobilière et une chose mobilière.

Mais, puisqu'ils admettaient, dans certains cas, des principes supérieurs au droit d'accession; puisque ces principes doivent servir à résoudre les questions auxquelles donne naissance le mélange de diverses propriétés appartenant à différens maîtres, pourquoi ne les a-t-on pas clairement indiqués? Etaient-ils moins clairs ou plus difficiles à trouver que le droit d'accession, auxquels on dit qu'ils sont supérieurs? c'est parce qu'on n'avait pas des idées bien claires, soit sur l'origine, soit sur la nature des propriétés.

Ne pouvant énoncer clairement les principes dont les magistrats auraient à faire l'application, les rédacteurs du Code ont tenté de leur donner au moins des exemples. Les règles suivantes, ont-ils dit, serviront d'exemple au juge pour se déterminer [II-400] dans les cas non prévus, suivant les circonstances particulières.

Cette manière de s'exprimer est loin d'être exacte. On peut bien dire et l'on dit même souvent qu'un exemple sert de règle; mais on ne peut pas dire, en droit, qu'une règle servira d'exemple pour juger des cas différens de ceux qu'elle a déterminés. Si les cas à juger sont les mêmes qu'on a prévus, la règle n'est pas un exemple, elle est une loi; s'ils sont différens, la règle n'apprend plus rien; elle n'est pas même un exemple; il faut recourir à d'autres principes.

Par les règles qu'il donne comme exemples, le Code civil décide que, lorsque deux choses appartenant à différens maîtres, qui ont été unies de manière à former un tout, sont néanmoins séparables, en sorte que l'une puisse subsister sans l'autre, le tout appartient au maître de la chose qui forme la partie principale, à la charge de payer à l'autre la valeur de la chose qui a été unie; et l'on entend par la partie principale celle à laquelle l'autre n'a été unie que pour l'usage, l'ornement et le complément de la première. Si néanmoins la chose unie était beaucoup plus précieuse que la principale, et si elle avait été employée à l'insu du propriétaire, celui-ci pourrait demander que la chose unie fût séparée, pour lui être rendue, même quand il pourrait en résulter quelques [II-401] dégradations de la chose à laquelle elle aurait été jointe.

Si de deux choses unies pour former un seul tout, l'une ne peut point être regardée comme l'accessoire de l'autre, celle-là est réputée principale qui est la plus considérable en valeur, ou en volume, si les valeurs sont à peu près égales.

Si un artisan ou une personne quelconque a employé une matière qui ne lui appartenait pas, à former une chose d'une nouvelle espèce, soit que la matière puisse ou non reprendre sa première forme, celui qui en était le propriétaire a le droit de réclamer ce qui en a été formé, en remboursant le prix de la main-d'œuvre. Cependant, si la main-d'œuvre était tellement importante, qu'elle surpassât de beaucoup la valeur de la matière employée, l'industrie serait alors réputée la partie principale, et l'ouvrier aurait le droit de retenir la chose travaillée, en remboursant le prix de la matière au propriétaire.

Lorsqu'une personne a employé en partie la matière qui lui appartenait, et en partie celle qui ne lui appartenait pas, à former une chose d'une espèce nouvelle, sans que ni l'une ni l'autre des deux matières soient entièrement détruites, mais de manière qu'elles ne puissent pas se séparer sans inconvénient, la chose est commune aux deux propriétaires, en raison, quant à l'un, de la matière [II-402] qui lui appartenait; quant à l'autre, en raison à la fois de la matière qui lui appartenait, et du prix de sa main-d'œuvre.

Lorsqu'une chose a été formée par le mélange de plusieurs matières appartenant à différens propriétaires, mais dont aucune ne peut être regardée comme la matière principale, si les matières peuvent être séparées, celui à l'insu duquel les matières ont été mélangées, peut en demander la division. Si les matières ne peuvent plus être séparées sans inconvénient, ils en acquièrent en commun la propriété dans la proportion de la quantité, de la qualité et de la valeur des matières appartenant à chacun d'eux. Si la matière appartenant à un des propriétaires, était de beaucoup supérieure à l'autre par la quantité et le prix, le propriétaire de la matière supérieure en valeur pourrait réclamer la chose provenant du mélange, en remboursant à l'autre la valeur de sa matière. Lorsque la chose reste en commun entre les propriétaires des matières dont elle a été formée, elle doit être licitée au profit commun.

Dans tous les cas, où le propriétaire de la matière qui a été employée à son insu à former une chose d'une autre espèce, peut réclamer la propriété de cette chose, il a le choix de demander la restitution de sa matière en même nature, quantité, poids, mesure et bonté ou valeur.

[II-403]

Ceux qui ont employé des matières appartenant à d'autres, et à leur insu, peuvent aussi être condamnés à des dommages-intérêts, s'il y a lieu, sans préjudice de poursuites extraordinaires, s'ils se sont rendus coupables de quelque délit.

On a vu, dans le chapitre précédent, que lorsqu'il s'agit de choses immobilières, le Code civil distingue le possesseur de bonne foi de celui qui n'est pas de bonne foi, dans le sens légal. Nous ne trouvons pas ici la même distinction: la position de celui qui fait usage de la matière d'autrui pour composer une chose nouvelle, sachant que cette matière ne lui appartient pas, n'est pas plus mauvaise, si, d'ailleurs, il n'a commis aucun délit, qu'elle ne le serait s'il avait cru être propriétaire de la matière dont il a fait usage. Dans les deux cas, il doit payer la valeur de la matière dont il s'est servi et payer les dommages-intérêts qu'il a causés; mais il ne doit rien au-delà. S'il a commis un délit, il doit en étre puni, soit par une amende, soit autrement; mais sa bonné foi ne peut nuire, ni sa mauvaise foi profiter au propriétaire de la matière.

Dans l'examen des questions qui peuvent naître de l'union de plusieurs choses appartenant à différens maîtres, ou du travail exercé par une personne sur une matière qui appartient à une autre, il est quelques principes qu'il faut ne jamais perdre [II-404] de vue, si l'on ne veut pas courir le risque de s'égarer.

Il faut, par exemple, ne jamais oublier que toute personne est propriétaire de la valeur à laquelle elle donne naissance, ou qu'elle a régulièrement reçue de la part du propriétaire pour en jouir et en disposer; que, si des choses appartenant à différens maîtres ont été unies pour n'en former qu'une seule, sans le concours de leurs volontés, et si elles peuvent être séparées, sans qu'il en résulte aucune destruction de valeur pour personne, il faut rendre à chacun ce qui lui appartient; que si elles ne peuvent être séparées sans qu'il en résulte une destruction de valeur, il faut, en général, adjuger la chose à celui qui l'a formée, comme étant celui à qui elle convient le mieux, ou du moins à celui qui, pour avoir la chose, a le moins à payer à l'autre ; que, dans aucun cas, il ne faut ordonner une destruction de valeur, qui ne serait pas suivie d'un avantage au moins équivalent; que celui qui a commis un délit doit en porter la peine, mais que nul ne doit s'enrichir aux dépens d'un autre, ou être appauvri par le fait d'autrui.

 


 

[II-405]

CHAPITRE LI.
Des diverses manières dont une propriété peut être partagée.

UNE propriété peut devenir commune à plusieurs personnes par suite d'une multitude de circonstances: il ne s'agit pas ici de savoir quels sont les événemens qui peuvent la rendre commune; il s'agit seulement d'observer comment elle peut être divisée ou démembrée, et de déterminer les suites naturelles que doit avoir la division.

Un des principaux élémens de toute propriété est la puissance qu'elle a de nous procurer certaines jouissances, de satisfaire quelques uns de nos besoins: c'est par là qu'elle est surtout appréciée. Or il n'est aucun genre d'utilité qui ne puisse être commun à plusieurs personnes, et qui ne soit susceptible d'être divisé entre elles.

Une chose qu'on ne saurait partager matériellement, sans en détruire presque entièrement la valeur, telle qu'un cheval, une montre, une statue ou un tableau, peut cependant être commune à plusieurs personnes, et, dans la pratique, rien n'est plus facile que de s'en partager les avantages.

Pour déterminer les diverses manières dont une [II-406] propriété peut être partagée, il faut distinguer si elle est susceptible de produire des fruits, comme un champ, un pré, une vigne, ou si naturellement elle n'en produit aucun, comme une statue ou une pierre précieuse.

Si elle est susceptible de produire des fruits, comme une terre, les diverses manières dont on peut s'en partager les avantages, sont pre sque infinis: on peut faire le partage de la terre, des fruits, du temps de la jouissance, du fermage. Si l'on partage la terre, on peut diviser la superficie et la profondeur, de manière que chacun ait une part du dessus et du dessous. On peut aussi la diviser de manière que l'un ait la superficie, jusqu'à une certaine profondeur, et que l'autre ait le dessous pour y faire des constructions ou des fouilles. On peut la partager encore de manière que l'un en ait tous les produits, et que l'autre n'en retire qu'un avantage spécial, comme un droit de vue, un passage, un aqueduc, un égout.

Si, de sa nature, une chose est indivisible, comme un cheval, un tableau, une statue, il y a plusieurs manières de s'en partager les avantages: on peut diviser le temps de la jouissance, c'est-à-dire que chacun des propriétaires peut en avoir la possession entière pendant un temps déterminé; on peut la louer, et se partager le prix du loyer; on peut la vendre, et en partager la valeur.

[II-407]

Il n'est pas possible de déterminer ici les diverses manières dont toutes les propriétés peuvent être partagées; car il faudrait, pour cela, faire l'énumération des diverses espèces d'utilité qui peuvent se rencontrer dans chaque chose, et rechercher comment chaque espèce d'utilité peut être divisée il me suffit de faire observer que la part qu'on a dans une propriété, est en raison de l'utilité qu'on est en droit d'en retirer.

Lorsqu'une chose appartient à plusieurs personnes, chacune d'elles, disons-nous, est propriétaire de la part d'utilité qui lui revient; cette part est pour elle une véritable propriété. Cependant, les parts qui reviennent à chacun des co-propriétaires prennent souvent différentes dénominations; il importe de les remarquer, parceque nous sommes naturellement portés à croire que les choses changent de nature, toutes les fois qu'elles changent de noms. Cette erreur est si commune, que les hommes qui rédigent des lois ne savent pas toujours l'éviter: on en verra bientôt la preuve.

Une propriété appartient, je suppose, à deux personnes. Voulant la partager, elles conviennent que l'une en aura la jouissance exclusive pendant vingt années, et qu'à l'expiration de ce terme, l'autre en aura, à perpétuité, la jouissance et la disposition. Du moment que cette convention est accomplie, chacune des deux parties a sa part [II-408] de la chose, et cette part est pour elle une propriété dont elle peut disposer comme bon lui semble. Elle peut la vendre, l'échanger, la donner comme toute autre espèce de propriété.

Il n'est pas impossible que celui des deux propriétaires qui, pour sa part, a pris la jouissance exclusive de la chose, pendant un nombre d'années déterminée, ne soit mieux partagé que celui qui doit avoir plus tard le fonds en même temps que la jouissance. S'il s'agit, par exemple, d'un objet déterminé qui périt nécessairement par l'usage, comme un cheval, un meuble ou même une maison, celui qui a la jouissance pendant un certain nombre d'années, a une part plus considérable que celui qui n'a que la nue-propriété. Il en serait de même s'il s'agissait d'une terre ou d'un capital: une jouissance de trente années consécutives, par exemple, serait de beaucoup préférable à la nue-propriété.

Lorsqu'une chose se trouve ainsi partagée entre deux personnes de manière que l'une en a la jouissance exclusive pendant un nombre d'années déterminé, et que l'autre doit en avoir la jouissance et la disposition également exclusives, quand le temps pendant lequel le premier doit jouir est expiré, on donne le nom d'usufruit à la part dévolue au premier, et le nom de nue-propriété à la part dévolue au second.

[II-409]

Mais il ne faut pas perdre de vue qu'un usufruit, lorsqu'on le considère relativement à la personne à laquelle il appartient, est une véritable propriété, ou, si l'on aime mieux, une part considérable d'une de ces choses que nous désignons sous le nom de propriétés; l'usufruitier a le droit de jouir et de disposer de cette part comme bon lui semble, pourvu qu'il ne porte aucune atteinte aux droits de son copropriétaire.

Toutes les choses qui ont une valeur quelconque sont susceptibles d'être divisées de manière que l'un des propriétaires en ait la jouissance exclusive pendant un temps déterminé, et que l'autre en ait la jouissance et la disposition perpétuelles à l'expiration de ce temps. Les objets qui sé consomment par le premier usage qu'on en fait, comme le blé, le vin, le bois de chauffage, ne sont pas moins susceptibles que les autres de ce genre de division. Celui auquel l'usufruit de choses de ce genre est déféré, est tenu, non de les conserver, mais d'en rendre de même nature et de même valeur, à l'expiration du temps fixé pour la jouissance.

L'usufruit de choses qui se consomment par le premier usage qu'on en fait, n'est pas moins précieux que celui d'une maison, d'une terre ou d'une somme d'argent. La personne à laquelle il appartient a deux manières d'en jouir : l'une de les aliéner et de placer à intérêt le prix qu'il en a reçu ; [II-410] l'autre, de les consommer, et d'économiser ainsi les revenus dont elle aurait été obligée de faire la dépense. L'usufruit d'une somme de vingt mille francs pendant vingt ans, aurait infiniment plus de valeur que la nue-propriété de la même somme; car il donnerait à l'usufruitier vingt fois mille francs, et de plus l'intérêt composé.

Les auteurs du Code civil ont tenté de donner la définition de l'usufruit; mais ils n'ont pas mieux réussi que dans leur définition de la propriété. Suivant eux, l'usufruit est le droit de jouir des choses dont un autre a la propriété, comme le propriétaire lui-même, mais à la charge d'en conserver la substance.

Cette définition empruntée, en partie, au droit romain, renferme deux erreurs palpables [110]. L'usufruit est un démembrement, une fraction de la chose que nous appelons propriété, et cette fraction est plus ou moins considérable relativement à ce qui reste, selon que la durée de la jouissance doit être plus ou moins longue. Il résulte de là que, lorsqu'une chose est divisée entre deux personnes, de manière que l'une en a, pendant un temps donné, la jouissance exclusive, et que l'autre doit en avoir, à l'expiration de ce temps, la jouissance et la [II-411] disposition exclusives et perpétuelles, aucune des deux n'en a actuellement la propriété complète. Toutes les deux ont en réalité une fraction plus ou moins grande de la propriété.

Il ne faut pas oublier que, suivant la nature des choses, comme suivant la définition du Code civil, le droit de jouir et de disposer d'une chose, est au nombre des élémens essentiels de toute propriété. Mais, si le droit de propriété renferme nécessairement le droit de jouir d'une manière exclusive, il n'est pas vrai de dire que l'usufruit est le droit de jouir d'une chose dont un autre a la propriété. Ce serait dire, en d'autres termes, que l'usufruit est le droit de jouir exclusivement d'une chose dont une autre personne a le droit de jouir de la manière la plus absolue: ce serait affirmer l'existence simultanée de deux droits qui s'excluent.

La propriété, en donnant à ce mot le sens que les auteurs du Code civil y ont attaché, renferme tous les droits qu'une personne peut avoir sur une chose; il renferme, par conséquent, tous ceux qui peuvent appartenir à un usufruitier. Si l'on en extrait le droit de jouir de la chose pendant un certain nombre d'années, elle n'existe plus telle qu'elle a été définie, elle peut n'avoir presque plus de valeur. L'usufruit d'une maison, pendant un siècle, par exemple, serait une portion de la propriété tellement considérable, qu'on donnerait peu [II-412] de chose de ce qui resterait. Il n'est donc pas exact .de dire que l'usufruit est le droit de jouir d'une chose dont un autre a la propriété, c'est-à-dire a le droit de jouir et de disposer d'une manière absolue.

La seconde partie de la définition est moins claire, et n'est pas plus exacte que la première. On dit que l'usufruit est le droit de jouir d'une chose, à la charge d'en conserver la substance. Mais qu'est-ce qu'on entend par ce mot? L'idée de substance n'est-elle pas plus obscure que le mot qu'on a prétendu définir ? Substance vient de sub stare, être dessous, mais sous quoi? Sous les qualités des corps, dont nos sens sont frappés. Et qu'est-ce qui se trouve sous ces qualités? Personne ne saurait nous l'apprendre; aucune secte philosophique ne s'est jamais chargée de nous l'expliquer. Nous ne connaissons des choses que les qualités sensibles'; nous ne savons pas et nous ne saurons jamais quelle en est la substance, ni même s'il y a une substance.

Il n'est pas exact de dire, d'ailleurs, que l'usufruitier soit toujours obligé de conserver la substance de la chose dont il a l'usufruit, et qu'il ne soit tenu à rien de plus. Quand un usufruit est établi sur des comestibles, sur du blé, du vin, de l'huile, du fourrage, ou même sur une somme d'argent, l'usufruitier n'est pas obligé de conserver la substance de ces choses. Il a le droit d'en jouir et d'en disposer de la manière la plus absolue, [II-413] comme s'il en avait la propriété; il n'est tenu qu'à rendre, à la fin de l'usufruit, des choses de même nature et de même valeur. On peut avoir l'usufruit d'un cheval ou d'une rente viagère; si avant l'expiration du temps fixé pour la durée de l'usufruit, l'animal vient à périr ou la rente à s'éteindre, quelle est la substance qu'on devra conserver? Celui qui réduirait en lingots des bijoux d'un grand prix, en conserverait la substance; et cependant il excéderait les droits qui lui sont attribués.

On voit, par ces observations, et par celles que j'ai faites précédemment sur la manière dont la propriété a été définie, combien il est difficile, en législation, de donner des définitions exactes de choses très-compliquées. Ces définitions sont d'autant plus dangereuses, qu'elles disent presque toujours plus ou moins qu'on n'a voulu dire, et qu'elles compromettent l'autorité de la puissance législative. Il est, sans doute, au pouvoir d'un législateur de donner ou de défendre certaines actions; mais il n'est pas en son pouvoir de changer la nature des choses. S'il en donne une définition inexacte, il n'a pas plus d'autorité que n'en aurait un particulier qui tomberait dans l'erreur.

Un usufruit, n'étant en réalité qu'un démembrement de certaines propriétés, peut être établi par tous les moyens dont on peut faire usage pour [II-414] transporter ces propriétés d'une personne à une autre. Il est évident, par exemple, que celui qui peut vendre, échanger, donner ses propriétés, peut les partager de manière qu'une personne en ait l'entière jouissance pendant un temps déterminé, et qu'à l'expiration de ce temps une autre personne en ait la jouissance et la disposition. Il n'est pas moins évident qu'on peut mettre à cette jouissance toutes les conditions qu'on juge convenable, pourvu qu'elles n'aient rien de contraire aux bonnes mœurs ou aux prohibitions faites par les lois. Enfin, il est également incontestable qu'on peut l'établir sur toute espèce de biens, meubles ou immeubles. Cette puissance d'un propriétaire sur les choses qui lui appartiennent, est reconnue par la définition même qu'on a donnée de la propriété; la faculté de disposer des choses de la manière la plus absolue, emporte nécessairement la faculté de les partager comme on juge convenable.

Il est des cas où les lois attribuent à certaines personnes la jouissance temporaire ou l'usufruit de certaines choses, tandis qu'elles en attribuent à d'autres la disposition et la jouissanceà, l'expiration des droits accordés aux propriétaires : c'est ainsi qu'elles donnent, pour un temps, aux pères et mères l'usufruit des biens de leurs enfans mineurs. Les auteurs du Code civil ont pensé, en conséquence, qu'il était nécessaire de déterminer clairement les [II-415] droits et les obligations de l'usufruitier, et les circonstances qui mettraient fin à l'usufruit. Toutes les fois qu'un usufruit est constitué par la loi, c'est la loi elle-même qui en détermine la durée, et qui règle les obligations et les droits de l'usufruitier. Toutes les fois, au contraire, qu'un usufruit est établi par une convention particulière, par une donation ou par un testament, l'acte qui l'établit, en règle les conditions, et fixe, le temps auquel il doit finir. La loi n'intervient que pour régler les cas non prévus par le titre constitutif: elle fait l'office d'un acte auquel les parties s'en seraient rapportées.

Les droits de l'usufruitier, quand il n'existe pas de conditions contraires, consistent à jouir de toute espèce de fruits, soit naturels, soit industriels, soit civils; à jouir, de plus, des droits de servitude, de passage, d'alluvion, et généralement de tous les droits attribués au propriétaire ; il peut, en outre, jouir, comme le propriétaire, des mines et carrières qui sont en exploitation à l'ouverture de l'usufruit, en se soumettant aux conditions prescrites par les lois ; mais il n'a aucun droit aux mines et carrières non encore ouvertes, ni aux tourbières dont l'exploitation n'est point encore commencée, ni au trésor qui pourrait être découvert pendant la durée de l'usufruit.

On entend, par fruits naturels, les produits [II-416] spontanés de la terre, et le croît des animaux; les fruits industriels sont ceux qu'on obtient par la culture; les fruits civils sont le prix des baux à ferme, les loyers des maisons, les intérêts des capitaux placés, les arrérages des rentes.

Les fruits naturels et industriels, pendans par branches ou par racines au moment où l'usufruit est ouvert, appartiennent à l'usufruitier. Ceux ,qui, au moment où l'usufruit finit, sont dans le même état, appartiennent au propriétaire. Il n'y a lieu, ni dans le premier cas, ni dans le second, à aucune récompense de part ni d'autre des labours et des semences. Mais aussi les droits de l'usufruitier, ni ceux du propriétaire, ne sauraient porter préjudice à la portion de fruits acquise au colon partiaire, s'il en existait un au commencement ou à la cessation de l'usufruit.

Les fruits civils, quelle qu'en soit la nature, s'acquièrent jour par jour, et appartiennent à l'usufruitier, à proportion de la durée de son usufruit. Ainsi, quand même les prix des baux à ferme, les loyers des maisons, les intérêts des capitaux, ne seraient pas exigibles au moment de la cessation de l'usufruit, l'usufruitier aurait droit à une part proportionnée à la durée de sa jouissance : il y aurait droit à un quart, si l'usufruit n'avait duré que trois mois, et à la moitié s'il avait eu six mois de durée. L'usufruitier d'une rente viagère a [II-417] le droit d'en percevoir les arrérages, et n'est tenu à aucune restitution.

Si l'usufruit comprend des choses dont on ne peut faire usage sans les consommer, comme l'argent, les grains, les liqueurs, l'usufruitier a le droit de s'en servir, à la charge d'en rendre, en même quantité, de même qualité et valeur, ou leur estimation, à la fin de l'usufruit. S'il comprend des choses qui, sans se consommer de suite, se détériorent peu à peu par l'usage, comme le linge, les meubles meublans, l'usufruitier a le droit de s'en servir pour l'usage auquel elles sont destinées, et n'est obligé de les rendre, à la fin de l'usufruit, que dans l'état où elles se trouvent, non détériorées par son dol ou par sa faute.

Si l'usufruit comprend des bois taillis, l'usufruitier est tenu d'observer l'ordre des coupes, conformément à l'aménagement ou à l'usage constant des propriétaires, sans indemnité toutefois en faveur de l'usufruitier ou de ses héritiers, pour les coupes ordinaires, soit de taillis, soit de baliveaux, soit de futaie, qu'il n'aurait pas faites pendant sa jouissance. S'il comprend des bois de haute futaie, l'usufruitier profite encore, toujours en se conformant aux époques et à l'usage des anciens propriétaires pour les parties mises en coupes réglées, soit que ces coupes se fassent périodiquement sur une certaine étendue de [II-418] terrain, soit qu'elles se fassent d'une certaine quantité d'arbres pris indistinctement sur toute la surface du domaine.

Dans tous les autres cas, l'usufruitier ne peut toucher aux arbres de haute futaie; il peut seulement employer, pour faire les réparations dont il est tenu, les arbres arrachés ou brisés par accident; et s'ils ne suffisent pas pour les réparations nécessaires, il peut en faire abattre, après en avoir fait constater la nécessité avec le propriétaire.

L'usufruitier peut prendre dans les bois, des échalas pour les vignes; il peut prendre aussi sur les arbres, les produits annuels ou périodiques, en se conformant à l'usage du pays ou à la coutume des propriétaires, ainsi que les arbres fruitiers qui meurent, et ceux qui sont arrachés ou brisés par accident, accident, à la charge de les remplacer par d'autres; enfin, il peut s'approprier les arbres qu'il peut tirer d'une pépinière sans la dégrader, en se conformant à l'usage des lieux pour le remplacement.

L'usufruitier peut jouir de son usufruit par lui-même, le donner à ferme, ou même le vendre, ou le céder à titre gratuit; il est seulement tenu, s'il le donne à ferme, de se conformer, pour la durée des baux, et les époques où ils doivent être renouvelés, aux règles établies par le Code civil pour le mari, à l'égard des biens de sa [II-419] femme; c'est-à-dire, que les baux qu'il fait pour un temps qui excède neuf années, ne sont, en cas de cessation de l'usufruit, obligatoires pour ceux auxquels appartient la nue-propriété, que pour le temps qui reste à courir, soit de la première période de neuf ans, si les parties si les parties s'y trouvent encore, soit de la seconde, et ainsi de suite, de manière que le fermier n'ait que le droit d'achever la jouissance de la période de neuf ans où il se trouve [111].

La personne à laquelle appartient la nue-propriété, ne peut, par son fait, ni de quelque manière que ce soit, nuire aux droits de l'usufruitier; mais aussi l'usufruitier, de son côté, ne peut réclamer aucune indemnité pour les améliorations qu'il prétendrait avoir faites, quand même la valeur de la chose aurait été augmentée; il est autorisé seulement à enlever les glaces, tableaux ou autres ornemens qu'il aurait fait placer, à la charge de rétablir les lieux dans leur premier état.

Si les obligations de l'usufruitier n'ont pas été déterminées par l'acte qui constitue l'usufruit, elles consistent à prendre les choses dans l'état où elles sont; à faire dresser, avant son entrée en jouissance, et en présence du propriétaire, ou lui dûment appelé, un inventaire des meubles et un [II-420] état des immeubles sujets à l'usufruit, et à fournir caution de jouir en bon père de famille.

Une caution ne peut cependant être exigée des pères et mères ayant l'usufruit légal des biens de leurs enfans, du vendeur ou du donateur sous réserve d'usufruit, ni de l'usufruitier qui en a été dispensé par l'acte sur lequel ses droits sont fondés.

Si l'usufruitier ne peut pas on ne veut pas donner caution, les immeubles sont donnés à ferme ou mis en séquestre; les sommes comprises dans l'usufruit sont placées; les denrées sont vendues, et le prix en est également placé; les meubles qui dépérissent par l'usage, si la personne à laquelle est dévolue la nue-propriété l'exige, sont aussi vendus, et le prix en est placé comme celui des denrées; néanmoins, les juges peuvent, sur la demande de l'usufruitier, ordonner qu'une partie des meubles nécessaires pour son usage lui soit délaissée, sous sa simple caution juratoire, à la charge de les représenter à l'extinction de l'usufruit.

