CHARLES DUNOYER,
Nouveau traité d’économie sociale,
ou simple exposition des causes sous l’influence desquelles les hommes parviennent à user de leurs forces avec le plus de LIBERTÉ
(1830)
Volume 1

[Created: 27 December, 2022]
[Updated: 13 December, 2023 ]

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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Charles Dunoyer, Nouveau traité d’économie sociale, ou simple exposition des causes sous l’influence desquelles les hommes parviennent à user de leurs forces avec le plus de LIBERTÉ, c’est-à-dire avec le plus FACILITÉ et de PUISSANCE (Paris: Sautelet et Mesnier, 1830). Volume 1.http://davidmhart.com/liberty/Books/1830-Dunoyer_NouveauTraite/Dunoyer_NT1.html

Charles Dunoyer, Nouveau traité d’économie sociale, ou simple exposition des causes sous l’influence desquelles les hommes parviennent à user de leurs forces avec le plus de LIBERTÉ, c’est-à-dire avec le plus FACILITÉ et de PUISSANCE (Paris: Sautelet et Mesnier, 1830). 2 vols.

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Tables des matières

Tome Premier

Tables des chapitres contenus dans le tome premier.

 


 

Volume I

[I-1]

INTRODUCTION.
Objet et plan de cet ouvrage. — Méthode que l'auteur a suivie.

§ 1. Nous ne pouvons sortir de l'état de faiblesse et de dépendance où la nature nous a mis que par nos conquêtes sur les choses et par nos victoires sur nous-mêmes: nous ne devenons libres qu'en devenant industrieux et moraux. Telle est la vérité fondamentale qui sera développée dans ce livre. Je ne veux faire ni un traité de morale, ni un traité sur l'industrie je veux, comme mon épigraphe l'annonce, montrer l'influence de ces deux choses sur l'exercice de nos facultés; mon dessein est de faire voir comment elles donnent naissance à la liberté humaine [1] .

[I-2]

§ 2. Que l'on considère la société dans toutes ses manières d'agir, dans tous les ordres de fonctions et de travaux que sa conservation et son développement réclament, et l'on verra que, depuis le plus simple jusqu'au plus élevé, depuis le labourage jusqu'à la politique, il n'en est pas un qui, pour s'exercer avec facilité, avec puissance, avec liberté, ne demande aux hommes deux choses: du savoir-faire et du savoir vivre, de la morale et de l'industrie.

§ 3. Je ne sais point si je m'abuse; mais il me semble que dans nos efforts pour étendre et faciliter l'exercice de nos forces, que dans notre tendance vers la liberté nous commettons de fâcheuses méprises.

La première, et à mon sens la plus capitale, c'est de ne pas assez voir les difficultés où elles sont, c'est de ne les apercevoir que dans les gouvernemens. Comme, en effet, c'est ordinairement là que les plus grands obstacles se montrent, on suppose que c'est là qu'ils existent, et c'est là seulement qu'on s'efforce de les attaquer. On ne veut pas arriver jusqu'aux nations qui sont par derrière. On ne veut pas voir que les nations sont la matière dont les gouvernemens sont faits; que c'est de leur sein qu'ils sortent ; que c'est dans leur sein qu'ils se recrutent, qu'ils se renouvellent; que par conséquent, lorsqu'ils sont mauvais, il faut bien [I-3] qu'elles ne soient pas excellentes. On ne veut pas voir que tout le mal qu'ils font alors a ses véritables causes ou dans la corruption du public qui le provoque, ou dans son ignorance qui l'approuve, ou dans sa pusillanimité qui le tolère, quand sa raison et sa conscience le condamnent. On ne veut voir que le gouvernement : c'est contre le gouvernement que se dirigent toutes les plaintes, toutes les censures; c'est sur le gouvernement que portent tous les projets de réformation; il ne s'agit que de réformer le gouvernement; il n'est pas question que la société s'amende; on ne paraît pas admettre qu'elle en ait besoin; on nous dit bien assez que nous sommes victimes des excès du pouvoir on ne s'avise point de nous dire que nous en sommes coupables, et ceci, qui n'est pas moins vrai, serait pourtant un peu plus essentiel à nous apprendre [2] .

[I-4]

Ce n'est pas tout. Tandis qu'on ne veut pas voir les obstacles où ils sont, on ne veut apercevoir qu'une partie de ces obstacles, on ne veut considérer que ceux qui naissent des vices du gouvernement, où, comme il serait plus exact et plus juste de s'exprimer, ceux qui résultent de l'imperfection de nos idées et de nos habitudes politiques. Cependant il est sûrement très-possible que nous ne soyons pas imparfaits seulement dans cette partie de nos moyens d'agir. Il est possible que nous ignorions la plupart des arts et des sciences; il est possible que nous ayons beaucoup de vices personnels; il est possible que nous tombions, les uns envers les autres, dans un grand nombre d'injustices et de violences particulières. Or, très-certainement, cette ignorance et ces désordres privés, s'ils n'affectent pas la liberté au même degré que le manque d'instruction et de moralité politiques, ne laissent pas de lui être encore excessivement pernicieux. On a donc tort de ne pas les [I-5] comprendre au nombre des causes qui nous empêchent d'être libres.

Une troisième erreur fort accréditée, et qui peut-être n'est pas moins grave, c'est, en même temps que nous ne voulons pas prendre garde à tous nos défauts, ni même en général tenir compte de nos défauts, de croire que certains de nos progrès nous sont nuisibles, de prétendre, par exemple, que l'industrie, l'aisance, les lumières sont des obstacles à la liberté. Il n'est sûrement personne parmi nous qui n'ait fréquemment entendu dire que nous sommes trop civilisés, trop riches, trop heureux pour être libres. C'est une expression universellement reçue, et dont les beaux esprits, et quelquefois même les bons esprits se servent comme le vulgaire [3] . Un de nos publicistes les plus justement renommés, M. B. de Constant, dans son ouvrage sur les religions, croit que l'Europe marche à grands pas vers un état pareil à celui de la Chine, qu'il représente à la fois comme très-civilisée et très-asservie. M. de Châteaubriand, dans un opuscule en faveur de la septennalité, enseigne expressément que plus les hommes sont éclairés et moins ils sont capables d'être libres. De sorte que, suivant ces écrivains, l'espèce [I-6] humaine semblerait être réduite à la triste alternative de rester barbare ou de devenir esclave, et qu'il lui faudrait nécessairement opter entre la civilisation et la liberté.

Enfin, tandis qu'on veut que la liberté soit diminuée par de certains progrès, il semblerait, à voir l'insouciance que l'on montre pour des perfectionnemens d'un ordre plus élevé, qu'on regarde ces perfectionnemens comme inutiles. Nous travaillons de toutes nos forces à l'accroissement de cette industrie, de cette aisance, qui sont mortelles, disons-nous, pour la liberté, et, en même temps, nous ne mettons aucun zèle à développer nos facultés morales qui lui pourraient être si favorables. Nous faisons aux arts de merveilleuses applications de la mécanique, de la chimie et des autres sciences naturelles, et nous ne songeons point à y appliquer la science des mœurs, qui pourrait tant ajouter à leur puissance [4] . Nous ne voulons pas voir combien sont encore imparfaits les peuples qui ne sont qu'habiles, et combien se montrent plus habiles [I-7] ceux qui sont aussi moraux. Nous ne sentons pas assez d'ailleurs qu'il n'est pas seulement question d'habileté, mais aussi de dignité, d'honneur, de puissance, de liberté; et que si la liberté naît de l'industrie, elle naît surtout de bonnes habitudes, soit privées, soit publiques.

§ 4. Je m'écarterai, sur ces points fondamentaux, des idées qui paraissent le plus généralement reçues.

D'abord je ne parlerai point des gouvernemens, ou du moins ce que j'en pourrai dire ne se distinguera pas de ce que j'ai à dire des populations. Je ne porterai mes regards que sur les masses; leur industrie et leur morale seront le sujet de toutes mes observations, la matière de toutes mes expériences. C'est en effet là que sont tous les moyens de la liberté, et aussi tout ce qu'elle peut rencontrer d'obstacles, même ceux qui naissent du gouvernement, ordre de travaux ou de fonctions qui, comme tous les autres, n'est jamais, à dire vrai, que ce que l'état des peuples veut qu'il soit. Je trouverai les obstacles dans le défaut d'industrie, de savoir, de capitaux, de bonnes habitudes particulières et politiques. Les moyens sortiront du progrès de tout cela [5] .

[I-8]

Je considérerai ce progrès dans les masses, parce que c'est là qu'il doit se faire pour être de quelque effet, et aussi parce que c'est réellement là qu'en est le mobile et que s'en opère le développement. Les nations vivent d'une vie qui leur est propre. Elles ont, en toutes choses, l'initiative des améliorations. Ce sont les agriculteurs qui perfectionnent l'agriculture; les arts sont avancés par les artistes, les sciences par les savans, la politique et la morale par les moralistes et les politiques. Il y a seulement, entre les choses qui sont l'affaire particulière de chacun et celles qui sont l'affaire de tout le monde, cette différence que, dans les premières, [I-9] les perfectionnemens sont immédiatement applicables pour celui qui les invente, tandis que dans les secondes, à savoir dans les politiques, les applications ne peuvent avoir lieu que lorsque la pensée du publiciste est devenue la pensée commune du public, ou du moins d'une portion très-considérable du public. Jusque-là, on ne peut faire, pour les réaliser, que des tentatives impuissantes. Il est possible qu'un pouvoir de bonne volonté entreprenne de les établir; mais il ne fera point œuvre qui dure. Il est possible que la chose soit essayée, malgré le pouvoir, par un parti qui le renverse et le remplace; mais les insurrections les plus heureuses n'auront pas plus d'effet que les concessions les plus bienveillantes. La chose ne s'établira que fort à la longue, à mesure qu'elle passera dans les idées et les habitudes du grand nombre. Par où l'on voit que ce dernier ordre de perfectionnemens, qu'on voudrait réserver exclusivement à certains pouvoirs ou à certains hommes, est, plus qu'aucun autre, l'affaire de la société ; puisque aucune amélioration de ce genre n'est praticable que lorsque la société y donne son consentement, et ne devient effective que lorsqu'elle l'a réellement adoptée.

Encore une fois, je n'envisagerai donc que la société; je ne chercherai les moyens de la liberté que dans les progrès de la société.

Ensuite je me garderai bien de ne considérer [I-10] qu'une partie de ces progrès : je tiendrai compte de tous. Je me garderai bien de dire que certains sont nuisibles à la liberté, ou d'avoir l'air de croire que d'autres lui sont inutiles : je dirai qu'ils lui sont tous favorables et nécessaires, les progrès industriels comme les progrès moraux, les moraux comme les industriels. Telle est l'idée que je me fais des uns et des autres, qu'il me serait fort difficile de dire lesquels la servent le mieux, et quels hommes travaillent davantage à se rendre libres, de ceux qui acquièrent de l'industrie, de ceux qui contractent de bonnes habitudes personnelles, ou de ceux qui se forment à de bonnes habitudes civiles. Cet homme est un pilote expérimenté : il ne sera pas embarrassé pour conduire une barque et franchir une rivière; cet autre a vaincu son penchant à l'intempérance : l'ivresse ne le fera plus trébucher malgré lui; ceux-là renoncent mutuellement à toute prétention injuste: ils vont cesser par cela même de s'entraver dans l'usage inoffensif de leurs facultés. On voit ainsi que nos progrès de toute nature contribuent également à nous rendre libres : les uns nous tirent de la dépendance des choses, les autres de la dépendance de nous-mêmes, les autres de la dépendance de nos semblables.

Après cela on verra que ces divers développemens, bien loin de se contrarier, comme on veut [I-11] le dire, se soutiennent, s'aident réciproquement, et contribuent à l'extension les uns des autres, de même qu'ils contribuent tous à l'accroissement de la liberté. Nous ne faisons pas une espèce de progrès qui n'en provoque plusieurs autres sortes. Nous ne pouvons pas développer une partie de nos moyens sans travailler par cela même au dévelop pement de tous. L'amélioration des mœurs ajoute aux pouvoirs de l'industrie; les progrès de l'industrie amènent ceux de la morale. Il n'est pas vrai qu'en acquérant plus de bien-être nous devenions moins sensibles à la considération. Je ne veux pas admettre que les habitans de Paris aient moins d'honneur aujourd'hui qu'ils n'en avaient au temps de la Ligue ou à des époques plus reculées et partant plus barbares. Je ne saurais imaginer qu'en pavant et éclairant leurs rues, en purifiant et ornant leurs demeures, en se procurant de meilleurs habits et de meilleurs alimens, en se tirant par le travail de l'ordure et de la misère, ils aient dû perdre de leur dignité. Il est vrai qu'en nous élevant sous un grand nombre de rapports nous semblons avoir décliné sous quelques autres. On peut observer avec raison, par exemple, que beaucoup de villes ont aujourd'hui moins de pouvoirs municipaux qu'elles n'en possédaient aux XIII et XIV siècles; mais il ne serait ni raisonnable, ni historiquement vrai de dire que c'est la faute de l'industrie. [I-12] C'était au contraire à l'industrie que ces villes étaient redevables de ces pouvoirs, qu'elles ne purent défendre plus tard contre les envahissemens de la puissance royale. C'était l'industrie, au moyen âge, qui avait affranchi les communes de la tyrannie des seigneurs; ce sera elle, tôt ou tard, qui les délivrera du despotisme plus concentré des cours et de la domination des capitales. L'industrie prépare les peuples à l'activité collective comme à tous les genres d'activité nécessaires au développement et à la conservation de l'espèce. Il ne faut qu'ouvrir les yeux pour voir que, de notre temps, les populations les plus industrieuses et les plus cultivées sont aussi celles qui ont le plus de vie et de capacité politiques. Les Espagnols du littoral, plus laborieux et plus aisés que ceux du centre, ont beaucoup mieux défendu les institutions protectrices qu'une partie de la nation avait voulu établir. Nous voyons en Grèce les hommes riches et éclairés donner, tout les premiers, l'exemple des dévouemens héroïques. Enfin ne sont-ce pas en France les villes commerçantes et manufacturières qui usent de leurs droits politiques avec le plus d'intelligence, de mesure et de fermeté?

Il n'est donc pas vrai que le développement de nos facultés morales soit incompatible avec celui de nos facultés industrielles. Mais ce qui est vrai, et ce que j'aurai soin de reconnaître, c'est que [I-13] certaines dispositions de notre ame peuvent mettre de grands empêchemens aux progrès des unes et des autres. Voilà ce que font notamment la passion du faste et cette sensualité excessive auxquelles, d'âge en âge, on accuse les peuples de se laisser entraîner. Il ne faut pas croire ce qu'on dit de ces vices, qu'ils sont un fruit de la civilisation, qu'ils sont particuliers aux nations que l'industrie a rendues très-opulentes. On verra bien au contraire que ces nations, toute proportion gardée, s'y laissent infiniment moins emporter que les peuples barbares, et que la civilisation, qui nous éloigne de tant d'excès, tend aussi à nous détourner de celui-là. Mais enfin il pourrait être vrai de dire que nous y donnons beaucoup trop encore; et qu'au point où ils dominent, ils continuent à opposer de grands obstacles aux progrès de l'industrie, et surtout à celui des mœurs. Certainement, si nous consacrions à l'avancement de nos travaux ce que nous donnons de trop à la satisfaction de nos plaisirs, la richesse, et les arts qui en sont les créateurs, prendraient des accroissemens bien plus rapides. Certainement encore si nous étions aussi sensibles à l'honneur qu'à la volupté; si nous prenions de notre dignité morale autant de soin que de notre bien-être physique, les mœurs ne resteraient pas autant en arrière de l'industrie. C'est, il n'en faut pas douter, à notre amour trop exclusif pour les jouissances [I-14] sensuelles, c'est à l'universelle préférence qu'elles obtiennent sur des plaisirs plus nobles et plus relevés qu'il faut attribuer cette disproportion choquante qu'on remarque entre la perfection des arts et celle des habitudes, entre la capacité industrielle et la capacité politique, entre la grandeur des fortunes et le peu d'importance des personnes. Je m'attacherai donc à faire sentir combien il nous importe de ne pas nous laisser absorber par le soin de notre bien-être physique, combien nous avons besoin de cultiver nos facultés morales, et à quel point le progrès de ces dernières, si nécessaire à celui des autres, est particulièrement indispensable à la liberté.

§ 5. Je commencerai par dire ce que j'entends par ce mot.

Je chercherai ensuite successivement :

Si toutes les variétés de l'espèce humaine sont également aptes à devenir libres;

Si elles peuvent également devenir libres sous toutes les latitudes et dans toutes les situations;

Si la liberté peut être la même à tous les degrés de culture;

Quel degré de liberté est compatible avec la manière de vivre des peuples sauvages;

Avec celle des peuples nomades;

[I-15]

Avec celle des peuples sédentaires qui se font entretenir par des esclaves;

Avec celle des peuples chez qui la servitude domestique a été remplacée par le servage;

Avec celle des peuples chez qui le servage a été remplacé par le privilège;

Avec celle des peuples chez qui tout privilège est aboli; mais où une portion considérable de la société est emportée vers la recherche des places;

Enfin, avec celle des peuples où l'activité universelle est dirigée vers l'industrie; où l'on ne voit plus ni maîtres, ni esclaves, ni privilégiés, ni solliciteurs; où il n'y a que du travail et des échanges, et où le gouvernement lui-même n'est qu'un travail fait par une petite portion de la société au nom et pour le compte de la société tout entière [6] .

Parvenu à la vie industrielle, qui est le terme [I-16] le plus élevé où il semble possible d'atteindre, au moins du point où est maintenant arrivée la société, je m'arrêterai quelques instans pour faire remarquer les obstacles qu'y trouve encore la liberté, et les bornes inévitables qu'elle paraît rencontrer dans la nature des choses.

Après quoi je considérerai cet état social dans les divers ordres de travaux et de fonctions qu'il embrasse, en commençant par les industries qui agissent sur les choses, telles que :

L'agriculture;

La fabrication;

Le commerce;

Et en continuant par les arts qui s'exercent sur les hommes, tels que :

Ceux qui s'occupent du perfectionnement de notre nature physique;

Ceux qui se chargent de l'éducation de notre intelligence;

Ceux qui ont plus spécialement pour objet la culture de notre imagination;

Ceux enfin qui travaillent au perfectionnement de nos habitudes morales.

Je montrerai la place que chacune de ces professions occupe dans la société, la nature des fonctions qu'elle y exerce, l'importance du rôle qu'elle y joue, et l'ensemble des moyens auxquels se lie sa puissance.

[I-17]

Je parlerai, en dernier lieu, de certaines fonctions ou de certains actes qui ne sont pas proprement des industries, mais qui sont communs à toutes les classes d'industrieux, qui entrent de nécessité dans l'économie sociale, qui sont indispensables au mouvement, à la vie, au développement de la société; tels que :

Les associations;

Les échanges;

Les transmissions gratuites de biens entre vifs ou à cause de mort;

Et de même que j'aurai d'abord cherché comment nous devenons libres dans la pratique de tous les arts qu'embrasse la société industrielle, de même je chercherai comment nous devenons libres dans ces derniers modes d'activité, et quelle influence leur liberté exerce sur celle de tout le reste.

§ 6. Il me semble qu'en me réduisant ainsi à de simples recherches sur des ordres de faits assurément très-susceptibles d'observation; en me bornant à demander ce qui résulte, pour la liberté, de telle manière de vivre, de telles connaissances, de tels talens, de tels artifices, de la possession de tels instrumens, de la pratique de telles vertus, je n'ai pas à craindre de me laisser égarer par l'esprit de système. Qu'ai-je voulu prouver? Rien. Je cherchais une chose je désirais savoir comment se [I-18] produisait cette manière d'être à laquelle je donne le nom de liberté. Il m'a paru qu'elle naissait des progrès de l'industrie et de la morale, de tout ce qui étend nos facultés, et de tout ce qui en rectifie l'usage. J'ai voulu exposer comment cela se faisait. J'ai pu sûrement me tromper dans mes explications; mais sûrement aussi ce n'a pas été la faute de ma méthode. J'ai pu me tromper comme je l'aurais pu en faisant un calcul, sans que pour cela on dût faire le procès à l'arithmétique. Mes erreurs d'ailleurs sont faciles à rectifier: en donnant le résultat de mes observations, j'en ai exposé la matière; de sorte que si je me suis trompé, il est bien aisé de le voir chacun peut refaire mes expériences.

On remarquera sans doute combien cette méthode diffère de celle de ces philosophes dogmatiques qui ne parlent que de droits et de devoirs; de ce que les gouvernemens ont le devoir de faire, de ce que les nations ont le droit d'exiger: chacun doit être maître de sa chose; chacun doit pouvoir dire sa pensée; tout le monde devrait participer à la vie publique voilà leur langage accoutumé. Je ne m'explique point de la sorte; je ne dis pas sentencieusement: les hommes ont le droit d'être libres; je me borne à demander : comment arrivet-il qu'ils le soient? à quelles conditions peuvent-ils l'être ? par quelle réunion de connaissances et [I-19] de bonnes habitudes morales parviennent-ils à exercer librement telle industrie privée? comment s'élèvent-ils à l'activité politique? Il n'y a là, comme on le voit, rien d'impérieux, rien qui oblige. Je ne dis pas il faut que telle chose soit ; je montre comment elle est possible. Chacun peut voir sans doute si elle vaut que nous acquérions les qualités nécessaires pour en jouir; mais je n'impose rien, je ne propose même rien : j'expose.

Non-seulement cette méthode ne tend point à surprendre ou à violenter les esprits; mais elle est la seule propre à les éclairer. C'est celle qu'on suit dans toutes les sciences d'observation; c'est par elle que, depuis un quart de siècle, ces sciences ont fait de si remarquables progrès. On ne parle point en physique, en mathématiques de ce qui doit être; on cherche simplement ce qui est, ou comment il arrive qu'une chose soit. Le géomètre remarque dans quelles circonstances deux lignes forment un angle; mais il ne dit pas que deux lignes ont le droit de former un angle. Le chimiste observe que l'eau soumise à l'action du feu passe à l'état de vapeur; mais il ne dit pas qu'un des droits de l'eau est de se transformer en gaz. Le publiciste peut observer de même dans quelles circonstances l'homme parvient à la liberté; mais il ne doit pas dire, s'il veut parler scientifiquement, que l'homme a droit d'être libre. Que nous apprendrait en effet [I-20] ce langage, et que prétend-on en disant ici que l'homme a droit? veut-on dire qu'il est dans l'ordre, qu'il est droit, qu'il est désirable qu'il devienne libre ? mais exprimer des vœux n'est pas expliquer des vérités. Veut-on dire que la liberté est une propriété de sa nature? mais cela n'est vrai qu'à de certaines conditions. Deux lignes droites ont la propriété de former un angle; mais ce n'est que lorsqu'elles se rencontrent en un point. L'eau a la propriété d'être compressible; mais elle ne l'est à un haut degré que lorsqu'elle est réduite à l'état de gaz. La liberté est une propriété de la nature humaine, mais seulement quand cette nature est cultivée. Vous avez beau dire à priori que l'homme est une force libre, tant qu'il conserve son ignorance et ses vices, il reste en effet très-dépendant. Au lieu donc de nous dire dogmatiquement que la liberté est sa loi, enseignez-nous comment elle devient sa manière d'être. Ce n'est véritablement qu'ainsi que vous pouvez nous éclairer [7] .

[I-21]

Enfin, tandis que cette méthode est plus propre à instruire, elle est aussi plus propre à faire bien agir. Quand on dit aux hommes: Vous avez droit d'être libres, la justice ordonne que vous le soyez; on parle vivement à leur imagination, on leur inspire le désir de la liberté, mais sans leur rien communiquer de ce qui la donne; et il est possible qu'on les pousse, pour la conquérir, à des résolutions violentes, qui leur causeront de grands maux, sans laisser peut-être après elles aucun bon résultat. Mais si on leur dit : « plus vous serez habiles, ingénieux, éclairés, et mieux vous disposerez de vos forces; plus vous aurez de modération, d'équité, de courage, et plus vous aurez de liberté ; » on n'a sûrement rien de pareil à craindre. Il se pourra que ce langage touche peu; mais s'il excite à agir, ce sera d'une façon utile. Ce qu'il recommande en effet c'est de s'instruire, de se fortifier, de se rendre meilleur ; il n'excite à la liberté qu'en exhortant à acquérir les qualités qui la [I-22] procurent il ne saurait jamais être dangereux d'inspirer aux hommes l'amour d'un art utile ou d'une vertu quelconque, et l'on est sûr, en les en les poussant dans les voies de l'industrie et de la morale, de les mettre sur le vrai chemin de la liberté [8] .

J'aurai donc soin de rester fidèle à l'objet de cet écrit, qui est de montrer la liberté dans ses causes. Au lieu de la considérer comme un dogme, je la présenterai comme un résultat; au lieu d'en faire l'attribut de l'homme, j'en ferai l'attribut de sa civilisation; au lieu de me borner, comme on l'a presque toujours fait, à imaginer des formes de gouvernement propres à l'établir, ce qu'aucune forme de gouvernement n'est, à elle seule, capable de faire, j'exposerai de mon mieux comment elle naît de tous nos progrès [9] .

[I-23]

§ 7. Que n'ai-je tout ce qu'un tel travail demanderait de talent et de connaissances positives pour être convenablement exécuté! Je me croirais assuré de rendre un service réel à la politique. Je croirais aussi pouvoir contribuer efficacement à répandre parmi nous des semences d'ordre et de paix. Il est vrai que ce livre n'a pour objet que d'expliquer un seul mot; mais que ce mot renferme de choses, et combien pourrait faire cesser de discordes une bonne définition de la liberté ! Qui de nous n'a vu quelquefois tout ce que peut, au milieu des débats les plus animés, une explication lumineuse et vraie de la chose débattue?

Mais ce sujet-ci est-il matière à expériences, comme d'autres ? est-il de nature, par exemple, à être aussi clairement, aussi catégoriquement expliqué que ceux sur lesquels s'exercent les véritables sciences d'observation? Je n'en fais aucun doute. Il n'y a [I-24] pas plus d'effets sans cause en politique qu'en chimie. L'enchaînement des causes aux effets n'est pas plus impossible à apercevoir dans la première de ces sciences que dans la seconde. J'ai peine à croire, par exemple, que le phénomène moral auquel je donne le nom de liberté se refuse à l'analyse plus que la chaleur, la lumière, l'électricité et plusieurs autres phénomènes sensibles. Il me paraît très-possible de bien expliquer comment la liberté naît, s'étend, se resserre, se modifie. Je ne me flatte pourtant pas de porter dans cet exposé le degré de certitude et de précision qu'on trouve dans les bons livres de chimie et de physique; mais cela viendra moins encore, je dois l'avouer, de la difficulté de la matière que de l'insuffisance de l'auteur. Tout en étant convaincu de l'imperfection de mon travail, je crois fermement à la possibilité de le bien faire, et peut-être ce que je tente d'autres réussiront-ils à l'exécuter. Quand je ne ferais dans cet ouvrage qu'ouvrir aux études politiques une nouvelle voie, que leur imprimer une direction un peu plus sûre, que montrer un peu plus clairement le but où il s'agit d'arriver et les moyens que nous avons de l'atteindre, je serais loin d'avoir perdu mon temps. Mais cela même est une tâche immense, et je n'oserais dire que j'ai pris la plume avec l'espérance de la remplir.

 


 

[I-25]

CHAPITRE PREMIER.
Ce que l'auteur entend par le mot liberté.

§ 1. L'homme, aux premiers regards que nous portons sur lui, se présente à nous comme un être sujet à des besoins, et pourvu de facultés pour les satisfaire. Nous savons tous qu'il a besoin de se nourrir, de se désaltérer, de se vêtir, de s'abriter, etc. Nous savons aussi qu'il a pour cela une intelligence, une volonté, des organes.

On a beaucoup cherché si le mobile de ses facultés était en lui-même ou hors de lui, en sa puissance ou hors de sa puissance; s'il donnait son attention, comparait, jugeait, désirait, délibérait, se déterminait, parce qu'il le voulait et comme il le voulait; ou bien si ses facultés étaient mises en jeu sans lui, malgré lui, par l'influence de causes sur lesquelles il n'avait aucun empire, et si le résultat de leur travail était aussi indépendant de sa volonté. Certains philosophes ont prétendu qu'il était également maître de leur action et des résultats de leur action; et ce suprême ascendant qu'ils lui attribuaient sur elles, ils l'ont appelé libre arbitre, liberté morale. D'autres, au contraire, ont nié qu'il eût sur elles un tel pouvoir, et ils ont soutenu que, [I-26] la première impulsion leur étant donnée du dehors, tous leurs mouvemens, toutes leurs fonctions, tous leurs actes étaient des conséquences nécessaires de cet ébranlement extérieur. Je n'ai point à m'occuper ici de ce débat. Il y a une autre recherche à faire.

Que l'homme ait ou n'ait pas en lui-même le premier mobile de son activité, on conviendra du moins qu'il n'agit pas toujours avec la même aisance; on m'accordera sans doute qu'il peut y avoir en lui, je veux dire dans ses infirmités, son inexpérience, ses vices, ses dispositions à la violence et à l'injustice, des causes très-propres à l'empêcher de se servir de ses facultés; on m'accordera sûrement aussi qu'il parvient, plus ou moins, à s'affranchir de ces causes naturelles de faiblesse et de servitude, et qu'à mesure qu'il y réussit, il entre en possession d'une certaine puissance, d'une certaine facilité d'action qu'il ne sentait pas en lui auparavant. Enfin, on reconnaîtra, j'espère, que lorsqu'il vient à désapprendre ce qu'il avait appris, à recontracter les vices et les infirmités dont il était parvenu à se défaire, il perd peu à peu le pouvoir qu'il avait acquis, il repasse par tous les degrés d'impuissance au-dessus desquels il s'était successivement élevé, et finit par retomber dans son premier état d'imperfection et de dépendance.

Ce que j'appelle liberté, dans ce livre, c'est ce [I-27] pouvoir que l'homme acquiert d'user de ses forces plus facilement à mesure qu'il s'affranchit des obstacles qui en gênaient originairement l'exercice. Je dis qu'il est d'autant plus libre qu'il est plus délivré des causes qui l'empêchaient de s'en servir, qu'il a plus éloigné de lui ces causes, qu'il a plus agrandi et désobstrué la sphère de son action.

Et il ne faut pas dire, comme on l'a fait, que lorsque je me sers ainsi du mot liberté, je l'écarte de son acception ordinaire; car je l'emploie au contraire dans son sens le plus usuel et le plus familier. Consultez, en effet, les livres des écrivains qui ont le plus cherché à mettre de la clarté et de la précision dans leur langage; ouvrez Locke, Condillac, de Tracy; interrogez l'Académie et son dictionnaire, et vous verrez que ce qu'on entend le plus communément par liberté c'est puissance, c'est le pouvoir que nous acquérons d'user de nos facultés à mesure que nous écartons les obstacles qui s'opposent à leur exercice, de quelque nature d'ailleurs que soient ces obstacles, que le principe en soit en nous ou hors de nous, dans nos propres infirmités ou dans l'injustice des autres hommes. C'est ainsi qu'on dit qu'un homme a l'esprit libre, qu'il jouit d'une grande liberté d'esprit, non-seulement quand son intelligence n'est troublée par aucune violence intérieure, mais encore quand elle n'est ni obscurcie par l'ivresse, ni altérée par la [I-28] maladie, ni retenue dans l'impuissance par le défaut d'exercice. C'est encore ainsi qu'on dit qu'un homme a la langue et les mains libres, non-seulement quand on ne lui a mis ni des fers aux mains, ni un bâillon à la bouche, mais encore lorsque ces organes ne sont, chez lui, ni frappés de paralysie, ni livrés à une agitation convulsive, etc. La moindre réflexion suffit pour nous assurer que, dans le langage habituel, on appelle liberté le pouvoir que nous avons acquis d'user de nos forces, de quelque nature que fût l'obstacle qui s'opposait à leur exercice et dont nous sommes parvenus à les affranchir.

Au reste, sans m'inquiéter davantage de l'emploi que chacun peut faire de ce mot, je me borne à redire ici comment je l'entends, et quel sens il faut consentir à y attacher si l'on a le désir de m'entendre. J'avertis donc le lecteur, encore une fois,, que le mot liberté correspond, dans ma pensée, à l'idée de puissance, et que le phénomène que je veux désigner par là, c'est ce pouvoir toujours croissant d'agir qui se manifeste en nous à mesure que nous parvenons à débarrasser nos facultés de quelques-uns des obstacles qui nous empêchaient d'en faire usage.

§ 2. Naturellement l'homme, dans l'usage de ses facultés, peut être empêché par plusieurs causes très-générales.

[I-29]

Il est d'abord circonscrit par les lois de son organisation, lesquelles ne lui permettent pas de sortir d'une certaine sphère d'activité. Tandis qu'en un sens il peut se développer et s'étendre presque à l'infini, sous un autre aspect, il touche immédiatement aux limites du possible. Tout ce qui implique contradiction avec sa nature, il est dans l'impossibilité la plus absolue de l'exécuter. Il n'est aucunement en son pouvoir, par exemple, de se dérober aux lois générales de la pesanteur, de respirer dans un lieu privé d'air, de voir en l'absence de toute lumière. Il ne faut donc pas demander en quoi consiste à cet égard sa liberté ; car, un obstacle insurmontable s'opposant ici à son action, il est visible qu'en ceci toute liberté lui est refusée [10] .

Ensuite, dans la sphère même qui a été ouverte [I-30] à son activité, l'homme peut naturellement être empêché d'agir, d'un côté par l'ignorance, qui retient toutes ses facultés dans l'inertie, et d'un autre côté par la passoin, qui leur donne une activité désordonnée, qui l'excite à s'en servir d'une manière préjudiciable pour lui-même ou pour les autres, et qui tend ainsi perpétuellement à en affaiblir, à en entraver l'usage.

L'homme, par les lois invincibles de sa nature, ne peut donc user de ses forces sans empêchement ou avec liberté que dans l'espace où il lui a été donné d'agir; et, dans cet espace même, pour qu'il puisse en disposer librement, il faut,

Premièrement, qu'il les ait développées ;

Secondement, qu'il appris à s'en servir de manière à ne pas se nuire;

Troisièmement, qu'il ait contracté l'habitude d'en renfermer l'usage dans les bornes de ce qui ne peut pas nuire aux autres hommes.

§ 3. Je dis premièrement qu'il doit les avoir développées. Et en effet, qui ne voit qu'il n'a pas la liberté de s'en servir tant qu'il n'a pas appris à en faire usage. Mettez le clavier d'un piano sous les doigts d'un homme qui, de sa vie, n'aura manié que la bêche ou la charrue : sera-t-il libre d'exécuter une sonate? Nos organes, avant que nous les ayons formés, sont pour nous comme s'ils n'existaient[I-31] point; nous ne sommes nullement les maîtres de nous en servir. Il est bien en général en notre pouvoir d'apprendre ce que nous ignorons; mais nous ne sommes les maîtres de le faire qu'après l'avoir appris: l'ignorance a pour nous tous les effets d'un insurmontable empêchement, et le plus violent despotisme ne nous mettrait pas dans une impuissance plus absolue d'agir que ne le fait manque d'exercice et d'expérience.

En second lieu, je dis que, pour être libres d'user de nos facultés, il faut que nous sachions en renfermer l'usage dans les bornes de ce qui ne nous peut pas nuire. Il est clair, en effet, que nous ne pouvons nous en servir de manière à nous faire du mal sans diminuer, par cela même, le pouvoir que nous avons d'en faire usage. Nous sommes bien les maîtres, jusqu'à un certain point, d'exécuter des actions qui nous sont préjudiciables; mais nous ne le sommes pas, en exécutant de telles actions, de ne rien perdre de notre liberté. Il est d'universelle expérience que ce qui déprave, énerve, abrutit nos facultés, nous ôte la liberté de nous en servir; et de toutes les prétentions la plus absurde et la plus contradictoire serait sans doute de vouloir à la fois en abuser et les conserver saines, vivre dans la débauche et ne pas nuire à sa santé, prodiguer ses forces et n'en rien perdre, etc.

Je dis enfin, et cette troisième proposition n'est [I-32] pas moins évidente que les deux premières, que, pour disposer librement de nos forces, il faut que nous nous en servions de manière à ne pas nuire à nos semblables. Nous avons bien, dans une certaine mesure, le pouvoir de nous livrer au crime; mais nous n'avons pas celui de nous y livrer sans diminuer proportionnellement notre liberté d'agir. Tout homme qui emploie ses facultés à faire le mal, en compromet par cela même l'usage: c'est en quelque manière se tuer que d'attenter à la vie d'autrui; c'est compromettre sa fortune que d'entreprendre sur celle des autres. Il n'est sûrement pas impossible que quelques hommes échappent aux conséquences ou du moins à quelques-unes des conséquences d'une vie malfaisante; mais les exceptions, s'il y en a de réelles, n'infirment point le principe. L'inévitable effet de l'injustice et de la violence est d'exposer l'homme injuste et violent à des haines, à des vengeances, à des représailles, de lui ôter la sécurité et le repos, de l'obliger à se tenir continuellement sur ses gardes, toutes choses qui diminuent évidemment sa liberté. « Si vous voulez, disait Sully à Henri IV, soumettre par la force des armes la majorité de vos sujets, il vous faudra passer par une milliasse de difficultés, fatigues, peines, ennuis, périls et travaux; avoir toujours le cul sur la selle, le haubert sur le dos, le casque en tête, le pistolet au poing et l'épée à la [I-33] main [11] . » Il n'est au pouvoir d'aucun homme de rester libre en se mettant en guerre avec son espèce. C'était, a-t-on dit, un propos banal de Bonaparte qu'il n'est rien qu'on ne puisse avec une forte armée. « Eh bien! j'irai à Madrid, j'irai à Vienne avec une armée de cinq cent mille hommes on peut ce qu'on veut. » Avec une armée de cinq cent mille hommes on peut aller mourir, captif et délaissé, sur un rocher désert, au milieu de l'Atlantique. Le despote le plus puissant ne saurait être assez puissant pour rester toujours le maître. Et ce que je dis d'un individu on peut le dire des plus vastes réunions d'hommes. On a vu bien des partis, on a vu bien des peuples chercher la liberté dans la domination, on n'en a pas vu que la domination, à travers beaucoup d'agitations, de périls et de malheurs provisoires, n'ait conduit tôt ou tard à une ruine définitive.

Hobbes dit qu'en l'état de nature il est loisible à chacun de faire ce que bon lui semble [12] . Il n'est pas douteux qu'en quelque état que ce soit, un homme n'ait le pouvoir physique de commettre un certain nombre de violences. Mais est-il quelque état, selon Hobbes, où l'on puisse être injuste et [I-34] méchant avec impunité? N'est-il pas également vrai dans tous les temps et dans toutes les situations, que l'injure provoque la haine, que le meurtre expose la vie du meurtrier? Que signifie donc de dire qu'en l'état de nature il est permis à chacun de faire ce que bon lui semble? Il est, en tout état, impérieusement commandé, à qui ne veut pas souffrir d'insultes, de n'en pas commettre. Je sais bien que, dans les premiers âges de la société, chacun exerce plus de violences; mais chacun aussi en endure beaucoup plus. La résistance se proportionne naturellement à l'attaque, et la réaction à l'action. C'est par là que l'espèce se maintient : il n'y a que ce qui résiste qui dure.

Aussi ajouterai-je que si, pour être libre, il est nécessaire de s'abstenir du mal, il est tout aussi indispensable de ne pas le supporter; car c'est par l'énergie qu'on met à ne pas le supporter qu'on intéresse les autres à ne pas le faire. Tant qu'on veut bien se plier à une injustice, on peut compter qu'elle se commettra. Rien de plus corrupteur que la faiblesse en consentant à tout souffrir, on intéresse les autres à tout oser. Alceste fait un partage égal de sa haine entre les hommes malfaisans et les hommes complaisans. Je ne sais s'ils y ont un même droit. Le mal vient peut-être moins de la malice des hommes injustes, que de la faiblesse [I-35] des hommes pusillanimes. Ce sont ceux-ci qui gâtent les autres. C'est le grand nombre qui déprave le petit en se soumettant trop facilement à ses caprices. Nous avons tous besoin de frein, et d'autant plus que nous disposons de plus de forces. S'il faut que les individus soient contenus par le pouvoir, le pouvoir a encore plus besoin d'être contenu par la société. C'est à la société à lui fournir des motifs de bonne conduite; c'est à elle d'attacher tant de dégoûts et tant de périls à l'abus de la puissance, que les despotes les plus hardis, que les factions les plus effrénées sentent le besoin de se contenir. Veut-on savoir combien nous avons besoin d'être retenus pour ne pas donner dans l'injustice, et à quel point une légitime résistance est nécessaire à la liberté, il n'y a qu'à voir comment les forts traitent partout les faibles; il n'y a qu'à voir comment notre race, qui se dit chrétienne et civilisée, traite celles qui ne sont pas capables de résister à ses violences: les Européens font encore le commerce des nègres, et ont, suivant M. de Humboldt, plus de cinq millions d'esclaves dans les colonies! [13]

Au reste, à voir les choses d'une manière un peu étendue, on peut dire que l'humanité ne s'est pas manquée à elle-même, et que, s'il y a eu dans [I-36] le monde une effrayante masse d'agressions injustes, il y a eu encore plus de justes et d'honorables résistances. Cela est prouvé par cela seul que le genre humain n'a pas péri, que le bon droit, que les actions conservatrices de l'espèce, ont de plus en plus prévalu. Il faut donc que le mauvais droit ait été réprimé, que les méchans aient été punis; et, pour revenir à ma proposition précédente, il reste constant que l'homme injuste perd le libre usage de ses forces dans la pratique de la violence et de l'iniquité.

Ainsi l'homme, par la nature même des choses, ne peut avoir de liberté (dans l'espace où il lui a été permis d'exercer ses forces), qu'en raison de son industrie, de son instruction, des bonnes habitudes qu'il a prises à l'égard de lui-même et envers ses semblables. Il ne peut être libre de faire que ce qu'il sait ; et il ne peut faire avec sûreté que ce qui ne blesse ni lui, ni les autres. Sa liberté dépend tout à la fois du développement de ses facultés, et de leur développement dans une direction convenable.

§ 4. Si, pour être libres, nous avons besoin de développer nos facultés, il s'ensuit que plus nous les avons développées, plus est étendu, varié, l'usage que nous en pouvons faire, et plus aussi nous avons de liberté. Ainsi nous sommes d'autant plus [I-37] libres que nous avons plus de force, d'activité, d'industrie, de savoir; que nous sommes plus en état de satisfaire tous nos besoins; que nous sommes moins dans la dépendance des choses : chaque progrès étend notre puissance d'agir, chaque faculté de plus est une liberté nouvelle. Tout cela est évident de soi. Rousseau a beau mettre la liberté de l'homme sauvage au-dessus de celle de l'homme civil, son éloquence ne fera point que celui dont les facultés sont à peine ébauchées en puisse disposer aussi librement que celui qui les a développées, fortifiées, perfectionnées par la culture.

Si, pour être libres, nous avons besoin de nous abstenir, dans l'exercice de nos facultés, de tout ce qui nous pourrait nuire, il s'ensuit que mieux nous en savons régler l'emploi relativement à nous, plus nous avons appris à en faire un usage éclairé, prudent, modéré, et plus aussi nous sommes libres. Mettez un homme qui ait de bonnes habitudes morales à côté d'un homme incapable de régler aucun de ses sentimens, de satisfaire avec mesure aucun de ses appétits, et vous verrez lequel, en toute circonstance, conservera le mieux la libre disposition de ses forces.

Si, pour être libres enfin, nous devons nous défendre, dans l'emploi de nos facultés, de tout acte préjudiciable à autrui, il s'ensuit que mieux nous [I-38] savons en tirer parti sans nuire, plus nous avons appris à leur donner une direction utile pour nous-mêmes sans être offensive pour les autres, et plus aussi nous avons acquis de liberté. Cette proposition a toute la certitude des précédentes. Comparez l'état des peuples qui prospèrent par des voies paisibles à l'état des peuples qui ont fondé leur prospérité sur la domination; comparez les nations guerrières de l'antiquité aux nations industrieuses des âges modernes; comparez l'Europe, où tant d'hommes encore cherchent la fortune dans le pouvoir, à ces États-Unis d'Amérique où l'universalité des citoyens n'aspire à s'enrichir que par le travail, et vous découvrirez bientôt où il y a le plus de liberté véritable.

Les hommes ne sont donc esclaves que parce qu'ils n'ont pas développé leurs facultés et appris à en régler l'usage. Ils ne sont libres que parce qu'ils les ont développées et réglées. Il est vrai de dire, à la lettre, qu'ils ne souffrent jamais d'autre oppression que celle de leur ignorance et de leurs mauvaises mœurs; comme il est vrai de dire qu'ils n'ont jamais de liberté que celle que comportent l'étendue de leur instruction et la bonté de leurs habitudes. Plus ils sont incultes et moins ils peuvent agir; plus ils sont cultivés, et plus ils sont libres: la vraie mesure de la liberté c'est la civilisation.

[I-39]

§ 5. Il est peu de choses qu'on ait entendues plus diversement que la liberté, et dont on ait, en général, des idées plus imparfaites. Il est assez rare, au moins dans les livres de politique et de morale, qu'on la considère comme un résultat de notre développement. Loin de penser qu'elle suit le progrès de nos facultés, bien des gens s'imaginent qu'elle décroît à mesure qu'elles se perfectionnent, et que l'homme inculte, l'homme sauvage était plus libre que ne l'est l'homme civilisé. On n'a pas l'idée surtout que tous nos progrès, de quelque nature qu'ils soient, contribuent immédiatement à l'étendre. On dira bien peut-être que les hommes deviennent plus libres en devenant plus justes, en se renfermant tous plus exactement dans les bornes de l'équité; mais on ne dira pas, quoique la chose soit aussi certaine, qu'ils deviennent plus libres en devenant plus sobres, plus tempérans en apprenant à mieux user de leurs facultés respectivement à eux-mêmes. On ne dira pas non plus qu'ils deviennent plus libres par cela seul qu'ils deviennent plus industrieux, plus riches, plus instruits, bien que ce soit une vérité également incontestable. Examinons succinctement quelques-unes des idées qu'on a de la liberté. Nous achèverons par là d'éclairer et de confirmer celle que, suivant nous, on doit s'en faire.

Les hommes naissent et demeurent libres, a [I-40] dit l'assemblée constituante [14] Ce peu de mots me feraient douter que cette illustre assemblée eût de la liberté une idée bien juste. La liberté n'est pas quelque chose de fixe et d'absolu, comme cette déclaration semblerait le faire entendre. Elle est susceptible de plus et de moins; elle se proportionne au degré de culture. Ensuite, elle n'est pas une chose qu'on apporte en naissant. Il n'est pas vrai, en fait, que les hommes naissent libres; ils naissent avec l'aptitude à le devenir; mais l'instant de leur naissance est assurément celui où ils le sont le moins. S'ils ne naissent pas libres, on ne peut pas dire qu'ils demeurent tels; mais on peut dire qu'ils le deviennent, et ce qu'il faut dire c'est qu'ils le deviennent d'autant plus qu'ils apprennent à faire de leurs facultés un usage plus étendu, plus moral et plus raisonnable.

L'assemblée constituante définissait la liberté le pouvoir de faire ce qui ne nuit point à autrui [15] . Cette définition était au moins incomplète. Une des conditions de la liberté c'est bien sans doute que les hommes s'abstiennent réciproquement de se nuire; mais cette condition essentielle n'est pas la condition unique. Il ne nous suffirait pas, pour être libres, de savoir nous respecter les uns les autres, [I-41] il faut encore que chacun de nous sache se respecter soi-même. Il ne nous suffirait pas non plus d'être moraux, il faut aussi que nous soyons habiles. La liberté dépend de toutes ces conditions et non pas d'une seule ; elle est d'autant plus grande qu'elles sont toutes plus pleinement accomplies.

Un célèbre jurisconsulte anglais a sévèrement critiqué la définition de l'assemblée constituante. Il n'est pas vrai, suivant lui, que la liberté consiste à pouvoir faire ce qui ne nuit pas. « Elle consiste, dit-il, à pouvoir faire ce qu'on veut, le mal comme le bien; et c'est pour cela même que les lois sont nécessaires pour la restreindre aux actes qui ne sont pas nuisibles [16] . » On n'est pas peu surpris de voir un philosophe aussi éminemment judicieux que Bentham placer ainsi la pleine liberté dans la licence, et trouver que les lois la restreignent en nous interdisant de faire le mal. Rien n'est assurément moins exact que cette proposition. Il n'est pas vrai que nous serions plus libres si les lois ne nous défendaient pas de nous faire mutuellement violence; il est manifeste au contraire que nous le serions beaucoup moins; nous ne jouirions d'aucune sécurité; nous vivrions dans de continuelles alarmes; presque toutes nos facultés seraient [I-42] paralysées. Les lois augmentent donc notre puissance d'agir, bien loin de la restreindre en nous interdisant certaines actions; et au lieu de dire, comme le fait Bentham, « qu'on ne saurait empêcher les hommes de se nuire qu'en retranchant de leur liberté [17] , il faut dire qu'un des meilleurs moyens d'étendre leur liberté, c'est de les empêcher de se nuire.

Au surplus l'erreur que je relève ici n'est pas particulière à Bentham. C'est un préjugé de la plupart des publicistes, que les hommes jouissent d'une liberté plus étendue dans l'état sauvage, dans ce qu'ils appellent état de nature, qu'au sein de la société perfectionnée. « Dans l'état de nature, disent-ils, les hommes jouissent d'une liberté illimitée, tandis que dans l'état de société ils sont obligés de sacrifier une portion de leur liberté pour conserver l'autre. » Tout cela me paraît très-peu exact. Observons d'abord qu'il n'existe point, en fait, d'état de nature différent de l'état de société. La société est l'état naturel de l'homme. L'homme est en état de société dans la vie sauvage, dans la vie nomade, dans la vie agricole et sédentaire. Il est également en état de nature dans tous ces états, c'est-à-dire que tous ces états lui sont naturels, ou qu'il est dans sa nature de passer par [I-43] tous. Si, dans l'infinie diversité de ceux qu'il traverse pour arriver à son plein développement, il en était quelqu'un qui méritât de préférence le nom d'état de nature, ce serait celui où il approche le plus de sa destination, l'état de société perfectionnée, et non certainement l'état imparfait qu'on a désigné par le nom d'état sauvage. Ensuite, si l'état sauvage n'est pas celui qui mérite le mieux le nom d'état de nature, il n'est pas non plus celui où l'homme jouit de la liberté la plus étendue. La liberté, bien loin d'y être illimitée, y est beaucoup plus circonscrite que dans aucun autre état. J'en ai dit assez pour le faire comprendre, et je n'insiste pas sur cette vérité qui sera d'ailleurs développée dans un autre chapitre. Enfin, il n'est pas vrai que dans l'état de société perfectionnée l'homme ne jouisse de la liberté qu'en en sacrifiant une partie, Ce qui est vrai, c'est que dans tous les états possibles l'homme ne peut être libre qu'en faisant le sacrifice de son ignorance et de ses vices, de sa violence et de ses faiblesses. Mais en faisant ce sacrifice à la liberté, ce n'est pas la liberté qu'il sacrifie, c'est ce qui la détruit ou l'empêche de naître. Il ne borne pas sa puissance en s'interdisant le vol, le meurtre, la débauche, en s'ôtant la triste faculté de déraisonner et de se mal conduire; il est visible au contraire qu'il l'étend, et ce n'est même qu'en s'enchaînant de la sorte qu'il peut se donner plus [I-44] de latitude pour agir, et acquérir toute la liberté à laquelle sa nature lui permet de prétendre.

Rien n'est plus ordinaire que de voir présenter la liberté comme quelque chose d'opposé à l'ordre, à la raison, à la sagesse. On parle continuellement d'une liberté raisonnable, d'une sage liberté par opposition à la liberté simplement dite, qui à elle seule ne paraît ni assez raisonnable, ni assez sage. On dit aussi que la liberté est précieuse, mais que l'ordre est plus précieux encore, et chaque jour on s'en vient demander, dans l'intérêt de l'ordre, le sacrifice de la liberté. Ai-je besoin de dire qu'il n'y a point entre ces choses l'opposition qu'on affecte d'y mettre? En quoi consistent la sagesse et la raison, si ce n'est dans l'usage le plus parfait de toutes nos facultés? et comment pouvons-nous jouir de la liberté, si ce n'est précisément en usant de nos facultés ainsi que le demandent la raison et la sagesse ? Où voyons-nous régner l'ordre le plus vrai? n'est-ce pas là où chacun s'abstient de toute agression, de toute injustice? Et que demande la liberté ? n'est-ce pas, entre autres choses, que chacun s'interdise la violence et l'iniquité? Il n'y a donc sous les mots d'ordre, de sagesse, de raison, aucune idée que le mot liberté n'embrasse ; et qui demande le sacrifice de la liberté dans l'intérêt de l'ordre est tout aussi ennemi de l'ordre qu'ennemi de la liberté.

[I-45]

Un préjugé peu différent de celui que je viens de combattre est celui qui présente la liberté comme un élément de trouble, et le despotisme comme un gage de paix. C'est le sens de cet adage politique si connu et si fréquemment cité: Malo periculosum libertatem quam quietum servitium: je préfère les orages de la liberté à la paix de la servitude. Il est insensé d'allier ainsi les idées d'ordre et de sécurité au despotisme, et celles d'agitation et de péril à la liberté. Si le despotisme était, plus que la liberté, favorable au repos des hommes, il faudrait le préférer, cela est indubitable. Mais il n'en est point ainsi : ce qui trouble le monde, au contraire, c'est le despotisme; ce qui le pacifie, c'est la liberté ; et voilà justement pourquoi la liberté est préférable au despotisme. C'est la liberté qui est tranquille, c'est le despotisme qui est turbulent. Partout où des hommes en veulent opprimer d'autres, il y a violence, désordre et cause de désordres; partout où nul n'affecte de prétentions dominatrices, partout où il y a liberté, il y a repos et gage de repos. Il ne faut qu'ouvrir les yeux pour s'en convaincre. Comparez les pays où il y a le plus de tyrannie à ceux où il y en a le moins, et dites si les plus libres ne sont pas aussi les plus paisibles? Quoi de plus horriblement convulsif que le despotisme turc! quoi de plus profondément paisible que la liberté anglo-américaine!

[I-46]

Certaines personnes placent, dans leur estime, la liberté fort au-dessous de la sûreté; d'autres l'estiment moins que la propriété; d'autres, moins que l'égalité, et toutes croient devoir la distinguer de ces choses. Cette distinction me paraît peu motivée. Il y a ici plus de différence dans les mots que dans les idées qu'ils expriment ; et quiconque tient à sa sûreté, quiconque regarde la propriété et l'égalité comme des choses importantes, doit, par cela même, attacher le plus grand prix à la liberté. Toutes ces choses en effet ne peuvent exister qu'aux lieux où la liberté règne. Il y a sûreté là où aucun homme ne songe à faire violence à aucun autre. Il y a propriété là où aucun homme n'en empêche aucun autre de disposer comme il lui plaît, en tout ce qui ne nuit pas à autrui, de sa personne, de ses facultés et du produit de ses facultés. Il y a égalité non pas là où tout le monde possède le même degré de vertu, de capacité, de fortune, d'importance, car une telle égalité ne peut exister nulle part; mais là où nul ne possède que l'importance qui lui est propre, là où chacun peut acquérir toute celle qu'il est légitimement capable d'avoir. L'égalité, la propriété, la sûreté résultent donc, sinon de toutes les causes qui concourent à la production de la liberté, du moins de l'une de celles qui contribuent le plus à la produire, c'est-à-dire de l'absence de toute injuste [I-47] prétention, de toute entreprise violente. Ces choses sont la liberté même, considérée sous un certain point de vue. La sûreté est spécialement cette liberté de disposer de sa personne, la propriété cette liberté de disposer de sa fortune, l'égalité cette liberté de s'élever en proportion de ses moyens, qui se manifestent là où chacun se tient dans les bornes de la modération et de la justice.

§ 6. Parmi les erreurs où l'on tombe au sujet de la liberté, il en est une de particulièrement fâcheuse, et qu'il faut, pour cela, que je considère à part. On veut que la liberté résulte non de l'état de la société, mais de la volonté du gouvernement. On dit qu'il y a liberté de faire une chose quand le gouvernement la permet; on dit qu'il y a dans un pays tout juste autant de liberté que le gouvernement en accorde ; et par gouvernement on entend une chose distincte de la société, et existant en quelque sorte en dehors d'elle.

C'est là, je crois, une manière très-inexacte et très-incomplète d'envisager la chose.

Il n'y a pas moyen d'abord de distinguer le gouvernement de la société. Le gouvernement est dans la société ; il en fait intrinsèquement partie ; il est la société même considérée dans l'un de ses principaux modes d'action, savoir la répression des violences, le maintien de l'ordre et de la sûreté. [I-48] Les formes suivant lesquelles il exerce cette action, et la manière plus ou moins éclairée et plus ou moins morale dont il l'exerce dépendent essentiellement de la volonté de la société. Il est, dans tous les temps, l'expression exacte des idées et des habitudes politiques qui prédominent au milieu d'elle, ou dans les pays dont elle est entourée et à l'influence desquelles elle est plus ou moins soumise [18] . Plus ces idées et ces habitudes sont imparfaites, et plus le gouvernement est imparfait. Il est d'autant meilleur qu'elles sont meilleures elles-mêmes. Il n'est pas une institution défectueuse, il n'est pas un acte vicieux du pouvoir dont on ne puisse montrer avec détail toutes les causes dans l'état de la société. Au lieu donc de dire que la liberté dépend uniquement de cet ensemble d'individus et de corps constitués auquel on donne le nom de gouvernement, il faudrait dire d'abord qu'elle dépend de la bonté des idées et des habitudes politiques qui prédominent parmi les peuples.

Ensuite cette expression, quoique plus exacte, aurait encore le défaut de ne pas donner une idée complète des sources de la liberté. La liberté en effet ne dépend pas uniquement de la bonté de nos idées et de nos habitudes politiques; elle dépend de la bonté de toutes nos idées et de toutes nos [I-49] habitudes; c'est-à-dire que nous sommes d'autant plus libres que nous savons faire, sous tous les rapports, un meilleur usage de nos facultés. Il est vrai que les connaissances et les vertus propres à constituer le bon citoyen en peuvent faire supposer un grand nombre d'autres, et que lorsqu'un peuple est parvenu à un point de culture assez élevé pour se bien conduire politiquement, il y a lieu de croire qu'il a fait des progrès considérables dans les autres parties de la civilisation, et qu'il jouit, sous tous les rapports, d'une liberté fort étendue. Mais de ce que la capacité politique en fait ordinairement supposer un grand nombre d'autres, il ne faut pas conclure que la liberté vient uniquement de celle-là ; elle vient de celle-là et des autres; elle découle généralement de toutes; elle s'accroît par le progrès de tous nos moyens. Je ne vois pas la moindre raison pour dire que nous devenons libres en nous formant à la justice publique et non en nous formant à la justice privée, en devenant habiles dans le gouvernement et non en devenant habiles dans l'agriculture, le commerce ou tel autre mode spécial d'activité. Nos progrès en effet ont tous également pour résultat d'écarter quelques-uns des obstacles qui s'opposent à l'exercice de nos forces: ils ont donc tous pour résultat de contribuer immédiatement à l'extension de notre liberté.

[I-50]

Non-seulement la liberté ne gît pas tout entière dans ce que nous avons de vertu et d'habileté politiques, mais nos autres développemens mêmẹ ne dépendent pas nécessairement de celui-là. Nous commençons à faire des progrès en intelligence, en industrie, en morale, long-temps avant d'être sortis politiquement de la barbarie. Il est vrai que la barbarie politique rend d'abord ces progrès excessivement lents; mais l'expérience démontre qu'elle ne les rend pas absolument impossibles. Il suffit,, pour s'en convaincre, de considérer à travers quelle série de guerres, de violences et de désordres publics de toute espèce la civilisation est parvenue à se faire jour.

Encore une fois, il n'est done pas vrai que toute la liberté soit renfermée dans ce que nous avons de capacité politique, ni même que nos autres progrès dépendent nécessairement de ceux que nous avons faits sous ce rapport. La capacité politique est ordinairement la dernière qu'un peuple acquiert [19] . Se bien conduire politiquement est la dernière chose dont il devient capable. Ce dernier progrès couronne la liberté; mais il n'est pas la liberté tout entière. Il rend, à mesure qu'il s'accomplit, les[I-51] autres progrès plus faciles; mais il n'est sûrement pas la condition de tout progrès. Un peuple peut jouir d'une immense liberté avant de s'être élevé au gouvernement de lui-même, et surtout avant d'avoir appris à se gouverner raisonnablement. Il peut y avoir chez lui beaucoup de savoir, d'industrie, de capitaux, de bonnes habitudes personnelles et relatives. Or il est visible qu'il ne peut avoir acquis tout cela sans s'être procuré, par cela même, une grande puissance, sans s'être donné beaucoup de facilité et de latitude pour agir. Il ne faut pas sans doute exclure la plus haute des capacités, la capacité politique de l'idée de la liberté; mais il ne faut pas l'y comprendre seule. Pour la définir avec exactitude, il faudrait faire l'inventaire de tout ce que l'humanité possède de connaissances réelles et de véritables vertus. Elle est égale pour chaque peuple à ce qu'il a fait de progrès dans toutes les branches de la civilisation; elle se compose de tout ce qu'il a de savoir-faire et de savoir-vivre : voilà sa véritable définition.

 


 

[I-52]

CHAPITRE II.
Influence de la race sur la liberté.

§ 1. Les hommes, ai-je dit, sont d'autant plus libres qu'ils ont plus développé leurs facultés et mieux appris à en régler l'usage. Mais d'abord les facultés de toutes les races d'hommes sont-elles susceptibles du même degré de rectitude et de développement?

§ 2. Il n'est peut-être pas d'espèce vivante qui offre des variétés plus nombreuses que le genre humain. Ces variétés, par des causes qui ne nous sont que très-imparfaitement connues, se sont tellement multipliées, qu'il est devenu comme impossible d'en faire une énumération exacte. On peut cependant, en supprimant un nombre infini de nuances intermédiaires, et en ne tenant compte que des différences les plus saillantes, en noter un certain nombre de très-distinctes. Les zoologistes en comptent ordinairement cinq: la Caucasienne, qu'ils placent au centre, et qu'ils regardent comme [I-53] la souche du genre humain ; la Mongole et l'Ethiopienne, qui sont aux deux extrémités opposées, et à une égale distance de la première; enfin, l'Américaine et la Malaie, qui se trouvent comme intermédiaires, la première entre la caucasienne et la mongole, et la seconde entre la caucasienne et l'éthiopienne [20] .

Les principaux traits caractéristiques de chacune de ces races sont assez connus.

Ce qui distingue surtout la caucasienne, c'est une peau blanche; un teint rosé ou tendant au brun; des joues douées de la faculté singulière de rougir, de pâlir, et de trahir ainsi les émotions de l'ame; une chevelure douce, épaisse et plus ou moins bouclée ; une figure ovale et droite ; le haut de la tête et surtout le front très-développés; le [I-54] devant du crâne s'abaissant perpendiculairement du côté de la face, etc.

La variété mongole est particulièrement caractérisée par un teint olive tirant sur le jaune ; des cheveux noirs, droits, gros et clair-semés; peu ou point de barbe ; une tête carrée ; une face large et plate avec un front étroit et bas ; les pommettes des joues saillantes; les yeux bridés et obliquement fendus; de grandes oreilles; des lèvres épaisses; une taille en général plus courte et plus ramassée que celle des Européens.

Les principaux traits de la variété éthiopienné sont une peau d'ébène; des cheveux noirs et laineux; le crâne comprimé par les côtés, aplati sur le devant, et s'allongeant démesurément en arrière ; un front bas, étroit et irrégulier; des yeux ronds et à fleur de tête; les os des joues proéminens; les mâchoires étroites et saillantes; les dents incisives supérieures inclinées en avant; le menton retiré en arrière; de grosses lèvres, un nez épaté et se confondant en quelque sorte avec la mâchoire supérieure; les genoux ordinairement tournés en dedans.

Tels sont les traits des trois variétés les plus prononcées et les plus distantes l'une de l'autre. Ceux des deux variétés intermédiaires n'en sont que des nuances différentes, qui servent comme de transition de la race caucasienne à ses deux dérivations [I-55] les plus opposées. Les traits de la race américaine sont un mélange de ceux de la râce caucasienne et de la race mongole; les traits de la race malaie sont un mélange de ceux de la race caucasienne et de la race éthiopienne [21] .

On sent que des signalemens aussi généraux né sauraient convenir également à toutes les nuances qu'embrasse chaque variété. Cependant il n'est pas douteux qu'ils ne s'appliquent plus ou moins à chacune d'elles, et l'on a pu dire avec une certaine exactitude quels sont les peuples dont chaque variété se compose.

On a compris dans la race blanche ou caucasienne tous les Européens anciens et modernes, moins les Lapons et les débris de la race finnoise; tous les habitans anciens et houveaux de l'ouest de l'Asie, dans l'étendue des pays qu'embrassent l'Oby, la mer Caspienne et le Gange; enfin les habitans du nord de l'Afrique, en y réunissant quelques tribus avancées vers le sud.

La race jaune ou mongole à embrassé le resté dés nations asiatiques, les Lapons et les Finnois au nord de l'Europe, et les Eskimaux répandus à l'extrémité la plus septentrionale de l'Amérique, depuis le détroit de Béring jusqu'aux confins du Groenland.

[I-56]

Toutes les nations de l'Afrique qui ne font pas partie de la première variété, ont été comprises dans la race noire ou éthiopienne.

La variété rouge ou américaine a été composée de tous les naturels de l'Amérique, moins les Eskimaux.

Enfin, à la variété brune ou malaie ont appartenu tous les habitans des nombreuses îles de la mer du Sud, depuis le vrai Malai que sa couleur, ses traits, ses cheveux longs et doux rapprochent beaucoup de la race européenne, jusqu'au sauvage de la terre de Diémen, qui, par sa peau noire et sa chevelure courte, crépue et serrée, paraît se confondre avec l'Africain [22] .

Les différences que nous venons de noter entre les principales variétés du genre humain ne sont pas les seules qui les distinguent. Ces variétés, si fortement séparées par la couleur, les traits, les cheveux, l'air de la tête, ne diffèrent guère moins par la taille, par les proportions du corps, peut-être par la finesse des sens, mais surtout par la forme et la capacité du crâne, par le volume et le mode de développement du cerveau.

Il y a certainement quelque distance du crâne haut et bombé de l'Européen au crâne large et aplati du Mongol, ou au crâne étroit et oblong du [I-57] nègre. Cette distance serait sensible alors même que, dans chaque race, on prendrait ses objets de comparaison dans les formes moyennement caractérisées. Tous les Caucasiens sans doute n'ont pas le front haut, ni tous les Mongols le crâne aplati, ni tous les Ethiopiens le crâne allongé ; mais on ne peut nier que cette différence, dans la conformation du crâne, ne soit, en général, un des types les plus caractéristiques de chacune de ces races....

Le volume et la disposition du cerveau paraissent avoir, dans la race caucasienne, une supériorité marquée sur les deux variétés qui s'éloignent le plus d'elle. Les organes de l'intelligence sont ceux qui prédominent dans la tête de l'Européen, et ceux de l'animalité dans la tête du Mongol et surtout du nègre. Ces dernières races sont peut-être mieux partagées du côté des sens; mais la première paraîtrait supérieure par les organes de la pensée. La face, qui est petite dans le Caucasien, comparativement au reste de la tête, est énorme dans le Mongol, et surtout dans l'Ethiopien relativement au volume du cerveau [23] .

Les proportions du corps ne sont guère moins différentes. Le Mongol a le buste large et carré [I-58] les extrémités courtes et musculeuses [24] . Le nègre, au contraire, est mince du corps et surtout des reins; il a souvent les extrémités longues et grêles, et presque toujours la jambe et le pied renversés en dedans [25] . Le Caucasien s'éloigne également de ces formes; il n'est ni trapu comme le Mongol, ni fluet et dégingandé comme l'Ethiopien.

Au surplus, il ne s'agit point ici d'attribuer la supériorité à la race caucasienne, ni de constituer les races de ébuleur dans un état d'infériorité il s'agit seulement de noter quelques-unes des différences qui distinguent les diverses races; et quand on ne serait pas frappé de toutes les remarques qui ont été faites à l'avantage de la race blanche, il n'en resterait pas moins évident qu'il existe, sous beaucoup de rapports, des différences très-saillantes entre les grandes variétés dont la famille humaine se compose.

Ajoutons à ces remarques que les diverses variétés, tant qu'elles ne s'allient point entre elles, conservent invariablement les caractères qui leur sont propres. Ces caractères restent les mêmes sous toutes les latitudes et dans tous les climats. L'Américain est rouge d'un bout de l'Amérique à [I-59] l'autre ; l'Africain reste noir sous les glaces du pôle ; l'Européen naît blanc sous le soleil d'Afrique ; les Maures et les Arabes, qui sont de notre race, font encore, après une longue suite de générations, des enfans qui sont, en faissant, aussi blancs que les nôtres [26] . Les Hottentots restent éternellement petits à côté des Cafres qui sont grands; et les Chaymas, chétifs et fluets, à côté des Caraïbes ou des Carives qui sont énormes. Les Gallas, nation africaine placée directement sous la ligne, ont, suivant Bruce [27] , un teint presque blanc que n'altèrent pas les feux du soleil; et les Cafres, qui sont à quelques degrés du cap, sous un climat don't la chaleur est très-supportable, conservent, suivant Paterson [28] , leur peau du noir d'ébène le plus foncé. Une même race, qui ne se mêle pas, reste identique sous les climats les plus divers [29] . Dès races diverses, qui ne se mêlent pas, conservent toutes, dans un même pays, les traits qui leur sont propres. Les mêmes quartiers du globe ont été successivement habités par des peuples très-différens, sans que les traits caractéristiques d'aucun dé ces peuples aient subi la moindre altération. Il n'est pas au pouvoir dé l'homme enfin de modifier sa postérité en agissant sur lui-même. Nulle mutilation, [I-60] accidentelle ou volontaire, n'est transmissible par la génération : les Caraïbes se déforment artistement le crâne; les femmes chinoises réduisent leur pied au tiers de ses justes dimensions; certains sauvages s'allongent démesurément les oreilles, et nul d'eux ne réussit à transmettre ces difformités à ses descendans. Il y a trois ou quatre mille ans que les Juifs se livrent à la pratique de la circoncision, et leurs enfans naissent encore incirconcis, dit le docteur Prichard [30] .

§ 3. Ce serait sortir du sujet que je traite que de rechercher ici d'où ont pu provenir ces différences entre les principales variétés de notre espèce. Sont-elles originaires ou adventices? A-t-il existé primitivement plusieurs races distinctes, comme le croient quelques auteurs, ou bien le genre humain était-il identique dans son origine, et toutes les variétés de l'espèce humaine ne sont-elles que des déviations plus ou moins sensibles de ce type original et primitif? S'il en est ainsi, comment se sont opérées ces déviations? Ont-elles été le fruit du climat, du sol, des alimens, ou d'autres causes extérieures, comme on l'avait toujours prétendu ; ou bien, comme on l'a récemment expliqué, ont-elles été produites par cette tendance des espèces à la variation, qui est, dit-on, une [I-61] loi du monde physique, qui agit également sur les plantes et sur les animaux, qui agit surtout dans l'état de domesticité, et avec une force d'autant plus grande qu'on est dans un état plus avancé de culture et de civilisation [31] ?

