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Traité de la Propriété (Paris: Chamerot, 1834). Volume 1.http://davidmhart.com/liberty/Books/1834-Comte_TraitePropriete/Comte_TP1834-vol1-ebook.html
,Charles Comte, Traité de la Propriété. Par Charles Comte. Membre de la Chambre des Députes, Secrétaire perpétuel de l' Académie des Sciences Morales et Politiques de l'Institut, Professeur honoraire de Droit a l'Académie de Lausanne, Avocat a la Cour Royale de Paris (Paris: Chamerot, Libraire quai des Augustins, 13; Ducollet, Libraire, Quai des Augustins, 15. M DCCC XXXIV (1834)). 2 vols.
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FIN DE LA TABLE DES CHAPITRES DU PREMIER VOLUME.
[I-i]
Si l'ouvrage que je publie aujourd'hui avait été mis au jour il y a quatre ou cinq ans, époque à laquelle je comptais le faire paraître, je n'aurais pas eu besoin, avant que d'entrer en matière, de m'adresser directement aux lecteurs pour leur faire observer qu'il était la continuation d'un autre traité que j'ai publié en 1826 et 1827; en le lisant, ils s'en seraient aperçus, sans avoir eu besoin d'en être avertis ; ils auraient vu que j'avais appliqué la même méthode à l'observation de phénomènes de même genre, et que j'avais suivi l'ordre naturel des idées, autant du moins qu'il avait dépendu de moi.
Mais, lorsque la publication de deux ouvrages qui se lient l'un à l'autre, est séparée par un intervalle de près de sept années; lorsque, dans cet intervalle, une révolution politique a plongé dans l'oubli la plupart des questions qui agitaient les esprits, et [I-ii] qu'elle a fait surgir une foule de questions nouvelles, il n'est pas possible de se faire illusion au point de croire que les personnes qui ont lu le premier, en aient conservé le souvenir, et qu'elles puissent, à une si grande distance, apercevoir les rapports qui l'unissent au second; un grand nombre de ceux qui liront celui-ci n'auront conservé de celui-là que des idées confuses, ou même ne l'auront jamais lu.
Je suis donc obligé d'avertir les personnes qui liront ce traité, qu'il leur sera difficile de le bien juger, si elles n'ont aucune connaissance ou aucun souvenir de celui que j'ai publié il y a près de sept années. Si des objections se présentaient à leur esprit, soit sur la méthode que j'ai suivie, soit sur la manière dont j'envisage les lois, je ne saurais y répondre autrement qu'en les priant d'en chercher la solution dans l'ouvrage dont celui-ci n'est que la suite.
Lorsqu'en 1826 je fis paraître le premier volume de mon Traité de législation, j'avais le dessein d'exposer dans un seul corps d'ouvrage tous les principes de cette vaste science; mais lorsque, l'année suivante, je voulus publier les trois volumes qui en formaient la suite, les [I-iii] éditeurs firent de graves objections contre l'exécution de ce projet. Ils me représentèrent que beaucoup de personnes attendraient, pour faire l'acquisition des volumes publiés, que l'ouvrage fût terminé; que les libraires surtout ne voudraient pas envoyer à leurs correspondans étrangers les premiers volumes d'un traité dont la continuation ne serait pas assurée, et dont ils ne pourraient pas annoncer la fin pour une époque déterminée.
Je cédai, quoiqu'à regret, à ces considérations, en publiant, en 1827, trois nouveaux volumes; je me résignai à présenter comme terminé, un ouvrage dont les parties les plus intéressantes n'étaient pas encore rédigées; je me réservai de le compléter en traitant séparément chacune des branches de la législation, sans prendre toutefois aucun engagement à cet égard envers le public.
Cette détermination eut le résultat qu'elle devait naturellement avoir : les meilleurs esprits trouvèrent que le titre de mon ouvrage était peu en rapport avec les matières que j'avais exposées. Les sujets que je n'avais pas traités, étaient, en effet, si nombreux et si étendus, comparativement à ceux [I-iv] dont je m'étais occupé; la plupart des faits que j'avais exposés étaient d'ailleurs si éloignés de l'état actuel des nations les plus civilisées, qu'il était impossible de considérer mon ouvrage autrement que comme les prolégomènes d'une science qui restait à faire; de là résultèrent quelques critiques, dont je reconnais toute la justesse, et dont j'avais d'autant moins à me plaindre qu'elles furent généralement accompagnées de beaucoup de bienveillance.
J'aurais pu porter remède à un inconvénient qu'il ne m'avait pas été possible d'éviter, en me hâtant de publier les premiers volumes qui devraient faire suite au Traité de Législation; mais les événemens politiques ne m'en laissèrent pas le temps, et m'obligèrent à m'occuper de sujets plus urgens.
Quelques-uns des ministres de Louis XVIII et de Charles X avaient tellement abusé du pouvoir que la charte donnait au roi de nommer les juges; ils avaient montré, dans quelques-uns de leurs choix, tant de partialité en faveur des hommes les plus disposés à être les instrumens de leurs passions politiques, qu'ils avaient fait sentir à beaucoup de personnes la nécessité d'une [I-v] organisation judiciaire moins propre que celle de l'empire à seconder les vues ou à servir les passions des agens du pouvoir exécutif.
En 1817, j'avais publié une traduction d'un ouvrage anglais sur l'institution du jury, et je l'avais fait précéder d'un examen critique de notre système judiciaire. En 1825, le gouvernement anglais ayant réuni en un seul corps les nombreux statuts qui existaient sur le jury, et ayant fait subir à cette institution les réformes que les hommes les plus recommandables par leurs lumières et par leur amour pour la justice avaient sollicitées, je crus qu'il ne serait pas inutile au progrès de nos institutions de traduire, dans notre langue, l'acte du parlement anglais. Je publiai donc une seconde édition de la traduction que j'avais fait paraître en 1817, et je remplaçai les statuts qui venaient d'être abrogés, par la loi générale qui en avait reproduit et modifié les dispositions. En même temps je soumis à un nouvel examen nos institutions judiciaires, et en les comparant à celle qui existent chez tous les peuples libres, je fis voir combien sont faibles les garanties qu'elles offrent contre les intérêts et les passions politiques du pouvoir exécutif et de ses agens. Cet ouvrage parut en 1828.
[I-vi]
La réaction de l'année suivante, qui amena la dissolution de la garde nationale parisienne, et qui se termina par les célèbres ordonnances du 25 juillet, suspendit encore le cours régulier de mes travaux; je fis voir, en publiant, en 1829, l'Histoire de la garde nationale de Paris, et en rappelant la participation que la population parisienne avait prise aux principaux événemens de la révolution française depuis 1789, que les attaques contre l'institution de la garde nationale avaient toujours été immédiatement suivies du renversement de la liberté, et que cette institution avait constamment reparu après la chute du despotisme.
Après la révolution de 1830, ayant été appelé à diverses fonctions publiques, et m'étant imaginé qu'il ne me serait pas impossible d'être de quelque utilité pour le public dans la pratique des affaires, j'ai encore suspendu l'exécution du projet que j'avais formé de compléter, par des traités séparés, l'ouvrage dont j'avais publié quatre volumes en 1826 et 1827. L'expérience a bientôt dissipé l'illusion que je m'étais faite; elle m'a convaincu qu'il est des époques facheuses où tout homme qui prétend faire usage [I-vii] de sa raison et conserver la liberté de sa conscience, doit savoir se résigner à ne pas prendre part à des affaires de gouvernement. Je suis alors revenu à l'exécution de mon ancien projet; les deux volumes que je publie aujourd'hui sont le résultat de cette résolution.
Les hommes qui n'ont pas fait une étude spéciale des divers états par lesquels les nations civilisées ont passé pour arriver au point auquel elles sont parvenues, ne sauraient se faire une idée exacte de l'empire qu'exercent sur chaque peuple les passions, les institutions, les préjugés des temps passés. Toute nation qui a fait quelques progrès, est placée sous une double influence; elle est dominée par les idées ou les préjugés d'un état qui n'existe plus, et elle est entraînée, d'un autre côté, par les sentimens ou par les besoins de sa position nouvelle. Cette lutte, entre des préjugés et des passions contraires est une des principales causes des désordres dont nous sommes témoins.
Ayant acquis la conviction qu'on ne saurait suivre une marche régulière et sûre dans le perfectionnement de nos institutions sociales, tant qu'on se laissera subjuguer par les préjugés, les passions, les institutions des temps qui ne sont plus, j'ai [I-viii] tenté de décrire, dans mon premier traité, les principaux états par lesquels tous les peuples semblent avoir passé, et d'en exposer les causes et les effets divers; j'ai tenté surtout de faire voir que les idées et les mœurs qui sont des résultats nécessaires d'une position donnée, doivent disparaître quand cette position a complétement changé.
Il n'est rien qui intéresse les hommes d'une manière plus profonde et plus constante, et qui agisse plus fortement sur eux, que les divers modes suivant lesquels ils pourvoient à leur existence; c'est de là que viennent leurs dissentions, leurs guerres, leurs alliances, leurs traités, leurs lois civiles et pénales, leurs institutions politiques bonnes et mauvaises ; c'est de là que naissent la plupart des actions humaines, celles que nous jugeons les plus criminelles et que nous aspirons sans cesse à réprimer, comme celles qui nous semblent les plus honorables, et que nous encourageons de nos applaudissemens.
Or, des hommes peuvent pourvoir à leur existence par une multitude de moyens divers; et la diversité des moyens en produit toujours une dans les mœurs, dans les idées, dans les institutions, dans l'accroissement des richesses, dans le nombre [I-ix] de la population, dans les relations de famille, enfin, dans l'existence entière d'une nation.
Les principales positions dans lesquelles des hommes peuvent se trouver relativement à leurs moyens d'existence, sont au nombre de six.
II peut arriver que, dans une peuplade, chaque individu n'ait, pour défendre sa subsistance contre les attaques des autres individus, que ses forces particulières et celles des membres de sa famille. Cet état est celui des hordes les plus barbares, celui qu'un grand nombre d'écrivains ont nommé l'état de nature par excellence. Dans une position pareille, nul ne cherche à obtenir de ses travaux que ce qu'il peut immédiatement consommer.
La population, au lieu d'être ainsi dépourvue de toute organisation et de toute police, peut être divisée en deux grandes classes. Il peut arriver qu'une partie, privée de toute organisation, exécute tous les travaux qu'exige l'existence de la nation tout entière, et que l'autre partie, fortement organisée, se fasse livrer par la première, sous le nom de tributs ou d'impôts, toutes les choses dont elle a besoin pour vivre dans l'aisance et dans l'oisiveté. Quand une partie de la population est ainsi exploitée en masse par une autre partie qui se [I-x] partage les produits de ses travaux, celle des deux qui jouit héréditairement du monopole du pouvoir et des richesses, prend le nom d'aristocratie.
La population laborieuse, au lieu d'être exploitée en commun par une aristocratie, peut être divisée, de manière que chacun de ceux qui vivent du produit de ses travaux, possède un nombre plus ou moins grand de travailleurs, et dispose d'eux comme il juge convenable. Cet état est celui qui existait dans les républiques formées dans l'enfance de la civilisation, en Italie, en Grèce, dans les Gaules; c'est celui qui existe encore dans la plupart des colonies formées par les modernes, et même dans plusieurs des États de la fédération américaine. Quand la population laborieuse est ainsi possédée, elle est mise au rang des choses; ceux qui la possèdent ne lui reconnaissent ni droits ni devoirs : c'est le degré le plus élevé du système aristocratique.
Il arrive quelquefois qu'une nation entière est possédée par un seul homme ou par sa famille, qui l'exploite ou la gouverne au moyen d'une armée, et qui prend, dans les revenus de ses sujets, la part qu'il juge convenable, soit pour lui-même, soit pour les agens de son exploitation on donne le nom de despotique au gouvernement qui peut [I-xi] disposer ainsi de la personne et des biens de chacun.
Il est une position moins commune et surtout moins durable que les précédentes, mais qui cependant a existé à diverses époques et dans divers pays: c'est celle d'une société qui, pour faire régner l'égalité entre les membres dont elle se compose, établit que tous les travaux se feront en commun, et que chacun aura une part égale dans les produits. Cet état paraît avoir été celui de tous les peuples qui passaient de l'état de chasseurs à la vie agricole; il a été aussi adopté par quelques sectes religieuses, et particulièrement par les Jésuites du Paraguay.
Enfin, il est une dernière position qui paraît n'avoir jamais été connue par les peuples de l'antiquité, et vers laquelle semblent tendre, chez les nations modernes, toutes les classes laborieuses : c'est celle d'une nation qui admet, en principe et en fait, que tout homme est maître de lui-même et des produits de ses travaux, et qui garantit à chacun des membres de la société la jouissance et la disposition des biens qui lui appartiennent.
Dans le Traité de Législation, j'ai fait connaître la nature, les causes et les conséquences des cinq premiers modes d'existence; le dernier [I-xii] livre traite particulièrement de la nature de l'esclavage domestique, et de l'influence qu'il exerce sur les facultés physiques, sur l'intelligence et les mœurs des diverses classes de population, sur la production et la distribution des richesses, sur l'indépendance nationale, et enfin sur l'existence tout entière des nations qui l'ont mis en pratique.
Pour suivre l'ordre naturel des idées, il me restait à traiter du sixième mode d'existence, de celui d'un peuple qui ne veut pas admettre qu'un homme puisse être la propriété d'un autre; qui proclame, au contraire, que nul ne peut être dépouillé, par ses semblables, des produits de ses travaux, ou des biens qu'il a régulièrement acquis; qui garantit, en un mot, les propriétés, de quelque nature qu'elles soient, contre toute espèce d'atteintes.
Cet ouvrage a pour objet de faire connaître la nature de ce dernier mode d'existence, d'en observer les développemens et les effets. Déterminé à ne jamais abandonner la méthode d'observation que j'ai suivie jusqu'ici, et à me tenir constamment dans l'étude des faits, je n'ai pas séparé la théorie de la pratique. Il ne m'aurait pas été [I-xiii] possible, en effet, d'observer les phénomènes sociaux, et de ne pas m'occuper de la réalité des choses. Je n'ignore pas toutefois qu'en procédant ainsi, je me suis exposé à deux reproches : les praticiens m'accuseront d'avoir donné trop de place à la théorie; les philosophes, de m'être beaucoup trop occupé des détails de la législation.
Dans l'ouvrage dont ce traité forme la suite, je me suis principalement occupé des rapports que la violence a souvent établis entre les hommes ; j'en ai exposé les causes, la nature, les effets. Désormais je n'aurai plus à m'occuper que des rapports qui s'établissent naturellement, soit entre les hommes et les choses à l'aide desquelles ils existent, soit entre les individus et les agrégations d'individus dont chaque nation se compose.
Dans le Traité de la propriété, je n'ai eu à exposer que les rapports qui existent ou s'établissent naturellement entre les hommes et les choses au moyen desquelles ils peuvent exister; et par ce mot rapport, j'entends les besoins qui sont dans les hommes, et les qualités qui sont dans les choses, et qui sont destinées à satisfaire ces mêmes besoins, dans l'ordre naturel et régulier de la production et de la transmission.
[I-xiv]
Les allusions aux circonstances présentes m'ont toujours paru fort déplacées dans un ouvrage de science; elles rendent la vérité suspecte, parce qu'elles mettent en doute l'impartialité de l'écrivain. Je m'en suis donc entièrement abstenu; et cependant, en lisant quelques passages de ce traité, des personnes inattentives pourraient penser le contraire. Je dois donc m'expliquer ici clairement pour prévenir toute fausse application de mes pensées.
Dans le troisième chapitre de cet ouvrage, en exposant quelles sont les institutions qui caractérisent l'esclavage, et celles qui appartiennent à la liberté, je fais observer que partout les possesseurs d'esclaves empêchent, autant qu'ils le peuvent, qu'il ne se forme aucune sorte d'association entre les hommes asservis; qu'ils supposent, non sans raison, que si les hommes possédés pouvaient s'entendre entre eux, tous leurs efforts tendraient vers la destruction de l'esclavage; que des hommes libres, au contraire, s'associent toutes les fois que leur intérêt l'exige, sans en demander la permission à personne ; qu'ils délibèrent sur leurs intérêts communs aussi souvent qu'ils le jugent convenable, et que nul ne les trouble dans leurs réunions, [I-xv] tant qu'ils ne portent pas atteinte aux bonnes mœurs ou aux droits d'autrui [1].
En lisant ce passage, il est bien [I-xv] peu de personnes qui ne soient tentées de croire que l'auteur a voulu faire allusion à la loi contre les associations, qui vient d'être discutée dans le sein de la Chambre des députés. On se tromperait, cependant, si l'on avait une telle pensée; ces observations, sur le droit d'association, écrites depuis plusieurs années, étaient imprimées plusieurs mois avant la présentation du projet auquel elles semblent faire allusion. En les livrant à l'impression j'étais loin de prévoir que bientôt j'aurais à les expliquer, de peur d'en voir tirer de fausses conséquences. Aujourd'hui, comme au moment où elles furent écrites, j'ai la conviction que la faculté d'association est inhérente à notre nature, comme la faculté de manifester nos opinions, comme celle de nous livrer au travail; je crois qu'on ne saurait, sans oppression et sans injustice, en empêcher l'exercice, tant qu'il n'en résulte aucun dommage pour des particuliers ou pour le public.
Mais tout en reconnaissant le droit d'association [I-xvi] il me semble que ce droit peut être admis sans danger, que sous deux conditions : l'une que l'exercice en soit réglé par les lois, de telle manière que la sécurité de la société générale, c'est-à-dire de la nation, ne soit pas sans cesse troublée par des associations particulières; l'autre que les écarts auxquels des associations peuvent se livrer, soit contre le public, soit contre des particuliers, puissent être réprimés par le pouvoir chargé de la répression de tous les genres de désordres.
Si le projet présenté par le gouvernement m'a paru vicieux, et si, comme tel, j'en ai voté le rejet, c'est qu'à mes yeux il ne satisfait ni aux conditions de l'ordre, ni à celles de la liberté; il ne me semble propre qu'à donner au désordre plus d'intensité, et à fournir des armes à l'arbitraire.
Suivant ce projet, qui probablement sera bientôt une loi, toute association de plus de vingt personnes est, en effet, criminelle, si le gouvernement ne l'a pas autorisée, quel qu'en soit d'ailleurs l'objet ; elle ne peut exister qu'en se soumettant à toutes les conditions qu'il plaît à la police de lui imposer, et elle peut toujours être arbitrairement dissoute. Mais aussi toute association de moins de vingt-une personnes, quels que soient son [I-xvii] but et ses moyens, est de plein droit irréprochable, et n'est soumise à aucune règle.
Il suit de là qu'une association illégale de vingt-un individus, qui se proposerait de porter le trouble dans la société, deviendrait légitime, en expulsant de son sein celui de ses membres qui serait le plus raisonnable; et qu'une association de vingt personnes, innocente suivant la loi, quoique animée des plus mauvais desseins, deviendrait criminelle, si elle recevait parmi ses membres un homme doué d'assez de bon sens la faire renoncer à ses projets.
Ce qui constitue, en effet, l'innocence ou la culpabilité d'une association, ce ne sont ni les intentions, ni le but, ni les moyens, c'est le nombre, et rien que le nombre; pour discerner le crime de l'innocence en pareille matière, il suffira de savoir compter le nombre de ses doigts: jusqu'à vingt, tout est innocent; au-delà, tout est criminel.
Si les associations dont on semble avoir tant de peur, et auxquelles on attribue les plus sinistres desseins, se dissolvent quand la loi nouvelle sera promulguée, et si, de leurs débris, il se forme une multitude d'associations ayant le même [I-xviii] but, et agissant par les mêmes moyens, mais comptant chacune moins de vingt-un membres, on n'aura rien à leur dire, quelle que soit l'action qu'elles exercent sur la société, pourvu qu'il n'existe pas d'affiliation entre elles.
Il est vrai que les affiliations ne leur seront pas fort nécessaires, si les membres peuvent converser entre eux, et se raconter mutuellement ce qui se passe dans leurs réunions; pour que la loi ne reste pas inefficace, il faudra considérer comme affilié à une association, tout homme qui sera convaincu d'avoir fait la conversation avec un des membres dont elle se compose.
Ces dispositions, que des hommes qui ne sont pas dépourvus d'esprit, semblent avoir mis au rang des plus belles conceptions du génie législatif de notre âge, si l'on en juge du moins par la chaleur et par l'enthousiasme qu'ils ont mis à les défendre, me paraissent aussi peu favorables à la sécurité et à l'ordre public, qu'elles sont contraires à la liberté.
Je n'admets pas qu'il soit au pouvoir d'un ou de plusieurs hommes, même quand ils s'appellent des législateurs, de changer la nature des choses, de transformer en délit ce qui, de sa nature, est [I-xix] innocent, et de rendre innocent ce qui, de sa nature, est funeste à la société.
Une mesure qui déclare punissable l'exercice innocent ou honorable de quelqu'une de nos facultés, est un acte de tyrannie, quels qu'en soient les auteurs; une mesure qui assure l'impunité à des actes ou à des actions propres à porter atteinte à la sécurité publique ou à troubler la société, est un acte non moins condamnable: sous l'un et l'autre de ces deux rapports, le projet de loi contre les associations méritait d'être repoussé.
Il n'est pas possible d'admettre que toute association composée de moins de vingt-une personnes, soit nécessairement innocente; qu'elle doive être affranchie de toute règle, et placée hors de la surveillance des magistrats et de l'atteinte des lois; une multitude d'associations, dont aucune n'aurait pas plus de vingt membres, pourraient certainement porter atteinte à la sécurité publique et causer de graves désordres, si elles avaient de mauvais desseins et des moyens suffisans pour les exécuter.
Tout ce qui peut être conçu et mis à exécution par une association de vingt-cinq personnes, peut être conçu, accompli, par une association de [I-xx] dix-huit ou de vingt, si elle a des moyens suffisans; il y a même plus de concert et d'activité dans une société peu nombreuse qui dispose de grands moyens, que dans celle qui compte un grand nombre de membres, mais qui ne dispose de rien.
Il est également impossible d'admettre, d'un autre côté, que toute association devienne criminelle du moment qu'elle compte plus de vingt membres, et qu'il soit impossible de garantir la sécurité publique, sans livrer à l'arbitraire de la police toute association qui excède ce nombre; il serait impossible de soutenir un tel système, sans reproduire tous les sophismes qu'on a faits, sous la restauration, pour prouver que la censure préalable et arbitraire était le seul moyen d'empêcher les abus de la presse.
Suivant la loi présentée par le ministère, les associations sont divisées en deux classes, et soumises à deux régimes opposés. Celles de plus de vingt personnes n'ont pas d'autres règles que les volontés de la police; elles sont livrées à l'arbitraire du gouvernement, qui peut les dissoudre, sans rendre compte de ses motifs. Celles qui se composent de moins de vingt-un membres, sont affranchies de toute règle et de toute surveillance; [I-xxi] nul magistrat ne peut leur demander compte, ni du but qu'elles se proposent, ni des moyens qu'elles emploient pour y arriver. Ainsi, au-dessus de vingt, licence sans frein du pouvoir arbitraire contre les associations les plus inoffensives, les plus utiles, les plus honorables; au-dessous de vingt, licence entière des associations même les plus malfaisantes, contre l'ordre public ou contre les citoyens.
Cette absence, pour les unes comme pour les autres, de toute règle, de toute loi ; cet assemblage de despotisme ministériel et de dispositions anarchiques; ce double désordre, en un mot, s'appelle, dans le langage des hommes qui nous gouvernent, régime légal, ordre public! A la bonne heure! ne disputons pas sur les mots, puisque nous ne saurions nous entendre sur les choses; mais on doit convenir au moins que les hommes qui ne veulent d'aucun genre de désordre, de quelque côté qu'il se présente; qui demandent que tout ce qu'il y a de bon et d'honorable soit placé sous la protection des lois, et que toute espèce de licence soit réprimée, ont d'assez bonnes raisons de ne pas être satisfaits d'un pareil régime.
La loi contre les associations est moins funeste [I-xxii] aux progrès de la civilisation, par les atteintes directes qu'elle porte à la liberté, que par les excitations qu'elle donne à l'esprit de désordre et d'anarchie, par les habitudes de fraude, de dissimulation, de conspiration, qu'elle tend à faire contracter. Les coups portés à la liberté, dans la vue d'atteindre la licence, sont de mauvais moyens de faire respecter l'ordre public; l'article du Code pénal, qu'on a prétendu renforcer, et qui a mis obstacle à la formation de tant d'associations utiles, n'a jamais atteint d'autres associations ennemies du gouvernement, que celles qui sont venues se dénoncer elles-mêmes à la justice.
Qu'on me pardonne cette longue digression; elle est fort étrangère, je le sais, au fond de cet ouvrage; mais j'avais besoin d'expliquer une pensée qu'on aurait pu mal interpréter dans les circonstances présentes. Ayant admis le droit de former des associations comme une des conditions essentielles de la liberté, je n'aurais pas voulu qu'on pût croire que, dans ma pensée, l'exercice de ce droit ne devait être soumis à aucune règle, et que, dans aucun cas, il n'était permis d'en réprimer les abus. Je suis, au contraire, convaincu que la sécurité publique ne pourra régner qu'autant [I-xxiii] que toutes les associations, quel que soit le nombre de membres dont elles se composent, seront soumises à certaines règles, et que l'autorité publique aura le moyen de réprimer leurs écarts, non par l'arbitraire de la police, mais par l'application régulière des lois.
Dans les pays soumis au despotisme, on supplée par l'arbitraire, à l'imprévoyance ou à l'insuffisance des lois; mais on ne peut recourir à un tel moyen chez un peuple libre, sans s'exposer aux plus graves dangers. Il suit de là que plus il y a de liberté chez une nation, plus il importe que l'exercice de tous les droits soit bien réglé, et que l'autorité publique possède tous les moyens nécessaires pour réprimer régulièrement les délits qui peuvent être commis. Il ne faut pas que le gouvernement puisse jamais être placé dans l'alternative, ou de tolérer un désordre, ou de le réprimer par la violence et l'arbitraire. C'est cependant la position dans laquelle il se trouvera, tant que le droit d'association n'aura pas été régularisé, et qu'il n'y aura pas de moyen légal d'en réprimer les abus.
En terminant cette préface, déjà beaucoup trop longue, je dois ajouter une réflexion. Je m'étais [I-xxiv] proposé, non-seulement de faire connaître la nature des divers genres de propriétés, mais encore d'en expliquer la formation. Or, il n'était pas possible d'en donner l'explication, sans rappeler un grand nombre de vérités qui appartiennent à la science de l'économie politique. Les hommes qui s'occupent de cette science, trouveront donc, dans ce traité, beaucoup d'observations que je n'ai pas la prétention de donner comme des découvertes. Je ne les ai rappelées, que parce que j'en avais besoin pour expliquer des phénomènes dont on ne trouve pas l'explication dans les ouvrages de jurisprudence. Ces faits, qui sont, pour ainsi dire, des vérités triviales pour tous les hommes qui se livrent à l'étude de l'économie politique, sont d'ailleurs rarement observés, du moins en France, par les hommes qui se destinent à la pratique du droit. Tels sont les motifs qui m'ont déterminé à présenter des considérations dont j'aurais pu me dispenser, si, dans nos écoles, l'étude du droit était un peu plus philosophique.
Paris, le 30 mars 1834.
[I-1]
LORSQUE les ténèbres du moyen-âge ont commencé à se dissiper, les hommes studieux n'ont pas eu la pensée hardie d'acquérir des lumières, en observant les phénomènes qui s'offraient à leurs regards; ils ont étudié les ouvrages dans lesquels les écrivains grecs ou romains avaient déposé leurs systèmes et les résultats de leurs observations; ils ont cherché, non à se faire des idées exactes de la nature des choses, mais à se pénétrer des pensées des hommes qui les avaient précédés.
Cette manière de s'instruire a été abandonnée par les hommes qui s'occupent de sciences physiques : c'est par l'observation des faits, et non par [I-2] l'étude des livres, qu'ils acquièrent des connaissances. Les ouvrages des savans ne sont plus considérés par les personnes qui possèdent une véritable instruction, que comme des guides, dont la mission est de diriger ceux qui veulent se livrer à l'étude des choses. Ils font, dans les mains des gens qui aspirent à s'instruire, l'office que font, entre les mains d'un voyageur, des itinéraires ou des cartes de géographie. L'homme qui prétendrait combattre le résultat d'une observation scientifique par l'autorité d'Aristote ou de Pline, se rendrait ridicule aux yeux des gens les moins éclairés.
A la renaissance des sciences morales, on a procédé, pour acquérir de l'instruction, comme on procédait pour les sciences physiques : ce n'est point par l'étude des phénomènes de la nature qu'on s'est instruit, c'est par la lecture des livres des premiers moralistes et des premiers métaphysiciens, ou par l'étude des lois des premiers peuples dont on a possédé l'histoire; les institutions des peuples grecs et romains, et celles des peuples du moyen-âge ont été, pour ainsi dire, les patrons sur lesquels les savans ont tenté de former les idées et les mœurs des nations.
Mais la révolution qui s'est opérée dans l'étude des sciences physiques ne s'est pas encore étendue à l'étude de toutes les branches des sciences morales: le professeur qui, de nos jours, enseignerait [I-5] comme des vérités les doctrines des premiers physiciens, se rendrait ridicule; il n'en serait pas de même de celui qui enseignerait les systèmes philosophiques des écrivains grecs. On craindrait de s'égarer si l'on suivait aveuglément les doctrines d'Aristote on n'éprouve pas cette crainte en étudiant les opinions de Papinien. Dans les sciences physiques, celui qui s'aviserait de substituer l'autorité des livres à l'autorité des faits, serait considéré comme un esprit étroit et faux; mais dans la science du droit ou de la morale, celui qui s'aviserait de substituer l'autorité des faits à l'autorité des livres, ne serait peut-être pas compris par beaucoup de gens qui se prétendent instruits.
Les idées que nous avons sur les lois et sur la morale n'étant pas, en général, des résultats de nos propres observations sur la nature des choses, il nous importe de remarquer au moins quelles sont les sources auxquelles nous allons les puiser. Nous les puisons généralement dans les institutions des premiers peuples de la Grèce et de l'Italie, dans les décisions des jurisconsultes romains, ou dans les rescrits des empereurs, et dans les lois ou les institutions du moyen-âge. Nous formerons ainsi notre entendement sur celui des peuples qui sortaient à peine de la barbarie, et qui avaient tous les préjugés et toutes les passions qu'enfantent la servitude et l'état sauvage. Il est bien clair qu'il [I-4] n'est ici question que de ceux d'entre nous qui étudient la morale et les lois comme sciences: ceux qui n'ont pas la prétention d'être ou de devenir des savans, ont toujours un certain nombre d'idées qu'ils ne doivent qu'à leurs propres observations et à leur bon sens naturel.
Il n'existe cependant presque aucune analogie entre l'état social au milieu duquel nous vivons, et l'état social des peuples dont nous empruntons les idées pour former nos sciences. Notre tendance naturelle nous porte à agir immédiatement sur les choses pour les approprier à nos besoins, et à nous soustraire à l'action violente que nos semblables voudraient exercer sur nous, pour nous contraindre à devenir les instrumens de leurs plaisirs ou de leurs caprices. Les hommes dont nous empruntons les idées n'agissaient sur les choses, au contraire, que par l'intermédiaire d'autres hommes qu'ils s'étaient appropriés, et dont ils faisaient les instrumens de leurs travaux. Chez les peuples civilisés de notre âge, l'homme lutte sans cesse avec la nature physique, pour en diriger les forces dans le sens de ses intérêts. Cette lutte existait aussi dans les temps anciens; mais il y avait de plus une lutte continuelle d'homme à homme.
Les législateurs ou les philosophes, dont les opinions ou les principes servent à former les nôtres, étaient tous, en effet, des possesseurs d'esclaves. [I-5] Aristote, Platon, Cicéron, Papinien, Paul, Ulpien, possédaient, à titre de propriétaires, un nombre plus ou moins considérable d'hommes, d'enfans et de femmes. Ils ne doutaient pas que cette espèce de propriété ne fût très-légitime, et ils auraient regardé comme un mauvais citoyen celui qui aurait attaqué les institutions propres à garantir la durée de l'esclavage. Les empereurs romains et ceux de Constantinople, dont les décrets sont descendus jusqu'à nous, ne possédaient pas seulement quelques hommes, ils possédaient des nations entières, et croyaient en avoir la propriété. Enfin, sous le régime féodal, l'esclavage existait comme chez les Romains: le cultivateur était considéré comme faisant partie du champ auquel il était attaché. Plus tard, les nations ont été considérées comme des propriétés de famille, dont on a disposé par des traités ou par testament, comme nous disposons de nos troupeaux [2].
Ainsi, tandis que nous sommes portés, par la nature de notre état social, à faire disparaître les derniers vestiges de la servitude, nous nous pénétrons des doctrines de l'esclavage domestique, de la servitude féodale, du despotisme militaire, et [I-6] de l'état sauvage. La domination qu'exerçaient les patriciens romains sur leurs esclaves, a cessé d'exis ter depuis des siècles; les diverses races de barbares qui avaient attaché les cultivateurs à la glèbe, se sont éteintes ou ont perdu une grande partie de leur puissance: mais les doctrines des uns et des autres sont encore pleines de vie; nous en formons une partie essentielle de l'enseignement des lois et de la morale; nous les apprenons dès notre enfance dans nos écoles; nous les invoquons dans nos cours de justice.
Cependant toutes leurs lois n'étaient pas vicieu ses, toutes leurs doctrines n'étaient pas des erreurs; on trouve, au contraire, dans leurs codes des décisions pleines de justesse, et dans leurs livres des maximes pleines de vérité. Mais l'ordre de choses au milieu duquel ils étaient placés, ne leur permettait pas de remonter aux véritables principes des lois et de la morale, et d'en suivre les conséquences. Ils n'auraient pu fonder les droits et les devoirs de chaque individu sur la nature même de l'homme, sans mettre leurs doctrines en opposition avec leurs pratiques, et sans proclamer l'illegitimité de l'esclavage. Ils étaient ainsi dans la nécessité d'admettre certains principes dont ils faisaient le fondement de leurs droits, et dont ils n'auraient pu démontrer la vérité.
Comment, par exemple, des hommes qui [I-7] considéraient la partie la plus considérable de leurs semblables comme des choses dont ils pouvaient user et abuser sans violer aucun droit, auraient-ils pu, dans la pratique, admettre qu'il existait des droits et des devoirs inhérens à la nature humaine? Comment auraient – ils admettre pu que les devoirs d'une femme envers son mari, ou d'un mari envers sa femme, résultaient de leur propre nature, quand ils proclamaient que des hommes ou des femmes que la force avait asservis, n'avaient ni devoirs à remplir, ni droits à exercer? Comment auraient-ils pu, sans se mettre en contradiction avec eux-mêmes, reconnaître les devoirs d'une mère envers ses enfans, ceux des enfans envers leur mère, quand ils proclamaient qu'il n'existait aucun devoir de famille pour les êtres humains nés ou tombés dans la servitude?
Aux yeux de tous les hommes qui ont attentivement observé comment les peuples se développent, il est évident, ainsi qu'on le verra plus loin, que la propriété naît du travail. Si l'on n'admet pas qu'un homme ne peut légitimement avoir d'autre maître que lui-même, et que chacun est le propriétaire du fruit de ses travaux, tant qu'il ne l'a pas volontairement aliéné, il est impossible de trouver un fondement solide à la propriété. Il faut la faire reposer exclusivement sur les actes des gouvernemens, auxquels on donne le nom de lois; mais [I-8] sur quelle base fera-t-on reposer ces actes, et à quel signe en reconnaîtra - top la justice? Il est bien évident cependant que les peuples dont les lois et les maximes sont parvenues jusqu'à nous, n'admettaient pas, et ne pouvaient même pas admettre que, suivant les lois de notre nature, chacun est maître du produit de ses travaux. Ils n'existaient, au contraire, qu'au moyen des travaux des hommes qu'ils avaient faits esclaves; et cette manière de vivre n'avait rien d'illégitime à leurs yeux.
Pour découvrir les lois suivant lesquelles les nations prospèrent ou dépérissent, et les droits et les devoirs qui sont inhérens à notre nature, il était donc nécessaire d'observer les divers états par lesquels les nations ont passé, avant que d'arriver au point où nous les voyons, et de substituer ainsi l'observation des faits à l'étude des doctrines, ou des systèmes imaginés pour les justifier. En suivant cette méthode, j'ai fait voir qu'il n'y a ni progrès ni prospérité possibles, soit dans l'état que quelques écrivains ont appelé de nature, soit dans l'état d'esclavage domestique ou politique; j'ai démontré de plus qu'un état dans lequel les hommes tenteraient de mettre en commun les biens qui résultent de leurs travaux, ne différerait que de peu de l'esclavage proprement dit. Il me reste maintenant à observer ce qui arrive quand chacun n'a d'autre maître que soi-même, et que nul ne peut [I-9] s'approprier impunément les fruits du travail d'autrui. Comme il est impossible de découvrir les lois auxquelles la nature humaine est assujétie, autrement que par une exacte observation des faits, et comme la liberté est une condition essentielle de l'exercice de nos droits et de l'accomplissement de nos devoirs, il importe de bien nous convaincre qu'il n'y a rien de plus contraire à notre nature que la servitude, et de nous faire des idées bien exactes de ce qui constitue la liberté. Qu'il me soit donc permis de rappeler, dans le chapitre suivant, les effets qui sont la suite inévitable des divers genres d'esclavage auquel les hommes peuvent être assujétis. Si ces effets étaient contestés, il n'y aurait pas moyen d'avancer dans la recherche des lois auxquelles nous sommes soumis par notre nature; il n'y aurait pas moyen surtout de trouver les véritables fondemens de la propriété.
[I-10]
EN observant les effets que produisent, sur les diverses classes de la population, l'esclavage politique et l'esclavage domestique, j'ai constaté plusieurs vérités importantes que je dois rappeler ici, parce qu'elles me serviront de point de départ pour me livrer à des observations nouvelles.
Sous l'un et l'autre de ces deux régimes, les facultés physiques des esclaves se dégradent ou ne se développent que d'une manière imparfaite; les facultés physiques des maîtres ne s'exercent généralement que pour assurer la durée de la servitude, ou pour faire de nouveaux esclaves.
Chez les maîtres, les passions violentes et cruelles se développent en même temps que l'amour des plaisirs sensuels; chez les esclaves, ce sont les passions viles; chez les uns et chez les autres, les affections bienveillantes restent engourdies, ou ne s'étendent que sur un petit nombre de personnes.
Les hommes asservis exercent leurs facultés intellectuelles dans l'art de tromper leurs maîtres [I-11] et de se soustraire à leur violence; ceux-ci exercent surtout les leurs dans l'art d'affermir leur domination, ou de l'étendre sur un plus grand nombre de personnes.
Les premiers, chargés de l'exécution de tous les travaux nécessaires à l'existence de l'homme, vivent dans une profonde misère, et n'ont aucun moyen d'en sortir; les seconds vivent dans l'oisiveté, consomment ou dissipent presque tout ce que les premiers ont produit.
L'industrie ne pouvant se développer, ni les richesses s'accroître, le nombre de la population reste stationnaire; souvent elle décroît dans la même proportion que les moyens d'existence.
Les esclaves n'ayant pas de plus cruels ennemis que leurs maîtres, sont les alliés naturels de tous ceux qui leur font espérer leur affranchissement ou le relâchement des liens de la servitude: ils sont donc toujours disposés à devenir les instrumens des ambitieux de l'intérieur ou des ennemis étrangers.
Enfin, le voisinage d'un peuple qui se divise en maîtres et en esclaves suffit pour corrompre les peuples chez lesquels tous les hommes sont libres, et pour compromettre leur indépendance et leur liberté.
De ces faits et de la tendance du genre humain vers son développement et son bien-être, j'ai tiré la conséquence que la servitude est un état contre [I-12] nature; qu'elle est en opposition directe avec les lois qui portent les nations vers leur développement et leur prospérité, et qu'un homme, et à plus forte raison un peuple, ne peuvent jamais être placés légitimement au rang des propriétés.
Si l'infraction de ces lois est toujours suivie de peines graves pour ceux qui s'en rendent coupables, et pour ceux qui la souffrent, et si c'est un devoir pour les hommes de se conformer aux lois de leur nature, il s'ensuit que chacun est tenu de respecter et de faire respecter la liberté de tous, et que tous sont tenus de faire respecter la liberté de chacun.
L'existence d'un devoir suppose un droit correspondant: si les lois auxquelles les hommes sont soumis par leur nature me font un devoir de respecter la liberté de mes semblables, chacun a le droit de me contraindre à respecter la sienne, et le droit qui appartient à chacun appartient à tous.
Un homme ne peut pas, disons-nous, en traiter un autre comme sa propriété, sans violer les lois de sa propre nature; mais il ne peut pas non plus, sans violer les mêmes lois, et sans se rendre complice des vices et des crimes qu'enfante la servitude, permettre qu'on le fasse esclave, c'est-à-dire qu'on le mette au rang des choses.
Se reconnaître esclave, ce n'est pas seulement abdiquer ses droits, c'est renoncer de plus à [I-13] l'accomplissement de ses devoirs; c'est reconnaître qu'on n'est tenu à rien, ni envers soi-même, ni envers les autres; c'est proclamer une contradiction: car si, par sa nature, l'homme n'est tenu à rien, ni envers lui-même, ni envers autrui, comment pourrait-il être tenu à quelque chose envers un maître?
On ne serait pas plus avancé si, refusant de reconnaître les devoirs auxquels l'homme est soumis par sa nature, on prétendait que l'esclave est lié envers son maître par une convention expresse ou tacite ; car, en supposant l'existence d'un tel engagement, sur quoi fonderait-on le devoir général de l'exécuter, s'il n'existait aucun devoir supérieur à toute sorte de conventions?
Repousser la servitude, soit qu'elle pèse sur soi-même, soit qu'elle pèse sur autrui, ce n'est donc pas seulement exercer un droit, c'est remplir le premier et le plus sacré des devoirs. L'abdication de la liberté, fût-elle un acte entièrement volontaire, ne saurait être obligatoire pour personne; il y aurait contradiction à s'imposer le devoir de ne reconnaître aucun devoir. Les lois auxquelles l'homme est soumis par sa nature ne sauraient rendre obligatoire l'engagement d'enfreindre ces mêmes lois.
Nous ne pouvons donc pas admettre que, suivant les lois de sa nature, un homme a des devoirs [I-14] à remplir envers lui-même, envers ses parens, envers sa femme, envers ses enfans, enfin envers l'humanité, sans admettre en même temps que les mêmes lois l'appellent à être libre; que, dans aucun cas, il ne peut légitimement être réduit en esclavage, c'est-à-dire être traité comme une propriété, et que sa liberté ne peut être restreinte qu'autant que cela est indispensable pour assurer la liberté d'autrui.
L'idée de devoir est, en effet, inséparable de l'idée de liberté, puisqu'il est impossible de concevoir, / d'une part, l'existence d'un devoir à remplir, et, d'un autre côté, le droit d'en empêcher l'accomplissement ou d'en commander la violation Or, si l'on n'admet pas ce droit dans l'individu qu'on appelle un maître, il n'y a plus d'obligation envers lui dans celui qu'on nomme un esclave; c'est-à-dire que l'esclavage se réduit à rien.
Si l'on prétendait que, par leur nature, les hommes ne sont soumis à aucune loi, et que, par conséquent, il n'existe entre eux aucun devoir réciproque, il serait encore impossible d'admettre qu'un homme puisse être la propriété d'un autre homme. On ne saurait nier l'existence de tous les devoirs, sans nier par cela même l'existence de tous les droits, car les premiers supposent nécessairement les seconds: or, quand on nie les droits, il n'y a plus moyen de soutenir l'existence de la [I-15] propriété, ni par conséquent la légitime possession d'un homme par un autre.
Les devoirs et les droits d'une personne, soit envers elle-même, soit envers les autres, sont inhérens à sa nature, et ne résultent pas de conces sions faites par quelqu'un de ses semblables. Si un père a des devoirs à remplir envers son fils, un fils envers son père, un mari envers sa femme, ou une femme envers son mari, ces devoirs dérivent de certaines relations ou d'un certain ordre de faits; ils ne sont pas, comme on l'a déjà vu, et comme on le verra mieux encore par la suite, les produits de la puissance d'un gouvernement; les lois qui les engendrent ont une existence aussi indépendante des volontés de l'autorité publique, que les lois du monde physique.
Les mêmes lois qui s'opposent à ce qu'un être humain soit mis au rang des choses et traité comme une propriété, s'opposent, à plus forte raison, à ce qu'un peuple soit considéré comme la propriété d'un individu, d'une famille ou d'une caste. L'observation des effets de l'esclavage politique nous a convaincus, en effet, que, suivant les lois de sa nature, une nation a des devoirs à remplir envers elle-même, envers les divers membres dont elle se compose, et envers les autres nations, et qu'elle a par conséquent des droits à exercer. Ces droits et ces devoirs réciproques d'une nation envers chacun [I-16] de ses membres ou envers d'autres peuples, ne sont pas moins indépendans des volontés humaines, que ceux qui existent entre les membres d'une famille. Ils ne peuvent pas plus être détruits par la force ou par une abdication volontaire que ceux d'une seule personne; on peut dire pour une nation ce que nous avons dit pour un individu, que l'engagement de ne pas remplir ses devoirs ne saurait engendrer aucun devoir. Tout obstacle mis à la liberté d'une nation est donc illégitime; c'est un devoir pour chacun de contribuer à le faire disparaître.
J'ai fait observer ailleurs que, quelle que soit la marche qu'on se propose de suivre dans l'abolition de l'esclavage domestique, il est un principe qu'il faut d'abord admettre sans restriction, parce qu'entre l'erreur et la vérité il n'y a pas d'intermédiaire.
« Il ne faut point, ai-je dit, partir du fait mensonger qu'un être humain est une chose, ou un quart de chose, ou un huitième de chose; il faut reconnaître franchement ce qui est, c'est-àdire qu'il est une personne ayant, suivant les lois de sa nature, des devoirs à remplir envers lui-même, envers son père, sa mère, sa femme, ses enfans et l'humanité tout entière. »
Or, ce que j'ai dit ailleurs de la personne qu'on appelle un esclave, en le comparant à une autre personne qu'on appelle un maître, je dois le dire de ces collections de [I-17] auxquelles on donne le nom de peuples ou de nations, en les comparant aux individus ou aux familles qui prétendent les posséder comme on possède des terres ou des troupeaux. Quelle que soit la marche qu'on se propose de suivre pour tirer un peuple d'un état dans lequel il est considéré comme une propriété, il est une vérité qu'il faut d'abord reconnaître : c'est qu'une nation, comme un individu, est soumise à des lois qu'elle ne peut pas impunément laisser enfreindre, et qu'elle a par conséquent des devoirs à remplir et des droits à exercer. Cette vérité reconnue, il ne s'agit plus que de découvrir quels sont ces droits et ces devoirs; et s'ils sont une fois établis et respectés, l'esclavage politique est aboli.
La liberté civile et la liberté politique sont donc des conditions essentielles de l'exercice de tous les devoirs, et par conséquent de tous les droits; la servitude domestique et la servitude politique en sont, au contraire, la négation et la ruine. On a vu la démonstration indirecte de ces deux vérités dans l'exposition que j'ai faite des effets des divers genres d'esclavage; on en verra la démonstration directe, en observant les rapports naturels qui existent, soit entre les personnes et les choses, soit entre les divers individus dont le genre humain se compose. Si nous observons exactement en quoi consistent les droits et les devoirs de toute personne et de [I-18] toute agrégation de personnes, nous saurons ce qui constitue la liberté civile et politique; en observant les divers élémens qui constituent la liberté, nous arriverons également à la découverte des devoirs et des droits qui sont inhérens à notre nature.
L'observation des divers effets de l'esclavage politique et de l'esclavage civil nous a fait voir comment les peuples restent stationnaires ou se dégradent; en observant les élémens divers qui constituent la liberté, et les conséquences qu'elle produit, nous verrons, au contraire, comment les nations se développent et prospèrent. Il faudra cependant ne jamais perdre de vue que les hommes ne sont pas soumis à la seule influence de l'esclavage où de la liberté : j'ai fait voir ailleurs qu'ils sont placés sous l'influence d'une multitude de causes. Il est des positions et des circonstances où une nation ne saurait prospérer même quand elle jouirait de toute la liberté imaginable; il en est d'autres où un peuple jouit d'une certaine prospérité, quoiqu'il ne soit pas libre. Dans ce dernier cas, ce n'est pas à cause de la servitude à laquelle il est soumis, qu'il jouit de quelque bien-être, c'est malgré elle; dans le premier, c'est malgré la liberté, et non à cause d'elle, qu'il est misérable [3].
[I-19]
A MOINS de nous mettre en contradiction avec nous-mêmes, nous ne pouvons pas admettre qu'il existe des droits et des devoirs inhérens à notre nature, sans considérer en même temps comme illégitimes tous les élémens qui constituent l'esclavage civil et politique. Nous devons donc, avant d'aller plus loin, nous faire des idées bien nettes de l'état auquel nous donnons le nom de liberté; car, pour nous, la liberté est la condition essentielle de l'exercice de tout droit, et de l'accomplissement de tout devoir.
Les philosophes et les jurisconsultes ont défini la liberté de diverses manières : dans cet ouvrage, ce mot désigne simplement l'état d'une personne qui ne rencontre, dans ses semblables, aucun obstacle, soit au développement régulier de son être, soit à l'exercice innocent de ses facultés. Si cette définition présentait quelque obscurité, il suffirait, pour la faire disparaître, de se rappeler ce que j'ai dit ailleurs sur le perfectionnement des diverses facultés de l'homme.
[I-20]
La liberté ne peut donc se définir d'une manière exacte et complète que par des négations: pour dire clairement ce qu'elle est, il faut savoir quels sont les élémens dont la présence suffit pour rendre une personne ou une nation esclave, et supposer ensuite que ces élémens ont successivement disparu. Cette manière de la définir peut ne paraître d'abord qu'une vérité triviale; cependant, si la définition était complète, il pourrait se trouver, parmi ceux qui l'auraient condamnée comme une vérité trop vulgaire, des gens qui ne l'admettraient pas sans restriction. On voudrait bien ne pas mettre des êtres humains au rang des propriétés, parce qu'on ne peut pas considérer la nature et les effets de l'esclavage, sans être convaincu qu'il fait descendre l'homme au-dessous de la brute; mais on voudrait bien aussi ne pas en proscrire tous les élémens, parce qu'on a peur de la liberté, et qu'on est encore dominé par les idées et les habitudes de la servitude [4].
Il y a deux choses à considérer dans l'esclavage: la fin et les moyens. La fin est de donner à un homme qu'on appelle un maître, la faculté de [I-21] vivre gratuitement sur les produits des travaux d'un ou de plusieurs autres qu'on nomme des esclaves, et de faire servir leurs personnes à la satisfaction de ses plaisirs. Les moyens, qui sont nombreux et variés, consistent à agir sur les hommes asservis, de manière qu'ils soient obligés de produire ce que leurs possesseurs désirent, et qu'ils ne puissent ni se défendre, ni se sauver par la fuite.
L'abolition de l'esclavage exige donc deux choses: la première, qu'il soit reconnu, en principe, qu'un être humain n'est jamais la propriété d'un autre, et que chacun est le maître des produits de son travail; la seconde, que les moyens à l'aide desquels un ou plusieurs hommes peuvent s'emparer, dans leur intérêt, des produits des travaux d'un ou de plusieurs autres, ou de leurs personnes, soient complétement abolis.
Le principe de l'esclavage, disons-nous, est qu'un homme peut en posséder légitimement un autre, s'emparer du produit de ses travaux, et faire servir sa personne à ses plaisirs ou à ses caprices : le principe de la liberté est, au contraire, qu'un homme ne peut jamais être légitimement possédé [I-22] par un autre, et que les produits de ses travaux n'appartiennent qu'à lui, tant qu'il ne les a pas librement aliénés.
Dans l'état d'esclavage, l'homme qui s'appelle un maître, et qui n'a pas assez de force pour dépouiller ceux qu'il nomme ses esclaves, ou pour disposer d'eux selon ses plaisirs, trouve un appui chez les personnes investies de l'autorité publique: dans l'état de liberté, l'homme qui n'a point par lui-même assez de puissance pour se mettre à l'abri des violences ou des extorsions, est protégé par les forces réunies de la société.
Sous le régime de la servitude, les hommes qui se disent des maîtres, se constituent les directeurs des travaux de ceux qui sont appelés des esclaves : sous le régime de la liberté, chacun choisit les occupations qui lui conviennent; chacun travaille ou se repose sans consulter d'autres règles que ses besoins et ses intérêts.
Sous le régime de la servitude, les rapports entre les membres d'une famille, entre la femme et le mari, les parens et les enfans, sont réglés, pour les esclaves, par les volontés ou les caprices des maîtres : sous le régime de la liberté, les mêmes rapports sont réglés, pour toutes les classes de la population, par les lois inhérentes à la nature de l'homme, par ce qui convient à la prospérité et au bonheur de tous.
[I-23]
Dans l'état de servitude, les maîtres façonnent à leur gré l'intelligence et les mœurs des esclaves; ils leur donnent, dès l'enfance, les idées et les habitudes les plus propres à perpétuer l'esclavage: dans l'état de liberté, chacun développe son intelligence et celle de ses enfans comme il convient à leur bienêtre commun; chacun enseigne cu apprend ce que son intérêt et celui de ses semblables lui commandent d'apprendre ou d'enseigner.
Partout où l'esclavage existe, les maîtres, pour garantir leur sûreté et la durée de leur domination, interdisent aux hommes asservis tout exercice propre à développer leur adresse et leurs forces physiques; ils interdisent au plus grand nombre l'usage et la possession des armes, ne les permettant qu'à ceux dont le dévouement leur est assuré, et qu'ils emploient à contenir les autres : sous le régime de la liberté, tout homme exerce et développe ses forces selon que son intérêt et celui de ses concitoyens l'exigent; chacun possède les armes qu'il croit nécessaires à sa sûreté ou à son amusement, s'il est assez riche pour se se les procurer.
Dans les pays où l'esclavage existe, les maîtres assignent à chaque esclave un espace d'où.il lui est interdit de sortir, à moins d'une permission spéciale qui indique le lieu où il doit se rendre; l'esclave qui sort de l'espace dans lequel il est circonscrit, ou qui s'écarte de la route qui lui est tracée, est [I-24] ramené à son maître par la force publique : partout où la liberté existe, chacun se transporte dans les lieux où ses intérêts l'appellent, sans avoir besoin d'en demander la permission; nul n'est arrêté, si ce n'est sur l'accusation d'un crime, ou pour l'acquittement d'une obligation légalement contractée [5].
Les possesseurs d'esclaves empêchent, autant qu'ils le peuvent, qu'il ne se forme aucune sorte d'association entre les hommes asservis ; ils supposent, non sans raison, que s'ils pouvaient s'entendre entre eux, tous leurs efforts tendraient vers la destruction de l'esclavage: des hommes libres s'associent toutes les fois que leur intérêt l'exige, sans en demander la permission à personne : ils délibèrent sur leurs intérêts communs aussi souvent qu'ils le jugent convenable, et tant qu'ils ne portent pas atteinte aux bonnes mœurs ou aux droits d'autrui, nul ne les trouble dans leurs réunions.
Des maîtres ne permettent pas à leurs esclaves de développer à leur gré l'intelligence de leurs [I-25] enfans, ou de former leurs mœurs; ce sont eux-mêmes, au contraire, qui déterminent cé que doivent savoir ou ignorer, aimer ou haïr les enfans des hommes possédés : des hommes libres considèrent comme un de leurs droits les plus précieux, comme un des devoirs les plus sacrés, celui de former les mœurs et de diriger l'éducation de leurs enfans.
Les maîtres ne laissent à leurs esclaves aucune influence sur le choix des agens à l'autorité desquels ils les soumettent; l'exploitation étant toute dans leur intérêt, ils ne la confient qu'à des gens bien déterminés à faire de cet intérêt la règle de leur conduite : des hommes libres ne s'en remettent jamais qu'à eux-mêmes du choix des agens auxquels ils confient une partie de leurs intérêts; s'ils ne les nomment pas directement, ils en donnent du moins le choix à des hommes qu'ils ont investis de leur confiance.
Dans le système de l'esclavage, un maître ne rend aux hommes qu'il possède aucun compte de la manière dont il exerce ou fait exercer son pouvoir sur eux; ses agens sont responsables envers lui de la manière dont ils remplissent leur mandat; mais ils ne sont soumis à aucune responsabilité relativement à la population asservie: sous le régime de la liberté, tout homme qui exerce un pouvoir quelconque sur ses semblables, est responsable envers [I-26] eux de l'usage qu'il en fait; il ne peut porter aucune atteinte à leurs intérêts ou à leurs droits, sans être tenu de réparer le dommage qu'il leur a causé.
Dans le système de l'esclavage, le pouvoir ou l'autorité que le maître exerce sur ses esclaves est une propriété qui se transmet de père en fils comme un meuble ou une terre sous le régime de la liberté, l'autorité qu'un homme exerce sur ses semblables ne peut être ni vendue, ni léguée, ni transmise, comme propriété, à titre de succession: elle n'est dans ses mains qu'à titre de dépôt.
Sous le régime de l'esclavage, le mérite et le démérite des actions des hommes asservis, se mesurent, ou par les avantages que le maître et les membres de sa famille retirent de ces actions, ou par le préjudice qu'elles leur causent: sous le régime de la liberté, les actions des hommes sont jugées suivant leur nature; elles sont approuvées ou condamnées selon le principe qui les produit, et les conséquences bonnes ou mauvaises qui en résultent pour l'humanité.
On pourrait pousser plus loin ce parallèle; mais on trouverait toujours que la liberté consiste dans la destruction des principes et des moyens qui constituent la servitude: on verrait qu'elle s'établit et se conserve par des moyens directement [I-27] opposés à ceux qui constituent et conservent l'esclavage.
Il ne faut pas, au reste, pour juger du degré d'esclavage ou de liberté qui existe dans un pays, s'arrêter aux dénominations données aux hommes ou aux institutions. Il n'est pas nécessaire qu'un individu s'appelle un maître, un planteur ou un sultan, pour être un possesseur d'hommes, et pour en avoir les mœurs ou les idées. Il n'est pas nécessaire non plus qu'un homme s'appelle un serf, un esclave ou un fellah, pour être possédé, et pour éprouver tous les effets de l'esclavage. Il suffit, pour que la servitude existe dans un pays, qu'il y ait des hommes qui exercent sur leurs semblables les pouvoirs qu'un propriétaire exerce sur sa propriété.
La servitude peut être plus ou moins étendue : quand un des élémens dont elle se forme vient à disparaître, la faculté dont l'homme possédé recouvre l'exercice, se nomme une liberté; on dit qu'il possède des libertés, quand l'exercice innocent de plusieurs de ses facultés lui a été rendu; on dit qu'il est libre ou qu'il possède sa liberté, quand tous les élémens dont l'ensemble constitue la servitude, ont complétement disparu : il est aisé de comprendre maintenant comment la plupart des peuples ont des libertés, et comment il en est si peu qui jouissent de la liberté.
[I-28]
Ayant exposé la nature et les effets de l'esclavage; ayant démontré qu'un tel état est la négation de toute espèce de droits et de devoirs ; ayant ensuite fait voir que l'état auquel nous donnons le nom de liberté, est celui dans lequel les hommes sont dégagés de tous les liens de la servitude, il me reste à rechercher quels sont les développemens que prennent les nations quand elles sont libres.
C'est en observant les phénomènes qui constituent la liberté, et ceux qui sont les conséquences naturelles d'un tel état, que nous apprendrons comment les nations prospèrent, et que nous parviendrons à connaître quels sont les droits et les devoirs de chaque personne, et des diverses agrégations de personnes, dont l'ensemble compose le genre humain.
Dans ces recherches, nous aurons à observer alternativement les rapports qui existent entre les hommes, et les choses au milieu desquelles ils sont placés, et entre les hommes et leurs semblables.
[I-29]
Le fait de s'emparer d'une chose qui n'a point de maîtres, avec l'intention de se l'approprier, a été considéré de tout temps par les jurisconsultes, comme un des principaux moyens d'acquérir la propriété [6]. Cependant, lorsqu'on observe comment se forme le patrimoine de chaque famille, on est rarement frappé des acquisitions qui se font par le simple fait de l'occupation. Chez une nation qui prospère, beaucoup de personnes acquièrent des propriétés par le travail et l'économie; mais [I-30] on n'en voit aucune qui s'enrichisse en s'emparant de biens qui sont toujours restés sans maîtres. Si l'occupation seule n'enrichit personne, cela ne tient pas à ce que depuis long-temps toutes les terres sont appropriées; car il existe encore des contrées immenses qui sont incultes, où les terres sont presque sans valeur, et où cependant peu de gens sont tentés d'aller chercher fortune. Les hommes qui se sont laissé séduire par l'espérance de s'enrichir ou seulement d'acquérir quelque aisance, en s'appropriant des terres qu'on leur donnait pour rien dans des pays inhabités, ont presque toujours expié par d'amers repentirs leur aveugle confiance.
Si l'on ne remarque jamais que le seul fait de s'emparer d'une chose qui n'a point de maîtres, avec l'intention de se la rendre propre, exerce sur les fortunes privées une influence considérable, on a quelque peine à comprendre, d'un autre côté, pourquoi, même aux yeux des peuples les moins éclairés, un tel acte suffit pour attribuer à une personne la disposition absolue de certaines choses, d'un espace de terre, par exemple. Comment tous les hommes peuvent-ils se croire à jamais privés de la faculté de jouir et de disposer d'un terrain par le seul fait qu'un homme ou une famille en ont déjà pris possession? N'aurait - il pas été plus raisonnable d'admettre avec Rousseau, que les fruits de la [I-31] terre appartiennent à tous; mais que le sol n'appartient à personne?
On conçoit qu'une nation admette en principe que le premier homme qui s'empare, sur le territoire national, d'une chose qui n'a point de maîtres, acquière par cela même le droit d'en jouir et d'en disposer, à l'exception de tous les autres hommes dont elle se compose. Une nation, quand elle a proclamé, les principes qu'elle juge utiles à ses intérêts, peut contraindre à les observer ceux de ses membres qui s'en écartent. La partie la moins éclairée ou la moins morale de la population peut être dirigée par la partie la plus morale et la plus instruite.
Mais les décrets d'un peuple ne sont obligatoires que pour ses membres, et pour les personnes qui se soumettent à ses lois, en s'établissant sur son territoire. Il n'existe au-dessus des nations aucun gouvernement commun pour proclamer les régles de la justice, et leur en commander l'observation, Toutes cependant admettent, non-seulement dans leur régime intérieur, mais dans leurs rapports mutuels, que le fait de l'occupation d'une chose qui n'appartient à personne, suffit pour rendre cette chose propre à celui qui s'en empare. Les conséquences qui dérivent de ce fait viennent donc de la nature des choses, des sentimens et des besoins généraux des hommes, et non [I-32] des déclarations ou de la volonté de tel ou tel gouvernement. On peut d'autant moins les attribuer aux déclarations d'un gouvernement ou d'un peuple quelconque, qu'elles sont certainement antérieures à la formation de tout gouvernement régulier.
Les choses qui assurent aux hommes des moyens d'existence, et que nous désignons sous le nom de propriétés, tirent de l'industrie humaine, secondée par les forces de la nature, presque toutes les qualités qui les rendent précieuses à nos yeux. On trouvera la démonstration de ce fait dans les chapitres suivans; elle est d'ailleurs peu nécessaire pour les hommes qui ont observé comment se forment les richesses. Mais, si l'industrie humaine donne aux choses dont nous avons besoin, et que nous mettons au rang des propriétés, les qualités qui les rendent précieuses à nos yeux, elle ne crée pas les élémens divers dont elles sont composées. Or, comment les nations ou les particuliers acquièrent-ils ces élémens, dont leurs propriétés sont formées? En s'en emparant les premiers, et avec l'intention de se les approprier, c'est-à-dire, par l'occupation.
L'importance d'une propriété ne s'évalue, ni par l'étendue, ni par le poids, ni par le volume; elle s'estime par les avantages qu'elle procure, par les services qu'on en attend. Les terres qui forment [I-33] aujourd'hui le territoire des Etats-Unis, n'étaient, il y a deux siècles et demi, qu'une vaste forêt parcourue par quelques tribus sauvages. L'industrie qui a transformé des choses sans valeur, et qui n'auraient pu servir à rien si elles étaient restées dans leur état primitif, en une multitude de propriétés précieuses, telles que des maisons, des manufactures, des fermes, des troupeaux et une infinité d'objets mobiliers, n'a pas créé un seul atome de matière. Elle s'est emparée des élémens divers que la nature lui offrait; elle les a combinés ou modifiés de diverses manières, et c'est de ces combinaisons ou de ces modifications, secondées par les forces de la nature, que sont nées toutes les propriétés sur lesquelles repose aujourd'hui l'existence de cette nation. Or, il est évident que, si l'occupation de ces divers élémens n'en avait pas assuré la jouissance et la disposition exclusives aux premiers occupans, il n'y aurait pas eu de progrès possible. Les propriétés qui existent n'auraient pas été formées, ni par conséquent le peuple qui vit au moyen de ces propriétés. On peut, au reste, faire sur tous les peuples la même observation que je viens de faire sur les Anglo-Américains; entre les uns et les autres, il n'y a de différence que le plus ou moins de rapidité dans le développement.
L'occupation d'une chose qui n'a point de maîtres [I-34] peut être considérée dans les rapports de nation à nation; dans les rapports d'un particulier avec la nation dont il fait partie, et dans les rapports d'une personne avec une autre.
Une nation ne saurait avoir de meilleurs titres à la place qu'elle occupe sur la surface du globe, que de s'en être emparée la première, de l'avoir mise en culture, d'avoir créé les richesses qui y sont répandues, et de s'y être développée. Il serait difficile de trouver des titres plus anciens, plus respectables et plus universellement respectés; le peuple qui les contesterait, ne saurait en trouver d'autres que la force. Aussi, n'arrive-t-il jamais qu'une nation conteste à une autre la propriété du territoire qu'elle a toujours possédé, qu'elle a mis en état de culture, et sur lequel elle s'est développée.
On a vu, sans doute, des peuples plus ou moins barbares en dépouiller d'autres d'une partie de leur territoire; mais jamais ces spoliations n'ont eu lieu, parce que le principe de l'occupation n'était pas reconnu elles ont été exécutées, tantôt comme une réparation des dommages causés par la guerre, tantôt pour mettre en culture des terres dont les possesseurs ne savaient pas tirer parti, tantôt pour se procurer des moyens d'existence et échapper ainsi à la destruction.
Les événemens de ce genre sont devenus d'ailleurs [I-35] de plus en plus rares, à mesure que la terre a été mieux cultivée, et que les peuples se sont civilisés : il est douteux qu'ils se renouvellent à l'avenir. Des peuples peuvent encore être asservis par les armées d'un gouvernement étranger; mais on ne verra plus des populations expulsées de leur territoire, et condamnées à périr ou à chercher au loin des terres pour s'établir. İl ne faut pas oublier d'ailleurs que la violation d'une loi de notre nature, ne prouve rien contre l'existence de cette même loi.
Les jurisconsultes qui ont voulu expliquer comment le simple fait de s'emparer le premier d'une chose qui n'a point de maître, suffit pour en attribuer à celui qui s'en saisit, la jouissance et la disposition exclusives, au préjudice de tous les autres hommes, ont été fort embarrassés. Ils ont prétendu qu'avant la division de la terre en propriétés nationales ou privées, chacun avait à tout un droit égal à celui des autres hommes. Ils ont ensuite supposé une convention entre tous les peuples et tous les individus dont le genre humain se compose, par laquelle chacun avait renoncé à son droit universel surtout, pour 'acquérir un droit exclusif sur certaines choses. Dans ce système, chaque nation et chaque personne aurait dit à toutes les autres : je renonce aux droits que j'ai sur la terre entière, à condition que chacun de vous [I-36] renonce, de son côté, aux choses dont je me serai emparée la première [7].
Cette supposition d'un droit universel de chaque peuple et de chaque personne, sur toutes choses, est une véritable chimère ; les hommes qui l'auraient adoptée, et qui auraient voulu la respecter, se seraient condamnés à périr. Ils se seraient mis, en effet, dans la nécessité de réunir le genre humain en congrès, pour obtenir de lui l'autorisation de s'emparer du fruit ou de l'animal nécesşaire à leur subsistance. Par quel raisonnement serait on parvenu à démontrer à un habitant, du Pérou qu'il ne pouvait cueillir le fruit qui croissait sous sa main, sans porter atteinte aux droits des habitans de la Sibérie? Comment aurait-on fait comprendre à un habitant du Kamtschatka qu'il ne pouvait se vêtir de la peau d'un animal, sans blesser les droits des Arabes? Comment s'y serait-on pris pour faire voir aux Gaulois qu'ils ne pouvaient, en conscience, mettre en culture les plaines de l'Auvergne, sans en avoir obtenu la permission des habitans du Thibet?
[I-37]
La convention par laquelle chaque peuple ou chaque personne aurait renoncé à son droit sur toutes choses, pour obtenir la jouissance et la disposition exclusives de certains objets particuliers, n'est pas moins chimérique que ce prétendu droit universel. Cette supposition mensongère, à l'aide de laquelle des juristes ont tenté d'expliquer un phénomène dont ils ne pouvaient rendre raison, est beaucoup plus inexplicable, plus dificile à concevoir que les faits même qu'il s'agissait de faire comprendre. Une convention entre tous les individus dont le genre humain se compose, est, en effet, une chose impossible, inintelligible. Après en avoir supposé l'existence, il faudrait, d'ailleurs, supposer qu'elle se renouvelle toutes les fois qu'une personnne vient au monde, ou arrive à l'àge de raison. Enfin, il serait absurde de croire que, si des nations sont placées sous les plus durs climats, et si des millions d'hommes naissent, vivent et meurent dans la misère, c'est par suite d'une convention qu'ils ont volontairement faite ou acceptée, et par laquelle ils ont renoncé, pour rien, au droit qu'ils avaient sur toutes choses.
On n'a supposé une convention entre tous les hommes pour déterminer les conséquences du fait de l'occupation, que parce qu'on a pensé qu'il existait des motifs puissans pour faire une telle convention, et pour faire respecter ces conséquences. [I-38] Or, si l'on avait cherché et découvert ces motifs, on n'aurait pas eu besoin de recourir à une fausse supposition. Il aurait suffi de les exposer, pour faire connaître les causes qui déterminent les hommes à considérer l'occupation comme un des premiers moyens d'acquérir la propriété. On aurait vu que ces motifs agissent avec plus ou moins de force sur tous les hommes qui possèdent ou qui ont l'espérance d'acquérir quelques propriétés, tandis qu'une supposition de convention n'agit sur personne. Chaque peuple comprend, sans effort, que son existence repose sur la conservation du territoire sur lequel il s'est développé; mais quels sont les hommes qui s'avisent de prendre au sérieux une prétendue convention par laquelle la terre aurait été divisée, non-seule ment entre les nations, mais encore entre les individus dont chacune d'elles se compose?
J'ai fait voir ailleurs qu'il n'y a point de progrès possible pour le genre humain, tant que la terre reste abandonnée à sa fertilité naturelle, et que les hommes n'ont pas d'autres moyens d'existence que les produits bruts de la nature. Dans une telle position, la population réduite à quelques faibles peuplades qui errent sur des territoires d'une vaste étendue, demeure stationnaire; elle vit dans un état toujours voisin de la famine, et a tous les vices qui sont la suite ordinaire d'une excessive misère et [I-39] d'une profonde ignorance [8]. J'ai démontré, d'un autre côté, qu'un peuple, même quand il est peu nombreux, qui admet en pratique la communauté des travaux et des biens, se condamne par cela même à la plupart des vices et des privations qui résultent de l'esclavage [9]. Cette communauté, si funeste aux populations peu nombreuses qui l'ont adoptée sans pouvoir la réaliser complétement, serait inexécutable pour une nation de grandeur moyenne, et l'imagination ne saurait la concevoir entre plusieurs nations.
Mais s'il est vrai, d'un côté, que les hommes ne peuvent, ni se multiplier, ni se perfectionner, tant qu'ils laissent la terre dans un état inculte et sauvage; s'il est démontré, d'un autre côté, qu'ils ne peuvent faire aucun progrès dans l'état de communauté de travaux et de biens, il s'ensuit que l'appropriation, par des nations, des familles et des individus, des choses diverses sur lesquelles peut s'exercer l'industrie humaine, est une nécessité de notre nature; il s'ensuit que l'occupation et les faits qui en dérivent, sont au nombre des lois auxquelles tous les hommes sont soumis.
Il ne faut, pour donner à chaque chose les qualités qui peuvent nous la rendre utile, que les efforts d'un [I-40] nombre d'hommes déterminé. Une nation ne saurait travailler tout entière à la culture d'un champ, ou se mettre à la poursuite d'une pièce de gibier. D'un autre côté, une chose qui a reçu de l'industrie humaine les qualités que nous désirons y trouver, ne peut satisfaire qu'un nombre donné de besoins; on pourrait en diviser la valeur en fractions tellement petites, qu'elle ne serait réellement profitable à personne. Il est une multitude d'objets qui n'ont une véritable valeur qu'autant qu'ils peuvent être appliqués à satisfaire les besoins d'une personne ou d'une famille: les diviser, ce serait les déprécier ou les détruire. Il faut donc que chacun de ces objets reste la propriété exclusive d'une personne.
Mais quand une chose n'a jamais eu de maître, et qu'elle peut cependant satisfaire les besoins d'une personne, à qui doit-on en garantir la jouissance et la disposition exclusive? Au premier qui s'en empare, avec intention de se l'approprier; car il est probable qu'elle lui convient mieux qu'à toute autre personne, puisqu'avant tout autre, il s'en est emparé. Le fait de l'occupation exige toujours qu'on se livre à certains travaux, et ces travaux, quelque légers qu'ils soient, n'auraient pas lieu, s'ils devaient être improfitables. Celui qui prend possession d'une chose qui n'a point de maîtres, ne dépouille aucun homme de ses moyens d'existence, [I-41] ne porte atteinte aux espérances de personne. Si l'on privait un homme de la chose dont il s'est emparé, dans l'intention de se l'approprier, on tromperait son attente, en même temps qu'on diminuerait ses moyens d'exister. En considérant l'occupation des choses non encore appropriées, comme un des premiers moyens d'acquérir la propriété, les nations ont donc obéi à une loi de leur nature. Elles ont pris le seul parti qui pouvait don ner à chaque chose la plus grande utilité qu'elle pouvait avoir, en faisant le moins de mal possible.
Toute chose qui peut satisfaire un besoin, ou procurer une jouissance, et qui peut être exclusivement possédée, est susceptible d'être acquise par occupation; peu importe qu'elle soit animée ou inanimée, qu'elle soit mobilière ou immobilière.
On a, depuis long-temps, élevé la question de savoir si une nation qui découvre une mer, ne peut pas s'en emparer, et en acquérir la propriété, comme d'une île déserte, ou de toute autre terre non encore appropriée. Dans le seizième siècle, les Portugais, qui avaient fait la découverte d'un passage aux Indes par le cap de Bonne-Espérance, prétendaient avoir acquis la propriété de ce passage, et avoir, en conséquence, le privilége de commerce avec les Indiens par cette voie. Les [I-42] Hollandais refusèrent de reconnaître la légitimité de cette prétention, et réclamèrent la liberté des mers, sinon pour toutes les nations, au moins pour eux-mêmes. Grotius intervint dans cette querelle, et, dans un traité qu'il dédia à tous les princes et à tous les peuples libres de la terre chrétienne, il démontra que le principe de l'occupation n'était pas applicable aux mers [10].
Les mers, considérées sous le rapport de la navigation, ne sont qu'un moyen de communication entre divers points du globe, et ce moyen est le seul dont le commerce puisse faire usage. Un passage d'un point à un autre n'est, pour ainsi dire, qu'une vaste route qui n'exige aucune sorte d'entretien, et que toutes les nations peuvent parcourir en même temps, sans se gêner mutuellement. Comme il n'est au pouvoir de personne ni de la rendre meilleure, ni de la dégrader, une nation, quelque fréquent que soit l'usage qu'elle en fait, ne nuit en rien aux jouissances des autres. On ne rencontre donc ici aucune des circonstances qui font considérer l'occupation comme un moyen d'acquérir la propriété.
S'il s'était rencontré une terre qui, après avoir, sans culture, fourni des subsistances à une famille, [I-43] aurait fourni à l'infini et sans travail, à tous ceux qui auraient voulu en prendre, jamais les hommes n'auraient consenti à la soumettre au principe de l'occupation. Ce principe n'a pas eu d'autre objet, en effet, que de donner à toutes les choses auxquelles on l'applique, la plus grande utilité qu'elles peuvent avoir. En faire l'application aux mers qui servent aux nations de moyens de communication et de commerce, ce ne serait pas leur donner une utilité plus grande; ce serait, au contraire, en restreindre l'utilité dans un cercle infiniment petit. L'occupation, qui est un des élémens essentiels de toute propriété, et qui sert ainsi de base à l'existence de toutes les nations, aurait été funeste à l'espèce humaine, si elle avait été un obstacle aux communications des peuples entre eux.
Les mers, considérées comme moyens de transport, ne sont donc pas plus susceptibles d'être acquises par occupation, que les vents ou que la lumière du soleil; mais il ne faut pas conclure de là que les peuples ne peuvent s'en approprier aucune partie, pour pourvoir à leur sûreté ou à leur existence. On verra, au contraire, lorsque nous nous occuperons du territoire propre à chaque nation, que tous les peuples maritimes considèrent comme une propriété nationale une certaine étendue des mers qui les environnent; qu'ils s'en attribuent [I-44] exclusivement la pêche, et qu'ils déterminent les conditions sous lesquelles il est permis aux autres d'y naviguer.