Lorsque les immeubles sont donnés à ferme, ou mis en séquestre, et que le prix des objets mobiliers est placé faute de caution, les droits de l'usufruitier se réduisent à percevoir les intérêts des sommes placées et le prix des fermages. Le retard de donner caution ne le prive pas des [II-421] fruits auxquels il a droit; ils lui sont dus du moment que l'usufruit est ouvert.

Les grosses réparations, telles que celles des gros murs et des voûtes, le rétablissement des poutres et des couvertures entières, celui des digues et des murs de soutènement et de clôture aussi en entier, sont à la charge de la personne à laquelle appartient la nue-propriété; toutes les autres sont considérées comme réparations d'entretien, et sont mises, en conséquence, à la charge de l'usufruitier : ni l'un ni l'autre ne sont tenus de rebâtir ce qui tombe de vétusté, ou ce qui est détruit par cas fortuit.

Les charges annuelles, qui, dans l'usage, sont considérées comme charges des fruits, telles que les contributions, sont supportées par l'usufruitier; quant à celles qui sont imposées sur la propriété pendant la durée de l'usufruit, la personne à qui la nue-propriété appartient est obligée de les payer; mais l'usufruitier doit lui tenir compte des intérêts: si celui-ci en fait l'avance, il peut en demander le remboursement à la fin de l'usufruit.

La rente viagère ou pension alimentaire léguée par un testateur, est à la charge du légataire universel de l'usufruit dans son intégrité, et du légataire à titre universel de l'usufruit, dans la proportion de sa jouissance, sans aucune répétition de leur part.

L'usufruitier à titre particulier n'est pas tenu des dettes auxquelles le fonds soumis à l'usufruit est hypothéqué s'il est forcé de les payer, il a son recours contre le débiteur, à l'acquit duquel il a fait le paiement [112].

L'usufruitier universel ou à titre universel, et celui à qui la nue-propriété appartient, contribuent au paiement des dettes de la succession de la manière suivante : la valeur du fonds sujet à usufruit est estimée, et la contribution aux dettes est en raison de cette valeur. Si l'usufruitier consent à avancer la somme pour laquelle le fonds doit contribuer, le capital lui en est restitué à la fin de l'usufruit, sans intérêt. S'il ne veut pas faire cette avance, la personne à laquelle appartient la nue-propriété a le choix, ou de payer cette somme, et d'en exiger l'intérêt de l'usufruitier pendant la durée de l'usufruit, ou de faire vendre jusqu'à due concurrence une partie de la chose sur laquelle l'usufruit est établi.

Si la propriété donne naissance à des procès, l'usufruitier n'est tenu que des frais de ceux qui concernent la jouissance, et des condamnations auxquelles ils peuvent donner lieu; les frais et les condamnations qui peuvent être la suite des autres sont à la charge de la nue-propriété. Il faut [II-423] remarquer cependant qu'un procès dans lequel la propriété entière serait mise en question, affecterait en même temps la nue-propriété et l'usufruit. Les parties intéressées devraient donc y contribuer en raison de leurs intérêts.

L'usufruitier est tenu de dénoncer à la personne à laquelle appartient la nue-propriété les usurpations commises sur son fonds pendant la durée de l'usufruit; s'il ne remplit pas cette obligation, il est responsable des conséquences que ces usurpations peuvent avoir, comme des dégradations qu'il aurait lui-même commises.

sans Si un animal sur lequel l'usufruit est établi périt sans la faute de l'usufruitier, celui-ci n'est tenu, ni d'en payer l'estimation, ni d'en rendre un autre. Il en serait de même si un troupeau périssait entièrement, par accident ou par maladie, la faute de l'usufruitier; seulement, dans ce dernier cas, l'usufruitier serait tenu de rendre compte des cuirs ou de leur valeur. Si le troupeau ne périssait pas entièrement, l'usufruitier serait tenu de remplacer, jusqu'à concurrence du croît, les têtes des animaux qui auraient péri.

L'usufruit s'éteint par l'expiration du temps pour lequel il a été constitué; par la mort naturelle ou civile de l'usufruitier; par la réunion sur la même tête de la qualité d'usufruitier et de propriétaire; par la perte totale de la chose sur [II-424] laquelle l'usufruit est établi; par le non - usage du droit pendant trente ans; enfin, par la renonciation de l'usufruitier.

L'usufruit peut cesser aussi par l'abus que l'usufruitier fait de sa jouissance, soit en commettant des dégradations sur le fonds, soit en le laissant dépérir faute d'entretien. Si l'extinction en est demandée pour une de ces deux causes, les créanciers de l'usufruitier peuvent intervenir dans la contestation pour la conservation de leurs droits, et offrir la réparation des dégradations commises, et des garanties pour l'avenir. Les juges peuvent, suivant la gravité des circonstances, ou prononcer l'extinction absolue de l'usufruit, ou n'ordonner la rentrée du propriétaire dans la jouissance de l'objet qui en est grevé, que sous la charge de payer annuellement à l'usufruitier, ou à ses ayans-cause, une somme déterminée, jusqu'à l'instant où l'usufruit aurait dû cesser.

L'usufruit qui n'est pas accordé à des particuliers, mais à des corps collectifs, ne dure que trente ans, si la durée n'en est pas autrement fixée par le titre constitutif. S'il est accordé jusqu'à ce qu'un tiers ait atteint un âge fixé, il dure jusqu'à cette époque, quand même ce tiers serait mort avant d'avoir atteint l'âge déterminé.

L'usufruitier peut toujours renoncer à son usufruit; [II-425] mais ses créanciers ont le droit de faire annuler la renonciation faite à leur préjudice.

Si une partie seulement de la chose soumise à l'us fruit est détruite, l'usufruitier conserve ses droits sur ce qui reste. Si l'usufruit n'est établi que su un bâtiment, et si ce bâtiment est détruit par ua incendie ou autre accident, ou s'il s'écroule de vétusté, tous les droits de l'usufruitier sont éteints; celui-ci n'a rien à prétendre, soit sur le sol, soit sur les matériaux. Cependant, l'usufruitier jouirait des matériaux et du sol, si le bâtiment faisait partie d'un domaine sur lequel l'usufruit serait établi.

La vente que fait de ses droits la personne à laquelle la nue-propriété appartient, ne produit aucun changement dans les droits de l'usufruitier, lequel continue de jouir de son usufruit, à moins qu'il n'y ait formellement renoncé.

Il peut arriver qu'un propriétaire, au lieu de partager sa propriété de manière que, pendant un temps, une personne en ait la jouissance exclusive, et qu'à l'expiration de ce temps, une autre personne en ait la jouissance et la disposition absolues, la divise de manière qu'un particulier, pendant un temps déterminé, puisse en faire usage pour ses besoins personnels et pour ceux de sa famille, et que tous les autres avantages que la chose peut produire, appartiennent à un tiers. Ce mode [II-426] de jouissance prend le nom de droit d'habitation, quand il s'applique à une maison, et le nom d'usage, quand il s'applique à tout autre immeuble.

Les droits d'usage et d'habitation s'établissent et s'éteignent de la même manière que l'usufruit. Les personnes auxquelles ils appartiennent sont tenues, comme les usufruitiers, avant d'entrer en jouissance, de donner caution, et de faire des états et inventaires. L'étendue de ces droits est déterminée par le titre même qui les a établis, c'est-à-dire par la volonté des parties.

Si le titre constitutif n'en détermine pas l'étendue, et n'en fixe pas les conditions, ils sont réglés ainsi qu'il suit celui qui a l'usage des fruits d'un fonds ne peut en exiger qu'autant qu'il lui en faut pour ses besoins et ceux de sa famille; il peut en exiger pour les besoins des enfans qui lui sont survenus depuis la concession de l'usage.

Celui qui a un droit d'habitation dans une maison, peut y demeurer avec sa famille, quand même il n'aurait pas été marié à l'époque où le droit a été constitué; mais aussi il ne peut rien exiger au-delà de ce que demandent les besoins de sa famille. Si l'usager absorbe tous les fruits du fonds, ou s'il occupe la totalité de la maison, il est assujéti aux frais de culture, aux réparations d'entretien, et au paiement des contributions, comme l'usufruitier. S'il ne prend qu'une partie [II-427] des fruits, ou s'il n'occupe qu'une partie de la maison, il contribue au prorata de ce dont il jouit.

L'usager et celui qui a un droit d'habitation, doivent jouir en bons pères de famille; ils ne peuvent ni céder ni louer leurs droits.

 


 

[II-428]

CHAPITRE LII.
Du démembrement d'une propriété, pour le service ou l'utilité d'une autre propriété.

Si l'on peut démembrer ou partager un immeuble, de manière qu'une personne en ait la jouissance pendant un temps déterminé, et qu'à l'expiration de ce temps, une autre personne en ait la jouissance et la disposition perpétuelles, on peut la démembrer aussi dans la vue d'augmenter la valeur ou l'utilité d'un autre immeuble appartenant à un maître différent. Un propriétaire, par exemple, peut renoncer à élever aucun bâtiment sur son terrain, ou à y planter des arbres, afin de conserver une belle vue à une propriété voisine; il peut accorder un passage sur son champ pour le service d'un autre champ; on donne le droit d'y faire passer un cours d'eau pour arroser d'autres propriétés.

Lorsqu'une propriété immobilière est ainsi démembrée pour le service ou l'utilité d'une autre propriété de même genre, appartenant à une autre [II-429] personne, on donne le nom de servitude à la charge qui pèse sur la première; l'héritage auquel la servitude est due, prend le nom d'héritage dominant ; celui qui la doit, prend le nom d'héritage servant.

Les auteurs du Code civil ont distingué trois genres de servitudes : celles qui dérivent de la situation naturelle des lieux; celles qui sont établies par des dispositions législatives, et celles qui sont établies par le fait ou la volonté des propriétaires.

Ils mettent dans la première classe l'assujettissement des fonds inférieurs envers ceux qui sont plus élevés, à recevoir les eaux qui en découlent naturellement, sans que la main de l'homme y ait contribué. Ils déclarent, en conséquence, que le propriétaire inférieur ne peut élever aucune digue qui empêche cet écoulement, et que le propriétaire supérieur ne peut rien faire qui le rende onéreux.

S'il est vrai, comme le Code civil le déclare, qu'une servitude soit une charge imposée sur un héritage pour l'usage et l'utilité d'un héritage appartenant à un autre propriétaire, on n'est peut-être pas très-fondé à mettre au rang des servitudes l'obligation dans laquelle se trouve le propriétaire d'un fonds, de laisser couler l'eau qui descend des lieux supérieurs, à moins qu'on ne mette en principe que c'est dans l'intérêt d'une certaine classe de propriétés que les lois de la gravitation ont été faites. Nous voyons ici la défense [II-430] faite aux propriétaires de certains fonds de se causer mutuellement aucun dommage: il est interdit aux uns de nuire aux propriétaires inférieurs, en rendant plus malfaisante l'eau qui coule de leurs héritages; il est interdit aux autres de nuire aux propriétés supérieures, en mettant des obstacles à cet écoulement. Mais cette réciprocité d'obligations, qui tend à conserver à chacun la pleine jouissance et la libre disposition des choses qui lui appartiennent, constitue-t-elle, à proprement parler, une double servitude? Y a-t-il des propriétés démembrées pour leur usage ou leur utilité réciproques? Les obligations qui sont des conséquences nécessaires de la nature des choses, doivent-elles être mises au rang des servitudes? je ne saurais le penser.

Le droit qu'on reconnaît à un propriétaire d'user à sa volonté de la source qu'il a dans son héritage, celui de se servir de l'eau courante qui le borde ou le traverse, ne sont pas non plus des servitudes. Quand une chose est commune à plusieurs personnes, comme les chemins publics et les cours d'eau, l'usage qui appartient à chacune d'elles, n'est pas une servitudes pour les autres. Le droit de clore son héritage, que le Code civil a mis également parmi les servitudes qui dérivent de la situation des lieux, n'est pas plus une servitude que le droit de fermer la porte de sa maison. L'obligation réciproque de concourir au [II-431] bornage de sa propriété, quand le propriétaire voisin l'exige, me semble de même avoir été mise mal à propos au rang des servitudes; c'est tout simplement un moyen de prévenir les usurpations, et de garantir à chacun ce qui lui appartient.

Le Code civil ne reconnaît à un propriétaire le droit d'user de la source qu'il a dans son fond, que sauf le droit que le propriétaire inférieur pourrait avoir acquis par titre ou par prescription. Il ajoute que la prescription, dans ce cas, ne peut s'acquérir que par uue jouissance non interrompue pendant l'espace de trente années, à compter du moment où le propriétaire du fonds inférieur a fait et terminé des ouvrages apparens destinés à faciliter la chute et le cours de l'eau dans sa propriété. Une servitude qui ne peut s'acquérir qu'au moyen d'une possession de trente ans, et d'ouvrages apparens constatant qu'on a possédé à titre de propriétaire, ne dérive pas essentiellement de la situation des lieux. La disposition législative qui l'établit aurait dû, par conséquent, être placée dans un autre chapitre.

Les auteurs du Code civil ont mis dans le chapitre relatif aux servitudes établies par la loi, une multitude de dispositions qui n'ont rien de commun avec les servitudes, et qui n'ont pas d'autre objet que de résoudre des questions de propriétés. J'en ai fait l'observation ailleurs, en parlant des limites [II-432] qui résultent pour chaque propriété, des propriétés qui l'environnent.

Ils déclarent d'abord que les servitudes établies par la loi ont pour objet l'utilité publique ou l'utilité communale, ou l'utilité particulière, comme si ce caractère n'était pas commun à tous les genres de servitudes qu'on a établis; comme s'il était plus licite de dégrader une grande route ou un canal, en donnant aux eaux qui descendent des lieux supérieurs, une force inaccoutumée, que de dégrader une propriété particulière; comme si les propriétaires inférieurs, qui sont tenus de laisser couler les eaux des fonds supérieurs, quand ces fonds appartiennent à des particuliers, avaient le droit de les inonder au moyen de digues, quand ils appartiennent à des communes ou à l'Etat !

Les servitudes établies par la loi pour l'utilité publique ou communale, ont pour objet, suivant le Code civil, le marchepied le long des rivières navigables ou flottables, la construction ou réparation des chemins et autres ouvrages publics ou communaux. On a pu voir dans les chapitres relatifs à la propriété des cours d'eau, à la propriété des chemins publics, et aux lois rendues à différentes époques sur ces matières, en quoi consistent les servitudes de cette espèce.

J'ai précédemment fait observer que toutes les propriétés immobilières sont limitées les unes par [II-433] les autres, et j'ai démontré que les limites qu'elles se donnent réciproquement, n'ont rien de commun avec les servitudes proprement dites. Chacun ne peut, en effet, jouir et disposer des choses qui lui appartiennent, que sous la condition de respecter dans les autres des droits qui sont égaux aux siens : mon voisin a le droit de jouir et de disposer de son champ, comme j'ai le droit de jouir et de disposer du mien. Si donc une loi nous interdit de nous nuire mutuellement par l'usage ou la disposition de nos héritages, elle n'a ni pour objet, ni pour effet, de consacrer une propriété à l'usage ou à l'utilité d'une autre. Les deux propriétés restant égales, quant aux droits et aux obligations des propriétaires, il n'y a ni héritage servant, ni héritage dominant; on ne peut pas dire, par conséquent, qu'il y a servitude de l'un au profit de l'autre. Les auteurs du Code civil, ainsi que je l'ai déjà fait remarquer en parlant des limites qu'imposent à chaque propriété les propriétés dont elle est environnée [113], ont donc commis une grave erreur, quand ils ont classé parmi les servitudes établies par la loi, les obligations ayant pour objet d'empêcher que des propriétaires dont les héritages se touchent, ne se nuisent mutuellement, au moyen de plantations, de constructions ou de fouilles.

[II-434]

Il existe souvent, entre deux héritages limitrophes, des choses qui sont utiles à l'un et à l'autre, telles que des haies, des fossés, des murs. Si ces choses sont communes, il en résulte pour les propriétaires des droits et des obligations réciproques; mais cette communauté n'engendre aucune servitude. Toutes les fois, en effet, qu'il y a égalité de droits et d'obligations, et qu'un des deux héritages n'est pas en partie consacré à l'usage et à l'utilité de l'autre, il n'existe de servitude pour aucun. Il n'y a pas, non plus, de servitude, par le seul fait qu'une haie, un fossé, un mur de séparation, appartient à un des deux propriétaires. C'est donc sans aucun fondement que les auteurs du Code civil ont placé dans le chapitre relatif aux servitudes établies par la loi, une multitude de dispositions relatives à la mitoyenneté des haies, des murs ou des fossés de séparation.

Il n'y a de véritables servitudes établies par les lois, que celles qui pèsent sur les propriétés situées aux environs des places de guerre, des postes militaires, des forêts nationales, et de quelques villes closes pour la perception des droits d'octroi, et celles qui sont accordées aux propriétaires de fonds enclavés, pour arriver jusqu'à la voie publique.

Toute personne qui peut aliéner une propriété immobilière, peut la soumettre à une charge, dans [II-435] l'intérêt d'une propriété appartenant à un maître différent, pourvu que les services auxquels il la soumet, n'aient rien de contraire à l'ordre public. Lorsqu'une propriété est ainsi assujétie à une autre par la volonté du propriétaire, les droits et les obligations qui résultent de cet assujétissement, sont déterminés par l'acte même qui les établit. Le Code civil ne les règle que dans les cas qui n'ont pas été prévus par le titre constitutif.

On a divisé les servitudes en plusieurs classes: celles qui sont établies pour le service ou l'utilité d'un bâtiment sont dites urbaines, même quand le bâtiment est situé à la campagne; celles qui sont établies pour le service ou l'utilité d'un fonds de terre, sont dites rurales, même quand le fonds de terre auquel elles sont dues est situé dans l'intérieur d'une ville.

On a aussi distingué les servitudes continues des servitudes discontinues; on a mis dans la classe des premières, celles dont l'usage est ou peut être continuel, sans avoir besoin du fait actuel de l'homme, comme les conduites d'eau, les égouts, les vues; on a placé dans la seconde, celles qui ont besoin du fait actuel de l'homme pour être exercées, comme les droits de passage, de puisage, de pacage et autres semblables.

Enfin, on a distingué les servitudes apparentes des servitudes non apparentes; on a mis parmi les [II-436] premières, celles qui s'annoncent par des ouvrages extérieurs, tels qu'un acqueduc, une fenêtre, une porte; on a mis au nombre des secondes, celles qui n'ont pas de signe extérieur de leur existence, comme la prohibition de bâtir sur un fonds, ou de bâtir au-delà d'une certaine hauteur.

La distinction faite par les auteurs du Code civil, entre les servitudes rurales et les servitudes urbaines, ne les a conduits à rien dans la pratique aussi n'en est-il plus question du moment qu'elle a été faite; elle était donc inutile.

Les autres distinctions avaient uniquement pour objet de déterminer comment les unes pourraient s'établir ou s'éteindre; car toutes ne sont pas, à cet égard, assujéties aux mêmes règles.

Les servitudes continues ou apparentes, peuvent être acquises par des titres ou par la possession de trente ans; les servitudes continues non apparentes, et les servitudes discontinues, apparentes ou non apparentes, ne peuvent s'établir que par titres; celles-ci ne peuvent pas être acquises même par la possession immémoriale.

Cependant, lorsque deux héritages ont appartenu au même propriétaire, la destination du père de famille vaut titre; et il y a destination du père de famille quand la personne à laquelle les deux propriétés ont appartenu, a mis les choses dans l'état duquel résulte la servitude.

[II-437]

Si le propriétaire de deux héritages entre lesquels il existe un signe apparent de servitude, dispose de l'un des deux, sans s'expliquer sur la servitude, elle continue d'exister activement ou passivement en faveur ou à la charge du fonds aliéné. Celui qui accorde une servitude accorde par cela même tous les droits nécessaires pour en faire usage; s'il donne, par exemple, le droit de puiser de l'eau à sa fontaine, il est censé donner le passage nécessaire pour y arriver.

Le titre constitutif des servitudes qui ne peuvent pas être acquises par la prescription, ne peut être remplacé que par un titre récognitif de la servitude, émané du propriétaire du fonds asservi.

Le propriétaire de l'héritage auquel une servitude est due, a droit de faire à ses frais tous les ouvrages nécessaires pour en user et pour les conserver; mais il ne peut exiger que ces ouvrages soient faits aux frais du propriétaire du fonds servant, à moins que le contraire n'ait été formellement stipulé. Dans ce dernier cas, le propriétaire de l'héritage par lequel la servitude est due, peut s'affranchir de cette charge, en abandonnant le fonds assujéti, au propriétaire du fonds auquel la servitude est due.

Si l'héritage au profit duquel la servitude est établie vient à être divisé, la servitude reste due pour chaque portion, sans néanmoins que la condition [II-438] du fonds assujéti soit aggravée; si, par exemple, il s'agit d'un droit de passage, tous les copropriétaires sont obligés de l'exercer sur le même endroit.

Le propriétaire du fonds qui a un droit de servitude, ne peut en user que suivant son titre, sans pouvoir faire, ni dans le fonds qui doit la servitude, ni dans le fonds à qui elle est due, de changement qui aggrave la condition du premier. De son côté, le propriétaire du fonds par lequel la servitude est due, ne peut rien faire qui tende à en diminuer l'usage, ou à le rendre plus incommode. Il ne peut, par exemple, changer l'état des lieux, ni transporter l'exercice de la servitude dans un endroit différent de celui où elle a été primitivement assignée. Néanmoins, si cette assignation primitive était devenue plus onéreuse au propriétaire du fonds assujéti, ou si elle l'empêchait d'y faire des réparations avantageuses, il pourrait offrir au propriétaire de l'autre fonds un endroit aussi commode pour l'exercice de ses droits, et celui-ci ne pourrait pas le refuser.

Les servitudes cessent quand les choses se trouvent dans un tel état qu'on ne peut plus en user, elles revivent si les choses sont rétablis de manière qu'on puisse en faire usage. Néanmoins, l'extinction serait définitive, si la cessation avait duré pendant trente années.

[II-439]

Les servitudes s'éteignent, en outre, par la réunion dans la même main, de l'héritage qui la doit, et de celui à qui elle est due, et par le non-usage pendant trente ans. Les trente ans commencent à courir, selon les diverses espèces de servitudes, ou du jour où l'on a cessé d'en jouir, lorsqu'il s'agit de servitudes discontinues, ou du jour où il a été fait un acte contraire à la servitude, lorsqu'il s'agit de servitudes continues. Le mode de la servitude peut se prescrire comme la servitude même.

Si l'héritage en faveur duquel la servitude est établie appartient à plusieurs par indivis, la jouissance de l'un empêche la prescription à l'égard de tous. Si, parmi les copropriétaires, il s'en trouve un contre lequel la prescription n'ait pu courir, comme mineur, il aura conservé le droit de tous les autres.

Il peut arriver que, par suite de quelque accident naturel, le chemin qui conduit dans une propriété soit détruit, et que le propriétaire, pour y arriver, n'ait pas acquis le droit de passer sur les héritages voisins. Toutes les fois qu'une propriété se trouve ainsi enclavée, le propriétaire qui n'a aucune issue sur la voie publique, peut réclamer un passage sur le fonds de ses voisins pour l'exploitation de son héritage, à la charge d'une indemnité proportionnée au dommage qu'il doit [II-440] occasionner. En pareil cas, le passage doit régulièrement être pris du côté où le trajet est le plus court du fonds enclavé à la voie publique, à moins qu'en le prenant d'un autre côté, il ne soit moins dommageable à celui sur le fonds duquel il est accordé. Le droit à une indemnité pour le passage peut s'éteindre par la prescription comme toutes les autres créances..

Des jurisconsultes ont prétendu que la partie du Code civil dans laquelle les principes sur les servitudes sont exposés, n'était pas complète; ils auraient voulu qu'elle fût beaucoup plus étendue. Il me paraît évident, au contraire, que le titre de ce code, relatif aux servitudes ou services fonciers, est trop étendu, parce qu'on y a fait entrer un grand nombre de dispositions qui appartiennent à d'autres matières. Si l'on mettait, dans l'étude et dans l'enseignement du droit, plus de logique et surtout de méthode qu'on n'y en met ordinairement, on verrait que, pour bien résoudre les questions qui se présentent sur chaque sujet, il suffit de connaître un petit nombre de principes. Un législateur ne doit pas faire l'office d'un jurisconsulte; il doit clairement établir sur chaque matière les principes qui doivent la régir; mais, quand il les a proclamés, il n'a nul besoin d'en faire le commentaire.

Pour trouver la solution de la plupart des questions [II-441] auxquelles les servitudes peuvent donner naissance, il suffit d'en bien connaître la nature et l'objet ; il ne faut que se rappeler qu'une servitude n'est que le démembrement d'une propriété immobilière, pour le service ou l'utilité d'une autre propriété du même genre. Tout propriétaire qui établit une charge sur son héritage, pour le service ou l'utilité d'un héritage appartenant à une autre personne, aliène, par cela même, une fraction de sa propriété ; il abandonne, en partie, le droit d'en jouir ou celui d'en disposer. La part de propriété dont il se dépouille, devient une partie intégrante de l'héritage pour le service ou l'utilité duquel l'aliénation est faite; celui-ci s'accroît de tout ce qui est perdu par celui-là.

De là résultent les droits et les obligations réciproques des propriétaires des deux héritages. Pour déterminer l'étendue de ces droits et de ces obligations, il n'y a pas d'autres règles à suivre que celles qui servent à résoudre toutes les questions de propriété. Chacun des deux propriétaires paie les frais d'entretien qu'exige la chose qui lui appartient; chacun jouit et dispose comme il l'entend de sa propriété, pourvu qu'il ne porte aucune atteinte à celle de son voisin. La servitude étant une fraction ou un démembrement de la propriété sur laquelle elle est établie, s'éteint lorsque cette propriété périt: la partie ne saurait exister quand le [II-442] tout est anéanti. Ayant uniquement pour objet le service ou l'utilité d'un autre fonds, elle s'éteint également quand un fonds n'existe plus ; car il n'y a pas de service à rendre à ce qui n'a plus d'existence. Pouvant être créée par les moyens à l'aide desquels une propriété se transmet d'une personne à une autre, elle peut être abolie par les mêmes moyens.

Les démembremens de propriété, qui ont pour objet de créer des servitudes, ayant généralement lieu par l'effet de la volonté des propriétaires, il s'ensuit que la plupart des questions auxquelles les servitudes donnent naissance, ne peuvent être résolues que par une bonne interprétation des actes qui les ont établies. Il faut donc s'en rapporter, à cet égard, aux règles suivies pour l'interprétation des conventions ou des autres actes au moyen desquels les propriétés se transmettent d'une personne à une autre.