Toutes ces questions, plus ou moins curieuses, [I-62] plus ou moins importantes, sont du domaine de la zoologie, et je n'ai point à m'en occuper dans cet ouvrage. Mais ce dont je peux et dois m'occuper ici, c'est de savoir si des différences aussi sensibles, aussi permanentes entre les variétés, n'en doivent entraîner aucune dans le degré de culture, et par suite dans le degré de liberté dont elles sont susceptibles.

§ 4. Il est difficile de douter qu'elles n'en entraînent de considérables. On sait à quel point l'âge, les infirmités, les passions influent sur l'usage que l'homme est capable de faire de ses forces: comment la différence de conformation serait-elle, à cet égard, sans influence? On reconnaît que cette différence en peut mettre une grande entre la capacité de deux individus : comment n'en mettrait-elle [I-65] aucune entre la capacité de deux races? On avoue que, hors du genre humain et dans les autres espèces d'animaux, toutes les variétés ne sont pas susceptibles d'une éducation uniforme; que, par exemple, il n'est pas possible de donner au cheval flamand la vitesse du cheval anglais ou limosin, de procurer au dogue l'agilité du lévrier, de donner au lévrier l'odorat du chien de chasse, de communiquer au mâtin l'intelligence du barbet et du chien de berger: comment done serait-il plus facile de tirer un même parti de toutes les races d'hommes? Existe-t-il entre un Boschisman et un naturel d'Europe, entre un Caraïbe et un Caucasien moins de différence qu'entre un mâtin et un chien de chasse, qu'entre un coursier arabe et le cheval pesant que nous employons aux charrois?

Je suis loin de prétendre (et j'insiste sur cette remarque, parce que plusieurs écrivains qui m'ont combattu paraissent n'y avoir fait aucune attention), je suis loin de prétendre, dis-je, que certaines variétés de notre espèce ne sont susceptibles d'aucune culture; je crois, au contraire, qu'une quảlité commune à toutes, c'est de pouvoir se perfectionner par l'éducation; mais, en même temps, il me paraît impossible d'admettre qu'elles sont toutes également perfectibles [32] .

[I-64]

§ 5. Et d'abord, comment admettre que l'Eskimau pourrait par la culture devenir aussi grand que le Patagon? que les Hottentots pourraient acquérir autant de force que les Cafres? que les Lapons, les Groenlendais et les autres peuples pygmées de la variété mongole parviendraient à tirer de leurs facultés physiques le même parti que les races les plus belles et les plus robustes de la variété caucasienne? Quand les Espagnols envahirent l'Amérique, dit Herréra, ils trouvèrent en général les Indiens plus faibles qu'eux, et ce fut même cette faiblesse des Indiens qui donna lieu à l'introduction des esclaves d'Afrique, beaucoup plus capables de soutenir les rudes travaux des mines [33] . Volney remarque que, dans leurs combats, soit de troupe à troupe, soit d'homme à homme, les habitans européens de la Virginie et du Kentucky ont toujours déployé plus de vigueur physique que les indigènes de l'Amérique [I-65] septentrionale [34] . Plusieurs autres voyageurs ont trouvé, sur divers points de l'Amérique du nord, la même infériorité de force musculaire aux naturels du pays. D'un autre côté, certains peuples indigènes de l'Amérique paraissent doués d'une vigueur de corps qu'il serait probablement aussi difficile de trouver chez la plupart de nos paysans que de leur communiquer. Quel est, je le demande, le régime diététique qui pourrait donner aux habitans de certaines de nos provinces, dont la taille moyenne n'est pas de cinq pieds, la vigueur singulière de ces Caraïbes, qui peuvent ramer quinze heures de suite contre le courant le plus rapide, par une chaleur de trente degrés du thermomètre de Réaumur, ou bien la force encore plus athlétique de ces Indiens Ténatéros, employés aux travaux des mines du Mexique, qui peuvent rester, pendant six heures, chargés d'un poids de deux cent vingt-cinq à trois cent cinquante livres, et monter sept ou huit fois de suite, avec de tels fardeaux, des escaliers de dix-huit cents gradins [35] ? Il est sensible que, par cela même que certaines variétés diffèrent [I-66] par la taille et les justes proportions du corps, elles doivent différer aussi par la vigueur physique, et que, sous ce rapport, elles ne peuvent se développer et devenir libres qu'à des degrés très-inégaux.

§ 6. Au reste, la force que les hommes possèdent dans leurs bras est toujours si petite en comparaison de celle qu'ils peuvent se procurer par leur intelligence, qu'elle mérite à peine d'être comptée; et, quelque différence qu'on puisse remarquer entre leurs muscles, je n'hésiterais pas à dire qu'ils sont susceptibles de la même liberté, s'ils l'étaient d'ailleurs du même degré de culture intellectuelle et morale. Mais la diversité de leur conformation physique n'en doit-elle entraîner aucune dans leurs pouvoirs moraux? Peut-on admettre que les sauvages tribus de la Terre-de-Feu ou de la Nouvelle-Hollande, par exemple, seraient capables, dans des situations d'ailleurs égales, d'apprendre à faire de leurs facultés intellectuelles un usage aussi étendu et aussi raisonnable que les nations de l'Europe les plus heureusement organisées ?

J'ai déjà fait remarquer la différence que les principales variétés de l'espèce offrent dans la conformation de la tête. Cette différence est l'une de celles qui paraissent les distinguer le plus fortement; [I-67] et un nègre, un Calmouck, un Européen ne sont peut-être pas plus séparés par la couleur de la peau que par la forme du crâne. Pense-t-on qu'une pareille différence dans les organes intellectuels n'en doive entraîner aucune dans les fonctions de l'intelligence? et, voulût-on ne voir dans l'homme qu'un pur esprit servi par des organes, serait-il possible d'admettre que cet esprit est également puissant, quels que soient les organes qui le servent?

Nous n'avons, je le sais, aucun moyen de connaître comment, à cet égard, le physique influe sur le moral; mais il paraît qu'il est d'observation constante en zoologie que plus la tête des animaux s'approche de certaines formés, et moins est imparfait l'usage qu'ils peuvent faire de leurs facultés intellectuelles. C'est par là que certains animaux se montrent supérieurs à d'autres ; c'est par là surtout que l'homme se distingue de la brute: pourquoi la même cause ne distinguerait-elle pas l'homme de l'homme?

§ 7. Si les phénomènes de l'intelligence ne dépendaient en rien de l'organisation physique, on ne remarquerait aucune coïncidence entre les lumières des peuples et le mode de leur conformation. On rencontrerait indistinctement, dans toutes les races, un même mélange d'habileté et [I-68] d'impéritie, de prospérité et de misère; les beaux caractères et les grands talens se montreraient en même nombre, toute proportion d'ailleurs gardée, dans les meilleures conformations et dans les organisations les plus imparfaites; l'Ethiopien, le Mongol, l'Européen seraient au même point civilisés. Mais il s'en faut qu'il en soit ainsi. Il se trouve au contraire que la supériorité de civilisation coincide ici avec la supériorité d'organisation physique, et que la race dont la tête paraît la mieux faite est aussi la plus civilisée. Le Calmouck, à la face large, au front écrasé, ne s'est pas en général beaucoup élevé au-dessus de la vie nomade; le nègre, au crâne étroit et allongé, a toujours croupi dans un état voisin de la pure barbarie; tandis que le Caucasien, dont le front est très-développé, et la figure presque verticale, est parvenu, à diverses époques, et surtout dans les temps modernes, à un degré comparativement très-élevé de civilisation. Tout semble indiquer que, des animaux de notre espèce, le plus susceptible de culture, c'est l'homme de couleur blanche, c'est l'animal que Linnée appelle homo sapiens europeus.

Je ne dis pas qu'un certain nombre d'individus dans les races de couleur foncée ne puissent s'élever aussi haut et plus haut peut-être que le commun des hommes de la race blanche: je serais certainement démenti par les faits. Je sais qu'on [I-69] peut citer des exemples de nègres qui se sont plus ou moins distingués dans les arts, dans les lettres, même dans les sciences [36] . Mais ces exceptions, quoique nombreuses, ne semblent pas l'être assez pour infirmer la règle, et l'on ne parviendrait guère, en les réunissant, et en les comparant à la masse d'hommes distingués qu'a renfermée dans tous les temps la race caucasienne, qu'à montrer combien celle-ci est en général supérieure par les facultés de l'esprit et la force de la pensée.

Je ne dis pas non plus que les autres races, considérées dans leur ensemble, ne puissent pas s'élever à un certain degré de civilisation : les faits me seraient encore contraires. On peut citer, dans la race africaine, les noirs de Saint-Domingue; dans la malaie, les Otaïtiens; les Péruviens et les Mexicains, dans l'américaine; et dans la mongole, les Japonais et surtout les Chinois, qui sont par chacun à leur manière, à un degré de culture plus ou moins élevé. Cependant, quelle comparaison peut-on établir entre ces diverses civilisations et celle de la race européenne? Combien ne lui sont-elles pas inférieures en étendue en intensité, en perfection? Celle des Chinois, [I-70] la plus remarquable de toutes, paraît en être, sous beaucoup de rapports, à une distance infinie. Et d'ailleurs, fût-elle actuellement plus parfaite, un seul de ses caractères suffirait, avec le temps, pour la rendre inférieure. Je veux parler de son immobilité. Elle est stationnaire depuis quarante siècles; elle ressemble à une sorte d'instinct : bien différente de la civilisation européenne, dont le caractère essentiel est d'être à la fois mobile et progressive, c'est-à-dire de se modifier sans cesse et de s'améliorer en se modifiant [37] .

La race caucasienne se distingue des autres dès les premiers temps de son histoire. Aucun monument, aucune tradition ne la montrent dans un [I-71] état de dégradation et d'abrutissement pareil à celui où l'on a surpris diverses tribus des autres variétés. Il est permis de supposer qu'elle a commencé par être tout-à-fait sauvage; mais l'on ne saurait assigner d'époque où elle l'ait été, et les plus anciens monumens la représentent au moins dans l'état nomade. Les Arabes de la Genèse, les Grecs d'Homère, les Germains de Tacite ne sont pas encore sans doute des peuples très-avancés ; mais qui pourrait nier que leur état ne soit très-supérieur à celui où l'on a trouvé les naturels de la Nouvelle-Hollande et plusieurs tribus de l'Amérique?

Si les Caucasiens se distinguent des autres variétés à leur origine, ils s'en distinguent bien davantage dans les temps postérieurs. Plus on s'éloigne de leur point de départ, et plus on les trouvé en avant des autres races. Ils ne font pas des progrès ininterrompus; leur civilisation est irrégulière dans sa marche; elle s'arrête, elle rétrograde; elle ne disparaît jamais entièrement; elle reparaît au contraire avec plus de force; elle se répand sur des espaces plus étendus; de proche en proche, elle a envahi ainsi toute l'Europe, et depuis plusieurs siècles, elle y fait des progrès soutenus et toujours plus généraux.

Dans le même temps, l'éducation des autres races ne paraît pas avoir fait de progrès sensibles. Je [I-72] parlais tout à l'heure de l'immobilité des Asiatiques, on peut parler de celle des Africains. Ils restent plongés, depuis deux mille ans, dans leur barbarie originelle, et le nègre que nous connaissons n'est pas supérieur à l'Ethiopien que les anciens ont connu. Quant aux naturels de l'Amérique et des îles de la mer du Sud, on sait dans quel état ils ont été trouvés et dans quel état ils sont encore.

Et il ne faut pas, comme on l'a fait, attribuer au climat le développement de la race européenne, Toutes les races sont répandues sous des latitudes extrêmement variées. On sait quelle est l'étendue de l'Afrique ; l'Amérique touche aux deux pôles; l'Asie embrasse les climats les plus divers: comment, dans des situations si prodigieusement différentes, les races de couleur foncée n'auraient-elles pas fait des progrès comparables à ceux de la race blanche, si elles n'étaient pas naturellement inférieures? Les Européens se sont développés dans les climats les plus défavorables; les autres races sont restées plus ou moins incultes dans tous les climats. Les Européens se sont civilisés dans les mêmes lieux où d'autres races n'ont jamais pu cesser d'être sauvages. Quel argument la florissante république des Etats-Unis n'offre-t-elle pas contre ceux qui veulent faire honneur au climat d'Europe de la civilisation des Européens?

Il ne serait pas plus exact de dire que les Européens [I-73] sont redevables de leur civilisation à de meilleurs gouvernemens, à des institutions moins barbares; car ces choses font partie de leur civilisation et sont précisément le fruit de leur supériorité. Si les autres races en étaient naturellement capables, pourquoi ne les possèderaient-elles pas ? Pourquoi n'auraient-elles pas aussi des gouvernemens réguliers et des institutions raisonnables? Les lois, les mœurs, les sciences, les arts, l'industrie de la race européenne ne sont pas des créations du ciel ; l'auteur des choses en avait déposé le germe en elle; mais elle a le mérite de l'avoir développé : sa civilisation est son ouvrage; elle est l'effet et non la cause de sa supériorité.

On n'expliquerait pas mieux la supériorité des Européens sur d'autres races, et par exemple sur la noire, observée dans nos colonies, en disant que l'infériorité de celle-ci tient à son état de servitude. D'abord cette servitude est elle-même un phénomène assez étrange, et qui demanderait explication. Pourquoi n'est-ce pas la race noire qui commande? Pourquoi n'est-ce pas la blanche qui sert? Ensuite, la race noire ne soutiendrait peut-être pas mieux la comparaison avec la blanche dans son pays natal, où elle est libre, que dans nos colonies, où elle est esclave. Enfin, la race blanche a été vue aussi dans l'esclavage, et dans un esclavage pire que celui des noirs. M. Jefferson, [I-74] dans ses excellentes notes sur la Virginie, observe avec raison que la condition des esclaves chez les Romains, particulièrement au siècle d'Auguste, était infiniment plus dure que ne l'est celle des nègres que nous avons réduits en esclavage. Cependant, dit-il, malgré tous ces genres d'oppression, et beaucoup d'autres circonstances décourageantes, les esclaves, chez les Romains, inontraient fréquemment les plus grands talens. Plusieurs excellèrent dans les sciences; de sorte que leurs maîtres leur confiaient communément l'éducation de leurs enfans. Epictète, Phèdre et Térence furent esclaves; mais ces esclaves étaient de la race des blancs. Ce n'est donc pas, ajoute-t-il, l'esclavage, mais la nature qui a mis entre les races une si grande différence [38] . »

Non-seulement les races de couleur foncée ne se sont pas développées, de leur propre mouvement, au même degré que la race blanche; mais il semble même qu'elles soient incapables de s'approprier så civilisation. Depuis trois siècles, par exemple, que les naturels de l'Amérique ont sous leurs yeux le spectacle des arts de l'Europe, transplantés sur leur propre sol, leurs arts n'ont rien perdu de leur grossièreté native. Ils ont vu naître, grandir de puissantes colonies sans être tentés d'imiter les [I-75] travaux auxquels elles devaient leur prospérité croissante. L'exemple, la persuasion, les encouragemens, rien n'a pu leur faire abandonner leur vie vagabonde et précaire pour l'agriculture et les arts.

On voudrait mettre en doute la prééminence intellectuelle de la race blanche, et l'on est sans cesse averti de sa supériorité par quelque considération nouvelle. Combien, par exemple, n'est-ce pas une chose frappante que l'importance du rôle qu'elle joue sur notre planète, que l'étendue de la domination qu'elle y exerce, et l'extension continuelle de cette domination? Elle occupe presque exclusivement l'Europe; elle est souveraine maîtresse de l'Amérique; elle règne sur une portion considérable de l'Asie; elle a des colonies en Afrique et à la Nouvelle-Hollande; elle s'est répandue dans tous les quartiers du globe; elle a des établissemens partout, et ces établissemens s'étendent sans cesse. Les autres races sont bien loin d'avoir montré la même curiosité, la même audace, la même force expansive. Ce ne sont pas elles qui sont venues chercher les Européens, ce sont les Européens qui ont été au-devant d'elles', qui sont allés les découvrir, les visiter dans les coins de la terre les plus retirés. Le monde, sans les Européens, ne saurait pas même leur existence, et la plupart d'entre elles seraient demeurées ignorées du reste du genre humain.

[I-76]

Une dernière marque de l'infériorité de ces dernières, un fait dont il semblerait résulter qu'elles ne sont que des dégénérations de la race blanche, c'est qu'elles tendent à revenir à sa couleur et à ses traits, tandis qu'elle ne prend leur couleur et leurs traits que fort difficilement. Tel est du moins l'avis de Blumenbach, adopté par W. Lawrence, et que ces savans naturalistes appuient sur des observations faites dans les îles de la mer du Sud et dans plusieurs parties de l'Afrique [39] .

Les faits sembleraient donc établir que les races de couleur foncée, soit que leur système nerveux et cérébral soit moins développé ou autrement développé, soit que cet appareil ne soit pas doué chez elles du même degré de sensibilité ou d'énergie, sont loin de manifester la même vivacité d'intelligence, de déployer le même fonds d'industrie, de se montrer au même point capables d'accroître par l'art leur puissance naturelle, en un mot de faire de leurs forces un usage aussi ingénieux, aussi savant, aussi varié, aussi étendu, surtout aussi sensiblement progressif; et si, dans le nombre des différences qui distinguent les diverses variétés de l'espèce, il est une chose qui soit particulièrement de nature à frapper, c'est cette supériorité d'intelligence que manifeste dans l'ensemble de ses [I-77] travaux et de ses œuvres la variété caucasienne.

§ 8. La conséquence à tirer de ces remarques, en les supposant fondées, n'est sûrement pas que celle-ci peut se passer d'être juste envers les autres, et qu'au lieu d'employer son intelligence à étendre les bienfaits de la civilisation, elle doit la faire servir à écraser l'ignorance et la faiblesse ; que son rôle est d'achever de rendre misérables les races qui ont déjà le malheur de lui être inférieures; qu'elle a bien fait d'établir la traite et l'esclavage des Africains; qu'elle avait eu raison de commencer par massacrer les indigènes de l'Amérique; qu'elle a fait preuve de sagacité quand elle a mis en question si les Indiens étaient des hommes, et s'il ne fallait pas des bulles du pape pour les traiter comme tels; qu'elle s'est montrée bien habile quand elle a condamné à une minorité perpétuelle le petit nombre de ces malheureux qu'elle n'avait pas exterminés [40] ..... Si quelque chose pouvait rendre [I-78] douteuse la supériorité de son esprit en même temps que celle de ses affections morales, c'est bien, assurément, la conduite qu'elle a tenue envers ses parentes d'Afrique et d'Amérique, conduite non-seulement odieuse, inhumaine, mais singulièrement absurde, et qui peut devenir aussi désastreuse pour elle-même qu'elle l'a été pour les peuples qui en ont ressenti les premiers effets.

Tout ce que je veux induire de l'infériorité des races de couleur, c'est qu'étant, au moins dans leur état actuel, moins susceptibles de culture que la race blanche, elles sont moins susceptibles de liberté. Je n'ai pas la moindre envie de flatter la vanité de celle-ci ; encore moins voudrais-je offenser la dignité de celles-là. Mon seul dessein est de constater une vérité dont la connaissance importe à toutes, savoir que la liberté des hommes dépend, avant toutes choses, de la perfection de leurs facultés. Or, les faits rendent, je crois, cette vérité manifeste. La civilisation supérieure de la race blanche ne procède d'aucun hasard heureux; elle n'est pas le fruit de circonstances locales plus favorables : j'ai commencé à le faire voir dans ce chapitre [41] , [I-79] et on le verra mieux dans le chapitre suivant [42] : Elle résulte donc de la supériorité naturelle ou acquise de sa conformation. Par cela seul que cette race est douée d'organes plus parfaits, elle peut tirer un plus grand parti de son intelligence; elle est, plus qu'une autre, capable d'exercer une action utile et puissante sur la nature et sur elle-même, et de porter dans les travaux et les fonctions de la société les connaissances scientifiques, et les habitudes morales qui peuvent en faciliter l'exercice et le faire fructifier.

§ 9. Je ne dois pas laisser ignorer à mon lecteur. que ces idées, sur la prééminence de la race européenne, ont été fort attaquées. M. Comte, dans un ouvrage considérable et justement estimé, qui a paru quinze mois environ après la première édition de ce volume, a consacré plusieurs chapitres à combattre les raisons qui paraissent établir la supériorité de la race blanche sur les races de couleur foncée [43] . Ce n'est pas à moi nominativement que cette critique s'adresse. L'auteur n'a dirigé son argumentation que contre W. Lawrence, que j'avais beaucoup cité dans le cours de ce chapitre, et à qui je devais la meilleure partie de mes observations. [I-80] Mais comme, en ne nommant que l'anthropologiste anglais, l'auteur du Traité de législation attaque pourtant des idées qui me sont particulières, et cite plusieurs fois mes propres expressions, il m'est impossible de ne pas prendre pour moi une partie du blâme philosophique qui est déversé sur l'opinion de Lawrence; et d'ailleurs n'y eût-il, dans ces remarques, que Lawrence d'atteint, il suffit que j'aie adopté les principales idées de cet auteur pour que je me croie obligé de faire connaître les objections élevées contre sa doctrine.

M. Comte commence par observer qu'il est extrêmement difficile de discerner l'influence de la race au milieu de toutes celles qu'exercent sur les progrès d'un peuple, non-seulement les circonstances locales où il se trouve placé, mais le langage, les lois, les mœurs, la religion, le gouvernement, etc. Il me semble, au contraire, que ne devrait être plus propre que le gouvernement, la religion, les lois, les mœurs, à montrer l'influence de la race; car rien de tout cela n'existant antérieurement à toute culture et à tout développement, il est évident que ces choses ne peuvent être que ce que les a faites le génie du peuple qui les a produites, sous l'influence, si l'on veut, des circonstances extérieures qui l'ont inspiré. De même qu'on juge de l'arbre par le fruit, de même le caractère des arts, de la langue, de la religion, [I-81] des mœurs, du gouvernement, de tout ce qui constitue la civilisation d'un pays, peut servir à montrer de quelle race d'hommes cette civilisation est l'ouvrage. Sans doute, il n'est pas aussi aisé de juger de la race par la civilisation que de l'arbre à l'inspection du fruit; mais loin que la civilisation d'un peuple empêche de voir comment il a été influencé par sa nature, il semble que rien ne doit être plus propre que ses œuvres à révéler la nature et l'étendue de ses facultés.

L'auteur du Traité de Législation n'approuve pas qu'en cherchant à faire remarquer ce qu'il y a de divers dans les races, et leur plus ou moins de perfectibilité, on s'applique particulièrement à faire ressortir les traits favorables à l'une d'elles. Il a tout-à-fait raison; et si, en relatant les faits qui paraissent établir la supériorité intellectuelle de la race blanche, Lawrence ou moi avons eu l'air de faire son apologie, nous avons eu tort l'un et l'autre. Mais s'il faut s'abstenir de prendre parti pour une race, il faut s'abstenir aussi de paraître plaider contre elle; car il ne serait certainement pas plus philosophique de la déprimer que de l'exalter. C'est une chose à quoi M. Comte n'a peut-être pas assez pris garde. Mais peu importe ce qu'il a fait: son erreur n'excuserait pas la nôtre; sa remarque n'en reste pas moins fondée, et il est certain que, dans l'examen d'un ordre de faits quelconque, et surtout [I-82] de faits graves comme ceux-ci, on ne peut mettre trop de soin à se dégager de toute préoccupation.

Par cela même qu'il faut écarter toute préoccupation de ses recherches, il est évident qu'en étudiant la question des races, il n'y a pas lieu à s'inquiéter d'avance des résultats que pourra avoir telle ou telle solution. Partant il n'y a pas lieu à dire, avec M. Comte, que si toutes les races ne sont pas susceptibles de la même culture, plusieurs conséquences fâcheuses vont se manifester. Il faut, sans doute, mettre le plus grand soin à examiner si la chose est exacte; mais il serait peu scientifique, si je ne me trompe, de commencer, avant de savoir si le fait est vrai, par énumérer tout ce qu'a d'affligeant la thèse de ceux qui le regardent comme véritable. Ce ne serait pas le moyen de préparer le lecteur à porter dans cette étude un esprit dégagé de prévention.

Je conviens que de l'inégale perfectibilité des races il peut résulter plusieurs choses assez tristes; par exemple, l'impossibilité de faire que toutes deviennent également industrieuses, riches, éclairées, morales, heureuses; ou bien d'empêcher que les plus fortes n'abusent souvent de leur prééminence, qu'elles n'en abusent long-temps, qu'elles n'en abusent jusqu'à ce qu'elles soient assez avancées pour comprendre que l'injustice dégrade celui qui l'exerce, et que l'oppression ne nuit pas [I-83] seulement aux opprimés. Mais de l'inégalité naturelle des individus, il résulte aussi, dans chaque race et dans chaque nation, des choses malheureusement assez fâcheuses [44] . Est-ce une raison pour élever des doutes sur cette inégalité? Non sans doute. De même donc que les inconvéniens qu'entraîne l'inégalité naturelle des individus, n'empêche pas de reconnaître qu'ils naissent avec des facultés très-inégales, de même les suites plus ou moins graves que peut avoir l'inégalité des races, n'est pas non plus une raison pour fermer les yeux sur cette inégalité, si elle a en effet quelque chose de réel.

J'ai quelque peine à comprendre pourquoi l'on s'est récrié si fortement contre cette idée de l'inégalité des races. Il me semble pourtant qu'elle n'offre rien de plus étrange et de plus paradoxal que celle de l'inégalité des individus. Si un individu peut différer d'un autre, on ne voit pas pourquoi dix individus ne pourraient pas différer de dix autres, mille de mille autres. Si un homme peut avoir sa physionomie, son caractère, son tour d'esprit particulier, on ne voit pas pourquoi ce qu'il y a de plus saillant dans cet esprit, ce caractère, cette physionomie, ne pourrait pas être commun à une multitude d'hommes. Non-seulement l'inégalité des races n'a rien de plus extraordinaire [I-84] que celle des individus, mais la première de ces inégalités se présente comme une conséquence naturelle de la seconde. Toutes les races en effet ayant commencé par des individus, il est clair que si ces individus ont pu différer, leur postérité a pu naître différente; que si les premiers auteurs de chaque race ont pu avoir, chacun de leur côté, leur type particulier de figure, d'intelligence, de caractère, ces différences originaires ont pu continuer à se reproduire dans les races qui sont sorties d'eux. Il a suffi pour cela que ces races ne se mêlassent pas; et des causes malheureusement trop nombreuses ont concouru à prévenir les mélanges, la distance qui séparait les populations, les obstacles naturels qui s'élevaient entre elles, l'attachement au sol natal, les différences de couleur, de forme, de langage, d'idées, de goûts, de mœurs; les antipathies violentes que toutes ces différences devaient produire, et que la guerre est venue encore envenimer, etc. Aussi, malgré beaucoup d'invasions, de conquêtes, de migrations, les diverses variétés dont la famille humaine se compose se sont-elles peut-être moins mêlées qu'on n'est communément disposé à le croire. D'abord la fusion entre les cinq principales variétés semble avoir été à peu près nulle. Le fond de chacune de ces grandes fractions du genre humain est resté fidèle au quartier du globe qui l'avait vu [I-85] naître, ou sur lequel il s'est développé. Le fond de la race blanche est demeuré en Europe, de la rouge en Amérique, de la jaune en Asie, de la noire en Afrique, de la brune en Océanie. Les portions de notre race qui ont fait irruption parmi d'autres, en sont restées séparées. Des Européens ont envahi l'Amérique, sans se mêler à la race cuivrée. Ils y ont transporté des millions d'Africains, sans s'allier à la race noire. Il y a eu, de fait, quelques croisemens entre plusieurs races sur le sol de l'Amérique, mais ces croisemens ont été furtifs, clandestins, peu nombreux, et l'on peut dire qu'en réalité, il ne s'est point encore opéré de fusion entre les principales races. Bien plus, les diverses nuances de ces races, dans chaque quartier du globe, ne se sont encore que très-imparfaitement mêlées. L'esprit de nationalité s'est plus ou moins maintenu par toute la terre, et les antipathies, les rivalités, qui divisaient les peuples ne sont encore complètement effacées nulle part, pas même dans la race européenne, chez qui pourtant la raison et la sociabilité ont fait infiniment plus de progrès que dans aucune autre. Si donc les pères des nations, si les individus de qui les peuples sont sortis ont pu différer entre eux, comme on n'hésite point à le reconnaître, qu'y aurait-il d'étonnant à ce qu'il se manifestât encore des différences entre les générations qu'ils ont produites, surtout lorsque [I-85] ces générations sont restées plus ou moins séparées. On trouve jusque dans notre race des preuves frappantes de cette constance avec laquelle une nation peut retenir les traits et le caractère de ses ancêtres. La nation juive en est un exemple. Les Écossais en sont un autre.

«L'ensemble des mœurs écossaises, observe un écrivain anglais, nous offre le spectacle le plus étonnant : c'est toute l'ardeur des passions méridionales alimentées sous un ciel rigoureux ; amitiés passionnées, haines vives et profondes, amours sans frein, instinct poétique et musical, habitudes domestiques, jusqu'à la danse rapide des paysans provençaux, tout se retrouve chez les habitans des monts et des plaines situés au nord de la Tweed. On ne peut méconnaître la race celtique et gallique, ancienne usurpatrice de ces plages désertés, et à jamais séparée par la force du sang et l'empire des mœurs de la racé germanique qui a peuplé l'Angleterre [45] . »

Encore une fois, l'idée qu'il peut y avoir, non-seulement au physique, mais au moral, des différences entre les races ne présente donc rien de bien singulier.

On est tellement averti de ces différences, que M. Comte lui-même sent quelquefois le besoin d'en tenir compte. Il reproche à Montesquieu de ne pas le faire assez; et si, pour montrer l'influence [I-87] du climat, l'auteur de l'Esprit des Lois imagine d'opposer les Chinois à des peuples d'Europe, M. Comte ne manque pas de lui dire qu'il compare des peuples divers par la race, tandis que, pour raisonner juste, il ne devrait établir de parallèle qu'entre des peuples de même espèce, placés sous des degrés de chaleur différens. M. Comte croit donc à la diversité des races et à l'influence que cette diversité peut produire sur celle des développemens.

Je conviens que les différences, non-seulement entre les peuples de même couleur, mais entre les variétés de l'espèce les plus caractérisées et les plus distantes l'une de l'autre, ont été assez mal observées, surtout en ce qui tient aux organes de l'intelligence; et peut-être le peu qu'on sait, à cet égard, ne suffit-il pas pour rendre raison de la prééminence que j'ai attribuée à la race européenne. Mais, que la supériorité de cette race tienne à une organisation plus heureuse ou à une sensibilité plus vive, elle se montre avec tant d'éclat dans ses œuvres qu'il est difficile de ne pas croire qu'elle existe aussi dans ses facultés, surtout quand on ne saurait l'attribuer, ainsi qu'on le verra dans le prochain chapitre, à l'avantage des circonstances locales sous l'influence desquelles elle s'est développée.

M. Comte, au contraire, pense que c'est dans [I-88] la différence des situations qu'il faut chercher la cause de celle qui existe entre les progrès qu'ont faits les diverses variétés de l'espèce. Si les Européens, observe-t-il, s'étaient trouvés dans des circonstances locales aussi défavorables que les Calmoucks, que les Hottentots, que les sauvages de la Nouvelle-Hollande; si tout le sol de l'Europe avait ressemblé au désert de Cobi; si les Anglais n'avaient emporté aucun des produits de la mère-patrie dans la nouvelle Galle méridionale; si les Hollandais s'étaient trouvés réduits, au cap de Bonne-Espérance, aux seules ressources que la terre offrait aux naturels du pays; - on aurait eu beaucoup plus de peine à faire des progrès, j'en demeure d'accord avec M. Comte. Mais est-ce bien là la question? Il est clair que les hommes de toute espèce doivent être plus lents à se développer lorsqu'ils se trouvent dans des situations où les progrès sont plus difficiles. Mais tous les peuples de race mongole ne sont peut-être pas établis dans des déserts; toutes les nations africaines n'habitent pas des plages arides... Il s'agit de savoir si les peuples de couleur, qui se sont trouvés dans des circonstances locales aussi avantageuses que les Européens, ont fait des progrès comparables, Or, ceci devient difficile à soutenir. Je ne sais point d'ailleurs, si le sol du Cap et de la Nouvelle-Hollande offre aux indigènes aussi peu de ressources qu'on le prétend. Il paraît que [I-89] le sol de la Nouvelle-Hollande est loin d'être aussi dépourvu de rivières et de régions fertiles qu'on l'avait cru. Le tableau que Malte-Brun trace du cap de Bonne-Espérance, ne semblerait pas indiquer que ce pays soit naturellement aussi pauvre que le pense l'auteur du Traité de Législation. Bref, il est prouvé que les Hottentots sont restés au Cap des peuples stupides, et il ne l'est pas que des Européens, placés dans de semblables circonstances, fussent demeurés dans le même état d'abrutissement.

Si les Européens, objecte M. Comte, sont plus perfectibles que les autres races parce qu'ils sont plus perfectionnés, il faut admettre que ceux d'entre eux qui sont plus perfectionnés, sont, par cela même, plus perfectibles. Et pourquoi n'y aurait-il pas, en effet, des différences entre les diverses nations dont se compose la race caucasienne? Qui voudra affirmer que les Celtes, les Germains, les Scandinaves, les Hellènes, furent originairement des peuples également aptes à tout? Et encore, même, quoique le mélange et le frottement aient sensiblement effacé la primitive empreinte des divers peuples de l'Europe, qui osera assurer qu'il n'existe entre eux aucune différence, et qu'ils naissent tous avec les mêmes aptitudes et les mêmes inclinations? Qui me répondra que les Espagnols sont naturellement doués du même talent pour [I-90] les affaires que les Anglais; ou mieux encore, que les Anglais sont aussi heureusement organisés pour la musique que les Italiens? Montesquieu avait surement tort d'attribuer au climat les effets si différens qu'il avait vu produire à la musique en Angleterre et en Italie; mais aurait-il eu tort dé dire que l'organe musical était plus prononcé dans les cerveaux italiens que dans les têtes anglaises; ou, si l'on n'approuve pas ce langage, les Italiens naissaient avec plus que de dispositions pour la musique que les Anglais ? — Au surplus, les peuples européens pourraient être inégaux entre eux sans cesser pour cela d'être supérieurs aux autres races.

M. Comte ne voit point une preuve de cette supériorité dans le caractère à la fois mobile et progressif de notre civilisation. Si les Chinois, observe-t-il, n'ont pas avancé d'un pas depuis quatre mille ans, qu'est-ce que cela prouve, sinon qu'ils avaient déjà fait d'immenses progrès, quand nous étions encore barbares ?. .... Celà prouve de plus que tout progrès chez eux a depuis long-temps cessé, et qu'ils se trouvent excessivement reculés quoiqu'ils eussent une immense avance. Il ne me semble pas qu'il y ait là de quoi les glorifier. Il est, dans le nombre des êtres animés, des espèces qui font, dès en naissant, par une impulsion instinctive, des ouvrages miraculeux, et qui, après, [I-91] reproduisent éternellement les mêmes merveilles. On ne sait vraiment si les peuples de la Chine ne tiennent pas un peu de ces espèces-là. Il serait difficile, quoi qu'on en dise, de trouver dans notre race des exemples d'une immobilité comparable à la leur. Les invasions, les conquêtes, les oppressions, n'ont sûrement pas manqué parmi nous; et néanmoins je ne sache pas de conquête qui ait eu le pouvoir de nous arrêter quarante siècles. L'état de rétrogradation ou d'immobilité, comparativement peu durable dans notre race, n'a d'ailleurs été que local; et lorsque le mouvement et la vie ont été étouffés chez une nation, on les a bientôt vus renaître au sein d'une autre.

Je ne suiverai pas plus loin l'auteur du Traité de Législation. Il y a, sans contredit, dans toute la partie de son ouvrage à laquelle je réponds, un talent d'argumentation très-remarquable. Cependant j'avoue que je n'ai point été convaincu, et que les objections élevées contre la supériorité que paraît posséder, sous des rapports importans, la variété caucasienne, quoique souvent spécieuses, sont loin en général de me paraître insolubles.

Au surplus, je ne veux me faire ici, je le répète, ni l'apologiste de cette race, ni le détracteur d'aucune autre ; je ne me propose, proprement, ni d'établir que la blanche est supérieure à celles de couleur, ni de marquer le rang qui appartient [I-92] à chaque espèce. Certaines qualités peuvent être communes à toutes. Il est possible que chacune ait ses avantages particuliers. Peut-être y aurait-il pour toutes du profit à se rapprocher, à se mêler, à se croiser. A Dieu ne plaise, que j'avance légèrement rien qui soit de nature à entretenir des préjugés hostiles entre les diverses branches de la famille humaine, surtout lorsque, dans plusieurs quartiers du globe, un nombre considérable d'individus appartenant à ces diverses branches se trouvent réunis sur le même sol, et que leurs mutuelles inimitiés peuvent avoir pour les uns et pour les autres des conséquences si déplorables. Mais de même qu'on peut dire que les individus sont inégaux sans les exciter à se haïr, de même on peut observer qu'il existe entre les races des inégalités, sans les pousser pour cela à se faire la guerre. Tout ce que de telles observations doivent naturellement produire dans l'esprit des hommes, c'est un désir commun de travailler à l'amélioration de leur racé, et il n'y aurait sûrement rien de fâcheux à faire naître en eux un semblable désir.

Ce que j'ai dessein de montrer, c'est donc qu'il existe des différences entre les hommes ; c'est qu'ils ne se ressemblent ni au physique, ni au moral; c'est qu'ils ne naissent pas tous également beaux, robustes, intelligens, sensibles, énergiques; c'est que le degré de puissance et de liberté qu'ils sont [I-93] susceptibles d'acquérir, dépend, au plus haut degré, de la nature et de l'étendue des moyens dont ils naissent pourvus, et que, par conséquent, le premier besoin de tous, est de songer à perfectionner leur race, comme le premier soin d'un propriétaire qui veut améliorer ses bestiaux, si l'on veut bien ne pas s'offenser de la comparaison, est de chercher d'abord à en perfectionner l'espèce.

Or, la question, réduite à ces termes, paraît à peine susceptible d'être controversée. Personne ne conteste d'abord que les individus, dans chaque race, ne naissent extrêmement différens, et que, par conséquent, le premier intérêt de ceux dont l'organisation est peu avantageuse, ne soit de se rapprocher de ceux qui sont plus heureusement organisés.

Mais on ne peut pas contester non plus qu'il n'existe des différences entre les races. Il est plusieurs de ces différences qui sautent aux yeux. Telles sont celles qui se manifestent dans la couleur, les traits, la physionomie, la chevelure, etc. Celles qui existent dans l'intelligence et les affections morales peuvent être plus difficiles à observer sans être pour cela moins réelles. Quand il n'y a pas deux hommes dans une nation qui aient précisément la même tournure d'esprit, la même mesure d'intelligence, le même degré de sensibilité, une parfaite identité de caractère, il est bien [I-94] difficile de croire qu'aucune nation n'a son génie propre, ses passions dominantes, son tour d'esprit particulier. Quand il se manifeste entre les variétés d'une même espèce d'animaux des différences si sensibles d'humeur, d'instinct, d'intelligence, il est bien difficile d'admettre que toutes les races humaines sont intellectuellement et moralement semblables. Il est plus que probable, en un mot, que le terme moyen de la force, de la beauté, de l'esprit, des inclinations douces et bienveillantes n'est pas le même dans toutes les variétés.

Partant il ne peut pas être indifférent d'être semblable aux hommes de telle variété ou à ceux de telle autre. S'il importe à tel individu, né dans telle race et vivant au milieu d'elle, d'avoir les qualités qu'elle estime le plus, il y a de l'avantage, en général, à être fait à la guise de la race la plus puissante, et à posséder les facultés dont il est possible de tirer le plus grand parti. Il peut y avoir quelque chose à gagner à se rapprocher de telle race pour la taille, à ressembler à telle autre pour les proportions du corps ou la régularité des traits, à telle autre pour la vivacité de l'esprit ou l'énergie mo rale. Il me paraît incontestable, finalement, que le premier intérêt d'un peuple qui voudrait paryenir à un haut degré de puissance et de liberté, serait de réunir, s'il était possible, dans la personne de tous ses membres, les perfections physiques, [I-95] intellectuelles et morales qui peuvent se trouver départies entre les diverses variétés du genre humain.

Cependant, quelque évidente que cette opinion me paraisse, je n'oserais dire qu'elle est universellement partagée. M. Comte, par exemple, a été conduit, en examinant l'influence qu'exerce sur l'homme le monde extérieur, à attacher une telle importance à l'action de cette cause, qu'il finit par compter l'influence de la race pour presque rien. Il pense que les races les plus imparfaites sont encore assez heureusement douées pour parvenir à faire un usage facile et étendu de leurs forces. Il croit qu'un peuple quelconque pourrait pousser très-loin le perfectionnement de son industrie et de ses mœurs, sans donner à ses facultés toute l'extension et toute la rectitude dont elles sont naturellement susceptibles. Il avance que ce sont les cir constances extérieures, et non le plus ou moins d'énergie et d'intelligence naturelle d'un peuple, qui décident de l'étendue de ses progrès, et, en propres termes, que sa civilisation dépend, non du degré de développement dont il est susceptible par sa propre nature, mais de celui que sa position géographique lui permet de recevoir.

J'avoue que cette conclusion ne me paraît point admissible. Je crois bien, et je vais avoir tout à [I-96] l'heure occasion de dire pourquoi, que notre développement dépend, à un haut degré, des circonstances physiques qui nous entourent, du milieu plus ou moins favorable dans lequel nous nous trouvons placés; mais, en même temps, je ne puis croire que, dans le fait de notre développement, les causes externes jouent le premier rôle ; je pense, au contraire, que le principe de notre développement est en nous-mêmes, dans la vigueur de notre intelligence, dans l'énergie de notre volonté ; que la civilisation de l'homme est surtout l'œuvre de la nature humaine; en un mot, que c'est l'homme qui se fait et non les choses qui le font. Il est sans doute fort essentiel qu'il soit placé de manière à pouvoir tirer parti de ses forces; mais il faut premièrement que ces forces existent; c'est de ce fait que tout procède, et sa culture dépend, avant toutes choses, du plus ou du moins de puissance et de perfection dont ses facultés sont naturellement douées.

 


 

[I-97]

CHAPITRE III.
Influence des circonstances extérieures sur la liberté.

§ 1. Je n'avais pas donné à ce sujet, dans la première édition de ce volume, toute l'attention dont il est digne. Je n'en avais parlé qu'incidemment et avec peu d'étendue. J'avais bien reconnu, d'une manière générale, que l'homme est plus ou moins aidé ou contrarié, dans l'exercice et le développement de ses forces, par la nature des choses matérielles au milieu desquelles il vit, par la chaleur, l'humidité, le froid, la fertilité ou la stérilité du sol, la disposition des eaux et des terres, et en général par toute la constitution physique ainsi que par la position géographique du pays où il est placé; mais je n'avais pas montré avec assez de détail jusqu'où s'étendent ces influences. J'avais mis, au contraire, une sorte de hâte à écarter cet ordre de considérations, pour reporter l'attention du lecteur sur les forces naturelles et acquises de l'homme; observant qu'il était, de tous les animaux, celui sur qui le monde extérieur avait le moins d'empire, et que ce serait [I-98] connaître évidemment sa nature que d'attribuer ses progrès à l'influence des causes externes, encore bien que cette influence fût très-réelle, et qu'il y eût nécessité de reconnaître qu'elle pouvait entraver ou seconder très-puissamment l'action de ses facultés [46] .

J'ai donc besoin de revenir sur cette matière et d'en faire l'objet d'un examen particulier; non pour rectifier à cet égard mes premières idées, que je crois justes; mais pour les présenter avec plus de développement. Je persiste à penser et à dire, que le premier principe de la puissance et de la liberté de l'homme est en lui-même, dans son activité, dans son énergie, dans la perfection plus ou moins grande des instrumens dont la nature l'a pourvu, dans le pouvoir qu'il a de perfectionner encore ces instrumens par la culture, et non dans la nature des choses matérielles dont il est environné. Seulement, j'ai à montrer, avec plus de soin que je ne l'avais fait d'abord, jusqu'à quel point ces choses peuvent nuire au progrès de ses forces, ou bien jusqu'à quel point il est en elles de le favoriser.

§ 2. Certains écrivains n'ont pas vu de bornes, [I-99] en quelque sorte, à l'influence que le monde extérieur exerce sur le développement, non-seulement de l'homme, mais de tout ce qui a vie. Cabanis va jusqu'à croire que les différens êtres que la nature a placés dans chaque climat reçoivent leur caractère et leur physionomie des circonstances physiques qui les environnent. Il retrouve dans les productions végétales les qualités du sol qui leur sert de support, de l'eau et de l'air qui les alimentent. Les animaux, dont la nature est plus souple, modifiés, façonnés sans relâche par les impressions qu'ils reçoivent des objets extérieurs, lui paraissent la vivante image du lieu qu'ils habitent, de ses productions végétales, des aspects qu'il offre, du ciel sous lequel il est placé; et l'homme, le plus souple des animaux, diffère, dit-il, si sensiblement de lui-même, dans les divers climats, que certains naturalistes ont cru que le genre humain avait été formé originairement de plusieurs espèces distinctes. Cabanis ajoute que l'analogie de l'homme avec les objets qui l'entourent et qu'il est obligé d'approprier à ses besoins est si frappante qu'on peut presque toujours, à la simple inspection, assigner la zone à laquelle appartient chaque individu. Il ne fait pas difficulté de considérer, avec Buffon, les différences que les diverses variétés de l'espèce présentent dans les caractères extérieurs qui les distinguent, comme l'ouvrage des circonstances [I-100] physiques auxquelles elles sont soumises. Enfin, il va jusqu'à attribuer la diversité des dispositions morales à la manière différente dont la sensibilité est excitée dans les divers climats, observant que des impressions particulières, mais constantes et toujours les mêmes, comme celles qui résultent de la nature des lieux, sont capables de modifier les dispositions organiques, et de rendre, par la génération, ces dispositions fixes dans les races [47] .

M. Comte, dont j'ai parlé dans le précédent chapitre, ne va peut-être pas aussi loin que Cabanis. Il n'admet pas comme lui, par exemple, qu'il soit au pouvoir des causes externes d'altérer les caractères particuliers à une race, et de la faire dévier de son type primitif. Il convient, au contraire, que chaque race conserve inaltérablement, dans toutes les situations, les caractères qui lui sont propres [48] . Mais, à part cela, il est peu de chose, si je ne me trompe, qu'il ne reconnaisse au climat le pouvoir de faire. S'il hésite à attribuer quelque influence à la race, il en accorde sans hésitation une [I-101] immense au climat, je veux dire à l'ensemble des circonstances extérieures dont tout homme subit l'action. Il consacre une portion considérable de son ouvrage à montrer jusqu'où s'étend cette influence.

« Si le climat, dit-il, ne peut pas effacer les traits caractéristiques des espèces, il peut diminuer ou accroître les forces physiques des individus, affaiblir ou fortifier leurs facultés intellectuelles, irriter ou calmer leurs passions. L'ordre dans lequel les facultés des peuples se développent, correspond en tout à la nature physique des régions où ils sont placés. Nous trouvons la même physionomie sociale à tous les peuples placés dans des circonstances physiques analogues, quelle que soit d'ailleurs la race à laquelle ils appartiennent ; et la même analogie s'observe dans les animaux et jusque dans les végétaux. La différence des lieux étant donnée, il devient facile d'expliquer la différence des progrès qu'ont faits de certaines populations. Si, à la suite d'un naufrage, des Européens avaient été jetés nus sur la côte du cap de Bonne-Espérance, et qu'ils s'y fussent trouvés réduits aux seules ressources que le pays offrait aux naturels, ils auraient été tout aussi incapables que les Hottentots de faire le moindre progrès dans la civilisation. C'est dans la différence des circonstances locales qu'on trouve la raison des progrès très-différens qu'avaient faits les peuples indigènes de l'Amérique. Pêcheurs, [I-102] chasseurs, pasteurs, les peuples sont à peu près toujours ce que veulent qu'ils soient les circonstances où ils se trouvent. Ce qui a pu manquer à certains d'entre eux, ce ne sont pas les dispositions naturelles, mais des circonstances extérieures favorables à leur développement. Tout peuple convenablement placé, à quelque espèce qu'il appartienne d'ailleurs, porte en lui-même les moyens de parvenir à un haut degré de culture. L'avantage d'une bonne position est plus que suffisant pour compenser le désavantage de la race, si tant est que, sous ce rapport, un peuple puisse être inférieur à un autre ; et le peuple le moins susceptible de développement ira plus loin que le mieux organisé, si celui-ci se trouve dans des circonstances moins favorables. En un mot, le degré de civilisation où chacun peut atteindre dépend, non du degré de développement dont il est susceptible par sa propre nature, mais de celui que sa position géographique lui permet de recevoir [49] . »

§ 3. Je ne sais si je suis dans l'erreur, mais je crois que M. Comte, dans la suite de propositions que je viens de citer, et qui sont comme le résumé de ses idées sur influence des causes externes, [I-103] accorde à ces causes beaucoup trop de pouvoir. J'ajoute que Cabanis me paraît en avoir encore plus exagéré la puissance.

§ 4. Comment admettre d'abord avec Cabanis que les différens êtres reçoivent des circonstances physiques qui les entourent, leur caractère et leur physionomie? Nul être n'aurait donc de caractère qui lui fût propre ! Tout porterait une physionomie d'emprunt ! Les choses ne ressembleraient pas à ce qu'elles sont réellement, mais à ce que les objets extérieurs les feraient paraître ! Je ne sais pas s'il est parfaitement conforme à la raison d'ôter ainsi à chaque chose la figure qui lui est particulière pour lui en composer une des traits de tous les objets dont elle est environnée. Il me semble que tout être créé à sa propre nature, qui se maintient identique partout où il peut exister. Un chêne, un peuplier, un bouleau, conserveront, en quelque Heu qu'on les transplante, la forme, le port, le feuillage particulier à l'espèce à laquelle chacun de ces arbres appartient. Ils pourront bien ne pas prospérer au même degré dans tous les terrains et sous toutes les latitudes, mais partout où ils pourront vivre, ils conserveront les traits caractéristiques de leur espèce, et l'on ne verra certainement pas leur figure varier comme la nature des lieux. Or, ce que je dis des plantes, on peut le [I-104] dire à plus forte raison des animaux, et à plus forte raison encore des hommes. Les hommes, non plus que les animaux, non plus que les plantes, ne prospèrent pas au même degré partout; mais partout où un peuple peut vivre il conserve invariablement les traits particuliers à sa race.

§ 5. S'il ne paraît pas possible de dire avec Cabanis que le caractère et la physionomie des différens êtres, sont déterminés par l'influence des objets extérieurs, je ne crois pas qu'on puisse admettre davantage avec M. Comte que le développement d'un peuple dépend de la bonté de sa position géographique, et non du plus ou moins de perfection naturelle de ses facultés.

Sans doute il est telle position où la race la mieux organisée ne saurait apprendre à faire usage de ses organes. Placez les hommes les plus heureusement doués au sein d'une nature immuable, sur une roche aride et dépouillée, au milieu d'un océan sans rivages, mettez-les dans une position où il leur soit impossible de vivre, et il est clair qu'ils ne pourront exercer aucun des arts qui ont pour objet de conserver, d'embellir ou d'honorer la vie

Mais, de ce que la race la mieux faite a besoin, pour se développer, de se trouver dans une position où les progrès lui soient possibles, s'ensuit-il [I-105] que les progrès dont un peuple est susceptible dépendent uniquement ou même principalement de la nature des lieux où il se trouve établi?

Si la civilisation des peuples dépendait, avant tout, de leur position géographique, ceux qui occuperaient les meilleures places sur cette planète devraient être, par cela même, les plus civilisés. Il faudrait graduer l'échelle de la civilisation d'après la position et la nature des territoires, et l'on verrait le degré de culture correspondre exactement, par toute la terre, à l'avantage des situations.

Pense-t-on qu'en fait il en soit ainsi ? c'est la première chose que je demande. Je crois bien que, dans les divers quartiers du globe, les portions de terre les plus favorables à la vie des hommes, sont celles où les hommes ont dû commencer d'abord à se développer. Mais trouve-t-on que les progrès ont été partout dans la même proportion que les avantages physiques; et peut-on dire, à considérer la sphère terrestre d'une manière générale, que la civilisation s'est répandue dans le monde ainsi que l'ordonnait la nature des lieux? Est-il possible de prétendre que les régions de la terre les plus favorisées de la nature sont aussi celles où la civilisation a été le plus loin ?

Je conviens sans peine que lorsque les Européens découvrirent l'Amérique, ils trouvèrent, [I-106] dans cet immense continent, les peuples du centre plus avancés que ceux des extrémitées. Mais quoiqu'il y eût, sans contredit, moins de culture au Groenland qu'au Mexique, et dans la Terre-de-Feu qu'au Pérou, il y en avait certainement moins au Mexique et au Pérou qu'il n'y en avait eu anciennement, et qu'il n'y en avait de nouveau alors en Europe. Est-ce donc que les Européens s'étaient trouvés, sous le rapport des circonstances locales, dans une meilleure situation que les peuples indigènes du Mexique et du Pérou ? Il serait difficile de le prétendre. Quels sont les pays de l'Europe qui, sous le rapport des avantages physiques, peuvent soutenir la moindre comparaison avec les contrées du Nouveau-Monde que je viens de nommer, surtout avec le Mexique ? Où trouverait-on, dans notre quartier du globe, une contrée qui ait pu offrir originairement à ses habitans, des ressources plus variées, des mines plus riches, un sol plus fécond et plus propre à toute espèce de culture, un plus grand nombre de produits indigènes pouvant servir à l'exercice des arts et à la subsistance des hommes, un air plus doux et plus sain [50] ? Il est vrai que l'Europe, par ses contrées les plus [I-107] méridionales, avait pu communiquer de bonne heure avec l'Égypte, que l'Égypte avait eu des communications avec l'Inde, et que l'Inde est un des plus riches pays du monde, et des plus anciennement civilisés. Mais si la supériorité de la culture doit être décidée par celle des lieux, on ne voit pas trop pourquoi la civilisation n'aurait pas été aussi avancée au Mexique que dans l'Inde même; et puis il s'agit de savoir si, dans l'Inde, elle se trouve bien en rapport avec l'avantage des situations.

Si donc nous passons d'Amérique en Asie, j'accorderai encore que les peuples de cette partie du monde qui en habitent la portion la plus élevée, la plus froide, la plus stérile, sont moins avancés que ceux qui occupent les régions basses et les plus susceptibles d'être cultivées : je conviendrai que la civilisation a fait moins de progrès sur le plateau central que parmi les habitans de la Chine et de l'Inde. Mais on m'accordera sans doute aussi que la civilisation des Chinois et celle des Hindous, [I-108] quoique supérieure peut-être à celle qui s'était formée au Mexique, est encore très-inférieure à celle qui s'est développée parmi nous; qu'elle est loin d'être aussi éclairée, aussi forte, aussi savante, aussi correcte... J'ai donc à demander encore si les peuples d'Europe se sont trouvés, pour faire des progrès, dans une meilleure situation que ceux de la Chine et de l'Indostan? Si, par exemple, il est en Europe des contrées que la nature ait plus favorisées que l'Inde, qui soient arrosées par des fleuves plus larges et plus nombreux, où l'on respire un air en général plus salubre, où une terre plus fertile se couvre de productions plus variées, plus propres à la nourriture de l'homme et à l'exécution de toute sorte de travaux; où l'on puisse cultiver à la fois les arbres, les céréales, les fruits, les fleurs de la zone tempérée, et les productions qui croissent entre les tropiques; où les entrailles de la terre recèlent des trésors plus précieux; où le règne animal présente un plus grand nombre de variétés utiles; où la nature offre aux hommes plus de moyens de communiquer entre eux et de se mettre en rapport avec d'autres nations?... Je ne crois pas qu'il soit possible de faire une réponse affirmative.

Voulons-nous nous transporter dans une autre partie du monde, et comparer à la situation des peuples de notre race, celle des peuples d'espèce [I-109] malaie? Avec quel immense avantage ne pourra-t-on pas opposer au continent d'Europe ces innombrables archipels de la mer du Sud, ces labyrinthes d'îles dont les voyageurs nous ont donné des descriptions si ravissantes, où l'air est si pur et si doux, la nature si riante et si féconde; où les peuples, unis plutôt que séparés par l'Océan au sein duquel ils sont répandus, et qui les embrasse tous, trouvent, dans des eaux qui ont mérité le nom de pacifiques, un moyen naturel si puissant de communiquer entre eux ?... Et pourtant quelle comparaison sera-t-il possible d'établir entre la civilisation de ces peuples, si heureusement situés, et celle des peuples de notre race, qui se sont trouvés originairement dans des circonstances physiques comparativement si désavantageuses?

On trouve donc, en rapprochant successivement de l'Europe les plus belles régions de la terre, et en comparant la civilisation de ces pays à celle qui a crû parmi nous, la preuve constante que la civilisation ne s'est pas répandue dans le monde en raison de l'avantage des situations. Il se peut bien, je le répète, que, dans chaque quartier du globe, la race à qui ce quartier était affecté ait fait ses premiers progrès dans les lieux où la vie était le plus facile, où les arts destinés à la soutenir avaient le plus de moyens de s'exercer; mais il paraît impossible de dire, d'une manière générale, [I-110] que les avantages physiques ont décidé de l'étendue des développemens, et que les régions qui réunissaient le plus d'avantages, sont celles où l'espèce s'est le plus perfectionnée. Les Otaïtiens de race brune n'ont pas fait, et surtout n'avaient pas fait, il y a quatre siècles, autant de progrès qu'en avaient fait les Mexicains de race cuivrée, quoique ces peuples-ci ne se trouvassent pas, géographiquement, dans une situation plus avantageuse. Les Mexicains d'espèce américaine n'avaient pas fait autant de progrès que les Chinois de race mongole, quoiqu'il ne semble pas que ces derniers peuples fussent dans une meilleure situation géographique que les Mexicains. Aucun de ces peuples enfin n'avait fait des progrès comparables à ceux de la plupart des nations d'Europe, quoique l'avantage des circonstances locales n'ait certainement pas été du côté des Européens. Il suffit de comparer ce qu'il y a de développemens acquis dans notre quartier du globe, que la nature a traité avec tant de parcimonie et de mauvaise grace, avec ce qu'on trouve de culture dans d'autres parties du monde, qu'elle a comblées de ses plus riches dons, pour être forcé de reconnaître que l'influence de la race a prévalu sur celle des lieux, et que le génie de l'homme a plus fait pour les progrès de la civilisation, que les circonstances physiques les plus favorables.

[I-111]

§ 6. S'il est difficile de dire, en général, que les lieux les plus favorisés de la nature sont ceux où l'espèce a fait le plus de progrès, peut-on soutenir, en particulier, qu'elle s'est surtout développée dans les régions très-chaudes et très-fertiles?

Montesquieu, dans les portions de son principal ouvrage où il traite du sujet qui nous occupe en ce moment, a paru regarder l'élévation de la température et la fertilité du sol, comme contraires, en général, au perfectionnement physique et moral de l'espèce; de sorte que si l'on voulait déterminer l'influence de ces deux causes d'après ses principes, il faudrait, ce semble, faire un tableau dans lequel on verrait la civilisation décroître à mesure qu'on s'éloignerait des pôles, et qu'on descendrait vers les régions de la terre où la température est la plus élevée et la végétation plus vigoureuse.

M. Comte a fort longuement combattu sur ce point la manière de voir de l'auteur de l'Esprit des Lois; et, se conformant aux idées plus justes que les progrès de l'histoire naturelle et de la géographie permettent de concevoir de la manière dont la vie s'est répandue sur notre planète, il a présenté au lecteur, dans une suite de chapitres, un tableau dans lequel les formes sous lesquelles la vie se manifeste, et les effets qu'elle [I-112] produit, au lieu d'aller en se dégradant, des régions polaires au centre du globe, s'affaiblissent et se détériorent, au contraire, à mesure qu'on s'éloigne du centre de la terre et qu'on s'élève vers les pôles.

Cette manière d'envisager la sphère terrestre et les lois suivant lesquelles la vie s'y est propagée, paraît conforme, à beaucoup d'égards, à l'exacte observation des choses. Il paraît certain que le règne végétal, à mesure qu'on s'éloigne des régions centrales de la terre, perd graduellement de sa force et de ses proportions [51] . Il paraît également vrai que la stature des animaux diminue à mesure que l'on avance vers les pôles. Enfin, il est peut-être possible de soutenir, malgré les exceptions assez nombreuses qu'on pourrait citer à cet égard, que les hommes eux-mêmes sont plus grands entre les tropiques que dans la zone tempérée, et surtout vers les cercles polaires[52] .

Mais la vie morale observe-t-elle ici les mêmes [I-113] lois que la vie physique, et peut-on dire qu'elle perd aussi de sa force à mesure qu'on s'éloigne de l'équateur? Je ne dirai sûrement pas que la civilisation nous est venue des régions polaires; je ne pense pas même qu'on pût, avec justice, accuser Montesquieu d'avoir eu une telle idée. Mais faudra-t-il adopter la proposition inverse; et dirons-nous, avec M. Comte, qu'elle s'est particulièrement développée dans la zone torride, et que c'est de là qu'elle s'est répandue dans les zones tempérées? Je ne sais pas si cette proposition, est plus conforme à la vérité que ne le serait la première. La Chine, l'Inde, l'Égypte, la Grèce, le Mexique, le Pérou voilà les lieux qu'on signale communément comme de premiers foyers de civilisation. Or, de tous ces lieux, il n'y a réellement que l'Inde qui soit sous une température torride. La Chine est en dehors des tropiques ; le centre de l'Égypte est sous le trentième parallèle; celui de la Grèce sous le trente-septième. Si le Mexique et le Pérou se trouvent, en grande partie, dans les régions équatoréales, l'influence de la latitude est ici fortement contre-balancée par l'élévation du sol. Les deux tiers du Mexique, élevés, sous la forme d'un immense plateau, à une hauteur de deux mille à deux mille cinq cents mètres au-dessus du niveau de la mer, jouissent d'un climat plutôt froid ou [I-114] tempéré que brûlant [53] ; et si la civilisation, pour se développer, a besoin d'une haute température, il semble que, dans le Nouveau-Monde, ce n'est pas sur le plateau du Mexique qu'elle aurait dû faire ses plus grands progrès. Il semble aussi que, dans l'ancien continent, ce n'est pas en Chine, en Égypte, en Grèce, qu'elle aurait dû naître ; puisque ces pays sont tous dans la moyenne région du globe, et que la chaleur y est, et surtout y dut être d'abord assez modérée [54] . Faut-il donc admettre que la civilisation a eu son premier foyer dans l'Inde, et que c'est de là que tout est venu ? Mais comment le prouver; comment établir, par exemple, que la civilisation de l'Europe moderne est un produit d'origine asiatique? Quels traits de ressemblance ou quel air de famille pourrait-on apercevoir entre notre civilisation et celle des Indiens? Pourquoi vouloir d'ailleurs que toutes les civilisations soient sorties d'une seule? Pourquoi n'y aurait-il qu'un peuple au monde dont les progrès auraient été spontanés?

«Il ne faut pas, dit, à ce [I-115] sujet, un écrivain très-instruit, chercher en Asie ni Éthiopie des origines obscures qui font négliger des faits certains et à notre portée. Il y a eu en Europe, notamment parmi les Turdetains, parmi les Celtes, parmi les Scandinaves, parmi les Étrusques, des foyers de civilisation contemporains de la civilisation primitive des Hellènes » [55] .

Si donc on ne pourrait pas soutenir raisonnablement que la civilisation est descendue des pôles, on ne peut pas admettre davantage qu'elle est venue de l'équateur.

§ 7. Non-seulement l'espèce humaine ne s'est pas développée de préférence dans la zone torride, mais la partie chaude de la zone tempérée ne paraît pas être celle où elle a fait les plus grands progrès. La civilisation avait été moins parfaite en Égypte, sous le trentième degré de latitude, qu'elle ne le fut ensuite en Grèce sous le trente-septième. Elle le fut peut-être moins en Grèce qu'elle ne l'a été plus tard en Italie, à quelques degrés plus au nord. Elle n'a jamais été en Italie, si ce n'est sous le rapport des beaux-arts, aussi avancée qu'elle l'est maintenant dans d'autres contrées plus septentrionales de l'Europe. Qui pourrait nier que la civilisation de la France, de l'Angleterre, de [I-116] l'Allemagne, des Pays-Bas, ne soit en général plus développée que ne l'est la civilisation présente, et que ne l'a été la civilisation passée du midi de l'Europe et du nord de l'Afrique ? Bien loin donc de dégénérer en s'éloignant des tropiques, il paraît certain, au moins jusqu'ici, qu'elle a acquis plus de perfection.

M. Comte paraît vouloir attribuer ces progrès des dernières contrées que je viens de nommer, à une révolution survenue dans leur température. Du temps de Julien et de César, observe-t-il, la Gaule voyait, chaque hiver, tous ses fleuves se glacer au point de pouvoir, pendant plusieurs mois, servir de ponts et de routes. Peu à peu, ajoute-t-il, ces cas devinrent plus rares, et le climat s'étant adouci, il fut possible d'introduire dans le nord des cultures du midi qui exercèrent la plus heureuse influence sur les arts et bientôt sur la vie des hommes.

Mais, cette révolution dans la température, qu'est-ce qui prouve qu'elle avait devancé les efforts des populations; et pourquoi, au lieu de faire honneur au climat des progrès de l'homme, ne pas attribuer à l'homme les changemens heureux survenus dans le climat? Il est très-probable que cette révolution que la température a subie en Europe, et les changemens non moins remarquables qu'elle éprouve graduellement dans l'Amérique du nord, sont la conséquence des modifications[I-117] successives que la main des hommes a fait subir au sol, du dessèchement des marais, du défrichement des forêts, de tous les travaux qui ont eu pour objet ou pour effet de faciliter le prompt écoulement des eaux, et, en diminuant ainsi l'évaporation, de détruire par degrés l'une des principales causes du refroidissement de l'atmosphère.

Bien loin donc qu'on doive attribuer à l'adoucissement de la température les progrès qu'ont faits les peuples de la région moyenne de l'Europe, il semble qu'un de leurs principaux mérites est d'avoir forcé leur climat à s'adoucir, et de l'avoir plié par des degrés à une multitude de cultures que sa nature semblait repousser. C'est malgré l'extrême désavantage de leur position qu'ils ont devancé les peuples du midi, dont l'éducation avait commencé bien avant la leur, et dans des circonstances infiniment plus favorables.

§ 8. En somme, il se peut bien que les pays les plus chauds et les plus fertiles soient ceux où la civilisation a pris naissance; mais ils ne sont pas ceux où elle a le plus grandi. Je conçois que l'homme ait d'abord cherché à se fixer dans les lieux les plus favorables à sa faiblesse, à son inexpérience, à sa paresse, là où la vie était la plus aisée, là où il y avait le moins d'efforts à faire; mais les lieux où il y avait le moins à faire, ne [I-118] sont certainement pas ceux où il a le plus fait. Il n'y a rien de déraisonnable à supposer que l'état imparfait où demeure l'industrie des peuples qui habitent les îles de l'Océan pacifique, est dû en partie au soin que la nature a pris elle-même de pourvoir aux besoins de ces peuples, et de leur rendre la vie douce et aisée. Un géographe non moins judicieux qu'érudit, Malte-Brun, regarde l'extrême fertilité de certains territoires en Asie, comme ayant presque autant nui aux progrès des hommes que l'extrême stérilité de quelques autres.

« La vie nomade, dit-il, est prescrite par la nature elle-même, à beaucoup de nations asiatiques; mais dans d'autres régions de l'Asie, la fertilité uniforme du sol et la douceur constante du climat, en récompensant trop rapidement le plus léger travail, ont étouffé, presque dès sa naissance, l'énergie de l'esprit humain qui, pour ne pas se ralentir, veut être stimulé par le besoin et les obstacles [56] . »

C'est en ce sens que Montesquieu dit que les terres ne sont pas toujours cultivées en raison de leur fertilité; qu'on voit quelquefois des déserts dans les pays les plus fertiles; que les hommes restent incultes là où la terre produit d'elle-même beaucoup de fruits propres à les nourrir; que pour devenir industrieux, sobres, actifs, courageux, ils [I-119] ont besoin que le sol leur refuse quelque chose et leur fasse acheter ses produits [57] . Enfin c'est dans le même sens que M. Comte lui-même voulant expliquer pourquoi les Caraïbes sont les plus imprévoyans des sauvages, dit que la nature de la terre et des eaux sur lesquelles ils vivent, en leur assurant des provisions pour toute l'année, les dispense par cela même de prévoyance [58] . Or, si des circonstances trop favorables peuvent dispenser l'homme de prévoyance, pourquoi ne pourraient-elles pas le dispenser aussi d'activité, d'industrie, etc.?

Bien certainement donc les lieux où l'homme peut vivre avec le moins d'efforts, né sont pas ceux où il fait les progrès les plus considérables. Il est sensible que sous un ciel accablant, que sur un sol qui se couvre spontanément de produits propres à sa nourriture, sa paresse doit être doublement favorisée, et qu'il ne peut avoir ni le même ressort pour agir, ni le même intérêt à se donner de la peine. Diminuez le nombre de nos besoins, et vous réduisez, par cela même, celui de nos facultés. Qù l'on est déjà vêtu par le climat, il y a moins à s'évertuer pour trouver les moyens de se vêtir. Où l'on n'a pas d'hiver à craindre, il n'y a pas, non plus, de précautions [I-120] à prendre contre le froid. Il est assez connu qu'on se chauffe mieux en Russie qu'en Italie ou en Espagne. Les maisons sont mieux construites et de plus belle pierre en Hollande, où le sol ne renferme pas un caillou, qu'en France, où le pays est plein de carrières. C'est dans les pays très-favorisés de la nature que viennent les fruits les plus doux, et dans les contrées moins heureuses qu'ils sont cultivés avec le plus de soin. Le marquis de Caraccioli ne dirait plus que les pom-. mes cuites sont le seul fruit qui mûrisse en Angleterre. Le soleil de ce pays, auquel il reprochait de n'être pas plus chaud que la lune de Naples, a maintenant le pouvoir de colorer et de mûrir des fruits, non pas sans doute aussi savoureux, mais plus beaux peut-être que ceux d'Italie [59] .

On peut poser en principe que l'industrie des hommes est moins stimulée la facilité que par la difficulté de vivre. La nécessité est notre plus pressant aiguillon ; et des obstacles, pourvu qu'ils ne soient pas invincibles, peuvent être regardés, jusqu'à un certain point, comme une circonstance favorable à notre développement. Lorsque, pour trouver les moyens de satisfaire leurs besoins les plus immédiats, des hommes ont été obligés [I-121] de tendre fortement toutes leurs facultés, leur intelligence éveillée sur un point se porte ensuite plus facilement sur d'autres objets, et, de proche en proche, ils arrivent à des perfectionnemens que ne soupçonnent même pas les hommes qui, dès leur entrée dans la vie, en ont connu les jouissances.