Dans tous les pays, le principe de l'occupation a été admis en pratique long-temps avant que d'avoir été consacré par aucune disposition législative. La raison en est sensible : les peuples ne commencent à écrire leurs lois que lorsqu'ils ont fait quelques progrès dans la civilisation, et établi des gouvernemens plus ou moins réguliers. Avant que d'arriver là, il faut qu'ils aient des terres cultivées, des habitations, des vêtemens, en un mot, des propriétés au moyen desquelles ils puissent exister.
L'occupation la plus importante, celle qui a servi de base à la formation de toutes les propriétés privées, est celle du territoire sur lequel chaque nation s'est développée. Celle-là n'a jamais été ni pu être consacrée par des dispositions de lois écrites, puisqu'il n'existe pas de gouvernement qui serve de lien à tous les peuples, qui détermine leurs rapports 'mutuels, et s'interpose dans leurs querelles. Elle se règle donc, non par les déclarations spéciales de chaque peuple, mais par les principes qui fixent les rapports des nations les unes à l'égard des autres, et qu'on désigne sous le nom de droit international. Quant aux choses dont s'emparent des particuliers pour en faire des propriétés [I-45] privées, il faut distinguer celles qui ne se trouvent sur le territoire d'aucun peuple, de celles qui se trouvent sur le territoire qu'une nation s'est déjà approprié. L'occupation des premiers est réglée par les principes du droit international; l'occupation des secondes, par les lois particulières à chaque peuple.
Il ne paraît pas que les Romains aient cru nécessaire de consacrer le principe de l'occupation par des dispositions législatives, avant les compilations faites par quelques-uns de leurs empereurs. Les jurisconsultes avaient reconnu l'existence de ce principe, et en avaient fait l'application à quelques cas particuliers, et leurs décisions furent recueillies dans la compilation faite par les ordres de Justinien. Ces décisions sont, au reste, des applications si simples et si naturelles du principe, qu'elles n'en sont que la consécration. Les unes s'appliquent à la capture de certains animaux sauvages, les autres, à l'occupation de certains fonds de terre. Les jurisconsultes romains admettent que tout animal sauvage devient la propriété de celui qui s'en empare le premier, quel que soit d'ailleurs le fonds sur lequel il est pris. Ils admettent également que toute perle, toute pierre précieuse, ou tout autre objet, trouvé sur le rivage de la mer, est la propriété du premier occupant. Enfin, ils déclarent que toute île qui se forme au milieu de la mer [I-46] devient la propriété du premier qui s'en met en possession : nullius enim esse creditur [11].
Le Code civil, en déclarant que tous les biens vacans et sans maître, et ceux des personnes qui décèdent sans héritiers, ou dont les successions sont abandonnées, appartiennent au domaine public [12], semble avoir exclu la possibilité de toute occupation nouvelle par des particuliers, au moins sur le territoire national. Cependant on acquiert toujours par ce moyen les animaux sauvages qu'on prend à la chasse, et les poissons qu'on prend dans la mer ou dans les fleuves; nous suivons, à cet égard, les mêmes pratiques que les Romains. On peut même mettre raisonnablement en doute si un agent du domaine public serait admis à revendiquer, comme appartenant à l'État, une perle ou une pierre précieuse qu'un particulier aurait trouvée sur le rivage de la mer, et dont il se serait emparé. Si le principe de l'occupation n'était pas admis dans un pareil cas ou dans des cas analogues, il arriverait peut-être que quelques personnes seraient privées de quelques petits avantages; mais l'État n'en serait pas plus riche.
Les Anglais et les Anglo-Américains ont admis [I-47] le principe proclamé par les jurisconsultes romains, quoiqu'ils n'en aient pas fait l'application aux mêmes cas [13].
Il ne faut pas confondre, au reste, une chose dont le propriétaire n'est pas connu, avec une chose qui n'appartient à personne. Il n'est pas rare qu'un homme perde un objet mobilier d'une valeur plus ou moins considérable, ou qu'un animal domestique s'égare, de manière que le propriétaire ne sache plus où le trouver. L'occupation de tels objets ne confère pas à l'occupant le droit d'en jouir ou d'en disposer : elle lui impose l'obligation d'en chercher le propriétaire et de les lui rendre, ou de les déposer entre les mains de l'autorité publique.
Il faut se garder aussi de confondre l'occupation avec la possession. L'occupation dont il est question dans ce chapitre, n'a lieu que pour les choses qui n'appartiennent à personne : la possession peut avoir lieu, non-seulement pour les choses qui n'ont point de maîtres, mais aussi pour celles qui sont déjà appropriées. Par l'occupation, on n'acquiert que les choses qui ne sont la propriété de personne; mais aussi on l'acquiert par le seul [I-48] accomplissement du fait : par la possession, on peut acquérir même les choses qui sont la propriété d'autrui; mais aussi elle n'est efficace qu'autant qu'elle a une certaine durée de temps, et qu'elle est accompagnée de certaines circonstances. Ce sera lorsque je m'occuperai de la transmission des propriétés, que je pourrai traiter de la possession.
[I-49]
Il n'est point d'être organisé qui ait une existence indépendante de toutes choses, ou qui puisse vivre et se reproduire dans l'isolement. Une plante ne vit et ne se multiplie qu'au moyen de la terre sur laquelle elle végète, de l'eau qui la rafraîchit, de la lumière qui la colore, de l'air qui l'environne, de la chaleur qui la pénètre, et de la plante de même espèce qui la féconde. On ne saurait l'isoler complétement d'une de ces choses, sans la faire périr, ou du moins sans l'empêcher de se reproduire.
Tout animal dépend également, pour sa conservation, son accroissement et sa reproduction, des choses au milieu desquelles la nature l'a placé. De même que la plante, il a besoin de l'air dans lequel il est plongé, de l'eau qu'il boit, ou qui se mêle à ses alimens, de la lumière qui l'éclaire, de la chaleur qui lui donne la vie, et d'un animal de même espèce auquel il s'unit. Il ne tire pas immédiatement sa subsistance de la terre, comme [I-60] les végétaux; mais il l'en tire d'une manière médiate, en se nourrissant des objets qu'elle lui prépare: Sous quelques rapports, il paraît dans une plus grande dépendance des choses, puisqu'il ne peut, sans périr, en être séparé aussi long-temps; mais, d'un autre côté, il est doué de la faculté d'aller à la recherche de celles qui lui sont nécessaires.
Les hommes, considérés sous des rapports purement physiques, sont soumis aux mêmes lois; comme tous les autres animaux, ils ont besoin, pour se conserver et se reproduire, d'air, de lumière, de chaleur, d'alimens, et de l'union des sexes; ils ont besoin, de plus, de vêtemens et d'abri. Si les végétaux tirent immédiatement leur subsistance de la terre et si la plupart des animaux l'en tirent d'une manière médiate en se nourrissant de végétaux, l'homme tire la sienne de la même source, en se nourrissant des uns et des autres. Les animaux ayant besoin, pour se conserver, de substances plus élaborées et plus variées que celles que demandent les plantes, ont la faculté de se déplacer pour aller les chercher. De même les hommes, ayant des besoins plus nombreux et plus variés qu'aucun autre genre d'animaux, ont la faculté de diriger les productions. végétales et animales de manière qu'elles soient propres à les satisfaire.
[I-51]
L'action d'un être organisé qui unit à sa propre substance les choses au moyen desquelles il croît, se fortifie et se reproduit, est ce que nous nommons appropriation. Par cette action, en effet, il se les approprie, il les transforme en une partie de lui-même; de telle sorte qu'on ne pourrait les séparer de lui sans le détruire. Il serait également impossible de diminuer d'une manière considérable la quantité de choses qu'un homme consomme habituellement dans un temps donné, sans l'affaiblir ou le détruire, ou sans lui causer des souffrances plus ou moins vives. Arrêter ou suspendre la multiplication des choses au moyen desquelles les nations existent, c'est arrêter ou suspendre la multiplication même des hommes; de même, multiplier ces choses, c'est donner aux hommes les moyens de s'accroître dans les mêmes. proportions.
Un homme qui serait privé d'air atmosphérique pendant quelques minutes, cesserait d'exister, et une privation partielle lui causerait de vives souffrances; une privation partielle ou complète d'alimens produirait sur lui des effets analogues, quoique moins prompts; il en serait de même, du moins dans certains climats, de la privation de toute espèce de vêtemens ou d'abri; enfin, l'isolement dans lequel un individu serait placé relativement à des individus de son espèce, s'il ne [I-52] causait pas sa destruction', l'empêcherait du moins de se reproduire.
Pour se conserver et se reproduire, l'homme a donc besoin de s'approprier incessamment des choses de diverses espèces; mais ces choses n'existent pas dans les mêmes proportions: quelques-unes, telles que la lumière des astres, l'air atmosphérique, l'eau renfermée dans le bassin des mers, existent en si grande quantité, que les hommes ne peuvent leur faire éprouver aucune augmentation ou aucune diminution sensibles; chacun peut s'en approprier autant que ses besoins en demandent, sans nuire en rien aux jouissances des autres, sans leur causer le moindre préjudice. Les choses de cette classe sont, en quelque sorte, la propriété commune du genre humain; le seul devoir qui soit imposé à chacun à leur égard, est de ne troubler en rien la jouissance des autres.
Il est d'autres choses qui, sans exister en aussi grande quantité que celles que nous appelons communes, peuvent satisfaire quelques-uns des besoins d'une nombreuse agrégation d'hommes; de ce nombre sont les fleuves qui parcourent le territoire d'une nation, les grandes routes qui le coupent en divers sens, les ports de mer qui en font partie, et d'autres objets destinés à un usage commun. Ces choses étant propres à satisfaire les besoins généraux d'une nation, sont dites [I-53] propriétés nationales; considérées relativement aux membres de l'État, elles sont des propriétés communes.; elles sont particulières, quand on les considère dans les rapports qui existent de nation à nation.
Ces grandes agrégations auxquelles on donne le nom de nations ou de peuples, sont formées d'autres agrégations moins considérables qu'on désigne sous diverses dénominations. Celles-ci prennent les noms de provinces, d'états, de villes, de cantons, de communes, ou autres, selon les langues et les institutions de chaque pays. Ces agrégations inférieures ont aussi certaines choses particulièrement destinées à l'usage commun des membres dont elles se composent. On désigne ces choses sous le nom de propriétés communales, cantonales, départementales ou provinciales, parce que la fraction de population par laquelle elles sont possédées, s'en approprie en commun la jouissance.
Enfin, il est des choses qui ne sont destinées qu'à satisfaire les besoins de ces petites agrégations qu'on désigne sous le nom de familles, ou des besoins purement individuels: telles sont les choses qui nous servent d'alimens, de vêtemens, d'abri. Celles-ci sont dites propriétés privées ou particulières, , parce qu'elles sont partagées entre les particuliers qui ne se conservent qu'en les appliquant à la satisfaction de leurs besoins.
[I-54]
Les choses que les jurisconsultes désignent sous le nom de communes et qui forment pour ainsi dire la propriété du genre humain, existant en trop grande quantité pour que l'usage que les hommes en font, puisse en diminuer la masse d'une manière sensible, il est peu nécessaire de s'en occuper dans la législation. Comme il n'arrive guère qu'on s'en dispute la jouissance, il suffit d'un petit nombre de lois de police pour en assurer à chacun le libre usage. Les hommes n'ont rien à faire pour les produire, pour les conserver, ou pour en régler la transmission d'une génération à l'autre.
Les choses dont la quantité est bornée, et qui sont destinées à satisfaire des besoins individuels ou de famille, n'existent généralement que par le moyen d'un travail humain et par le concours des forces de la nature. Chacun ne peut en consommer qu'une certaine quantité, et il est impossible d'en détruire inutilement une partie sans causer quelque mal, ou sans faire disparaître la cause de quelques jouissances. L'augmentation ou la diminution des choses de cette nature est suivie d'une augmentation ou d'une diminution proportionnelle de population ou de bien-être.
Nous avons donné le nom d'appropriation à l'action par laquelle une personne unit à sa propre substance, ou emploie à la satisfaction de ses besoins, les choses qui-servent à sa conservation ou [I-55] à la multiplication de son espèce. Nous désignons par le même nom l'action par laquelle une personne s'empare, dans la vue d'en jouir et d'en disposer selon sa volonté, d'une chose susceptible de produire médiatement ou immédiatement certaines jouissances.
Nous désignons par le nom de propriétés, les choses qui sont destinées à satisfaire immédiatement nos besoins, lorsque nous les considérons comme devant être consommées dans l'ordre naturel de la production; nous dirons donc que le blé obtenu par un cultivateur d'une terre qu'il a mise en état de culture, et qu'il n'a ravie à personne, le fruit cueilli sur un arbre qu'il a planté et soigné, sont des propriétés ; nous dirons la même chose du drap qu'un homme aura fabriqué, du tableau qu'un peintre aura fait, enfin de tout ce que l'industrie humaine aura produit, sans rien enlever à personne.
Ce n'est pas seulement aux choses qui sont destinées à satisfaire immédiatement nos besoins dans l'ordre naturel de la production, qu'on donne le nom de propriétés, comme sont celles qui nous servent de vêtemens ou d'alimens; on le donne aussi aux choses qui servent à les produire. Ainsi, les outils d'un ouvrier, les machines et les ateliers d'un fabricant, sont des propriétés, parce qu'ils concourent à produire des choses propres à satisfaire [I-56] nos besoins, qu'ils sont eux-mêmes les produits d'un travail ancien, et qu'ils sont spécialement destinés à pourvoir à l'existence ou au bien-être de certaines personnes déterminées. Nous donnons le même nom à des terres ou à des maisons, parce qu'elles ont également pour objet d'assurer l'existence de ceux à qui elles appartiennent. Nous verrons plus loin comment on forme des propriétés de cette espèce, non-seulement sans rien ravir à autrui, mais en contribuant au bien-être de ses semblables.
Nous ne pouvons appliquer certaines choses à la satisfaction de nos, besoins sans les altérer ou les détruire. Non-seulement nous détruisons par l'usage les objets qui nous servent d'alimens ou de vêtemens, mais nous détruisons aussi les choses au moyen desquelles nous les produisons. Les outils d'un artisan, les machines d'un fabricant, les maisons que nous habitons, périssent avec le temps. Les terres elles-mêmes deviendraient improductives, du moins dans beaucoup de pays, si, à mesure qu'elles produisent des récoltes, on n'avait pas soin de leur rendre en engrais ce qu'elles donnent en subsistances. Le genre humain, en un mot, ne peut se conserver et se multiplier qu'au moyen d'une destruction continuelle de ces choses auxquelles nous donnons le nom de propriétés.
Nous disons cependant que la quantité de ces [I-57] choses est limitée; comment est-il donc possible d'en détruire sans cesse, sans les épuiser? Ce que nous détruisons dans les propriétés que nous employons à la satisfaction de nos besoins, ce n'est pas la matière, ce sont les qualités qui la rendent propre à nos usages. Il n'est au pouvoir de personne de réduire quelque chose à rien, ou de faire de rien quelque chose; notre jouissance sur la nature se borne à modifier de diverses manières les objets qu'elle nous présente, à combiner diversement les élémens qu'elle a mis à notre disposition, ou à détruire les combinaisons qu'elle a faites.
Chacune des petites parcelles dont un habit est formé existe lorsqu'il est complétement usé, comme au jour où on le met pour la première fois, mais elles ne se trouvent plus dans les mêmes rapports; chacun des élémens dont la réunion forme un fruit, existent après qu'on s'en est nourri, comme au moment où il a été recueilli, mais ils sont différemment combinés; les élémens dont l'ensemble compose une maison, existent le jour où elle tombe de vétusté, comme au jour où elle commença d'être habitée, mais ils ne sont plus disposés de la même manière.
La matière ne périt donc point par l'usage que nous faisons des choses auxquelles nous donnons le nom de propriétés : ce sont les qualités qui nous [I-58] les rendent propres. Or, ces qualités sont des produits de l'industrie humaine, secondée par les forces de la nature; nous les recomposons à mesure qu'elles se détruisent, et ce sont elles qui forment un des principaux élémens des choses auxquelles nous donnons le nom de propriétés. Nous ne donnerions pas ce nom à des choses qui ne pourraient satisfaire aucun besoin, procurer aucune jouissance: un objet complétement dépourvu d'utilité serait abandonné de tout le monde.
Nous devons remarquer ici que nous estimons les choses auxquelles nous donnons le nom de propriétés, en raison des services qu'elles peuvent nous rendre; et non en raison de la quantité de matière dont elles sont formées. La matière, considérée en elle-même, et abstraction faite de toute utilité, n'est pour nous d'aucune valeur : personne ne cherche à se l'approprier. Si nous augmentons l'utilité d'une chose, si nous lui donnons des qualités qui la rendent propre à satisfaire plus de besoins, la propriété deviendra plus considérable. Si nous en diminuons l'utilité, si nous lui faisons perdre quelques-unes des qualités qui la rendaient propre à procurer certaines jouissances, à satisfaire, certains besoins, la propriété décroît dans la même proportion. Enfin, la propriété s'évanouit, si l'utilité de la chose disparaît complétement: elle est abandonnée.
[I-59]
Ces observations, qui sont incontestables pour les choses mobilières, ne le sont pas moins pour les terres, les maisons, ou pour d'autres choses immobilières. Une terre qui produit dix mille fr. de revenu, est une propriété aussi considérable qu'une autre terre qui a le double d'étendue, et qui ne peut pas produire un revenu plus grand. Faire subir à un champ une modification qui augmente le revenu d'un dixième, ou y ajouter un dixième en étendue d'une égale fertilité, c'est accroître la propriété exactement dans la même proportion. De même, ôter un dixième de l'étendue au propriétaire, ou modifier la totalité, de manière qu'elle produise un dixième de moins, c'est diminuer la propriété de la même valeur.
Il suit de là qu'on pourrait priver complétement une personne d'une propriété considérable, sans lui ravir un atome de matière: il suffirait d'en détruire l'utilité ; c'est ce qui arriverait, si l'on mettait en pièces une statue, si l'on réduisait en cendres une bibliothèque. Il suit également de là qu'en donnant à une matière quelconque une utilité dont elle était privée; en la rendant propre à satisfaire un besoin, on crée une propriété, ou l'on accroît l'importance d'une propriété déjà formée. C'est là le résultat de l'industrie humaine : c'est de là que sont venues presque toutes les propriétés que les hommes possèdent.
[I-60]
Les qualités qui rendent les choses propres à satisfaire nos besoins, ou à nous procurer certaines jouissances, étant au nombre des élémens qui constituent une propriété, et ces qualités étant le résultat de l'industrie humaine, combinée avec les moyens que la nature fournit à tous les hommes, il s'ensuit que, pour trouver les véritables fondemens de la propriété, il faut admettre, premièrement, qu'un homme est un être libre par les lois de sa nature; que ses facultés n'appartiennent qu'à lui, et que les valeurs qu'il crée par elles, et sans rien ravir à personne, ne peuvent être qu'à lui; en second lieu, que l'importance d'une propriété se mesure, non par le plus ou moins de matière, mais par les qualités propres à satisfaire nos besoins, par l'utilité dont elle est pour les hommes; enfin, que les choses que les jurisconsultes désignent sous le nom de communes, appartiennent également à tout le monde, et que chacun peut s'en approprier autant que ses besoins en demandent.
Admettant que tout homme est maître de lui-même, qu'il ne peut se conserver et se reproduire qu'en consommant sans cesse l'utilité qui se trouve dans certaines choses, et que toute valeur à laquelle il donne l'existence est à lui, il s'ensuit que la propriété n'est qu'une conséquence de la nature de l'homme, et qu'on ne peut l'attaquer sans attaquer l'espèce humaine elle-même; il s'ensuit que [I-61] les moyens les plus légitimes d'obtenir une propriété, c'est de la produire, ou de la recevoir, par l'effet d'une libre transmission, des mains de ceux qui l'ont produite ou reçue des producteurs.
Le travail est donc le principe qui donne naissance aux propriétés; presque toutes viennent de cette source, ainsi qu'on le verra plus loin. Mais le travail est une peine, et les hommes ne s'imposent volontairement des peines qu'autant qu'ils espèrent d'en recueillir les fruits. Si donc les valeurs par eux produites leur étaient ravies, à mesure qu'ils leur donneraient l'existence, ils cesseraient de travailler. Ils cesseraient également de conserver les propriétés déjà existantes, s'ils n'avaient pas la certitude d'en jouir et d'en disposer à leur volonté. Il ne peut donc y avoir de prospérité pour une nation que là où la liberté de l'industrie est assurée, et où chacun est maître du produit de ses travaux.
Nous désignons ici, par le mot propriétés, certaines choses considérées dans les rapports qu'elles ont avec certaines personnes, et placées sous certaines circonstances. Les jurisconsultes et quelques philosophes ont pris ce mot dans un autre sens : ils s'en sont servis pour désigner certains droits, et non des choses. Lorsque nous aurons clairement déterminé les élémens divers qui constituent ce que nous désignons par le mot de propriétés, nous [I-62] examinerons ce qu'ils désignent par le même mot.
J'ai fait voir ailleurs que les sciences morales, comme les sciences physiques, ne peuvent se former que par l'observation exacte d'un certain ordre de faits ou de choses. Je dois, par conséquent, dans mes recherches sur la propriété, porter mes observations sur des choses ou sur des faits; je ne saurais procéder autrement, sans renoncer à la méthode que j'ai suivie jusqu'ici. Pour connaître les phénomènes de l'esclavage politique et de l'esclavage domestique, je n'ai pas commencé par examiner si l'état de servitude est ou n'est pas contraire au droit ; j'ai simplement observé quelles en sont la nature, les causes et les conséquences. La connaissance du droit est sortie de l'examen des faits, avec une évidence qu'on n'aurait pas obtenue d'un autre procédé. Je suivrai la même méthode pour la propriété : l'observation des phénomènes de la nature nous conduira à la connaissance du droit.
[I-63]
PARMI les choses nécessaires à notre conservation, il en est un certain nombre qui existent en si grande quantité qu'elles sont inépuisables, et que tout le monde peut en user sans leur faire éprouver aucune diminution sensible; il en est d'autres qui existent en quantité moins considérable, et qui ne peuvent satisfaire les besoins que d'un certain nombre de personnes : les unes sont dites communes, les autres particulières.
Les premières, au nombre desquelles il faut mettre l'air, la lumière des astres, les mers, l'eau qui coule dans les fleuves, sont communes à tous les hommes, parce que tous en ont également besoin, et que chacun peut en faire usage sans nuire à la jouissance des autres.
Le premier droit que chacun de nous tient de sa nature est, en effet, celui d'employer à sa conservation et à son bien-être les choses au milieu desquelles la nature l'a placé, et dont il peut jouir sans nuire en aucune manière à la conservation ou [I-64] au bien-être de ses semblables. Si ce droit, qui n'est qu'une conséquence des lois de notre nature et de l'égalité qui existe entre les hommes, n'était pas admis, il n'en est aucun dont il fût possible d'établir l'existence.
Les choses qui existent en si grande quantité, que chacun peut en faire usage sans nuire en rien aux jouissances d'autrui, ne devraient jamais, à ce qu'il semble, donner lieu à des contestations entre les hommes. Il y aurait, en effet, une sorte de folie à disputer à son voisin l'air dont il a besoin, non-seulement pour sa respiration, mais encore pour une multitude d'autres usages. Quel est celui qui se permettrait de contester sérieusement à un homme le droit, par exemple, d'employer l'air à entretenir une forge, à faire tourner un moulin, ou à pousser un navire sur les vagues de la mer? Quel est celui qui oserait réclamer à cet égard un droit que tous ne posséderaient pas ?
Cependant, quoique les hommes ne se disputent pas la possession exclusive du bien le plus indispensable à la vie, quoiqu'aucun d'eux ne réclame à cet égard aucun privilége sur ses semblables, il arrive souvent que les uns troublent les autres dans la jouissance de ce bien. Il est clair, par exemple, que celui qui infecte l'air qu'on respire dans son voisinage, au moyen de certaines matières animales, végétales ou minérales, en y laissant [I-65] assembler des eaux marécageuses, en s'y livrant à certaines fabrications, altère par cela même une chose qui appartient également à tous; il porte à ses voisins un dommage analogue à celui qu'il leur causerait, s'il mêlait à leurs alimens ou à l'eau nécessaire à leur breuvage, des matières insalubres ou empoisonnées.
Aussi, ce qui distingue un pays policé d'un pays qui ne l'est pas, c'est surtout le soin qu'on met à empêcher qu'une personne, en jouissant d'une chose commune, ne nuise à la jouissance des autres. Une nation qui souffre que chacun de ses membres altère ou dégrade les choses qui sont nécessaires à l'existence ou au bien-être de tous, n'est pas encore sortie complétement de la barbarie; elle ne sait pas garantir tous les genres de propriété. Il ne suffit pas à un peuple, pour assurer à chacun la libre jouissance des choses communes, de défendre de les altérer ou d'en abuser; il faut qu'il laisse de plus à toute personne lésée dans sa jouissance, la faculté de poursuivre la réparation des dommages qui lui sont causés. Les propriétés individuelles ne seraient pas garanties, ou le seraient mal, si les propriétaires n'avaient pas la faculté de traduire en justice les hommes qui y portent atteinte; comment serait-il donc possible de croire à la garantie des propriétés communes, là où les personnes lésées dans la jouissance de ces propriétés, n'auraient [I-66] aucune action contre les auteurs de la lésion qu'elles auraient éprouvée ?
Les mers tiennent, parmi les choses communes à tous les peuples, une place fort considérable; elles leur sont utiles comme moyens de transport, et comme renfermant des matières alimentaires. Considérées sous le premier point de vue, l'utilité dont elles sont pour les nations, n'est l'ouvrage d'aucune d'elles; et l'usage.que chacune en fait, quelque étendu qu'on le suppose, ne peut diminuer en rien la jouissance des autres. Ce sont des routes naturelles assez larges pour ne pas être sujettes à encombrement, et assez bien construites pour n'avoir jamais besoin de réparations. Comme il n'est au pouvoir de personne, ni de les dégrader, ni de les rendre meilleures, et qu'elles ne doivent rien à l'industrie humaine, nul ne peut prétendre à un droit qui n'appartiendrait pas à tous.
Si l'on considère les mers comme de vastes magasins de subsistances, elles sont assez spacieuses pour que chacun puisse s'y livrer à la pêche sans gêner personne. Les poissons qu'elles renferment ne sont pas le produit d'un travail humain; personne ne peut donc les réclamer comme étant des résultats de son industrie. Il n'y a pas d'autres moyens de se les approprier que de les prendre, et celui qui s'en empare le premier, a un titre auquel aucun autre ne peut être opposé.
[I-67]
Il est cependant des peuples qui ont eu la prétention d'être propriétaires de certaines mers: les Portugais, par exemple, se disaient jadis propriétaires des mers de Guinée et des Indes-Orientales; mais ces prétentions, combattues par Grotius, n'ont jamais été admises par les autres nations.
On conçoit, au reste, que l'usage des mers doit être réglé par les traités de nation à nation, et par les principes du droit international; mais qu'il ne pourrait l'être par les lois d'aucun peuple en particulier, à moins que ce peuple ne fût le souverain de tous les autres; je n'ai donc pas à m'en occuper ici d'une manière spéciale.
On verra cependant plus loin que tous les peuples maritimes modernes considèrent comme une partie de leur domaine national les eaux de la mer qui baignent leur territoire. En parlant de ce genre de propriété, j'indiquerai quelle est l'étendue que l'usage lui a donnée.
[I-68]
LORSQUE nous parlons des divers objets sur lesquels nous pouvons étendre nos observations ou exercer notre puissance, par opposition à des êtres de notre espèce, nous les désignons sous le nom général de choses; et quand nous parlons des hommes par opposition aux divers objets au milieu desquels la nature les a placés, nous les désignons par le nom de personnes.
Si, au lieu de considérer les objets qui nous environnent, par opposition aux individus qui appartiennent au genre humain, nous les considérons dans les rapports qu'ils ont avec les hommes, ou les agrégations d'hommes dont ils doivent particulièrement satisfaire les besoins, nous les désignons sous le nom de propriétés; nous désignons les hommes par le nom de propriétaires, quand nous les considérons relativement aux choses dont ils peuvent exclusivement et légitimement disposer pour satisfaire leurs besoins [14].
[I-69]
Le mot choses a un sens beaucoup plus étendu. que le mot propriétés, car il embrasse une multitude d'objets qui n'ont jamais été appropriés, ou qui ne peuvent satisfaire aucun besoin. Toute chose n'est donc pas une propriété; mais toute propriété est généralement une chose. Nous n'avons à nous occuper des choses qu'autant qu'elles sont ou qu'elles deviennent des propriétés.
On peut classer les propriétés de deux manières, selon qu'on les considère dans leur nature, et abstraction faite des hommes dont elles doivent satisfaire les besoins, ou selon qu'on les considère dans les rapports qu'elles ont avec les hommes auxquels elles appartiennent, et abstraction faite de leur nature. Quand on les considère dans leur nature, on en trouve une multitude d'espèces différentes; mais on n'a besoin de les classer en genres ou en espèces, qu'autant que les différences qui les distinguent doivent influer sur l'ensemble de la législation. Lorsqu'on les considère relativement aux hommes dont elles doivent satisfaire les besoins et assurer l'existence, la division la plus naturelle est celle [I-70] qui correspond aux diverses fractions entre lesquelles le genre humain se partage naturellement.
Après les choses auxquelles les jurisconsultes ont donné le nom de communes, et qui sont en quelque sorte le patrimoine du genre humain, la propriété la plus élevée par son étendue et son importance, est le territoire qui appartient à chaque nation. C'est dans cette propriété que se trouvent enclavées les propriétés des provinces, des communes, des villes, des familles, des individus. Si la première n'était pas admise, il serait fort difficile de reconnaître l'existence des autres, et celles-ci seraient fort mal défendues, si celle-là n'était pas efficacement protégée. On conçoit bien que les propriétés individuelles, communales ou provinciales, ne soient pas toujours respectées, même quand le territoire national est à l'abri des agressions extérieures; on ne concevrait pas également qu'elles ne fussent pas violées, si le territoire national n'était pas à l'abri des invasions. Nous devons donc commencer par déterminer ce qui constitue le territoire et les propriétés d'une nation : nous verrons ensuite comment les autres se forment.
La violence a de tout temps exercé sur la destinée des nations une influence si étendue, que, si l'on reconnaissait comme légitime l'ordre de choses établi par elle, il faudrait renoncer à tout principe de justice, et substituer à l'étude des lois de notre [I-71] nature, l'étude de la ruse et de la force. Les traités qui consacrent les résultats que la violence a produits, n'en changent pas la nature, et ne les rendent pas moralement obligatoires. La prudence peut conseiller de s'y soumettre, tant que le danger de les violer est plus grand que les maux qui résultent de la soumission; mais on peut légitimement s'y soustraire, le jour où l'on peut les briser avec impunité. Les traités diplomatiques, comme toutes les conventions, ne sont réellement obligatoires qu'autant qu'ils sont sanctionnés par les lois auxquelles les peuples comme les individus sont soumis par leur nature. Si, au lieu d'être l'expression de ce qui est juste en soi, ils ne sont qu'une violation de la justice, nul n'est tenu de s'y conformer s'il a la force de s'y soustraire. Sous ce rapport, une nation est dans la même position qu'une famille esclave: elle a des devoirs à remplir envers elle-même, envers chacun des membres dont elle se compose, avant d'en avoir à remplir envers ceux qui l'ont subjuguée.
Il est bon sans doute d'étudier l'état des nations auxquelles la violence a fait éprouver des divisions ou des unions contre nature, comme il est bon d'observer les causes et les effets de l'esclavage. Les connaissances qu'on acquiert par une telle étude, peuvent nous donner les moyens de tracer d'une manière plus précise les limites que la nature elle-même [I-72] assigne à chaque nation. Mais il ne faut jamais perdre de vue que les traités qui déterminent le territoire de chaque peuple, et qui divisent le genre humain en grandes fractions, n'ont de valeur qu'autant qu'ils sont conformes à la nature des choses, et que tous les droits sont également respectés. Il en est des conventions diplomatiques, il ne faut jamais l'oublier, comme de toutes les conventions humaines : elles ne sont respectables que lorsqu'elles sont l'expression de la justice et de la vérité [15].
Il n'est pas impossible qu'une union ou une séparation de peuples, qui n'a été d'abord opérée que par la violence, finisse par le par se maintenir consentement libre de toutes les parties. Une longue soumission au même pouvoir, le mélange des familles et des intérêts, une communauté de senti- . mens, d'idées, de langage, de lois, et l'habitude de commercer ensemble, peuvent confondre, en quelque sorte, en une seule nation des populations qui jadis formaient autant de peuples séparés. C'est ainsi que cette multitude de peuplades indépendantes [I-73] qui, du temps de César, couvraient les Gaules, et qui furent successivement subjuguées par les Romains et par les Francs, ont fini par former une grande nation qu'on appelle France. Mais, quoique soumises aux mêmes lois et au même gouvernement, quoique désignées par une seule dénomination, et unies par certains intérêts généraux, plusieurs ont conservé des intérêts particuliers, un idiome distinct. Les différences que la nature des choses avaient produites, ont résisté jusqu'à ce jour aux causes nombreuses et puissantes qui tendaient à les faire disparaître.
Sans nous arrêter aux divisions ou aux réunions artificielles produites par l'ambition ou les calculs des gouvernemens, nous devons observer comment le genre humain se divise naturellement en plusieurs fractions; comment chacune de ces fractions, quel que soit le nom sous lequel on la désigne, a un territoire qui lui est propre, et quelles sont les limites naturelles de ce territoire. Nous verrons ensuite comment ces diverses fractions s'unis sent ou se confédèrent entre elles, soit pour leur défense commune, soit pour la gestion de leurs intérêts généraux. Nous observer ons enfin les effets qui résultent des réunions ou des séparations contre nature, opérées par la violence.
On verra plus loin que rien n'est plus facile que d'observer comment se forment la plupart des [I-74] propriétés privées; mais il n'est pas également aisé d'observer comment les nations ont acquis le territoire propre à chacune d'elles : les faits à cet égard ont précédé les monumens historiques. L'histoire nous a bien conservé le souvenir de plusieurs usurpations mémorables; elle nous montre souvent des armées conquérantes dépouillant des peuples vaincus d'une partie de leurs possessions; mais jamais elle ne nous fait voir des peuples inoffensifs s'emparant d'un territoire inoccupé. Quoique le genre humain ne soit pas, dit-on, fort ancien, on a toujours vu des hommes partout où des hommes ont pu vivre; et partout où l'on a trouvé des hommes, on a pu voir qu'ils considéraient comme leur propriété la terre qui leur fournissait des moyens d'existence.
Nous ne connaissons aucune partie de l'Europe qui ait été complétement inoccupée à une époque quelconque. Lorsque les Romains s'y répandirent de tous côtés, ils eurent sans cesse des combats à livrer: nulle part ils ne trouvèrent un coin de terre qui n'eût un propriétaire. Ils ne purent former des établissemens hors de leur pays, sans dépouiller quelque peuple d'une partie du territoire dont nul autre que lui ne croyait avoir la propriété. Leurs historiens n'en citent du moins aucun exemple.
En Asie, on trouve des hommes dans tous les lieux où il est possible de prendre du poisson ou [I-75] du gibier, de faire paître des troupeaux ou de cultiver la terre. Depuis le Kamtschatka jusqu'aux îles de la Sonde, et depuis les rives de la Léna jusqu'aux mers de la Chine, on ne connaît aucune terre qui, dans une saison ou dans l'autre, ne soit parcourue par des hommes qui y cherchent des moyens d'existence. Chaque nation ou chaque peuplade a son territoire particulier, qu'elle ne peut dépasser sans s'exposer à la guerre; chacune est en possession du sol qui la nourrit, depuis un temps dont personne ne saurait assigner le commencement.
L'Afrique présente le même phénomène ; il n'est aucun lieu connu, susceptible d'offrir à des hommes des moyens d'existence, quelque chétifs qu'ils soient d'ailleurs, qui ne soit considéré comme la propriété d'une peuplade qui l'habite ou le parcourt depuis un temps dont l'origine est inconnue.
L'Amérique, quoique couverte d'immenses forêts au moment où elle fut découverte, était occupée par une multitude de peuplades. Chacune d'elles avait son territoire particulier, et ce territoire était limité presque avec la même précision que celui des états les plus civilisés. Les vastes plaines de la partie méridionale furent habitées par des peuples pasteurs, comme le centre de l'Asie, aussitôt qu'on eut introduit dans ce pays les animaux qui font une partie de leurs richesses.
[I-76]
Enfin, les îles innombrables du grand Océan, qu'on désigne aujourd'hui sous le nom d'Océanique ou de Polinésie, et que l'on considère comme une cinquième partie de notre globe, étaient habitées au moment où elles ont été découvertes; une seule a paru déserte aux voyageurs qui l'ont observée; mais elle était inabordable et privée d'eau douce.
L'occupation de toutes les parties de notre globe est donc un fait que les historiens et les voyageurs ont constaté, mais que personne n'a jamais expliqué d'une manière satisfaisante. L'on a bien fait des conjectures sur l'émigration et sur la filiation de quelques peuples; mais ces conjectures, toujours fort vagues, n'expliquent rien relativement à l'occupation primitive et successive des diverses parties de la terre.
Les hommes qu'on a rencontrés dans les contrées les plus barbares, ne vivaient pas dans l'isolement comme des bêtes de proie; partout on a observé l'union permanente des sexes pour l'éducation des enfans. Ce phénomène, produit par des causes inhérentes à notre nature, ainsi que je le ferai voir ailleurs, n'a souffert d'exception nulle part. On verra même plus loin que l'association permanente de l'homme et de la femme, pour la conservation de leur espèce, est encore plus nécessaire, s'il est possible, dans l'état de barbarie que dans [I-77] l'état de civilisation. La famille a donc été, dans tous les temps et dans tous les pays, la première et la plus naturelle des associations.
On a trouvé en Europe, il est vrai, deux enfans qui vivaient isolés dans les forêts, et qui avaient pris quelques-unes des habitudes des bêtes sauvages: l'un a été pris dans le Hanovre, l'autre dans le département de l'Aveyron.
Ces deux individus, sur lesquels Montesquieu et Rousseau ont bâti des systèmes, étaient de véritables idiots que leurs parens avaient abandonnés probablement dans l'impossibilité d'en tirer aucun parti ; quand on les a observés de près, et pendant assez de temps pour bien les juger, le merveilleux a complétement disparu [16].
Non-seulement on a observé que partout les individus dont le genre humain se compose étaient groupés en familles, mais on a vu que, dans toutes les contrées, les familles se groupaient les unes près des autres. Les voyageurs qui ont visité les pays les plus sauvages, les plus stériles, ceux dans lesquels il est le plus difficile à l'homme de se procurer des moyens d'existence, n'ont jamais découvert une famille vivant dans un complet isolement. Les hordes les moins nombreuses qu'on ait [I-78] rencontrées dans les pays les plus arides, tels que l'Australasie et la Terre de Feu, étaient composées au moins de quatre ou cinq familles.
Les hordes qui sont réduites à vivre des produits de la pêche, de la chasse, ou du laitage de leurs troupeaux, ne se permettent pas de parcourir tous les pays dans lesquels elles pourraient trouver des pâturages, du poisson ou du gibier. Chacune d'elles a, comme on vient de le voir, ses forêts, ses lacs, ses rivières; chacune d'elles est circonscrite dans un espace qu'elle considère comme sa propriété, et d'où elle sait qu'elle ne peut sortir impunément. Les pays qui semblent le moins susceptibles d'appropriation, tels que les déserts du centre de l'Asie et de l'Arabie, sont cependant appropriés. Ils sont divisés entre diverses hordes de pasteurs, chacune desquelles parcourt successivement la partie que la nature semble lui avoir assignée [17].
Les violations de territoire produisent chez les sauvages et chez les peuples barbares, des guerres bien plus violentes que celles qui sont produites par la même cause chez les nations policées. Chacun d'eux se montre d'autant plus jaloux de faire [I-79] respecter le sol qui l'a vu naître et qui le fait vivre, que, quelle que soit l'étendue de ses possessions, il est toujours assiégé par la misère. Violer le territoire d'une horde de sauvages ou de pasteurs pour y prendre du poisson ou du gibier, ou pour y faire paître des troupeaux, ce n'est pas seulement lui faire injure, c'est attaquer ses moyens d'existence, c'est préparer sa destruction [18].
Les guerres fréquentes qu'amènent chez les peuples barbares les violations de territoire, se terminent par des traités, comme les guerres des nations policées; par ces traités, les limites de chaque territoire sont déterminées, reconnues. Une horde de sauvages vend une partie des terres qu'elle [I-80] occupe, comme nous vendons les choses qui nous appartiennent; et quand la vente en est faite et le prix payé, elle n'y prétend plus rien [19].
Si donc nous considérons, sous un point de vue général, l'aspect sous lequel se présente le genre humain, nous voyons que, depuis les temps les plus reculés, toutes les parties de la terre qui peuvent fournir aux hommes des moyens d'existence, sont occupées par des nations plus ou moins policées, ou par des hordes plus ou moins barbares; qu'à tous les degrés de civilisation ou de barbarie, les individus dont le genre humain se compose, sont réunis en familles ; que les familles se groupent les unes près des autres, pour former des hordes ou des peuplades; que chaque nation, ou chaque peuplade, est renfermée dans un espace limité de toutes parts, et qu'elle considère comme sa propriété le territoire dans lequel elle est renfermée.
Nous devons remarquer que plus une nation se [I-81] développe par la multiplication des individus dont elle se compose, par les lumières et les richesses qu'elle acquiert, plus le territoire qu'elle occupe devient pour elle une propriété incontestable et incontestée. On a pu disputer à des hordes sauvages une partie du territoire qu'elles occupaient, parce qu'on ne voyait pas clairement comment elles s'étaient formées au moyen de ce territoire. On ne contesterait pas à une nation civilisée les terres sur lesquelles elle s'est développée, et desquelles elle tire ses moyens d'existence : on prendrait pour un fou, celui qui prétendrait que le territoire de la Grande - Bretagne, appartient à un peuple autre que celui qui le possède. Contester à une nation le territoire sur lequel elle s'est formée, c'est en réalité lui contester la vie, par la raison qu'on ne saurait l'en expulser sans la détruire presque entièrement.
Quand on considère le possesseur d'un vaste domaine, relativement à d'autres personnes de la même nation, on peut bien prétendre qu'il a usurpé sur eux les terres qu'il possède; mais il n'arrive jamais qu'on le considère comme un usurpateur relativement à des étrangers. Ainsi, les ancêtres des lords anglais, ceux des grands possesseurs de terres d'Irlande, peuvent être accusés d'usurpation relativement aux habitans de ces pays, qui n'ont aucune propriété. Personne ne s'aviserait de dire [I-82] qu'ils furent des usurpateurs relativement aux paysans français, aux serfs de la Pologne ou de la Russie. La raison en est qu'un peuple ne conteste jamais à un autre la propriété de son territoire, à moins qu'il n'ait pris la résolution de l'exterminer.
Les partisans les plus outrés de l'égalité, ceux qui auraient voulu que toutes les fortunes fussent égales, et qui ont tenté d'introduire la communauté de travaux et de biens en divers pays, n'ont jamais réclamé l'égalité qu'entre les membres de la même nation ou de la même société. Ils n'ont pas revendiqué leur part des biens qu'ils voyaient chez d'autres peuples, et dont ils étaient eux-mêmes privés; ils n'ont pas appelé à prendre part à leurs richesses, les personnes même les plus pauvres qu'ils ont vues en dehors de leurs sociétés. Cependant, quand on croit qu'il est juste que tous les membres d'une nation aient une part égale dans la répartition des biens et des maux, il est difficile de voir pourquoi l'égalité ne régnerait pas entre les peuples comme entre les membres d'une nation; pourquoi certains peuples jouiraient éternellement d'un sol fertile et d'un climat heureux, tandis que d'autres seraient éternellement relégués sous un ciel âpre, ou sur un sol ingrat. Ne faudrait-il pas, pour établir l'égalité entre les nations, comme on veut l'établir entre les individus, que chacune d'elles eût alternativement [I-83] la jouissance d'un bon et d'un mauvais territoire? Qu'ont fait les habitans de l'Italie pour être mieux traités par la nature, que les habitans de la Norwège? Comment la justice peut-elle tolérer l'inégalité de partage qui existe entre les uns et les autres ?
Il est des gens qui trouvent contraire aux lois de notre nature, qu'un fils recueille la succession de son père; ils voudraient que les terres et même les propriétés mobilières fussent transmises à l'État, qui en confierait l'exploitation aux plus capables; à leurs yeux, la transmission héréditaire des biens du père à ses enfans, est un privilége exorbitant que rien ne saurait justifier. L'on voit bien encore ici que la propriété n'est pas reconnue, quand on compare une famille à une autre famille de la même nation; mais elle l'est complètement quand on compare un peuple à un autre peuple. Dans le système qui tend à répartir les fortunes en raison de la capacité de chacun, ce ne seront pas les fils qui succéderont à leurs pères; mais une génération succédera toujours à l'autre, dans la même nation; ce seront des Anglais qui succéderont toujours à des Anglais, des Français à des Français. Cependant, si l'on n'admettait aucune propriété, si les terres, qu'on appelle des instrumens de travail, devaient toujours passer aux mains des plus capables de les faire valoir, pourquoi ne ferait - on pas [I-84] succéder une génération d'Anglais à une génération de Russes?
Les hommes qui forment les systèmes les plus bizarres, ceux qui n'admettent pas l'existence de la propriété privée; ceux qui s'imaginent qu'il est au pouvoir des. hommes de répartir d'une manière égale, entre les membres de la même communauté, les biens et les maux que la nature nous a réservés; ceux enfin qui se flattent de répartir ces biens et ces maux entre les personnes dont une nation se compose, de manière que chacune soit traitée en raison de son mérite, ne peuvent donc contester ni la séparation que la nature a mise-entre les peuples, ni la propriété du territoire que chacun d'eux possède exclusivement.
En disant que chaque peuple a un territoire qui lui est propre, je n'entends pas dire que cette propriété, à laquelle nous donnons le nom de nationale, n'a jamais été violée. Rien n'est plus commun, au contraire, que de voir, soit dans l'histoire ancienne, soit dans l'histoire moderne, des nations qui ont détruit ou asservi d'autres nations pour s'emparer de leur territoire. Les Romains ne s'agrandirent que par des usurpations de cette nature; et la plupart des colonies que les modernes ont établies en Amérique ou en d'autres pays, n'ont été fondées que sur la ruine des populations dont elles ont pris la place. Les attentats de ce genre, qui [I-85] deviennent de jour en jour plus rares, ne prouvent rien contre l'existence du phénomène que nous venons d'observer. Tous les jours les magistrats ont à punir des atteintes portées aux propriétés privées; ces atteintes ne sont pas une preuve que la propriété n'existe pas ou qu'elle n'est pas reconnue ; la seule conséquence qu'on puisse en tirer, c'est qu'il est impossible d'empêcher toute espèce de désordre, même dans les sociétés les mieux policées.
Il est rare qu'une nation qui envahit le territoire d'une autre, l'en dépouille complétement, à moins qu'elle ne prenne le parti de la détruire. En général, les conquérans s'emparent des meilleures terres, et les font cultiver par les vaincus, qui leur en livrent les fruits. C'est ainsi que les Romains se rendirent maîtres d'une partie de l'Europe, et qu'ils furent ensuite remplacés par des Barbares venus du Nord; c'est également ainsi que les Tartares se sont établis en Chine. Mais, tôt ou tard la force des choses rend la puissance à la population vaincue, et fait disparaître la race des vainqueurs. Que sont devenus, parmi nous, les descendans des Francs qui envahirent les Gaules au cinquième siècle? On trouverait à peine deux ou trois familles dont l'origine plébéienne ne soit pas démontrée. Le nombre des familles qui sont descendues des conquérans romains n'est peut-être pas beaucoup plus considérable.
[I-86]
De notre temps, il se fait encore des invasions; mais ce ne sont pas des peuples qui en dépouillent d'autres, comme au temps de la république romaine, ou au temps des invasions des Barbares; ce sont des rois qui, par le moyen de leurs armées, étendent leur domination et augmentent le nombre de leurs sujets, c'est-à-dire de leurs tributaires; telle était la domination des Turcs sur les Grecs, et telle est encore la domination de l'Autriche sur une partie de l'Italie, de la Russie sur la Pologne. Les attentats de ce genre deviendront de plus en plus rares; les peuples qui jouissent de leur indépendance et de leur liberté, finiront par comprendre que ce sont des crimes qu'ils ne peuvent laisser consommer impunément, sans compromettre leur propre existence.
Ayant établi comme un fait incontestable, reconnu par l'universalité des hommes, que chaque peuple, considéré en masse, a un territoire qu'il possède exclusivement, et qui forme sa propriété; ayant démontré que ce fait n'est pas seulement reconnu, mais qu'il est généralement indestructible, puisqu'à l'exception de quelques pauvres sauvages, il est impossible de dépouiller une nation de son territoire, diverses questions se présentent à résoudre: on peut demander quels sont le fondement et la garantie de cette propriété, quelles en sont les limites naturelles, quelle est la [I-87] manière d'en jouir, et comment se forment au milieu d'elle les autres espèces de propriété. Je répondrai en peu de mots à la première de ces questions; les autres seront examinées dans les chapitres suivans.
Quelques écrivains ont attribué, sans beaucoup de raison, l'origine des propriétés privées aux lois civiles, c'est-à-dire aux actes des gouvernemens. On ne peut pas, avec quelque apparence de raison, donner la même origine aux propriétés des diverses nations. Il n'est pas de gouvernement qui ait distribué la surface de la terre aux peuples qui la possèdent, et qui garantisse à chacun la part dont il est en possession. Il serait difficile de dire pourquoi les uns possèdent un territoire fertile, placé sous un beau climat, tandis que d'autres sont relégués sur des terres arides et sous un ciel rigoureux.
Mais, s'il est impossible de rendre raison de la distribution des peuples sur la surface du globe, rien n'est plus aisé que de voir la force qui les retient dans les lieux où ils sont placés : c'est la nécessité. Celui qui voudrait abandonner son propre territoire pour, s'en approprier un meilleur, rencontrerait des obstacles qu'il ne parviendrait jamais à vaincre. S'il était nombreux, il lui serait impossible de se déplacer en masse; s'il ne l'était pas, il s'exposerait à être exterminé. Il n'aurait [I-88] pas seulement à vaincre et à détruire la nation dont il voudrait usurper la place: il aurait à vaincre, en même temps, les nations qui prendraient sa défense. Une tentative de cette nature serait si menaçante pour tous les peuples, que celui qui la formerait les aurait tous pour ennemis.
Chaque peuple trouve donc la garantie de son territoire, non dans un gouvernement chargé de faire régner la justice entre les nations, mais dans la nécessité de le défendre pour se conserver; dans les mers ou les montagnes qui le protégent contre les invasions; dans l'appui des peuples qui ont un intérêt semblable au sien; enfin, dans les obstacles de toute nature qu'il faudrait vaincre pour l'en dépouiller ce sont toutes ces forces réunies qu'on appele la loi des nations.
[I-89]
EN passant graduellement de l'état de barbarie à l'état de civilisation, les hommes donnent à quelques-unes de leurs facultés plus de développement; mais ils ne changent pas de nature. Le temps de la gestation, la durée de l'enfance, la faiblesse et les infirmités qui l'accompagnent, sont les mêmes chez une horde de sauvages, que chez une nation civilisée. Il ne faut donc pas être surpris, si, dans le plus bas échelon de l'état social, l'espèce humaine se groupe en familles comme au terme le plus élevé de la civilisation.
Des besoins analogues à ceux qui président à la formation et à la conservation de chaque famille, réunissent diverses familles en peuplades. Cette seconde espèce d'association n'est pas moins nécessaire à la conservation et au développement des familles qui la forment, ainsi qu'on le verra plus loin, que l'union permanente de l'homme et de [I-90] la femme à la conservation de leurs enfans. Aussi les voyageurs n'ont ils jamais rencontré, même dans les pays les plus barbares, des familles vivant dans un état complet d'isolement les unes à l'égard des autres.
Indépendamment des sentimens de sympathie qui tendent à rapprocher les êtres de même espèce, les familles tiennent les unes aux autres par les alliances qu'elles contractent, par les services mutuels qu'elles se rendent, par des habitudes et une langue communes, par la ressemblance de leurs idées ou de leurs préjugés, et surtout par la jouissance en commun de choses qui sont nécessaires à leur existence, et qui ne sont pas susceptibles d'être partagées.
J'ai fait observer, dans le chapitre précédent, que partout où la nature a présenté des moyens d'existence à l'espèce humaine, on a trouvé des hommes qui se les étaient appropriés; je dois ajouter maintenant que, toutes les fois que des obstacles physiques interrompent les communications entre des terres également habitées, chaque peuplade trouve les limites de son territoire aux points où les communications sont interrompues. Il ne peut, en effet, y avoir association entre des familles qui ne jouissent de rien en commun, qui ne peuvent faire aucun échange de services, qui ne s'allient point entre elles, et qui, par suite de [I-91] l'état de séparation où elles se trouvent, ne peuvent exprimer exactement leurs idées par les mêmes signes.
Les obstacles qui interrompent les communications entre des terres habitées, sont de diverse nature : ce sont des montagnes, des mers, des marais impraticables. Les cours d'eau sont des obstacles au rapprochement des familles, ou des moyens de communication, selon qu'ils sont plus ou moins considérables, et que les peuples ont fait plus ou moins de progrès dans les arts. Des fleuves qui ressemblent à des bras de mer, comme quelques-uns de ceux du continent américain, sont évidemment des obstacles à toute communication pour des nations peu civilisées. Quand les arts auront fait des progrès, ces obstacles seront encore assez grands pour empêcher des communications nombreuses et fréquentes.
Il résulte de ceci que, moins la civilisation est avancée, plus les fractions entre lesquelles le genre humain se divise, sont nombreuses et isolées les unes des autres. Un des résultats les plus incontestables de l'accroissement de la population et du perfectionnement des arts, est, en effet, de faire disparaître graduellement les obstacles qui empêchent les hommes de traiter ensemble. Tel fleuve qui diviserait en deux hordes ennemies des hommes complétement barbares, devient, pour les [I-92] peuples qui en possèdent les rives, le moyen d'une active communication, du moment qu'ils ont trouvé l'art de construire des ponts et des bateaux, et qu'ils sont assez industrieux pour effectuer des échanges. Les obstacles que présentent les montagnes à la communication des peuples qui en occupent les versans opposés, sont plus aisément vaincus par des nations civilisées que par des peuplades encore incultes : les arts et les richesses nous ont fourni les moyens de tracer des routes à travers les monts les plus escarpés.
Il faut observer cependant que ce qui divise le genre humain en grandes fractions, c'est bien moins la difficulté de gravir l'escarpement des montagnes, que la distance à laquelle sont contraintes de se tenir, par la nature des choses, les grandes masses de population. En général, les hommes se multiplient dans chaque lieu en raison des subsistances qu'ils peuvent y faire croître, ou que le commerce et l'industrie peuvent y amener à peu de frais. Il suit de là que les populations les plus nombreuses sont répandues dans les par+ ties les plus spacieuses et les plus fertiles des bassins formés par les montagnes. A mesure qu'on s'élève vers la source des fleuves ou des rivières, les vallées se rétrécissent graduellement, la terre est moins susceptible de produire des subsistances, et par conséquent les hommes y deviennent de plus en [I-93] plus rares. Souvent les flancs escarpés des montagnes restent incultes ou ne sont cultivés que jusqu'à une certaine hauteur; les cultivateurs n'y restent que le temps nécessaire pour la culture ou la récolte, et redescendent dans les vallées. La population s'arrête au point où la culture et les pâturages finissent; ce qui est au-delà forme quelquefois des espaces très-étendus et plus ou moins difficiles à franchir.
Il n'est pas nécessaire que des montagnes soient très-élevées pour partager en deux fractions bien distinctes les familles qui en possèdent les versans opposés; il suffit qu'elles le soient assez pour empêcher des communications journalières et habituelles. Les populations que des montagnes divisent, quand elles ne sont pas complétement séparées, ne se touchent que par un petit nombre de points. Dans les lieux où elles se touchent, les familles sont peu nombreuses, et de chaque côté elles se portent naturellement vers le versant auquel elles appartiennent, à moins qu'elles n'en soient détournées par de grands intérêts [20].
[I-94]
Les mers, qui sont pour le commerce des moyens si puissans de communication, s'opposent cependant à ce que les peuples entre lesquels elles se trouvent, se réunissent pour ne former qu'une nation: la masse de la population est retenue sur chaque rive par les dangers et surtout par les frais des voyages. Les communications maritimes, outre qu'elles sont dispendieuses, et qu'elles ne sont pas sans danger, exigent trop de temps pour qu'elles puissent être fréquentes et habituelles pour un grand nombre de personnes. Une mer, quand elle a une grande étendue, est, relativement aux peuples qui en habitent les rivages, une séparation presque aussi efficace que le serait un vaste désert.
Les progrès des arts et l'accroissement de la population tendent sans cesse à faire disparaître les causes qui divisent le genre humain en une multitude de fractions étrangères les unes aux autres et souvent ennemies. A mesure que les arts se développent, les marais se dessèchent, les forêts sont percées d'une multitude de routes, ou se transforment en campagnes fertiles, les fleuves se couvrent de ponts et de bateaux, les montagnes sont [I-95] sillonnées de routes spacieuses et commodes. Lorsque la civilisation change ainsi l'aspect d'une vaste contrée, les diverses fractions de la population prennent d'autres noms; mais tout conserve cependant l'empreinte de la division primitive. Ce qui formait une peuplade indépendante ne forme plus qu'une ville ou un village; une association de petits peuples ne forme plus qu'une province ou un état. La configuration du sol restant la même, les limites qui divisaient deux peuplades, ne séparent plus que deux villes ou deux communes.
Les pays qui ont su le mieux défendre leur indépendance et leur liberté, sont, en général, ceux où la population est divisée de la manière la plus conforme à la nature des choses. C'est en observant les limites qu'ont acceptées ou que se sont données les nations indépendantes, qu'on aperçoit nettement le territoire qui forme la propriété de chaque peuple. Il suffira d'un petit nombre d'exemples pour bien faire comprendre comment ce territoire se trouve déterminé par la configuration du sol et par la nature même de l'homme.
Presque tous les peuples du continent européen ont été soumis à des princes qui les considéraient comme des propriétés de famille; ils ont été donnés par testament ou par contrat de mariage, vendus ou échangés comme des troupeaux. Les rois, quand ils n'ont pu les acquérir par des alliances, [I-96] se les sont disputés comme une proie que la Providence avait réservée au plus adroit ou au plus fort, et dans les divers partages qu'ils en ont faits, ils n'ont guère pris conseil que de leur ambition et de leur cupidité. On risquerait donc beaucoup de s'égarer, si, pour trouver les limites naturelles du territoire de chaque nation, et celles qui divisent un peuple en diverses fractions, on allait consulter les traités diplomatiques et les décrets par lesquels les princes ont réglé l'administration de leurs états. Il peut arriver, sans doute, que ces traités ou ces décrets reconnaissent les véritables limites du territoire d'un peuple ou d'une province; mais, quand cela se rencontre, ce n'est, en général, qu'un effet du hasard, ou parce qu'on est entraîné par la force invincible des choses [21].
Il est, au milieu des grands états du continent européen, une petite contrée qui, depuis plusieurs siècles, a cessé d'être considérée comme le domaine [I-97] d'une famille, et qui, à travers toutes les révolutions, a trouvé le moyen de conserver son indépendance et sa liberté. Divisée en vingt-deux petits états, qui s'appellent des cantons, cette contrée est le pays de l'Europe où le territoire de chaque fraction de la population est limité de la manière la plus naturelle. Ce n'est pas un gouvernement qui, la règle et le compas à la main, a divisé le sol en parties à peu près égales, pour les distribuer à des gouverneurs investis d'une part égale de pouvoir. Les peuples se sont soumis à la division que la nature du sol et la forme des montagnes leur avaient tracée. Il est, sans doute, même dans ce pays, quelques anomalies qui sont des résultats de la guerre et de la conquête; mais elles y sont moins nombreuses que dans les autres parties du continent européen.
Si l'on jette les yeux sur une carte de la Suisse, et si l'on observe les contours des grandes montagnes, on verra que ce pays est formé de la partie supérieure de trois grands bassins; de la partie la plus élevée du bassin du Rhin, de celle du Rhône et de celle du Tessin [22]. La partie qui appartient au bassin du Rhin, et qui forme la portion la plus considérable du territoire helvétique, renferme [I-98] plusieurs bassins secondaires. Lorsque ces bassins de second ordre ont une certaine étendue, ils forment des états distincts, et chacun de ces états a généralement pour limites les bords du bassin dans lequel il est renfermé. Les montagnes qui forment ces bords', se rapprochent souvent au point par lequel les eaux s'échappent: c'est à la partie la plus étroite de l'étranglement, que se trouve la limite de ce côté.
Les limites naturelles du canton des Grisons, par exemple, sont si bien marquées qu'on les aperçoit au premier coup d'œil, et qu'on distingue également au premier aspect les petites portions de territoire que les habitans ont conquises sur l'Italie et dans la partie supérieure de la vallée de l'Inn. La population renfermée dans le bassin dont ce canton est formé, est elle-même divisée en diverses fractions, non par les courans d'eau qui traversent le sol, mais par les petites montagnes inférieures qui séparent les petites vallées au fond desquelles coulent les eaux qui descendent des montagnes les plus élevées.
Nous observons les mêmes phénomènes dans les cantons placés au centre de la Suisse, tels que Glaris, Uri, Schwitz, Unter-Walden. Chacun d'eux se trouve limité par une chaîne de montagnes plus ou moins élevées; et il est ensuite divisé en un certain nombre de vallées, chacune [I-99] desquelles renferme une petite population distincte.
Le canton du Valais présente un exemple encore plus remarquable que celui des Grisons, de la manière dont les peuples sont divisés par la nature même des choses. Il est formé d'un grand bassin qu'environnent de tous côtés de très-hautes montagnes, et qui ne laisse échapper les eaux qui l'arrosent, que par une étroite issue. En considérant ce bassin, on peut croire qu'il a formé jadis un grand lac, et que les eaux ont fait irruption dans le Léman, en brisant l'obstacle que leur opposait la jonction des montagnes. Les deux grandes chaînes qui forment les limites du canton, projettent dans l'intérieur du bassin une multitude de branches qui se dirigent, en s'abaissant, vers le centre. Ces branches des deux grandes chaînes limitent le territoire des diverses fractions de la population répandues dans les vallées latérales.
Nous verrons ailleurs que, lorsque plusieurs vallées ou bassins inférieurs versent leurs eaux dans la même rivière ou dans le même fleuve, le tronc principal qui les porte à la mer, est naturellement la propriété commune de toutes les peuplades auxquelles ces vallées ou ces bassins appartiennent; nous verrons aussi que ces peuplades, quand elles ne forment pas une nation soumise au même gouvernement, sont naturellement portées à se confédérer entre elles.
[I-100]
Lorsque les hommes qui habitent une contrée déterminée, jouissent tous de leur indépendance et de leur liberté, ils se divisent donc en diverses fractions, comme les terres qui leur fournissent des moyens d'existence. Il résulte de là que la force de chaque état, ou le nombre des familles qui le composent, est généralement limité, soit par l'étendue et la fertilité du territoire sur lequel il est placé, soit par l'industrie qu'il est possible d'y développer. Il en résulte de plus que la petitesse ou la grandeur des nations est déterminée par la nature des choses, et qu'on ne peut les agrandir ou les diminuer sans exercer, sur un nombre d'hommes plus ou moins considérable, une véritable tyrannie. Il en résulte enfin que les efforts que font les gouvernemens d'Europe pour maintenir ce qu'ils appellent l'équilibre des nations, en fractionnant arbitrairement les territoires, sont une véritable lutte contre la nature humaine. Ces divisions arbitraires, loin d'être des garanties de paix, ne sont, au traire, que des causes de trouble et de guerre.
La Suisse, qui nous a déjà fourni des exemples des limites données par la nature au territoire de chaque nation, nous fournit aussi des exemples remarquables de la difference qui existe entre la force naturelle des divers états. Il est tels cantons qui ne comptent que treize ou quatorze mille habitans; il en est d'autres qui n'en ont que vingt-cinq [I-101] ou trente mille; il en est dont la population s'élève à cinquante ou soixante mille; dans quelques-uns, elle s'élève jusqu'à cent cinquante ou deux cent mille. Un politique géomètre qui diviserait ce pays avec la règle et le compas, pour en faire des fractions à peu près égales, soit en étendue, soit en population, n'en accroîtrait certainement ni le bien-être ni la puissance. Il produirait, au contraire, beaucoup de maux particuliers, et des déchiremens qui seraient vivement sentis.
Si nous faisons sur la France les mêmes observations que nous avons faites sur la Suisse, nous remarquerons les mêmes phénomènes; nous trouverons les limites qui séparent les diverses fractions du territoire susceptibles d'être cultivées, moins fortement prononcées : le territoire y sera divisé en fractions plus considérables; mais nous arriverons, en définitive, ́aux mêmes résultats.
Le territoire qui forme aujourd'hui la France ne renferme en entier que trois grands bassins : celui de la Seine, celui de la Loire et celui de la Gironde. Il comprend de plus une partie du bassin du Rhin, une partie de celui de la Meuse, et la portion la plus considérable de celui du Rhône. Il comprend enfin quatorze petits bassins entiers qui versent directement leurs eaux dans l'Océan ou dans la Méditerranée, et une petite partie du bassin de l'Escaut.
[I-102]
Les versans des montagnes qui envoient une partie de leurs eaux dans le Rhône, et qui limitent les territoires de divers états, présentent un phénomène particulier : ils forment trois bassins très-distincts, et qui ne communiquent entre eux que par des passages très-resserrés. Le premier de ces bassins, qui commence à la source même du Rhône, et qui se termine à Saint-Maurice, entre deux immenses rochers (la dent de Morcles et la dent du Midi), forme le canton du Valais. Le second, qui commence au point où le premier finit, s'ouvre rapidement, et embrasse le canton de Vaud, le canton de Genève, le pays de Gex et la Savoie ; il finit au point où le fleuve disparaît dans les rochers, près du fort de l'Écluse. Le troisième commence au point où la Saône prend sa source dans les monts Fauciles, et se termine à la Méditerranée. Quoique celui-ci reçoive toutes les eaux des deux premiers, il peut être considéré comme un bassin complet, puisque la perte du fleuve intercepte réellement toute communication avec les deux autres.
Les diverses chaînes de montagnes qui divisent la France en plusieurs bassins, et qui partagent ainsi la population en fractions plus ou moins grandes, sont loin d'avoir la même élévation que celles de la Suisse et de la Savoie. La chaîne des Pyrénées qui forme, du côté du sud, le vaste bassin [I-102] de la Gironde, celui de l'Adour et celui de la Tet, et la partie de la chaîne des Alpes qui forme à l'est le bassin du Rhône, sont les seules qui s'élèvent à une grande hauteur. Les autres ne sont pas assez élevées pour être complétement stériles : à l'exception d'un certain nombre de points, elles sont propres à servir de pâturages ou sont couvertes de bois. Quoiqu'elles soient assez considérables pour tenir à une certaine distance les unes des autres les masses de population répandues dans les bassins, elles ne sont pas suffisantes pour mettre obstacle aux communications.
Si l'on compare, par exemple, les montagnes qui forment le bassin supérieur du Rhône à celles qui forment le bassin de la Seine, on trouvera qu'il existe entre les unes et les autres une différence immense. Les premières sont tellement élevées, que, du côté du nord, elles ne peuvent être franchies que sur un seul point et avec difficulté. Du côté du sud et du sud-est, il n'a existé, jusqu'au commencement de ce siècle, qu'un petit nombre de sentiers praticables seulement pour des mulets ou des gens à pied. Il a fallu le génie audacieux de Napoléon, secondé par une grande puissance par d'immenses richesses et par les arts, pour ouvrir à travers ces montagnes une route dont l'existence seule excite l'admiration. Les montagnes qui forment le bassin de la Seine non-seulement peuvent [I-104] être aisément franchies sur un grand nombre de points, mais elles sont coupées par des routes faciles, et même par des canaux.
Les différences qui existent dans les habitans des deux pays correspondent à celles des lieux. La population qui occupe la longue vallée que le Rhône parcourt, depuis le point où il prend naissance jusqu'à Saint-Maurice, est séparée par de hautes montagnes, excepté sur un seul point, de toutes les populations qui l'environnent. Elle ne parle ni n'entend leur langage; elle parle français, tandis que les peuples dont elle est environnée presque de tous côtés, parlent italien ou allemand. Elle touche cependant par un point à un peuple qui parle la même langue qu'elle; et ce point est l'étroite et seule ouverture par laquelle on a pu, de tout temps, pénétrer dans le bassin qu'elle occupe. La population que renferme le bassin de la Seine a toujours pu, au contraire, communiquer plus ou moins facilement avec les diverses populations qui occupent les versans extérieurs des montagnes par lesquelles ce grand bassin est formé. Aussi, ne trouvons-nous pas entre elle et les peuples répandus dans les bassins dont elle est environnée, des différences aussi prononcées que celles qui existent entre les habitans du Valais et les peuples au milieu desquels ils sont placés.
Les limites naturelles qui divisent en diverses fractions [I-105] le sol d'où les hommes tirent leurs moyens d'existence, peuvent être rangées en plusieurs classes. Quelques-unes sont fortement prononcées, et ne permettent aux peuples qu'elles séparent, que des communications difficiles, dispendieuses, et par conséquent peu nombreuses : de ce nombre sont les mers et les hautes chaînes de montagnes, telles telles que les Pyrénées et les Alpes. Les limites de cette espèce, quels que soient d'ailleurs les progrès de la civilisation, diviseront toujours le genre humain en grandes masses; elles les partageront en nations.
Les limites naturelles qui viennent ensuite, sont les montagnes qui forment les bassins des fleuves, mais qui n'ont pas assez d'élévation pour empêcher qu'il n'y ait des communications nombreuses entre les populations qu'elles séparent. Nous pouvons mettre dans cette classe les montagnes de l'intérieur de la France, qui forment les bassins de la Seine et de la Loire, et une partie des bassins de la Gironde, du Rhône et du Rhin. Nous devons mettre sur la même ligne la chaîne de montagnes qui court d'un bout de l'Italie jusqu'à l'autre, de même que celles de l'intérieur de l'Angleterre. Les limites de cette classe peuvent partager une grande nation en divers états confédérés, comme ceux de la Suisse ou de l'Amérique septentrionale, ou bien en grandes provinces ayant chacune ses assemblées [I-106] particulières. Si la France, par exemple, avait une organisation politique analogue à celle des États-Unis ou de la Suisse, elle compterait cinq grands états et quatorze ou quinze petits. Il y aurait entre la population de chacun de ces divers états à peu près les mêmes différences que nous avons observées entre la population des divers cantons de la Suisse [23].
En observant la manière dont la population de quelques cantons suisses est subdivisée, nous avons remarqué qu'en général la chaîne de montagnes, qui sert de limites à plusieurs cantons, projette, dans l'intérieur de chaque bassin, plusieurs branches qui se dirigent plus ou moins vers le centre, en s'abaissant graduellement. Ces branches, qui séparent les vallées entre lesquelles les bassins se partagent, forment une troisième espèce de limites. Les populations qu'elles séparent, sont généralement fort homogènes, soit parce qu'elles ont une origine commune, soit parce qu'elles communiquent aisément entre elles.
La longueur et l'écartement de ces branches dépendent moins de l'élévation de la chaîne d'où elles partent, que de l'étendue du bassin dans lequel elles se projettent. Les branches qui divisent [I-107] en plusieurs vallées le canton des Grisons ou celui du Valais, par exemple, partent des montagnes les plus élevées de l'Europe; cependant elles sont très-courtes, et s'abaissent par conséquent d'une manière très-rapide. Celles qui se projettent dans l'intérieur du bassin de la Seine, appartiennent au contraire à une chaîne peu élevée; mais elles sont fort étendues, et présentent des écartemens considérables. Souvent les longues branches qui se détachent d'une grande chaîne, et qui se dirigent dans l'intérieur d'un bassin, se divisent, et multiplient le nombre des limites; mais il est inutile de suivre plus loin ces divisions.
Nous avons vu que ce qui sépare surtout les nations les unes des autres, ce sont principalement les mers, ou les ou les montagnes assez élevées pour rendre les communications longues, difficiles et dispendieuses. Il suit de là que la ligne qui sépare deux nations, se trouve naturellement dans la partie la plus élevée de la chaîne placée entre elles, au point où les eaux se partagent. Chacune d'elles a la propriété du versant qui se trouve de son côté; et aucune ne peut s'emparer du versant qui lui est opposé, sans usurpation et sans tyrannie. Ainsi, par exemple, le versant des Alpes sur lequel coulent les eaux du Var, de la Rotta et de l'Impéro, forme évidemment une partie de la France. Le traité qui [I-108] l'en a détaché pour en former le comté de Nice et le joindre au Piémont, n'a pas eu d'autre objet que de ménager à quelques puissances une entrée sur le territoire français. Par la même raison, la partie du versant septentrional des Pyrénées, qui porte ses eaux dans la Bidassoa, ne forme pas une partie naturelle de l'Espagne. Les rivières, surtout quand elles sont d'une navigation facile, sont des moyens de communication, des causes d'association. On fait un contre-sens quand on les considère comme des barrières qu'il n'est pas permis de franchir.
On peut observer, dans la plupart des états de l'Europe, un grand nombre de divisions contraires à la nature des choses; mais il n'en est aucune qui soit plus frappante, et qui ait eu, pour les populations qui l'ont soufferte, de plus funestes effets que celle qui partage la Péninsule ibérique en deux états indépendans l'un de l'autre. Ce pays est admirablement disposé pour former plusieurs états provinciaux, unis par un lien commun; les populations renfermées dans les bassins des rivières sont séparées les unes des autres par de hautes montagnes. Mais, tant que les habitans de cette contrée verront une cause de séparation dans ce que la nature a fait pour les unir, et des causes d'union dans ce qui les sépare réellement, il est impossible [I-109] qu'ils ne soient pas continuellement dans un état de gêne, de misère et de désordre [24].
Les montagnes forment, disons-nous, les limites qui séparent les nations les unes des autres, et qui partagent le même peuple en fractions plus ou moins considérables; mais il ne faudrait pas s'imaginer qu'entre deux nations distinctes, on trouve, sur tous les points, une mer ou de hautes montagnes. Deux fleuves qui suivent à peu près la même direction, sont souvent séparés, pendant une grande partie de leur cours, par une chaîne de montagnes plus ou moins élevées; mais toutes les montagnes s'abaissent plus ou moins rapidement à mesure qu'elles avancent vers la mer. Il résulte de là que les populations situées entre l'embouchure de deux fleuves, ne sont souvent séparées par aucune limite très-prononcée, et qu'elles se confondent les unes avec les autres. Le même phénomène se fait remarquer d'une manière encore plus frappante dans les vallées parallèles qui portent leurs eaux dans le même fleuve. Les branches [I-110] de montagnes qui les séparent, s'abaissent d'abord graduellement, et souvent elles s'effacent tout-à-fait avant que d'arriver au fleuve. En reconnaissant les limites naturelles du territoire de chaque nation ou de chaque fraction d'un même peuple, il ne faudrait donc pas s'imaginer qu'elles sont partout également prononcées, et former un système qui se trouverait démenti par les faits.
Les mers sont, pour les nations, des limites qui peuvent être difficilement méconnues : aussi, quoiqu'il arrive souvent qu'un peuple, ou, pour parler d'une manière plus exacte, son gouvernement, porte sa domination sur un versant qui fait partie du territoire d'un autre peuple, il est extrêmement rare qu'une limite formée par la mer soit un objet de discussion. La nation qui tenterait d'usurper, sur une autre, une telle limite, en retirerait de si faibles avantages, et aurait tant de peine à la conserver, qu'elle se verrait bientôt contrainte de l'abandonner, à moins qu'elle n'établît en même temps sa domination sur tout le pays.
Les peuples dont le territoire va jusqu'à la mer, n'admettent pas que leur domination finisse exactement au point où la mer commence. Tous, sans exception, considèrent une certaine étendue de la mer comme faisant partie de leur territoire : c'est ce qu'ils appellent leurs eaux. La raison en est que chaque nation considère comme sa propriété la [I-111] chose par laquelle elle subsiste, et que c'est en pêchant sur leurs rivages, que les peuples maritimes se procurent des moyens d'existence. Il faut ajouter aussi qu'un peuple ne pourrait pas veiller à sa sûreté, s'il n'était pas admis qu'il est propriétaire d'une certaine étendue des eaux de la mer qui forment ses limites[25].
Les diverses fractions de population, qui se trouvent répandues dans le bassin d'un fleuve, sont naturellement associées les unes aux autres, et forment une nation unique, ou une confédération de divers états, lorsque chacune d'elles jouit d'une entière indépendance. Il arrive rarement qu'une de ces fractions se sépare volontairement des autres pour s'associer à des populations répandues dans des bassins différens, et dont elle est par conséquent éloignée par des limites naturelles. La raison en est dans les avantages qui résultent de toute association naturelle, et dans les inconvéniens qui sont la suite ordinaire des associations contre nature. C'est en traitant de l'organisation politique, que je ferai voir quels sont ces inconvéniens et ces avantages.