 


 

[II-443]

CHAPITRE LIII.
De la classification des propriétés, ou de la distinction des biens.

AYANT vu quels sont les élémens dont les propriétés sont généralement composées, et quelles sont les diverses manières dont elles peuvent être partagées, il reste à examiner comment elles doivent être classés, et comment elles l'ont été, soit par les jurisconsultes, soit par les législateurs.

Il n'existe dans la nature que des individus; les espèces, les genres, ne sont que des conceptions de notre esprit : ce sont des méthodes au moyen desquelles nous rendons nos études plus faciles, et donnons à notre langage plus de précision et de généralité.

En désignant par un seul mot tous les individus entre lesquels il existe un grand nombre de points de ressemblance, ou des qualités communes, nous pouvons donner à nos affirmations et à nos raisonnemens une généralité qui serait impossible sans l'emploi de ce moyen.

[II-444]

Si l'on ne divisait pas en espèces et en genres les individus qui existent dans la nature, il n'y aurait pas de science possible; on ne connaîtrait que des faits individuels dont on ne saurait tirer aucune conclusion générale.

Mais quel peut être, dans la science de la législation, l'objet des classifications ou de la division en diverses espèces, des choses ou des personnes? Est-il de faciliter l'observation de toutes les qualités particulières qui se trouvent dans les personnes ou les choses, qu'on divise en plusieurs classes? Non, sans doute si l'on classait les propriétés par les différences ou par les points de ressemblance qui existent entre elles, on formerait un nombre infini de genres et d'espèces, et ces divisions ne seraient d'aucune utilité.

L'objet pour lequel on divise, en législation, les choses ou les personnes en diverses classes, est de soumettre à certaines règles ou à certaines dispositions législatives, les choses, les personnes ou les actions qui ont un certain nombre de points de ressemblance : c'est ainsi, par exemple, qu'on divise en genres et en espèces les actions punissables, afin de soumettre aux mêmes peines, les personnes qui les commettent; c'est encore ainsi qu'on divise les personnes en diverses classes, afin de pouvoir soumettre les unes à des règles qui ne conviendraient pas pour les autres.

[II-445]

Il ne suffit pas, pour former une classe particulière de propriétés, qu'elles soient l'objet d'une disposition spéciale d'une loi; car, si cela suffisait, il faudrait faire un nombre immense de divisions. Il n'est, en effet, presque aucun objet propre à satisfaire quelqu'un de nos besoins, sur lequel la puissance législative n'ait cru devoir prendre quelque mesure. On a fait des lois sur les forêts, sur les mines, sur les vignes, sur les boissons, sur les tabacs, sur le salpêtre, sur la poudre à canon, et sur une multitude d'autres choses. On ferait cependant une très-mauvaise classification dans un code de lois, ou dans un traité général de législation, si l'on disait que les propriétés immobilières se divisent en vignes, en forêts, en mines, en champs ou en prairies.

Il y a deux manières de considérer les choses auxquelles nous donnons le nom de propriétés, en elles-mêmes ou dans leur nature, et dans les rapports qu'elles ont avec une certaine classe de personnes. Si nous les considérons en elles-mêmes, nous n'avons pas à nous occuper de tous les points par lesquels elles se ressemblent, et de ceux par où elles diffèrent; il nous suffit d'observer les qualités qui influent sur l'ensemble de la législation. Nous devons négliger les autres, même lorsqu'elles ont été l'objet de lois spéciales.

La manière dont il convient de classer les [II-446] propriétés dépend de la matière dont on s'occupe: si un homme traite de la police, il pourra les consi– dérer sous le rapport de la sûreté, de la salubrité, de la rareté, de l'abondance; s'il traite des impôts, il pourra les considérer dans les rapports qu'elles auront avec les revenus publics; il pourra distinguer celles qui sont imposables de celles qui ne le sont pas, et faire des premières autant de divisions qu'il y aura d'impôts différens.

Nous n'avons à nous occuper ici que de législation générale : toutes les propriétés sont de notre domaine; mais nous ne devons les considérer que dans les rapports qu'elles ont avec l'ensemble des lois. Si, en les considérant sous un point de vue général, nous trouvons qu'il existe, entre les unes et les autres, des différences tellement marquées, qu'elles dominent l'ensemble de la législation, et influent sur la plupart des lois qui régissent les propriétés, nous sommes obligés d'en former diverses classes, afin de pouvoir désigner par un seul mot, celles qui doivent être soumises aux mêmes règles. Si les différences qui nous frappent n'ont aucune influence sur la législation générale, si elles n'exigent que quelques dispositions spéciales pour des cas déterminés, elles ne suffisent pas pour motiver une classification particulière, quelque grandes que soient d'ailleurs ces différences.

On voudra bien ne pas perdre de vue qu'il ne [II-447] s'agit ici que d'une question de méthode; tout se réduit à trouver l'ordre le plus propre à faciliter les opérations de notre entendement; pour un législateur qui divise en genres et en espèces, les divers objets dont il s'occupe, il ne s'agit, comme pour un jurisconsulte, que de classer les choses de manière qu'il puisse exposer ses pensées dans le moindre nombre de termes possibles, et avec assez de clarté pour être toujours parfaitement compris.

Les jurisconsultes romains avaient divisé les choses en un grand nombre de classes. Ils distinguaient d'abord celles qui sont dans notre patrimoine, de celles qui n'y sont pas, division qui comprenait tout ce qui existe dans l'univers. Dans la pratique, cette distinction ne pouvait être d'aucune utilité.

Ils avaient fait une autre division qui comprenait l'universalité des choses : ils avaient mis d'un côté toutes les choses corporelles, et de l'autre les choses incorporelles, telles que les droits et les obligations.

Une troisième division renfermait quatre classes: les choses communes au genre humain, les choses publiques ou nationales, les choses appartenant à des villes ou à des corporations, et enfin les choses appartenant à des particuliers.

Une quatrième division comprenait les choses sacrées ou appartenant à la religion, les choses religieuses ou consacrées aux morts, les choses saintes [II-448] ou placées sous une protection spéciale des lois, telles que les portes des villes, les murs, les fortifications.

Une cinquième division renfermait les choses fongibles, c'est-à-dire qui se consomment par le premier emploi qu'on eu fait, telles que nos alimens, et les choses non fongibles, telles que des maisons.

Enfin, ils avaient divisé les choses en meubles et en immeubles : cette dernière classification a été conservée chez toutes les nations.

Un jurisconsulte philosophe, qui a rendu d'immenses services à la législation, Jérémie Bentham, a proposé de classer d'une nouvelle manière les choses qui tombent sous l'empire des lois; mais il semble avoir oublié, dans sa classification, le principe d'utilité qui l'a dirigé dans la plupart de ses recherches.

Toutes ses divisions sont fondées sur la nature même des choses; mais cela ne suffit pas pour les faire admettre : il faudrait de plus qu'elles fussent appropriées à la science pour laquelle elles sont faites, et c'est là ce qui leur manque.

Bentham divise d'abord les choses en naturelles et en artificielles. Les premières, suivant la définition qu'il en donne, sont celles auxquelles leurs noms respectifs peuvent convenir dans l'état où elles se trouvent, lorsqu'elles sortent des mains de [II-449] la nature, avant que d'êtres modifiées par l'industrie humaine, telles que les productions animales ou végétales. Les secondes sont celles qui ne peuvent acquérir leurs appellations respectives qu'en vertu des qualités que leur donne l'industrie humaine, telles que des meubles, des vêtemens.

L'auteur de cette division reconnaît que les deux classes se touchent par une infinité de points, et que la ligne par laquelle on les séparera, sera le plus souvent arbitraire; mais cela n'empêche pas qu'il ne soit persuadé de la nécessité de cette classification dans un bon code civil; il l'a croît indispensable, ne fut-ce que pour avoir la paix.

On a eu la paix, quoique cette décision n'ait pas été admise, et quand la guerre a eu lieu, ce n'est pas parce que les choses n'avaient pas été classées en choses naturelles et en choses artificielles. Des choses ne doivent former une classe particulière, ainsi que je l'ai déjà fait remarquer, que lorsque les qualités qui sont inhérentes à leur nature, exerçent quelque influence sur les dispositions générales des lois. Or, la circonstance qu'une chose est naturelle ou artificielle, n'influe en aucune manière sur l'ensemble de la législation; les lois sous l'empire desquelles sont placés le blé, la laine, les fruits qui composent la récolte d'un fermier, ne sont pas différentes des lois sous l'empire desquelles se trouvent les draps d'un fabricant ou la farine d'un [II-450] meunier; et si les choses artificielles doivent être régies par les mêmes dispositions que les choses artificielles, à quoi bon les distinguer les uns des autres dans la science de la législation?

La seconde division de Bentham est celle que les lois de tous les pays ont admise; elle classe les choses en meubles et en immeubles; mais elle n'est pas motivée. On en verrra bientôt l'importance et la nécessité.

Les divisions des choses en employables et en consumables, en simples et en complexes, et quelques autres que le jurisconsulte anglais a cru devoir adopter, ne sont pas moins inutiles que celle qui les distingue en naturelles et en artificielles. Une glace, un vase, un flambeau, sont des choses simples; une pendule, une montre, sont des choses complexes; mais quelle est l'influence que ces différences peuvent exercer sur un code civil, sur un code pénal ou sur un code de procé dure? La division à laquelle Bentham attacha le plus d'importance, est celle qui distingue les objets en sensibles et ou insensibles; suivant lui, cette division dont les romanistes ne se sont pas occupés, vaut toutes les autres. Je ne saurais partager cette opinion; la distinction dont il s'agit ici, n'est pas moins inutile dans un traité de législation que la plupart de celles dont j'ai précédemment parlé.

Les Anglais ont pensé qu'ils devaient réprimer, [II-451] par des peines de police, les cruautés gratuites exercées sur certains animaux, et particulièrement sur les animaux domestiques. Les dispositions qu'ils ont prises à cet égard, sont très sages, et devraient être adoptées partout; car nulle part des actes de cruauté ne devraient être tolérés, surtout à l'égard des animaux qui nous rendent les plus grands services, et qui, à cause de cela, sont constamment exposés à la brutalité des hommes.

Mais il ne suffit pas, je l'ai déjà fait observer, qu'une chose soit l'objet d'une loi spéciale, pour qu'il soit bon d'en faire une classe à part dans un code général. Admettons qu'une loi réprime les cruautés gratuites exercées sur certains animaux ; cette répression exigera sans doute un petit nombre de dispositions dans un code de police; mais la circonstance de la sensibilité ou de l'insensibilité des choses sera sans influence sur les autres parties de la législation. Pour s'en convaincre, il suffit de parcourir les dispositions des divers codes qui existent parmi nous; non seulement on ne sent pas la nécessité d'une telle division, mais il est impossible de trouver un seul cas où il serait bon d'en faire usage. Elle est d'autant moins admissible qu'il est une multitude d'êtres sensibles qu'il serait ridicule de placer sous la protection des lois.

Plusieurs jurisconsultes avaient divisé les choses qui sont l'objet de la législation, en biens corporels, [II-452] et en biens incorporels. M. Toulier adopte cette division comme la meilleure; il la considère comme la plus générale, la plus exacte, la plus propre à faire connaître la véritable nature des choses. Cette opinion me paraît peu fondée : il y a, ce me semble, peu d'utilité à mettre dans une classe toutes les choses ou toutes les propriétés ; et à mettre dans une autre, les droits et les obligations. Cette classification n'exerce aucune influence sur l'ensemble des lois, et par conséquent elle est au moins inutile.

Il ne faut pas perdre de vue, en effet, que l'objet principal de toute division, est de simplifier le travail de l'esprit, ou de donner plus de concision au langage, en désignant un grand nombre de choses, à l'aide d'un seul mot; c'est ainsi par exemple qu'au moyen du mot immeubles on désigne les bois, les champs, les prairies, les vignes, les maisons et beaucoup d'autres choses, et qu'au moyen du mot meubles on désigne un nombre de choses encore plus grand. Mais, quand on fait des divisions inutiles, on ne rend pas les idées plus claires; au contraire, on les obscurcit; au lieu de simplifier le travail de l'esprit, on le complique; on le rend plus difficile. Toute division inutile doit donc être repoussée.

J'ai déjà fait observer qu'il y a deux manières de considérer les choses, en elles-mêmes, et abstraction faite des personnes à qui elles à qui elles [II-453] appartiennent, et dans les rapports qu'elles ont avec ceux qui les possèdent.

Quand on les considère en elles-mêmes, et par les qualités inhérentes à leur nature, la classification la plus simple et la plus naturelle, celle dont l'influence se fait sentir dans presque toutes les parties de la législation, est celle que les auteurs du Code civil ont adoptée, celle qui range toutes les propriétés et tous les biens, sous les dénominations de meubles et d'immeubles.

Ces dénominations sont d'autant mieux choisies qu'elles indiquent les principales différences qui existent entre les choses, et qu'elles motivent ainsi, du moins en partie, les différences des règles auxquelles elles sont soumises. On désigne, en effet, par le mot meubles, toutes les choses qui sont mobiles de leur nature, ou qu'on peut transporter d'un lieu à un autre sans les dégrader. On entend, au contraire par le mot immeubles, toutes les choses qui, de leur nature, sont immobiles et qu'on ne saurait déplacer sans les détruire ou du moins leur faire subir des dégradations considérables. Les différences qui existent entre ces deux genres de biens, sont très-nombreuses, et l'influence s'en fait sentir sur les principales branches de la législation; aussi cette classification est admise par toutes les nations policées, et elle exerce partout à peu près la même influence.

[II-454]

Voici quels sont les points principaux sur lesquels ces deux genres de biens diffèrent, et qui ont exigé pour les uns, des dispositions ou des règles qu'on n'a pas crues nécessaires pour les autres.

Les meubles, comme le mot l'indique, peuvent être aisément déplacés sans dégradation; les immeubles, comme le mot l'indique encore, ne peuvent être déplacés.

En général, les meubles de même espèce se ressemblent, et peuvent être difficilement distingués les uns des autres; les immeubles, au contraire, occupant toujours la même place, et ayant des limites déterminées, ne peuvent jamais être confondues, même avec ceux qui sont de même espèce.

Les meubles sont très-variés dans leurs espèces, le nombre en est en quelque sorte incalculable; les immeubles sont au contraire très-peu variés dans leurs espèces; ce sont des fonds de terre ou des bâtimens. Les biens meubles se produisent et se consomment avec plus ou moins de rapidité; il est, au contraire, de la nature des immeubles d'être durables, et en quelque sorte indestructibles.

La plupart des biens meubles soumis à l'action de l'industrie humaine subissant des transformations continuelles, les immeubles peuvent recevoir quelques modifications; mais l'identité peut en être toujours constatée.

Les meubles passent rapidement d'une main à [II-455] une autre ; cette circulation rapide est une condition essentielle de l'existence de la société; les immeubles, au contraire, restent long-temps dans les mêmes mains. Les meubles peuvent être aisément enlevés, soustraits, cachés, sans qu'il soit possible de les retrouver, ou de les reconnaître si on les retrouve; les immeubles, au contraire, ne sont pas susceptibles de soustraction; on peut en dérober les titres ou les falsifier, mais la chose reste toujours en évidence.

Ces nombreuses différences sont inhérentes à la nature des choses; elles sont indépendantes des volontés humaines. Or, il suffit qu'elles existent par elles-mêmes', et qu'il ne soit pas au pouvoir des hommes de les faire disparaître, pour que l'influence s'en fasse sentir sur les principales branches de la législation. Leur existence étant dans la nature des choses, elles ont, en législation, des conséquences que les nations sont obligées d'accepter, comme elles sont tenues de se soumettre aux lois de la gravitation.

Aussi, devons-nous remarquer que cette distinction des biens, en meubles et en immeubles, se trouve dans les lois de toutes les nations policées, et que les différences qui existent entre les uns et les autres sont suivies partout à peu près des mêmes conséquences. Les dénominations ne sont pas, il est vrai, les mêmes dans tous les pays; les Anglais, [II-456] par exemple, appellent propriété personnelle, ce que nous appelons biens meubles, et propriété réelle, ce que nous appelons biens immeubles; mais la différence n'est que dans les termes, elle n'est pas dans la classification.

J'ai dit que les différences qui existent, par la nature des choses, entre les meubles et les immeubles, exercent une certaine influence sur les principales branches de la législation; s'il s'agit, en effet, de minorité, d'interdiction, de mariage, de divorce, de vente, d'échange, de louage, de gage, d'hypothèque, de procédure, de compétence, de saisie, de possession, de prescription, les immeubles sont soumis, sur un grand nombre de points, à des règles qui ne sont pas applicables aux biens mobiliers, et ceux-ci, d'un autre côté, sont soumis à des dispositions qui ne s'appliquent point aux immeubles.

Il me serait facile de faire voir que les différences qui se trouvent dans les lois, sont des conséquences nécessaires des différences qui existent dans la nature des choses; mais cette démonstration nous conduirait trop loin, car elle exigerait l'examen d'une partie considérable de nos lois civiles, de nos lois de procédure, et même de nos lois politiques; cet examen d'ailleurs serait étranger à la nature de cet ouvrage.

Le Code civil, après avoir déclaré que tous les [II-457] biens sont meubles ou immeubles, ajoute que les biens sont immeubles, ou par leur nature, ou par leur destination, ou par l'objet auquel ils s'appliquent. Il met au rang des immeubles par leur nature, les fonds de terre et les bâtimens, les moulins à vent ou à eau, fixés sur piliers et faisant partie du bâtiment; les récoltes pendantes par les racines, et les fruits des arbres non encore recueillis, les coupes ordinaires des bois taillis ou des futaies mises en coupes réglées, tant que les arbres n'ont pas été abattus. Les tuyaux servant à la conduite des eaux dans une maison ou autre héritage, sont considérés comme faisant partie des objets auxquels ils sont attachés, et sont mis, par conséquent, dans la classe des immeubles.

Il est des choses qui sont meubles par leur nature, et qui sont soumises par nos lois et par celles de presque tous les peuples, aux mêmes dispositions que les immeubles auxquels elles sont attachées. Le Code civil, par exemple, déclare que les animaux que le propriétaire du fonds livre au fermier et au métayer, pour la culture, estimés ou non, sont censés immeubles, tant qu'ils demeurent attachés au fonds par l'effet de la convention. Il dispose de plus que les objets que le propriétaire du fonds y a placés pour le service et l'exploitation de ce même fonds, sont immeubles par destination.

L'on considère donc comme immeubles par [II-458] destination, lorsqu'ils ont été placés par le propriétaire, pour le service et l'exploitation du fonds, les animaux attachés à la culture, les ustensiles aratoires, les semences données au fermier ou colon partiaire, les pigeons des colombiers, les lapins des garennes, les ruches à miel, les poissons des étangs, les pressoirs, chaudières, alambics, cuves et tous les ustensiles nécessaires à l'exploitation des forges, papeteries et autres usines, les pailles, engrais et tous les effets mobiliers que le propriétaire a attachés au fonds, pour y demeurer à perpétuité.

Le propriétaire est censé avoir attaché à son fonds des effets mobiliers à perpétuelle demeure, quand ils y sont scellés en plâtre ou à chaux ou à ciment, ou lorsqu'ils ne peuvent être détachés sans être fracturés ou détériorés, ou sans briser ou détériorer la partie du fonds à laquelle ils sont attachés. Les glaces d'un appartement, les tableaux et autres ornemens sont considérés comme mise à perpétuelle demeure, lorsque le parquet sur lequel ils sont attachés fait corps avec la boiserie. Quant aux statues, elles sont considérées comme immeubles lorsqu'elles sont placées dans des niches pratiquées exprès pour les recevoir, encore qu'elles puissent être enlevées sans fracture ou détérioration.

Le Code civil met au rang des immeubles par l'objet auquel ils s'appliquent, l'usufruit des choses [II-459] immobilières, les servitudes ou services fonciers, et les actions qui tendent à revendiquer un immeuble.

Il est des peuples qui ne soumettent pas tous les biens mobiliers attachés à des immeubles aux lois par lesquelles ces mêmes immeubles sont régis. Dans le canton de Vaud, par exemple, le Code civil a été adopté; mais on a jugé convenable de supprimer les dispositions de l'article 524, qui considèrent comme immeubles par destination, les objets que le propriétaire d'un fonds y a placés pour le service et l'exploitation de ce fonds.

Il serait difficile de dire si ces dispositions ont été rejetées, parce que la rédaction en a paru vicieuse, ou parce qu'elles ont paru mauvaises. Il était possible de faire quelques légers reproches à la rédaction; on pouvait croire qu'il était peu conforme à la nature des choses, de mettre dans la classe des immeubles, des chevaux, des pigeons et des lapins; mais si l'expression manquait d'exactitude, rien n'était plus facile que de la corriger; il suffisait de dire que, quoique ces divers objets fussent meubles par leur nature, leur nature, ils seraient considérés comme faisant partie des immeubles auxquels ils seraient attachés.

Je dois faire remarquer ici que rien n'est plus commun que de rencontrer dans les lois de presque tous les peuples, ce qu'on appelle des fictions, [II-460] c'est-à-dire des suppositions mensongères imaginées pour soumettre certaines choses à des règles faites pour des choses différentes. C'est ainsi, par exemple, qu'après avoir établi certaines dispositions pour les immeubles, et des dispositions différentes pour les meubles, on dira que des lapins sont réputés immeubles, afin de les soumettre aux règles qui régissent les fonds sur lesquels ils sont placés. Des fictions ou des mensonges de ce genre pouvaient être nécessaires aux jurisconsultes romains, qui n'avaient pas la puissance de changer des lois qu'ils trouvaient malfaisantes, et dont ils voulaient éluder l'application; mais un législateur n'a pas besoin de faire mentir les faits pour prescrire ce qui lui paraît juste.

Les auteurs du Code civil, au lieu de diviser les immeubles en trois classes et de dire que les biens sont immeubles par leur nature, par leur destination ou par l'objet auquel ils s'appliquent, auraient mieux fait de laisser à chaque chose sa dénomination naturelle, et de déclarer ensuite dans quels cas certains objets mobiliers ne pourraient pas être séparés des fonds auxquels ils auraient été attachés, ou seraient régis par les lois faites pour les immeubles; mais il ne s'agit pas ici que d'un vice de rédaction, et ce vice n'est pas très-dangereux.

Une question plus importante est celle de [II-461] savoir s'il est bon que, dans certains cas, des choses qui sont meubles par leur nature, soient considérées comme faisant partie des immeubles auxquels elles sont attachées, et qu'elles soient régies par les mêmes lois.

Pour résoudre cette question, il faut d'abord observer que les dispositions qui soumettent des choses meubles par leur nature, aux mêmes règles que les immeubles, ne portent aucune atteinte à la faculté qu'a toute personne de jouir et de disposer de ses biens comme elle juge convenable; tout propriétaire peut disposer de ses propriétés quelle qu'en soit la nature, sans être arrêté par des classifications.

Les dispositions qui considérent certains objets mobiliers comme faisant partie des immeubles auxquels ils sont attachés, n'ont que deux effets légaux; le premier est de dispenser un propriétaire qui dispose de ses biens, d'une multitude d'explications pour faire connaître sa volonté. Celui qui donne, vend, échange ou hypothèque un immeuble, sait d'avance qu'il aliéne ou qu'il engage, s'il ne manifeste pas une volonté contraire, les objets qu'il y a placés pour l'exploiter. Cela n'empêche pas qu'il ne puisse, dans l'acte d'aliénation, diviser sa propriété comme il juge convenable; donner à une personne la terre et à une autre les capitaux consacrés à l'exploitation.

[II-462]

Le second effet des dispositions qui considèrent certains objets qui sont meubles par leur nature, comme faisant partie des fonds auxquels ils sont attachés, est d'empêcher que les créanciers d'une personne, pour obtenir leur remboursement, ne fassent saisir et vendre les objets qui servent à l'exploitation d'un fonds, à moins qu'ils ne fassent saisir et vendre en même temps l'immeuble auquel ils sont attachés.

Les inconvéniens qui résultent d'une telle prohibition ne sont pas très-considérables; ils se réduisent à diminuer, relativement à quelques personnes, le crédit des propriétaires de fonds de terre. Lorsqu'on ne peut obtenir le paiement d'une dette peu considérable, qu'au moyen d'une saisie d'immeubles d'une grande valeur, on prête moins volontiers que lorsqu'on a la faculté de faire saisir des biens mobiliers, et de proportionner la saisie à la créance dont on veut obtenir le paiement; mais le mal qui peut résulter de là mérite à peine d'être compté, quand on le compare aux fâcheux effets que produirait le système contraire.

L'importance de toute propriété est toujours en raison de sa valeur ou des services qu'elle peut rendre; tout ce qui diminue la valeur détruit donc une partie de la propriété. Or, lorsque deux choses ont été faites l'une pour l'autre, et qu'elles ne sont utiles qu'au moyen des services qu'elles se rendent, [II-463] on ne peut les séparer sans qu'il résulte de leur séparation une perte plus ou moins considérable. Si l'on séparait, par exemple, les pièces dont se compose la montre la plus parfaite, et si l'on essayait de les vendre séparément, on ne trouverait personne qui voulût les acheter; elles n'auraient aucune valeur. Il en serait de même des pièces des machines les plus considérables et les plus précieuses; celui qui vendrait séparément les diverses parties dont une machine à vapeur ou un navire sont composés, n'en obtiendrait pas un prix beaucoup plus élevé que s'il vendait des matériaux bruts.

Il suit de là qu'on ne peut séparer des choses qui tirent de leur union une grande partie de leur valeur, sans détruire inutilement une partie de la propriété; si des choses qui valaient six mille francs, par exemple, quand elles étaient unies, ne valent que la moitié de cette somme quand elles sont séparées, il est clair que la séparation équivaut à la destruction gratuite d'une propriété qui vaudrait trois mille francs.

Il est, sans doute, moins difficile de remplacer les objets nécessaires à l'exploitation d'une ferme, quand on possède des capitaux suffisans, que les pièces qui manquent à une montre; mais, dans un cas comme dans l'autre, il y a nécessairement une destruction de valeur; séparer les fourrages, des animaux qu'ils sont destinés à nourrir; les [II-464] engrais et les instrumens aratoires, des terres qu'ils doivent fertiliser; les pigeons, de leur colombier, c'est rendre ces choses improductives, c'est en diminuer considérablement la valeur.

Une ferme, comme tout autre grand établissesement d'industrie, n'est productive qu'au moyen de chacune des choses qui sont consacrées à la production; il suffirait quelquefois d'enlever une de ces choses, dans certaines circonstances, pour arrêter l'action de toutes les autres; la saisie des semences ou des instrumens aratoires, ou des animaux de labour, ou des fourrages, ou des engrais, pourrait avoir pour effet de tout paralyser ; ce serait comme si l'on opérait la saisie d'une des roues d'une voiture.