Voilà ce qui explique, au moins en partie, comment des peuples placés dans des circonstances comparativement peu favorables, ont été plus loin que d'autres peuples très-avantageusement situés; comment des pays pour qui la nature avait tout fait, ont moins prospéré que d'autres contrées où l'homme avait, pour ainsi dire, tout à faire. Les deux plus belles et plus fertiles provinces de la Chine, sont les provinces de Kiang-Nan, qui ont été tirées de dessous les eaux. Deux des plus riches contrées de l'Europe, ce sont les Pays-Bas et la Hollande, qui n'étaient originairement que des marais. On sait quelle puissance les Vénitiens étaient parvenus à fonder dans les lagunes de l'Adriatique. L'Europe entière, au rapport des historiens et des géographes, ne fut d'abord qu'une région indigente et rude, que la nature n'avait ornée que de forêts, n'avait enrichie que de fer. Il n'y avait ni or dans nos mines, ni diamans parmi nos cailloux. Nous ne pouvons nommer que quinze à vingt espèces de quadrupèdes qui nous appartiennent exclusivement; et encore sont-ce de petits [I-122] animaux de peu d'apparence, tels que des rats et des chauves-souris [60] . Nos races animales et végétales les plus précieuses paraissent être, en grande partie, des produits d'origine étrangère. Nous n'avions ni le cheval, ni le boeuf, ni l'âne ni le mouton, Le ver à soie est natif de l'Inde. Le noyer croissait en Perse, ainsi que le pêcher; l'oranger à la Chine, l'olivier en Syrie, la vigne aux bords de la mer Caspienne, l'orge et le froment en Tartarie, la patate en Amérique [61] . Quelle prodigieuse métamorphose n'avons-nous pas fait subir à cette région, que la nature avait si cruellement disgraciée!

« La science chercherait en vain maintenant à distinguer les bienfaits de l'art des produits indigènes; la culture a changé jusqu'au climat ; la navigation a apporté les végétaux de toutes les zones; cette Europe, où le castor bâtissait en paix ses digues et ses cabanes au bord des fleuves solitaires, s'est peuplée d'empires puissans, s'est [I-123] couverte de moissons et de palais ; cette médiocre péninsule est devenue la métropole du genre humain et la législatrice de l'univers. L'Europe est présente dans toutes les parties du monde; un continent entier n'est peuplé que de nos colonies; la barbarie, les déserts, les feux du soleil ne soustrairont pas long-temps l'Afrique à nos actives entreprises; l'Océanie semble appeler nos arts et nos lois; l'énorme masse de l'Asie est presque traversée par nos conquêtes; bientôt l'Inde britannique et la Russie asiatique se toucheront, et l'immense, mais faible empire de la Chine, ne résistera pas à notre influence, s'il échappe à nos armes. L'Océan tout entier est le domaine exclusif des Européens ou des colons d'Europe: tandis que même les nations les plus policées des autres parties du monde n'osent s'éloigner de leurs rivages, nos hardis navigateurs suivent, d'un pôle à l'autre, la route que, du fond de leur cabinet, leur ont tracée nos géographes. Seuls, nous soumettons à notre volonté les forces de la nature même les plus redoutables. La foudre du ciel tombe enchaînée aux pieds de nos savans. Nous avons tenté, non sans succès, la conquête de l'atmosphère : nous pouvons nous élever avec sûreté au-dessus des nuages, et peut-être découvrirons-nous les moyens de nous diriger dans les régions de l'air, comme nous avons trouvé celui de nous conduire au sein [I-124] des mers les plus vastes. L'arbre de la science a crû sur notre terre, d'abord si âpre et si sauvage, plus que dans les lieux du monde que la nature avait le plus comblé de ses faveurs [62] . »

A la vérité ces progrès si surprenans de l'Europe doivent être, en grande partie, attribués au génie particulier de la race d'hommes qui l'habite; mais peut-être cette race elle-même, si une tâche moins forte lui avait été imposée, si elle était née sur une terre plus féconde et sous un ciel plus doux, se serait-elle beaucoup moins illustrée par ses œuvres.

§ 9. Du reste l'élévation de la température et la fertilité du sol ne sont pas, à beaucoup près, les seules circonstances extérieures qui influent sur notre développement. A vrai dire, tout ce qui entre dans la constitution physique d'un pays: la nature de l'air et celle des vents qui y règnent; la qualité, le volume et la direction des eaux; la configuration du sol; sa nature et celle de ses productions de toute sorte, sont autant de circonstances qui peuvent agir plus ou moins sur nous, solliciter dans un sens ou dans un autre l'action de nos facultés, et influer à la fois sur le caractère des arts que nous exercerons, et sur les progrès que nous parviendrons à y faire.

[I-125]

Il n'est pas possible, on le sent aisément, qu'un peuple soit inspiré de la même manière dans toutes les positions; que toutes les localités le portent à faire le même usage de ses forces; qu'il agisse pour se procurer des alimens, par exemple, de la même façon au bord d'une rivière ou d'une mer poissonneuse, qu'il le ferait au milieu d'un pays giboyeux ou au sein d'un désert qui n'offrirait de ressources que pour le pâturage. Il est dans les arts que les hommes exercent, comme dans les usages qu'ils observent ou dans les pratiques auxquelles ils se livrent, une multitude de différences qui n'ont pu être inspirées que par la diversité des lieux. Toutes les différences ne sont pas venues de celles-là; mais celles-là en ont certainement entraîné beaucoup d'autres.

Partout l'homme a cherché, quoique avec des degrés très-divers d'intelligence, d'activité, de courage, de persistance, et par suite avec des succès très-divers aussi, à tirer parti de sa position locale, à profiter des avantages et à paralyser les inconvéniens qu'elle présentait. Ici on a cultivé la vigne; là les céréales; ailleurs on a dû se livrer de préférence à l'éducation des bestiaux. Tel peuple vit de la pêche; tel autre des produits de la chasse. Les nations méridionales de l'Asie cultivent le riz et le maïs; celles de la zone froide le millet et l'orge. Le défaut de bois de construction oblige [I-126] l'habitant du plateau central à se loger dans des tentes couvertes de peaux ou d'étoffes, provenant les unes et les autres de ses troupeaux; l'Indien, au contraire, qui est riche en bois et surtout en bois de palmier, s'est logé dans de légères maisonnettes, telles que lui conseillaient de les faire sa paresse naturelle et la douceur de son climat, etc., etc.

Le caractère des usages ne s'est pas moins ressenti que celui des travaux de la position locale des populations. Voltaire observe fort sensément que le même législateur qui était sûr de se faire obéir avec joie en ordonnant aux Indiens de se baigner dans le Gange, à certains temps de la lune, se serait fait lapider s'il avait voulu prescrire l'usage du bain aux peuples des bords de la Dwina. Il ajoute que Mahomet, qui avait interdit l'usage du vin en Arabie, où l'on a besoin de boissons rafraîchissantes, ne l'aurait peut-être pas défendu en Suisse, surtout avant d'aller au combat. Il dit encore que certaines libations de vin pouvaient être prescrites dans les pays de vignoble, qu'aucun législateur n'aurait imaginé d'ordonner là où l'on n'aurait pas connu le vin [63] . Il est possible qu'on ait quelquefois cédé légèrement, inconsidérément aux indications de la nature; mais il est [I-127] certain que beaucoup de pratiques et d'habitudes ont été déterminées par ces indications.

Si la nature des lieux a influé sur la direction que nous avons donnée à l'usage de nos forces, elle n'a pas eu moins d'influence sur leurs progrès. Non-seulement on ne peut pas se livrer partout aux mêmes travaux, mais les mêmes travaux ne peuvent pas s'exercer partout avec la même puissance. Il n'est pas une industrie, surtout dans la classe de celles qui agissent sur le monde matériel, qui ne trouve dans la constitution physique des pays où il est possible de l'exercer des circonstances locales plus ou moins favorables à son exercice. Tout pays ne possède pas des mines également riches et également faciles à exploiter. On ne voit pas partout des terres, également fertiles, se prêter à des cultures également précieuses et également variées. Le travail de la végétation, puissamment secondé, en certains lieux, par l'état habituel du ciel, peut être ailleurs fréquemment interrompu ou contrarié par la même cause. Un pays est plus ou moins bien arrosé. Les rivières qui le traversent offrent à la navigation des voies plus ou moins commodes. Ses fleuves débouchent dans des mers plus ou moins fréquentées et entourées de peuples plus ou moins riches. Les côtes qu'il présente à ces mers ont plus ou moins d'étendue; elles sont plus ou moins accessibles et plus ou moins [I-128] bien découpées. Tout cela est incontestable ; et il est incontestable aussi que, de, ces circonstances, il doit résulter plus ou moins de facilité pour l'exécution d'un grand nombre de travaux.

Si les circonstances locales ont le pouvoir de décider, jusqu'à un certain point, du progrès des arts, elles ne sont pas sans influence non plus sur le perfectionnement des sciences, des mœurs, des relations sociales. On sait l'étroite liaison qu'il y a entre toutes ces choses. Où l'industrie ne saurait se développer, on n'a pas le même intérêt à cultiver les connaissances que son exercice réclame; on n'a pas non plus les mêmes moyens de les cultiver. Où manquent les lumières et le bien-être, il est rare que les mœurs se distinguent par beaucoup de délicatesse et de pureté, et que les relations sociales soient très-sûres et très-douces. Placez un peuple dans un pays qui ne soit absolument propre qu'au pâturage, et il sera bien difficile que son industrie, ses connaissances, ses mœurs, ses relations avec d'autres peuples, et les relations de ses membres entre eux, soient autres que celles qu'on remarque chez la plupart des peuples nomades. Je laisse au lecteur le soin d'examiner s'il est possible que l'intelligence, les affections, les habitudes de l'Arabe bédouin ou du Tartare ne tirent pas une partie de leur caractère de la situation particulière où ces peuples sont placés.

[I-129]

On peut donc dire qu'il n'est aucun ordre de développemens qui ne dépende, dans une certaine mesure, de l'action que le monde matériel exerce sur nous, et que, par conséquent, les circonstances extérieures ont une influence très-réelle sur la liberté.

§ 10. Cependant il est essentiel d'observer que le pouvoir de ces circonstances peut être modifié par beaucoup de causes.

Premièrement, il n'agit pas au même point sur toutes les races. Tout peuple ne se montre pas également habile à tirer parti des circonstances favorables et à se dérober à l'action des causes nuisibles. Il est possible qu'un peuple, très-convenablement posé, laisse perdre, par inaptitude, par négligence, par paresse, les avantages d'une bonne situation. Il est possible qu'un peuple entouré de circonstances peu favorables, compense, à force d'industrie et d'activité, les désavantages d'une mauvaise place. Il y a assez d'exemples de l'une et l'autre de ces choses, et je ne reviens pas sur un sujet qui nous a déjà beaucoup arrêtés.

Secondement, l'influence des circonstances locales n'est pas la même à tous les degrés de civilisation. A mesure que la société devient plus puissante, le pouvoir des circonstances favorables [I-130] augmente, et celui des causes adverses diminue [64] . Plus un peuple est avancé, et plus il est en état de profiter des avantages que sa position présente; plus il est avancé, et moins il est dominé par les inconvéniens de sa situation. Des Européens établis dans quelques-unes des plus belles îles de la mer du Sud, ne se contenteraient probablement pas de la vie qu'y mènent les indigènes: aux délices du climat ils voudraient joindre les plaisirs de la civilisation, et ils sauraient faire sortir des ressources naturelles de ces lieux favorisés, des moyens de bien-être bien supérieurs à ceux qu'en tirent les peuples encore barbares de ces îles. Les naturels de la Nouvelle-Galle méridionale, quand ils n'éprouveraient, sous le rapport de la race, aucune infériorité, seraient beaucoup plus influencés par ce que peut offrir de fâcheux la nature des lieux qu'ils habitent, que ne doivent l'être des Anglais, qui se sont établis dans ces lieux avec tous les moyens d'action que l'homme a acquis en Europe. La nature la plus rebelle finit toujours par accorder [I-131] quelque chose aux efforts industrieux et patiens de l'homme civilisé. Aussi serait-il peu sage d'affirmer que telle contrée encore déserte doit demeurer à jamais inhabitée. Qui sait jusqu'où est destinée à s'étendre la culture, à mesure que se multiplieront les hommes et que s'accroîtra la masse de leurs moyens? Cabanis observe avec raison que le climat n'agit pas de la même façon sur le riche et sur le pauvre [65] . Un homme riche peut se faire un climat à sa guise partout. Il n'y a pour ainsi dire pas d'hiver à Saint-Pétersbourg pour un grand seigneur russe dont l'hôtel est parfaitement échauffé, et qui ne sort qu'enveloppé d'épaisses fourrures. Un lord anglais voit mûrir dans ses serres les fruits des tropiques, et il y cueille des raisins aussi doux que ceux de la France et de l'Italie.

Une troisième remarque à faire c'est que les mêmes causes externes peuvent être alternativement favorables ou contraires suivant les circonstances. Par exemple, la douceur du climat et la fertilité du sol pourraient très-bien ne pas produire le même effet moral sur un peuple lorsqu'il est très en arrière et lorsqu'il est très-avancé. Nous avons vu que ces circonstances contribuaient à entretenir la paresse de l'homme encore inculte, dont les [I-132] besoins sont très-bornés; et peut-être ne feraient-elles qu'imprimer un nouveau degré d'activité à l'industrie de l'homme civilisé dont les besoins croissent sans cesse, et qui aspire à tirer de la position où il se trouve tout ce qu'elle peut donner. - C'est une circonstance très-favorable aux progrès d'un pays que d'être extrêmement accessible, et de pouvoir se mettre aisément en communication avec un grand nombre d'autres contrées; cependant il ne faudrait qu'une chose pour que cette circonstance si favorable pût lui devenir excessivement funeste, ce serait qu'il se trouvât entouré de nations barbares qui aspireraient à l'envahir et à le subjuguer : mieux vaudrait peut-être alors qu'il fût bordé de rochers et de précipices, et qu'on ne pût arriver jusqu'à lui de pas un côté. — Les montagnes, qui ont l'inconvénient de gêner beaucoup les communications du commerce, ont, par contre-coup, l'avantage d'arrêter la marche des conquérans et de protéger quelquefois la liberté des peuples. Supposez l'Europe paisible, active, prospère, raisonnablement gouvernée, et il y aura pour les États-Unis un désavantage réel à se trouver si éloignés d'elle: supposez, au contraire, la sainte-alliance reformée, la liberté vaincue, la contre- révolution triomphante, et ce sera alors pour les Anglo-Américains un circonstance heureuse que d'être séparés par quinze ou dix-huit [I-133] cents lieues de mer d'un tel foyer de tyrannie, de désordre et d'obscurantisme.

Enfin, une quatrième et dernière observation, c'est que la chose la plus essentielle pour un peuple n'est peut-être pas tant de se trouver entouré d'un grand concours de circonstances favorables, que de bien connaître sa situation, et de savoir diriger ses facultés de manière à tirer le plus grand parti possible des avantages qu'il possède. Un seul avantage, habilement exploité, suffit quelquefois pour faire la fortune d'un peuple. Les Danois, pendant un temps, trouvèrent dans la simple pêche du hareng la source d'une opulence et d'un luxe que n'avaient pas encore connus les peuples du nord. « Habillés autrefois comme de simples matelots, les Danois, dit Arnold de Lubeck, sont aujourd'hui vêtus d'écarlate et de pourpre. Ils regorgent des richesses que leur procure chaque année la pêche du hareng sur les côtes de Scanie [66] . » — La même industrie, en apparence si vulgaire et si bornée, fut la première source où les Hollandais puisèrent leur richesse et leur force. Telle était l'extension que cette pêche avait prise parmi eux, vers la fin du dix-septième siècle, qu'ils y employaient, selon Jean de Witt, plus de mille [I-134] bâtimens de vingt à trente tonneaux de charge [67] . En général, le principal et presque le seul avantage que les Hollandais trouvassent dans leur situation géographique était de pouvoir se livrer aisément à la navigation: mais ils surent tirer si habilement parti de cette circonstance, que, pendant un siècle et demi, ils furent les colporteurs et les agens commerciaux à peu près exclusifs de toute l'Europe. L'Angleterre ne jouit ni d'un ciel bien brillant, ni d'une température bien chaude; les productions naturelles de son sol ne sont ni des plus riches ni des plus variées : mais ce pays a été si heureusement constitué pour l'exercice de certaines industries; il offre à l'agriculture, à la fabrication, au commerce un petit nombre d'agens naturels si puissans, de circonstances locales si particulièrement favorables, que ces avantages, en apparence assez bornés, mis à profit par un peuple intelligent, laborieux, et doué surtout d'un grand esprit de suite dans ses affaires, ont suffi pour développer sur le sol que ce peuple habite, plus de richesse et de puissance que le monde n'en a jamais vu ailleurs sur un espace de terre aussi étroit [68] . [I-135] —Mieux vaut donc, sans contredit, ne posséder qu'un petit nombre d'avantages dont on sait bien profiter, que de se trouver au milieu d'une multitude de ressources qu'on n'aurait pas l'esprit de faire valoir, et de moyens de prospérité qu'on laisserait perdre.

Cependant si un peuple était doué de facultés assez souples et assez actives pour exceller à la fois dans un grand nombre d'arts, ou bien si ses facultés devaient s'étendre à mesure qu'un champ plus vaste s'ouvrirait à leur action, il n'est pas douteux qu'il n'y eût profit pour lui à se trouver entouré d'une nombreuse réunion de circonstances favorables. Il est clair qu'à égalité proportionnelle de talens et d'émulation, le peuple qui possède le plus d'avantages doit être aussi celui qui fait le plus de progrès; de même qu'à égalité de force naturelle et de perfection dans les organes, l'arbre qui se trouve placé dans le milieu le plus favorable au travail de [I-136] la végétation, est celui qui pousse les jets les plus vigoureux et qui développe les rameaux les plus vastes. Sûrement il y a peu d'avantage à être chargé d'une tâche supérieure à ses forces, à posséder plus de ressources qu'on n'est en état d'en mettre à profit; mais lorsque les facultés de deux peuples sont également capables de suffire à tous les travaux, de se proportionner à toutes les tâches, il est évident que celui qui a le plus de mines à exploiter, que celui à qui sa position offre le plus de sources de richesse est aussi celui qui peut devenir le plus riche et le plus puissant.

§ 11. Concluons donc que si, pour devenir libre, le premier intérêt d'un peuple est d'être doué de facultés droites, fortes, actives, ardentes, perfectibles, son besoin le plus immédiat après celui-là, est de se trouver dans une situation physique qui n'offre pas trop d'obstacles à l'application de ces facultés, ou plutôt dans une situation qui présente à leur développement le plus grand nombre possible de circonstances favorables.

 


 

[I-137]

CHAPITRE IV.
Influence de la culture sur la liberté.

§ 1. Les deux causes dont je viens de décrire les effets sont de nature à produire, entre les individus et les nations, les plus notables différences. Il est évident qu'un homme doué de peu de facultés, et placé dans des circonstances peu favorables à leur développement, ne saurait acquérir le même degré de puissance et de facilité d'action qu'un homme placé dans des circonstances plus heureuses, avec des facultés plus fortes, et qui voudrait profiter, autant qu'il serait en lui de le faire, de cette supériorité de position et de facultés.

§ 2. Cependant hâtons-nous de remarquer que, pour que le dernier conservât sa supériorité, il faudrait qu'il voulût en effet tirer parti de ses avantages; car si son concurrent était le seul à faire effort pour se développer, il n'est pas douteux que, malgré le désavantage de sa position et l'infériorité de ses facultés naturelles, il ne réussît bientôt à le surpasser. L'influence d'une meilleure organisation [I-138] et d'une situation plus heureuse peut être en effet singulièrement modifiée par celle de la culture. Si les deux premières causes tendent à produire de grandes inégalités, la dernière est peut-être de nature à en faire naître de plus sensibles encore. Si l'homme né avec des facultés plus puissantes conserve sa prééminence sur l'autre pour les choses auxquelles ils se sont également exercés, le dernier, malgré l'imperfection relative de ses organes, a plus d'avantage encore sur le premier pour les choses qu'il a seul apprises.

Ce que l'homme peut ajouter par la culture, non pas peut-être à ses organes eux-mêmes, mais au pouvoir de s'en servir, est immense: c'est là la vraie source de la liberté. Qui ne connaît la puissance de l'éducation! qui ne sait ce que peut la fréquente répétition des mêmes actes! qui n'a remarqué l'étendue et la variété des fonctions auxquelles l'homme parvient à plier ses facultés de toute espèce! et qui n'a été frappé mille fois en sa vie de l'extrême avantage qu'a pour faire une chose celui qui l'a apprise, sur celui qui ne s'y est point exercé! Est-il de races si imparfaites et si abruties qui ne se montrent infiniment supérieures aux races les mieux organisées et les plus savantes, pour les arts auxquels elles se sont formées et que celles-ci ignorent? Où sont les Européens qui, pour certains exercices de l'ouïe, de la vue, de l'odorat, de la [I-139] main ou de telle autre partie du corps, pourraient se mesurer avec les membres de certaines peuplades appartenant à ce qu'il y a de plus difforme et de moins cultivé dans les races de couleur? Qui de nous pourrait se flatter de voir, d'entendre, de flairer à d'aussi grandes distances que certains sauvages; de se diriger avec autant de sûreté à travers des forêts où nul chemin n'a été tracé; de suivre aussi exactement, sur un terrain qui n'a pu recevoir aucune empreinte, les pas de l'homme ou des animaux; de tirer de l'arc avec une aussi rare justesse; de nager, de plonger avec une aussi prodigieuse facilité? Est-ce que ces sauvages, d'ailleurs si grossiers, seraient, pour ces exercices, mieux organisés que nous?-Rien ne l'annonce. - Est-ce que leur position locale est plus favorable que la nôtre à la conservation des facultés de l'espèce? —Bien loin de là.

A quoi tient donc la singulière aisance avec laquelle ils exécutent de certains actes qui nous sont absolument impossibles, ou dans lesquels nous montrons une infériorité si marquée? A une seule cause: à celle qui fait que, parmi nous, certaines personnes exécutent en se jouant, et presque sans y songer, des choses que d'autres, avec toute l'application possible, ne parviendraient point à faire, ou ne feraient d'abord que très-imparfaitement: à l'éducation, à l'exercice, à la longue habitude que leur position et leur manière de vivre leur ont fait [I-140] contracter, dès l'enfance, d'exécuter ces actes qui excitent notre étonnement.

§ 3. Il n'est pas de mode d'existence dans lequel l'homme ne soit obligé de donner un certain développement à ses affections morales, de tirer quelque parti de ses facultés intellectuelles, de diriger dans un sens ou dans un autre l'action de ses forces physiques. Il faut partout quelque activité, quelque intelligence, quelque mesure dans la satisfaction de ses appétits, quelque respect pour la personne et la propriété des autres hommes. Il y a partout à examiner plus ou moins attentivement quel usage on va faire, pour sa conservation, des organes dont on est pourvu; et à former ces organes à de certains actes. Partant, il n'est pas de mode d'existence dans lequel l'homme n'acquière une certaine liberté.

Cependant, il faut convenir que, de toutes les manières de vivre, celle de l'homme civilisé est, sans la moindre comparaison, celle où l'espèce humaine peut parvenir à faire l'usage le plus facile et le plus étendu de ses forces. La liberté dont un peuple est susceptible dépend des progrès qu'il est capable de faire et que sa position lui permet de faire dans les arts de la civilisation; la liberté dont il jouit dépend des progrès qu'il y a déjà faits. Chacun, dans la mesure de sa capacité naturelle et des avantages que présente sa position géographique, est plus ou [I-141] moins libre, selon qu'il occupe dans l'échelle de la civilisation une place plus ou moins élevée.

§ 4. J'ai déjà énoncé cette vérité dans mon premier chapitre, et elle est si simple qu'elle ne devrait, à ce qu'il semble, souffrir aucune sorte de contradiction. Il en est peu cependant de plus contredite: on accuse la civilisation de ruiner les mœurs, d'avilir les caractères, de tendre à la dissolution de la société, que sais-je ?

Examinez un peu l'idée que la plupart des hommes se font de la marche de leur espèce, observée collectivement. On veut que les agrégations d'hommes, les sociétés, les nations aient, comme les individus, leur enfance, leur virilité, leur décrépitude; mais en même temps on croit que le progrès de l'âge produit sur elles des effets tout contraires à ceux qu'il opère sur les individus. On pense qu'il n'est donné qu'aux individus de devenir plus sages en prenant des années. Quant aux nations, on soutient qu'en vieillissant elles se dépravent, se gâtent; et, chose singulière! c'est, dit dans l'âge de la caducité qu'elles se laissent entraîner aux plus grands désordres: c'est alors qu'elles deviennent turbulentes, débauchées, corrompues, tous excès auxquels il serait, ce semble, plus naturel de supposer qu'elles se livrent dans la fougue de l'âge, que lorsqu'elles sont sur le [I-142] retour et qu'elles touchent à leur fin. On avoue qu'en vieillissant elles se civilisent; mais on dit qu'en se civilisant elles dégénèrent, et qu'elles dégénèrent d'autant plus qu'elles se civilisent davantage.

Ce procès à la civilisation n'est pas nouveau. On voit dans la plus ancienne des histoires que l'homme, qui était né innocent et non sujet à la mort, dès qu'il eut porté la main à l'arbre de la science, ne fut plus qu'un être vicieux et périssable. Non-seulement il dégénéra affreusement au moral, mais sa nature physique elle-même subit une altération sensible: sa stature diminua; son existence, qui devait ne jamais finir, ne dura plus d'abord que neuf ou dix siècles [69] , et il continua d'aller en se détériorant. On cesse de voir, dans les livres de Moïse, des races de géans après le déluge, et des hommes vivant huit ou neuf cents ans [70] . A plus forte raison n'en voit-on plus à des époques postérieures. Homère, dans ses chants, fait souvent à ses contemporains le reproche d'avoir perdu de la taille et de la force des héros de Troie. Pline assure que, dans tout le genre humain, la stature de l'homme devient de jour en jour plus petite: Cuncto mortalium generi minorem in dies fieri [71] .

[I-143]

Si nous passons des anciens aux modernes, nous allons voir les écrivains des opinions les plus opposées accuser la civilisation de corrompre, de faire dégénérer les hommes.

« L'élévation et l'abaissement journalier des eaux de l'Océan, dit Rousseau, n'ont pas été plus régulièrement assujettis au cours de l'astre qui nous éclaire durant la nuit que le sort des mœurs et de [I-144] la probité au progrès des sciences et des arts. On a vu la vertu s'enfuir à mesure que leur lumière s'élevait sur notre horizon, et le même phénomène s'est observé dans tous les temps et dans tous les lieux [72] . »

Cette opinion de Rousseau est déjà ancienne et fort connue. Voici des phrases beaucoup plus nouvelles et qui le sont moins.

« Déjà une fois, dit M. de Constant, l'espèce humaine semblait plongée dans l'abîme. Alors aussi une longue civilisation l'avait énervée... Chaque fois, ajoute le même écrivain, que le genre humain arrive à une civilisation excessive, il paraît dégradé durant quelques générations [73] . »

[I-145]

« Nous ne sommes pas, observe M. de Châteaubriand, de ces esprits chimériques qui veulent sans cesse améliorer, et le tout parce que la nature humaine, selon eux, marche vers un perfectionnement sans terme. Ce n'est pas cela: la Providence a mis des bornes à ce perfectionnement. Pour l'arrêter, il a suffi à celui qui nous a faits de mettre les mœurs de l'homme en contraste avec ses lumières, et d'opposer son cœur à son esprit [74] ›

J'ai sous les yeux un volumineux pamphlet sur l'état de l'Angleterre, dont on attribue généralement la publication au ministère britannique. L'auteur remarque que la grande masse de la nation russe n'est pas encore parvenue au même degré de civilisation que d'autres peuples de l'Europe; et la preuve qu'il en donne, c'est que ses mœurs ne sont pas aussi corrompues [75] .

M. de Montlosier écrivait textuellement en 1818 que la première chose que le gouvernement eût à [I-146] faire, c'était de « marcher bien armé et AVEC DU GROS CANON, s'il était possible, contre tout ce qui s'appelle accroissement des lumières et progrès de la civilisation [76] . »

Un grave magistrat posait en fait, quatre ans plus tard, que « les sociétés périssent par l'excès de la civilisation, de même que les corps, hu mains périssent d'excès d'embonpoint; et ce fait, disait-il, il le donnait comme pouvant seul expliquer les inconcevables agitations dont nous étions les témoins [77] . »

Un autre écrivait que la France, marchant la première à la tête de la civilisation, courait naturellement le risque d'arriver la première à ce rendez-vous de l'abîme où tous les peuples aboutissent quand ils ont échangé les vertus pour les connaissances, et les mystères pour les découvertes, c'est-à-dire quand ils sont très-civilisés [78] . Ces paroles ont été traduites dans la plupart des journaux ministériels du continent, et un puissant monarque les a trouvées si raisonnables et si belles, qu'il a cru devoir, des extrémités de [I-147] l'Europe, faire parvenir à Paris des félicitations à l'auteur [79] .

Je ferais aisément des volumes de ce qu'on écrit ainsi contre la civilisation. Et ce langage, comme on le voit, n'est pas seulement celui de quelques esprits moroses ou bizarres; il est l'expression d'un préjugé populaire, qui est commun aux esprits les plus cultivés, et qu'en plus d'un pays l'autorité partage. Personne ne nie que la civilisation ne nous rende plus ingénieux, plus savans, plus riches, plus polis; mais on veut qu'elle nous déprave. Les uns l'accusent de nous rendre turbulens et factieux; d'autres, faibles et pusillanimes; presque tout le monde, égoïstes et sensuels. Or ce ne sont pas là des qualités bien propres à nous rendre libres; et, s'il était vrai que la civilisation tendît à nous les donner, ma thèse évidemment serait mauvaise; j'aurais tort de dire que les peuples les plus libres ce sont les plus civilisés. Examinons donc un peu ce procès de tendance qu'on fait de toutes parts à la civilisation.

§ 5. Il est essentiel d'abord de nous entendre sur les termes. Qu'est-ce que la civilisation?

Le mot de civilisation dérive visiblement de celui [I-148] de cité, CIVITAS. Cité, c'est société. Civiliser les hommes, c'est les rendre propres à la cité, à la société; et les rendre propres à la société, qu'est-ce faire? c'est évidemment leur donner des idées et des habitudes civiles, sociales. La véritable propriété de la civilisation est donc, comme le mot l'indique, de nous inspirer des idées et des mœurs favorables à la cité, à la société. Une civilisation qui produirait des effets anti-civils ou anti-sociaux serait une civilisation qui n'en serait pas une; ce serait le contraire de la civilisation; et dire, comme on le fait, que la civilisation tend à la ruine de la cité, c'est dire une chose contradictoire: cela est visible à la simple inspection des mots.

Mais, observe-t-on, le mot de civilisation est particulièrement, et même exclusivement employé à désigner l'industrie, les arts, les sciences, la richesse; et le propre de la richesse et de tout ce qui l'engendre, ajoute-t-on, est d'introduire la mollesse et la corruption dans les mœurs.

A cela, deux réponses bien simples :

La première, c'est que ceux qui emploient ainsi le mot de civilisation en font un mauvais usage; c'est qu'ils lui donnent un sens beaucoup trop restreint; c'est qu'il signifie tout ce qui nous rend propres à la cité, et non pas seulement une partie de ce qui nous rend sociables; c'est qu'il comprend les mœurs en même temps que la science, [I-149] et qu'il est absurde de dire que la civilisation nous façonne à la société, sans nous donner aucune bonne habitude sociale, ou même en dépravant nos habitudes, et en nous en imprimant de funestes à la cité. Aussi n'est-ce point ainsi que l'entendent les personnes qui se piquent d'en avoir des idées justes et complètes; et, quand elles donnent à une nation le titre éminent de nation civilisée, elles ne veulent pas dire seulement de cette nation qu'elle est riche, polie, éclairée, industrieuse; elles veulent dire surtout qu'elle a de bonnes habitudes, qu'elle entend et pratique mieux la justice et la morale qu'une autre, et qu'elle sait mieux à quelles conditions il est possible aux hommes de bien vivre en société [80] .

Ma seconde réponse, c'est qu'alors même que le mot de civilisation n'impliquerait pas immédiatement l'idée de morale, alors qu'on ne voudrait [I-150] lui faire signifier que les arts et la richesse des peuples, il serait encore insensé de prétendre qu'elle tend à la corruption des mœurs.

Il est vrai que les arts adoucissent les mœurs; il n'est pas vrai qu'ils les corrompent. On leur reproche d'amollir les courages, de détruire les vertus favorables à la guerre. Ils font mieux que cela : ils détruisent la guerre même. Ils tendent à rendre inutiles les vertus farouches des peuples conquérans ; ils apprennent aux hommes le secret de prospérer simultanément sans se nuire; ils les placent dans une situation où ils peuvent se conserver sans ces efforts surnaturels que des peuples guerriers s'imposaient autrefois la dure obligation de faire; efforts qui ne sont pas long-temps possibles à l'humanité, vertu qui s'use par les obstacles particuliers qu'elle rencontre, par les revers auxquels elle expose, surtout par les succès qu'elle obtient, par les profits qu'elle rapporte, par la dépravation qui suit toujours la fortune acquise dans le pillage, et qui, lorsqu'elle vient à s'éteindre, laisse le peuple de brigands, à qui elle avait donné d'abord un faux air de grandeur et de noblesse, dans un état de dégradation et d'avilissement auquel rien ne se peut comparer.

Les arts, dis-je, nuisent à la guerre ; mais ils ne nuisent pas aux vertus guerrières. Ils n'offrent rien d'incompatible avec le courage, ils changent [I-151] seulement sa nature; ils lui donnent un meilleur mobile; au lieu de l'enflammer pour le brigandage, ils l'enflamment contre le brigandage; au lieu de lui montrer des biens à ravir, ils lui donnent des biens à conserver. Toute la question est de savoir si l'homme n'est pas aussi susceptible de s'exalter pour sa propre défense que pour la ruine d'autrui; s'il ne peut avoir d'ardeur que pour l'oppression, et n'en saurait éprouver contre l'injustice. Or cette question n'en est pas une assurément. L'histoire nous montre assez d'exemples de peuples laborieux et pacifiques, de peuples d'artisans, de laboureurs, de marchands, poussés à la guerre par le besoin impérieux de la défense, et qui ont su faire bonne contenance devant leurs oppresseurs, quoiqu'ils ne fussent pas soutenus comme eux par l'expérience des armes et l'habitude de la discipline.

Loin que les arts abâtardissent le courage, il semble qu'ils le rendent et plus ferme et plus vif. Les Grecs ont plus d'industrie que les Turcs: de quel côté se montre-t-on plus intrépide? Les Français sont plus cultivés que les Espagnols: lequel de ces peuples a le plus de valeur militaire ? On l'a pu juger dans la dernière guerre; on l'a pu juger surtout à la déplorable affaire de Llers, où, des deux parts, les Français sont restés seuls sur le champ de bataille, et où ils se sont battus entre eux pour un peuple qui, des deux côtés, avait fui. [I-152] Si les arts nuisent au courage, les Anglais doivent être le peuple le moins brave de l'Europe; car ils sont le plus riche et le plus industrieux. Cependant l'armée anglaise qui fit la première guerre d'Espagne, l'armée qui se présenta sous les murs de Toulouse, l'armée que nous rencontrâmes à Waterloo, cette armée que l'Angleterre tenait si abondamment pourvue de toutes choses n'était sûrement pas dépourvue de valeur.

Loin que les arts abâtardissent le courage, dirai-je encore, ils ont pour effet de l'épurer et de l'ennoblir. Il s'y mêle toujours, dans les premiers âges de la société, des vices qui le déshonorent, du penchant à la forfanterie, à la férocité, etc. Peu peu il revêt un meilleur caractère: il devient plus humain, plus généreux; il devient surtout plus simple. Dans les temps barbares, le guerrier cherche à épouvanter son ennemi en se donnant un aspect formidable de là le tatouage des sauvages; de là tous ces accoutremens plus ou moins bizarres destinés à agir sur l'imagination, et à affaiblir son adversaire en l'effrayant; de là ces débordemens d'injures que s'adressent des guerriers barbares avant d'en venir aux mains. Tout cela tombe à mesure que l'homme se civilise, et le courage gagne en force réelle ce qu'il perd en vaine ostentation. Le caractère qui lui reste alors est celui d'une intrépidité calme, digne, réfléchie, sans éclat [I-153] bruyant, sans pompe théâtrale. Pour juger des progrès que la civilisation lui fait faire, il suffit de comparer l'attitude, le langage et toute la manière d'être du guerrier sauvage à celle du guerrier très-civilisé. J'ai vu dans les salons de la capitale des officiers appartenant à la marine des États-Unis : rien dans leur costume, dans leurs paroles, dans leurs manières, n'annonçait des gens de guerre ; on eût dit des hommes de cabinet, des hommes qui avaient pâli sur les livres, et ils parlaient en effet comme des hommes très-instruits et très-éclairés : c'étaient d'intrépides marins, et qui avaient pris des vaisseaux de guerre à l'abordage.

Les arts ne nuisent donc pas au courage militaire. Ils ne sont pas plus défavorables au courage civil. Si les peuples, à mesure qu'ils se civilisent, paraissent moins enclins à la résistance, ce n'est pas qu'ils soient plus disposés à supporter l'oppression, c'est que l'oppression devient moins insupportable; c'est que véritablement les personnes et les fortunes sont beaucoup plus respectées. Loin que la civilisation tende à diminuer le courage civil, il est évident qu'elle doit l'accroître ; car, nous donnant plus de lumières et de dignité, elle doit nous rendre plus sensibles à l'injure, plus impatiens de toute injuste domination. On n'a jamais dit: ô tyrannie aimée des peuples civilisés ! comme les Grecs disaient: ô tyrannie aimée des [I-154] barbares! Nos ancêtres, encore incultes, souffraient des choses que leurs descendans, plus cultivés, ne consentiraient sûrement pas à souffrir ; nous en avons supporté que nos neveux trouveront, j'espère, intolérables. Si, à des époques plus ou moins rapprochées de nous, on a pu faire, sans nous émouvoir, tant de sottises et d'iniquités, dont la moindre aurait dû exciter des réclamations universelles, ce n'est certainement pas que nous fussions trop civilisés ; c'est bien, au contraire, que nous manquions de culture; et la preuve, c'est que les mêmes excès qui laissaient le gros du public indifférent, excitaient au plus haut degré l'indignation d'un petit nombre d'hommes qui avaient le sentiment éclairé du mal qu'on faisait à la France. Il y a donc lieu de croire que si leurs lumières avaient été plus générales, le public n'eût pas été aussi endurant.

Au reste, pour achever de se rassurer sur les effets de la civilisation relativement au courage civil, il suffit de considérer le reproche qu'on lui fait, d'un côté, de nous rendre ingouvernables; reproche,, pour le dire en passant, qui n'est pas mieux fondé que le reproche inverse; car rien, à coup sûr, ne ressemble moins à l'esprit de rébellion que la haine des brigandages politiques, et l'on peut dire que la société ne se montre jamais plus loyale et plus fidèle que lorsque les progrès de la civilisation [I-155] lui ont appris à défendre son gouvernement contre les ambitieux et les pervers qui ne cessent de le pousser à mal faire [81] .

Mais, dit-on, les arts nous ont enrichis, et c'est ainsi qu'ils nous ont corrompus [82] . Autre méprise. Je concevrais que l'on dît cela de l'art du pillage et des extorsions. Je crois bien, en effet, que les [I-156] arts divers par lesquels le conquérant, le voleur, l'intrigant, l'agioteur se procurent le bien d'autrui, peuvent contribuer à les pervertir alors même qu'ils les enrichissent. Mais comment oser attribuer le même effet aux arts utiles, aux arts vraiment producteurs? Gardons-nous de confondre les gens qui travaillent avec les gens qui intriguent, et les hommes industrieux avec les chevaliers d'industrie. Si, pour prospérer, ceux-ci ont besoin de plus d'un vice, ceux-là, pour réussir, ne peuvent se passer de qualités morales qui constituent l'homme de bien. Tandis que le courtisan puise, suivant Montesquieu, ses plus grands moyens de succès dans la bassesse, la flatterie, la trahison, la perfidie, l'abandon de ses engagemens, le mépris de ses devoirs sociaux, le véritable industrieux trouve ses meilleures chances de fortune dans le travail, l'activité, l'économie, la probité et la pratique de toutes les vertus sociales. Les arts, bien loin de nous corrompre en nous enrichissant, contribuent donc à nous rendre meilleurs en même temps qu'ils nous rendent plus riches.

Ensuite, considérée en elle-même, et abstraction faite des moyens de l'acquérir, il s'en faut bien, sans doute, que la richesse soit une cause de dépravation. S'il y a ordinairement beaucoup de corruption dans les cours, c'est moins la faute des grandes fortunes dont on y jouit que celle de [I-157] l'espèce particulière d'industrie par laquelle on y devient riche. Le courtisan, loin d'être rendu plus pervers par ses richesses, leur doit le peu qu'il a de bon; c'est à l'état où elles le mettent qu'il doit cette politesse, cette urbanité, cette bienséance qui, si elles ne sont pas des vertus, servent du moins de masque à ses vices. De tous les moyens de réformer les mœurs, la richesse est peut-être la plus efficace elle nous assure le bienfait d'une meilleure éducation; elle nous inspire des goûts et nous fait contracter des habitudes d'un ordre plus élevé; elle nous place dans une situation où nous avons un plus grand intérêt à nous bien conduire; elle nous donne un état et une considération à ménager; elle nous procure du loisir enfin, et tous les moyens d'acquérir des lumières; et, loin que par-là elle tende, comme on le dit, à nous corrompre, c'est par-là surtout qu'elle tend à nous réformer. Quelle apparence, en effet, que les lumières, qui nous mettent en état de mieux apercevoir les conséquences des mauvaises actions, soient pour nous un stimulant de plus à mal agir? Sans doute il ne suffit pas pour faire le bien de le connaître ; il faut encore que les bonnes habitudes viennent à l'appui de la saine instruction: mais ce n'est que sur la saine instruction que peuvent se fonder les bonnes habitudes, et le commencement de toute sagesse est dans la science.

[I-158]

Ainsi ne voulût-on voir sous le mot de civilisation que des idées d'arts, de sciences, de richesses, il serait encore impossible évidemment de lui faire signifier, par induction, la corruption des mœurs. Encore une fois, ce qui déprave, c'est la manière de s'enrichir, et non pas la richesse; ce sont les arts qui la font seulement changer de mains, et non pas les arts qui la produisent. Loin que ces derniers, les seuls que la civilisation avoue, nous conduisent, par la fortune, à la dépravation, il est clair comme le jour qu'en accroissant la masse des richesses, ils sont la cause la plus active de la diffusion des lumières et du perfectionnement des mœurs.

§ 6. Mais si, de sa nature, la civilisation n'entraîne pas la ruine des mœurs et de la société, comment, dira-t-on, expliquer l'histoire? On n'y voit de nations fortes que les nations peu cultivées. Parvenus au faîte de la civilisation, les empires tombent et s'écroulent. Voyez les États de l'antiquité [83] .

Il n'y a point dans l'histoire ce qu'on prétend y voir: on n'y saurait découvrir de nations qui aient péri par excès de culture. A proprement parler, il ne peut pas y avoir excès dans la culture d'un peuple: [I-159] il serait absurde de dire qu'un peuple est cultivé avec excès: autant vaudrait dire qu'il a trop d'instruction, trop de connaissances, trop de moyens d'action, trop de bon sens et de régularité dans ses mœurs, trop de justice dans ses relations sociales... Mais il est encore plus insensé de prétendre qu'il y avait excès dans la civilisation des peuples antiques, et que c'est pour avoir été trop civilisés qu'ils ont péri. Jugez en effet de l'excès de civilisation où devaient être parvenus des peuples qui avaient fondé leur existence sur la guerre et sur l'esclavage: Il serait curieux de rechercher dans quel état se trouvaient au vrai les Romains, lorsqu'ils furent parvenus, comme on dit, au faîte de leur civilisation, c'est-à-dire lorsqu'ils eurent achevé leurs conquêtes;, lorsqu'ils eurent pillé, saccagé, détruit un nombre immense de villes; massacré ou réduit en servitude des millions d'êtres humains; et ce que tout cela avait produit lorsqu'ils devinrent, à leur tour, la proie des barbares [84] ? Il y a apparence qu'au lieu d'accuser la civilisation de leur décadence, on ne verrait dans leur chute finale que -la dernière conséquence de leurs brigandages et des moyens exécrables par lesquels ils s'étaient élevés. Loin que l'empire romain ait péri d'excès de civilisation, il est évident que, s'il avait été civilisé [I-160] seulement au point où le sont aujourd'hui quelques-unes de ses anciennes provinces, et par exemple la Gaule ou la Bretagne; si son sol avait été couvert d'une population aussi compacte, aussi avancée dans tous les arts, pourvue d'autant de moyens de défense et aussi intéressée à se défendre, le torrent des barbares aurait été facilement contenu. Qu'on juge en effet de la belle figure que feraient aujourd'hui, malgré toute leur fougue et toute leur ardeur pour le pillage, les bandes à moitié nues d'un Alaric ou d'un Attila, devant les armées disciplinées de l'Europe, et en présence de leur formidable artillerie ; ou bien la plus nombreuse flotte de pirates normands devant un petit nombre de vaisseaux de guerre, munis de leurs canons, de leurs boulets, de leurs fusées à la congrève, et mis en mouvement par la machine à vapeur!

D'ailleurs les peuples de l'antiquité auraient été aussi civilisés que réellement ils le furent peu, qu'il n'y aurait pas encore le moindre sujet d'accuser la civilisation de leur ruine. On pourrait faire honneur de leur élévation à leur culture, aux arts utiles et vivifians qu'ils auraient pratiqués; mais il est évident qu'on ne pourrait accuser de leur chute. que la barbarie de leurs ennemis. On pourrait se plaindre, non de ce que certains peuples étaient trop civilisés; mais de ce que beaucoup d'autres peuples ne l'étaient pas assez. Ce ne fut pas la [I-161] civilisation des Grecs qui causa leur ruine; ce fut la barbarie des Romains. Les Romains, à leur tour, ne furent pas détruits par leur civilisation; mais par la brutalité des Goths, des Huns, des Vandales et de toutes ces hordes de barbares qui, durant plusieurs siècles, ne cessèrent de fondre sur eux. A l'époque où s'écroula leur empire, la barbarie sur la terre était encore beaucoup plus robuste et plus vivace que la civilisation. Ils ne pouvaient donc manquer de succomber. Combien de fois, depuis sa naissance, la civilisation n'a-t-elle pas éprouvé de ces catastrophes! On l'a vue expirer successivement en Égypte, en Grèce, à Rome, à Constantinople. Mais, étouffée sur un point, elle ne tardait pas à renaître sur un autre ; elle s'y développait avec plus d'énergie; elle se répandait sur de plus vastes espaces. Il n'est plus maintenant en Europe de nation qu'elle n'ait attachée au sol, qu'elle n'ait plus ou moins éclairée et adoucie; et je cherche où seraient, parmi nous ou autour de nous, les barbares assez puissans pour la détruire.

S7. Ceux qui nous trouvent trop civilisés nous font un reproche qu'en vérité nous ne méritons guère. Nous périssons d'excès de civilisation, disent-ils, et la civilisation, toute grande, toute ancienne qu'elle est, se trouve encore, sous bien des rarports, dans un véritable état d'enfance. La plupart [I-162] de nos progrès sont d'hier; les plus essentiels sont encore à faire; si nos arts sont avancés nos mœurs sont loin de l'être, ou si nos mœurs privées le sont un peu, nos mœurs publiques ne le sont pas du tout.

Je touche ici à la véritable cause de nos discordes. Si le monde est dans un continuel état d'agitation, ce n'est pas, comme on le dit, que la civilisation ait trop pénétré dans nos arts, dans nos usages, dans nos relations privées, c'est qu'elle n'a pas encore assez pénétré dans nos relations politiques.

Observez dans le commerce ordinaire de la vie l'élite des hommes qu'on appelle bien élevés : voyez-vous qu'ils s'injurient, qu'ils s'accusent, qu'ils s'attaquent, comme nous le faisons sans cesse de gouvernans à gouvernés? Non sans doute. Et d'où vient entre eux cet état habituel de bonne intelligence? de ce qu'ils savent à quels égards, à quelles règles de justice et de bienséance ils doivent mutuellement se soumettre pour rendre leurs relations sûres et faciles. Et d'où viennent entre nous, gouvernans et gouvernés, ces honteuses dissensions? de ce que, dans les rapports que nous avons ensemble, nous ne voulons pas nous assujétir, aux mêmes règles de convenance et d'équité. Gouvernans, nous sommes hautains et iniques; gouvernés, nous sommes brouillons et mutins : [I-163] faut-il s'étonner que nous ayons peine à nous entendre, et que nos querelles remplissent le mondé de trouble et de confusion? Mais attendez que le temps et l'expérience nous aient enfin appris à nous soumettre, dans nos rapports publics, aux mêmes règles de morale qu'observent les gens de bien dans leurs relations domestiques et civiles; attendez que la civilisation ait pénétré dans le gouvernement, seulement au degré où elle est entrée dans la vie privée, et vous verrez bientôt cesser nos discordes. Le trouble et l'agitation qui règnent dans la société sont donc visiblement le symptôme d'un défaut, et non pas d'un éxcès de civilisation.

§ 8. En résumé, la civilisation accroît sans cesse, on le reconnaît, la masse de nos idées, de nos découvertes, de nos richesses, de tous nos moyens d'action. Loin que par-là elle nous corrompe, c'est par-là surtout, nous venons de le voir, qu'elle tend à nous amender. Elle adoucit les mœurs, elle les épuré et les élève; elle est favorable à la justice, à la dignité, au courage; elle implique les idées d'ordre et de morale aussi fortement que celles de richesse et d'industrie. Elle renferme donc en elle-même tous les élémens de la liberté, et j'ai raison de dire que les peuplés les plus cultivés sont les plus libres.

[I-164]

§ 9. Je prie, avant de finir, qu'on prenne garde à la manière dont je m'explique. Je dis qu'un peuple est d'autant plus libre qu'il est plus civilisé, que plus il est civilisé, et plus il est libre; mais je ne dis pas que sa liberté soit nécessairement égale à sa civilisation. Cette proposition, en effet, pourrait très-bien n'être pas exacte; et, de vrai, il n'arrive presque jamais qu'elle le soit.

La raison en est simple : c'est qu'un peuple n'est jamais parfaitement isolé; c'est qu'il est entouré de populations plus ou moins civilisées que lui, et dont la civilisation doit nécessairement modifier les effets de la sienne et influer en bien ou en mal sur la liberté. Une commune tient à son chef-lieu; les départemens se lient à la capitale; la France au reste de l'Europe; l'Europe a des rapports avec l'Amérique, et la race européenne avec les nations de l'Afrique et de l'Asie.

Dans cet état de connexion universelle où presque tous les peuples sont entre eux, on pourrait dire sans doute que la liberté du genre humain est égale à sa civilisation; mais on ne peut sûrement pas répondre que la liberté de tel peuple en particulier soit exactement proportionnée à l'état de ses mœurs, de son industrie, de ses lumières. Il est en effet très-possible, et même très-ordinaire que l'ignorance et les vices d'un peuple voisin ou même d'un peuple éloigné viennent contrarier le résultat [I-165] de son instruction et de ses bonnes habitudes, et le rendre moins libre qu'il ne le serait sans l'interposition de cet élément étranger.

Ainsi, par exemple, il n'est pas douteux que l'état arriéré de la plupart de nos départemens ne nuise beaucoup à la liberté de la capitale. On ne peut pas douter davantage que la liberté de la France ne souffre de l'état des pays environnans qui sont moins avancés qu'elle. La Manche ne soustrait pas complètement la liberté anglaise à l'influence du continent; ni même l'Atlantique celle des États-Unis à ce qui reste de barbarie en Europe. Quand M. le président Monroë dit, dans son message, qu'à la distance où l'Amérique est de nous, sa liberté ne saurait être affectée de notre état politique [85] , il est évident qu'il se trompe, et le fait même le prouve; car l'état de l'Europe oblige l'Amérique d'élever des fortifications sur son littoral, d'entretenir une forte marine, d'avoir de nombreuses milices et une armée; et, certes, ces précautions dispendieuses et gênantes, que l'état imparfait de notre civilisation l'oblige de prendre, ne peuvent pas ne pas nuire beaucoup à sa liberté.

Cependant, quelle que soit cette influence [I-166] réciproque que la plupart des nations exercent les unes sur les autres, soit en bien, soit en mal, il est certain qu'elle a des bornes, et qu'elle ne change qu'en partie les résultats de la civilisation développée dans chaque pays. Ainsi, quoique l'état moral et politique de l'Europe nuise à la liberté des Anglo-Américains, l'Amérique septentrionale, politiquement plus civilisée que l'Europe, a par ce seul fait, au moins sous ce rapport, beaucoup plus de liberté. Ainsi la France reste plus libre que des nations moins civilisées qu'elle, malgré les efforts que ces nations font pour l'abaisser à leur niveau; ainsi la capitale, malgré la pernicieuse influence des départemens, a beaucoup plus de liberté qu'ils n'en possèdent, par cela seul qu'il y a dans son sein beaucoup plus d'intelligence, d'activité, d'industrie, de savoir, de richesse, de bonnes habitudes, et, en général, d'élémens d'ordre et de force de toute espèce. La liberté n'est peut-être nulle part exactement proportionnée à la civilisation; mais partout où la civilisation est plus avancée, la liberté est plus grande; partout les populations deviennent plus libres à mesure qu'elles sont plus cultivées.

§ 10. Au surplus, nous allons voir si l'étude des faits confirme ces remarques; et, parcourant l'un après l'autre les principaux états par lesquels a [I-167] passé la civilisation, depuis les plus informes jusqu'aux plus perfectionnés, nous examinerons quel est le degré de liberté que comporte chacun de ces degrés de culture.

 


 

[I-168]

CHAPITRE V.
Liberté compatible avec la manière de vivre des peuples sauvages.

§ 1. S'il est vrai que la liberté soit en raison de la civilisation, les peuples qu'on appelle sauvages doivent être les moins libres de tous les peuples; car ils sont précisément les moins civilisés. A ce premier âge de la vie sociale, les hommes ne savent faire encore ni un usage étendu, ni un usage bien entendu de leurs forces; ils n'ont encore appris ni à pourvoir amplement à leurs besoins, ni à les satisfaire avec mesure, ni à les contenter sans se faire mutuellement de mal. Ils ne savent pas comment il est possible à de nombreuses populations de subsister simultanément dans un même lieu sans se nuire; et lorsque les productions naturelles d'une contrée ne peuvent plus suffire aux besoins des tribus qui l'habitent, le seul moyen qu'elles conçoivent d'accroître leurs ressources, c'est de s'exterminer les unes les autres, et de réduire par la guerre le nombre des consommateurs. On peut dire que, dans cette enfance de la société, les hommes ne se doutent nullement encore des conditions auxquelles il est possible d'être libre.

[I-169]

§ 2. Par quel singulier renversement d'idées, des philosophes du dernier siècle ont-ils donc affecté de présenter cet état social comme le plus favorable à la liberté ? Plus un peuple était inculte, et plus ils le déclaraient libre. Un Français, un Anglais, un homme civilisé de leur temps était un esclave [86] ; un Romain était un homme libre, à plus forte raison un Germain ; à plus forte raison un Tartare, un nomade. Finalement, le plus libre des hommes, à leurs yeux, c'était un sauvage, un Algonquin, un Iroquis, un Huron.

«Quand on sait creuser un canot, battre l'ennemi, construire une cabane, vivre de peu, faire cent lieues dans les forêts, sans autre guide que le vent et le soleil, sans autre provision qu'un arc et des flèches; c'est alors, dit Raynal, qu'on est un homme [87] . »

«Tant que les hommes, dit Rousseau, se contentèrent de leurs cabanes rustiques; tant qu'ils se bornèrent à coudre leurs habits de peaux avec des épines ou des arêtes; à se parer de plumes et de coquillages; à se peindre le corps de diverses couleurs; à tailler avec des pierres tranchantes quelques canots de pêcheurs ou quelques grossiers instrumens de musique; en un mot, tant qu'ils ne [I-170] s'appliquèrent qu'à des ouvrages qu'un seul pouvait faire, et qu'à des arts qui n'avaient pas besoin du concours de plusieurs mains, ils vécurent libres, sains, bons et heureux autant qu'ils pouvaient l'être par leur nature...[88] . »

Ailleurs, le même écrivain ajoute qu'il n'y a pas d'oppression possible parmi les sauvages.

« Un homme, dit-il, pourra bien s'emparer des fruits qu'un autre a cueillis, du gibier qu'il a tué, de l'antre qui lui servait d'asile; mais comment viendra-t-il jamais à bout de s'en faire obéir?... Si l'on me chasse d'un arbre, j'en suis quitte pour aller à un autre; si l'on me tourmente dans un lieu, qui m'empêchera de passer ailleurs [89] ? »

§ 3. Ainsi, un sauvage est libre, suivant Rousseau, par cela seul qu'il a la faculté, s'il est tracassé dans un lieu, de se réfugier dans un autre. Mais à ce compte, un homme civilisé est-il beaucoup moins libre qu'un sauvage? n'a-t-il pas aussi la faculté de fuir? Si on le tourmente dans un lieu, ne peut-il pas aller dans un autre? Et s'il ne trouve de sûreté nulle part dans la société des hommes, n'aura-t-il pas toujours, comme le sauvage de Rousseau, la faculté de s'enfoncer dans les bois et d'aller vivre avec les bêtes ?

[I-171]

On dira sans doute que l'homme civilisé ne saurait prendre une résolution pareille; qu'il tient à la société par trop de liens : mais faut-il donc ne tenir à rien pour être libre? La liberté consiste-t-elle dans la nécessité d'étouffer tous ses sentimens, de réprimer toutes ses affections? Est-ce être libre que d'être à tout moment contraint d'abandonner son fruit, son gibier, son asile? Qu'y aurait-il de pire à être serf ?

Rousseau nous apprend comment nous pouvons être libres en consentant à ne rien produire, à ne rien posséder. N'ayez que des arbres pour abri; ne vous couvrez que de peaux d'animaux; ne les attachez qu'avec des épines; interdisez-vous toute industrie; réduisez-vous à la condition des brutes, et vous serez libres. Libres ! de quoi faire? de vivre plus misérables que les bêtes mêmes? de périr de froid ou de faim? Est-ce à cela que vous réduisez la liberté humaine? Étrange manière de nous procurer la liberté, que de commencer par interdire tout perfectionnement à nos forces, tout développement à nos plus belles facultés !

1

Les hommes ne sont pas libres en raison de leur puissance de souffrir, mais en raison de leur pouvoir de se satisfaire. La liberté ne consiste pas à savoir vivre d'abstinence; mais à pouvoir satisfaire ses besoins avec aisance, et à savoir les contenter avec modération. Elle ne consiste pas à pouvoir fuir, comme dit Rousseau, ou à savoir battre [I-172] l'ennemi, comme dit Raynal; mais à savoir diriger ses forces de telle sorte qu'il soit possible de vivre paisiblement ensemble; de telle sorte qu'on ne soit pas réduit à se fuir ou à s'entre-tuer. La liberté, finalement, ne consiste pas à se faire bête, de peur de devenir un méchant homme; mais à tâcher de devenir, autant que possible, un homme industrieux, raisonnable et moral.

Quand on sait creuser un canot, construire une cabane, faire cent lieues dans les forêts, c'est alors qu'on est un homme! Oui, c'est alors qu'on est un homme sauvage; mais pour être réellement un homme, il y faut bien d'autres façons vraiment: il faut savoir faire un usage étendu et élevé de ses forces; il faut avoir développé son intelligence ; et l'on est d'autant plus libre et d'autant plus homme qu'on sait mieux tirer parti de toutes ses facultés. Cela résulte même des expressions de Raynal; car, si l'on est un homme quand on sait creuser un canot, à plus forte raison doit-on l'être quand on sait construire un navire; si, quand on peut édifier une cabane, à plus forte raison quand on sait élever des maisons, des temples, des palais; si enfin, quand on peut faire cent lieues dans les forêts, à plus forte raison quand on peut faire le tour de la terre ?

§ 4. Les détracteurs de la vie civile trouvent donc, comme nous, qu'on est d'autant plus libre [I-173] qu'on sait mieux user de ses forces. Mais alors sous quel rapport serait-il possible de soutenir que l'homme encore sauvage est plus libre que l'homme civilisé ? L'emporte-t-il par la force du corps, par les facultés de l'esprit, par les habitudes privées et sociales? Comparons-les un peu sous ces divers points de vue.

§ 5. On a long-temps présenté la vie sauvage comme la source de la vigueur physique.

« Le corps de l'homme sauvage, dit Rousseau, étant le seul instrument qu'il connaisse, il l'emploie à divers usages dont, par le défaut d'exercice, les nôtres sont incapables; et c'est notre industrie qui nous ôte la force et l'agilité que la nécessité l'oblige d'acquérir. S'il avait une hache, son poignet romprait-il de si fortes branches? S'il avait une fronde, lancerait-il de la main une pierre avec tant de raideur? S'il avait une échelle, grimperait-il si légèrement sur un arbre ? S'il avait un cheval, serait-il si vite à la course? Laissez à l'homme civilisé le temps de rassembler toutes ses machines autour de lui, on ne peut douter qu'il ne surmonte facilement l'homme sauvage; mais si vous voulez voir un combat plus inégal encore, mettez-les nus et désarmés vis-à-vis l'un de l'autre, et vous reconnaîtrez bientôt quel est l'avantage d'avoir sans cesse ses forces à sa disposition, d'être toujours prêt à [I-174] tout événement, et de se porter, pour ainsi dire, toujours tout entier avec soi [90] . »

Voilà des idées admirablement exprimées sans doute; mais ont-elles autant de justesse que d'éclat? Je ne nierai point que la vie sauvage ne paraisse propre, sous quelques rapports, à développer les forces physiques. Le sauvage est appelé par son état à un très-grand exercice, et l'exercice est père de la vigueur. Mais si un exercice modéré fortifie, un exercice trop violent, énerve; et le sauvage excède ordinairement son corps plutôt qu'il ne l'exerce. Ajoutez que, si souvent il agit trop, plus souvent encore il se nourrit mal, et qu'il s'exténue doublement par la fatigue et par le jeûne.

« Le sauvage, dit Péron, entraîné par le besoin impérieux de se procurer des alimens, se livre, pendant plusieurs jours, à des courses longues et pénibles, ne prenant de repos que dans les instans où son corps tombe de fatigue et d'épuisement. Vient-il à trouver une pâture abondante? alors, étranger à tout mouvement autre que ceux qui lui sont indispensables pour assouvir sa voracité, il n'abandonne plus sa proie, il reste auprès d'elle jusqu'à ce que de nouveaux besoins le rappellent à de nouvelles courses, à de nouvelles fatigues, non moins excessives que les précédentes. Or, quoi de [I-175] plus contraire au développement régulier, à l'entretien harmonique des forces, que ces alternatives de fatigue outrée, de repos automatique, de privations accablantes, d'excès et d'orgie faméliques [91] ? »

Joignez à cela ce que les relations des voyageurs rapportent de la saleté des peuples sauvages, de l'insalubrité de leurs alimens, de la puanteur de leurs habitations, de la manière dont ils s'y entassent quelquefois, des maladies, des infirmités auxquelles l'ensemble de ce détestable régime les expose, et vous reconnaîtrez que leur corps est presque toujours soumis à l'action d'un concours plus ou moins nombreux de causes essentiellement énervantes [92] .

Il paraît done fort incertain que dans le combat proposé par Rousseau, l'homme sauvage eût, en général, sur l'homme cultivé autant d'avantage qu'il le suppose. Sans doute, si l'on affectait de mettre aux prises avec l'artisan le plus chétif de nos cités, un sauvage choisi chez l'un des peuples de l'Amérique ou des îles de la mer du Sud qui sont les plus remarquables par la taille, les proportions et la force du corps, il est fort probable [I-176] que le citadin ne sortirait pas vainqueur de la lutte. Mais pour juger quelle est de la vie civile ou sauvage la plus favorable au développement de la vigueur physique, il ne faut pas faire combattre un colosse avec un pygmée, un montagnard suisse ou écossais avec un Eskimau, un guerrier Cafre ou Carive avec le citoyen le moins robuste de Londres ou de Paris; il ne faut pas non plus faire combattre un homme de cabinet avec un homme de guerre, un homme qui n'aura jamais fait travailler que sa tête avec un homme qui se sera exercé, depuis l'enfance, à la lutte et au pugilat : il faut mettre en présence deux hommes égaux sous le rapport de la race, deux hommes qui se livrent habituellement aux mêmes exercices, et entre lesquels il n'y ait de différence que celle qu'y a pu mettre la manière de vivre et la civilisation. Or, si la lutte s'établit entre deux hommes choisis de la sorte, on peut poser hardiment en fait que l'homme sauvage sera constamment battu par l'homme civil.

On trouve dans la relation du voyage de découvertes aux terres australes des preuves péremptoires de ce que j'avance. Péron a voulu juger sur les lieux ce grand procès de la supériorité de la nature brute sur la nature cultivée. Il a comparé les forces respectives des Européens et des naturels de la Nouvelle-Hollande. Il a vu lutter, corps à corps, et à plusieurs reprises, des matelots de [I-177] l'expédition avec des sauvages: ceux-ci ont toujours été culbutés. Il a éprouvé leurs forces respectives avec le dynamomètre, et les sauvages ont encore été vaincus. Péron, bien loin de trouver dans les faits la preuve de cette plus grande force musculaire qu'on a voulu attribuer aux peuples incultes, a été conduit par l'observation à penser que les hommes sont, en général, d'autant plus faibles qu'ils sont moins civilisés. Il a trouvé que les naturels de la Nouvelle-Hollande, un peu moins bruts et moins misérables que ceux de la terre de Diémen, étaient un peu plus vigoureux; que ceux de Timor étaient plus forts que ceux de la Nouvelle-Hollande, et les Européens beaucoup plus forts que les habitans à demi civilisés de Timor. Il a remarqué que la vigueur physique, dans cette échelle de la civilisation, suivait la progression suivante : 50, 51, 58, 69 [93] ; c'est-à-dire que les sauvages de la terre de Diémen n'avaient pu, terme moyen, faire marcher l'aiguille de pression du dynamomètre que jusqu'à 50 degrés, ceux de la Nouvelle-Hollande à 51, et ceux de Timor à 58; tandis que les Français, malgré l'affaiblissement résultant pour eux des fatigues d'une navigation très-longue et très-pénible, l'avaient fait avancer jusqu'à 69 [94] .

[I-178]

Il y a peut-être à reprocher à Péron de n'avoir pas assez tenu compte dans ces expériences de la différence des races. Il serait possible en effet que l'infériorité des indigènes de la Nouvelle-Hollande vînt en partie de leur mauvaise conformation naturelle, et qu'elle ne résultât pas uniquement du peu de progrès qu'ils ont faits. C'est ce que j'ignore. Mais, fallût-il accorder quelque chose à la différence des races, la conséquence générale tirée par Péron de ses expériences n'en resterait pas moins certaine. Elle serait modifiée, mais non pas détruite; et il serait toujours vrai de dire que la civilisation est favorable au développement et à l'extension des forces physiques [95] . La civilisation ne fait pas sans doute que les hommes civilisés soient supérieurs aux hommes incultes dans de certains exercices que leur position leur permet de négliger, et auxquels les sauvages sont, par leur position même, obligés de se livrer habituellement; mais elle fait, et c'est là tout ce que je prétends ici, [I-179] qu'ils sont, en général, mieux portans, plus sains, plus vigoureux, plus robustes. Un historien fort en crédit, M. Dulaure, m'en fournit une preuve curieuse dans son Histoire de Paris.

Cet écrivain, parlant des jeux auxquels se livraient au quinzième siècle les habitans de cette bonne ville, raconte que le 1" septembre 1425, il fut planté dans la rue aux Ours, en face la rue Quincampoix, un mât de cocagne qui n'avait pas plus de trente-six pieds de haut, et il ajoute que, dans tout le cours de la journée, il ne se trouva personne qui pût grimper jusqu'au faîte et aller décrocher le prix qu'on y avait suspendu [96] . Si le fait est vrai, et l'historien le puise à bonne source, il faut convenir que les Parisiens de nos jours pourraient se moquer un peu de leurs robustes ancêtres, Est-il, en effet, rien de si commun dans nos fêtes publiques que de voir des gens du peuple grimper lestement à la cime de mâts de cocagne, non pas de trente-six pieds, mais de plus de soixante? Ce qui nous porte à croire que la civilisation tend à faire dégénérer l'homme physique, c'est la vue de ces individus faibles et chétifs, qui se trouvent toujours en plus ou moins grand nombre dans des pays riches et très-peuplés. Mais l'existence de ces individus est peut-être ce qui montre [I-180] le mieux à quel point la civilisation est favorable à l'homme physique. Tous ces êtres en effet sont autant de forces que la civilisation conserve, et qui, dans l'état de sauvage, seraient voués à une inévitable destruction. Il n'y a dans cet état rigoureux que les individus nés avec une complexion très-forte qui puissent se promettre de vivre. Tout le reste est condamné d'avance à périr.

Un Spartiate dirait peut-être que c'est un des mauvais effets de la civilisation de conserver ainsi des corps grêles, des avortons, des guenilles...

Guenille si l'on veut; ma guenille m'est chère,

répondrait-on avec Chrysale. Il n'est pas du tout besoin d'être taillé en Hercule pour trouver la vie douce et se féliciter d'en jouir :

Mécénas fut un galant homme.
Il a dit quelque part: qu'on me rende impotent,
Cul-de-jatte, goutteux, manchot; pourvu qu'en somme
Je vive, c'est assez; je suis plus que content.

D'ailleurs, il n'est ni impossible, ni rare que des épaules faibles portent une tête forte, qu'une ame énergique loge dans un corps fluet. Or les têtes fortes et les ames énergiques ont bien aussi leur puissance peut-être. Il y a dans la tête de Newton ou de Blaise Pascal mille fois plus de pouvoir que dans les bras d'Alcide. Permis à des sauvages de ne [I-181] tenir compte que de la vigueur des reins ou de l'énergie du jarret : les hommes cultivés savent que l'homme vaut surtout par le sentiment et l'intelligence [97] .

Enfin la question ici n'est pas de savoir si la civilisation a tort ou raison de conserver les êtres faiblement constitués; mais bien si elle est ou n'est pas favorable à la vigueur physique. Or cela se montre avec évidence non-seulement dans ce qu'elle ajoute à la force des hommes naturellement robustes; mais surtout dans ce qu'elle donne de vie et de santé à des corps naturellement débiles; non-seulement dans ces millions d'êtres vigoureux qu'elle fait croître, mais surtout dans cette multitude de frêles existences qu'elle conserve : c'est [I-182] dans ce qui la fait accuser d'être une cause de dépérissement et de mort que je la trouve particulièrement vivifiante.

Si une vérité si simple, et pourtant si long-temps méconnue, avait besoin de nouvelles preuves, on en trouverait de frappantes dans les curieuses recherches de M. Villermé sur la population de Paris. Ce judicieux observateur nous a appris qu'à l'époque où nous vivons, la mortalité générale annuelle dans Paris n'est que d'un habitant sur trente-deux, tandis qu'au dix-septième siècle elle était d'un sur vingt-cinq ou vingt-six, et au quatorzième, d'après les données fournies par un manuscrit de cette époque, d'un sur seize ou dix-sept. On peut juger par ce seul fait à quel point les progrès de la civilisation tendent à accroître la durée moyenne de la vie, et à quel point par conséquent elle est favorable à la conservation des forces physiques [98] .