Cependant il se rencontre quelquefois des circonstances où les avantages d'une association [I-112] naturelle disparaissent presque entièrement, tandis que les inconvéniens d'une association contraire à la nature des choses, sont peu sentis. Il serait, par exemple, dans la nature des choses, que les peuples qui habitent les trois grandes fractions qui composent le bassin du Rhône fussent unis entre eux, soit en formant une seule nation, soit en formant divers états unis par un lien fédéral. Ces peuples parlent tous la même langue, peuvent aisément traiter ensemble, et sont enveloppés par les mêmes chaînes de montagnes. Cependant, si l'on voulait unir à la France ceux d'entre eux qui sont alliés à des cantons allemands et à un canton italien, il faudrait leur faire une forte violence. Il faudrait également faire violence aux habitans du Tessin pour les unir à l'Italie, et les séparer de leurs alliés Allemands ou Français.
La raison de ceci n'est pas difficile à voir. L'alliance formée entre les habitans des parties supérieures des bassins du Rhône, du Rhin, du Tessin et de l'Inn, fait peser peu de charges sur les associés. Chaque population, ou chaque fraction de population, reste souveraine sur son territoire, pour tout ce qui concerne ses affaires intérieures. Le gouvernement fédéral n'envoie pas dans les cantons français, des juges, des administrateurs ou des commandans allemands; il n'envoie pas, dans les cantons allemands, des administrateurs ou des [I-113] magistrats français. Il a besoin d'impôts et de troupes, parce qu'autrement il ne saurait veiller à la sûreté commune; mais il laisse à chaque état le soin d'établir des contributions comme il juge convenable, et de faire les levées d'hommes comme il l'entend. Les habitans des montagnes des Grisons ou de l'Oberland, n'ont pas la prétention de soumettre à l'exercice des agens du fisc les vignerons du Valais ou du pays de Vaud. Ceux-ci, de leur côté, ne s'avisent pas de voter des impôts sur les fromages ou sur les troupeaux des habitans des montagnes. Le lien fédéral tire donc la plus grande partie de sa force de l'indépendance dont jouit chaque population dans le bassin où elle s'est développée.
Si les habitans du Tessin étaient séparés de la confédération, et réunis à leurs associés naturels de l'Italie, non-seulement ils perdraient leur indépendance comme nation, mais ils auraient à supporter tous les maux que fait peser sur ce pays la domination du gouvernement autrichien; les avantages de cette association nouvelle seraient presque nuls; les charges en seraient insupportables. De même, si les populations du Valais, du pays de Vaud et du canton de Genève, étaient séparés des cantons situés dans le bassin du Rhin, et réunis aux autres habitans du bassin du Rhône, ils perdraient les avantages qui résultent de leur indépendance et d'une administration peu dispendieuse, [I-114] et auraient à souffrir tous les inconvéniens d'un gouvernement qui ne peut subsister que par de lourds impôts. Ils pourraient, il est vrai, répandre les produits de leur industrie sur un plus grand théâtre; ils auraient plus de force et d'indépendance comme membres d'une grande nation. Mais ces avantages seraient achetés par tant de charges et par la perte de tant de droits, qu'il est bien peu de gens qui voulussent consentir à l'échange. Nous pouvons faire sur les habitans de la rive gauche du Rhin le même raisonnement que sur les peuples qui occupent les parties supérieures du grand bassin du Rhône. Leurs associés naturels seraient les peuples répandus dans le bassin qu'ils habitent eux-mêmes; mais ces peuples, qui devraient ne former qu'une fédération, sont tellement divisés entre eux; ils sont soumis à des régimes si différens, et à des influences étrangères si ennemies; ils jouissent de si peu d'indépendance et de liberté, qu'il leur est plus avantageux d'être unis au reste de la France. Sous plusieurs rapports, ils ont plus d'indépendance et de liberté, et leur industrie profite des avantages qu'offre toujours le commerce libre d'une grande nation. Il faut ajouter que les canaux, en unissant de grands bassins, unissent aussi les populations qui les habitent.
Il ne faut donc jamais perdre de vue que, lorsqu'il est question des associations naturelles ou des [I-115] associations contraires à la nature des choses, il est toujours entendu que des circonstances accidentelles ne détruisent pas les avantages des unes et les inconvéniens des autres. Le génie des hommes abaisse quelquefois les barrières qui tenaient des peuples divisés; mais quelquefois aussi leurs erreurs et leurs vices transforment en obstacles les moyens de communication que la nature leur avait donnés [26].
Il résulte de ce qui précède, que les terres propres à fournir aux hommes des moyens d'existence, sont naturellement divisées en fractions plus ou moins considérables, par des mers, des des montagnes, des lacs, ou par des fleuves qui sont assez larges pour rendre les communications difficiles, dispendieuses et par conséquent peu nombreuses ; que les hautes chaînes de montagnes, qui forment les bassins des grands fleuves, limitent naturellement le territoire des nations qui en occupent les versans opposés ; que les chaînes moins élevées qui forment de [I-116] grands bassins, sans mettre de puissans obstacles aux communications, servent également de limites aux populations qui en occupent les versans contraires, mais ne les empêchent pas de s'associer pour leurs intérêts généraux; que les branches projetées par les chaînes de montagnes dans l'intérieur des bassins des fleuves, divisent le territoire, et par conséquent la population de chaque bassin, en diverses fractions, sans détruire l'homogénéité de cette population; enfin, que la grandeur des nations, et celle des diverses fractions dont elles se composent, est naturellement déterminée par la configuration du sol.
Ayant exposé comment se partage, entre les hommes, le sol qui leur fournit des moyens d'existence; ayant fait voir de plus que chaque peuple, vu en masse, se considère comme propriétaire du sol sur lequel il s'est développé et sans lequel il ne saurait vivre; enfin, ayant établi que cette propriété d'un territoire national n'est jamais contestée par les partisans les plus zélés de l'égalité, ni même par ceux qui mettent en question l'existence de la propriété privée, il reste à faire voir comment se forment, au milieu du territoire national, les propriétés des individus et des familles.
[I-117]
IL y a trois manières principales d'acquérir des propriétés la première est de les créer par son travail; la seconde, de les recevoir de ceux qui les ont formées et qui consentent à nous les transmettre ; la troisième, de les ravir par force ou par adresse à ceux qui les possèdent.
[I-118]
Il existe chez tous les peuples un certain nombre de fortunes privées, acquises par la violence ou par la fraude; il en existe un nombre infiniment plus grand, que les possesseurs ont reçues de ceux qui les avaient créées ou usurpées: mais ce n'est pas des propriétés acquises par transmissions volontaires, ou par usurpation, que je me propose de traiter dans ce moment; ces moyens d'acquérir des propriétés n'en expliquent pas la formation.
Des familles ou des nations n'ont pu s'enrichir par la violence ou par la fraude, qu'autant que d'autres familles ou d'autres nations avaient acquis des richesses par d'autres moyens : la violence et la fraude déplacent les richesses, mais ne les créent Il a fallu de même, pour pas. s'enrichir par des transmissions volontaires, que des propriétés eussent été déjà formées par le travail; car il n'y aurait pas eu de transmission possible, s'il n'y avait pas eu de création.
Les choses auxquelles nous donnons le nom de propriétés, n'ayant de l'importance qu'en raison des services que nous en tirons, et des travaux
auxquels nous sommes obligés de nous livrer pour les obtenir, il est aisé de comprendre de quelle manière se forment la plupart des propriétés mobilières; comme il s'en crée tous les jours sous nos yeux, il suffit d'observer les procédés de l'industrie et du commerce, pour savoir d'où leur viennent [I-119] les qualités qui les rendent propres à satisfaire nos besoins.
On ne voit pas aussi clairement comment se forment les propriétés immobilières, et particulièrement celles qui consistent en fonds de terre. Dans les pays dont la civilisation est ancienne, les terres qui sont dans le patrimoine des familles, sont au rang des propriétés privées depuis des temps fort reculés. On n'a donc que rarement l'occasion d'observer comment les hommes parviennent à créer, par le travail et par des valeurs cumulées, des propriétés de ce genre, sans rien ravir à personne. Pour en observer la formation, il faudrait assister aux premiers développemens de la société, au moment où les hommes passent de la vie nomade à la vie agricole. Il faudrait observer de plus l'influence de l'accroissement des propriétés sur la population, et l'influence de l'accroissement de la population sur la valeur des propriétés.
Mais, s'il nous est impossible d'observer parmi nous et parmi les nations qui sont depuis longtemps policées, comment se forment les propriétés individuelles qui consistent en fonds de terre, rien ne nous est plus facile que d'en observer la création, soit chez les peuples qui sortent de la barbarie, soit dans les contrées sauvages où des hommes civilisés vont former des établissemens. Nous verrons d'ailleurs, par les monumens de notre histoire, [I-120] et par ce qui se passe journellement sous nos yeux, que toutes les propriétés, quelle qu'en soit la nature, se forment de la même manière.
Dans les contrées les plus florissantes et les plus peuplées, il n'est pas une maison, pas un monument, dont tous les matériaux n'aient été tirés des entrailles de la terre ou du milieu des forêts; il n'est pas un champ qui n'ait été inculte, à une époque plus ou moins reculée, et qui n'ait commencé à être mis en culture une première fois; il n'est pas une clôture qui n'ait été formée par la main d'un homme; il n'est pas un arbre propre à donner des fruits, qui soit venu sans le secours de l'industrie; enfin, il n'est pas un moyen de communication facile, pas un canal, pas une route, pas un sentier qui n'ait été tracé par des hommes.
Avant que les choses auxquelles l'industrie humaine a fait subir les modifications qui les rendent propres à satisfaire nos besoins, eussent éprouvé aucun changement par les mains des hommes, où se trouvaient donc ces populations nombreuses qui n'existent que par elles? Elles n'étaient nulle part; les terres qu'elles que de occupent n'étaient vastes déserts, parcourus par quelques tribus errantes. Dans tous les pays, la population a donc suivi les mêmes développemens que les propriétés ; et si les choses retournaient dans l'état où elles [I-121] étaient avant que la main des hommes les eût façonnées, la population disparaîtrait avec elles.
Dans les derniers temps de la république romaine, une grande partie de l'Europe était encore inculte et sauvage. Paris n'était qu'une misérable bourgade renfermée dans une île de la Seine, et protégée par des marais impraticables [28]. Les îles que forme le Rhin à son embouchure, n'étaient occupées que par de vrais sauvages, qui vivaient de poissons et d'œufs d'oiseaux [29]. Une partie considérable des Gaules était couverte d'immenses forêts, et ne pouvait, par conséquent, être utile aux hommes que par le gibier qu'elle leur fournissait [30]. La Germanie était aussi couverte de forêts immenses; les peuplades qui l'occupaient, ignoraient, pour la plupart, l'art de cultiver la terre, et étaient séparées les unes des autres par de vastes déserts [31]. Enfin, les indigènes des îles britanniques étaient encore plus étrangers à la culture que les Germains; ils n'étaient vêtus que de peaux de bêtes, et se tatouaient comme les sauvages des archipels du grand Océan [32]. Dans quelques [I-122] parties de ces îles, l'usage du pain était inconnu vers la milieu du treizième siècle [33].
Si les Romains, au temps où ils portaient la guerre dans ces contrées à demi sauvages, avaient pu, comme nous, consulter des historiens antérieurs à eux de plusieurs siècles, ils nous auraient probablement appris que ces peuples avaient passé par un état analogue à celui où se trouvaient les indigènes du nord de l'Amérique à l'époque de la découverte de ce continent. Il est impossible, en effet, quand on observe la marche graduelle de la civilisation, de ne pas rester convaincu que, dans tous les pays, les hommes sont partis à peu près du même degré de barbarie pour arriver au point où nous les voyons.
Admettant que les nations européennes sont sorties graduellement de l'état de barbarie, il faudrait se livrer à deux opérations pour connaître exactement quelles sont les propriétés auxquelles l'industrie humaine a donné naissance. Il faudrait déterminer, d'un côté, la valeur qu'avaient, dans les temps les plus reculés, les propriétés d'un territoire déterminé, du bassin de la Seine, par exemple; et voir, d'un autre côté, quelle est aujourd'hui la valeur des propriétés renfermées dans le même espace. En comparant les premières aux secondes, [I-123] on trouverait, dans la différence, les richesses ou les propriétés formées par la main des hommes.
On pourrait, sans remonter à un temps très-reculé, se demander, par exemple, ce que valaient, au temps de César, les marais qui environnaient la petite bourgade qui portait le nom de Lutèce, et comparer cette valeur à celle de toutes les propriétés mobilières ou immobilières qui occupent aujourd'hui la place de ces mêmes marais. Il n'y aurait pas d'exagération à dire qu'un hôtel, d'une grandeur moyenne, situé dans un des bons quartiers de Paris, est une propriété plus considérable, c'est-à-dire qu'il a plus de valeur à nos yeux, que n'en avaient aux yeux des contemporains de César, les terres sur lesquelles repose la capitale de la France. On peut faire, sur la plupart des villes et des villages, les mêmes observations que nous faisons sur les terres qui environnent l'île de Lutèce.
Les terres cultivées ou susceptibles de culture, ont éprouvé un accroissement de valeur analogue à celui qu'ont subi les lieux sur lesquels des villes ou des villages ont été bâtis. Au temps où Paris n'était qu'une petite bourgade, et où les autres villes du bassin de la Seine n'existaient pas, ou n'étaient que des hameaux, les terres ne produisaient que les subsistances nécessaires pour faire exister cette chétive population. Les hommes auxquels elles donnaient les moyens de vivre, étaient [I-124] plus mal vêtus, plus mal nourris, et surtout plus mal logés que ne le sont les hommes de notre temps; car moins l'industrie a fait de progrès, plus les hommes sont misérables. Les propriétés qui consistent en fonds de terre, se sont donc accrues de tout ce qu'elles produisent de notre temps, au-delà de ce qu'elles produisaient, quand elles fournissaient à quelques petites peuplades de faibles moyens d'existence. Nous avons vu précédemment, en effet, que les propriétés, quelle qu'en soit la nature, s'évaluent, non par le volume ou par l'étendue, mais par les avantages que les hommes savent en retirer. Un hectare de terre de telle qualité, ou situé dans un tel lieu, est souvent une propriété plus considérable que dix hectares situés dans un autre lieu, ou d'une qualité différente.
Il y aurait donc un moyen tout simple de déterminer, du moins approximativement, l'accroissement qu'ont éprouvé les propriétés territoriales d'une nation dans un temps donné ce serait de comparer le nombre d'hommes auxquels elles fournissent des moyens d'existence à une certaine époque, au nombre de ceux qu'elles font subsister dans une autre, en tenant compte de la différence de bien-être qui existe entre les deux. Si le bassin de la Seine, par exemple, ne fournissait des moyens d'existence qu'à cinq cent mille personnes, au temps où ce pays fut envahi par les [I-125] Romains; s'il en fournissait aujourd'hui à six millions, et si les hommes de notre temps étaient, en général, deux fois mieux pourvus que ne l'étaient les premiers, il serait évident que les propriétés territoriales seraient aujourd'hui vingt-quatre fois plus considérables en valeur qu'elles ne l'étaient alors. La différence de valeur entre les deux époques, serait le résultat de l'industrie humaine, secondée par les agens de la nature.
On entrevoit déjà, par cet exposé, comment le travail de l'homme donne, même aux fonds de terre, une partie considérable de la valeur qu'ils ont à nos yeux; mais on verra mieux encore comment les propriétés territoriales sont créées par l'industrie humaine, si l'on observe les secours que la terre fournit à l'homme dans l'état le plus barbare, et les travaux auxquels il a fallu se livrer pour en mettre une partie en état de culture. On se convaincra, par ces observations, que les individus qui les premiers se sont approprié des terres, en se livrant à la culture, non-seulement n'ont rien enlevé à leurs semblables, mais leur ont rendu d'immenses services [34].
[I-126]
Avant de rechercher quels sont les services qu'on peut tirer de la terre dans les contrées où l'industrie n'a fait aucun progrès, et où les hommes vivent de ce que leur présente la nature inculte et sauvage; avant d'examiner d'où lui vient l'utilité qu'elle a dans les pays où la civilisation a fait de grands progrès, il est bon de comparer quelle est l'étendue qu'il en faut, en divers pays, pour faire vivre un nombre d'hommes déterminé. On verra, par cette comparaison, comment, à mesure qu'on recule vers des temps ou des pays peu civilisés, la terre perd de plus en plus de sa valeur, ou comment, pour faire vivre un certain nombre d'hommes, il en faut une étendue de plus en plus considérable. Cela fera comprendre aussi comment, pour faire subsister une famille de sauvages, dans, un état presque habituel de détresse, il faut plus de terres qu'il n'en faut chez un peuple civilisé pour faire vivre à l'aise une ville de cinq ou six mille habitans.
En prenant un terme moyen, il faut, en France, pour faire exister une population d'environ douze [I-127] cents individus, une lieue carrée de terrain; en Prusse, la même étendue de terre ne fournit des moyens d'existence qu'à huit cents personnes environ; en Danemarck, le même espace fait vivre un peu plus de six cents personnes; en Portugal, il en fait vivre près de quatre cent cinquante; en Turquie, un peu plus de trois cents; en Russie, il en fait vivre un peu moins de deux cents, et quatre-vingt-deux seulement en Suède et en Norwège.
En admettant que, dans ces divers pays, on jouit à peu près de la même somme de bien-être, il s'ensuit qu'un hectare de terre, en France, est une propriété égale à un hectare et demi en Prusse, à deux hectares en Danemarck, à peu près de trois en Portugal, à quatre dans l'empire turc, à un peu plus de six dans l'empire russe, et à plus de douze en Norwège et en Suède [35].
L'ancien royaume du Mexique nous présente un exemple bien plus frappant encore des différences qui existent entre les diverses provinces de cette partie de l'Amérique, relativement au nombre d'hommes que fait vivre une étendue donnée de terre. Voici quelles étaient, en 1803, au rapport [I-128] de M. Alexandre de Humboldt, l'étendue et la population de chacune des intendances entre lesquelles ce royaume était divisé [36].
On voit, par ce tableau, que le nombre de personnes auxquelles une lieue carrée de terrain fournit des moyens d'existence, s'élève graduellement de 6 à 586. En Amérique, comme dans tous les pays, le bien-être des habitans est généralement en raison des progrès de la civilisation. Je supposerai cependant, pour simplifier le calcul, que [I-129] dans les contrées du Mexique où la terre ne fournit des moyens d'existence qu'à six ou sept personnes par lieue carrée, on est aussi bien pourvu de tout que dans celles où l'industrie a déjà fait des progrès. Dans cette supposition, et en admettant toujours que l'importance d'une propriété se mesure par les ressources qu'elle présente aux hommes, et non par l'étendue ou par la quantité de matière dont elle est composée, nous trouverons que la valeur des terres s'accroît, d'une intendance à une autre, dans la progression suivante : 6, 7, 10, 12, 38, 65, 66, 81, 109, 120, 255, 301, 586. L'étendue de terre qui ne vaudrait que six francs dans l'ancienne intendance de la Sonora, en vaudrait deux cent cinquante-cinq dans celle de Mexico, et cinq cent quatre-vingt-six dans celle de Guanaxuato. Elle en vaudrait près de douze cents en France, et plus de quatorze cents en Angleterre. Il suit de là qu'un hectare de terre, dans un pays tel que la France, est une propriété aussi considérable que deux cents hectares dans un pays tel que certains états du Mexique [37].
Mais ne perdons pas de vue que, dans les vastes provinces où une lieue carrée de terrain ne fournit [I-130] des moyens d'existence qu'à une famille, c'est-à-dire à six où sept personnes, le sol n'est pas complètement abandonné à sa fertilité naturelle; il a déjà reçu des habitans une certaine valeur. Quelques parties sont cultivées, d'autres servent à faire paître des troupeaux, et la population, toute faible qu'elle est, a déjà subi un accroissement proportionné aux progrès de la culture. Quelle serait donc l'étendue de terre qu'il faudrait à chaque individu, dans un pays où l'industrie humaine se bornerait à recueillir ce que présente la nature inculte et sauvage? Quelle serait, dans un tel pays, la valeur de la terre, comparativement à ce qu'elle vaut chez une nation civilisée ?
On pourrait déterminer de deux manières l'étendue de terre qui est nécessaire pour fournir des moyens d'existence à une personne dans l'état sauvage : l'un serait de calculer le nombre d'hommes dont une horde de sauvages se compose, et l'étendue du territoire qui lui est propre; l'autre serait d'examiner ce que la terre produit quand elle est abandonnée à sa fertilité naturelle, et de comparer les besoins d'un certain nombre d'individus aux ressources que la terre inculte leur présente.
Le premier moyen peut être difficilement employé, parce que les voyageurs n'ont jamais pu déterminer, d'une manière bien exacte, soit le [I-131] nombre de personnes dont se composaient les hordes sauvages qu'ils ont visitées, soit l'étendue du territoire qu'elles occupaient. Un voyageur philosophe a tenté cependant de faire ce calcul; Volney a pensé que, dans le nord de l'Amérique, il fallait pour faire exister un homme dans l'état sauvage un peu plus d'une lieue carrée de terrain [38]. Cette évaluation, loin d'être exagérée, me paraît, au contraire, au-dessous de la vérité; d'abord parce que les sauvages dont parle ce voyageur, n'étaient pas complètement dénués d'industrie; et en second lieu, parce qu'ils trouvaient des moyens d'existence dans les lacs et dans les fleuves. Si, dans certaines parties fort étendues du Mexique, une lieue carrée de terrain ne fait vivre que six personnes qui ne sont pas tout à fait étrangères à la culture, il est difficile de croire que, dans un pays entièrement inculte, le même espace suffise à l'existence d'une seule. Dans les parties les plus reculées du nord de l'Europe, en Laponie, il faut une lieue carrée de terre pour faire vivre un homme, et cependant l'on y jouit de quelques-uns des avantages de la civilisation. Comment n'en faudrait-il pas un espace plus étendu dans des contrées complètement barbares?
[I-132]
L'homme n'est pas organisé, comme certains animaux; pour se nourrir de la plupart des végétaux que la nature inculte lui présente. Pendant près de sept mois de l'année, depuis le mois de juin jusqu'au mois d'octobre, sous des climats tempérés, la terre ne produit rien qui puisse immédiatement lui servir d'alimens. Pendant quatre ou cinq mois, elle donne des grains, des fruits, des légumes; mais, à l'exception de quelques baies, ces végétaux ne croissent avec quelque abondance que sur la terre cultivée. Les voyageurs se sont convaincus, par expérience, qu'il ne fallait pas aller chercher, dans les contrées sauvages, des plantes ou des fruits propres à les nourrir. S'il arrive par hasard que la terre inculte produise quelques fruits ou quelques grains, ils tombent et périssent du moment qu'ils sont parvenus à leur maturité. Nous ne connaissons, chez nous, aucune substance propre à nous servir d'alimens, qui se conserve quand elle est abandonnée sur le sol : tout ce qui n'est pas mis à l'abri de l'humidité ou de la dent des animaux, a péri même avant le temps des gelées. Les terres placées entre les tropiques sont un peu plus que les autres favorisées par la nature; cependant elles ne donnent presque rien qui puisse nous servir d'aliment, quand elles ne sont pas cultivées.
Que reste-t-il donc à l'homme pour se nourrir? [I-133] du poisson et du gibier; et c'est, en effet, de la pêche et de la chasse que les peuples sauvages tirent leurs moyens d'existence. La pêche n'est une ressource que pour les peuplades qui vivent sur les bords des fleuves, des lacs, des mers. Les alimens qu'elle leur fournit, ne viennent pas, au moins immédiatement, de la terre; nous pouvons ne pas nous en occuper. Nous n'avons à rechercher ici que les ressources que le sol nous présente pour nous nourrir, nous vêtir, nous loger.
Dans la mauvaise saison, la terre abandonnée à elle-même n'offre donc que des graminées, qu'il faut souvent aller chercher sous la neige, du moins sur une grande partie du globe. Les hommes ne peuvent en faire leurs alimens; mais des animaux s'en nourrissent, et ces animaux deviennent ensuite la proie des hommes. Mais quelle est la quantité de gibier dont chacun d'eux a besoin pour subsister? Supposons qu'un individu en consomme une pièce tous les deux jours, l'un portant l'autre, gros et petits. Dans cette supposition, il lui en faut cent quatre-vingt-deux pièces dans le cours de l'année. Pour en consommer annuellement un pareil nombre, il faut que l'espèce se perpétue, et qu'il en existe toujours, par conséquent, un nombre double au-delà de ce qui lui est nécessaire pour sa consommation. Ainsi, voilà déjà près de cinq cent [I-134] cinquante animaux nécessaires à l'existence d'un seul homme, pendant le cours de chaque année.
Mais l'homme sauvage n'est pas le seul animal qui vive de proie. Il en est, au contraire, un très-grand nombre d'autres qui ne vivent que par ce moyen, qui lui disputent continuellement sa subsistance, et dont il ne peut cependant par lui-même se nourrir. En supposant que tous ces animaux réunis ne fassent qu'une consommation égale à la sienne, il faudra doubler le nombre de pièces de gibier. En voilà donc onze cents pièces, sans compter celles qui périssent par accident, et qui ne servent d'aliment ni à l'homme, ni à d'autres animaux [39].
Il faut maintenant se demander quelle est l'étendue de terrain nécessaire pour faire exister, pendant tout le cours de l'année, un si grand nombre d'animaux propres à servir à d'autres de [I-135] pâture. Le nombre de ceux qui peuvent vivre dans un pays inculte, est toujours déterminé par la quantité d'alimens que la terre leur présente dans la saison la plus rigoureuse. S'il en naissait un nombre plus considérable au temps où le sol leur offre des alimens en abondance, une partie périrait de faim dès que le mauvais temps serait venu. Il est aisé de voir qu'une lieue carrée de terrain ne saurait suffire pour faire exister pendant l'hiver, quand la terre est couverte de neige, un si grand nombre d'animaux. Admettons toute fois qu'une lieue carrée soit suffisante, dans cette supposition, il faudra, pour faire vivre une famille de six personnes, un territoire de six lieues carrées. Quelque grande que soit cette étendue, on trouvera qu'elle est loin d'être exagérée, si l'on n'oublie pas qu'une lieue carrée de terrain ne nourrit que six ou sept personnes dans de vastes contrées où la culture a déjà pénétré, et qu'une partie de cette faible population est souvent emportée par la famine.
Il n'est pas de vérité mieux démontrée que l'état de misère et de détresse dans lequel vivent habituellement les peuplades qui tirent tous leurs moyens d'existence de la pêche, de la chasse, ou des objets que leur présente la nature inculte. Une lieue carrée de terrain fournit à un sauvage moins de ressources, que n'en trouve chez nous un ouvrier dans l'exercice du plus commun des métiers. [I-136] Nous pouvons supposer cependant que, dans l'état de la plus profonde barbarie, les hommes sont aussi bien pourvus de tout ce qui leur est nécessaire pour satisfaire leurs besoins, que dans un état de civilisation semblable à celui de la France. Dans cette supposition, un hectare de terre en France sera une propriété parfaitement égale à douze cents hectares dans une contrée tout-à-fait sauvage; la première fournira les mêmes ressources que la seconde. Par la même raison, un hectare de terre qui vaudrait douze cents francs parmi nous, ne vaudrait qu'un franc chez des peuples qui n'auraient fait aucun progrès dans la culture.
Lorsque la terre est abandonnée à sa fertilité naturelle, il en faut donc une lieue carrée au moins pour fournir des moyens d'existence à un seul homme; mais il ne faut pas s'imaginer que, même dans cet état, elle donne gratuitement les alimens qu'elle présente ; un sauvage, pour s'emparer de sa proie, a besoin de se livrer, presque tous les jours, à des courses longues et fatigantes. Le genre d'industrie auquel il se livre, et les privations auxquelles il est condamné, ne seraient pas moins insupportables pour un homme civilisé, que ne le seraient pour lui les travaux auxquels se livrent les habitans de nos campagnes. Dans toutes les positions, c'est donc par son travail que l'homme s'approprie [I-137] les choses dont il a besoin pour exister.
Il suit des observations qui précèdent, que la plus grande partie de la valeur qu'ont les terres chez les nations civilisées, est le résultat de l'action que les hommes ont exercée sur elles, et des progrès de la population. Si une lieue carrée de terre fournit, parmi nous, des moyens d'existence à douze cents personnes, par exemple, onze cents parties de la valeur qu'elle a, sont des produits de l'industrie humaine. Le douze centième qui reste, représente la valeur qu'avait la terre, lorsqu'abandonnée à sa fertilité naturelle, elle servait de retraite aux animaux nécessaires à l'existence d'un seul homme.
Cette différence, entre la valeur primitive du sol et la valeur que lui donnent l'industrie humaine et l'accroissement de la population qui en est la şuite naturelle, est tellement considérable que, pour y croire, il faut en quelque sorte faire violence à son esprit. Cependant, c'est une vérité dont l'évidence ne peut être contestée, quand on observe quelle est la valeur des terres dans les contrées où la civilisation n'a jamais pénétré, et qu'on étudie l'histoire des établissemens formés par des Européens sur des terres qui n'étaient habitées que par des sauvages.
Si ce qui précède ne suffisait pas pour démontrer que les hommes qui, les premiers, ont mis la [I-138] terre en culture, dans quelque pays que ce soit, et qui se la sont ainsi appropriée, n'ont rien ravi à leurs semblables, les chapitres suivans suffiront pour donner à cette vérité le caractère de l'évidence.
[I-139]
La terre est la source féconde qui produit toutes les choses dont nous avons besoin pour nous alimenter, nous vêtir ou nous abriter; mais tant qu'elle reste abandonnée à elle-même, elle ne montre, dans ses productions, aucune préférence particulière pour l'homme. Bien loin de laisser voir pour nous aucune prédilection, la terre inculte ne produit, au contraire, avec une grande abondance, que des végétaux qui ne sauraient immédiatement nous servir d'alimens. Il semble qu'elle est, à notre égard, d'autant plus avare de subsistances, qu'à certaines époques de l'année, elle en est plus prodigue pour la plupart des autres animaux.
Les hommes dont une peuplade est formée, sont donc condamnés à vivre de proie, aussi long-temps que la terre qu'ils occupent, reste sans culture, et qu'ils n'ont pas réduit à l'état de domesticité des animaux propres à les nourrir. Dans une telle situation, [I-140] les seules propriétés individuelles qui existent, sont des instrumens de guerre, de chasse ou de pêche, des dépouilles d'animaux, des cabanes et de petites provisions d'alimens. La terre et les rivières du bassin dans lequel chaque peuplade est renfermée, forment son territoire national, et tant qu'il reste inculte, il n'est pas susceptible d'être divisé.
Il est impossible, en effet, de circonscrire le poisson ou les animaux sauvages dans des propriétés individuelles ou dans les fractions d'un grand bassin; il n'y a pas d'autres moyens de les atteindre que de les poursuivre aussi loin qu'ils peuvent aller. Les limites dans lesquelles le poisson d'eau douce est renfermé, sont nettement déterminées par la nature, et ne sauraient être franchies; pour cette classe d'animaux, il n'y a pas de communication d'un bassin à un autre. Les animaux terrestres se meuvent dans un espace plus étendu; ils peuvent; sans rencontrer d'obstacles, parcourir toute la superficie d'un immense bassin, ou même passer dans un autre. Cependant, comme ils ont leurs habitudes de même que les hommes, et comme ils sont sans cesse ramenés par leurs besoins dans les vallées qui leur offrent des alimens et des abris, les montagnes qui séparent les nations les unes des autres, servent aussi de limite à la plupart des animaux.
[I-141]
Si l'on veut bien concevoir comment une peuplade, même quand elle n'est pas sortie de l'état sauvage, se trouve, en quelque sorte, attachée sur la surface d'un bassin formé par une grande chaîne de montagnes, il faut se représenter le fleuve qui parcourt ce bassin comme un arbre immense dont le tronc repose sur la mer, et dont les branches s'étendent dans les vallées latérales formées par les ramifications des montagnes. Le poisson se place habituellement dans le tronc et dans les branches principales; jamais il ne s'élève jusqu'à l'extrémité des rameaux. Le gros gibier, le seul qui puisse fournir à un certain nombre de familles des alimens suffisans pour subsister, se place dans les vallées, parce que ce n'est que là qu'il trouve d'abondans pâturages, et dé l'eau pour se désaltérer. Les hommes se fixent là où la nature a attaché leurs subsistances.
Tant que la terre est abandonnée à sa fertilité naturelle, et qu'elle n'est utile aux hommes que par les alimens qu'elle fournit à certains animaux, il ne peut donc se former aucune propriété territoriale individuelle. L'espace dont chaque famille a besoin pour subsister, est tellement étendu, qu'on ne saurait le clorre de manière à prévenir la fuite des animaux qui s'y trouveraient renfermés; et par conséquent, la jouissance du territoire entier reste commune à toutes les familles dont la horde ou la peuplade se compose. Non-seulement la jouissance [I-142] en est commune, mais les individus ne parviennent à se procurer des subsistances qu'autant qu'ils vont ensemble à la poursuite du gibier. S'ils ne se réunissaient pas pour le cerner, le poursuivre, ou l'engager dans d'étroits défilés, jamais ils ne parviendraient à s'en rendre maîtres. Même dans l'état le plus barbare, les hommes ne peuvent se conserver qu'au moyen d'associations, dans lesquelles ils mettent en commun leurs forces, leur adresse et leur intelligence [40].
On a vu, par ce qui précède, que, dans l'état de barbarie, il faut à un homme pour subsister un peu plus d'une lieue carrée de terrain, et qu'il en faut, par conséquent, à une peuplade un peu nombreuse une étendue immense; que chaque peuplade s'arrête naturellement devant les barrières qui servent de limites à ses subsistances, et qu'elle parcourt tout le bassin dans lequel elle s'est développée ; que ; que la terre reste une propriété commune à toutes les familles auxquels elle fournit des moyens d'existence, et ne peut être partagée que par la culture; enfin, , que les hommes qui vivent dans le même bassin, sont obligés de s'associer entre eux pour se rendre maîtres des animaux dont ils peuvent se nourrir.
[I-143]
Il reste maintenant à observer comment des fractions du territoire national en sont détachées pour être converties en propriétés privées; il reste surtout à démontrer comment les hommes qui renoncent à vivre de proie pour s'attacher à la culture, peuvent s'approprier une certaine étendue de terre sans rien ravir à personne, et même en rendant de grands services à leurs semblables.
Si des hommes policés qui sont armés de tous les moyens que peut fournir une civilisation avancée; qui sont pourvus d'instrumens puissans pour abattre des arbres ou défricher la terre; qui possèdent des semences de toute espèce et des provisions pour plus d'une année, rencontrent des difficultés sans nombre, et sont obligés de se livrer à des travaux fatigans, quand ils veulent mettre en culture des terres marécageuses ou couvertes d'arbres et de broussailles, comment des sauvages, qui n'avaient pour instrumens de culture que leurs mains, des pierres et des branches d'arbres, et qui, pour vivre, étaient obligés de poursuivre leur proie dans les forêts, ont-ils pu mettre la terre en état de culture? comment ont-ils pu garantir leurs premières récoltes de l'invasion des animaux et du pillage de leurs semblables?
Je ne me suis pas proposé de donner ici l'histoire particulière des peuples qui les premiers se sont avancés dans la carrière de la civilisation; je [I-144] n'ai point par conséquent à rechercher quels ont été les premiers instrumens à l'aide desquels les hommes sont sortis de la barbarie, ni à décrire les travaux et les souffrances des premiers cultivateurs. Des recherches de cette nature ne nous donneraient, sur un grand nombre de points, que des résultats fort incomplets, fort vagues, et, par conséquent, peu satisfaisans. Ce que nous avons à observer ici, ce sont les obstacles qui résultent de la nature des choses, les moyens naturels que les hommes ont eus pour les vaincre, et les résultats qu'ont produits leurs efforts.
Partout où il a été possible d'observer des peuples au moment où ils commençaient à sortir de la barbarie, on a vu que les hommes se livraient en commun à la culture de la terre; que les produits en étaient déposés dans des magasins publics, et que chaque famille en recevait ensuite à raison de ses besoins. Cette communauté de travaux et de biens fut observée par les Romains chez plusieurs peuples germaniques; elle le fut également chez les peuplades du nord de l'Amérique par les premiers voyageurs qui les visitèrent; les Anglais qui fondèrent l'état de Virginie, furent obligés de recourir au même moyen, pour mettre la terre en état de culture, et c'est probablement ainsi que l'appropriation individuelle de la terre a commencé dans tous les pays.
[I-145]
Dans l'état de barbarie, les individus qui appartiennent à la même peuplade ne diffèrent guère les uns des autres que par l'âge et le sexe, ou par un peu plus ou un peu moins de force ou de beauté. Obligés de s'associer pour se procurer les alimens que la nature leur présente, et nul ne pouvant en faire une grande provision sans le secours de ses semblables, ils éprouvent tous la même disette, ou jouissent de la même abondance. Il est donc impossible qu'un homme possède une grande quantité de subsistances, tandis que d'autres sont condamnés par le besoin à se livrer à des occupations fatigantes. Dans un tel état, nul n'est assez riche pour acheter le travail d'un autre, et tous sont assez pauvres pour être obligés de se livrer au travail pour se procurer leur subsistance.
D'un autre côté, un homme qui agirait seul pour arracher des arbres et défricher la terre, serait si faible; il lui serait si difficile de se procurer les subsistances dont il a chaque jour besoin, et de se livrer en même temps à un travail qui ne doit lui fournir des alimens qu'au bout d'une année; enfin, en supposant qu'il lui fût possible de mettre un petit espace de terre en culture, il lui serait si difficile de mettre sa récolte à l'abri des animaux ou même de ses semblables, qu'il est impossible de concevoir qu'au milieu d'une peuplade barbare, un individu se livre seul à la [I-146] culture; il faut que tous les hommes réunissent leurs efforts pour cultiver un champ comme pour cerner une troupe d'animaux, et c'est, en effet, ce qu'on a observé dans les pays qui commençaient à sortir de la barbarie.
Toutes les fois qu'une industrie ne procure pas immédiatement des moyens d'existence aux personnes qui s'y livrent, elle ne peut être exercée que par les hommes qui possédent assez de provisions pour vivre jusqu'à ce que les produits de leur travail soient terminés. Jamais les Européens ne seraient parvenus à fonder des colonies dans des contrées incultes, si les hommes qu'ils y envoyaient n'avaient eu pour exister et pour se livrer à la culture, que les ressources qui leur étaient offertes par le sol dont ils allaient s'emparer. Parmi nous, un fermier ne parvient à obtenir une récolte de sa ferme, qu'en fournissant aux personnes qu'il emploie, des semences, des engrais, des instrumens d'agriculture, et des moyens de se vêtir, de se loger, de se nourrir. Chacun de ses ouvriers ou de ses domestiques a, dans la récolte qu'il contribue à faire croître, une part proportionnée aux services qu'il rend; mais cette part lui est payée en très-grande partie par anticipation: c'est le chef de l'entreprise qui lui en fait l'avance.
Il faut de même qu'une peuplade qui veut mettre en culture une partie du territoire qu'elle [I-147] occupe, ait des provisions pour subsister pendant le travail. Elle est obligée de faire deux parts de son temps; elle doit en consacrer une à s'emparer des subsistances que lui présente la nature inculte; elle doit consacrer l'autre à rendre la terre fertile, ou pour mieux dire, à la diriger dans ses produits. Dans les contrées où la civilisation commence à se développer, ce sont les hommes qui donnent à la terre sa première préparation; ce sont eux qui en font disparaître les arbres, les broussailles et tout ce qui peut nuire au développement des plantes qu'ils se proposent de multiplier. Quand ils ont exécuté ces travaux, qui sont toujours les plus pénibles, ils abandonnent à leurs femmes les soins ordinaires de la culture, et retournent à la poursuite du gibier ou de leurs ennemis.
Nous avons vu que toute nation, qu'elle soit barbare ou civilisée, a un territoire sur lequel elle s'est développée, et qui forme sa propriété nationale; nous avons vu que cette propriété est un fait reconnu, et qu'il devient d'autant plus incontestable que la civilisation fait plus de progrès. Nous avons observé, d'un autre côté, que, suivant les lois de notre nature, un homme ne peut être la propriété d'un autre; que sa personne n'appartient qu'à lui-même, et que toute valeur qu'il crée n'appartient également qu'à lui, [I-148] s'il ne l'a point aliénée. Ces faits étant reconnus, rien n'est plus facile que de concevoir comment se forment les propriétés individuelles qui consistent en fonds de terres.
Supposons qu'un certain nombre d'hommes, à force d'économies, de soins et de fatigues, parviennent à mettre en culture une certaine étendue de terre; qu'ils l'environnent de haies ou de fossés; qu'ils y construisent des magasins ou des habitations; qu'ils y sèment des grains ou des légumes; qu'ils y fassent croître des arbres à fruits; qu'ils y élèvent des animaux; enfin qu'ils la rendent assez fertile pour qu'elle assure à eux et à leurs familles des moyens suffisans d'existence.
Il est évident qu'en agissant ainsi, ils ne ravissent rien aux hommes étrangers à leur nation, puisque nous admettons l'existence d'un territoire national. Ravissent-ils quelque chose à leurs compatriotes? Au contraire, ils leur abandonnent la plus grande partie des terres qui leur était auparavant nécessaires pour exister. Quand ils étaient réduits à vivre de poisson ou de gibier, il fallait à chacun d'eux, pour subsister, plus d'une lieue carrée de terrain. Si, par leur travail, ils obtiennent de la millième partie de cette étendue, plus de subsistance que ne pouvait en produire la totalité, il est évident qu'ils abandonnent neuf cent quatre-vingt-dix-neuf parties de leur propriété primitive. [I-149] L'appropriation de la terre par la culture, bien loin d'être une usurpation sur la propriété d'autrui, a donc pour résultat de réduire l'homme qui passe à l'état d'agriculteur, à un espace infiniment plus étroit, et d'augmenter ainsi l'espace réservé aux autres, de tout ce qu'il abandonne. L'étendue qui suffisait à peine pour faire vivre dix hommes dans un état habituel de détresse, donnera des moyens d'existence à dix mille cultivateurs intelligens.
Un espace de terre déterminé ne peut produire des alimens que pour la consommation d'un homme pendant une journée. Si le possesseur, par son travail, trouve le moyen de lui en faire produire pour deux jours, il en double la valeur. Cette valeur nouvelle est son ouvrage, sa création; elle n'est ravie à personne : c'est sa propriété. Si, au lieu de la doubler, il la décuple, s'il la rend mille fois plus grande, elle n'en sera pas moins une chose qui lui sera propre. Donner à un arpent de terre la puissance de produire comme cent, ou en centupler l'étendue sans en accroître la fertilité, c'est à peu près la même chose. La première opé ration serait même plus avantageuse que la seconde; car elle donnerait plus de facilité de faire la récolte et d'en prendre soin. Les hommes qui, par les capitaux qu'ils ont cumulés et par leur industrie, rendent la terre plus fertile, ne sont donc pas [I-150] moins utiles à leurs semblables que s'ils en créaient une nouvelle étendue. S'ils parviennent à fertiliser une terre qui ne produisait absolument rien, ou qui même était funeste, comme certains marais, ils créent par cela même la propriété tout entière[41].
Ce qui rend si difficile l'appropriation de la terre par la culture, dans les contrées entièrement sauvages, ce ne sont pas seulement les obstacles que présentent les arbres qu'il faut abattre, les broussailles qu'il faut détruire, la terre qu'il faut défricher; c'est surtout la difficulté d'avoir des subsistances pendant le travail, et jusqu'au mo ment où la terre cultivée nourrisse elle-même le cultivateur. Aussi, du moment qu'un certain espace de terre a été mis en état de culture, et qu'il fournit aux travailleurs des alimens suffisans pour vivre d'une récolte à l'autre, les terres voisines acquièrent par ce seul fait une certaine valeur; elles peuvent être plus aisément cultivées. Ce [I-151] phénomène est surtout frappant aux États-Unis; à mesure que la culture avance vers les terres non cultivées, ces terres augmentent graduellement de prix, quoique aucun travail n'y soit exécuté.
Il résulte de là une conséquence qui mérite d'être remarquée. J'ai fait voir que l'homme qui passe de la vie sauvage à la vie agricole, et qui convertit par la culture une fraction du territoire national en propriété privée, loin de commettre une usurpation, renonce à la partie la plus considérable de sa propriété primitive. Je dois maintenant ajouter qu'en mettant en culture une fraction de cette propriété primitive, il accroît la valeur de toutes les terres qui environnent la sienne, et qu'il augmente ainsi les richesses de ses concitoyens, sans qu'ils se donnent aucune peine. Cet accroissement de la valeur d'un fonds de terre, qui résulte de l'augmentation de valeur donnée par l'industrie aux terres environnantes, est quelquefois tellement considérable, qu'on refuserait d'y croire, si l'on n'était pas convaincu par l'évidence des faits.
Dans certains quartiers de Paris, par exemple, dix mètres carrés de terrain sur lesquels il n'existe aucune construction, valent environ cinq ou six mille francs, tandis que dans d'autres ils ne valent que deux ou trois cents francs, et qu'à quelque distance de la ville, la même étendue de terrain, prise dans les champs, ne vaudrait pas plus de sept [I-152] ou huit francs. D'où vient cette différence de valeur entre des terrains égaux en étendue? d'une seule circonstance, de ce que les terrains qui environnent le premier, sont devenus des propriétés considérables par les constructions dont ils ont été couverts. Chaque maison qui a été bâtie sur un terrain, a augmenté de quelque chose la valeur du terrain voisin; et c'est ainsi que de proche en proche, un fonds qui n'avait qu'une petite valeur, quand il était environné de champs ou de prairies, est devenu une propriété considérable, du moment qu'il s'est trouvé au milieu d'une ville populeuse.
Mais puisqu'un fonds de terre peut acquérir une grande valeur, par suite de la valeur donnée aux terres voisines, les hommes qui, par leur industrie, créent celle-ci, ne seraient-ils pas fondés à revendiquer l'accroissement que subit celle-là? Il y a toujours action et réaction dans cet accroissement de valeurs ou de propriétés; si mon voisin augmente la valeur du sol qui m'appartient, quand il construit une maison sur le sien; j'augmente à mon tour la valeur de sa maison en en construisant une sur le mien. Il serait d'ailleurs impossible, ou du moins excessivement difficile de constater l'accroissement qu'un homme fait éprouver aux terres qui environnent la sienne, quand il y ajoute quelque valeur.
[I-155]
Chez toutes les nations, même chez les plus civilisées, il existe toujours une certaine étendue de terres qui restent la propriété indivise des habitans d'une commune, d'une province ou de l'état. Ces propriétés sont généralement administrées par des délégués qui en perçoivent les revenus pour la masse des propriétaires, et qui les emploient dans son intérêt. Si, sans éprouver aucune modification, ces propriétés augmentent de valeur, par suite de l'accroissement que l'industrie fait éprouver aux propriétés individuelles, il est évident que l'augmentation de la première tourne au profit de tous ceux qui en sont les auteurs. Aux États-Unis, quand la culture approche d'un territoire occupé par des sauvages, le Gouvernement achète une partie de ce territoire et le revend ensuite à des particuliers. La valeur que ces terres ont, ou qu'elles acquièrent avant que d'être cultivées, résulte évidemment des progrès faits par les citoyens des États-Unis. Aussi, c'est au profit de ceux qui ont contribué à leur donner cette valeur que le prix de la revente est employé.
Dans une contrée entièrement sauvage, le nombre des animaux que la terre peut supporter, est réglé par la quantité de subsistances qu'elle leur offre pendant la saison la plus rigoureuse de l'année, et le nombre des hommes, par la quantité d'animaux que la terre leur fournit annuellement. [I-154] Du moment que ce terme est atteint, la population cesse de s'accroître, puisque ses moyens d'existence ne peuvent pas augmenter; mais aussitôt que les subsistances se multiplient par la culture, la population augmente dans la même proportion. Si la terre qui fournissait des alimens à une famille de chasseurs, par exemple, est graduellement mise en culture, la population qui n'était que de cinq ou six individus, pourra se multiplier jusqu'au nombre de cinq ou six mille. Or, lorsqu'une population s'est ainsi développée par la culture d'une certaine étendue de terre, elle considère ces terres comme ses propriétés, de la même manière qu'une nation considère comme son territoire national le bassin dans lequel elle s'est formée. Elle périrait en fort peu de temps, si elle était repoussée sur des terres incultes, ou si ces champs étaient ravagés à mesure qu'elle cherche à les rendre fertiles.
Dans l'enfance de la civilisation, nul n'ayant sur les autres de grands avantages de fortune, les hommes sont obligés de mettre en commun leur intelligence, leur force, leur adresse, pour cultiver la terre, et ils en partagent ensuite les produits. Dans les pays où le travail et l'économie ont déjà cumulé des richesses plus ou moins considérables entre les mains d'un certain nombre de personnes, les choses semblent se passer différemment; cependant, quand on les observe de près, [I-155] les différences sont plus dans les apparences que dans la réalité. Toutes les fois qu'il y a liberté, il y a échange de travaux et de services, quel que soit d'ailleurs l'état de la civilisation; un exemple suffira pour le faire voir, en même temps qu'il démontrera comment des propriétés foncières se forment au sein même des nations les plus civilisées.
La France, considérée comme nation, a un territoire qui lui est propre. Il existe, au milieu de ce teritoire, des espaces de terre fort étendus, qui n'ont pas été convertis en propriétés individuelles. Ces terres, qui consistent généralement en forêts, appartiennent à la masse de la population, et le gouvernement, qui en perçoit les revenus, les emploie ou doit les employer dans l'intérêt commun. Qu'elles soient mises en vente, et qu'un homme industrieux en achète une partie, un vaste marais, par exemple; il n'y aura point ici d'usurpation, puisque le public auquel la terre appartenait incontestablement, en reçoit la valeur exacte par les mains de son gouvernement, et qu'il est aussi riche après la vente qu'il l'était auparavant.
Des ouvriers sont employés à dessécher ce marais, à en arracher les arbres et les broussailles, en un mot à nettoyer le sol; ils en accroissent la valeur, ils en font une propriété plus considérable. La valeur qu'ils y ajoutent leur est payée par les [I-156] alimens qui leur sont donnés et par le prix de leurs journées : elle devient la propriété du capitaliste.
D'autres ouvriers sont employés à construire des bâtimens; les uns tirent la pierre de la carrière, les autres la transportent, d'autres la taillent, d'autres la mettent en place. Chacun d'eux ajoute à la matière qui lui passe entre les mains, une certaine valeur, et cette valeur, produit de son travail, est sa propriété. Il la vend, à mesure qu'il la forme, au propriétaire du fonds, qui lui en paie le prix en alimens ou en salaires.
Des opérations semblables se répètent pour la charpente, pour les ferrures, enfin pour tous les objets nécessaires à une maison : chaque classe d'ouvriers prend certaines matières dans un état où elles ont peu ou point de valeur, et leur donne une certaine utilité dont il reçoit le prix.
La pierre avant d'être tirée de la carrière, le fer avant d'être extrait de la mine, le bois avant d'être enlevé de la forêt, étaient, en effet, des propriétés infiniment petites. Si l'industrie en fait une belle maison et des bâtimens propres à l'exploitation d'une ferme, elles deviennent une propriété considérable; mais la valeur en est distribuée à chacun de ceux qui concourent à la créer.
Après avoir fait nettoyer le sol et construire des bâtimens, le propriétaire du fonds achète des instrumens d'agriculture, des semences, des fourrages, [I-157] des animaux pour l'exploitation. Ce sont des propriétés nouvelles qu'il acquiert; mais il ne les obtient qu'en donnant en échange des valeurs égales, c'est-à-dire en livrant des propriétés équivalentes. Il n'y a point d'usurpation de sa part; personne n'a rien perdu.
Si, quand l'opération est terminée, le capitaliste a dépensé une somme de deux cent mille francs, et s'il a obtenu une propriété qui lui donne huit mille francs de rente, il est exactement dans la même position que s'il avait acheté une terre qui lui aurait donné quatre pour cent de son capital; mais le résultat n'est pas le même relativement aux diverses classes de la société ; il est infiniment plus avantageux pour un grand nombre de personnes.
Il est évident d'abord que, par la transformation d'un marais en une terre fertile, aucun membre de la société n'a rien perdu, et que ceux qui, par leur industrie, ont concouru à la produire, non-seulement ont vécu pendant l'opération, mais ont pu faire quelques économies; or, il n'est personne qui ne sache que la plupart des hommes ne peuvent vivre qu'en échangeant leur travail contre leur subsistance.
En second lieu, quand une terre inculte est convertie une ferme, il se forme sur le champ une famille de fermiers, et comme il faut à cette [I-158] famille des domestiques ou des ouvriers qui l'aident dans son travail, cette classe de la population s'accroît dans la mesure des moyens d'existence qui lui sont offerts [42].
En troisième lieu, les hommes qui sont employés à la culture d'une ferme, ne consomment pas tous les alimens qu'elle produit; ils ont besoin de vêtemens, de linge, d'instrumens d'agriculture; et ils obtiennent ces divers objets au moyen d'une partie de leurs propres produits : une terre mise en culture est donc un débouché ouvert pour l'industrie manufacturière et pour le commerce; il suit de là que la population industrieuse des villes s'accroît par la culture, en même temps que celle des campagnes.
Il faut ajouter à ces divers avantages qui résultent de la création d'une propriété foncière, ceux qui en résultent pour le propriétaire et pour sa famille. Ceux-ci ne consistent pas seulement dans la jouissance du revenu que la terre produit; ils consistent, en outre, dans la considération qui [I-159] s'attache à ce genre de propriété, dans l'influence qu'elle donne, et surtout dans la sécurité qu'elle produit pour les familles, relativement à leurs moyens d'existence.
Si donc nous admettons comme un principe incontestable, que toute valeur appartient à celui qui l'a crée, il s'en suivra que les hommes qui, par la culture, ont converti en propriétés individuelles une partie du territoire national sur lequel ils s'étaient formés, n'ont rien ravi à personne, et que loin de commettre une usurpation, ils ont puissamment contribué au bien-être de leurs semblables.
Quand on jette un regard superficiel sur la société même la mieux organisée, et qu'on voit à côté d'un grand nombre d'hommes qui vivent du produit de leurs terres, un nombre plus grand encore qui n'ont pour vivre que les produits de leur travail de chaque jour, on est tenté de considérer les premiers comme d'adroits usurpateurs, et les seconds comme des dupes ou des victimes; on demanderait volontiers que les parts fussent faites de nouveau, afin que chacun eût la sienne.
Cette injustice apparente s'évanouit, au moins en grande partie, lorsqu'on admet en principe que tout homme est le propriétaire des valeurs qu'il a créées; lorsqu'on observe la manière dont les propriétés se forment, et la marche que suivent [I-160] les diverses classes de la population dans leur accroissement. Les fortunes nées de la fraude ou de la violence sont les seules que la morale et la justice puissent condamner [43].
On a vu, par ce qui précède, comment ont été formées les propriétés individuelles qui consistent en fonds de terre ou en bâtimens; mais on n'a pu voir quels sont les travaux, les fatigues, les dangers auxquels il faut se livrer, pour mettre en état de culture des contrées désertes et sauvages. Les voyageurs qui ont le mieux observé les mœurs des peuples les moins éloignés de la barbarie, n'ont pas su ou n'ont pas voulu nous apprendre par quels moyens et à quel prix ces peuples parvenaient à cultiver la terre. Nous pourrons nous en former une idée, en observant comment plusieurs peuples d'Europe sont parvenus à fonder [I-161] des colonies dans des contrées où la civilisation n'avait jamais pénétré. On verra, par cette exposition, que, si l'homme crée la valeur des terres qu'il s'approprie, ce n'est qu'en se livrant à des soins, à des fatigues, et souvent même à des dangers très-grands.
[I-162]
VERS la fin du quinzième siècle, un monde nouveau s'ouvrit tout à coup aux yeux des peuples d'Europe, par une suite naturelle des progrès de la navigation.. Ces peuples ne reconnaissaient des droits qu'aux chrétiens; ils considéraient les hommes qui se trouvaient en dehors du christianisme, comme des ennemis de leur culte, dévoués à la destruction ou à la servitude. Ceux d'entre eux qui étaient les plus habiles dans les arts de la navigation et de la guerre, se précipitèrent donc sur les nations les plus opulentes qui n'étaient pas chrétiennes, pour les asservir, et les dépouiller de leurs richesses. Les autres s'emparèrent du territoire de quelques peuplades qui commençaient à peine à sortir de l'état sauvage, et qui vivaient, en grande partie, des animaux qu'ils prenaient dans les forêts.
Je n'ai pas à m'occuper ici des richesses ou des propriétés acquises à cette époque par l'asservissement et la spoliation de peuples qui, par leur industrie, étaient déjà parvenus à un certain [I-163] degré de prospérité; ce fut un immense déplacement de richesses, et non une formation nouvelle de propriétés. Les terres occupées par des peuplades de sauvages étaient sans doute aussi leurs propriétés, puisque ce n'est que par elles que les hommes auxquels elles fournissaient des moyens d'existence s'étaient formés et pouvaient continuer de vivre; mais ces propriétés qui formaient leur territoire national, n'avaient reçu de l'industrie humaine aucun accroissement de valeur. Elles peuvent donc nous donner le moyen d'apprécier le genre de services que la terre rend à l'homme, dans les contrées où l'industrie humaine ne lui a point donné d'utilité, et les obstacles qu'il faut vaincre pour la mettre en culture.
Lorsque l'Amérique eut été découverte, les navigateurs de toutes les nations se dirigèrent vers cette partie du monde, et y trouvèrent des territoires d'une immense étendue, qui leur parurent entièrement inoccupés. La terre était à leurs yeux une chose aussi commune que l'eau de la mer; chacun pouvait, à ses risques et sans nuire à autrui, aller en cultiver autant que ses besoins en demandaient. Personne cependant ne se hâta d'aller faire sa fortune en établissant de vastes domaines dans des pays où la civilisation n'avait jamais pénétré. Il semble que tout le monde prévoyait que des contrées désertes ne pouvaient être mises en état [I-164] de culture par des efforts individuels, et sans le secours d'immenses richesses.
En 1663, le gouvernement français séduit par l'étendue et la fertilité de ces terres, prit la résolution d'établir dans la Guiane une puissante colonie. Il fit préparer des vaisseaux; il les remplit de provisions, de semences de toute espèce, d'instrumens d'agriculture, et de tentes pour abriter les travailleurs. Douze mille hommes vigoureux, habitués à la fatigue et à la sobriété, furent embarqués, et, après une navigation heureuse, arrivèrent au lieu de leur destination.
Placés en présence d'un territoire immense que personne ne leur disputait, pourvus de vivres et d'instrumens d'agriculture, ils n'avaient qu'à se partager la terre pour se former de vastes domaines. Cependant qu'arriva-t-il? En peu de temps, la pluie, la fatigue, et surtout l'insalubrité de l'air, eurent fait périr dix mille hommes dans les horreurs du désespoir. Les deux mille qui restaient, découragés par les travaux excessifs auxquels il fallait se livrer pour donner à la terre quelque valeur, s'estimèrent heureux d'être ramenés en France. Ils Pensèrent qu'il était plus avantageux pour eux de faire le métier de manoeuvre au sein d'une nation civilisée, que de s'approprier une grande étendue de terre dans une contrée sauvage.
On sacrifia, dans cette expédition, en vivres, en [I-165] semences, en instrumens d'agriculture, une somme de vingt-six millions de livres tournois, qui représente une valeur de plus de cinquante millions de francs au temps où nous vivons; dix mille hommes y perdirent la vie, et, après ces énormes sacrifices, il ne resta pas, en fonds de terre, une valeur suffisante pour tenter des hommes qui n'avaient que leurs bras pour toute fortune [44].
Les Anglais avaient déjà fait, à cette époque, des expériences analogues. Ayant découvert, en 1584, cette partie de l'Amérique qui compose aujourd'hui l'état de Virginie, ils voulurent y former un établissement. Plusieurs personnes puissantes par leur crédit et par leurs richesses, y envoyèrent, sous la direction de Ralegh, sept petits navires et cent quatre-vingts hommes, pour cultiver la terre dont ils allaient prendre possession. Après un séjour de neuf mois, tous allaient être emportés par la famine, lorsqu'un navire arriva d'Angleterre, et leur porta des vivres. Ils furent ramenés dans leur pays natal: parmi eux, il ne se trouva pas ún homme qui fût séduit par l'espérance de devenir propriétaire d'un riche domaine.
Quelques années plus tard, le même projet fut repris. On expédia trois navires avec une colonie [I-166] plus forte que la première. Les colons furent pourvus d'armes, de vivres, de semences, d'instrumens d'agriculture, enfin de tous les objets nécessaires à leur établissement. Lorsqu'ils virent les travaux auxquels ils avaient à se livrer pour arracher à la terre des produits propres à leur servir d'alimens, ils craignirent de manquer de vivres, et ils supplièrent leur commandant de retourner en Angleterre pour leur en apporter. Il partit ; mais avant son retour, la famine, les maladies et les sauvages les avaient tous détruits.
Vingt années s'écoulèrent sans qu'il se rencontrât personne qui voulût former une tentative nouvelle. En 1607, une troisième expédition fut envoyée sur la même terre; et comme les précédentes, elle se pourvut de tout ce qu'elle jugea nécessaire à l'établissement d'une colonie. Arrivés sur le continent américain, les colons se mirent à l'ouvrage; mais, avant que la terre eût rien produit, les vivres commencèrent à devenir rares. Les exhalaisons d'une terre nouvellement cultivée, la chaleur et l'humidité du climat, et le défaut de subsistances, amenèrent des maladies. Avant le commencement de septembre, la moitié de la colonie avait péri; l'autre moitié n'avait plus ni force ni courage.
Le chef des colons, nommé Smith, parvint cependant à leur rendre l'espérance; mais ayant [I-167] été pris par les sauvages, la colonie fut presque entièrement ruinée pendant son absence. A son retour, elle ne consistait plus qu'en trente – huit personnes qui voulaient retourner en Angleterre. Cependant, par ses prières, ses caresses, ses menaces, il parvint à les retenir jusqu'à l'arrivée d'un vaisseau qui leur apporta des provisions, et leur amena un renfort de nouveaux colons.
L'espérance revint avec les forces on se remit au travail. Les colons ayant fait la paix avec les sauvages, les déterminèrent à leur vendre une partie de leurs subsistances; car les sauvages se livraient à la culture avant l'arrivée des Européens. La désunion se mit de nouveau entre les indigènes et les colons: ceux-ci cessèrent de recevoir des secours des premiers, et la famine ne tarda pas à se manifester. Les colons tuèrent d'abord les animaux qu'ils avaient amenés dans le dessein de les multiplier: cette ressource épuisée, ils se nourrirent de racines nauséabondes. Enfin, ils furent réduits à manger les cadavres des Indiens qu'ils parvenaient à tuer, et ceux même de leurs compatriotes que la famine ou les maladies avaient emportés. La colonie, qui était de cinq cents personnes, fut en peu de temps réduite à soixante, qui n'avaient plus que quelques jours à vivre, lorsque de nouveaux secours arrivèrent d'Europe. Les navigateurs qui les leur apportaient, et qui croyaient trouver une colonie florissante, [I-168] en voyant le teint livide, les corps décharnés de ce petit nombre d'individus, les prirent pour des spectres ou des cadavres ambulans. Cependant, depuis la prise de possession, deux années s'étaient écoulées.
Enfin, les colons parvinrent à tirer du sol les alimens qui leur étaient rigoureusement nécessaires pour vivre; mais ce ne fut qu'en 1612, c'est-à-dire cinq années après leur établissement. Jusque-là, ce fut la mère-patrie qui leur fournit des moyens d'existence. Pour mettre la terre en état de culture ils ne commencèrent point par se la partager; chacun d'eux ne cultiva point un champ en particulier. Ils mirent leurs forces et leur intelligence en commun, et les produits de la terre furent enfermés dans un grenier public. S'ils s'étaient divisé la terre, et si chacun avait voulu ne travailler que pour lui, jamais ils ne seraient parvenus à rendre le sol fertile.
La compagnie qui fonda cet établissement, dépensa, dans un espace de seize années, une somme de cent cinquante mille livres sterling, et y envoya neuf mille personnes. Au bout de ce temps, en 1624, la colonie n'était composée que de deux mille individus; et, après avoir prélevé sa subsistance, elle n'exportait que pour vingt mille livres sterling de ses produits. Ainsi, pour obtenir les alimens nécessaires à deux mille personnes, et la valeur de [I-169] vingt mille livres sterling d'exportation, il avait fallu sacrifier un capital énorme, et la vie de sept mille hommes.
Si maintenant l'on veut connaître la valeur primitive de la terre dont les premiers colons s'emparèrent, il faut mettre d'un côté le capital employé à la culture, les intérêts de ce capital, et le prix de la main-d'oeuvre des travailleurs; il faut mettre de l'autre côté la valeur des subsistances consommées et celle des exportations, ou pour mieux dire, un capital dont les intérêts seraient égaux aux valeurs exportées; il faut voir ensuite de combien la seconde somme excède la première. Si ce calcul était fait avec soin, on trouverait que la valeur de la terre était excessivement petite [45].
Les persécutions religieuses dont l'Angleterre fut le théâtre, poussèrent dans la partie septentrionale de l'Amérique, un grand nombre d'hommes énergiques et industrieux, qui possédaient tous quelques richesses, et dont quelques-uns avaient même de grandes fortunes. La force qu'il trouvèrent dans l'enthousiasme religieux, et les nombreuses ressources qu'ils emportèrent de leur pays natal, furent pour eux des moyens puissans de vaincre les obstacles que leur présentait la nature. [I-170] Cependant, les difficultés qu'ils trouvèrent à mettre le sol en état de culture, furent si grandes, que beaucoup d'entre eux succombèrent sans les avoir vaincus. Dans le premier hiver, la moitié des colons qui avaient passé dans la Nouvelle-Angleterre, périrent de fatigue, de misère, ou par suite des rigueurs du climat [46].
Quand le gouvernement anglais voulut, en 1788," fonder une colonie dans cette partie du monde qu'on appelait alors la Nouvelle- Hollande, et qu'on nomme aujourd'hui l'Australe-Asie, il fournit en abondance aux colons des instrumens d'agriculture, des semences, des subsistances et des animaux domestiques de toute espèce. La première année, les colons furent nourris aux frais de la métropole; ils reçurent ensuite une demi-ration pendant dix-huit mois; enfin, ce ne fut que la septième année après leur établissement, qu'ils purent pourvoir par eux-mêmes à leurs besoins. Les hommes que le gouvernement avait envoyés la première année dans cette contrée, étaient, pour la plupart, des gens endurcis au travail et habitués aux privations. Néanmoins, quoique le climat fût très-doux, [I-171] ils furent obligés de se livrer à des travaux excessifs, pour donner à la terre quelque valeur [47].
Les Hollandais ne parvinrent à fonder une colonie au cap de Bonne-Espérance qu'en faisant des sacrifices immenses. Non-seulement ils offrirent gratuitement de la terre aux hommes qui voudraient aller s'y fixer, ils donnèrent à ceux qui acceptèrent leurs offres, des instrumens d'agriculture, des semences, des subsistances pendant un certain temps. Comme leurs propositions ne pouvaient être acceptées que par des hommes qui n'avaient aucun moyen d'existence, ils leur donnèrent [I-172] pour compagnes des femmes tirées des maisons de travail. Enfin, ils prirent envers eux l'engagement de les ramener dans leur patrie, si, au bout de trois ans, ils jugeaient à propos d'y retourner; et, dans ce cas, chacun devait avoir la faculté de disposer de la propriété qu'il aurait formée. Il est prouvé, dit un historien, que, pour fonder cette colonie, quarante-six millions furent dépensés dans l'espace de vingt ans [48].
Une compagnie française, ayant obtenu du gouvernement la concession de la Guadeloupe, de Mari-Galante et de Sainte-Lucie, forma quelques établissemens dans ces îles. Elle ne tarda pas à s'apercevoir que la possession lui en était plus onéreuse que profitable. En 1649, elle les vendit à un nommé Boissent pour la somme de 75,000 livres. L'année suivante, la Martinique, Sainte-Lucie et la Grenade furent vendues à Duparquet pour la somme de 60,000 livres. Les îles de Saint-Christophe, Saint-Martin, Saint-Barthélemi, SainteCroix et la Tortue furent vendues, en 1651, pour le prix de 120,000 livres. Les acquéreurs de ces îles devaient y jouir de l'autorité la plus étendue; non-seulement ils avaient la disposition du terrain, mais ils en avaient la souveraineté. Ils nommaient [I-175] à tous les emplois civils et militaires; ils pouvaient faire grâce à ceux que leurs délégués avaient condamnés à mort [49].
Pour se faire des idées exactes de la valeur que les terres avaient dans ces îles, vers le milieu du dix-septième siècle, une simple opération suffit: il ne faut que comparer l'étendue des terres vendues au prix pour lequel elles furent livrées. Les trois îles de la Martinique, de Sainte-Lucie et de la Grenade, furent données pour 60,000 livres. L'étendue de la première est de 127,285 hectares suivant Malte-Brun. En comptant pour rien la Grenade, et Sainte-Lucie qui a cependant près de cinquante lieues carrées, on donnait un hectare de terre pour quelques sous.
Le gouvernement portugais a toujours été fort libéral de terres dans le Brésil; les colons qui ont voulu en obtenir, n'ont pas eu d'autres frais à faire que de les demander; jamais on ne les leur a vendues [50]. Le gouvernement français a tenu la même conduite au Canada, aussi long-temps que cette contrée est restée sous sa domination. La seule condition qu'il ait mise aux concessions qu'il a faites, a été d'exiger que les terres concédées fussent mises en état de culture dans un temps donné; [I-174] mais jamais il n'a tenu à l'accomplissement de cette condition [51].
Cependant le gouvernement des États-Unis vend les terres que les indigènes lui ont cédées. Ces terres ne sont quelquefois vendues qu'à raison d'un centième de dollar par acre (un peu plus d'un sou [52]). Quelquefois aussi elles sont vendues un peu plus ou un peu moins d'un dollar l'acre, selon qu'elles sont plus ou moins éloignées des pays cultivés. Cette valeur est, en grande partie, le résultat des travaux exécutés sur les terres voisines. On a déjà vu, dans le chapitre précédent, en effet, que les terres incultes augmentent de valeur à mesure que des populations civilisées s'étendent vers elles. La raison en est que la culture en devient moins difficile, et qu'on trouve plus aisément à échanger les produits qu'on en retire, contre d'autres produits.
Toutes ces terres, qui n'avaient presque point de valeur, quand elles n'étaient parcourues que par des tribus sauvages, sont devenues des propriétés précieuses, à mesure que l'industrie humaine les a fertilisées. La Martinique, vendue en 1650 pour une somme de trente ou quarante mille francs, exportait en 1775 pour près de dix-neuf millions de ses produits Des terres, qui n'auraient coûté [I-175] que quelques centimes il y a un siècle et demi, ou qui même n'auraient pas trouvé d'acquéreurs, parce qu'on jugeait qu'elles n'avaient aucune valeur, vaudraient aujourd'hui plusieurs millions. Ce phénomène, que des hommes qui vivent encore ont observé sur une grande partie de l'Amérique et dans quelques autres parties du monde, s'est manifesté de la même manière chez tous les peuples civilisés. Il s'est développé un peu moins rapidement dans les états européens, et les progrès en ont été moins bien observés, par la raison qu'on est toujours moins frappé de ce qui se passe autour de soi, que de ce qui arrive au loin; mais, dans tous les pays, l'espèce humaine a suivi les mêmes lois dans son développement. Le sol sur lequel Paris repose et les divers matériaux dont cette ville est construite, furent, dans un temps, des objets aussi dépourvus de valeur que l'étaient, il y a deux siècles, la terre sur laquelle repose Philadelphie, et les matières qui composent ses richesses.
Quand les Européens se sont transportés en Amérique, en Afrique ou dans l'Australe-Asie, et qu'ils se sont emparés, par la force, de terres occupées par des sauvages, ils ont évidemment usurpé des propriétés; ils ont dépouillé les possesseurs de leurs moyens d'existence, Il faut cependant prendre garde de s'exagérer l'importance de ces [I-176] usurpations on doit les apprécier par le nombre d'hommes que faisaient vivre les terres usurpées et par les moyens qu'elles leur fournissaient. On commettrait une erreur grave, si on les jugeait par la valeur que ces terres ont acquise depuis qu'elles ont été mises en état de culture. Il est évident, par exemple, que, si l'étendue de terre qui vaut aujourd'hui mille francs, ne valait que cinq centimes quand elle fut usurpée, il n'y a réellement eu que la valeur de cinq centimes de ravie. Une lieue carrée de terre suffisait à peine pour faire vivre un sauvage dans la détresse; elle assure aujourd'hui des moyens d'existence à mille personnes. Il y a neuf cent quatre-vingt-dix-neuf parties qui sont la propriété légitime des possesseurs; il n'y a eu d'usurpation que pour un millième de la valeur; le surplus a été créé par l'industrie [53].
On vient de voir comment, à l'aide de capitaux cumulés, des Européens sont parvenus à former des propriétés en fonds de terre, sur des territoires dont ils s'étaient emparés par la force, ou dont ils avaient obtenu la concession des possesseurs. [I-177] Ici se présente un problème difficile à résoudre. Comment des hommes ont-ils pu passer de la vie sauvage à la vie agricole? Comment ont-ils pu transformer des fractions de leur territoire national en propriétés individuelles? Si les Européens, avec tous les moyens que l'industrie leur fournit, et avec d'immenses capitaux, ont eu tant de peine à convertir des terres incultes en propriétés individuelles, comment des hommes dépourvus de tout sont-ils arrivés au même résultat? Si des capitaux sont nécessaires pour mettre des terres en culture, et si tous les capitaux viennent primitivement de la terre, par quels moyens les premiers cultivateurs sont-ils parvenus à rendre la terre fertile?
En toutes choses, les difficultés les plus grandes qui se présentent, sont dans les commencemens. Une montre, une machine à vapeur, sont des inventions merveilleuses; mais, pour les exécuter, il a fallu moins de temps, de patience, et peut-être de génie, qu'il n'en fallut jadis pour fabriquer le premier marteau et la première enclume. Les premières difficultés vaincues, les premiers instrumens des arts étant produits, il était plus aisé de se livrer à des travaux de tout genre.
Nous pouvons dire, pour la culture de la terre, ce que nous disons pour les autres arts: les produits du premier arpent cultivé donnent les moyens de cultiver celui qui suit, et plus la culture avance, [I-178] moins elle devient difficile. Cela nous explique les rapides progrès qu'ont faits les États-Unis, malgré les obstacles sans nombre qu'il a fallu vaincre quand les premiers colons ont commencé à mettre la terre en état de culture.
Mais ici plusieurs questions se présentent. Est-il bon que toutes les parties d'un vaste territoire soient mises en état de culture? Toutes peuvent-elles être converties en propriétés privées, ou convient-il que quelques-unes continuent d'appartenir en commun à la masse de la population? Les fleuves et les rivières, par exemple, qui sont, pour une nation civilisée, d'une si grande utilité, peuvent-ils tomber dans le domaine des particuliers? Si, par leur nature, ils appartiennent au domaine public, comment comment convient-il d'en régler l'usage, dans l'intérêt des propriétaires riverains et de la masse de la population?
Il est, dans tous les pays, des terres qui ne sont jamais cultivées, soit parce qu'elles ne sont pas susceptibles de culture, soit pour d'autres causes que j'exposerai plus loin; dans tous, on n'a pas adopté les mêmes principes relativement à la propriété des rivières; on verra cependant que la force des choses a fini par introduire presque partout les mêmes pratiques.
La terre n'est pas utile aux hommes seulement par les végétaux qu'elle nourrit; elle leur fournit [I-179] de plus une grande variété de matières qu'elle recèle dans son sein. En devenant propriétaire de la superficie, c'est-à-dire de la partie végétale, et de la matière qui la supporte, un homme acquiert-il la propriété de toutes les richesses qu'elle renferme dans son sein, et à la formation desquelles il n'a point contribué? La propriété du dessus emporte-t-elle la propriété du dessous, à l'infini, aussi loin qu'il est possible de descendre? Emporte-t-elle de plus la propriété de l'espace qui est situé au-dessus, aussi haut qu'il est possible de s'élever? Quelles sont enfin les limites naturelles d'une propriété territoriale, soit en profondeur, soit en élévation?
Les lois françaises, conformes, sous ce rapport, à celles des autres peuples, déclarent, en général, que la propriété du sol emporte la propriété du dessus et du dessous; que le propriétaire peut faire au-dessus toutes les plantations et constructions qu'il juge à propos, sauf les exceptions établies relativement aux servitudes ou services fonciers, et qu'il peut faire au-dessous toutes les constructions et fouilles qu'il juge à propos, et tirer de ces fouilles toutes les productions qu'elles peuvent fournir, sauf les modifications résultant des lois et réglemens relatifs aux mines, et des lois et réglemens de police [54].
[I-180]
Les lois et réglemens de police qui limitent la propriété n'ont généralement pour objet que d'empêcher qu'on n'en abuse pour nuire à autrui; mais les lois et réglemens relatifs aux mines reconnaissent une espèce de propriété distincte de la propriété du sol; et c'est de celles-là dont il conviendra d'examiner la nature et l'étendue.