Le mal qui en serait la suite, ne se bornerait pas à causer au propriétaire une perte considérable, il s'étendrait sur le fermier et sur sa famille, et sur une multitude d'ouvriers qui seraient privés de travail et de tout moyen d'existence; il s'étendrait même sur une partie plus ou moins nombreuse de la société, puisque les produits nécessaires à sa conservation seraient moins considérables.

Il y avait donc des raisons très-puissantes pour considérer comme faisant partie d'un immeuble, les objets mobiliers que le propriétaire y a attachés, soit pour le rendre productif, soit pour en accroître la valeur. Toutes les fois qu'il s'élève des [II-465] doutes sur la question de savoir si une chose mobilière de sa nature, doit être considérée comme faisant partie d'un immeuble, il suffit d'examiner si elle est ou si elle n'est pas nécessaire pour le rendre propre à l'usage auquel il est destiné. La question peut être également résolue par l'examen de l'influence que doit produire la séparation sur la valeur des deux choses. Si elles ne peuvent être séparées sans qu'il en résulte, pour l'une ou pour l'autre, une destruction plus ou moins considérable de valeur, il est bon qu'elles restent unies.

Suivant le Code civil, il y a deux sortes de meubles : les uns sont tels par leur nature; les autres le sont par la détermination de la loi. Nous pouvons encore observer ici qu'il aurait été plus raisonnable de ne mettre au rang des meubles que les choses qui sont mobiles par leur nature. On aurait pu déclarer ensuite qu'elles étaient les choses qui seraient régies par les dispositions faites pour cette espèce de biens.

Le Code civil met dans la classe des choses qui sont meubles par leur nature, les corps qui peuvent se transporter d'un lieu à un autre, soit qu'ils se meuvent par eux-mêmes, comme les animaux, soit qu'ils ne puissent changer de place que par l'effet d'une force étrangère, comme les corps inanimés. La grandeur ou le prix des choses qui sont mobiles de leur nature, n'empêchent pas qu'elles [II-466] ne soient mises dans la classe des meubles. On y place donc les bateaux, bacs, navires, moulins et bains sur bateaux, et généralement toutes usines non fixées par des piliers, et ne faisant point partie de la maison. On y place aussi les matériaux provenant de la démolition d'un édifice, et ceux qui sont assemblés pour en construire un nouveau, tant qu'ils n'ont pas été employés par l'ouvrier dans une construction.

Le Code civil considère comme meubles, par la détermination de la loi, les obligations et actions qui ont pour objet des sommes exigibles ou des effets mobiliers, les actions ou intérêts dans les compagnies de finance, de commerce ou d'industrie, à l'égard de chaque associé seulement, et tant que dure la société ; les rentes perpétuelles ou viagères, soit sur les particuliers, soit sur l'État. Les actions ou intérêts dans les compagnies de finance, de commerce ou d'industrie, sont considérées comme meubles, même lorsque des immeubles dépendans de ces entreprises appartiennent aux compagnies [114].

En divisant en deux grandes classes, en meubles et [II-467] en immeubles, toutes les choses qui peuvent tomber sous l'empire des lois, les auteurs du Code civil ne pouvaient pas changer le langage, et obliger les citoyens à donner aux termes un sens différent de celui qu'ils étaient dans l'habitude d'y attacher. Or, dans la pratique ordinaire des affaires, on ne donne jamais au mot meubles un sens aussi étendu que celui qu'il a dans la classification générale des biens. Il a donc fallu prévoir que ce terme aurait, dans un grand nombre de cas, un sens plus restreint.

Aussi, d'après les dispositions du Code civil, le mot meuble employé seul, soit dans une loi, soit dans les dispositions d'une personne, sans autre addition ni désignation, ne comprend pas ce qui fait l'objet d'un commerce; il ne comprend pas non plus l'argent comptant, les pierreries, les dettes actives, les livres, les médailles, les instrumens des sciences, des arts et métiers, le linge de corps, les chevaux, équipages, armes, grains, vins, foins et autres denrées.

Les mots meubles meublans comprennent les meubles destinés à l'usage et à l'ornement des [II-468] appartemens, comme tapisseries, lits, siéges, glaces, pendules, tables et autres objets de cette nature; ils comprennent, en outre, les tableaux, les statues, les porcelaines qui font partie du meuble ou de la décoration d'un appartement; ils ne comprennent pas les collections de tableaux qui peuvent être dans des galeries ou pièces particulières.

L'expression biens-meubles celles de mobilier ou d'effets mobiliers, comprennent généralement tout ce qui est censé meuble, d'après les règles précédemment établies. La vente ou le don d'une maison meublée ne comprend que les meubles meublans. La vente ou le don d'une maison, avec tout ce qui s'y trouve, ne comprend pas l'argent comptant, ni les dettes actives et autres droits dont les titres y sont déposés. Elle comprend tous les autres effets mobiliers, quelle qu'en soit la nature.

Après avoir divisé les choses en les considérant dans leur nature, on les a divisées en les considérant dans leurs rapports avec les diverses classes de personnes à qui elles appartiennent. On a fait, par exemple, une classe des biens qui sont la propriété d'une nation; une autre de ceux qui appartiennent à des villes, à des communes; une autre de ceux qui appartiennent à des particuliers ou à des familles. On s'est fondé, pour faire ces distinctions, sur ce que les propriétés qu'on a ainsi divisées, ne sont pas soumises aux mêmes règles. Ce motif [II-469] aurait dû faire pousser la division plus loin; elle aurait dû faire distinguer les propriétés qui appartiennent à des mineurs, de celles qui appartiennent à des majeurs; celles qui appartiennent à des femmes placées sous la puissance maritale, de celles qui appartiennent à des personnes entièrement libres.

Une grande partie des biens qui appartiennent à une nation ou à une commune, sont de la même nature que ceux qui appartiennent à des particuliers; les propriétés d'un mineur ne diffèrent en rien, par leur nature, des propriétés d'un majeur. Si, sur quelques points, toutes ne sont pas soumises aux mêmes dispositions législatives, cela ne tient pas à la nature des choses; cela tient aux différences qui existent dans la capacité des personnes. Ce n'est donc qu'après avoir traité des personnes qu'on peut avoir à s'en occuper.

 


 

[II-470]

CHAPITRE CHAPITRE LIV.
Des idées rétrogrades contre la propriété. —Conclusion.

J'AI tenté de donner, dans cet ouvrage, des idées exactes des propriétés qui sont la base de notre existence; mais je suis loin d'en avoir donné des idées complètes. La faculté de disposer des choses est un des élémens essentiels de toute propriété; et, dans tous les pays policés, on a cru nécessaire de donner à cette faculté des limites et des règles. On ne peut donc se flatter de connaître parfaitement le sujet que j'ai traité, que lorsqu'on possède la connaissance de ces règles et de ces limites. Cela même ne suffit pas; il faut savoir de plus quels sont les divers moyens à l'aide desquels une chose peut être acquise et devenir la propriété de telle ou telle personne.

Pour avoir une connaissance entière de la propriété, il est donc nécessaire de connaître presque toutes les branches de la science du droit; car la plupart ont pour objet de régler ou de limiter la faculté de jouir et de disposer des choses qui nous appartiennent. Je fais cette observation, afin qu'on ne s'imagine pas qu'on peut, à l'aide d'une [II-471] définition, acquérir la connaissance des choses qui, pour être bien connues, exigent de longues études. L'explication d'un des termes de la définition donnée par nos lois, du mot disposer, a donné naissance à un nombre de volumes suffisant pour former une bibliothèque.

Si j'ai laissé beaucoup de choses à dire sur le sujet que j'ai traité; si je n'ai parlé ni des règles ni des limites données à la faculté de disposer, ni des divers moyens à l'aide desquels on peut se dépouiller de ses biens pour en investir une autre personne; si même je me suis abstenu de faire mention de quelques moyens à l'aide desquels on peut acquérir le titre de propriétaire, c'est parce qu'il ne m'était pas possible d'aller plus loin avant que d'avoir traité des personnes, et des rapports qui existent entre elles.

Un homme qui vit au sein d'une nation civilisée, n'est pas un être isolé comme une pyramide au milieu d'un désert; il tient, par une multitude de liens, aux êtres de son espèce qui l'environnent. La puissance qu'il exerce sur les choses dont il est propriétaire, est toujours plus ou moins limitée par les obligations qui lui sont imposées, soit par sa propre nature, soit par les conventions qu'il a formées, soit par les institutions de la nation à laquelle il appartient. La protection dont il jouit pour ses biens et pour sa personne, exige elle [II-472] même qu'il ne puisse se dépouiller de ses propriétés, qu'en suivant certaines règles. Il est donc nécessaire, avant que de traiter des diverses manières dont on peut disposer de ses biens, et de parler des limites mises à cette faculté, d'avoir fait connaître quels sont les rapports qui unissent les hommes entre eux.

Les jurisconsultes romains et la plupart des jurisconsultes modernes ont pensé qu'avant de traiter des choses qui sont l'objet de la législation, il convenait de traiter des personnes. Je n'ai point partagé cette opinion; j'ai cru qu'avant de parler de la manière dont les familles se forment, et des obligations qui résultent de leur formation, je devais faire connaître les choses qui composent la base de leur existence. La plupart des obligations qui existent entre les hommes, n'ont une importance réelle que parce qu'elles affectent les choses au moyen desquelles ils se conservent. Si l'on s'occupe des devoirs réciproques qui résultent de l'association conjugale, soit pour les époux, soit pour les pères et mères, soit pour les enfans, on s'aperçoit qu'il est toujours question de moyens d'existence. Il est impossible de parler de tutelle, d'interdiction, de divorce, de séparation de corps, et de ne pas s'occuper des propriétés des mineurs, des interdits, des époux séparés. Les dispositions dont le principal objet est la conservation des biens, [II-473] tiennent même souvent la place la plus considérable dans les lois qui semblent ne se rapporter qu'aux personnes. Enfin, il n'est pas un homme doué d'un peu de prévoyance qui ne songe, avant que de former une famille nouvelle, à s'assurer les moyens de la faire exister. Il fallait donc s'occuper des propriétés avant que de traiter des personnes.

Je ne terminerai point cet ouvrage sans faire quelques observations sur certains systèmes dont l'objet était de déplacer les propriétés, et de fonder la société sur des bases nouvelles. Je m'étais d'abord proposé de soumettre ces systèmes à un examen rigoureux et détaillé ; mais je n'ai pas tardé à m'apercevoir que ce projet n'était pas exécutable. J'y ai donc renoncé; je dois en dire les raisons.

Les fondateurs ou les propagateurs de ces systèmes ont tenté de persuader au public, et peut-être ont fini par se persuader à eux-mêmes qu'ils avaient laissé bien loin derrière eux les hommes les plus éclairés de leur siècle et ceux du siècle dernier; enivrés par l'esprit de secte ou de prosélytisme, ils ont traité les savans les plus distingués de leur temps avec un dédain et un orgueil tout-à-fait propres à imposer à la partie la plus ignorante de la multitude.

Cependant, il est impossible de lire ce qu'ils ont écrit sans s'apercevoir aussitôt que, bien loin d'être plus avancés que leur siècle, ils sont de beaucoup [II-474] en arrière; que non seulement ils n'ont rien vu, rien observé par eux-mêmes, mais qu'ils ne connaissent même pas les premiers élémens des sciences dont ils ont la prétention de s'occuper; que, s'ils parlent des hommes les plus distingués qui ont écrit sur ces sciences, ils ne les ju gent que sur ouï-dire, et comme de jeunes séminaristes jugent les philosophes dont la lecture leur est interdite ; c'est-à-dire qu'ils se bornent à reproduire des préjugés vulgaires qui feraient rougir un homme doué de la moindre instruction.

Quand on examine avec un peu d'attention ces merveilleuses découvertes, qui devaient mettre un terme à toutes les calamités dont le genre humain est affligé, on n'y trouve qu'un assemblage bizarre d'idées empruntées à des époques de barbarie, à des sectes religieuses que le temps a détruites, à quelques-uns des philosophes les moins religieux du XVIIe siècle, et à des écrivains de notre âge. Ce mélange, fait sans intelligence, par des imaginations désordonnées, méritait de subir la destinée qui semble réservée à tout ce qui choque le sens commun; il devait se montrer sous l'appareil des formes religieuses, et c'est, en effet, le sort qu'il a éprouvé.

Comment aurait-il été possible de soumettre de pareilles conceptions à un examen sérieux et méthodique? N'aurait-il pas fallu pour combattre des [II-475] idées formées dans des temps d'ignorance et de barbarie, reproduire les faits et les observations devant lesquels ces idées ont disparu? N'aurait-il pas fallu refaire, ou pour mieux dire copier les ouvrages qui ont porté certaines sciences au point où nous les voyons? Quand des esprits arriérés ou rétrogrades viennent nous présenter, comme des nouveautés, des erreurs surannées, il n'y a qu'un moyen de leur répondre : c'est de les renvoyer à la lecture des écrivains auxquels les sciences doivent les progrès qu'elles ont faits.

Si j'avais voulu réfuter les écrits des hommes qui se sont imaginé qu'il était en leur puissance de faire mettre en commun toutes les propriétés, et d'établir la société sur des bases nouvelles, je n'aurais pas été seulement obligé de reproduire des faits et des raisonnemens qui sont connus de tous les gens un peu instruits; je n'aurais pu me dispenser de rappeler ce que j'avais moi-même écrit, il y a plusieurs années, dans l'ouvrage dont celui-ci forme la suite.

On sait, par exemple, qu'il y a, pour les peuplades barbares qui veulent passer de la vie nomade à la vie agricole, un état de transition qu'il est impossible d'éviter. Toutes les forces doivent se réunir pour mettre la terre en culture; et comme il y a communauté dans le travail, il y a jouissance commune des produits. Cet état était celui dans [II-476] lequel se trouvaient, au rapport de Tacite, plusieurs des tribus qui peuplaient les forêts de la Germanie, quand les légions romaines y portèrent leurs armes. C'était également celui d'un certain nombre de peuplades qui habitaient les forêts de l'Amérique septentrionale, quand les Européens allèrent s'emparer de ce pays. Plusieurs sectes religieuses, et particulièrement les Jésuites du Paraguay, avaient adopté un pareil genre de vie.

Si j'avais voulu combattre ici ce système de communauté, qu'on nous a présenté comme une invention merveilleuse, et qu'on a même tenté de mettre en pratique, il ne m'aurait pas été difficile de démontrer qu'un pareil système, s'il était permanent, ne serait guère moins contraire à la nature de l'homme, que l'esclavage le plus abrutissant; qu'il aurait pour résultat, non une égalité de bonnes habitudes et de bien-être, mais une égalité d'ignorance, de paresse, de misère et de vices; qu'il détruirait toutes les affections de famille, et qu'il ferait descendre la masse de la population au niveau des esclaves de nos colonies; mais comment prouver cela, sans reproduire les observations que j'avais faites ailleurs, en réfutant le même système que l'abbé Raynal avait aussi trouvé admirable [115]?.

Montesquieu ayant prétendu que, si un père [II-477] était tenu de nourrir ses enfans, il n'était pas obligé de leur laisser sa succession, d'autres écrivains du dernier siècle allèrent plus loin; ils prétendirent qu'il serait bon que les biens qu'un homme laisserait en mourant, rentrassent dans la masse des biens publics, et fussent distribués aux familles les plus pauvres, ou employés à récompenser les vertus, à encourager les talens; ils voulaient que la part de chacun fût en raison de son mérite.

« Un homme qui a terminé sa carrière, disait Raynal, peut-il avoir des droits? En cessant d'exister, n'a-t-il pas perdu toutes ses capacités? Le grand être, en le privant de la lumière, ne lui a-t-il pas ôté tout ce qui était une dépendance à ses volontés dernières, peuvent-elles avoir quelqu'influence sur les générations qui suivent? Non. Tout le temps qu'il a vécu, il a joui et dû jouir des terres qu'il cultivait. A sa mort elles appartiennent au premier qui s'en saisira et qui voudra les ensemencer. Voilà la nature...

» Entre les différentes institutions possibles sur l'héritage des citoyens après leur décès, ajoute Raynal, il en est une qui trouverait peut-être des approbateurs. C'est que les biens des morts rentrassent dans la masse des biens publics, pour être employés d'abord à soulager l'indigence, après l'indigence, à rétablir perpétuellement une [II-478] égalité rapprochée entre les fortunes des particuliers; et, ces deux points importans remplis, à récompenser les vertus, à encourager les talens [116]. »

Les hommes qui, après nous avoir annoncé que les philosophes du dix-huitième siècle étaient venus uniquement pour accomplir une œuvre de destruction; que leur règne était passé, et que le temps des fondateurs était enfin arrivé, se sont avisés de remettre en question le droit des enfans de succéder à leurs pères, n'ont donc pas eu d'autre mérite que de paraphraser les conceptions les moins sensées des écrivains qu'ils avaient l'air de dédaigner; ils ont reculé de plus d'un demi-siècle, pour se donner un air de nouveauté; l'époque de l'histoire humaine la plus fertile en expériences et en grandes découvertes, a donc passé devant eux sans être aperçue.

Si j'avais voulu combattre, dans cet ouvrage, les erreurs empruntées à l'abbé Raynal, sur le droit des enfans de recueillir les biens que leurs parens laissent en mourant, je n'aurais pu me dispenser de faire voir que l'esprit de famille est une des principales causes de la production et de la conservation des richesses; qu'un homme, pour [II-479] assurer l'existence de ses enfans, se livre à des travaux et s'impose des privations qu'aucun autre sentiment ne saurait obtenir de lui; que les familles contractent des habitudes conformes à leurs moyens d'existence, et que si les richesses d'une personne ne devaient point passer à ses descendans, elle devrait habituer ses enfans aux privations les plus dures, et leur en donner l'exemple; qu'elle ne pourrait, par conséquent retirer, presque aucun avantage réel de ses propriétés, même de son vivant; enfin, qu'une nation chez laquelle les enfans seraient exclus de la succession de leurs parens, descendrait, en très-peu d'années, beaucoup plus bas que ne sont descendus les habitans de l'Egypte sous la domination des Mameloucks, les Grecs sous la domination des Turcs.

Mais, pour donner une démonstration complète de ces propositions, j'aurais eu besoin de rappeler une multitude de faits et d'observations que j'ai rapportés dans le Traité de législation, pour expliquer la décadence de plusieurs peuples qui sont tombés du faîte de la prospérité, dans la misère et la dégradation les plus profondes; je n'aurais pu me dispenser de reproduire une multitude de vérités que la science de l'économie politique a démontrées de manière à les mettre hors du domaine de la contestation; enfin, il eut été nécessaire de rechercher et d'exposer quelles sont les lois de notre [II-480] nature, qui président à la formation et à la conservation des familles.

Cette nécessité d'exposer les élémens d'une science qu'il n'est pas permis à une personne bien élevée d'ignorer, de rappeler des vérités que j'ai déjà suffisamment démontrées, et de traiter une matière qui doit faire l'objet d'un autre ouvrage, ne me permettait donc pas de réfuter ici les erreurs empruntées à l'abbé Raynal; j'ai dû, par conséquent m'en abstenir.

Quelques écrivains, en observant ce qui se passe au sein des nations les plus civilisées, ont cru s'apercevoir que, chez la plupart d'entre elles, il y a deux classes de personnes dont l'existence n'est pas fondée sur les mêmes moyens; ils ont cru voir qu'une partie de la population, et c'est la plus nombreuse, vit au moyen des produits de son travail, de ses capitaux, de ses terres, tandis que l'autre n'existe qu'au moyen des richesses qu'elle se fait livrer par la première, sous des noms divers; cet état leur a paru vicieux, et ils ont cru qu'il serait possible d'en établir un meilleur; il leur a semblé que, dans une société bien organisée, l'État ne devait payer les services qui lui sont rendus, qu'en raison de leur valeur.

Nos modernes réformateurs, dénaturant cette pensée, ont aussi divisé la société en deux classes; ils ont également trouvé mauvais qu'une partie de [II-481] la population existât aux dépens de l'autre; mais ils ont mis dans la classe qui vit aux dépens de toutes les autres, les familles qui n'existent que par les revenus de leurs terres ou par les produits de leurs capitaux; ils ont pensé que ces familles d'oisifs devaient être supprimées, et que leurs capitaux et leurs terres devaient être adjugés aux hommes les plus capables de les faire valoir.

Le système emprunté à l'abbé Raynal était la négation partielle de la propriété ; celui-ci en est la négation complète. Dans le premier, on accordait au propriétaire la jouissance viagère; il n'y avait spoliation que pour ses enfans ou pour les autres membres de la famille. Dans le second, la jouissance, même temporaire, n'est pas admise; tout propriétaire doit être dépouillé de ses biens, du moment qu'il se présente un homme plus capable que lui de les faire valoir.

Si je ne pouvais pas faire voir, dans ce Traité, les vices des deux précédens systèmes, il m'était encore moins permis de me livrer à l'examen du troisième. Comment raisonner, en effet, avec des hommes qui n'ont jamais pu comprendre qu'il ne saurait exister d'industrie sans capitaux, et que les capitaux ne se forment que dans les pays où la jouissance et la disposition en sont assurées? Pour m'en abstenir, je n'avais pas seulement les raisons que j'ai déjà fait connaître : il en existait une beaucoup [II-482] plus grave. Quel que soit le sujet dont on s'occupe, il est un moment auquel toute controverse doit cesser: c'est celui où l'on commence à mettre sérieusement en doute si les idées qu'on réfute sont du domaine de la logique ou de celui de la thérapeutique.

On a prétendu que les inventeurs, ou, pour mieux dire, les paraphraseurs de ces divers systèmes, avaient au moins rendu un service, en ce qu'ils avaient appelé l'attention des hommes éclairés sur le sort des classes les plus nombreuses et les plus pauvres de la société. C'est une erreur; si ce mérite, qui est très-grand, pouvait être attribué à un seul homme, il appartiendrait incontestablement à Jérémie Bentham; car c'est lui qui le premier a donné pour règle fondamentale de toutes les institutions, l'intérêt général de toutes les classes de la population. Quelques-unes de ses idées, il est vrai, semblent avoir influé sur la formation des systèmes dont je viens de parler; mais elles ont été si défigurées et si mal appliquées, qu'il semble qu'on n'ait pas eu d'autre dessein que de les travestir, et de les rendre absurdes ou criminelles.

Si les systèmes qu'on a imaginés sur la propriété n'étaient adressés qu'à des personnes douées d'un peu d'instruction, et habituées à réfléchir, ils mériteraient peu qu'on s'en occupât, car ils ne sauraient faire beaucoup de mal; mais exposés devant des [II-483] hommes qui ne possèdent aucune connaissance, qui n'ont ni les moyens, ni le temps de réfléchir, et qui ne peuvent se procurer qu'avec beaucoup de peine de faibles moyens d'existence, ils ne sont pas sans danger; le moindre mal qu'ils puissent produire est de donner aux classes les plus nombreuses et les moins aisées de la population, des espérances qui ne sauraient se réaliser; de leur faire considérer la spoliation des familles qui, par leurs travaux et leurs économies, ont acquis quelque fortune, comme un moyen sûr et légitime de mettre un terme à leur misère, et de porter ainsi le trouble et l'inquiétude parmi les hommes qui n'ont pas des vues assez élevées pour connaître toute l'étendue de la puissance qui protège les propriétés.

Les fausses espérances qu'on cherche quelquefois à donner à la partie de la population la moins intelligente et la plus énergique, peuvent être employées comme un levier à l'aide duquel on se flatte d'ébranler un pouvoir qu'on a dessein de renverser; mais ce levier est plus dangereux encore pour ceux qui tentent d'en faire usage, que pour les hommes contre lesquels il est employé. Il est impossible de le mettre en jeu, sans rallier aussitôt autour du gouvernement toutes les classes de la société, qui se croient menacées dans leurs moyens d'existence; et quand ces forces sont unies, il n'est rien qui puisse les surmonter. Si de pareils moyens [II-484] avaient un moment de succès, les hommes qui les auraient mis en usage, ne jouiraient pas long-temps de leur triomphe; ne pouvant réaliser les espérances qu'ils auraient fait naître, ils seraient battus avec les armes qu'ils auraient employées, et dont ils auraient d'avance proclamé la légitimité.

Il est des personnes qui, sans attaquer les propriétés, voudraient au moins assurer à la partie la plus pauvre de la population, une plus grande part dans les produits annuels qui composent les revenus d'un peuple. Le sort de presque toutes les classes de la société s'est amélioré par le seul effet des progrès de la civilisation; et il y aurait de la témérité à prédire ce qui arrivera dans des temps plus ou moins éloignés. Je doute cependant qu'il soit possible de produire, par des moyens artificiels, c'est-à-dire par des mesures législatives, une amélioration prompte et sensible dans le sort des hommes qui vivent des produits de leur travail de chaque jour.

Il n'est au pouvoir d'aucun gouvernement d'élever d'une manière permanente le taux des salaires.

Un agriculteur, un fabricant, peuvent, pendant quelques jours, payer le travail au-delà de ce qu'il leur produit. Le premier peut, dans un moment donné, dépenser la valeur de dix mesures de froment pour faire 'produire la valeur de huit; mais il serait bientôt ruiné, si une telle opération se [II-485] renouvelait souvent. Le second peut aussi, dans certaines circonstances, faire le sacrifice de cinq francs, pour obtenir une marchandise qu'il ne saurait vendre plus de quatre. Il n'est pas de puissance qui pût lui imposer un tel sacrifice d'une manière permanente, à moins de rendre sa fortune inépuisable, et de lui ouvrir une source de revenus. L'autorité publique ne saurait donc intervenir dans la fixation des salaires, sans porter atteinte à la propriété du maître ou à la liberté de l'ouvrier. Or, tant que le taux des salaires sera soumis aux lois de la concurrence, il subira l'influence de toutes les variations du commerce et de la population.

S'il était possible que tout à coup le prix, en numéraire, de la main-d'œuvre fût doublé dans tous les pays, que la journée qui vaut trois francs en valût six, le sort des classes laborieuses ne serait pas plus heureux. Les revenus d'une nation, c'est-à-dire la quantité d'alimens et de vêtemens qui sont créés toutes les années, ne sont pas illimités. Tout ce qui se produit se consomme; mais il n'y a pas moyen de consommer au-delà de ce qui se produit; on ne peut augmenter la part de l'un, que sous la condition de diminuer d'autant la part d'un autre. Il n'existe pas, en effet, de puissance qui ait le moyen de faire consommer un grain de blé au-delà de celui qui a été produit. Si donc il arrivait que tout à coup le prix de toutes [II-486] les journées fût doublé, quelles en seraient les conséquences? On verrait arriver sur le marché la même quantité de denrées, le même nombre d'acheteurs ayant les mêmes besoins, et les mêmes moyens de les satisfaire. Il n'y aurait rien de changé dans la position de personne : la concurrence des acheteurs éleverait le prix de toutes choses au niveau du prix de la main-d'œuvre. Il serait même fâcheux qu'elle n'eût pas ce résultat; car, si elle ne l'avait pas, les premiers qui seraient pourvus, affameraient les derniers qui se présenteraient.