[I-183]

Rousseau s'est donc grandement abusé quand il a voulu établir que les hommes sont d'autant plus vigoureux qu'ils sont plus incultes. C'est justement le contraire qui est la vérité. Pourquoi d'ailleurs, en mettant aux prises un homme civilisé avec un sauvage, veut-il dépouiller le premier de ce qui fait son principal attribut; des forces artificielles qu'il a su ajouter aux siennes, des armes, des outils qu'il s'est appropriés et qui sont devenus pour lui comme autant de nouveaux sens? Nu et désarmé, sa supériorité est déjà évidente; mais elle sera immense si à ses forces naturelles vous ajoutez celles qu'il a su se procurer par son art.

[I-184]

§ 6. La véritable puissance de l'homme civil est dans son intelligence. C'est à elle qu'il doit d'abord sa plus grande vigueur de corps; car il n'est plus robuste que parce qu'il sait mieux entretenir sa santé, parce qu'il pourvoit mieux à tous ses besoins physiques. Mais cette plus grande force corporelle dont il lui est redevable n'est rien en comparaison de celle qu'elle lui procure d'ailleurs. Elle plie à son usage toutes les puissances de la nature; elle ajoute aux forces qui lui sont propres celles des animaux, celles des métaux, celles de l'eau, du feu, du vent; elle élève son pouvoir de un à mille, à cent mille; elle l'étend d'une manière indéfinie.

L'homme cultivé, déjà plus libre que le sauvage dans l'usage de ses membres, est donc infiniment plus libre que lui dans l'exercice de son entendement. Sous ce nouveau rapport, il n'y a vraiment entre eux aucune comparaison possible. Le parti que l'homme civilisé tire des facultés de son esprit est immense; l'usage qu'en fait l'homme sauvage n'est rien; son intelligence commence à peine à luire ; et l'on peut juger par ce que nous avons mis de temps à dissiper un peu l'épais brouillard qui enveloppait la nôtre, de ce qu'il devra s'écouler de siècles avant que la sienne brille de quelque éclat.

Non-seulement l'intelligence du sauvage n'est pas développée, mais il y a dans sa manière de [I-185] vivre des obstacles presque insurmontables à ce qu'elle fasse aucun progrès sensible. Le sauvage, chasseur et guerrier par état, épuise toute son activité dans les exercices violens auxquels sa condition le condamne ; et quand il revient de la chasse ou de la guerre, il ne sent plus que le besoin de réparer ses forces par la nourriture et le sommeil. Il n'y a de place dans sa vie que pour l'action physique ; il n'y en a point pour le travail de l'esprit. Pour qu'il devînt capable de réflexion, il faudrait que son existence ne se partageât pas entre une activité désordonnée et un repos presque léthargique; il faudrait qu'il pourvût à sa subsistance par des moyens qui requissent moins de force et plus de calcul; c'est-à-dire qu'il faudrait qu'il changeât de manière de vivre; mais tant qu'il reste chasseur et guerrier il paraît impossible que son intelligence se forme, et l'on n'a pas vu de peuple, dans cet état, dont les idées ne fussent excessivement bornées.

Telle est l'ignorance du sauvage, qu'il est incapable de pourvoir aux plus simples besoins de la vie. On sait dans quel état ont été récemment trouvés les naturels de la terre de Diémen et de la Nouvelle-Hollande. Ils étaient, dit Péron, sans arts d'aucune espèce, sans aucune idée de l'agriculture, de l'usage des métaux, de l'asservissement des animaux; sans habitations fixes, sans autres retraites que d'obscurs souterrains ou de misérables [I-186] abat-vents d'écorce, sans autres armes que la sagaie et le casse-tête, toujours errans au sein des forêts ou sur le rivage de la mer [99] . Cook trouva les habitans de la Terre-de-Feu mourant de froid et de faim, couverts d'ordure et de vermine, et placés sous le climat le plus rude sans avoir su découvrir aucun moyen d'en adoucir la rigueur [100] . Le sauvage ne sait, en général, tirer de la terre que ce qu'elle produit spontanément, et telle est quelquefois sa stupidité que pour cueillir le fruit qui le nourrit, il coupe au pied l'arbre qui le lui donne [101] . Il reste exposé aux plus cruelles privations sur des terrains que féconderait la culture la plus imparfaite, et il s'y nourrit des mets les plus dégoûtans, il y souffre des famines hideuses quand la moindre industrie pourrait l'y mettre à l'abri du besoin [102] . Il perd, faute de propreté, l'avantage d'occuper des régions étendues et naturellement saines, et quelquefois des hordes entières sont emportées par des épidémies que la moindre prudence aurait pu prévenir [103] . Il ne reçoit enfin [I-187] presque aucune aide de son intelligence; elle le laisse à la merci de tous les élémens et sous le joug d'une multitude de nécessités dont se jouerait parmi nous l'industrie la plus vulgaire.

Rousseau trouve que la liberté ne souffre pas, tant qu'on ne dépend ainsi que des choses [104] . C'est se méprendre étrangement. Les choses, dans bien des cas, n'agissent pas sur nous avec moins de violence que les hommes, et il n'est pas plus doux de dépendre d'elles que d'être sous le joug des plus formidables tyrans. Non-seulement cela n'est pas plus doux, mais cela n'est pas plus noble, Nous dépendons des choses au même titre que des hommes. Nous leur appartenons, comme aux despotes, par notre ignorance, notre incurie, notre lâcheté. Il est tel cas où un homme peut n'avoir pas à rougir de son indigence; mais pour un peuple, en général, être pauvre est tout aussi honteux qu'être esclave, et je sais tel pays qui n'est pas moins flétri par sa misère que par le peu de sûreté dont on y jouit. Un peuple n'est gueux, partout où la nature ne lui est pas trop contraire, que parce qu'il manque d'activité et de courage; il n'est dans la servitude ou l'anarchie que parce qu'il manque de justice et d'équité. Tout cela provient des mêmes causes générales, c'est-à-dire du défaut de culture. Mais revenons à notre sujet.

[I-188]

§ 7. Je disais donc que dans l'état sauvage l'homme ne sait encore tirer presque aucun parti de son intelligence et de ses forces : il n'est pas beaucoup plus habile à diriger ses sentimens. Il n'a point en-· core appris à mettre de la mesure dans ses actions à l'égard de lui-même et envers ses semblables; et y a dans son mode d'existence autant d'obstacles à la formation de ses mœurs qu'au développement de ses idées.

Comme la manière dont il pourvoit à ses besoins l'expose fréquemment aux horreurs de la faim, il est naturel qu'il mange avec voracité lorsque l'occasion s'en présente, et l'intempérance est une suite presque inévitable de sa situation [105] . D'un autre côté, comme il faut aux peuples chasseurs d'immenses terrains pour se nourrir, il est très-difficile, quelque peu nombreux qu'ils soient, qu'ils ne se disputent pas l'espace; et la guerre, avec toutes les passions qu'elle allume et qu'elle alimente, est encore, pour ainsi dire, une conséquence obligée de leur état [106] . L'intempérance et le penchant à l'hostilité sont donc deux vices [I-189] inséparables de la manière de vivre du sauvage; et certes, il suffit bien de ces deux vices pour prévenir chez lui le développement de toute bonne morale personnelle et relative.

§ 8. Le sauvage, considéré dans la portion de sa conduite qui n'a de rapport qu'à lui-même, semble presque entièrement destitué de moralité. L'homme moral sait résister aux séductions du moment; il sait se priver d'un plaisir dans la prévoyance du mal qui peut en être la suite. Le sauvage paraît tout-à-fait incapable de calcul; il cède sans résistance à l'impulsion de ses appétits; et telle est encore l'imperfection de ses mœurs, qu'il ne rougit pas même de son immoralité; il se livre à ses vices avec candeur et confiance, sans paraître soupçonner qu'il y ait dans cette conduite rien de funeste et de honteux.

Il me serait aisé de trouver dans les relations des meilleurs voyageurs de quoi confirmer ces remarques générales. On peut voir les détails qu'elles renferment sur les habitudes personnelles de l'homme encore inculte; sur sa voracité, son ivrognerie, son incontinence, son oisiveté, son apathie, son excessive imprévoyance; et l'on jugera aisément combien ses mœurs sont éloignées de ce caractère d'innocence et de pureté dont on a voulu faire l'apanage des peuples barbares, et qui n'appartient [I-190] véritablement qu'à la meilleure portion des sociétés très-cultivées [107] .

§ 9. La morale de relation de l'homme sauvage [I-191] ne vaut pas mieux que sa morale personnelle. Il ne paraît conduit dans ses rapports avec les autres que par des passions, comme il ne l'est envers lui-même que par des appétits; et il cède à ses affections [I-192] comme à ses appétits, remarque Fergusson, sans songer le moins du monde aux conséquences de ses actes [108] .

Sa conduite, observée dans les rapports de père, d'époux, d'enfant, est remplie d'actions brutales et cruelles. Abandonner l'enfant qu'on ne peut plus nourrir, le vieux parent qui ne peut plus marcher, et non-seulement les abandonner, mais les détruire, sont, d'après les récits des voyageurs, des actes ordinaires à cette époque de la vie sociale [109] . Les femmes surtout y sont maltraitées. Le mot de servitude est trop doux pour rendre l'état auquel elles sont réduites elles font à la fois l'office de servantes et de bêtes de somme. Péron, parlant de celles de la Nouvelle-Galle du sud, dit qu'on remarque en elles je ne sais quoi d'inquiet et d'abattu, [I-193] que la tyrannie imprime toujours au front de ses victimes, et il ajoute que presque toutes sont couvertes de cicatrices, tristes fruits des mauvais traitemens de leurs féroces époux [110] .

Il n'est pas d'âge où la société soit plus livrée à l'empire de la force. Nous sommes blessés des inégalités qu'elle présente encore: elle en offre alors de bien autrement cruelles; elle laisse en général le faible à la merci du fort; elle abandonne à chacun le soin de venger ses injures et de se [I-194] défendre comme il pourra contre ses ennemis particuliers [111] .

Il est vrai qu'on n'y cherche pas encore à s'asservir les uns les autres; on n'a point d'intérêt à cela: ferait-on de ses esclaves [112] ? les hommes, à cet âge, ne savent point encore comment il est possible de faire de l'homme un instrument. Mais s'ils ignorent comment il peut devenir un outil, ils savent très-bien comment il est un obstacle, et s'ils ne cherchent pas à s'asservir, c'est qu'ils trouvent mieux leur compte à s'entre-exterminer.

Ne cultivant pas la terre, et ses productions naturelles ne pouvant suffire qu'aux besoins d'un très-petit nombre d'individus, c'est à qui aura le peu qu'elle donne sans culture, et ils sont, comme [I-195] dit Cook, sans cesse occupés à s'entre – détruire, comme leur seule ressource contre la famine et la mort [113] .

Plus, dans cet état, il est difficile de vivre, et plus il est aisé de se diviser. Chaque tribu garde son gibier avec une attention jalouse : la moindre apparition des étrangers sur ses terres suffit pour lui mettre les armes à la main, Le simple accroissement d'une tribu voisine est regardé comme un acte d'agression [114] . La guerre, allumée par le besoin de défendre sa subsistance, est entretenue par le désir de se venger, le plus violent des sentimens que paraisse éprouver l'homme sauvage; plus l'intérêt en est grand, plus les sentimens qui y poussent sont impétueux et plus elle se fait avec furie. Joignez qu'elle est encore envenimée par la férocité naturelle du sauvage, passion tellement emportée, dit Robertson, qu'elle ressemble plutôt à la fureur d'instinct des animaux qu'à une passion humaine [115]

Divisés ainsi par des, haines cruelles, implacables, éternelles, les hommes, dans l'état que je décris, jouissent de beaucoup moins de sécurité qu'à aucun autre âge de la civilisation.

«Je suis fondé à croire, dit Cook, d'après mes propres observations [I-196] et les renseignemens que m'a fournis Taweiarooa, que les habitans de la Nouvelle-Zélande vivent dans une crainte perpétuelle d'être massacrés par leurs voisins. Il n'est pas de tribu qui ne croie avoir éprouvé de la part de telle autre quelque injustice ou quelque outrage dont elle est sans cesse occupée à tirer vengeance... La manière dont s'exécutent ces noirs projets est toujours la même : on fond, de nuit, sur l'ennemi qu'on veut détruire, et s'il est surpris sans défense, on tue tout, sans distinction d'âge ni de sexe... Ce perpétuel état de guerre, ajoute Cook, et la manière destructive dont elle se fait, produisent chez ces peuples une telle habitude de circonspection, que, de nuit ou de jour, on n'y voit aucun individu qui ne soit sur ses gardes [116]

Telles sont les relations des hommes sauvages: voilà comme ils usent entre eux de leurs facultés ; ils les emploient à subjuguer les femmes, à accabler la faiblesse, à se faire entre eux des guerres atroces et non interrompues.

§ 10. Sous quelque point de vue donc qu'on les considère, il est visible qu'ils sont infiniment moins libres que l'homme cultivé. Ils le sont moins physiquement: ils ont moins de force corporelle, [I-197] et ne sont pas capables, à beaucoup près, de tirer de leurs forces le même parti. Ils le sont moins intellectuellement : ils ont incomparablement moins d'esprit, d'industrie, de connaissances de toute espèce. Ils le sont moins moralement : ils n'ont, sous aucun rapport, aussi bien appris à régler leurs sentimens et leurs actions. Ils le sont moins, en un mot, dans toute leur manière d'être : ils sont exposés à une multitude de privations, de misères, d'infirmités, de violences dont l'homme civil sait se préserver par un usage plus étendu, plus juste et plus raisonnable de ses facultés. Voyez le sauvage dans les situations les plus ordinaires de sa vie, en proie à la famine que lui font souffrir son ignorance et sa paresse, dans l'état d'immobilité stupide où le retient son inertie, au sein de l'ivresse brutale où l'a plongé son intempérance, environné des périls qu'il a provoqués par ses fureurs; et vous reconnaîtrez qu'à aucun autre âge de la vie sociale l'homme ne fait de ses forces un usage aussi borné, aussi stérile, aussi violent, aussi dommageable, et que, par conséquent, à aucun autre âge il ne jouit d'aussi peu de liberté.

§ 11. Cependant, si l'on ne trouve pas la liberté dans l'état sauvage, on y en découvre les élémens; on y aperçoit quelques commencemens d'industrie, de morale, de justice. L'homme n'y est pas [I-198] exclusivement occupé à détruire; il s'y livre aussi quelquefois au travail paisible et productif; il construit une hutte; il la meuble de quelques ustensiles informes; il cultive quelquefois le sol qui l'entoure immédiatement; il échange contre des denrées, des outils, des ornemens, la dépouille des animaux qu'il a pris à la chasse. Qu'il porte davantage son activité dans ces directions; que l'agriculture, le commerce, les arts, deviennent ses principaux moyens d'existence, et nous verrons croître insensiblement sa liberté. Sa nouvelle manière de vivre exigeant plus de réflexion et d'étude, son esprit deviendra plus inventif; ses exercices étant plus modérés, son inertie sera moins profonde; sa subsistance étant plus assurée, il mangera avec plus de modération; la vie lui devenant plus facile, il aura moins de sujets de dispute, il menacera moins ses voisins, et en sera moins menacé; finalement l'usage de ses forces s'étendant et devenant par degrés moins préjudiciable, sa liberté croîtra dans la même proportion.

Il suffit done que l'homme sauvage fasse, à quelques égards, de ses forces un usage utile et non offensif, pour qu'on découvre les premiers élémens de la liberté dans sa manière de vivre. J'ai dit qu'elle existait en germe dans le peu d'industrie qu'il possède : elle existe aussi dans son impatience de toute suprématie factice, de toute injuste [I-199] domination. Le sauvage se soumet volontiers au chef qu'il a choisi pour le conduire à la guerre ou pour diriger les chasses entreprises en commun; mais il ne supporterait pas, en général, qu'un de ses pareils voulût s'arroger quelque autorité sur sa personne, et entreprendre de soumettre sa conduite à ses directions. Comme cet âge est celui où il y a le moins de sûreté, il est naturellement celui où l'homme est le plus disposé à la résistance, où il se montre le plus farouche, le plus ennemi de toute sujétion. Cette passion d'indépendance individuelle, cette personnalité du sauvage est un de ses plus énergiques sentimens, au moins dans les bonnes races; elle le rend capable d'actions héroïques; elle l'arme d'une patience invincible au sein des tourmens. Il n'est pas de torture qu'un prisonnier sauvage ne supporte, plutôt que de s'avouer vaincu ; et ce n'est pas seulement un courage passif que cette vertu lui inspire, elle lui donne quelquefois autant de valeur que de résolution. La guerre d'indépendance que les Araucans soutinrent contre les Espagnols, dit l'historien Molina, est comparable à tout ce qu'offrent de plus admirable, dans ce genre, les histoires anciennes et modernes de l'Europe. « Lorsque les Américains, dit Robertson, virent que les Espagnols les traitaient en esclaves, un grand nombre d'entre eux [I-200] moururent de douleur ou se tuèrent de désespoir [117] . »

§ 12. La suite de nos recherches va nous apprendre comment ce sentiment se modifie dans les âges subséquens de la société, et en général comment se développent les germes de liberté que nous venons d'apercevoir dans la vie sauvage.

 


 

[I-201]

CHAPITRE VI.
Liberté compatible avec la manière de vivre des peuples nomades [118] .

§ 1. Dans le précédent chapitre, nous avons vu Rousseau faire de la liberté un attribut distinctif des peuples sauvages; dans celui-ci, nous allons voir d'autres écrivains la considérer, à leur tour, comme un apanage des peuples nomades.

« Ces peuples, dit Montesquieu, jouissent d'une grande liberté; car, comme ils ne cultivent point la terre, ils n'y sont point attachés : ils sont errans, vagabonds; et si un chef leur voulait ôter la liberté, ils l'iraient d'abord chercher chez un autre, ou se retireraient dans les bois pour y vivre avec leur famille [119] . »

Voilà donc que les peuples nomades sont libres, suivant Montesquieu, parce qu'ils peuvent se retirer dans les bois ; comme les peuples sauvages sont [I-202] libres, suivant Rousseau, parce que, si on les chasse d'un arbre, ils peuvent se réfugier au pied d'un autre. Il y a, comme on voit, beaucoup d'analogie dans les idées que ces deux grands écrivains paraissent se faire ici de la liberté.

A la vérité, ce que Montesquieu dit en cet endroit ne l'empêche pas de reconnaître, quelques pages plus loin, que les peuples nomades de la grande Tartarie sont dans l'esclavage politique [120] . Mais aussi déclare-t-il les Tartares le peuple le plus singulier de la terre ( ce sont ŝes, expressions).

Ces gens-là, dit-il, n'ont point de villes; ils n'ont -point de forêts, ils ont peu de marais; leurs rivières sont presque toujours glacées; ils habitent une plaine immense, ils ont des pâturages et des troupeaux, et par conséquent des biens, et ils n'ont aucune espèce de retraite [121] . Or, l'important, pour être libre, c'est de savoir où se réfugier, où fuir; c'est à pouvoir fuir que la liberté consiste; et la règle générale, c'est qu'on est d'autant plus libre qu'on peut se sauver plus aisément, qu'on est moins chargé de biens, qu'on ne tient point à la terre, qu'on ne la cultive point, qu'on n'a ni feu ni lieu, qu'on vit de pillage et de vol au sein d'une vie, errante et vagabonde.

[I-203]

Ces préjugés étaient ceux du temps où Montesquieu a écrit ; et si un esprit aussi éminent n'a pas su s'en défendre, on sent qu'il ne faut pas demander des idées plus justes à des écrivains d'un ordre moins élevé. J'ai cité Raynal à côté de l'auteur d'Émile: je peux faire parler Mably après l'auteur de l'Esprit des lois. « On jugera sans peine, dit Mably parlant des Francs, tandis qu'ils erraient encore à la suite de leurs troupeaux dans les forêts de la Germanie, on jugera sans peine qu'ils devaient être souverainement libres. » Et veut-on savoir pour quelle raison on en pourra porter ce jugement, d'après Mably? c'est qu'ils étaient un peuple fier, brutal, sans patrie, sans lois, ne vivant que de rapine [122] .

Assurément, voilà de singulières manières d'entendre la liberté. Un peuple est libre parce qu'il ne sait pas cultiver la terre, qu'il ne produit rien, qu'il ne possède rien, que rien ne l'empêche de fuir, qu'il ne vit que de pillage; parce qu'il est à la fois ignorant, brutal, intempérant, emporté, voleur. N'est-il pas étrange de voir des hommes comme Montesquieu, et même comme Mably, faire de la liberté l'apanage de moeurs pareilles?

§ 2. Je ne reviendrai pas sur ce que j'ai dit [I-204] précédemment de cette triste faculté de fuir, qui est le partage commun de tous les peuples errans et misérables, et dans laquelle on a voulu placer la liberté. La liberté ne consiste pas à pouvoir fuir quand on voudrait rester; mais à pouvoir rester ou partir, suivant qu'on le désire. Le nomade qu'on oblige de lever sa tente et d'abandonner ses pâturages, n'est pas plus libre que le sauvage qu'on expulse de sa cabane et de ses terres à gibier. Montesquieu l'a si bien senti, qu'il trouve les Tartares, tout misérables qu'ils sont, trop riches encore pour être libres; et il présente le peu de ressources qu'ils possèdent comme une des causes de leur assujettissement. Il ne voit pas que, ne possédassent-ils rien, on leur ferait encore violence en les forçant à fuir contre leur juste volonté, et que, par conséquent, il ne suffit, en aucun cas, de pouvoir fuir pour être libre. La servitude, d'ailleurs, n'est pas de ces maux auxquels on peut se dérober en fuyant ; elle est étroitement liée à la faiblesse, à l'ignorance, aux vices, aux injustices des hommes, et un peuple grossier et vicieux aurait beau changer de place, il la retrouverait partout où il irait s'établir.

Je dois remarquer, à ce sujet, combien est outré ce que dit Montesquieu de l'influence qu'exercent sur la liberté le climat, le sol et d'autres circonstances extérieures. Autant j'aime qu'il parle de la longue chevelure des rois francs, à propos [I-205] de la nature du terrain [123] , que de le voir expliquer la servitude de l'Asie par la neige qui manque à ses montagnes [124] , ou la liberté des anciens Athéniens par la stérilité du sol de l'Attique [125]

Il peut y avoir sûrement dans la constitution physique du pays qu'habitent les Tartares des obstacles assez forts à l'exercice des arts sur lesquels se fonde l'existence des peuples civilisés. Il est possible que le sol s'y refuse d'une manière plus ou moins absolue aux travaux de l'agriculture, que la fabrication et le commerce ne pussent que difficilement y faire des progrès, que les sciences qui se rapportent à l'exercice de ces arts y soient par cela même impossibles, que la grossièreté et la violence des mœurs y répondent à la barbarie forcée des esprits; il est possible, en un mot, que la nature du pays s'oppose plus ou moins à tous ces développemens qui permettent à un peuple de disposer avec facilité et avec étendue de ses forces, et qui constituent proprement la liberté.

Cependant, avouons que les Tartares ne sont pas esclaves, comme le dit Montesquieu, parce qu'ils n'ont point de villes, point de forêts, peu de [I-206] marais; et qu'il n'est ville, forêt ni marais qui pussent faire un peuple libre d'un peuple inculte comme les Tartares.

Avouons aussi que les peuples pasteurs ne sont pas libres, parce qu'ils sont errans et vagabonds: lorsque la faim, le froid, les maladies et la guerre, plus meurtrière encore, vinrent assaillir dans leur migration les Calmoucks partis des bords du Volga pour aller former un nouvel établissement' à la Chine, le grand nombre de ceux qui succombèrent ne trouvaient probablement pas que la vie errante fût très-favorable à la liberté [126] .

Les peuples nomades ne sont pas libres davantage, parce qu'ils sont ignorans l'ignorant ne sait point tirer parti de ses forces, et c'est mal prouver la liberté d'un homme que de dire qu'il ne peut faire aucun usage de ses facultés.

Ils ne le sont pas non plus, parce qu'ils sont intempérans : l'intempérance, qui use et déprave nos organes, est sûrement un mauvais moyen d'en faciliter le jeu, d'en étendre et d'en affermir l'exercice.

Ils ne le sont pas non plus, parce qu'ils sont fiers et brutaux: la brutalité du nomade, si elle le rend quelquefois impatient de la domination, le dispose habituellement à la violence, et la [I-207] violence est certainement un mauvais moyen de liberté.

Ils ne le sont pas non plus, parce qu'ils ne cultivent point la terre, qu'ils ne produisent rien, et ne vivent que de proie tout peuple pillard est menacé de pillage. Montesquieu, parlant des ravages que les hordes errantes de la Germanie venaient exercer dans l'empire romain, dit que les destructeurs étaient sans cesse détruits [127] leur destruction était donc la conséquence naturelle de leur manière de vivre. Ce résultat n'indique pas qu'elle fût très-favorable à leur liberté

Ainsi, tout ce que disent Montesquieu et Mably pour établir que les peuples nomades. sont libres, 1prouvé tout au contraire qu'ils ne le sont pas. Des 1hommes qui ne cultivent pas la terre, qui n'exercent aucun art, qui sont ignorans, débauchés, violens, ne sauraient être des hommes libres. Il ne peut y avoir de liberté véritable qu'au sein des pays où l'on possède de l'industrie et des lumières, et où l'on sait plier ses forces aux règles de la morale et de l'équité.

§ 5. Si, prenant ainsi la liberté dans son acception véritable, je veux chercher maintenant quelle est celle dont jouissent les peuples pasteurs, [I-208] je serai conduit à reconnaître qu'ils sont un peu plus libres que les nations sauvages. En effet, leur esprit ne se meut pas dans un cercle aussi étroit; ils savent faire un usage un peu plus étendu de leurs facultés naturelles; ils savent mieux se nourrir, s'abriter, se vêtir; leur nourriture est à la fois plus saine, plus abondante et moins précaire; leurs vêtemens sont aussi meilleurs, et on n'en voit pas d'absolument nus; enfin la tente du nomade, toute grossière qu'elle est, vaut pourtant mieux que la hutte du sauvage.

J'ai dit qu'on apercevait quelquefois chez les peuples chasseurs de faibles commencemens d'agriculture; on les retrouve avec un peu plus d'extension chez certains peuples pasteurs. Ces peuples commencent à faire usage des métaux; ils ont subjugué plusieurs espèces d'animaux, et les ont pliés à diverses sortes de services. Leur industrie manufacturière est un peu plus avancée que celle des peuplés chasseurs : ils construisent des chariots ; ils fabriquent de meilleures armes, ils fou-dent le feutre, filent la laine, tissent quelques grossières étoffes. Ils ont aussi sur le commerce, les échanges, le calcul, des notions plus étendues que les sauvages. Enfin, comme ils sont en général plus industrieux, ils ne se trouvent pas sous le joug de nécessités aussi cruelles: ils ne tuent point, par exemple, une partie de leurs enfans, faute de pouvoir [I-209] voir les nourrir tous; si une mère vient à mourir pendant la durée de l'allaitement, ils ne se croient pas obligés d'étouffer sur son sein le fruit de ses entrailles; enfin, comme ils possèdent quelques moyens de transport, ils peuvent, dans leurs fréquentes émigrations, emporter avec eux leurs vieux parens, et il ne paraît pas qu'ils soient jamais réduits à regarder le parricide comme un bon office [128] .

Les peuples nomades savent donc faire de leurs facultés un usage un peu plus étendu que les peuples sauvages. D'une autre part, ils savent en faire vis-à-vis d'eux-mêmes un usage un peu mieux réglé: habituellement moins affamés, ils ne mangent pas, dans l'occasion, avec le même excès d'intempérance; leur ivresse a peut-être quelque chose de moins brutal; leurs fatigues étant moins outrées, ils sont moins enclins à la paresse; leur repos n'offre pas le même caractère d'apathie et de stupidité. Ils sont donc en général plus dispos, plus maîtres d'eux-mêmes; et, sous ce second point de vue, ils peuvent user de leurs forces avec plus de liberté.

Enfin, les peuples nomades commencent à mettre [I-210] quelque calcul dans leurs relations avec les autres hommes, et, sous ce rapport encore, ils sont supérieurs aux peuples chasseurs. Le sauvage ne faisait la guerre que pour exterminer ses ennemis: le nomade me se propose pas toujours de les détruire; il est capable de concevoir la pensée de les asservir, et ceci même, chose singulière ! est un progrès vers la liberté. L'intérêt, qui, à cet âge de la civilisation, persuade déjà à l'homme de ne plus massacrer ses prisonniers, lui persuadera plus tard de ne plus faire la guerre, et donnera par degrés une tendance moins violente et moins destructive à son activité. On est donc déjà plus près d'être libre. On est même déjà plus libre par le fait: comme le meurtre et la dévastation ne sont plus l'unique fin de la guerre, elle ne se fait peut-être pas avec le même degré d'exaltation et de fureur; elle n'excite pas des ressentimens aussi violens, aussi implacables [129] : il y a donc un peu plus de sécurité; la liberté souffre moins aussi des suites immédiates de la guerre; car, quels que soient les malheurs de la servitude, il vaut mieux encore être pris pour être réduit en esclavage, que d'être pris pour être attaché à un épieu, mutilé, déchiré, brûlé, dévoré; et un esclave a beau être esclave, [I-211] il est pourtant plus libre qu'un homme mort. Soit donc que l'on considère les peuples nomades dans leurs relations avec les choses, avec eux-mêmes, avec leurs semblables, on trouve qu'ils font de leurs facultés un usage un peu moins borné, moins stupide, moins déréglé, moins violent que les peuples sauvages, et qu'en conséquence ils jouissent, sous tous ces rapports, d'un peu plus de liberté.

§ 4. Cependant, ces progrès sont loin encore d'être très-sensibles; et, quand je dis qu'ils font de leurs forces un usage un peu moins aveugle et moins emporté, je ne prétends pas dire assurément qu'ils s'en servent d'une manière bien éclairée et bien morale. Quoique logés, nourris, vêtus un peu moins misérablement que les peuples chasseurs, ils ne savent pourtant encore pourvoir que très-imparfaitement aux premières nécessités de la vie physique. Les anciens Scythes, suivant Justin [130] , n'avaient pour tout logement que des chariots couverts de peaux. C'est encore là l'unique abri de la plupart des peuples tartares. Les Germains ne savaient employer dans la construction de leurs habitations ni la pierre, ni la brique, ni le ciment, ni la chaux: leurs demeures n'étaient que des huttes [I-212] basses et grossières, construites de bois non façonné, couvertes de chaume, et percées à leur sommité pour laisser à la fumée un libre passage. Quelquefois même ils n'avaient pour asile que des souterrains obscurs, qu'ils recouvraient d'une couche épaisse de fumier [131] .

Le vêtement des peuples pasteurs est encore plus grossier que leurs demeures. S'ils ne sont pas dans un état d'absolue nudité, comme plusieurs peuples sauvages, ils sont en général découverts de plus de la moitié du corps. Tacite et César s'accordent à dire que les Germains n'avaient, pour se défendre contre la rigueur du froid, qu'un léger manteau formé de la peau de quelque animal, qu'ils fixaient sur les épaules avec une agrafe et plus souvent avec une épine, et qui laissait la plus grande partie de leur corps à nu [132] . La tunique que joignaient à ce vêtement la plupart des femmes germaines n'était qu'une espèce de sac de toile grossière, qui ne leur voilait ni les jambes, ni les bras, et qui laissait à découvert tout le haut de leur poitrine [133]

Les nations pastorales trouvent un aliment sain et substantiel dans le lait et la chair des troupeaux dont elles font leur principale nourriture; mais [I-213] plus cette nourriture est aisée à obtenir, plus la population s'élève rapidement au niveau de ce faible moyen de subsistance, et, quand elles ont épuisé cette ressource, elles ne savent y suppléer que fort imparfaitement elles ne tirent presque rien du sol par la culture. Outre que les pays qu'elles habitent y sont généralement peu propres, elles sont encore plus détournées de s'y livrer par leur paresse et par la férocité de leurs mœurs que par l'aridité du sol. Les Usbecks de la Grande-Bucharie, dit l'auteur de l'Histoire généalogique des Tartares, ne sont excités ni par la fécondité singulière de leur pays, ni par la prospérité de ceux qui le cultivent, à se livrer aux arts paisibles de l'agriculture et du commerce [134] . Les Germains, au rapport de Tacite, ne répondaient guère mieux à la fertilité de leur contrée : ils ne lui faisaient produire que très-peu de blé [135] , et tous les fruits qu'ils mangeaient étaient sauvages [136] .

D'ailleurs, la paresse et la grossièreté des peuples. pasteurs ne sont pas la seule cause qui arrête les progrès de leur agriculture; elle est encore arrêtée par leurs continuels déplacemens, qui ne leur permettent de faire aucune accumulation, de donner aucune suite à leurs travaux ; elle l'est surtout par [I-214] leurs éternelles déprédations, qui ne laissent au laboureur aucun espoir de recueillir le fruit de ses peines [137] ; elle l'est enfin par les précautions mêmes qu'ils prennent quelquefois pour empêcher qu'elle ne fasse trop de progrès, qu'elle n'adoucisse leurs mœurs, et ne finisse par les dégoûter du brigandage. C'est dans cet esprit que les Germains faisaient tous les ans un nouveau partage du sol [138] . Ils craignaient, dit César, que les charmes de la propriété ne leur fissent enfin quitter la guerre et les armes pour les douces occupations de la culture [139] .

En somme, les peuples, à ce second âge de la civilisation, n'exécutent encore que des travaux singulièrement grossiers. Pour se faire une idée de l'imperfection de leurs arts, il suffit de dire qu'ils [I-215] ignorent l'écriture [140] , et qu'en général la monnaie manque à leurs échanges, et le fer à leur industrie [141] . Aussi sont-ils excessivement misérables. Le commun des Bédouins, dit M. de Volney, vit dans un état habituel de misère et de famine. La frugalité des Arabes, ajoute-t-il, n'est pas une vertu de choix; elle leur est commandée par la nécessité des circonstances où ils se trouvent [142] . Les Calmoucks, suivant Pallas, mouraient de faim eu sein des steppes fertiles du Volga; les hommes des dernières classes y étaient plongés dans la plus profonde misère. Ils étaient habituellement réduits à faire usage de toutes les espèces d'animaux, de plantes et de racines qui pouvaient leur fournir quelque aliment: des chevaux usés ou blessés, des bêtes mortes de maladie, pourvu qu'elles n'eussent succombé à aucune maladie contagieuse, étaient pour eux un véritable régal. Ils allaient jusqu'à manger des animaux tombés en putréfaction; et telle était la détresse des plus misérables, qu'ils étaient quelquefois réduits, pour tromper leur faim, à dévorer la fiente des bestiaux [143] .

[I-216]

§ 5. Si les peuples nomades pourvoient encore si mal à leurs besoins, ils ne savent guère mieux régler leurs appétits, et la grossièreté de leur industrie se reproduit dans leur morale. Privés de tous les arts qui pourraient occuper leurs loisirs, ils passent à manger ou à dormir le temps que ne remplissent pas les exercices violens de la guerre ou de la chasse ; des esclaves gardent leurs troupeaux, leurs femmes vaquent aux travaux domestiques, et ils se reposent. Plus est profonde leur oisiveté, plus ils ont besoin d'émotions fortes pour sortir de leur engourdissement, et c'est de leur indolence même que naissent leurs passions les plus fougueuses [144] . Ils se livrent sans aucune mesure aux excès de la boisson et du jeu. Les Germains avaient un goût si effréné pour les liqueurs enivrantes, qu'il était aussi facile, au rapport de Tacite, de les détruire par la boisson que par la guerre [145] . Ils mettaient leur gloire à rester des jours entiers à table, et l'ivresse où ils se plongeaient était si brutale, qu'il était rare de ne pas voir ces parties de débauche finir par des rixes [I-217] sanglantes [146] . Tel était enfin le bonheur qu'ils trouvaient à satisfaire leur passion pour les liqueurs fermentées, qu'ils n'en voyaient pas de plus doux à promettre à leurs guerriers après une mort glorieuse ; et plusieurs de leurs tribus avaient imaginé une sorte de paradis grossier où les héros devaient s'enivrer durant la vie éternelle [147] .

Un seul trait suffit pour montrer avec quel emportement ils se livraient au jeu. Quand ils avaient tout perdu, ils se jouaient eux-mêmes, dit Tacite; et ces caractères indomptables, qui ne pouvaient souffrir aucun frein, même à leurs violences, mettaient leur liberté et leur personne au hasard d'un coup de dé [148] .

Les peuples nomades, quoique moins malheureux que les sauvages, semblent être encore beaucoup trop exposés à la misère pour être très-enclins aux plaisirs de l'amour; cependant, il s'en faut qu'ils aient, à cet égard, des mœurs sévères, et même qu'ils soient capables d'imposer quelque gêne à leurs désirs. Au nombre des causes les plus fréquentes de leurs querelles, on peut placer les enlèvemens de femmes. Ils en épousent ordinairement plusieurs, et s'entourent, quand ils le peuvent, [I-218] d'un nombre illimité de concubines. Tacite, en disant que les Germains se contentaient d'une seule femme, observe qu'ils étaient les seuls barbares qui montrassent à cet égard tant de retenue[149] . Encore l'exception chez eux n'était-elle pas générale, ni peut-être bien réelle ; et des écrivains judicieux ont pensé que, dans son éloge de la continence des Germains, Tacite s'était un peu laissé aller au noble plaisir d'opposer la pureté de pâtres grossiers aux mœurs dissolues des dames romaines [150] .

On retrouve done dans les habitudes privées des peuples pasteurs la plupart des vices des nations sauvages; et, bien que ces vices n'aient peut-être pas chez eux le même degré de violence et de brutalité, il n'est pas douteux que leurs facultés n'en soient fort altérées, et que leur liberté n'en reçoive de graves atteintes.

[I-219]

§ 6. Ajoutons ici que leur liberté n'a pas moins à souffrir des excès auxquels ils se livrent les uns envers les autres, que de ceux où ils tombent à l'égard d'eux-mêmes. Leur vie, dans les relations de peuple à peuple, n'est qu'un tissu d'horribles violences, et l'usage qu'ils font de leurs forces dans l'intérieur de chaque tribu n'est pas, à beaucoup d'égards, plus modéré.

Quoique les femmes, parmi eux, ne soient pas traitées avec le même degré de mépris et de dureté que chez les peuples sauvages, elles s'y trouvent encore dans un profond état de dépendance et d'avilissement. Tandis que leurs maris peuvent avoir plusieurs épouses et faire des concubines de toutes leurs captives, la moindre infidélité de leur part les exposerait à des châtimens rigoureux. C'est sur elles que pèsent tous les travaux de la vie domestique: elles dressent les tentes, fabriquent le feutre qui doit les couvrir, préparent les fourrures qui serviront de manteaux à leurs maris, apprêtent leur repas, le leur servent, et ne sont pas admises à le partager, font à tous égards l'office d'esclaves, sont enfin soumises, ainsi que leurs enfans, à une autorité qui ne connaît point de limites, et dont le mari abuse quelquefois jusqu'à vendre comme esclaves la mère et les enfans [151] .

[I-220]

Ici, comme je l'ai dit, les prisonniers ne sont pas toujours massacrés, mais ils sont alors asservis, et ce n'est pas une douce destinée que d'être l'esclave d'un Maure, d'un Arabe, d'un Tartare. Fergusson cite le propos d'un Grec qui aimait mieux, disait-il, être esclave des Scythes que citoyen de Rome [152] . Ce Grec faisait de Rome une satire trop forte. Je ne crois pas que le sort des Romains ait jamais été bien digne d'envie; mais il y avait sûrement encore assez loin de la condition d'un citoyen romain à celle de l'esclave d'un barbare. Tacite, qui s'efforce d'atténuer les maux que souffraient chez les Germains les hommes enchaînés à la glèbe, reconnaît pourtant que leurs maîtres, dans un accès de colère, pouvaient impunément leur ôter la vie [153] .

Voilà donc chez les peuples pasteurs plusieurs classes de personnes, les femmes, les enfans, les esclaves, qui vivent sous l'empire absolu de la violence et de la force. Le guerrier lui-même n'y est pas à l'abri de toute sujétion. Ses terreurs superstitieuses le livrent sans défense au despotisme de [I-221] ses prêtres; et, d'une autre part, la nécessité de la discipline, au sein des guerres éternelles où il est engagé, le force à se soumettre presque aveuglément à la volonté de ses généraux. Le Germain, qui ne voulait plier sous aucune espèce de justice humaine, se laissait patiemment battre de verges par le ministre du dieu des batailles [154] . Le Tartare, qui ne reconnaît habituellement aucune espèce d'autorité, jure, lorsqu'il s'unit à son kan pour quelque expédition militaire, d'aller partout où il l'enverra, d'arriver sitôt qu'il l'appellera, de tuer quiconque il lui désignera, de considérer dorénavant sa parole comme une épée [155] : il ne met plus de bornes à sa dépendance.

Enfin, tandis que dans l'intérieur du camp tout le monde subit quelque espèce de sujétion arbitraire, la horde tout entière est dans un péril continuel d'être assaillie, pillée, asservie. C'est la suite toute naturelle des violences qu'elle ne cesse de commettre, de l'état permanent d'hostilité dans lequel elle vit avec d'autres tribus. L'homme, à cet âge de la société, n'est encore qu'un animal de proie; les nations ne sont que des bandes de voleurs. L'universelle occupation est de chercher où l'on pourra trouver du butin à faire, et d'aviser par [I-222] quel moyen on parviendra le plus sûrement à s'en saisir [156] .

Fergusson veut que la liberté ne soit pas incompatible avec un tel ordre de choses.

«Dans les âges de barbarie, dit-il, les hommes ne manquent de sûreté ni pour leurs personnes ni pour leurs biens. Chacun, il est vrai, a des ennemis; mais chacun aussi a des amis; et si l'on court le risque d'être attaqué, on est sûr d'être secouru[157] . »

Ce raisonnement est un pur sophisme. Il est véritablement insensé de placer ainsi la sécurité au sein de la guerre et des alarmes; autant vaudrait dire que, sur un champ de bataille, il y a aussi de la sûreté pour les personnes et pour les biens. En effet, si on a les ennemis en face, n'est-on pas entouré de ses amis, et si l'attaque est imminente, la défense n'est-elle pas assurée ? Cependant qui oserait dire qu'on est en sûreté sur un champ de bataille? Eh bien ! on ne l'est pas davantage dans l'état social que je décris. La terre, à cet âge de la civilisation, n'est qu'un vaste champ de guerre où les hommes sont perpétuellement aux prises, où chacun est, tour à tour, assaillant ou assailli, [I-223] pillard ou pillé, massacreur ou massacré, maître ou esclave. Il n'y a pas de sûreté dans l'Arabie, même pour les pasteurs arabes [158] . Les Tartares s'entr'exterminent au sein de leurs déserts; les Germains, les Normands, toutes les hordes de barbares qui, à différentes époques, se sont précipitées du nord de l'Europe sur le midi, ne jouissaient d'aucune sûreté dans le cours de leurs déprédations et de leurs ravages : les destructeurs, comme dit Montesquieu, étaient perpétuellement détruits.

§ 7. Bien donc que les peuples pasteurs, considérés dans leurs travaux industriels, et dans leur morale personnelle et sociale, soient un peu plus avancés que les peuples chasseurs, il est certain que, sous tous ces rapports, ils font encore un usage très-grossier et très-violent de leurs facultés, et qu'à cet âge de la vie sociale, par conséquent, l'homme ne peut encore jouir que d'une liberté fort imparfaite.

§ 8. Je dois ajouter que le principe des violences et de la brutalité des peuples pasteurs est dans ła manière même dont ils pourvoient à leurs besoins, dans leur état de nations pastorales. Quoi [I-224] que la terre, dans ce nouvel état, puisse nourrir un peu plus d'habitans que sous le régime économique des peuples chasseurs, la quantité d'alimens qu'elle peut produire est encore excessivement bornée, et les hommes, comme au premier âge de la civilisation, sont invinciblement entraînés à lutter pour leur subsistance.

La vie pastorale a ceci de particulier qu'elle est de tous les modes d'existence celui où l'homme obtient avec plus de facilité les ressources propres à chaque manière de vivre. Le chasseur ne trouve et n'atteint ordinairement sa proie qu'avec beaucoup d'efforts; l'agriculteur ne féconde son champ qu'avec de grandes peines: le pasteur, au contraire, recueille presque sans fatigue ce que peuvent lui donner ses pâturages et ses troupeaux. Cette manière de vivre est donc celle où doit se produire et se renouveler le plus facilement, non pas une population très-forte, mais une population supérieure aux moyens d'exister, une population excédante [159] . Par conséquent, elle est celle où la population doit sentir le plus souvent le besoin de sortir du pays, de former des entreprises guerrières. D'autres causes encore fomentent en elle cet [I-225] esprit de conquête et d'émigration : le genre d'industrie sur lequel est fondée sa subsistance se concilie très-bien avec les nécessités de la vie militaire; ses troupeaux, qui lui servent d'aliment, lui servent aussi de véhicule; elle se transporte par le même moyen qu'elle se nourrit, et le principe de ses entreprises est dans la même source que celui de sa vie; d'ailleurs elle est toujours assemblée, elle est armée, elle est désœuvrée, son désœuvrement l'ennuie, la famine l'aiguillonne, la vue de ses forces réunies et l'habitude qu'elle a de se mouvoir en masse excitent sa confiance et son audace... Elle est donc irrésistiblement poussée au brigandage, à la guerre, aux invasions.

De là ces irruptions formidables des peuples pasteurs du Nord vers le Midi, à une époque où le Midi n'était encore que très-faiblement peuplé, et l'excessive facilité avec laquelle ces peuples réparaient leurs pertes et recommençaient leurs attaques [160] . On ne vit la fin de leurs invasions que [I-226] lorsqu'ils eurent successivement occupé les plus beaux pays de la terre, qu'ils s'y furent établis, qu'un certain degré de civilisation y eut développé leurs forces, et que les derniers venus de ces peuples trouvèrent enfin devant eux des populations trop nombreuses et trop puissantes pour pouvoir essayer de les détruire ou de les déloger [161] . Maintenant, et depuis plusieurs siècles, toute nouvelle entreprise de ce genre leur est devenue décidément impossible, et le reste de ces hordes barbares se trouve à jamais confiné dans les déserts brûlans de l'Afrique, ou dans les régions les plus élevées et les plus froides de l'Asie. Mais les mêmes causes continuent à produire parmi elles des effets [I-227] semblables; et désormais trop faibles pour pouvoir attaquer les nations civilisées, elles consument l'excédant de leur population dans leurs querelles mutuelles et sans cesse renaissantes.

La guerre est donc la suite inévitable du mode imparfait de subsistance adopté par les peuples pasteurs. Pour achever de faire sentir combien cette remarque est fondée, il suffit de dire que chez les Arabes la tradition a conservé, seulement pour les temps antérieurs à Mahomet, le souvenir de dix-sept cents batailles, et de rappeler cette trève annuelle de deux mois qu'ils observaient aveć une fidélité religieuse, et qui caractérisait avec encore plus de force, comme l'observe Gibbon, leurs constantes habitudes d'anarchie et d'hostilité [162] .

Si la guerre est une chose forcée dans la vie pastorale, l'ignorance et les excès de tout genre qui s'opposent au développement de la liberté y sont, à leur tour, des suites inévitables de la guerre. Le barbare, qui croit améliorer son sort par le pillage, ne fait qu'arrêter toute production, et se rendre de plus en plus misérable. La misère, en croissant, fortifie son penchant à la rapine, et le rend toujours plus incapable de faire de ses forces un utile emploi. Son incurable paresse naît, comme [I-228] son ignorance, de ses exercices violens; son intempérance et ses débauches naissent, à leur tour, de sa paresse tous ses vices sont ainsi la conséquence de son état social. L'esclavage de ses serviteurs, celui de sa femme; ses disputes, ses rixes sanglantes, sa dépendance politique et religieuse découlent de la même source. C'est parce qu'il fait la guerre qu'il a besoin de se soumettre à la volonté arbitraire d'autrui; c'est parce qu'il fait la guerre qu'il est ignorant, par conséquent superstitieux, par conséquent sous le joug de ses prêtres; c'est parce qu'il fait la guerre qu'il veut vider toutes ses querelles comme on les vide à la guerre, c'est-à-dire à main armée; c'est parce qu'il fait la guerre, et que la guerre le rend fainéant et brutal, qu'il néglige tous les travaux utiles, et en rejette le fardeau sur les êtres les moins capables de le supporter. Finalement, tout ce qu'il y a de grossier dans son esprit et dans ses mœurs naît de son état habituel de guerre, qui, de son côté, est l'accompagnement en quelque sorte obligé de l'état pastoral.

§ 9. Toutefois, on retrouve dans cet état les germes de liberté que j'ai fait apercevoir dans celui qui précède, et, comme je l'ai dit d'abord, on les y retrouve plus développés. Il y a un peu plus d'industrie, un peu plus d'instruction, un [I-229] peu moins de férocité; on entre en composition pour les injures et pour le meurtre; on maltraite moins les femmes; on n'extermine pas toujours les prisonniers, et il n'arrive jamais qu'on les dévore, comme cela se pratique quelquefois dans l'âge précédent.

Seulement, comme les périls et les maux sont moins grands, les mœurs ne sont plus tout-à-fait aussi farouches, et il semble que le sentiment de l'indépendance individuelle ait déjà perdu quelque chose de son âpre énergie. Quelque sauvage que fût la vertu de ces femmes cimbres, qui, au moment d'une déroute, s'efforçaient de soustraire par la mort leurs parens à la servitude, étouffaient leurs enfans de leurs propres mains, les foulaient aux pieds des chevaux, et finissaient par se tuer elles-mêmes [163] , il y a loin pourtant de cette frénésie à la fanatique obstination de ce sauvage qui, attaché à l'épieu fatal, subit, plutôt que de s'avouer vaincu, les plus effroyables tortures; qui, pour quelque danger de la mort voisine, ne relasche aucun point de son asseurance, et qui expire, comme dit Montaigne, en faisant la moue à ses bourreaux [164] .

[I-230]

§ 10. Nous allons voir maintenant ce que deviennent ces progrès chez les peuples sédentaires; et, procédant par ordre, nous examinerons d'abord quelle liberté comporte la manière de vivre de ceux de ces peuples qui se font entretenir par des hommes asservis.

 


 

[I-231]

CHAPITRE VII.
Liberté compatible avec la manière de vivre des peuples sédentaires qui se font entretenir par des esclaves.

§ 1. L'homme fait d'abord sa principale nourriture de fruits et d'animaux sauvages; puis du lait et de la chair des animaux qu'il a subjugués; puis des produits du sol qu'il fait cultiver par son esclave. Il ne passe qu'avec une extrême lenteur de l'un de ces états à l'autre ; et, quelque barbare que soit encore le dernier, on est obligé de reconnaître qu'il se trouve à une longue distance de ceux qui le précèdent, et qu'il y a déjà un grand espace de parcouru dans la route de la civilisation. Le guerrier sauvage ne fait point d'esclaves : ses passions sont encore trop impétueuses; et, d'ailleurs, quel moyen aurait-il de les garder, et à quel usage les emploierait-il? Le guerrier nomade n'en fait qu'autant qu'il en peut vendre : il lui en faut peu pour la garde de ses troupeaux et pour l'exploitation du peu de terres qu'il livre à la culture; mais, à mesure que les produits du sol entrent pour une plus grande part dans la nourriture de l'homme barbare, le nombre des captifs qu'il fait à la guerre [I-232] devient plus considérable : le labour succédant au pâturage, il met des esclaves à la place des troupeaux, et finit par faire sa principale ressource de l'asservissement de ses semblables.

Je ne connais point d'expression propre à désigner l'état des peuples qui se font nourrir ainsi par des hommes vaincus et enchaînés à la glèbe. Le nom de peuples agricoles qu'on leur a donné ne leur paraît guère applicable; ce nom appartiendrait à l'esclave qui féconde la terre plutôt qu'au barbare qui vit de ses sueurs. En général, il serait plus convenable de donner aux peuples encore barbares des noms pris de la guerre, que des noms empruntés à l'industrie. On devrait, à ce qu'il semble, réserver ceux-ci pour les nations qui ont abjuré toute violence, tout brigandage, toute sujétion forcée d'une classe à un autre, tout esprit de monopole et de domination, et fondé constitutionnellement leur existence sur le travail et les échanges de services.

Toutefois, pour n'avoir pas de dénomination qui lui convienne, l'état dont je parle n'en a pas été moins réel, ni moins général. Il n'est pas de nation qui, en passant de la vie errante à la vie sédentaire, n'ait été d'abord, et pendant fort longtemps, entretenue par des hommes asservis. Les peuples de l'antiquité ne connurent jamais d'autre manière de vivre. On voit dans la Genèse que, du [I-233] temps des patriarches, l'esclavage existait déjà chez les Hébreux, et qu'Abraham possédait un nombre considérable d'esclaves [165] : c'étaient des esclaves qui pourvoyaient à la subsistance des anciens Grecs. Rome eut des esclaves dès son origine, et le nombre chez elle, ainsi que chez les Grecs, s'en accrut, avec le temps, d'une manière presque infinie. Il y avait à Athènes, du temps de Démétrius de Phalère, quatre cent mille esclaves pour nourrir vingt mille citoyens. Rome, à la fin de la république, comptait moitié moins de citoyens que d'esclaves. César trouva l'esclavage établi chez les Gaulois. Lorsque les peuples barbares du nord de l'Europe s'établirent et se fixèrent dans le midi, ils eurent partout des esclaves pour travailler à la terre et produire les choses nécessaires à leurs besoins. Dans toutes les parties du monde où les Européens ont pénétré : en Afrique, en Amérique, dans les îles de la mer du Sud, partout où ils ont trouvé un commencement de culture, ils ont vu ce qui s'opérait de travail utile exécuté par des hommes plus ou moins asservis. Je ne sache pas finalement que l'histoire ancienne nous fasse connaître, ni qu'on ait découvert dans les temps modernes de société ayant un commencement [I-234] d'industrie et d'agriculture, chez qui le travail fùt exécuté par des hommes libres, ou chez qui les hommes libres eussent commencé par chercher dans le travail les moyens de pourvoir à leurs besoins. Partout la première disposition des forts a été de se faire servir par les faibles, et l'esclavage des professions utiles a été le régime économique de toute société nouvellement fixée [166] .

§ 2. Il semble dérisoire de demander si la liberté est compatible avec un état social où la moitié, les trois quarts, et quelquefois une portion beaucoup plus considérable de la population se [I-235] trouve ainsi la propriété de l'autre : aussi la question n'est-elle pas de savoir si cette portion de la population est libre, mais si celle qui a fondé sa subsistance sur son asservissement peut jouir de la liberté; si la liberté est compatible avec la manière de vivre des peuples qui se font entretenir par des esclaves.

Bien des gens peut-être décideraient encore cette question affirmativement. Qui n'a considéré les peuples de l'antiquité comme des peuples essentiellement libres? Qui n'a entendu parler de la liberté des Grecs et des Romains? Combien de temps, en fait de liberté, n'avons-nous pas puisé [I-236] chez eux nos autorités et nos exemples? Rousseau appelle quelque part les Romains le modèle de tous les peuples libres. Il dit, en parlant des Grecs: « Des esclaves faisaient leurs travaux; leur grande affaire, c'était la liberté [167] . » Il est si loin de considérer la liberté comme inconciliable avec le mode d'existence des peuples qui font exécuter leurs travaux par des esclaves, qu'il fait assez clairement de l'esclavage une condition de la liberté.

« Quoi! se demande-t-il, la liberté ne se maintient qu'à l'appui de la servitude? peut-être. Tout ce qui n'est pas dans la nature a ses inconvéniens, et la société civile plus que tout le reste. Il y a des positions malheureuses où l'on ne peut conserver sa liberté qu'aux dépens de celle d'autrui, et où le citoyen ne peut être parfaitement libre que l'esclave ne soit extrêmement esclave... Pour vous, peuples modernes, ajoute-t-il, vous n'avez pas d'esclaves, mais vous l'êtes; vous payez leur liberté de la vôtre [168] . »

Rousseau avait dit d'abord qu'on ne pouvait être libre que dans la vie sauvage, et en s'abstenant de toute industrie, de tout progrès. Il paraît ajouter maintenant que si l'on veut vivre dans un état aussi hors de nature que la société, il faut au moins, pour être libre, faire exécuter ses travaux [I-237] par des esclaves. Cette nouvelle proposition est-elle plus admissible que la première ?

Nous avons vu que les hommes ne sont libres qu'en proportion du développement qu'ils donnent à leurs facultés : bien loin donc que, pour jouir d'une grande liberté, ils doivent se faire nourrir par des esclaves, il est évident que s'ils se déchargent sur des esclaves du soin d'exécuter leurs travaux, leurs facultés resteront incultes, et qu'ils n'acquerront que très-imparfaitement la liberté de s'en servir. Nous avons vu que, dans la société, tout le monde dispose d'autant plus librement de ses forces, que chacun sait mieux en renfermer l'usage dans les bornes de ce qui ne nuit point : bien loin donc que, pour être libre, il soit nécessaire d'asservir une partie de ses semblables, il est visible que celui qui fonde sa liberté sur la servitude d'autrui n'établit par-là que sa propre servitude, qu'il se place dans une situation violente où il est sans cesse obligé de se tenir en garde contre ceux qu'il opprime, et où il est ainsi plus ou moins. privé de la libre disposition de ses mouvemens. On peut donc apercevoir déjà que les peuples qui se veulent faire nourrir par des esclaves fondent leur existence sur une ressource naturellement contraire à la liberté.

§ 3. Je commencerai pourtant par reconnaître [I-238] que la liberté est un peu moins incompatible avec ce nouveau mode d'existence qu'avec le précédent, de même qu'elle l'était moins avec celui-ci qu'avec celui qui l'avait précédé. La raison en est simple c'est que cette nouvelle manière de vivre est un peu moins violente et moins destructive. L'homme fondant ici sa subsistance, sur les produits du travail de l'homme, il est impossible que les facultés humaines restent dans le même état d'inertie et d'abrutissement. Précédemment, on asservissait ses ennemis pour en faire des pâtres; maintenant on les asservit pour en faire des laboureurs, des artisans, comme on les asservira plus tard pour en faire des rhéteurs, des grammairiens, des instituteurs. Or, il est aisé de voir que ces nouvelles destinations données à l'esclave rendent l'esclavage moins ennemi de la civilisation et de la liberté. D'une autre part, la liberté a moins à souffrir des suites de la guerre. Dans l'état pastoral, le guerrier voulait tout convertir en pâturages et en déserts: il rasait les villes, massacrait les populations, et n'épargnait que le petit nombre de captifs qu'il se croyait assuré de vendre, ou qu'il pouvait employer à la garde de ses troupeaux [169] . Dans l'état actuel, il pille peut-être davantage, mais il [I-239] détruit moins; il asservit plus d'hommes, mais il n'en extermine pas un aussi grand nombre: il ne commet que les ravages et les massacres indispensables au but de la guerre, qui est la conquête du terrain et la réduction des habitans à l'état d'esclaves ou de tributaires [170] . Il est manifeste que cette nouvelle manière de vivre, toute violente qu'elle soit, est pourtant moins contraire à la liberté que la précédente.

Aussi l'expérience montre-t-elle que chez les peuples dont la subsistance est fondée sur ce nouveau moyen l'espèce peut parvenir à un plus haut degré de dévelopement et de liberté que chez les nations pastorales. Les monumens qui nous restent des arts et de la civilisation des anciens ne permettent d'élever aucun doute sur ce point. On ne peut sûrement pas nier que les peuples de la Grèce et de Rome n'aient été beaucoup plus cultivés qu'aucun de ceux de l'âge que j'ai décrit dans mon dernier chapitre; qu'ils n'aient été mieux [I-240] pourvus des choses nécessaires à la vie; que l'industrie et surtout l'agriculture n'aient fait chez eux des progrès beaucoup plus grands; qu'ils n'aient eu des relations commerciales infiniment plus étendues. Ces peuples ont surtout excellé dans les arts de l'imagination et du goût; leurs poètes, leurs orateurs, leurs statuaires, n'ont été depuis ni surpassés, ni peut-être égalés. Enfin les écrits de leurs philosophes et les monumens de leur législation que le temps a épargnés prouvent que leurs moeurs avaient fait, à plusieurs égards, des progrès non moins remarquables que leurs idées.

§ 4. Cependant, quels qu'aient été les progrès de ces peuples, je crois qu'il y a fort à rabattre de l'admiration que le monde leur accorde, et qu'on ne peut admettre qu'avec beaucoup de réserve et de grandes restrictions ce que l'on dit communément de leur culture et de leur liberté. Je crois cela surtout à l'égard des Romains, de tous les peuples de la terre celui qui a fondé le plus énergiquement son existence sur l'esclavage, et chez qui on peut le mieux observer tous les effets de ce genre de vie.

Par cela seul d'abord que ce peuple faisait exécuter la plupart de ses travaux par des esclaves, il semble que ce serait à ses esclaves, et non point à lui qu'on en devrait rapporter la gloire. Est-ce bien [I-241] le peuple romain qui a construit ces nombreux monumens d'architecture, ces égouts, ces ponts, ces routes, ces aquéducs que l'on attribue à la civilisation romaine? non: ce sont, pour la plus grande partie du moins, des captifs, des esclaves, qui n'appartenaient point au peuple romain. C'est avec l'industrie et les capitaux des nations vaincues que Rome a exécuté ses plus magnifiques ouvrages. Il ne se faisait, sous son empire, presque rien de véritablement utile qui ne fût exécuté par des hommes asservis. La loi de Romulus avait interdit au. Romain toute profession industrielle ; les arts libéraux furent long-temps enveloppés dans la même proscription: c'étaient des esclaves qui exerçaient la médecine; la grammaire, la rhétorique, la philosophie étaient enseignées par des esclaves. Tout ce qu'il y avait chez ce peuple de vraie civilisation, toute celle qui pouvait survivre à ses violences, il la reléguait hors de l'État. Son industrie à lui, c'était la guerre ; ses œuvres, c'étaient des pillages et des massacres; les monumens qu'il laissa ce furent des ruines, ce furent l'appauvrissement et la dépopulation de l'univers. Sans lui, peut-être, nous n'aurions pas eu les débris d'un Panthéon d'un Colysée; mais qui sait ce qu'aurait transmis à la postérité l'industrie libre et féconde des nations vaincues, par les mains de qui furent érigés ces fastueux édifices? Il y a tout lieu de croire que, [I-242] sans ce peuple, la civilisation aurait été beaucoup plus en mesure de se défendre contre la barbarie, lorsque les hordes errantes du nord de l'Europe vinrent exercer leurs effroyables dévastations dans le midi; et l'on peut justement imputer à ses brigandages le long retard que d'autres brigands purent, après lui, mettre aux progrès de l'espèce humaine [171] .

Il s'en faut bien, d'ailleurs, quê les arts eussent fait de vrais progrès chez les Romains, au moins tant qu'ils étaient demeurés fidèles au principe de [I-243] leur institution. Ils restèrent barbares tout le temps qu'ils furent purement militaires, et ils ne commencèrent à civiliser le monde qu'après l'avoir pillé et asservi, Rome, à l'époque où les Gaulois lą brûlèrent, c'est-à-dire 364 ans après sa fondation, ne renfermait encore que des cabanes couvertes de chaume [172] . Rebâtie alors, elle le fut d'une manière un peu plus solide, mais non pas plus régulière. Il n'y avait pas de rues, les maisons étaient confusément éparses, et elles furent si grossièrement construites, que, du temps de Pyrrhus, à plus d'un siècle de là, elles n'étaient encore couvertes que de lattes et de planches [173] , et qu'au commencement de l'empire la plupart étaient encore en bois [174] . On peut juger par là de l'état où l'industrie devait se trouver sous d'autres rapports. Ce ne fut que sous le règne d'Auguste que la ville éternelle commença à posséder de beaux édifices, et, après avoir été incendiée par Néron, qu'elle fut bâtie avec une véritable splendeur [175] Les lettres ne commencèrent à fleurir que vers la fin de la république ; elles ne brillèrent d'un grand éclat que sous les premiers empereurs; enfin les sciences et les arts utiles ne furent cultivés avec un [I-244] grand succès à aucune époque. Il n'y a pas la moindre comparaison à établir entre les progrès qu'ils avaient faits chez eux, et ceux qu'ils ont faits parmi nous; entre l'agriculture des Romains et la nôtre, entre leur commerce et le nôtre, entre les manufactures qu'ils avaient et celles que nous avons. C'est même faire beaucoup d'honneur aux Romains, que de parler de leurs manufactures. A proprement parler, ils n'en avaient point: ils n'avaient, pour ainsi dire, qu'une industrie de ménage, et chacun faisait fabriquer chez soi, par les mains de ses femmes et de ses esclaves, les produits ordinaires de sa consommation. Auguste, suivant Suétone, n'avait d'habits que ceux que lui faisaient ses femmes et ses filles. A prendre le mot de manufacture dans l'acception étendue que lui ont donnée les peuples modernes, on peut dire qu'il n'y a eu de manufactures dans aucun Etat de l'antiquité.

« Je ne me souviens point, dit Hume, d'avoir lu dans les auteurs anciens un seul passage où la prospérité d'une ville soit attribuée à l'existence de quelque genre de fabrique; et, quant au commerce, il se bornait presque, là où l'on dit qu'il a le plus fleuri, à l'échange des productions propres au sol et au climat de chaque contrée [176] . »

Ce que le monde a gagné depuis les Romains en lu [I-245] lumières, en richesses, est incalculable: de simples bourgeois, à Paris, à Londres et ailleurs, ont des habitations plus agréables, des ameublemens plus commodes, des vêtemens aussi riches et plus élégans que les plus riches patriciens de Rome. Les Romains, comme on sait, n'avaient pas de chemise, et portaient immédiatement la laine sur la peau. Les étoffes de lin étaient, chez eux, très-rares et du plus haut prix. Il n'y avait pas de vitres aux fenêtres des maisons: on les fermait avec du filet, de la toile de lin, de la corne ou de la pierre transparente. Il paraît que la même pièce (atrium) servait à la fois de cuisine, de salle à manger, de salon de compagnie, d'atelier, de galerie. On y étalait simultanément la vaisselle, les images des dieux, les portraits des aïeux, les objets fabriqués, etc. La lumière y pénétrait d'en haut, et, comme il n'y avait pas de cheminée, tout y était ordinairement très-enfumé. Les meubles des Romains pouvaient se distinguer par la beauté, l'élégance, la pureté des formes; mais ils ne possédaient qu'à un faible degré ce mérite de la commodité, de la convenance, de la propriété, que l'esprit d'invention et le génie scientifique sont parvenus à imprimer parmi nous à une multitude d'ustensiles. Les Romains n'avaient pour écrire que l'écorce de l'arbre appelé papyrus; ils ne commencèrent à faire usage du parchemin que vers la [I-246] fin de la république, et ne connurent jamais le papier. Un poinçon de fer ou un roseau taillé leur servait de plume. Ils n'écrivaient qu'en lettres majuscules. Ils ignoraient absolument l'art de multiplier les copies par l'imprimerie. Ils n'avaient aucune idée de l'établissement des postes, et faisaient porter leurs lettres par des messagers. La plupart de leurs arts étaient dans l'état d'enfance le plus complet [177] . Enfin, si le progrès des mœurs n'a suivi que de loin, parmi nous, le progrès des arts, si nous avons moins de vertu que d'instruction et de bien-être, il est toutefois impossible de nier que nous ne vivions mieux que ne faisaient les Romains, que nous ne sachions faire un usage plus juste et plus modéré de nos forces. On sait que les mœurs de ces maîtres du monde, d'abord horriblement violentes, devinrent ensuite horriblement dissolues, et que le plus inique de tous les peuples finit par se montrer le plus dépravé. De quelque manière donc qu'on les considère, on est conduit à reconnaître qu'ils avaient moins de vraie civilisation, et, par suite, moins de vraie liberté que nous.

§ 5. Non-seulement le peuple romain n'a pas été industrieux, éclairé, moral, et libre par conséquent, [I-247] au même degré que nous le sommes, mais il n'était pas même possible qu'il le fût. L'obstacle était dans le genre de vie qu'il avait adopté, et dans l'état social qui devait en être la conséquence. Il était naturellement impossible qu'un peuple qui avait fondé son existence sur le pillage et l'asservissement successif de tous les autres pût croître beaucoup en civilisation, et jouir jamais d'une liberté bien grande.

Une telle manière de subvenir à ses besoins demandait une guerre perpétuelle; elle était dans l'objet de l'association; elle tendait d'ailleurs à se perpétuer d'elle-même; et, quand les Romains ne l'auraient pas faite pour renouveler ou accroître leurs provisions en denrées et en esclaves, ils l'auraient faite pour aller au-devant des vengeances et des représailles dont ils étaient perpétuellement menacés [178] .

Voués ainsi à une éternelle guerre, il fallut que leur état social s'assortît à leur destination. La population en masse reçut, dès le commencement, une organisation toute militaire: elle fut divisée en tribus, curies, décuries; puis en classes et centuries, [I-248] et ces divisions, toutes militaires, furent commandées par des tribuns, des curions, des décurions, des centurions, qui eurent sur elle toute l'autorité de chefs militaires [179] . Le sénat, composé des officiers les plus riches et les plus distingués, fut en quelque sorte l'état-major général de l'armée; les consuls, choisis parmi les officiers supérieurs, en étaient les généraux en chef; les soldats, c'est-à-dire presque tous les citoyens, juraient aux consuls de se rassembler au premier ordre, et de ne jamais quitter l'armée sans permission [180] . Ce serment était peut-être moins énergique que celui des Tartares; mais il n'était pas moins obligatoire, et, de fait, il subordonnait invinciblement le peuple à ses chefs.

Cette subordination fut encore affermie par l'établissement des patronages et des clientelles. Tous les citoyens furent obligés de se choisir, dans la caste patricienne, des protecteurs qui devaient défendre leurs procès en justice, mais auxquels ils s'enchaînaient par les noeuds les plus étroits : de sorte que chaque individu, déjà subordonné comme militaire, le fut encore comme client...

Une dépendance encore plus rigoureuse s'établit au sein des familles. Chaque maison, domus, fut une domination; chaque chef de maison, dominus, [I-249] fut investi d'un pouvoir sans bornes. Le père était à la fois le pontife, le souverain, le juge de toute sa famille; il pouvait condamner ses enfans. à la prison, au fouet, à l'exil, à l'esclavage, à la mort. Enfin ce pouvoir, que rien ne limitait, et auquel on ne pouvait se dérober durant la vie du père, s'étendait à la fois à la mère, aux enfans, aux petits-enfans, à toute la postérité. La femme, en se mariant, devenait en quelque sorte la fille de son mari, et la sœur de ses propres enfans; elle perdait la possession de tout ce qu'elle avait, et ne pouvait rien acquérir qui ne fût acquis au mari : tout, dans la maison, tombait sous la puissance du père de famille.

Puissamment fortifiée par l'institution du patronat et de la puissance paternelle, la subordination, militaire établie entre les Romains fut encore affermie par l'établissement des censeurs, officiers d'un grade élevé, que l'on chargea spécialement de faire le recensement de l'armée, et d'y maintenir, la rigidité des mœurs et l'inflexibilité de la discipline [181] .