[I-181]
Il n'arrive jamais que toutes les parties dont un grand bassin se compose soient converties en propriétés privées. Il en est plusieurs qui, par leur nature, ne sont pas susceptibles de division, ou dont le partage détruirait presque entièrement l'utilité. Il en est d'autres qu'on est obligé de consacrer aux communications, et qui doivent, par conséquent, rester communes à tous les membres de la société. Les rivières et les fleuves, par exemple, appartiennent, par leur nature, à la masse de la population, et ne peuvent être transformés en propriétés privées [55]. Il en est de même des chemins publics, sans lesquels les diverses fractions entre lesquelles une nation se partage, ne pourraient ni communiquer les unes avec les autres, ni effectuer les échanges nécessaires à [I-182] leur existence, ni même cultiver leurs propriétés. Les ports de mer, les hâvres demeurent, comme les fleuves et les chemins publics, dans le domaine national, et sont consacrés au commerce ou à la défense de l'état. Enfin, il arrive souvent que certaines parties du territoire, telles que des forêts ou des pâturages, restent dans le domaine public, ou appartiennent à des communes, parce que le partage entre particuliers détruirait en partie l'utilité dont elles sont pour la population entière.
Quoique les biens de ce genre ne doivent pas, en général, à l'industrie humaine toute l'utilité que nous y trouvons, ils rendent d'immenses services aux nations qui les possèdent; ils donnent à tous les autres biens une partie considérable de leur valeur, et sont une condition de l'existence des populations qui en jouissent. Il importe donc de se faire des idées bien exactes de la nature de ces biens, des services. qu'ils rendent ou peuvent rendre, et des causes qui peuvent les détruire ou en assurer la durée. Les cours d'eau étant la plus importante des propriétés dont les membres d'une nation jouissent en commun, c'est par eux qu'il importe de commencer.
En observant les lois suivant lesquelles les peuples se forment et se développent, j'ai fait voir ailleurs que les familles se portent d'abord vers les [I-183] lieux qui leur fournissent, avec le moins de difficultés, des moyens d'existence. Les baies, les bords des fleuves, les confluens des rivières sont les premiers lieux occupés, parce que les subsistances y sont moins rares, les communications plus aisées, et la terre plus fertile. Il est évident, en effet, qu'entre des terres de qualités différentes, celles qui fournissent le plus de subsistances avec le moins de travail, sont toujours les premières que les hommes cultivent. Si, pour obtenir un hectolitre de froment sur des terres d'une certaine qualité, il ne faut que la moitié du travail qu'exigeraient des terres d'une qualité différente pour en produire une quantité semblable, il est clair qu'on ne cultivera celles-ci que lorsque toutes les autres auront été appropriées et mises en état de culture [56].
Les parties inférieures des bassins des fleuves et des rivières étant, en général, plus productives et d'une culture moins difficile que les flancs escarpés des montagnes, ou que les plateaux les plus [I-184] élevés, renferment toujours les populations les plus nombreuses et les plus industrieuses. Les terres les moins fertiles, celles qui exigent le plus de travail et de capitaux, pour donner le moins de subsistances, ne sont pas seulement les dernières qui sont cultivées; ce sont celles aussi sur lesquelles se trouve la partie la plus misérable de la population. Quant à celles qui ne sont propres qu'à servir de pâturage, ou à produire du bois de charpente ou de chauffage, elles restent souvent propriétés communes, parce que l'industrie humaine ne peut presque rien y ajouter, et qu'elles perdraient une grande partie de leur valeur si elles étaient partagées [57].
C'est donc au fond des bassins, et particulièrement sur les bords des fleuves ou au confluent des [I-185] rivières, que se forment les grandes masses de population; c'est là que s'établissent et se développent tous les genres d'industrie et de commerce, l'agriculture, les manufactures, les usines, les arts, et en un mot tout ce qui multiplie les richesses d'un peuple; les rivières ou les fleuves qui parcourent ces bassins, et qui sont les agens les plus actifs de la civilisation, restent la propriété commune des populations qu'ils ont contribué à former, parce qu'ils sont nécessaires à l'existence de tous, et qu'ils n'ont été produits par aucun en particulier [58].
Les services que rendent à une population les fleuves, les rivières, en un mot tous les cours [I-186] d'eau qui traversent son territoire, consistent principalement à recevoir et à faire écouler les eaux qui se déchargent, soit des propriétés publiques, soit des propriétés privées, à alimenter des aqueducs ou des canaux, à arroser les terres riveraines, à mettre des usines en mouvement, à transporter des denrées, des marchandises ou des objets nécessaires à la culture, à abreuver les hommes et les animaux, à préparer leurs alimens, et à une foule d'autres usages qu'il est inutile d'énumérer [59].
Il en est des rivières, relativement aux populations dont elles sont la propriété, comme des choses qui appartiennent à tous les peuples, telles que l'air, la lumière, les eaux des mers; chacun peut en faire usage pour ses besoins particuliers, mais c'est sous la condition de ne pas gêner l'usage des autres. Le soin que prend une administration de garantir à chacun la libre jouissance de ce genre de biens, et d'empêcher, par conséquent, qu'ils ne soient détériorés au préjudice du public, est ce qui distingue principalement une nation policée d'une [I-187] nation qui ne l'est pas. Dans les pays où aucune institution ne garantit les intérêts de tous, des attentats exécutés au profit de quelques-uns, comme étaient tous les états de l'Europe sous le régime féodal, et comme sont encore les pays soumis à la domination des Turcs, les propriétés publiques sont toujours les premières qui sont envahies ou qui périssent faute d'entretien. Les propriétés de ce genre sont, au contraire, aussi bien garanties que celles qui appartiennent à des particuliers, chez tous les peuples qui sont soumis à une bonne police administrative [60].
Il est des fleuves et des rivières dont les bassins appartiennent à différens états, indépendans les' uns des autres: tels sont le Pô, le Rhin, le Mein, le Keckar, l'Ems, et quelques autres. Lorsque de pareilles divisions territoriales se rencontrent, on est tôt ou tard obligé, par la force des choses, de reconnaître que l'usage des fleuves est un droit commun à toutes les populations qui en occupent le bassin. Chacune d'elles a le droit de s'en servir, soit pour faire écouler les eaux qui tombent sur son territoire, soit pour faire descendre jusqu'à la mer, les produits de son agriculture ou de ses manufactures, soit pour faire arriver chez elles les produits du territoire et de l'industrie des autres [I-188] nations. C'est ainsi que, par le traité de Paris du 30 mai 1814 et par l'acte du congrès de Vienne du 9 juin 1815, les principales puissances de l'Europe ont proclamé le principe de la libre navigation des fleuves et des rivières qui traversent le territoire de plusieurs nations, depuis la mer jusqu'au point où elles cessent d'être navigables [61].
Du fait que les fleuves et les rivières appartiennent aux diverses populations qui se sont développées dans leurs bassins, il résulte qu'il ne peut être permis à personne d'en affaiblir, d'en ralentir ou d'en accélérer le cours, de manière à nuire à la navigation ou aux propriétés riveraines, d'y 'faire des ouvrages ou constructions, ou d'y déposer des matières qui en rendraient la navigation plus difficile, qui en corrompraient les eaux ou qui en feraient périr le poisson.
[I-189]
Les cours d'eau ont donné naissance à une multitude de questions d'intérêt privé; et les difficultés qui s'élèvent entre deux particuliers, peuvent s'élever entre deux communes, entre deux villes, entre deux nations. Suivant les principes du droit romain, si un propriétaire faisait sur son héritage un ouvrage par suite duquel les voisins recevaient ou étaient exposés à recevoir quelque dommage des eaux pluviales, il pouvait être condamné à rétablir les choses dans leur état primitif. Si, par exemple, il faisait refluer les eaux sur les terres voisines, s'il leur donnait un cours différent de leur cours naturel, s'il les rendait plus considérables, plus rapides, plus violentes, les propriétaires lésés avaient le droit de demander la réparation du dommage causé, et la destruction des ouvrages qui l'avaient produit. Il n'était même pas nécessaire que le mal fût consommé pour intenter une action : il suffisait que le danger fût devenu imminent [62].
Ces règles ne sont que des applications d'un principe plus général, de celui qui garantit à chacun le sien, et qui oblige toute personne à réparer le dommage qu'elle a causé. Si elles sont justes quand [I-190] il s'agit de déterminer des rapports de particulier à particulier, elles ne peuvent pas ne pas l'être quand il s'agit de fixer les rapports qui doivent exister entre les diverses fractions dont un peuple se compose. Les habitans d'une ville qui, pour leur avantage particulier, formeraient des barrages sur une rivière, et feraient ainsi refluer l'eau sur les terres supérieures, donneraient certainement aux propriétaires de ces terres de justes sujets de plaintes. De même, si les propriétaires des fonds supérieurs mettaient presqu'à sec une rivière navigable, ou lui donnaient une force inaccoutumée; si, par leurs travaux, ils lui faisaient prendre les caractères d'un torrent, n'ayant presque point d'eau à certaines époques, et ayant une violence indomptable dans d'autres temps, il est clair que les populations inférieures se plaindraient justement de pareilles entreprises.
Ce qui est vrai pour un particulier à l'égard d'un autre, et pour une fraction d'un peuple relativement aux autres fractions, l'est, à plus forte raison, pour une nation à l'égard des autres. La France, par exemple, ne serait pas plus fondée à faire sur le Rhin des barrages qui inonderaient une partie du canton de Bâle ou du grand-duché de Bade, que le propriétaire d'un champ à inonder le champ supérieur, en refusant un passage aux eaux qui en découlent. L'obligation de laisser librement couler [I-191] les eaux qui descendent des lieux élevés, est une loi que la nature elle-même a établie, et qu'on ne saurait violer sans injustice; mais aussi c'est une loi pour les propriétaires des lieux élevés, de ne rien faire sur leurs terres qui puisse porter atteinte à l'existence des populations placées au-dessous d'eux.
Il y a quelques années, le gouvernement du canton de Vaud prétendit que les habitans de Genève, en établissant sur le Rhône des moulins ou d'autres usines, avaient fait refluer les eaux du lac Léman sur le territoire vaudois. L'effet attribué aux ouvrages faits sur le fleuve, fut contesté; mais aucune difficulté ne s'éleva sur le point de droit. Personne ne prétendit que le canton inférieur avait le droit d'inonder le territoire du canton supérieur [63].
Toutes les fois que la population qui s'est développée dans un grand bassin, ne forme qu'une seule puissance, ou que, si elle est divisée par plusieurs fractions, ces fractions sont unies par un lien fédéral, il est facile d'établir et de faire observer des règles conformes à l'intérêt général; mais quand un bassin est partagé entre des populations [I-192] soumises à des gouvernemens indépendans les uns des autres, et dont les intérêts sont opposés, rien n'est plus difficile que de faire respecter les droits des diverses parties de la population.
Le Rhin, par exemple, est la propriété commune de plusieurs cantons de la Suisse, de la France, du grand-duché de Bade, de la Bavière, du grand-duché de Hesse, du duché de Nassau, de la Prusse, de la Belgique et de la Hollande. Tous ces peuples doivent donc jouir de la faculté d'y naviguer, depuis le point où il se décharge dans la mer, jusqu'au point où il cesse d'être navigable; et cette faculté leur est formellement reconnue par la convention faite le 31 mars 1831, entre la plupart de ces puissances. Mais ce n'est qu'après des difficultés infinies qu'on est parvenu à s'entendre, et à poser quelques règles auxquelles tous ces états se sont soumis. La pratique fera naître tôt ou tard des difficultés nouvelles, et il est douteux qu'elles soient résolues à la satisfaction de toutes les puissances, par les autorités qu'on a constituées ou reconnues par le traité.
S'il est difficile d'établir des lignes de douanes sûres, entre des peuples qui sont séparés par des montagnes, à combien plus forte raison il sera difficile d'en établir sur les rives d'un fleuve parcouru par des bateaux chargés de marchandises qui cherchent des acquéreurs, et qui passent à [I-193] travers de populations qui ne demandent qu'à les acheter! C'est ordinairement dans les gorges des montagnes et dans des passages difficiles à éviter, qu'on place les bureaux de douanes; mais, quand un fleuve est divisé entre plusieurs nations, on est obligé de les établir sur le bord de la route que parcourent les marchandises auxquelles on interdit l'entrée du territoire.
Le mal devient beaucoup plus grave si la mésintelligence s'établit entre quelques-unes des puissances qui tiennent sous leur domination diverses parties du fleuve; les questions de droit qui devraient être résolues par des cours de justice, suivant les règles ordinaires de la jurisprudence, deviennent des causes de et les guerres, en pareil cas, guerre; ont la plupart des effets des guerres civiles.
Quoique les habitans du bassin du Rhône forment plusieurs peuples indépendans les uns des autres, la propriété de ce fleuve ne fait pas naître des questions aussi graves et aussi nombreuses que celles auxquelles donne naissance la propriété du Rhin. La perte du premier de ces fleuves, au fort de l'Écluse, et la rapidité qu'il a, en sortant du Léman, sont de trop grands obstacles à la navigation, pour qu'il puisse donner lieu à des difficultés sérieuses. Depuis le point où il se jette dans la mer jusqu'au point où il cesse d'être navigable, le territoire qu'il parcourt appartient exclusivement à la France, et [I-194] il ne peut donner lieu, par conséquent, à de grands débats. Cependant, une partie des montagnes qui y versent leurs eaux est placée sous la domination d'un gouvernement italien, et c'est un mal pour les habitans de ces montagnes et pour la France.
Les fleuves des autres parties du continent européen ne sont pas, en général, mieux divisés ; quelques-uns même le sont encore plus mal, surtout en Espagne, en Italie et en Allemagne; et il est probable que cet état de choses durera tant que les nations seront considérées comme le patrimoine des familles qui les gouvernent.
[I-195]
ON reconnaîtra sans peine que tout fleuve est la propriété commune des diverses populations qui en occupent le bassin; que les propriétaires des fonds inférieurs ne peuvent y faire aucun ouvrage pour en ralentir le cours, de manière à nuire aux propriétaires des fonds supérieurs ; et que ceux-ci peuvent s'en servir, soit pour faire écouler les eaux qui tombent sur leurs terres, soit pour exporter leurs denrées, soit pour faire arriver chez eux les choses dont ils ont besoin, et qu'ils ne peuvent tirer que de l'étranger.
Mais reconnaîtra-t-on aussi que les populations formées dans les parties inférieures du bassin, dans celles qui les premières ont été converties en propriétés privées, et qui sont les mieux cultivées, les plus riches, les plus peuplées, sont de même propriétaires par indivis du fleuve sur le bord duquel leur agriculture, leur industrie, leur commerce, se sont développés, et que les populations [I-196] par lesquelles les plateaux et les versans des montagnes sont occupés, ne peuvent le détériorer, en modifiant les terres qui y versent leurs eaux?
Cette question est beaucoup plus importante que celle qui a été traitée dans le chapitre précédent; les travaux que peuvent exécuter les habitans d'une ville sur le fleuve qui la traverse, ne peuvent jamais causer un grand dommage aux propriétés situées au-dessus d'eux, si d'ailleurs ils ne sont pas un obstacle à la navigation; mais les propriétaires des terres les plus élevées, ceux qui possèdent les plateaux et les versans des montagnes, peuvent, par la manière dont ils disposent de ces terres, causer des dommages considérables aux propriétés inférieures et aux populations qui occupent le fond du bassin.
L'eau dont un fleuve est formé, n'est l'eau que de pluie ou de neige, qui tombe annuellement dans son bassin, qui s'infiltre lentement dans les terres, et qui, par les obstacles qu'elle rencontre, est obligée de reparaître sur la surface des fonds inférieurs; dans les lieux très-élevés où la chaleur ne dure jamais assez long-temps pour fondre complètement les neiges ou les glaces qui s'y amassent pendant une partie de l'année, on trouve, il est vrai, des eaux courantes qui ne proviennent pas d'infiltrations; mais ce n'est pas de celles-là que nous avons à nous occuper ici; l'industrie [I-197] humaine ne peut ni en accroître, ni en diminuer sensiblement la quantité.
Si l'eau de pluie s'évaporait à mesure qu'elle tombe, il n'y aurait plus d'infiltration, et par conséquent les sources et les rivières tariraient. Si, au lieu de s'évaporer, elle tombait sur des pentes rapides, dépouillées de végétaux et de toute matière propre à la retenir, elle se précipiterait avec force dans les vallées, et les rivières ne seraient que des torrens. Il faut donc, pour que les rivières ou les fleuves aient un cours égal et régulier, et qu'ils soient véritablement utiles, que l'eau qui résulte de la chute des neiges ou des pluies, s'infiltre dans la terre d'une manière très-lente. Dans un pays qui compterait, par exemple, dans le cours d'une année, quatre-vingts jours de pluie et deux cent soixante-quatorze de sécheresse, il faudrait pour que les rivières fussent toujours en bon état, que le temps nécessaire à l'infiltration eût trois ou quatre fois plus de durée que la saison pluvieuse.
On comprend maintenant comment les populations qui possèdent les plateaux et les versans des montagnes, peuvent, en agissant sur les terres dont elles sont en possession, causer de grands dommages aux propriétés situées dans les parties les plus inférieures des bassins; il leur suffit, pour faire évaporer l'eau destinée à alimenter les rivières, ou pour la convertir en torrens, de détruire [I-198] les arbres et les végétaux qui empêchent l'évaporation, ou qui retiennent les terres sur le penchant des montagnes.
Il est facile de concevoir, au reste, que les dangers de ce genre sont plus ou moins grands, selon qu'on se trouve placé sous un ciel plus ou moins ardent, et selon que les montagnes qui forment les bords des bassins, sont plus ou moins étendues, plus ou moins escarpées; l'évaporation se fait d'une manière plus rapide sur les terres placées entre les tropiques, que dans les îles de la Grande-Bretagne ou dans le Danemarck; et la pluie forme plus. aisément des torrens dans les montagnes de la Suisse, de quelques parties de l'Italie et de la France, que dans des pays où les terres ont peu de pente.
Ces observations ne sont pas seulement le résultat d'une induction tirée de la nature des choses; elles sont le produit des expériences faites en · divers temps et en divers pays; et plus on réfléchira sur les causes de la décadence ou de la prospérité des peuples, plus on trouvera qu'elles ont de l'importance. Les effets désastreux du déboisement des montagnes se sont manifestés dans tous les pays; mais c'est particulièrement sous les climats chauds qu'on s'en est promptement apperçu.
Dans l'île de la Trinité, l'on a remarqué que les pluies diminuaient à mesure que les défrichemens [I-199] faisaient des progrès, c'est-à-dire à mesure que les forêts disparaissaient. Dans un espace de quinze ou seize ans, on a vu quelquefois décroître d'une manière sensible l'eau des rivières dont les bassins étaient dépouillés d'arbres; tandis que les bassins du voisinage, dont les arbres étaient conservés, continuaient d'être arrosés par la même quantité d'eau [64].
Le même phénomène a été remarqué à la Martinique : les montagnes ont été dépouillées de leurs forêts, et, depuis ce temps, les bassins dont ces forêts faisaient partie, sont privés de brises, de pluies, de fontaines, d'abondantes rosées [65].
A Saint-Domingue, les mêmes causes ont produit de semblables effets: les colons ont dégarni les montagnes des forêts qui les couronnaient, principalement au vent de l'île; et depuis ce temps la sécheresse a tout dévoré.
« Ces bois, dit un voyageur, arrêtaient les nues, aspiraient les vapeurs, entretenaient la fraîcheur et l'humidité sous leur ombre, alimentaient les sources qui jaillissaient des pieds de leurs mornes; mais, depuis que ces mornes ont été dépouillés de leurs utiles végétaux, les vapeurs fécondantes ont cessé de s'y [I-200] arrêter. Les vapeurs y sont devenues rares; ainsi la sécheresse et l'aridité des mornes a tari les sources de la fécondité des plaines environnantes. Les nues retombant sous le vent ne s'arrêtent plus que vers ces hauts pitons, voisins de Saint-Pierre, où elles se dissolvent en pluies répétées et abondantes [66]. »
Le déboisement a produit à l'île de France (aujourd'hui l'île Maurice), les mêmes effets que dans les îles de la Trinité et de Saint-Domingue.
« Quelque abondantes que les pluies soient encore à l'Ile-de-France, dit Péron, c'est une opinion généralement établie, dans tout le pays, qu'elles ont beaucoup diminué depuis vingt-cinq ou trente ans, et tout le monde en accuse les défrichemens considérables, qui, dans ces derniers temps surtout, ont été faits d'une manière trop indiscrète. Ce sentiment est partagé par tous les cultivateurs les plus éclairés et les plus anciens; tous prétendent que les rivières roulent aujourd'hui sensiblement moins d'eau qu'autrefois; que plusieurs sources ont tari; que la végétation n'est plus aussi active; et ce dernier effet, ils l'attribuent bien moins à l'épuisement du sol qu'au défaut d'humidité habituelle. Certes, il n'est pas impossible.que l'abattage indiscret des forêts ait effectivement contribué beaucoup à diminuer la [I-201] quantité absolue des pluies, mais il est bien possible aussi que cette quantité restant la même, elle ne soit cependant plus suffisante au besoin de la végétation, parce que le premier effet de la dénudation du sol est de rendre l'évaporation plus prompte, et surtout plus considérable [67] ».
L'effet produit aux Antilles par le déboisement des montagnes, a été ressenti dans les parties du continent américain, où les montagnes ont été dépouillées des bois qui les couvraient. Aux ÉtatsUnis, on a depuis long-temps observé que la coupe des forêts, particulièrement sur les hauteurs, diminue généralement la masse des pluies, et des fontaines qui en résultent, en empêchant que les nuages ne se fixent et ne se distillent sur les lieux. élevés.
« Le Kentuky lui-même, dit Volney, en offre la preuve, ainsi que tous les autres états de l'Amérique, puisque l'on y cite déjà une multitude de ruisseaux qui ne tarissaient pas il y a quinze ans, et qui maintenant manquent d'eau ; d'autres ont totalement disparu, et plusieurs moulins, dans le New-Jersey, ont été abandonnés pour cette cause [68]. »
Un naturaliste célèbre; M. Alexandre de [I-202] Humboldt, a fait, sur les effets que produit le déboisement des montagnes, des observations semblables à celles de Volney. Son témoignage est ici d'un si grand poids, qu'on me pardonnera de le rapporter en entier.
» En abattant les arbres qui couvrent la cîme et le flanc des montagnes, dit-il, les hommes, sous tous les climats, préparent aux générations futures deux calamités à la fois, un manque de combustible et un manque d'eau.
» Les arbres, par la nature de leur transpiration et le rayonnement de leurs feuilles vers un ciel sans nuages, s'enveloppent d'une atmosphère constamment fraîche et brumeuse : ils agissent sur l'abondance des sources, non comme on l'a cru si long-temps, par une attraction particulière pour les vapeurs qui sont répandues dans l'air, mais parce qu'en abritant le sol contre l'action directe du soleil, ils diminuent l'évaporation des eaux pluviales.
» Lorsqu'on détruit les forêts comme les colons européens le font partout en Amérique avec une imprudente précipitation, les sources tarissent entièrement ou deviennent moins abondantes. Les lits des rivières restent à sec pendant une partie de l'année, se convertissent en torrens chaque fois que de grandes averses tombent sur les hauteurs.
» Comme avec les broussailles, on voit [I-203] disparaître le gazon et la mousse sur la croupe des montagnes, les eaux pluviales ne sont plus retenues dans leurs cours au lieu d'augmenter lentement le niveau des rivières par des filtrations progressives, elles sillonnent, à l'époque des grandes ondées, le flanc des collines, entraînent les terres éboulées, et forment ces crues subites qui dévastent les campagnes.
» Il résulte de là que la destruction des forêts, le manque de sources permanentes et l'existence des torrens, sont trois phénomènes étroitement liés entre eux. Des pays qui se trouvent situés dans des hémisphères opposés, la Lombardie, bordée par la chaîne des Alpes, et le bas Pérou, resserré entre l'Océan Pacifique et la Cordillière des Andes, offrent des preuves frappantes de la justesse de cette observation [69]. »
Les îles qui ont été complètement dépouillées d'arbres, comme l'île de Pâques, ont été reduites à n'avoir ni ravins, ni ruisseaux, ni sources; une sécheresse horrible a détruit les plantes et les arbustes, et elles sont devenues presqu'inhabitables [70].
La destruction des bois et la disparition des sources et des rivières ont produit, dans quelques [I-204] parties du monde ancien, des effets plus funestes encore; quelques parties de la Perse et de la Haute-Egypte ont été transformés en déserts arides; les hommes et les animaux en ont disparu avec la végétation [71].
Les changemens qu'a éprouvés le sol des divers états de l'Europe, remontent à des temps trop reculés et trop barbares, pour qu'il ait été possible d'observer et de constater les effets qu'ils ont produits sur les sources, sur les rivières, sur les fleuves et sur les terres susceptibles de culture. On ne peut guère douter cependant que ces effets n'aient été analogues à ceux qu'on a remarqués en Amérique et dans d'autres parties du monde, et que les rivières n'aient diminué et ne soient devenues plus irrégulières, à mesure que les bois ont disparu des plateaux et des versans des montagnes.
Dans les derniers temps de la république romaine, la Gaule et la Germanie étaient couvertes d'immenses forêts qui ont été détruites en grande partie [72]. Si ce fait n'était pas constaté par les écrivains romains, il le serait par les nombreux monumens des druides qui existent encore sur des plateaux complètement dépouillés d'arbres, et qui se [I-205] trouvaient jadis au milieu des forêts. Or il est impossible que ces forêts, situées sur les plateaux ou sur la croupe des montagnes, en aient disparu, sans qu'il en soit résulté aucun effet sur les sources que produisaient les eaux de neige ou de pluie. Ces sources sont certainement devenues moins abondantes, plus rares, plus irrégulières; quelques-unes ont probablement été remplacées par des torrens.
Plusieurs historiens de l'ancienne province de Franche-Comté ont pensé que les rivières qui descendent du Jura, étaient jadis plus considérables qu'elles ne le sont de notre temps; ils ont cru que le Doubs, par exemple, était navigable à un point où il ne l'est pas aujourd'hui; et il existe encore, près du village de Mandeure [73], à une lieue et demie du Pont-de-Roide, des vestiges d'un pont, qui appuient cette opinion [74].
Les terres incultes qui existent dans le département de l'Indre et dont l'étendue est de 204,746 arpens, étaient jadis d'antiques forêts que des incendies ont dévorées ou que les mains des hommes [I-206] ont détruites [75]. Dans quelques parties du département des Deux-Sèvres, de vastes étendues de forêts ont également disparu, et les sources qu'elles alimentaient ont tari [76].
Il est des départemens dans lesquels la destruction des forêts qui couvraient les montagnes, et dont les eaux alimentaient les rivières et portaient la fertilité dans les plaines, ne date pas d'une époque très-reculée. Lorsque, dans les années 1787, 1788 et 1789, Arthur Young fit un voyage en France, pour en observer l'agriculture et les diverses ressources, il fut témoin de dévastations qu'il n'aurait pas crues possibles, s'il ne les avait pas vues de ses propres yeux. Il mérite d'autant plus de confiance, dans son témoignage à cet égard, qu'à son avis le prix du bois était encore trop bas à cette époque, et qu'il croyait utile de convertir des forêts en terres labourables, jusqu'au moment où le produit d'un arpent en bois, serait égal au produit d'un arpent en céréales ou en fourrages. Les dévastations dont il fut témoin et qu'il déplorait amèrement, avaient lieu dans les Pyrénées.
« Une grande partie de ces montagnes, dit-il, est couverte de bois, et une beaucoup plus grande l'a [I-207] été; car la destruction qui s'en fait tous les jours, n'est pas croyable pour ceux qui ne l'ont pas vue. Je passais fréquemment à travers plusieurs bois près Bagnères de Luchon, dans lesquels des hommes étaient à l'ouvrage, coupant et fendant de jeunes bouleaux, pour faire des cercles de tonneaux. Je fus choqué de voir la consommation qu'ils en faisaient, et qui n'aurait pas été plus dévastatrice et plus prodigue au milieu d'une forêt américaine.... Cette belle et noble forêt de Lartigues a éprouvé une dévastation si générale, qu'elle est presqu'entièrement détruite; il n'y a point de jeunes pousses pour remplacer les arbres qui ont disparu, et, dans dix ou douze ans, ce ne sera plus qu'une montagne nue, avec quelques misérables arbustes broutés par des chèvres ou par d'autres animaux.
« Dans certaines parties que je visitai, à quelques lieues de distance, vers les terres parcourues par les troupeaux espagnols, il y a des forêts détruites d'une manière si honteuse, que cela est incroyable pour le citoyen d'un pays dans lequel le bois a quelque valeur. Plusieurs vingtaines d'acres étaient si complètement ruinées qu'il ne restait pas un seul arbre debout; et cependant c'était encore une forêt entière de troncs de trois, quatre et six pieds de haut, triste et choquant spectacle à voir! De tous côtés, les torrens entraînent autant de bois que de pierres, et présentent des ruines semblables; [I-208] les routes sont formées avec des fragmens d'arbres, et sont garanties contre les précipices par des arbres entiers qu'on y pose et qu'on laisse pourrir. On n'avance pas de quelques pas sans enfoncer sa canne dans des troncs d'arbres qui se pourrissent ou qui sont déjà pourris. Tout est ruine, dévastation, désolation; c'est l'aspect d'une forêt où une armée ennemie, dans un accès de licence et de méchanceté, aurait tout détruit » [77].
En déplorant ces dévastations, Arthur Young n'y voyait que la perte qui en résultait immédiatement, celle du bois ; il ne paraissait pas se douter des effets qui devaient en être la suite pour les sources et les rivières, ni des dommages qui pourraient en résulter pour les terres les plus fertiles.
[I-209]
Au commencement de sa révolution, la France a fait une expérience qui a répandu sur la question qu'il s'agit ici de résoudre, une grande lumière. Dans ce pays, comme chez toutes les nations civilisées, le sol avait été consacré, dès les temps les plus reculés, à différens usages. Les parties les plus fertiles, celles qui se trouvent au fond des bassins, ou dans les enfoncemens situés sur les plateaux des montagnes, étaient livrées à la culture. Celles qui étaient les moins propres à être cultivées, et qui se trouvaient sur les parties les plus élevées, ou sur les versans les plus escarpés, servaient de pâturages ou étaient couvertes de forêts. Les premières avaient été converties, depuis des temps fort éloignés, en propriétés privées; les secondes étaient restées indivises, et étaient employées à satisfaire une partie des besoins des communes.
En voyant, d'un côté, une partie de la population qui ne possédait aucune propriété, et, d'un autre côté, des terres d'une vaste étendue qui [I-210] restaient incultes, quelques membres des assemblées nationales s'imaginèrent qu'ils rendraient un immense service aux classes les moins aisées, s'ils livraient ces terres à la culture, et s'ils rendaient propriétaires les hommes qui n'avaient que leurs bras pour exister; ils proposèrent, en conséquence, de partager, entre tous les habitans de chaque commune, les terres qui jusqu'alors étaient restées indivises; et leur proposition fut favorablement accueillie.
Une loi du 28 août 1792 avait mis les communes en possession de tous les biens qui leur avaient ou qu'on supposait leur avoir été ravis par la puissance féodale depuis 1669, et qui étaient ainsi tombés dans les mains des seigneurs. Une seconde loi, rendue le 10 juin de l'année suivante, décréta que tous les biens appartenant aux communes, de quelque nature qu'ils fussent, pourraient être partagés, s'ils étaient susceptibles de partage; il n'y avait d'exceptés que les bois, les places, promenades, voies publiques et édifices à l'usage des communes. L'exception établie à l'égard des bois cessait même d'exister, lorsqu'il était reconnu, d'après les visites et procès-verbaux des agens de l'administration forestière, que ces bois n'étaient pas d'un produit suffisant pour être conservés.
Le partage devait être fait par tête d'habitant [I-211] domicilié, de tout âge et de tout sexe, absent ou présent. Les propriétaires non habitans en étaient exclus; mais toute personne domiciliée dans la commune, depuis une année avant la promulgation de la loi, était comptée au nombre des habitans. Les fermiers, métayers, valets de fermes, domestiques, et généralement toutes les personnes ayant une année de résidence dans la commune, furent donc appelés à la distribution des biens communaux. La part des enfans âgés de moins de quatorze ans, devait être délivrée à leurs pères, qui en jouissaient jusqu'à ce que les propriétaires eussent acquis leur quatorzième année.
Du moment que cette loi eut été promulguée, elle fut mise à exécution avec une incroyable activité; plus les populations étaient misérables, et plus elles se précipitaient avec ardeur sur des terres dont l'imagination avait décuplé la valeur. Les montagnes, qui jusqu'alors n'avaient paru propres qu'à servir de pâturages ou à fournir du bois à brûler, furent dépouillées de leur verdure; les arbres furent abattus, les souches furent arrachées, le gazon fut retourné et brûlé pour servir d'engrais [78].
Celles de ces terres qui se trouvaient situées sur [I-212] des plateaux, donnèrent d'abord quelques récoltés; mais comme elles ne recevaient aucun engrais, et que les nouveaux propriétaires ignoraient l'art de varier la culture, elles ne tardèrent pas à être épuisées; la plus grande partie se trouva bientôt frappée d'une complète stérilité, ou ne donna qu'une chétive récolte d'orge ou d'avoine tous les dix ou douze ans [79].
Les terres qui se trouvaient situées sur les penchans escarpés des montagnes, furent moins profitables encore à ceux qui, après les avoir dépouillées d'arbres, les défrichèrent; les premières pluies d'orage qu'elles reçurent, les entraînèrent avec violence dans les vallées et les rivières, et ne laissèrent à la place que des roches nues.
J'ai vu, dans ces temps de grandeur et de folie, de ces torrens formés par des orages tombés sur des montagnes nouvellement défrichées, entraîner, avec un fracas horrible, non-seulement les terres, mais les arbres, les rochers, les maisons qui se trouvaient sur leur passage, et porter l'épouvante parmi les populations des vallées, qui, frappées par [I-213] ces désastres inouis, s'imaginaient que l'enfer avait été déchaîné pour punir les impiétés de la révolution [80].
Des réclamations vives et nombreuses s'élevèrent contre ces deux lois, Par une autre loi', du 21 prairial an IV (9 juin 1796), l'exécution en fut provisoirement suspendue: on lit dans les considérans de cette dernière loi, que « il est instant d'arrêter les funestes effets de l'exécution littérale de la loi du 10 juin 1793, dont plusieurs inconvéniens majeurs se sont déjà fait sentir. »
La suspension provisoire, ordonnée par cette seconde loi, fut rendue définitive par la loi des 9 et 19 ventôse an XII (29 février 1804), et par le [I-214] décret du 9 brumaire suivant (31 octobre 1804 ). L'article 1er de la loi de ventôse ordonna l'exécution des partages déjà effectués, et dont il avait été dressé acte. Les partages dont aucun acte n'avait été dressé, ne furent translatifs de propriété, suivant l'article 3, que pour ceux qui avaient déjà défriché ou planté, ou clos de murs, de fossés ou de haies vives, le lot qui leur était échu, et qui, après avoir fait la déclaration du terrain qu'ils occupaient, se soumettaient à payer à la commune une redevance annuelle fixée par estimation. Il fut ordonné, par l'article 5, que tous les biens communaux possédés à l'époque de la promulgation de la loi, sans acte de partage, et dont les possesseurs n'auraient pas rempli les conditions prescrites par l'article 5, rentreraient entre les mains des communautés d'habitans.
Ces dispositions paraissaient faites pour arrêter les partages des biens communaux, mais elles n'en interdisaient pas le défrichement; elles n'arrêtaient pas la destruction des bois. Le décret du 9 brumaire pourvut à cette omission: il déclara que les communautés d'habitans qui, n'ayant pas profité de la loi du 10 juin 1793, relative au partage des biens communaux, avaient conservé, après la publication de cette loi, le mode de jouissance de leurs biens communaux, continueraient d'en jouir de la même manière, et que ce mode [I-215] ne pourrait être changé qu'avec l'autorisation du gouvernement. Les partages déjà faits furent maintenus comme ils l'avaient été par la loi du 24 prairial an IV.
La loi du 9 floréal an XI (29 avril 1803) mit quelques nouveaux obstacles au déboisement, en appliquant aux bois des particuliers les mêmes dispositions qu'aux bois des communes. L'article 1er déclara que, pendant vingt-cinq ans, aucun bois ne pourrait être arraché et défriché que six mois après la déclaration qui en aurait été faite par le propriétaire devant le conservateur forestier de l'arrondissement où le bois serait situé. L'administration forestière fut autorisée, par l'article 2, à faire mettre, sans délai, opposition au défrichement du bois, à la charge d'en référer, avant l'expiration des six mois, au ministre des finances, sur le rapport duquel le gouvernement statuerait définitivement dans le même délai. Suivant l'article 3, en cas de contravention aux dispositions de l'article précédent, le propriétaire devait être condamné, sur la réquisition du conservateur de l'arrondissement, à remettre une égale quantité de terrain en nature de bois, et à une amende qui ne pouvait être au-dessous du cinquantième ni au¬ dessus du vingtième de la valeur du bois arraché. Faute par le propriétaire d'effectuer la plantation ou le semis, dans le délai fixé par le jugement de [I-216] condamnation, il devait, suivant l'article 4 de la loi, y être pourvu à ses frais par l'administration forestière. Enfin, l'article 5 exceptait de ces dispositions les bois non clos, d'une étendue moindre de deux hectares, lorsqu'ils n'étaient pas situés sur le sommet ou la pente d'une montagne, et les parcs ou jardins clos de murs, de haies ou fossés, attenant à l'habitation principale [81].
La loi qui autorisait le partage et le défrichemens des biens communaux, ne fut en vigueur que pendant trois années environ, depuis le 10 juin 1793 jusqu'au 9 juin 1796; mais, dans cet intervalle, elle produisit les effets les plus désastreux, surtout dans les vallées situées au bas des montagnes les plus escarpées. L'eau des pluies et des neiges, au lieu de s'infiltrer dans la terre et d'alimenter les sources, descendit en torrens, remplit de gravier le lit des rivières, se répandit sur les propriétés privées, et les dévasta.
« Les nombreux défrichemens qui ont eu lieu depuis la révolution, et principalement depuis la loi du 10 juin 1793, disait, en 1804, le préfet du département du Doubs, ne paraissent point étrangers à la cause des débordemens extraordinaires et fréquens qui occasionnent, depuis quelques années, tant de ravages dans le département.
[I-217]
» Les longues chaînes de montagnes mises en culture, et qui n'offrent plus aujourd'hui que des rochers arides, étaient, avant cette époque, couvertes de forêts qui s'entretenaient sur une couche plus ou moins profonde de terre légère et végétale.
» Ces forêts maintenaient sur les neiges une fraîcheur qui les garantissaient de l'ardeur des premiers rayons du soleil, et des vents chauds qui en opèrent aujourd'hui la fonte subite; et la terre, en se saturant de la neige fondue, diminuait le volume de celles qui s'écoulaient par les ruisseaux et par les rivières.
» Aujourd'hui, à la première fonte des neiges ou après les grandes pluies, toutes ces montagnes de viennent la source de torrens dévastateurs qui inondent les vallées et les plaines, en charriant avec eux des sables et des pierres, qui, en exhaussant successivement le lit des ruisseaux et des rivières, préparent, pour la suite, des inondations plus considérables, dont l'effet sera indubitablement de changer toutes les terres riveraines en marécages [82]. »
On a pu faire, sur toutes les parties de la France, [I-218] et particulièrement dans les vallées situées au pied des montagnes, les mêmes observations que dans les vallées du Jura: partout le déboisement et le défrichement des parties supérieures des bassins a multiplié les torrens et les inondations, et diminué, par conséquent, le nombre et l'abondance des sources régulières et permanentes.
Les rivières ont participé, jusqu'à un certain degré, de la nature des cours d'eau qui les alimentent: à certaines époques de l'année, dans le temps des pluies et de la fonte des neiges, elles deviennent subitement violentes, rapides, dévastatrices comme des torrens; dans d'autres temps, elles n'ont pas assez d'eau pour la navigation ou pour les autres besoins de l'industrie.
Des fleuves et des rivières qui n'éprouvent que de faibles variations, qui ont toujours une quantité d'eau suffisante pour les besoins de l'agriculture, de la navigation et de toutes les branches d'industrie, mais qui n'ont jamais assez de violence pour être dangereux, donnent aux terres qu'ils traversent une immense valeur; ils sont les agens les plus actifs de la prospérité et de l'accroissement des populations qui en possèdent les bords.
[I-219]
Des modifications faites au sol, dont le résultat est de les rendre irrégulières, de les mettre presque à sec dans certaines saisons de l'année, et de les convertir, à d'autres époques, en torrens dévastateurs, sont de véritables atteintes portées à la propriété, au commerce, à l'industrie, à l'existence, en un mot, de toutes les populations qui se sont développées sous la salutaire influence de leurs eaux.
Or, si les populations qui occupent les vallées et les plaines situées dans le bassin d'un fleuve, ont, ainsi qu'on l'a déjà vu, la propriété de ce fleuve, il s'en suit nécessairement qu'elles sont fondées à exiger que les plateaux et les versans les plus élevés des montagnes qui y portent leurs eaux, ne subissent aucun changement qui puisse les priver de leur propriété ou la dégrader.
Ces plateaux et ces versans, qui forment les bords des bassins des rivières et des fleuves, n'ont, en général, que peu de valeur par eux-mêmes; c'est là qu'on trouve de vastes espaces de terres incultes, qui ne sont propres qu'à produire du bois ou à servir de pâturages.
Mais ces mêmes terres dont l'agriculture ne peut tirer immédiatement presque aucun produit, sont d'une immense utilité, par les eaux qu'elles reçoivent et qu'elles portent, au moyen d'infiltrations graduelles, dans le fond des bassins où se trouvent [I-220] les terres les plus fertiles et les grandes masses de populations.
Un des premiers et des plus grands intérêts d'un peuple est donc de veiller à ce que le sol sur lequel tombent les eaux qui alimentent ses sources et forment ses rivières, ne soit pas dénaturé; car c'est de là que dépendent, en grande partie, et ses richesses et sa durée; et il est bien évident qu'il ne peut exercer cette surveillance et agir dans l'intérêt de la conservation de tous ses membres, qu'autant qu'il est uni en corps de nation, et que les diverses fractions dont il se compose, sont soumises à une loi commune.
L'action qu'un gouvernement exerce pour la conservation des sources et de rivières, n'est pas une atteinte aux propriétés des personnes qui possèdent les plateaux et les versans de montagnes; elle est, au contraire, une garantie pour les propriétés, infiniment plus précieuses, qui se trouvent au fond des bassins, et pour les populations qui s'y sont développées.
Les terres les plus fertiles, celles qui donnent les récoltes les plus abondantes, et qui exigent le moins de travaux, étant mises en état de culture, et transformées en propriétés individuelles longtemps avant qu'on songe à s'approprier et à cultiver celles qui demandent de grands travaux, pour ne donner que de faibles produits, ainsi qu'on [I-221] l'a déjà vu; et les vallées et les plaines situées dans les bassins des fleuves et des rivières étant, par conséquent, cultivées et peuplées avant les plateaux et les versans les plus élevés des montagnes, il s'en suit que les changemens opérés dans le sol de ces plateaux et de ces pentes, s'ils ont pour effet de tarir les sources ou de former des torrens, frappent, dans leurs moyens d'existence, les populations formées dans les vallées et les plaines inférieures ; tandis que l'interdiction de dépouiller de bois ou de défricher les terres les plus élevées, afin de conserver ces mêmes populations, ne condamne personne à la destruction, ni même à ce genre de misère qui résulte nécessairement d'une suppression de moyens d'existence.
Il est rare que le déboisement et le défrichement du sommet et des pentes les plus rapides des montagnes, au lieu d'en accroître la valeur, ne la détruisent pas; mais, dans les cas même où ils l'augmenteraient, l'accroissement serait infiniment petit; les terres placées sur des lieux très-élevés, et d'une culture difficile, ne sont jamais très-productives; il en faut une vaste étendue pour jouir d'un très-médiocre revenu [83].
[I-222]
Dans les vallées ou dans les plaines traversées par des rivières ou par des fleuves, la culture donne, au contraire, aux terres une grande valeur; là, souvent il suffit d'un petit espace pour faire vivre un grand nombre de personnes dans l'abondance; des capitaux considérables qui fournissent des moyens d'existence à des milliers d'ouvriers [I-223] sont réunis sur un petit nombre de points; une usine qui ne tient pas, sur les bords d'une rivière, l'espace qui serait nécessaire sur une montagne pour assurer, pendant tout le cours de l'année, du fourrage au moins dispendieux de nos animaux, suffit quelquefois pour faire vivre à l'aise plusieurs centaines de familles.
Compromettre les nombreuses propriétés que renferment les vallées et les plaines traversées par des courans d'eau, dans l'espérance de créer quelques chétifs moyens d'existence sur le sommet ou sur la pente des montagnes, est donc tout à la fois le plus faux et le plus mauvais des calculs.
Quel est l'intérêt des hommes qui ne peuvent vivre qu'au moyen de leur travail? C'est d'avoir la plus grande part possible aux biens qui sont annuellement produits et consommés chez la nation à laquelle ils appartiennent. Or, il est incontestable que ceux qui sont obligés d'arracher leur subsistance à des terres ingrates, se donnent plus de peine et sont plus mal partagés que ceux qui concourent à la production sur des terres fertiles. Il n'y a pas un ouvrier, dans une bonne ferme, qui voulût être logé, vêtu, nourri comme le sont les gens qui cultivent, à leur profit, les terres les plus pauvres de nos montagnes. Quand le titre de propriétaire ne produit pas d'autre avantage pour celui qui le porte, que de le condamner à un [I-224] travail fort dur, et à vivre d'un peu de lait et de pain d'avoine, il est acheté trop cher [84].
Il résulte de ce qui précède que les choses, comme les personnes, ont entre elles des rapports de dépendance qu'on ne brise pas impunément; il existe entre elles un enchaînement d'effets et de causes qu'il n'est pas possible de négliger, sans s'exposer à tomber dans les plus déplorables erreurs. La force et les ressources d'une nation dépendent de son agriculture, de ses manufactures, de son commerce; son agriculture, ses manufactures, son commerce, dépendent, en grande partie, des fleuves et des rivières qui traversent son territoire; ses fleuves et ses rivières dépendent des sources qui les alimentent, et les sources dépendent de la nature et de la disposition du sol qui reçoit les eaux de pluie ou de neige.
Nous dépensons, en France, des sommes énormes pour faire des canaux, et pour rendre navigables, en toute saison, nos fleuves et nos rivières, et jusqu'ici nos efforts n'ont pas produit de grands résultats. Si l'on s'avisait enfin d'agir sur le sol qui [I-225] reçoit les eaux dont nos rivières sont formées, pour l'obliger à les mieux retenir, et à les distribuer d'une manière moins irrégulière, on obtiendrait des résultats plus avantageux. En même temps qu'on améliorerait d'une manière permanente tous les cours d'eau, et qu'on donnerait ainsi un stimulant à tous les genres d'industrie, on éviterait le danger de manquer de combustible.
Après avoir démontré qu'un fleuve et les rivières qui le forment, sont la propriété commune des populations qui en occupent les bassins, il est presque inutile d'ajouter que les ports de mer sont aussi des propriétés nationales : c'est une vérité que tous les peuples se sont accordés à reconnaître, et qui a peu besoin d'être développée.
Les rivages, lais et relais de la mer sont mis aussi au rang des propriétés publiques, ainsi que je le ferai voir plus loin; aussi, lorsque des communes ont voulu s'emparer des biens de cette nature, comme faisant partie de leurs propriétés communales, leurs tentatives ont été réprimées [85].
Il est d'autres parties du territoire national qui restent dans le domaine public; on y laisse souvent de vastes forêts ou d'autres terres.
[I-226]
Ayant exposé dans les chapitres précédens quelle est la nature de certaines proprietés nationales, il reste à faire connaître, comment on peut en régler la jouissance de la manière la plus avantageuse pour le public et pour les particuliers; mais je dois faire connaître auparavant les mesures qu'on a prises, à diverses époques, pour arrêter ou prévenir le déboisement des montagnes.
[I-227]
TOUTES les fois qu'on observe, avec un peu de soin, les effets qui résultent des changemens subis par les diverses parties du territoire d'un peuple, on ne tarde pas à s'apercevoir que les modifications éprouvées par les unes, exercent sur les autres une influence qui leur est, tantôt avantageuse, et tantôt funeste, selon la nature de ces modifications; une terre marécageuse dont on épuise les eaux, et sur laquelle s'élève un riant village, donne de la valeur à toutes les terres des environs, et cette valeur s'accroît si le village se transforme en une ville; des campagnes que les abus long-temps prolongés d'une mauvaise administration, transforment en marais mal sains, comme les campagnes des environs de Rome, dégradent et déprécient au contraire toutes les propriétés au milieu desquelles elle sont placées; les travaux qui rendent un fleuve navigable, et qui facilitent les communications entre les diverses parties du territoire qu'il arrose, accroissent [I-228] la valeur de toutes les terres auxquelles ils ouvrent des débouchés; les dégradations qu'éprouvent les parties les plus élevées du bassin d'un fleuve, exercent, au contraire, sur tous les cours d'eau qui sillonnent ce bassin, une influence plus ou moins funeste, et nuisent ainsi à toutes les autres parties du territoire.
Un peuple ne peut donc atteindre le degré de bien-être et de puissance que comporte sa nature, qu'autant que chacune des parties du sol qui le nourrit, reçoit la destination la plus conforme à l'intérêt général. Pour donner à ses richesses un grand développement, il faudrait, s'il était possible, qu'une volonté unique, et surtout éclairée, présidât à la disposition de chacune des parties de son territoire, et la fit concourir à la prospérité de toutes les autres. Mais l'existence d'une telle volonté, en la supposant possible, ne saurait se concilier avec la division du sol en propriétés privées, communales, provinciales, nationales, et avec la faculté garantie à chacun de disposer de ses biens d'une manière à peu près absolue. On peut bien donner à la partie qui reste commune au corps entier de la nation, la destination la plus favorable à la prospérité publique; mais on ne peut pas contraindre chacune des fractions entre lesquelles la population se partage, à disposer de la part qui lui est dévolue, dans l'intérêt de toutes les autres. Si [I-229] les possesseurs de terres étaient tous des hommes éclairés, et s'ils ne pouvaient être entraînés par aucune passion vicieuse, on pourrait compter, pour les bien diriger, sur la puissance de l'intérêt privé, dans tous les cas où cet intérêt serait d'accord avec l'intérêt général; mais, outre qu'il n'est pas permis de compter sur une nation d'hommes éclairés et exempts de vices, cette concordance, entre tous les intérêts privés et l'intérêt général, n'existe pas toujours, quoiqu'elle ait lieu dans le plus grand nombre de cas.
Lorsque l'agronome Arthur Young visita la France pour en étudier les ressources, il fut frappé tout à la fois, et des dévastations qui se commettaient dans les forêts, et des plaintes qui s'élevaient de toutes parts sur la cherté du bois, et du bas prix auquel il se vendait comparativement aux autres produits du sol. En mettant en parallèle les revenus que donnait une certaine étendue de terre en nature de bois, avec les revenus que donnait une égale étendue de terre de même qualité, consacrée à produire des céréales ou à engraisser des animaux, il trouvait qu'il y avait encore en France beaucoup trop de forêts. Il assurait que, s'il possédait des bois dans ce pays, il les ferait abattre et mettrait la terre en culture, bien sûr de faire une bonne spéculation.
« La rente des terres de labours, abstraction [I-230] faite des parties qui restent incultes, disait-il, est de 15 schelings six pences par acre [86]; la rente des bois est seulement de 12 schelings [87]. Comment le sens commun peut-il donc permettre de se plaindre du haut prix du bois, puisque ce prix, au lieu d'être, au taux actuel, un dommage pour les consommateurs, en est, au contraire, un très-réel pour les propriétaires, qui ne retirent pas de leurs terres les revenus qu'elles leur donneraient s'ils les faisaient défricher et les mettaient en culture. Je suis si persuadé de cela, que si j'étais possesseur de bois en France, je ferais arracher jusqu'au dernier acre qui serait praticable pour la charrue, et je le mettrais en culture, et j'ai la ferme conviction que cette spéculation me serait profitable. Si l'agriculture fait des progrès, et elle en fera certainement, pourvu qu'elle soit affranchie des dimes et de l'inégalité des impôts, il faudra que le prix du bois augmente considérablement, pour empêcher que les propriétaires qui entendent leurs intérêts, ne convertissent leurs forêts en terres labourables. »
« Il est une autre preuve non moins incontestable, que le prix du bois est trop bas en France; c'est que les mines de charbon qu'on trouve dans [I-231] presque toutes les parties du territoire, ne sont pas exploitées, et que le peuple brûle du bois dans le voisinage immédiat de ces mines; j'en ai fait moi-même l'expérience dans toutes les auberges, où l'on m'a toujours donné du bois pour mon chauffage, même près des mines qui étaient en état d'exploitation, telles que celles de Valenciennes, du Mont-Cenis, de Lyon, d'Auvergne, du Languedoc, de Normandie, de Bretagne et d'Anjou. Est-il possible de croire que cela arriverait, si le prix du bois était monté au niveau du prix de toutes les autres productions? »
« La conclusion qu'il faut tirer de ces faits ajoutait Arthur Young, est assez claire: c'est que la législature ne doit prendre aucune mesure quelconque, pour encourager la production du bois; qu'elle doit en laisser le prix s'élever jusqu'au point où la demande le portera naturellement, et que les sociétés et les académies d'agriculture, généralement composées de consommateurs non intéressés dans la production, doivent mettre un 'terme à leurs injustes et impertinentes clameurs contre le prix d'un produit qui est beaucoup trop bas [88]. »
Ces observations seraient justes, si l'on devait [I-232] ne considérer les bois que comme la plupart des autres productions; c'est-à-dire dans l'intérêt immédiat des producteurs et des consommateurs. En ne le considérant que sous ce point de vue, il est clair qu'il faut laisser le propriétaire, maître de tirer de son fonds le genre de produits qui lui assurent le plus gros revenu. Si le public consent à payer le blé que donne une certaine étendue de terre, plus cher qu'il ne voudrait payer le bois qui serait produit par une égale étendue de terre de même qualité, il est évident que le besoin de bois se fait sentir moins vivement que le besoin de blé. En employant sa terre à produire des céréales, le propriétaire suit les conseils que lui dictent ses intérêts, en même temps qu'il se conforme aux vœux des consommateurs [89].
Mais les forêts ne sont pas utiles seulement par le bois qu'elles fournissent toutes les années aux possesseurs de terres, et que ceux-ci livrent aux consommateurs; elles sont utiles surtout par les eaux qu'elles distribuent aux populations répandues dans les vallées, au-dessus desquelles elles sont situées. En les détruisant et en les [I-233] convertissant en terres labourables, les propriétaires augmenteront peut-être leurs revenus de quelque chose; l'étendue de terre qui ne leur donnait que quinze francs, pourra leur en donner dix-huit ou dix-neuf. Mais les effets de ce changement ne se feront pas sentir seulement par ceux qui les auront produits; ils ne se borneront pas à augmenter ou à diminuer leurs revenus, selon que l'entreprise aura été bien ou mal conçue; ils s'étendront sur des populations nombreuses, et pourront les affecter, d'une manière fâcheuse, dans leurs propriétés et dans toutes les branches de leur industrie. Le défrichement aura probablement pour résultat de tarir les sources qui portaient la fertilité dans les plaines, de transformer les rivières en torrens, de rendre les communications difficiles ou impossibles, parce que les rivières seront trop basses dans les temps de sécheresse, et qu'elles déborderont dans la saison des pluies.
Les propriétaires ne peuvent se faire payer les services que rendent leurs forêts aux populations · répandues dans les bassins des fleuves par l'influence qu'elles exercent sur la distribution des eaux;" ils n'ont de bénéfices à attendre que de la vente du bois, et il est naturel qu'ils comparent sans cesse le revenu qu'ils en retirent, à celui que les mêmes terres leur donneraient si elles étaient défrichées et employées à produire des céréales ou à élever des [I-234] troupeaux. De leur côté, les populations qui se sont développées dans les bassins des rivières', et dont la prospérité est fondée sur les eaux qui fécondent leur agriculture et donnent la vie à leur industrie ou à leur commerce, ne peuvent rien payer pour les services que leur rendent les forêts. Le bois qui vient au marché, s'estime par les services qu'il peut rendre à celui qui l'achète pour le consommer, et non par ceux qu'il a rendus au public avant que d'être abattu.
Les forêts ou les bois, surtout dans certaines positions, rendent donc à une nation des services qui ne produisent aucun avantage particulier pour ceux qui en sont propriétaires, services dont tout le monde jouit, sans que personne ait la volonté ni la puissance de les payer, afin d'en perpétuer la durée. Les intérêts des propriétaires n'étant pas une garantie pour les intérêts du public, puisque ces deux genres d'intérêts, loin d'être toujours d'accord, sont souvent opposés; on a pensé que la puissance législative devait intervenir pour empêcher que l'intérêt général ne fût sacrifié à l'intérêt privé. Il faut dire même que lorsque les gouvernemens ont interposé leur autorité pour la conservation des bois et des forêts, ils ont été généralement conduits, moins par une raison éclairée que par une sorte d'instinct, et quelquefois même par de mauvaises passions.
[I-235]
Depuis le commencement du quatorzième siècle jusque vers la fin du dix-septième, les rois de France se sont beaucoup occupés de la conservation des forêts: si l'on s'en rapportait aux titres de leurs ordonnances, on serait même tenté de croire qu'ils ont considéré les propriétés de ce genre, dans leurs vrais rapports avec la prospérité publique; tous ces titres, en effet, annoncent qu'on va traiter des eaux en même temps que des forêts, comme si, par la conservation de celles-ci, on avait eu principalement en vue de veiller à la conservation de celles-là; mais ce n'est qu'une trompeuse apparence; la liaison qui est dans les mots, ne se trouve ni dans les idées ni dans les mesures [90].
Il aurait fallu, pour soumettre les bois et les forêts à une bonne police, que les causes qui en recommandaient la conservation, fussent bien connues, et que la puissance du gouvernement fût incontestée sur toutes les parties du territoire national; mais ce n'était pas dans les ténèbres du moyen âge, et au milieu de l'anarchie produite par le régime féodal, qu'il était possible de concevoir [I-236] et de prendre des mesures générales pour faire concourir chacune des parties du territoire à la prospérité de l'ensemble; tout ce qu'il était possible de faire alors était de veiller, autant que possible, à la conservation ou à la bonne administration de chaque partie, sans s'occuper des rapports qu'elle pouvait avoir avec les autres.
Les ordonnances rendues depuis le commencement du quatorzième siècle jusqu'en 1669, sur les eaux et forêts, n'avaient eu généralement pour objet que la conservation des revenus de la couronne. On n'avait vu, dans les forêts, que les produits immédiats qu'elles donnaient annuellement, et le gibier auquel elles offraient des refuges; on n'avait vu, dans les fleuves et les rivières, que le poisson qu'on pouvait y prendre. La chasse et la pêche étaient dans ces temps des affaires plus importantes pour le monarque et sa maison, que l'agriculture et le commerce.
Louis XIV et ses conseillers furent dominés par les mêmes idées et par les mêmes passions; cependant ils portèrent leurs vues un peu plus loin. Après avoir pris les mesures que les lumières ou les besoins du temps pouvaient leur suggérer, pour conserver les forêts de l'état et assurer le service de la marine, ils s'occupèrent des bois des particuliers. L'ordonnance du mois d'août 1669 enjoignit à toutes personnes, sans exception ni [I-237] différence, de régler la coupe de leurs bois taillis au moins à dix années, avec réserve de seize baliveaux dont ils pourraient disposer après l'âge de quarante ans. Elle leur ordonna d'en réserver dix dans les ventes ordinaires de haute futaie, en leur laissant toutefois la faculté d'en disposer à leur profit, après l'âge de cent vingt ans. Il leur fut enjoint de plus d'observer, dans l'exploitation de leurs bois ou forêts, ce qui était prescrit pour l'usance des forêts de la couronne, sous les peines portées par les ordonnances.
Les grands maîtres et autres officiers des eaux et forêts furent autorisés à visiter ou inspecter les bois des particuliers, pour assurer l'observation de ces dispositions et réprimer les contraventions [91].
Les particuliers étant tenus de se conformer, dans l'exploitation de leurs bois, aux règles prescrites pour les forêts de l'état, il s'ensuivait qu'il leur était interdit de les arracher pour les convertir en terres labourables. C'est, en effet, ce qui fut décidé par deux arrêts du conseil, l'un du 9 décembre 1705, l'autre du 16 mai 1724. Les bois étaient soumis aux règles du droit public, quant à l'exploitation, et aux règles du droit privé, quant à la transmission.
Les mêmes motifs qui avaient porté le gouvernement [I-238] à interdire aux particuliers la destruction de leurs bois, et à leur imposer des règles pour l'exploitation, le déterminèrent à leur défendre d'y établir, sans une autorisation particulière, des forges, fourneaux et verreries [92]; on craignait que la consommation de bois qui serait faite par ces usines, quelque profitable qu'elle fût pour les propriétaires, ne fût nuisible à l'intérêt public.
L'ordonnance de 1669 n'avait pas suffi pour mettre les bois à l'abri des dévastations; il résulte, au contraire, du témoignage d'Arthur Young, cité dans le chapitre précédent, que même avant la révolution, ils étaient impunément ravagés, au moins dans quelques parties de la France. Quand la révolution éclata, les anciennes lois sur les eaux et forêts ne furent pas immédiatement abolies, mais elles eurent encore moins de force qu'elles n'en avaient auparavant. Cette faiblesse des lois eut des conséquences d'autant plus étendues que l'aliénation des domaines nationaux donna aux acquéreurs le moyen de disposer, sans contrôle, des bois dont ils avaient fait l'acquisition. L'assemblée nationale, par son instruction du 12 août 1790, essaya de faire respecter les anciennes règles par les administrations locales et par les citoyens; mais, comme aux yeux de beaucoup de [I-239] personnes, la liberté n'était que l'affranchissement de toute règle et de tout devoir, ses exhortations ne produisirent que peu d'effet.
« L'assemblée nationale, est-il dit dans cette instruction, n'a pu s'occuper encore des réformes que peut exiger l'administration des domaines et bois; elle a décreté seulement la vente des biens nationaux. Ainsi, par rapport à la régie de ces biens et à la perception de leurs revenus, les choses doivent rester, quant à présent, sur l'ancien pied, et les municipalités, ainsi que les administrations, ne peuvent y prendre part.
» Il en est de même de la juridiction des eaux et forêts, qui subsiste toujours, et qui n'ayant encore perdu que la seule attribution des délits de chasse, doit continuer de connaître, comme par le passé, de toutes les autres matières que les anciennes lois ont soumises à sa compétence, jusqu'à ce qu'un décret formel de l'assemblée nationale ait prononcé sa suppression.
« Nombre de municipalités cependant égarées par une fausse interprétation des décrets des 11 décembre et 18 mars derniers, se sont permis des entreprises dont la durée et la multiplication auraient les suites les plus funestes. L'assemblée nationale a mis sous la sauvegarde des assemblées administratives et municipales les forêts, les bois et les arbres, et elle leur en a recommandé la [I-240] conservation. De là plusieurs municipalités ont conclu que l'administration des bois leur était attribuée.......
« Cette erreur a déjà produit beaucoup de mal. Les gardes des maîtrises ont, dans plusieurs endroits, été expulsés des forêts et exposés à des violences. Les officiers des maîtrises eux-mêmes n'ont pas été respectés; ils sont, dans certaines provinces, réduits à l'impuissance de faire leurs fonctions..... Des dégâts considérables ont été commis dans les bois, sous les yeux des municipalités qui devaient les empêcher et les prévenir, et qui n'ontpas eu la force de s'y opposer......
« C'est aux assemblées administratives et spécialement à leurs directoires, qu'il appartient d'arrêter le cours d'un désordre véritablement effrayant; c'est à elles qu'il est réservé de surveiller la conduite des municipalités, de les contenir dans les bornes précises de leur pouvoir.... Elles mêmes sont chargées de veiller à la conservation des bois, et ce n'est pas seulement contre les délits des particuliers, c'est aussi contre les erreurs et les entreprises des municipalités, qu'elles doivent défendre cette propriété précieuse [93] ».
[I-241]
La loi du 14 août 1791 supprima l'ancienne administration forestière et en organisa une nouvelle; elle soumit à cette administration et au régime établi par l'ordonnance de 1669, 1° les forêts et bois qui appartenaient à l'État; 2° les bois tenus du ci-devant domaine de la couronne, à titre de concession, engagement et usufruit ou autre titre révocable; 3° les bois possédés en gruerie, grairie, segrairie, tiers et dangers, ou indivis entre la nation et des communautés; 4° les bois appartenant aux communautés d'habitans; 5° enfin, ceux qui étaient possédés par des maisons d'éducation et de charité; mais les bois appartenant à des particuliers furent affranchis du régime forestier et des règles auxquelles l'ordonnance de 1669 et les arrêts du conseil les avaient soumis : chacun eut donc la liberté d'administrer les siens et d'en disposer comme de toute autre espèce de propriété.
Les nombreux défrichemens qui suivirent la promulgation de cette loi, firent craindre que la France ne manquât de bois. Le 9 floréal an xr (29 avril 1803), une loi nouvelle déclara que, [I-242] pendant vingt-cinq ans, aucun bois ne pourrait être arraché et défriché que six mois après la déclaration qui en aurait été faite par le propriétaire devant la conservation forestière de l'arrondissement où le bois serait situé. L'administration forestière fut autorisée à faire mettre, dans ce délai, opposition au défrichement, à la charge d'en référer, avant l'expiration de six mois, au ministre des finances, sur le rapport duquel le gouvernement statuerait dans le même délai. En cas de contravention à ces dispositions, le propriétaire devait être condamné à remettre une égale quantité de terrain en nature de bois, et à une amende qui ne pouvait être au-dessous du cinquantième, ni au-dessus du vingtième de la valeur du bois arraché. Si le propriétaire n'effectuait pas la plantation ou le semis dans le délai fixé par le jugement de condamnation, il devait y être pourvu à ses frais par l'administration forestière.
La même loi déclara que le martelage pour le service de la marine aurait lieu dans les bois des particuliers, taillis, futaies, avenues, lisières, parcs, et même sur les arbres épars, et soumit la coupe des arbres marqués aux règles observées pour les bois nationaux. Les propriétaires de futaies furent tenus, hors les cas d'une urgente nécessité, de faire, six mois d'avance, devant le conservateur forestier de l'arrondissement, la déclaration des coupes [I-243] qu'ils avaient l'intention de faire, et des lieux où leurs bois étaient situés. Le conservateur devait en prévenir le préfet maritime dans l'arrondissement duquel sa conservation était située, pour qu'il fit procéder à la marque, en la forme accoutumée.
La loi du 15 août 1791 et celle du 9 floréal an x1 ( 29 avril 1803) ont été remplacées par le code forestier du 21 mai 1827. Le premier article de ce code a soumis au régime forestier, 1° les bois et forêts qui font partie du domaine de l'État; 2° ceux qui font partie du domaine de la couronne; 3° ceux qui sont possédés à titre d'apanage et de majorats, reversibles à l'État; 4° ceux des communes et des sections de communes; 5° ceux des établissemens publics; 6° enfin, ceux dans lesquels l'État, la couronne, les communes ou les établissemens publics ont des droits de propriété indivis avec des particuliers.
L'article 2 rétablit les particuliers, relativement à leurs bois, dans l'exercice de tous les droits résultant de la propriété, sauf les restrictions spécifiées dans les autres articles de la même loi. Il paraît abroger ainsi les dispositions de la loi du 9 floréal an xi, qui interdisaient aux particuliers, pendant vingt-cinq ans, d'arracher et de défricher leurs bois; mais cette abrogation n'est qu'apparente, puisque les défenses faites par cette dernière loi sont reproduites dans le dernier titre du code forestier.
[I-244]
Les bois des particuliers sont donc soumis, sous le rapport des droits de propriété, à deux exceptions transitoires : l'une a pour objet d'assurer le service de la marine; l'autre la conservation des bois existans. Celle-ci consiste dans la défense faite à toute personne, pendant vingt ans, d'arracher ou de défricher ses bois sans en avoir fait préalablement la déclaration à la sous-préfecture, au moins six mois d'avance, et dans la faculté donnée à l'administration de s'opposer au défrichement. Le propriétaire qui, nonobstant cette opposition, fait procéder au défrichement de ses bois, encourt une amende de cinq cents francs au moins et de quinze cent francs au plus par hectare de bois défriché. Il doit être, en outre, condamné à rétablir les lieux en nature de bois, dans un délai déterminé par le jugement de condamnation; et s'il n'obéit pas au jugement, le semis ou la plantation sont effectués à ses frais.
Ces dispositions ne sont cependant pas applicables aux jeunes bois, pendant les premières vingt années après leur semis ou plantation; aux parcs ou jardins clos et attenant aux habitations; aux bois non clos, d'une étendue au-dessous de quatre hectares, lorsqu'ils ne font point partie d'un autre bois qui compléterait cette contenance, ou qu'ils ne sont pas situés sur le sommet ou sur la pente d'une montagne.
[I-245]
L'exception établie dans l'intérêt de la navigation consiste dans la faculté donnée pour dix ans, à compter de la promulgation de la loi, au département de la marine, de choix et de martelage sur les bois des particuliers, futaies, arbres de réserve, avenues, lisières et arbres épars. Ce droit ne peut toutefois être exercé que sur les arbres en essence de chêne, qui sont destinés à être coupés, et dont la circonférence, mesurée à un mètre du sol, est de quinze décimètres au moins. Il ne peut l'être, dans aucun cas, sur les arbres qui existent dans les lieux clos attenant aux habitations, et qui ne sont point aménagés en coupes réglées.
Afin de faciliter au département de la marine l'exercice de ce droit, la loi soumet tous les propriétaires, hors le cas de besoins personnels, pour réparations et constructions, à l'obligation de faire six mois d'avance, à la sous-préfecture, la déclaration des arbres qu'ils ont l'intention d'abattre, et des lieux où ils sont situés, sous peine d'une amende de dix-huit francs par mètre de tour pour chaque arbre déclaré; si, dans les six mois, à compter du jour de l'enregistrement de cette déclaration, la marine n'a pas fait marquer, pour son service, les arbres déclarés, les propriétaires peuvent en disposer librement [94].
[I-246]
Les adjudicataires des bois soumis au régime forestier, les maires des communes, les particuliers, ainsi que les établissemens publics, pour les exploitations faites sans adjudication, traitent de gré à gré avec la marine, du prix des bois qu'elle a marqués pour son service; s'ils ne peuvent s'entendre avec elle, ce prix est réglé par des experts, à frais communs. Si, dans les trois mois de la notification de l'abattage, faite à la sous-préfecture, la marine n'a pas pris livraison de la totalité des arbres marqués appartenant au même propriétaire, et si elle n'en a pas acquitté le prix, les personnes auxquelles ils appartiennent peuvent, en disposer librement. Jusqu'à l'abattage, la marine a la faculté d'annuler les martelages opérés pour son service; mais elle ne peut l'annuler pour une partie seulement des arbres marqués.
Les obligations imposées aux propriétaires de bois, dans l'intérêt de la marine, ne devant avoir que dix ans de durée, à compter de la promulgation du code forestier, cesseront le 31 juillet 1837. L'interdiction d'arracher et de défricher les bois ayant été limitée à vingt années, les propriétaires pourront en disposer de la manière la plus absolue, à compter du 31 juillet 1847. A partir de cette [I-247] époque, les bois qui sont situés sur le sommet ou sur le penchant des montagnes, pourront être arrachés et défrichés, comme ceux qui se trouveront situés au fond des vallées les plus profondes. Les propriétaires jouiront alors de la liberté qu'ils avaient sous l'empire de la loi du 15 août 1791.
Il n'est pas difficile de voir les motifs qui devaient faire interdire la destruction et le défrichement des bois, surtout de ceux qui étaient situés sur les plateaux et sur le penchant des montagnes ; mais il serait difficile de trouver les raisons qui ont fait donner une limite à la durée de l'interdiction. En 1847, il ne se sera sans doute opéré aucune révolution, ni dans la nature de notre globe, ni dans la nature humaine. Les eaux qui tomberont sur des montagnes escarpées, dont on aura détruit le bois et remué le sol, se formeront en torrens, et entraîneront le gravier dans les vallées, comme de notre temps. Celles qui tomberont sur un sol dépouillé de végétaux, échauffé par les rayons du soleil, ou balayé par les vents, se dissipera en vapeurs, comme de nos jours, et ne pourra, par conséquent, s'infiltrer dans la terre pour reparaître sous forme de sources. Les habitans des montagnes ne se croiront pas alors plus intéressés que de nos jours, à laisser le sol dans un état qui est plus profitable pour les habitans des vallées que pour eux-mêmes.
[I-248]
Si, dans l'intervalle de temps qui doit s'écouler entre le jour où l'interdiction a été prononcée et le jour où elle doit cesser, des mesures devaient être prises pour changer la destination d'une partie du sol, ou les mœurs des habitans; si les plateaux et les penchans des montagnes devaient être convertis en propriétés nationales ou communales, et couverts de bois, ou si les populations répandues dans les bassins des rivières et des fleuves devaient en faire l'acquisition, pour leur donner la destination la plus favorable à leurs intérêts, on comprendrait qu'à partir d'une certaine époque, on n'eût mit aucune limite au droit des particuliers de convertir leurs bois en pâturages ou en terres de labour; mais aucune mesure n'étant prescrite par les lois, il est impossible de voir quels sont les faits nouveaux qui, dans quinze ans, rendront innocens les défrichemens qu'on juge aujourd'hui dommageables.
Le dernier article du code forestier déclare, il est vrai, que les semis et plantations de bois, sur le sommet et le penchant des montagnes et sur les dunes, seront exempts de tout impôt pendant vingt ans; mais, si les propriétaires ont jugé qu'il était de leur intérêt de détruire les bois situés sur ces terres, il est douteux que l'exemption qui leur est accordée soit suffisante pour les déterminer à les rétablir. A l'expiration des vingt années d'exemption, [I-249] ils se trouveront d'ailleurs dans la position où ils étaient avant que ces bois eussent été arrachés; les motifs qui les déterminèrent pourront encore agir sur eux pour leur faire prendre la même résolution. Quelle sera donc la cause qui pourra les obliger à conserver un genre de propriété qu'ils ont trouvé convenable de détruire, ou qui du moins n'avait pas assez de valeur à leurs yeux pour payer les frais que la conservation aurait exigés ?
Si les bois situés sur les sommets, les plateaux et les penchans des montagnes, ne sont pas moins utiles aux populations répandues dans les bassins des rivières et des fleuves, qu'aux particuliers ou aux communes à qui ils appartiennent; si l'intérêt de ces populations est qu'ils soient conservés, tandis que l'intérêt des propriétaires les pousse, au contraire, à les détruire, il n'y a pas d'autre moyen d'en assurer la conservation que de mettre tous les intérêts en harmonie, ou d'employer la force pour en prévenir la destruction. Le moyen le plus simple d'intéresser les populations auxquelles appartiennent les plateaux ou le penchant des montagnes, à laisser ou à mettre leurs terres en nature de bois, serait d'accorder à ceux qui feraient un tel emploi de leurs propriétés, une exemption d'impôts assez considérable pour les dédommager des pertes qui pourraient en résulter [I-250] pour eux. Il ne suffirait pas de leur accorder une exemption temporaire pour agir efficacement sur leur esprit; il faudrait une exemption perpétuelle et proportionnée aux sacrifices qu'on exigerait d'eux.
Quant à l'emploi de la force, qui est le moyen habituel des gouvernemens despotiques, il est rare qu'il produise l'effet qu'on s'en promet, et qu'il n'en produise pas beaucoup d'autres auxquels on ne s'attendait pas. Louis XIV y eut recours, et l'on a vu, par les exemples cités par Arthur Young, que ce moyen n'empêchait pas la dévastation des plus belles forêts. Napoléon, par la loi du 9 floréal an xi, et les auteurs du code forestier de 1827, ont voulu prévenir la destruction des bois par l'emploi temporaire du même moyen; mais on peut prédire, sans crainte d'être démenti par les résultats, que ce ne sera ni par des prohibitions, ni par la crainte des amendes, qu'on assurera la prospérité de la France. Il ne suffit pas, pour faire prospérer une nation, de mettre des obstacles à de mauvaises mesures;; il faut savoir déterminer les volontés à en prendre de bonnes: un peuple ne fait pas de progrès par l'inaction.
Le régime auquel le code forestier soumet les bois et forêts de l'État, ceux du domaine de la couronne, des communes et des établissemens publics, a principalement pour objet d'en assurer la [I-251] bonne administration, et d'en prévenir la destruction et le défrichement. Les motifs pour lesquels on a veillé à leur conservation n'ont peut-être pas été toujours ceux qu'on aurait dû consulter dans l'intérêt général; mais ces motifs, quelle qu'en ait été la nature, ont influé sur le résultat des mesures qu'ils ont fait prendre. Il n'entre pas dans le plan de ce livre d'examiner les moyens d'administration qu'on a établis à diverses époques, pour veiller à la conservation des bois; il suffit d'en faire remarquer la tendance.
On conçoit que toutes les forêts n'ont pas la même importance pour une nation; la conservation des bois situés au fond des vallées importe moins que celle des bois situés sur les plateaux et sur le penchant des montagnes. Des bois placés auprès de l'embouchure d'un fleuve sont, en général, moins précieux pour le pays que ceux qui sont situés dans les parties élevées du bassin de ce même fleuve. Toutes les règles qu'on peut établir sur cette matière sont donc subordonnées aux circonstances physiques au milieu desquelles chaque population est placée.
Les ordonnances ou les lois qu'on a faites pour la conservation des forêts, n'ont presque jamais pris en considération la situation qu'occupaient les bois dont on se proposait de prévenir la destruction. On aurait pu craindre qu'il ne résultat [I-252] de cette apparente imprévoyance, de graves inconvéniens, et cependant aucune inconséquence fâcheuse ne paraît en avoir été la suite. La raison en est que, dans tous les pays, les meilleurs terrains ont presque toujours été les premiers mis en culture. Les bois que l'intérêt privé portait à détruire les derniers, étaient ceux dont l'intérêt général sollicitait particulièrement la conservation.