Il est vrai que cet accroissement du prix nominal de la main-d'œuvre pourrait avoir pour effet d'opérer quelques retranchemens sur les consommations des classes qui vivent des revenus de leurs terres, de leurs maisons, de leurs capitaux. Mais il ne faut pas s'exagérer les avantages qui résulteraient de là, pour les classes les plus laborieuses et les moins aisées. Quand les classes les plus riches de la société sont obligées de réduire leurs dépenses, ce n'est pas sur les choses de première nécessité qu'elles font porter la réduction. La concurrence resterait donc la même relativement à ces choses, et, par conséquent, il n'y en aurait pas une plus grande abondance pour les classes les plus nombreuses.

Quand on compare le nombre des familles qui possèdent une fortune considérable, au nombre [II-487] de celles qui vivent du produit de leurs travaux, et qui ne possèdent que les moyens rigoureusement nécessaires pour exister, on s'aperçoit que le premier est infiniment petit, comparativement au second; la spoliation des riches au profit des pauvres, si jamais elle pouvait s'effectuer, pourrait bien avoir pour résultat de condamner les premiers à la destruction: mais elle n'apporterait à la condition des seconds qu'une amélioration faible et momentanée, et serait suivie, même pour ceux-ci, des conséquences les plus désastreuses.

Qu'on ne se méprenne pas sur le but de ces observations; elles n'ont pas pour objet de démontrer qu'il n'y a rien à faire dans l'intérêt des classes qui n'existent qu'au moyen de leur travail, et qu'un gouvernement n'a point à s'occuper d'elles ; elles tendent seulement à faire voir qu'on n'a rien de bon à espérer d'un déplacement forcé des richesses; qu'il n'est pas possible d'accroître les revenus des personnes qui vivent des produits de leur travail, en diminuant les revenus des personnes qui vivent des produits de leurs terres ou de leurs capitaux, sans porter atteinte à la propriété; que les atteintes de ce genre sont encore plus funestes pour les classes ouvrières que pour les autres; que les capitaux ne sont pas moins nécessaires à la production que le travail; qu'il n'est pas de leur nature d'être immobiles; [II-488] qu'ils fuient toujours les pays dans lesquels ils sont menacés; et que, quand ils disparaissent, la population dont ils alimentaient l'industrie, ne tarde pas à être moissonnée par la misère et la famine.

Si ces observations sont incontestables, et l'expérience de tous les siècles et de tous les pays en a rendu la démonstration évidente, il s'ensuit que les classes de la population qui vivent des produits de leur travail de chaque jour, n'ont jamais eu d'ennemis plus dangereux que les hommes dont les systèmes menacent tous les genres de propriétés, et particulièrement celles qui servent d'aliment à l'industrie et au commerce. Ces systèmes, si le bon sens public n'en avait pas fait une prompte justice, auraient suffi pour amener les désordres les plus graves, et pour plonger dans une détresse sans exemple toutes les familles dans l'intérêt desquelles on prétendait les avoir imaginées.

Mais si l'autorité publique n'a point à se mêler de la manière dont les produits annuels d'une nation se répartissent entre les hommes qui concourent à les former, à moins que ce ne soit pour protéger chacun dans la jouissance et la disposition de ses biens, il ne s'ensuit pas qu'elle soit impuissante pour adoucir le sort des classes les plus nombreuses et les moins aisées; elle peut [II-489] leur assurer une plus grande part dans les produits de l'industrie, soit par la diminution, soit par un meilleur emploi ou par une répartition plus équitable des charges publiques; elle peut délivrer l'industrie et le commerce des entraves ou des impôts mal assis, qui en arrêtent l'essor; elle peut faciliter l'enseignement, et concourir ainsi au bien-être des classes les plus pauvres, par le développement de leur intelligence et le perfectionnement de leurs mœurs.

L'emploi de ces moyens ne dépouillera personne des fruits de ses travaux ou de ses économies; et, loin de faire déserter les capitaux, sans lesquelles aucune industrie ni aucun commerce ne sauraient exister, il appellera les capitaux qui ne trouveront point ailleurs les mêmes garanties.

FIN.

 


 

Notes

[1] 13 janvier 1801.

[2] 12 avril 1803.

[3] Art. 16, 17 et 18.

[4] Richard Godson, Practical treatise on the law of patents for inventions, p. 379-384.

[5] Les autres dispositions du décret déterminent les conditions et la durée de la jouissance de l'inventeur.

[6] Les monopoles sont prohibés par les constitutions de plusieurs états, notamment par celles de New-Hampshire, de Massachusetts, de Vermont, de la Caroline du Nord, de l'Ohio et de l'Illinois.

[7] Voy. Revue encyclop., année 1826, t. 1, p. 692-696.

[8] Richard Godson, Practical treatise on the laws of patents for inventions, pag. 379.

[9] La loi des 3r décembre 1790 et 7 janvier 1791 dispose- d'une manière si générale sur la propriété des découvertes, que quand elle eut été promulguée plusieurs personnes demandèrent des brevets d'invention pour des établissemens de finances. Une loi du 2o septembre 179a déclara que la première ne rappliquait qu'aux découvertes faites dans les arts et métiers, et que le pouvoir exécutif ne pouvait plus accorder de brevets. d'invention aux établissemens relatifs aux finances.

[10] James Godson, Practical treatise, p. 53. Loi du 31 décembre 1790, art. 16, § 3. Arrêt de la Cour de cassation du 9 janvier 1828. J.-B. Sirey, t. XXVIII, iT.e part., p. 9496. – Arrêt de la Cour royale de Rouen du i janvier 1829. – Ibid, t. XXIX, 2e part., p. 65.

[11] James Godson, Practical treatise on the law of patents for inventions, p. 53.

[12] Ibid, p. 98-99. — Une industrie pratiquée en pays étranger, qui serait décrite dans un ouvrage scientifique, ne pourrait pas faire l'objet d'un brevet d'importation. Cela parait résulter, du moins, de la loi et des arrêts cités dans la première note de ce chapitre.

[13] Joseph Chitty, Treatise on the laws of commerce and manufactures, vol. II, chap. XII, p. 192. — Richard Godson, Practical treatise, p. 58.

[14] Loi du 31 décembre 1790, art. 16, § 3. - James Godson, Practical treatise, p. 80.

[15] Joseph Chitty, Treatise on the laws of commerce and manufactures, vol. II, ch. XII, p. 196-197. - Richard Godson, Practical treatise, p. 60-61. - Arrêt de la Cour de cassation du 10 février 1806.

On peut prouver par témoins que l'industrie pour laquelle un brevet d'invention a été accordé, était connue et pratiquée avant l'obtention du brevet. Arrêts de la Cour de cassation des 19 mars 1821 et 8 février 1827. — J.-B. Sirey, t. XXVII, Ire partie, p. 107 et 108.

La preuve testimoniale, sur la possession de la découverte, doit être admise, même lorsque chacune des deux parties a obtenu un brevet d'invention. - Arrêt de la Cour de cassation du 18 avril 1832. - Ibid, t. XXXII, 1re partie, p. 387 et 388.

[16] Par un arrêt du 12 juin 1830, la Cour royale de Grenoble a décidé, avec raison, qu'une méthode de lecture, quelque bonne qu'elle pût être, ne pouvait pas être l'objet d'un brevet d'invention. -J.-B. Sirey, t. XXXII, 2e part., p. 11.

[17] Joseph Chitty, Treatise on the laws of commerce and manufactures, vol. II, ch. XII, p. 194.

[18] James Godson, Practical treatise, p. 78-94.

[19] James Godson, p. 66.

[20] Un fabricant poursuivi comme contrefacteur n'a pas besoin de prouver, pour demander la nullité du brevet d'invention en vertu duquel il est attaqué, qu'il était personnellement en possession de l'industrie brevetée, ou qu'il possédait les connaissances nécessaires pour l'exercer, avant l'obtension du brevet; il lui suffit d'établir que cette industrie était exercée ou connue par d'autres que par l'inventeur, avant que celui-ci eût obtenu son brevet. Les jugemens qui décidaient le contraire, ont toujours été annulés, lorsqu'ils ont été dénoncés à la Cour de cassation. (Voy. les arrêts des 20 décembre 1808, 19 mars 1821 et 11 janvier 1825, dans le Recueil général des lois et arrêts, de M. J.-B. Sirey.)

[21] Richard Godson, Practical treatise, p. 109. - Joseph Chitty, Treatise on the laws of commerce and manufactures, vol. II, ch. XII, p. 201-204.

[22] Loi du 31 décembre 1789, art. 16. - James Godson, Practical treatise, p. 102-136.

[23] James Godson, p. 47.

[24] Loi du 25 mai 1791, art. 1er.

[25] James Godson, Practical treatise, p. 143-144.

[26] L'impôt est de 300 fr. pour cinq ans, de 800 fr. pour dix ans, et de 1500 fr. pour quinze ans. Il y a de plus quelques frais à payer pour l'expédition des brevets et pour d'autres actes; mais ces frais sont peu considérables.

[27] James Godson, Practical treatise, p. 148.

[28] James Kent, Commentaries on the American law, vol. II, part. 5, lect. 36, p. 299-305.

[29] Rien n'est plus commun que de voir confondre le pouvoir avec le droit, surtout quand il s'agit de droit naturel. « Tout individu, par les droits naturels du genre humain, dit un jurisconsulte anglais, est autorisé à exercer un pouvoir sans contrôle sur toute propriété dont il est une fois légalement en possession, soit qu'il l'ait obtenue par achat, soit qu'il l'ait produite par son travail. L'acquéreur d'une marchandise quelconque, d'une machine, ou d'un livre, serait donc libre de disposer de ses biens de la manière qui lui serait la plus avantageuse, et il pourrait multiplier le nombre des machines ou des livres autant que l'exigerait son intérêt ou son plaisir. - Ce droit naturel à une liberté illimitée de commerce a été envahie à différentes époques par les souverains ou par des individus. » (Richard Godson, Practical treatise on the law of patents for inventions and of copyright, b. I. ch. I, p. 1.) Il est évident que cet écrivain prend ici le pouvoir pour le droit, et qu'il met en principe ce qui est en question.

[30] Lorsqu'un homme, par l'exercice de ses facultés intellectuelles, dit Blackstone, a produit un ouvrage original, il semble avoir évidemment le droit de disposer comme bon lui semble de ce même ouvrage; de même que toute tentative de changer la disposition qu'il en a faite, me paraît être une violation de ce droit. L'identité d'une composition littéraire consiste entièrement dans la conformité des opinions et du langage; les mêmes conceptions, revêtues des mêmes paroles, sont nécessairement la même composition; et quel que soit le moyen qu'on prenne d'exposer cette composition aux yeux ou aux oreilles d'autrui, par récit, par écriture manuscrite ou par l'impression, dans quelque nombre d'exemplaires ou à quelque époque que ce soit, c'est toujours le même ouvrage de l'auteur, qui est ainsi exposé; et aucun autre homme (du moins on l'a pensé) ne peut avoir le droit de l'exposer, particulièrement pour en tirer un bénéfice, sans le consentement de l'auteur. Ce consentement peut être considéré comme ayant été donné tacitement au genre humain, lorsqu'un auteur souffre que son ouvrage soit publié par une autre personne, sans réclamation ni réserve de ses droits, et sans y mettre l'empreinte de sa propriété. Mais lorsqu'un écrivain vend un seul exemplaire de son ouvrage, ou lorsqu'il aliène complétement ses droits d'auteur, on a cru que, dans le premier cas, l'acquéreur n'avait pas plus le droit de multiplier les copies de cet exemplaire pour les vendre, qu'il n'aurait le droit d'imiter, dans un but pareil, le billet qu'il a acheté pour entrer à l'Opéra ou assister à un concert; et que, dans le second cas, la propriété entière, avec ses droits exclusifs, est transférée à perpetuité à l'acquéreur. Commentaries on the laws of England, B. 2, ch. XXVI, § 8, vol. II, p. 405 et 406.

[31] Richard Godson, Practical treatise on the law of patents for inventions and of copyright, B. III, chap. I, p. 204206.

[32] Voici les termes mêmes dans lesquels l'auteur anglais s'exprime : « Nothing is more erroneous than the common practice of referring the origin of moral rights and the system of natural equity, to that savage state, which is supposed to have preceded civilized establishmens: in which litterary composition, and of consequence the right to it, would have no existence. But the true mode of ascertaining a moral right seems to be to inquire whether it is such as the reason, the cultivated reason of mankind, must necessarily assent to. No proposition seems more conformable to that criterion, than that every one should enjoy the reward of his labour, the harvest where he has sown, or the fruit of the tree he has planted. And if any private right ought to be preserved more sacred and inviolate than another, it is that where the most extensive benefit flows to mankind from the labour by which it is acquired. Litterary property, it must be admitted, is very different in its nature from a property in substantial and corporeal objects; and this difference has led some to deny its existence as property; but whether it is sui generis, or under whatever denomination of rights it may more properly be classed, it seems founded upon the same principle of general utility to society, which is the basis of all other moral rights and obligations. » T. E. Tomlins, Law-Dictionary, v°. Litterary Property.

[33] Les compositions littéraires sont soumises aux mêmes influences que les productions des arts: il suffirait, par exemple, de classer, par époques, les grands tableaux qui ont été faits chez une nation, pour savoir quels sont les intérêts et les idées qui tour à tour ont eu la domination.

[34] Décrets des 21 avril et 3 juin 1811.

[35] Les jurisconsultes modernes, qui ont en à parler de la propriété des choses acquises par le travail ou créées par l'industrie, et qui n'ont pas su se placer au-dessus des principes du droit romain ou du droit féodal, ont été fort embarrassés. Blackstone, par exemple, n'a pu fonder la propriété littéraire que sur le droit de premier occupant, admis par les jurisconsultes romains: Quod enim ante nullius est, id naturali ratione occupanti conceditur. ( Instit. lib. II, tit. I, § 12. — Dig. lib. I, tit. VIII, leg. 3.)

There is still another species of property, dit-il, which.... is more properly reducible to the head of occupancy than any other..... And this is the right which an author may be supposed to have in his original literary compositions. Comment. în the laws of England, Book II, ch. XXVI, § 8, p. 405.

Il résulte de là qu'un homme qui trouve une perle sur le bord de la mer, et celui qui compose un poème épique, sont propriétaires au même titre. On verra plus loin que les auteurs du Code civil n'étaient pas plus avancés que le jurisconsulte anglais, et qu'ils étaient enchaînés, comme lui, par les maximes des peuples possesseurs d'esclaves.

[36] Edit d'Henri III, de 1581.

[37] Dans un édit de 1691, Louis XIV a exprimé, quoiqu'en termes moins clairs, la pensée d'Henri III. Il n'appartient qu'aux rois de faire des maîtres des arts et métiers. On sait que les maîtres des arts et métiers avaient le privilége de travailler ou de faire travailler. Ces prétentions royales n'ont été abandonnées, en France, que vers la fin du dix-huitième siècle. On en trouve la condamnation dans un édit de Louis XVI, de 1776.

Les lois romaines ne disent pas un mot de la propriété littéraire; elles nous apprennent seulement que, dans le cas où une personne écrit sur une matière qui est la propriété d'une autre, le tout appartient au propriétaire de la matière; il est évident qu'il ne s'agit, dans ce cas, que de la propriété d'une copie.

[38] On se tromperait cependant si l'on s'imaginait qu'à la renaissance des lettres, tous les gouvernemens mirent volontairement des obstacles au progrès des sciences. Avant l'invention de l'imprimerie, il existait à Paris, pour le service de l'Université, vingt-quatre libraires, deux relieurs, deux enlumineurs, et deux écrivains jurés. Les membres de cette corporation étaient élus par l'Université, et jouissaient du privilége de ne payer aucun impôt; le nombre en avait éte fixé par deux édits royaux. Un édit de Louis XII, du 9 avril 1523, le premier dans lequel il ait été fait mention de l'imprimerie, ordonna la conservation de leurs priviléges et libertés, pour la considération, dit-il, du grand bien qui est advenu en notre royaume au moyen de l'art et science d'impression, l'invention de laquelle semble estre plus divine qu'humaine : laquelle, grâce à Dieu, a été inventée et trouvée de notre tems par le moyen et industrie des dits libraires, par laquelle notre saincte foy catholique a été grandement augmentée et corroborée, la justice mieux entendue et administrée........ et au moyen de quoi tant de bonnes et salutaires doctrines ont été manifestées, communiquées et publiées à tout chacun : au moyen de quoy nostre royaume précède tous autres.........

[39] Voy. le préambule de l'acte de la huitième année du règne de la reine Anne.

[40] Richard Godson's, Practical treatise on the law of patents for inventions and of copyright, book 1, ch. I, p. 8.

[41] 41 George III, ch. 107.

[42] 54 George III, ch. 156.

[43] Les actes du congrès qui donnent quelques garanties aux auteurs américains ou aux étrangers qui résident aux États-Unis, sont du 31 mai 1790 et du 29 avril 1802.

[44] James Kent, Commentaries on american law, vol. II, part. V, lect. XXXVI, p. 3o6. Le savant auteur des Commentaires sur les lois américaines approuve l'opinion qu'avait Blackstone de la propriété littéraire. Il croit qu'avant le statut de la huitième année du règne de la reine Anne, un auteur avait, par le droit commun, la propriété perpétuelle de ses ouvrages.

[45] Le privilége donné, en 1643, pour l'Histoire de France de Mézerai, par exemple, fut de vingt ans, à compter du jour de la publication. Le privilége donné à Grotius, pour la vente de son Traité du droit de guerre et de paix, fut de quinze ans.

[46] Le décret impérial du 6 juin 1806, qui détruisit la liberté que chacun avait d'ouvrir un théâtre et d'y faire représenter toutes sortes de pièces, respecta, sous d'autres rapports, les droits garantis aux auteurs par la loi du 13 janvier 1791. L'article 10 déclare que les auteurs et les entrepreneurs seront libres de déterminer entre eux, par des conventions mutuelles, les rétributions dues aux premiers par sommes fixes ou autrement. L'article 11 charge les autorités locales de veiller strictement à l'exécution de ces conventions. L'article 12 ajoute que les propriétaires d'ouvrages dramatiques posthumes ont les mêmes droits que l'auteur, et que les dispositions, sur la propriété des auteurs et sa durée, leur sont applicables, ainsi qu'il est dit au décret du 1er germinal an XIII.

[47] Loi des 19 et 24 juillet 1793. art. 1er.

[48] Le langage mensonger que je signale ici se trouve dans tous les ouvrages de jurisprudence anglais, qui parlent du droit des auteurs. — Je dis que les compositions littéraires et autres conceptions de l'esprit tombent au rang des choses communes, et non au rang des propriétés publiques. Il est évident, en effet, que des choses dont chacun peut s'emparer dans tous les pays sont communes à tous comme l'air et la lumière.

[49] L'amende est aujourd'hui de trois pences (environ trente centimes). 40, George III, c. 107, s. 1; 54 ib., c. 156, s. 4.

[50] Les exemplaires sont confisqués au profit du propriétaire du manuscrit; mais ils doivent être détruits, et ne peuvent servir que comme papier maculé.

[51] 8, Anne, ch. XIX, § 2. -Godson's, Practical treatise on the law of patents for inventions and of copyright, b. III, ch. I, p. 211. — - Le statut de la huitième année du règne de la reine Anne, exigeait le dépôt de neuf exemplaires de chaque ouvrage, pour les Universités ou pour d'autres établissemens publics, sous peine de cinq livres d'amende, pour chacun des exemplaires non déposés. Cette obligation a été abolie par les statuts subséquens.

[52] J. Kent, Commentaries on american law, part. V, lect. 36, p. 308.

[53] Voy. les art. 425-429 du Code des délits et des peines.

[54] J.-B. Sirey, t. IV, 2e part. p. 15.

[55] Le gouvernement de la restauration avait trouvé le moyen de cumuler les moyens préventifs avec les moyens répressifs. Il soumettait tous les ouvrages à la censure après l'impression, mais avant la publication, et les faisait saisir avant qu'aucun exemplaire en eût été mis en vente. Ensuite il poursuivait les auteurs, et les faisait condamner comme s'ils avaient librement publié leurs écrits. Ayant démontré l'injustice d'un tel procédé, en 1817, dans les débats d'un procès qui eut alors quelque célébrité ( Censeur européen, t. IV, p. 232 et suiv., et t. V, p. 139 et suiv. ), le gouvernement voulut, dans la même année, le faire consacrer par une loi; mais son projet fut rejeté. Du nouveau Projet sur la presse, pag. 4-12.

[56] Les ouvrages purement littéraires ont moins besoin que les ouvrages scientifiques, de la consécration du temps; il n'est pas très-rare, cependant, de voir des écrits qui d'abord n'ont donné aucun bénéfice aux hommes qui en étaient les auteurs, avoir plus tard de grands succès. Le drame le plus médiocre, joué sur un de nos théâtres de troisième ordre, est plus productif pour l'auteur que ne le fût Athalie pour Racine. Les tragédies de Chénier feront peut-être la fortune des comédiens qui sauront les jouer, tandis qu'elles n'auront rien produit, ni pour cet écrivain, ni pour ses héritiers.

[57] En Angleterre, tous les jurisconsultes sont loin d'avoir partagé cette erreur; on a vu, au contraire, que lorsque la question a été approfondie, presque tous les magistrats ont été d'avis que la propriété littéraire devait être régie par les lois communes; mais déjà le Parlement avait prononcé.

[58] Ces propositions reçoivent quelques exceptions. Les maisons qui environnent un beau jardin profitent des avantages de la vue et de la salubrité de l'air, sans rien faire perdre à celui qui en est propriétaire.

[59] Le nom et la renommée d'une personne sont, pour elle, une propriété, à laquelle il n'est pas plus permis de porter atteinte, soit par usurpation, soit autrement, qu'à toute autre espèce de propriété. Une personne ne pourrait donc pas légitimement exploiter le nom ou la réputation d'une autre, pour s'enrichir, en lui attribuant des ouvrages que celle-ci n'aurait pas composés. Ainsi, un libraire qui avait publié des Mémoires sous le nom d'un personnage célèbre (Fouché, duc d'Otrante), auquel ils n'appartenaient pas, a été condamné, sur la poursuite du fils de l'auteur prétendu, à déposer au greffe du tribunal l'édition entière pour être détruite, ou à payer à la partie poursuivante, à titre de dommages-intérêts, cinq francs pour chacun des exemplaires qui ne seraient pas représentés.—Arrêt du 20 mars 1826, Cour royale de Paris, 2e chambre. -J.-B. Sirey, t. XXVII, 2e part., p. 156 et 157.

[60] Richard Godson, Practical treatise on the law of patents for inventions, b. III, ch. II, p. 224-225.

[61] Ibid, 225-227. Il ne faut pas conclure de là qu'une personne n'a pas le droit de publier, comme preuves ou comme moyens de justification, des lettres qu'elle a reçues.

[62] L'éditeur d'une encyclopédie anglaise y avait inséré une partie considérable d'un Traité de l'art de l'escrime (75 pages sur 118). Traduit en justice comme coupable de contrefaçon, il fut condamné. R. Godson's Practical treatise, b. III, ch. III, p. 233.

[63] Cette question s'est plusieurs fois présentée en Angleterre, et elle a toujours été résolue dans le même sens. R. Godson's Practical treatise, b. III, ch. IV, p. 246-247. - Jugement du 8 juin 1830, tribunal de la Seine; J.-B. Sirey, t. XXX, 2e part., p. 162.

[64] R. Godson's Practical treatise, b. III, ch. V, p. 280-281. -Joseph Chitty, Treatise on the laws of commerce and manufactures, vol. II, ch. XII, p. 241.

[65] Arrêt du 28 octobre 1830, Cour de cassation, section criminelle; J.-B. Sirey, t. XXXI, 1гe part., p. 568.

[66] Joseph Chitty, Treatise on the laws of commerce and manufactures, vol. II, ch. XII, p. 242.-R. Godson's Practical treatise, b. III, ch. III, p, 242-245.

[67] La contrefaçon d'un ouvrage annoté ne donnerait lieu à des dommages que pour la valeur des notes, si l'ouvrage était tombé dans le domaine public. —Arrêt du 4 septembre 1812, Cour de cassation. -J.-B. Sirey, t. XXI, 1re part., p. 266.

[68] R. Godson's Practical treatise, part. III, ch. III, p. 238240. -J. Chitty, Treatise on the laws of commerce and manufactures, vol. II, ch. XII, p. 242.

[69] Ibid, p. 241-243.

[70] R. Godson's Practical treatise, part. III, ch. III, p. 228-237. S'emparer des recueils et compilations qui ne sont pas de simples copies, qui ont exigé, dans leur exécution, du discernement, du goût, de la science, et le travail de l'esprit, c'est commettre le délit de contrefaçon, quoique l'auteur ait gardé l'anonyme. Arrêt du 2 décembre 1814, Cour de cassation. J.-B. Sirey, t. XV, 1re partie, p. 60.

[71] R. Godson's Practical treatise, part. III, ch. IV, p. 268-271.

[72] R. Godson's Prac. treat., b. III, ch. I, p. 212-213.

[73] R. Godson's Practical treatise, b. III, ch. I, p. 213-214.

[74] Ibid, p. 210. - J. Chitty, Treatise on the laws of commerce and manufactures, vol. II, ch. XII, p. 240.

[75] J. Chitty, Treatise on the laws of commerce and manufactures, ch. XII. R. Godson's, p. 211.

[76] La plupart des questions transitoires auxquelles ont donné lieu les lois sur la propriété littéraire, ont été traitées par M. Merlin, dans ses Questions de droit, et dans son Répertoire de jurisprudence, aux mots : CONTREFAÇON et PROPRIÉTÉ LITTÉRAIRE.

[77] L'auteur qui a publié un ouvrage en pays étranger, et vient ensuite le faire réimprimer en France, n'est pas admis à poursuivre les contrefacteurs, même lorsque cet ouvrage a été intercalé dans un ouvrage nouveau qui n'a pas été publié hors de France. Arrêt du 26 novembre 1828, Cour royale de Paris, chambre de police correctionnelle. J.-B. Sirey, t. XXIX, 2e part., p. 6.

[78] R. Godson's Practical treatise, b. III, ch. IV, p. 294.

[79] Lois des 4 et 10 décembre 1790.