« Entre autres pouvoirs, dit Plutarque, un censeur a loy d'enquérir sur la vie et de réformer les mœurs d'un chascun; parce que les Romains ont estimé qu'il ne fallait pas qu'il fût [I-250] loysible à chascun de soy marier, vivre chez soy en privé, ni faire banquets et festins à sa fantaisie [182] »

Outre ces pouvoirs extraordinaires sur la vie privée, les censeurs en avaient d'immenses sur la vie publique. Ils pouvaient expulser les sénateurs du sénat, les chevaliers de l'ordre équestre, et rayer les simples individus de la liste des citoyens [183] .

On eut encore une attention pour entretenir l'esprit militaire, ce fut d'empêcher que les Romains ne pussent s'occuper d'aucun travail manuel. Les professions industrielles, que l'on qualifia de sordides (sordidæ artes), leur furent sévèrement interdites; et, dans le même temps, le service militaire fut pour eux d'obligation si étroite, que le citoyen qui aurait refusé de prendre les armes, ou qui seulement aurait négligé de se faire inscrire sur les livres du cens, aurait été dépouillé de ses biens, battu de verges et vendu comme esclave au delà du Tibre [184] .

C'est ainsi que leur état social s'était assorti au genre de vie qu'ils avaient adopté, et que tout tendait à les rendre forts pour la guerre, pour la conquête, pour le brigandage. Il faut bien comprendre [I-251] cela pour avoir la clef de leurs institutions: elles avaient essentiellement pour objet d'imprimer le plus haut degré d'énergie possible aux arts violens sur lesquels ils avaient fondé leur existence. C'est mal interpréter, je crois, leurs lois fondamentales, que de prétendre, avec Montesquieu et d'autres publicistes venus après lui, que l'égalité des biens, les lois agraires, la censure, la juridiction illimitée du père de famille étaient des conséquences naturelles des formes républicaines de leur gouvernement. Je ne crois pas que Condorcet, M. de Sismondi et M. de Constant aient expliqué ces institutions d'une manière plus heureuse, quand ils ont dit que les anciens n'attachaient d'importance qu'à l'exercice des droits de cité, et que c'était dans l'intérêt de leur activité politique qu'ils avaient consenti à sacrifier toute indépendance individuelle. D'une part, il est peu exact de dire que les lois agraires, l'ostracisme, la censure, etc., entrent de nécessité dans la constitution du gouvernement républicain; et, d'un autre côté, il n'est pas croyable que des peuples se soient soumis aux plus dures contraintes pour le seul plaisir d'être en république et de prendre une part active à l'exercice du pouvoir collectif. Aussi, lorsque les citoyens romains consentaient à se rendre esclaves du corps politique dont ils étaient membres, avaient-ils des motif plus sérieux et plus [I-252] solides que ceux que leur prêtent les écrivains célèbres que je viens de nommer; s'ils voulaient bien se plier à un tel régime, c'est qu'ils sentaient qu'il y allait pour eux de la vie ; c'est que, s'étant voués à la conquête et à l'asservissement des autres peuples, ils avaient besoin d'adopter l'ordre le plus propre à assurer le succès de leurs périlleuses expéditions [185] .

§ 6. Que, dans cet état, la nation romaine se trouvât très-fortement organisée pour la domination, je l'accorde. Mais de quelle liberté était-elle susceptible? On voit d'abord qu'elle ne pouvait jouir de celle que donne le développement de [I-253] l'intelligence et de l'industrie. Ce développement n'était pas compatible avec le genre de vie qu'elle avait adopté; et, d'ailleurs, nous venons de dire qu'elle s'était interdit tous les travaux qui auraient pu le faire naître. Le Romain, pour être propre à la guerre, avait besoin de rester grossier, brutal, superstitieux. C'eût été diminuer sa capacité pour le brigandage, que de le laisser se livrer à l'étude des sciences ou à la pratique des arts, et la première attention à avoir était sans doute de le préserver soigneusement de toute culture: aussi ne négligea-t-on rien pour le maintenir dans un favorable abrutissement. Rome, après cinq cents ans d'existence, n'était guère moins ignorante et moins farouche que sous ses premiers rois; et telle était, [I-254 ] tes, lrsque Diogènes et Carnéades parurent dans ses murs, l'horreur qu'on y avait encore de toute instruction, que Caton se hâta de proposer au sénat de congédier ces ambassadeurs philosophes, et que, dans une diatribe insensée contre les lumières, ce vieux fanatique s'oublia jusqu'à traiter Socrate de bavard et de séditieux [186] .

Il est vrai que, malgré ces semonces de Caton et des vieux sénateurs qui, comme lui, tenaient ferme pour le maintien de l'ignorance et des anciennes mœurs, il arriva à Rome ce qui était arrivé en Grèce, après une suite de guerres heureuses, c'est-à-dire lorsqu'on eut battu, pillé, asservi ses ennemis, et qu'on se fut procuré par ces honnêtes moyens du loisir et des richesses, n'ayant rien de mieux à faire, on eut le désir d'étudier. Mais comme la manière de vivre resta la même, que l'on conserva le même mépris pour les travaux de l'industrie, les effets de cette passion nouvelle ne furent que très-médiocrement avantageux. On étudia, comme on le faisait en Grèce, par passe-temps, sans aucune vue d'application utile, ou seulement dans des vues d'ambition. On apprit la rhétorique, la dialectique; on disputa sur le souverain bien; on s'exerça à séduire la multitude par l'artifice du langage et des discours étudiés; on eut des légistes, [I-255] des orateurs, des sophistes, des poètes, des musiciens; mais, pour des hommes vraiment éclairés et capables de faire d'utiles applications de leurs connaissances, il ne pouvait guère s'en former: ce n'est que chez les peuples industrieux que les études, bien dirigées, peuvent produire de véritables lumières, et qu'elles conduisent à d'heureuses applications [187] .

Ajoutons que, dans le temps où la vie guerrière des Romains prévenait en eux le développement de toute industrie, le régime de l'esclavage produisait le même effet parmi leurs esclaves, et qu'ainsi ils se privaient de la faculté de se servir eux-mêmes, sans acquérir véritablement celle de se faire servir par d'autres. On sait quels sont sur l'homme asservi les effets de la servitude : si elle abrutit le maître, elle abrutit bien plus sûrement l'esclave. L'homme n'a dans l'esclavage presque aucun intérêt à développer ses forces: la crainte du châtiment, loin de l'exciter à montrer sa puissance, lui conseille au contraire de la déguiser : « il se mettrait à l'amende par une œuvre de surérogation; il ne ferait, en montrant sa capacité, que hausser la mesure de ses devoirs. Il s'établit donc une ambition inverse, et l'industrie aspire à descendre plutôt qu'à monter [188] . »

[I-256]

Aussi, partout où les Romains substituèrent des esclaves à des hommes libres, la vit-on décliner très-rapidement. L'agriculture fut également en décadence. Toutes les fois, dit Hume, que les agronomes de l'antiquité se plaignent de la diminution du blé en Italie, ils ne manquent pas d'attribuer ce décroissement de richesse territoriale à l'introduction de l'exploitation servile [189] . L'esclavage eut, à cet égard, de tels effets, que l'Italie finit par devenir presque aussi improductive que l'est aujourd'hui la campagne de Rome, et qu'au lieu d'exporter du blé, comme elle l'avait fait pendant quelque temps, elle fut obligée de compter pour sa subsistance sur les moissons de la Barbarie, de l'Égypte et de la Sicile [190] .

Les effets de l'esclavage ne s'arrêtèrent pas là. La population déclina non moins rapidement que les moyens de subsistance. Les légions romaines avaient beau faire la traite et envoyer en Italie des nations entières réduites en servitude, elles ne pouvaient suffire à l'effroyable consommation d'hommes que faisaient l'esclavage et la misère, et le nombre des artisans et des cultivateurs allait sans cesse en décroissant. Il en était de même des hommes libres : il fallut tirer des citoyens du dehors, comme on [I-257] en tirait des denrées et des esclaves; et le peuple-roi, recruté d'abord en Italie, le fut ensuite dans les provinces, et ensuite chez les barbares.

« La nation tout entière, dit un publiciste, disparut peu à peu par l'effet de cet odieux régime. On ne trouvait plus de Romains qu'à Rome, d'Italiens que dans les grandes villes. Quelques esclaves gardaient encore quelques troupeaux dans les campagnes; mais les fleuves avaient rompu leurs digues, les forêts s'étaient étendues dans les prairies, et les loups et les sangliers avaient repris possession de l'antique domaine de la civilisation [191] .

Voilà quels étaient, relativement à l'industrie, à [I-258] la richesse, à la population, les effets de la guerre et de l'esclavage.

§ 7. Joignez que ce système, si contraire à l'industrie des Romains, n'était pas moins funeste à leur morale.

Je sais que les peuples qui fondent leur existence sur la spoliation et l'asservissement des autres nations peuvent concilier quelquefois une grande rigidité de mœurs avec le goût du brigandage, Tant que ces peuples ont affaire à des populations pauvres, qui ont peu de choses à leur donner, et qui savent défendre énergiquement ce qu'elles possèdent, il faut bien de nécessité qu'ils s'accoutument à vivre de peu. Mais cette frugalité n'est pas ordinairement une vertu bien méritoire; elle ne dure qu'autant qu'elle est forcée [192] ; et si les mêmes peuples parviennent à subjuguer des nations opulentes, et à se placer dans une situation où ils puisssent jouir avec quelque sécurité du fruit de leurs rapines, on les verra se livrer à des profusions, [I-259] à des orgies, à des débauches incroyables. Voilà ce que montrent toutes les histoires de races militaires, et la Romaine plus qu'aucune autre. Les Romains furent des modèles de tempérance et même d'austérité, tant qu'ils n'eurent à combattre que les Eques, les Volsques, les Latins, les Samnites, qui, sans cesse défaits, revenaient sans cesse à la charge, et qui leur vendaient très-cher des victoires qui ne produisaient rien. Mais quand enfin ils eurent soumis l'Italie, quand ils eurent vaincu Carthage, quand ils n'eurent plus d'ennemis сараbles de leur résister, qu'ils furent tranquilles sur leur puissance et qu'ils eurent conduit à Rome les dépouilles de la terre, ils tombèrent dans une horrible dissolution de mœurs. Ces désordres étaient la conséquence toute naturelle de leur mode d'existence. Ce ne furent pas leurs richesses qui les corrompirent, comme on l'a tant écrit, et comme on le répète encore: ce fut la manière dont ils se les étaient procurées. Les hommes ne jouissent avec modération que des biens qu'ils ont acquis avec [I-260] honneur. Il en est du butin fait à la guerre comme de l'argent gagné au jeu, comme des sommes extorquées aux nations qu'on opprime on dissipe presque toujours d'une manière honteuse ce qu'on s'est procuré d'une manière honteuse. Il n'est pas possible que des hommes assez dépravés pour fonder leur existence sur le pillage, le vol, la levée de tributs illégitimes, soient en même temps assez purs pour faire un usage moral de biens aussi immoralement acquis.

Le genre de vie des Romains ne faisait donc pas d'eux seulement des hommes ignorans, il tendait à en faire aussi des hommes dissolus, et l'on comprend assez qu'il ne pouvait leur procurer l'espèce de liberté qui naît du bon emploi qu'on fait de ses facultés par rapport à soi-même.

§ 8. Enfin il leur pouvait encore moins donner celle qui résulte pour les hommes de l'usage inoffensif qu'ils font entre eux de leurs facultés.

Bien loin d'user ainsi de leurs forces, les Romains en faisaient l'usage le plus injuste et le plus agressif. Leur objet même était la spoliation et l'asservissement du monde. Or il n'était pas possible qu'ils fissent ainsi violence à tout l'univers, sans se placer eux-mêmes dans une situation extrêmement violente.

On a vu de quelle manière ils avaient besoin de [I-261] s'ordonner pour faire la guerre avec succès. Voulant asservir les autres, ils étaient obligés de commencer par s'enchaîner eux-mêmes. Il leur fallait, comme dans une armée, se classer, s'enrégimenter, se subordonner l'un à l'autre, multiplier au-dessus d'eux les pouvoirs arbitraires et illimités, renoncer à toute indépendance individuelle, n'exister en quelque sorte qu'en abstraction et comme membre de la masse organisée dont ils faisaient partie; se soumettre enfin aux plus tyranniques volontés de cette masse d'hommes, ou plutôt à celles des ambitieux qu'elle se donnait pour directeurs et pour maîtres.

Voilà à quel prix les Romains pouvaient dépouiller et asservir les autres peuples. Plus ils voulaient être forts pour la domination, moins ils pouvaient. avoir de liberté. La liberté n'entrait pas dans l'objet de leur institution, elle n'était pas possible; elle aurait même été funeste; car elle aurait affaibli l'esprit guerrier et relâché le nerf de la discipline. Il eût été contre nature de vouloir donner de l'indépendance aux individus dans un état social où les individus, toujours engagés dans des expéditions militaires, avaient besoin, par cela même, de former une masse compacte et très-fortement constituée.

J'ai parlé des pouvoirs exorbitans que la nécessité de la discipline avait fait établir; mais ai-je [I-262] énuméré les actes arbitraires et violens qu'elle faisait commettre? Un père exilait ses enfans, il leur infligeait les travaux forcés des esclaves, il les condamnait à périr par la main du bourreau. Un censeur dégradait sans formalité un sénateur, un chevalier, un citoyen; il s'ingérait dans tous les détails de la vie privée, et défendait les actes les plus innocens ou en commandait qui moralement n'avaient rien d'obligatoire. Les derniers rangs de l'armée tombaient-ils dans le dénûment? on procédait à des expropriations pour rétablir entre les fortunes une égalité impossible; on décidait que nul ne pourrait posséder au-delà d'une certaine étendue de terrain, et on enlevait l'excédant à ceux qui en avaient pour le distribuer aux citoyens pauvres. La guerre, l'esclavage, le vice, la misère' réduisaient-ils le nombre des citoyens et des soldats? on rendait des lois ridiculement vexatoires pour contraindre les gens à se marier et à procréer beaucoup d'enfans. Une fois, on réglait comment on pourrait voyager; une autre fois, comment on serait vêtu; une autre fois, la dépense qu'on pourrait faire pour sa table et le nombre des convives qu'il serait permis d'y recevoir. Il n'y avait réellement ni propriété, ni sûreté, ni liberté ; on ne tenait point compte de cela : tout était sacrifié au maintien de la discipline et à la bonne constitution de l'armée.

[I-263]

Et ce n'était pas seulement à cause de cet arbitraire que les Romains étaient peu libres. Remarquez qu'en se soumettant à ce dur régime le gros de l'armée n'en retirait presque aucun profit. Dans cette domination, comme dans toutes, les agens subalternes n'obtenaient qu'une très-petite part de richesse et d'autorité. Les dépouilles des ennemis vaincus étaient distribuées là, comme ailleurs les contributions levées sur les peuples : les gros lots étaient pour l'état-major de l'armée, pour les consuls, le sénat, les patriciens; le peuple, les soldats récevaient à peine de quoi vivre. On eût craint sans doute, en les enrichissant, d'affaiblir en eux cet utile amour des conquêtes et du pillage d'où dépendait la fortune des classes élevées. Jamais aristocratie n'a fait de son ascendant un usage plus dur, plus inique, plus hautain que l'aristocratie romaine. Tel était l'abaissement où elle tenait le peuple, que les mariages entre les personnes de la classe patricienne et de la classe plébéienne avaient fini par être regardés comme des unions contre nature; et que lorsque ces sortes d'alliances furent autorisées, on prétendit qu'il en sortirait des monstres [193] . Telle était la hauteur des chefs, même du temps de la république, que lorsqu'un consul venait à passer, tout citoyen devait s'écarter de la [I-264] route, se découvrir la tête, se lever de son siège ou descendre de cheval. Quiconque eût négligé de lui donner ces marques de déférence et de respect eût été promptement rappelé à son devoir par les licteurs le préteur Lucullus ne s'étant pas levé, dans un moment où il rendait la justice, devant le consul Acilius, celui-ci fit briser à l'instant sa chaise curule [194] . Il n'est peut-être pas de pays où une autorité plus arbitraire se soit exercée avec des formes plus dures et plus impérieuses. C'était proprement le régime d'un camp de Tartares.

Dépendans sous mille rapports comme individus, les Romains n'étaient pas même libres comme corps de nation. Leur existence sociale était perpétuellement menacée, au dedans par les esclaves et les prolétaires, au dehors par les ennemis que ne cessait de soulever leur ambition.

On sait ce que la république avait à craindre des esclaves. Le désespoir leur donna souvent des armes, dit Gibbon, et leur soulèvement mit plus d'une fois l'État sur le penchant de sa ruine. On les jugeait si redoutables qu'on n'osa pas les distinguer par un habit particulier. On pensa que le jour où ils pourraient s'apercevoir de leur nombre, leurs maîtres seraient exposés aux plus grands périls [195] . Il fallut faire des lois terribles pour se [I-265] mettre à l'abri de leurs entreprises, et agir avec eux comme avec des ennemis mortels. Ils purent être, pour de légers manquemens, torturés, fouettés marqués au visage d'un fer chaud, condamnés à tourner la meule [196] . On établit que si un maître était tué dans sa demeure, et que le meurtrier ne fût pas découvert, tous les esclaves pourraient être mis à mort; et Tacite parle d'un cas où quatre cents esclaves furent exécutés par cela seul que leur maître avait péri et qu'ils n'avaient pas fait connaître l'auteur du meurtre [197] . Voilà à quelles extrémités on en était réduit. On sent que de telles atrocités, loin d'augmenter la sûreté des citoyens, devaient achever de la détruire: ce fut, observe Montesquieu, lorsque les Romains eurent perdu pour leurs esclaves tous les sentimens de l'humanité que l'on vit naître ces guerres serviles que l'on a comparées aux guerres puniques [198]

La sûreté du peuple romain, si gravement menacée par ses esclaves, l'était plus encore par ses prolétaires. Quoique dans l'origine les terres eussent été assez également partagées, il s'établit bientôt entre les fortunes cette inégalité inévitable, que nulle bonne institution ne pourrait entièrement [I-266] prévenir [199] , mais que favorisent presque toujours des institutions iniques; et l'on vit à Rome, comme ailleurs, et d'une manière beaucoup plus tranchée qu'ailleurs, la population partagée entre un petit nombre de gens riches et une masse de citoyens misérables. Dans un pays où les arts utiles n'eussent pas été avilis et abandonnés à des esclaves, cette dernière classe d'individus aurait pu trouver dans l'industrie une ressource contre l'indigence, et en devenant moins à plaindre elle eût été moins à redouter. Mais ne possédant rien et ne se livrant à aucun travail, cette populace gueuse et fière ne pouvait manquer de se rendre à la fin très-redoutable. Elle ne cessait de contracter des dettes qu'elle n'avait aucun moyen d'acquitter, et qui devenaient entre elle et ses créanciers une source inépuisable de démêlés violens. On était obligé, pour étouffer ses clameurs, de lui faire régulièrement des aumõnes qui ne servaient qu'à l'accroître et à la rendre de plus en plus menaçante. Sans doute, dans l'état de dénûment où elle se trouvait, et où s'efforçait peut-être de la retenir une politique avare et cruelle, elle offrait à l'ambition des sénateurs un puissant levier pour la conquête et l'oppression du monde; mais aussi quel point d'appui contre la république ne présentait-elle pas aux ambitieux [I-267] mécontens? On pouvait s'en servir pour la guerre civile comme pour la guerre étrangère; elle était l'instrument des brigues, des conjurations, des discordes; « elle devint l'auxiliaire soldé d'un Marius et d'un Sylla, d'un César et d'un Pompée, d'un Octave et d'un Antoine; » et après avoir soumis l'univers à Rome, elle finit par mettre Rome sous les pieds des plus exécrables tyrans.

Enfin, tandis que le système des Romains entretenait parmi eux deux classes d'ennemis si redoutables, il ne cessait de leur susciter au dehors des ennemis encore plus dangereux. Les Romains, dit Montesquieu, étaient dans une guerre éternelle et toujours violente; ils n'avaient pas le temps de respirer; il leur fallait faire un continuel effort; exposés aux plus affreuses vengeances s'ils étaient vaincus, ils s'étaient imposé la terrible obligation de toujours vaincre ; ils ne pouvaient faire la paix que vainqueurs; ils étaient obligés à des prodiges de constance [200] . On peut juger de la violence de leur situation par celle des lois qu'ils avaient rendues contre quiconque se dérobait au service militaire... Enfin, après avoir été constamment, pendant le long cours de leurs triomphes, sous l'oppression morale de périls toujours imminens, ils [I-268] finirent par subir à leur tour autant de violences matérielles qu'ils en avaient fait souffrir à d'autres. Vainqueurs du monde civilisé, ils ne surent que le livrer au joug des barbares. Rien n'égala la dégradation, la honte, et le malheur de leurs derniers momens.

§ 9. Voilà comment furent libres les Romains, ces modèles, suivant Rousseau, de tous les peuples libres. Nous voyons en nous résumant que le système de la guerre et de l'esclavage sur lequel ils avaient fondé leur subsistance s'opposait directement aux progrès de leur industrie et de leurs idées, qu'il tendait non moins fortement à la dépravation de leurs mœurs, qu'il les obligeait de se soumettre au régime social le plus dur et le plus arbitraire, qu'il leur suscitait au dedans et au dehors les ennemis les plus dangereux; qu'enfin, après avoir rempli leur existence de trouble, de corruption et de violence, il finit par amener leur totale destruction [201] .

[I-269]

§ 10. Il me serait aisé, si je voulais insister sur le sujet que je traite, de montrer que l'esclavage [I-270] avait été d'abord aussi funeste aux Grecs qu'il le fut ensuite aux Romains.

Les citoyens des villes grecques, pourvus par des esclaves des choses nécessaires à la vie, et affranchis à cet égard de tout travail et de tout soin, employaient leur temps à la guerre, à l'exercice des droits de cité, à la poursuite des magistratures, à des luttes d'ambition, à des querelles intestines; ou bien ils partageaient leurs loisirs entre les exercices de la gymnastique et l'étude des sciences qu'ils appelaient libérales, c'est-à-dire de la grammaire, de la rhétorique, de la philosophie, de la musique, et de quelques autres arts, qu'ils ne cultivaient que par forme de passe-temps et seulement pour leur plaisir.

Cette manière d'être, qui forma d'abord des guerriers et plus tard des rhéteurs, des sophistes, des poètes, des artistes, opposait d'insurmontables obstacles au vrai développement des peuples qui l'avaient adoptée. Elle était destructive de toute paix et de tout ordre; elle ne comportait le progrès ni de la population, ni de la richesse, ni des mœurs, ni des arts utiles, ni des connaissances véritables. Aussi les Grecs n'acquirent-ils jamais que d'une manière fort imparfaite ces élémens de force et de liberté. Ils consumaient leur vie en querelles ou en vaines disputes. Ils furent d'abord tout militaires, et puis, quand la guerre les eut enrichis, [I-271] ils se livrèrent à de dangereux plaisirs et à de frivoles exercices, dans lesquels ils perdirent leur ancienne énergie guerrière, sans acquérir la force, l'instruction, la richesse, les bonnes habitudes morales que leur eût données la pratique de l'industrie. Voilà ce qui explique en partie leur chute et celle de la plupart des peuples de l'antiquité : c'est l'histoire de toutes les sociétés militaires [202] .

§ 11. Une circonstance empêche que l'esclavage ne soit aussi funeste en Amérique qu'il le fut en Europe dans l'antiquité; c'est la manière dont on s'y procure les esclaves. On les obtient par le commerce, et non par la guerre ; ils sont achetés, et non pas conquis. Les Créoles ne sont pas, comme [I-272] le furent les Grecs et les Romains, des peuples militaires, voués au brigandage et à la domination; leur titre est celui de planteurs, de colons; ce sont des entrepreneurs d'industrie; seulement leurs ouvriers sont des esclaves achetés à des rois d'Afrique, qui font la guerre pour eux.

Cette manière de vivre est moins mauvaise que celle des anciens : il y a de moins la guerre extérieure et les discordes intestines, que l'ambition devait continuellement susciter parmi des hommes à l'activité desquels il n'y avait, dans chaque État, qu'une seule carrière d'ouverture, celle du gouvernement. Cependant l'esclavage a encore, dans les parties de l'Amérique où il existe, des conséquences fort graves; il est pour les habitans une cause d'inactivité, d'insouciance, d'incapacité; il corrompt leur morale, il compromet leur sûreté ; enfin il a ceci de particulier et de terrible, qu'on ne saurait trop comment le détruire, et que cette plaie honteuse de l'Amérique semble être à jamais incurable. L'abolition graduelle de l'esclavage eût été facile chez les anciens, où les maîtres avaient pour esclaves des hommes de leur couleur et de leur race. Mais que faire là où les esclaves sont d'une autre race et d'une autre couleur? Les éloigner en les affranchissant? cela, dans bien des cas, serait impraticable: il est tel pays de l'Amérique où ils forment la presque totalité de la classe ouvrière [I-273] et le fond de la population. Les affranchir et les garder? mais quel serait, au milieu d'un peuple de noirs délivrés des liens de la servitude, et devenus graduellement propriétaires et citoyens, le sort du petit nombre de blancs qui auraient été leurs maîtres, surtout si ces blancs craignaient de se dégrader en s'alliant avec eux, et ne voulaient pas souffrir le mélange des races [203] ? On tournera longtemps dans les difficultés de cette question avant de trouver un bon moyen d'en sortir; elle fait le désespoir des hommes d'état les plus éclairés de l'Amérique septentrionale.

§ 12. Je ne suivrai pas les effets de l'esclavage dans tous les pays où il a existé ; comme il ne s'est pas établi dans des circonstances semblables, et n'a pas été partout le même, on sent que ses résultats ont dû beaucoup varier. Mais l'esclavage a des effets généraux qui se reproduisent également partout; partout il a pour effet d'abrutir et de dépraver les populations qu'il fait vivre, de s'opposer aux progrès de leur industrie, de leur morale privée, de leurs habitudes sociales, et de prévenir ainsi chez elles le développement des causes d'où nous savons que découle toute liberté.

«Dans un climat chaud, dit M. Jefferson, nul [I-274] homme ne travaille s'il peut en contraindre un autre à travailler pour lui. » Cela est vrai dans tous les climats possibles. Partout où des hommes peuvent en contraindre d'autres à travailler pour eux, il est fort rare qu'ils s'instruisent, qu'ils deviennent industrieux, qu'ils se rendent capables de quelque chose d'utile. « L'inactivité de l'esprit comme l'observe un économiste, est la conséquence de celle du corps: le fouet à la main, on est dispensé d'intelligence.

J'ajoute qu'il n'est pas plus facile à ces hommes, d'acquérir des mœurs que de l'industrie; ils sont dans une position qui tend directement à corrompre leur morale. Un maître peut abuser impunément des femmes qu'il tient en servitude: comment serait-il continent? Ce qu'il récolte ne lui a coûté aucun effort: comment en userait-il avec mesure? Il vit dans un état habituel d'oisiveté : comment n'aurait-il pas les vices qu'engendrent l'indolence et le désœuvrement [204] ?

[I-275]

Enfin, s'il est difficile, dans une telle situation, de contracter de bonnes habitudes personnelles, it l'est peut-être plus encore de se former à de bonnes habitudes sociales.

« Le commerce entre le maître et l'esclave, dit Jefferson, est un exercice continuel des plus violentes passions de la part de celui-là, et de la soumission la plus abjecte de la part de celui-ci. Nos enfans, qui ont ce spectacle sous les yeux, suivent bientôt l'exemple qu'on leur donne. Le chef de famille s'emporte contre son esclave: l'enfant l'observe; il imite dans les mouvemens de son visage les traits du maître irrité, et prend bientôt le même air dans le cercle des jeunes esclaves qui l'entourent. Il apprend ainsi à lâcher la bride à ses plus dangereuses passions; et élevé dans la [I-276] pratique de l'injustice, exercé journellement à la tyrannie, il demeure pour ainsi dire marqué de leurs traits les plus odieux. L'homme placé dans de telles circonstances serait un prodige s'il conservait la bonté de son caractère et de sa morale [205] .

En somme, ignorance, incapacité, mollesse, faste, iniquité, violence, voilà ce que l'esclavage tend naturellement à donner aux populations qui en font leur ressource.

§ 13. Et pourtant il est vrai de dire que, lorsque ce nouveau mode d'existence vint à s'établir parmi les hommes, on fut plus près de la liberté qu'on ne l'avait été aux époques antérieures, où l'usage le plus général était encore de massacrer les prisonniers. Les esclaves, servi, étaient, comme [I-277] le mot l'indique, des hommes conservés, servati, et l'action de faire des serfs, qui nous paraît avec raison la chose du monde la plus sauvage, fut, dans l'origine, un acte d'humanité et un trait de civilisation [206] .

La destination donnée aux esclaves rendit ce trait encore plus favorable à la liberté. A l'âge de la société que je décris, l'homme de guerre ne conserva pas ses prisonniers pour les associer à ses brigandages ou pour en faire de simples gardeurs de troupeaux, il les conserva pour il les conserva pour les appliquer à la culture du sol, à l'exercice de divers métiers et, peu à peu, à tous ces travaux d'où est sortie avec le temps la civilisation de l'espèce humaine.

A la vérité, ces hommes ne travaillaient pas pour eux ; ils ne travaillaient que contraints; mais il valait encore mieux qu'ils fussent asservis, que s'ils avaient été tués, et que tout fût resté, comme auparavant, dans le brigandage. Au sein d'une telle barbarie, l'introduction de l'esclavage était une innovation heureuse, et l'usage de condamner les vaincus au travail fut, sans contredit, un grand acheminement à la liberté. L'essentiel était que, de manière, ou d'autre, l'industrie devînt la principale ressource.

[I-278]

Sans doute, il eût encore mieux été qu'on cessât de toutes parts de faire la guerre, et qu'au lieu de chercher à s'asservir les uns les autres, on s'assujettît soi-même au travail; mais il n'était pas dans la nature de l'espèce de faire tout d'un coup un si grand progrès; un tel changement était bien loin encore d'être possible; c'était beaucoup que l'on cessât d'exterminer les prisonniers, et que l'on s'avisât de les réduire en servitude.

Je ne sais pas même, à vrai dire, s'il n'était pas indispensable de commencer par là. Outre qu'à un âge de la société où les passions étaient encore si ardentes, personne peut-être ne se fût condamné spontanément et de son plein gré aux travaux patiens de la vie sédentaire, celui qui l'aurait fait serait infailliblement, et au bout de très-peu de temps, devenu la proie des peuples demeurés barbares. Il fallait donc, même avec l'intention de se civiliser, si l'on avait pu dès-lors être préoccupé d'un pareil soin, que l'on se bornât à réserver pour les occupations utiles les ennemis qu'on avait vaincus, et que l'on continuât soi-même à rester propre à la guerre.

Sûrement, ce n'était pas avancer beaucoup; mais peut-être était-ce là tout ce qu'on pouvait, et ce peu était déjà quelque chose. Non-seulement, par l'institution de l'esclavage, il y avait des hommes utilement occupés; mais ces hommes pouvaient [I-279] travailler avec quelque sécurité sous la protection de leurs maîtres, qui, en les opprimant pour leur compte, étaient pourtant intéressés à les préserver de tout trouble étranger. En outre, par l'effet de cette protection et de la fixité des établissemens, quelques accumulations devenaient possibles, et ceci préparait beaucoup d'autres progrès.

D'ailleurs, ces esclaves, qui d'abord ne travaillent que pour autrui, travailleront un jour pour eux. Ils sont faibles, ils deviendront forts; ils sont aux sources de la vie, de la lumière, de la richesse, de la puissance : il ne faut que leur inspirer le désir d'y puiser, et les maîtres eux-mêmes sentiront un jour le besoin de leur inspirer ce désir. Voulant stimuler leur activité, ils relâcheront un peu leurs chaînes ; ils leur laisseront une part de la richesse qu'ils auront créée. Ceux-ci conserveront ces faibles produits; ils les accroîtront par le travail et par l'épargne, et quelque jour les fruits lentement accumulés de leur pécule étoufferont ceux de la violence et de l'usurpation. Esclaves dans l'antiquité, les hommes d'industrie ne seront plus que serfs tributaires dans le moyen âge; puis ils deviendront les affranchis des communes, puis le tiers-état, puis la société tout entière.

C'est ici, c'est chez les peuples entretenus par des esclaves, c'est au sein même de l'esclavage que [I-280] commence réellement la vie industrieuse, la seule, comme on le verra bientôt, où les hommes puissent donner un grand essor à leurs facultés, acquérir de bonnes habitudes morales, prospérer sans se faire mutuellement de mal; la seule, par conséquent, où ils puissent devenir vraiment libres.

 


 

[I-281]

CHAPITRE VIII.
Liberté compatible avec la manière de vivre des peuples chez qui l'esclavage domestique a été remplacé par le servage.

§ 1. Le monde, dans son adolescence, n'a pas connu d'état social plus avancé que celui dont je viens d'offrir le tableau. L'esclavage proprement dit, la servitude domestique, a été le régime économique de tous les peuples qu'on appelle anciens. Ce régime existait encore, au moins en bonne partie, dans les derniers temps de la domination romaine. Quoique l'esclavage eût subi, sous les empereurs, diverses altérations, il y avait toujours dans la société une classe nombreuse d'individus directement possédée par d'autres, attachée au service des personnes, dont les personnes disposaient comme de leur propriété, et qui était dans une dégradation profonde. Pour montrer quelle était encore cette dégradation au quatrième siècle de notre ère, sous le règne de l'empereur Constantin, il suffit de dire qu'un édit de ce prince prononçait la peine de mort contre la femme qui descendrait jusqu'à épouser son esclave, et condamnait celui-ci à être brûlé [207] .

[I-282]

Il serait difficile de désigner l'époque où a commencé et celle où s'est trouvée accomplie l'abolition de la servitude domestique. Quand on considère la condition des classes asservies à l'époque où l'esclavage a existé sur la terre dans sa plus grande plénitude, au fort de la domination romaine, à la fin de la république et dans les premiers temps de l'empire, on trouve qu'alors les esclaves de toutes les classes, ceux qu'on employait à la culture des champs, ceux par qui l'on faisait exercer les métiers, ceux qui étaient immédiatement attachés au service des personnes, étaient pleinement possédés, et pouvaient être isolément vendus. Quand, au contraire, on considère les mêmes classes au moyen âge, à l'époque du complet établissement du régime féodal, vers les onzième et douzième siècles, on n'aperçoit plus d'esclaves proprement dits. Les hommes qui exercent les arts et métiers, dans l'intérieur des villes, sont encore sujets à bien des violences, à bien des exactions; mais ils ne sont la propriété de personne. Ceux qu'on voit répandus dans les champs se trouvent comme enchaînés à la terre qu'ils cultivent; ils en font pour ainsi dire partie: ils peuvent être échangés, donnés, vendus avec elle; mais s'il ne leur est pas permis de la quitter, on ne peut pas non plus les en distraire, et il y a quelques limites à la domination exercée sur eux. Enfin, il n'y a [I-283] pour ainsi dire plus d'esclaves dans l'intérieur des maisons les principales fonctions du service domestique sont remplies par des parens, des amis, et en général par des personnes de la condition des maîtres.

§ 2. Comment s'est opérée cette transition du dur esclavage des anciens à la servitude un peu adoucie du moyen âge? c'est ce qu'il n'est pas aisé de déterminer. Il paraît que ce mouvement avait commencé sous l'empire romain; que, dans les derniers temps de cet empire, l'industrie était généralement sortie de la domesticité; qu'à la place d'artisans esclaves, travaillant dans l'intérieur des maisons pour le compte des maîtres, il s'était formé dans les villes des corps d'artisans libres travaillant pour le public et à leur profit; que cette révolution avait été plutôt favorisée que contrariée par la chute de la domination romaine et l'invasion des peuples du Nord; qu'au milieu des désordres de cette invasion et du renversement de la fortune des anciens maîtres, les artisans des villes avaient pris un peu plus d'importance et d'activité; que, bien qu'exposés ensuite à beaucoup d'excès de la part des nouveaux dominateurs, ils n'étaient pourtant pas rentrés dans la servitude domestique; que les colons répandus dans les campagnes, et particulièrement exposés aux violences des barbares, [I-284] avaient sans doute beaucoup souffert du fait matériel des invasions; mais que néanmoins leur condition, au lieu d'empirer, était peu à peu devenue meilleure; enfin que tout ce qui était échu d'esclaves proprement dits aux nouveaux dominateurs, ou tout ce qui s'en était fait dans le cours des invasions et des guerres, avait été envoyé par degrés à la culture du sol; et que les Gaulois ayant imité sur ce point les mœurs des Germains, il avait fini par ne plus rester du tout d'esclaves domestiques [208] .

On s'est fort divisé sur les causes qui ont présidé à ce grand changement. Quelques-uns ont voulu en rapporter tout l'honneur au christianisme, d'autres aux progrès des lumières et de l'industrie, d'autres à la générosité des mœurs germaines, d'autres encore à la nécessité où l'on s'est trouvé de ménager ses esclaves lorsqu'il a fallu se contenter de ceux qu'on avait, et qu'il est devenu difficile de les remplacer par d'autres. Il est probable que toutes ces causes ont agi. Reste à savoir de quelle façon, et dans quelle mesure.

D'abord, je ne doute point qu'il ne faille placer, avec Gibbon, au nombre de celles qui avaient le plus contribué à adoucir l'esclavage, dès le temps des [I-285] Romains, la nécessité des circonstances nouvelles où ce peuple s'était trouvé placé lorsqu'il avait eu achevé ses conquêtes et réuni sous un même sceptre les principales nations de l'Europe, de l'Afrique et de l'Asie [209] . On sent aisément, en effet, que lorsque les sources étrangères de l'abondance des esclaves avaient commencé à se tarir, il n'avait plus été possible d'abuser de cette classe d'hommes comme on l'avait fait tant que les légions romaines avaient été employées à faire la traite, et qu'on avait vu les nations vaincues et réduites en servitude affluer de toutes parts sur les marchés de l'Italie. Telle avait été pour lors l'abondance des esclaves, qu'ils s'étaient donnés quelquefois pour presque rien. Plutarque nous apprend que, dans le camp de Lucullus, un esclave fut vendu 4 drachmes, environ 3 livres 10 sous [210] . On conçoit que, dans des temps où les esclaves étaient à ce prix, il n'avait pu guère être question d'abolir ou simplement de modifier l'esclavage: moins la denrée était chère, et plus on avait dû s'endurcir dans l'habitude qu'on avait prise d'en user et d'en abuser. Mais on conçoit aussi que lorsque les Romains eurent tout vaincu, lorsqu'il n'y eut plus de nations à réduire en servitude, lorsqu'il fallut se contenter, [I-286] par conséquent, des esclaves qu'on possédait, la nécessité de les conserver dut tout naturellement faire adopter à leur égard des habitudes moins cruelles.

« L'existence d'un esclave, observe Gibbon, devint un objet plus précieux; et, quoique son bonheur tînt toujours au caractère et à la fortune de celui dont il dépendait, la crainte n'étouffa plus la voix de la pitié, et l'intérêt du maître lui dicta des sentimens plus humains. La vertu ou la politique de quelques souverains accéléra le progrès des mœurs; et, par les édits d'Adrien et des Antonins, la protection des lois s'étendit à la classe la plus nombreuse et la plus misérable de la société. Après bien des siècles, le droit de vie et de mort sur les esclaves fut enlevé aux particuliers, qui en avaient si souvent abusé; il fut réservé aux magistrats seuls. L'usage des prisons souterraines fut aboli; et dès qu'un esclave put se plaindre d'avoir été injustement maltraité, il obtint sa délivrance ou un maître moins cruel [211] . »

Cet adoucissement au sort des esclaves leur permit de faire quelques progrès; leur pécule sé grossit; beaucoup acquirent les moyens de se racheter; le nombre des affranchissemens se multiplia; et comme les affranchis ne devenaient pas en général membres [I-287] de la cité, comme ils ne remplissaient point de fonctions publiques, force leur fut de continuer à se livrer aux travaux de l'industrie privée, et c'est ainsi probablement que se formèrent peu à peu ces corps d'artisans libres que les barbares trouvèrent établis dans les villes d'Italie et des Gaules, et dont l'origine remontait au monde romain. J'ajoute que cè besoin de traiter les esclaves moins durement, que les Romains avaient dû commencer à sentirà une certaine époque, dut également être éprouvé plus tard par les barbares, lorsque ceux-ci eurent enfin cessé leurs courses, qu'ils se furent décidément fixés, qu'il y eut partout des nations sédentaires, et que chacune de ces nations se trouva réduite, pour l'exécution de ses travaux, aux seuls esclaves qu'elle avait sous la main. Alors encore les hommes de travail devenant plus précieux et plus rares, il fallut commencer à les ménager; l'esclavage dut nécessairement s'adoucir. Il arriva ce qui arriverait infailliblement aujourd'hui dans les colonies si la traite y devenait décidément impossible, et qu'on se vît pour jamais réduit aux seuls esclaves qu'on possède en ce moment... On céda à l'intérêt pressant qu'on avait de ménager une population indispensable, qu'il n'était plus possible de remplacer autrement que par les voies douces et lentes de la reproduction [212] .

[I-288]

Je suis loin de prétendre, néanmoins, que ce motif ait agi à l'exclusion de tous autres, et, par exemple, que l'influence du christianisme sur l'abolition de l'esclavage ait été nulle. Quand on songe quels furent les premiers chrétiens, pour quelles classes de la société ils manifestaient le plus de sympathie, dans quelles classes d'abord ils cherchèrent à faire des prosélytes: quand on fait attention que la société chrétienne ne fut, dans les premiers temps, qu'une réunion de paysans, d'ouvriers, de mendians, et surtout d'esclaves, on ne peut guère douter que le christianisme n'ait été, au moins dans l'origine, opposé à l'esclavage. Si l'on ne peut induire cela d'aucun texte formel des Évangiles, on peut l'inférer de la nature même de la société chrétienne, toute composée de gens à qui l'esclavage devait naturellement être odieux. Plus tard, lorsqu'il entra dans cette association des personnes d'un autre ordre, lorsque le christianisme pénétra dans les rangs supérieurs de la société, il est probable qu'il se trouva, parmi ces nouveaux prosélytes, des hommes d'une nature généreuse [I-289] qui partagèrent sur la servitude les sentimens des opprimés, et peut-être aussi des hommes d'une nature ambitieuse qui sentirent tout ce qu'on pouvait acquérir de force en sympathisant avec le grand nombre et en se montrant touché de l'infortune des classes asservies. Il est vrai que saint Pierre avait fait aux esclaves un mérite de l'obéissance, et leur avait recommandé d'être profondément soumis à leurs maîtres [213] ; mais il y a lieu de croire qu'on ne s'en tint pas toujours là; et qu'après avoir prêché la soumission aux esclaves, on exhorta les maîtres à la modération. Je ne doute point qu'on ne puisse trouver dans les écrits des prédicateurs, des docteurs, des Pères de la foi, aux premiers siècles de l'Église, des choses très-véhémentes contre la dureté des riches, contre l'oppression des puissans, contre l'injuste servitude où étaient retenus les malheureux et les pauvres. Or, il est juste de penser que cette masse de sentimens éprouvés et plus ou moins manifestés en faveur des esclaves, agissant dans le même sens que cet intérêt des maîtres, dont je parlais tout à l'heure, dut contribuer à adoucir l'esclavage. Ensuite l'histoire atteste qu'à l'époque où la domination romaine fut remplacée par celle des barbares, les chefs de l'Église chrétienne surent profiter avec habileté et avec [I-290] courage de l'ascendant que leurs lumières relatives, leur union, leur esprit de corps, et surtout leur caractère de prêtres, leur donnait sur l'esprit de ces peuples grossiers et profondément superstitieux, pour tâcher d'adoucir un peu la férocité de leurs mœurs et de mettre quelques bornes à leurs déprédations et à leurs violences... Mais ce que l'histoire atteste aussi, c'est qu'ils ne furent ni moins habiles, ni moins ardens, à se servir de ces moyens pour fonder leur propre domination; c'est qu'après avoir été auprès des races victorieuses les défenseurs officieux des populations vaincues, ils cherchent à se placer à côté des vainqueurs, même au-dessus d'eux, et qu'ils prennent une ample part à l'oppression exercée sur les masses. Il leur arrive bien encore de recommander le sort des plébéiens, des pauvres, des esclaves; quelquefois même d'excommunier les maîtres qui tuent leurs serfs sans jugement; mais ils sont loin de donner toujours l'exemple de l'humanité qu'ils prêchent. Sortis du fond de la population, ils ne se montrent pas plus qu'elle exempts des vices et de la grossièreté des temps. L'Église se ressent, comme tout alors, de la barbarie qui règne : elle condamne l'avarice des vainqueurs, et elle les surpasse en avarice; elle réprouve quelquefois l'esclavage, et nul plus qu'elle n'a de serfs; non contente de recevoir la dîme de tous les biens, elle réclame celle des esclaves; elle [I-291] en reçoit en don; elle en achète avec des terres ; elle fait établir que, si l'on tue un de ses esclaves, il lui en sera restitué deux; elle souffre que, par eşprit de dévotion, on se livre à elle en servitude; elle favorise de tout son pouvoir la pratique de ces oblations immorales, qu'elle appelle des dévouemens pieux ; elle enseigne que devenir serf de l'Église, c'est se mettre au service de Dieu même; que la vraie noblesse, la vraie générosité, consistent à rechercher un tel servage; que la gloire en est d'autant plus grande que l'asservissement est plus complet; et telle est, à cet égard, la puissance de ses prédications et de ses maximes que, de l'aveu de ses écrivains, l'usage des oblations devient une des causes les plus actives de l'accroissement de la servitude [214] . Plus tard, lorsque les serfs des villes et des campagnes se soulèvent pour s'affranchir, elle est, de tous les pouvoirs existans, celui qui oppose à ce mouvement la résistance la plus opiniâtre. Elle se répand en malédictions, en imprécations contre l'établissement des communes ;

« novum ac pessimum nomen, s'écrie l'abbé Guibert, nouveauté détestable qui réduit les seigneurs à ne pouvoir rien exiger des gens taillables au-delà d'une rente annuelle une fois payée, et qui affranchit [I-292] les serfs des levées d'argent qu'on avait coutume de faire sur eux. »

Si quelques seigneurs ecclésiastiques se montrent favorables à cette innovation, c'est le très-petit nombre les : papes, les évêques, les abbés, les plus saints personnages, un saint Bernard, par exemple, maudissent de concert les exécrables communes; on fulmine les plus terribles anathèmes contre les bourgeois qui entreprennent de s'affranchir; on dégage canoniquement leurs débiteurs de l'obligation de les payer; on voit des évêques se parjurer, ourdir les trames les plus noires pour reprendre aux habitans de leurs métropoles, des libertés qu'ils leur ont chèrement vendues; lorsqu'on parvient momentanément à remettre ces malheureux sous le joug, on leur prêche la servitude au nom du ciel; l'obéissance que saint Pierre avait conseillée aux esclaves, en compatissant affectueusement à leur infortune, et en leur faisant aux yeux de Dieu un mérite de leur soumission, on la leur prescrit avec l'accent impérieux de l'orgueil et de l'injustice; un archevêque leur crie du haut de la chaire :

« Servi, subditi estote, in omni timore, dominis; serfs, soyez soumis à vos seigneurs avec toute sorte de crainte; et si vous étiez tentés de vous prévaloir contre eux de leur avarice et de leur dureté, songez que l'Apôtre vous commande d'obéir non-seulement à ceux qui sont bons et doux, mais à ceux qui sont [I-293] fâcheux et rudes; songez que les canons frappent d'anathème quiconque, sous prétexte de religion, encouragerait des serfs à désobéir à leurs seigneurs, et à plus forte raison à leur résister de vive force [215] . »

Cette invincible opposition de l'Église à l'abolition du servage se perpétue à travers les siècles; et, dernièrement encore, lorsque notre révolution éclata, il y avait en France des couvens qui possédaient des gens de main-morte; de sorte que les derniers serfs qu'il y ait eu parmi nous étaient une possession de l'Église. Ce n'est pas qu'il n'eût été possible d'entendre la religion plus humainement; et je ne nie point que, dans tout le cours du moyen âge, il n'y eût eu beaucoup de personnes qui eussent regardé la servitude comme contraire aux préceptes de l'évangile. Il paraît qu'il nous est resté, particulièrement des onzième et douzième siècles, un grand nombre de chartes d'affranchissement accordées par des motifs religieux; mais la grossièreté de l'époque se reproduit jusque dans ces actes, qui paraissent dictés moins par un sentiment de commisération pour le malheur des classes asservies que par des motifs personnels, par la peur des peines éternelles, par l'espoir [I-294] des récompenses célestes [216] . C'est au sein des revers, dans les calamités publiques, à l'annonce de quelque grande catastrophe, aux approches de la mort qu'on se décide à ces actes de justice. Encore cherche-t-on souvent, dans ces tardives réparations, à composer avec le ciel, à faire des réserves, à stipuler des termes, et, par exemple, à retenir la jouissance de ses serfs jusqu'à sa mort, à n'être juste qu'à sa dernière heure, à ne s'exécuter que dans la personne de ses héritiers [217] . Voilà comment la religion concourt alors à l'abolition de la servitude. Tout se ressent de l'esprit du temps: il n'y a pas dans les sentimens religieux plus de délicatesse et d'élévation que dans les autres... On a dit souvent que le christianisme nous avait civilisés : peut-être serait-il plus exact de dire que la civilisation a épuré notre christianisme. Si la lettre des évangiles n'a pas changé, nous avons beaucoup changé dans notre manière d'entendre l'évangile; nos sentimens et nos principes religieux ont suivi la marche de tous nos sentimens et de tous nos principes; ils sont devenus plus purs et plus raisonnables à mesure que nous [I-295] avons été plus cultivés. Les chrétiens d'aujourd'hui ne le sont pas à la manière de ceux du temps de la ligue. Notre religion, qui souffre encore que nous trafiquions du sang et de la vie des Africains, deviendra peut-être moins inhumaine lorsque la dure expérience nous aura mieux fait comprendre tous les dangers de cette cruauté... Mais, pour en revenir à la question de savoir quelle part d'influence la religion avait exercée sur l'état des classes asservies, à l'époque dont il s'agit dans ce chapitre, on peut voir par tout ce que je viens de dire que, soit aux premiers temps du christianisme, soit dans le moyen âge, des motifs religieux plus ou moins purs avaient pu se joindre souvent, pour inspirer des mesures favorables aux esclaves, à l'intérêt évident. qu'on avait de les ménager.

Je ne serais pas éloigné de croire que le caractère particulier des mœurs germaines n'eût pu contribuer aussi à l'adoucissement de l'esclavage', et notamment à l'abolition de la servitude domestique. Il paraît qu'une sorte d'orgueil, propre aux dominateurs du moyen âge, et qu'on n'aperçoit point chez ceux de l'antiquité, ne leur permettait pas de se laisser approcher par des hommes de condition servile, et qu'ils ne consentaient à avoir auprès d'eux que des personnes de leur condition. Accepter le service de quelqu'un, l'introduire dans sa maison, dans sa famille, ce n'était pas [I-296] l'humilier, l'avilir: c'était lui donner une marque de considération et de confiance.

« L'effet de cette dispotion, observe M. de Montlosier, fut de renvoyer peu à peu à la profession des métiers et à la culture des terres ces misérables que les Gaulois faisaient servir, ainsi que les Romains, dans l'intérieur des maisons. Les Francs, ajoute-t-il plus loin, n'admirent, en s'établissant dans les Gaules, aucun esclave à leur service personnel. A mesure que les Gaulois ingénus devinrent Francs, et adoptèrent les mœurs franques, ils se défirent de même de leurs esclaves, et à la fin l'esclavage tomba et s'abolit. Il est constant, dit encore M. de Montlosier, que, vers le douzième et le treizième siècle, c'est-à-dire au temps où les mœurs franques ont été pleinement établies, on n'a plus vu en France d'esclaves. »

Il y avait des serfs de la glèbe, il y avait des artisans dans la condition de sujets et taillables à merci; mais la servitude domestique avait complètement disparu.

« Il est constant, poursuit M. de Montlosier, qu'à cette époque, aucun gentilhomme, baron, châtelain ou vavasseur, n'a admis ce qu'on appelle un esclave à son service. Il est constant qu'il n'y a eu d'autres serviteurs parmi les nobles que des parens ou des amis, et que, pour approcher, en général, un gentilhomme, il a fallu être gentilhomme comme lui. Le service personnel, le service qui faisait approcher habituellement [I-297] de la personne du maître, qui mettait avec lui dans un commerce journalier, dans une familiarité intime, un tel service ne pouvait être confié qu'à ce qu'il y avait pour lui de plus noble et de plus cher. Ce fut, de la part d'une femme de qualité, une faveur de permettre à d'autres femmes de partager avec elle les soins domestiques; ce fut également une faveur, de la part d'un haut baron, de permettre à des enfans de ses parens et de ses amis de venir s'adjoindre aux enfans de la maison pour remplir à leur place, ou conjointement avec ceux-ci, les fonctions dont ils étaient chargés : les seigneurs envoyaient ainsi réciproquement les uns chez les autres leurs enfans pour soigner les chevaux, servir à table, remplir les offices de pages et de valets. Ces mœurs, concentrées d'abord dans un petit nombre de familles, se propagent insensiblement, envahissent tous les domaines, et descendent de la demeure des rois, où l'on avait pu les remarquer dès l'origine, jusqu'au château du plus petit seigneur. Telle est cette grande innovation, dont les progrès ont été lents, mais qui, du moment qu'elle se manifeste, présente tout à coup deux grands mouvemens : le premier, qui porte tous les anciens esclaves à la condition de serfs tributaires, et abolit ainsi le véritable esclavage; et le second, qui porte le lustre de la grandeur et de la noblesse à des fonctions que les [I-298] autres peuples avaient affecté de flétrir, etc. [218] .

J'adopte de cette explication ce qui va à la solution de la question qui m'occupe. Peu d'écrivains ont eu, au même degré que M. de Montlosier, le sentiment des mœurs féodales, et j'admets sans difficulté ce qu'il dit de cette singulière hauteur, ou, si l'on veut, de cette dignité personnelle, qui faisait qu'un gentilhomme se serait regardé comme souillé par l'approche habituelle d'un homme asservi, et qu'il lui fallait des fils de bonne maison pour panser ses chevaux, et pour le servir à table. Sans être d'avis, comme M. de Montlosier, que ce sentiment ait tout fait, je crois qu'il a pu contribuer avec le reste à modifier la servitude, et notamment à faire tomber l'usage d'avoir des esclaves pour son service personnel.

Enfin l'on ne saurait douter qu'à toutes les époques les classes asservies n'aient, par leurs efforts, par leur courage, par leur industrieuse et patiente activité, par leur économie constante, puissamment contribué à l'amélioration de leur état.

«L'histoire est là pour attester, dit l'auteur des Lettres sur l'histoire de France, que, dans le grand mouvement d'où sortirent les communes ou les républiques du moyen âge, pensée et exécution, tout fut l'ouvrage des marchands et des artisans, [I-299] qui formaient la population des villes [219] . »

Cela est vrai; et il est impossible de lire les documens si curieux et si instructifs que M. Thierry a réunis sur cette grande époque, sans demeurer convaincu que les fondateurs des communes ne trouvèrent de véritable appui qu'en eux-mêmes, et furent plutôt desservis que secondés par le pouvoir royal, à qui l'on rapporte d'ordinaire tout l'honneur de leur affranchissement. Cependant il faut convenir que, si les esclaves avaient toujours été traités avec autant de dureté qu'ils l'avaient été chez les Romains, tant que la guerre avait offert le moyen de les remplacer, et permis d'être prodigue de leur existence; que si les maîtres, sous la domination romaine d'abord, et ensuite sous la domination barbare, n'avaient pas été amenés par diverses causes à sentir la nécessité de les épargner, de relâcher un peu leurs chaînes, de leur laisser une partie de leur temps et des fruits de leur travail, il eût été bien difficile qu'ils se trouvassent, aux douzième et treizième siècles, dans cet état de force qui leur permit d'entreprendre la révolution dont parle M. Thierry. Il ne serait donc pas possible de rapporter la situation où ils étaient alors à une seule cause. Les classes asservies avaient sans doute habilement profité, pour se relever de leur ancien état de dégradation, du peu de facilités qui [I-300] leur avaient été offertes; mais on ne peut nier que leurs possesseurs, par superstition, par calcul, par humanité, par orgueil, par toute sorte de motifs, ne leur eussent fait des concessions, et accordé des facilités.

Au reste, sans insister plus long-temps sur les causes qui les avaient placées dans la demi-servitude où elles se trouvaient à l'époque dont il s'agit dans ce chapitre, occupons-nous à décrire cette situation, et à voir quel est le degré de liberté qu'elle comporte.

§ 3. La société, au moyen âge, offre un aspect tout-à-fait différent de celui qu'elle avait présenté dans les États de l'antiquité, notamment dans les républiques grecques. Tandis qu'en Grèce les dominateurs, les maîtres, les seigneurs, les citoyens, les hommes libres, comme on voudra les appeler, vivaient tous ensemble dans de jolies villes élégamment ornées, les mêmes hommes, ou leurs analogues, dans l'occident de l'Europe, au moyen âge, sont disséminés dans les campagnes, et vivent isolés dans de noirs châteaux, situés ordinairement dans des lieux élevés, surmontés de girouettes, entourés de fossés, flanqués de bastions et de tourelles, et au pied desquels se trouvent groupées, en plus ou moins grand nombre, les chaumières destinées à la population asservie.

[I-301]

Les premiers parlent une langue correcte, forte, sonore, harmonieuse; ils aiment à exercer leur esprit pour le moins autant qu'à faire agir et à fortifier leurs membres; ils cultivent la poésie, les lettres, la philosophie; ils se réunissent au Portique, dans les jardins de l'Académie; ils vont applaudir, au théâtre, les vers d'Eschyle et de Sophocle. Les autres emploient à monter à cheval, à chasser, à conduire des meutes, à dresser des faucons, à lancer des levriers, le temps qu'ils ne passent pas à se battre; à part l'équitation et une gymnastique brutale, ils ne cultivent aucun art; la langue qu'ils parlent n'est encore qu'un jargon barbare; ils ne sont point capables de la lire, encore moins de l'écrire; le seul exercice intellectuel auquel ils se livrent, dans l'intérieur de leurs châteaux, est d'écouter parfois la lecture de quelque roman de chevalerie, ou les chants insipides de quelque ménestrel; ils entretiennent ordinairement auprès d'eux quelque être singulier, un nain difforme, un fou facétieux, un poète, un barde, un trouvère, officier domestique dont la charge est de chasser l'ennui qui assiège leur demeure, charge difficile, et qui n'est jamais qu'incomplètement remplie. La vie des seigneurs ecclésiastiques diffère peu de celle des autres seigneurs. Les moines, les religieux, les hommes lettrés de l'époque, emploient leurs loisirs, quand les gens de [I-302] guerre les laissent tranquilles, à écrire, dans un latin corrompu, des chroniques remplies parfois de contes puérils, de détails insignifians, ou bien à effacer des manuscrits grecs ou romains, pour copier à la place de fabuleuses légendes, etc.

Cette société du moyen âge n'offre guère, sur celle de l'antiquité, qu'un seul avantage; mais cet avantage est grand : c'est que, chez elle, la classe asservie, le fond de la société, le peuple, est dans une meilleure condition. Sûrement l'aristocratie féodale n'est pas aussi instruite, aussi lettrée, aussi polie, que l'aristocratie grecque; mais sûrement aussi les serfs du moyen âge ne sont pas aussi esclaves que les esclaves grecs. Tandis qu'en Grèce tout ce qu'il y a d'hommes qui cultivent la terre, qui exercent les métiers, qui font le service personnel, sont la pleine propriété des hommes libres, qui peuvent en user et en abuser à leur gré, toute cette partie de la société, dans le moyen âge, au milieu des violences brutales et des pilleries de toute espèce auxquelles elle est encore en butte, se trouve pourtant à moitié sortie de la main des dominateurs. Or, il faut avouer que cette nouvelle manière d'être de la société lui permet de faire des progrès qui n'eussent pas été possibles dans le régime de la servitude pleine.

§ 4. Toutefois, en faisant cet aveu, et avant de [I-303] le justifier, je dois reconnaître les graves obstacles qui s'opposent encore ici aux progrès des facultés humaines.

Tout le monde sait comment étaient organisés les dominateurs du moyen âge, et ce que c'était que le régime féodal. On sait aussi combien était faible le lien qui unissait, dans chaque État, les membres de la hiérarchie féodale, et à quels excès ils se livrèrent entre eux, surtout lorsqu'il n'y cut plus de hordes étrangères à repousser, et que les possesseurs définitifs du sol n'eurent plus à lutter que les uns contre les autres. On a beaucoup parlé de leurs guerres privées, de leurs meurtres, de leurs rapines, de leurs brigandages. Je veux qu'il y ait quelque exagération dans les récits que nous ont transmis de tous ces désordres les écrivains contemporains: on n'en peut nier néanmoins ni la gravité, ni l'étendue, ni la multiplicité, ni la reproduction continuelle: rien ne montre mieux quels ils devaient être que la nature des moyens qu'il fallut employer pour les réprimer.

De la fin du dixième siècle jusque vers le milieu du onzième, en moins de cinquante années, nous voyons, en France seulement, neuf ou dix conciles assemblés pour aviser aux moyens de faire cesser les guerres particulières. La religion épuise en vain contre ces brigandages tous ses moyens de terreur elle excommunie; elle anathématise; [I-304] elle a recours aux imprécations, aux cris à Dieu, aux formules de prières les plus effrayantes; il y a dans tous les couvens une cloche particulière, qui a reçu le nom de cloche iritée, CAMPANA IRATA, et qu'on ébranle à toute heure; les reliques des saints sont brisées; on déchire leurs images; on traîne leurs statues dans la boue ; on jette à terre le crucifix et les Évangiles; on renverse et l'on éteint des cierges allumés [220] .....

Certes, pour que l'Église se livre à de telles démonstrations, il faut qu'il se passe quelque chose de grave; mais ce qui montre mieux quelle est l'ardeur qui pousse les dominateurs d'alors à la guerre et au pillage, c'est que ces moyens, qui auraient dû faire une profonde impression sur des esprits aussi ouverts aux terreurs superstitieuses, ne produisent presque aucun effet, et qu'on est réduit, ne pouvant faire mieux, à composer avec le crime. Un concile (le concile de Tulujes, en 1041) établit qu'il sera permis aux seigneurs féodaux de se faire la guerre pendant quatre jours de la semaine, à condition que, pendant les trois autres jours, qui appartiennent plus particulièrement à Dieu, ils feront trève à leurs ravages, et laisseront un peu respirer l'humanité. C'est ce qu'on appelle la trève de Dieu [221] .

[I-305]

Veut-on une autre preuve des dévastations qui devaient alors se commettre? L'histoire nous apprend que, de la fin du dixième siècle au commencement du douzième, dans l'espace de cent douze ans, la famine, qui, dans les siècles précédens, avait déjà fait d'affreux ravages, reparut treize ou quatorze fois, presque toujours accompagnée de la peste, ou d'autres épidémies meurtrières, qu'elle dura cinquante-une années sur cent douze, à peu près une année sur deux, et qu'en de certaines années la rage de la faim fut telle, que les hommes furent plusieurs fois poussés à s'entretuer pour se manger les uns les autres [222] .

Enfin, une dernière marque des désordres et de la désolation de ces temps, c'est cet aspect de tristesse profonde que présente alors la société, tristesse telle, que l'impression en est arrivée jusqu'à nous, à travers six siècles, telle, qu'il est encore impossible de prononcer le nom du moyen âge sans réveiller des sentimens de terreur et de mélancolie, et dont on ne peut trouver l'explication que dans les calamités sans pareilles que les dominations de cette époque faisaient peser sur la société.

Le caractère de ces dominations n'était pas celui de ces despotismes réguliers, symétriques, fortement [I-306] sanglés, dans lesquels tout tend sans déviation à une fin commune, et sous lesquels rien ne bouge, ni ne peut bouger. Au contraire, ce qui caractérise la féodalité, c'est l'insubordination de tous ses membres, c'est, dans chacun d'eux, un orgueil individuel, une personnalité hautaine, qui font que nul ne veut reconnaître de supérieur. Mais à cette passion d'indépendance, dans laquelle on ne peut pas méconnaître une certaine noblesse, et qui est d'un si bon exemple pour les opprimés, il se mêle une telle ardeur pour la guerre, un tel goût pour la rapine un tel amour de la vengeance, que toute sûreté est comme anéantie, que la société est plus troublée, et peut-être plus malheureuse, qu'elle ne le serait sous le despotisme le plus vigoureux, et que, malgré le mouvement et la vie dont elle est pleine, elle ne peut faire presque aucun progrès.

Il n'est resté que trop de preuves de cette extrême difficulté que la société a eue à se développer dans le long et ténébreux passage de la domination des Romains à celle des gouvernemens qui existaient au douzième siècle. Un siècle après l'établissement des barbares, toutes les traces de la civilisation romaine avaient disparu, et, six ou sept siècles après, cette civilisation n'était encore remplacée par aucune autre. L'histoire nous offre quelques moyens de juger de l'état où se trouvaient encore, aux douzième et treizième siècles, [I-307] les arts, les mœurs, les relations sociales. Peu de traits suffiront pour montrer combien tout cela était encore imparfait.

§ 5. Pour les arts, on ne peut douter qu'ils ne fussent dans un état de grossièreté tout-à-fait barbare. Parlons d'abord de ceux qui avaient pour objet de pourvoir aux premiers besoins de la vie.

Les premiers progrès de l'agriculture et du jardinage sont d'une époque postérieure. Dans le nombre des fruits, des légumes, des céréales, qui nous servent d'aliment, des arbustes et des fleurs qui décorent nos parterres, des plantes qui fournissent des matières utiles à la fabrication, il en est un grand nombre, même parmi les plus communes, dont l'introduction ne remonte pas au delà du seizième ou du quinzième siècle [223] . Suivant un ancien auteur, « on ne faisait quasi des jardins, à Paris, au commencement du siècle dix-septième, que pour des choux, de la porée, et quelques autres légumes [224] . » Qu'en devait-il être trois ou quatre siècles plus tôt ? On voit dans Dulaure les fruits qu'on mangeait à Paris au quatorzième siècle : j'ai occasion d'en parler ailleurs [225] [I-308] On y voit aussi comment on y était logé à la même époque, et surtout dans les siècles immédiatement précédens. Les rues les plus sales des quartiers les plus mal habités de la ville ne donneraient aujourd'hui qu'une faible idée de la plupart de celles d'alors étroites, tortueuses, non pavées, bordées seulement de misérables bicoques, hormis dans les endroits le long desquels régnait quelque édifice public, remplies d'ordures et d'immondices qui n'étaient jamais enlevées; c'étaient des cloaques infects, aussi hideux à voir que malsains à habiter[226] . La première idée de les paver ne vint qu'à la fin du douzième siècle, en 1185. Ce fut le roi Philippe-Auguste qui eut l'idée de cette nouveauté singulière, un jour que, se trouvant à la fenêtre de son palais, dans la Cité, il se sentit plus incommodé que de coutume par les odeurs méphytiques que quelques charrettes faisaient arriver jusqu'à lui en remuant la boue [227] . Mais cette idée ne reçut alors qu'un très-faible commencement d'exécution; et, quatre siècles et demi plus tard, sous Louis XIII, il n'y avait encore que la moitié des rues de pavées. Une lettre de Philippe-Auguste peut donner quelque idée du luxe qu'offrait sa royale demeure :

« Nous donnons, écrivait-il, à la [I-309] Maison de Dieu de Paris, située devant l'église de la bienheureuse Marie (à l'Hôtel-Dieu, près NotreDame), pour les pauvres qui s'y trouvent, toute la paille de notre chambre et de notre maison de Paris, OMNE STRAMEN DE CAMERA ET DOMO NOSTRA PARISIENSI, chaque fois que nous partirons de cette ville pour aller coucher ailleurs [228] . »

Ainsi, de la paille fraîche, de la litière, voilà, à la fin du douzième siècle, ce qui tient lieu de pavés de marbre, de parquets, de tapis, à des rois de France. Qu'on juge par ce luxe des palais royaux de celui des habitations particulières, et par les maisons de la capitale de celles du reste du pays. Il y a peu de maisons qui aient des cheminées; on manque des meubles et des ustensiles les plus indispensables: par exemple, on n'a point encore inventé les fourchettes, et chacun mange avec ses doigts; on n'a pas non plus de serviettes, et l'on s'essuie avec la nappe [229] . Je peux montrer d'un seul trait où devait en être l'éclairage intérieur des habitations: à un siècle de là, sous Charles V, on ne place pas encore de lumière sur la table, et nous lisons que, dans le palais du comte de Foix, le prince le plus magnifique de son temps, le souper n'est éclairé que par quelques chandelles de suif que des [I-310] domestiques tiennent à la main [230] . L'art de se vêtir n'est pas plus avancé que celui de se loger. Sans doute, les nobles seigneurs du douzième siècle ne sont pas aussi misérablement vêtus que l'avaient été, au sixième, ces Visigoths, établis dans le midi de la France, et que le poète Sidonius Apollinaris nous représente siégeant dans leur conseil général, ceints de leurs épées, vêtus d'habits de toile pour la plupart sales et gras, et chaussés de mauvaises guêtres de peau de cheval [231] . Cependant, à juger des costumes du douzième siècle par cette veste de cuir que l'amoureux Pétrarque portait au quatorzième, et sur laquelle il écrivait ses vers, de peur de les oublier [232] on a quelque sujet de croire que l'art des ajustemens n'avait pas fait encore de bien grands progrès : il faut songer qu'on n'avait point de chemises; que les plus grands seigneurs portaient la serge sur la peau; et que, fort en-deçà de ce temps, à la fin du quatorzième siècle, ou au commencement du quinzième, la femme de Charles VI, la reine Isabeau de Bavière, se fait accuser de prodigalité, pour avoir voulu se donner deux chemises de lin. Les bas étaient faits de morceaux d'étoffes cousus ensemble. L'invention du tricot est d'une époque fort postérieure : le [I-311] premier bas tricoté qu'on ait vu en France est du milieu du seizième siècle. Au onzième et au douzième, la plupart des ecclésiastiques n'ont encore que des sandales pour toute chaussure. Au quatorzième, les papes leur reprochent, comme un luxe intolérable, de porter des souliers [233] . On sent assez qu'à l'époque que je décris, il ne faudrait pas parler de fabriques: tout ce qu'il y a d'objets d'industrie est fait à la main.

Si telle est l'imperfection des arts qui pourvoient aux besoins physiques des hommes, ceux d'une nature plus relevée ne sont probablement pas plus avancés. J'ai dit un mot de la barbarie du langage; j'ai dit aussi que les classes les plus élevées ne savaient pas lire, et qu'on aurait fort embarrassé un grand seigneur en lui demandant d'écrire son nom. Il est resté de ces âges grossiers des actes, dans lesquels on voit que des personnages du plus haut rang sont réduits à faire une croix, faute de savoir écrire, signum crucis manu propria pro ignoratione litterarum. Et cette ignorance n'est pas le partage exclusif des laïques : beaucoup d'ecclésiastiques n'entendent pas le bréviaire qu'ils sont obligés de réciter tous les jours; quelques-uns ne sont pas même en état de le lire. On voit figurer dans les conciles des ecclésiastiques en dignité, qui ne [I-312] peuvent pas signer les délibérations auxquelles ils ont concouru. Il est prescrit de demander aux candidats qui se présentent pour recevoir la prêtrise s'ils savent lire les Épîtres et l'Évangile, et s'ils pourraient en expliquer, au moins littéralement, le sens, etc. [234] .