Toutes les fois qu'il est question de soumettre à des règles particulières les propriétés de ce genre; il y a trois sortes d'intérêts qu'il ne faut jamais perdre de vue, et qu'il importe de concilier autant que possible : l'intérêt de la population entière, l'intérêt des propriétaires de bois ou de terres qui devraient être consacrés à ce genre de produits, et l'intérêt des consommateurs.
Je n'ai point parlé, dans ces considérations, des intérêts ou des besoins de la marine; et cependant c'est principalement en vue de ces intérêts que les bois ont été soumis à un régime particulier. La légitimité de cet intérêt a été mise en question, même en Angleterre, où il s'est trouvé des économistes qui ont soutenu qu'une puissante marine n'était un bien, ni pour le peuple qui la possédait, ni pour l'humanité en général, et qu'il valait mieux d'ailleurs acheter du bois dans les pays où il était produit à bon marché, que de le produire soi-même à grands frais. Un écrivain dont on n'a mis [I-253] en question, ni les connaissances, ni le patriotisme, a publié à ce sujet une opinion que je crois devoir rapporter ici.
« Je serais fâché, dit-il, d'ajouter à mes raisons deux mots sur l'argument le plus commun, sur celui qu'on fonde sur la prétendue nécessité d'une marine royale; car je considère toute idée d'une grande force navale comme étant fondée sur des théories fort douteuses. Une marine puissante est dommageable aux autres nations par son objet, lequel est de porter, jusque sur les parties les plus éloignées du globe, les funestes effets de l'ambition, et toutes les horreurs qui suivent l'esprit de conquête, quand il dérive d'un esprit plus malfaisant encore, celui du commerce étranger. Et cependant quelle que soit la nécessité commerciale fondée sur les plus mauvais principes qu'on allègue pour la soutenir, la dépense en est si considérable, qu'aucune nation ne peut être formidable en même temps sur mer et sur terre, sans faire des efforts qui, par le moyen des emprunts, font tomber nos charges sur notre innocente postérité. M. Hume a observé que la flotte anglaise, au plus fort de la guerre de 1740, coûtait à la nation plus que ne coûtait tout l'état militaire de l'empire romain sous Auguste, quand tout ce qui était alors digne d'être appelé le monde, était placé sous le sceptre de ce prince. Dans notre dernière guerre, la dépense de [I-254] notre flotte a été le double de celle qui avait attiré l'attention de cet habile et profond écrivain; car la dépense navale de 1781 s'est élevée jusqu'à 8,603,884 livres sterling.
« L'ambition des hommes d'état est toujours disposée à fonder, sur l'existence d'un grand commerce, la nécessité d'une grande marine pour le protéger; et l'on suppose ensuite la nécessité d'un grand commerce pour soutenir une grande marine: de fort beaux systèmes d'économie politique ont été la conséquence de cette malfaisante combinaison. Le rêve trompeur des colonies a été une branche de cette curieuse politique, qui a coûté à la nation anglaise, comme sir John Sinclair l'a démontré, deux cent quatre-vingts millions sterling [95]. Plutôt que de se mettre dans la nécessité de faire cette énorme dépense, à laquelle notre puissante marine nous a obligés, n'aurait-il pas mieux valu que la nation fût sans commerce, sans colonies et sans marine? La même folie a gagné le cabinet de France: là, une grande marine est nécessaire, parce qu'on a, dans Saint-Domingue, une grande colonie! Ainsi, une cause de dommage en engendre toujours une autre. Ce siècle a été l'époque du pouvoir maritime; ce pouvoir cessera dans le siècle suivant, et alors on le considérera comme [I-255] un système fondé sur l'esprit de rapine commerciale.
« Mais quelle que puisse être la nécessité des marines, il n'y en a aucune pour cultiver des chênes pour les construire; il en coûte infiniment moins de les acheter que de les cultiver. On ne peut pas prévoir l'époque où l'on aura épuisé le chêne du Nord, de la Bohême, de la Sibérie, de la Pologne, de la Hongrie et des terres qui bordent l'Adriatique. Le prix s'en élevera à mesure que le.transport en sera plus coûteux, mais ces pays en fourniront pendant des siècles. Jusqu'au commencement du siècle dernier, la rareté du chêne nous a contraints de faire usage du pin ; et cependant, malgré la grande consommation qui en a été faite, les pays d'où nous l'avons tiré, pourraient nous en fournir encore pendant cinq cents ans » [96].
La nécessité de veiller à la conservation des bois, n'est pas la même pour toutes les nations; une multitude de circonstances physiques, telles que l'élévation et l'étendue des montagnes, la chaleur ou la fraîcheur du climat, la nature et la disposition du sol, peuvent faire varier les besoins des hommes. Le déboisement d'une île située sous un climat humide et froid, ne peut pas avoir pour les habitans les mêmes effets que le déboisement d'un pays tel que la Perse.
[I-256]
Quelque sages que puissent être, au reste, les mesures d'un gouvernement, elles ne sauraient jamais produire de grands résultats, si elles n'étaient pas secondées par les mœurs de la population. C'est donc sur les esprits qu'il faut surtout agir; il faut montrer aux hommes leurs véritables intérêts. Lorsqu'ils verront clairement le but vers lequel il leur importe de se diriger, ils Ꭹ tendront sans qu'on ait besoin de les presser.
[I-257]
IL existe, ainsi qu'on l'a vu, des rapports intimes entre l'état du sol des parties supérieures d'un grand bassin, et les cours d'eau qui le parcourent. Ces rapports auraient dû servir de base aux mesures prises en divers temps et en divers lieux pour la conservation des grands cours d'eau, et cependant ils ont été sans influence sur les actes de la plupart des gouvernemens. Nous ne devons pas en être étonnés : ils n'étaient pas connus, il n'y a pas très long-temps, même par les hommes qui s'occupaient des sciences avec le plus de succès. Il aurait été difficile, d'ailleurs, qu'on les prît pour règles à des époques de troubles et de guerres, quand les peuples étaient divisés de la manière la plus arbitraire; quand l'industrie et le commerce étaient des objets de mépris, et que les nations, comme leurs gouvernemens, étaient plongées dans une profonde ignorance [97].
[I-258]
Il aurait fallu, pour oser concevoir, et surtout pour mettre en pratique dans chaque grand bassin, un système propre à en développer toutes les ressources agricoles, industrielles et commerciales, que les divisions politiques des divers pays fussent en harmonie avec les divisions territoriales formées par la nature elle-même, et que l'autorité publique se trouvât entre les mains d'hommes assez éclairés, assez puissans, et surtout assez intègres pour subordonner aux intérêts généraux tous les intérêts individuels qui s'y trouvaient opposés; dans les temps où nous vivons, il y a peu de nations qui puissent se vanter d'être parvenues à ce degré de perfection; et aucune n'y était arrivée dans les temps qui nous ont précédés; nous ne devons donc pas espérer de trouver, dans les lois des anciens peuples, un ensemble de mesures propres à tenir les grands cours d'eau toujours en bon état.
Les rivières, ainsi qu'on l'a vu précédemment, ont, pour les nations qui savent en faire usage, [I-259] divers genres d'utilité: elles ne servent pas seulement à leur fournir l'eau qui leur est nécessaire pour leur breuvage, pour la préparation de leurs alimens, et pour leur propreté, ou à nourrir le poisson qui fait une partie de leur subsistance; dans beaucoup de lieux, elles portent la fertilité sur un sol qui serait stérile ou du moins peu productif, s'il n'était arrosé que par les eaux du ciel ; comme forces motrices, elles transportent dans un lieu les denrées ou les marchandises qui y manquent, et qui abondent dans un autre; elles donnent le mouvement à des machines puissantes, et contribuent ainsi au développement et à la perfection des arts; la force de la vapeur qui produit aujourd'hui tant de merveilles, ne saurait remplacer toujours la puissance d'un cours d'eau, et elle est plus dispendieuse.
Quand on considère un fleuve dans toutes les parties qui concourent à le former, on peut, ainsi que je l'ai fait voir, le comparer à un arbre immense dont le tronc repose sur la mer, et dont les branches et les rameaux s'étendent sur la surface d'un grand bassin. Les diverses parties dont il se compose peuvent être divisées et traitées séparément dans un écrit ; des administrateurs ou des écrivains peuvent s'occuper alternativement de la tige, des branches principales ou secondaires, et des plus petits rameaux; mais de quelque manière qu'ils le divisent, [I-260] il n'est pas en leur puissance de faire que, dans la nature, il ne forme pas un vaste ensemble dont toutes les parties sont liées entre elles. Le tronc ne saurait, en effet, exister indépendamment des branches, les branches indépendamment des rameaux, les rameaux indépendamment des infiltrations qui leur donnent naissance. La conservation des parties principales est donc subordonnée à la conservation des plus petites.
Il ne paraît pas que les Romains aient jamais songé à tenir les plateaux et les versans les plus élevés, dans l'état le plus favorable à la conservation et à la bonne distribution des eaux; mais du moins ils avaient assez de bon sens et de logique pour voir que les cours d'eau qui se trouvaient dans chaque bassin, ne formaient qu'un tout, et qu'il n'y avait pas moyen de conserver les rivières navigables, s'ils ne veillaient pas à la conservation de celles qui ne l'étaient pas.
Les Romains reconnaissaient en principe que toutes les rivières, navigables ou non navigables, ainsi que les lits qu'elles parcouraient, étaient publics; ils admettaient aussi que l'usage des rives était public, quoique la propriété en appartînt aux propriétaires riverains [98]. Ayant divisé les [I-261] cours d'eau en deux classes, les rivières qui coulent dans toutes les saisons de l'année, et les torrens qui ne coulent qu'à certaines époques, ils avaient déclaré que ces derniers appartenaient seuls au domaine privé [99]. Ils ne confondaient pas cependant les rivières publiques avec les simples ruisseaux; ce qui distinguait les unes des autres à leurs yeux, était un plus grand volume d'eau, ou, en cas de doute, l'opinion des habitans du voisinage [100].
Une source qui se trouvait dans une propriété privée, pouvait être employée, soit aux usages de l'agriculture, soit à l'établissement d'une [I-262] manufacture; mais le propriétaire qui s'en servait, ne pouvait ni réunir l'eau pour la faire couler en grand volume sur les propriétés inférieures, ni la leur envoyer après l'avoir salie [101].
De ce que toutes les rivières étaient publiques, les Romains ne tiraient pas la conséquence qu'aucun particulier ne pouvait, ni s'y livrer à la pêche, ni en tirer aucune sorte de matériaux, ni y faire aucun ouvrage, sans la permission de l'autorité publique; ils en concluaient, au contraire, que toute personne avait le droit d'en faire usage, sous la condition de respecter les droits d'autrui, ou de ne causer aucun dommage, soit à la navigation, soit aux propriétés riveraines [102].
Chacun avait donc le droit de naviguer sur une rivière, un lac, un canal, un étang publics, d'y prendre du poisson, de charger ou décharger ses bateaux sur la rive, ou de les amarrer aux arbres qui s'y trouvaient placés [103].
[I-263]
Le droit de navigation dans une rivière étant commun à tous les citoyens, il s'ensuivait que nul ne pouvait, même avec l'autorisation du préteur, y placer des corps, y faire des ouvrages, ou y pratiquer des prises d'eau, qui pussent nuire à la navigation ou causer à autrui quelque dommage [104]; mais aussi les entreprises nuisibles, soit à la navigation, soit aux propriétés riveraines, étaient les seules qui fussent interdites, soit dans les rivières navigables, soit dans celles qui en rendaient d'autres navigables [105].
Il était donc interdit, soit d'élargir, soit de rétrécir le lit d'une rivière ou d'y pratiquer des prises d'eau, toutes les fois que ces ouvrages devaient avoir pour résultat de rendre la navigation plus difficile; les travaux et les prises d'eau dans une rivière non navigable qui alimentait une rivière navigable, étaient également interdits, s'ils devaient nuire à la navigation [106].
Quant aux prises d'eau, qui ne pouvaient pas avoir pour résultat de rendre la navigation plus difficile, elles étaient formellement autorisées pour [I-264] toutes les rivières qui n'étaient pas consacrées à un service public: la prohibition n'avait lieu, comme on vient de le voir, dans les rivières navigables ou non navigables, que dans les cas où la navigation en avait souffert [107].
Le lit d'une rivière publique, c'est-à-dire, de toute rivière dont le cours était perpétuel, était nécessairement public, de même que l'usage de ses rives. Si donc il arrivait qu'une rivière se formât un cours nouveau, ou qu'elle fût détournée artificiellement de son ancien cours, le lit qu'elle se traçait, ou celui dans lequel on la faisait entrer, devenaient publics. Le lit ancien était, de plein droit, acquis aux propriétaires riverains, ou au premier occupant, s'il n'y avait aucune propriété privée qui arrivât jusqu'au lit abandonné [108].
Tout citoyen ayant droit d'user d'une chose publique, et la violation d'un droit donnant toujours [I-265] naissance à une action au profit de la personne lésée, il s'ensuivait que toute personne dont les intérêts étaient blessés par une entreprise faite sur un cours d'eau, pouvait s'opposer à ce qu'elle fût exécutée, et demander la destruction des travaux accomplis ou commencés [109]; l'intérêt individuel devenait ainsi le gardien de l'intérêt public.
Un citoyen n'avait pas seulement le droit de s'opposer à l'exécution de tout ouvrage nuisible à la navigation ou à ses propriétés, ou de demander la destruction des ouvrages déjà exécutés; il pouvait de plus exiger que toute personne qui se proposait de faire une entreprise sur le lit ou sur les rives d'une rivière, fût tenue de répondre, par une caution, des dommages que cette entreprise pourrait causer pendant dix ans; cette caution pouvait être exigée même de celui qui se bornait à fortifier les rives pour la conservation de ses propriétés [110].
La rive était définie « ce qui contient la rivière quand elle est dans son état ordinaire: » Id quod flumen continet naturalem rigorem cursus sui tenens [111]. Cependant, on considérait comme faisant [I-266] partie de la rive, les lieux qui la confinent; mais l'espace qui était ainsi considéré comme public, était très-mal déterminé [112].
Quoique l'usage des rives fût public comme les rivières, et que chacun eût le droit, soit d'y charger ou décharger ses bateaux, soit d'y attacher les cordes nécessaires au service de la navigation, elles appartenaient, ainsi que les arbres qui s'y trouvaient placés, aux propriétaires riverains [113]. Les droits du public n'existaient que comme servitude.
Une île qui se formait dans une rivière appartenait au premier occupant, si les propriétés voisines n'aboutissaient pas à la rivière, ou bien au propriétaire dont les fonds étaient contigus, ou aux propriétaires des deux rives, si elle était située au milieu de la rivière [114].
Presque toutes ces dispositions des lois romaines ne sont que des conséquences d'un grand principe; elles dérivent de ce fait, qu'une rivière, navigable ou non navigable, appartient à la population qui s'est développée dans le bassin qu'elle parcourt. Ce principe étant admis, il s'ensuit, en effet, que chacun peut en jouir, sous la condition de respecter le même droit dans les autres, et de ne pas en [I-267] faire un usage dommageable pour les membres de la société. Chacun peut retirer d'un cours d'eau tous les avantages qu'il est susceptible de produire, en respectant l'égalité des droits et les intérêts du corps entier de la nation. Toutes les mesures préventives se réduisent à répondre, pendant un temps déterminé, des conséquences fâcheuses que. pourront avoir les travaux qu'on se propose d'exécuter.
Les premières ordonnances rendues par les rois de France sur les cours d'eau, ne remontent pas plus haut que le treizième siècle; elles n'eurent d'abord pour objet que la pêche. Les établissemens de Louis IX, de 1270, ne permettaient à un gentilhomme qui avait eau courante dans ses terres, d'y défendre la pêche, qu'avec le consentement du baron et du vavasseur [115]. Les barons et les vavasseurs pouvaient donc, à cette époque, empêcher qu'on ne pêchât dans les eaux qui traversaient les terres soumises à leur domination.
Par une ordonnance de 1292, Philippe IV régla la pêche de toutes rivières, grandes et petites; il prohiba certains instrumens de pêche; il défendit de prendre certaines espèces de poissons, tant qu'ils n'auraient pas atteint une longueur déterminée, ou acquis une certaine valeur; mais il ne [I-268] reconnut ni ne créa aucun privilége; il n'établit aucune distinction entre les cours d'eau ; ce qui pourrait faire penser que les principes du droit romain, sur cette matière, régissaient alors la France.
Au milieu du quatorzième siècle, le 29 mai 1346, Philippe VI rendit une ordonnance sur les eaux et forêts. Ce titre fastueux pourrait donner à croire que déjà le gouvernement apercevait quelques rapports entre l'état des eaux d'un pays, et l'état des parties les plus élevées du sol; mais, si on le pensait, il suffirait, pour se désabuser, de lire quelques-unes des dispositions de l'ordonnance. Philippe VI ne s'occupe que de sa table et de celle de sa famille; il ordonne aux maîtres des eaux et forêts de faire peupler ses étangs, et de les faire pêcher en temps convenable. Il veut qu'ils envoient à Bertaut Bardilly, son intendant, les poissons qui seront profitables pour sa maison, et pour les hostiex de sa très-chière compaigne la royne, et de ses enfans, et que tous les autres soient vendus pour lui acheter du poisson de mer. Quant aux rivières, il ne s'en occupe que pour recommander l'observation des ordonnances précédentes. Ces ordonnances, en effet, ne s'exécutaient que petitement, comme le déclare Charles V dans celle qu'il rendit dans le mois de juillet 1576 (article, 52).
Au commencement du siècle suivant, les seigneurs, qui avaient dépeuplé les campagnes de [I-269] cultivateurs pour les peupler de bêtes sauvages, ainsi que le prouve l'ordonnance du 25 mai 1413, se rendirent maîtres des rivières et des fleuves; ils s'établirent sur tous les passages, et levèrent, dit la même ordonnance, de grands et excessifs acquits et péages sur les denrées et marchandises passant par les détroits desdites terrés et rivières. La Seine, la Loire, le Rhône, furent ainsi envahis comme les rivières les moins importantes [116].
[I-270]
En même temps que les seigneurs s'emparaient des rivières pour y établir arbitrairement des péages et rançonner le commerce, ils y formaient des barrages pour faire arriver l'eau dans leurs propriétés ; ils y établissaient des gords pour la pêche, ou y formaient des îles; ils arrêtaient ainsi le poisson au passage et rendaient la navigation dangereuse et presque impossible; et, dans les crues d'eau, ils inondaient les terres de leurs voisins, de telle manière, dit l'ordonnance : « que quand il est grande abondance d'eaux, les pays voisins et labourages d'iceux, en sont du tout perdus et gastez, au très-grant préjudice du bien public de nostre royaume et des sujets des pays voisins [117]. »
Il résultait des mêmes désordres que le lit des rivières et les fossés pratiqués pour faciliter l'écoulement des eaux, n'étaient point entretenus, et que, faute de curage, l'eau se répandait dans les campagnes, et les transformait en marais; les chemins et les chaussées étaient tellement dégradés qu'on ne pouvait y passer sans danger [118].
Charles VI, par son ordonnance du 25 mai 1413, essaya de porter remède à ces désordres: il prononça l'abolition de tous les péages et acquits [I-271] établis sur les routes et les rivières, et qui n'avaient pas une existence immémoriale, ou qui n'étaient pas fondés sur des titres; il défendit d'en établir de nouveaux sans son autorisation, sous peine d'amende arbitraire et de confiscation des terres à cause desquelles ils seraient exigés; il déclara que les péages établis pour l'entretien des ponts, ports, chemins et chaussées, seraient perçus au profit de la couronne, si les conditions sous lesquelles ils avaient été concédés n'étaient pas remplies; il ordonna que les gors, îles et autres empêchemens faits sur les rivières publiques depuis un temps dont le souvenir existait encore, seraient détruits et annulés, et que les lieux seraient remis en leur premier état; enfin, il prescrivit le curage des rivières, et des fossés qui avaient été faits pour faciliter l'écoulement des eaux.
Vingt-cinq ans après la publication de cette ordonnance, les abus qu'elle avait pour objet de détruire n'avaient pas encore cessé; puisque, le 30 juin 1438, Charles VII rendit une nouvelle ordonnance pour l'abolition des péages que les seigneurs continuaient de percevoir sur la Loire.
Par son ordonnance de 1292, Philippe IV avait soumis la pêche de toutes les rivières grandes et petites à certaines règles. Charles VI ne fit non plus aucune distinction entre elles, dans l'ordonnance du 25 mai 1413, sur la réformation du [I-272] royaume ; il les comprit toutes dans les mêmes dispositions. Il paraît donc qu'à cette dernière époque, le principe consacré par les lois romaines, était encore admis en France, et que les rivières qui n'étaient pas navigables, étaient publiques comme les rivières navigables.
Ce principe est, en effet, implicitement consacré par les dispositions de la dernière de ces deux ordonnances.
« Combien que anciennement au fait du gouvernement des eaues et forests de nostre royaume, dit l'article 229, n'y eust aucun qui outré et par-dessus les maistres ordinaires de nos eaues et forests, s'appelast grand et souverain maistre desdits eaues et forests, néanmoins, puis aucun tems en ça aucuns ont vu et impétré de nous le dict office de souverain maistre et gouverneur desdites eaues et forests de nostre dict royaume, et sous umbre et couleur de ce, ont prins et exigé de nous grands et excessifs gaiges, dons et prouffits, à nostre très-grand charge, et fait et commis par eux et leurs commis et sergens, plusieurs grands oppressions à nostre peuple.... »
Charles VI abolit, en conséquence, l'office de grand et souverain maître des eaux et forêts du royaume, et ne conserva que les maîtres des eaux et forêts ordinaires, dont il fixa le nombre à six: deux pour les pays de Normandie et Picardie, deux pour les pays de France, Champagne et Brie, [I-273] un pour le pays de Touraine, et un pour le pays de Languedoc. Il considéra comme usurpation, ainsi qu'on l'a déjà vu, les entreprises faites par les seigneurs sur les rivières publiques, et il ordonna la destruction de tous les travaux qui avaient été exécutés, et qui nuisaient à la multiplication du poisson, à la navigation ou aux propriétés privées. Il appliqua donc à toutes les rivières les principes consacrés par le droit romain.
Les états du Languedoc, dans leurs remontrances de 1456, exposèrent à Charles VII tous les griefs dont ils croyaient avoir à se plaindre; au nombre des abus qu'ils lui signalaient, étaient les vexations que les lieutenans du maître des eaux et forêts faisaient éprouver aux gens d'église et aux nobles, en leur interdisant de chasser même dans les petits buissons, ou de pêcher dans de petits ruisseaux qui n'avaient pas d'eau pendant le tiers de l'année, sans en avoir obtenu la permission du maître des eaux et forêts.
« Aussi, disaient-ils, le maître des eaux et des forêts, qui veut empêcher que nul ne chasse aux bêtes sauvages, ni ne pêche en aucunes eaux sans sa licence; et combien que ne se doive entremettre, ne prendre cognoissance, fors seulement des forests royaux et fleuves portant navires, qui vous appartiennent, et non mie des forests des gens d'église et nobles qui ont leurs bois et rivières en [I-274] toute juridiction, haute, moyenne et basse, et toutefois s'efforce de faire le contraire, et envoie par les villages et les lieux, ses lieutenans commis ou députés, qui tiennent leurs cours et assises en juridiction des dictes gens d'églises et nobles, contre les ordonnances sur ce faites; et, sur ce, font enquestes, et convenir toute manière de gens qui auront chassé en quelque petit buisson, ou pesché en quelque petit ruisseau où n'aura pas eau les deux parts de l'an, contre toute raison, et au très grand préjudice des dictes gens d'église et nobles, ausquels la cognoissance en appartient, ne devroient estre inquiétez ou molestez pour petits poissons, et se devroient régler selon les dictes ordonnances sur ce faites, à l'ombre de son office, entreprend d'avoir cognoissance sur le tout, à la grande charge du peuple, qui en a assez d'autres à porter. »
Les ordonnances sur les eaux et forêts, antérieures au quinzième siècle, n'avaient établi aucune distinction entre les rivières navigables et les rivières non navigables; elles n'avaient pas déclaré que les premiers feraient partie du domaine public, et que les secondes appartiendraient aux gens d'église et aux nobles; elles les avaient, au contraire, toutes soumises au même régime, et il était naturel que les maîtres des eaux et forêts exerçassent leur juridiction sur les unes comme sur les autres. Il serait, par conséquent, bien difficile de dire sur quelles lois [I-275] les états du Languedoc se fondaient pour prétendre que les rivières portant navires appartenaient à la couronne, et les autres aux nobles et aux gens d'église; cette prétention paraît avoir pour objet bien moins de revendiquer un droit que de faire consacrer une usurpation. Si les gens d'église et les nobles s'étaient réellement considérés comme propriétaires des rivières qui ne portaient pas navires, ils nè se seraient pas bornés à se plaindre qu'on les empêchait de prendre de petits poissons dans de petits ruisseaux, qui étaient à sec pendant un tiers de l'année. La modestie de ces plaintes est peu en harmonie avec la grandeur des prétentions dont elles sont accompagnées.
Aussi, Charles VII, en répondant à cette partie des doléances des nobles et du clergé, n'eut garde de reconnaître qu'ils étaient propriétaires de toutes les rivières non navigables; il annonça qu'il avait l'intention de s'occuper prochainement des abus commis, dans tout le royaume, par les officiers des eaux et forêts; il promit de défendre à ces officiers de nommer des lieutenans, et de tenir leur juridiction hors des lieux anciens et accoutumés, et contre la disposition des ordonnances; mais il s'abstint de s'expliquer sur la propriété des cours d'eau, et ne voulut pas admettre en principe que son autorité ne s'étendît que sur les rivières portant navires.
[I-276]
Lorsque, vers la fin du quatorzième siècle, les seigneurs s'emparèrent, par voie de fait, des cours d'eau qui existaient sur la surface de la France, ils ne distinguèrent pas les rivières navigables, des rivières non navigables; ils s'établirent sur le Rhône, sur la Loire et sur la Seine, comme sur les rivières les moins importantes. De leur côté, les princes qui tentèrent de réprimer ces usurpations, ou de soumettre la pêche à certaines règles, ne firent aucune distinction entre les différentes rivières. Les ordonnances de Philippe IV, de Charles V, de Charles VI et de Charles VII, s'appliquaient également à toutes. Vers le milieu du quinzième siècle, les nobles et les gens d'église reconnaissaient que les rivières portant navires faisaient partie du domaine public; mais ils se prétendaient propriétaires de tous les autres...
Au milieu du dix-septième siècle, l'usurpation des rivières non navigables, par la noblesse et le clergé, était accomplie, et Louis XIV lui-même n'osait pas la combattre. L'ordonnance des eaux et forêts de 1669, s'occupe, en effet, des rivières navigables ou flottables; mais elle est muette sur la propriété de toutes les autres. Quelle est la cause de ce silence? On ne croyait pas, sans doute, que les rivières non navigables fussent sans influence sur la prospérité publique, et qu'on pût, sans inconvénient, ne les soumettre à aucune règle. On ne [I-277] pouvait pas ne pas voir que ces rivières intéressaient au plus haut degré toutes les propriétés situées sur leurs rives, et que ce n'était que par elles que les rivières navigables pouvaient exister. Il faut donc croire que le gouvernement de Louis XIV ne gardait le silence à cet égard, que parce qu'il ne voulait pas sanctionner une usurpation qu'il n'avait pas la puissance de faire cesser.
L'ordonnance de 1669 déclarait que la propriété de tous les fleuves et rivières du royaume, portant bateaux de leur fond, sans artifice et ouvrage des mains, faisaient partie du domaine de la couronne, nonobstant tous titres et possessions contraires, sauf les droits de pêche, moulins, bacs et autres usages que les particuliers pouvaient y avoir par titres et possessions valables, auxquels ils étaient maintenus [119].
Elle interdisait à tous propriétaires ou engagistes, sous peine d'amende arbitraire, de faire, sur ces rivières, moulins, bâtardeaux, usines, gords, pertuis, murs, plants d'arbres, amas de pierres de terre et de fascines, ou autres édifices ou empêchemens nuisibles au cours de l'eau, d'y jeter aucunes ordures, immondices, ou de les amasser sur les quais ou les rivages; enfin, de détourner l'eau ou d'en affaiblir et altérer le cours par des [I-278] tranchées, fossés et canaux, sous peine d'être punis comme usurpateurs [120].
Il fut enjoint à ceux qui avaient fait bâtir, sur les mêmes rivières, des moulins, écluses, vannes, gords et autres édifices, sans en avoir obtenu la permission du gouvernement, de les démolir; faute de quoi, la démolition en serait faite à leurs dépens [121],
Il fut ordonné aux propriétaires des héritages riverains de laisser le long des bords vingt-quatre pieds au moins de place en largeur, pour le chemin royal et trait des chevaux; et il leur fut défendu, sous peine de cinq cents livres d'amende, de planter des arbres ou faire des haies ou clôtures à moins de trente pieds de distance du bord destiné au trait des chevaux, et à moins de dix pieds du bord opposé [122].
Enfin, il fut défendu, sous peine de cent livres d'amende, de tirer, sur les bords, des terres, sables ou autres matériaux à une distance moindre de six toises; il ne pouvait être permis, par conséquent, d'en tirer du sein même de la rivière [123].
Cette ordonnance n'avait rien décidé sur la [I-279] propriété des îles, ilots et atterrissemens qui se formaient dans les fleuves et rivières portant bateaux de leur fond, sans artifice et ouvrages des mains; une déclaration du mois d'avril 1683 les considéra comme faisant partie du domaine de la couronne.
Il existe, comme on voit, de nombreuses différences entre le droit reconnu par les lois romaines, et celui qu'établit l'ordonnance de 1669. Les Romains, ayant admis que toutes les rivières, navigables ou non navigables, faisaient partie du domaine public, reconnaissaient à chacun la faculté de profiter de tous les avantages qu'il pouvait en tirer, pourvu qu'il respectât les droits des autres, et qu'il ne leur causât aucun dommage. La monarchie absolue, sortie du régime féodal, réclame, comme faisant partie du domaine de la couronne, les fleuves et rivières navigables et flottables, et ne reconnaît aux particuliers que les droits qu'il lui plaira de leur concéder. Les lois romaines, nées d'un principe de liberté, ne sacrifiaient pas les droits de tous aux prétentions ou aux intérêts de quelques-uns; mais elles n'autorisaient que des mesures répressives. Les lois nées de la monarchie absolue sont au contraire essentiellement préventives: nul ne peut faire servir à son usage les domaines de la couronne, si ce n'est en vertu d'une concession personnelle.
[I-280]
Les premières réprimaient tout acte, toute entreprise qui avaient pour effet, soit de nuire à la navigation, soit de causer quelque dommage; elles ne distinguaient pas les faits entrepris ou exécutés dans les rivières navigables, de ceux qui étaient entrepris ou exécutés dans les cours d'eau par lesquels ces rivières étaient alimentées. Les secondes, au contraire, ne s'occupaient que des entreprises tentées ou exécutées sur des rivières navigables ou flottables; mais aussi elles les prohibaient d'une manière absolue, sans distinguer celles qui ne portaient aucun préjudice à des particuliers ou au public, de celles qui pouvaient leur causer quelque dommage.
Sous les lois de la monarchie, le gouvernement pouvait empêcher et empêchait en effet qu'un propriétaire ne fît aucune prise d'eau dans une rivière navigable ou flottable, pour le service de ses propriétés, même quand aucun dommage n'aurait dû en être la conséquence; mais il n'aurait pu s'opposer à ce que des milliers de prises d'eau fussent pratiquées dans les rivières qui alimentaient celle-là, et qu'elles fussent mises à sec, si cela avait été possible; comme si les rivières navigables avaient une existence indépendante de celles qui ne le sont pas !
Le gouvernement de Louis XIV pouvait s'opposer à ce que personne fit, dans une rivière navigable, [I-281] des bâtardeaux, des murs, des écluses, des gords ou d'autres ouvrages nuisibles au cours de l'eau, et capables d'inonder les propriétés riveraines; mais, si de pareils travaux étaient exécutés dans les petites rivières qui formaient la première, l'ordonnance de 1669 n'en prescrivait pas la destruction, quelque fâcheuses qu'en fussent les conséquences pour les propriétés du voisinage.
Il était interdit à toute personne, par cette ordonnance, de former, dans une rivière navigable ou flottable, des amas de pierres ou de terre, ou d'y jeter des ordures ou immondices; mais il n'était pas défendu de jeter dans les rivières qui y portaient leurs eaux, des ordures, des immondices, des amas de pierres ou de terre, comme si les matières qu'on jette dans celles-ci, ne devaient pas arriver dans celle-là !
En faisant ces observations sur l'ordonnance de 1669, mon intention n'est pas de la condamner; je n'entends pas accuser ceux qui en furent les auteurs, d'imprévoyance ou d'absurdité. Leurs mesures furent un véritable progrès, puisqu'elles avaient pour objet de dépouiller les nobles et les gens d'église d'une partie des usurpations qu'ils avaient commises sur les cours d'eau. S'ils ne firent pas mieux, nous devons croire que cela ne fut pas en leur puissance. Tout ce que je voulais démontrer, c'est l'impossibilité de séparer les rivières navigables des [I-282] rivières non navigables; je voulais faire voir que les unes comme les autres appartiennent au domaine public, et qu'il n'y a pas moyen d'admettre un principe contraire, sans tomber dans une multitude d'inconséquences.
Il faut ajouter toutefois que les mesures prescrites par l'ordonnance de Louis XIV, étaient loin d'être nouvelles. Par son réglement du mois de février 1415, Charles VI en avait pris de semblables pour la Seine et ses affluens. Vers la fin du dix-septième siècle, on n'était donc pas beaucoup plus avancé sur ces matières, qu'on ne l'avait été au commencement du quinzième.
L'ordonnance de 1669 a cependant gouverné la France jusqu'à la révolution; plusieurs de ses dispositions sont encore en vigueur, et son influence s'est étendue sur toutes les lois qui ont été rendues depuis cette époque.
[I-283]
L'ASSEMBLÉE constituante, par son décret des premiers jours du mois d'août 1790 [124], avait prononcé l'abolition des droits féodaux, et quoiqu'elle n'eût fait aucune mention particulière du droit de pêche ou des autres droits dont les seigneurs jouissaient exclusivement sur les rivières non navigables, ces droits avaient été généralement considérés comme supprimés.
Par une loi du 22 décembre suivant, relative à la constitution des assemblées primaires et des assemblées administratives, elle chargea les administrateurs de département de toutes les parties de l'administration départementale, notamment de celles qui étaient relatives à la conservation des forêts, rivières, chemins et autres choses communes [125].
[I-284]
Il ne serait pas facile de déterminer les différences que l'assemblée constituante mettait entre les propriétés publiques et les propriétés communes, parmi lequelles elle plaçait les forêts, les chemins et les rivières. Les jurisconsultes romains entendaient, par choses publiques, celles qui appartenaient au corps entier de la nation, telles, par exemple, que les routes, les rivières et les ports de mer. Ils entendaient, par choses communes, celles qui étaient, en quelque sorte, la propriété du genre humain, et dont on ne pouvait ôter légitimement l'usage à personne, telles que l'air, la lumière, la mer. L'assemblée constituante, en mettant au rang des choses communes celles que les lois romaines classaient parmi les choses publiques, ne déterminait pas les objets qu'elle entendait désigner par cette dernière expression. Quoi qu'il en soit, il nous suffit d'observer qu'elle mettait les rivières sur la même ligne que les chemins et les forêts, et qu'elle les considérait comme communes, sans établir aucune différence entre celles qui étaient navigables et celles qui ne l'étaient pas [126].
[I-285]
Par son instruction du 12 août 1790, elle chargea les assemblées administratives, de rechercher et d'indiquer le moyen de procurer le libre cours des eaux, d'empêcher que les prairies ne fussent submergées par la trop grande élévation des écluses, des moulins, et par les autres ouvrages d'art établis sur les rivières; de diriger enfin, autant qu'il serait possible, toutes les eaux de leur territoire, vers un but d'utilité générale d'après les principes de l'irrigation; mais, quoique l'autorité donnée à ces assemblées pût faire supposer que toutes les rivières étaient des dépendances du domaine public, la puissance législative ne s'expliqua point alors sur la question de savoir si elles appartenaient, en effet, à l'État.
Le 22 novembre de la même année, l'assemblée constituante rendit un décret par lequel elle détermina les biens dont le domaine public était composé. Par l'article 1 er, elle déclara (§ 1) que le domaine national proprement dit s'entendait de toutes les propriétés foncières et de tous les droits réels et mixtes qui appartenaient à la nation, soit qu'elle en eût la possession et la jouissance actuelle, soit qu'elle eût seulement le droit d'y rentrer par voie de rachat, droit de réversion ou autrement.
« Les chemins publics, ajoutait l'article 2, les rues et [I-286] places des villes, les fleuves et rivières navigables, les lais et relais de la mer, les ports, les hâvres, les rades, et, en général, toutes les portions du territoire national qui ne sont pas susceptibles d'une propriété privée, sont considérés comme des dépendances du domaine public [127]. »
Cette loi ne comprenait donc pas, dans l'énumération des biens faisant partie du domaine de l'État, les rivières non navigables; et l'on pourrait conclure de là que ces rivières n'entraient pas dans la composition du domaine public: mais si, dans ✩ sa pensée, elles n'appartenaient point à l'État, à qui appartenaient-elles? Étaient-elles la propriété des communes qu'elles traversaient? Les propriétaires des héritages riverains en étaient-ils les maîtres, ou bien appartenaient-elles aux populations qui en occupaient les bassins? La loi du 22 novembre, sur les domaines nationaux, ne s'expliquait pas à cet égard.
Le 27 septembre 1794, l'assemblée constituante, [I-287] dans un décret relatif aux biens et aux usages ruraux, s'occupa de nouveau des fleuves et des rivières. Elle déclara d'abord que nul ne pouvait se prétendre propriétaire exclusif des eaux d'un fleuve ou d'une rivière navigable ou flottable. Elle reconnut ensuite que tout propriétaire riverain pouvait, en vertu du droit commun, faire, dans ces rivières, des prises d'eau, sans néanmoins en détourner ni embarrasser le cours d'une manière nuisible au bien général et à la navigation [128].
Il semblait résulter de ces deux dispositions, que les rivières qui n'étaient ni navigables ni flottables, étaient ou pouvaient devenir propriétés privées ou communales, et que les propriétaires riverains n'avaient pas, en vertu du droit commun, la faculté d'y faire des prises d'eau, comme quand il s'agissait d'une rivière navigable ou flottable. Si l'on reconnaissait, en effet, à tout propriétaire riverain le droit de pratiquer des prises d'eau dans toute rivière qui bordait son héritage, pourquoi ne faisait-on mention de ce droit que pour les rivières navigables? Pourquoi dire que nul ne pouvait se prétendre propriétaire exclusif de ces rivières? Admettait-on que les autres pouvaient appartenir exclusivement à des personnes qui n'en posséderaient pas les bords, et que les propriétaires [I-288] riverains ne pourraient pas en faire usage?
Ayant reconnu, en principe, que nul ne pouvait se prétendre propriétaire exclusif des eaux d'un fleuve ou d'une rivière navigable ou flottable, et que tout propriétaire riverain pouvait, en conséquence, y pratiquer des prises d'eau, la même loi déclara que personne ne pourrait inonder l'héritage de son voisin, ni lui transmettre volontairement les eaux d'une manière nuisible, sous peine de payer le dommage, et d'une amende qui ne pourrait excéder la somme du dédommagement; elle déclara, de plus, que les propriétaires ou fermiers des moulins et usines construits ou à construire, seraient garans de tous les dommages que les eaux pourraient causer aux chemins ou aux propriétés voisines, par la trop grande élévation du déversoir ou autrement; qu'ils seraient forcés de tenir les eaux à une hauteur qui ne nuirait à personne, et qui serait fixée parle directoire du département, d'après l'avis du directoire du district. La peine, en cas de contravention, était une amende qui ne pouvait excéder la somme du dédommagement [129]).
Le décret du 15 mars 1790, qui avait supprimé les droits féodaux de péage, passage, halage, et [I-289] autres de même nature, nominativement désignés, perçus par terre ou par eau, avait provisoirement excepté, par l'article 15 du titre II, 1° les octrois autorisés, qui ne se percevaient sous aucune des dénominations comprises dans cet article; 2° les droits de bac et de voiture d'eau. Le décret du 25 août 1792 fit disparaître cette exception; l'article 7 prononça l'abolition, sans indemnité, de ces péages; l'article 9 déclara que les droits exclusifs des bacs et voitures d'eau, provisoirement conservés, étaient pareillement supprimés ; il reconnut à tout citoyen le droit de tenir, sur les rivières et canaux, des bacs, coches ou voitures d'eau, sous les loyers et rétributions qui seraient fixés et tarifés par les directeurs de département, sur l'avis des municipalités et du directoire de district.
Les nombreuses lois qui avaient prononcé l'abolition des droits féodaux n'ayant fait aucune mention spéciale des droits exclusifs de pêche que les gens d'église et les nobles s'étaient attribués sur toutes les rivières non navigables, la Convention nationale fut invitée à rendre un décret qui dissipât les doutes qui pouvaient s'élever à cet égard; elle écarta toujours les pétitions qui lui furent adressées, par des ordres du jour, motivés sur ce que les droits exclusifs de pêche, dont jouissaient les seigneurs, avaient été abolis par les articles 2 et 5 du décret du 25 août 1792; elle reconnut ainsi [I-290] que tout propriétaire avait le droit de pêcher le long de ses propriétés [130].
L'ordonnance de 1669 avait été modifiée dans quelques-unes de ses dispositions, par les lois qui avaient été rendues dans les trois premières années de la révolution; mais elle n'avait pas été abrogée quand la Convention nationale cessa d'exister. Le Code des délits et des peines, du 3 brumaire an IV (25 octobre 1795), déclara, par son article 609, qu'en attendant que les dispositions de cette ordonnance, les lois des 19 juillet et 28 septembre 1791, celle du 20 messidor de l'an 3, et les autres relatives à la police municipale, correctionnelle, rurale et forestière, eussent pu être revisées, les tribunaux correctionnels les appliqueraient aux délits de leur compétence. La réforme annoncée par cet article n'a été faite qu'en partie.
Suivant la loi du 27 septembre 1791, tout [I-291] propriétaire riverain d'une rivière navigable ou flottable pouvait donc, en vertu du droit commun, y faire des prises d'eau, pourvu qu'il n'en détournât ni n'en embarrassât le cours d'une manière nuisible au bien général et à la navigation établie; il résultait de là que celui qui, par une prise d'eau, causait quelque dommage au public, pouvait être condamné à rétablir les choses dans leur premier état.
Il paraît qu'en effet plusieurs particuliers dégradèrent des rivières navigables ou flottables, par les prises d'eau qu'ils y pratiquèrent, puisque le gouvernement directorial jugea convenable de rétablir l'ancienne prohibition. Par un arrêté du 19 ventôse an VI (9 mars 1798), le directoire exécutif enjoignit aux administrations centrales et municipales de veiller, avec la plus sévère exactitude, à ce qu'il ne fût établi aucun pont, aucune chaussée permanente ou mobile, aucune écluse ou usine, aucun batardeau, moulin ou digue, ou autre obstacle quelconque au libre cours des eaux, sans en avoir préalablement obtenu la permission. Il leur enjoignit, en outre, de veiller à ce que nul ne détournât le cours des eaux des rivières et canaux navigables ou flottables, et n'y fit des prises d'eau ou saignées pour l'irrigation des terres, qu'après y avoir été autorisé par l'administration centrale, et sans pouvoir excéder le niveau qui aurait été [I-292] déterminé. Cette dernière disposition était une violation manifeste de l'article 4 de la première section du titre premier de la loi du 27 septembre 1798, et il aurait été bien difficile de la faire exécuter si les citoyens ne s'y étaient pas volontairement soumis [131].
La liberté, reconnue à tout citoyen par l'art. 9 du décret du 25 août 1792, de tenir sur les rivières et canaux navigables, des bacs, coches et bateaux, ne fut pas de longue durée; elle fut détruite par la loi du 6 frimaire an vII (26 novembre 1798), qui transféra ce droit à l'État. Les bacs, bateaux, agrès, logemens, bureaux, magasins et autres objets y relatifs, qui existaient au moment de la promulgation de la loi, tombèrent dans le domaine public. L'État fut chargé d'en payer la valeur aux personnes qui produiraient des titres de propriété; on considéra comme usurpés sur le domaine public, ceux de ces objets pour lesquels aucun titre de propriété n'était produit. Enfin, il fut ordonné, par la même loi, qu'il serait procédé, suivant les formes prescrites pour la location des domaines nationaux, à l'adjudication des droits de passage, bacs, bateaux, passe-cheval, établis [I-293] sur les fleuves, rivières et canaux navigables, pour trois, six ou neuf années [132].
L'abolition du régime féodal avait fait admettre le principe consacré par le droit romain, sur la liberté de la pêche. La loi du 14 floréal an x (4 mai 1802), sur les contributions indirectes, fit disparaître cette liberté relativement aux fleuves et rivières navigables ou flottables. Elle déclara qu'à l'avenir nul ne pourrait pêcher dans les fleuves et rivières navigables, à moins qu'il ne fût muni d'une licence, ou adjudicataire de la ferme de la pêche. Le gouvernement fut autorisé à déterminer les parties des fleuves et des rivières où il jugerait la pêche susceptible d'être mise en ferme, et à régler, pour les autres, les conditions auxquelles seraient assujétis les citoyens qui voudraient y pêcher moyennant une licence. Il fut établi que tout individu qui, n'étant ni fermier de la pêche, ni pourvu de licence, pêcherait dans les fleuves et [I-294] rivières navigables autrement qu'à la ligne flottante et à la main, serait condamné à une amende qui ne pourrait être moindre de cinquante francs, ni excéder cent francs, à la confiscation des filets et engins de pêche, et à des dommages-intérêts, envers les fermiers de la pêche, d'une somme pareille.. Enfin, il fut ordonné que les gords, barrages, et autres établissemens fixes de pêche, construits ou à construire, seraient également affermés, après qu'il aurait été reconnu qu'ils ne nuisaient point à la navigation, qu'ils ne pouvaient produire aucun attérissement dangereux, et que les propriétés riveraines ne pouvaient en souffrir de dommage.
Le 30 du même mois (20 mai 1802), une nouvelle loi prescrivit la perception, dans toute l'étendue de la république, sur les fleuves et rivières navigables, d'un droit de navigation intérieure, dont les produits seraient spécialement et limitativement affectés au balisage, à l'entretien des chemins et ponts de halage, à celui des pertuis, écluses, barrages, et autres ouvrages d'art, établis pour l'avantage de la navigation. Le même droit devait être perçu sur les canaux navigables qui n'y avaient point encore été assujétis, et sur ceux où la perception des anciennes taxes était alors suspendue. Les produits des droits devaient former des masses distinctes, et l'emploi devait en être fait limitativement sur chaque canal, fleuve et [I-295] rivière sur lesquels la perception aurait été faite. Le gouvernement fut chargé d'arrêter, dans la forme des réglemens d'administration publique, un tarif des droits de navigation sur chaque fleuve, rivière ou canal, après avoir consulté les principaux négocians, marchands et mariniers qui les fréquentaient. Les négocians, marchands et mariniers devaient être appelés, à cet effet, au nombre de douze pour chaque fleuve, rivière ou canal; ils devaient se réunir en conseil, auprès du préfet désigné par le gouvernement, et donner leur avis sur la réformation ou le maintien des tarifs existans, pour les fleuves, rivières ou canaux où il n'y en avait pas.
L'impôt établi par cette loi devait être exclusivement destiné à l'exécution des travaux que l'intérêt de la navigation exigeait; il fallait même que le produit de chaque fleuve ou de chaque rivière fût employé dans l'intérêt de la même rivière ou du même fleuve. Il semble qu'on n'aurait pas dérogé à ce principe, si l'on avait consacré les produits d'une rivière navigable à tenir en bon état, non-seulement la partie consacrée à la navigation, mais les principaux affluens qui contribuaient à la rendre navigable. On en jugea autrement : on continua de considérer la partie navigable de chaque rivière comme si elle avait une existence indépendante des parties non navigables, comme si [I-296] les propriétaires riverains pouvaient mettre ces dernières à sec, sans affaiblir d'une manière sensible la puissance de la première. Il fallut donc pourvoir à l'entretien des parties non navigables autrement qu'avec les ressources que les parties navigables présentaient.
La loi du 14 floréal an x1 ordonna qu'il serait pourvu au curage des rivières non navigables et à l'entretien des digues et ouvrages d'art qui y correspondaient, de la manière prescrite par les anciens réglemens ou d'après les usages locaux. Dans les cas où l'application des réglemens ou l'exécution du mode consacré par l'usage, exigeraient des dispositions nouvelles, le gouvernement devait y pourvoir par des réglemens d'administration publique, rendus sur la proposition du préfet, de manière que la contribution de chaque imposé fût toujours relative au degré d'intérêt qu'il aurait aux travaux qui devraient être exécutés. Les rôles de répartition des sommes nécessaires au paiement des travaux d'entretien, réparation ou reconstruction, devaient être dressés sous la surveillance du préfet, et rendus exécutoires par lui. Le recouvrement devait en être opéré de la même manière que celui des contributions publiques.
Ainsi, les fleuves, rivières et canaux navigables devaient être entretenus au moyen des produits de la navigation, et, en cas d'insuffisance, par les [I-297] contributions publiques, comme toutes les autres propriétés de l'État. Les rivières non navigables, au contraire, ne devaient être entretenues qu'aux frais des propriétaires riverains. Il est vrai que cet entretien était réduit à assurer le libre écoulement des eaux, c'est-à-dire au simple curage.
La loi du 50 floréal an X (20 mai 1802 ) ayant ordonné que les sommes perçues pour droit de navigation sur tous les fleuves, rivières et canaux navigables, seraient employées au profit du fleuve, de la rivière ou du canal, sur lequel la perception aurait été faite, et le gouvernement ayant été autorisé à arrêter un tarif de navigation, il devint nécessaire de diviser le territoire de la France en arrondissemens de navigation. Le 8 prairial an x1, il fut pris à cet égard un arrêté dont les principales dispositions méritent une attention particulière, car elles sont en harmonie avec la division naturelle du territoire.
L'article 1er déclare que la navigation intérieure de la France sera divisée en bassins dont les limites seront déterminées par les monts ou coteaux qui versent les eaux dans le fleuve principal, et que chaque bassin sera divisé en arrondissemens de navigation.
L'article 2 porte que les portions de fleuves et rivières faisant partie de départemeus autres que celui dans lequel sera placé le chef-lieu d'arrondissement [I-298] de navigation intérieure, seront mises dans les attributions administratives du préfet de ce chef lieu; et ce, seulement en ce qui concerne les travaux à exécuter dans le lit et sur le bord de la rivière ou du fleuve, le surplus de l'administration devant continuer à être exercé par le préfet du territoire.
L'ingénieur du département, dans lequel le chef-lieu d'arrondissement est fixé, doit, suivant l'article 3, exercer ses fonctions relativement aux travaux à faire sur toute l'étendue des fleuves et rivières compris dans les attributions du préfet du département. Il est tenu, suivant l'art. 18, de rédiger chaque année le projet des dépenses à exécuter dans l'année, et de les remettre au préfet, qui, de son côté, doit consulter un conseil composé de trois membres de la chambre de commerce, s'il en en existe, réunis à deux citoyens pris parmi les principaux maîtres mariniers fréquentant la rivière, ou s'il n'existe pas de chambre de commerce, de cinq citoyens pris à son choix parmi les principaux commerçans et mariniers.
Après avoir pourvu à la manière dont les tarifs des droits de navigation seront formés, à la comptabilité des agens préposés, à la perception de ces droits, et à quelques autres détails d'administration, le même arrêté dispose, par l'art. 29, qu'aucun particulier ne pourra percevoir aucun [I-299] droit aux pertuis, vannes et écluses, dans les rivières navigables des divers bassins, le tout conformément aux articles 15 et 14 du titre II de la loi des 15 et 28 mars 1790, et des articles 7 et 8 de la loi du 25 août 1792 [133].
Les rivières non navigables n'ayant pas été formellement comprises, par la loi du 22 novembre 1790, parmi les choses qui appartenaient au domaine public, et la loi du 14 floréal an X (4 mai 1802) ayant conféré à l'État exclusivement le droit de la pêche dans les fleuves et rivières navigables et flottables, des communes revendiquèrent le droit d'affermer, à leur profit, la pêche des rivières non navigables qui traversaient ou limitaient leur territoire. De leur côté, des propriétaires riverains prétendirent que le droit de pêcher dans les rivières qui bordaient ou traversaient leurs héritages, n'appartenaient qu'à eux, suivant les deux décrets de la Convention nationale des 6 et 30 juillet 1793.
Le Conseil-d'État ayant été consulté par le gouvernement sur cette question, décida, par son avis du 30 pluviôse an XIII (19 février 1805), que la pêche des rivières non navigables ne pouvait, [I-300] dans aucun cas, appartenir aux communes; que les propriétaires riverains devaient en jouir, sans pouvoir cependant exercer ce droit, qu'en se conformant aux lois générales ou réglemens locaux concernant la pêche, ni le conserver, lorsque, par la suite, une rivière actuellement non navigable deviendrait navigable, et qu'en conséquence tous les actes de l'autorité administrative qui auraient mis des communes en possesion de ce droit, devaient être déclarés nuls.
Le Conseil-d'État considéra que la pêche des rivières non navigables faisait partie des droits féodaux, puisqu'elle était réservée, en France, soit au seigneur haut-justicier, soit au seigneur du fief; que l'abolition de la féodalité avait été faite, non au profit des communes, mais bien au profit des vassaux qui étaient devenus libres dans leurs personnes et dans leurs propriétés ; que les propriétaires riverains étaient exposés à tous les inconvéniens attachés au voisinage des rivières non navigables (dont les lois n'avaient pas réservé les avant-bords aux usages publics); que les lois et arrêtés du gouvernement les assujétissaient aux dépenses du curage et à l'entretien de ces rivières, et que, dans les principes d'équité, celui qui supporte les charges doit aussi supporter les bénéfices; enfin, que le droit de pêche des rivières non navigables, accordé aux communes; serait une [I-301] servitude pour les propriétés des particuliers, et que cette servitude n'existait point, aux termes du Code civil.
L'ordonnance de 1669, par ménagement pour les usurpations féodales, n'avait considéré comme faisant partie des domaines de la couronne, que les fleuves et rivières portant bateaux de leur fond, sans artifices et ouvrages des mains. Le chemin de halage établi par l'article 7 du titre 28 de cette ordonnance, n'était donc pas dû par les propriétaires riverains, aux fleuves et rivières que la main de l'homme avait rendus navigables. La loi du 22 novembre 1790 avait, il est vrai, considéré comme dépendances du domaine public tous les fleuves et rivières navigables, sans admettre ou sans établir aucune distinction entre ceux qui l'étaient naturellement, et ceux qui l'étaient devenus par les travaux qu'on y avait faits; mais il n'avait point parlé des chemins de halage.
Le décret du 22 janvier 1808 leva les difficultés qui pouvaient naître de ce silence. Il déclara, article 1er, que les dispositions de l'article 7 du titre 28 de l'ordonnance de 1669, étaient applicables à toutes les rivières navigables de France, soit que la navigation y fût établie à cette époque, soit que le gouvernement se fût déterminé depuis, ou se déterminât à l'avenir à les rendre navigables: il obligea donc les propriétaires riverains, en quelque [I-302] temps que la navigation se fût établie, à laisser le passage pour le chemin de halage. En même temps, il fut ordonné qu'il serait payé aux riverains des fleuves et rivières où la navigation n'existait pas et où elle s'établirait, une indemnité proportionnée au dommage qu'ils éprouveraient. Enfin, l'administration fut autorisée par le même décret à restreindre, lorsque le service n'en souffrirait pas, la largeur des chemins de halage, notamment quand il y aurait antérieurement des clôtures ou haies vives, murailles ou travaux d'art, ou des maisons à détruire [134].
On doit remarquer que si ces nombreuses lois ne classent parmi les choses dont l'ensemble forme le domaine public, que les fleuves et rivières navigables, elles ne reconnaissent pas cependant que les rivières non navigables appartiennent, soit aux particuliers dont elles bordent ou dont elles traversent les propriétés, soit aux communes dont elles limitent ou traversent le territoire; elles accordent aux premiers le droit de pêcher le long de leurs propriétés, et leur imposent la charge du curage : mais il y a loin de cette faculté aux [I-303] droits qui sont reconnus à de véritables propriétaires.
Le Code civil a reproduit quelques-unes des dispositions des lois antérieures; mais il n'y a presque rien ajouté. L'article 538 considère comme des dépendances du domaine public les chemins routes, rues à la charge de l'État, les fleuves et rivières navigables ou flottables, les rivages, lais et relais de la mer, les ports, les hâvres, les rades, et généralement toutes les portions du territoire français qui ne sont pas susceptibles d'une propriété privée. Il existe, entre cet article et l'article 2 de la loi du 22 novembre 1790, qui avait défini le domaine public, une différence qui mérite d'être remarquée. Celui-ci mettait parmi les dépendances du domaine public « les chemins publics, les rues et places des villes »; celui-là n'y met que « les chemins, routes et rues à la charge de l'État. » Ni l'un ni l'autre ne parlent de rivières non, navigables; mais tous les deux mettent au rang des choses qui composent le domaine public « généralement toutes les portions du territoire français qui ne sont pas susceptibles d'une propriété privée. » Si donc il était démontré qu'une rivière, même non navigable, n'est pas susceptible de devenir une propriété privée, il s'ensuivrait qu'elle fait essentiellement partie du domaine public. Or, cette démonstration qui, me semble déjà résulter [I-304] des chapitres précédens, ne sera pas, si je ne me trompe, très-difficile à donner.
Les auteurs du Code civil ayant mis au rang des choses qui font partie du domaine public, les fleuves et rivières navigables ou flottables, se sont occupés, au titre des Servitudes, des autres cours d'eau. Par l'article 640, ils ont déclaré que les fonds inférieurs sont assujétis envers ceux qui sont plus élevés, à recevoir les eaux qui en découlent naturellement, sans que la main de l'homme y ait contribué. Ils ont interdit au propriétaire inférieur d'élever aucune digue pour empêcher cet écoulement, et au propriétaire supérieur de rien faire qui aggrave la servitude du fonds inférieur. Ils ont reconnu par l'article 641 que celui qui a une source dans son fonds peut en user à sa volonté, sauf le droit que le propriétaire du fonds inférieur pourrait avoir acquis par titre ou par prescription; mais ils ont ajouté, par l'article 645, que le propriétaire de la source ne pouvait en changer le cours, quand il fournit aux habitans d'une commune, village ou hameau, l'eau qui leur est nécessaire: seulement les habitans, s'ils n'en ont pas acquis l'usage par prescription, sont tenus de payer, à dire d'experts, une indemnité au propriétaire, s'il la réclame. Enfin, par l'article 644, ils ont reconnu à celui dont la propriété borde une eau courante, autre que celle qui est déclarée [I-305] dépendance du domaine public par l'article 538, a le droit de s'en servir à son passage pour l'irrigation de ses propriétés, et à celui dont une eau courante traverse l'héritage, le droit d'en user, dans l'intervalle qu'elle y parcourt, à la charge de la rendre, à la sortie de ses fonds, à son cours ordinaire. S'il s'élève des contestations entre les propriétaires auxquels ces eaux peuvent être utiles, les tribunaux, en prononçant, doivent concilier l'intérêt de l'agriculture avec le respect dû à la propriété; mais, dans tous les cas, ils doivent faire observer les règlemens particuliers et locaux sur le cours des eaux.
Les attérissemens et accroissemens qui se forment successivement et imperceptiblement aux fonds riverains d'un fleuve ou d'une rivière navigable ou non, et qu'on nomme alluvion, profitent aux propriétaires riverains, à la charge par eux, si leurs propriétés bordent une rivière navigable, de laisser le marche-pied ou chemin de halage. Il en est de même des relais de tout fleuve ou de toute rivière qui se retire insensiblement de l'une de ses rives en se portant sur l'autre; le propriétaire dont l'héritage touche au fond découvert, en profite, sans que le riverain du côté opposé puisse venir y réclamer le terrain qu'il a perdu [135].
[I-306]
Les îles, ilots et attérissemens qui se forment dans le lit des fleuves ou des rivières navigables ou flottables, appartiennent à l'État, s'il n'y a titre, ou possession contraire. Les îles et attérissemens qui se forment dans les autres rivières, appartiennent ou aux propriétaires riverains du côté où l'île s'est formée, ou, si l'île n'est pas formée d'un seul côté, aux propriétaires riverains des deux côtés, à partir de la ligne qu'on suppose tracée au milieu de la rivière. Si une rivière ou un fleuve, navigable ou non, en formant un bras nouveau, coupe et embrasse le champ d'un propriétaire riverain, et en fait une île, ce propriétaire conserve la propriété de son champ. Si un fleuve ou une rivière, navigable ou non, se forme un nouveau cours, en abandonnant son ancien lit, les propriétaires des fonds nouvellement occupés prennent, à titre d'indemnité, l'ancien lit abandonné, chacun dans la proportion du terrain qui lui a été enlevée. Enfin, si un fleuve ou une rivière, navigable ou non, enlève, par une force subite, une partie considérable et reconnaissable d'un champ riverain, et la porte vers un champ inférieur, ou sur la rive opposée, le propriétaire de la partie enlevée peut, dans l'année, réclamer sa propriété; mais, après ce délai, il ne le peut [I-307] plus, à moins que le propriétaire du champ auquel la partie enlevée a été unie, n'ait pas encore pris possession de celle-ci [136].
Le Code civil, qui détermine l'usage que peut faire un propriétaire d'une rivière non navigable qui borde ou traverse sa propriété, et qui attribue les terrains d'alluvion aux propriétaires riverains, ne renferme aucune disposition sur la pêche; il se borne à déclarer que la faculté de chasser et de pêcher est réglée par des lois particulières [137].
La loi du 15 avril 1829 trace les règles auxquelles le Code civil se réfère. L'article 1er déclare que le droit de pêche sera exercé au profit de l'État : 1° dans tous les fleuves, rivières, canaux et contre-fossés navigables ou flottables avec bateaux, trains ou radeaux, et dont l'entretien est à la charge de l'État ou de ses ayans-cause; 2° dans les bras, noues, boires et fossés qui tirent leurs eaux des fleuves et rivières navigables et flottables, dans lesquels on peut en tout temps passer ou pénétrer librement en bateau de pêcheur, et dont l'entretien est également à la charge de l'État. Sont exceptés toutefois les canaux et fossés existans ou qui seraient creusés dans les propriétés particulières.
Dans toutes les rivières et canaux autres que [I-308] ceux qui sont désignés dans les dispositions précédentes, les propriétaires riverains ont, chacun de son côté, le droit de pêche jusqu'au milieu du cours de l'eau, sans préjudice des droits contraires établis par possession ou par titres. Si une rivière non navigable était rendue ou déclarée navigable, le droit de pêche accordé aux propriétaires riverains serait de plein droit transféré à l'État, qui serait tenu de les en indemniser, compensation faite des avantagés qu'ils pourraient retirer de la destination nouvelle donnée à la rivière (art. 2 et 3).
Le droit de pêche étant dévolu à l'État pour les fleuves et rivières navigables, et aux propriétaires riverains pour les rivières non navigables, tout individu qui se livre à la pêche sans la permission de celui à qui le droit de pêcher appartient, commet un délit punissable d'une amende de vingt francs au moins et de cent francs au plus, et de la confiscation des filets et engins de pêche, indépendamment de la restitution du prix du poisson et du paiement des dommages-intérêts causés.
Il est cependant permis à toute personne de pêcher à la ligne flottante, tenue à la main, dans les fleuves et rivières navigables ou flottables, et dans les canaux, boires et fossés appartenant à l'État.
Le droit de pêche ne peut toutefois être exercé par ceux auxquels la loi l'attribue, soit dans les [I-309] fleuves et rivières navigables ou flottables, soit dans les rivières non navigables, que sous les conditions déterminées par les lois, ou par les règlemens faits en vertu de leurs dispositions [138].
Ainsi, d'après les nombreuses dispositions qui précèdent, et dans l'état actuel de notre législation, le propriétaire qui a, dans son fonds, une source, peut en disposer comme d'une chose qui lui appartient, s'il ne l'a point aliénée; mais il ne peut ni en détourner le cours naturel, si elle fournit aux habitans d'une commune, village ou hameau, l'eau nécessaire à leur usage, ni en transmettre les eaux à ses voisins d'une manière nuisible [139].
Celui dont une rivière non navigable traverse les propriétés, a le droit exclusif d'y pêcher, depuis le point où elle commence à passer à travers son héritage, jusqu'au point où elle en sort. Il a le droit d'y former des prises d'eau, pour l'irrigation de ses biens; mais, à la sortie de sa propriété, l'eau doit être rendue à son cours naturel. Il peut y établir des usines, telles que des moulins ou des fabriques, pourvu qu'en faisant usage de la force du courant, il ne cause aucun dommage ni aux propriétaires inférieurs ni aux propriétaires supérieurs. Il profite des alluvions qui se forment sur les rives, et des îles placées entre les deux bords.
[I-310]
Celui dont l'héritage borde seulement une rivière non navigable, peut exercer, sur la moitié qui se trouve située de son côté, les droits qu'il pourrait exercer sur la totalité, s'il était propriétaire des deux rives, sous la même condition de ne causer à autrui aucun dommage.
Les conditions sous lesquelles ces avantages sont accordés aux propriétaires riverains, sont de contribuer au curage du lit de la rivière, dans la proportion de leur intérêt; de ne pas transmettre les eaux aux propriétaires inférieurs d'une manière dommageable, et surtout de ne pas inonder les héritages voisins; de se conformer aux lois établies pour la police de la pêche; enfin, d'observer les règlemens locaux.
De ce que les propriétaires riverains ne peuvent pas transmettre d'une manière nuisible les eaux qui bordent ou traversent leurs propriétés, et de ce qu'ils sont tenus de contribuer au curage, il s'ensuit qu'il leur est interdit de placer ou de déposer dans le lit de la rivière rien de ce qui pourrait en gêner ou en entraver le cours, ni en salir les eaux, de manière à les rendre malfaisantes ou incommodes.
La loi du 27 septembre 1791, concernant les biens et usages ruraux, ayant déclaré que les propriétaires de moulins et usines construits ou à construire, seraient obligés de tenir les eaux à une [I-311] hauteur qui ne nuirait à personne, et qui serait fixée par le directoire du département, d'après l'avis du directoire du district, on a tiré de cette disposition la conséquence que nul ne pourrait établir, même sur une rivière non navigable, un moulin ou toute autre usine, avant que l'autorité administrative n'eût fixé la hauteur à laquelle les eaux devraient être tenues; l'administration a reçu, par cela même, le pouvoir de s'opposer à l'établissement de toute usine nouvelle.
Les droits particuliers accordés sur les fleuves et rivières navigables ou flottables, aux propriétaires riverains, consistent uniquement dans la faculté de profiter des terrains d'alluvion, et des relais que forme l'eau courante qui se retire insensiblement de l'une de ses rives en se portant sur l'autre. Le gouvernement peut sans doute autoriser des particuliers ou des communes à établir sur un fleuve ou sur une rivière navigable ou flottable, des moulins ou d'autres usines; mais les propriétaires riverains n'ont pas plus de droits à cet égard que les autres citoyens. Tous leurs avantages se réduisent à ceux qui résultent pour eux du voisinage de leurs propriétés de la rivière sur laquelle des usines peuvent être construites [140].
[I-312]
Il peut arriver que l'établissement d'une nouvelle usine rende dommageables les eaux d'une rivière ou d'un fleuve, pour les propriétés riveraines ou pour la navigation. Dans ce cas, les personnes lésées ont incontestablement le droit de demander que la cause du dommage soit enlevée; mais leur demande ne doit pas toujours être portée devant les mêmes juges. Elle est de la compétence des tribunaux ordinaires, si l'auteur du dommage a agi sans autorisation, ou s'il a violé les conditions que l'administration lui avait imposées. Elle est de la compétence de l'autorité administrative, s'il n'est pas sorti des limites tracées par l'acte d'autorisation.
Les propriétaires riverains n'ayant pas, sur les fleuves et rivières navigables ou flottables, des droits plus étendus que ceux qui appartiennent aux autres citoyens, il s'ensuit qu'il leur est interdit d'y pêcher, d'y pratiquer des prises d'eau, d'y former aucun établissement, d'en retirer des sables, des pierres ou d'autres matières, d'y jeter des ordures ou immondices, ou de les amasser sur les quais ou sur le rivage; enfin, de tirer des terres, sables [I-313] et autres matériaux, à six toises (onze mètres sept décimètres) de distance du fleuve ou de la rivière.
Les lois sur les fleuves et rivières navigables ou non navigables, ont donné naissance à une multitude de questions, et parmi ces questions, celle qui s'est le plus fréquemment présentée a été de savoir quels seraient les juges du débaț. Par la loi du 22 décembre 1790, l'administration est chargée de veiller à la conservation des rivières; elle est chargée, par la loi du 27 septembre 1791, de fixer la hauteur des eaux des rivières sur lesquelles des usines sont établies, et de faire des règlemens pour l'entretien et le curage des rivières. Suivant la loi du 30 floréal an X (20 mai 1802), les conseils de préfecture sont chargés de prononcer sur les contestations qui s'élèvent au sujet de la perception des droits de navigation ; ils doivent, suivant la loi du 14 floréal an XI (4 mai 1803), prononcer sur toutes les contestations relatives au recouvrement des contributions établies pour le curage des rivières non navigables, aux réclamations des individus imposés, et enfin à la confection des travaux. D'un autre côté, les tribunaux, auxquels il est interdit de se mêler en rien des actes de l'administration, soit qu'il s'agisse d'en arrêter l'exécution, soit qu'il s'agisse de les interpréter, sont les garans naturels des propriétés privées; ils doivent donc prononcer sur les contestations qui s'élèvent entre [I-314] les propriétaires auxquels une rivière non navigable est utile ; et la loi les charge formellement de concilier l'intérêt de l'agriculture avec le respect dû à la propriété. De ces diverses dispositions sont nées une foule de difficultés sur la compétence, qui ont embarrassé et qui embarrasseront encore tous les jours l'administration et les tribunaux; mais, comme elles se rapportent moins à la nature de la propriété qu'à la distribution des pouvoirs publics, ce n'est pas ici le lieu de s'en occuper [141].
Les lois romaines n'ayant jamais été reçues en Angleterre comme lois du pays, n'ont pu exercer, sur l'état social des Anglais, l'influence qu'elles ont exercée sur le nôtre. D'un autre côté, le système féodal ayant jeté chez ce peuple des racines plus profondes que celles qu'il a jetées parmi nous, et n'ayant pas été attaqué avec la même persévérance ou avec le même succès par les rois, ni aboli, comme chez nous, par une révolution populaire, les possesseurs de terres, entre les mains desquels le pouvoir a toujours résidé depuis la conquête des Normands, y jouissent, relativement aux fleuves et rivières, de prérogatives inconnues dans le droit romain et dans nos propres lois.
[I-315]
En Angleterre, la propriété territoriale est fondée sur le principe de la conquête, poussé jusqu'à ses dernières conséquences. On admet, en principe, que l'invasion du pays par les Normands, et les confiscations qui en furent la suite, rendirent le général conquérant maître absolu, non-seulement des biens qui composaient le domaine public, mais de toutes les terres du pays, sans exception. On admet que toutes les terres furent données par le chef de la conquête à ses lieutenans, qui les partagèrent entre les officiers et les soldats de l'armée, et qu'il n'y a, même aujourd'hui, de possession légitime, que celle qui remonte à l'invasion, et au partage qui en fut la suite. Tout propriétaire de terres a donc pour titre de propriété une concession royale prouvée par des actes, ou supposée; car la prescription n'est considérée que comme une concession tacite [142].
Les Anglais admettent, comme nous, une distinction entre les rivières navigables et les rivières [I-316] non navigables; mais, chez eux, une rivière n'est considérée comme navigable que jusqu'au point où montent les flots de la marée. Ainsi, quelles que soient la largeur et la profondeur d'une rivière, quelle que soit l'activité de la navigation à laquelle elle est employée, elle n'est pas légalement navigable au-delà du dernier point que la marée peut couvrir. La partie dite navigable, c'est-à-dire celle sur laquelle la marée s'étend, appartient au domaine public, et tout Anglais a le droit d'y pêcher, à moins que le privilége n'en ait été concédé par la couronne à un particulier. Toutes les autres parties sont dévolues aux propriétaires riverains; elles leur appartiennent en vertu de la concession que le roi est réputé leur en avoir faite, en concédant les terres riveraines, soit à eux-mêmes, soit à ceux qui leur ont transmis leurs droits. Le propriétaire des deux rives est maître de toute la partie de la rivière qui traverse sa terre; et il a seul le droit d'y pêcher, ou de s'en servir pour d'autres usages, sauf l'exception dont je parlerai tout à l'heure. Le propriétaire d'une des deux rives est maître de la moitié; l'autre moitié appartient au propriétaire de la rive opposée, ad filum medium aquæ. Le lit [I-317] de la rivière, et les îles qui s'y forment, appartiennent également aux propriétaires riverains.
Les rivières navigables, dans le sens de la loi, appartenant au public, chacun a le droit d'y pêcher et d'y naviguer; mais les propriétaires ne doivent pas à la navigation, comme parmi nous, un chemin de halage. Si ce chemin est dû dans quelques parties de l'Angleterre, il ne l'est qu'en vertu de coutumes ou de statuts locaux. D'anciens auteurs avaient prétendu que le chemin de halage était dû par toutes les propriétés qui bordent les rivières navigables, dans le sens légal du mot. En 1789, la question a été engagée, au sujet de la rivière d'Ouze, dans le comté de Norfolk, pour les parties de cette rivière dans lesquelles la marée monte; mais, après une discussion approfondie, il a été jugé que, d'après la loi commune, les propriétés riveraines ne doivent aucun chemin de halage. Il a été reconnu que, dans la pratique, ce chemin n'est pas accordé, puisque les navigateurs de la Tamise sont souvent obligés, dans certains lieux, de passer d'une rive à l'autre. Les statuts qui ont établi le droit de halage sur quelques parties des rives de la Sever, de la Trent et de la Tamise, ont eux-mêmes prouvé qu'il n'existe pas de droit général [143].
[I-318]
Les rivières qui sont navigables de fait, mais qui ne le sont pas dans le sens de la loi, parce que la marée n'y monte pas, appartiennent, ainsi qu'on vient de le voir, aux propriétaires des fonds riverains; elles sont considérées comme une partie de ces fonds. Mais le public a, sur ces rivières, un droit de passage pour la navigation; chacun peut donc y naviguer comme sur les rivières publiques. Cette servitude ne peut être agravée par ceux qui en font usage; c'est-à-dire qu'ils ne peuvent rien faire qui diminue, pour les propriétaires riverains, l'utilité de la rivière, ou qui dégrade leurs héritages. De leur côté, les propriétaires riverains ne peuvent y rien faire qui rende la navigation plus dangereuse ou plus difficile, ou qui gêne l'usage de la servitude au préjudice du public. Ils sont obligés de les tenir en bon état, et par conséquent, de les curer quand elles en ont besoin; les paroisses doivent les contraindre à remplir ce devoir, quand ils le négligent [144].
Les Anglais qui abondonnèrent leur pays pour aller s'établir en Amérique, ne laissèrent en Angleterre, ni leurs idées, ni leurs préjugés, ni leurs habitudes. Ils les emportèrent avec eux, et quoique le temps et des institutions différentes en aient considérablement affaibli l'empire, on en trouve [I-319] encore des traces profondes dans les mœurs et les lois de leurs descendans. Le droit sur la propriété foncière, dit un jurisconsulte des États-Unis, forme un système technique très-artificiel; et quoiqu'il ait éprouvé l'influence de l'esprit libre et commercial de notre âge, il est encore sous l'autorité des principes dérivés du régime féodal. Nous n'avons jamais introduit, dans la jurisprudence de ce pays, tous les caractères essentiels de la loi des fiefs, ou, en perfectionnant nos lois particulières, nous les avons abolis; mais les profondes traces de la féodalité sont toujours visibles dans la doctrine de la propriété foncière, et les fictions, les termes techniques, et même plusieurs règles de ce système sont encore en vigueur [145].
Les Anglais ayant admis comme principe fondamental du droit féodal, que le roi est le propriétaire originaire de toutes les terres du royaume, et la source vraie et unique du droit de propriété, les Anglo-Américains ont adopté le même principe relativement à leurs gouvernemens républicains. Ils admettent, comme doctrine fondamentale, que tout titre ou tout droit individuel à une terre située dans l'étendue de leur territoire, dérive d'une concession faite ou par le gouvernement royal [I-320] avant la déclaration d'indépendance, ou par un État particulier, ou par le gouvernement fédéral depuis leur révolution. Ils ne reconnaîtraient pas la validité d'une concession faite par les indigènes à des particuliers, leur gouvernement s'étant réservé privilège d'obtenir des concessions de cette nature, dans la vue, ou d'empêcher les puissances étrangères de former des établissemens au centre de leur territoire, ou de mettre les Indiens à l'abri des fraudes que des particuliers pourraient pratiquer contre eux.
Le principe admis relativement à la propriété foncière, a fait admettre le même principe relativement aux rivières et aux fleuves. Suivant le droit commun des État-Unis, les rivières navigables sont donc les seules qui fassent partie du domaine public, et dans lesquelles tous les citoyens aient le droit de pêcher; mais on ne considère comme navigables, dans le sens de la loi, que les parties sur lesquelles le flux et reflux de la mer se font sentir. Quant aux autres, elles sont considérées comme appartenant aux propriétaires riverains, sous les conditions admises en Angleterre. Si le droit d'y naviguer existe en faveur du public, ce n'est qu'à titre de servitude; c'est un simple droit de passage, auquel les propriétaires riverains ne peuvent porter atteinte.