[80] Loi du 3 septembre 1807.

[81] Loi du 22 floréal an VII (11 mai 1799), art. 7.

[82] Un décret du 15 octobre 1810 détermine quels sont les ateliers et manufactures qui répandent une odeur insalubre ou incommode, et fixe les conditions sous lesquelles il est permis de les établir.

Ce décret est vicieux en ce qu'il donne à des fonctionnaires amovibles le jugement de questions de propriété.

[83] Code civil, art. 671, 672 et 673.

[84] Ibid, art. 674. - V. le décret du 10 mars 1809.

[85] On a écrit sur les droits ou les obligations qui résultent du voisinage des propriétés, des ouvrages fort étendus. Je n'en parle ici que pour faire comprendre comment les droits des propriétaires sont limités les uns par les autres.

[86] La faculté de faire des fouilles dans une propriété et d'en extraire certaines matières, est limitée en France par les lois sur les mines.

[87] Promulguée le 17 du même mois.

[88] Sanctionnée le 10 du même mois.

[89] La Charte de 1830, comme celle de 1814, déclare que toutes les propriétés, sans exception, sont inviolables; mais il est sous-entendu qu'on n'en fera point usage pour exercer une branche d'industrie ou de commerce, réduite en monopole; autrement il y aurait lieu à confiscation, malgré l'inviolabilité promise par la Charte.

[90] Il ne faudrait pas conclure de ces observations que, pour un peuple peu civilisé, toutes les formes de gouvernement sont également mauvaises; il y a des degrés dans le mal comme dans le bien.

[91] Grandeur et décadence des Romains.

[92] Les motifs de ce décret méritent d'être rapportés; les voici :

« L'Assemblée nationale considérant que si, dans une guerre dont l'objet est la conservation de la liberté, de l'indépendance et de la constitution française, tout citoyen doit à l'État le sacrifice de sa vie et de sa fortune, l'État doit à son tour protéger les citoyens qui se dévouent à sa défense, et venir au secours de ceux qui, dans le cas d'invasion ou de séjour passager de l'ennemi sur le territoire français, auraient perdu tout ou partie de leurs propriétés ;

» Voulant donner aux nations étrangères le premier exemple de la fraternité qui unit les citoyens d'un peuple libre, et qui rend commun à tous les individus du corps social le dommage occasionné à un de ses membres;

» Certaine que tous les habitans des départemens frontières trouveront dans la sollicitude paternelle des représentans de la nation un nouveau motif d'attachement à la patrie et de dévouement à la cause de la liberté;

» Considérant qu'il importe de proportionner aux besoins et aux ressources individuelles les secours que la situation du Trésor public permettra d'accorder, et de prendre les précautions nécessaires pour que les sommes destinées à ce saint usage soient également réparties,

» Décrète ce qui suit, etc.

[93] Les commissaires du gouvernement ont été supprimés par un décret du 26 floréal an II (15 mai 1794), qui les a remplacés par des commissaires de district.

[94] Voici quelques-unes des dispositions de la loi du 23 novembre 1790 :

« Le revenu net d'une terre est ce qui reste à son propriétaire, déduction faite, sur le produit brut, des frais de culture, semences, récolte et entretien. » Art. 2, tit. I.

« Pour déterminer la cote des contributions des maisons, il sera déduit un quart sur leur revenu, en considération du dépérissement, des frais d'entretien et de réparations. » Art. 10, tit. II.

« Les fabriques et manufactures, les forges, moulins et autres usines, seront cotisés à raison des deux tiers de leur valeur locative, en considération du dépérissement, et des frais d'entretien et de réparations qu'exigent ces objets. » Art. 14, tit. II.

[95] Quand Bonaparte s'empara du pouvoir, il inséra dans sa constitution une disposition qui défendait de traduire en justice un agent du gouvernement, à moins que la poursuite n'eût été autorisée par le Conseil-d'État. Cette disposition, que la restauration conserva, et qui n'a pas encore été abrogée, suffirait pour rendre illusoires toutes les garanties.

[96] Statut 57, George III, ch. XIX, § 38.

Les dispositions de la loi française et de la loi anglaise semblent avoir été empruntées aux usages de la Perse. Dans ce pays, suivant Chardin, quand un vol est commis sur un grand chemin, ce sont les gardes des grandes routes qui en répondent. Si un vol est commis dans une ville à force ouverte, les habitans du quartier dans lequel il a eu lieu sont tenus, ou de retrouver la chose volée, ou d'en payer la valeur au propriétaire. Si le vol a été fait secrètement, c'est l'individu chargé de la sûreté publique qui en est responsable. Les magistrats ont un droit proportionnel sur les objets qu'ils font retrouver ou dont ils font payer la valeur. Chardin attribue à cet usage la grande sûreté dont on jouit en Perse. Chardin, Voyage en Perse, t. VI, chap. XVIII, p. 123-127.

[97] Il ne faut jamais perdre de vue que les produits du travail sont les premières, les plus incontestables et les plus sacrées des propriétés; que là où l'esclavage existe, sous quelque forme et sous quelque dénomination que ce soit, les propriétés nées du travail sont ravies à mesure qu'elles sont produites, et que, par conséquent, elles ne sont pas garanties; enfin, que les monopoles, les impôts et les emprunts qui grèvent les produits du travail, dans un intérêt autre que celui des travailleurs, sont encore plus attentatoires à la propriété que la confiscation qu'on a prétendu abolir.

[98] Voyez le Traité de législation, t. II, chap. XIV, XXV, XXVI et XXVII.

[99] Traité de législation, t. IV, liv. V, chap. XIII, p. 237.

[100] Hume, Histoire d'Angleterre.

[101] Esprit des lois, liv. XXVI, ch. 15.

[102] Comment., b. II, ch, 1.

[103] Traité de législation, t. 2, p. 33 et 35.

[104] Institutions du droit de la nature et des gens; par le citoyen Gérard de Rayneval, page 96.

[105] Le droit civil français suivant l'ordre du Code, par M. Toullier, tome 3, 40, § 64.

[106] Art. 1, 5 et 358.

[107] Art. 544 et 545.

[108] Art. 9 et 10.

[109] Une définition de la propriété, par Robespierre, publiée récemment par une société politique, a soulevé l'indignation d'un grand nombre de personnes. Cette définition n'est pas bonne; mais elle n'est pas plus mauvaise que d'autres qu'on adopte sans examen. Elle est fondée sur l'erreur fort répandue que c'est la loi civile qui donne l'existence à la propriété.

[110] Ususfructus est jus alienis rebus utendi fruendi, salvá rerum substantiâ. Instit., lib. II, tit. IV, in princ.

[111] Code civil, art. 595 et 1429.

[112] Voyez art. 120 du Code civil.

[113] Tome I, chap. XXVI, page 467.

[114] Toute rente établie à perpétuité pour le prix de la vente d'un immeuble, ou comme condition de la cession à titre onéreux ou gratuit d'un fonds immobilier, est essentiellement rachetable. Il est néanmoins permis au créancier de régler les clauses et conditions du rachat. Il lui est aussi permis de stipuler que la rente ne pourra lui être remboursée qu'après un certain terme, lequel ne peut jamais excéder trente ans : toute stipulation contraire est nulle. Code civil, art. 530.

[115] Traité de législation, tome IV, liv. 5, chap. 23.

[116] Raynal, Histoire philosophique des établissemens des Européens dans les Deux-Indes, tome VIII, liv. 6, pages 245-247.

 


 

[II-590]

TABLE DES MATIÈRES.

(Le chiffre romain indique le volume, le chiffre arabe la page.)

A.

ABOLITION. Voy. Péages.

ABRÉGÉ. Un abrégé fait consciencieusement n'est pas une violation des droits de l'auteur de l'ouvrage original. II, 214.

ACCESSION. Mot imaginé pour résoudre des questions de propriété. II, 379. - Fausses conséquences auxquelles le prétendu droit d'accession a conduit les auteurs du Code civil. 370.- Difficultés que fait naître ce prétendu droit quand il s'applique à des choses mobilières. 395.- Les auteurs du Code civil, après avoir admis le droit d'accession pour les choses mobilières, ne savent comment l'appliquer. 398.

ACCROISSEMENT. Voy. Population.

ACQUISITION. Voy. Propriété.

ADMINISTRATION. Elle est chargée de la conservation des forêts, rivières et chemins, par la loi du 22 décembre 1790. I, 283.

ADMINISTRATION FORESTIÈRE. Elle est organisée par l'assemblée constituante. I, 241.

AGRICULTURE. Garanties données à la liberté de l'industrie agricole. II, 253. Voy. Industrie.

AIR. Voy. Choses.

ALIENATION. Voy. Brevet d'invention

ALIGNEMENT. Voy. Chemins publics.

ALLUSIONS. Les allusions aux circonstances politiques du moment, sont déplacées dans un ouvrage scientifique. I, xiv.

ALLUVION. Les altérissemens et accroissemens qui se forment successivement et imperceptiblement aux fonds riveraius d'un [II-491] fleuve ou d'une rivière, navigable ou non, profitent aux propriétaires riverains. I, 305. Pour quels motifs les terres d'alluvion appartiennent aux propriétaires riverains. 328. Voy. Rivière.

ANALYSE. L'analyse des divers élémens dont la propriété se compose, est le meilleur moyen de résoudre les questions qui Embarras des se présentent sur cette matière. II, 377. jurisconsultes qui veulent résoudre des questions de propriété, sans avoir fait l'analyse des élémens dont elle se compose. 377.

ANGLAIS. Voy. Mer.

ANGLETERRE. Voy. Halage, Mines, Propriété littéraire, Rivières.

APPROPRIATION. C'est l'action d'un être organisé, qui unit à sa propre substance les choses au moyen desquelles il se conserve et se reproduit. I, 49.-Il n'est aucun être organisé qui puisse se conserver, sans s'approprier une partie des choses au milieu desquelles la nature l'a placé. 49. L'homme est soumis, sous ce rapport, aux mêmes lois que les autres animaux. 50. - Toutes les choses que l'homme a besoin de s'approprier, n'existent pas en même quantitě. 52. — Parmi ces choses, les unes sont communes au genre humain; les autres appartiennent à des nations, à des villes ou communes, ou à des particuliers. 52. - Les choses que l'homme s'approprie dans l'ordre naturel de la production ou de la transmission, prennent le nom de propriétés. 55. — Voy. Fonds de terre, Obstacles, Propriété foncière, Terres.

ARBRES. Voy. Chemins publics.

ASSEMBLÉE CONSTITUANTE. Ses mesures pour la conservation des forêts. I, 239.

ASSOCIATION. Droit, exercice d'une faculté naturelle de l'homme. I, xiv. Nécessité de donner des règles à l'exercice du droit d'association, et d'établir des moyens de répression contre les abus des associations. I, xvI. Quels sont les vices de la loi contre les associations. I, xvI.

ATTÉRISSEMENS. Voy. Ordonnance de 1669, Iles.

B.

BACS. Tous les citoyens sont autorisés à établir des bacs, coches [II-492] ou voitures d'eau, sur les rivières et canaux, par le décret du 25 août 1792. I, 289. — La loi du 6 frimaire an VII prive les citoyens du droit de tenir, sur les rivières et canaux navigables, des bacs, coches et bateaux. 292.

BASSINS. Les bassins des fleuves forment la division la plus naturelle des nations, I, 89. — Division de la France par bassins, en arrondissemens de navigation. 294. - Voy. Navigation,

BATEAUX. Voy. Bacs.

BENTHAM. Il tente inutilement d'expliquer la nature et l'origine de la propriété. Il tombe dans la même erreur que Montesquieu. II, 361. Voy. Classification.

BIENS. Voy. Classification.

BLACKSTONE. Son opinion sur la nature de la propriété littéraire II, 105. — Il fait à la propriété littéraire une fausse application du principe de l'occupation. 132. Il tente en vain d'expliquer l'origine de la propriété. Il finit par adopter l'opinion de Grotius. 359.

BOIS. Voy. Déboisement, Forêts.

BONIFACE VIII. Il dispense le clergé de payer aucun impôt, et laisse aux peuples la charge de garantir ses propriétés. Un roi d'Angleterre refuse cette garantie. II, 334.

BORNES. Voy. Propriété foncière.

BREVET D'INVENTION. Quels sont les objets pour lesquels un brevet d'invention peut être accordé, soit en France, soit en Angleterre. II, 59. La découverte d'un principe ou d'une vérité générale, ne peut donner lieu à un brevet d'invention. 61. — La découverte d'un produit agricole ne peut donner lieu à un brevet d'invention. 67. — En Angleterre, une chose qui n'aurait aucune importance, ne donnerait pas lieu à un brevet d'invention. 69. — Les additions ou perfectionnemens faits à des choses déjà connues, peuvent donner lieu à un brevet d'invention. 69. Conditions prescrites pour obtenir un brevet d'invention. 72.—Un brevet d'invention devient nul, si la découverte n'est pas mise en pratique dans les deux ans du jour où il a été obtenu. 80. — La personne qui obtient un brevet d'invention en France ne peut, sous peine de déchéance, en prendre un pour le même objet en pays étranger. 83. - Un brevet d'invention peut [II-493] être aliéné comme toute autre propriété. 83. La durée du monopole créé par un brevet d'invention peut être prolongée par la puissance législative. 83. La violation du privilége de l'inventeur donne lieu à la saisie des objets contrefaits. 85. Voy, Invention, Découverte.

BREZIL. Voy. Terres.

BYNKERSHOEC. Son opinion sur l'étendue de mer qui fait partie du territoire de chaque nation. I, 365.

C.

CAMPAGNES. Au commencement du 15e siècle, les campagnes sont dépeuplées d'hommes, et peuplées de bêtes sauvages par les seigneurs. I, 269.

CANADA. Voy. Terres.

CANAUX. Voy. Bacs.

CAP DE BONNE-ESPÉRANCE. Voy. Colonisation.

CAPITAUX. Voy. Rentes.

CARRIERES. Ce qu'on entend par ce mot. A qui elles appartiennent. I, 420.—Elles ne peuvent être exploitées que sous la surveillance de la police. 424

CHARDIN. Voy. Perse.

CHARGES. Voy. Mitoyenneté.

CHARLES VI. Dans son ordonnance, rendue le 25 mai 1413, pour la réformation du royaume, il n'admet aucune distinction entre les rivieres navigables et les rivières non navigables. I, 271. — Il tente, par son ordonnance du 25 mai 1413, de réprimer les usurpations commises par les seigneurs, sur les fleuves et les rivières. 270. - Au mois de février 1415, il donne des règles à la navigation de la Seine et de ses affluens. Les dispositions qu'il prend sont adoptées par Louis XIV. 327.

CHARLES VII. En répondant aux remontrances des états du Languedoc, de 1456, ce prince n'admet pas les prétentions des seigneurs et gens d'église sur les rivières non navigables. I, 276. Il prononce, par son ordonnance du 30 juin 1438, l'abolition des péages que les seigneurs ont établis sur la Loire. 271.

[II-494]

CHEMINS PUBLICS. De la propriété, de l'usage et de l'entretien des chemins publics. 373. Quels sont les services qu'ils rendent aux diverses classes de la population. I. 373. — Erreur grave de l'arrêté du gouvernement, du 11 juillet 1797, sur l'objet des chemins publics. 374. — Une nation ne peut exister qu'à l'aide de chemins qui mettent en communication chacune des fractions dont elle se compose. 376. — Principales questions auxquelles donnent naissance les chemins publics. 376. Les jurisconsultes romains divisaient les chemins en trois classes. 378.-Sous le régime féodal, les chemins publics éprouvent le même sort que les rivières. 379. L'abolition du régime féodal, et la loi du 16 juillet 1790, remettent les chemins publics au rang des choses qui composent le domaine national. 380.-Les arbres plantés sur les chemins publics cessent d'appartenir aux seigneurs. 382. — Lois sur l'entretien des chemins publics. 383. — Le Code civil ne met dans le domaine public, que les chemins entretenus aux frais de l'Etat. 384, Quand un chemin public devient impraticable, les particuliers sont autorisés à passer sur les propriétés qui le bordent. Indemnité due aux propriétaires. 397. Lois qui en détérminent la largeur. 399. Allignement des chemins publics. 401.-On peut prendre, dans les propriétés qui bordent les chemins publics, les matériaux nécessaires pour les entretenir. 405. Voy. Halage, Loyseau, Routes, Sel.

CLASSIFICATION. De la classification des propriétés et de la distinction des biens. II, 443.- Quel est l'objet de la classification des biens ou des propriétés. 443. Comment il convient de classer les propriétés. 445. - Comment les jurisconsultes romains avaient divisé les choses. 447. —Comment Bentham proposa de diviser les choses. 448. Vices de cette division. 448. La meilleure classification des biens est celle qui les divise en meubles et en immeubles. Motifs de cette distinction. 455.

CHOSES. Quelles sont les choses communes à tous les hommes. I, 63. Dans un pays civilisé, il n'est pas permis à une personne de troubler les autres dans la jouissance des choses communes à tous les hommes. 64. Le mot choses a un sens plus étendu que le mot propriétés. 68. - On désigne [II-495] par le mot choses les objets qui ne sont pas des personnes. 68. Voy. Mer, Personnes.

CIVILISATION. Voy. Europe, Travaux publics.

CLÔTURE. Le droit de clore son héritage, qui appartient à tout propriétaire, n'est pas une servitude. I, 470.

COCHES. Voy. Bacs.

CODE CIVIL. Examen critique des dispositions du Code civil sur la nature de la propriété. II, 376. — Les auteurs du Code civil, en exposant les principes relatifs à la propriété, n'ont pas su en déduire les conséquences. 38o. Voy. Accession, Définition, Occupation, Rivières.

COLONISATION. Obstacles que présentent la formation des colonies, et l'appropriation des fonds de terre. Exemple de la Guyane. I, 164. Sacrifices qu'exige l'appropriation et la culture des terres dans la partie de l'Amérique qui forme aujourd'hui l'État de Virginie. 165. Appropriation des terres de la Nouvelle-Hollande par les Anglais. Sacrifices qu'elle exige. 170. Appropriation des terres du cap de Bonne-Espérance. Sacrifices qu'elle exige. 171.

COMMERCE. Le commerce concourt à la formation des propriétés comme toutes les autres branches d'industrie. II, 9.

COMMUNAUX. Voy. Lois.

COMMUNES. Voy. Péche, Disposer, Garanties.

COMPÉTENCE. Quels sont les juges qui doivent connaître des débats auxquels les fleuves et rivières donnent lieu. I, 313. Voy. Administration, Mer.

COMPOSITIONS LITTÉRAIRES. Les compositions littéraires sont, en général, vendues moins cher que la plupart des autres productions. Raisons de cela. II, 111.

CONCURRENCE. Voy. Invention, Ouvriers.

CONDITIONS. Voy. Inventions.

CONFISCATION. Voy. Usurpation.

CONNAISSANCE. Voy. Propriété.

CONSERVATION. Voy. Forêts, Rivières.

CONTREFAÇON. Disposition des lois anglaises sur la contrefaçon des compositions littéraires. II, 153. Disposition des lois françaises sur la contrefaçon des propriétés littéraires,

CORPORATIONS. Il est interdit d'établir des corporations, sous [II-496] quelque prétexte et sous quelque dénomination que ce soit. II, 250. Voy. Industrie.

COURS D'EAU. Ils ne peuvent être rendus dommageables, soit par les propriétaires supérieurs au préjudice des inférieurs, soit par ceux-ci au préjudice de ceux-là. I, 304. Voy. Daviel.

CULTURE. Voy. Population.

D.

DANGERS. Voy. Garantie.

DAVIEL. Erreur qu'il commet sur les dispositions des lois romaines relatives aux cours d'eau. I, 261.~Singulier motif qui le détermine à considérer les rivières non navigables comme appartenant aux propriétaires riverains. 338.

DEBOISEMENT. Effets de la loi du 10 juin 1793, sur le partage des biens communaux. I, 210. Obstacle mis au déboisement des montagnes, par la loi du g floréal an XI (29 avril 1803). 215. Les mesures prises pour arrêter les déboisement des montagnes, et conserver ainsi les rivières, ne sont pas des atteintes à la propriété; elles sont, au contraire, des garanties. 220. Le déboisement et le défrichement des montagnes sont peu profitables aux propriétaires de ces terres.221. Voy. Fleuves, Bois, Montagnes.

DÉBORDEMENT. Voy. Rivières.

DÉCHÉANCE. Voy. Brevet d'invention.

DÉCOUVERTE. Voy. Importation, Inventions.

DEFINITION. La constitution du 5 fructidor an III définit la propriété. II, 255. Des définitions de la propriété par la puissance législative. 367. La constitution du 24 juin 1793 et celle du 5 fructidor an III, définissent la propriété dans les mêmes termes. 368. - Le Code civil définit la propriété autrement qu'elle n'avait été définie jusqu'alors. 370. La proVices des définitions de la propriété. 371. priété ne peut pas être bien définie en quelques lignes. 374. Le Code civil, ayant mal défini la propriété, donne de l'usufruit une fausse définition. 410. Voy. Immeubles, Mines, Minières, Propriété, Servitude.

DEGRADATION. Voy. Fleuves.

DÉFRICHEMENT. La loi du 9 floréal an XI y met obstacles. I, 241. Voy. Déboisement.

[II-497]

DÉMEMBREMENT. Du démembrement d'une propriété, pour le service ou l'utilité d'une autre propriété. II, 428.

DESCARTES. Son opinion sur les causes des sources. I, 257.

DÉPENSES. Voy. Travaux publics.

DÉPOPULATION. Voy. Campagnes.

DESCRIPTION. Toute personne qui veut obtenir un brevet d'invention doit donner une description exacte de sa découverte II, 73.

DESPOTISME. Voy. Garantie.

DESSÉCHEMENT. Voy. Marais.

DEVOIRS. Les devoirs et les droits d'une personne sont inhérens à sa nature; ils ne dépendent pas des volontés des gouvernenemens. I. 15. Les nations ont des devoirs et des droits inhérens à leur nature comme les particuliers. Ces droits et ces devoirs les appellent à être libres. I, 15. Voy. Liberté.

DISCOURS. Voy. Leçons publiques.

DISPOSER. Disposer d'une chose, c'est lui faire subir les modifications qu'on juge convenables, ou la transmettre à une autre personne, pour qu'elle la conserve, en jouisse ou en dispose. II, 233. La faculté de disposer d'une chose est un des élémens essentiels de la propriété. 232. - Quelles sont les limites mises par la nature des choses ou par la nature de l'homme, à la faculté de jouir ou de disposer d'une propriété. 234. Motifs qui s'opposent à ce qu'une nation ou une commune disposent de leurs biens avec la même liberté que les particuliers. 294. Voy.Jouir.

DISTINCTION. Voy. Classification.

DISTRIBUTION. Comment se distribue la valeur d'une propriété mobilière, entre les personnes qui l'ont produite. Exemple de cette distribution. II, 4. '

DIVISIONS. Voy. Limites, Nations, Partage, Territoire.

DOCTRINES. Voy. Esclavage.

DOMAINE PUBLIC. Choses dont il se compose', suivant la loi du 22 novembre 1790. I, 285. - La loi du 22 novembre 1790 ne met pas les rivières non navigables au rang des choses qui composent le domaine public. 286. - Il est défini par le Code civil. Différence entre la définition donnée par ce code, et la définition donnée par la loi du 22 novembre 1790. 303.- Voy. Chemins publics, Iles, Mines, Péche, Rivières, Routes.

[II-498]

DOMINATION. Voy. Mer.

DOMMAGES. Voy. Travaux publics.

DRAMES. Voy. Propriété littéraire.

DROIT. Le pouvoir est souvent pris pour le droit, même daus les questions de propriété. II, 95. Voy. Association, Devoirs, Liberté, Routes, Usufruitier.

DROIT ROMAIN. Toutes les dispositions des lois romaines, sur les rivières, ne sont que des conséquences d'un même principe. I, 166. Voy. Classification, Occupation, Rivage, Rivières.

DUNOYER. Sa définition de l'esclavage et de la liberté. I, 20.

DURÉE. Voy. Brevet d'invention.

E.

EAU. L'eau courante est une propriété commune, en ce sens que toute personne qui peut y arriver, a le droit de s'en servir. 1. 532. Voy. Choses.

EAUX ET FORÊTS. Les dispositions de l'ordonnance de 1669 sur les eaux et forêts, qui n'ont pas été formellement abrogées, sont maintenues par l'article 609 du Code des délits et des peines du 3 brumaire an IV. I. 290. Voy. Louis XIV.

EFFETS. Voy. Garantie, Rentes.

ÉGALITÉ. Voy. Territoire.

ENTRETIEN. Voy. Chemins publics, Rivières, Servitudes.

EPAVES. Voy. Occupation.

ERREUR. Voy. Descartes.

ESCLAVAGE. Influence des doctrines des possesseurs d'esclaves, sur les idées des nations civilisées. I, 1.- Les peuples possesseurs d'esclaves ne pouvaient avoir des idées exactes sur l'origine de la propriété. 7. Nécessité de connaître les divers états par lesquels les nations ont passé, pour bien juger de leur état présent. 8. Effets généraux de l'esclavage sur les maîtres et sur les esclaves. 10. L'esclavage est contraire aux lois de notre nature. 12. Suivant les lois de cette nature, uu homme ne peut en considérer un autre comme sa propriété, ni permettre qu'on le fasse lui-même esclave. 12. L'abdication de la liberté ne peut être obligatoire pour personne. Raisons de cela. 13. Quels sont la [II-499] fin et les moyens de l'esclavage. 20. → Quels sont les élémens qui constituent l'esclavage. 21. — Voy. Liberté.

ÉTATS-UNIS. Voy. Inventions, Propriété littéraire, Rivières.

EUROPE. Quel était l'état de l'Europe à la fin de la république romaine. I, 121.

EXÉCUTION. Voy. Brevet d'Invention.

EXPLOITATION. Voy. Invention.

EXPROPRIATION. La loi du 7 juillet 1833, sur l'expropriation pour cause d'utilité publique, a corrigé quelques-uns des vices de la loi du 16 septembre 1807. I, 445.

F.

FAMILLES. Dans tous les pays où l'on a trouvé des hommes, ils étaient groupés en familles, et les familles en peuplades. I, 77. - Les individus qu'on a trouvés isolés dans les bois étaient des idiots abandonnés par leurs parens. Erreur de Rousseau et de Montesquieu à cet égard. 77.

FÉODALITÉ. Pourquoi, sous le régime féodal, on ne pouvait avoir des idées exactes de la propriété. II, 356.

FÉODALITÉ. Voy. Campagnes, Chemins publics, Propriété foncière, Rivières.

FERTILITÉ NATURELLE. Voy. Propriété foncière.