Voici où en est en ce temps l'art de la médecine : comme cet art est exercé par les prêtres, et se trouve, en quelque sorte, dans le domaine de la religion, on procède à la guérison des maladies du corps comme à la cure de celles de l'ame, par des oraisons, par des actes religieux. La plupart des maladies ont dans le ciel un patron dont elles portent le nom, qui exerce tout pouvoir sur elles, et qu'on invoque lorsqu'on en est atteint. Quand les remèdes ordinaires sont inefficaces, on imagine.de faire des processions; on sort nu-pieds des églises, portant les reliques les plus précieuses; et, arrivés devant le lit du malade, on les lui fait baiser, on les lui applique successivement sur toutes les parties du corps où il éprouve de la souffrance, et surtout sur celles où est le principal siège du mal : c'est là le dernier et le souverain remède, celui dont on attend les effets les plus décisifs [235] . Je ne dois pas omettre de dire qu'après les objets saints rien ne paraît doué d'une vertu plus curative que les objets de grande valeur, et, par exemple, que les diamans, que les perles. Telle est la foi qu'on a alors, et plus tard, dans ce remède, qu'en 1397, on voit deux moines s'engager, sous peine de mort, à guérir radicalement le roi Charles VI, au moyen d'une potion formée d'eau distillée sur des perles mises en poudre, et, ne pouvant y réussir, subir en effet le dernier supplice [236] .

Des faits non moins extraordinaires que ceux que je viens de rapporter font voir où en est, à la même époque, l'art qui consiste à régler les actions des hommes, et ce qu'on est capable alors de mettre de raison dans la morale. La considération du bien et du mal que les actions tendent à produire n'entre pour rien dans le jugement qu'en portent les casuistes du temps. L'Église tonne contre l'usage de certains alimens, qui n'offrent absolument rien de malfaisant, et dont l'abus seul semblerait condamnable, ou bien contre l'emploi, tout aussi peu répréhensible, de certains ajustemens. Il est permis de douter qu'elle eût jamais autant crié contre le vol, le meurtre, l'assassinat, qu'elle [I-314] commence à le faire alors contre les souliers à la poulaine : les chroniques, les sermonaires, se remplissent de torrens d'invectives contre cette chaussure, et les moralistes la prennent dans un tel guignon, qu'ils la disent inventée en dérision de Dieu et de son Église. D'autres fois, c'est contre l'usage d'un vêtement dont nous ne saurions aujourd'hui comment nous passer, contre l'usage des culottes, que l'Église entre dans une sainte fureur; et nous voyons alors Pierre, dit le Vénérable, prieur de Vézelay et abbé de Cluny, s'attirer les plus vives censures pour avoir permis à ses religieux de por ter des hauts-de-chausses. D'autres fois encore, l'Église dirige la même sévérité judicieuse contre l'usage des perruques, des fourrures, des longues. barbes, etc. [237] . —Les actions qui passent alors pour les plus morales, ce ne sont pas celles qui sont les plus favorables à l'humanité, qui la conservent, qui l'honorent, qui l'élèvent : ce sont les austérités monacales, la pénitence, le jeûne, tout ce qui est fait dans un esprit de mortification. On voit des femmes pécheresses (les Recluses) renfermées, pour le reste de leur vie, dans des maisons dont elles ont fait murer la porte sur elles, et d'où elles ne communiquent plus avec le monde que par une fenêtre élevée, qui sert à leur faire parvenir les [I-315] choses les plus indispensables à la vie [238] . Vers le même temps, saint Bernard, abbé de Clairvaux, écrit à des moines italiens qu'il n'est expédient, ni à leur état, ni à leur salut, de chercher des remèdes pour conserver la santé. Il trouve indécent à la profession religieuse d'acheter des drogues d'appeler des médecins, de prendre des breuvages de médecine. Cela, dit-il, est contraire à la pureté.

« Nos saints pères, et bienheureux prédécesseurs, écrit un peu plus tard un autre abbé de Clairvaux, choisissaient des vallées humides et basses pour y bâtir des monastères, bâtir des monastères, afin que les religieux, étant souvent malades, et ayant la mort devant les yeux, vécussent toujours dans la crainte du Seigneur [239] . »

C'est tellement dans les pratiques de la vie dévote qu'on fait consister la morale, qu'on a voulu que le vice eût aussi son culte, qu'on lui a choisi des patrons dans le ciel, comme on en a donné à la misère et à la maladie ; que l'impudicité se trouve placée sous l'invocation de sainte Madeleine [240] , le vol sous le patronage de saint Nicolas, et que le plus vil coquin peut se flatter d'entrer en paradis par l'intercession du saint en qui il a foi, et qui est l'objet de sa dévotion particulière. Ajoutons, pour [I-316] ce qui touche aux penchans vicieux, qu'il s'agit moins de s'en corriger que de racheter les crimes qu'ils ont fait commettre; et qu'on expie ses crimes, moins en prenant de nouvelles et meilleures habitudes, qu'en composant avec le ciel, en lui payant rançon, en le traitant comme on traite les hommes. On cherche à apaiser Dieu par des présens, à corrompre quelque saint par des largesses, en lui votant un cierge, une lampe d'argent, une église, ou bien en faisant devant lui acte de soumission et de servilité. On appelle les saints, croyant beaucoup les flatter, monseigneur, monsieur, madame on dit monsieur ou monseigneur saint Denis, monsieur saint Éloi, madame sainte Geneviève, etc. On appelle, par excellence, Dieu le Seigneur, et la Vierge Notre Dame, n'imaginant pas qu'en effet on puisse trouver rien de plus propre à les toucher que ces qualifications féodales. Voilà où en est la morale considérée comme art, wt par où l'on juge que les hommes se rendent agréables à l'auteur de toute vertu et de toute sainteté.

Je ne dis qu'un mot pour montrer où en était, en ces temps, l'art de constater les faits et discerner les vérités juridiques : on sait que tout se décidait par le combat, par l'épreuve du fer chaud ou de l'eau bouillante; que l'homme le plus adroit, le plus fort, celui qui avait la peau la plus dure ou [I-317] la plus calleuse, était toujours celui qui avait le meilleur droit ; et que cette forme inouïe de procédure recevait de la sagesse des hommes le nom de jugement de Dieu.

§ 6. A cette extrême imperfection de tous les arts correspond, dans les mœurs, une licence qui n'est pas moins excessive. Il nous est resté de la corruption qu'elles offraient alors des témoignages irrécusables et nombreux. Ce qu'il y avait, dans leur caractère, de commun, de bas, d'ordurier, est demeuré long-temps empreint, à Paris et dans nos principales villes, jusque sur le nom d'une multitude de rues. Quelques rues de Paris, telles que les rues Pavée d'Andouilles, Trop-va-quidure, Qui-mi-trouva-si-dure, du Puits-quiparle, Bertrand-qui-dort, Brise-Miche, TaillePain, Jean-Pain-Mollet, etc., ne portaient que des noms platement ridicules; mais beaucoup d'autres, telles que les rues Merderais, Merderet, Merduriaux, Merderel, Orde - Rue, rue Bre neuse, Trou-Punais, Fosse-aux-Chiens, Fosseaux-Chieurs, Tire-Pet, du Pet, du Petit-Pet, du Gros-Pet, du Cul-de-Pet, du Pet-au-Diable, en avaient de décidément grossiers. Enfin, il en existait un grand nombre, servant de repaire à la débauche, à qui la licence effrontée de ces temps avait donné hardiment des noms pris de l'ordre [I-318] même d'actions qui s'y faisaient tous les jours, et tellement déshonnêtes, qu'on ne les trouverait plus aujourd'hui, même dans le vocabulaire des halles. Les seuls de ces noms qu'on puisse citer sans blesser toutes les bienséances, sont ceux des rues Vald'Amour, Pute-y-Muce, Putigneuse, cul-de-sac Putigneux; mais le lecteur qui voudrait savoir comment la grossière naïveté de nos âges barbares avait baptisé les rues Transnonain, Tire-Boudin, Deux-Portes-Saint-Sauveur, du Pélican, Marie-Stuart, etc., peut consulter les Fabliaux de Barbassan, dans l'édition qu'en a donnée M. Méon, ou le Dictionnaire des rues de Paris, de M. de la Tynna [241] .

A ces preuves indirectes de la corruption des temps que je décris, rien ne serait si aisé que d'en ajouter de directes. Chacun peut lire dans le tableau moral que Dulaure trace de Paris, de Hugues Capet à Charles V, pendant le cours des onzième, douzième et treizième siècles, et pendant la première moitié du quatorzième, les témoignages que des prélats, des papes, des conciles, viennent rendre tour à tour de la dépravation morale de ces siècles. On peut y voir quelles infames bacchanales, aux onzième et douzième siècles, le [I-319] clergé célébrait publiquement dans l'église NotreDame de Paris, ainsi que dans la plupart des églises cathédrales et collégiales du royaume, et ce que disait de ces exécrables orgies l'évêque de Paris Eudes de Sally, qui eut le premier, en 1198, la gloire de les blâmer et de les interdire. On y peut voir aussi à quelle dissolution et à quels désordres étaient livrés une multitude de couvens, et quelle peine on avait à les ramener à la règle. On y apprendra que l'esprit superstitieux et des terreurs religieuses du temps n'empêchaient pas qu'on ne transformât en lieu de débauche les églises et les cimetières, et que le cimetière des Innocens notamment ne devînt tous les soirs le théâtre des désordres des plus honteux. La prostitution, à cette époque, emportait si peu note d'infamie, que la nour, dans ses voyages, était habituellement suivie par des filles de joie, et que ces filles portaient officiellement le titre de prostituées royales, regia meretrices. On pouvait faire, sans choquer les des choses qui révolteraient maintenant la pudeur publique. Il n'était pas très-rare, par exemple, que des hommes et des femmes fussent condamnés par jugement à être promenés nus dans les rues de Paris; et encore moins que des confesseurs, dans les églises, infligeassent la discipline à leurs pénitens et à leurs pénitentes dépouillés jusqu'à la ceinture. Des femmes de condition [I-320] n'éprouvaient aucune répugnance à se faire rendre par leurs pages des services pour lesquels les moins délicates emploient aujourd'hui le ministère d'une femme de chambre. Un poète de ce temps, qui ne pouvait écrire que pour la bonne compagnie, donne aux femmes les conseils les plus étranges: par exemple, de ne permettre à aucun homme, autre que leur mari, de les embrasser sur la bouche, ou de leur mettre la main dans le sein; de ne se découvrir ni la gorge, ni les jambes, ni le côté ; de boire avec mesure, de ne point jurer, ni mentir, ni voler, d'user de modestie lorsqu'elles luttent avec des hommes, etc. [242] .

Un trait particulier, rapporté par Dulaure [243] , suffirait à lui seul pour montrer combien on était encore peu averti de l'indécence et de la grossièreté de certaines actions. Cet historien, parlant de l'église Sainte-Marie-l'Égyptienne, qui existait déjà du temps de saint Louis, dit que la patrone de cette église avait été peinte sur l'un des vitraux, dans un bateau, troussée jusqu'au genou devant le batelier, avec ces mots au-dessous de la peinture: Comment la sainte offrit son corps au batelier pour son passage. II y a à ajouter que de nombreuses générations d'ecclésiastiques et de laïques passèrent devant cette image obscène sans [I-321] paraître sentir ce qu'elle offrait de choquant, surtout à une telle place, et qu'elle ne disparut de l'église où elle se trouvait qu'après plus de quatre siècles, en 1667, où elle fut retirée de là par les soins du curé de Saint-Germain-l'Auxerrois.

§ 7. J'ai à peine besoin de dire combien un ordre de choses qui avait si peu hâté le progrès des arts et des mœurs devait avoir été peu favorable, d'un autre côté, au perfectionnement des relations sociales. Les anciens noms des rues de Paris sont encore là pour rendre témoignage de l'esprit antisocial de ces temps, aussi bien que pour en révéler les habitudes grossières et licencieuses. Il suffit de dire que, dans une ville encore peu grande, qui était le siège du gouvernement, et où, par conséquent, la police devait être mieux faite qu'ailleurs, il se trouvait néanmoins une multitude de rues assez mal famées pour mériter les noms de Maudestour, Mauconseil, Maldesirant, Maleparole, Malivaux, Mauvoisin, des Mauvais-Garçons, du Coup-de-Báton, Tire-Chappe, Vuide-Gousset, Coupe-Gorge, Coupe- Gueule, etc., pour comprendre qu'il ne devait pas y avoir alors beaucoup plus de sûreté dans les relations, que de pureté dans les habitudes individuelles, ou d'habileté dans l'exercice des arts et métiers.

Au surplus, le détail des périls auxquels on était [I-322] exposé, et des violences dont la société était pleine, se trouve partout, dans les récits des historiens, dans les monumens de la législation, dans les actes des conciles. Un écrivain de notre temps [244] , parlant d'une époque fort antérieure à celle-là, fait la remarque que presque toute la partie pénale de la loi salique avait été dirigée contre des rapines ou des meurtres, et que, sur trois cent quarante-trois articles de droit criminel que cette loi renfermait, il y en avait cent cinquante qui se rapportaient à des cas de vol, et cent treize qui étaient relatifs à des attaques contre les personnes. Les mœurs qui avaient rendu toutes ces dispositions nécessaires sont encore loin d'être effacées au douzième siècle.

Au milieu du désordre extrême des volontés et des forces individuelles que la société continue à présenter à cette époque, il n'y a réellement de sûreté pour personne, pas même pour les dominateurs. Vainqueurs d'aujourd'hui, destinés à être vaincus demain, ils sont presque toujours sûrs d'expier un succès injuste par quelque revers funeste. Celui qui a dévasté les champs, enlevé les serfs et les bestiaux, incendié les habitations d'un seigneur voisin, est dans un danger imminent de voir exercer sur ses terres les mêmes déprédations et les mêmes ravages.

[I-323]

Si le plaisir de la victoire est grand, combien ne sont pas amers la honte et le malheur de la défaite! Malheur au vaincu, en effet; il n'a pas de quartier à attendre: il aura beau se coucher à terre, se rouler, pleurer, prier, crier merci [245] , le vainqueur, à moins qu'il n'ait une forte rançon à espérer, n'écoutera que sa vengeance; maître de son ennemi, il tâchera de soulever quelque pièce de son armure pour y introduire la pointe de son poignard, à peu près comme on fait pénétrer la lame d'un couteau entre les écailles d'une huître, et il lui boutera la dague au corps [246] .

Le vaincu qui pourra racheter sa vie ne l'obtiendra qu'en se soumettant à des réparations avilissantes. Ce que le vainqueur exigera le plus ordinairement, ce sera qu'il se transforme, pour quelques momens, en bête de somme, qu'il marche à quatre pattes devant lui, une selle sur le dos, et, dans cet équipage, qu'il vienne se mettre à ses pieds, et qu'il lui serve de monture. Il y a une multitude d'exemples de seigneurs féodaux qui ont infligé ce châtiment à leurs ennemis défaits. L'histoire cite, entre autres, celui de Foulques Néra, qui condamna son propre fils, le comte d'Angers, à parcourir, ainsi harnaché, un espace de plusieurs milles, et à venir ensuite se prosterner devant lui, [I-324] la selle sur le dos :

« Eh bien! lui criait-il, monté sur son corps et le foulant aux pieds, te voilà enfin vaincu[247] !

Si les désordres de ce temps peuvent avoir de telles conséquences pour les hommes puissans, on sent à quelles extrémités ils doivent souvent réduire les personnes de condition inférieure. Tel est l'état de misère, d'oppression et de désespoir où tombent, au milieu de ces violences, une multitude d'hommes libres, que plusieurs se voient réduits à donner leur liberté pour assurer leur vie; et, de là, la pratique des obnoxiations [248] .

Pour achever ces infortunés, le clergé s'efforce de leur persuader que leur malheur est le fruit de leurs crimes, de la dureté de leurs cœurs, de ce qu'ils ne font point de dons à l'Église : il prêche l'abstinence à des affamés; il demande l'aumône à des gens dépouillés de tout, et, quand il ne leur reste absolument rien, il leur persuade de se donner eux-mêmes: c'est de là que naît, en partie, la pratique des oblations [249]

Une classe d'hommes est l'objet d'une persécution spéciale; ce sont les juifs : ils sont traités avec un degré d'injustice, de dureté, de mépris, d'inhumanité, qui passe toute croyance.

[I-325]

Et pourtant les classes asservies semblent encore plus à plaindre; c'est sur elles surtout que pèsent les maux causés par les guerres privées. Un seigneur jouit encore de quelque sûreté derrière les murailles de son château; mais rien ne protège le serf dans sa chaumière ; et quand on ne peut arriver jusqu'au seigneur, on tue, on pille les colons, on met le feu à leurs villages, on les emmène pêle-mêle avec leurs bestiaux.

Il y a dans la position de ces malheureux quelque chose de particulièrement triste s'ils défendent avec courage le château de leur seigneur, l'agresseur leur fait expier cette marque de dévouement; si leur résistance n'est pas assez ferme, c'est par leur seigneur qu'ils sont punis. L'oppression leur arrive ainsi de tous les côtés; et la victoire, qui ne peut manquer d'être favorable à l'une des parties belligérantes, est toujours funeste pour eux.

D'ailleurs, à combien d'exactions et de violences ne sont-ils pas habituellement exposés de la part de leur seigneur? Ils ne sont plus aussi pleinement possédés sans doute; mais ils sont encore soumis à une multitude de charges onéreuses et de devoirs humilians. Ils doivent à leur seigneur la dîme, le champart, le cens, la taille, la corvée; le seigneur exerce sur eux des justices de toute sorte, de routes, de moutures, de rivières, de fours, de [I-326] pressoirs, de monnaies, de foires; ils doivent défendre la nuit son château contre tout danger et contre tout bruit incommode; ils sont tenus, au besoin, de lui servir d'otages, d'aider à payer sa rançon s'il est pris, de contribuer pour la dot de sa fille; dans le même temps, ils n'exercent qu'un pouvoir précaire sur leurs propres enfans; ils ne peuvent les marier qu'avec la permission du seigneur, et moyennant une redevance; ils ne peuvent non plus tester ou hériter sans permission; quiconque les blesse ou les tue doit une réparation au seigneur, mais cette réparation, pendant long-temps, ne s'était point étendue jusqu'à eux ou à leur famille, et ils sont encore au plus bas degré des compositions; ils sont considérés comme un appendice de la propriété immobilière à laquelle ils sont attachés; ils sont transmis avec elle: on donne un homme avec son fonds, unum hortulanum cum terra sua, duos homines et mensuras suas, duos villanos, etc. [250] ; non-seulement ils ne peuvent pas quitter la terre dont ils dépendent ainsi, mais ils le voudraient vainement; ils portent toujours quelque marque visible de leur servitude: à la différence des hommes libres qui laissent croître leurs cheveux, ils sont obligés de se faire raser [I-327] la tête; quelquefois même ils portent autour du cou, comme certains animaux domestiques, un collier de cuivre attaché à demeure, et sur lequel est écrit leur nom et celui du maître à qui ils appartiennent [251] .

Ainsi les arts, les mœurs, la justice sociale, toutes les choses d'où nous savons que résultent pour les hommes le pouvoir d'user de leurs forces avec puissance et facilité, ne pouvaient faire et n'avaient fait encore que de bien faibles progrès sous le régime économique du servage.

§ 8. Et néanmoins, s'il est vrai que les siècles naissent les uns des autres, que le présent dérive du passé, que les idées, les mœurs d'une époque ont ordinairement leur première raison dans les idées et les mœurs des époques antérieures, il faut bien que ce moyen âge, d'où s'est si lentement et si laborieusement dégagée la civilisation moderne, non - seulement n'opposât pas d'insurmontables obstacles au développement de cette civilisation, mais qu'il en renfermât les germes, et même les germes un peu développés; car, malgré les cinq ou six siècles qui nous en séparent, on ne concevrait pas les progrès que nous avons faits, si nous n'avions eu déjà quelque avance.

[I-328]

Aussi, si nous voulons apprécier avec justice l'état que présente alors la société, serons-nous obligés de reconnaître que cet état, si violent et si irrégulier à beaucoup d'égards, offrait pourtant, sous des rapports essentiels, moins d'obstacles à la liberté que celui qui a été décrit dans le précédent chapitre. Le fait est qu'il y a une distance énorme de l'état où se trouvent ici les classes asservies à l'état où elles se trouvaient sous le régime économique des anciens. Au fort des dominations grecques et de la domination romaine, l'esclave n'était, dans toute la rigueur du mot, qu'un animal domestique; animal d'une nature supérieure, si l'on veut, plus intelligent que l'âne, que le bœuf, que le cheval, mais dans la même condition que ces quadrupèdes ; employé, comme eux, à tous les travaux de la maison; pouvant être, comme eux, impunément maltraité; traité, presque toujours, plus inhumainement que les bêtes mêmes, et cela précisément parce qu'il était homme, et plus sujet à oublier sa condition; enfin ne trouvant de protection nulle part, ni dans les idées, ni dans les mœurs, ni dans la religion, ni dans les lois qui gouvernaient ses maîtres. Au moyen âge, c'est un peu différent. La population serve forme toujours le fond de la société, comme dans les temps antiques; mais elle est loin, nous l'avons déjà dit, d'appartenir au même degré. En fait, la condition [I-329] des artisans des villes, et même des serfs des campagnes, est assez différente de celle des anciens esclaves. Elle l'est aussi en droit: la religion et la morale ne sont plus aussi complètement indifférentes au sort des classes asservies; les lois ne gardent plus un silence aussi absolu sur les violences dont elles peuvent être l'objet ; la loi des compositions protège, jusqu'à un certain point, le serf dans sa vie et dans ses membres; il a un commencement de propriété, comme un commencement de sûreté personnelle; il n'est plus aussi complètement en dehors de la société ; l'un des pouvoirs qui la gouvernent, le pouvoir spirituel, se recrute en grande partie dans la classe des artisans libres, et même dans la population serve; presque toute la milice cléricale sort des derniers rangs de la société ; tandis que les esclaves, chez les anciens, ne pouvaient faire partie de l'armée, les artisans et les paysans, au moyen âge, forment toute la population militaire des seigneurs; témoins de leur insubordination, acteurs dans toutes leurs querelles, il est impossible qu'ils ne prennent pas quelque chose de l'esprit d'indépendance qui les anime. Chaque seigneurie, au moyen âge, est un petit État et un foyer d'activité politique. Cette activité locale, quoiqu'elle ne soit pas d'une excellente nature, ne laisse pas de produire quelques bons effets. Le seigneur, gouvernant, administrant [I-330] pour son propre compte, a plus d'une raison pour ne pas le faire avec trop de démence et de tyrannie. Son premier intérêt est de ne pas détériorer son fief, de n'en pas faire fuir les habitans, de ne pas se mettre dans l'impuissance de résister au seigneur voisin avec qui il pourra bientôt se trouver en guerre. Il lui importe done de protéger la population de la seigneurie, de faire qu'elle croisse en nombre, en richesse, en bien-être, en affection pour le seigneur. Aussi, s'il lui arrive de l'op primer pour son propre compte, a-t-il au moins grand soin de la défendre contre toute entreprise étrangère, et même contre tout trouble intérieur qui ne viendrait pas de lui ou des siens. Les seigneurs se laissent fréquemment aller à de honteux brigandages; mais c'est un privilège de leur condition, et un privilège dont ils sont extrêmement jaloux. Ils ne souffrent pas que les hommes obscurs imitent ces sortes de prouesses, et mal prend aux volereaux de faire les voleurs. Il y a quelque police dans les seigneuries, si ce n'est contre les seigneurs mêmes la population est responsable des désordres qui se commettent dans son sein; chacun est obligé d'accourir au eri d'une personne attaquée; si le voleur ou l'assassin prend la fuite, le cri poussé contre lui se propage de commune en commune, et il est rare que le coupable ne soit pas atteint. Aussi la clameur de haro, [I-331] institution de ces temps, est-elle regardée comme la sauvegarde de la tranquillité publique [252] . Enfin le seigneur, vivant plus ou moins isolé, au milieu des serfs de ses domaines (à la différence des maîtres d'esclaves de l'antiquité qui étaient réunis dans des villes), et pouvant craindre pour lui ou les siens les conséquences d'une conduite trop tyrannique, a bien aussi quelque intérêt à ne pas trop abuser de ce pouvoir de mal faire que lui donne son titre de seigneur, et à s'abstenir des excès que ne peuvent commettre impunément les habitans de la seigneurie. Il y a donc dans l'état des vaincus, des serfs, des sujets, amélioration évidente [253] .

Aussi la preuve que cet état ne leur rendait pas tout progrès impossible se montre-t-elle dans les progrès mêmes qu'ils avaient faits. On ne saurait douter, par exemple, qu'aux douzième et treizième siècles la France ne fût beaucoup plus peuplée qu'elle ne l'avait été du temps des Romains. Le nombre des villes s'était fort accru [254] Les [I-332] villes anciennement existantes s'étaient agrandies [255] . Paris, sous Philippe-Auguste, à la fin du douzième siècle, en était déjà à sa troisième enceinte, et couvrait un espace de terrain quatre ou cinq fois plus étendu que sous la domination romaine [256] . Les autres villes, Lyon, Marseille, Bordeaux, Toulouse, Tours, avaient pris aussi des accroissemens. Il y avait eu, surtout dans le voisinage des villes, une multitude de terrains enclos. Des défrichemens étendus avaient adouci le climat, facilité l'extension des cultures existantes, et préparé le sol à l'introduction de cultures nouvelles. On sentait le besoin et l'on avait déjà les moyens de consacrer des sommes considérables à des objets d'intérêt commun. Il commençait à s'établir dans les villes des marchés clos sous le nom de halles. On fondait des établissemens d'instruction et de charité. C'est à cette époque que s'élevèrent dans toute l'Europe ces églises cathédrales dont le nombre et la grandeur n'attestaient pas seulement la puissance du sentiment religieux qui animait les masses, mais aussi l'étendue des ressources dont [I-333] elles pouvaient disposer. Ces monumens, dans lesquels l'architecture sarrazine avait succédé à l'architecture romane, annonçaient, en même temps, un progrès dans le goût et surtout un grand mouvement dans les imaginations. Imparfaits à quelques égards sous le rapport de l'art, ils étaient si remarquables sous le rapport du sentiment et de la pensée, qu'aujourd'hui même que le sentiment qui les avait inspirés a beaucoup perdu de sa force, que l'architecture a changé de caractère, que le goût n'est plus le même, que tous les arts ont fait de grands progrès et qu'on est devenu particulièrement sensible à la perfection de leurs formes, les églises dites gothiques, où tant de formes sont incorrectes, ont conservé, au plus haut degré, le pouvoir de toucher et d'émouvoir. Ce n'est pas tout. A l'époque où s'élevaient ces immenses édifices, fruit d'une conception si forte et d'une imagination si hardie, les études devenaient plus actives; les écoles se multipliaient; saint Louis fondait l'université de Paris; on commençait, dans les ouvrages instructifs et amusans, à faire un usage plus fréquent de la langue vulgaire. En même temps on essayait de corriger la barbarie de l'ancienne procédure, de mettre un terme aux désordres des guerres privées et quelques bornes aux prétentions illimitées de l'église romaine. Certes, on ne saurait dire qu'un état social au sein duquel un tel [I-334] mouvement était possible ne comportait aucune sorte de progrès.

Mais une chose où se montrent encore mieux les progrès qu'il permettait de faire, c'est la révolution que les classes asservies purent entreprendre pour s'affranchir à l'époque même du plus complet établissement de la domination féodale : révolution dans laquelle ces classes firent voir qu'elles étaient assez riches pour acheter leur liberté, assez courageuses pour la défendre après l'avoir acquise, souvent assez entreprenantes pour l'acquérir sans la payer, assez constantes pour résister aux épreuves les plus décourageantes, assez hardies pour braver alternativement tous les pouvoirs du temps et quelquefois plusieurs de ces pouvoirs ensemble, assez habiles enfin pour savoir profiter de leurs dissensions et en engager toujours quelqu'un dans leurs entreprises : révolution qui, ayant aboli le servage et fait perdre aux classes dominatrices la distinction de la liberté, poussa bientôt ces classes à chercher une nouvelle distinction dans le privilège, et conduisit ainsi la société à la nouvelle manière d'être que je vais décrire dans le chapitre suivant.

 


 

[I-335]

CHAPITRE IX.
Liberté compatible avec la manière de vivre des peuples chez qui le servage a été remplacé par le privilège.

§ 1. La crise qui prépara la société à l'établissement de ce nouveau mode d'existence, fut, comme je viens de le dire, celle-là même qui amena l'abolition du régime précédent. Cette crise commença avec le douzième siècle, et elle se prolongea pendant tout le cours de ce siècle et des deux siècles suivans. A l'origine de cet immense mouvement, les classes laborieuses étaient partout dans la demi-servitude qui vient d'être décrite. Cependant, eu égard à leur ancienne manière d'être, elles avaient sûrement fait de grands progrès. Elles étaient, comme on vient de le voir, infiniment plus puissantes qu'elles ne l'eussent jamais été dans les temps antiques; et, favorisées par quelques circonstances heureuses, elles se crurent assez fortes pour achever de sortir de leur ancien état de dépendance et d'abaissement. Les premières tentatives de délivrance eurent lieu en Italie. Elles furent ensuite imitées en France; puis en Allemagne, en Angleterre, en Suisse, en Espagne; peu [I-336] à peu le même esprit d'affranchissement s'éveilla dans toute l'Europe occidentale; et l'on vit les hommes de travail faire partout des efforts plus ou moins énergiques et plus ou moins heureux pour se soustraire à la domination des gens de guerre.

On sait quel fut l'effet immédiat de cette vaste révolution. Elle partagea, en quelque sorte, les habitans de chaque pays en autant d'agrégations d'hommes qu'il y avait de villes, de communautés, de professions qui entreprenaient de se délivrer [257] .

Long-temps cette organisation fut purement défensive; elle prit plus tard un caractère agressif : les hommes qui s'étaient ligués pour l'indépendance du travail finirent par en vouloir faire le monopole, et par imiter à leur manière l'esprit dominateur de ceux qui les avaient opprimés. Il n'y eut plus en quelque sorte d'esclaves ni de demi-esclaves; aucune classe n'était la propriété matérielle d'aucune autre; mais chacune, à l'exclusion de toutes, voulut s'emparer de quelque mode spécial d'activité, de quelque branche particulière de fonctions [I-337] ou de travaux; et, avec le temps, on vit sortir de ce conflit de prétentions injustes un état de choses dans lequel la masse entière des individus se trouva partagée en un certain nombre de classes, d'ordres de corporations qui eurent tous leurs intérêts séparés, leurs lois particulières, leurs privilèges (privatæ leges), et dont chacun exerçait sur tout le reste quelque genre de tyrannie.

Je suis arrivé tout d'un coup au bout de cette grande révolution. Il serait hors de mon sujet d'en exposer ici le détail et la suite. Je n'ai besoin que d'en montrer les conséquences, et de bien faire connaître l'état social qui se manifesta lorsqu'elle fut pleinement accomplie.

§ 2. D'abord les gens de guerre, en voyant les hommes d'industrie élevés à la condition d'hommes libres, s'étaient formés en état séparé sous le nom de Noblesse. Les gens d'église s'étaient isolés à leur tour sous le nom de Clergé. Les légistes, les officiers de justice, les savans, les artisans, tous les hommes voués aux professions dites libérales ou mercantiles, avaient formé un troisième état sous le nom de Tiers.

Chacune de ces grandes divisions s'était subdivisée ensuite en corporations nombreuses. La noblesse avait eu ses ordres militaires; le clergé, ses ordres religieux; le barreau, ses compagnies; la [I-338] science, ses facultés ; l'industrie, ses jurandes. L'esprit général des trois ordres était une vive émulation de haine ou de mépris les uns pour les autres; le même esprit avait pénétré dans l'intérieur des corporations. On avait partout affecté d'établir des hiérarchies factices: la science avait ses degrés comme la noblesse; l'industrie comme la science; et de même que, parmi les nobles, on s'était distingué par les grades d'écuyer et de chevalier, de même on avait voulu se distinguer, parmi les savans, par ceux de bachelier et de licencié, et parmi les artisans, par ceux de compagnon et de maître.

Enfin un esprit universel d'exclusion s'était emparé de toutes les classes, de toutes les agrégations. C'était à qui obtiendrait le plus de privilèges odieux, le plus d'injustes préférences. La noblesse avait le monopole du service public; le clergé, celui de l'enseignement et des doctrines; le tiers-état, celui des travaux industriels. Dans ce troisième ordre, les arts libéraux étaient devenus l'apanage d'un certain nombre de compagnies; divers corps de marchands avaient envahi lé négoce; les arts mécaniques étaient tombés au pouvoir d'autant de communautés qu'on avait pu distinguer de genres différens de fabrication.

Les rois avaient favorisé, à prix d'argent, toutes ces usurpations criantes. Ils ne cessaient de vendre [I-339] à des corps ou à des individus désignés ce qui était le droit naturel de chacun et de la masse. Ils vendaient la noblesse, c'est-à-dire l'aptitude au service public; ils vendaient le droit de rendre la justice; ils vendaient jusqu'au droit de travailler : le travail, que dans les âges précédens on renvoyait dédaigneusement aux esclaves, était devenu, on ne sait comment, une prérogative de la couronne, un droit royal et domanial [258] , qu'on n'exerçait que par délégation du chef de l'État et moyennant finance. Nul ne pouvait, sans payer, gagner honnêtement sa vie ; et quelques-uns, en payant, acquéraient le droit de faire seuls ce que naturellement tout le monde aurait dû avoir le droit de faire.

Enfin ce mouvement ne s'était pas arrêté à des individus, à des compagnies. Les villes avaient voulu avoir leurs privilèges comme les corporations; les provinces, comme les villes; les royaumes, comme les provinces. Il y avait des ports francs, qui avaient, à l'exclusion de tous autres, le droit de faire librement le commerce maritime. Certaines villes manufacturières étaient en possession de fabriquer seules de certains produits. Il existait des provinces à qui appartenait, par privilège exclusif, l'exploitation de certaines branches [I-340] de commerce. Enfin il n'était pas de pays qui n'eût voulu avoir un accès libre sur tous les marchés étrangers, et qui cependant ne prétendît écarter de ses marchés toute concurrence étrangère. Depuis les plus petites communautés jusqu'aux plus vastes États, c'était une manie générale d'accaparement, un débordement universel de prétentions exclusives et iniques.

§ 3. Dans ce nouveau mode d'existence, chacun donna le nom de liberté aux privilèges dont il jouissait au détriment de tout le reste. Ainsi la noblesse appela ses libertés son droit exclusif aux faveurs de cour, son monopole des fonctions honorifiques et de la plupart des fonctions lucratives, ses exemptions d'impôt, ses bannalités, ses droits de chasse, et une multitude d'autres droits plus ou moins oppressifs, qu'elle avait sauvés du naufrage de ces anciennes tyrannies. Les libertés du clergé, ce furent le droit d'imposer les croyances, le droit de lever la dîme, le droit de ne pas payer de taxes, le droit d'avoir des tribunaux particuliers; celles de chaque communauté d'artisans, le droit exclusif de fabriquer de certaines marchandises et de faire la loi aux marchands; celles de chaque corps de marchands, le droit de vendre seul de certaines denrées, et de faire sur les consommateurs des profits illégitimes. Il n'y en avait presque point [I-341] qui ne consistassent en injustices, en exactions, en violences.

§ 4. Il semble qu'aucune véritable liberté ne devait pouvoir se concilier avec des libertés pareilles; et, en effet, nous verrons bientôt qu'elles opposaient le plus grand obstacle au développement de l'intelligence et de l'industrie; qu'elles étaient la source des désordres les plus graves, et que, de toute manière, la liberté ne pouvait qu'en beaucoup souffrir. Cependant, comparées aux excès de l'âge précédent, elles lui étaient certainement favorables, et il n'est pas douteux qu'elle ne pût prendre plus d'extension sous le régime des privilèges, qu'elle ne l'avait fait sous celui de l'esclavage ou du servage proprement dits.

Par cela seul que, dans ce nouveau régime, une moitié de la population avait cessé d'être la propriété matérielle de l'autre, il est visible qu'il devait y avoir plus de liberté. D'abord l'industrie humaine y pouvait prendre plus d'essor : les anciens dominateurs, ne fondant plus uniquement leur subsistance sur les produits de la guerre et le travail des hommes vaincus, devaient commencer à faire quelque usage de leurs facultés productives; et, d'un autre côté, les hommes anciennement asservis, travaillant maintenant pour eux-mêmes, devaient se livrer au travail avec plus de zèle, de suite [I-342] et d'activité. Chacun, il est vrai, se trouvait encore comme emprisonné dans le cadre où le hasard l'avait fait naître; ce n'était qu'avec la plus grande peine qu'on pouvait abandonner l'état de ses parens pour embrasser celui auquel on se sentait plus particulièrement appelé. Mais du moins, chacun, dans la condition où il était né, pouvait, jusqu'à un certain point, user de ses forces pour son propre compte et commencer à accumuler les fruits de son travail. Pour reconnaître que cet ordre social ne rendait pas tout développement impossible, il suffit de faire attention que c'est au sein même de cet ordre qu'ont commencé à s'étendre, à s'élever, à prendre de l'importance, ces classes si diversement laborieuses, à qui les nations de notre âge sont redevables de presque tout ce qu'elles possèdent de lumières et de bien-être, et que la nature des choses appelle hautement à devenir les premières dans l'ordre politique, comme elles le sont depuis long-temps dans toutes les autres branches de la civilisation [259] .

[I-343]

Il faut ajouter que ce mode d'existence, plus favorable que les précédens aux progrès de l'industrie et des lumières, l'était aussi aux progrès des mœurs. L'homme de guerre, ne comptant plus autant sur le pillage pour entretenir ou accroître sa fortune, devait un peu mieux sentir la nécessité de la dépenser avec discernement et modération. L'homme d'industrie, devenu plus maître de lui-même et des fruits de son travail, avait acquis un intérêt.plus grand à se bien conduire. Sûr d'augmenter son bien-être par l'application, l'économie, l'ordre, la régularité, il était naturellement excité à contracter l'habitude de ces vertus. Il devenait moins intempérant par cela même qu'il était moins misérable; il était moins excité à chercher dans la débauche un dédommagement à des privations qu'il n'éprouvait plus; ses goûts devenaient plus délicats, à mesure qu'il avait plus de quoi les satisfaire; et, croissant en instruction et en richesses, il devait croître nécessairement en bonnes mœurs.

[I-344]

Enfin, tandis que, dans ce régime, les hommes apprenaient à mieux user de leurs facultés à l'égard d'eux-mêmes, ils en faisaient aussi, des uns aux autres, un usage moins violent et moins agressif. Quelles que fussent les rivalités des corporations et des ordres, il ne pouvait pas, à beaucoup près, régner entre eux autant d'animosité qu'il y en avait eu précédemment entre les maîtres et les esclaves. Quelles que fussent les jalousies commerciales qui divisaient les nations, leurs haines mutuelles ne pouvaient pas avoir l'énergie de celles qui avaient existé entre des peuples acharnés à se piller et à s'asservir. Dans le nouvel ordre social, l'opposition des intérêts était visiblement moins forte : la guerre intestine et extérieure devait donc être moins ardente, et, par cela même, ses conséquences ne pouvaient pas être aussi fatales à la liberté. D'une autre part, l'esprit de domination étant affaibli, l'organisation sociale n'avait pas besoin d'être aussi tendue; les gens de guerre pouvaient relâcher un peu les liens de l'ancienne discipline, et donner quelque liberté à leurs mouvemens; les gens d'industrie en acquéraient, par cela seul, davantage; enfin, tandis que le pouvoir ne pesait plus sur ceux-ci avec la même intensité, leur ordre intervenait de plusieurs manières dans son action, et pouvait encore en tempérer l'exercice.

Il y avait donc, sous le régime du privilège, [I-345] progrès incontestable vers la liberté. Les facultés humaines y prenaient plus de développement; les hommes s'y conduisaient mieux envers eux-mêmes; ils ne s'y faisaient pas mutuellement autant de mal. Il suffit, pour se convaincre de la justesse de ces remarques, de comparer les peuples de cet âge avec ceux de l'antiquité qu'on dit avoir été les plus libres. Il n'y a pas le moindre doute, par exemple, qu'on n'eût en France, avant la révolution et sous le régime des corporations et des ordres, infiniment plus de vraie liberté qu'on n'en posséda jamais à Sparte ou à Rome dans les plus beaux temps de ces républiques [260] .

[I-346]

§ 5. Cependant, si le régime du privilège était favorable à la liberté, ce n'était que par comparaison avec ceux qui l'avaient précédé; car, envisagé en lui-même, il lui opposait encore d'immenses obstacles.

§ 6. On ne pouvait d'abord, sous ce régime, jouir que très-incomplètement de la liberté qui résulte du progrès de nos facultés industrielles et productives. Il ne comportait pas le plein développement de ces facultés; il le rendait au contraire impossible, et il retenait les arts et les sciences dans un véritable état d'imperfection, comparativement du moins à ce qu'ils peuvent devenir dans un ordre de choses plus naturel et plus raisonnable.

Le trait caractéristique de cet état social, c'était que la profession de chacun était déterminée par sa naissance. On était ce qu'on était né; on faisait [I-347] ce qu'avaient fait ses ancêtres [261] . Il n'était pas absolument impossible de changer d'état; mais cela du moins était fort difficile: la tendance la plus énergique de toute corporation était de repousser les étrangers de son sein, et de réserver pour les siens la place vacante.

L'emploi des forces humaines, dans cet état, se trouvait donc déterminé par une circonstance absolument étrangère à la véritable vocation des hommes, Tel était avocat, que la nature avait fait médecin; tel autre maçon, qu'elle avait destiné à être statuaire. Ce n'était en quelque sorte que par hasard que l'on était à sa place. Une multitude de capacités se trouvaient détournées de leur véritable application. De là une immense déperdition de forces, et par conséquent un très-grand retard mis aux progrès de l'humanité.

Tandis qu'une masse de forces considérable était mal employée, une masse encore plus grande peut-être se trouvait perdue faute d'emploi. C'était la suite toute naturelle de la tendance des corps à se réduire, à diminuer dans chaque carrière le nombre [I-348] des compétiteurs. Il résultait de là qu'une multitude d'hommes, surtout dans les rangs inférieurs de la société, restaient toute leur vie sans profession, et languissaient dans un état misérable, où leurs facultés ne pouvaient prendre aucun essor. Il y avait donc encore, sous ce rapport, perte de talens, de capacités, de forces, d'où résultait visiblement un nouveau retard dans le progrès des facultés de l'espèce.

C'était peu de diminuer la masse des hommes actifs; c'était peu d'empêcher que les hommes occupés le fussent de la chose à laquelle ils auraient eu le plus d'aptitude; le système des corporations avait encore pour effet d'empêcher que dans l'état qu'on exerçait on fît tout ce qu'on eût été capable de faire. Je ne dirai pas qu'il détruisît entièrement l'émulation; mais qui pourrait nier qu'il ne l'amortît d'une manière sensible. S'il est vrai que, plus on a de rivaux dans une profession, plus il faut travailler, s'évertuer pour obtenir la préférence; il est clair qu'un système qui délivrait de beaucoup de concurrens dispensait, par cela même, de beaucoup d'efforts, et devait laisser beaucoup de forces inactives. C'était donc, de la part de ce système, une nouvelle manière de diminuer les travaux de toute espèce, et, par conséquent, de retarder les progrès de la culture et de la liberté.

Avant d'arriver à la maîtrise, dans toute profession, [I-349] il fallait dépenser infructueusement un temps et des sommes considérables. Quand on y était parvenu, il fallait en dépenser encore davantage pour défendre contre toute usurpation le privilège qu'on avait acquis. Enfin, comme tout privilège était une injustice criante, et qui ne pouvait se maintenir d'elle-même, il fallait, pour en jouir sans trouble, avoir l'appui de l'autorité, et l'autorité faisait payer cher cet appui. C'était donc encore une masse considérable de capitaux, de temps, d'activité, qui était dérobée au travail utile, et dépensée, non-seulement sans fruit, mais d'une manière très-préjudiciable au progrès des facultés et de la liberté.

J'ai dit que les privilèges affaiblissaient l'émulation; ce n'est point assez: sous un certain rapport, ils rendaient les progrès impossibles. Toute découverte relative à un art, faite hors de la communauté qui en avait le monopole, restait sans application la communauté ne souffrait pas que l'inventeur en profitât à son préjudice [262] ; et toute découverte, faite dans le sein même d'une corporation, était également perdue : les membres à qui elle n'appartenait pas, sentant qu'elle ne pouvait que nuire au débit de leurs propres produits, la [I-350] traitaient d'innovation dangereuse, et ne négligeaient rien pour la faire avorter [263] . L'emploi de tout nouveau procédé se trouvait donc comme impossible. Dès lors, on n'avait plus aucun intérêt à rechercher les meilleurs; et, pendant des siècles, les sciences et les arts se traînaient péniblement dans la même ornière.

J'ai parlé des efforts qu'on faisait pour écarter la concurrence des hommes; on n'en faisait pas moins pour se débarrasser de celles des choses. Les communautés travaillaient, à l'envi l'une de l'autre, à répousser de leur territoire les marchandises des forains. Il en résultait que l'action du commerce, comme celle de la fabrication, se trouvait resserrée dans les bornes les plus étroites; que chacun vivait dans l'isolement; que partout on était réduit à sa propre expérience; qu'une découverte faite dans un lieu ne servait de rien au reste de l'humanité, et qu'un bon procédé, pour devenir général, avait besoin en quelque sorte d'être autant de fois inventé qu'il y avait de peuples qui s'entouraient de barrières, et qui, en repoussant les produits de l'étranger, s'ôtaient la ressource si précieuse et si commode de l'imitation.

[I-351]

Je ne finirais point si je voulais montrer de combien de manières le système des privilèges nuisait au développement de l'intelligence et de l'industrie. Les faits, à cet égard, en disent plus que tous les raisonnemens ; les faits montrent avec évidence que, partout où l'on a pu discuter et travailler šans contrainte, les sciences et les arts ont fait de rapides progrès; tandis qu'ils sont restés plus ou moins stationnaires partout où quelques hommes ont eu le monopole des doctrines et de l'industrie. Le gros de la population est fort ignorant en Espagne, où le clergé a depuis plusieurs siècles une juridiction illimitée sur les travaux de l'esprit ; l'instruction est plus commune en France, où ces travaux ont joui d'une latitude plus grande; et beaucoup plus commune en Angleterre, où, depuis long-temps, ils ne sont plus sujets à aucun obstacle préventif. On a vu en Angleterre les villes qui avaient des corps de métiers croître d'une manière beaucoup moins prompte que celles qui n'en avaient pas. Yorck, Bristol, Cantorbéry, soumis au régime des corporations, ont perdu, observe M. Say, le rang qu'ils tenaient anciennement ; et, sous le rapport des richesses et de la population, ils ne viennent plus que fort après les villes de Manchester, de Birmingham et de Liverpool, qui n'étaient que des bourgades, il y a deux siècles, mais qui avaient l'avantage de ne point avoir de corps [I-352] de métiers [264] . A Londres, la ville du centre, où l'industrie est sujette aux réglemens, a diminué de population, tandis que les faubourgs, où elle est libre, ont envahi la moitié du comté de Midlesex, et s'étendent chaque jour davantage [265] . On sait qu'à Paris, sous l'ancien régime, l'industrie était incomparablement plus avancée dans la partie de la ville où elle n'était point gênée que dans celle où elle se trouvait sous le joug des maîtrises [266] Il n'y aurait enfin aucune exagération à dire que l'industrie, malgré les troubles et les guerres de la révolution, a plus fait de progrès en France, dans les trente-cinq ans qui se sont écoulés depuis l'abolition des privilèges, qu'elle n'en avait fait, en plusieurs siècles, sous l'ancienne monarchie.

§ 7. Si le régime des privilèges nuisait aux progrès des arts, il n'était pas moins contraire à celui [I-353] des mœurs, et la liberté, sous ce rapport, en recevait encore de graves atteintes. Les mœurs sans doute avaient beaucoup gagné à l'abolition de l'esclavage; mais combien n'avaient-elles pas encore à souffrir des privilèges des ordres et des corporations? Sans rappeler tel de ces privilèges, qui, dans des temps reculés, avait fait, en certains cas, pour certains hommes, un droit du viol et de l'adultère, il en subsistait encore de fort corrupteurs. Tel était notamment le privilège des hautes classes de conserver la noblesse dans l'oisiveté, ou plutôt le privilège qui faisait, pour elles, de l'oisiveté une condition de la noblesse [267] ; tel, le privilège de [I-354] ces aînés de famille, que leur titre dispensait, pour être riches, de toutes les qualités nécessaires pour acquérir une fortune, et que leur position particulière appelait souvent à dépenser follement et licencieusement celle qu'ils avaient; tel, le privilège de ces propriétaires de biens substitués, qui pouvaient s'abîmer de dettes sans courir le risque de grever ces biens, et d'appauvrir ceux qui devaient en hériter; tel encore, le privilège de ces hommes de cour qui, visant à accroître leur fortune, pouvaient commencer par la dissiper, assurés qu'ils étaient de rattraper par des dons et des graces encore plus de biens qu'ils n'en détruisaient par leurs profusions [268] .

Mais, outre que certains privilèges tendaient immédiatement à corrompre les mœurs, ils y tendaient tous d'une manière plus éloignée, en s'opposant, comme je l'ai dit, au développement du travail, de la richesse et des lumières. Tout ce qui met obstacle aux progrès de l'instruction nuit essentiellement à la morale, qui est le fruit du bon [I-355] sens autant que des bons sentimens; tout ce qui s'oppose aux progrès de la richesse nuit également aux bonnes mœurs, qui viennent à la suite de l'aisance, au lieu que le dénuement et la misère marchent presque toujours escortés de la dépravation. La morale enfin est directement attaquée par tout ce qui gêne le travail, puisque l'oisiveté est mère du vice, et qu'à l'indigent qu'on empêche de travailler il ne reste que le vol ou la mendicité pour ressource [269] .

Si l'on veut juger à quel point la morale souffrait du régime des privilèges, il n'y a qu'à considérer le nombre de personnes qu'il dispensait de toute honnête occupation dans les rangs élevés de la société, et le nombre encore plus grand de celles à qui il interdisait toute industrie dans les conditions inférieures; il n'y a qu'à regarder un peu tout ce qu'il [I-356] faisait naître dans le monde de dissipateurs, d'intrigans, d'oisifs, de valets, de mendians.

Ajoutez que ce système ne dépravait pas seulement les hommes des dernières et des premières classes, mais encore, bien qu'à un moindre degré, ceux de l'ordre intermédiaire des citoyens. Il y avait en effet dans leur prospérité quelque chose de violent et d'illégitime; elle n'était pas seulement le fruit du travail, elle était aussi celui du monopole, et une partie de leurs profits venait toujours de ce qu'ils pouvaient réduire, d'autorité, le nombre de leurs concurrens. C'était même à écarter les rivaux, beaucoup plus qu'à les surpasser en mérite, qu'était dirigée leur activité, et leur esprit, dans ce système, était continuellement préoccupé d'idées injustes et tyranniques.

§ 10. Enfin, tandis que le même régime pervertissait ainsi les mœurs, il troublait violemment [I-357] la paix, il mettait de toutes parts les hommes aux prises, et c'était surtout par là qu'il était funeste à la liberté.

Je l'ai déjà dit, depuis les plus petites communautés jusqu'aux plus vastes États, il n'était pas une agrégation qui n'exerçât en dehors d'elle quelque genre de despotisme; mais il n'en était pas une, en revanche, qui ne souffrît une multitude d'oppressions. Si chacun faisait la loi, chacun, à son tour, la subissait. Tel ordre d'artisans demandait-il le monopole de tel genre de fabrication? tous élevaient des prétentions analogues; et, pour vouloir accaparer une industrie, on se faisait interdire toutes les autres. Telle classe de marchands voulait-elle avoir le privilège de telle branche de commerce? toutes prétendaient rendre leur commerce privilégié; et, pour faire plus de bénéfices dans ses ventes, on s'exposait à être surfait dans tous ses achats : c'était une société de fripons dans laquelle tout le monde était plus ou moins dupe. Repoussiez-vous les marchandises des forains? tous les forains repoussaient vos marchandises? Vous refusiez de souffrir la concurrence des étrangers? nul étranger ne voulait souffrir votre concurrence. Non-seulement, dans ce système, les hommes placés hors des corps qui avaient accaparé les divers modes d'activité et d'industrie se trouvaient injustement dépouillés de l'usage innocent de leurs [I-358] facultés, mais, entre les accapareurs même, il n'y avait que vengeances et que représailles, qu'injustices souffertes pour des injustices exercées : c'était un véritable état de guerre, et de guerre universelle.

A la vérité, cette guerre n'entraînait pas partout l'effusion du sang. Les petites corporations, au sein de chaque peuple, étaient ordinairement contenues par l'ascendant des grands corps entre les mains de qui résidait la puissance publique. Mais si les rivalités des basses corporations se manifestaient rarement par des meurtres, elles ne cessaient d'éclater en procès, et la violence mutuelle qu'elles se faisaient par leurs droits exclusifs était perpétuellement aggravée par des démêlés judiciaires. On a vu des communautés plaider, durant des siècles entiers, contre d'autres communautés : les tailleurs, par exemple, contre les fripiers, pour établir la ligne de démarcation entre un habit tout fait et un vieil habit; les cordonniers contre les savetiers, pour ôter à ceux-ci le droit de faire . leurs souliers et ceux de leurs enfans et de leurs femmes [270] . Les communautés de Paris, suivant un habile financier, dépensaient près d'un million tous les ans en frais de procédure [271] .

[I-359]

Et ce n'était pas seulement ainsi que se combattaient les corps inférieurs. Chacun voulait avoir la grande corporation des gouvernans pour auxiliaire, et s'efforçait de la rendre complice de l'iniquité de ses prétentions. On allait effrontément la supplier de prohiber telle industrie dont on redoutait la concurrence; on ne demandait pas mieux que de recevoir d'elle des chaînes, que de lui payer des tributs, pourvu qu'elle daignât concéder de tyranniques privilèges. On s'épuisait en frais, en sollicitations, en prières, et toutes ces bassesses, on les commettait pour obtenir le droit d'être injuste : et omnia serviliter pro dominatione.

« Lorsqu'on commença à fabriquer des cotonnades en France, dit M. Say, le commerce tout entier des villes d'Amiens, de Reims, de Beauvais, se mit en réclamation, et représenta l'industrie de ces villes comme détruite... Ce fut bien pis quand la mode des toiles peintes vint à s'introduire : toutes les chambres de commerce se mirent en mouvement. De toutes parts il y eut des convocations, des délibérations, et beaucoup d'argent répandu. Rouen peignit à son tour la misère qui allait assiéger ses portes, les femmes, les vieillards, les enfans, dans la désolation, les terres les mieux cultivées du royaume restant en friche, et cette belle et riche province devenant un désert. La ville de [I-360] Tours fit voir les députés de tout le royaume dans les gémissemens, et prédit une commotion qui occasionerait une convulsion dans le gouvernement politique. Lyon ne voulut pas se taire sur un projet qui répandait la terreur dans toutes les fabriques. Paris ne s'était jamais présenté au pied du trône, que le commerce arrosait de ses larmes, pour une affaire aussi importante. Amiens regarda la permission des toiles peintes comme le tombeau dans lequel toutes les manufactures du royaume devaient être anéanties. Son mémoire, délibéré au bureau des marchands des trois corps réunis, était ainsi terminé : « Au reste il suffit, pour proscrire à jamais l'usage des toiles peintes, que tout le royaume frémit d'horreur quand il entend annoncer qu'elles vont être permises: vox populi, vox Dei [272] . »

Ces réclamations, dans lesquelles la sottise le disputait à l'iniquité [273] , ces demandes odieuses [I-361] et sans cesse renouvelées de privilèges pour soi et d'interdictions pour les autres, n'étaient pas toujours écoutées; mais on sent quel ascendant elles devaient donner à l'autorité sur les professions qui les faisaient entendre; on sent combien il devait être aisé d'asservir, de rendre tributaires des corps qui demandaient sans cesse à faire échange de la liberté contre la domination: aussi, en leur accordant des droits abusifs, ne leur épargnait-on ni les charges, ni les réglemens, ni les maîtres. Chaque corporation, déjà opprimée par les privilèges de ses rivales, encore opprimée par les procès qu'elle avait à soutenir pour la défense de ses privilèges particuliers, l'était d'une troisième, d'une quatrième, d'une cinquième manière par les taxes qu'on lui faisait payer, par les entraves auxquelles elle était soumise, par l'abus que ses membres en dignité faisaient d'un pouvoir déjà vexatoire de sa nature, enfin par la domination que le gouvernement exerçait sur elles en dominant les chefs qu'il lui avait donnés.

Si les privilèges des corps d'industrie et de commerce n'amenaient ordinairement que des procès, ceux des ordres supérieurs provoquaient des dissensions beaucoup plus graves. Ce que ces ordres avaient à souffrir du système général des corporations n'était rien en comparaison de ce qu'ils en retiraient d'avantages. Leur part, dans cette [I-362] distribution de tyrannies de toute espèce, était manifestement la meilleure. Ils recevaient bien, sans doute, quelque dommage des privilèges des ordres inférieurs; mais le tort que chaque communauté pouvait leur faire, à la faveur du monopole dont elle jouissait, était amplement compensé par tout ce qu'ils retiraient de l'ordre établi, en droits seigneuriaux, en immunités pécuniaires, en honneurs, en traitemens, en pensions, en gratifications, en graces de cour de toute espèce. Aussi, dans l'impuissance de rétablir leur ancienne domination, étaient-ils grandement partisans d'un système qui, confinant pour ainsi dire tous les citoyens des ordres inférieurs et secondaires dans l'exercice des professions privées, leur livrait par cela même le monopole du service public et de tout ce qu'il donnait de richesse et de lustre.

Mais plus les privilèges des ordres supérieurs étaient grands, et plus la jalousie qu'ils excitaient était violente. Le clergé, la noblesse, la judicature, étaient l'objet de l'universelle animadversion des corporations inférieures. Ces corporations, dans lesquelles on jouissait sans scrupule de droits extrêmement odieux, ne pouvaient souffrir qu'au-dessus d'elles on en eût de plus considérables et de plus odieux encore; et telle communauté d'artisans ou de marchands, telle compagnie de lettrés ou de légistes, qui auraient accaparé volontiers tout ce qu'il [I-363] y avait au monde de procès, de savoir, d'industrie, de commerce, frémissaient d'indignation en voyant une classe d'hommes appelés nobles prétendre, de leur côté, au monopole de certaines places, à l'exemption de certains impôts, etc. On sait assez, sans que je le dise, ce que les rivalités de la noblesse et du tiers-état ont produit de troubles et de dissensions dans la plupart des contrées de l'Europe, et tout ce que ces ordres, dans leurs querelles, se sont mutuellement fait souffrir de violences et d'oppressions. Le régime sous lequel ils vivaient était donc pour chacun d'eux une source féconde de maux et de servitudes.

Ce régime, qu'on a présenté comme une source d'ordre, parce que les hommes y étaient arrangés avec une sorte de symétrie, n'avait donc tout au plus de l'ordre que les apparences, et recélait, en réalité, une profonde anarchie. Depuis la base du système jusqu'à son sommet, tout le monde y était en état d'hostilité; et c'est précisément dans ce qu'on représente comme un principe de paix qu'était le germe de cette universelle discorde. C'est parce que d'avance la place de chacun y était arrêtée, que nul n'y était content de sa place; il divisait les hommes, parce qu'il les classait arbitrairement; il les excitait à se jalouser, parce que le bien-être y était le fruit de la faveur, et non du mérite; il rendait, à tous les étages, les rangs [I-364] inférieurs ennemis des supérieurs, parce qu'il donnait partout aux supérieurs le moyen d'être injustes envers les subalternes.

Enfin, tandis que ce régime entretenait ainsi la division parmi tous les ordres de la société, entre la classe ouvrière et le corps des maîtres, entre les corporations et les corporations, entre les ordres inférieurs et les classes supérieures, il était surtout une cause de guerres de nation à nation. Personne n'ignore le rôle que les jalousies commerciales ont joué, depuis trois siècles, dans les guerres de l'Europe, et les maux horribles que les peuples de ce quartier du globe se sont faits pour s'exclure mutuellement des champs du commerce et de l'industrie, pour accaparer, chacun de leur côté, toute l'activité industrielle et commerciale. Il y a eu pour cela, on le sait bien, des millions d'hommes égorgés, des fleuves de sang répandu.

Le système des ordres et des corporations, très-préférable à celui de l'esclavage, était donc encore, sous beaucoup de rapports, excessivement contraire à la liberté. Il s'opposait au plein développement de l'industrie, de la richesse et des lumières; il entretenait une profonde corruption dans les mœurs; il fomentait violemment la guerre civile et la guerre extérieure... Hâtons-nous d'avancer vers un meilleur état.

 


 

[I-365]

CHAPITRE X.
Liberté compatible avec la vie des peuples chez qui nulle classe n'a plus de privilèges, mais où une portion considérable de la société est emportée vers la recherche des places.

§ 1. Une grande révolution, opérée en France il y a quarante ans, y détruisit, à peu près radicalement, l'ordre social que je viens de décrire. Toutes les distinctions d'ordre furent effacées, toutes les hiérarchies artificielles abolies, toutes les influences subreptices annulées, toutes les corporations oppressives dissoutes.

Il ne faut pourtant pas dire, comme on l'a fait si souvent et si faussement, que l'on passa le niveau sur les têtes. Il ne fut sûrement pas décidé que les hommes de six pieds n'en auraient que cinq, que la vertu serait abaissée au niveau du vice, que la sottise aurait sa place à côté du génie, que l'ignorance et le dénuement obtiendraient dans la société le même ascendant que la richesse et les lumières: bien loin de chercher à détruire les inégalités naturelles, on voulut, au contraire, les faire ressortir en ôtant les inégalités factices qui les empêchaient de se produire.

C'étaient les hommes du régime précédent, [I-366] c'étaient les apôtres du privilège, qui avaient été de vrais niveleurs. Dans leurs classifications arbitraires et immuables, ils ne tenaient aucun compte des prééminences réelles, et ils voulaient que l'on fût grand ou petit, bon ou mauvais, habile ou sot, par droit de naissance. C'est contre cette égalisation absurde et forcée que fut dirigée la révolution : elle brisa le niveau que des mains oppressives tenaient abaissé sur les masses; et, sans prétendre assigner de rang personne, elle voulut que chacun pût devenir tout ce que légitimement il pourrait être, et ne fût jamais dans le droit ce qu'il serait dans la réalité.

Le moyen qu'elle prit pour arriver à ce but était simple : il fut décidé tout uniment que nul ne pourrait être gêné dans l'usage inoffensif de ses facultés naturelles; que toutes les carrières paisibles seraient ouvertes à toutes les activités; que toutes les professions, tous les travaux, tous les services légitimes seraient livrés à la concurrence universelle. C'est en cela que consistait le nouvel ordre social qu'elle proclama [274] .

§ 2. Que la liberté existât virtuellement au fond [I-367] d'un tel ordre de choses, c'est ce qui ne paraît pas pouvoir être mis en doute. Cet ordre nouveau permettait, en quelque sorte, aux facultés humaines de prendre un développement illimité; i assurait le progrès des mœurs, par cela même qu'il assurait celui des lumières et du bien-être ; il excluait enfin toute violence. Mais en même temps il froissait trop d'intérêts illégitimes pour qu'il pût aisément s'établir; et, d'ailleurs, il y avait dans les mœurs publiques une passion, parmi beaucoup d'autres, qui seule aurait suffi pour l'empêcher de se fonder, quand même il n'aurait pas rencontré dans celles qu'il comprimait une aussi grande résistance. Je veux parler de l'amour des places et de cette tendance presque universelle qu'on avait contractée de chercher l'illustration et la fortune dans le service public.

[I-368]

Que le public eût considéré le gouvernement, la police du pays, son administration, sa défense, comme une chose qui intéressait les citoyens, qui les regardait tous et sur laquelle il importait qu'ils eussent tous les yeux ouverts; qu'il l'eût envisagé comme une entreprise d'intérêt public, qu'il fallait adjuger aux plus dignes et aux meilleures conditions possibles, comme tous les travaux publics, ce n'est pas là qu'eût été le mal, et ce n'est pas la chose que je signale.

Mais, en pensant qu'en effet on devait, sans nulle distinction de naissance, adjuger le service public aux meilleurs citoyens et aux conditions les meilleures pour la société, chacun songeait un peu à y prendre une part directe et aux meilleures conditions pour soi; chacun, à l'imitation des classes qu'on en avait dépouillées, était assez disposé à l'envisager comme une ressource; chacun voulait y puiser quelque chose de la richesse et du lustre qu'il avait toujours répandus sur ses possesseurs. Toutes les professions étaient déclarées libres; mais c'était vers celle-là, de préférence, que se dirigeait l'activité; la tendance des idées et des mœurs était d'en faire en quelque sorte un moyen général d'existence, une carrière immense, ouverte à toutes les ambitions. Or, c'était cette tendance qui seule aurait suffi pour dénaturer le nouvel ordre social, quand toutes les passions de l'ancien [I-369] régime ne se seraient pas liguées pour le détruire [275] .

§ 3. On sait d'où était venue cette disposition. Quoique les classes laborieuses eussent acquis diverses sortes de privilèges, la position sociale des classes gouvernantes était restée, comme je l'ai dit, incomparablement la meilleure. Leurs professions étaient celles qui conduisaient le plus sûrement et le plus rapidement à la fortune; elles étaient les seules, d'ailleurs, qui donnassent l'illustration. L'industrie, en passant dans le domaine royal, n'avait pas cessé d'être roturière : c'était déroger que de faire le commerce; il n'y avait de nobles que les travaux de service public. Ainsi l'avaient décidé les classes qui s'en étaient réservé le monopole; et, à cet égard comme à beaucoup d'autres, [I-370] c'était d'elles encore que le public recevait ses idées. Il y avait donc toute raison pour qu'on préférât le pouvoir à l'industrie : aussi la tendance avait-elle été, de tout temps, d'abandonner les professions privées pour l'exercice des fonctions publiques. Les classes laborieuses n'étaient pas encore assez avancées pour comprendre que la dignité véritable n'est pas tant dans la profession qu'on exerce que dans ce qu'on y apporte de lumières et de sentimens élevés; elles ne voyaient de gloire qu'à se rapprocher des classes dominatrices, qu'à leur appartenir, qu'à participer à leurs privilèges; il était fort peu d'hommes, parmi elles, qui ne fussent prêts à troquer contre un titre, un brevet, un emploi public, la fortune qu'ils avaient péniblement acquise dans l'exercice des professions privées; on, allait de toutes parts au-devant de ces sortes d'échanges, et le pouvoir avait beau multiplier les offices, il ne suffisait qu'à grand'peine à l'empressement des solliciteurs : « Le roi, disait Colbert, ne peut pas créer une charge, que Dieu, tout aussitôt, ne crée un sot pour l'acheter. ».

« Où l'abus des places s'est-il étendu plus loin qu'aujourd'hui en France? écrivait le marquis d'Argenson, il y a près d'un siècle. Tout y est emploi, tout s'en honore, et tout vit des deniers publics. Gens de finance et de robe, administrateurs, [I-371] politiques, gens de cour, militaires, tout prétend satisfaire son luxe par des emplois, et des emplois très-lucratifs. Les jeunes gens ne savent que faire s'ils n'ont pas de charge. Il faut donc que tout le monde se mêle d'administration: par-là l'État est perdu. Chacun veut dominer le public, rendre service, dit-on, au public, et personne ne veut être de ce public. Les abus sensibles de cette vermine augmentent chaque jour, et tout dépérit [276] . »

Le marquis d'Argenson faisait ces remarques en 1735, quelques années après qu'il fut appelé au ministère. Depuis, l'abus dont il se plaignait ne fit que croître. A mesure que le tiers-état devint plus puissant et plus riche, les fonctions publiques furent plus convoitées, et chaque jour on conçut plus d'aversion et de jalousie contre les privilèges des classes qui en faisaient le monopole.

§ 4. On conçoit donc avec quelle impétuosité la multitude dut se porter vers le pouvoir, lorsque la révolution vint renverser les barrières qui en défendaient l'approche au grand nombre, et le déclarer accessible à tous [277] . Il était odieux, il était [I-372] criant que quelques familles eussent joui seules jusqu'alors de ses avantages. La justice voulait que tout le monde y eût part; et au lieu de le considérer, ainsi que le prescrivait la raison, comme une chose indispensable sans doute, mais naturellement onéreuse, et à laquelle il était désirable que la société n'eût à appliquer que le moins possible de son temps, de son activité et de ses ressources, on fut réduit à l'envisager comme une source commune de bénéfices, où chacun devait pouvoir aller puiser, et d'où en effet un nombre immense de personnes voulurent bientôt tirer leur subsistance [278] .

« Du sein du désordre et de l'anarchie, dit un publiciste, on vit sortir une nuée de petits [I-373] administrateurs despotes, couverts de l'encre et de la poussière des dossiers, la plume sur l'oreille, le considérant à la bouche. Cette armée dressa ses bureaux en manière de tente sur toute la surface de la France. C'est à tort qu'on en attribue la création à Napoléon; lorsqu'il parut, elle était déjà en pleine activité... Mais Napoléon n'eut garde de détruire un ordre de choses qui servait merveilleusement la centralisation du pouvoir, et paralysait toutes les indépendances particulières [279] . »

Bien loin de combattre les passions ambitieuses et cupides, le chef du gouvernement s'appliqua à les enflammer; il en fit son principal moyen d'élévation et de fortune; il agit constamment comme si la nation, en proclamant l'égale admissibilité de tous les citoyens à tous les emplois, n'avait voulu qu'étendre à tous le droit de tirer sa fortune du public, qui avait été précédemment le patrimoine d'une classe. Il est vrai qu'on n'était que trop disposé à sentir ainsi l'égalité. On l'a encore été davantage après la chute de l'empire. Nous avons vu le plus libéral de nos ministères, le ministère de 1819, entreprendre de justifier l'énormité des dépenses publiques, en disant que l'égalité politique devait nécessairement enchérir le gouvernement. [280] [I-374] Nous avons vu les écrivains les plus recommandables excuser et presque défendre la disposition du public à prospérer par l'industrie des places. Qu'importe, après tout, semblaient-ils dire, que le personnel du gouvernement soit plus ou moins nombreux, que son action s'exerce avec plus ou moins d'intensité et d'étendue, que ses dépenses soient plus ou moins considérables, si d'ailleurs il est conforme à l'esprit de la société, si sa conduite est droite et dirigée au bien public?

« La véritable économie ne se laisse pas toujours réduire en chiffres. Il y en a beaucoup à élire ses députés, à discuter ses lois, à jouir de la sûreté des personnes et des biens, de la liberté de la presse, lors même que la machine qui procure ces avantages coûte fort cher [281] . »

§ 5. Les objections se présentent en foule contre cette doctrine. Je vais m'attacher à une seule qui les renferme toutes. Il y a économie, dit-on, à dépenser beaucoup en frais de gouvernement, si l'on obtient, à la faveur de cette dépense, la sûreté [I-375] des personnes et des biens, la liberté de l'industrie et de la pensée. Mais la question est justement de savoir si, lorsqu'un gouvernement coûte fort cher, il peut procurer ces avantages; s'il n'est pas contradictoire de vouloir à la fois être libre, et dépenser beaucoup en frais de gouvernement. C'est ce que ne se demandent pas les honorables publicistes dont je parle, et c'est pourtant ce qu'il serait essentiel d'examiner. C'est aussi la recherche que je vais faire. Mon objet ici est de savoir quelle est la liberté dont peut jouir un peuple qui a aboli tout privilège, déclaré toute profession libre, mais dont l'activité reste particulièrement tournée vers l'exercice du pouvoir, qui dépense en frais d'administration et de gouvernement une portion très-considérable de son temps, de ses capitaux, de son intelligence, de ses forces.