Il est cependant plusieurs États particuliers qui [I-321] n'ont pas admis ce principe, et qui considèrent quelques-unes de leurs rivières comme navigables et publiques, quoique le flux et reflux de la mer ne s'y fassent pas sentir. Dans la Pensylvanie et la Caroline du sud, par exemple, on a considéré la doctrine anglaise comme inadmissible au moins à l'égard des rivières dans lesquelles la navigation est réellement praticable. Dans d'autres états, le principe anglais a été modifié par des lois particulières [146].
On n'est pas étonné qu'une nation telle que l'Angleterre, chez laquelle le système féodal a jeté les plus profondes racines, et où les grands possesseurs de terres ont toujours été maîtres du pouvoir, considère comme propriétés privées les fleuves et les rivières. On a plus de peine à comprendre que des peuples aussi avancés dans la civilisation que ceux des États-Unis, aient adopté les mêmes principes. Cependant, quand on connaît l'origine de ces peuples, et l'influence qu'exercent sur l'homme des habitudes invétérées et le langage au moyen duquel il est obligé de représenter ses idées; quand on voit surtout combien la division territoriale des divers états dont se forme la fédération américaine, est éloignée de [I-322] la division naturelle, on n'est plus surpris de trouver au-delà de l'Atlantique les doctrines qui gouvernent encore la Grande-Bretagne.
Les doctrines admises en Angleterre et aux États-Unis d'Amérique, relativement aux fleuves et aux rivières, sont diamétralement opposées aux principes que j'ai établis dans le chapitre XII; mais, quelque puissante qu'ait été l'influence du système féodal en France, en Angleterre, dans les autres états de l'Europe, et même aux EtatsUnis d'Amérique, la nature des choses a été plus forte, dans tous les pays, ainsi qu'on le verra dans le chapitre suivant, que les usurpations et que les doctrines qui en sont nées.
[I-323]
EN observant comment se forment les divers genres de propriétés qui existent chez les peuples, nous avons vu que chaque nation a un territoire qui lui est propre, et dont on ne saurait la dépouiller sans la détruire; que ce territoire, tant qu'il reste inculte et commun à tous les hommes qui le possèdent, n'offre que de faibles ressources à une population peu nombreuse et misérable; qu'il n'acquiert une grande valeur qu'après avoir été divisé entre les individus ou les familles; que cette valeur est le produit médiat ou immédiat de l'industrie humaine; et qu'ainsi les fortunes privées, mobilières ou immobilières, sont généralement le résultat du travail de l'homme, secondé par la puissance de la nature [147].
[I-324]
Mais quoique le travail donne généralement aux choses la valeur qu'elles ont, en les rendant propres à satisfaire nos besoins, il en est plusieurs qui sont utiles à des populations entières, dont l'utilité est même inépuisable, et auxquelles cependant l'industrie humaine ne peut presque rien ajouter; de ce nombre sont les fleuves et les rivières, les ports de mer, les rades, les hâvres, et autres choses analogues que les Romains mettaient au rang des choses publiques, parce que chez eux chacun avait le droit d'en faire usage, en respectant, dans les autres, un droit pareil au sien.
Si, par la nature des choses, les rivières et les fleuves font partie du domaine public, ne peuvent-ils pas tomber dans le domaine privé, soit par suite d'une longue possession, soit par l'effet de lois ou de coutumes particulières? Les doctrines professées en France, relativement aux fleuves et rivières non navigables, et en Angleterre et aux États-Unis, relativement aux rivières dans lesquelles le flux et le reflux de la mer ne se font pas sentir, ne sont-elles pas une preuve que tous les cours d'eau, quelle qu'en soit la grandeur, peuvent être convertis en propriétés privées comme les fonds de terre?
En disant que, par la nature des choses, les rivières font partie du domaine public, je n'ai pas en [I-325] tendu affirmer que les peuples auxquels elles appartiennent, ne peuvent jamais être dépouillés, par la violence, de quelques-uns des avantages qu'elles produisent naturellement pour eux; je n'ai pas voulu dire, par exemple, que la navigation ne peut pas en être entravée par les propriétaires riverains, ou soumise à des tributs arbitraires; ou qu'une caste privilégiée ne peut pas convertir la pêche en monopole, comme la faculté de chasser ; j'ai voulu dire seulement que les cours d'eau qui traversent le territoire d'une nation, appartiennent en commun à tous les membres dont elle se compose; que le partage, s'il était possible, en détruirait en grande partie l'utilité, et qu'on ne peut en dépouiller la population qui la possède, sans commettre à son égard la plus dangereuse et la plus injuste des usurpations.
Dans les temps où le régime féodal était dans toute sa force, des usurpations de ce genre ont été consommées ou tentées dans presque tous les états de l'Europe; mais jamais elles n'ont été complètes, parce que la nature des choses ne permettait pas qu'elles le fussent. Cette nature des choses, contre laquelle on peut lutter quelque temps, mais qui finit tôt ou tard par triompher, a fait cesser presque entièrement ces usurpations dans tous les pays où elles avaient été consommées. Quelques peuples ont, il est vrai, conservé le [I-326] langage et quelques-unes des doctrines qui s'établirent au temps des usurpations de la féodalité; mais si, au lieu de s'arrêter aux mots, on observe ce qui se passe dans la pratique, on verra que, chez eux, les cours d'eau ne sont guère moins publics qu'ils ne l'étaient sous l'empire des lois romaines.
Les principaux avantages que produisent, pour une nation, les rivières qui sillonnent les parties inférieures des bassins qu'elle occupe, consistent, comme on l'a vu précédemment, à faire écouler les eaux qui tombent sur son territoire, à transporter, par la navigation, les objets de son commerce, à porter par des irrigations la fertilité dans ses terres, à mettre en mouvement des moulins ou d'autres usines, à servir de réservoir au poisson, et enfin à fournir à la population entière l'eau dont elle a besoin pour ses usages domestiques.
A aucune époque, les propriétaires des fonds qui bordent les rivières, n'ont eu la folie de prétendre qu'étant maîtres du sol, ils avaient le droit d'empêcher l'eau de couler, et d'inonder ainsi les terres situées au-dessus de leurs héritages. Si, dans le moyen âge, les seigneurs ont entravé le cours des rivières qui bordaient ou traversaient leurs propriétés, pour construire des moulins ou rendre la pêche plus facile, c'est moins en vertu de leur droit qu'en vertu de leur force; et leurs tentatives [I-327] ont été réprimées par l'autorité publique, toutes les fois qu'elle en a eu les moyens.
Les propriétaires riverains n'ont jamais joui du privilége exclusif de transporter leurs denrées ou leurs marchandises sur les fleuves ou les rivières qui bordaient ou traversaient leurs propriétés. On conçoit, en effet, que ce privilége aurait été d'un faible avantage pour chacun d'eux, si aucun n'avait eu le droit de naviguer au-delà des limites de ses propriétés. Les rivières ont donc toujours été considérées comme des routes sur lesquelles chacun avait le droit de transporter ses denrées ou les objets de son commerce. Dans les temps de l'anarchie féodale, les seigneurs, comme souverains, ont établi des péages sur les rivières comme sur les chemins; mais ces concussions ou ces extorsions ont également été réprimées aussitôt que les lois ont repris leur empire [148].
La faculté de faire servir à l'irrigation de ses propriétés une partie des eaux de la rivière qui les borde ou les traverse, existait sous les lois romaines [I-328] comme sous les lois nées du régime féodal. Cette faculté ne prouve donc pas que celui qui l'exerce, est propriétaire de la rivière qui borde son héritage, puisque les lois romaines considéraient toutes les rivières comme faisant partie du domaine public. Ces lois autorisaient également chaque propriétaire à construire des usines sur les cours d'eau qui bordaient ou traversaient son héritage, sous la condition de ne nuire ni à la navigation, ni à la propriété d'autrui. Cette faculté qu'avait un propriétaire riverain d'utiliser à son profit la force du courant, n'empêchait pas que les rivières ne fussent publiques.
Les terres d'alluvion, c'est-à-dire celles que le cours de l'eau ajoute d'une manière insensible aux fonds riverains, devenaient la propriété des personnes auxquelles ces fonds appartenaient, sous les lois romaines, comme au temps de la féodalité; mais ce n'était pas par la raison que ces personnes avaient la propriété de la rivière; c'était parce qu'elles seules pouvaient tirer quelque avantage de ces accroissemens. Comment l'État, ou même des particuliers autres que les propriétaires, auraient-ils pu prendre possession d'accroissemens insensibles, et les mettre en état de culture?
En France et en d'autres pays, les propriétaires dont les héritages bordent une rivière navigable, profitent non-seulement des terrains d'alluvion, [I-329] mais même de la partie du lit que l'eau laisse en se retirant vers l'autre rive. On ne peut pas cependant conclure de là qu'une rivière navigable est la propriété des personnes dont elle borde ou dont elle traverse les terres. La seule conséquence qu'on puisse en tirer, est que, lorsqu'une fraction du domaine public ne peut plus être d'aucune utilité pour la population à qui elle appartient, la loi l'adjuge à la personne à laquelle elle peut profiter. Il n'y a pas d'autres moyens de donner au terrain délaissé la plus grande valeur possible, et d'éviter en même temps toutes sortes de débats. Les droits éventuels que la loi donne à chaque propriétaire riverain sur quelques parties du lit d'un fleuve ou d'une rivière, ne sont donc pas une preuve qu'une partie de cette rivière lui appartient.
Pour attribuer aux propriétaires riverains la faculté exclusive de pêcher le long de leurs propriétés, quand elles ne sont pas séparées de la rivière par un chemin public, il n'est pas nécessaire de reconnaître, en principe, que la rivière est à eux; il suffit qu'on sente la nécessité de mettre toutes les propriétés à l'abri des déprédations. On conçoit, en effet, que, si toute personne, sous prétexte de pêche, pouvait librement parcourir tous les héritages qui bordent les rivières, il n'y aurait, pour les propriétaires, aucun moyen de faire respecter leurs propriétés. Les hommes qui font de la pêche ou de [I-330] la chasse un moyen d'existence pour eux et leurs familles, sont souvent exposés à manquer du nécessaire. Quand ils ne réussissent pas dans leurs excursions, et que la misère les presse, le sentiment qui prend sur eux le plus d'empire, n'est pas le respect du bien d'autrui. On a donc eu de très-bonnes raisons pour ne pas reconnaître à tout le monde indistinctement le droit de pêcher dans les rivières dont on ne peut parcourir les bords qu'à travers les propriétés privées. Il n'était pas possible d'admettre un principe contraire, sans établir sur tous les héritages qui bordent les rivières, une servitude qui en aurait en partie détruit la valeur.
Si l'on ne pouvait pas, sans les plus graves inconvéniens, accorder à chacun la faculté de parcourir les propriétés privées qui bordent les rivières, pour s'y livrer à la pêche, il fallait, ou l'interdire à tout le monde, ou ne la permettre qu'aux propriétaires riverains, dans l'étendue de leurs propriétés. En prenant ce dernier parti, on a fait, pour le poisson que les rivières alimentent, ce qu'on a fait pour les terrains d'alluvion; on a donné la faculté de se l'approprier à ceux qui peuvent user de cette faculté avec le moins d'inconvéniens et le plus d'avantages, Ce droit étant exclusivement exercé par les propriétaires, et ne s'étendant pas au-delà de leurs propriétés, ne peut ni [I-331] donner lieu à aucun débat, ni servir de prétexte au maraudage. On verra bientôt d'ailleurs qu'il ne leur a pas été gratuitement accordé.
Dans les pays où les terres sont très divisées, les propriétaires n'ont pas assez de loisir, et ils sont d'ailleurs resserrés dans un espace trop étroit, pour se livrer à la pêche avec fruit. Ne pouvant en retirer aucun avantage par eux-mêmes, ils laissent souvent la faculté de s'y livrer à ceux qui veulent en profiter; elle devient alors, par le fait, aussi libre qu'elle le serait si elle était permise à tout le monde. Les lois qui la soumettent à certaines règles, afin que les rivières ne soient pas dépeuplées, cessent d'être exécutées, parce que nul n'étant plus intéressé que les autres à leur exécution, personne ne veut prendre sur soi l'odieux d'une poursuite. Chaque propriétaire n'étant mu que par un faible intérêt, n'a pas assez de puissance pour lutter contre ceux qui veulent faire de la pêche un métier. Lorsqu'un tel désordre existe, et que l'administration n'est pas assez éclairée ou assez bien organisée pour y porter remède, il serait de l'intérêt de tous que la pêche fût affermée au profit des communes. Les propriétaires n'en tiraient pas moins de profit; leurs propriétés seraient moins exposées, et il serait moins difficile de faire observer les lois dont l'objet est de prévenir ou de réprimer la dépopulation des rivières.
[I-332]
Mais quelles que soient les mesures qu'on adopte pour la garantie des propriétés riveraines, et pour la conservation du poisson, ces mesures ne prouvent pas que les rivières non navigables appartiennent aux propriétaires riverains; l'avantage particulier qu'une personne, à cause de sa position, retire d'une chose publique, ne fait pas tomber cette chose dans le domaine privé; s'il en était autrement, il faudrait dire que les propriétaires auxquels profitent les terres d'alluvion, laissées par les fleuves les plus considérables, sont les maîtres de ces fleuves.
Enfin, dans aucun temps, ni dans aucun pays, on n'a reconnu aux propriétaires riverains le droit d'empêcher les autres personnes d'aller puiser de l'eau dans les rivières navigables ou non navigables. L'eau courante, considérée en elle-même, est une chose tellement publique de sa nature, que, pour avoir le droit d'en faire usage, il suffit d'avoir un chemin pour y arriver.
En France, les lois romaines et les ordonnances de Philippe V, de Philippe VI et de Charles V, avaient considéré toutes les rivières indistinctement comme publiques. Louis XIV, par ménagement pour les usurpations commises sous le régime féodal, n'osa classer parmi les choses qui appartenaient à l'État, que les rivières qui étaient navigables ou flottables de leur propre fonds, et sans que [I-333] la main de l'homme y eût contribué; il garda le silence sur toutes les autres. La loi du 22 décembre 1790, et l'instruction de l'assemblée nationale du 12 août suivant, mirent de nouveau toutes les rivières, sans distinction, au rang des choses publiques. La loi du 22 novembre de la même année, qui donna la définition du domaine public, et l'article 538 du Code civil, qui a reproduit cette définition, n'ont mis nominativement parmi les choses qui dépendent du domaine public, que les rivières navigables ou flottables. Une distinction, née du régime féodal, a donc été introduite dans les lois au moyen desquelles on avait voulu détruire jusqu'aux derniers vestiges de ce détestable régime.
Cependant, la nature des choses l'a emporté sur une mauvaise classification. Aucune loi, à l'exception de celle du 22 décembre 1790, ne déclare d'une manière générale, que toutes les rivières sont des dépendances du domaine public; mais un grand nombre de dispositions législatives, les traitent comme si elles en faisaient, en effet, partie; et aucune loi ne porte qu'elles appartiennent, soit aux propriétaires des fonds riverains, soit aux communes.
Un propriétaire riverain, loin de pouvoir disposer, de la manière la plus absolue, de la rivière qui borde ou traverse son héritage, ne peut en [I-334] détourner l'eau, pour son usage, qu'à la charge de la rendre à son cours ordinaire; il ne peut y rien jeter qui la rende nuisible pour les propriétaires inférieurs, ou qui soit propre à détruire le poisson; il ne peut en ralentir ni en accélérer le cours, de manière à nuire aux héritages supérieurs ou inférieurs; il ne peut y établir aucune usine, sans en avoir obtenu la permission de l'autorité publique, qui prend soin de déterminer la hauteur à laquelle l'eau devra être tenue; enfin, il peut y prendre du poisson, mais ce n'est qu'à la charge de se conformer aux règles générales établies pour la police de la pêche; ces avantages ne lui sont assurés que sous la condition de contribuer au curage de la rivière, dans la proportion de l'intérêt qu'il a à ce qu'elle soit tenue en bon état.
Suivant l'article 545 du Code civil, nul ne peut être contraint de céder sa propriété, si ce n'est pour cause d'utilité publique, et moyennant une juste et préalable indemnité. Cette disposition, extraite des constitutions diverses qui ont régi la France depuis 1791, se retrouve, en d'autres termes, dans les articles 8 et 9 de la Charte. Le premier dispose que toutes les propriétés sont inviolables, sans aucune exception de celles qu'on appelle nationales, la loi ne mettant aucune diffé– rence entre elles. Le second ajoute que l'État peut exiger le sacrifice d'une propriété pour cause [I-335] d'intérêt public légalement constaté, mais avec une indemnité préalable.
Si toutes les rivières sont des dépendances du domaine public, et si les droits qu'exercent, sur celles qui ne sont pas navigables, les propriétaires riverains, n'existent que par tolérance et comme dédommagement des charges qui leur sont imposées, il s'en suivra que ces droits pourront être supprimés, sans autre indemnité que la suppression des charges qui les accompagnent. Si, au contraire, les rivières navigables ou flottables sont seules des dépendances du domaine public, et si toutes les autres appartiennent aux propriétaires riverains, il s'en suivra que ces propriétaires ne pourront être dépouillés des droits qu'ils y exercent, que pour cause d'intérêt public légalement constaté, et après une juste et préalable indemnité. Il faudra, pour rendre une rivière navigable ou flottable, et la faire passer du domaine privé dans le domaine public, suivre toutes les formes prescrites par la loi du 7 juillet 1855, pour les expropriations pour cause d'utilité publique.
Mais est-ce là ce qui se passe dans la pratique? Quand le gouvernement rend navigable une rivière qui ne l'était pas, la loi l'oblige-t-elle à payer aux propriétaires riverains une indemnité pour chacun des droits dont ils sont dépouillés? l'oblige-t-elle à les indemniser pour le droit d'établir [I-336] des usines et de former des prises d'eau, droits qui leur sont formellement enlevés? En aucune manière: les prérogatives dont ils jouissaient, sont abolies au profit de l'État, qui les décharge de l'obligation de contribuer au curage, et qui en prend la charge sur lui-même. Il y a plus; quand l'État autorise un propriétaire riverain à établir une usine sur une rivière non navigable, c'est toujours avec la clause qu'elle pourra être supprimée sans indemnité, si, par la suite, cette rivière était rendue navigable. Cette clause, qu'on insère également dans toute autorisation d'établir une usine sur une rivière navigable, si l'intérêt du service public venait à en exiger la suppression, n'est-elle pas une preuve que les rivières non navigables appartiennent au domaine public comme les autres?
Les propriétaires riverains d'une rivière non navigable que l'État rend propre à la navigation, n'ont droit à une indemnité que pour le chemin de halage qu'ils sont tenus de fournir, ou pour des cas où elle leur est formellement accordée. Cette indemnité est juste, parce qu'on impose à leurs propriétés une servitude qu'ils ne doivent pas naturellement, la rivière n'étant pas naturellement navigable, et qu'ils éprouvent une perte à laquelle ils ne devaient pas s'attendre en acquérant ces mêmes héritages. Il est même à remarquer [I-337] que, dans le calcul de cette indemnité, on fait entrer la plus-value que les propriétaires riverains peuvent acquérir par la navigation. Quant au droit de faire des prises d'eau, et à celui d'établir des usines, ils s'éteignent sans indemnité, et personne ne se plaint d'usurpation; preuve certaine que ceux qui en jouissent ne sont pas considérés et ne se considèrent pas eux-mêmes comme propriétaires de la rivière sur laquelle ces droits sont exercés. L'État ne pourrait pas ainsi s'emparer, sans indemnité, d'un étang qui appartiendrait à un particulier ou à une commune [149].
Quelques jurisconsultes prétendent cependant que, suivant nos lois, toutes les rivières non navigables ou flottables appartiennent aux propriétaires dont elles bordent ou traversent les héritages. Un d'eux trouve cette attribution de propriété bien [I-338] légitime, et fondée sur la nature des choses. « Le lit d'un cours d'eau, dit-il, étant un démembrement primitif du domaine que ce cours d'eau traverse, il doit être considéré comme en faisant toujours partie [150]. » Ce raisonnement serait concluant, si l'auteur s'était donné la peine de prouver que le partage de la terre en domaines privés a précédé l'existence des rivières; mais tant qu'il n'aura pas constaté ce fait historique, son argument aura peu de force [151].
Un autre écrivain [152] cite à l'appui de la même thèse l'article 640 du Code civil, qui déclare que les fonds inférieurs sont assujétis, envers les fonds plus élevés, à recevoir les eaux qui en découlent naturellement sans que la main de l'homme Y ait contribué; et l'article 644 qui autorise les propriétaires [I-339] à se servir de l'eau courante qui borde ou traverse leurs héritages.
Les fonds inférieurs sont assujétis envers ceux qui sont plus élevés, à recevoir les eaux qui en dé coulent naturellement, non par les dispositions du Code civil, mais par la nature des choses. Les rivières, pour se rendre à la mer, n'ont pas attendu la permission des auteurs du Code civil. L'article 640 de ce Code énonce un fait que les jurisconsultes romains avaient depuis long-temps proclamé, et qui existait avant eux. La reconnaissance de ce fait par les lois romaines n'empêchait pas que les rivières ne fussent publiques. C'est, au contraire, parce que ce fait résulte de la nature des choses, et qu'il est antérieur à toute appropriation individuelle de fonds de terre, que les rivières sont publiques; quand elles ont commencé de couler, elles n'ont envahi les champs de personne.
La faculté que le Code civil accorde aux propriétaires riverains de faire usage des cours d'eau qui borden ou traversent leurs héritages, quand ces cours d'eau ne sont ni navigables, ni flottables, ne prouve pas davantage qu'ils en aient la propriété. Cette faculté, comme on l'a déjà vu, leur était accordée par les lois romaines pour les rivières navigables comme pour celles qui ne l'étaient pas; et cependant les unes et les autres [I-340] étaient publiques. La manière dont le Code. civil dispose à l'égard des rivières non navigables, loin de prouver qu'elles appartiennent aux propriétaires riverains, prouverait plutôt le contraire. Chacun peut faire de la chose qui lui appartient tout ce que les lois ou les bonnes mœurs n'ont pas interdit; mais on ne peut user d'une rivière que dans la mesure permise par la loi. Dans le premier cas, la puissance législative donne des limites au pouvoir qu'a chacun de disposer des choses qui sont à lui; elle ne concède. pas le droit; elle le reconnaît et en détermine les bornes. Dans le second, au contraire, elle accorde l'usage d'une chose publique, et tout ce qu'elle n'accorde pas est refusé. Là elle défend, ici elle permet. Quand il s'agit d'enlever à un citoyen, dans l'intérêt général, une propriété que l'autorité publique lui avait garantie, mais qu'elle ne lui avait pas donnée, il faut qu'il soit préalablement indemnisé. Quand il ne s'agit que de retirer une concession gratuite et essentiellement conditionnelle, il suffit de faire la remise des charges sous lesquelles elle avait été faite. Or, c'est là ce qui arrive lorsqu'une rivière, dont les riverains sont autorisés à faire usage, est rendue navigable.
Le Conseil-d'Etat, en décidant, par son avis du 30 pluviôse an 13 (19 février 1805), que la pêche des rivières non navigables appartenait aux [I-341] propriétaires riverains, et non aux communes, s'est fondé, parmi plusieurs autres motifs, sur ce que la pêche de ces rivières faisait partie des droits féodaux, et sur ce que ces droits avaient été abolis, non au profit des communes, mais au profit des vassaux. On pourrait conclure de là que les rivières non navigables sont tombées dans le domaine des propriétaires riverains, par le seul effet de l'abolition du régime féodal; mais cette conséquence serait une erreur.
Les usurpations féodales ont été supprimées au profit de ceux que les seigneurs avaient dépouillés. Un grand nombre avaient été commises au préjudice des particuliers, plusieurs au préjudice des communes, d'autres au préjudice de l'Etat. L'abolition de la féodalité a rendu à chacun ce qui lui appartenait : l'Etat, les communes, les particuliers, sont donc rentrés dans leurs droits. Les rivières étaient publiques avant le régime féodal ; elles le sont devenues de nouveau et de plein droit, quand ce régime a été aboli. La loi du 22 décembre 1790, en les classant parmi les choses publiques, a reconnu ce qui existait déjà. L'avis du Conseil-d'Etat ne se prononce d'ailleurs que sur le droit de pêche; et il déclare que ce droit cesse d'exister au profit des propriétaires riverains du moment que la rivière est rendue navigable.
Les Anglais, qui n'ont pas encore secoué le joug [I-342] des doctrines nées du régime féodal, n'admettent pas que ce soit le travail ou une longue et paisible possession, qui ont donné naissance à la propriété territoriale; chez eux, il n'y a de propriété légitime que celle qui repose sur une concession royale. Le monarque étant considéré comme seul propriétaire primitif et légitime du territoire entier, a pu concéder les rivières et les fleuves, comme les terres à travers lesquelles ils coulent. Il est donc naturel que les grands propriétaires d'Angleterre, qui tiennent, en effet, leurs vastes domaines de la munificence de la couronne, aient fait prévaloir la théorie qu'ils sont les maîtres des fleuves ou des rivières qui bordent ou traversent leurs héritages.
Mais les faits sont-ils restés asservis à la théorie? Les populations qui occupent les bassins de ces rivières ou de ces fleuves, ont-elles été dépouillées des avantages qu'elles pouvaient en retirer? Un propriétaire anglais peut-il disposer de la rivière ou du fleuve qui borde ou traverse son héritage, comme du fonds qu'il laisse en pâturage ou livre à la culture, selon que cela convient à ses intérêts? Peut-il y jeter des objets qui le dégradent? peut-il y construire des usines, quels que soient les inconvéniens qui en résultent pour les voisins ou pour la navigation? peut-il empêcher que le public en fasse usage pour le transport de ses denrées ou de ses marchandises, comme il empêche qu'on ne [I-343] passe à travers sa ferme ou son parc? pourrait-il enfin y établir des péages comme au temps du régime féodal?
Les propriétaires riverains ont si peu le droit de jeter dans les rivières qui traversent ou bordent leurs héritages, des matières propres à en embarrasser le cours, qu'ils sont tenus, au contraire, de les curer toutes les fois qu'elles en ont besoin. Ils ne peuvent y faire aucun ouvrage capable de nuire aux propriétés supérieures ou inférieures, ou de gêner la navigation. Enfin, ils ne peuvent empêcher personne de s'en servir gratuitement comme moyen de transport. Celui qui s'aviserait d'empêcher la navigation ou d'établir un péage sur une rivière qui traverse ses domaines, serait promptement et sévèrement réprimé. Les droits exclusifs dont jouit un propriétaire riverain sur les rivières qui bordent ou traversent ses terres, consistent dans celui d'y prendre du poisson, et dans celui d'en employer l'eau à son profit, sous condition de ne pas nuire à la navigation, et de ne causer à autrui aucun dommage. Les droits du public sont donc supérieurs aux siens; ils sont aussi plus étendus; car chez une nation riche et commerçante, la liberté de la navigation a plus d'importance que la pêche des rivières. Il faut même remarquer que le curage de celles qui sont navigables de fait, mais qui ne le sont pas dans le sens légal, c'est-à-dire [I-344] par le flux et le reflux de la mer, est à la charge des propriétaires qui profitent de la pêche, et non à la charge du public, auquel profite la navigation.
Les juristes, qui sont, en général, en Angleterre, les défenseurs des doctrines féodales, ont trouvé un moyen de mettre ces doctrines d'accord avec les faits que la force des choses et la puissance de la civilisation ont amenés. Les rivières, disent-ils , appartiennent aux personnes dont elles traversent ou limitent les terres; ces personnes peuvent en disposer comme bon leur semble, pourvu qu'elles ne causent aucun dommage à autrui. Mais cette propriété est soumise à une servitude envers le public, servitude qui consiste à fournir un passage à la navigation, et à l'entretenir avec soin.
La question, réduite à ces termes, n'a presque plus d'importance, parce qu'en elle-même, et abstraction faite des souvenirs qu'elle éveille, elle n'est qu'une dispute de mots. Du moment, en effet, qu'il est reconnu que tous les citoyens peuvent légitimement jouir de tous les avantages que peuvent avoir pour eux les rivières et les fleuves qui traversent le territoire national; et que, de leur côté, les propriétaires riverains n'ont pas d'autres prérogatives que celles qui ne peuvent être utilement exercées que par eux, la question de savoir par quels noms les droits des uns et des autres seront [I-345] désignés, est le dernier terme de la vieille lutte de l'usurpation contre le droit. Dans les pays qui sont encore placés sous l'influence des mœurs et des idées féodales, il est naturel que les propriétaires de terres désignent les droits qu'ils exercent sur les cours d'eau, sous le nom de propriété, et qu'ils considérent les droits du public comme une servitude que leur propriété supporte. Dans les pays, au contraire, qui n'ont pas admis ou qui ont rejeté le langage et les doctrines du régime féodal, les rivières et les fleuves doivent être considérés comme propriétés publiques, et les droits des propriétaires de terres, comme l'usage d'une faculté dont l'exercice doit être permis tant qu'il est innocent, mais qui doit cesser dès que l'intérêt public l'exige.
Les jurisconsultes anglais et ceux des États-Unis ne considérent, disons-nous, comme publics les fleuves et les rivières, que du point où ils se déchargent dans la mer, jusqu'à celui où le flux cesse de se faire sentir; toute la partie située au-dessus du point auquel arrive la marée, est considérée comme appartenant aux propriétaires des héritages riverains. La première partie est dite navigable, la seconde est dite non navigable, quoique, de fait, elle serve à la navigation; les droits publics sur celle-ci ne sont considérés que comme une servitude établie sur des héritages privés.
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Mais cette charge, à laquelle sont assujetties les rivières dites non navigables, ne réunit pas les conditions essentielles qui, suivant le droit romain et suivant nos propres lois, caractérisent les servitudes. Si elle est imposée sur un fonds, elle ne l'est pas dans l'intérêt ou pour le service d'un autre fonds; le passage n'est pas dû seulement à ceux qui possèdent des terres sur les bords de la rivière ou dans l'étendue du bassin qui la renferme; il est dû à tout le monde indistinctement; le batelier qui n'a, pour toute fortune, que ses bras, ses rames et son bateau, peut s'en servir comme le lord qui possède la moitié d'une province. Suivant les principes des servitudes, l'entretien du passage est à la charge de ceux à qui il est dû; le propriétaire de l'héritage servant n'a que des obligations passives. Ici, c'est tout le contraire; ce n'est pas le public auquel le passage profite, qui se charge de l'entretien; ce sont les propriétaires par lesquels il est dû; de sorte qu'on peut dire que s'ils ont les honneurs de la propriété, c'est le public qui en a les avantages. Tout cela n'empêche pas qu'en lui-même le principe ne soit faux et vicieux : il y a toujours quelque danger, en législation, à donner aux choses un nom qui n'est pas celui qui leur convient.
La différence la plus frappante qui existe entre les lois anglaises et les lois françaises, c'est que [I-347] celles-là n'exigent pas, comme celles-ci, que les propriétaires riverains fournissent à la navigation un chemin pour le halage. On est d'autant plus étonné de cette différence, que le commerce et la navigation sont plus honorés, et ont infiniment plus d'activité dans la Grande-Bretagne que parmi nous. On est tenté d'abord de l'attribuer à l'immense influence qu'exercent, dans ce pays, les grands propriétaires de terres, et peut-être cette cause n'y est-elle pas tout-à-fait étrangère. Il en est cependant quelques autres qui expliquent la différence qui nous frappe [153].
[I-348]
Les rivières ne sont considérées comme publiques qu'à partir du point où elles se déchargent dans l'Océan, jusqu'au point auquel s'élève le flux de la mer. Dans cet espace, un chemin de halage n'est pas absolument nécessaire, parce que les navires et les bateaux montent ou descendent avec la marée. Les côtes de l'Angleterre étant, en général, peu élevées, et ayant de nombreuses et profondes. découpures, la mer porte les navires presque au centre du territoire. D'un autre côté, le pays n'ayant pas une grande étendue, et étant coupé par des montagnes, les rivières n'ont que peu d'espace à parcourir avant que d'arriver au point auquel le flux amène les navires; la plupart ne peuvent être utiles à la navigation qu'en alimentant les canaux. Les plus considérables ne sont devenus navigables au-dessus du point couvert par le flux, qu'au moyen des travaux qu'on y a exécutés; si alors on a eu besoin d'un chemin de halage, on a dû en payer la valeur aux propriétaires riverains, comme on la paierait parmi nous, en pareilles circonstances. L'état physique du pays suffit donc pour expliquer les différens que nous remarquons entre les lois anglaises et les nôtres.
Mais des dispositions bonnes pour les rivières d'une île peu étendue, comme l'Angleterre, ne pouvaient convenir aux rivières d'un vaste continent, comme l'Amérique. En admettant, en [I-349] principe, qu'une rivière cesse d'être publique au point auquel s'arrête le flux de la mer, le gouvernement des États-Unis s'est gratuitement créé des embarras pour l'avenir. Si, dès son origine, il avait admis le principe des lois romaines et des lois françaises, et réservé un chemin de halage sur toutes les rivières de quelque importance, cette réserve, faite dans un temps où les terres étaient presque sans valeur, aurait diminué de peu de chose les recettes du trésor public. Si, plus tard, il faut prendre ce chemin sur des terres cultivées, couvertes d'une population nombreuse, on ne pourra se dispenser d'accorder aux propriétaires riverains une indemnité proportionnée à la valeur des terrines qu'on leur enlevera. Alors on verra qu'il est plus facile de rester fidèle aux principes qui résultent de la nature des choses que d'y revenir lorsqu'on s'en est une fois écarté.
Il est, entre les lois françaises et les lois anglaises, une autre différence qu'il importe de remarquer. Celles-ci reconnaissent à toute personne le droit de pêcher dans la partie des rivières qu'elles déclarent publique. Celles-là veulent que la pêche des cours d'eau, qui sont des dépendances du domaine public, soit affermée au profit de l'État. La disposition des lois françaises est plus conforme aux principes d'une bonne administration, que la disposition des lois anglaises. Toutes les fois qu'une chose [I-350] apppartenant au public, peut donner un revenu, et que la perception ne cause aucun dommage, il est juste que le public en profite. Il faut ajouter que la pêche est plus facilement soumise à une bonne police, quand elle est affermée, que lorsque tout le monde peut également s'y livrer.
Ayant reconnu que, par la nature des choses, toutes les rivières font partie du domaine public, que leur conservation importe à la population entière, et que celles qui existent dans chaque bassin, forment un système complet qu'on ne peut pas fractionner sans danger, il s'ensuit qu'elles ne peuvent être soumises à un bon régime qu'autant qu'il y a unité dans les lois et dans l'administration, comme dans les choses qui doivent être administrées; cette unité est cependant loin d'exister, soit en France, soit chez les autres nations.
On trouve, dans la volumineuse collection de nos lois, une multitude de dispositions éparses, faites sous différens régimes, sur les fleuves et les rivières ; mais ces dispositions, qui ne s'accordent pas toujours entre elles, ne présentent aucun ensemble, et ne sauraient produire aucun grand résultat, parce qu'elles n'ont point de tendance commune.
Les administrations sont chargées de veiller à la conservation des rivières, et d'empêcher qu'on n'y fasse des entreprises qui seraient dommageables [I-351] pour des particuliers ou pour ou pour le public; mais comme la division politique du territoire n'a aucun rapport avec sa division naturelle, il est bien difficile que cette obligation, soit exactement remplie. Les travaux qui sont exécutés dans quelques parties d'un grand bassin, n'ont souvent que des effets éloignés, soit pour le temps, soit pour la distance; ceux qui les exécutent, et ceux qui en souffrent, sont rarement placés sous la même autorité. Un maire peut s'occuper de ce qui se passe dans sa commune, un préfet dans son département; mais ni l'un ni l'autre ne s'avisera de s'occuper de ce qui se fait dans des communes ou des départemens qui ne sont pas soumis à sa juridiction.
La loi du 30 floréal an x (20 mai 1802), qui créa un droit de navigation dans l'intérêt des cours d'eau sur lesquels il serait perçu, et l'arrêté du 8 prairial de l'année suivante, qui divisa la navigation intérieure de la France en bassins, dont les limites étaient déterminées par les monts ou coteaux qui versent leurs eaux dans le fleuve principal, semblaient annoncer qu'on avait enfin adopté de grandes vues d'ensemble; mais ces mesures n'eurent presque pas d'autres résultats de faire entrer un peu plus que d'argent dans les caisses du fisc.
Les ingénieurs placés dans les arrondissemens de navigation, n'avaient pas à porter leurs regards sur ce qui se passait au-delà du lit des rivières soumises [I-352] à leur juridiction; ils ne devaient pas même s'occuper de celles qui n'étaient pas navigables; enfin, leurs attributions se bornaient à donner des avis à des fonctionnaires qui n'avaient aucun inté– rêt à les mettre à exécution; et en France pas plus qu'ailleurs, il n'est pas commun de trouver des hommes qui mettent leur gloire à faire exécuter ce que d'autres ont conçu.
Les arrondissemens administratifs étant d'ailleurs différens des arrondissemens de navigation, un ingénieur, pour faire adopter ses plans, aurait eu à convaincre plusieurs préfets et plusieurs conseils, souvent opposés de vues et d'intérêts; il n'en aurait pas fallu davantage pour faire échouer les meilleurs desseins, si de semblables desseins avaient, en effet, existé, et si les circonstances politiques avaient permis de les suivre avec persévérance.
[I-353]
LES jurisconsultes romains avaient établi, relativement à la mer et à ses rivages, des principes analogues à ceux qu'ils avaient adoptés relativement aux rivières et aux terres qui en formaient les bords. Ils admettaient que toutes les rivières étaient publiques, et que chacun avait le droit d'en faire usage pour la pêche et la navigation de là ils tiraient la conséquence, que chacun pouvait faire usage des bords pour charger ou décharger ses bateaux, ou pour les attacher aux arbres qui s'y trouvaient placés. En admettant que l'usage des rives était public comme les rivières elles-mêmes, ils reconnaissaient que la propriété de ces mêmes rives appartenait aux propriétaires des héritages riverains.
Ils reconnaissaient de même que, par la nature des choses, les mers appartenaient à toutes les nations, et que toute personne avait le droit d'y naviguer et de s'y livrer à la pêche [154]. Ils concluaient [I-354] de ce principe, que les rivages étaient également communs à tous les hommes, et que chacun pouvait en user pour les services de la navigation et de la pêche [155]. En reconnaissant que l'usage en était commun à tout le monde, ils revendiquaient cependant pour leur nation la propriété de ceux qui étaient soumis à sa domination [156].
Les fleuves et rivières appartenant à tous les membres de l'État, tout.citoyen avait le droit d'y former les établissemens qu'il jugeait convenables, sous la condition de ne gêner en rien la navigation, et de ne causer aucun dommage aux propriétés d'autrui. De même, la mer étant commune à toutes les nations, tout homme pouvait former, dans les eaux ou sur les rivages, les constructions ou les établissemens qu'il jugeait utiles à ses intérêts [157]; mais c'était aussi sous la condition qu'il ne porterait aucune entrave au droit qui [I-355] appartenait à tous d'y naviguer et d'y pêcher [158]. La propriété d'une construction n'emportait même pas la propriété du sol; car, l'établissement formé venant à disparaître, la place sur laquelle il était situé, retombait de plein droit au rang des choses dont l'usage était commun [159].
Les rivages qui faisaient partie de l'empire, étant considérés comme la propriété du peuple romain, quoique l'usage en fût commun à tous les hommes pour la pêche et la navigation, ceux qui voulaient y faire des constructions, devaient en obtenir l'autorisation du préteur [160]. Le défaut d'autorisation ne suffisait pas cependant pour faire détruire des ouvrages qui ne nuisaient ni à la navigation, ni à la pêche, et qui ne causaient à autrui aucun dommage [161]. L'autorisation ne paraît pas avoir eu [I-356] d'autre objet que de constater le droit de souveraineté du peuple romain sur les côtes qui faisaient partie de leur territoire.
Tout citoyen avait le droit de traduire en justice celui qui avait formé, sur une rivière ou sur un fleuve, une entreprise qui nuisait à la pêche ou à la navigation, ou qui lui causait tout autre dommage; de même, toute personne avait une action contre celui qui exécutait, dans la mer ou sur le rivage, des travaux au moyen desquels il portait atteinte au droit commun à tous d'y passer, d'y naviguer ou d'y pêcher [162].
Les Romains, en établissant des règles sur la jouissance des rivages de la mer, n'avaient eu généralement en vue que les côtes de la Méditerranée. Leur domination, sur quelques-unes des côtes de l'Océan, n'avait commencé que fort tard, et comme les peuplades qui habitaient sur ces côtes, sortaient à peine de l'état sauvage, on avait peu à s'occuper des établissemens qui se formaient parmi elles. La navigation d'ailleurs n'était pas assez avancée pour que les navigateurs osassent s'aventurer à travers l'Océan pour venir faire le commerce sur les côtes soumises à l'empire, et possédées par des peuplades à demi barbares. Aussi, [I-357] pour déterminer ce qui forme, à proprement parler, le rivage de la mer, les jurisconsultes romains n'ont-ils pris en considération que la Méditerranée, qui n'a point de marée. Suivant les Institutes de Justinien, le rivage de la mer s'entend, en effet, de la terre que couvre le plus grand flot d'hiver [163]; tandis que, sur les côtes de l'Océan, nous entendons par rivage tout ce que la mer couvre et découvre pendant les nouvelles et pleines lunes, et jusqu'où le grand flot de mars (époque des plus grandes marées) se peut étendre sur les grêves [164].
Les peuples modernes ont adopté l'opinion du jurisconsulte Celsus, qui pensait que le rivage soumis à l'empire d'une nation, est la propriété de cette même nation; mais ils n'admettent pas que les hommes de tous les pays aient le droit d'en faire usage pour les besoins de la navigation et de la pêche ; ils considèrent cette partie de leur territoire comme une dépendance du domaine public, dont l'usage est réglé, non par les principes du droit international, mais par leurs lois particulières. En France, le gouvernement a considéré les rivages de la mer comme faisant partie du domaine public, long-temps avant que d'en avoir fait une [I-358] déclaration expresse. L'ordonnance de la marine de 1681, ainsi qu'on l'a vu, répute bord et rivage de la mer tout ce qu'elle couvre et découvre pendant les nouvelles et pleines lunes, et jusqu'où le grand flot de mars se peut étendre sur les gréves. Elle fait défense à toutes personnes d'y bâtir, d'y planter aucun pieu, ni faire aucun ouvrage qui puissent porter préjudice à la navigation, à peine de démolition des ouvrages, de confiscation des matériaux et d'amende arbitraire [165].
Mais quoique les rivages de la mer fassent partie du domaine public comme les fleuves, la pêche n'en est pas affermée au profit de l'État. L'ordonnance de 1681 déclare, au contraire, la pêche de la mer libre et commune à tous les nationaux, auxquels elle permet de la faire tant en pleine mer que sur les grêves, en se conformant aux règles qu'elle prescrit [166]. Ces règles ne sont ni fort nombreuses ni bien gênantes: pour ceux qui veulent aller en pleine mer, à la pêche des morues, des harengs et des maquereaux, elles consistent à prendre, pour chaque voyage, un congé de l'amiral; [I-359] et, pour ceux qui veulent pêcher sur les grêves, dans les baies et aux embouchures des rivières navigables, à donner aux mailles de leurs filets, les dimensions déterminées par l'ordonnance. Il est, en outre, interdit aux pêcheurs de construire des parcs dans lesquels il entrerait du bois ou de la pierre, sous peine de démolition, et de rien entreprendre qui puisse faire obstacle à la navigation [167]. La même ordonnance défend à tous gouverneurs, officiers et soldats des îles et forts, villes et châteaux construits sur le rivage de la mer, d'apporter aucun obstacle à la pêche dans le voisinage de leurs places, et de rien exiger des pêcheurs pour la leur permettre, sous peine de destitution contre les officiers, et de punition corporelle contre les soldats [168].
L'herbe qui croît sur le rivage de la mer, et qu'on désigne sous les noms de varech, vraicq, sar ou gouesmon, n'est pas cueillie au profit de l'État, quoiqu'elle pousse sur une partie du domaine public. L'ordonnance de 1681 l'attribue aux habitans des paroisses dont le territoire s'étend jusqu'au rivage de la mer; elle veut que ces habitans s'assemblent le premier dimanche du [I-360] mois de janvier de chaque année, pour régler les jours auxquels devra commencer et finir la coupe. Elle leur interdit d'en faire la coupe pendant la nuit, et hors de l'époque déterminée, et de la vendre aux forains, ou de la transporter sur d'autres territoires. Quant à l'herbe que le flot jette sur les grêves, il est permis à toutes personnes de la prendre en tout temps et en tous lieux, et de la transporter où bon leur semble [169].
L'ordonnance de la marine de 1681 attribue donc exclusivement aux nationaux la faculté de pêcher sur les rivages de la mer, qui font partie du territoire de la France, et de s'approprier les herbes qui y croissent; elle leur garantit de plus la faculté d'introduire leurs vaisseaux dans les rades, et cette garantie est étendue à tous les alliés du peuple français. Voulons, dit cette ordonnance, que les rades soient libres à tous vaisseaux de nos sujets et alliés, dans l'étendue de notre domination. Faisons défenses à toutes personnes, de quelque qualité et condition qu'elles puissent être, de leur apporter aucun trouble et empêchement, à peine de punition corporelle [170]. Les fleuves étant publics par la nature des [I-361] choses, les lois qui en ont réglé l'usage ont, en général, obligé les propriétaires des fonds riverains à fournir un passage pour les besoins de la pêche et de la navigation. Les rivages de la mer sont également publics, et tout Français a le droit de s'y livrer, soit à la navigation, soit à la pêche; mais l'ordonnance qui reconnaît ce droit, n'oblige pas formellement les propriétaires des héritages riverains à fournir un passage aux navigateurs ou aux pêcheurs. Cependant, comme le rivage, sur la Méditerranée, consiste uniquement dans la partie du territoire couverte par les eaux de la mer dans le plus grand flot de l'hiver, et comme, sur l'Océan, il ne consiste que dans ce que la mer couvre et découvre pendant les nouvelles et pleines lunes et jusqu'où le plus grand flot de mars se peut étendre sur les grêves, il s'ensuit que, sur l'une et l'autre mer, il y a toujours, dans l'année, une époque où le rivage est entièrement sous les eaux, et qu'il n'est pas possible d'y parvenir par terre, à moins de passer sur les héritages voisins.
Cette nécessité a déterminé quelques jurisconsultes à penser que les propriétés situées sur le rivage de la mer sont assujéties, par la nature des choses, à une servitude analogue à celle qui existe şur tous les héritages situés le long des fleuves ou rivières navigables. Si cette servitude n'existait [I-362] pas, souvent il ne serait pas possible d'exercer le droit de pêche qui appartient à tous, d'enlever l'herbe de la mer que les flots jettent sur le rivage, et de pourvoir à la sûreté des navigateurs. Il serait également impossible aux agens du trésor public d'empêcher la contrebande, puisque les contrebandiers, pour introduire frauduleusement leurs marchandises, saisiraient toujours le moment où les flots arrivent jusqu'aux propriétés privées. Aussi, sur les côtes de Normandie, un long usage a-t-il établi que les propriétés qui bordent la mer doivent un passage à tous ceux qui, pour quelque motif que ce soit, veulent en parcourir le rivage. Les lois romaines supposaient l'existence d'un chemin le long du rivage de la mer, et défendaient d'y rien faire qui pût en gêner l'usage. Elles reconnaissaient, en outre, à toute personne le droit d'arriver jusqu'à la mer pour y pêcher [171].
La loi du 22 novembre 1790, qui a determiné les biens dont le domaine national se compose, [I-363] déclare que les rivages, lais et relais de la mer, les ports, les hâvres et les rades, sont considérés comme des dépendances du domaine public. Le Code civil a reproduit cette disposition (art. 538), sans y apporter aucune modification; mais il n'a pas dit en quoi consistent les rivages de la mer; il n'a pas déterminé non plus les droits que les particuliers pourraient y exercer. Il faut donc s'en rapporter à cet égard aux dispositions des lois antérieures, c'est-à-dire aux lois romaines, aux coutumes et à l'ordonnance de 1681, qui régissaient la France [172].
Si l'on s'en rapportait à la définition que les lois romaines et l'ordonnance de 1681 donnaient du rivage de la mer, on croirait qu'il finit, du côté de la mer, au point où le sol cesse d'être découvert pendant les plus basses eaux, et qu'au-delà les hommes de toutes les nations peuvent librement se livrer à la navigation et à la pêche. Il n'en est cependant pas ainsi : tous les peuples maritimes considèrent comme faisant partie de leur territoire national une certaine étendue des mers qui baignent leurs côtes. L'intérêt de leur défense, de leur industrie et de leur commerce, et la nécessité [I-364] d'assurer la perception des revenus du fisc, leur ont fait une loi de porter leur domination exclusive bien au-delà de ce qui ne forme, à proprement parler, que les rivages. L'étendue de cette partie de la mer, que chaque nation considère comme sa propriété, ne saurait être déterminée d'une manière bien précise, puisqu'il n'est pas possible de placer des limites sur la mer, Il importerait cependant qu'elle fût bien connue, afin que les magistrats de chaque pays pussent savoir quelle est la distance à laquelle s'étend leur juridiction, et que, de leur côté, les navigateurs ne fussent pas exposés à violer involontairement les règles que les nations établissent dans la partie des mers qu'elles considèrent comme une dépendance de leur territoire.
Quelques écrivains ont prétendu que la domination exclusive de chaque peuple sur les mers qui baignent son territoire, devait s'étendre aussi loin que la vue; mais de nombreuses objections ont été faites contre ce système. Où se placera-t-on pour fixer le point auquel la vue peut arriver? Se mettra-t-on sur le rivage au niveau de la mer, ou s'élevera-t-on sur une montagne? Regardera-t-on à l'œil nu ou à travers un télescope? Choisira-t-on l'individu qui a la vue la plus longue, ou prendra-t-on un terme moyen? Suffira-t-il d'apercevoir le haut du mất d'un vaisseau de guerre, ou faudra-t-il voir un bâton flottant? L'objection la plus grave [I-365] qu'on peut faire contre un tel système, c'est qu'il n'est fondé sur aucune bonne raison. On ne voit pas, en effet, pourquoi l'on prendrait pour règle la portée de la vue plutôt que la portée du son. Si l'une varie comme les vents, l'autre varie comme les nuages.
Un savant jurisconsulte a cherché à faire reposer sur une base plus solide la domination que chaque peuple entend exercer sur les eaux qui baignent son territoire. Si la mer n'est pas susceptible d'être appropriée par occupation, comme la terre, cela tient principalement, suivant lui, à ce qu'on ne peut pas s'établir sur des places déterminées, d'une manière fixe et durable. Il est, en effet, impossible d'établir une résidence permanente sur des points d'où l'on peut à tout moment être chassé par un coup de vent ou par la violence des vagues. Il ne serait presque pas plus facile à une peuplade de s'établir au milieu de l'Océan, et de s'en attribuer une partie, pour en tirer ses moyens d'existence, que de s'établir dans les airs, et de vivre au moyen des oiseaux qu'elle prendrait au passage. L'occupation exige donc une prise de possession de fait, et un établissement durable; elle ne saurait conférer aucun droit, si elle ne réunit pas ces conditions[173].
[I-366]
Mais aussi toutes les fois qu'une chose susceptible de produire des subsistances ou d'assurer d'autres avantages à un peuple, peut être réellement et exclusivement occupée, elle devient la propriété de la population qui la soumet à son empire d'une manière permanente, quelle qu'en soit d'ailleurs la nature. Une rivière n'est pas moins susceptible d'occupation qu'un pâturage ou qu'une terre propre à la culture; un port de mer est pour une nation une propriété qui n'est pas moins incontestable que les terres dont il est environné.
Ainsi, pour déterminer jusqu'à quel point s'étend sur la mer le domaine des peuples qui en possèdent les bords, il faut savoir quelle est la partie sur laquelle ils peuvent établir leur empire d'une manière permanente et exclusive. Or, cette partie est déterminée par la portée de leurs armes; tout ce qui peut être protégé par l'artillerie de terre, doit donc être considéré comme appartenant à la nation maîtresse du rivage. La mer ne commence à être une chose commune à toutes les nations qu'au point où finit la domination des peuples qui en possèdent les bords [174].
[I-367]
A cette considération on en a joint une autre. Si certaines choses sont communes à toutes les nations, cela tient particulièrement à ce que chacune peut en faire usage, sans diminuer en rien la jouissance des autres. L'utilité qui s'y trouve étant inépuisable, il n'y a aucun motif pour que quelques-unes s'en attribuent la disposition exclusive ce serait faire un mal dont il ne résulterait aucun bien. Mais les avantages qu'une nation retire de la mer, près des côtes, et qui consistent dans les produits de la pêche du poisson, des coquillages, des perles, de l'ambre, sont loin d'être inépuisables ; ils peuvent au contraire être aisément épuisés.
De cette circonstance et de la nécessité dans laquelle une nation se trouve de veiller à sa sûreté, Vattel conclut que la domination d'un État sur la mer qui baigne une partie de son territoire, va aussi loin qu'il est nécessaire pour sa sûreté, et qu'il peut la faire respecter; d'un côté, dit-il, il ne peut s'approprier une chose commune, telle que la mer, qu'autant qu'il en a besoin pour quelque fin légitime; et, d'un autre côté, ce serait une prétention vaine et ridicule de s'attribuer un droit que l'on ne serait nullement en état de faire valoir [175].
[I-368]
La question de savoir jusqu'où s'étend la domination d'un peuple, sur la mer qui baigne ses côtes, ne peut pas, dans tous les cas, être résolue par les mêmes principes. S'il s'agit de faits de police intérieure, on ne peut consulter que les lois et les usages du pays: on est obligé de se régler d'après les principes du droit civil. S'il s'agit, au contraire, de faits de politique extérieure, ce sont les principes ou les usages du droit international auxquels il faut s'en rapporter.
Pour décider, par exemple, si tel fait est ou n'est pas punissable suivant les lois françaises, il faut savoir s'il a eu lieu sous leur empire, ou s'il a été exécuté dans un lieu où elles n'étaient pas obligatoires; de même, pour décider si tel ou tel magistrat est compétent pour connaître de tel fait, ou pour faire exécuter tel acte, il faut savoir quelle est, suivant la loi française, l'étendue de la juridiction de l'un ou de l'autre.
Mais s'il s'agissait de décider si des navigateurs ont le droit de stationner ou de pêcher sur tel ou tel point de la mer, la question ne pourrait plus être résolue que par les traités entre les nations, ou par les principes qui règlent leurs rapports mutuels.
[I-369]
Les magistrats de tous les peuples maritimes peuvent être appelés, soit à juger des faits qui se sont passés sur la mer et près des côtes, soit à y faire exécuter certains actes; on n'a pas cependant cru convenable de fixer, par des lois, les points jusques aux quels s'étendrait leur juridiction; il semble que chez toutes les nations, le vague et l'élasticité de l'arbitraire ont paru plus sûrs que la précision et l'inflexibilité de la loi [176].
Mais quoique les lois soient muettes sur la partie de la mer que chaque peuple considère comme une dépendance de ses côtes, il est certain, en fait, qu'il y en a toujours, chez toutes les nations, une certaine étendue qui appartient au domaine public, comme les rivages; les sauvages eux-mêmes se considèrent comme les maîtres des eaux qui leur fournissent des moyens d'existence, et sans lesquelles ils ne sauraient se conserver.
Les Anglais se sont quelquefois attribué l'empire de la mer qui environne leur territoire, jusque sur les côtes opposées. Suivant Selden, la plupart des nations maritimes de l'Europe admirent cette [I-370] prétention sous le règne d'Edouard Ier [177], et la république des Provinces-Unies l'admit, au moins quant aux honneurs du pavillon, par le traité de Breda, de 1607; mais jamais la France n'y a souscrit.
On conçoit, au reste, que l'étendue de mer qu'une nation s'attribue relativement aux autres nations, ne saurait être invariable, et qu'elle dépend de la puissance relative de chaque peuple, et des dangers qu'on veut écarter. La France avait jadis porté cette étendue, dans la Méditerranée, à dix lieues des côtes, pour toutes les puissances barbaresques : les pirates de ces nations ne se seraient pas permis de faire des prises en deçà de cette limite. Cette appropriation d'une partie de la mer était au moins aussi profitable aux petits états qui ne pouvaient pas faire respecter leur pavillon, qu'à la nation française elle-même [178].
De ce que les eaux qui baignent le territoire d'un peuple, sont considérées comme sa propriété, il ne faut pas conclure qu'il n'est pas permis aux [I-371] autres peuples d'y naviguer. Si l'ordonnance de la marine de 1681 autorise les nations amies à naviguer librement dans les rades françaises aussi loin que s'étend la domination de la France, il ne saurait leur être interdit de passer sur les eaux qui sont soumises à son empire. Les seules conséquences qu'on puisse raisonnablement tirer de cette appropriation d'une partie de la mer, c'est que les navires qui s'y trouvent, sont soumis aux lois et à la police de la nation qui se l'est appropriée, et qu'ils y jouissent par cela même de sa protection. S'ils y étaient attaqués, le peuple sous l'empire duquel ils sont placés, ne pourrait voir, dans cette agression, qu'une violation de son territoire; son devoir serait de la réprimer, et de faire respecter son indépendance.
Les eaux qui environnent le territoire d'un peuple, en tout ou en partie, sont pour lui comme une route destinée à mettre en communication les diverses fractions entre lesquelles il se divise; elles rendent ou peuvent rendre, sur la circonférence du territoire, des services analogues à ceux que rendent à l'intérieur les fleuves et les canaux; elles sont, en outre, un moyen de surveiller les ennemis, d'empêcher toute surprise de leur part, et de prévenir ou réprimer la contrebande; comme sous ces divers rapports, toutes les nations maritimes ont des intérêts semblables, il importe [I-372] également à toutes d'adopter et de faire respecter les mêmes principes [179].
Mais, comme il est de l'intérêt d'un peuple d'ouvrir son territoire à tous les hommes qui se soumettent à ses lois, et qui, sans lui causer aucun dommage, viennent alimenter son commerce, il est également de son intérêt de laisser naviguer dans ses eaux tous ceux qui reconnaissent les règles qu'il a établies, et qui ne menacent ni sa sûreté, ni les lois destinées à protéger son industrie, ou à garantir la perception de certains impôts.
[I-373]
EN considérant dans son ensemble la population formée dans un grand bassin, on voit qu'elle se partage en une multitude de groupes plus ou moins nombreux, plus ou moins éloignés les uns des autres, selon que la terre qui les nourrit, est plus ou moins fertile, et que l'agriculture et les arts sont plus ou moins avancés. Ces groupes, unis par un langage commun et par des besoins réciproques, ne peuvent exister qu'au moyen d'un déplacement continuel de choses et de personnes.
L'agriculture, les manufactures, le commerce, sans lesquels aucune nation civilisée ne saurait subsister, exigent, en effet, que les hommes qui s'y livrent, et la plupart des choses qui en sont l'objet, passent ou soient sans cesse transportés d'un lieu à un autre. La famille qui vit dans le hameau le plus obscur a besoin d'être journellement en communication, non-seulement avec les champs, les vignes ou les prés d'où elle tire ses moyens d'existence, mais encore avec les habitans [I-374] du voisinage et avec les populations urbaines qui consomment une partie de ses denrées, et qui lui fournissent, en échange, une multitude d'objets dont elle ne saurait se passer, et qu'elle est incapable de produire.
Les habitans des villes, de leur côté, ne peuvent exister que par de nombreuses communications, soit avec les campagnes qui les environnent, soit avec d'autres villes ; ils en ont besoin pour se procurer des subsistances, et les matières premières de leur industrie; ils en ont besoin, en outre, pour livrer au commerce les objets qu'ils ont fabriqués, ou pour acquérir ceux qu'il leur est plus avantageux d'acheter que de produire.
La part que les citoyens prennent au gouvernement, et l'action que le gouvernement a souvent à exercer sur eux ou sur leurs biens, nécessitent encore des communications nombreuses entre les diverses fractions dont une nation se compose : les personnes répandues dans les campagnes ont besoin de communiquer entre elles, si elles ont des magistrats ou des délégués à élire; elles ont besoin de communiquer avec les officiers publics, pour invoquer leur appui quand leurs droits sont menacés ou compromis; avec les préposés du trésor public, pour acquitter leurs contributions [180].
[I-375]
Le gouvernement, de son côté, ne peut remplir les devoirs qui lui sont imposés, qu'autant qu'il peut atteindre les personnes et les choses soumises à son empire; il faut que son action se fasse sentir sur chacune des parties du territoire soit pour protéger les citoyens dans l'exercice de leurs droits, soit pour exiger de chacun d'eux l'accomplissement de ses devoirs, soit pour comprimer les atteintes qui seraient portées à l'ordre public; il faut, enfin, que, dans le cas où une armée étrangère menacerait le pays, il puisse faire mouvoir aisément de grandes forces et transporter [I-376] des moyens de défense, dans le moindre temps possible, sur tous les points menacés.
De là la nécessité de consacrer une partie du territoire national à des chemins qui donnent à toutes les parties de la population le moyen de communiquer les uns avec les autres. Ces communications existent chez tous les peuples, quoique partout elles ne soient pas portées au même degré de perfection. Les sauvages eux-mêmes, quand ils ne peuvent passé transporter d'un lieu dans un autre au moyen d'une rivière, pratiquent des sentiers à travers les forêts. A mesure que l'agriculture, les arts, le commerce et le gouvernement font des progrès, les chemins se multiplient et se perfectionnent. Quand une nation est arrivée à un certain degré de civilisation, les routes qui coupent, en tout sens son territoire, sont comme un vaste réseau dont les fils principaux partent d'un centre commun dans lequel réside le gouvernement, et vont aboutir aux extrémités, en passant par les villes les plus populeuses. Les fils secondaires se rattachent à ceux-là, et se subdivisent de manière qu'il n'existe pas une seule habitation, quelque reculée et quelque petite qu'elle soit, qui ne se lie au système général par un chemin public.
Les routes qui mettent en communication les diverses fractions entre lesquelles une nation se partage, donnent naissance à trois questions [I-377] principales, qui sont tout-à-fait indépendantes les unes des autres : la première est de savoir si elles font partie du domaine public, ou si elles appartiennent aux communes ou à d'autres parties de la société ; la seconde, de quelle manière il convient qu'elles soient construites, pour être, le plus possible, favorables aux communications, en occasionnant les moindres dépenses; la troisième est de savoir quels sont les moyens les plus sûrs et les moins dispendieux de pourvoir à leur conservation et à leur entretien.
La seconde de ces questions est une question d'art bien plus qu'une question de législation: c'est, en effet, aux ingénieurs plus qu'aux publicistes et aux jurisconsultes, qu'il appartient de savoir comment il convient de construire une route pour qu'elle soit, le plus possible, courte, facile, durable et d'un entretien peu dispendieux; c'est à ceux qui sont appelés à en faire un fréquent usage, qu'il appartient de déterminer quelles doivent en être la direction et la largeur. Il me suffit d'observer ici. que la meilleure est toujours celle qui, avec le moins de dépenses, exige pour tous les transports le moins de temps et le moins de forces, et que les difficultés qu'il s'agit de surmonter sont, pour les chemins privés, de même nature que pour les chemins publics.
La question de savoir à qui appartiennent les [I-378] chemins destinés à mettre en communication les diverses fractions dont une nation se compose, paraît peu difficile à résoudre, quand on ne consulte que la nature des choses. Si on l'examine, en effet, relativement à des peuples étrangers, il est clair que les chemins font partie du territoire national sur lequel ils sont placés, comme les fleuves et les rivières. Si on l'examine relativement aux habitans même du pays, et dans les rapports. qu'ils ont les uns avec les autres, il ne paraît pas moins évident que ces chemins sont au nombre des choses dont l'usage est commun à tous, mais dont la propriété n'est spécialement dévolue à personne. Ils sont, comme l'eau des rivières, destinés à satisfaire les besoins de chacun, et nul, par conséquent, ne peut en faire un usage qui serait contraire au droit de tous [181].
Les jurisconsultes romains avaient divisé les chemins en trois classes. Ils avaient mis dans la première ceux qu'ils désignaient sous le nom de prétoriens ou de consulaires. Dans la seconde, ils avaient mis ceux qui conduisaient dans les villages [I-379] ou hameaux, et que nous appelons vicinaux : « Vicinales sunt viæ quæ in vicis sunt vel quæ in vicos ducunt. » Enfin, les troisièmes étaient de deux espèces: ceux qui étaient établis sur un fonds particulier pour le service d'un autre fonds, et ceux qui partaient d'un chemin consulaire, et conduisaient dans les champs. Les chemins prétoriens ou consulaires, et ceux qui étaient ou qui conduisaient dans les villages ou hameaux, étaient publics. Ces trois espèces pouvaient donc être réduites à deux : l'une renfermant les chemins publics, l'autre les chemins privés [182].
Sous le régime féodal, les chemins éprouvèrent le même sort que les rivières et les fleuves. Les rois se prétendirent maîtres des plus considérables, de ceux que les Romains désignaient sous le nom de consulaires; les seigneurs se prétendirent propriétaires de tous ceux qui conduisaient dans des villages ou des bourgs. Les rois ni les seigneurs n'empêchaient pas, il est vrai, les particuliers d'en faire usage pour le commerce ou pour la culture de leurs champs, parce qu'ils ne le pouvaient pas, sans rendre le territoire inculte et sans détruire la population; mais ils en usèrent en souverains. Ils établirent des péages sur les points que le commerce ne pouvait éviter, ou 'bordèrent [I-380] les routes de plantations dont ils disposèrent ensuite en propriétaires.
L'abolition du régime féodal, prononcée en 1789, aurait dû suffire pour faire classer parmi les choses qui appartiennent au domaine public, tous les chemins destinés à mettre les diverses fractions dont la population était composée, en communication les unes avec les autres; mais, comme les lois qui avaient supprimé la féodalité ne s'étaient pas expliquées à cet égard, la loi du 10 juillet 1790 leva les doutes qu'elles pouvaient avoir laissé subsister.
Cette loi déclara que nul ne pourrait dorénavant prétendre aucun droit de propriété ni de voirie sur les chemins publics, rues et places des villages, bourgs ou villes. Le droit de planter des arbres ou de s'approprier les arbres crûs sur les chemins publics, rues ét places des villages, dans les lieux où il était attribué aux seigneurs, fut aboli. Les seigneurs furent néanmoins maintenus dans la propriété des arbres existans au moment de la promulgation de la loi, à l'exception de ceux qui avaient été plantés par des particuliers, et dont l'expropriation n'avait pas été légalement prononcée. Les propriétaires riverains furent autorisés à racheter les arbres plantés vis-à-vis de leurs propriétés, sur les rues ou chemins publics. Les communautés d'habitans furent autorisées, de leur [I-381] côté, à racheter les arbres existans sur les places publiques des villes, bourgs ou villages.
La loi du 16 juillet 1790, en déclarant que nul ne pourrait dorénavant prétendre aucun droit de propriété ni de voirie sur les chemins publics des villages, bourgs ou villes, n'avait pas dit si ces chemins feraient partie du domaine de l'État, ou s'ils appartiendraient aux communes. Le premier article du décret du 1er décembre suivant, mit tous les chemins publics parmi les choses qui appartenaient à la nation; il déclara que les chemins publics, les rues et places des villes, et, en général, toutes les portions du territoire national qui n'étaient pas susceptibles d'une propriété privée, étaient considérées comme une dépendance du domaine public [183].
[I-382]
Les droits que la loi du 6 juillet 1790 avait réservés aux seigneurs sur les arbres plantés avant sa promulgation, sur les bords des chemins vicinaux et sur les rues des villes, bourgs et villages, leur furent enlevés, sans. indemnité, par les articles 14 et 15 de la loi du 28 août 1792. Le premier de ces deux articles déclara que tous les arbres existans actuellement sur les chemins publics, autres que les grandes routes nationales, et sur les rues des villes, bourgs et villages, étaient censés appartenir aux propriétaires riverains, à moins que les communes ne justifiassent en avoir acquis la propriété par titre ou possession. Le second ajouta que les arbres alors existans sur les places des villes, bourgs et villages, ou dans des marais, prés ou autres biens dont les communautés avaient ou recouvreraient la propriété, étaient censés appartenir à ces mêmes communautés, sans préjudice des droits que des particuliers, non seigneurs, pouvaient y avoir acquis par titre ou possession. Quant aux arbres plantés sur les grandes routes nationales, l'article 18 de la même loi déclara que nul ne pourrait se les approprier et les abattre, jusqu'à ce qu'il eût été prononcé à cet égard par la puissance législative. Les propriétaires riverains furent autorisés néanmoins à en percevoir les fruits, et à s'approprier les bois morts et les émondages, à charge d'entretenir lesdits arbres, et de remplacer les morts.
[I-383]
Les chemins publics étaient jadis entretenus au moyen de la corvée. Deux déclarations, rendues en 1786 et 1787, supprimèrent cette imposition, et la remplacèrent par une prestation en argent. La loi du 6 décembre 1793 ordonna que tous les grands chemins, ponts et levées, seraient faits et entretenus par le Trésor, et que les chemins vicinaux continueraient d'être aux frais des administrés. Cette obligation du Trésor ayant été très-mal remplie, une loi du 24 fructidor an v (10 septembre 1797), déclara qu'il serait perçu sur toutes les grandes routes de la république une taxe, dont le produit serait spécialement et uniquement affecté aux dépenses de leur entretien, réparation et confection, ainsi qu'à celles de leur administration. La loi de finances du 9 vendémiaire suivant (30 septembre 1797) détermina le mode de perception de cet impôt, et les voitures et animaux qui y seraient assujétis [184]. Les fonds perçus dans l'étendue d'un département devaient être versés dans la caisse du receveur-général, et exclusivement employés à l'entretien et à l'administration de ses grandes routes. En cas d'insuffisance de l'impôt perçu dans un département pour acquitter les dépenses de ses routes, il devait y être pourvu par [I-384] des reprises sur les départemens qui avaient obtenu des produits supérieurs à leurs besoins.
Cette loi avait uniquement pour objet de pourvoir à l'entretien, à la réparation et à l'administration des grands chemins; elle ne les faisait pas sortir du domaine public, pour en attribuer la propriété, soit aux départemens, soit aux communes. La loi du 25 janvier 1804, qui forme le titre Ier du livre second du Code civil, en déterminant les biens dont le domaine public serait composé, parut en exclure les chemins, routes et rues qui ne seraient pas à la charge de l'État. Le projet de loi portait que les chemins publics, les rues et places publiques, étaient considérés comme domaine public. M. Regnault (de Saint-Jean-d'Angely) prétendit que cette rédaction était vicieuse, en ce qu'elle comprenait dans le domaine de l'État tous les chemins publics, les rues et places publiques. Il fit observer que les lois distinguaient entre les grandes routes et les chemins vicinaux, et que, suivant la jurisprudence du Conseil-d'État, ceux-ci étaient la propriété des communes et entretenus par elles. M. Tronchet répondit qu'il y avait des chemins qui, sans être grandes routes, appartenaient à l'État ; mais M. Regnault (de Saint-Jean-d'Angely) répliqua qu'il était facile de distinguer les chemins qui appartenaient à la nation : ce sont dit-il, ceux qu'elle entretient. Cette opinion triompha [I-385] dans le conseil; et, en conséquence, l'art. 558 du Code civil considéra comme dépendances du domaine public, les chemins, routes et rues, à la charge de l'État, les fleuves et rivières navigables ou flottables, les lais et relais de la mer, les ports, les havres, les rades, et généralement toutes les portions du territoire français qui ne sont pas susceptibles d'une propriété privée.
Cette disposition fut promulguée en 1804, une époque où tous les grands chemins étaient entretenus et administrés au moyen de droits de passe perçus sur ces mêmes chemins. Ces droits furent supprimés par la loi du 24 avril 1806, qui les remplaça par un impôt sur le sel, et qui déclara que le produit de cet impôt aurait la destination de celui qui était supprimé. Le produit de la contribution établie par la présente loi, disait l'article 59, est exclusivement affecté à l'entretien des routes et aux travaux des ponts et chaussées. Les chemins vicinaux furent donc les seuls qui ne furent pas entretenus et administrés aux frais du Trésor public.
Aussitôt que l'impôt sur le sel, qui devait pourvoir aux dépenses des grandes routes et de l'administration des ponts et chaussées, eût été bien établi, on rejeta sur la population presque toutes les dépenses auxquelles il devait pourvoir. Un décret du 16 décembre 1811 divisa les routes de [I-386] France en routes impériales et en routes départementales; les premières furent subdivisées en trois classes. Cette division et cette subdivision n'avaient qu'un objet, c'était d'affranchir le Trésor des charges que lui avait imposées la loi de 1806, en établissant un impôt sur le sel. L'article 6 du décret déclara, en effet, que les frais de construction, de reconstruction et d'entretien des routes de troisième classe, seraient supportés concurremment par le Trésor et par les départemens qu'elles traverseraient. L'article 7 ajouta que la construction, la reconstruction et l'entretien des routes départementales, demeureraient à la charge des départemens, arrondissemens et communes, qui seraient reconnus participer plus particulièrement à leur usage. Il est presque inutile d'ajouter qu'on eut soin de faire entrer dans la troisième classe, et parmi les routes départementales, celles qui, prises en masse, exigeaient les plus fortes dépenses [185].
Lorsque les membres du Conseil-d'État discutaient l'article du Code civil, qui devait donner la définition du domaine public, on ne divisait les chemins qu'en trois espèces, comme sous les [I-387] lois romaines : les grands chemins, les chemins vicinaux, et les chemins privés, dont je n'ai pas à m'occuper dans ce moment. Les premiers étant tous entretenus aux frais du trésor public, les conseillers d'état voyaient peu d'inconvéniens à déclarer que les chemins, routes et rues à la charge de l'État, seraient considérés comme des dépendances du domaine public, et à mettre ou à laisser les chemins vicinaux au rang des propriétés communales. S'ils avaient prévu que bientôt un décret mettrait à la charge des départemens ou des communes la plupart des grandes routes, ils auraient été certainement frappés de la fausseté de la définition qui leur était proposée, et qu'ils adoptèrent avec tant de facilité.
[I-388]
La question de la propriété des chemins publics est plus grave que ne paraissaient l'avoir cru les jurisconsultes qui s'en sont occupés.
A leurs yeux, elle tire toute son importance des difficultés qui peuvent se présenter quand une route est supprimée, et qu'il s'agit de disposer du terrain dont elle était formée. La question de savoir s'il faut adjuger ce terrain à la commune, au département ou à l'État, dépend, suivant eux, de. celle de savoir si le chemin supprimé appartenait à l'État, au département ou à la commune.
Si la question était réduite à ces termes, elle se présenterait rarement dans la pratique, et n'aurait qu'un faible intérêt; mais elle a une portée beaucoup plus haute. Le pouvoir le plus étendu qu'un homme puisse exercer sur une chose qui lui appartient, est, suivant les lois de tous les peuples civilisés, le pouvoir d'un propriétaire sur sa propriété ce pouvoir est même d'autant plus [I-389] respecté, que la civilisation est plus avancée. Si donc on admettait que les communes et les départemens sont propriétaires des chemins à l'entretien desquels ils doivent pourvoir, il faudrait, ou leur reconnaître une puissance et une indépendance destructives de l'unité nationale, ou donner au mot propriété un sens contraire à celui qu'il a toujours eu. On ne saurait admettre, en effet, que les communes et les départemens sont propriétaires des chemins qu'ils sont chargés d'entretenir, sans reconnaître que chaque commune et chaque département sont souverains sur leur territoire, et sans briser les principaux liens qui unissent entre elles toutes les parties dont une nation se compose.
La faculté de veiller à l'entretien d'une chose, ou de la laisser périr en empêchant que d'autres ne l'entretiennent, peut être considérée comme un signe de propriété, quand le libre exercice de cette faculté est garanti par l'autorité publique. On ne peut pas en dire autant de l'obligation de contribuer à certaines dépenses, pour tenir en bon état une chose qui, par sa nature, est destinée à un usage public. Une charge n'est pas un droit; elle n'est pas toujours et nécessairement une marque de propriété.
Dans l'état actuel de notre législation, les communes sont obligées de pourvoir à l'entretien des chemins vicinaux; les départemens doivent pourvoir [I-390] à l'entretien des routes départementales, et contribuer à celui des routes de troisième classe. Mais que peut-on conclure de là? S'ensuit-il que chaque commune et chaque département ont exclusivement la jouissance et la disposition des chemins qu'ils entretiennent? Ont-ils la faculté de les rétrécir ou de les supprimer? Peuvent-ils les interdire à tous les autres habitans de la France? Peuvent-ils y établir des droits de passe, qui pèseraient exclusivement sur les personnes étrangères à la commune ou au département? On ne saurait soutenir un tel système, à moins de prétendre que chaque commune est souveraine chez elle.
Mais, si les habitans d'une commune ou d'un département n'ont, sur les chemins mis à leur charge, que les droits qui appartiennent à tout le monde, dans quel sens pourrait-il être vrai de dire qu'ils en sont propriétaires? Quand l'usage de certaines choses appartient indistinctement à tous les membres d'une nation, et que nul ne peut y exercer un droit qui n'appartienne à tous, n'est-il pas clair que ces choses sont communes? La charge de les entretenir, imposée à ceux qui en font le plus fréquent usage, et qui sont les plus intéressés à les tenir en bon état, ne prouve donc absolument rien relativement à la propriété.