FLEUVES. Les fleuves et les rivières sont publics par leur nature. I, 181. Quels sont les services que les fleuves et les rivières rendent aux peuples auxquels ils appartiennent. 182.Usage que chacun peut faire des fleuves et rivières. 186. Fleuves et rivières qui traversent le territoire de plusieurs nations. 187. Règles établies par les lois romaines sur l'usage des fleuves et rivières. 189. Effets qui résultent de l'indivision d'un fleuve ou d'une rivière entre plusieurs nations. 191. Influence du déboisement des montagnes sur les fleuves et les rivières 195. — Les habitans des montagnes ne peuvent dégrader les fleuves ou les rivières par la manière dont ils disposent de leurs propriétés. 195. Dégradation des rivières en France, depuis la révolution, par le déboisément des montagnes. 209. Rapports qui existent entre les cours d'eau qui concourent à former un fleuve. 259.

[II-500]

FONDS DE COMMERCE. Un fonds de commerce est une propriété. En quoi cette propriété consiste. II, 24. Voy. Propriétés industrielles.

FONDS DE TERRE. Quel est le principal objet de l'appropriation des fonds de terre, II, 1.

FORCE. Voy. Garantie.

FORÊTS, Les bois et forêts ne doivent pas être appréciés seulement par les revenus qu'ils donnent aux propriétaires. Ils rendent au public des services que les propriétaires ne peuvent pas se faire payer. I, 232.- Réfutation de l'erreur commise par Arthur Young à ce sujet. 232. Nécessité de l'intervention de l'autorité publique pour la conservation des bois et forêts. 234. Les mesures prises par les gouvernemens à diverses époques, pour la conservation des bois et forêts, n'ont pas toujours été fondées sur de bonnes raisons. 236. - Dispositions de l'ordonnance de 1669 sur la conservation des forêts. 236. Mesures prises par l'assemblée constituante pour le même objet. 239. Dispositions de la loi du 9 floréal an XI, sur le même sujet. 241.- Dispositions du Code forestier du 21 mai 1827 sur le même sujet. 243. Insuffisance des mesures prises pour la conservation des bois et forêts. 247. Voy. Louis XIV, Fleuves, Rivières.

FORMATION. Voy Propriété foncière.

FORME. Voy. Matière.

FOSSÉS. Voy. Mitoyenneté.

FRAIS. Voy. Garantie, Liberté.

FRANCE. Voy. Territoire.

G.

GARANTIE. De la garantie des propriétés contre toute sorte d'atteintes, et particulièrement contre les atteintes de l'extérieur. II, 259. Ce qu'on entend par ce mot, quand on l'applique aux propriétés, 260. Toute garantie est une force ou une puissance qui met obstacle à l'emploi d'une autre force, ou qui en détruit les effets. 260. - La garantie des propriétés ne peut se trouver que dans les lumières, les mœurs, l'union, l'organisation et la force de tous les propriétaires. 261. — Quel est le moyen de savoir si toutes les propriétés qui existent chez une nation sont garanties. 262. Les [II-501] propriétés d'une nation ne sont pas garanties, quand une chose qui appartient au public, peut être impunément détournée de sa destination sans l'aveu des propriétaires. 263. Quelles sont les garanties du territoire d'une nation contre les atteintes de l'extérieur. 264. Quels sont les dangers et les difficultés que présente l'établissement de toute garantie. 265. Quelles sont les garanties d'une nation contre les dangers de l'extérieur. 268. Des lois destinées à garantir les propriétés contre les atteintes de l'exterieur. 274. -La garantie des propriétés individuelles contre les atteintes des armées ennemies, est une condition essentielle de l'indépendance d'un peuple. 275. — Un décret du 11 août 1791 déclare que la France indemuisera les citoyens des dommages causés à leurs propriétés par l'invasion des armées ennemies. 276. Un décret de la Convention nationale du 14 août 1793 modifie celui de l'Assemblée législative du 11 août sur les indemnités dues aux personnes dont les propriétés ont été ravagées par l'ennemi. 279. Si les propriétés individuelles n'étaient pas garanties par la nation contre les ravages de la guerre ou le pillage des ennemis, il n'y aurait pas de société proprement dite. 285. Pourquoi, sons les gouvernemens despotiques, les propriétés individuelles ne sont pas garanties par l'Etat, contre les ravages de la guerre. 285. Raisons qui rendent cette garantie nécessaire pour les états libres. 286. De la garantie des propriétés de tous les genres contre les atteintes du gouvernement et de ses agens. 290. Quelles sont les circonstsnces dans lesquelles les propriétés d'une nation manquent de garanties relativement à son gouvernement. 290. Quelles sont les circonstances dans lesquelles les propriétés d'une commune manquent de garantie relativement à ses administrateurs. 291. Les propriétés peuvent recevoir des atteintes de la part de chacune des branches du gouvernement; de la part du pouvoir qui fait les lois ou qui les applique, comme de la part de celui qui les exécute. 298. Comment une nation peut mettre toutes les propriétés hors des atteintes du gouvernement. 300. De la garantie des propriétés de tous les genres contre les atteintes des particuliers. 303. La garantie la plus sûre contre les atteintes qui peuvent être portées aux propriétés particulières est l'organisation [II-502] armée de tous les propriétaires commandés par des hommes de leur choix. 304. De la garantie des propriétés contre les atteintes cachées. 305. La garantie des propriétés ne dispense pas les particuliers de la surveillance de leurs biens. 309. Les communes garantissent les propriétés de chacun de leurs habitans contre les atteintes portées à force ou-' verte par des attroupemens. 310. Quels sont les frais ou les sacrifices au moyen desquels un peuple obtient la garantie des propriétés. 314. De la garantie donnée aux possesseurs de biens acquis par usurpation, et des causes de cette garantie. 316. De l'influence des garanties légales sur l'accroissement, la conservation et la valeur des propriétés. 326. Les propriétés n'ont jamais été complétement garanties, soit chez les peuples anciens, soit chez les modernes. 326. Les propriétés ne sont jamais complétement dépouillées de toute garantie, même sous les gouvernemens despotiques. 327. Les propriétés peuvent être garanties contre un certain genre de dangers, et ne pas l'être contre des dangers d'un autre genre. 328. - La garantie des propriétés est une des conditions de leur production et de leur conservation. 328. Quelles sont les principales circonstances sous lesquelles les propriétés manquent de garanties. 329.-Comment on pourrait déterminer l'influence que la garantie légale exerce sur la valeur des propriétés. 333. — Exemple remarquable d'une quantité considérable de propriétés, privées de garanties légales, à côté d'autres propriétés auxquelles ces garanties étaient accordées. 334.-Le paiement des impôts est une condition essentielle de la garantie des propriétés. Exemple. 335. Voy. Boniface VIII, Ouvriers, Promesses, Propriété, Territoire.

GARNIER. Motif qui le porte à considérer les rivières non navigables, ni flottables, comme non appartenant aux propriétaires riverains. I, 338.

GENRE HUMAIN. Aspect général sous lequel il se présente, et comment il est divisé. I, 80.

GODSON (Richard). Son opinion sur la propriété littéraire.. 108.

GOUVERNEMENT. Voy. Garantie.

[II-503]

GROTIUS. Son opinion sur l'origine et sur l'histoire de la propriété. II, 356.

GUERRES. Voy. Garantie, Indemnités.

GUYANE. Voy. Colonisation.

H.

HABITATION. Un droit d'habitation est un démembrement d'une Comment s'établit et s'éteint le droit propriété. II, 426. d'habitation. 426.

HALAGE. Tous les propriétaires riverains des rivières navigables sont tenus de laisser un chemin de halage, en quelque temps que la navigation ait été établie. I, 301. En Angleterre, les propriétaires riverains d'une rivière navigable ne doivent pas, en général, un chemin de halage à la navigation. I, 317.En Angleterre, un chemin de halage est moins nécessaire à la navigation qu'en France. I, 348.

HENRI HII. Il considère le droit de travailler comme un droit domanial et royal, dont il peut permettre ou interdire l'exercice. II, 132,

HERBES MARINES. Voy. Rivage.

HORDES. Voy. Territoire.

I.

IDÉES RÉTROGRADES. Des idées rétrogrades contre la propriété. II, 470.

ILES. Les îles, îlots et attérissemens qui se forment dans le lit des fleuves et des rivières navigables ou flottables, appartiennent à l'État. I, 306.

IMMEUBLES. Ce qu'on entend par ce mot. II, 455. Voy. Classification, Meubles.

IMPORTATION. L'importation d'une industrie nouvelle donne les mêmes droits que l'invention. Vice de cette disposition. II, 60.

IMPÔTS. Voy. Garantie, Sel.

IMPRIMERIE. Voy. Louis XII.

INDEMNITÉ. Comment sont réglées les indemnités dues aux personnes dont les propriétés ont été dévastées ou pillées par des armées ennemies. II, 280.

[II-504]

INDEMNITÉ. Voy. Péche.

INDÉPENDANCE NATIONALE. Voy. Garantie.

INDUSTRIE. De quelques lois particulières sur la liberté d'industrie. II, 247. — Rapports qui existent entre la liberté d'industrie, et la faculté de jouir et de disposer des propriétés. 248. La liberté d'industrie reconnue par la loi du 2-17 mars 1791. 249. · La loi du 5-10 juin 1791 établit la liberté de l'industrie agricole. 258. Voy. Agriculture, Corporations.

INFLUENCE. Voy. Esclavage.

INVASION. Voy. Garantie, Usurpations.

INVENTION. De la propriété des inventions ou des procédés industriels. II, 28.-Le gouvernement anglais n'a pas reconnu en principe que toute invention est la propriété de l'inventeur. 31. Lorsque les monopoles ont été abolis en Angleterre, on a fait exception de ceux accordés aux inventeurs. 31. - Conditions sous lesquelles les lois anglaises accordent aux inventeurs le monopole de leurs inventions. 32. — L'Assemblée constituante proclame que toute invention est la propriété de l'inventeur, et que toute idée nouvelle appartient à celui qui l'a conçue. 34. Les États-Unis adoptent les lois anglaises sur le monopole des inventions. 36. — Erreurs de l'Assemblée constituante sur la propriété des inventions. II, 38.- En proclamant que tout inventeur est le propriétaire de son invention, l'Assemblée constituante n'a pas adinis les conséquences de ce principe. 40. Examen de la question si toute invention est la propriété de celui qui en est l'auteur. 42. Un grand nombre de sciences ont fait des progrès sans le secours des monopoles. 53. - Des lois relatives à la propriété des inventions industrielles. 58. La mise en pratique d'un procédé décrit dans un ouvrage scientifique, ne peut donner lieu à un brevet d'invention. 59. Ce qui arrive quand une invention est faite en même temps par deux personnes. 61. La découverte d'un principe ne peut être l'objet d'un monopole; mais il en est autrement de la chose nouvelle fabriquée pour le mettre en pratique. 66. Les droits de l'inventeur à l'exploitation exclusive de son invention, résultent de l'acte qui lui en donue le monopole, et non du fait de sa découverte. 70. Quel est, en Angleterre, le nombre de personnes qui peuvent prendre [II-505] part à l'exploitation d'une découverte. 81. Voy. Brevet d'invention, Occupation.

J.

JOUIR. De la faculté de jouir et de disposer d'une propriété. II, 230. — Jouir d'une propriété, c'est obtenir d'une chose l'utilité qui s'y trouve, et la faire servir à la satisfaction de ses besoins et de ses plaisirs. 233. — La faculté de jouir d'une chose est un des élémens essentiels de la propriété. 232. Voy. Disposer.

JOURNAL. Le titre d'un journal est une propriété commerciale, plus qu'une propriété littéraire. II, 208. Voy. Propriété lit téraire.

JURISCONSULTES. Erreur des jurisconsultes qui considèrent les rivières non navigables comme appartenant aux propriétaires riverains. I, 337. Voy. Propriétés.

JUSTINIEN. Il rend une décision absurde sur une question de propriété. II, 397.

L.

LAKANAL. Il fait un rapport à la Convention nationale sur le projet de loi relatif à la propriété littéraire. II, 148. LANGUEDOC. Les états du Languedoc adressent des remontrances à Charles VII, en 1456, sur les abus de l'administration des eaux et forêts. I, 273.

LARGEUR. Voy. Chemins publics.

LEÇONS PUBLIQUES. Les leçons que donne un professeur, les dis cours qu'un orateur prononce, les sermons que fait un prédicateur dans sa chaire, ne peuvent pas être imprimés et vendus sans leur aveu. II, 200.

LETTRES MISSIVES. Si les lettres missives sont la propriété de la personne qui les reçoit ou de celle qui les écrit. Distinctions à faire à cet égard. II, 197.

LIBERTÉ. La liberté est une conséquence nécessaire des devoirs imposés à l'homme par les lois de sa nature. I, 13–14. — La liberté civile et la liberté politique sont des conditions essentielles de l'exercice de tous les devoirs et de tous les droits. 17. De ce qui constitue la liberté. 19. On entend [II-506] par ce mot l'état d'une personne qui ne rencontre, dans ses semblables, aucun obstacle, soit au développement de son être, soit à l'exercice innocent de ses facultés. 19. La liberté ne se définit bien que par des négations. 20. Des conditions qui la constituent. Parallèle entre l'esclavage et la liberté. 21. Différence entre la liberté et des libertés. 27. La liberté est moins dispendieuse que le despotisme. Erreur de Montesquieu sur les dépenses qu'exigent les gouvernemens des peuples libres. II, 314.- Voy. Esclavage, Industrie, Garantie.

LIMITES. Les limites naturelles qui divisent le genre humain en diverses fractions, ne sont pas toutes également prononcées, et ne produisent pas les mêmes effets. I, 104. Les limites que les propriétés se donnent réciproquement ne sont pas des servitudes. Erreur des auteurs du Code civil à cet égard. I, 469. Les obligations réciproques qui résultent, pour deux propriétaires, du voisinage de leurs propriétés, ne sont des servitudes. I,470. - Les limites données à une propas priété, dans l'intérêt des propriétés voisines, ne sont pas toujours réciproques: quand il n'y a pas réciprocité, il y a servitude de l'une au profit de l'autre. I, 477. Voy. Disposer, Montagnes, Propriété foncière, Territoire.

LOI. Du 10 juin 1793, sur le partage des biens communaux. Effets de cette loi sur le déboisement et le défrichement des montagnes. I, 219. Voy. Lois.

LOIRE. Voy. Charles VII.

LOIS. Lois destinées à prévenir le déboisement des montagnes. I, 227. De la tendance des lois relatives à la propriété lit téraire. II, 160. Les lois sur la propriété littéraire sont plus favorables aux productions éphémères qu'à celles qui doivent durer long-temps. 165.

LOIS CIVILES. Les lois civiles garantissent les propriétés; elles ne leur donnent pas l'existence. Erreurs de Montesquieu et de Bentham à cet égard. II, 363.

LOIS. Voy. Association, Déboisement, Garantie, Inventions, Mines, Propriété littéraire, Rivières.

LOIS NATURLLES. Voy. Esclavage.

LUMIÈRE. Voy. Choses.

LOUIS IX. Il ne permet à un gentilhomme qui a eau courante [II-507] dans ses terres, d'y défendre la pêche qu'avec le consentement du baron et du vavasseur. I, 267.

LOUIS XII. Il considère l'imprimerie, découverte de son temps, comme une utile et grande découverte. II, 134.

LOUIS XIV. Ses mesures pour la conservation des forêts. I, 136. — Il n'ose combattre les usurpations commises par les Les disseigneurs sur les rivières non navigables. 276. positions de l'ordonnance de Louis XIV, de 1669, sur les eaux et forêts, ont été empruntées en grande partie au réglement de Charles VI, du mois de février 1415. 327. Il s'attribue implicitement le pouvoir de conférer le droit de travailler. II, 133.

LOYSEAU. Son opinion sur la propriété des chemins publics. I, 381.

M.

MANUSCRIT. La propriété d'un manuscrit n'est garantie à celui qui en est l'auteur, que par les principes généraux du droit sur la propriété. II, 192. Les conditions mises à la garantie de la propriété littéraire, ne sont pas applicables aux manuscrits. 192. La question de la propriété des manuscrits est insoluble, ou ne peut être résolue que d'une manière absurde, pour ceux qui ne voient, dans la propriété littéraire, qu'un monopole. 164.

MARAIS. De la loi sur le desséchement des marais qui appartiennent à des particuliers ou à des communes. I, 455. — Objet de la loi qui prescrit le desséchement des marais. 455. -Tous les intérêts engagés dans les questions de desséchement des marais ne sont pas garantis par la loi du 16 septembre 1807. 458. Quels sont les intérêts engagés dans le desséchement des marais. 456. Mesures qui doivent précéder le desséchement d'un marais. 459.

MARINE MILITAIRE. Opinion d'Arthur Young à ce sujet, I, 253. - Voy. Forêts.

MARQUE. La marque adoptée par un fabricant pour distinguer les produits de son industrie, est sa propriété. Les lois la lui garantissent. II, 24.

MATIÈRE. Embarras des jurisconsultes romains sur la question de savoir laquelle de la matière ou de la forme doit avoir la [II-508] prééminence dans les questions de propriété. Décision absurde de Justinien. 396. II, Voy. Propriété immatérielle.

MÉLANGE. Du mélange de propriétés mobilières appartenant à différens maîtres. II, 395.

MER. Les mers ne sont pas susceptibles d'être acquises par occupation. Quelle en est la raison. I. 41. - Elles sont au nombre des choses communes à tous les hommes. 66. Toutes les nations maritimes considèrent comme faisant partie de leur territoire national, une certaine étendue de mer. 363.Jusqu'à quel point s'étend la domination de chaque peuple sur les mers qui environnent son territoire. Opinion des jurisconsultes à cet égard. 364. — Nécessité de déterminer par des lois jusqu'à quel point s'étend l'empire d'une nation sur les mers qui bordent son territoire. 368. Les Anglais se sont quelquefois attribué l'empire de la mer qui environne leur territoire, jusque sur les côtes opposées. 369. Conséquences qui résultent de l'attribution qu'un peuple se fait d'une partie de la mer qui borde son territoire. 370. - Voy Bynkershoec, Rivage, Selden, Vattel.

MÉTHODE. Motifs pour lesquels l'auteur de cet ouvrage a traité de la propriété avant que de traiter des personnes. II, 472.

MEUBLES. Ce qu'on entend par ce mot. II, 455. — Pour quels motifs des objets mobiliers sont soumis aux mêmes règles que les immeubles. II, 461. Voy. Classification.

MINES. De la propriété des richesses souterraines, et des limites qui en résultent pour les propriétés de la surface. I, 408.Les travaux qui convertissent un terrain inculte en propriété privée, n'exercent aucune influence sur les richesses minérales. 409. En Angleterre, le principe que la propriété du sol emporte celle du dessus et du dessous, ne reçoit pas d'exception pour les mines. 410. — Le principe de l'occupation ne peut pas, sans danger, s'appliquer aux richesses minérales. 412. Par la nature des choses, les mines font partie du domaine public. 413. Il est difficile pour une nation, de tirer parti des mines que son territoire renferme. 416. Lois rendues sur les mines. 417. — Définition des mines. 420. Vices de la loi du 21 avril 1810, sur les mines. 425. — Difficulté de tracer des limites entre [II-509] la propriété de la surface, et la propriété de la mine qu'elle couvre. 427. Voy. Turgot.

MINIÈRES. Ce qu'on entend par ce mot. I, 420. Quoique les minières appartiennent aux propriétaires de la surface, elles ne peuvent être exploitées sans autorisation. 423.

MITOYENNETÉ. Signes auxquels on reconnait la mitoyenneté, ou la non-mitoyenneté d'un mur, d'un fossé, d'une haie. I, 472. Quels sont les droits et les obligations qui résultent de la mitoyenneté d'un mur, d'une haie, d'un fossé. 473.

MONOPOLE. L'établissement d'un monopole est une atteinte aux propriétés. II, 257.- Voy. Invention, Propriété littéraire, Usurpation.

MONTAGNES. Les grandes montagnes sont les limites les plus naturelles du territoire de chaque nation. I, 91. - Funestes effets produits en divers, pays sur les rivières, par le déboisement des montagnes. 198. Destruction des forêts des montagnes, avant la révolution. Effets de cette destruction. 205. Voy. Déboisement, Fleuves, Rivières.

MONTESQUIEU. Il ne parle de la propriété qu'accidentellement dans son Esprit des lois. Il adopte les opinions de Grotius. II, 358. Voy. Familles.

MOULINS. Voy. Usines.

MOYENS D'EXISTENCE. Tout moyen d'existence qui ne porte aucune atteinte à la personne ou à la sûreté d'autrui, et qui ne blesse en rien la morale, est la propriété de celui qui en est l'auteur. II, 17.- Ce qu'il faut entendre par cette expression. Dans quel sens il est vrai de dire qu'en tout pays la population s'élève au niveau de ses moyens d'existence. 341.

MURS. Voy. Mitoyenneté.

N.

NATIONS. Le genre humain, en se divisant en grandes fractions, se conforme partout aux divisions que la nature a fait subir à ses moyens d'existence. I, 139. Moins la civilisation est avancée, plus le genre humain se divise en petites fractions. 91. Causes naturelles qui divisent le genre humain en grandes fractions. 92. Voy. Disposer, Territoire.

[II-510]

NAVIGATION. La loi du 3o floréal (20 mai 1802) établit uu droit de navigation sur les fleuves et rivières navigables. I, 294. Les droits de navigation perçus sur une rivière navigable doivent être employés à l'entretien ou à l'amélioration de la même rivière. 295. Voy. Bassin, Charles VI, Halage.

NOM. Le nom et la renommée d'une personne sont pour elle une propriété dont elle seule a droit de recueillir les avantages. II, 193.

NOTES. Les notes faites sur un ouvrage que tout le inonde a le droit d'imprimer, sont la propriété de l'auteur. II, 203.

NOUVELLE-HOLLANDE. Voy. Colonisation.

0.

OBLIGATION. Voy. Usufruitier.

OCCUPATION. Ce qu'on entend par ce mot. Elle est un moyen d'acquérir la propriété. I, 29.-Elle n'enrichit personne chez une nation civilisée. I, 29. —Pourquoi toutes les nations l'ont admise comme moyen d'acquérir les choses. 3o. - Elle est le premier fondement de la propriété. 31. — .-L'industrie humaine ne peut s'exercer que sur des choses qui ont été acquises primitivement par occupation. 32. Elle est le premier titre des nations à la propriété du territoire sur lequel elles sont placées. 34. — Les jurisconsultes n'ont pu l'expliquer d'une manière satisfaisante. 35. Elle ne tire pas sa force d'une convention faite entre tous les peuples. 36. -Quels sont les motifs qui l'ont rendue respectable aux yeux de toutes les nations. 37.-Il n'y aurait pas de progrès possible si elle n'était pas respectée. 38.—Elle est une des lois de notre nature. Démonstration de cette vérité. 39. - Elle a été admise en fait, long-temps avant que d'avoir été consacée par aucune disposition législative. 44. Elle est soumise à diverses règles, selon qu'elle est considérée dans les rapports de particulier à particulier, ou dans les rapports de nation à nation. 44. Doctrine des jurisconsultes romains sur l'occupation. 45. Disposition du Code civil sur l'occupation. 46. Elle est admise en principe par les Anglais et par les Anglo-Américains. 46. Les choses égarées ne sont pas susceptibles d'occupation. 47. Différence entre [II-511] l'occupation et la possession. 47.-Le principe de l'occupation des choses matérielles appliqué aux découvertes faites dans les arts. II, 29.- Il n'y a point d'analogie entre un procédé industriel, et un objet matériel dont on peut acquérir la propriété par occupation. 3o. Voy. Blackstone, Mer, Mines, Territoire.

OBSTACLES. Quels sont les obstacles que présente, même aux nations civilisées, l'appropriation des fonds de terre, dans des contrées sauvages. I, 162. Voy. Déboisement.

ORDONNANCE DE 1669. Ses dispositions sur les rivières navigables. I, 277.- Voy. Rivières.

ORIGINE. Voy. Propriété.

OUVRAGES DRAMATIQUES. Le décret du 6 juin 1806, qui détruit la liberté de l'art dramatique, étend les droits garantis aux auteurs. II, 147.

OUVRAGES POSTHUMES. Comment se conserve la propriété des ouvrages posthumes. II, 152.

OUVRIERS. Effets de la concurrence sur les classes qui vivent de salaires. II, 349. Les classes qui vivent des produits de leur travail de chaque jour, ne sont pas moins intéressées que les autres au respect des propriétés. 350.

P.

PARTAGE. Des diverses manières dont une propriété peut être partagée. II, 405. Quand une propriété est partagée de manière que, pendant un certain temps, une personne en a la jouissance, et qu'à l'expiration de ce temps, une autre personne doit en avoir la jouissance et la disposition perpétuelles, la part de la première prend le nom d'usufruit. 407.

PÉAGES. Les seigneurs établissent des péages sur les fleuves comme sur les rivières. I, 270. Les péages sur les rivières sont abolis par les lois des 15 mars 1790 et 25 août 1792. I, 288.

PÊCHE. Le droit exclusif de pêche, dont les seigneurs jouissaient, est aboli par le décret du 25 août 1792. I, 289. — La liberté de pêcher sur les rivières navigables est abolie par la loi du 14 floréal an x (4 mai 1802). 293. - La pêche des rivières non navigables n'appartient pas aux communes, elle appartient aux [II-512] propriétaires riverains. 299. Quelles sont les eaux dans lesquelles la pêche est exercée au profit de l'État. 307. — La pêche des rivières non navigables appartient aux propriétaires riverains jusqu'au milieu du cours de l'eau. 307. Quand une rivière non navigable est rendue navigable, la pêche appartient à l'Etat, qui doit indemniser les propriétaires riverains qui en sont privés. 3o8. Les règles établies pour la pêche s'appliquent à toutes les rivières. 308. Motifs pour lesquels la pêche des rivières non navigables est exclusivement accordée aux propriétaires riverains. 329. Voy. Louis XIV, Rivage.

PERFECTIONNEMENT. Voy. Brevet d'invention.

PERSE. Dispositions empruntées à la Perse sur la garantie des propriétés. II, 315.

PERSONNES. Les personnes sont intimement unies aux choses. Elles s'identifient avec elles. I, 19.

PHILIPPE IV. Il règle la pêche de toutes les rivières, grandes et petites. I, 267.

PHILIPPE VI. Rend une ordonnance sur les eaux et forêts, le 29 mai 1346. I, 268.

PLAGIAT. Ce qui le constitue. II, 201.

PLANTATIONS. Voy. Routes.

POPULATION. Elle est nécessairement stationnaire dans l'état sauvage. Elle ne peut s'accroître que par la culture. I, 153. — Chacune des classes de la population s'accroît en raison des moyens d'existence dont elle dispose. II, 343. — Les classes de la population qui vivent du travail de leurs mains, s'accroissent plus rapidement que celles qui vivent des produits de leurs terres ou de leurs capitaux. Raisons de ce phénomène. 344. Voy. Moyens d'existence.