§ 6. J'accorderai volontiers que cette nouvelle manière d'être comporte plus de liberté que celle qui a été décrite dans mon dernier chapitre. Par cela seul que toutes les distinctions de caste y sont abolies, que nulle corporation n'y fait le monopole d'aucune sorte de travaux, que toutes les professions y sont livrées à la concurrence; il est aisé d'apercevoir que les facultés humaines y y doivent prendre plus d'essor, que les mœurs y doivent devenir plus pures, qu'elles y doivent être moins [I-376] violentes; que par conséquent il y doit avoir, de toute manière, plus de liberté.

L'état de la France depuis le commencement de la révolution offre de ceci des preuves éclatantes. Ce qu'elle a gagné en industrie, en lumières, en richesses, par le seul fait de l'abolition des corporations et des privilèges, et malgré les obstacles qu'ont mis à ses progrès la passion des places et le régime dispendieux et oppressif qu'il est dans la nature de cette passion de faire naître, est véritablement incalculable. Elle a donc fait, sous ce premier rapport, de grands progrès en puissance et en liberté.

En même temps que ses habitans ont acquis plus de lumières et de bien-être, ils ont pris de meilleures mœurs. C'est un fait que tout observateur impartial sera disposé à reconnaître. Il n'est pas d'homme de bonne foi qui, ayant vu les Français sous l'ancien régime, et les comparant à ce qu'ils sont devenus depuis la révolution, ne convienne qu'ils sont aujourd'hui plus occupés, plus actifs, plus soigneux de leurs affaires, mieux réglés dans leurs dépenses, moins livrés au libertinage, au faste, à la dissipation, plus capables, en un mot, de faire, par rapport à eux-mêmes, un usage judicieux et moral de leurs facultés. Ils sont donc encore, sous ce rapport, devenus beaucoup plus libres.

[I-377]

Enfin, ils sont devenus plus libres aussi parce qu'ils se sont fait réciproquement moins de violence, parce que des uns aux autres ils ont usé plus équitablement de leurs facultés. Il n'a plus été au pouvoir d'un homme d'empêcher qu'un autre ne pût gagner honnêtement sa vie. Nul n'a élevé la prétention de faire exclusivement ce qui ne nuisait à personne, et ce qui, par cela même, devait être permis à tous. Ce que ce changement a fait tomber d'entraves; ce qu'il a fait cesser d'oppositions, de haines, de rivalités, de procès, de guerres intestines; ce que, par cela même, il a mis de facilité et de liberté dans les actions individuelles et dans les relations sociales ne pourrait être que très-difficilement et très-imparfaitement apprécié.

Je pourrais, si je voulais insister, donner de la vérité de ces résultats des preuves de détail innombrables. Mais d'abord les progrès de notre puissance industrielle sont si patens, que nul ne songe à les contester; et, quant à ceux de nos mœurs, sont-ils moins évidens parce qu'on est plus disposé à les mettre en doute? Il est des traits auxquels on les reconnaît aisément. Que sont devenus tous ces poètes licencieux qui faisaient autrefois les délices de la meilleure compagnie ? Pourquoi les Boufflers, les Parny, les Bertin, les Gentil-Bernard, les Piron, n'ont-ils pas un successeur dans nos jeunes poètes? c'est que le libertinage n'est [I-378] plus de bon ton. Les liens de famille sont plus forts, plus respectés : il n'est plus plaisant de porter le désordre dans un ménage; on rit moins des maris trompés; on méprise davantage les suborneurs : qui cherche aujourd'hui à passer pour un homme à bonnes fortunes? D'une autre part, les dépenses sont plus sensées : si l'on n'a pas encore une probité politique bien sévère, si l'on n'est pas très-délicat sur les moyens de tirer de l'argent du public, du moins dissipe-t-on moins follement celui qu'on tui vole. Tout possesseur de sinécures songe à économiser; les courtisans font des épargnes; on ne bâtit plus de grands châteaux'; on démolit beaucoup de ceux qui restaient. Les grands seigneurs ne traînent plus à leur suite cette nombreuse valetaille, qui débauchait par passe-temps les paysannes de leurs terres et des autres lieux où ils passaient. La dépense pour le logement, la table, les vêtemens, le service domestique, est infiniment mieux entendue. Voilà pour ce qui est des habitudes privées. Quant à la morale de relation, les progrès ne sont pas moins manifestes. On est peut-être moins cérémonieux, moins complimenteur; mais on se respecte mutuellement davantage; les hommes de tous les rangs ont plus de valeur. Surtout on méprise et on maltraite moins les classes inférieures: de beaux messieurs ne s'aviseraient pas aujourd'hui de distribuer des coups de [I-379] canne à des cochers de fiacre, comme il était de bel air de le faire, et comme on le faisait impunément, à Paris, avant la révolution. On ne vit plus dans la même familiarité avec son valet de chambre; mais, si on ne le met pas dans le secret de ses faiblesses, on ne le traite pas non plus avec la même dureté. On a cessé également de faire des confidences à ses gens et de les battre : on est beaucoup plus, à tous égards, dans la mesure de la justice et des convenances envers ses inférieurs. En même temps, il y a infiniment moins de distance entre toutes les classes: personne, il y a quarante ans, n'eût osé prendre le costume d'un état supérieur au sien; un notaire n'était pas reçu dans les bonnes maisons; à peine un homme riche admettait-il son médecin à sa table; l'agent de change du trésor royal n'osait se permettre le carrosse, et allait en voiture de place, quoiqu'il fût riche à millions, etc., etc. Tout cela est bien changé. Nous sommes tous vêtus de la même manière; nous recevons tous la même éducation : le fils du prince du sang et celui du riche épicier fréquentent les mêmes écoles, et concourent pour le même prix. Aucune classe, aucune profession n'est tenue dans un état de dégradation systématique ; nous ne distinguons plus les hommes que par le degré de culture. Sans doute l'homme riche ne fait pas sa société du crocheteur, du porte-faix; mais ce n'est [I-380] pas que leur travail lui semble méprisable, c'est que leurs esprits sont différens, c'est qu'ils n'ont pas les mêmes mœurs, le même langage. Il n'est pas d'utile profession qui ne paraisse honorable, exercée par des hommes capables de l'honorer. Il n'est donc pas douteux que, depuis l'abolition de l'ancien régime, depuis la suppression des ordres, des corporations, des privilèges, des monopoles, on n'ait fait, en général, de ses forces un usage plus étendu et mieux réglé, et qu'on ne soit devenu par conséquent beaucoup plus libre.

§ 7. Mais, en même temps, il faut reconnaître que la convoitise des places a beaucoup diminué les effets de cette grande réforme, et en général qu'il y a dans cette passion, surtout lorsqu'elle est devenue très-commune, d'immenses obstacles à la liberté. Commençons par observer le changement qu'elle produit dans l'économie de la société, et l'ordre de choses tout nouveau qu'elle tend à substituer à l'ancien régime des privilèges.

Dans ce nouvel état social, il n'y aura plus de classes, d'ordres, de corporations, de communautés; mais, à la place de ces agrégations diversement privilégiées, la passion que je signale va élever une administration gigantesque qui héritera de tous leurs privilèges; ce qui était affaire de corps deviendra affaire de gouvernement; une [I-381] multitude de pouvoirs et d'établissemens particuliers passeront dans le domaine de l'autorité politique [282] . Cet effet est naturel, il est inévitable, on l'a assez pu voir chez nous. A mesure que les passions ambitieuses ont attiré plus d'hommes vers le pouvoir, le pouvoir a graduellement étendu sa sphère. Il a multiplié non-seulement les emplois, mais les administrations. On compterait difficilement le nombre de régies qu'il a créées pour ouvrir des débouchés à la multitude toujours croissante des hommes zélés, et surtout désintéressés, qui demandaient à se vouer à la chose publique : régie des tabacs, des sels, des jeux, des théâtres, des écoles, du commerce, des manufactures, etc. Il a peu à peu étendu son action à tout; il s'est ingéré dans tous les travaux avec la prétention de les régler et de les conduire. On n'a plus trouvé sur son chemin les syndics des corporations; mais on a eu devant soi les agens de l'autorité. Dans les champs, dans les bois, dans les mines, sur les routes, aux frontières de l'État, aux barrières des villes, sur le seuil de toutes les professions, à l'entrée de [I-382] toutes les carrières, on les a rencontrés partout.. Le premier effet de la passion des places a été de les multiplier au-delà de toute mesure : cette passion a fait prendre à l'autorité centrale des développemens illimités.

Cet effet en a entraîné d'autres. Plus les attributions du pouvoir se sont étendues, et plus les dépenses ont dû s'élever. En même temps que le personnel de toutes les administrations s'est augmenté, les frais de tous les services se sont accrus. Il serait long de considérer ces accroissemens de dépense dans tous leurs détails; mais observons-les dans leur ensemble. C'est sûrement une chose curieuse que de suivre la filiation des lois de finance depuis le commencement de ce siècle, et de voir comment, d'un budget énorme, il est né tous les ans un budget un peu plus colossal. De 1802 à 1807, les dépenses se sont élevées de 500 millions à 720; elles ont été de 772 en 1808, de 788 en 1809, de 795 en 1810; elles ont atteint un milliard en 1811; elles l'ont passé de 30 millions en, 1812, et de 150 millions en 1813. En 1814, la France, rendue à la paix et à ses anciennes limites, n'a pas pu ne pas réduire ses frais de gouvernement; cependant, ces frais sont restés proportionnellement plus considérables, et le budget a toujours continué à suivre son mouvement de progression: de 791 millions en 1815, il a été de 884 en [I-383] 1816, d'un milliard 69 millions en 1817, et a touché à 1,100 millions en 1818. Rendu alors, par le départ des étrangers, à des proportions moins effrayantes, il est pourtant resté beaucoup plus fort qu'il ne l'était avant leur arrivée; et, tandis qu'il ne s'était élevé qu'à 791 millions en 1815, il s'est trouvé de 845 en 1819, de 875 en 1820, de 896 en 1821, de plus de 912 en 1822, et voilà qu'il dépasse encore un milliard; c'est-à-dire que les dépenses sont redevenues aussi fortes qu'elles l'étaient en 1812, lorsque la France mettait l'Europe à contribution, qu'elle était d'un grand tiers plus étendue, qu'elle touchait à Lubeck et à Rome, qu'elle avait six cent mille hommes sous les armes, et qu'elle faisait la guerre sous Cadix et à Moscou [283] .

Où le chapitre des dépenses croît ainsi, on sent [I-384] que celui des voies et moyens resterait difficilement stationnaire. Il n'y aura pas d'expédient dont [I-384] on ne s'avise pour tâcher de soutirer tous les ans au public un peu plus d'argent. Aucune source ne paraîtra assez impure pour qu'on rougisse d'y puiser; aucun impôt, assez immoral pour qu'on craigne de le fonder ou de le maintenir. Toutes les denrées, toutes les industries, toutes les transactions, toutes les jouissances, tous les mouvemens, pour ainsi dire, seront soumis à quelque genre de rétribution. On imaginera de se faire une ressource de l'arriéré, et d'enfler ses dettes pour pouvoir accroître ses dépenses. On percevra, sous divers prétextes, des rétributions qu'aucune loi n'aura autorisées. Le génie de la fiscalité, pour surprendre les revenus du public, revêtira successivement toutes les formes. Non content d'épuiser les revenus, il se mettra, par des emprunts, à attaquer les capitaux, et l'on pourra voir, en peu d'années, croître de plusieurs milliards la dette nationale [284] .

Ce n'est pas tout. A mesure que les passions cupides étendront ainsi les empiétemens et les dépenses, elles voudront, pour se mettre plus à l'aise, [I-386] pervertir toutes les institutions. Plus elles tendront à rendre l'administration fiscale, et plus elles seront intéressées à rendre le gouvernement despotique. On les verra, à chaque nouvelle révolution, à chaque changement de régime, s'efforcer de corrompre ou de fausser tous les pouvoirs, créer des lois d'élection frauduleuses, interdire la discussion aux corps délibérans, ôter la publicité à leurs séances, transformer les jurys en commissions, substituer des juges prévôtaux à la justice régulière, livrer l'élection des conseils généraux et municipaux aux fonctionnaires responsables, que ces conseils doivent surveiller; ne pas se donner de relâche enfin qu'elles n'aient subjugué tous les corps destinés à protéger les citoyens, et ne les aient convertis en instrumens d'oppression et de pillage.

Ajoutons, pour compléter le tableau de ce régime, qu'avec lui et par lui se fortifieront les passions qui l'engendrent, et qui sont les plus propres à le perpétuer. Plus s'agrandit la carrière des places, et plus les places sont avidement recherchées. Il arrive à cet égard ce qui arrive à l'égard de toute branche d'industrie qui vient à ouvrir de nombreux débouchés à l'activité générale : la foule se tourne naturellement de ce côté. Il y a même une raison pour qu'on se porte vers le pouvoir avec plus d'empressement qu'on ne ferait vers [I-387] autre profession. Il faut, pour se pousser dans les voies de l'industrie, des talens et des qualités morales qui sont loin d'être également indispensables dans les voies de l'ambition. Le hasard, l'intrigue, la faveur, disposent d'un grand nombre d'emplois. Dès lors, il n'est plus personne qui ne croie pouvoir en obtenir; le gouvernement devient une loterie dans laquelle chacun se flatte d'avoir un bon lot; il se présente comme une ressource à qui n'en a point d'autre; tous les hommes sans profession prétendent en faire leur métier, et une multitude presque innombrable d'intrigans, de désœuvrés, d'honnêtes et de malhonnêtes gens, se jettent pêle-mêle dans cette carrière, où bientôt il se trouve mille fois plus de bras qu'il n'est possible d'en employer.

Enfin, tandis que ce régime va fomenter dans tous les rangs de la société la cupidité qui l'a fait naître, il détruit partout le désintéressement et le courage qui seraient capables de le réformer. Ne cherchez ici ni esprit public, car il n'y a pas de public; ni esprit de corps, car il n'y a plus de corps; ni indépendance individuelle, car que peuvent être les individus devant le colosse formidable que l'ambition universelle a élevé? De même que tous les corps se sont fondus dans une corporation, toutes les volontés semblent s'être réduites à une seule. Il n'y a de personnalité, d'existence [I-388] propre, que dans l'administration. Hors de là, rien qui vive, qui se sente, qui résiste ni individus, ni corps constitués. N'espérez pas que des pouvoirs élevés, n'allez pas croire qu'un Tribunat, un Corps Législatif, un Sénat, mettent à défendre les intérêts du public le courage que, dans d'autres temps, les corporations les plus faibles et les plus obscures mettaient à garder leurs privilèges particuliers: l'esprit de sollicitation qui a envahi les derniers rangs de la société règne dans les ordres supérieurs avec encore plus d'empire; électeurs, députés, sénateurs, tout est descendu au rôle de client, et les postes les plus éminens ne sont envisagés que comme des positions particulières où l'intrigue a plus de chances de fortune, et où les bassesses sont mieux payées.

Voici donc ce que la passion qui a été de nos jours la plus populaire, la passion des places, tend naturellement à produire : sous le nom d'administration, je ne sais quel corps monstrueux, immense, étendant à tout ses innombrables mains, mettant des entraves à toutes choses, levant d'énormes contributions, pliant par la fraude, la corruption, la violence, tous les pouvoirs politiques à ses desseins, soufflant partout l'esprit d'ambition qui le produit, et l'esprit de servilité qui le conserve..... Il ne s'agit plus que d'examiner ce que, sous l'influence de ce corps et des passions qui [I-389] l'ont créé et qui le font vivre, il est possible d'avoir de liberté ; ce que peuvent être l'industrie, les mœurs, les relations sociales, et, en général, toutes les choses d'où nous savons que dépend l'exercice plus ou moins libre de nos facultés.

§ 8. Je reconnaîtrai de nouveau que l'industrie est ici moins comprimée que sous le régime des privilèges : le pouvoir ne lui oppose pas autant d'entraves que lui en opposaient les corporations; il n'est pas aussi porté à resserrer ses mouvemens, et n'y met pas le même zèle. Cependant que d'obstacles ne trouve-t-elle pas encore dans ce nouvel état!

Observez d'abord que, plus ici l'esprit d'ambition est fort, et plus l'esprit d'industrie y doit demeurer faible. Ces deux esprits ne sauraient animer à la fois la même population. Ils ne diffèrent pas seulement, ils sont contraires : le goût des places exclut les qualités nécessaires au travail. On n'a pas assez remarqué à quel point l'habitude de vivre de traitemens peut détruire en nous toute capacité industrielle. J'ai vu des hommes remplis de talent et d'instruction pratique s'affecter profondément de la perte d'un emploi qui était loin de leur donner ce qu'ils auraient aisément pu gagner par l'exercice d'une profession indépendante. La possibilité de se créer une fortune par un usage [I-390] actif et soutenu de leurs facultés productives ne valait pas, à leurs yeux, le traitement exigu, mais fixe et assuré, qu'ils avaient perdu. Ils ne supportaient pas l'idée d'être chargés d'eux-mêmes, de se trouver responsables de leur existence, d'avoir à faire les efforts nécessaires pour l'assurer; et avec des facultés réelles et puissantes, ils ne savaient de de quoi s'aviser pour subvenir à leurs besoins. Ils étaient comme ces oiseaux élevés dans la captivité, et qui n'ont jamais eu à s'occuper du soin de leur nourriture: si on leur donnait la liberté, ils ne sauraient comment vivre, et seraient exposés à périr au milieu des moissons [285] .

Le goût des places altère donc profondément les facultés industrielles du peuple qui en est infecté. Il détruit en lui l'esprit d'invention et d'entreprise, l'activité, l'émulation, le courage, la patience, tout ce qui constitue l'esprit d'industrie.

[I-391]

Il est, sous ce rapport, d'autant plus nuisible, qu'il domine principalement les classes supérieures, et qu'il prive ainsi les arts utiles du concours des hommes qui pourraient le plus contribuer à leur avancement.

Et il ne leur nuit pas seulement en leur enlevant le secours des classes que leur fortune et leur position sociale mettraient le mieux à même de les servir, il leur fait un tort encore plus grave, peut-être, en ce sens qu'il détourne d'eux une portion beaucoup trop considérable de la population [286] .

Joignez que les hommes dont il les prive sans nécessité ne sont pas seulement annulés, mais rendus nuisibles : leur activité n'est pas uniquement dérobée à l'industrie, elle est dirigée contre elle. Comme les offices nécessaires ne peuvent suffire à les occuper, il en faut créer d'inutiles, de vexatoires, dans lesquels ils ne font que gêner les mouvemens [I-392] de la société, troubler ses travaux et retarder le développement de sa richesse et de ses forces.

C'est peu de leur enlever les hommes, il leur fait perdre aussi les capitaux. Chaque nouvelle création d'emplois entraîne une création correspondante de taxes nouvelles, et l'industrie, déjà privée des services des individus que l'ambition jette sans nécessité dans la carrière des places, est encore obligée de faire les fonds nécessaires pour entretenir ces individus dans leur nouvel emploi.

Notez encore que ces fonds, de même que ces individus, ne sont pas seulement perdus pour l'industrie, mais employés contre elle. Ils servent à gager non des oisifs, non des possesseurs de sinécures (il n'y aurait que moitié mal), mais des hommes à qui on veut faire gagner leur argent, et dont l'activité s'épuise en actes nuisibles; de sorte qu'elle est dépouillée de capitaux considérables, et qui [I-393] contribueraient puissamment à ses progrès, pour voir, en retour, son développement contrarié de mille manières.

Enfin, comme de lui-même un tel ordre aurait quelque peine à se maintenir, il faut, pour le mettre à l'abri de toute réforme, arrêter autant que possible l'essor de la population; détruire en elle toute capacité politique, tout esprit d'association, toute aptitude à faire elle-même ses affaires; empêcher, du mieux qu'on peut, qu'elle n'apprenne à lire, qu'elle ne s'instruise, qu'elle ne parle, qu'elle n'écrive; et l'industrie, déjà très-affaiblie par l'argent qu'on lui prend et les fers qu'on lui donne, se trouve encore privée de ce que l'activité de l'enseignement, celle des débats publics et l'esprit d'association sous toutes ses formes pourraient lui communiquer de force et de liberté.

Je ne prétends point donner ici une idée complète du dommage que cause à l'industrie la fureur des places; il faudrait pour cela connaître la quantité d'hommes qu'elle détourne inutilement de ses travaux, et pouvoir dire en même temps ce que ceux-là mettent d'obstacle à l'activité de tous les autres; il faudrait savoir ce qu'ils leur enlèvent de fonds, ce qu'ils leur imposent de gênes, ce qu'ils leur font souffrir de violences; il faudrait pouvoir estimer le temps qu'ils leur font perdre, les distractions qu'ils leur causent, le découragement [I-394] qu'ils leur inspirent. Tout cela n'est guère susceptible d'évaluation ; mais quand je dirais que, par l'ensemble des lois fiscales et des mesures compressives que la passion que je signale a fait établir en ce pays, la puissance productive de ses habitans a été quelquefois réduite de moitié, je ne sais si je ferais une estimation bien exagérée du sous ce rapport, elle lui cause [287] .

§ 9. Si tel est le tort que cette passion fait aux arts, elle n'est guère moins funeste à la morale. Quand elle n'aurait d'autre effet que de retarder les progrès de la richesse et de l'aisance universelle, [I-395] elle serait déjà un grand obstacle au perfectionnement des mœurs; mais elle va directement à les corrompre, parce qu'elle enseigne de mauvais moyens de s'enrichir. Des citoyens elle fait des courtisans; elle étend les vices de la cour à toute la partie de la société qui a quelque instruction et quelque activité politique; où devrait régner l'industrie elle fomente l'ambition; à l'activité du travail elle fait succéder celle de l'intrigue; un ton obséquieux, des habitudes uniformément ministérielles, se communiquent à tous les rangs de la société : flatter, solliciter, mendier, n'est plus le privilège d'une classe, c'est l'occupation de toutes; plus il y a de gens qui se vouent à ce métier, et plus, pour l'exercer avec fruit, il y faut déployer de savoir-faire: on met de l'émulation dans la bassesse; on s'évertue à s'avilir, à se prostituer. Les mœurs, sous d'autres rapports, ne sont pas meilleures; à la servilité des courtisans on joint leurs habitudes licencieuses, leur goût du faste et de la dissipation; la débauche se propage sous le nom de galanterie; le luxe accompagne la luxure; on est guidé dans ses dépenses, non par ce désir éclairé d'être mieux, c'est-à-dire plus sainement, plus commodément, plus confortablement, qui naît des habitudes laborieuses et qui les encourage, mais par le vain désir de briller, d'en imposer aux yeux: on n'aspire pas à être, mais à paraître. [I-396] Il a été aisé d'observer la plupart de ces effets du temps de l'empire, à cet âge classique de l'ambition, où l'amour des places régnait sans partage, où chacun voulait être quelque chose, et où l'on n'était quelque chose que par les places; où la recherche et l'exploitation des places étaient la principale industrie du pays, la véritable industrie nationale. On a pu voir alors, dis-je, ce que cette industrie peut mettre de frivolité, de corruption, et surtout de servilité dans les habitudes d'un peuple: notre caractère retient encore, à plus d'un égard, les fâcheuses empreintes qu'il reçut en ce temps, et il faudra plus d'une génération pour qu'elles s'effacent.

§ 10. Autant enfin la passion dont j'expose ici les effets peut introduire de dépravation dans les mœurs, autant elle porte de trouble dans les relations sociales. Où domine l'amour des places, les places ont beau se multiplier, le nombre en est très-inférieur à celui des ambitieux qui les convoitent. Dès lors, c'est à qui les aura; aucun parti ne se croit obligé d'y renoncer en faveur d'aucun autre. Bien des gens s'abstiendraient d'y prétendre, si l'on consultait pour les établir l'intérêt du public, qui en veulent leur part, comme tout le monde, du moment qu'elles n'existent que pour satisfaire les ambitions privées.

« Puisque la [I-397] destination du pouvoir est de faire des fortunes, il doit faire la mienne ainsi que la vôtre; s'il n'est qu'une mine à exploiter, pourquoi ne l'exploiterais-je pas aussi bien que vous? Allons, monsieur, vous avez assez rançonné le public; c'est maintenant mon tour; ôtez-vous de là que je m'y mette...; »

et voilà la guerre au sujet des places. L'effet le plus inévitable du vice honteux que je dénonce, surtout quand il est devenu très-général, comme c'est ici mon hypothèse, est de faire naître des partis qui se disputent opiniâtrément le pouvoir; et, comme aucun de ces partis ne le recherche que pour l'exercer à son profit, un autre effet de la même passion est de rendre le public également mécontent de tous les partis qui s'en emparent, et de le disposer à faire cause commune avec tous ceux qui ne l'ont pas, contre tous ceux qui le possèdent.

Enfin la passion des places peut agrandir encore le cercle des discordes qu'elle suscite, et à des luttes intestines faire succéder la guerre extérieure. Mère de gouvernemens despotiques, elle donne aussi naissance à des gouvernemens conquérans : c'est elle qui a détourné notre révolution de sa fin, qui a fait dégénérer en guerres d'invasion une guerre de liberté et d'indépendance, qui a fourni des instrumens à Bonaparte pour la conquête et la spoliation de l'Europe, comme elle lui en fournissait [I-398] pour le pillage et l'asservissement de la France. Il suffit qu'elle élève, en chaque pays, le nombre des ambitieux fort au-dessus de ce qu'il est possible de créer de places, pour qu'elle donne à tout gouvernement qui consent à la satisfaire un intérêt puissant à étendre sa domination, et devienne ainsi, entre les peuples, une cause très-active de dissensions et de guerres.

§ 11. Cette passion est donc également funeste à l'industrie, aux mœurs, à la paix, à tout ce qui facilite, affermit, étend l'exercice de nos forces. Pour apercevoir d'un coup d'œil à quel point elle lui est contraire, il n'y a qu'à considérer ce qu'elle fait perdre annuellement à l'industrie d'hommes et de capitaux ; ce que, par cette dépense énorme et sans cesse renouvelée, elle apporte de retard au développement de nos richesses intellectuelles et matérielles ; ce que le pernicieux emploi qu'elle fait faire de ces moyens ravis à notre culture ajoute encore d'obstacles au développement de nos facultés; comment, en arrêtant le progrès de nos idées en général, elle arrête celui de nos idées morales; comment, en nous forçant à rester pauvres, elle fait que nos goûts demeurent grossiers; quel trouble elle met dans nos relations mutuelles ; combien elle soulève d'ambitions, combien elle fait naître de partis, quel aliment elle fournit à [I-399] leurs haines jalouses, quelles luttes homicides elle provoque entre eux, quelle discorde elle entretient entre les citoyens et la puissance publique, quelle extension enfin elle donne quelquefois aux querelles qu'elle suscite, et comment des dissensions d'un seul pays elle peut faire des guerres européennes, universelles.

§ 12. Il y a deux manières de sortir de l'état social que cette passion a produit parmi nous. La première serait de retourner au régime des privilèges, c'est-à-dire à un état où le droit de s'enrichir par l'exercice de la domination serait, comme autrefois, le privilège d'une classe. La seconde est d'arriver au régime de l'industrie, c'est-à-dire à un état où ce droit ne serait le privilège de personne ; où ni peu ni beaucoup d'hommes ne fonderaient leur fortune sur le pillage du reste de la population; où le travail serait la ressource commune, et le gouvernement un travail public, que la communauté adjugerait, comme tout travail du même genre, à des hommes de son choix, pour un prix raisonnable et loyalement débattu.

Le premier moyen est celui que l'on tente. Depuis 1815, et surtout depuis 1820, il s'agit, non de diminuer le budget, non de défaire les régies fiscales, non de réduire le nombre des emplois, mais de faire que tout cet établissement[I-400] administratif, ouvrage des ambitions de tous les temps et des cupidités de tous les régimes, devienne la propriété exclusive, incommutable, des classes qui tenaient autrefois le pouvoir [288] .

Cette entreprise, dont beaucoup de gens s'alarment pour la liberté, me paraît, à moi, destinée à la servir. Il n'y a pas grande apparence qu'elle soit faite dans son intérêt, et je crois bien qu'à la rigueur nous pouvons nous dispenser de reconnaissance; mais je dis qu'en résultat elle la sert. Déjà, elle a commencé à produire dans nos mœurs une révolution très-salutaire. En refoulant dans la vie privée une multitude d'hommes intelligens, actifs, ardens, que la révolution avait entraînés vers le pouvoir, on a mis ces hommes dans le cas d'apprendre qu'il est quelque chose de plus noble, de plus généreux, de plus moral et même de plus fructueux que la domination : le travail. Il est impossible de ne pas voir que, depuis quelques années, il se fait à cet égard dans nos dispositions un [I-401] changement considérable; que les passions ambitieuses nous travaillent moins; que les titres, les rubans, les sinécures, baissent de valeur dans nos esprits; que les arts utiles, au contraire, prennent à nos yeux plus d'importance; qu'en un mot nous cherchons davantage à prospérer par l'industrie. A mesure que nous nous affermirons dans cette manière de vivre, nous en prendrons davantage les mœurs, nous acquerrons de plus en plus les connaissances qui s'y rapportent, nous nous instruirons surtout du régime politique qu'elle requiert, et après avoir noblement renoncé aux places inutiles, le temps viendra, j'en ai l'espérance, où nous ne voudrons plus les payer. Il me paraît donc évident qu'en faisant effort pour nous ramener au régime des privilèges [289] , on contribue à nous pousser vers le régime de l'industrie, et que ce nouveau mode d'existence est celui où nous conduit l'époque actuelle. Ce mouvement d'esprit public est d'un si haut intérêt qu'on me pardonnera, avant de finir ce chapitre, de m'arrêter un instant encore à le constater et à en montrer le vrai caractère.

Je le répète, la réaction politique qui s'opère depuis dix ans, en France et en Europe, en amène une très-heureuse dans les mœurs. Je ne voudrais [I-402] pour rien au monde approuver l'esprit qui paraît la diriger; je déplore les nombreuses infortunes particulières qu'elle a faites; mais je bénis sincè– rement l'effet général qu'elle produit, effet tellement avantageux qu'il suffit, à mon sens, pour compenser amplement tout le mal que d'ailleurs elle peut faire.

La contre-révolution ne vaincra pas la révolution la révolution est inhérente à la nature humaine; elle n'est que le mouvement qui la pousse à améliorer ses destinées, et ce mouvement est heureusement invincible. Mais la contre-révolution tend à changer le cours de la révolution; d'ambitieuse et de conquérante qu'elle était, elle la rend laborieuse; elle se dirigeait de toutes ses forces vers le pouvoir, elle la contraint à tourner son immense activité vers l'industrie. Il importe de savoir précisément en quoi ce changement consiste.

Sans doute, la pratique des arts, l'étude des sciences, la culture et le perfectionnement de nos facultés ne sont pas des choses nouvelles; mais ce qui est nouveau, c'est la manière dont on commence à envisager tout cela. Autrefois on se livrait bien au travail, mais c'était en vue de la domination; l'industrie n'était qu'un acheminement aux places; la véritable fin, la fin dernière de toute activité, c'était d'arriver aux emplois. Ce n'est pas [I-403] pour cela, si l'on veut, que la révolution a été faite; mais elle a été faite avec cela : l'amour des fonctions publiques y a joué son rôle; et ce rôle n'a pas été petit, si l'on en juge par les résultats ; car ce qu'elle a produit avec le plus d'abondance, ce sont des fonctions et des fonctionnaires : nous l'avons vue inonder l'Europe de soldats, de commis, de douaniers, de directeurs, de préfets, d'intendans, de gouverneurs, de rois.

Il se peut donc bien que jusqu'ici on eût pratiqué les arts; mais je dis que c'était en attendant les places, et comme moyen éloigné d'y parvenir. Le principal effet de la réaction actuelle est de changer cette tendance. Non-seulement la révolution est ramenée au travail par ses défaites, mais elle commence à l'envisager mieux : on n'en fait plus seulement un moyen ; il devient la fin de l'activité sociale; on commence à ne plus rien voir au-delà de l'exercice utile de ses forces et du perfectionnement de ses facultés.

Je sais fort bien que cette tendance est loin d'être générale; toutes les passions qui ont gouverné la société la gouvernent plus ou moins encore. La servitude de la glèbe a conservé des partisans; les privilèges en ont encore davantage, et les sinécures infiniment plus. Mais enfin il n'y a pas moyen de se dissimuler que la tendance à l'industrie devient chaque jour plus forte et plus générale;[I-404] infiniment plus de gens cherchent dans cette voie la fortune, et même l'illustration; on y applique plus de capitaux; on y porte plus de lumières; on y met davantage les sciences positives à contribution; les notions d'économie industrielle se propagent; avec elles se répand la connaissance du régime politique qui convient à l'industrie; enfin ce régime passe de la théorie dans la pratique : c'est d'après ses principes que sont constitués les ÉtatsUnis, c'est d'après ses principes que se constituent les nouvelles républiques américaines, c'est d'après ses principes que la monarchie anglaise réforme ses lois : l'Angleterre lève les prohibitions, diminue les impôts, réduit le nombre des places, fait servir le gouvernement à restreindre l'action du gouvernement, et tend ainsi à se rapprocher du régime de l'Amérique. Or, si ce régime a pu franchir l'Océan, n'y a-t-il pas quelques motifs d'espérer qu'un jour il pourra passer aussi la Manche? N'est-il pas permis de croire que la France qui a fait la révolution, après avoir renoncé aux places inutiles, ne se résignera pas toujours à les payer? Cette France ne voudra sûrement pas que tous ses efforts n'aient abouti qu'à doubler ses impôts, qu'à tripler ses entraves, qu'à lui faire payer quatre fois plus de fonctionnaires [290] . Plus elle se corrigera de toute[I-405] tendance à la domination, et moins elle consentira à rester tributaire d'une classe de dominateurs. Elle deviendra, j'espère, assez forte pour exiger que tout le monde vive, comme elle, par quelque utile travail; et, donnant au pouvoir son vrai titre, celui de service public, il y a lieu de penser que quelque jour elle s'arrangera pour avoir des serviteurs, et non des maîtres.

Je ne crois donc pas me tromper, quand je dis que le monde tend à la vie industrielle, et je me flatte qu'en parlant maintenant de cet état et du degré de liberté qu'il comporte, je n'aurai pas trop l'air de composer une utopie.

 


 

[I-406]

CHAPITRE XI.
Liberté compatible avec la manière de vivre des peuples purement industrieux.

§ 1. Le mot industrie est une traduction à peu près littérale du mot latin INDUSTRIA. Les étymologistes supposent que celui-ci avait dû être formé de deux autres, INDU pour INTUS, dans, et STRUO, j'arrange, je dresse, je construis. Ainsi l'on aurait dit INDUSTRIA de INTUS-STRUO, INTUS-STRUERE, construire dans, action exercée dans les choses ou sur les choses pour arriver à une certaine fin.

Ce mot, d'après son étymologie, exprimerait donc à la fois l'idée d'action et celle d'action exercée avec intelligence, l'idée d'action appropriée à un certain but. Il est clair, en effet, que ces deux idées se trouvent également comprises dans le verbe actif qui lui sert de base. STRUERE, bâtir, construire, c'est d'abord agir; mais, de`plus, c'est agir avec dessein, c'est disposer les choses en vue d'un objet quelconque. Aussi paraît-il que les Romains se servaient également du mot industria pour désigner l'activité, les soins, l'application qu'on mettait à faire les choses, et pour exprimer la dextérité, l'adresse avec laquelle on les faisait. Dans le latin, un homme industrieux, industrius, [I-407] c'est d'abord un homme actif, et, en second lieu, un homme habile. Le mot, en passant dans notre langue, n'a guère retenu que la dernière de ces deux acceptions; il implique bien toujours l'idée d'action, puisque nous ne pouvons montrer notre dextérité que dans nos actes; mais ce qu'il signifie plus particulièrement, c'est l'intelligence avec laquelle nous agissons.

Le mot industrie ne réveillant, dans son acception primitive, que l'idée d'une certaine habileté on a dû l'appliquer d'abord à toutes les actions faites avec art, exécutées avec adresse, de quelque espèce qu'elles fussent d'ailleurs, c'est-à-dire qu'elles fussent bonnes ou mauvaises, utiles ou pernicieuses, qu'elles eussent un caractère moral ou immoral. Ainsi l'on a dit une honnête industrie, et une industrie malhonnête; on a dit l'industrie d'un intrigant, d'un escroc, de même qu'on a dit l'industrie d'un laboureur, d'un artisan. Il semble même que d'abord on ait donné de préférence le nom d'industrie à des actions peu honorables; et quand on a voulu dire d'un homme privé de fortune que tous les moyens lui étaient bons pour s'enrichir, pour se tirer d'affaire, on a dit que cet homme vivait d'industrie; on a appelé chevaliers d'industrie, chevaliers de l'industrie, les hommes distingués dans l'art de la fraude, les hommes féconds en expédiens honteux.

[I-408]

Cependant, tout en étendant le mot industrie à la détestable habileté des fripons, on n'a pas laissé de s'en servir aussi pour désigner l'art des hommes livrés à des travaux honnêtes et licites; mais, conformément à son sens étymologique, on ne l'a d'abord appliqué qu'aux travaux où se montraient plus particulièrement l'esprit d'invention ou d'exécution, l'adresse à trouver et à faire, je veux dire aux arts mécaniques. Il est une multitude de personnes pour qui le mot industrie, honorablement entendu, n'exprime encore que les travaux de la fabrication, et qui disent l'industrie, pour désigner les manufactures, en les séparant de l'agriculture et du commerce. D'autres comprennent sous ce mot la fabrication et le commerce, et en excluent seulement l'agriculture. D'autres disent indistinctement les industries agricole, manufacturière, commerciale, qui ne consentiraient pas à dire les industries scientifiques, littéraires, religieuses, politiques. Peu de personnes encore, si je ne me trompe, étendent ce terme à tous les ordres d'action qu'il devrait naturellement embrasser.

Il est dans la destinée des mots de changer avec les sciences qui en font usage, et de prendre, à mesure qu'elles se perfectionnent, une acception mieux déterminée. C'est ce qui arrivera infailliblement au mot industrie, à proportion que se développera et que se fixera tout à la fois la science de [I-409] l'économie sociale. On vient de voir que, d'un côté, on avait étendu ce terme à beaucoup de mauvaises actions, tandis que, d'une autre part, on refusait de l'appliquer à plusieurs ordres de travaux utiles. Je pense qu'on finira par l'étendre à tous les travaux utiles, et par le retirer à toutes les actions malfaisantes. C'est ce qui ne pourra manquer d'avoir lieu, à mesure que le phénomène de la production sera mieux expliqué.

On a long-temps ignoré que l'homme était capable de produire des richesses. La chose peut sembler étrange, et pourtant elle ne saurait être contestée. C'était une opinion fort générale, il n'y a pas encore quatre-vingts ans, qu'il était impossible de s'enrichir sans nuire, et que ce que gagnaient un homme ou un peuple était nécessairement perdu par d'autres hommes ou d'autres peuples. L'abbé Galiani, qui était un des écrivains les plus spirituels de son temps, et un des plus éclairés sur les matières d'économie publique, écrivait formellement, en 1750, qu'une fortune ne pouvait s'accroître sans que d'autres fortunes fussent diminuées. Faut-il s'étonner qu'avec de telles idées on eût donné par préférence le nom d'industrie à l'art de s'emparer de la fortune des autres, et que les fripons fussent les industrieux par excellence, les chevaliers de l'industrie?

Heureusement, depuis ce temps, on est parvenu [I-410] à mieux connaître la vraie nature de la richesse. On a découvert qu'elle était, non de la matière, non une chose, mais une qualité des choses, qu'elle consistait dans leur utilité, dans les divers usages qu'on en pouvait faire, dans le prix qu'on y mettait, à raison de ces usages, en un mot, dans leur valeur, dans des valeurs échangeables; et comme, s'il n'est pas possible aux hommes de créer de la matière, il est plus ou moins en leur pouvoir de la rendre propre à leur usage, de lui donner de l'utilité, de créer des valeurs; on a dû reconnaître aussi qu'il était en leur pouvoir de créer de la richesse [291] .

Dès lors, il a fallu distinguer nécessairement deux manières très-différentes de s'enrichir : celle des hommes qui produisent des utilités, qui créent des valeurs, d'une espèce ou d'une autre, et celle des hommes qui s'emparent, par ruse ou par force, des valeurs créées par autrui; et, comme deux ordres d'actions d'une nature si différente, quoique exigeant plus ou moins d'adresse et d'habileté l'une et l'autre, ne pouvaient cependant continuer à être désignés par le même nom, il me semble que, depuis, on a commencé à réserver exclusivement [I-411] le nom d'industrie aux travaux des hommes qui s'enrichissent sans dépouiller personne, et laissé ceux de vol, d'escroquerie, d'extorsion, de pillage, aux arts malheureusement très-divers et très-multipliés des hommes qui fondent leur fortune sur la spoliation d'autrui. Aujourd'hui, un homme vivant d'industrie n'est pas un homme indifférent sur les moyens de subsister, et se faisant au besoin une ressource de la fraude; c'est un homme occupé à créer des utilités d'une espèce quelconque, et, avec ces utilités, se procurant, par des échanges loyaux et libres, toutes les autres utilités dont il peut avoir besoin. Le mot industrie, employé seul, ne se prend plus qu'en bonne part; et, quand on dit d'une manière générale l'industrie, on entend universellement par là l'action des facultés humaines, appliquées à quelque bonne et utile opération.

Ainsi, lorsque je vais chercher, dans ce chapitre, quel est le degré de liberté qui est compatible avec l'industrie, ce que je veux savoir, ce n'est pas, on le comprendra, j'espère, quel est le degré de liberté qui est possible dans une société où l'on n'exercerait que des arts mécaniques, comme me l'ont fait dire, assez bêtement, des critiques qui ne m'avaient point entendu; mais quelle est la liberté possible dans un état social où chacun serait occupé à ajouter à la valeur des choses ou des hommes, et [I-412] contribuerait, par son travail actuel ou par les fruits d'une industrie antérieure, à accroître la masse des idées, des bons sentimens, des vertus, des utilités de toute espèce, dont se composent la richesse et la puissance du genre humain.

§ 2. Il n'est pas d'époque, dans l'histoire de la civilisation, où l'industrie n'entre pour quelque chose dans les moyens dont l'homme fait usage pour satisfaire ses besoins. L'anthropophage ne vit pas seulement de meurtre; le nomade, seulement de rapines: le premier se livre à la chasse, cueille des fruits, se fait une hutte, se vêtit de la peau des bêtes farouches; le second élève des troupeaux, dresse des tentes, construit des chariots, tisse quelques étoffes grossières. Lorsque l'homme s'est fixé au sol, le travail paisible et productif contribue à sa subsistance dans une proportion encore plus étendue. A mesure qu'il se civilise, le nombre des personnes vivant par des moyens inoffensifs devient graduellement plus considérable. Enfin, quelle que soit encore, dans le genre humain, la masse des hommes qui fondent leur subsistance sur le brigandage et la spoliation, il est pourtant des pays où la très-grande majorité de la population vit par des moyens en grande partie exempts de violence.

Cependant, quoiqu'il y ait toujours plus ou [I-413] moins d'industrie dans la société, il s'en faut bien que la société puisse toujours être qualifiée d'industrielle. Il ne suffit pas que quelques hommes, dans un pays, vivent des fruits de leur travail ou de celui de leurs capitaux, pour qu'on puisse donner au peuple qui l'habite le nom de peuple industriel. Il ne suffirait pas même pour pour cela que l'universalité des habitans y fût livrée, comme parmi nous, à des occupations inoffensives, si d'ailleurs il n'était pas une classe de ces habitans dont les revenus ne fussent, jusqu'à un certain point, le fruit de la violence, et qui ne profitât, directement ou indirectement, de quelque privilège, de quelque monopole, de quelque prohibition inique. A la rigueur, ce titre d'état industriel, de société fondée sur l'industrie, n'est applicable qu'au pays où l'on s'est désisté, constitutionnellement, de toute prétention injuste; où le travail utile est le seul moyen avoué de s'enrichir; où nul homme ne peut rien exiger d'aucun autre à titre de seigneur, de maître, de privilégié, de monopoleur, mais seulement à titre de rétribution librement convenue pour un produit livré ou un service rendu; où le gouvernement lui-même se trouve, à cet égard, dans la même position que le dernier des citoyens, et ne peut pas demander une obole au-delà de ce qui lui a été volontairement octroyé pour prix de ses services; où le service [I-414] public a tous les caractères d'une entreprise d'industrie, avec la seule différence que cette entreprise est plus vaste qu'une autre, et qu'au lieu d'être faite pour le compte de personnes ou d'associations particulières, elle est faite de l'ordre et pour le compte de la personne publique, de la communauté générale, qui l'adjuge à des hommes de son choix, et aux prix et conditions qui sont jugés les plus favorables [292] .

§ 3. Si, dans tout le cours de cet ouvrage, la liberté m'a paru incompatible avec l'esprit de domination, il ne manque pas d'écrivains qui l'ont déclarée inconciliable avec le travail. Dans les premiers âges de la société, on reprochait à l'industrie de détruire la liberté en amortissant les passions guerrières, et en portant les hommes à la paix [293] . [I-415] Dans des temps plus avancés, on lui a reproché de détruire la liberté en poussant les hommes à la guerre. Nombre d'écrivains modernes ont représenté l'état d'un peuple industrieux comme un état nécessaire d'hostilité. Le malheur d'un État commerçant, a-t-on écrit sententieusement, est d'être condamné à faire la guerre [294] . Montaigne consacre un chapitre de ses Essais à prouver que, dans la société industrielle, ce qui fait le prouffit de l'un fait le dommaige de l'aultre [295] . Rousseau ne croit pas que, dans la société, il puisse exister d'intérêt commun. Comme Montaigne, il pense que chacun trouve son compte dans le malheur d'autrui, et dit qu'il n'est pas de profit légitime, si considérable qu'il puisse être, qui ne soit surpassé par les gains qu'on peut faire illégitimement [296] . Tous les jours enfin, on entend encore soutenir que « les diverses professions industrielles ont des intérêts nécessairement opposés, et qu'il n'est pas d'habileté qui pût réunir dans un même faisceau les classes nombreuses qui les exercent [297] » Ce n'est [I-416] pas tout tandis qu'on reproche à l'industrie d'être un principe de discorde, on lui reproche encore d'être une source de dépravation; tandis qu'on l'accuse de troubler la paix, on l'accuse aussi de corrompre les mœurs [298] . Enfin, comme elle n'obtient de très-grands succès que par une extrême division des travaux, on lui a fait encore le reproche de resserrer l'activité des individus dans des cercles extrêmement étroits, et de borner ainsi le développement de leur intelligence [299] ; c'est-à-dire, qu'on l'accuse tout à la fois d'arrêter l'essor de nos facultés, et d'en pervertir l'usage, tant à l'égard de nous-mêmes que dans nos rapports avec nos semblables; d'où il suivrait qu'un état social où l'on fonde son existence sur l'industrie est, de toute manière, défavorable à la liberté.

Je crois peu nécessaire de faire à chacune de ces objections une réponse directe. Elles seront toutes assez réfutées par la simple exposition des faits. [I-417] Occupons-nous seulement de savoir comment les choses se passent, et voyons quels sont, relativement à la liberté, les effets de l'industrie.

§ 4. Trois conditions, avons-nous dit, sont nécessaires pour que l'homme dispose librement de ses forces la première, qu'il les ait développées; la seconde, qu'il ait appris à s'en servir de manière à ne pas se nuire; la troisième, qu'il ait contracté l'habitude d'en renfermer l'usage dans les bornes de ce qui ne nuit point à autrui.

Sans doute ces conditions ne sont pas remplies par cela seul qu'on veut donner à ses facultés une direction inoffensive. Un homme n'a pas développé ses facultés, et appris à en régler l'usage, parce qu'il a conçu le dessein de n'en faire désormais qu'un utile et légitime emploi. Il est très-possible que d'abord il soit inhabile à s'en servir; il peut très-bien ignorer aussi dans quelle mesure il en faut user pour ne faire de mal ni à soi, ni aux autres hommes. Mais, si l'homme n'est pas libre par cela seul qu'il veut détourner sur les choses l'activité qu'il dirigeait auparavant contre ses semblables, il est certain qu'il peut devenir libre dans cette direction, et que ce n'est même que dans cette direction qu'il peut acquérir le degré de puissance, de moralité et de liberté, dont il est naturellement susceptible.

[I-418]

§ 5. Et d'abord il est évident que c'est dans les voies de l'industrie que les facultés humaines peuvent prendre le plus de développement. Le cercle des arts destructeurs est borné de sa nature : celui des travaux inoffensifs et des arts utiles est en quelque sorte illimité. Il faut à la domination quelques hommes habiles et une multitude d'instrumens: l'industrie n'a nul besoin d'hommes aveugles: l'instruction n'est incompatible avec aucun de ses travaux; tous ses travaux, au contraire, s'exécutent d'autant mieux que les hommes qui s'y livrent ont plus d'intelligence et de lumières. Le dominateur et ses satellites vivent sur un peuple de victimes, qu'ils tiennent dans la misère et l'abrutissement : l'industrie ne veut point de victimes; elle est d'autant plus florissante que tous les hommes sont, en général, plus riches et plus éclairés. Le dominateur enfin se nourrit de pillage, et si tous les hommes voulaient se soutenir par le même moyen, l'espèce, visiblement, serait condamnée à périr : l'industrie est essentiellement productive; elle vit de ses propres fruits, et, loin de craindre que les hommes industrieux se multiplient trop, elle voudrait voir tout le genre humain livré à des travaux utiles, et serait assurée de prospérer d'autant plus qu'il y aurait plus d'hommes utilement occupés.

L'homme, dans la vie industrielle, dirige ses forces précisément comme il convient le mieux à [I-419] ses progrès. Ce genre de vie est le seul, je supplie le lecteur de le bien remarquer, où il étudie convenablement les sciences, et où les sciences servent véritablement à le rendre puissant. Dans les pays et dans les temps de domination, l'étude n'est guère qu'une contemplation oiseuse, un amusement, un frivole exercice, destiné uniquement à satisfaire la curiosité ou la vanité [300] . On apporte aux recherches l'esprit le moins propre à acquérir de véritables connaissances. De plus, on ne songe point à faire de ses connaissances d'utiles applications. On tient que la science déroge sitôt qu'elle est bonne à quelque chose. Le savant croirait la dégrader et se dégrader lui-même en la faisant servir à éclairer les procédés de l'art [301] . L'artiste, de son côté, se soucie peu des théories scientifiques. Il rend à la science tout le mépris dont le savant fait profession pour l'industrie; et, tandis que l'industrie est exclue, comme roturière, du sein des [I-420] compagnies savantes, la science est écartée des ateliers de l'industrie, comme futile, vaine, et bonne tout au plus pour les livres.

Il n'en va pas ainsi dans les pays livrés à l'industrie, et organisés pour cette manière de vivre. On ne voit pas là ce fâcheux divorce entre la science et l'art. L'art n'y est pas une routine; la science une vaine spéculation. Le savant travaille pour être utile à l'artiste ; l'artiste met à profit les découvertes du savant. L'instruction scientifique se trouve unie généralement aux connaissances techniques. L'étude n'est pas un simple passe-temps, destiné à charmer les loisirs d'un peuple de dominateurs, régnant en paix sur un peuple de dociles esclaves; c'est le travail sérieux d'hommes vivant tous également des conquêtes qu'ils font sur la nature, et cherchant avec ardeur à connaître ses lois, pour les plier au service de l'humanité. On sent qu'une activité ainsi dirigée, des études ainsi faites, soutenues d'ailleurs par tout ce que peuvent leur donner de constance et d'énergie le désir de la fortune, l'amour de la gloire et l'universelle émulation, doivent imprimer aux travaux scientifiques une impulsion bien autrement sûre et puissante que les spéculations sans objet de dominateurs et d'oisifs, livrés à la vie contemplative. L'homme est ici évidemment sur le chemin de toutes les découvertes, de toutes les applications, de tous les travaux utiles.

[I-421]

Sans doute, le régime industriel ne peut pas faire que tout homme soit instruit de toutes choses: une condition essentielle du développement de l'industrie, c'est que ses travaux se partagent, et que chacun ne s'occupe que d'un seul ou d'un petit nombre d'objets. Mais ceci est la faute de notre faiblesse, et non point celle de l'industrie, ni celle de la séparation des travaux, qui n'est qu'une manière plus habile de mettre en œuvre nos facultés industrielles. L'effet de cette séparation, si propre à augmenter la puissance de l'espèce, n'est point, comme on l'a dit, de diminuer la capacité des individus. Sans la séparation des travaux, la puissance de l'espèce aurait été nulle, et celle des individus serait restée excessivement bornée. Chaque homme, par suite de cette séparation, est incomparablement plus instruit et plus capable qu'il ne l'eût été, si, dès l'origine, chacun avait travaillé dans l'isolement, et s'était réduit à l'usage de ses seules forces individuelles. Chacun, il est vrai, n'exerce qu'un petit nombre de fonctions; mais, si l'on ne sait bien qu'une chose, on a communément des idées justes d'un assez grand nombre. D'ailleurs, en n'exerçant qu'une seule industrie, on peut en mettre en mouvement une multitude d'autres: il suffit de créer un seul produit pour obtenir tous ceux dont on a besoin; et, par l'artifice de la séparation des travaux, la puissance de chaque [I-422] individu se trouve en quelque sorte accrue de celle de l'espèce.

Veut-on juger si la vie industrielle est favorable au développement de nos forces? On n'a qu'à regarder ce que le monde acquiert d'intelligence, de richesse, de puissance, à mesure qu'il est plus utilement occupé ; on n'a qu'à comparer les progrès qu'il fait dans les pays où l'on pille et dans ceux où l'on travaille; aux époques de domination et dans les temps d'industrie. L'Écosse, au milieu du dernier siècle, était encore à demi barbare : comment, en moins de quatre-vingts ans, est-elle devenue un des pays de l'Europe les plus savans, les plus ingénieux, les plus cultivés? Un mot explique ce phénomène : depuis 1745, le pillage, le meurtre et les luttes d'ambition y ont cessé, on s'y battait, on y travaille; des partis contraires s'y disputaient le pouvoir, ils s'y livrent de concert à l'industrie. D'où vient que l'Amérique septentrionale fait des progrès si singuliers, si hors de proportion avec ce qu'on voit dans d'autres quartiers du globe? c'est qu'on n'y lève pas des milliards d'impôts; c'est qu'on n'y est pas occupé à garotter les populations pour les dévaliser plus à l'aise; c'est qu'on ne s'y bat pas pour leurs dépouilles; c'est qu'au lieu de s'y disputer les places, on s'y livre universellement au travail. Supposez que, par un miracle que le temps opérera, j'espère, la même [I-423] chose arrive en Europe; que les partis contraires, au lieu de rester face à face, et d'être toujours prêts à en venir aux mains, se décident enfin à tourner sur les choses l'activité meurtrière qu'ils dirigent les uns contre les autres; qu'ils convertissent leurs instrumens de guerre en outils propres au travail; que les classes laborieuses se voient ainsi délivrées des gênes et des vexations qu'elles éprouvent; qu'elles conservent les millions qu'on leur prend; que leurs ennemis deviennent leurs auxiliaires; que l'universalité des hommes enfin mettent au travail le génie ardent, l'application soutenue qu'on les a vus déployer à se nuire; supposez, dis-je, un tel miracle accompli, et vous verrez bientôt si la vie industrielle est favorable au développement des facultés humaines.

§ 6. Non-seulement l'industrie est la voie où l'humanité peut donner le plus de développement et d'extension à ses forces, mais elle est encore celle où elle en use avec le plus de rectitude et de moralité. L'homme s'instruit naturellement dans le travail à faire un bon emploi de ses facultés relativement à lui-même. Comme il ne travaille que pour satisfaire ses besoins, il ne s'interdit aucune honnête jouissance; mais comme il ne se porte au travail que par un effort vertueux, comme il n'accroît sa fortune qu'avec beaucoup de peine, il [I-424] semble qu'il doit être naturellement disposé à jouir avec modération des biens que lui donne l'industrie.

Il va sans dire que je parle ici du véritable industrieux, et non de l'homme qui joue; de la fortune lentement amassée, comme l'est presque toujours la fortune acquise par le travail, et non de celle que peuvent donner tout d'un coup l'intrigue ou l'agiotage. Il en est de la richesse comme de toutes les forces: pour en user raisonnablement, il faut en avoir usé quelque temps; c'est un apprentissage à faire, et cet apprentissage ne se fait bien que lorsqu'on s'enrichit par degrés. Tout homme dont la fortune est très-rapide, commence par faire des folies : c'est le malheur ordinaire des parvenus. Nous en voyons, Dieu merci, assez d'exemples; je sais le nom de tel traitant qui a perdu quatre cent mille francs dans une séance d'écarté il avait besoin de cela, disait-il, pour se donner de l'émotion et se faire circuler le sang. On a vu, dans de certains salons, des joueurs à la hausse démontrer mathématiquement qu'il n'était pas possible de vivre avec soixante mille francs de rente; et telle est l'extravagance des dépenses que font les parvenus de la trésorerie et de la bourse, que, pour peu que les riches d'ancienne date cèdent au désir de l'imitation, soixante mille francs de rente seront bientôt en effet une fortune [I-425] médiocre. Mais les hommes qui poussent ainsi au faste, ceux qui donnent le plus aux autres l'exemple de l'ostentation, ce sont les riches improvisés dans les tripots et les antichambres, et non pas les industrieux qu'un long et honnête travail a enrichis.

On a souvent reproché à la vie industrielle de nous donner une âpreté peu honorable pour le gain.

« Il n'y a aux États-Unis, observe M. de Sismondi, aucun Américain qui ne se propose un progrès de fortune, et un progrès rapide. Le gain à faire est la première considération de la vie ; et, dans la nation la plus libre du monde, la liberté elle-même a perdu de son prix, comparée au profit. L'esprit calculateur descend jusque dans les enfans; il soumet les propriétés territoriales à un constant agiotage; il étouffe les progrès de l'esprit, le goût des arts, des lettres et des sciences: il imprime au caractère américain une tache qu'il serà difficile d'effacer [302] . »

Cet excès, en le supposant fondé, ne saurait être justement imputé à la vie industrielle. De ce qu'un peuple a renoncé à tout brigandage, à tout moyen injuste de s'enrichir, il ne s'ensuit nullement qu'il ne doive être sensible qu'au plaisir d'accroître son bien-être physique. Il se peut bien que ce soin l'occupe trop; [I-426] mais ce n'est sûrement pas parce qu'il a donné à l'exercice de ses facultés une direction inoffensive: rien n'empêcherait qu'il donnât moins de temps aux arts qui pourvoient aux besoins du corps, et plus à ceux qui s'occupent de la culture et des plaisirs de l'intelligence. L'amour des sciences et de la poésie peut se trouver réuni, jusque dans les derniers rangs de la société, avec l'esprit d'industrie. Les paysans d'Écosse, observe un écrivain anglais, ont embelli leur vie agreste de tous les charmes d'une civilisation perfectionnée. Un fermier écossais dépense la meilleure partie de son revenu modique pour que ses fils acquièrent ce qu'il estime le plus au monde, le savoir [303] . Ce n'est donc pas un effet de l'industrie de faire que nous ne soyons touchés que du plaisir d'accroître nos jouissances matérielles. D'ailleurs si la première disposition de l'homme, dans la vie industrielle comme dans toutes, est de pourvoir à ses besoins physiques, ce mode d'existence est incontestablement celui qui le conduit le plus vite au point de désirer des plaisirs d'un ordre plus élevé.

L'industrie, que de certains moralistes affectent de nous représenter comme une source de vices, l'industrie véritable est la mère nourricière des [I-427] bonnes mœurs. Il est bien possible que les peuples industrieux soient moins rigides que certains peuples dominateurs; ils n'ont sûrement pas l'austérité des Spartiates et des Romains des premiers temps de la république ; mais s'ils ne donnent pas dans le rigorisme qu'ont si souvent étalé des associations guerrières ou monacales, ils ne sont pas sujets non plus à tomber dans les mêmes dérèglemens; s'ils ne se privent de rien, ils ont pour principe de n'abuser de rien; et, se tenant également loin de l'abstinence et de la débauche, de la parcimonie et de la prodigalité, ils se forment à la pratique dé deux vertus privées éminemment utiles, à la tempérance et à l'économie, qui ne sont que l'usage bien réglé de nos facultés par rapport à nous-mêmes, ou l'habitude d'user de tout en ne faisant excès de rien.

Il est digne de remarque que les sectes de stoïciens, que les moralistes ascétiques, ne se sont guère montrés que dans les pays de domination, et aux époques où il ne restait plus qu'à consumer dans le faste et la débauche les biens qu'on avait acquis par le brigandage. La morale devient tout à la fois moins relâchée et moins absurdement sévère dans le pays et dans les temps d'industrie. On ne voit là ni des Néron, qui se livrent sans pudeur aux plus sales crapules, ni des Sénèque qui s'indignent puérilement contre les hommes qui ont [I-428] inventé de conserver la glace et de boire frais quand il fait chaud [304] . On réserve son indignation pour les vices qui énervent les hommes, qui les dégradent, qui détruisent leurs facultés ou épuisent leurs ressources; mais l'on ne s'interdit d'ailleurs aucun plaisir innocent, on se permet tous ceux dont il ne peut résulter de mal ni pour soi ni pour les autres. Voilà comment la vie industrielle agit sur les mœurs.

Nous avons si peu étudié ce mode d'existence, que nous sommes encore assez malhabiles à en démêler les effets. Un économiste, voulant défendre l'industrie contre le reproche que lui font des déclamateurs ascétiques de corrompre les mœurs, disait qu'il y a quelque chose de profondément moral dans la conquête de la nature par l'homme. Il n'y a ni moralité, ni immoralité à faire des conquêtes sur la nature; mais l'homme qui veut s'enrichir par ce moyen ne peut se passer d'activité, d'application, d'ordre, de prévoyance, d'économie, de frugalité, etc.; et voilà comment l'industrie influe utilement sur la morale.

§ 7. Enfin, tandis que l'industrie nous fait contracter des habitudes privées si favorables à la conservation de nos forces, elle bannit toute violence de nos rapports mutuels.

[I-429]

On a cru jusqu'ici qu'il était possible de faire régner la paix entre les hommes par une certaine organisation politique, quels que fussent d'ailleurs la manière de vivre et le régime économique de la société.

Les philosophes grecs commençaient toujours par poser l'esclavage en principe, et puis ils cherchaient par quel arrangement politique on pourrait assurer l'ordre public. Une cité, pour être complète et parfaite, dit d'abord Aristote, doit être composée d'hommes libres et d'esclaves. Les hommes libres, ajoute-t-il, doivent être affranchis de tous les soins qu'exige la satisfaction des besoins de première nécessité. Les seules occupations dignes d'eux, dit-il encore, sont l'exercice du pouvoir et la vie contemplative ou l'étude des sciences libérales [305] . Puis, après avoir ainsi fondé la société sur l'esclavage, notre philosophe cherche quelle est la forme de gouvernement la plus propre à y maintenir la paix. Il n'avait pas étudié, pour résoudre ce problème, moins de cent cinquante-huit constitutions, suivant quelques écrivains, et moins de deux cent cinquante, selon d'autres.

Certains politiques de nos jours posent d'abord en fait que toutes les classes d'hommes ont des [I-430] intérêts nécessairement opposés; que, par la nature même des choses, il n'en est pas une qui ne fonde sa prospérité sur des privilèges ou des monopoles contraires à la prospérité des autres, et ensuite ils prétendent par leur art faire vivre en paix toutes ces classes ennemies. « La subdivision de nos sociétés modernes en tant d'états et de métiers divers produit trop d'intérêts opposés, disent-ils, pour qu'aucune habileté révolutionnaire puisse les réunir dans un faisceau solide. Établissez la liberté du commerce, vous aurez contenté l'armateur qui veut parcourir sans gêne la vaste étendue de la mer; vous plairez au consommateur qui veut acheter à bon marché de bonnes marchandises; mais comment ferez-vous partager leurs sentimens par ce fabricant qui fonde son débit sur l'exclusion des concurrences étrangères? Partout la liberté et le monopole sont en présence dans le monde industriel, comme l'égalité et le privilège dans le monde politique.« C'est donc uniquement par des illusions, par des fables, par des bruits mensongers, qu'on peut enrégimenter ces intérêts contraires sous un étendard commun; pour se désunir, ils n'ont qu'à se regarder. »

Et veut-on savoir quel est le remède que l'auteur de ces paroles propose à cette opposition? c'est d'enrégimenter tous les intérêts analogues, de les armer, et de leur donner le moyen de défendre leurs prétentions [I-431] exclusives, qu'il appelle les intérêts permanens et généraux de la société : il prétend fonder l'ordre en constituant, en rendant permanente et indestructible l'anarchie que lui-même vient de signaler [306] .

Les publicistes de l'école libérale, à la différence de ceux de l'école monarchique, ne croient point, eux, à la nécessité de cette opposition entre les intérêts des diverses classes, et ils soutiennent que tout le monde pourrait vivre sans le secours de la violence et de l'iniquité; toutefois, ils ne disconviennent pas qu'il n'y ait dans la société beaucoup de prétentions injustes, beaucoup de gens qui veulent aller à la fortune par de mauvais moyens ; mais ils pensent qu'une habile organisation du pouvoir pourrait neutraliser tous ces vices, et faire aller les choses comme s'ils n'existaient pas.

On s'est autrefois beaucoup moqué des alchimistes: ne se pourrait-on pas moquer un peu des politiques qui prétendent établir la paix par des formes de gouvernement? les alchimistes se proposaient-ils un problème plus insoluble que ces politiques? est-il plus difficile de produire de l'or avec d'autres métaux que de parvenir, par je ne sais quelles combinaisons, à faire sortir la paix de [I-432] l'esclavage, du privilège ou de toute autre manière inique de s'enrichir?

Montesquieu, qui raille si amèrement dans ses Lettres persanes les gens qui se ruinaient à la recherche de la pierre philosophale, me semble avoir donné dans un travers pour le moins aussi énorme quand il a prétendu faire de la liberté avec des divisions et des balances de pouvoir[307] . Si les Anglais, à ses yeux, sont un peuple libre, ce n'est pas à cause de leur régime économique, et parce qu'on vit en général chez eux par des moyens exempts de violence. Il ne tient pas compte de ces causes; il ne cherche pas même si elles existent; la vraie raison pour lui de la liberté des Anglais, c'est que la puissance législative est séparée, chez eux, de l'exécutrice, l'exécutrice de la judiciaire; c'est que la puissance publique est divisée en trois branches qui se font mutuellement obstacle, de telle sorte qu'aucune ne peut opprimer.

« Voici, dit-il, la constitution fondamentale du gouvernement anglais. Le corps législatif étant composé de deux parties, l'une enchaînera l'autre par sa faculté mutuelle d'empêcher. Toutes les deux seront liées par la puissance exécutrice, qui le sera elle-même par la législative. Ces trois puissances devraient former un repos ou une inaction; mais [I-433] comme, par le mouvement nécessaire des choses, elles seront contraintes d'aller, elles seront forcées d'aller de concert [308] . »

Voilà, suivant Montesquieu, par quels artifices on a obtenu la liberté en Angleterre. Je doute que Raymond Lulle et Nicolas Flamel aient jamais écrit sur l'art de transmuer les métaux quelque chose de moins raisonnable.

A l'exemple de Montesquieu, la plupart des publicistes de notre âge ont pensé que ce n'était que par une bonne distribution des pouvoirs publics qu'on empêchait les hommes de se faire mutuellement violence. L'oppression est-elle excessive en Turquie? c'est que tous les pouvoirs y sont confondus; le pouvoir est-il modéré dans la plupart des monarchies de l'Europe? c'est qu'il est partout plus ou moins divisé ; pourquoi la liberté ne sortit-elle pas de la constitution de 1791? c'est que les pouvoirs y étaient mal répartis ; pourquoi la convention fut-elle terroriste? c'est qu'elle réunissait tous les pouvoirs; pourquoi le directoire fit-il le 18 fructidor? c'est que, dans la constitution de l'an 3, les pouvoirs étaient trop séparés. Finalement il n'est pas un désordre public, pas une violence politique dont on ne soit toujours prêt à montrer la cause dans quelque vice organique des pouvoirs établis.

[I-434]

Sûrement l'organisation de ces pouvoirs est d'une grande importance; mais sûrement aussi elle n'est pas la première chose à considérer. La première chose à considérer, c'est la manière dont la société pourvoit généralement à sa subsistance. Tel pourrait être, en effet, le régime économique de la société que l'organisation politique la plus savante ne parviendrait pas à y faire régner la paix. Dites, comme les philosophes grecs, qu'il faut se faire nourrir par des esclaves; dites, comme nos écrivains monarchiques, que toutes les classes de la société veulent avoir des privilèges, et que chaque classe doit avoir les siens; supposez les hommes livrés à l'esprit de domination, de rapine, d'exaction, de monopole, et je défie qu'aucune habileté politique parvienne jamais à établir une paix réelle et durable parmi eux.

Il faut donc, avant tout, pour avoir la paix, convenir d'un mode d'existence avec lequel elle soit compatible. Or, je dis qu'elle n'est compatible qu'avec l'industrie. Non-seulement la vie industrielle est la seule où les hommes puissent donner un grand développement à leurs facultés, une véritable perfection à leurs habitudes personnelles, elle est aussi la seule qui comporte de bonnes habitudes sociales, la seule dans laquelle il soit possible de vivre en paix.

Il y a cela, dans les pays où l'industrie est la [I-435] commune ressource des hommes, qu'ils peuvent tous satisfaire leurs besoins sans se causer mutuellement aucun dommage, sans attenter réciproquement à leur liberté. Par cela même que chacun porte son activité sur les choses, il est visible que nul homme n'est opprimé. On a beau se livrer, chacun de son côté, à l'étude des sciences, à la pratique des arts, nul ne fait ainsi violence à personne; on peut de toutes parts entrer dans ces voies, et s'y donner carrière sans crainte de se heurter; on ne s'y rencontre point, on ne s'y fait pas obstacle, même alors qu'on s'y fait concurrence. Celui qui exerce une autre industrie que moi ne me trouble point; au contraire, son travail encourage le mien, car il m'offre la perspective d'un moyen d'échange, et la possibilité de satisfaire deux ordres de besoins, en ne créant qu'une seule sorte de produits. Celui qui se livre au même travail que moi ne me trouble pas davantage; sa concurrence, loin de m'empêcher d'agir, me stimule à mieux faire; et si j'ai moins de succès que lui, je peux m'affliger de mon incapacité, mais non me plaindre de son injustice. Il n'y a donc dans la carrière des arts producteurs que des rivalités innocentes; il n'y a point d'oppresseur, point d'opprimé, et il n'est pas vrai de dire que l'on s'y trouve naturellement en état de guerre.