Il y avait diverses manières de pourvoir aux dépenses qu'exigent les chemins publics on pouvait [I-391] soumettre à la corvée les habitans des paroisses ou des communes, ou contraindre chaque propriétaire riverain à tenir en bon état le chemin qui traverse ou borde sa propriété, ou établir des péages sur toutes les routes, et en employer le produit à les entretenir, ou pourvoir à leur entretien au moyen d'un impôt sur la masse entière de la population, ou bien les diviser en un certain nombre de classes, et adopter pour chacune un mode d'entretien particulier : quel que fût le mode adopté, il n'y avait que deux questions résolues: l'établissement et l'emploi d'un impôt.
Suivant les lois actuelles, chaque commune pourvoit seule à l'entretien de ses chemins vicinaux; chaque département pourvoit à l'entretien de ses routes; mais si les habitans d'une commune n'ont pas, sur les chemins dont ils font les frais, des droits plus étendus que ceux qui appartiennent à tous les autres citoyens, ils ont le droit de faire usage des chemins des autres communes et des autres départemens, quoiqu'ils ne contribuent en rien à les entretenir; il y a ici réciprocité de droits et d'obligations; et c'est cette réciprocité qui concourt à former l'unité de la nation et de son territoire.
Les chemins publics ont pour objet, ainsi qu'on l'a vu, de faciliter les communications entre les particuliers qui ont besoin les uns des autres, [I-392] entre les personnes et les choses propres à leur usage, entre les citoyens et les agens de l'autorité publique, et réciproquement; mais tout en rendant les services pour lesquels ils ont été faits, ils peuvent être utiles d'une autre manière : ils peuvent, par exemple, être bordés d'arbres fruitiers ou de haute futaie.
Ces avantages secondaires, indépendans de l'objet pour lequel ils sont formés, peuvent être attribués par les lois aux propriétaires riverains, aux communes ou à l'État, sans qu'on puisse tirer de cette attribution aucune conséquence relativement à la propriété des chemins. Une loi du 9 ventôse an XIII (28 février 1805), par exemple, obligeait les propriétaires riverains à planter des arbres sur le bord des grandes routes, ou en faisait planter à leurs frais, et leur en abandonnait ensuite la propriété, sous certaines conditions.Quoique ces plantations fussent faites sur un fonds public, et qu'elles fussent attribuées aux propriétaires riverains, elles n'avaient pas pour effet de leur conférer la propriété du sol sur lequel elles avaient lieu.
Dans le cas de la suppression d'un chemin vicinal ou d'une grande route, une loi pourrait attribuer la propriété du sol aux propriétaires riverains ou aux communes, sans qu'on pût en conclure qu'avant la suppression, le sol sur lequel le [I-393] chemin était placé, n'appartenait pas à l'État. C'est ainsi que, quand un fleuve se retire d'une rive pour se porter vers l'autre, la partie abandonnée du lit est attribuée au propriétaire riverain, quoiqu'elle soit incontestablement la propriété de l'État, tant qu'elle n'est pas découverte par la retraite de l'eau. Les motifs qui ont fait adopter ce principe pour le lit abandonné des fleuves, peuvent le faire adopter, tontes les fois qu'il s'agit du terrain d'un chemin supprimé comme inutile.
Nous devons donc admettre aujourd'hui les principes que le jurisconsulte Loyseau professait au seizième siècle; nous devons reconnaître que, s'il est utile de diviser les chemins en diverses espèces, quand il s'agit d'en déterminer la largeur et d'en assurer l'entretien ou la bonne administration, on n'a pas à les diviser quand on expose à qui ils appartiennent et quelles sont les personnes qui peuvent en faire usage; il est évident qu'ils font partie du domaine public, et que la jouissance en est commune à toutes les personnes qui habitent le territoire.
Les chemins publics étant une partie du territoire national, consacrée spécialement aux communications entre les personnes, et au tranport de choses nécessaires à la satisfaction des besoins publics et privés, il s'ensuit que toute personne qui habite le territoire français a le droit de s'en servir, [I-394] soit pour voyager, soit pour envoyer ses marchandises ou ses denrées d'un lieu dans un autre [186].
Le droit que nous reconnaissons à tout particulier de faire usage des chemins publics, donne naissance à plusieurs questions: la première est de savoir si toute personne a une action contre ceux qui sont obligés de les entretenir, pour les contraindre à remplir cette obligation; la seconde, si le droit de poursuivre en justice les individus qui dégradent un chemin public, ou qui y commettent des usurpations, appartient à toute personne lésée; la troisième, si, lorsqu'un chemin public devient impraticable sur quelques points, les particuliers ont le droit de passer sur les propriétés qui les bordent.
Quoique les chemins publics soient entretenus par les communes, par les départemens ou par l'État, ils ne sont pas établis pour satisfaire uniquement les besoins généraux de l'État, des départemens ou des communes; ils ne sont pas. moins nécessaires à la satisfaction des besoins privés qu'à la satisfaction des besoins publics auxquels les corps constitués sont chargés de pourvoir. Le droit qu'a un agriculteur de faire usage [I-395] d'un chemin vicinal pour transporter ses denrées dans la ville voisine, est, en effet, aussi évident que le droit qui appartient au maire de s'en servir pour envoyer ses dépêches à son supérieur dans la hiérarchie administrative : les échanges, sans lesquels une société civilisée ne saurait subsister, ne peuvent pas plus être suspendus qu'une correspondance administrative.
Mais si, d'un côté, l'on admet que ce corps collectif, auquel on donne le nom de commune, et qui est représenté par un ou plusieurs agens, est tenu d'entretenir les chemins qui traversent son territoire, et qui vont ordinairement aboutir à une grande route; et si, d'un autre côté, l'on reconnaît que toute personne a le droit d'en faire usage, soit pour ses communications personnelles, soit pour la culture de ses propriétés, soit pour le transport de ses denrées ou de ses marchandises, ne s'ensuit-il pas nécessairement que chacun a le droit d'agir contre une commune pour l'obliger à remplir les obligations qui lui sont imposées? Si une commune a une action contre les particuliers pour les contraindre à payer les impôts destinés à l'entretien de ses chemins, les particuliers, de leur côté, ne doivent-ils pas en avoir une pour obliger la commune à remplir les engagemens qui lui sont imposés en leur faveur?
C'est, en effet, ce qui se pratique en Angleterre [I-396] et dans tous les pays où les hommes qui font des lois, se piquent d'un peu de logique; mais il n'en est pas de même parmi nous. Ici, rien n'est plus commun que de voir la législature tantôt imposer des obligations à l'administration ou à ses agens, et ne donner à personne le droit d'en exiger l'accomplissement; tantôt reconnaître des droits aux citoyens, et leur refuser, en même temps, toute action pour les exercer. Le pouvoir absolu, đétruit comme théorie, est religieusement conservé dans la pratique; car ce pouvoir existe de fait, partout où les citoyens ne peuvent pas exiger des fonctionnaires publics, qu'ils remplissent leurs obligations. Les révolutions qui font passer ce pouvoir d'une main dans une autre, n'en changent pas la nature.
Les observations que je viens de faire sur les obligations imposées aux communes, relativement aux chemins vicinaux, et sur les droits qu'ont les particuliers, d'exiger que ces obligations soient remplies, peuvent être appliquées aux obligations imposées aux départemens et à l'État, relativement aux routes qui sont à leur charge: si les unes ont plus d'importance que les autres, il n'y a aucune différence dans leur nature.
Celui qui dégrade ou qui usurpe un chemin public, porte atteinte à divers genres d'intérêts : il blesse d'abord les intérêts généraux de la commune, du département ou de l'État, dont la [I-397] conservation est confiée à certains fonctionnaires publics; il blesse, en second lieu, les intérêts individuels, que chacun s'est réservé le droit de défendre. Le fonctionnaire, qui représente la commune, le département ou l'État, a seule qualité pour agir au nom du corps dont il est le représentant et pour demander la réparation des dommages qui lui sont causés. Mais si la dégradation ou l'usurpation d'un chemin public cause un dommage spécial à des particuliers, ils sont certainement fondés à en traduire les auteurs en justice. Les citoyens ne se sont pas dépouillés, au profit des agens de l'autorité publique, du droit de défendre leurs intérêts particuliers. On ne pourrait donc pas les priver de toute action, à moins de prétendre ou qu'ils n'ont pas le droit de faire usage des chemins publics, ou qu'ils peuvent être privés de l'exercice de ce droit, sans qu'il en résulte pour eux aucun dommage.
La question de savoir si, lorsqu'un chemin public est impraticable sur quelques points, les particuliers peuvent passer sur les propriétés qui la bordent, semble présenter d'abord plus de difficulté. Il s'agit, en effet, ici d'envahir des propriétés privées, avant qu'il y ait eu ni indemnité, ni expropriation, et même avant que la nécessité en ait été légalement constatée. Cependant, tels sont le besoin et l'urgence des communications, [I-398] que les lois autorisent à passer sur les propriétés particulières toutes les fois que les chemins cessent d'être praticables, même quand il faut, pour user de cette faculté, enlever ou briser des clôtures [187]. La conservation de propriétés plus ou moins considérables, l'existence d'une ou de plusieurs personnes, et même l'approvisionnement d'une ville, dépendent quelquefois de la promptitude des communications. La défense de passer sur une propriété privée, avant d'avoir fait constater que le chemin public est impraticable, ne serait donc pas observée; car la première de toutes les lois est celle qui commande aux hommes de veiller à leur conservation. Il ne serait même pas bon qu'elle le fût, parce que le mal qui peut résulter, en pareilles circonstances, de la violation de la propriété par l'ouverture d'un passage, est moins grave que celui qui serait la suite d'une interruption de communications.
Mais si chacun doit avoir la faculté de passer sur une propriété privée, quand le chemin public qui la borde est impraticable, le propriétaire dont l'héritage est ainsi envahi, doit être indemnisé du dommage qui lui est causé. Ce n'est [I-399] pas aux hommes à qui le passage est dû, que l'indemnité peut être justement demandée; c'est à ceux qui sont chargés de tenir le chemin en bon état, ou de le rétablir, s'il est détruit par quelque accident. Le propriétaire sur l'héritage duquel un passage a été ouvert, doit donc diriger son action contre la commune, le département ou l'État, selon que le chemin devenu impraticable était à la charge de l'État, du département ou de la commune. Il pourrait aussi la diriger contre celui qui aurait causé le dommage, en rendant le chemin public impraticable.
Les chemins publics n'ont pas la même largeur dans tous les pays; cependant, comme ils ont partout le même objet, et comme les lois de la pesanteur et du mouvement sont les mêmes chez toutes les nations, il ne devrait pas exister entre eux d'autres différences que celles qui sont commandées par la nature du terrain, et des moyens de transport qu'on est obligé d'employer. Quand on donne à un chemin plus de largeur que n'en demandent la facilité et la sûreté des communications et des transports, on fait une double perte. On enlève d'abord à l'agriculture des terrains précieux ; car les routes passent nécessairement sur les terres les plus fertiles, les mieux cultivées, les plus populeuses. On s'engage, en second lieu, à des dépenses d'entretien tellement considérables, qu'il [I-400] est rare qu'on ait toujours le moyen d'y pourvoir. Depuis long-temps, les voyageurs ont fait l'observation que les nations qui ne donnent à leurs chemins que la largeur commandée par les besoins publics, sont celles qui les entretiennent le mieux, et qui, pour cet objet, font le moins de dépenses. Quelle que soit, au reste, la largeur qu'on leur donne, il importe à tous les propriétaires dont ils bordent les héritages, qu'elle soit bien déterminée.
En France, aucune loi rendue depuis la révolution, n'a fixé la largeur des grandes routes ou des chemins vicinaux; mais des édits rendus dans les deux derniers siècles y avaient pourvu. L'ordonnance de 1669 donnait soixante-douze pieds de largeur aux grandes routes qui passaient à travers les forêts; mais cette disposition ne fut jamais bien exécutée. Une ordonnance du bureau de finances de la généralité de Paris, du 29 mars 1754, fixa la largeur des grandes routes de province à province, à soixante pieds de largeur. Les routes de ville à ville devaient avoir au moins quarante-huit pieds, et les chemins de traverse de village à village, trente pieds au moins. En 1776, un arrêt du conseil du 6 février, a fixé la largeur des routes de première classe à quarante-deux pieds, et à trente-six pieds celle des routes de seconde classe, entre les fossés et les empatemens des talus ou glacis. La largeur peut cependant être moins [I-401] considérable, quand la nature des lieux l'exige, comme cela arrive quelquefois dans les montagnes.
On a cru que ce n'était pas assez d'avoir déterminé la largeur des chemins publics, et d'avoir prescrit la répression des dégradations et des usurpations dont ils pourraient être l'objet. On a interdit aux propriétaires de faire sur les bords aucune construction, avant que d'avoir obtenu l'allignement, sous peine d'amende et de démolition des ouvrages entrepris [188]. Il leur est également défendu d'y faire des plantations, avant que l'allignement leur ait été donné par le préfet [189].
Le Code civil ne permet de planter des arbres de haute tige près de la limite qui sépare deux héritages, qu'à la distance prescrite, soit par les règlemens particuliers qui existaient au moment de sa promulgation, soit par les usages constans et reconnus; [I-402] et à défaut de règlemens et d'usages, qu'à la distance de deux mètres de la ligne séparative des deux propriétés, pour les arbres de haute tige, et qu'à la distance d'un demi-mètre pour les arbres et haies vives.
On n'a pas suivi cette règle, à l'égard des propriétés qui bordent les chemins publics. La loi du 9 ventôse an XIII (28 février 1805), relative aux plantations des grandes routes et des chemins vicinaux, après avoir établi que les grandes routes non plantées et susceptibles de l'être, le seront en arbres forestiers ou fruitiers, suivant les localités, par les propriétaires riverains, ordonne que les plantations seront faites dans l'intérieur de la route, et sur le terrain appartenant à l'État, avec un contre-fossé qui sera fait et entretenu par l'administration [190],
Quant aux chemins vicinaux, la même loi dispose (article 6) que l'administration en fera rechercher et reconnaître les anciennes limites, et en fixera, d'après cette reconnaissance, la largeur, suivant les localités, sans pouvoir cependant, lorsqu'il sera nécessaire de l'augmenter, la porter au-delà de six mètres, ni faire aucun changement aux chemins vicinaux qui excèdent actuellement [I-403] cette dimension. A l'avenir', ajoute l'article 7, nul ne pourra planter sur le bord des chemins vicinaux, même dans ses propriétés, sans leur conserver la largeur qui leur aura été fixée en exécution de l'article précédent.
Le premier de ces deux articles est fort obscur; il paraît n'avoir pas d'autre objet que de faire cesser les usurpations commises sur les chemins vicinaux, et de leur conserver la largeur qu'ils ont eue primitivement. Il veut, en effet, que l'administration en fasse rechercher et reconnaître les limites, et qu'elle en fixe la largeur, d'après cette reconnaissance et suivant les localités. Cependant, s'il résultait des recherches qu'il prescrit, qu'un chemin vicinal a été rétréci par des usurpations, on ne devrait prendre sur le terrain usurpé, que ce qui serait nécessaire aux besoins publics, suivant les localités, sans pouvoir lui donner plus de six mètres de largeur. Dans le cas où un chemin vicinal aurait actuellement plus de six mètres, l'administration ne pourrait pas le réduire à une moindre dimension; elle devrait se borner à en reconnaître et à en fixer les limites.
Lorsque les limites d'un chemin ont été régulièrement déterminées, les propriétaires riverains ne sont pas tenus d'observer, pour leurs plantations, la distance qui leur est prescrite dans l'intérêt des propriétés privées qui les avoisinent. Ils [I-404] peuvent planter des arbres de haute tige, sans les placer à deux mètres du chemin, et d'autres arbres ou des haies vives, sans observer la distance d'un demi-mètre. Il suffit, pour les uns comme pour les autres, qu'ils se trouvent en entier sur leurs héritages.
Quand les limites d'un chemin n'ont pas été légalement fixées par l'administration, il peut être sage de faire les plantations de manière qu'on puisse, sans les détruire, donner au chemin six mètres de largeur; cependant, s'il était constant qu'il n'y a jamais eu d'usurpation commise, le propriétaire riverain ne serait pas tenu de laisser six mètres de largeur pour le chemin.
La loi qui permet à l'administration de donner six mètres de largeur à un chemin vicinal, ne l'y autorise que lorsque cela se peut sans excéder les anciennes limites. Elle veut, en effet, que cette largeur soit fixée après que ces limites ont été reconnues, et qu'elle le soit d'après cette reconnaissance. La fixation de six mètres est un maximum qu'il n'est pas permis de dépasser, et n'a lieu que dans l'intérêt des propriétaires riverains. S'ils ont jadis usurpé sur le chemin, ils ne peuvent être tenus de restituer que l'étendue nécessaire pour lui donner la largeur prescrite.
Il ne faut pas conclure de là que, lorsqu'il est nécessaire d'élargir un chemin, on ne peut pas [I-405] prendre sur les propriétés privées; c'est une faculté que le public a toujours, mais qu'il ne peut exercer que moyennant une juste et préalable indemnité, c'est-à-dire en payant toutes les valeurs dont il s'empare.
Le seul cas où il n'y a pas lieu à indemnité est celui où, pour donner à un chemin public la largeur prescrite par la loi, il suffit de reprendre des terrains qui en ont fait jadis partie, et qui ont été usurpés par les propriétaires riverains.
Il ne serait pas possible de pourvoir à l'entretien des chemins publics, si l'on ne tirait pas des propriétés qui les bordent, les matériaux dont on a besoin; mais la valeur de ces matériaux doit être payée par le public qui en profite.
Aussi, la loi du 28 septembre 1791 déclare-t-elle que les agens de l'administration ne pourront fouiller dans un champ, pour y chercher des pierres, de la terre ou du sable, nécessaires à l'entretien des grandes routes ou autres ouvrages publics, qu'au préalable ils n'aient averti le propriétaire, et qu'il ne soit justement et préalablement indemnisé à l'amiable ou à dire d'experts [191].
La loi du 16 septembre 1807 ajoute que les terrains occupés pour prendre les matériaux nécessaires aux routes ou aux constructions publiques, [I-406] pourront être payés aux propriétaires comme s'ils eussent été pris pour la route même; qu'il n'y aura lieu de faire entrer, dans l'estimation, la valeur des matériaux à extraire, que dans les cas où l'on s'emparerait d'une carrière déjà en exploitation, et qu'alors ces matériaux seront évalués d'après leur prix courant, abstraction faite de l'existence et des besoins de la route pour laquelle ils seraient pris, ou des constructions auxquelles on les destine.
Lorsqu'il s'agit de prendre sur des propriétés privées, des matériaux nécessaires à l'entretien de chemins publics, on ne suit pas les formes prescrites pour les cas où il y a lieu à expropriation pour cause d'utilité publique; la nécessité d'observer ces formalités rendrait souvent l'entretien des chemins impossible [192].
De nombreuses contestations peuvent s'élever entre les propriétaires dont les héritages sont bordés par des chemins publics, et les personnes auxquelles l'entretien et la garde de ces chemins sont confiés. Quelles que soient les difficultés qui s'élèvent, il est une vérité qu'il ne faut jamais perdre de vue, c'est qu'un peuple n'existe, et que que les propriétés privées n'ont de valeur que par les communications. Le public doit, sans doute, faire les [I-407] sacrifices qu'exigent la formation et l'entretien des routes; mais quand il fait ces sacrifices, il n'est point d'intérêts qui soient supérieurs aux siens.
[I-408]
TANT qu'une peuplade laisse inculte le territoire qu'elle occupe, et qu'elle continue de se nourrir ou de gibier ou de poisson, la terre sur laquelle elle trouve sa subsistance, demeure tout entière une propriété nationale. Le sol ne se convertit en propriétés privées que quand des individus ou des familles, renonçant à la vie vagabonde, s'en approprient certaines parties au moyen de la culture. Cette appropriation d'une partie du sol ne fait rien perdre à personne, puisque celui qui devient propriétaire, loin d'empiéter sur la part des autres, renonce, au contraire, ainsi qu'on l'a vu précédemment, à la plus grande partie de ce qui lui était auparavant nécessaire pour sa subsistance.
Si l'appropriation de l'espace de terre qu'un homme met en culture, n'est pas une usurpation, la valeur qu'il donne au terrain qu'il s'est approprié par le travail, est bien moins encore une [I-409] propriété usurpée : c'est une richesse qui n'appartient qu'à lui, parce que ce n'est que par lui qu'elle a été formée. Mais les travaux qui convertissent en propriété privée un terrain qui était commun quand il était inculte, n'ajoutent aucune valeur aux minéraux que la terre renferme dans son sein. Une mine située sous des campagnes florissantes, n'est pas plus facile à exploiter que celle qui se trouve placée sous le sol le plus inculte ou le plus ingrat. L'or qu'on retire des flancs de la montagne la plus stérile, n'a pas moins de valeur que celui qu'on va chercher dans les profondeurs de la terre la mieux cultivée.
L'homme qui s'approprie, par le travail, une certaine étendue du sol, ne fait donc absolument rien pour acquérir la propriété des richesses qui sont ensevelies dans les entrailles de la terre. Entre elles et lui, il n'existe aucun rapport de création ; ce n'est point par elles qu'il a vécu, et que ses habitudes se sont formées; ce n'est pas non plus par son travail ou par ses capitaux, qu'elles ont acquis de la valeur. Il n'a rien reçu d'elles, il n'y a rien mis du sien: la nature a tout fait, sans qu'il se soit mêlé de rien.
Aussi, les publicistes, comme les jurisconsultes, se sont-ils généralement accordés à reconnaître que, pour acquérir la propriété d'une mine, il ne suffit pas de devenir propriétaire du sol sous [I-410] lequel elle est située. Un des plus sages philosophes du dernier siècle, qui était en même temps un administrateur très-éclairé, Turgot, n'hésitait pas à proclamer le principe admis par le plus grand nombre des jurisconsultes, que les richesses souterraines n'appartiennent pas de plein droit aux propriétaires de la surface. Il démontrait qu'ils n'en avaient la propriété, ni par la nature des choses, c'est-à-dire par l'occupation et le travail; ni, chez la plupart des nations, par les dispositions des lois.
Il pensait que la garantie légale, donnée, en général, à toutes les propriétés territoriales, ne s'étendait pas sur les matières souterraines; parce que l'occupation elle-même ne s'y était pas étendue; parce que la raison d'équité et d'intérêt commun, qui a fait garantir aux premiers cultivateurs le fruit de leurs travaux, n'avait aucune application aux matières souterraines, qui ne sont ni l'objet de la culture, ni le produit du travail; parce que le propriétaire ne reçoit ni dommage ni trouble de la recherche de ces matières, lorsque les ouvertures ne sont pas dans son héritage; enfin, parce que, dans les temps voisins de l'origine des propriétés foncières, la société manquait elle-même de moyens pour donner cette garantie légale de la possession des matières souterraines [193].
[I-411]
Mais si une mine n'appartient pas, comme un produit du travail, au propriétaire de la surface, de qui sera-t-elle la propriété? Faudra-t-il admettre qu'elle appartient au premier occupant, ou qu'elle fait partie du domaine public? Les jurisconsultes romains et la plupart des jurisconsultes modernes ont admis, en principe, que les mines sont la propriété de l'État dans lequel elles sont situées. Chez toutes les nations du continent européen, ce principe est consacré par la pratique: ce n'est pas au profit de l'État, il est vrai, que les mines sont partout exploitées; mais partout on reconnaît que l'exploitation ne peut avoir lieu qu'en vertu d'une concession faite par l'autorité publique.
L'abus que plusieurs gouvernemens avaient fait de la faculté de concéder les mines ou de les faire exploiter dans un intérêt qui n'était pas celui du [I-412] public, a fait mettre en doute si les richesses souterraines appartenaient réellement au domaine de l'État. Quelques écrivains ont pensé qu'il fallait les classer au rang des choses qui n'appartiennent à personne, res nullius, et qui deviennent la propriété du premier occupant. Le sage Turgot lui-même avait adopté cette opinion.
Le principe de l'occupation, qui joue un si grand rôle dans l'origine des sociétés et dans les pays où les intérêts de la population ne sont pas protégés par un gouvernement régulier, ne pourrait guère s'appliquer sans danger à une grande masse de richesses, qui ne peuvent être mises en circulation qu'à l'aide de connaissances étendues, de travaux soutenus et de capitaux considérables; si les mines étaient livrées aux premiers occupans, les matières les plus précieuses qu'elles renferment, seraient bientôt perdues par le gaspillage; aussi, dans aucune société passablement organisée, le principe de l'occupation n'a-t-il été appliqué à ce genre de biens.
S'il est vrai que le territoire sur lequel une nation s'est développée et a toujours vécu, forme sa propriété nationale; si tout ce qui ne passe pas, au moyen du travail, dans le domaine des particuliers, reste dans le domaine public, il est évident que les matières souterraines continuent de faire partie du domaine de l'État, et que la nation peut [I-413] les faire exploiter dans son intérêt, sans qu'aucun de ses membres puisse se plaindre qu'elle porte atteinte à sa propriété, si, en effet, l'exploitation n'est une cause de dommage pour aucune propriété privée.
Il existe, chez toutes les nations, des parties plus ou moins considérables du territoire, qui ne sont jamais tombées dans le domaine des particuliers et qui font partie du domaine de l'État. De ce nombre sont, non-seulement les rivages de la mer, les ports, les fleuves, mais encore des pâturages, des forêts, ou même des terres cultivées. Mais, si une forêt, par exemple, peut faire partie du domaine public, pourquoi des dépôts souterrains de charbon de terre ou de pierre, n'en feraient-ils pas aussi partie, quand personne ne se les est encore appropriés? L'adoption d'un principe ou d'une mesure qui livrerait au premier occupant les arbres dont se compose une forêt nationale, serait un acte dépourvu de raison et de justice. Pourquoi serait-il plus raisonnable ou plus juste de livrer au premier occupant les matières combustibles déposées dans l'intérieur de la terre? Pourquoi les richesses qui sont au-dessous du sol, seraient-elles moins protégées que celles qui sont au-dessus?
Une nation peut, sans doute, attribuer aux propriétaires de la superficie toutes les richesses que le sol recèle dans sa plus grande profondeur; mais [I-414] cette mesure, qui serait pour les propriétaires un don purement gratuit, serait, en général, peu profitable pour ceux qui en seraient l'objet, surtout dans les pays où les propriétés sont très-divisées, comme en France; et elle pourrait causer un grand dommage à la masse de la population. Elle serait improfitable, non-seulement à tous ceux qui ne possèdent aucune propriété foncière, mais à tous ceux dont les propriétés n'ont pas une très-grande étendue. Il n'est personne, en effet, qui voulût tenter d'exploiter une mine, uniquement pour fouiller le dessous d'une vigne ou d'un champ; on ne se hasarde, dans de pareilles entreprises, que quand on peut pousser loin ses recherches, et qu'on n'a pas à craindre d'être arrêté au moment où l'on sera sur le point de recueillir le fruit de ses travaux.
Une nation pourrait aussi garantir aux propriétaires du sol, soit une part proportionnelle des produits qui seraient extraits du sein de la terre, soit une redevance fixe, qui durerait autant que l'exploitation opérée au-dessous de leurs propriétés; mais, si cette part ou cette redevance n'avait pas uniquement pour objet de réparer les pertes qui leur seraient causées, on ne pourrait la considérer encore que comme un don gratuit; ce serait une véritable faveur.
Les mines étant considérées, dans les États du [I-415] continent européen, comme une partie du domaine public, ne peuvent être exploitées par des particuliers ou par des compagnies, qu'en vertu des concessions qui leur sont faites par les gouvernemens. L'autorité publique, quand elle fait une concession, détermine ordinairement l'étendue dans laquelle les concessionnaires seront tenus de se renfermer, et quelquefois aussi le temps que devra durer l'exploitation. Elle se réserve souvent aussi la surveillance, et en quelque sorte la direction des travaux, et une part dans les bénéfices.
Il n'est pas possible de se livrer à l'exploitation d'une mine, sans exécuter de grands travaux, et sans faire des dépenses considérables. Il n'est pas même très-rare de voir des entrepreneurs se ruiner, avant que d'être parvenus aux gîtes de minerais qui pourraient les dédommager de leurs dépenses. Les mines ne pouvant être connues que par l'exploitation, ont les inconvéniens et les avantages des jeux de hasard; elles ruinent un grand nombre de ceux qui en tentent l'exploitation, et assurent à quelques-uns des bénéfices fort grands, comparativement à leur mise. On ne serait donc pas fondé à considérer comme un don de la part de l'État, les richesses que des concessionnaires retirent du sein de la terre; la plus grande partie de la valeur qu'elles ont, après l'extraction, est presque [I-415] toujours le résultat des travaux et des capitaux des entrepreneurs.
C'est une question très-difficile à résoudre que celle de savoir quel est, pour un peuple, le meilleur moyen de tirer parti des richesses minérales que son territoire renferme. Les entreprises industrielles que fait un gouvernement, tournent rarement au profit de la nation qui en paie les frais. Les agens de l'exploitation ne portent ni assez d'économie dans les dépenses, ni assez d'activité dans les travaux, ni assez de soins dans la vente des produits, pour les rendre lucratives, à moins que ce ne soit pour eux. S'ils accordent des faveurs, c'est le trésor public qui en fait les frais; mais c'est à eux que profite la reconnaissance. Ils se persuadent volontiers que personne ne souffre d'un dommage qui tombe sur tout le monde, et dont aucun individu ne se sent particulièrement blessé. Ils sont donc portés, par une tendance naturelle, à faire tourner à leur avantage particulier les bénéfices de l'entreprise, et à rendre plus lourdes les charges qui doivent tomber sur le public [194].
D'un autre côté, les risques qui sont inséparables [I-417] de la recherche et de l'exploitation des mines, et les dépenses auxquelles les concessionnaires doivent se livrer, sans avoir la certitude d'en être remboursés par les produits de l'entreprise, permettent difficilement à un gouvernement d'imposer des conditions rigoureuses aux personnes auxquelles il fait des concessions; il n'y a que les hommes qui s'imaginent avoir la chance de faire de grands bénéfices, qui consentent à s'exposer à de grandes pertes.
Un gouvernement se trouve donc, relativement à l'exploitation des mines, dans l'alternative ou de se jeter dans des entreprises périlleuses qui ne seront lucratives que pour ses agens, ou de concéder, pour un mince profit, des biens d'une grande valeur; il faut qu'il se place entre l'accusation d'employer les ressources des contribuables à exécuter de stériles projets, et l'accusation de livrer gratuitement à des spéculateurs, ou même à des favoris, une partie considérable du domaine public: il ne saurait sortir de là, à moins de trouver le moyen de concilier les intérêts de l'Etat avec ceux des concessionnaires, c'est-à-dire qu'il faudrait faire disparaître de la recherche et de l'exploitation des mines tout ce qu'il y a de hasardeux.
Les lois qu'on a faites sur ce sujet en divers pays, et particulièrement en Allemagne, sont [I-418] très-étendues et très-compliquées : celles de la Prusse, par exemple, forment un code tout entier. Il ne serait donc pas possible d'en exposer ici le contenu, et surtout de montrer ce qu'il y a de bon où de vicieux; mais il ne sera pas inutile de faire quelques observations sur celles qui ont été rendues en France, depuis le commencement de la révolution. Ce sera le meilleur moyen de faire voir dans quelles difficultés on se jette toutes les fois qu'on cesse de prendre pour guide les lois qui résultent de la nature des choses. Il ne faut pas, au reste, oublier que, dans ce chapitre, il s'agit de déterminer si le propriétaire de la surface est, de plein droit, propriétaire des richesses placées au-dessous dans la plus grande profondeur, et non de rechercher quelles sont les règles suivant lesquelles les mines doivent être exploitées pour en tirer le meilleur parti.
Avant la révolution de 1789, les richesses souterraines étaient généralement considérées comme faisant partie du domaine de l'Etat; mais, le gouvernement ayant abusé du pouvoir d'en concéder l'exploitation, on se méfiait d'un principe qui semblait avoir engendré de fâcheuses conséquences. L'assemblée constituante prit donc un terme moyen, entre l'opinion de ceux qui voulaient que les mines fussent considérées comme partie du domaine public, l'opinion de ceux qui les mettaient [I-419] au rang des choses n'appartenant à personne, et l'opinion de ceux qui les considéraient comme appartenant aux propriétaires de la surface.
Elle déclara, par la loi du 12 juillet 1791, que les mines et minières étaient à la disposition de la nation, en ce sens seulement qu'elles ne pourraient être extraites que de son consentement, et à la charge d'indemniser les propriétaires de la surface. L'indemnité devait se borner à la réparation des dommages qui résulteraient de l'exploitation; elle consistait à payer le double de la valeur intrinsèque de la surface du sol qui aurait été l'objet de dégâts et non-jouissances.
Le gouvernement, qui s'attribuait le droit de concéder l'exploitation des mines, ne réservait donc à la nation aucune part dans les bénéfices; il n'en attribuait aucune aux propriétaires de la surface; sous ce rapport, on peut dire qu'il ne considérait les richesses souterraines ni comme faisant partie du domaine public, ni comme appartenant aux propriétaires de la surface.
Les droits de ces derniers sur les mines situées au-dessous de leurs propriétés, n'étaient pas cependant complétement nuls; car si un propriétaire voulait exploiter une mine placée au-dessous de sa propriété, la concession ne pouvait lui en être refusée, à moins que sa terre n'eût pas assez d'étendue pour former une exploitation.
[I-420]
Une loi du 21 avril 1810 a adopté des principes différens de ceux de l'assemblée constituante; elle a classé les masses de substances minérales ou fossiles, renfermées dans le sein de la terre, ou existant à la surface, relativement à l'exploitation de chacune d'elles, sous les trois qualifications de mines, minières et carrières [195].
Les mines ne peuvent être exploitées qu'en vertu d'un acte de concession délibéré en Conseil-d'État. Cet acte règle les droits des propriétaires de la [I-421] surface sur le produit des mines. Outre les droits dus aux propriétaires de la surface, les concessionnaires des mines sont tenus de payer à l'État une redevance fixe, et une redevance proportionnée au produit de l'extraction. La redevance fixe est annuelle: elle est de dix francs par kilomètre carré. La redevance proportionnelle est une contribution annuelle, à laquelle les mines sont assujéties sur leurs produits. Si elle n'est pas fixée par abonnement, elle est déterminée chaque année par le budget de l'État, sans pouvoir néanmoins s'élever au-dessus de cinq pour cent du produit net. Le gouvernement peut en faire la remise pour un temps déterminé, s'il juge que cela soit nécessaire à cause de la difficulté des travaux [196].
La redevance due au propriétaire de la surface est indépendante des indemnités auxquelles il peut avoir droit, si l'exploitation de la mine lui cause des dommages.
Le gouvernement n'est pas tenu, suivant cette loi, quand il s'agit de faire la concession d'une mine, de donner la préférence aux propriétaires de la surface. Tout homme, qu'il soit Français ou étranger, peut obtenir une concession, s'il remplit les conditions prescrites par la loi. Ces conditions [I-422] sont de justifier, soit des facultés nécessaires pour entreprendre et conduire les travaux, soit des moyens de satisfaire aux redevances et indemnités imposées par l'acte de concession. S'il y avait des travaux à faire sous des maisons ou lieux d'habitation, sous d'autres exploitations, ou dans leur voisinage immédiat, le concessionnaire devrait, en outre, donner caution de payer toute indemnité, en cas d'accident. Ces conditions remplies, le gouvernement est juge des motifs ou considérations d'après lesquels la préférence doit être accordée aux divers demandeurs en concession, qu'ils soient propriétaires de la surface, inventeurs ou autres.
Il résulte clairement de ces dispositions que les mines, tant qu'elles n'ont pas été concédées, sont considérées comme appartenant par indivis au domaine de l'État, et aux particuliers sous les propriétés desquels elles sont situées. La redevance payée aux propriétaires du fonds, est la représentation de la part que la loi leur reconnaît dans la propriété. Les redevances qui sont payées à l'État représentent la part qui lui appartient suivant la loi. Quant aux produits qu'en retirent les concessionnaires, ils ne devraient être qu'en raison des capitaux qu'ils y engagent, des travaux qu'ils y consacrent, et des risques auxquels ils s'exposent. Tout ce qu'ils reçoivent au-delà n'est qu'un don gratuit qui leur est fait aux dépens du public.
[I-423]
Tant qu'une mine n'a pas été concédée, elle fait donc partie du domaine de l'Etat, et personne ne peut en rien retirer, pas même les propriétaires de la surface. Aussitôt qu'elle a été régulièrement concédée, elle est, suivant la loi du 21 avril 1810, la propriété des concessionnaires, et se trouve soumise aux mêmes règles que toutes les autres propriétés immobilières. Elle en diffère cependant en ce qu'elle ne peut pas être vendue par lots, ou partagée, sans une autorisation préalable du gouvernement, donnée dans les mêmes formes que la concession, et en ce qu'elle ne peut être exploitée que sous la surveillance des agens de l'autorité publique, spécialement préposés à cet effet. Cette propriété est distincte de celle de la surface, même quand toutes les deux se trouvent dans la même main. La redevance à laquelle le concessionnaire est assujéti en faveur du propriétaire de la surface, est considérée comme faisant partie de cette dernière propriété.
Les minières, les terres pyriteuses et calamineuses, sont considérées par la loi comme appartenant aux propriétaires du fonds dans lequel elles sont situées; néanmoins elles ne peuvent pas être exploitées sans permission. Le gouvernement, en permettant de les exploiter, détermine les limites de l'exploitation, et les règles qui seront observées sous les rapports de sûreté et de salubrité publiques. [I-424] Le propriétaire qui a sur son fonds du minerais de fer d'alluvion ne peut pas ne pas l'exploiter, ou empêcher qu'il ne soit exploité par un maître de forge, si celui-ci en a besoin. S'il ne veut pas l'exploiter, un maître de forge peut le mettre lui-même en exploitation, après l'avoir prévenu un mois d'avance, et en avoir obtenu l'autorisation du préfet du département, sur l'avis de l'ingénieur des mines. Le prix du minerai est réglé de gré à gré, entre le proprietaire du fonds et le maître de forge, ou fixé par des experts choisis par les parties ou nommés d'office.
Les carrières appartiennent également aux propriétaires des fonds dans lesquels elles sont situées, et qui peuvent les exploiter sous la simple surveillance de la police, avec l'observation des lois ou réglemens généraux ou locaux. Si l'exploitation a lieu par galeries souterraines, elle est soumise à la même surveillance que celle des mines; mais elle n'a lieu qu'au profit du propriétaire de la surface, qui n'est soumis à aucune redevance.
Enfin, les tourbes appartiennent aussi au maître du sol, qui seul a le droit de les exploiter, ou de permettre que d'autres les exploitent; néanmoins elles ne peuvent être mises en exploitation qu'après que la déclaration en a été faite à la sous-préfecture de l'arrondissement, et que l'autorisation de les exploiter a été accordée.
[I-425]
Les auteurs de la loi du 21 avril 1840 ayant admis que les mines forment une partie du domaine public, ils auraient dû, pour être conséquens aux principes qu'ils avaient adoptés, reconnaître qu'elles ne pouvaient être concédées que dans les formes usitées pour la vente des biens de l'État. Il aurait donc fallu qu'après avoir déterminé les conditions auxquelles seraient assujétis les concessionnaires, les mines fussent adjugées à ceux qui offriraient de payer les redevances les plus élevées, ou qui consentiraient à donner à l'État la part la plus considérable dans les bénéfices. La faculté que le gouvernement s'est arrogée de choisir arbitrairement les concessionnaires, et de déterminer à sa volonté l'étendue des concessions, a été et peut être encore la source d'une multitude d'abus, et l'on peut dire même de dilapidations. C'est, en effet, dilapider la fortune publique, que de livrer les richesses de l'État à des hommes qui n'y ont pas d'autres titres que la faveur. Plusieurs fois on s'est vu dans la nécessité de révoquer des aliénations des biens de l'État faites sans une juste cause. Si on soumettait à une révision les concessions des mines, on en trouverait probablement plus d'une qu'il serait difficile de justifier [197].
[I-426]
Le gouvernement, qui peut concéder les mines . déjà découvertes, peut concéder aussi le droit d'en rechercher, même sur le fonds d'autrui; mais, suivant la loi du 21 avril, ce consentement ne peut être donné qu'après avoir consulté l'administration des mines, après avoir entendu le propriétaire, et à la charge d'une préalable indemnité. Les propriétaires de terres, ni les personnes auxquelles ils ont concédé leurs droits, n'ont aucun besoin d'autorisation pour faire des recherches sur leurs fonds; l'autorisation ne devient nécessaire pour eux, que quand il s'agit de se livrer à l'exploitation. Si l'auteur de la découverte n'obtient pas la concession, il est indemnisé par celui auquel elle est faite.
Nulle permission de recherches, ni concession de mines, ne peut, au reste, sans le consentement formel du propriétaire de la surface, donner droit de faire des sondes, et d'ouvrir des puits ou galeries, ni celui d'établir des machines ou magasins dans les enclos murés, cours ou jardins, ni dans les terrains attenant aux habitations ou clôtures murées, dans la distance de cent mètres de ces clôtures ou habitations.
[I-427]
De la distinction faite entre la propriété de la surface et la propriété des mines, il suit que la propriété d'un fonds de terre est souvent limitée, non-seulement par les propriétés qui l'environnent de tous côtés, mais aussi par la propriété qui est située au-dessous.
La limite qui sépare la propriété de la surface, de la propriété de la mine qui est au-dessous, n'est pas très-facile à déterminer. Jusqu'à quelle profondeur pourra descendre le propriétaire du sol, sans porter atteinte à la propriété de la mine, ou jusqu'à quelle hauteur pourra s'élever le propriétaire de la mine, sans que le propriétaire de la surface ait le droit de se plaindre?
La loi du 21 avril 1810 interdit aux concessionnaires de mines d'ouvrir des puits ou galeries, ou d'établir des machines dans les enclos murés, cours ou jardins, ou dans les terrains attenant aux habitations et clôtures, à une distance de cent mètres; elle pourvoit ainsi à la sûreté des personnes, en garantissant de toute atteinte les propriétés sur lesquelles elles font leur résidence habituelle.
La question des limites naturelles entre la propriété de la surface et la propriété du dessous, ne peut donc s'élever. que pour des terres sur lesquelles il ne se trouve ni habitations ni clôtures. En général, l'appropriation de la surface a précédé de beaucoup l'appropriation des mines. La terre a [I-428] fourni des moyens d'existence aux hommes, avant qu'on eût découvert qu'elle recélait des minéraux. Il est donc naturel de faire respecter les possessions les plus anciennes, et les propriétés qui ont été créées les premières. L'homme qui s'approprie, par le travail, un certain fonds de terre, s'approprie par cela même la matière qui le supporte, et qui est nécessaire à son existence.
Il suit de là que si, par leurs travaux, les concessionnaires d'une mine dégradent la surface du sol, ou en diminuent la valeur, ils doivent être tenus de réparer les dommages qu'ils causent; leurs droits s'étendent aussi loin qu'ils peuvent aller, sans nuire à la culture de la terre.
De son côté, le propriétaire de la surface peut faire, sur son terrain, tous les travaux qu'il juge convenables, pourvu que, par ses fouilles, il ne cause aucun dommage aux richesses minérales que le sol renferme, et surtout aux travaux des mineurs.
Dans les questions de ce genre, il faut, pour résoudre les difficultés qui se présentent, examiner quelles sont les propriétés qui ont été créées les premières. Si, avant l'exploitation d'une mine, le sol qui la couvre, a reçu, par la culture ou par les travaux qui y ont été exécutés, une certaine valeur, les familles auxquelles il appartient doivent être protégées dans leurs moyens d'existence. Si, au contraire, l'exploitation de la mine a précédé [I-429] la culture du sol, on doit protéger la propriété souterraine contre les entreprises qui pourrait être formées à la surface. Les maux qui résultent, pour les familles, de la suppression de leurs moyens d'existence, sont infiniment plus graves que les maux produits par une mesure qui ralentit l'accroissement de leurs richesses.
Il est vrai que les richesses enfouies dans les entrailles de la terre peuvent être infiniment plus précieuses que celles qui résultent de la culture du sol; mais quand des hommes, pour créer de grandes valeurs, sont obligés de détruire ou de dégrader certaines propriétés, ils doivent commencer par les acquérir de ceux à qui elle appartiennent.
Le gouvernement anglais, composé de grands propriétaires de terres, n'a pas admis en principe que les richesses minérales que renferme le territoire, appartiennent au corps entier de la nation; il les considère comme appartenant aux propriétaires de la surface.
Tout homme qui veut exploiter une mine, quelle qu'en soit la nature, doit donc commencer par en acquérir le droit de ceux auxquels appartient le sol sous lequel elle est située; mais aussi il n'a besoin d'aucune autre autorisation. Il n'est soumis, dans son exploitation, à aucune surveillance spéciale; l'industrie du mineur n'est pas moins libre que celle de l'agriculteur. Il ne paraît [I-430] pas, si l'on s'en rapporte au témoignage des ingénieurs les plus éclairés du pays, que cette liberté produise aucun inconvénient.
Au Mexique, au Pérou et dans la Nouvelle-Grenade, on n'a jamais séparé la propriété des mines de la propriété de la surface. Les propriétaires du sol qui les ont fait exploiter à leur profit, n'ont même pas permis au gouvernement de se mêler de l'exploitation. M. de Humboldt, par qui ce fait est attesté, ne remarque pas que cette liberté ait eu, en Amérique, des résultats plus fâcheux qu'en Angleterre [198]. Les immenses fortunes de quelques familles hispano-américaines ont été le produit de l'exploitation des mines. Suivant le témoignage du même écrivain, un seul filon a produit, pour une seule famille, dans l'espace de quelques mois, la somme énorme de vingt millions de francs [199].
[I-431]
DES faits exposés dans les chapitres précédens, il résulte deux vérités qui me semblent avoir tout le caractère de l'évidence: l'une, que toute valeur appartient à celui qui l'a formée, et qui ne s'en. est pas dépouillé; l'autre, qu'une propriété, quelle qu'en soit la nature, est estimée par la valeur qu'elle a, ou par les services qu'elle peut rendre, et non par le volume ou l'étendue de la matière dont elle est composée.
Si des propriétés particulières, si le territoire d'une commune ou d'un département reçoivent un accroissement de valeur immédiat et spécial, des travaux exécutés aux frais du public, tels que des routes, des ponts, des canaux, ne faudra-t-il pas tirer du premier de ces deux principes la conséquence que cet accroissement de valeur appartient à l'Etat? Les particuliers, les communes ou les départemens, dont les propriétés auront [I-432] augmenté de prix, ne seront-ils pas tenus, soit de lui payer une indemnité proportionnée à la plus-value, soit de lui rembourser une part proportionnelle des dépenses? Les personnes qui croiront devoir ne lui payer ni la plus-value, ni une part des dépenses, ne pourront-elles pas être obligées à lui céder leurs propriétés pour le prix qu'elles avaient avant l'exécution des travaux?
Ces questions ne pourraient pas s'élever dans un pays où le gouvernement laisserait aux particuliers, aux communes ou aux provinces, le soin d'entreprendre ou de faire exécuter les travaux à l'exécution desquels ils se croiraient intéressés; 'car, dans un tel pays, on conviendrait d'avance de la part pour laquelle chacun devrait y contribuer. Mais si les entreprises d'utilité publique étaient ainsi subordonnées au sentiment et aux calculs de l'intérêt privé, il est probable que des travaux utiles à la population entière seraient rarement entrepris, surtout dans les pays peu avancés dans la civilisation. Un peuple ne pourrait pas, sans compromettre ses intérêts de la manière la plus grave, renoncer à toute espèce d'entreprises d'utilité générale, jusqu'au moment où chacun des propriétaires auxquels elles pourraient profiter, serait assez éclairé pour bien apprécier ses intérêts, et pour avoir la volonté d'y participer.
On n'aurait pas non plus à examiner ces questions [I-433] chez un peuple qui ne formerait jamais que des entreprises dont les revenus doivent couvrir les dépenses; qui, par exemple, ne ferait percer une route ou construire un pont, qu'autant que les droits de péage pourraient l'indemniser de tous les sacrifices auxquels il se serait soumis; qui ne ferait exécuter un canal qu'autant que les droits établis sur la navigation seraient suffisans pour couvrir les frais de l'entreprise. En pareil cas, ce seraient ceux qui feraient usage de la route, du pont ou du canal, qui en supporteraient la dépense, et chacun paierait en raison de sa jouissance; il suffirait, dans un tel système, de concéder les travaux qu'on voudrait faire exécuter, à des compagnies qui en avanceraient les frais, et qui en percevraient les revenus.
Mais l'utilité de tous les travaux publics ne peut pas constamment se mesurer par les revenus qu'ils rapportent quand ils sont exécutés : une route, un pont, un canal, une rue, outre les services qu'ils rendent aux particuliers pour leurs communications, pour le transport de leurs marchandises ou de leurs denrées, pour l'exploitation de leurs propriétés, peuvent être très-utiles au public, par la facilité qu'ils donnent aux approvisionnemens, aux transports, aux communications dont le gouvernement ne saurait se passer, et qui souvent sont nécessaires, non-seulement à la [I-434] bonne administration de l'État, mais à sa défense et à sa sûreté. De tels travaux, d'ailleurs, quand ils sont bien entendus, et qu'ils sont exécutés avec économie, donnent toujours une impulsion plus ou moins forte à tous les genres de perfectionnement; car ce n'est souvent qu'en comparant leur situation à une situation supérieure, que les hommes font des progrès, et cette comparaison ne peut avoir lieu qu'autant que les communications sont faciles et fréquentes.
Enfin, il est des nations dont les mœurs admettent peu les entreprises faites par association, et chez lesquelles tous les grands travaux d'utilité publique sont exécutés sous les ordres et par les agens du gouvernement. Un tel état de choses est loin d'être bon; mais il faut bien l'accepter comme un fait tant qu'il existe, et jusqu'à ce que les mœurs ou les lois aient établi un ordre de choses différent. Or, c'est dans la supposition d'un tel état qu'ont été posées les questions qui se trouvent en tête de ce chapitre.
Il n'est presque pas de propriété foncière qui ne puisse recevoir un accroissement considérable de valeur, par suite de certains travaux publics; qu'un canal ou qu'un chemin de fer soit établi à travers une forêt qui n'avait que des communications difficiles et coûteuses, et que le bois puisse être, à peu de frais, transporté dans des lieux où il s'en fait [I-425] une grande consommation; aussitôt la valeur de la forêt sera considérablement augmentée. L'effet produit par la création d'un moyen de communication peu dispendieux, serait le même sur une terre qui renfermerait une mine de fer ou de charbon, des carrières de marbre, ou d'autres matières qui sont d'un grand poids ou d'un grand volume, comparativement à leur valeur. Il suffit, au reste, pour juger du prix que donne à une propriété foncière un moyen de communication peu coûteux, de comparer le prix des terres situées aux environs d'une grande ville, au prix des terres qui sont éloignées des lieux où se font les grandes consommations.
Une loi du 16 septembre 1807 a prévu les cas où, par l'effet de certains travaux publics, une partie du territoire national recevrait immédiatement une augmentation de valeur; et elle a déterminé la part de dépenses qui devrait être supportée par la population à laquelle l'ouvrage exécuté serait profitable.
Suivant cette loi, lorsque, par l'ouverture d'un canal de navigation, par le perfectionnement de la navigation d'une rivière, par l'ouverture d'une grande route, par la construction d'un pont, un ou plusieurs départemens, un ou plusieurs arrondissemens, sont jugés devoir recueillir une amélioration de leur territoire, ils sont tenus de contribuer [I-436] aux frais des travaux; leur charge ne peut néanmoins s'élever au-delà de la moitié de la dépense qu'exige l'entreprise [200].
S'il y a lieu à l'établissement ou au perfectionnement d'une petite navigation ou d'un canal de flottage, à l'ouverture ou à l'entretien de grandes routes d'intérêt local, à la construction ou à l'entretien de ponts sur ces mêmes routes ou sur des chemins vicinaux, les départemens contribuent dans une proportion, les arrondissemens les plus intéressés dans une autre, les communes les plus intéressées dans une autre, et chacun dans la proportion de l'utilité qu'il doit retirer des travaux à exécuter; dans ces cas, l'État ne fournit une partie des fonds que s'il le juge convenable.
Si, par suite des travaux précédemment énoncés, ou par l'ouverture de nouvelles rues, par la formation de places nouvelles, par la construction de quais, ou par tous autres travaux publics généraux, départementaux ou communaux, ordonnés ou approuvés par le Gouvernement, des propriétés privées ont acquis une notable augmentation de valeur, ces propriétés peuvent être chargées de payer une indemnité, qui peut s'élever jusqu'à la valeur de la moitié des avantages qu'elles ont acquis.
[I-437]
Les propriétaires dont les biens ont augmenté de valeur, ont la faculté de payer la plus-value en argent ou en rentes constituées à quatre pour cent net, ou par le délaissement d'une partie de la propriété, si elle est divisible; ils peuvent aussi délaisser en entier les fonds, terrains ou bâtimens dont la plus-value donne lieu à l'indemnité. S'ils optent pour le délaissement, il a lieu sur l'estimation réglée d'après la valeur qu'avait l'objet avant l'exécution des travaux qui ont produit la plus-value.
Les indemnités ne sont dues cependant par les propriétaires des fonds voisins des travaux effectués, que lorsqu'il a été décidé par un règlement d'administration publique, rendu sur le rapport du ministre de l'intérieur, et après avoir entendu les parties intéressées, qu'il y a lieu à l'application des dispositions précédentes.
Si, par suite de l'alignement d'une rue, un propriétaire acquérait la faculté de s'avancer sur la voie publique, il serait tenu de payer la valeur qui résulterait pour lui de l'exercice de cette faculté ; s'il refusait de payer la valeur du terrain qui lui serait abandonné, il pourrait être contraint de céder lui-même sa propriété à l'administration, au prix qu'elle avait avant l'entreprise des travaux d'alignement.
Si un propriétaire était obligé à céder une partie [I-438] de sa propriété pour l'exécution de travaux publics, et si, par suite de ces travaux, la partie qui lui reste acquérait une valeur immédiate et spéciale, cette augmentation pourrait être prise en considération dans l'évaluation de l'indemnité à laquelle il aurait droit. (Loi du 7 juillet 1833, art. 51.)
Toutes les fois qu'il s'agit de construire des digues à la mer, ou contre les fleuves ou rivières et torrens navigables, la nécessité en est constatée par le Gouvernement; mais la dépense en est supportée par les propriétés protégées, dans la proportion de leur intérêt aux travaux, à moins qu'il ne soit jugé utile et juste de leur accorder des secours sur les fonds publics.
Lorsqu'il y a lieu de pourvoir aux dépenses d'entretien ou de réparation des mêmes travaux, au curage des canaux qui sont en même temps de navigation et de desséchement, ou de pourvoir à des dépenses de levées, de barrages, de pertuis, d'écluses, auxquels des propriétaires de moulins ou d'usines sont intéressés, la part contributive de l'État et des propriétaires est fixée par des règlemens d'administration publique.
S'il y a lieu d'ouvrir ou de perfectionner une route ou des moyens de navigation, dont l'objet est d'exploiter avec économie des forêts ou bois, des mines ou minières, ou de leur fournir un débouché, toutes les propriétés de cette espèce, [I-439] nationales, communales ou privées, qui doivent en profiter, contribuent, pour la totalité de la dépense, dans les proportions variées des avantages qu'elles doivent en recueillir. Dans ces cas, comme dans les précédens, les propriétaires se libèrent ou en argent, ou en rentes à quatre pour cent, ou par le délaissement de la propriété au prix qu'elle avait avant l'exécution des travaux qui ont produit la plus-value.
Enfin, s'il s'agit de travaux de salubrité qui intéressent les villes et les communes, ils sont ordonnés par le Gouvernement; mais les dépenses en sont supportées par les communes ou par les villes intéressées. Cependant, si, par suite de ces travaux, des propriétés privées acquéraient un accroissement de valeur ou des avantages particuliers, les propriétaires seraient tenus de contribuer aux dépenses en raison de l'utilité particulière qu'elles auraient pour eux.
Lorsqu'il s'agit de déterminer l'influence produite par des travaux publics sur la valeur de certaines propriétés privées, ou sur le territoire d'une commune ou d'un département, il ne faudrait pas, au reste, se flatter d'arriver à une exactitude mathématique ; dans des calculs de ce genre, on est obligé de se contenter d'approximations, et de suivre des règles générales d'équité. Il ne faudrait pas non plus faire entrer en ligne de compte les avantages [I-440] qui pourront résulter, dans l'avenir, de l'exécution de ces travaux, pour des particuliers ou pour des communes; il ne faut calculer que l'accroissement immédiat de valeur, car c'est le seul qui ne puisse pas être mis en doute. Si l'on se jetait dans les probabilités de l'avenir, il n'y aurait ni limites, ni règles aux évaluations; on ne trouverait, dans le temps, aucun point auquel il fût permis de s'arrêter. Il n'y a pas d'autre moyen de savoir si, par l'effet de certains travaux, une propriété a augmenté de valeur, que de comparer le prix auquel elle aurait pu être vendue avant qu'il fût question de ces travaux, au prix qu'on en trouverait immédiatement après qu'ils ont été exécutés.
Les dispositions qui obligent des propriétaires payer une partie des dépenses qui ont augmenté la valeur de leurs propriétés, ne sont que des conséquences du principe de justice qui veut qu'on garantisse à chacun le sien, aux nations comme aux particuliers; mais il semble qu'on a dérogé à ce principe, quand on a laissé au Gouvernement la faculté, soit de faire exécuter, aux dépens de l'État, des travaux destinés à protéger des propriétés particulières, soit de ne pas exiger la plus - value qui résulte pour des propriétés privées, communales ou départementales, des dépenses faites par l'État.
L'article de la loi qui met à la charge des propriétaires intéressés la construction des digues [I-441] destinées à arrêter les eaux de la mer, des fleuves, rivières et torrens navigables, donne, en effet, au Gouvernement la faculté de payer lui-même une grande partie des frais ; et les articles qui soumettent les particuliers, les communes ou les départemens, à contribuer aux travaux qui doivent augmenter la valeur de leurs propriétés, restent sans effet, toutes les fois que cela convient aux vues de l'administration.
Cette faculté de faire tomber sur le public des charges dont un petit nombre de personnes ou quelques fractions de la population retirent les principaux avantages, devait produire et a souvent produit de nombreux abus. Elle a été un moyen puissant de corruption: les ministres s'en sont plus d'une fois servis dans les élections, pour payer la complaisance ou la servilité des électeurs aux dépens de la généralité des citoyens. Ils en ont fait usage, non pour faire exécuter d'utiles travaux, dans des pays où la population n'était pas assez riche pour y contribuer, mais pour se concilier la faveur des personnes dont l'opinion leur était peu favorable. Les habitans des Alpes ou des Pyrénées out été ainsi condamnés à payer les monumens de luxe de telle ville qu'ils ne verront jamais, tandis que ceux qui en jouissent tous les jours, n'y ont pas plus contribué que s'ils n'avaient eu aucun intérêt particulier à leur construction.
[I-442]
Mais, quels que soient les abus qui sont résultés de cette faculté, on aurait tort de penser qu'un peuple ne doit jamais faire exécuter que les travaux dont les avantages se répartissent d'une manière à peu près égale sur la population tout entière; il arrive souvent, au contraire, qu'un peuple a le plus grand intérêt à faire des dépenses dont les avantages apparens et immédiats ne tombent que sur une des fractions de lui-même, et quelquefois sur une des fractions les moins dignes d'intérêt.
Lorsque les diverses parties dont une nation se compose, ne sont pas toutes parvenues au même degré de civilisation, et que néanmoins elles jouissent des mêmes droits civils et politiques, les moins avancés profitent de tous les avantages qui sont la suite naturelle des progrès que les autres ont faits. De leur côté, celles qui se trouvent au premier rang par leurs richesses, leurs mœurs et leurs lumières, ont à souffrir une partie des maux qui résultent de la misère, des vices et de l'ignorance des autres parties. Dans toute association, il y a toujours une sorte de solidarité pour le mal comme pour le bien entre les associés.
Si, par exemple, une partie de la population est assez vicieuse ou assez ignorante pour se faire représenter dans une assemblée législative, par des hommes disposés à sacrifier sans cesse l'intérêt [I-443] public à leurs intérêts individuels, les conséquences de son ignorance et de sa corruption ne tomberont pas exclusivement sur elle; elles se feront sentir sur toutes les parties qui n'auront pas de pareils reproches à se faire. Si elle est assez aveugle ou assez corrompue pour être l'instrument d'une faction, ou pour devenir l'auxiliaire de l'ennemi en cas d'invasion, son aveuglement et ses vices ne seront pas funestes seulement pour elle, ils le seront principalement pour ceux qui ne les partageront pas.
Des nations ont quelquefois pensé qu'il était de l'intérêt de leur industrie, de leur commerce, de leur sûreté, de porter la civilisation chez les nations voisines ; et si cette politique, aussi éclairée que généreuse, mérite d'être approuvée, à combien plus forte raison ne faudrait-il pas approuver les efforts et les sacrifices d'un peuple qui chercherait à répandre les bienfaits de la civilisation d'une manière à peu près égale sur toutes les parties de son territoire! Si les divers gouvernemens qui se sont succédé parmi nous depuis la révolution de 1789, avaient fait, pour civiliser certaines parties de la France, la moitié des frais qu'ils ont cru devoir faire pour les surveiller, les combattre, les subjuguer ou les corrompre, ils seraient parvenus à des résultats plus satisfaisans que ceux qu'ils ont obtenus. Les autres parties de la nation auraient eu [I-444] des charges moins lourdes à supporter, et les dépenses qu'elles auraient faites, auraient tourné au profit de leur industrie, de leur commerce et de leur propre sûreté. Ainsi, en admettant les que personnes dont les propriétés augmentent considérablement de valeur, par l'effet des travaux exécutés aux frais du public, doivent supporter, dans les dépenses, une part proportionnée aux avantages particuliers qu'elles en retirent, il ne faudrait pas tirer de ce principe la conséquence qu'un peuple ne doit jamais faire exécuter à ses frais, que les travaux qui profitent d'une manière à peu près égale à chacune des diverses fractions dont il se compose, ou ceux dont il peut se faire rembourser la dépense, quand cette dépense tourne au profit particulier d'une ou plusieurs personnes d'une commune ou d'un département. Il y a certainement des circonstances dans lesquelles une nation, pour son intérêt, doit faire des sacrifices dans l'intérêt de quelques-unes des fractions dont il se compose, et quelquefois même dans l'intérêt d'autres nations. Il faut seulement prendre garde que la faculté de faire ainsi des sacrifices qui doivent produire un avantage immédiat et spécial pour certaines personnes ou pour certaines parties de la société, ne devienne, entre les mains de ceux qui ordonnent les travaux, un [I-445] moyen de corruption ou une source de scandaleuses faveurs.
La loi du 16 septembre 1807 n'imposait aucune condition, aucune règle au gouvernement; elle laissait sans garantie les intérêts de la société; et c'est en cela surtout qu'elle était vicieuse. La loi du 7 juillet 1833, sur l'expropriation pour cause d'utilité publique, a mis quelques bornes à son pouvoir, en déclarant que les grands travaux publics ne pourraient être exécutés qu'en vertu d'une loi, qui ne serait rendue qu'après une enquête administrative. Cependant le domaine de l'arbitraire est encore fort vaste, puisqu'il suffit d'une simple ordonnance pour autoriser l'exécution des routes, des canaux et chemins de fer d'embranchement de moins de vingt mille mètres de longueur, des ponts et de tous autres travaux de moindre importance.
Cette dernière loi a créé des garanties très-précieuses pour les propriétés privées, communales ou départementales, contre les empiétemens que le gouvernement pourrait être tenté d'exécuter dans l'intérêt de certaines entreprises; mais elle n'a pas garanti avec le même soin les intérêts du public. On y trouve les qualités et les vices qui affectent la plupart de nos modernes institutions, assez de soin des intérêts privés, et un abandon [I-446] presque complet de l'intérêt général. Les hommes qui gouvernent de notre temps, trouvent qu'il y a plus de profit et moins de danger à faire leurs affaires aux dépens de la masse de la population, qu'aux dépens de quelques individus ou de quelques familles. On était jadis moins habile.
[I-447]
L'EFFET que produisent ordinairement les travaux publics sur les propriétés situées près des lieux où ils s'exécutent, est d'en accroître la valeur. Une maison au devant de laquelle on fait une belle rue ou une place publique, une terre auprès de laquelle on fait passer une grande route ou un canal, ont plus de valeur après l'exécution de ces travaux qu'elles n'en avaient auparavant. Il peut arriver cependant que certaines propriétés soient dépréciées par l'exécution de certains travaux publics: on peut, par exemple, en canalisant une rivière ou en y construisant des barrages, priver certaines propriétés de l'eau dont elles ont besoin, ou en faire refluer sur d'autres plus qu'elles n'en demandent. Il est juste qu'en pareil cas les dommages causés soient réparés par ceux à qui les travaux profitent, ou par ceux qui se sont chargés de les faire exécuter.
[I-448]
La loi du 16 septembre 1807 a prévu quelquesuns des cas dans lesquels des propriétés particulières sont dépréciées par l'exécution de certaines entreprises formées dans un intérêt public. Si, par exemple, pour opérer un desséchement, ouvrir une nouvelle navigation, ou construire un pont, il est nécessaire de porter atteinte à des propriétés privées telles que des moulins ou d'autres usines, les propriétaires doivent être indemnisés par l'État, quand c'est lui qui entreprend les travaux, ou par les concessionnaires, quand c'est par concession qu'ils sont exécutés. Il n'y a lieu cependant à une indemnité qu'autant que l'établissement des moulins et usines est légal, ou que le titre d'établissement ne soumet pas les propriétaires à voir démolir leurs constructions sans indemnité, si l'utilité publique le requiert.
Les terrains nécessaires pour l'ouverture de canaux et rigoles de desséchement, des canaux de navigation, de routes, de rues, la formation de places, et autres travaux reconnus d'une utilité générale, doivent, suivant la loi, être payés aux propriétaires d'après la valeur qu'ils avaient avant l'entreprise des travaux, et sans augmentation du prix d'estimation. Mais il ne faut pas apprécier le terrain enlevé comme s'il était isolé, et ne faisait point partie du terrain dont l'État ne juge pas utile de s'emparer: l'indemnité, pour être juste, [I-449] doit être calculée suivant la dépréciation qu'éprouve la propriété entière par l'effet des travaux exécutés.
Il peut arriver que la partie de la propriété dont l'État s'empare, soit si considérable comparativement à celle dont il n'a pas besoin, que le propriétaire ne tienne plus à conserver ce qui reste. Ce cas, que la loi du 16 septembre 1807 ne prévoyait pas, a été prévu par celle du 7 juillet 1853 : l'article 50 de celle-ci dispose que la propriété sera acquise en entier quand le propriétaire l'exigera, si, par suite du morcellement, elle se trouve réduite au quart de la contenance totale, pourvu toutefois que le propriétaire ne possède aucun terrain immédiatement continu, et que la parcelle, ainsi réduite, soit inférieure à dix ares. La loi n'admet aucune distinction quant à la nature ou à la destination des terrains; il est clair cependant que, si une route ou un canal coupait en deux un enclos attenant à une maison, le propriétaire qui ne serait pas cultivateur pourrait ne pas vouloir conserver la partie détachée de son habitation, quand même cette partie aurait plus de dix ares. Quelquefois, au lieu de prendre une partie d'une propriété privée pour faire une route, l'État n'a besoin que d'y prendre des matériaux pour entretenir une route déjà faite. La loi du 28 septembre 1791 avait déclaré, comme on l'a vu [I-450] précédemment, que les agens de l'administration ne pourraient fouiller dans un champ pour y chercher des pierres, de la terre ou du sable nécessaires à l'entretien des grandes routes ou autres ouvrages publics, qu'au préalable le propriétaire n'eût été averti et indemnisé [201]. L'art. 55 de la loi du 16 septembre 1807 a ajouté que les terrains occupés pour prendre les matériaux nécessaires aux routes ou aux constructions publiques, pourraient être payés aux propriétaires comme s'ils avaient été pris pour la route même. C'est donc la valeur du terrain occupé et non la valeur des matériaux qui en sont extraits, qui doit être payée au propriétaire. Si cependant l'État s'emparait d'une carrière déjà en exploitation, il y aurait lieu de faire entrer dans l'estimation la valeur des matériaux à extraire. Ils seraient évalués, dans ce cas, d'après leur prix courant, abstraction faite de l'existence et des besoins de la route ou des constructions auxquelles on la destine.
Une maison n'est pas susceptible d'être divisée de la même manière qu'un terrain sur lequel il n'existe aucune construction. Aussi, la loi du 16 septembre 1807 et celle du 7 juillet 1833, déclarent-elles que les maisons et bâtimens dont il est nécessaire d'acquérir une portion pour cause [I-451] d'utilité publique, seront achetés en entier si les propriétaires le requièrent. On a bien senti qu'une maison dont on emporterait une partie pour faire une place publique ou élargir une rue, pourrait ne plus convenir aux besoins du propriétaire. On n'aurait pu, sans injustice, laisser à sa charge les soins de la faire reconstruire, ou de la vendre en état de démolition.
Si un propriétaire fait volontairement démolir sa maison, ou s'il est contraint de la faire démolir pour cause de vétusté, et qu'il soit contraint à reculer sa construction pour observer l'alignement prescrit par les autorités compétentes, quelle sera l'indemnité à laquelle il aura droit? La loi du 16 septembre (art. 50) ne lui accorde une indemnité que pour la valeur du terrain délaissé; et il ne saurait en effet exiger plus. Des constructions peuvent augmenter la valeur d'un terrain tant qu'elles existent; mais du moment qu'elles ont disparu, le terrain n'a pas plus de valeur qu'il n'en aurait, si jamais il n'y avait existé de bâtiment.
Des propriétaires qui n'auraient fait sur leurs terrains des plantations, des constructions ou d'autres travaux, que dans la prévoyance qu'ils seraient dépossédés pour cause d'utilité publique, et dans la vue d'obtenir une plus forte indemnité, n'auraient droit, en réalité, qu'à une valeur égale [I-452] à celle que leur terrain avait avant ces travaux [202]. S'il n'est pas juste que l'État s'enrichisse aux dépens des particuliers, il ne l'est pas non plus que les particuliers s'enrichissent aux dépens de l'État.
Il arrive souvent que, sans toucher à certaines propriétés particulières, l'Etat leur fait éprouver une dépréciation considérable, au moyen des travaux dont il ordonne l'exécution. Un canal qui détourne le commerce d'une route qu'il avait coutume de suivre, fait baisser la valeur de la plupart des propriétés qui sont situées sur cette route. Si ensuite un chemin de fer détourne d'un autre côté les marchandises que transportait le canal, d'autres propriétés se trouveront encore dépréciées. Il est vrai que quelques-unes de celles qui se trouveront placées près du nouveau chemin auront acquis un accroissement de valeur.
La dépréciation qui, dans des cas pareils, résulte, pour certaines propriétés, des travaux exécutés dans l'intérêt de l'État, est analogue à celle qui résulte pour des fabricans de l'introduction de nouvelles machines. Toutes les fois qu'un moyen de production plus puissante ou moins dispendieuse que ceux qui existaient déjà, est introduit, les anciens perdent une grande partie de leur valeur. Une route qu'on ne parcourt qu'au moyen de [I-453] frais considérables, peut, comme une mauvaise machine, être remplacée par un moyen de communication moins coûteux ou plus rapide.
Avant que de faire opérer un changement semblable, un gouvernement doit calculer sans doute, les inconvéniens et les avantages qui en résulteront; et il est tenu par conséquent de prendre en considération les dommages qu'éprouveront les propriétés situées sur l'ancienne route, comme l'augmentation des valeurs qui aura lieu pour les propriétés situées sur la route nouvelle; mais indépendamment de ces deux classes d'intérêts qui ne sont lesés ou favorisés qu'accidentellement, il y a des intérêts d'un autre ordre auxquels tous les autres doivent céder, ce sont ceux du public au profit de qui tous les grands travaux sont exécutés.
Dans une société très-avancée dans la civilisation, tous les intérêts sont tellement liés les uns aux autres, qu'un homme ne peut faire subir à ses propriétés de grandes modifications, sans causer à ses voisins quelque profit ou quelque dommage. Un homme qui transforme une terre stérile ou marécageuse en une campagne riante, donne de la valeur à toutes les propriétés des environs; celui qui, dans une grande ville, couvre de bâtimens un magnifique jardin, déprécie toutes les maisons dont la vue s'étendait sur sa propriété. Le premier ne peut exiger de ses voisins aucune indemnité [I-454] pour les avantages qu'il leur procure; le second ne peut être condamné à aucun dommage pour le tort qu'il leur fait. Chacun a usé de son droit.
L'Etat est, à l'égard des particuliers, dans la position où ils se trouvent les uns à l'égard des autres : quand il fait exécuter dans son intérêt certains travaux, il peut favoriser ou blesser indirectement quelques particuliers; mais s'il ne gêne personne dans la faculté de jouir et de disposer de ses propriétés, ou dans l'exercice de son industrie; s'il use de ses droits comme un particulier des siens, nul n'est fondé à lui demander le paiement d'une indemnité.
[I-455]
LE DROIT qu'a chacun de jouir et de disposer des choses qui lui appartiennent, est limité par le droit qu'ont les autres de jouir et de disposer des choses qui sont à eux. Nul ne peut donc faire de ses biens un emploi qui troublerait ses voisins dans la jouissance ou dans la disposition de ceux dont la propriété leur est dévolue. Or, parmi les objets dont on ne peut avec justice contester le libre usage à personne, il n'en est pas de plus nécessaire que l'air. Des terres qui, par l'état où elles se trouvent, vicient l'air qu'on respire dans le voisinage, non seulement altèrent une chose dont la jouissance appartient en commun à tous les hommes, mais elles déprécient en outre tous les biens sur lesquels leur influence se fait sentir. Lorsque des terres semblables existent, les particuliers ou les communes à qui elles appartiennent, doivent done être tenus de les mettre dans un état tel qu'elles ne [I-456] ne puissent pas nuire; s'ils n'en ont pas le moyen, l'administration doit remplir ce devoir pour eux, et leur en faire supporter les charges.
La loi qui prescrit le desséchement des marais, soit qu'ils appartiennent à des particuliers, soit qu'ils appartiennent à des communes, a eu pour objet, en effet, d'empêcher que les exhalaisons malfaisantes que répandent les propriétés de ce genre, ne corrompent l'air nécessaire à l'existence des habitans des environs, et ne troublent ainsi la jouissance d'une chose qui appartient à tous les hommes; elle a eu de plus pour objet d'empêcher que les propriétés situées auprès des marais ne soient dépréciées par le seul effet de ce voisinage; enfin, elle a voulu livrer à la culture des terres que l'état habituel d'inondation dans lequel elles se trouvent, rend presque inutiles pour ceux mêmes qui en sont les possesseurs.
La loi, pour être parfaitement juste, avait à veiller à trois genres d'intérêt aux intérêts des particuliers affectés dans leurs personnes ou dans leurs biens, par le voisinage des terres marécageuses; aux intérêts des propriétaires des marais, et à ceux de l'État qui fait exécuter les desséchemens par des entrepreneurs, ou qui les exécute lui-même à ses risques. Le législateur avait à déterminer par quelles personnes un desséchement pourrait être provoqué, dans quelles formes l'utilité ou [I-457] la nécessité en seraient constatées, par quelle autorité les difficultés auxquelles l'opération donnerait naissance, seraient résolues. Les intérêts de ces trois classes de personnes pouvant se trouver en conflit, il fallait que les formes suivant lesquelles on aurait à procéder, et les autorités qui seraient appelées à prononcer, fussent des garanties égales pour tous.
Personne ne peut mieux savoir si, par les exhalaisons qu'il répand, un marais vicie l'air du voisinage, que ceux qui sont exposés à en éprouver les funestes influences. Tout homme qui prouve qu'il est lésé dans sa personne ou dans ses biens par l'existence de tel ou tel marais, devait donc être admis à en provoquer le desséchement. Le silence gardé par lui-même ou par ses ancêtres, pendant une longue suite d'années, ne pourrait pas être un motif de lui refuser cette faculté; car, en admettant, ce qui n'est pas prouvé, qu'une personne puisse, par son silence, contracter l'obligation de respirer un air mal sain jusqu'à la fin de sa vie, on ne peut pas reconnaître qu'elle ait le droit de prendre un tel engagement pour ses descendans, jusqu'à la postérité la plus reculée. Un particulier et une commune peuvent bien acquérir, par la prescription, les choses qui font partie du domaine privé, telles que des terres, des maisons, des meubles; ils ne peuvent pas acquérir, [I-458] par le même moyen, le droit de vicier des choses qui sont la propriété commune du genre humain. Un père ne peut pas déshériter ses enfans du droit de respirer, ou les condamner à vivre dans une atmosphère mal saine, comme il peut imposer une servitude sur les champs ou sur la maison qu'il leur transmet.
La loi du 16 septembre 1807, qui donne au gouvernement le pouvoir de juger s'il est utile ou nécessaire de dessécher un marais, ne détermine ni les personnes qui peuvent demander le desséchement, ni les formes à suivre pour en constater la nécessité. Sans doute, on n'a pas cru qu'il fût nécessaire d'indiquer les personnes par lesquelles la demande pourrait être faite; car ici, comme partout, l'action appartient à tout homme ayant intérêt et capacité pour agir. Mais on ne pouvait pas croire également qu'il fût inutile de déterminer les formes au moyen desquelles les particuliers ou les communes lésés par l'existence d'un marais. pourraient constater le dommage, et la nécessité du desséchement. Le gouvernement est donc resté libre d'agir ou de ne pas agir, selon que cela conviendrait à ses vues.