POSSESSION. Voy. Occupation.

POTHIER. Il traite la propriété comme s'il n'avait étudié que les lois d'un peuple barbare. II, 365.

POUVOIR. Voy. Droit.

PRÉJUGÉS. Voy. Propriété.

PRINCIPE. Voy. Brevet d'invention, Invention.

PRISES D'EAU. Un arrêté du 19 ventôse an VI abolit le droit de former des prises d'eau dans les rivières navigables, établi par la loi du 27 septembre 1791. I, 292. Les propriétaires riverains peuvent former des prises d'eau dans les rivières non [II-513] navigables. Conditions mises à l'exercice de cette faculté. I, 304. Voy. Rivières.

PRIVILEGE. Voy. Péche, Rentes.

PRODUCTIONS LITTÉRAIRES. Différences qui existent entre les productions littéraires et les autres produits de l'industrie humaine. II, 188. Influence de ces différences sur les lois relatives aux compositions littéraires. 190. Voy. Commerce, Distribution, Garantie.

PROMESSES. Des promesses ne sont pas une garantie, quand il n'existe, au-dessus de celui qui en est l'auteur, aucune puissance qui ait la force et la volonté de les faire respecter. II, 271.

PROPRIÉTAIRES. Voy. Rivières.

PROPRIÉTÉ. Elle est produite par l'industrie humaine. I, 56. Elle est estimée en raison des services qu'elle peut rendre. 58. Le travail est le principe de toutes les propriétés. 60. - Elles sont des choses destinées à satisfaire, médiatement ou immédiatement, nos besoins, dans l'ordre naturel de la production ou de la transmission, 85. - Il y a trois moyens principaux d'acquérir des propriétés. Quels sont ces moyens. 117. - Les jurisconsultes imbus des doctrines du droit romain ou du droit féodal, n'ont pas su comment expliquer les propriétés acquises par le travail. II, 131. - Des rapports qui existent entre l'accroissement des propriétés et l'accroissement des diverses classes de la population. 341. Les idées les plus élémentaires sur la propriété sont au nombre des premièrs qui se forment dans l'intelligence humaine. 352. Pour avoir des idées complètes sur la propriété, il serait nécessaire de connaître presque toutes les branches de droit. 470. - Des opinions des jurisconsultes sur l'origine et la nature des propriétés. 352. - Le devoir de respecter les propriétés est imposé à la puissance législative, par la plupart des constitutions américaines. 367. - Toutes les constitutions faites en France depuis 1789, à l'exception de celle du 22 frimaire an VIII, imposent également au pouvoir législatif l'obligation de respecter les propriétés, 368. -Ce qui arrive quand des valeurs, appartenant à différentes personnes, sont réunies dans une chose.-Comment on peut rendre à chacun le sien. 384. Quelles sont les règles qu'il convient de suivre, quand des choses, appartenant à [II-514] différens maîtres, s'unissent pour n'en faire qu'une seule. 404.

PROPRIÉTÉ FONCIÈRE. Quels sont les pays dans lesquels on peut en observer la formation. I, 219.-Moyen de juger quelles sont les propriétés territoriales auxquelles l'industrie humaine a donné naissance en Europe. 122. Comment on peut juger de la valeur donnée à des fonds de terre par l'industrie humaine. 123. — Quelle est, en divers pays, la valeur des fonds de terre. 126. -Ressources que la terre fournit à l'homme, quand elle est abandonnée à sa fertilité naturelle. 130. Obstacles que présente l'appropriation des fonds de terre, dans l'état sauvage. Comment ces obstacles sont surmontés. 144. L'appropriation d'un fonds de terre par la la culture, n'est pas une usurpation. Preuve de cette proposition. 148. Effets de l'appropriation d'un fond de terre sur toutes les parties de la population. 148. — Effets qu'elle produit sur la valeur des terres non cultivées. 151.- Effets qu'elle produit sur l'accroissement de la population. 153. -Comment se forment les propriétés immobilières chez les nations civilisées. Elles ne sont pas des usurpations. 155. — En Angleterre, le roi est considéré comme le propriétaire originaire de toutes les terres. 315.-Des limites qu'imposent à chaque propriété, les propriétés dont elle est environnée. 467. Les propriétés étant limitées les unes par les autres, nul ne peut faire de la sienne un usage qui nuirait à celle d'autrui. 467.-Conséquences qui résultent de ce principe relativement aux arbres, aux puits et fosses d'aisances placés Les droits que les sur les limites d'une propriété. 468. propriétaires ont sur les propriétés, étant égaux entre eux, sont limités les uns par les autres. 239. — De quelle manière les droits des propriétaires sur leurs propriétés se limitent les uns les autres. 240. Les propriétés qui consistent en fonds de terre, ne nous sont généralement utiles que parce qu'elles sont la source d'où sortent toutes les propriétés mobilières. 13. De quelques lois particulières sur la jouissance et la disposition des propriétés. 247. Voy. Accession, Alluvion, Analyse, Appropriation, Bentham, Blackstone, Chemins publics, Choses, Classification, Code civil, Déboisement, Définition, Démembrement, Disposer, Eau, Esclavage, Féodalité, Fonds de commerce, Garantie, Grotius, [II-515] Habitatation, Idées rétrogrades, Industrie, Inventions, Jouir, Limites, Lois civiles, Marque, Mélange, Mer, Mines, Monopole, Montesquieu, Moyens d'existence, Nom, occupation, ouvriers, Partage, Population, Pothier, Rayneval, Rentes, Rivages, Romains, Servitudes, Systèmes, Toullier, Usage, Usufruit, Usurpation.

PROPRIÉTÉ IMMATÉRIELLE. Il est, chez les nations civilisées, des propriétés qui ne sont fixées dans aucune matière. Quelles sont ces propriétés. II, 17. Les propriétés de ce genre se forment par les mêmes moyens, et exigent les mêmes sacrifices que les autres. 22.

PROPRIÉTÉS INDUSTRIELLES. De quelques espèces de propriétés commerciales ou industrielles. II, 16.

PROPRIÉTÉ LITTÉRAIRE. Des fondemens et de la nature de cette propriété. II, 88.-Questions qu'elle présente à résoudre. 89. -On confond mal à propos la propriété d'un ouvrage littéraire et la propriété des idées qu'il renferme. 89. — Quels sont les élémens divers qui constituent un ouvrage littéraire. 91. L'imprimeur ou le libraire qui réimprime ou qui vend l'ouvrage d'autrui, ne le donne pas comme une conception sortie de son esprit. 92. La puissance qu'a toute personne de faire réimprimer l'ouvrage d'autrui, ne prouve rien contre l'existence de la propriété littéraire. 95. On trouve, dans la propriété littéraire, les élémens essentiels qui se rencontrent dans les autres propriétés. Démonstration de cette proposition. 95. —Elle se forme de la même manière que les autres. Démonstration de cette vérité. 96. – La propriété littéraire, pour être garantie, n'avait pas besoin d'autres principaux que ceux du droit commun. 104. Les statuts relatifs à ce genre de propriété ont été considérés en Angleterre, non comme ayant créé les droits des auteurs, mais comme en ayant limité la durée. 104. Des causes qui ont privé les compositions littéraires, des garanties accordées aux autres propriétés. III. Quels sont les intérêts qui s'opposent à ce que les propriétés littéraires soient garantics. 114. La propriété littéraire n'a jamais été complètement garantie. Elle a été réduite à une jouissance temporaire dans les pays où elle a été le mieux protégée. 120. -Objections contre une garantie complète de la propriété littéraire. 120. Examen des objections faites contre la [II-516] garantie de la propriété littéraire. 124. En Angleterre, les universités qui ont acquis des propriétés littéraires, en ont la jouissance perpétuelle. 129. Des lois relatives à la garantie des compositions littéraires. 131.-Le Parlement anglais, par un statut de 1710, fixe à vingt-cinq ans le terme pendant lequel un auteur aura le privilége de faire vendre son ouvrage. 136. Le Parlement anglais veut que le prix des exemplaires des ouvrages littéraires soit fixé par des commissaires. 137. - Par deux statuts, l'un de 1801, et l'autre de 1814, le parlement anglais étend les droits garantis aux auteurs. 140. -Les Etats-Unis adoptent en partie les lois anglaises sur la propriété littéraire. 141.- Un édit du 26 août 1686 dẻfend d'imprimer et de mettre en vente tout écrit pour lequel on n'aura pas obtenu un privilége. 143. Depuis 1789 jusqu'au 24 juillet 1793, la propriété littéraire, à l'exception des ouvrages dramatiques, ne jouit en France d'aucune garantie. 145. La loi du 13 janvier 1791 garantit pour un temps, aux auteurs d'ouvrages dramatiques, la jouissance de leurs ouvrages. 146. Loi des 19 et 24 juillet 1793 sur la propriété littéraire. 149. Le décret du 5 février 1810 étend les droits garantis aux auteurs. 152. Comparaison entre les lois de France, d'Angleterre et des Etats-Unis sur la propriété littéraire. 161. — La protection accordée aux auteurs de compositions littéraires, est en raison inverse de l'utilité de leurs travaux. 165. — Différences qui existent entre les garanties données à la propriété littéraire et les monopoles. 172. Toute personne a droit de traiter un sujet déjà traité par d'autres écrivains. 205. — La loi doitelle garantir à un écrivain la propriété d'un ouvrage contraire aux bonnes mœurs? 208. Voy. Abrégé, Blackstone, Contrefaçon, Godson, Lakanal, Leçons publiques, Lettres missives, Lois, Manuscrit, Notes, Plagiat, Ouvrages dramatiques, Ouvrages posthumes, Traduction.

PROPRIÉTÉS MOBILIERES. De quelle manière les propriétés mobilières se forment, et comment elles se distribuent entre ceux qui les produisent. II, 1. —Effets salutaires que produit, pour les classes ouvrières, la formation de propriétés mobilières. 11.

PROPRIÉTÉS PUBLIQUES. Parties du territoire national qui ne peuvent être converties en propriétés privées, et qui restent publiques. I, 181

[II-517]

PUISSANCE. Voy. Garantie.

Q.

QUESTIONS. Les questions sur la propriété ne peuvent être bien résolues que par une exacte observation de la nature des choses. Exemples. II, 382.

R.

RADES. Les rades qui font partie du territoire français, sont ouvertes à toutes les nations alliées de la France. I, 360.

RAPPORTS. Voy. Fleuves.

RAVAGES. Voy. Garanties.

RAYNEVAL. Il croit que la propriété n'est pas inhérente à la nature humaine. Il suit l'opinion des écrivains qui l'ont précédé. II, 365.

REGLES. Voy. Association, Péche.

REGNAULT (de St.-Jean d'Angely). Erreur dans laquelle il tombe au sujet des chemins publics. I, 384.

REMONTRANCES. Voy. Languedoc.

RENTES. De la propriété des rentes sur des particuliers ou sur l'Etat. II, 219. - Celui qui transmet à un autre une propriété mobilière ou immobilière pour une rente perpétuelle, se réserve, par cela même, un des principaux avantages de la propriété. 220. La création d'une rente par un particulier ou par un Etat, n'a pas pour effet de donner naissance à un nouveau produit; elle opère un simple transfert de revenu. 221. Un gouvernement qui crée des rentes, transfère aux rentiers dont il consomme les capitaux, une part des revenus des propriétaires des terres, des capitalistes et de tous les hommes industrieux. Il peut aliéner ainsi, même au profit des étrangers, les propriétés sur lesquelles l'existence de la population est fondée. 224. — Avantages garantis par les lois aux possesseurs de rentes sur l'Etat. 228.

REPUTATION. Voy Nom.

RÉTROGRADATION. Voy. Idées rétrogrades.

RIVAGE. De la propriété et de l'usage des rivages de la mer. I, 353. Les Romains avaient adopté, relativement aux rivages de la mer, des principes analogues à ceux qu'ils avaient admis pour les bords des rivières. 353. Parallèle entre [II-518] les lois relatives aux rivages de la mer, et les lois relatives aux bords des rivières. 353. Les rivages des mers que bordaient l'empire romain, étaient considérés comme faisant partie du territoire national; mais tous les peuples avaient le droit d'en faire usage pour les services de la navigation et de la pêche. 354. La définition des rivages de la mer donnée par les jurisconsultes romains, ne s'appliquait qu'aux rivages de la Méditerranée. Raisons de cela. 356. Les rivages de la mer chez les nations modernes font partie du territoire des nations sous l'empire desquelles ils sont placés. 357.- La définition des rivages, donnée par l'ordonnance de la marine de 1681, a été faite pour les rivages de l'Océan. 357. En France, quoique les rivages de la mer fassent partie du domaine public, la pêche n'en est pas affermée au profit de l'Etat comme celle des fleuves; elle est libre à tous les nationaux. 358. L'herbe qui croît sur le rivage de la mer, appartient aux habitans des communes sur le territoire desquelles elle croft. 359. Les propriétés situées sur le rivage de la mer doivent-elles un passage au public, comine celles qui sont situées sur le bord d'un fleuve navigable? 361. Chaque nation considère une certaine étendue de la mer qui borne son territoire comme eu faisant partie. 363. Voy. Mer, Rades.

RIVE. Définition de la rive par les lois romaines. I, 265. - Les rives des rivières appartenaient aux propriétaires riverains suivant les lois romaines; mais le public avait le droit d'en user, pour l'usage des rivières. 266.

RIVIERES. Le déboisement et le défrichement des montagues produisent, en France, le débordement des rivières. I, 216. Des anciennes lois sur la jouissance et la conservation des fleuves et des rivières. 257.- Services qu'elles rendent aux nations qui les possèdent. 259. — Disposition des lois romaines sur les fleuves et les rivières. 260. Toutes les rivières étaient publiques suivant le droit romain. 261. Droits garantis aux particuliers sur les rivières, par le droit romain. 262. Dispositions des anciennes ordonnances sur le même sujet. 267. Usurpation des fleuves et rivières par la noblesse et le clergé. 276. Dispositions de l'ordonnance de 1669 sur les fleuves et les rivières. Vices de ces dispositions. 276. Au commencement du 15e siècle, les [II-519] fleuves et rivières sont usurpés par les seigneurs. Conséquences de ces usurpations. 269. Au 17e siècle, l'usurpation des rivières non navigables, par les seigneurs et les gens d'église, était consommée. 276. Comparaison des dispositions des lois romaines sur les rivières, avec les dispositions de l'ordonnance de 1669. 279. Des lois rendues depuis la révolution sur les fleuves et les rivières. 283. — La loi du 27 septembre 1791 autorise les prises d'eau dans les rivières navigables. 287.-Comment il doit être pourvu à l'entretien des rivières navigables. 294. Comment il doit être pourvu à l'entretien des rivières non navigables. 296. — Aucune loi ne déclare que les rivières non navigables appartiennent aux propriétaires riverains. 302. - Disposition du Code civil sur les cours d'eau. Elles sont, presque sur tous les points, conformes aux dispositions des lois antérieures. 3o3. — Droits que peuvent exercer les propriétaires riverains sur les rivières non navigables qui traversent leurs propriétés. 309.-Charges imposées aux propriétaires dont les héritages sont bordés ou traversés par une rivière non navigable. 310. Droits accordés aux propriétaires riverains sur les fleuves et rivières navigables ou flottables qui bordent leurs héritages. 311.-Lois anglaises sur les rivières. 314. — Influence du régime féodal sur les dispositions des lois anglaises relativement aux rivières. 315. En Angleterre, une rivière n'est considérée comme navigable que jusqu'au point auquel la marée s'élève. 316.En Angleterre, les rivières non navigables, dans le sens légal du mot, sont considérées comme appartenant aux propriétaires riverains. Charges de cette propriété. 318. Loi anglo-américaine sur les rivières. 319. Les Etats-Unis ont généralement adopté les principes suivis en Angleterre reiativement aux fleuves et aux rivières. 320. Modifications que la nature des choses a fait subir aux lois relatives à la propriété et à la jouissance des cours d'eau. 323. Les propriétaires riverains, même sous le régime féodal, n'ont pas eu la propriété réelle des fleuves et rivières qui bordaient ou traversaient leurs propriétés. 326. Dans les pays même où les rivières ont été usurpées sous l'influence du régime féodal, elles ont fini par devenir publiques. 326. En France, la force des choses a maintenu les rivières, même non navigables, dans le domaine public. 326. Les droits accordés [II-520] aux propriétaires riverains sur les rivières non navigables, ne sont pas une preuve que ces rivières leur appartiennent. Preuve de cette proposition. 327. Dispositions particuliè res qui mettent les rivières, même non navigables, au rang des choses qui font partie du domaine public. 333. — Les motifs qui justifient les dispositions des lois anglaises sur les rivières, n'étaient pas applicables au continent américain. 348. -Vices des lois françaises sur les fleuves et les rivières. 350. Voy. Alluvion, Bacs, Charles VI, Charles VII, Compétence, Daviel, Droit romain, Eaux et Forêts, Fleuves, Garnier, Halage, Jurisconsultes, Louis IX, Louis XIV, Navigation, Péage, Péche, Philippe 1V, Philippe V1, Prise d'eau, Rivage, Services, Territoire.

ROMAINS. Pourquoi les Romains ne pouvaient se faire des idées exactes de la propriété. II, 354.

ROUTES. Elles sont divisées en routes impériales et en routes départementales. Celles-ci sont subdivisées en trois classes. But fiscal de cette division. I, 386.-Les routes appartiennent essentiellement au domaine public. Quelle est la raison de cela. 388.- L'usage des routes est commun à toutes les personnes qui habitent le territoire. 395. — Questions auxquelles l'usage des routes donne naissance. 394.- Droits des partiticuliers relativement aux chemins publics. 394.-Obligation imposée aux propriétaires riverains, de planter les bords des grandes routes. 402.- Voy. Chemins publics.

S.

SAUVAGES. Voy. Territoire.

SCIENCE DE LA LÉGISLATION. Voy. Méthode.

SEL. Les droits de passe, établis pour l'entretien des chemins publics, sont supprimés et remplacés par un impôt sur le sel, destiné au même usage. I, 385.

SELDEN. Son opinion sur la domination maritime de la nation anglaise. I, 369.

SERMON. Voy. Leçons publiques.

SERVITUDES. Quelles sont les servitudes légales établies sur les propriétés voisines des forêts soumises au régime forestier. I, 478.- Une servitude est le démembrement d'une propriété immobilière pour le service ou l'utilité d'une autre propriété [II-521] du même genre. II, 428. Quelles sont les espèces de servitudes reconnues par le Code civil. 429.- La défense de disposer d'une propriété de manière de nuire à la propriété voisine, n'est pas une servitude. Erreur du Code civil à cet égard. 232. Quelles sont les véritables servitudes légales. 434. Des différentes espèces de servitudes. 435. - Comment elles peuvent s'acquérir. 446. — Comment elle s'éteignent. 438.- Comment peuvent être résolues les questions auxquelles elles donnent naissance. 440,- Voy. Cloture, Limites, Rivages, Rives.

SOL. Voy. Mines.

SPECIFICATION. Voy. Brevet d'invention, Description.

SOURCES. Voy. Descartes.

SUISSE. Voy. Territoire.

SURVEILLANCE. Voy. Garantie.

SYSTÈMES. Les nouveaux systèmes contre la propriété, ne sont que la reproduction de vieilles idées. Pour quels motifs l'auteur de ce traité ne les a pas réfutées. II, 474.

Ꭲ .

TENDANCE. Voy. Lois.

TERRE. De l'utilité primitive des fonds de terre. I, 117. Quelles sont les ressources que la terre fournit à l'homme quand elle n'est pas cultivée. 130. Quelle est l'étendue de terre qu'exige l'existence d'un homme dans l'état sauvage. 136. Après la découverte de l'Amérique, la terre parut aussi commune que l'eau de la mer; chacun pouvait en obtenir gratuitement. 163. Quelle fut la valeur primitive des fonds de terre de la Guadeloupe et de quelques autres îles. 172. Valeur primitive des terres au Brésil et dans le Canada. 173. Appréciation des usurpations de terres commises par les Européens dans la fondation de leurs colonies. 175. La plupart des objets que la terre produit ou recèle, ne peuvent nous servir qu'après avoir subi divers transformations. 2.-Voy. Colonisation, Propriété foncière.

TERRITOIRE. Quel est le territoire propre à chaque nation. 68. — Le territoire qui appartient à chaque nation, à des limites indépendantes des volontés humaines. 70. Toutes les contrées habitables sont habitées depuis un temps immémorial. Il est impossible de savoir comment la plupart des nations ont acquis le territoire qu'elles occupent. I, 74. - [II-522] Les hordes les plus barbares ont un territoire qui leur est propre, et qu'elles font respecter. 78, Les violations de territoire produisent des guerres sanglantes chez les sapvages. 78. Plus une nation se developpe, plus son territoire devient pour elle une propriété incontestable et incontestée. 8o. Les partisans les plus outrés de l'égalité, 'ne reclament pas l'égalisation ou l'échange des territoires entre les nations. 82.-Les hommes qui mettent en question la propriété privée, ne contestent pas aux nations le territoire qu'elles possèdent. 84.- Les nations conquises qui conservent leur territoire, finissent par absorber les conquérans. 85. Quelles sont les forces qui garantissent à chaque nation le territoire qu'elle possède. 87. -Quelles sont les limites naturelles du territoire propre à chaque nation. 89. Chaque peuple trouve les limites de son territoire au point qui le sépare d'un autre penple, en rendant les communications impraticables ou très difficiles. 90. Dans quels cas les cours d'eau servent de limites, ou de moyens de communication. 91.-Les mers sont les limites naturelles des nations.—94. — La Suisse offre un exemple de la manière dont un pays est naturellement divisé par les montagnes. 96. — Division naturelle du territoire français.. 101. Quel est le point ou se trouve la ligne naturelle qui sépare deux nations. 107. Il existe, en Europe, un grand nombre de divisions territoriales contraires à la nature des choses. 108. - Circonstances qui affaiblissent les mauvais effets des divisions territoriales contraires à la nature des choses. 111.- Comment le territoire national se convertit en propriétés privées. 139. Voy. Bassins, Limites, Occupation.

TOMLINS (T. E.) Il refute l'opinion de Richard Godson sur la propriété littéraire. II, 109.

TOULLIER. Lorsqu'il traite de la propriété, il ne va pas plus. loin que Grotius et Volf. 366.

TRADUCTION. Traduire ou ouvrage dans une autre langue, n'est pas violer les droits de l'auteur de l'ouvrage original. 204.

TRAITÉ DE LÉGISLATION. Pour quels motifs il n'embrasse qu'une partie de la science. I, préface 11. Il a besoin d'être complèté par des traités particuliers. . Motifs qui ont déterminé l'auteur à exposer dans ce traité, les divers Etats par lesquels les nations ont passé. vII.

[II-523]

TRAITÉ DE LA PROPRIÉTÉ. Circonstance qui ont déterminé l'au teur à la compositoin et à la publication de cet ouvrage. I, préface vi- Objet de ce traité. I, xii.

TRAVAIL. Voy. Henri III, Louis XIV.

TRAVAUX PUBLICS. De la valeur donnée à des propriétés particulières, communales et départementales, par des travaux exécutés aux frais de l'Etat. I, 431 Si les personnes dont les propriétés augmentent de valeur par l'effet des travaux exécutés aux frais. de l'Etat, doivent compte de cet accroissement. 431. L'utilité de tous les travaux publics ne peut pas se mesurer par les revenus immédiats qu'ils produisent. 433. Quelle est la part de dépenses que doivent supporter, dans l'exécution de travaux publics, les personnes auxquelles ces travaux doivent particulièrement profiter. I, 435. Une nation est intéressée à la civilisation et aux progrès de chacune des fractions dont elle se compose. 442. - De la dépréciation causée à des propriétés particulières par des travaux exécutés dans un intérêt public. 447. – Les personnes dont les propriétés particulières sont dégradées par suite de travaux publics, ont droit à une indemnité. 448. Il est des cas où les torts causés par des travaux publics à des particuliers, ne donnent lieu à aucune réparation 452.

TURGOT. Son opinion sur la propriété des mines. I, 410.

U.

USAGE. Un droit d'usage est un démembrement d'une propriété comme un usufruit. II, 425. — Comment s'établit et s'éteint le droit d'usage. II, 426. — Voy. Fleuves, Routes.

USINES. Les propriétés d'usines sont garans des dommages qu'elles peuvent causer I, 288.

USUFRUIT. Un usufruit est une part plus ou moins considérable de la propriété. II, 408. — Un usufruit est, pour la personne à laquelle il appartient, une véritable propriété. 409. — Toute sorte de biens sont susceptibles d'être divisés de manière qu'une personne en ait l'usufruit et une autre la nuepropriété. 409. L'usufruit peut être établi par tous les moyens, à l'aide desquels on peut aliéner une propriété. 413. Comment il finit 423. - Voy. Définition, Partage.

[II-524]

USUFRUITIER. Les droits et les obligations d'un usufruitier sont déterminés par l'acte qui établit l'usufruit, et par la loi, pour tous les cas que cet acte n'a pas prévus. II, 414. — En quoi consistent les droits de l'usufruitier suivant les dispositions de la loi. 415. Quelles sont les obligations que la loi impose. 419.

USURPATIONS..Les biens acquis par usurpation; divisés en quatre classes. II, 317.-Des usurpations de propriétés commises à la suite d'invasions armées. 317. Des usurpations de propriétés commises au moyen de confiscations. 318. - Des usurpations de propriété, commises à l'aide de mo-nopoles, 319. Des usurpations commises au moyen de l'imperfection ou des vices de lois. 319. Quels sont les effets des usurpations de propriétés, exécutées à la suite d'invasions. 320. Comment les propriétés acquises par usurpation finissent par se confondre avec les propriétés acquises d'une manière légitime. 320. - Voy. Garantie, Propriété foncière, Rivières.

UTILITÉ. Différence qui existe entre la valeur et l'utilité.—Signification de ces deux mots. I, 117.- Voy. Propriété foncière, Terres, Travaux publics, Forêts.

V.

VALEUR. Voy. Compositions littéraires, Garantie, Propriété, foncière, Terres, Utilité.

VARECH. Voy. Rivage.

VATTEL. Son opinion au sujet de la domination qui appartient à chaque peuple sur les mers qui environnent son territoire. I, 367.

VIOLATION. Voy. Brevet d'invention, Territoire.

Y.

YOUNG (Arthur.) Témoin du ravage des forêts des Pyrennées. - Il déplore l'aveugle destruction de ces forêts I, 206. Son opinion sur la conservation des bois. -Erreur dans laquelle il tombe à cet égard. I, 229.· Son opinion sur les dangers et sur l'inutilité d'une marine militaire puissante. 253. — Voy. Forêts.

FIN DE LA TABLE DES MATIÈRES.