Les terres marécageuses ont infiniment moins de valeur que celles qui sont propres à la culture; si les propriétaires laissent exister des marais, ce n'est donc point par suite d'un calcul de leur part; [I-459] c'est, ou parce qu'ils ne savent pas les dessécher, ou parce qu'ils n'ont pas de moyens suffisans, ou parce qu'ils ne peuvent pas s'entendre entre eux. Il n'y a donc aucune faute à leur imputer, ņi aucune peine à leur infliger: aussi la loi se borne-t-elle à prescrire des mesures pour opérer le desséchement, sans s'occuper des dommages que le marais peut avoir causés.
Si, lorsque le desséchement d'un marais est ordonné, et que les conditions en ont été réglées, les propriétaires consentent à l'entreprendre, la loi veut que la concession leur en soit adjugée; si non le gouvernement l'adjuge aux entrepreneurs qui font la soumission la plus avantageuse; il peut le faire exécuter aux frais de l'État, s'il ne se présente pas des entrepreneurs. Ni l'ordonnance qui prescrit le desséchement, ni celle qui l'adjuge à une compagnie ou à l'Etat, n'ont pour objet ni pour effet de dépouiller les propriétaires de leurs. propriétés; mais comme les travaux à exécuter doivent avoir pour résultat d'en augmenter la valeur, il importe qu'on puisse bien constater en quoi l'augmentation consiste, afin qu'après l'opération, cha cun puisse reprendre la part qui lui revient dans la valeur totale des terres desséchées.
Il n'arrive jamais que toutes les parties d'un vaste marais soient également improductives, ou également difficiles à mettre en culture; elles valent [I-460] plus ou moins, selon que, pour donner un revenu déterminé, elles exigent des capitaux plus ou moins considérables. Il faut donc, avant que les travaux de défrichement soient commencés, que les terrains de valeurs diverses qui doivent en profiter, soient classés et estimés. La loi exige qu'il en soit fait un plan général, que chaque propriété y soit distinguée, et que l'étendue en soit exactement circonscrite. Les terrains sont ensuite divisés en diverses classes, selon les divers degrés d'inondation. Le nombre de ces classes ne peut être ni au-dessous de cinq, ni au-dessus de dix.. Si la valeur présumée des différentes parties éprouve des variations autres que celles qui proviennent des divers degrés de submersion, les classes sont formées sans égard à ces degrés. Dans tous les cas, les terres qu'on présume de même valeur, sont mises dans la même classe. Le périmètre des diverses classes est tracé sur le plan cadastral qui a servi de base à l'entreprise.
Lorsque ce plan a été arrêté par l'administration, qui ne prononce qu'après avoir entendu les parties intéressées, ou du moins après leur avoir donné le temps et les moyens de se faire entendre, des experts nommés par les propriétaires et les entrepreneurs, procèdent à l'appréciation de chacune des classes composant le marais, eu égard à sa valeur réelle au moment de l'estimation dans [I-451] son état de marais. Sur leur rapport, et après avoir entendu les parties, une commission spéciale fixe irrévocablement la valeur des terrains de chaque classe.
Les travaux de desséchement commencent aussitôt que l'évaluation définitive des terrains a été faite; dès qu'ils sont terminés, il est procédé à leur vérification. Des experts sont encore nommés, et ils procèdent, de concert avec des ingénieurs, à la classification des fonds desséchés, suivant leur valeur nouvelle, et l'espèce de culture dont ils sont devenus susceptibles.
Quand l'estimation des fonds desséchés est arrêtée, les entrepreneurs du desséchement présentent à la commission formée dès le commencement de l'entreprise, un rôle qui contient le nom des propriétaires, l'étendue de leurs propriétés, les classes dans lesquelles elles sont placées suivant le plan cadastral, l'énonciation de la première estimation calculée à raison de l'étendue des classes, le montant de la valeur nouvelle des propriétés depuis le desséchement; enfin la différence entre les deux estimations.
Les portions de terrains, qui n'ont pas pu être desséchées, ne donnent lieu à aucune réclamation de la part des entrepreneurs.
Le montant de la plus-value obtenue par le desséchement est ensuite divisé entre les propriétaires [I-462] d'une part, et les concessionnaires de l'autre, dans les proportions fixées par l'acte de concession.
Si le desséchement a été fait aux frais du Trésor public, la portion qui revient à l'Etat, est fixée de manière à ce qu'il soit remboursé de toutes ses dépenses. Il pourrait donc arriver que la valeur entière de la propriété, après le desséchement, fût emportée par les frais qui ont été faits pour mettre le terrain en état de culture.
Les propriétaires dont les terres ont été desséchées, peuvent se libérer de l'indemnité due à l'Etat, en délaissant une portion de fonds dont la valeur est calculée sur le pied de la dernière estimation. S'ils ne veulent pas délaisser des fonds en nature, ils peuvent constituer une rente sur le pied de quatre pour cent, sans retenue. Cette rente est toujours rachetable, même par portions, pourvu toutefois que ces portions ne soient pas au-dessous d'un dixième.
Les indemnités dues aux concessionnaires ou au Gouvernement, à raison de la plus-value résultant des desséchemens, ont privilége sur toute la plus-value, moyennant la transcription au bureau des hypothèques de l'arrondissement dans lequel les biens sont situés, de l'acte de concession ou de l'ordonnance qui ordonne le desséchement au compte de l'État.
[I-463]
S'il arrivait que le desséchement d'un marais ne pût être opéré par les moyens établis par la loi, ou qu'on ne pût y parvenir à cause des obstacles de la nature ou des oppositions des propriétaires, il pourrait y avoir lieu à expropriation pour cause d'utilité publique, moyennant une indemnité préalable.
Tant que les travaux ne sont pas terminés, les canaux, fossés, rigoles, digues et autres ouvrages, sont gardés et entretenus aux frais des entrepreneurs; mais, du moment qu'ils sont finis, et qu'ils ont été reçus, l'entretien et la garde sont aux frais des propriétaires.
L'administration fixe le genre et l'étendue des contributions nécessaires, sur la proposition des délégués des propriétaires, et de deux ou quatre d'entre eux, qui leur sont adjoints par l'administration elle-même.
La loi commet à l'administration la conservation des travaux de desséchement, celle des digues contre les torrens, rivières et fleuves, et sur les bords des lacs et de la mer.
Les réparations et dommages sont poursuivis par voie administrative, comme pour les objets de grande voirie. Les délit les sont par la voie ordinaire.
Il y a, dans cette loi sur le desséchement des marais, deux espèces de dispositions qu'il importe de [I-464] ne pas confondre : les unes sont relatives aux formes à suivre pour parvenir au desséchement; les autres touchent au principe même de la propriété.
Les premières sont loin d'être à l'abri de toute critique; elles semblent avoir été combinées bien plus pour seconder les vues de l'administration, que pour garantir les droits de toutes les personnes intéressées.
La loi veut que, lorsqu'un desséchement doit avoir lieu, un syndicat soit formé entre les propriétaires; mais c'est au préfet qu'elle donne la nomination des syndics. Elle prescrit la nomination de trois experts pour procéder à l'estimation des terrains; mais un de ces experts est nommé par les syndics élus par le préfet; un autre est choisi par le préfet lui-même; un troisième par des commissaires nommés par le Gouvernement, sur la présentation du préfet. Si le desséchement est opéré aux frais de l'État, le ministre nomme un expert; le préfet que le ministre a choisi, en nomme un second; les syndics nommés par le préfet, nomment le troisième.
Avant de commencer les travaux de desséchement, une commission de sept membres, qui ne peut prononcer sur les objets de sa compétence, à moins que cinq d'entre eux ne soient présens à ses délibérations, est formée. Elle doit connaître de tout ce qui est relatif au classement des diverses [I-465] propriétés, avant ou après le desséchement du marais, à leur estimation, à la vérification de l'exactitude des plans cadastraux, à l'exécution des clauses des actes de concession relatifs à la jouissance, par les concessionnaires, d'une partie des produits, et à la vérification du rôle de plus-value des terres après le desséchement. Elle doit de plus donner son avis sur l'organisation du mode d'entretien des travaux de desséchement, arrêter les estimations, dans le cas où le Gouvernement aurait à déposséder tous les propriétaires d'un marais, et connaître des mêmes objets, lorsqu'il s'agit de fixer la valeur des propriétés avant l'exécution des travaux d'un autre genre. Mais les membres de cette commission, qui prononcent sur les estimations faites par les experts, sont eux-mêmes choisis par le Gouvernement; de sorte que ce sont toujours les délégués de l'autorité qui se contrôlent les uns les autres.
Si les propriétaires des marais sont mal représentés ou ne le sont pas du tout, dans les opérations qui préparent ou suivent le desséchement, les individus ou les communes qui peuvent être affectés par l'existence des marais ou par le dessé chement, ne le sont pas davantage; on ne paraît pas avoir pensé qu'ils peuvent avoir des intérêts à défendre dans des opérations de cette nature.
On ne peut pas faire aux dispositions qui se rapportent au principe même de la propriété, les [I-466] mêmes reproches qu'à celles qui constituent les autorités appelées à résoudre toutes les difficultés. Ces dispositions sont parfaitement justes, soit quand elles font un devoir du desséchement, soit quand elles règlent le partage de la propriété, après qu'elle a été mise en état d'être cultivée. Le principe que nul ne peut, au moyen d'une chose qui lui appartient, vicier une chose dont la jouissance appartient en commun à tous les hommes, telle que l'air atmosphérique, a été formellement reconnu. On a de même reconnu que toute valeur est la propriété de celui qui lui donne l'existence; car c'est d'après ce principe qu'a été réglé le partage des bénéfices qui résultent d'un desséchement.
[I-467]
De la faculté qu'a toute personne de jouir et de disposer de la chose qui lui appartient, il résulte nécessairement que nul ne peut faire de sa propriété un usage qui dégrade celle d'un autre. Chez une nation policée, il n'est pas de propriété qui ne touche immédiatement, de tous les côtés, à d'autres propriétés. Le champ qui n'a pas pour limites d'autres champs, est borné par un chemin, par une rivière ou par d'autres propriétés nationales, communales ou privées.
Mais comme il n'y a pas d'intervalle entre deux propriétés territoriales, et que l'une commence au point où l'autre finit, il serait impossible à une personne de disposer d'une manière absolue des confins de sa terre, sans porter atteinte à celle d'autrui. Il est clair, par exemple, que celui qui planterait des arbres de haute futaie à l'extrémité de son jardin ou de son champ, priverait son voisin [I-468] de la faculté d'en planter à l'extrémité de son propre terrain. Il ne serait pas d'ailleurs en son pouvoir d'empêcher les arbres qu'il aurait plantés de tirer de la terre qu'ils toucheraient une partie de leur subsistance.
L'obligation dans laquelle se trouve chaque propriétaire de respecter la propriété d'autrui, donne donc des limites à la faculté qu'il a de disposer de ses propres biens. Ainsi, par exemple, suivant la loi française, il n'est permis de planter des arbres de haute tige qu'à la distance de deux mètres de la ligne de séparation des deux héritages, et des haies vives ou des arbres qui ne sont pas de haute tige, qu'à la distance d'un demi-mètre. Le voisin peut exiger que les arbres et haies plantés à une moindre distance soient arrachés, et que les branches qui s'étendent sur son terrain soient coupées. Il peut couper lui-même les racines qui se sont avancées sur sa propriété [203].
C'est également pour garantir les propriétés de certaines personnes des dommages qu'elles pourraient éprouver par suite de la disposition des propriétés voisines, qu'il est interdit à tout propriétaire de faire creuser près du mur qui sépare sa propriété de celle d'autrui, un puits ou une fosse [I-469] d'aisance, ou d'y construire une cheminée où âtre, four ou fourneau, ou d'y adosser une étable, ou d'y établir un magasin de sel ou amas de matières corrosives, sans laisser la distance ou faire les ouvrages nécessaires pour éviter de nuire au voisin [204].
Les auteurs du Code civil, en classant parmi les servitudes ces obligations réciproques des propriétaires, ont certainement commis une erreur. Un homme n'est pas esclave, parce qu'il lui est interdit de faire de sa personne un usage qui porterait atteinte à la personne d'autrui. Une semblable interdiction est, au contraire, une condition essentielle de la liberté de tous. On ne peut pas dire, non plus, qu'une propriété est soumise à une servitude , par cela seul que le propriétaire ne peut pas en faire un usage qui nuirait aux propriétés voisines. Il y aurait véritablement servitude si un pareil usage ne pouvait être empêché; et cette servitude pourrait même devenir très-onéreuse.
Chez les nations où il n'existe point de terres qui n'aient été appropriées, toutes les propriétés étant [I-470] contiguës, il s'élève souvent des doutes, soit sur la question de savoir où commencent et où finissent les propriétés de chacun, soit sur la question de savoir à qui des deux propriétaires appartiennent les ouvrages ou les arbres placés sur les limites qui les séparent. Pour prévenir ces doutes, ou pour les faire cesser quand ils n'ont pas été prévenus, les auteurs du Code civil ont établi que tout propriétaire pourrait clore son héritage, ou obliger son voisin au bornage, à frais communs, de leurs propriétés contiguës. Ils ont ensuite établi certaines règles au moyen desquelles on pourrait juger à qui appartiennent certains objets litigieux, tels que des murs, des fossés, des haies ou des arbres de séparation.
Ils se sont encore trompés ici en mettant au rang des servitudes les obligations réciproques des propriétaires, dont l'objet est de bien déterminer où commence et où finit la propriété de chacun, et de la garantir d'usurpation ou de dommage. Peut-on considérer, par exemple, comme une servitude dérivant de la situation des lieux, l'obligation imposée à tout propriétaire de déterminer par des marques permanentes les points où sa propriété finit, et ceux où celle de son voisin commence? Peut-on mettre dans la même classe de servitudes le droit de clore son héritage, c'est-àdire le droit d'élever un mur, de creuser un fossé [I-471] ou de planter une haie sur un fonds qui lui appartient? Ce droit de clore son héritage n'est pas plus une servitude pour les propriétés voisines, que le droit de l'ensemencer, d'y planter des arbres ou d'y construire des bâtimens. C'est aussi sans aucun fondement qu'on a mis au rang des servitudes dérivant de la nature des lieux, la faculté qu'a tout propriétaire, soit d'user à sa volonté d'une source située dans son fonds, soit d'employer à l'irrigation de ses propriétés l'eau courante qui les traverse, à la charge de la rendre à son cours ordinaire [205].
Les haies, les fossés, les murs qui se trouvent entre deux héritages, sont quelquefois communs aux deux propriétaires, et quelquefois ils n'appartiennent qu'à l'un des deux. Les auteurs du Code civil ont adopté, pour juger les questions de propriété qui s'élèvent à cet égard, des règles dont [I-472] on ne saurait contester la sagesse ; mais ils se sont trompés, en mettant au rang des servitudes établies par la loi, les obligations qui résultent de ces règles pour les propriétaires. Ils déclarent, par exemple, que tout mur mitoyen servant de séparation entre bâtimens jusqu'à l'héberge, ou entre cours et jardins, et même entre enclos dans les champs, est présumé mitoyen, s'il n'y a titre ou marque contraire; ils considèrent également comme mitoyens, à moins de preuve contraire, les haies et les fossés qui séparent les deux héritages; mais l'indivision d'une propriété entre deux personnes, ne çonstitue pas, à proprement parler, une servitude pour l'une ou pour l'autre : elle donne à chacune la faculté d'en jouir dans la mesure de ses droits, à la charge de contribuer aux dépenses dans la même proportion [206].
Ayant admis que les murs, les fossés, les haies, placés entre deux héritages, sont mitoyens, à moins de preuve contraire, on a déterminé quelques-uns des faits qui serviraient à constater la non-mitoyenneté. Il y a marque de non-mitoyenneté pour un mur, par exemple, quand la sommité en est droite et à plomb de son parement d'un côté, et qu'elle [I-473] présente de l'autre un plan incliné; il y a encore marque de non-mitoyenneté, quand il n'y a que d'un côté ou un chaperon ou des filets et corbeaux de pierre mis en bâtissant le mur : dans ces cas, le mur est réputé appartenir exclusivement au propriétaire du côté duquel sont l'égout ou les corbeaux et filets de pierre. Il y a marque de non-mitoyenneté, pour un fossé, lorsque la levée ou le rejet de la terre se trouve tout d'un côté ; le fossé est censé appartenir exclusivement à celui du côté duquel le rejet se trouve.
Quand on dit qu'une chose appartient à deux personnes, on dit, par cela même, que chacune des deux doit supporter une partie des charges de la propriété, et jouir d'une partie de ses avantages. Ainsi, la réparation et la reconstruction d'un mur mitoyen sont à la charge de tous ceux qui y ont droit, et proportionnellement au droit de chacun; de même l'entretien d'un fossé mitoyen doit se faire à frais communs. Dans ce cas, comme dans tous, chacun peut cependant se soustraire aux charges en renonçant aux bénéfices, c'est-à-dire en abandonnant la propriété, et en cessant d'en retirer aucun profit.
Les avantages se répartissent comme les charges : chacun des deux propriétaires peut donc faire bâtir contre le mur mitoyen, et faire placer dans toute l'épaisseur, à cinquante-quatre millimètres près [I-474] (2 pouces), des poutres ou solives; mais ces poutres doivent être réduites à moitié du mur, dans le cas où, du côté opposé, le propriétaire voudrait avoir des poutres dans le même lieu, ou y adosser une cheminée.
On voit bien dans ces dispositions des règles pour la jouissance d'une chose commune à deux propriétaires dont les héritages sont contigus; on n'y voit pas de servitudes proprement dites.
Le Code civil reconnaît à chacun des co-propriétaires d'un mur mitoyen la faculté de le faire exhausser; mais celui des deux qui use de cette faculté, doit à l'autre une indemnité pour la charge en raison de l'exhaussement; il supporte seul les frais de construction et pourvoit aux dépenses qu'exige l'entretien de la partie qu'il a construite. Si le mur mitoyen n'était pas en état de supporter l'exhaussement, celui qui voudrait l'exhausser devrait le faire reconstruire en entier à ses frais, et l'excédant d'épaisseur devrait être pris de son côté. Le voisin qui n'a pas contribué à l'exhaussement peut en acquérir la mitoyenneté en payant la moitié de la dépense qu'il a coûtée, et la valeur de la moitié du sol fourni pour l'excédant d'épaisseur, s'il y en a. Celui dont la propriété joint un mur a de même la faculté de le rendre mitoyen, en tout ou en partie, en remboursant à la personne à laquelle il appartient la moitié de la valeur de toute la portion [I-475] qu'il veut rendre mitoyenne, et la moitié de la valeur du sol sur lequel il est bâti.
L'un des voisins ne peut pratiquer, dans le corps d'un mur mitoyen, aucun enfoncement, ni y appliquer ou appuyer aucun ouvrage sans le consentement de l'autre, ou sans avoir, à son refus, fait régler par experts les moyens nécessaires pour que le nouvel ouvrage ne soit pas nuisible à l'autre. Il lui est également interdit d'y pratiquer, sans le consentement de son co-propriétaire, aucune fenêtre ou ouverture, même à verre dormant.
Le propriétaire d'un mur non-mitoyen, joignant immédiatement l'héritage d'autrui, peut, pour recevoir la lumière, pratiquer, dans ce mur, des jours ou fenêtres à fer maillé et à verre dormant; mais il ne peut y faire des ouvertures propres à lui donner la vue de la propriété voisine. Les fenêtres qu'il lui est permis de pratiquer doivent être garnies d'un treillis de fer, dont les mailles doivent avoir un décimètre d'ouverture au plus, et d'un châssis à verre dormant. Elles ne peuvent être établies qu'à vingt-six décimètres (huit pieds) au-dessus du plancher ou sol de la chambre qu'on veut éclairer, si c'est au rez-de-chaussée, et à dix-neuf démètres (six pieds) au-dessus du plancher pour les étages supérieurs. Un propriétaire ne peut avoir des vues droites, fenêtres d'aspect, balcons, ou autres semblables saillies sur l'héritage de son voisin, [I-476] à moins qu'il n'y ait entre le mur où il les pratique, et cet héritage, une distance de dix-neuf déci 'mètres (six pieds), ni de vues obliques, à moins d'une distance de six décimètres. Ces distances se mesurent depuis le parement extérieur du mur où l'ouverture se fait, ou depuis la ligne extérieure du balcon ou saillie, jusqu'à la ligne de séparation des deux propriétés.
Un propriétaire ne peut pas non plus faire couler l'eau de ses toits sur la propriété de son voisin ; il doit la diriger de manière qu'elle tombe sur son propre héritage. Il n'est pas également obligé de détourner celle qui tombe sur ses terres, et qui coule naturellement sur les propriétés inférieures. Chacun est tenu de recevoir sur son héritage les eaux qui y descendent des fonds supérieurs, sans aucune participation des hommes, comme il est obligé de recevoir la pluie qui y tombe directement.
L'interdiction d'ouvrir des fenêtres dans un mur mitoyen, d'établir des vues immédiates sur un fonds dont on n'est pas maître, ou d'y faire couler artificiellement les eaux qui tombent sur son propre fonds, ne constitue pas des servitudes; elle est, au contraire, un moyen d'affranchir les propriétés : elle est une limite pour tous les propriétaires. Il y aurait servitude si un propriétaire était obligé de recevoir les eaux qui tomberaient sur les propriétés [I-477] de ses voisins, et qui lui seraient artificiellement envoyées, ou de souffrir des balcons, des saillies, ou même de simples fenêtres, immédiatement au-dessus de sa propriété.
On parlerait improprement si l'on disait qu'un homme est asservi, parce qu'il est soumis aux lois de sa propre nature, et qu'il lui est interdit de porter atteinte à la liberté de ses semblables. Il semble aussi qu'on s'exprime d'une manière inexacte quand on considère comme des servitudes les charges qui résultent, pour chaque propriété, de la nature des choses, et la défense d'en user pour se nuire mutuellement. Une défense qui s'applique à toutes les propriétés dans leur intérêt commun, et qui, par conséquent, n'établit aucun privilége en faveur d'aucune, est une garantie de liberté, et n'est pas une cause d'asservissement.
Les rédacteurs du Code civil se sont done trompés quand ils ont classé parmi les servitudes les limites données à chaque propriété, soit par la disposition des lois, soit par la nature des choses.
Les limites données à une propriété, dans l'intérêt des propriétés voisines, ne sont pas toujours réciproques; quand il n'y a pas réciprocité, il y a servitude de l'une au profit de l'autre. Cette servitude peut être le résultat des dispositions de la loi ou de la volonté des propriétaires. Dans le dernier cas, elle est réglée par l'acte même qui l'a [I-478] établie; dans le premier, elle doit l'être par l'intérêt public.
Les propriétés qui avoisinent les bois et forêts soumis au régime forestier, par exemple, sont assujéties à des charges qui ne pèsent pas sur les autres. Un propriétaire ne peut, sans l'autorisation du Gouvernement, établir sur sa propriété aucun four à chaux ou à plâtre, soit temporaire, soit permanent, à moins d'un kilomètre des forêts, sous peine d'une amende de cinq cents francs, et de démolition des établissemens.
Il lui est également interdit d'y établir, sans l'autorisation du Gouvernement, sous quelque prétexte que ce soit, aucune maison sur perches, loge, barraque ou hangar, sans observer la même distance, sous peine de démolition et d'une amende de cinquante francs.
Aucune construction de maisons ou fermes ne peut être effectuée sans la même autorisation, à la distance de moins de cinq cents mètres des bois et forêts, sous peine de démolition.
Il est interdit d'établir, sans une autorisation spéciale, dans les maisons situées à moins de cinq cents mètres des bois et forêts, aucun atelier à façonner le bois, aucun chantier ou magasin pour le commerce de bois, sous peine de confiscation des bois et d'une amende de cinquante francs.
Aucune usine à scier le bois ne peut, sans [I-479] autorisation, être établie à moins de deux kilomètres de distance des bois et forêts, à peine de démolition et d'une amende de cent à cinq cents francs.
Ces dernières dispositions ne sont cependant pas applicables aux maisons et usines qui font partie de villes, villages et hameaux formant une population agglomérée, quoiqu'elles se trouvent dans la distance déterminée par la loi [207].
Les terres qui environnent les places de guerre sont aussi assujéties à des charges qui ne pèsent pas sur les autres propriétés. Ces charges consistent généralement à n'y rien faire de ce qui pourrait nuire à la défense. Les constructions et les plantations propres à favoriser l'approche d'une armée ennemie y sont donc généralement interdites [208].
Les charges de cette nature imposées à quelques propriétés particulières, soit pour la conservation d'autres propriétés, soit pour la défense nationale, soit pour tout autre intérêt public, constituent véritablement des servitudes, et ne doivent pas être confondues avec les limites réciproques qui existent entre toutes les propriétés.
Lorsqu'on veut établir ainsi des charges sur quelques propriétés particulières, soit pour la conservation d'autres propriétés, soit dans un intérêt [I-480] général, on commence par indemniser les propriétaires auxquels on impose des sacrifices, de tous les dommages qu'on leur cause: le refus d'une indemnité aurait pour eux les effets d'une confiscation partielle.
[1] Tome I, page 24.
[2] De nos jours, les nations sont encore considérées, dans la plus grande partie de l'Europe, comme la propriété des princes qui les gouvernent. Il suffit, pour en être convaincu de lire les traités qu'ils font entre eux.
[3] Voyez le livre IVe du Traité de législation.
[4] L'esclavage proprement dit n'est que l'assujétissement d'un être humain aux volontés ou aux caprices d'un individu de même espèce, qui le considère comme sa propriété. La dépendance dans laquelle un homme se trouve des choses au milieu desquelles la nature l'a placé, n'est pas l'esclavage. M. Dunoyer a donné aux mots esclavage et liberté un sens autre que celui qu'ils ont dans cet ouvrage. Voyez l'écrit qu'il a publié sous ce titre : De la morale et de l'industrie considérées dans leurs rapports avec la liberté.
[5] Les esclaves des colonies n'ont pas besoin d'un laissez-passer ou passeport, tant qu'ils ne veulent que se transporter d'une partie de la plantation à laquelle ils sont attachés, dans une autre partie. Les sujets des despotes orientaux peuvent aussi parcourir les états de leurs maîtres, sans être munis d'un laissez-passer. Les rois du continent européen ne laissent pas à leurs sujets une liberté aussi étendue.
[6] Quod enim nullius est, id ratione naturali occupant; conceditur. Dig. lib. 4, tit. 1, leg. 3 princ. - Grotius, De jure belli ac pacis, lib. 2, cap. 2, § 4 et 5. - Puffendorf, De jure naturæ et gentium, lib. Iv , cap. 6.
Occupancy... is the true ground and foundation of all property. Blackstone, Comment. on the laws of England, book 11, ch. 15.
Occupancy, doubtless gave the first title to property in lands and moveables. James Kent, Comment. an american law, part. v, lect. 34, p. 266.
[7] Unde etiam jus naturæ intelligitur adprobare omnes conventiones, quæ circa res ab hominibus sunt introductæ, modo contradictionem non involvant, aut societate proturbent. Ergo proprietas rerum immediatè ex conventione hominum, tacita aut expressa profluxit. Puffendorf, De jure naturæ et gentium, lib. xv, cap. IV, § 4.
[8] Traité de législation, liv. 3, t. 2.
[9] Traité de législation, liv. 5, ch. 23, p. 502.
[10] De mari libero.
[11] Gaii Instit. , comment., lib. 2, § 66-71. Justiniani Instit., lib. 2, tit. 1, § 11-24.--Dig., lib. 41, tit. 1.
[12] Art. 539.
[13] Blackstone, Comment., book 11, ch. 16, and 26. Thom. Edl. Tomlins, v° Occupant. James Kent, part. v, ect. xxxiv and xxxv, vol. 11, p. 256.
[14] En parlant ici des choses dont on peut disposer légitimement, c'est-à-dire d'une manière conforme aux lois, j'entends parler des lois inhérentes à notre nature, et non des actes de gouvernement qu'on désigne sous le même nom. Il y a quelquefois identité entre les unes et les autres; mais cela n'arrive pas toujours.
[15] Il ne faut pas conclure de là qu'il est bon d'attaquer par la force tous les traités qu'on ne trouve pas justes; l'emploi de la force réussit rarement, quand on y a recours avant que d'en avoir pesé les inconvéniens et les avantages, et surtout avant que d'avoir épuisé les moyens que fournissent la raison et la justice.
[16] W. Lawrence a donné l'histoire de l'enfant trouvé dans une forêt de Hanovre.
[17] Lahontan, Voy. dans l'Amérique sept.,t. 2, p. 175. — Byron, t. 1, chap. 12, p. 167. — Cook, troisième voyage, t. 5, liv. IV, chap. 1, p. 68, 67 et 66. Niebuhr, Voyage en Arabie.
[18] « La propriété territoriale, dit un voyageur, n'existe point dans les particuliers sauvages, parce que ne cultivant pas la terre, ou y jetant tout au plus passagèrement quelques grains de maïs, n'ayant pour demeure que de misérables cabanes qu'ils sont toujours prêts à abandonner, cette propriété personnelle doit leur être indifférente, et leur serait même à charge; mais la propriété nationale, celle qui détermine où chaque nation, chaque tribu a le droit de faire ses excursions de chasse, cette propriété existe dans toute son énergie parmi eux. C'est pour la défendre qu'ils se font des guerres terribles, où le plus fort extermine le plus faible, égorge femmes et enfans, tant que la nation ennemie existe, jusqu'à ce que ces malheureux débris aient été s'incorporer, se fondre dans d'autres nations. » (Robin, Voy. dans la Louis., t. 2, chap. 51, p. 307-308. Lahontan, Voy. dans l'Amér. sept., tom. 2, P. 175.
[19] Les Anglo-Américains qui achètent des terres des Sauvages, ne sont jamais en guerre avec eux; ceux qui les usurpent sont toujours exposés à des hostilités. L'état de Pensylvanie n'a jamais éprouvé d'agression de leur part; mais aussi, avant de se mettre en possession de ce pays, on en paya la valeur à la peuplade dont il était la propriété. (Weld, Voy. au Canada, t. 3, chap. 35, p. 102.-Lewis, Voy.dans l'Océan pacifique, p. xvj de la préface. Wright, lett. 12, p. 208-209.
[20] Pour se faire des idées nettes de la manière dont le genre humain se divise naturellement, on peut se représenter les vallées situées sur les versans opposés des montagnes, comme des triangles qui ne se rapprochent un peu que par leurs sommets, et dont les bases s'éloignent de plus en plus. La distance à laquelle ces triangles sont placés les uns à l'égard des autres, dépend de l'étendue des plateaux ou de l'élévation des montagnes. En s'avançant vers le sommet de chaque triangle, la population décroit en raison composée du rétrécissement des terres susceptibles de culture, de la dimininution de fertilité du sol, et de la difficulté des communications.
[21] L'ignorance a quelquefois produit des divisions plus vicieuses que celles qui ont été la suite de l'ambition et de la violence. Il suffit, par exemple, de jeter un coup d'œil sur une carte des États-Unis d'Amérique, pour être frappé de l'arbitraire qui règne dans la division de ces États. Le territoire des États-Unis du Mexique est, au contraire, divisé de la manière la plus conforme à la nature des choses. Le temps fera sentir les avantages de cette dernière division et les inconvéniens de la première.
[22] La Suisse comprend aussi une partie du bassin de l'Inn; mais cette partie est si petite qu'on peut la négliger ici.
[23] Je n'entends porter ici aucun jugement sur l'organisation politique de ces peuples; c'est un sujet que je traiterai plus tard, si j'en ai le temps.
[24] On peut faire, sur les états du centre de l'Europe, les mêmes observations que sur la Péninsule ibérique : il n'est rien au monde de plus propre à retarder les progrès de la civilisation que ce monstre qu'on a créé en 1815, sous le nom de Confédération germanique, et qui tend constamment à placer sous un même régime les populations des bassins du Rhin, de l'Elbe et du Danube.
[25] Les Sauvages eux-mêmes ont leurs eaux autour de leur territoire comme les peuples civilisés : ils ne souffrent pas que d'autres peuples viennent y prendre du poisson.
[26] Je me suis proposé dans ce chapitre d'exposer simplement quelles sont les limites naturelles du territoire de chaque nation et de celui de chacune des principales fractions dont elle se compose; je m'occuperai des effets qui résultent, soit des divisions contraires à la nature des choses, soit de la domination exercée par la population d'un grand sur une autre population, lorsque je traiterai de la division et de l'organisation politique de chaque peuple.
[27] Il ne faut pas confondre la valeur avec l'utilité. On désigne, par ce dernier mot, les qualités qui rendent une chose propre à satisfaire certains besoins, à procurer certaines jouissances. On désigne, par le premier, les qualités qui sont dans une chose, et qui la rendent propre à obtenir, par un échange, d'autres choses dont on a besoin. L'utilité indique le rapport qui existe entre la chose et l'usage qu'on en doit faire. La valeur indique le degré d'estime qu'on a pour une chose, quand on la compare à une autre contre laquelle elle peut être échangée. Un verre d'eau, dans certaines circonstances, a une grande utilité, quoiqu'il ait peu de valeur; un diamant peut avoir une grande valeur, quoiqu'en lui-même il ne soit pas d'une grande utilité. Il s'agit ici de l'utilité et de la valeur de la terre dans les contrées où la civilisation n'a pas pénétré.
[28] Cæs., Bell. Gall., lib. 7, cap. 9.
[29] Ibid. lib. 4, cap. 5.
[30] Ibid. lib. 5, cap. 1; lib. 6, cap. 5.
[31] Ibid. lib. 6, cap. 4.
[32] Ibid. lib. 5, cap. 4.
[33] Hume's, History of England, chap. XII (1265).
[34] Montesquieu avait très-bien aperçu les vérités que j'expose ici : « Quand les nations ne cultivent pas les terres, dit-il, voici dans quelle proportion le nombre des hommes s'y trouve. Comme le produit d'un terroir inculte est au produit d'un terrain cultivé, de même le nombre des sauvages, dans le pays, est au nombre des laboureurs dans un autre; et quand le peuple qui cultive les terres cultive aussi les arts, cela suit des proportions qui demanderaient bien des détails. » Esprit des lois, liv. XVIII, chap. x.
[35] Le gouvernement d'Archangel, avec une superficie de 30,000 lieues carrées, n'a qu'une population de 170,000 habitans, c'est-à-dire six individus par lieue carrée. Un hectare de terre, en France, est une propriété plus considérable que deux cents hectares dans cette partie de l'empire russe.
[36] Essai politique sur la Nouvelle Espagne, tome 2, liv. 3, chap. 8.
[37] Il est bien entendu que ces calculs ne peuvent avoir de l'exactitude qu'en comparant entre elles de grandes masses, et en comprenant dans la valeur du sol tout ce que l'industrie humaine en a fait sortir.
[38] Tableau du climat et du sol des États-Unis, t. 2, P. 472-476.
[39] Les bêtes qui ne vivent que de proie, sont rares et vont peu en troupes; pour fournir des subsistances, dans la saison la plus rigoureuse, aux animaux dont elles se nourrissent, il faut une étendue de terre immense; ajoutons qu'elles détruisent généralement tous ceux qu'elles rencontrent. L'homme, dans l'état sauvage, se conduit de la même manière : il se saisit de sa proie quand il peut s'en emparer; s'il la laissait échapper il ne serait pas sûr de la rencontrer une seconde fois. Ainsi, en même temps qu'il lui faut un grand nombre d'animaux pour subsister, tout concourt à les rendre rares.
[40] Mackenzie, t. 1, p. 295.- Hearne, chap. IX, p. 299.— Hennepin, p. 122 et 125.—Robin, t. 2, chap. XXXIV, p.356 et 367, et t. 2, chap. LIV, p. 367.
[41] Ces observations sont loin d'être nouvelles; elles sont aussi anciennes que la culture même de la terre. Les sages de l'antique Étrurie les exprimaient sous la forme d'un conte. « Un pauvre laboureur donne en dot à sa fille aînée le tiers de sa vigne, et fait si bien, qu'avec le reste, il se trouve aussi riche. Il donne encore un tiers à sa seconde fille, et il en a toujours autant. » Histoire romaine, par M. Michelet, t. 1, chap. IV, p. 56, 2e édit.
[42] « Partout où il se trouve une place où deux personnes peuvent vivre commodément, dit Montesquieu, il se fait un mariage. La nature y porte assez lorsqu'on n'est point arrêté par la difficulté de la subsistance. » Esprit des Lois, liv. xx111, chap. x. Cette observation de Montesquieu est le fondement de la doctrine que M. Malthus a développée dans son Essai sur le principe de la population.
[43] En 1793, au moment où quelques hommes attaquaient la société jusque dans ses fondemens, un philosophe, M. Rœderer, posa cette question dans un cours public :
« Le droit de propriété est-il inhérent à la nature de l'homme, antérieur à la société, inaliénable de la part de l'individu, et inviolable pour le corps social?
» Je n'hésite pas, ajouta-t-il, à répondre : Oui, sur toutes ces questions, en rappelant toutefois la distinction que j'ai déjà faite entre le droit et l'exercice du droit. » Et il prouva son affirmation. (Voyez le Journal d'économie publique, de morale et de politique, rédigé par M. Rœderer, t. 3, p.118, 212 et 257.
[44] Raynal, Histoire philosophique et politique des établissemens des Européens dans les Indes.
[45] Voyez les livres ix et x de l'Histoire d'Amérique de Robertson.
[46] Aux États-Unis, les familles qui habitent des terres nouvellement mises en culture, éprouvent toutes les maladies que produit l'insalubrité de l'air. La Rochefoucault, Voyage aux États-Unis, t. 1, p. 243, 279 et 280; tom. 2, p. 305. M. Wright, lett. 12 et 13, p. 203, 204, 231 et 232.
[47] On peut juger des difficultés que présenta d'abord la culture par le rapport qu'en ont fait les officiers qui commandaient la première expédition.
« J'avais lieu de craindre que la récolte ne fût point assez abondante, car on ne peut se faire une juste idée de la difficulté qu'éprouvèrent ceux d'entre eux qui étaient chargés du défrichement des terres. Croirait-on que j'ai vu douze hommes occupés durant cinq jours à arracher un arbre jusqu'aux racines? Qu'on joigne à ce travail excessif la faiblesse des travailleurs souvent épuisés par les maladies, la rareté des outils, leur facilité à s'émousser à raison de la dureté du bois, ceux enfin qu'on perdait dans la forêt parmi les herbes, on jugera sans peine que le sort qui nous attendait n'était rien moins qu'agréable. Voyage à New-Sud Wales, p. 142. — Arthur Philipp, Voyage à Botany-Bay. —L. Freycinet, Voyage aux terres australes, tome 11, ch. ix, p. 295. Peron, t. 2, liv. v, ch. 40, p. 393-395.
[48] Raynal, Histoire politique et philosophique, liv. 2. Suivant cet historien, chaque colon reçut gratuitement une lieue carrée de terrain.
[49] Raynal, Hist. philosoph., liv. 13.
[50] De Humboldt, Essai politique sur la Nouvelle-Espagne, suppl., p. 142 et 143.
[51] Raynal, Histoire philosophique, vol. 7, liv. 13, p. 27.
[52] Larochefoucault, Voyage aux États-Unis, t. 5, p. 192.
[53] Quelques hommes s'imaginent que, lorsqu'un pays est surchargé de population, le gouvernement peut mettre un terme à la misère qui pèse sur certaines classes en formant des colonies. M. Malthus a parfaitement démontré l'inefficacité de ce prétendu remède. An Essay on the principles of population, bk. 36, ch. 4.
[54] Code civil, art. 552. L'article 187 de la coutume de Paris avait admis, avant le Code civil, que la propriété du sol emporte la propriété du dessus et du dessous.
[55] Et quidem quæ flumina per eamdem regionem tantum labuntur, unde originem ducunt, tota sunt illius regionis. Arnoldi Vinnii Comment. in Instit. , lib. II, tit. 1, § I.
[56] Traité de législation, liv. IV, chap. I, t. 3, p. 241. -- « Les eaux courantes, dit M. G. Cuvier, entraînent les pierres, les sables et les terres des lieux élevés, et vont les déposer dans les lieux bas, quand elles perdent leur rapidité. De là les alluvions des bords des rivières, et surtout de leur embouchure...... Les terres ainsi formées sont les plus fertiles du monde. » Rapport historique sur les progrès des sciences naturelles depuis 1789, p. 144–145.
[57] La différence de fertilité, qui existe généralement entre les terres situées au fond des bassins des fleuves et des rivières, et les terres situées sur les parties les plus élevées des montagnes, est si grande, qu'on ne peut s'en faire une idée exacte qu'après avoir comparé le produit des unes au produit des autres. Les montagnes de France ne sont pas très-élevées; cependant il y a beaucoup de terres qui ne sont susceptibles d'aucune espèce de culture, et qui ne sont propres qu'à former de maigres pâturages. Immédiatement au-dessous de ces terres, il y en a d'autres qui donnent une ou deux récoltes tous les douze ou quinze ans, et cette récolte, qui souvent ne mûrit qu'avec peine, consiste en un peu d'orge ou d'avoine. Dans le département du Doubs, par exemple, il y a plus des deux cinquièmes des terres qui sont sans produit pour l'agriculture. Voyez la Statistique générale de la France, publiée par ordre du Gouvernement en l'an XII et en l'an XIII.
[58] Un décret du quatrième jour complémentaire an XIII (21 septembre 1805), rendu en exécution d'une loi (du 30 floréal an X) qui avait ordonné l'établissement d'un droit de navigation, reconnaît que les fleuves, rivières et canaux appartiennent aux bassins dans lesquels ils sont formés. « En exécution, dit-il, de l'art. 2 de la loi du 30 floréal an X, portant établissement du droit de navigation intérieure, les produits des droits perçus dans chaque bassin seront employés au profit des canaux, fleuves et rivières compris dans les arrondissemens de ce bassin, d'après la répartition qui en sera faite par notre ministre de l'intérieur pour chaque département. »
[59] En 1824, le nombre des usines mises en mouvement par des cours d'eau, dans le seul département de la Seine-Inférieure, était de plus de sept cents; à la même époque, un pouce de chute d'eau, situé aux environs de Rouen, valait mille francs, autant qu'un arpent et demi de terre. A Daviel, Pratique des cours d'eau, p. 11 et 12 des Observations préliminaires.
[60] Traité de législation, liv. III, ch. 27, t. 3, p. 127.
[61] Voyez l'art. 5 du traité de Paris, et les art. 14, 30, 96, 108, 109 et 110 de l'acte du congrès de Vienne, et les réglemens qui en ont été la suite. Supplément au Recueil des Traités d'alliance, de paix et de trève, conclus par les puissances de l'Europe; par G. F. de Martens, t. 6, p. 434-449. — Un traité fait à Mayence le 31 mars 1831, entre le gouvernement français et plusieurs gouvernemens d'Allemagne, promulgué en France le 26 juillet 1833 (Moniteur du 3 septembre 1833), a réglé les droits de ces divers états sur le Rhin, qui est leur propriété commune. On voit avec surprise que la Suisse ne figure pas dans ce traité, quoiqu'on y stipule pour elle.
[62] Dig. lib. 39, til. III, leg. 1, in princ. et § 1, 2, 6, 12, 13, 22; leg. 2, § 1, 2, 3 et 5; et leg. 3, § 2; et leg. 6, in princ.
[63] Ayant été consulté sur ce débat, je ne crus pas que la question de droit dût être résolue autrement qu'elle l'aurait été si elle s'était élevée entre deux particuliers. L'étendue du dommage ne change pas la nature du droit.
[64] Dauxion Lavaysse, Voyage aux Îles de la Trinidad, t. 1, ch. 2, p. 96-97.
[65] Robin, Voyage dans la Louisiane, t. 1, ch. 15, p. 228.
[66] Robin, t. 1, ch. 6, p. 89 et go; ch. 15, p. 228.
[67] Péron, liv. 1, ch. 4, p. 51. — La Pérouse, t. 2, ch. 4, p. 93 et 94.
[68] Voyage aux Etats-Unis, t. 1, ch. 3, p. 26 et 27.
[69] Voyage aux régions équinoxiales, liv. V, ch. 16, t. 5 P. 172-174.
[70] La Perouse, t. 2, ch. 4, p. 92-94.
[71] Voyez Traité de législation, liv. III, ch. 23, t. 3, p. 147-148.
[72] Voyez les Commentaires de César.
[73] Le village de Mandeure était, du temps des Romains, une ville considérable qui portait le nom d'Epamandudorum. Il reste encore beaucoup de vestiges et de ruines de cette ville.
[74] Statistique générale de la France, publié par ordre du Gouvernement. Département du Doubs, ch. 1, p. 3.
[75] Statistique générale de la France. Département de l'Indre, p. 173-257.
[76] Statistique générale de la France. Département des Deux-Sèvres, p. 132.
[77] Travels during the years 1787, 1788 and 1789 undertaken more particularly with a view of ascertaining the cultivation, wealth, resources, and national prosperity of the Kingdom of France, by Arthur Young, vol. 2. ch. p. 26, p. 106.
[78] « Un vandalisme déplorable a fait détruire, dans le cours de la révolution, la presque totalité des arbres champêtres qui ornaient nos coteaux, et une grande partie de ceux qui bordaient les grands chemins.» Statistique générale de la France. Département de la Meurthe, p. 19.
[79] « Des récoltes qui dédommageaient à peine des frais d'exploitation, ont bientôt désabusé les malheureux, séduits par de fausses espérances, et déjà une grande partie de ces terrains reste inculte. » Ibid., p. 167.
[80] Les propriétaires dont les biens étaient menacés par les défrichemens opérés sur les versans des montagnes, auraient certainement été fondés à s'opposer à ces défrichemens, en vertu des principes généraux du droit.
Si cui aqua pluviæ damnum dabit, dit la loi romaine, actione aquæ pluvia arcendæ avertetur aqua. L, 1, in princip. Dig. lib. XXXIX, tit. 3.
Hæc autem actio locum habet in damno nondum facto, opere tamen jam facto, hoc est, de eo opere ex quo damnum timetur, totiesque locum habet, quoties manufacto opere, agro aqua nocitura est; id est, cum quis manufecerit quo aliter flueret quàm natura soleret si fortè immitendo eam aut majorem fecerit, aut citatiorem, aut vehementiorem, aut si comprimendo redundare fecerit. Ibid, leg. 1, § I. Voyez les § 15 et 22.
[81] Le code forestier du 21 mai 1827 a renouvelé ces prohibitions pour vingt années. Voyez les art. 219-225.
[82] Statistique générale de la France. Département du Doubs, ch. 1, p. 5.
Dans le département des Deux-Sèvres, le déboisement a eu pour effet de rendre la pluie plus rare et moins abondante, d'accroître la force des vents, de rendre le temps plus froid et les terres moins productives. Statistique générale de la France. Département des Deux-Sèvres, p. 166.
[83] En France, les terres situées au sommet ou sur les pentes les plus élevées des montagnes, quand elles sont susceptibles d'être cultivées, ne donnent pas une récolte toutes les années; dans quelques départemens, on les cultive une fois tous les trois ou quatre ans ; dans d'autres, une fois tous les six ou sept ans; dans d'autres, à des intervalles plus éloignés encore. Dans le département des Deux-Sèvres, il est des terres qu'on ne culvite qu'une fois tous les sept ou neuf ans. Statistique générale de la France, p. 158 et 250. Sur les montagnes qui formaient jadis une partie du département du Rhin-et-Moselle, les récoltes se succèdent plus lentement encore. « Sur les montagnes et dans les bruyères, disait en 1802 le préfet de ce département, une grande partie des terres n'est ersemencée que tous les dix, douze, quinze et même vingt ans pendant ce long espace de temps, le champ repose, et n'offre qu'une vaine pâture au bétail; de manière que les terres arables sont, dans ces contrées, distribuées à peu près comme les coupes de bois aménagées. Lorsqu'on a fait le tour du territoire, on revient au sol d'où l'on est parti; on y trouve un gazon de mousse, lichen, de carex, de tithymales, de bruyères et de genêts, avec force thym et serpolet sauvage. On lève le gazon au hoyau, on le sèche, on le brûle; et les cendres ou le résidu de ces matières végétales servent d'engrais à la terre; on l'ensemence de seigle, d'avoine ou de blé sarrazin. » Statistique générale de la France. Département du Rhin-et-Moselle, p. 137. << Ce long repos qu'on laisse à un sol ingrat, dans l'intention de l'améliorer, semble le rendre plus paresseux et plus sauvage.» Ibid.
[84] « Leur nourriture, disait le préfet du Doubs, en parlant des habitans des montagnes de ce département, consiste en pain d'avoine, mêlé d'orge et d'un peu de blé, en légumes, en lait et en fromage maigre; deux fois par semaine, ils mangent du lard. » Statistique générale de la France. Département du Doubs, p. 67 et 68.
[85] Voyez les décrets de la Convention nationale du 11 nivôse an II (31 décembre 1793), et 21 prairial suivant (9 juin 1794).
[86] FN1: Environ 19 fr. 35 cent.
[87] FN2: Environ 15 fr.
[88] Travels during the years, 1787, 1788 and 1789, vol. 11, ch. XIV, p. 101–102.
[89] Il est possible cependant qu'un dissipateur sacrifie l'avenir au présent, et qu'il tarisse la source de ses revenus pour se livrer à de folles dépenses. Le bas prix du bois, dans certaines contrées, pourrait bien ne prouver que l'imprévoyance, la gêne ou la prodigalité des propriétaires.
[90] Voyez les ordonnances de Philippe V, du mardi avant Pâques 1318; de Philippe VI, du 29 mai 1346; de Charles VI, du 1er et du 8 mars 1388, du mois de septembre 1402, du 25 mai 1413, et du mois février 1415; de Charles VII, du 8 juin 1456; d'Henri IV, du mois de juin 1601 et du 27 septembre 1607; et de Louis XIV, du mois d'août 1669.
[91] Ordonnance de 1669, tit. XXVI, art. 1 et 2.
[92] Arrêt du conseil du 9 août 1723.
[93] A toutes les époques, le gouvernement a eu beaucoup de peine à faire respecter les forêts : le grand nombre des ordonnances qu'on a faites à ce sujet en fournissent la preuve. On voit, par le préambule de l'ordonnance de Charles VI, du mois de septembre 1402, qu'au moment où ce prince monta sur le trône, c'est-à-dire en 1388, les eauës et forestz étoient moult foulées, détruictes et diminuées en valeur, par le deffault et négligence d'aucuns ses officiers sur le faict desdites eauës et forests.
[94] L'ordonnance des eaux et forêts, du mois d'août 1669, 'imposait aux propriétaires de bois de haute-futaie l'obligation de déclarer d'avance les coupes qu'ils se proposaient de faire, que lorsque ces bois étaient situés à dix lieues de la mer, ou à deux lieues d'une rivière navigable. Tit. 26, art. 3.
[95] Environ sept milliards quarante millions de francs.
[96] Arthur Young, vol. 2, p. 115-116.
[97] Descartes supposait que les eaux de la mer se rendaient, par des conduits secrets, dans des réservoirs placés sous les montagnes; que là elles étaient réduites en vapeur par le feu central; que ces vapeurs, élevées dans l'intérieur des montagnes, se condensaient en eau contre leurs parois, et que cette eau s'écoulait par les fentes des rochers, comme l'eau distillée coule par le bec d'un alambic. Si telles étaient les idées d'un des plus grands philosophes et des meilleurs observateurs du dix-septième siècle, qu'on juge de ce que devaient être celles du vulgaire dans les siècles antérieurs.
[98] Insti. lib. II, tit. 1, § 2. Dig. lib. XLIII, tit. 12, leg. 1, § 3.
[99] Flumina quædam publica sunt, quædam non. Publicum flumen esse Cassius definit quod perenne sit. Dig. lib. XLIII, leg. 1, § 3.
[100] Flumen a rivo magnitudine dicernendum est, aut existimatione circumcolentium. Ibid, § 1. Un auteur, M. Daviel, prétend que, suivant le droit romain, les rivières non navigables étaient la propriété de ceux dont elles bordaient ou traversaient les terres. Il fonde cette opinion, qui est condamnée par la définition même que les jurisconsultes romains donnaient d'une rivière publique, sur la loi 2, Dig, de damn. infect., et sur la loi 1, § 4, de flumin. La première de ces lois ne dit pas un mot de ce qu'on lui fait dire si la citation était exacte, elle prouverait seulement que les propriétaires riverains pouvaient user d'un droit commun à tout le monde. La phrase que l'auteur cite de la seconde loi ne s'applique qu'aux torrens qui ne coulaient qu'à certaines époques de l'année, Pratique des cours d'eau, par A. Daviel, p. xvii et xix des Observations préliminaires.
[101] Si tamen aquam conrrivat vel si spurcam quis immitat, posse eum impediri plerisque placuit. Dig. lib. XXXIX, tit. 3, leg. 3.
[102] Fluminum publicorum communis est usus, sicuti viarum publicarum, et littorum. In his igitur publicè licet cuilibet ædificare et destruere: dum tamen hoc sine incommodo cujusquam fiat. Dig. lib. XXXIX, tit. 2, leg. 24, in princ.
[103] Dig. lib. XLIII, tit. 14, leg. 1, in princ.- Instit. lib. 2, it. 1, § 2 et 4.
[104] Dig. lib. XLIH, tit. 3, leg. 10, § 2. Tit. 8, leg. 2, S $ 16, eod. lib.
[105] Non autem omne quod in flumine publico, ripave fit coërcet prætor: sed si quid fiat, quo deterior statio et navigatio fiat. Dig. lib. XLIII, tit. XII, § 12.
[106] Leg. 2, eod. tit.
[107] La prohibition de pratiquer des cours d'eau dans les rivières navigables et dans celles qui les alimentent, paraît absolue dans le § 18 de la loi 1' re du même titre; mais il est clair qu'il faut l'entendre dans le sens que lui donne le § 15 (Proindè sive derivetur aqua, ut exiguior facta minus sit navigabilis). Autrement il n'aurait jamais été permis de pratiquer une prise d'eau dans une rivière, quelque petite qu'elle fût, puisqu'il n'y a pas de ruisseau qui ne contribue à rendre une rivière navigable, à moins qu'il ne soit située sur le rivage de la mer.
[108] Dig. eod. tit. leg. 1, § 7.
[109] Dig. lib. XLIII, tit. XII, leg. 1, § 19.
[110] Ibid. lib. xxxix, tit. 11, leg. 7, in princ. lib. XLIII, tit. xv, leg. 1.
[111] Ibid, tit. xi, leg. § 3.
[112] Eod. tit. leg,3, §2. -- Vinnii Comment.in Insti.lib. x, tit. 1, §4.
[113] Insti. lib. II ,tit. 1, § 4.
[114] Dig. lib. XLIII, tit. XII, leg.1, §6.
[115] Etablissemens de Saint-Louis, art. 124.
[116] Pour se faire une idée de l'oppression que la noblesse faisait alors peser sur le peuple, il faudrait lire toutes les dispositions de cette célèbre ordonnance, qui avait pour objet la réformation du royaume : « Pour ce que plusieurs louvetiers et loutriers, dit l'article 241, se sont efforcés et s'efforcent plusieurs fois d'empêcher les bonnes gens de prendre et tuer les loups, petits et grans, et exiger sur le povre peuple grans sommes de deniers..... Voulons et permettons par ces présentes que toutes personnes; de quelque état qu'elles soyent, puissent prendre, tuer et chasser sans fraude tous loups et loutres, grans et petits. »
L'article 242 ajoute: « Est vray que plusieurs seigneurs de nouvel et puis XL ans on ça, par la grande force et puissance, et par la faiblesse, povreté et simplesse de leurs sujets et voisins, ont fait et introduit nouvelles garennes, et estendues les leurs anciennes...... En dépeuplant le pays voisin des hommes et habitans, et le peuplant de bêtessauvages, par quo y les labourages et vignes des povres gens ont été tellement endommagiez et gastez par icelles bestes sauvages, que icelles povres gens n'ont eu de quoy vivre; et leur a convenu laisser leurs domiciles. »
[117] Article 246.
[118] « Et aussi plusieurs chemins, chaussées et passages, tels que bonnement on n'y peut passer sans très-grans inconvéniens et dangers. » Article 247.
[119] Art. 41, tit. 27.
[120] Art 42 et 44 du même titre.
[121] Art. 43 du même titre.
[122] Art. 28, tit. 27.
[123] Art. 40 du même titre. Arrêts du Parlement de Dijon du 1er août 1720, et du 20 août 1746.
[124] Loi des 4, 6, 7, 8 et 11 août 1789.
[125] Sect. III, art. 2, §§ 5 et 6.
[126] Des jurisconsultes distinguent le domaine public, des biens. qui appartiennent à l'état; ils mettent dans la première classe les objets qui sont consacrés à un usage public: tels que des routes, des ponts, des ports de mer, des fortifications; ils mettent dans la seconde les choses qui pourraient également appartenir à des particuliers, tels que des maisons, des meubles, et d'autres objets du même genre. Cette classification n'a rien de commun avec celle que fait la loi du 22 décembre 1790.
[127] Cette loi met, en outre, parmi les choses qui appartiennent à la nation, tous les biens et effets, meubles ou immeubles, demeurés vacans et sans maîtres, et ceux des personnes qui décèdent sans héritiers légitimes, ou dont les successions sont abandonnées; les murs et fortifications des villes, entretenus par l'état et utiles à sa défense, enfin les anciens murs fossés et remparts de celles qui ne sont point places fortes. (Art. 3 et 5.
[128] Art. 4. tit. I, sect. Ire.
[129] Décret du 27 septembre et 6 octobre 1791, tit. II, art. 15 et 16.
[130] Décret du 6 juillet 1793.-L'ordre du jour du décret du 30 du même mois est conçu en ces termes :« La Convention nationale, après avoir entendu la lecture d'une délibération prise par l'administration du département de la Charente, le 20 de ce mois, qui réfère à la Convention nationale la question de savoir si le droit de pêche est compris dans l'abolition générale des droits féodaux, et sur la proposition d'un membre, passe à l'ordre du jour, motivé sur ce que les droits exclusifs de pêche et de chasse étaient des droits féodaux, abolis par les décrets précédens, comme tous les autres. »
[131] Le même arrêté ordonnait la destruction de tous les ouvrages faits illégalement sur les fleuves et rivières navigables ou flottables.
[132] L'article 8 (§ 1) de cette loi excepte de la prohibition les bacs et bateaux non employés au passage commun, mais établis pour le seul usage d'un particulier, ou pour l'exploitation d'une propriété circonscrite par les eaux, s'il est constaté qu'ils ne peuvent nuire à la navigation.
L'article 9 du même paragraphe excepte les barques, batelets et bachots servant à l'usage de la pêche et de la marine marchande montante et descendante; mais il interdit aux propriétaires et conducteurs desdits barques, batelets et bachots, d'établir de passage à heure ni lieu fixes.
[133] Le tarif des droits à percevoir sur les bacs, passe-cheval et bateaux de passage, établis dans l'étendue du département de la Seine, a été fixé par l'arrêté du 11 fructidor an XI.
[134] L'art. 3 de l'arrêté du 13 vendémiaire an V avait imposé aux propriétaires des héritages aboutissant aux rivières et ruisseaux qui ne sont flottables qu'à bûches perdues, l'obligation de laisser le long des bords quatre pieds pour le passage des employés à la conduite des flots.
[135] Ce droit n'a pas lieu à l'égard des relais de la mer. Il ne peut pas avoir lieu non plus à l'égard des lacs et des étangs. (Code civil, art. 557 et 558.
[136] Code civil, art. 556-563.
[137] Art. 715.
[138] Voyez la loi du 15 avril 1829.
[139] Loi du 27 septembre 1731, art. 4, tit. I, sect. Ire.
[140] Le chemin de halage n'étant, en général, qu'une servitude établie sur les propriétés riveraines, pour le service de la navigation, et ne pouvant, par conséquent, être consacré à un autre usage sans le consentement de ceux qui doivent la servitude, il s'ensuit que les propriétaires riverains ont toujours un avantage sur les autres citoyens pour établir des usines sur les cours d'eau navigables ou flottables.
[141] Voyez, sur ces questions, l'ouvrage de M. A. Daviel, intitulé: Pratique des cours d'eau, pages 99 et suiv. — F. X. P. Garnier, Régime ou Traité des rivières, 2° partie, p. 257 et suiv.
[142] It became, dit Blackstone, a fundamental maxim and necessary principle of our English tennures, « That the king is the universal lord and original proprietor of all the lands in his Kingdom; and that no man doth on can possess any part of it, but what has mediately or immediately been derived as a gift from him, to be held upon feodal services. » i, 1. II, ch. IV, p. 51-53, 86 et 105.
Blackstone, qui était un admirateur sincère du système féodal, prétendait que cet ordre de choses s'était établi par le consentement universel de la nation, tout en reconnaissant qu'une très-grande partie du territoire anglais avait passé dans les mains du conquérant par suite des confiscations.
[143] 3 Term. Rep. 253.
[144] Blackstone, Comment., b. 4, ch. 13, vol. IV, p. 167.
[145] James Kent, Commentaries on american law, part. VI, lect. LI; vol. III, p. 330-350.
[146] James Kent, Comment. on american law, vol. III, lect. 50 and 51.
[147] Si l'on m'objectait qu'il y a beaucoup de grandes fortunes illégitimement acquises, je répondrais que cela même est une preuve que toute richesse est née du travail. Chez les indigènes de la Nouvelle-Hollande, personne ne s'enrichit par des monopoles, par des concussions ou par des confiscations, quoique les terres n'y manquent pas.
[148] Voyez, dans le règlement de Charles VI, du mois de février 1415, pour la juridiction du prévôt des marchands et échevins de Paris, les dispositions relatives aux coustumes et constitucions des rivières (art. 679-698).- Les dispositions de ce règlement, qui ne se rapportait qu'à la Seine et à ses affluens, ont été reproduites dans l'ordonnance des eaux et forêts du mois d'août 1669.
[149] Voici la condition que l'administration est dans l'usage d'insérer dans les autorisations qu'elle accorde d'établir des usines sur des rivières non navigables : « Il est de condition expresse que, dans aucun temps et sous aucun prétexte, le pétitionnaire ou ses ayans-cause ne pourront réclamer de dédommagement pour cause de chômage, ou par suite des changemens que le gouvernement jugerait convenable de faire pour l'avantage de la navigation, de l'industrie cu du commerce, au cours d'eau sur lequel l'usine se trouve placée. Ce dédommagement ne pourra être demandé, même dans le cas où la démolition de l'usine serait ordonnée. » — A. Daviel, Pratique des cours d'eau ; Garnier, Régime des eaux.
[150] Pratique des cours d'eau, par M. A. Daviel, p. 28 et 29 des Observations préliminaires.
[151] Le raisonnement que je rapporte ici est, au fond, le même que celui de ce prédicateur qui excitait ses auditeurs à rendre des actions de grâces à la divine Providence, de ce que, dans son inépuisable bonté, elle avait daigné faire passer les rivières à travers les grandes villes. Le même écrivain cite, à l'appui de son opinion, des dispositions des Capitulaires qui accordent aux propriétaires riverains les mêmes droits que leur reconnaissaient les lois romaines. Ces dispositions ne prouvent donc absolument rien en faveur de la thèse qu'il soutient.
[152] Régime, ou Traité des rivières, par F. X. F. Garnier, 2e partie, p. 85-86.
[153] En France, l'obligation imposée aux propriétés riveraines de fournir à la navigation un chemin de halage, existe depuis les temps les plus reculés. Le réglement de Charles VI, du mois de février 1415, constate qu'à cette époque ce chemin était dû depuis un temps immémorial.
« Et pour ce que de toute ancienneté sur et au long des bords et rivages des dictes rivières, tant comme elles se extendent et comportent de toutes pars, en quelque estat que les eates soient, hautes, moïennes ou basses, doit avoir chemin de vint-quatre piez de lé, pour le trait des chevaux trayans les nefs, bateaulx et vaisseaulx, tant montens comme avalens par ycelles........ ordonnons que aucun ne mette ou fasse mettre sur ses dicts rivages, aucuns empeschemens quelconques, et que chascun sur son héritage seuffre, face et maintieigne convenablement le dit chemin de vint-quatre piez de lé pour le trait des dicts chevaulx, sur les points contenus en l'article précédent. » Art. 680.
[154] Instit. lib. II, tit. I, §1.-Dig. lib.I, tit. VIII, leg. 2, § 1, leg. 4 (De divisione rerum ).
[155] Maris naturam littora sequuntur ac proindè ad littus maris cuivis accedere licet, navem eo appellare ac reficere, retia siccare, et casam, in quam tantisper se recipiat, ponere. Dig. lib. I, tit. VII, L. 4 (De divisione rerum).—Instit. lib. II, tit. I, § 5.
[156] Littora in quæ populus romanus imperium habet, populi romani esse arbitror. Dig. lib. XLIII, tit. VIII, leg. 3.-Cette loi paraît contraire à la loi 14, tit. I, liv. XLI.
[157] Dig. lib. XLI, tit. I, leg. 14, princ. et leg. 3a, § 4; eod. tit. lib. XLIII, tit. VIII, leg. 3, § I.
[158] Dig. lib. XLIII, tit. VIII, leg. 2, §§ 8 et 'g. Tit. XII, leg. 1,817, eod. lib.-Lib. I, tit. VIII, leg. 2 (De divisione rerum et qualitate).
[159] At enim qui locum ita in mari aut littore occupatur, non simpliciter et absolutè occupantis fit, sed duntaxat interea dum occupat, dum ædificium manet: nam, ædificio sublato, locus in pristinam causam quasi jure postliminii revertitur. Dig. lib. I, tit. VIII, leg. 6 et leg. 14, § 1 (De divisione rerum et qualitate).
[160] Quamvis quod in littore publico, vel in mari, extruxerimus, nostrum fiat : tamen decretum prætoris adhibendum est, ut id facere liceat. Dig. lib. XLI, tit. I, leg. 50.
[161] Dig. lib. XLI, tit. I,leg. 14;-lib. XLIII. tit. VIII, leg. 3; tit. XII, leg. 1, § 17. eod. lib.
[162] Dig. lib. XLIII, tit. VIII, leg. 2, §9; — tit. XII, leg. 1, § 17, cod. lib.
[163] Est autem littus maris, quatenus hibernus fluctus maximus excurrit. Instit. lib. II, tit. I, § 3.
[164] Ordonnance de la marine de 1681, liv. IV, tit. VII, art. 1er.
[165] Liv. IV, tit. VII, art. 1 et 2.-Le réglement de Charles VI, du mois de février 1415, renferme des dispositions analogues pour la Seine et ses affluens (art. 680-683). Ces dispositions. ont été étendues à toutes les rivières navigables par l'ordonnance des eaux et forêts de 1669.
[166] Liv. V, tit. I, art. 1er.
[167] Voy. le tit. III du liv. V de l'ordonnance de 1682, art. 1, 2 et 8.
[168] Ibid, art. 10.
[169] Ordonnance de la marine de 1681, liv. II, tit. X, art. 1, 2, 3, 4 et 5.
[170] Liv.IV, tit. VIII, art.13r.
[171] Si in mari aliquid fiat, Labeo ait, competere tale interdictum ne quid in mari, inve littore quo portus, statio ITERVE navigio deterius fiat. Dig. lib. LIII, tit. II, leg. 1, § 17 (De Fluminibus).
Nemo igitur ad littus maris accedere prohibetur, piscandi causâ. Dig. lib. I, tit. VIII, leg. 4.
Voyez le Traité de la voirie, par M. Isambert, 1re partie, p. 244 et 245.
[172] Les terres que la mer laisse en se retirant, et qu'on nomme relais, font aussi partie du domaine public, de même que les rivages. Décrets des 11 nivôse et 19 prairial an II (31 décembre 1793 et 7 juin 1794); Code civil, art. 538.
[173] Corn. van Bynkershoec, De Dominio maris. Voyez aussi Vattel, le Droit des gens, liv. 1, chap. XXII.
[174] Quare omnino videtur rectius, eo potestatem terræ extendi quousque tormenta exploduntur eatenus quippe cum imperare tum possidere videmur. Loquor autem de his temporibus, quibus illis machinis utimur: alioquin generaliter dicendum esset, potestatem terræ finiri, ubi finitur armorum vis; et enim hæc, ut diximus, possessionem tenetur. Corn. van Bynkershoec, De Dominio maris, cap. II, tom. 1, p. 126-127.
[175] Du Droit des gens, liv. Ier, chap. XXIII, § 289.-Suivant Bodin, la domination d'un peuple sur la mer qui baigne son territoire s'étend jusqu'à trente lieues des côtes. De la République, liv. Ier, chap. X. Voy. Grotius, de jure belli ac pacis, lib. II, cap. III, § 8. Mare liberum.
[176] « Quand une nation s'empare de certaines parties de la mer, dit Vattel, elle y occupe l'empire, aussi bien que le domaine........ Ces parties de la mer sont de la juridiction du territoire de la nation; le souverain y commande, il donne des lois et peut réprimer ceux qui les violent; en un mot, il y a tous les mêmes droits qui lui appartiennent sur la terre, et en général tous ceux que la loi de l'état lui donne.» Le Droit des gens, liv. Ier, chap. XXIII, § 235.
[177] Mare clausum, lib. II, cap. XXVIII.
[178] Institutions du droit de la nature et des gens, par Gérard de Rayneval, liv. II, chap. IX, § 10, p. 161, et note 26, p. 86.
[179] Les eaux qui baignent les côtes de la Grande-Bretagne sont, pour la nation anglaise, un moyen puissant de communication entre les diverses fractions dont cette nation se compose. En France, nous n'avons pas encore su tirer parti de ce moyen.
[180] Un arrêté du gouvernement, du 11 juillet 1797, ordonne qu'il sera fait dans chaque département un état général des chemins vicinaux, état d'après lequel l'administration départementale désignera ceux qui, à raison de leur utilité, doivent être conservés, et prononcera la suppression de ceux reconnus inutiles, qui seront rendus à l'agriculture. On lit, en tête de cet arrêté, les motifs suivans :
« Considérant que la destination des chemins vicinaux ne peut être que de faciliter l'exploitation des terres ou les communications de village à village; que toutes les fois qeu ce double objet est rempli, l'ouverture de chemins nouveaux n'est plus qu'une usurpation sur l'agriculture. »
En lisant de tels motifs, ne serait-on pas tenté de croire qu'aux yeux des auteurs de cet arrêté, les communications entre les villes et les campagnes étaient inutiles, et que la population agricole pouvait être parfaitement gouvernée, quoiqu'il n'existât aucun moyen de communication entre elle et le gouvernement?
[181] Prætor ait: Ne quid in loco publico facias, inve eum locum immitas qua ex re illi damni detur: præter quam quod lege, senatusconsulto, edicto, decretove principum tibi concessum est....... Et tam publicis utilitatibus quam privatorum per hoc prospicitur. Dig. lib. XLIII, tit. VIII, leg. 1, in princip. et § 2.
[182] Dig. lib. XLIII, tit. VIII, leg. 2, §§ 22 et 23.
[183] Les principes adoptés par l'Assemblée constituante étaient professés, au seizième siècle, par un des jurisconsultes les plus éclairés de cette époque. Loyseau n'admettait pas que les seigneurs, ni le roi lui-même, fussent propriétaires des chemins publics. La distinction, entre les chemins royaux et les chemins de traverse, n'était convenable que quand il s'agissait d'en déterminer la largeur et d'en assurer l'entretien. « Les chemins, pour être dits royaux, ne sont pas plus au roi, disait-il, que les traverses ou autres chemins publics; ils sont de la catégorie des choses qui sont hors du commerce, dont partant la propriété n'appartient à aucun, et l'usage est à un chacun, qui, pour cette cause, sont appelés chemins publics. » Des Seigneuries, ch. IX.
[184] Voy. le titre VIII de cette loi, qui établit un droit de passe sur les chemins. Un pareil droit est établi sur tous les chemins publics d'Angleterre.
[185] Les routes de première classe sont au nombre de 14; les routes de seconde classe au nombre de 13; celles de troisième classe au nombre de 202; quant aux routes départementales, on ne jugea pas à propos d'en faire le dénombrement.
[186] La loi sur les passeports, qui ne permet de faire usage des chemins qu'avec la permission de la police, n'est-elle pas une atteinte à ce droit?
[187] Cum via publica, vel fluminis impetu vel ruina, amissa est, vicinus proximus viam præstare debet. Dig. leg. 14, §. 1, quemadmodum servitutes amittuntur.-Loi du 28 septembre. 6 octobre 1791, tit. II, art, 41.
[188] Arrêt du conseil du 26 mai 1705; règlement du 17 juin 1721; ordonnance du bureau des finances de la généralité de Paris, du 29 mars 1754; arrêt du conseil du 27 février 1765; loi du 16 septembre 1807, art. 50.
[189] Décret du 16 décembre 1811, art. 91 et 92.
Sur les questions de jurisprudence auxquelles les lois sur les chemins publics peuvent donner lieu, on peut consulter le Traité de la voirie, par M. Isambert, conseiller à la Cour de cassation; le Traité des chemins de toute espèce, par M. F.-X.-P. Garnier; le Traité des chemins communaux, par M. A. Robiou, et le Code des chemins vicinaux, par un avocat à la Cour royale de Paris.
[190] On a vu que ces arbres appartiennent aux propriétaires riverains, qui ne peuvent, néanmoins, les couper ni les arracher sans autorisation.
[191] Section VI, art. 1.— Code forestier, art. 145.
[192] Arrêt du conseil du 25 avril 1820.
[193] Turgot, t. 4, p. 406. Les Anglais admettent en principe que le propriétaire de la surface a la propriété du dessus et du dessous. Chacun peut donc bâtir sur son terrain, ou y faire des fouilles, sans que le gouvernement ait le droit de s'en mêler. Il n'existe chez eux ni lois sur les mines, ni ingénieurs privilégiés pour l'exploitation des mines. Les richesses souterraines sont protégées par les mêmes lois que toutes les autres propriétés. L'autorité publique a bien pu attribuer au propriétaire de la surface la propriété des richesses minérales que le sol renferme; mais ce n'est pas en vertu du principe qui sert de fondement à toute propriété.
[194] « Pour que l'exploitation d'une mine au profit du souverain lui soit avantageuse, dit Turgot, il faut deux conditions: l'une que la mine soit excessivement riche, l'autre, que l'Etat soit très-petit. » T. 4, p. 420.
[195] Sont considérées comme mines celles connues pour contenir en filons, en couches ou en amas, de l'or, de l'argent, du platine, du mercure, du plomb, du fer; en filons ou couches, du cuivre, de l'étain, du zinc, de la calamine, du bismuth, du cobalt, de l'arsenic, du manganèse, de l'antimoine, du molybdène, de la plombagine, ou autres matières métalliques, du soufre, du charbon de terre ou de pierre, du bois fossile, des bitumes, de l'alun, et des sulfates à base métallique. (Loi du 21 avril 1810, art. 2.
Les minières comprennent les minerais de fer dits d'alluvion, les terres pyriteuses, propres à être converties en sulfate de fer, les terres alumineuses et les tourbes. (Art. 3.
Les carrières renferment les ardoises, les grès, pierres à bâtir et autres, les marbres, granits, pierres à chaux, pierres à plâtre, les poussolanes, le trass, les basaltes, les laves, les marnes, craies, sables, pierres à fusil, argiles, kaolin, terre à foulon, terre à poterie, les substances terreuses et les cailloux de toute nature, les terres pyriteuses, regardées comme engrais; le tout exploité à ciel ouvert, ou avec des galeries souterraines (Art. 4.
[196] Un décret du 6 mai 1811 règle l'assiette et le mode de perception des redevances fixes et proportionnelles.
[197] Le 18 janvier 1832, M. Voyer d'Argenson a proposé l'abrogation de la disposition de la loi du 24 avril 1810, qui autorise le gouvernement à concéder des mines, et la révision des concessions déjà faites. Dans les développemens imprimés de sa proposition, il a signalé quelques-uns des nombreux abus de cette loi.
[198] Essai politique sur le royaume de la Nouvelle-Espagne, t. IV, liv. IV, chap. XI, p. 29.
[199] Ibid. p. 1.
[200] Les proportions de la contribution doivent être déterminées par une loi spéciale. C'est le seul moyen de prévenir les répartitions arbitraires.
[201] Art. 1, sect.IV, titre 1.
[202] Loi du 7 juillet 1833, art. 52.
[203] Celte règle est cependant subordonnée aux usages locaux. Code civil, art. 671.
[204] Cette distance et ces ouvrages sont généralement déterminés par des usages et des réglemens locaux. (Code civil, art. 674.) On peut voir à cet égard, les articles 188, 189, 190 191 et 192 de la coutume de Paris. Desgodets, Lois des bâtimens.
[205] « Dans les villes et faubourgs, chacun peut contraindre son voisin à contribuer aux constructions et réparations de la clôture faisant séparation de leurs maisons, cours et jardins assis èsdites villes et faubourgs : la hauteur de la clôture est fixée suivant les règlemens particuliers et les usages constans et reconnus; et à défaut d'usage et de réglemens, tout mur de séparation entre voisins, qui sera construit ou rétabli à l'avenir, doit avoir au moins trente-deux décimètres (six pieds de hauteur), compris le chaperon, dans les villes de cinquante mille âmes et au-dessus, et vingt-six décimètres (huit pieds) dans les autres.» (Code civil, art. 663.
[206] L'article 664 du Code civil prévoit, au titre des servitudes, le cas où les différens étages d'une maison appartiennent à divers maîtres. Les questions qui s'élèvent en pareil cas sont presque toutes des questions de propriété.
[207] Voyez les art. 151-158 du Code forestier du 21 mai 1827.
[208] Voyez ordonnance du 9 décembre 1713; lois des 7 et 10 juillet 1791, et 17 et 25 juillet 1819.