Toute domination disparaît des lieux où l'homme [I-436] cherche uniquement dans le travail les moyens de pourvoir à sa subsistance; les rapports de maître et d'esclave sont détruits; les inégalités artificielles s'évanouissent; il ne reste entre les individus d'autre inégalité que celle qui résulte de leur nature. Un homme peut être plus heureux qu'un autre, parce qu'il peut être plus actif, plus habile, plus éclairé; mais nul ne prospère au détriment de son semblable; nul n'obtient rien que par l'échange ou la production; le bonheur de chacun s'étend aussi loin que peut le porter l'exercice inoffensif de ses forces, celui de personne ne va au-delà.

S'il n'existait aucun moyen de prospérer sans nuire, il n'y aurait dans ce monde ni ordre, ni paix, ni liberté praticables. Mais la proposition que tout homme vit aux dépens d'un autre, vraie dans la domination, est fausse et absurde dans l'industrie. Il est très-vrai qu'en pays de tyrans et de voleurs, on ne prospère qu'en se dépouillant les uns les autres, si tant est que l'on puisse prospérer en de tels pays. Mais il n'en est sûrement pas de même en pays de gens qui travaillent; tout le monde ici peut prospérer à la fois. Deux laboureurs qui améliorent simultanément leur terre, deux fabricans, deux négocians, deux savans, deux artistes, qui se livrent avec intelligence, chacun de leur côté, à l'exercice de leur profession, peuvent sans contredit prospérer ensemble. Ce que je dis de deux [I-437] personnes, on peut le dire de dix, de cent, de mille; de tous les individus d'une cité, d'une province, d'un royaume, du monde entier. Tous les peuples de la terre peuvent prospérer à la fois, et l'expérience l'atteste; car le genre humain, considéré en masse, est certainement plus riche aujourd'hui qu'il ne l'était il y a trois cents ans, et à plus forte raison qu'il ne l'était à six siècles, à douze siècles en arrière.

Il est donc vrai que, dans l'industrie, tous les hommes peuvent satisfaire leurs besoins sans se faire mutuellement violence. S'il arrive que les hommes d'une même profession, ou de professions diverses, se regardent comme ennemis, que des peuples industrieux et commerçans se font la guerre, ce n'est pas, comme dit Montaigne,' parce que le proufit de l'un est le dommaige de l'aultre, mais parce qu'ils ont le malheur de ne pas comprendre l'accord véritable que la nature a mis entre leurs intérêts; ce n'est pas, comme dit Rousseau, parce que leurs intérêts sont opposés, mais parce qu'ils ne voient pas qu'ils sont conformes; ce n'est pas, comme dit M. de Bonald, parce que le commerce est un état d'hostilité, mais parce qu'ils n'ont pas le véritable esprit du commerce. Voilà des vérités que le temps éclaircit tous les jours, et que ne contesteront bientôt plus [I-438] ceux-là même qui se croient le plus intéressés à les méconnaître.

En un mot, je ne nie pas qu'on ne puisse former beaucoup de prétentions injustes; mais je nie que par la nature des choses les intérêts des hommes soient opposés. Je ne nie pas non plus qu'ils ne soient opposés là où la violence a agi et troublé le cours naturel des choses; mais je dis que sans ce trouble ils ne l'eussent pas été.

Par exemple, dans l'état actuel des choses, il y a en France et en Angleterre des fileurs de coton dont les intérêts sont opposés, cela n'est pas douteux, Nos fileurs, moins habiles que ceux d'Angleterre, ne pourraient se soutenir sans le secours du monopole: il faut qu'ils empêchent les fileurs anglais de nous vendre leurs produits, sans quoi force leur serait de fermer leurs manufactures. Mais qu'est-ce qui a créé ces deux classes d'intérêts ennemis? C'est précisément l'injuste faveur qu'on a faite au Français qui entreprenait de filer du coton. Sans les primes accordées à sa maladresse, à son inexpérience, à sa paresse, il ne se serait pas engagé dans une carrière où il ne pouvait soutenir la concurrence avec des hommes plus actifs ou plus avancés que lui; ou bien il s'y serait engagé avec les moyens de lutter, sans le secours honteux de l'injustice. Il serait allé en Angleterre, [I-439] il s'y serait instruit avec soin des procédés de l'art qu'il voulait pratiquer, il y aurait acheté des machines, il en aurait emmené des ouvriers, et il serait ainsi parvenu à importer en France une branche d'industrie capable de s'y maintenir d'elle-même les fileurs d'Angleterre et de France n'auraient pas maintenant des intérêts opposés.

On croit qu'il n'est possible de naturaliser une industrie étrangère, dans un pays où elle n'a pas encore existé, qu'en l'entourant dans ce pays, au préjudice des consommateurs indigènes et des fabricans étrangers, d'une multitude de privilèges injustes. C'est au contraire par ces privilèges qu'on parvient à l'empêcher de se naturaliser dans le pays où on veut l'introduire, et où, dans bien des cas, elle se serait établie d'elle-même. Tel est, par exemple, d'après l'avis de l'un de nos savans les plus distingués et de nos manufacturiers les plus habiles [309] , l'avantage de la France dans le prix de la plupart des choses nécessaires à la fabrication de la poterie, et notamment dans le prix de l'argile plastique, du kaoli, du silex calciné, et dans celui de diverses façons et de divers ustensiles, que l'on pourrait aisément en France, malgré l'infériorité d'industrie, fabriquer de la poterie fine aussi bonne que celle d'Angleterre, à meilleur [I-440] marché qu'en Angleterre même. Cependant notre poterie fine, beaucoup moins bonne que celle d'Angleterre, est plus chère de vingt pour cent. D'où vient cela? Précisément de ce qu'on a prétendu faire, pour l'encourager, des prohibitions qu'on lui a accordées au détriment de tout le monde. Nos fabricans, aidés des chimistes, et versés dans la technologie, seraient sûrement assez instruits pour faire aussi bien faire aussi bien que les fabricans anglais, surtout avec les avantages de position dont j'ai parlé plus haut. Mais il faudrait qu'ils se donnassent de la peine, qu'ils fissent des essais longs, quelquefois infructueux, toujours dispendieux. Or, ne concourant qu'entre eux, et ayant en France un débit qui leur paraît suffisant, ils n'ont aucun motif puissant de faire des efforts; ils n'ont point à craindre la concurrence étrangère; la prohibition les en affranchit; et le gouvernement, qui voulait servir l'industrie, lui a fait un tort grave en permettant aux frabricans de rester dans l'apathie.

Non-seulement donc c'est la violence qui crée les intérêts opposés, mais c'est elle aussi qui fait les ouvriers malhabiles. Si les choses avaient été laissées à leur cours naturel, si nul n'avait pu prospérer que par son travail, sans aucun mélange d'injustice et de violence, non-seulement les arts seraient plus également développés partout, mais les [I-441] artisans des divers pays, plus capables de concourir ensemble, auraient des intérêts moins opposés: l'opposition entre les fileurs de France et d'Angleterre, par exemple, ne serait pas plus forte qu'entre ceux de Rouen et de Saint-Quentin.

Ce que je dis du caractère inoffensif de l'industrie est également vrai, sous quelque aspect qu'on la considère. Que les hommes, dans ce mode d'existence, agissent ensemble ou isolément, l'effet est toujours le même, et l'action collective' des associations n'y est pas plus hostile que né le sont les efforts isolés des individus.

Quelle que soit la direction générale que les hommes donnent à leurs forces, ils ne peuvent en tirer un grand parti qu'en s'associant, et en établissant entre eux une certaine subordination. Ils ont besoin de s'unir, de s'échelonner, de se subordonner pour la défense comme pour l'attaque, et pour agir sur la nature comme pour exercer l'oppression. Il y a donc, dans l'industrie comme dans la guerre, ligue, association, union d'efforts.

« Aux quatorzième et quinzième siècles, dit un auteur, tout homme qui se sentait quelque force de corps et d'ame, avide de la déployer, se livrait, sous le moindre prétexte, au plaisir de guerroyer avec un petit nombre de compagnons, tantôt pour son propre compte, tantôt pour celui d'un autre. [I-442] La milice était un pur trafic; les gens de guerre se louaient de côté et d'autre, selon leur caprice et leur avantage, et traitaient pour leur service comme des ouvriers pour leur travail. Ils s'engageaient, par bandes détachées et avec divers grades, au premier chef de leur goût, à celui qui, par sa bravoure son expérience, son habileté, avait su leur inspirer de la confiance; et celui-ci, de son côté, se louait avec eux à un prince, à une ville, à quiconque avait besoin de lui [310] . »

Voilà comme on s'associe dans le brigandage.

Il se fait dans la vie industrielle des arrangemens fort analogues. Tout homme qui se sent quelque activité, quelque intelligence, quelque capacité pour le travail, se livre, avec un certain nombre de compagnons, non au plaisir honteux de piller, mais au noble plair de créer quelque chose d'utile. On s'engage dans une entreprise d'agriculture, de fabrique, de transport, d'enseignement, de prédication, etc., comme on s'engageait autrefois dans une entreprise de guerre. Le fermier, l'armateur, le manufacturier, le chef d'une entreprise littéraire et scientifique, ont à leur solde, comme les anciens chefs de milice, un nombre d'hommes plus ou moins grand. On voit quelquefois des chefs de [I-443] manufactures soudoyer jusqu'à dix mille manoeuvres. Il s'établit entre les ouvriers, les chefs d'atelier, les entrepreneurs, la même subordination qu'à la guerre, entre le chef supérieur, les officiers en sous-ordre et les soldats. Finalement, on voit se former dans le régime industriel des associations encore plus nombreuses et plus variées qu'au sein de la guerre et du brigandage. Seulement l'objet de ces associations est tout autre, et les résultats, par suite, sont fort différens.

Le lecteur sait pourquoi l'on s'associe dans toute domination. Prenons pour exemple le régime des privilèges : il n'y a là, comme on l'a vu, aucune agrégation qui ne se propose quelque objet inique ces marchands sont unis pour empêcher que d'autres ne fassent le même commerce qu'eux; ces nobles, pour écarter la roture du service public, et tirer du peuple, sous forme d'impôt, ce qu'ils ne reçoivent plus à titre de redevance féodale; tous les membres de ce gouvernement, pour étendre au loin leur empire, et mettre plus de peuples à contribution; ces populations en masse, pour ouvrir à main armée des débouchés à leur commerce, et agrandir l'espace d'où elles pourront exclure la concurrence des étrangers : il s'agit pour tous de privilèges à obtenir, d'exactions à exercer, de violences à faire.

Il n'en est pas ainsi dans l'industrie on y est [I-444] également associé, mais c'est pour agir sur les choses, et non pour dépouiller les hommes; c'est encore pour se défendre, ce n'est plus du tout pour opprimer. Il n'y a pas une association dont l'objet soit hostile. On est uni pour la propagation d'une doctrine, pour l'extension d'une méthode, pour l'ouverture d'un canal, pour la construction d'une route; on est ligué contre les fléaux de la nature, contre les risques de mer, contre les dangers de l'incendie ou les ravages de la grêle; mais il n'y a visiblement rien d'oppressif dans tout cela. Il ne s'agit pas ici, comme dans les anciennes corporations, d'accaparer, de prohiber, d'empêcher les autres de faire : loin que des coalitions, ainsi dirigées, limitent les facultés de personne, elles ajoutent à la puissance de tout le monde, et il n'est pas un individu qui ne soit plus fort par le fait de leur existence qu'il ne le serait si elles n'existaient pas. Aussi, tandis que les corporations du régime des privilèges étaient une cause toujours agissante d'irritation, de jalousie, de haine, de discorde, les associations du régime industriel sont-elles un principe d'union autant que de prospérité [311] .

[I-445]

Ce que je dis des petites associations, je dois le dire également des grandes, et de celles qui se forment pour le gouvernement, comme de celles qui se forment pour quelque objet particulier de science, de morale, de commerce. L'association chargée du service public n'a pas, dans le régime industriel, un caractère plus agressif que les autres. Le pouvoir n'y est pas un patrimoine; ceux qui le possèdent ne le tiennent pas de leur épée ; ils ne règnent pas à titre de maîtres; ils n'exercent pas une domination; l'impôt n'est pas un tribut qu'on leur paie. Loin que la communauté leur appartienne, ils appartiennent à la communauté ; ils dépendent d'elle par le pouvoir qu'ils exercent; c'est d'elle qu'ils ont reçu ce pouvoir. Le gouvernement, dans l'industrie, n'est en réalité qu'une compagnie commerciale, commanditée par la communauté, et préposée par elle à la garde de l'ordre public. La communauté, en le créant, ne se donne pas à lui; elle ne lui donne pas d'autorité sur elle; elle ne lui confère pas sur les personnes et les propriétés un pouvoir qu'elle-même n'a point : elle ne lui donne de pouvoir que contre les volontés malfaisantes, manifestées par des actes offensifs; elle ne lui permet d'agir contre les malfaiteurs qu'à raison de ces volontés et de ces actes. Du reste, chaque homme est maître absolu de sa personne, de sa chose, de ses actions; et le [I-446] magistrat n'a le droit de se mêler en rien de la vie d'un citoyen tant qu'il ne trouble par aucun acte injuste l'existence d'aucun autre. Comme le pouvoir n'est pas institué en vue d'ouvrir une carrière aux ambitieux, et seulement pour créer une industrie à ceux qui n'en ont aucune, la société ne lui permet pas de s'étendre sans motifs, et d'agrandir la sphère de son action pour pouvoir multiplier le nombre de ses créatures; elle veille attentivement à ce qu'il se renferme dans son objet. D'une autre part, elle ne lui donne en hommes et en argent que les secours dont il a besoin pour remplir convenablement sa tâche. Elle regrette même d'avoir à faire un tel emploi de ses capitaux et de son activité; non que cette dépense, tant qu'il y a d'injustes prétentions à réduire, des ambitions à contenir ou des méfaits à réprimer, ne lui paraisse très-utile et même très-productive; mais parce qu'il vaudrait encore mieux pour elle qu'elle ne fût pas nécessaire, et qu'elle pût employer à agir sur les choses le temps et les ressources qu'elle consume à se défendre contre certains hommes. Aussi, à mesure que tous ses membres apprennent à faire un usage plus inoffensif de leurs forces, diminue-t-elle par degrés celles de son gouvernement, et ne lui laisse-t-elle jamais que celles dont il a besoin pour la préserver de tout trouble.

Enfin ce que je dis de l'action du gouvernement [I-447] sur la société, je peux le dire également de l'action des sociétés les unes à l'égard des autres. Ces vastes agrégations n'ont pas un caractère plus hostile que toutes les associations particulières dont elles sont formées. Il serait difficile, quand les individus tournent généralement leur activité vers le travail, que les nations voulussent prospérer encore par le brigandage. Il ne s'agit pas pour elles dans le régime industriel de conquérir des trônes à leurs ambitieux, des places à leurs intrigans, des débouchés exclusifs à leur commerce. Le temps que d'autres peuples mettent à guerroyer, elles l'emploient à développer toutes leurs ressources et à se mettre en communication avec quiconque a d'utiles échanges à leur proposer. Elles souhaitent la civilisation et la prospérité de leurs voisins comme la leur propre, parce qu'elles savent qu'on ne peut avoir des relations sûres qu'avec les peuples éclairés, ni des relations profitables qu'avec les peuples riches. Elles font des voeux particuliers pour la civilisation de leurs ennemis, parce qu'elles savent encore que le seul vrai moyen de n'avoir plus d'ennemis c'est que les autres peuples se civilisent. Tous leurs efforts contre le dehors se bornent à empêcher le mal qu'on tenterait de leur faire; elles se tiennent strictement sur la défensive; elles déplorent même la triste nécessité où on les réduit de se défendre : non sans doute qu'elles soient peu sensibles à [I-448] l'injure, ou qu'elles manquent de moyens pour la repousser; mais parce qu'elles savent combien sont encore funestes les guerres les plus légitimes et les plus heureuses, et combien il serait préférable pour elles et pour le monde qu'elles pussent employer à des travaux utiles le temps et les ressources que la barbarie de leurs ennemis les oblige de sacrifier à leur sûreté. Aussi n'auraient-elles pas, malgré la supériorité de leur puissance, de plus grand désir que de pouvoir poser les armes, abandonner leurs forteresses, relâcher les liens que la nécessité de la défense a formés, laisser agir en liberté l'esprit local et l'indépendance individuelle, et consacrer en paix toutes leurs forces à ouvrir au monde de nouvelles sources de prospérité [312] .

[I-449]

Les faits rendent de ces vérités un témoignage irrécusable. Il est impossible de ne pas voir que les relations des hommes deviennent partout d'autant plus faciles et plus paisibles qu'ils approchent plus de la vie industrielle et en comprennent mieux les véritables intérêts. Ceci est surtout évident en Amérique. Il n'est besoin aux États-Unis, pour obtenir la paix, ni de hiérarchies factices, ni de balances de pouvoirs. On ne cherche à l'établir, ni par l'opposition des intérêts contraires, ni par la soumission violente de tous les intérêts à une seule volonté. Il n'est point question de subordonner les classes laborieuses à une aristocratie militaire, cette aristocratie à des rois, les rois à un pape. Il ne s'agit pas davantage de mettre en présence la démocratie, l'aristocratie et la royauté, et de faire que ces trois forces rivales se tiennent [I-450] mutuellement en respect. L'Amérique laisse à l'Europe toutes ces merveilleuses inventions de sa politique; elle tend à la paix par d'autres moyens. La paix résulte surtout de son régime économique. Il suffit en quelque sorte, pour qu'elle règne, que l'universalité de ses citoyens ne cherche la fortune que dans le travail et de libres échanges. Par le seul effet de cette tendance, des millions d'individus, au milieu de l'infinie diversité de leurs mouvemens, agissent sans se heurter et prospèrent sans se nuire. Ils forment les associations les plus variées; mais tel est l'objet de ces associations et la manière dont elles sont dirigées, qu'elles ne font de violence à personne, et ne sauraient exciter de réclamations. Les classes ouvrières sont subordonnées aux entrepreneurs qui leur fournissent du travail, les chefs d'entreprise aux ingénieurs qui leur donnent des conseils, les ingénieurs aux capitalistes qui leur procurent des fonds; chacun se trouve placé par ses besoins dans la dépendance des hommes dont il réclame l'aide ou l'appui ; mais cette subordination toute naturelle, n'a pas besoin pour s'établir de l'assistance du bourreau, cet auxiliaire obligé des subordinations contre nature. Les citoyens, soumis à l'ordre public, ne sont d'ailleurs sujets de personne. Le gouvernement, chargé de réprimer les injustices des individus, peut à son tour être contenu par la société; il est [I-451] comptable envers elle; et comme la vie toute laborieuse des citoyens laisse peu à faire pour le maintien de l'ordre, on ne lui donne pas assez de force pour qu'il pût s'affranchir de cette responsabilité, quand même il pourrait concevoir la pensée de s'y soustraire. Enfin, la société anglo-américaine dans son ensemble n'affecte pas plus de dominer les autres peuples que ses gouvernemens ne prétendent dominer les citoyens; on ne la voit occupée ni à envahir des territoires, ni à fonder au loin des colonies dépendantes, ni à s'ouvrir par la violence des marchés exclusifs. L'union des États, leur subordination à un centre commun, leurs milices, leur armée, leur marine militaire ont pour unique objet la sûreté du pays. Et quoique, dans ce déploiement de forces purement défensives, l'Amérique reste fort en arrière de ce qu'elle pourrait, elle va encore fort au-delà de ce qu'elle voudrait. Son désir le plus ardent serait de pouvoir être tout entière à ses affaires, à ses travaux, au soin de sa culture intellectuelle et de son perfectionnement moral; et lorsqu'un jour l'activité industrielle, devenue prédominante en Europe, y aura détruit enfin les ligues de l'ambition, elle sera heureuse sans doute de rompre celle que nous la contraignons de former pour sa défense, et de pouvoir offrir au monde le spectacle de populations innombrables, livrées sans partage aux arts de la paix.

[I-452]

L'Amérique, dis-je, sera heureuse de relâcher les liens que nous l'avons contrainte de former. Ce n'est guère en effet que pour sa sûreté et à cause de l'esprit dominateur des gouvernemens d'Europe, qu'elle s'est fédérée et qu'elle reste unie. Il n'y a guère dans l'industrie de motifs à des coalitions aussi vastes; il n'y a point d'entreprise qui réclame l'union de dix, de vingt, de trente millions d'hommes. C'est l'esprit de domination qui a formé ces aggrégations monstrueuses ou qui les a rendues nécessaires; c'est l'esprit d'industrie qui les dissoudra un de ses derniers, de ses plus grands, de ses plus salutaires effets sera de multiplier les centres d'action, et, pour ainsi dire, de municipaliser le monde.

Sous son influence, les peuples commenceront par se grouper plus naturellement; on ne verra plus réunis sous une même dénomination vingt peuples étrangers l'un à l'autre, disséminés quelquefois dans les quartiers du globe les plus opposés, et moins séparés encore par les distances que par le langage et les mœurs. Les peuples se rapprocheront, s'agglomèreront d'après leurs analogies réelles et suivant leurs véritables intérêts.

Ensuite, quoique formés, chacun de leur côté, d'élémens plus homogènes, ils seront pourtant entre eux infiniment moins opposés. N'ayant plus mutuellement à se craindre, ne tendant plus à [I-453] s'isoler, ils ne graviteront plus aussi fortement vers leurs centres et ne se repousseront plus aussi violemment par leurs extrémités. Leurs frontières cesseront d'être hérissées de forteresses; elles ne seront plus bordées d'une double ou triple ligne de douaniers et de soldats. Quelques intérêts tiendront encore réunis les membres d'une même agrégation, une communauté plus particulière de langage, une plus grande conformité de mœurs, l'influence de villes capitales d'où l'on aura contracté l'habitude de tirer ses idées, ses lois, ses modes, ses usages; mais ces intérêts continueront à distinguer les agrégations sans qu'il reste entre elles d'inimitiés. Il arrivera, dans chaque pays, que les habitans les plus rapprochés des frontières auront plus de communications avec des étrangers voisins qu'avec des compatriotes éloignés. Il s'opérera d'ailleurs une fusion continuelle des habitans de chaque pays avec ceux des autres. Chacun portera ses capitaux et son activité là où il verra plus de moyens de les faire fructifier. Par là, les mêmes arts seront bientôt cultivés avec un égal succès chez tous les peuples; les mêmes idées circuleront dans tous les pays; les vieilles mœurs nationales ces mœurs étroites et mesquines que la barbarie avait décorées du nom de patriotisme, iront s'effaçant de plus en plus; les langues elles-mêmes se rapprocheront, s'emprunteront leurs vocabulaires, et [I-454] finiront à la longue par se fondre dans un idiome commun à tous les peuples cultivés ; l'uniformité de costume s'établira dans tous les climats en dépit des indications de la nature : les mêmes besoins, une civilisation semblable, se développeront partout.

Dans le même temps, une multitude de localités, acquérant plus d'importance, sentiront moins le besoin de rester unies à leurs capitales; elles deviendront à leur tour des chefs-lieux; les centres d'activité iront se multipliant sans cesse; et finalement les plus vastes contrées finiront par ne représenter qu'un seul peuple, composé d'un nombre infini d'agrégations uniformes, agrégations entre lesquelles s'établiront, sans confusion et sans violence, les relations les plus compliquées et tout à la fois les plus faciles, les plus paisibles et les plus profitables.

§ 8. Autant donc la vie industrielle est propre, d'une part, à développer nos connaissances, et d'un autre côté, à perfectionner nos mœurs, autant, en troisième lieu, elle est opposée à la violence, aux prétentions anti-sociales et à tout ce qui peut troubler la paix. On voit, en somme, que ce mode d'existence est celui où les hommes usent de leurs forces avec le plus de variété et d'étendue; où ils s'en servent le mieux à l'égard d'eux-mêmes; [I-455] où, dans leurs relations privées, publiques, nationales, ils se font réciproquement le moins de mal. Concluons qu'il est celui où ils peuvent devenir le plus libres, ou plutôt qui est le seul où ils puis sent acquérir une véritable liberté..

 


 

[I-456]

CHAPITRE XII.
Obstacles qui s'opposent encore à la liberté dans le régime industriel, ou bornes inévitables qu'elle paraît rencontrer dans la nature des choses.

§ 1. Cependant l'industrie a beau être favorable à la liberté, quand l'universalité des hommes vivrait ainsi par des moyens exempts de violence, il y aurait dans cette manière de vivre des bornes à la liberté du genre humain, parce qu'il y en a très-probablement aux progrès dont l'espèce humaine est susceptible; et de plus, tous les hommes n'y seraient pas également libres, parce qu'il n'est pas possible qu'ils donnent tous le même degré de développement et de rectitude à leurs facultés.

Il faut, si nous voulons éviter les illusions et les mécomptes, nous bien imprimer dans l'esprit une chose : c'est qu'il n'est pas d'état social où tout le monde puisse jouir d'une même somme de liberté, parce qu'il n'en est point où tout le monde puisse posséder à un égal degré ce qui fait les hommes libres, à savoir: l'industrie, l'aisance, les lumières, les bonnes habitudes privées et sociales.

[I-457]

§ 2. Sans doute on ne verrait pas dans le régime industriel des inégalités comparables à celles qui se développent dans les systèmes violens que j'ai précédemment décrits. On n'y verrait pas surtout, au même degré, l'inégalité des fortunes, qui en entraîne tant d'autres après elle. Les différences révoltantes que produisent à cet égard, dans la domination, les levées continuelles de taxes énormes; la distribution du produit de ces taxes à des classes favorisées; les marchés ruineux faits aux dépens du public avec des prêteurs, des traitans, des fournisseurs; les primes, les privilèges, les monopoles accordés à certaines classes de producteurs au détriment des autres; les obstacles de toute sorte, mis à l'activité laborieuse des classes les moins fortunées; les lois enfin destinées à retenir violemment dans un petit nombre de mains les fortunes qui y sont accumulées par tous ces brigandages; les criantes inégalités de richesse, dis-je, qu'engendrent tous ces excès de la domination, n'existeraient pas dans l'industrie. Il n'y aurait sûrement pas des profits de l'ouvrier le plus misérable à ceux de l'entrepreneur le plus opulent la même distance que, dans certaines dominations, des profits du chef des dominateurs à ceux du dernier de ses instrumens, et, à plus forte raison, de la dernière de ses victimes; la même distance, par exemple, que des profits de tel roi d'Europe à ceux [I-458] du dernier fantassin de son armée, ou du plus pauvre artisan de son royaume[313] .

§ 3. Cependant, qu'un peuple tourne ses facultés vers l'exercice des arts violens, ou bien qu'il les applique à la culture des arts paisibles, il s'établira entre ses membres, il n'en faut pas douter, des inégalités fort grandes.

L'effet du régime industriel est de détruire les inégalités factices; mais c'est pour mieux faire ressortir les inégalités naturelles. Or ces inégalités, par leur seule influence, et sans que la violence y contribue en rien, auront la vertu d'en faire naître beaucoup d'autres, et de produire ainsi de grandes [I-459] différences dans le degré de liberté dont chacun pourra jouir.

Que des hommes s'associent sur le principe de l'égalité la plus parfaite; que, s'établissant ensemble dans un pays inoccupé, ils s'en partagent également le territoire; que les principes de leur association leur laissent à chacun la même latitude pour le travail; qu'ils aient tous la pleine disposition de leur fortune; que, dans la transmission qui s'en fera à leurs successeurs, elle se partage avec la plus parfaite équité; qu'il n'existe entre eux, en un mot, d'autres différences que celles qu'on ne saurait effacer, celles que la nature a mises entres leurs organes, et cette seule inégalité suffira pour en produire dans tout le reste, dans la richesse, dans les lumières, dans la moralité, dans la liberté.

Je peux bien supposer, à la rigueur, que ces hommes auront, en commençant, les mêmes ressources matérielles; mais je ne peux pas admettre qu'ils seront tous également capables d'en tirer parti. Ils n'auront pas le même degré d'activité et d'intelligence, le même esprit d'ordre et d'économie leur fortune commencera donc bientôt à devenir inégale. Ils n'auront pas le même nombre d'enfans; il pourra arriver que les moins laborieux et les moins aisés aient les familles les plus nombreuses : ce sera une nouvelle cause d'inégalité. Ces [I-460] inégalités, peu sensibles à une première génération, le seront bien davantage à une seconde, à une troisième. Bientôt il existera des hommes qui, n'ayant plus un fonds suffisant pour s'occuper et se procurer les moyens de vivre, seront obligés de louer leurs services. Les causes qui auront fait naître cette classe d'ouvriers tendront naturellement à l'augmenter; les ouvriers, en se multipliant, feront nécessairement baisser le prix de la main-d'œuvre. Cependant, quoique leurs ressources diminuent, ils continueront à pulluler; car un des malheurs inséparables de leur condition sera de manquer de la prudence et de la vertu dont ils auraient besoin pour user avec circonspection des plaisirs du mariage, pour ne pas jeter trop d'ouvriers sur la place, et ne pas travailler eux-mêmes à se rendre de plus en plus malheureux. Enfin, il est probable qu'ils se multiplieront assez pour que les derniers venus aient de la peine à subsister, et qu'il en périsse habituellement un certain nombre de misère.

Ceci sans doute arrivera plus tard dans l'état social que je me plais à supposer que dans un mode moins heureux d'existence; mais, dans le mode le plus heureux d'existence, cela finira toujours par arriver. L'absence de toute contrainte illégitime, la certitude de recueillir le fruit de son travail donneront probablement à la production, dans [I-461] le régime industriel, une impulsion très-vive, qui multipliera les ressources à mesure que s'accroîtra la population mais il sera fort à craindre que la population ne croisse plus rapidement encore que les ressources; on verra prospérer un beaucoup plus grand nombre d'hommes: mais il y en aura à la fin dont les facultés manqueront d'emploi; et l'on aura eu beau faire, au commencement, un partage égal du territoire et des autres ressources, et laisser à chacun la libre et pleine disposition de ses facultés, la seule différence de ces facultés amènera avec le temps, et par un enchaînement inévitable, un état où la société sera composée d'un petit nombre de gens très-riches, d'un très-grand nombre qui le seront moins, et d'un plus grand nombre encore qui seront comparativement à plaindre, et parmi lesquels même il pourra s'en trouver de très-misérables, absolument parlant.

Non-seulement l'état social que j'ai supposé n'empêchera pas la misère de naître, mais ce serait en vain qu'en la secourant on s'y flatterait de l'extirper. Tous les sacrifices qu'on pourrait faire pour cela, en procurant d'abord le soulagement de quelques infortunes particulières, auraient pour résultat permanent d'étendre le mal qu'on voudrait effacer. Partout où l'on a établi des modes réguliers d'assistance, partout où les pauvres ont pu compter sur des secours certains, on a vu croître [I-462] le nombre des pauvres, cela n'a jamais manqué [314] . On sait quelle populace de mendians est habile à faire éclore autour des couvens la charité monacale. La taxe des pauvres a élevé, dans l'espace de cent quinze ans, la population nécessiteuse de l'Angleterre du dixième au cinquième de sa population totale. Les fonds affectés à l'entretien de cette population, en 1815, ont été à ceux qu'on avait consacrés au même objet, en 1776, comme 81 est à 17. On a vu les contributions pour les pauvres se quadrupler dans l'espace de quarante ahs, et se doubler dans celui de vingt [315] . L'institution des hôpitaux a produit en France des effets analogues : l'administration des hospices de Paris, par exemple, a eu à assister, en 1822, près de sept mille indigens de plus qu'elle n'en avait assisté en 1786 [316] . On a des preuves innombrables de cette tendance des secours systématiques à multiplier le nombre des malheureux.

Une seule chose pourrait la réduire : ce serait que les procréateurs de cette misère sussent contenir la passion qui les pousse à la propager; ce [I-463] serait que les pauvres fussent plus en état de régler le penchant qui porte l'homme à se reproduire [317] . Or, j'ai déjà dit qu'un de leurs malheurs est d'être encore moins capables de cette prudence que les classes qui en auraient moins besoin. Cependant, s'il est un état où ils doivent en sentir la nécessité, ce sera sûrement celui dont je parle, et auquel je nous suppose arrivés. Dans cet état, en effet, l'indigent, comme les autres hommes, ne pourra compter, pour subvenir à ses besoins, que sur l'exercice légitime de ses forces. Il ne sera soumis à aucune injuste rigueur; mais il ne jouira non plus d'aucun privilège; les autres classes ne seront pas obligées de contribuer pour le soutenir; nul ne sera reçu à spéculer sur la charité publique; il n'y aura de secours que pour les infortunes non méritées; je suppose même que pour celles-ci ils ne seront qu'un objet d'espérance, comme le demande judicieusement Malthus: tout homme sera certain de subir la peine de sa paresse ou de son imprévoyance..... Eh bien! cette certitude n'empêchera pas qu'il n'y ait des hommes paresseux, imprévoyans, et par suite des hommes malheureux, ou tout au moins des hommes très-inégalement heureux.

§ 4. Voilà une des vérités les plus essentielles[I-464] que l'on puisse énoncer sur l'homme et la société. Cette vérité peut paraître triste; mais elle est malheureusement incontestable, et l'on ne pourrait la méconnaître sans de grands dangers. Lorsque Rousseau présente, d'une manière absolue, les inégalités sociales, et, par exemple, les inégalités de fortune, comme une chose de pure convention, comme l'effet d'un privilège accordé aux uns au détriment des autres [318] , il donne des choses une idée fausse; il avance une proposition absurde et anarchique. Il est bien possible sans doute que l'inégalité des fortunes soit l'effet de la violence; il n'est même que trop ordinaire qu'elle le soit, et si l'on me demandait d'expliquer les différences qui existent à cet égard dans le monde, je serais sûrement obligé de dire qu'une multitude d'iniquités privées et surtout de brigandages publics ont puissamment contribué à les faire naître. Mais s'il est vrai que l'inégalité des fortunes puisse être l'effet de la violence, il n'est pas vrai qu'elle ne puisse être l'effet que de la violence; il est certain, [I-465] au contraire, qu'elle résulte, à un haut degré, de la nature des choses, et qu'il faudrait commettre d'horribles violences pour l'empêcher de s'établir, pour l'effacer quand elle est établie, et, si l'on parvenait un moment à l'effacer, pour l'empêcher de se reproduire.

§ 5. Si l'on ne peut éviter que les hommes soient inégalement riches, on ne peut pas éviter davantage qu'ils soient inégalement industrieux, éclairés, moraux. C'est d'abord la différence d'industrie, d'activité, de bonne conduite qui introduit l'inégalité dans les fortunes [319] . Ensuite, l'inégalité de fortune et de bien-être est cause que tous les hommes ne peuvent pas posséder le même degré d'instruction, de capacité, de vertu. Il y a une action continuelle de chacune de ces causes sur toutes les autres ; les inégalités de toute sorte doivent ainsi nécessairement coexister; et de même que les fortunes, suivant [I-466] l'expression d'un économiste [320] , descendent, par des gradations insensibles, depuis la plus grande, qui est unique, jusqu'aux plus petites, qui sont les plus multipliées, de même le savoir, l'habileté, la vertu doivent aller en décroissant depuis les hommes les plus habiles, les plus savans, les plus vertueux, qui sont uniques chacun dans leur genre, jusqu'aux moins vertueux, aux moins savans et au moins habiles, qui sont partout les plus nombreux.

§ 6. Il faut ajouter que ces inégalités une fois établies tendent naturellement à se perpétuer; c'est-à-dire que la misère, l'ignorance et le vice sont des raisons très-fortes pour rester pauvre, ignorant et vicieux, et qu'il est d'autant plus malaisé de parvenir à un certain degré d'instruction, de moralité et de bien-être, que, pour s'élever à cet état, on prend son essor de plus bas.

[I-467]

S'agit-il, par exemple, d'acquérir du bien? moins on en a et plus la chose est difficile. On ne peut commencer à s'enrichir que lorsqu'il devient possible d'économiser; et comment songer à faire des épargnes, lorsqu'on n'a pas même de quoi satisfaire les premiers besoins? Dans les sociétés les plus prospères, il y a toujours un certain nombre d'hommes dont les facultés manquent absolument d'emploi. Il y en a beaucoup d'autres qui, en travaillant avec excès, gagnent à peine de quoi vivre. Ceux-là même dont les profits commencent à s'élever au-dessus des besoins ordinaires se déterminent difficilement à faire des économies ; ils regardent comme impossible de s'élever à une meilleure condition; ils ont rarement assez de force de tête et de volonté pour oser concevoir la pensée et poursuivre la résolution de parvenir à une certaine aisance. Que de difficultés pour eux en effet dans une telle entreprise! Combien de désavantages dans leur situation! Le moindre accident peut renverser l'édifice de leur petite fortune, et leur faire perdre en un instant le fruit de plusieurs années de fatigues et de privations. Un progrès dans l'industrie, l'introduction d'une machine, l'abandon d'une mode, vont rendre tout à coup leurs bras inutiles et les laisser plus ou moins long-temps sans travail.

Joignez que l'ouvrier, ayant un marché moins étendu que l'entrepreneur, a toujours quelque [I-469] désavantage dans les transactions qu'il fait avec lui. L'ouvrier ne travaille que pour l'entrepreneur, tandis que l'entrepreneur travaille pour le public. Un ouvrier en horlogerie, par exemple, ne peut offrir ses services qu'à des horlogers, tandis que l'horloger peut vendre ses montres à tout le monde. On sent combien est meilleure la position de ce dernier. Il est sûrement plus facile aux horlogers de s'entendre pour réduire le salaire de leurs ouvriers qu'au public de se concerter pour faire baisser le prix des montres.

Joignez encore que, dans le temps où son marché est plus resserré, ses nécessités sont plus urgentes, et que ceci donne à l'entrepreneur un nouveau moyen de lui faire la loi.

« Le maître et l'ouvrier, observe M. Say, ont bien également besoin l'un de l'autre, puisque l'un ne peut faire aucun profit sans le secours de l'autre ; mais le besoin du maître est moins immédiat moins pressant. Il est peu de maîtres qui ne pussent vivre plusieurs mois, plusieurs années même sans faire travailler un seul ouvrier; tandis qu'il est peu d'ouvriers qui pussent, sans être réduits aux dernières extrémités, passer plusieurs semaines sans ouvrage. Il est bien difficile que cette différence de position n'influe pas sur le réglement des salaires[321] . »

[I-469]

L'ouvrier devient-il, à son tour, chef d'entreprise? avec un fonds d'industrie inférieur au sien, le possesseur d'un grand capital matériel aura sur lui des avantages considérables. Par lui-même, sans [I-470] doute, un tel capital ne peut rien; mais il ajoute beaucoup aux pouvoirs de l'industrieux qui le possède. On sait que plus un homme a de richesse, et plus il lui est aisé d'en amasser. L'entrepreneur riche peut travailler plus en grand, et introduire dans ses travaux une meilleure division; il lui est plus aisé de faire les avances qu'exige l'emploi des moyens d'exécution expéditifs et économiques; il peut acheter à meilleur marché, parce qu'il a la facilité de payer comptant; les ressources qu'il a devant lui lui permettent de profiter des bonnes occasions qui se présentent, et de faire à propos ses approvisionnemens. Il a finalement mille moyens de réduire ses frais de production qui manquent au petit entrepreneur, et qui peuvent mettre celui-ci dans l'impossibilité de soutenir sa concurrence.

A la vérité, les petits entrepreneurs pourraient trouver dans la faculté de s'associer et d'unir leurs forces un moyen de diminuer le désavantage de leur position; mais, outre qu'il est rarement facile de fondre plusieurs petites entreprises en une grande, celles dans lesquelles il y aurait unité de vue, d'intérêt et de volonté, auraient encore un grand avantage sur celles où des intérêts différens pourraient introduire des vues et des volontés divergentes.

S'agit-il d'acquérir de l'instruction? L'homme des derniers rangs de la société n'est pas dans une [I-471] situation moins désavantageuse. Tout contribue à prévenir le développement de ses facultés, la nature de ses relations, la simplicité de ses besoins, la grossièreté et l'uniformité de ses travaux, le peu de loisir qu'ils lui laissent, la faiblesse des ressources qu'ils lui procurent. Aussi, quelque peine qu'il ait à s'enrichir, en a-t-il davantage encore à s'éclairer. Uniquement occupé du soin d'accroître ses moyens d'existence, il ne fait guère de progrès, même quand il est parvenu à un certain bien-être, que dans les idées relatives à son art; il reste étranger aux autres connaissances; il acquiert peu d'idées générales, ét lorsqu'il est devenu riche, il s'écoule encore bien du temps avant qu'il ait mis son esprit au niveau de sa fortune.

S'il est si difficile, en partant des derniers rangs de la société, de parvenir à la richesse et aux lumières, il n'est pas moins difficile de s'élever à un haut degré de moralité. Les bonnes habitudes privées et sociales sont le fruit d'un certain bien-être dont le pauvre ne jouit pas, et d'une certaine éducation qu'il n'est guère en position de recevoir. Les privations qu'il endure rendent ses appétits plus véhémens, et sa raison encore inculte l'avertit moins du danger qu'il y a de les satisfaire avec excès: il est donc plus difficile qu'il se conduise bien à l'égard de lui-même. D'une autre part, il est plus aigri par la difficulté de vivre; toutes ses passions [I-472] malfaisantes sont plus violemment excitées, et sa raison est, moins forte pour les contenir : il est donc plus difficile qu'il se conduise bien à l'égard des autres. Dans ses mœurs privées, il est plus sujet à l'intempérance, à l'ivrognerie, à l'incontinence; dans ses relations avec les autres individus, il est plus enclin au vol, au meurtre, à l'injure; dans ses rapports avec la société, il est plus disposé aux émeutes, aux rébellions, au pillage. Il est donc, sous tous les rapports, plus entraîné au mal, et, sous tous les rapports aussi, la réflexion l'avertit moins du danger qu'il y a de mal faire; double raison pour qu'il succombe plus aisément aux tentations et ait plus de peine à acquérir de bonnes habitudes morales.

§ 7. Ainsi, dans l'état social le plus exempt de violences, il serait très-difficile qu'il ne s'établît pas des inégalités dans les conditions; et lorsque ces inégalités sont une fois établies, il est encore plus difficile qu'elles s'effacent on ne parvient qu'avec des peines extrêmes d'une condition inférieure à un état un peu élevé, et les familles tombées dans un certain abaissement sont exposées à y rester par cela seul qu'elles s'y trouvent. Je ne dis pas qu'il soit impossible de se relever de cet état; mais cela, dis-je, est très-difficile, et le nombre des hommes qui en sortent est toujours petit en [I-473] comparaison de ceux qui y restent. D'ailleurs, s'il y a continuellement des familles qui s'élèvent, il y en a continuellement qui déclinent; s'il s'opère un mouvement constant d'ascension, il se fait un mouvement non moins constant de décadence ; tandis que le travail et les bonnes mœurs tirent les uns de l'abjection, le vice et l'oisiveté y font tomber les autres; les mêmes degrés ne sont plus occupés par les mêmes personnes, mais il y a toujours des gradations, et la société continue à présenter le spectacle d'une agrégation d'individus très-inégalement partagés du côté de la fortune, de la capacité, des mœurs, de l'instruction, de tout ce qui donne l'influence.

Toutes ces inégalités sont donc, dans un certain degré, des choses essentielles à notre nature; elles sont une loi de l'espèce humaine, elles sont aussi nécessaires dans l'ordre moral que les inégalités du sol dans l'ordre physique; il n'est pas plus étrange de voir des hommes inégaux dans la société que des arbres inégaux dans une forêt; ou bien de voir des hommes différens par la fortune, le savoir, la moralité, que des hommes différens par la figure, la taille, les proportions du corps, les facultés de l'ame.

En un mot, quoique le régime industriel tende à rendre les inégalités sociales infiniment moins sensibles, l'effet de ce régime n'est pas tant encore [I-474] de faire disparaître l'inégalité d'entre les hommes que de les classer autrement. Il tend à faire que les plus industrieux, les plus actifs, les plus sages, les plus honnêtes, soient aussi les plus heureux, les plus riches, les plus libres, et non à faire qu'ils soient tous également heureux, également riches, également libres, parce que cela n'est pas possible [322] .

§ 8. Non-seulement cela n'est pas possible, mais cela n'est pas désirable. On pourrait souhaiter que les hommes fussent mieux classés, mais non pas qu'ils fussent confondus. Il est sûrement bien [I-475] affligeant que la sottise, la violence, l'hypocrisie, aient encore parmi nous tant de moyens de conduire à la fortune et à la considération; mais non pas qu'il y ait des degrés dans la considération et la fortune. Les supériorités qui ne sont dues qu'à un usage plus moral et plus éclairé de nos facultés naturelles, loin d'être un mal, sont un véritable bien; elles sont la source de tout ce qui se fait de grand et d'utile ; c'est dans la plus grande prospérité qui accompagne un plus grand effort qu'est le principe de notre développement; rendez toutes les conditions pareilles, et nul ne sera intéressé à mieux faire qu'un autre; réduisez tout à l'égalité, et vous aurez tout réduit à l'inaction; vous aurez détruit tout principe d'activité, d'honnêteté, de vertu.

Enfin, le régime industriel est si loin d'exclure les inégalités sociales qu'il en implique au contraire l'existence, et que tout développement de l'industrie serait, à ce qu'il semble, impossible si les hommes étaient tous également heureux. L'action de l'industrie embrasse, comme l'enseigne l'économie politique, trois ordres distincts de travaux l'étude des lois de la nature, l'application de ces lois à des objets déterminés, l'exécution des ouvrages conçus. Il faut donc à la société industrielle trois classes distinctes de personnes : des savans, des entrepreneurs, des ouvriers. Or rendez toutes les conditions égales, supposez un [I-476] instant que tout le monde jouisse de la même fortune et de la même éducation, et la dernière de ces classes manquera; tout le monde naturellement voudra faire le travail du savant ou de l'entrepreneur; nul ne voudra s'abaisser au rôle de manœuvre ; ou bien chacun sera obligé de remplir les fonctions de savant, d'entrepreneur et d'ouvrier, ce qui rendra tout progrès impossible.

Sans doute l'avantage de l'industrie ne suffirait pas pour légitimer le partage violent de la société en entrepreneurs et en ouvriers, en riches et en pauvres ; mais prenez garde que ce n'est pas là non plus ce que je dis ce que je dis, c'est que ce partage, qui s'opère de lui-même, qui s'opérerait quoi qu'on fît pour le prévenir, paraît nécessaire pour que l'industrie puisse faire aisément toutes ses fonctions; et j'ajoute que lorsqu'il n'est pas l'œuvre de la violence, lorsqu'il provient uniquement de la différence d'activité, de capacité, de bonne conduite, il n'a rien que de conforme à la justice et de favorable au bien des individus et de la société.

Il ne faut pas croire que le partage égal des richesses entre tous les habitans, dans un pays comme la France, par exemple, améliorât sensiblement le sort des classes inférieures. L'avoir de celles-ci, par la spoliation des riches, serait à peine accru: on a calculé que nous aurions [I-477] chacun de deux cents à deux cent cinquante francs à dépenser par an. Encore faudrait-il cela que pour cela les établissemens d'industrie actuellement en rapport continuassent à subsister, et l'on ne voit pas trop comment cela serait possible; car, avec un revenu de deux cent cinquante francs, quels seraient les produits que chacun pourrait consommer, et que deviendraient les établissemens qui produisent tous ceux auxquels nous ne pourrions plus atteindre? Qui pourrait acheter, par exemple, des vêtemens un peu recherchés, des livres, des meubles passables? et que deviendraient les capitaux engagés dans les entreprises destinées à produire ces objets et une multitude d'autres ? Le capital national serait donc diminué de la valeur de tous les établissemens qui produisent les choses qu'on ne pourrait plus consommer, et par conséquent le revenu de chacun descendrait fort au-dessous du taux auquel nous l'avons fixé d'abord. Ensuite, quel stimulant resterait-il au milieu d'une population où chacun aurait le même revenu, quelle que fût d'ailleurs sa conduite? et quel effort pourrait-on obtenir d'hommes dont la position, quelques efforts qu'ils fissent, ne serait pas meilleure que celle des derniers citoyens? Visiblement, le projet d'améliorer le sort du grand nombre, en rendant les conditions égales, serait une entreprise insensée, une pure démence.

[I-478]

Au surplus, la question ici n'est pas précisément de savoir si le partage de la population en plusieurs classes est une chose utile; ce que je voulais surtout établir, c'est qu'il est inévitable; c'est que, dans l'industrie, les hommes sont autrement classés que sous l'empire de la force, mais qu'il y a toujours entre eux des gradations; c'est que les inégalités y sont moins sensibles, mais qu'elles y sont toujours très-réelles, et que les hommes y sont encore fort inégalement riches, instruits, éclairés, vertueux, etc.

§ 9. Ils y sont donc très-inégalement libres, la conclusion est forcée. Il y a un très-grand nombre de choses, impossibles aux hommes des conditions inférieures, qui sont faciles à des hommes de classes plus élevées et mieux élevées. Les premiers ne sont pas libres de satisfaire autant de besoins que les seconds, de se procurer autant de jouissances. Il y a une multitude de sentimens qu'ils ne sont pas susceptibles d'éprouver, de conceptions auxquelles leur esprit ne peut atteindre, de travaux et d'entreprises d'intérêt commun auxquels ils sont obligés de demeurer étrangers. Et dans l'état que je suppose ce n'est pas la violence des institutions qui les prive de toutes ces libertés, c'est leur propre impuissance; ils sont tout ce qu'ils peuvent être ; ils font tout ce qu'ils peuvent faire; [I-479] les institutions étendraient indéfiniment leurs droits, qu'elles n'ôteraient rien à leur faiblesse, qu'elles n'ajouteraient rien à leur capacité. Ils sont moins libres, parce qu'il ne leur est pas possible d'exercer une action aussi étendue ; ils sont moins libres aussi parce qu'ils ne sont pas capables d'agir d'une manière aussi bien entendue : leurs vices les rendent plus esclaves d'eux-mêmes; des inclinations malfaisantes les rendent plus esclaves des autres, les exposent à plus de vengeances particulières ou de châtimens publics. Autant, en un mot, il y a de différence entre la richesse, les lumières, la capacité, la moralité des classes et des individus, autant il y en a précisément entre leur liberté.

Je répète seulement que dans le régime industriel ces différences doivent être beaucoup moins sensibles que dans les états sociaux où elles sont favorisées par des institutions violentes. Il n'est pas douteux en effet qu'un régime qui laisse les choses à leur cours naturel, qui protège également tous les hommes dans l'usage inoffensif de leurs forces qui réprime seulement les excès, qui proscrit tous les monopoles, tous les privilèges, qui défend les faibles contre la collusion des puissans, aussi bien que les puissans contre les complots des faibles; qui n'oppose enfin aucun obstacle au progrès et à la diffusion des richesses et des lumières; il n'est [I-480] pas douteux, dis-je, qu'un tel régime ne doive faire que les lumières, les richesses, les bonnes habitudes privées et publiques ne se répandent avec moins d'inégalité, et que par suite les diverses classes d'hommes ne soient moins inégalement libres. Il y a moins de disproportion entre les classes les plus basses et les plus élevées : les premières sont moins misérables, les secondes ont des fortunes moins colossales. En même temps les rangs intermédiaires renferment un nombre beaucoup plus considérable de personnes aisées, instruites, morales et libres par conséquent. Il y a cela enfin que tout le monde est à sa place : nul obstacle ne contrarie dans son mouvement d'ascension celui qui a les moyens de s'élever; nul appui factice ne retient dans une condition supérieure celui qui n'est pas en état de s'y maintenir; et tandis que l'espèce peut parvenir à toute la liberté dont elle est susceptible, chaque homme jouit, eu égard à la condition où il est né, de toute celle dont il est digne.

§ 10. Je ne dois pas finir sans dire qu'il m'a été adressé, de plusieurs côtés, des réclamations très-vives, très- éloquentes, très-philanthropiques, contre ces conclusions.

D'une part, on s'accorde à reconnaître avec moi qu'il doit rester encore, dans le dernier état [I-481] social que je viens de décrire, de grandes inégalités; mais on ajoute que ces inégalités tiennent aux vices même de ce système, au principe de la compétition universelle, à l'isolement des travaux, au morcellement de l'industrie, etc. D'un autre côté, on nie la vérité même des résultats que j'énonce; on ne veut point convenir que, dans le régime industriel, tel que je le décris, il dut rester encore entre les hommes des inégalités aussi sensibles que je le prétends.

« Vous prouvez au mieux, m'écrit l'un de ces honorables contradicteurs, que les peuples qui ont le plus de forces, et qui disposent le mieux de leurs forces, sont ceux qui honorent le travail, qui créent le plus de richesses, qui acquièrent le plus d'instruction, qui perfectionnent le plus leurs habitudes morales. Mais, en définitive, vous avouez que le classement en entrepreneurs et en ouvriers, classement toujours tenu pour indéfectible, amènerait bon nombre des inconvéniens du classement en maîtres et en esclaves, en privilégiés et non privilégiés, en gens à places et gens sans place. En effet, le régime industriel pourrait bien n'aboutir qu'à substituer à la féodalité militaire, nobiliaire, administrative, une pure féodalité mercantile [323] . A coup sûr, si le sort des ouvriers de Manchester, Londres ou Rouen, est, absolument parlant, moins intolérable que celui des ilotes de Sparte, des esclaves des Romains, dè ceux des Turcs ou de ceux de nos colons, nos ouvriers à la journée ou à la tâche, nos domestiques, toujours si nombreux, et dont vous n'indiquez pas les moyens de se passer, sont, relativement, à pêu près aussi malheureux, quand, avec moins de sujétion sans doute, ils ont plus d'instruction et d'élévation d'ame. L'imagination, l'illusion, sont pour beaucoup, vous le savez, en affaires de bonheur et de malheur humain. Or, ces facultés, qui sont à peine éveillées chez le sauvage et chez l'esclave, sont excitées, dans nos sociétés perfectionnées, par une multitude de causes, par la lecture, par les spectacles, par notre luxe, par nos mœurs. Bref, on voit plus d'industrieux que d'esclaves ou de sauvages poussés par le désespoir à se donner la mort. »

La personne qui m'a fait l'honneur de m'adresser ces remarques, pense qu'il serait possible et même facile de remédier à ces maux par quelques changemens, assez simples suivant elle, dans le mécanisme social. J'avoue que je n'ai qu'une foi très-faible dans l'efficacité des moyens qui me sont indiqués. Cependant, comme je ne veux point condamner ce que je ne suis pas assuré de bien entendre, je renvoie le lecteur que ce débat pourrait [I-483] intéresser à l'ouvrage même que cette personne m'adresse ; il est intitulé : des Vices de nos procédés industriels, ou Aperçus démontrant l'urgence d'introduire le procédé sociétaire [324] . Ce travail est de M. J. Muiron, l'auteur même de la lettre dont je viens de citer un fragment, et qui a été inspirée par les sentimens les plus honorables.

D'un autre côté, sans chercher à effacer les inégalités sociales par des artifices d'organisation, on nie, tout uniment, que, dans le régime industriel, ces inégalités demeurassent aussi sensibles, et fussent aussi durables que je le pense. On ne croit point qu'il doive toujours y avoir au fond de la société une certaine masse de gens malheureux. Ici, comme partout ailleurs, observe-t-on, la raison la plus sévère se trouve d'accord avec la bienveillance la plus expansive. Il est bien possible que tous les hommes, dans la vie industrielle, ne pussent pas devenir également heureux, également riches, également libres; mais il est très-permis de croire que les moins heureux seraient pourtant dans une condition très-supérieure à celle des classes que nous nommons maintenant misérables. Il est dans la nature de l'homme de tout améliorer, non-seulement en lui, mais autour de lui. Il commence par fixer le bien où il se trouve, puis il [I-484] l'étend çà et là jusqu'à ce que tout s'en ressente. Nous voyons, de toutes parts, le travail mieux dirigé, les saines doctrines plus répandues, les richesses plus considérables et mieux distribuées. La civilisation ne concentre pas ses bienfaits sur une seule classe, elle les étend à toutes; il n'est pas de genre de perfectionnement dont les effets ne se fassent sentir jusque dans les derniers rangs de la société, etc. [325] .

Tâchons de nous entendre. Je ne dis sûrement pas qu'il soit impossible que le sort des classes inférieures devienne meilleur, que l'espérance de les voir sortir de leur état implique contradiction avec la nature des choses, que l'extinction de la mendicité soit un problème insoluble, que le pauvre soit enchaîné par des liens de fer à sa triste situation, qu'il soit condamné à des douleurs éternelles, à une misère indestructible. Je regarderais un tel arrêt non-seulement comme une erreur, mais presque comme un crime. Il n'y a que des dominateurs sans conscience et sans pitié qui puissent prêcher une certaine résignation aux misérables, et, par exemple, les exhorter à regarder leur misère comme [I-485] un état définitif, comme un état dans lequel l'auteur des choses a voulu qu'ils naquissent et qu'ils mourussent, eux et toute leur postérité, jusqu'à la consommation des siècles. Aussi, grace à Dieu, n'ai-je dit ni pensé rien de pareil.

Il y a pour les classes les plus malheureuses des moyens naturels et légitimes de s'élever à un meilleur état. Et il le faut bien; car comment expliquerait-on, sans cela, l'élévation de tant de familles qui se sont enrichies sans dépouiller personne? Ces moyens sont connus: c'est le travail, c'est la prévoyance, c'est une pratique constante de l'économie; ce serait surtout l'adoption, relativement au mariage, d'une morale plus sensée; ce serait une sévère attention de la part des familles ouvrières à ne pas trop multiplier le nombre des ouvriers; par suite, l'élévation du prix de la main d'œuvre ; par suite de cette élévation, le perfectionnement des machines; par suite de ce perfectionnement, l'extension d'une multitude de travaux; par suite de cette extension, une demande plus considérable d'ouvrage, des salaires plus élevés, l'application des forces de l'homme à des travaux moins rebutans et moins pénibles, etc. Je pourrais énumérer toute une série de moyens propres à élever les classes malheureuses, et à éteindre graduellement la mendicité.

Mais, soit que ces moyens n'aient encore été que [I-486] très-imparfaitement analysés, soit qu'il fût fort difcile, alors même qu'on le voudrait, d'en faire descendre la connaissance dans les dernières classes de la société, soit qu'il fût plus difficile encore de déterminer ces classes à les mettre en pratique, il est certain que la destruction de la misère est la chose du monde la moins aisée ; et la preuve, c'est qu'au milieu des progrès de la richesse sociale, le nombre des misérables s'est prodigieusement accru. On sait l'extension que la pauvreté a prise en Irlande, en Angleterre, et même, quoiqu'à un moindre degré, dans notre pays. Il y a plus de gens riches, sans doute; mais il y a surtout plus de gens pauvres, et la population nécessiteuse a suivi une progression infiniment plus rapide que la population aisée. On n'a pas oublié ce fait, publié il n'y a pas long-temps, que dans le nombre de personnes qui meurent annuellement à Paris, il y en a plus des quatre cinquièmes qui ne laissent pas de quoi payer leurs funérailles, et qui sont inhumées aux frais de la ville ou des hôpitaux [326] . Un voyageur [I-487] intelligent, qui a visité récemment la fabrique de Lyon, observe que, quoique la production s'y soit prodigieusement accrue, la population ouvrière n'y est ni plus heureuse ni plus riche qu'autrefois.

« Ces hommes précieux, » dit-il, parlant des ouvriers en soierie, sont presque tous vêtus de haillons. Entassés dans des habitations dégoûtantes, ils couchent pêle-mêle sur des grabats, et ne subsistent que d'une nourriture chétive [327] . »

On peut m'objecter, il est vrai, que tout ce qu'il existe aujourd'hui de misère s'est développé sous l'influence d'un ordre de choses très-différent de celui que j'ai décrit dans mon dernier chapitre. J'ai moi-même reconnu ailleurs [328] , que la misère actuellement existante avait eu ses principales causes dans la manière dont les choses ont commencé, dans le partage inégal qui s'est fait d'abord de la richesse, dans l'expropriation originaire des classes les plus nombreuses de la société, dans l'état de servitude où elles ont été retenues pendant des siècles et où elles se trouvent encore en beaucoup de pays, dans les impôts dont ailleurs on les écrase, dans les obstacles de toute espèce mis aux progrès de leur aisance et de leur instruction, dans les lois qui les empêchent de tirer de leur travail le meilleur parti possible, dans celles qui favorisent à leur [I-488] détriment des maîtres à qui leur position donne déjà tant d'avantage sur elles, dans des préceptes religieux qui bannissent toute prudence du mariage, dans des mesures politiques qui les provoquent à la population, dans des institutions de charité qui les dispensent de toute prévoyance, dans des maisons de jeu, des loteries et autres établissemens corrupteurs qui les détournent de l'épargne, et les excitent directement à la débauche et à la dissipation, dans des systèmes de pénalité et des régimes correctionnels qui ne sont propres qu'à achever de les corrompre, dans tout un ensemble de choses qu'on dirait combiné pour les tenir dans un état permanent d'ignorance, de misère et de dégradation.....

Mais l'état de ces classes ne tient pas seulement aux torts que peut avoir eus envers elles la partie supérieure de la société; il a aussi sa racine dans les vices qui leur sont propres, dans leur apathie, leur insouciance, leur défaut d'économie, dans leur ignorance des causes qui font hausser ou baisser le prix du travail, dans l'abus que leur grossièreté les porte à faire du mariage, dans le nombre toujours croissant de concurrens qu'elles se suscitent à elles-mêmes, et qui font baisser les salaires à mesure que les progrès de l'industrie et la demande toujours plus grande de main-d'œuvre tendraient naturellement à les élever. Je suis persuadé [I-489] que leur détresse est pour le moins autant leur propre ouvrage que celui des classes qu'on peut accuser de les avoir opprimées; et quand la société se serait établie originairement sur des bases plus équitables, quand les forts se seraient abstenus envers les faibles de tout esprit de domination, je ne doute point qu'il ne se fût développé au fond de la société une classe plus ou moins nombreuse de misérables.

Au surplus, quelles que soient les causes qui ont produit toute cette population nécessiteuse, c'est maintenant un fait qu'elle existe, et la question n'est pas de savoir si le régime industriel pourrait l'empêcher de naître, mais si elle parviendrait, sous ce régime, à une bonne condition; la question est de savoir si, dans un ordre de choses où rien ne favoriserait sa paresse, et où rien non plus n'enchaînerait ou ne découragerait son activité, il serait en son pouvoir de se tirer du triste état où elle se trouve. J'ai dit que la théorie indiquait pour cela des moyens; mais j'ai ajouté, et je répète,, que ces moyens sont, à l'application, d'une difficulté extrême. On a vu, dans le cours de ce chapitre, combien, avec la meilleure volonté, et par la seule force des choses, les hommes placés au dernier degré de l'échelle sociale devaient avoir de peine à s'élever à un certain état d'aisance et d'instruction. Une chose surtout contribue à les [I-490] détourner des efforts que réclame une semblable tentative, c'est l'idée que ces efforts seraient vains; et il est sûr que beaucoup de causes peuvent contribuer à les rendre inutiles. A quoi servirait, par exemple, à une famille d'ouvriers qui voudrait se tirer de la misère de n'user du mariage qu'avec la plus grande circonspection, si, à côté d'elle, une multitude de misérables continuait à peupler sans mesure, et de la sorte tenait constamment la main-d'œuvre à vil prix? A quoi servirait même que tous les pauvres d'un pays missent dans leur conduite la même sagesse, si on n'en faisait autant dans les pays environnans? N'a-t-on pas vu, dans ces dernières années, les classes ouvrières de certaines villes d'Angleterre menacées de perdre tout le fruit de leurs bonnes habitudes par l'apparition de ces bandes de pauvres affamés que l'Irlande jetait au milieu d'elles, et qui venaient offrir leur travail à peu près pour rien? Dans une situation aussi décourageante que celle où se trouvent les hommes des dernières classes, il n'y a que les individus les plus heureusement doués qui puissent avoir assez d'énergie pour concevoir la pensée de parvenir à un certain bien-être. Le reste perd souvent dans la misère jusqu'au désir de s'en tirer. N'avons-nous pas vu des serfs regarder la liberté comme onéreuse, et demander comme une faveur qu'on les retînt dans la servitude? N'arrive-t-il pas tous les [I-491] jours que des ouvriers refusent un supplément de salaire, à condition de faire un peu plus de travail? Est-il bien rare de les voir, alors même que leur tâche est des plus modérées, travailler un peu moins sitôt qu'ils peuvent gagner un peu davantage? Il ne faut pas croire que l'émulation, que l'activité, que le désir de conquérir par le travail une honnête aisance, soient des sentimens qu'il soit si aisé de faire naître dans les derniers rangs de la société [329] .

Conclusion:

Un état d'égalité parfaite entre les hommes est une situation impossible.

Un état où l'on verrait croître à la fois le nombre [I-492] des familles opulentes, celui des familles aisées, et surtout celui des familles misérables, est une situation non-seulement possible, mais réelle: c'est l'état où nous nous trouvons.

Un état où la misère se circonscrirait, où la population nécessiteuse s'accroîtrait moins, où l'aisance se répandrait davantage, est une situation réalisable, mais non encore réalisée : c'est l'état où nous devons tendre, c'est celui où l'on peut arriver sous le régime industriel, à mesure qu'on donnera une meilleure direction à l'exercice de ses forces, à mesure surtout que les classes ouvrières seront mieux instruites des causes qui peuvent les faire descendre ou monter.

Enfin un état où, sans que les hommes fussent égaux, on ne verrait plus du tout de misérables, est une situation qui n'offre rien d'absolument impossible, rien de contradictoire avec la nature des choses, mais à laquelle il paraît singulièrement difficile d'atteindre, et que le publiciste le plus philanthrope ne peut apercevoir, lorsqu'il ne cherche pas à se tromper lui-même, que dans l'avenir le plus reculé.

FIN DU TOME PREMIER.

 


 

Notes

[1] On peut voir par le titre de cet ouvrage, on a déjà vu dans la préface, et l'on verra mieux, plus loin, chap. Ier, ce que j'entends ici, et dans tout le cours de ce livre, par le mot liberté.

[2] Cette censure a été l'objet d'un reproche grave : « Ne découragez pas, m'a-t-on dit, les esprits positifs et les caractères énergiques qui se mettent à travers le torrent du mal pour retarder le cours. » ( Rev. encyclop., janv. 1825.) On ne saurait trop estimer les esprits positifs, ni trop honorer les caractères énergiques; mais si le mal vient du public, est-il positif qu'on peut l'arrêter en faisant la guerre à des noms propres ? et si cela n'est pas positif, est-ce faire un bon emploi de son énergie que de le combattre de cette façon ? Je ne voudrais sûrement pas décourager les hommes qui se dévouent pour empêcher le mal; mais je voudrais qu'un si beau dévouement ne fût pas en pure perte; je voudrais qu'on ajoutât au prix du sacrifice, en le rendant aussi fructueux qu'il est susceptible de le devenir. Or, se sacrifie-t-on aussi utilement qu'il serait possible de le faire? Cette question est assez importante pour mériter d'être examinée avec soin. J'y reviendrai à la fin de cet ouvrage, en répondant aux diverses objections qu'on a élevées contre les doctrines qu'il renferme, et notamment contre celle qui est énoncée dans cet alinéa.

[3] Cette remarque, depuis quelque temps, a perdu une partie de sa vérité: c'est un changement dans les idées auquel la publication de ce livre n'a pas été, j'ose m'en flatter, complètement inutile.

[4] Il y aurait à faire, sous le titre de Morale appliquée aux arts, quelque chose de très-neuf et d'éminemment utile. Je ne sais pas si l'on enseigne rien de semblable dans les écoles d'arts et métiers des départemens; mais je sais bien qu'il ne se fait, à Paris, de cours de ce genre dans aucun établissement public, et cela est sûrement très-regrettable. Je ne pense pas qu'il y ait d'enseignement que réclamassent davantage les besoins de l'industrie et des classes industrieuses.

[5] On a dit que, par cette manière d'envisager les choses, « je transportais la théorie politique hors de la sphère trop sujette à controverse des institutions, pour la ramener dans les termes beaucoup plus positifs de l'amélioration morale et industrielle de l'homme. » (Rev. encyclop., janv. 1825.) Il est très-vrai que je fais dépendre la perfection de la société de la perfection des arts et de celles des mœurs. Cependant il ne faudrait pas induire de là que je ne tiens pas compte des institutions, et que j'exclus le gouvernement des considérations de la politique. J'évite seulement de séparer le gouvernement de la société ; mais je considère la société dans son activité politique comme dans tous ses autres modes d'activité. Je la considérerai même dans celui-là avec plus de soin que dans aucun autre ; parce qu'il n'en est pas dans lequel il lui importe davantage de bien agir, et je montrerai qu'elle est d'autant plus libre qu'elle déploie à cet égard plus d'art et de moralité. Je ferai sur cet ordre de faits les mêmes raisonnemens que sur tous les autres. Voyez, tome III, chapitre 21 ce que je dis des industries politiques, et de l'influence que ces industries, les plus élevées de toutes, exercent sur la société.

[6] On sentira aisément, sans que je le dise, qu'en passant en revue ces divers âges de la société, ce n'est pas proprement une histoire de la civilisation que j'ai l'intention de faire. Mon seul dessein est d'examiner, dans leur ordre naturel, une série d'états sociaux, de manières d'être plus ou moins déterminées par lesquelles il me paraît qu'il est dans la nature de notre espèce de passer, à mesure qu'elle se développe, et de chercher quel est le degré de liberté que comporte chacun de ces modes généraux d'existence. Cela suffit pleinement à l'objet de mon travail, qui est de montrer comment l'espèce humaine devient plus libre à mesure que ses facultés deviennent plus parfaites et plus puissantes, à mesure qu'elle acquiert plus de morale et d'industrie.

[7] Les hommes ont droit d'etre libres! Autant j'aimerais dire qu'ils ont le droit d'être intelligens, actifs, instruits, prudens, justes, fermes, en un mot qu'ils ont le droit de réunir toutes les conditions d'où l'on sait que dépend l'exercice plus ou moins libre de leurs facultés. Les hommes ont sûrement le droit d'être libres... s'ils peuvent; mais l'essentiel est de savoir à quelles conditions cela leur est possible. L'abbé Raynal disait qu'avant toutes les lois sociales l'homme avait le droit de vivre. Il aurait pu, observe judicieusement Malthus, dire avec tout autant de vérité qu'avant l'établissement des lois sociales tout homme avait le droit de vivre cent ans. Il avait ce droit sans contredit, ajoute Malthus, et il l'a encore; il a le droit de vivre mille ans, s'il peut, etc.» (Essai sur le principe de la pop., liv. 4, c. 4. ) Mais quels moyens a-t-il d'assurer, de prolonger son existence? Voilà ce qu'il faudrait lui apprendre, et dont Raynal ne dit pas un mot. Il est vrai que ceci est moins facile que de proclamer emphatiquement le droit qu'il a de vivre, droit qu'on ne lui conteste pas, ou qu'il ne doit jamais supposer qu'on lui conteste.

[8] Tout effet, en un mot, tient de sa cause, et celui qu'on obtient par des déclamations ne vaut ordinairement pas mieux que les déclamations qui le produisent. On parvient sans doute par ce moyen à exciter les passions des hommes contre une domination injuste, à leur inspirer le courage nécessaire pour la renverser; mais le courage n'a de bons effets que lorsqu'il naît des lumières, et la seule manière vraiment utile de faire haïr l'injustice c'est d'éclairer sur ses effets.

[9] Dire que je ne me bornerai pas à parler des formes du gouvernement, ce n'est sûrement pas dire que je ne parlerai pas de ces formes. La manière dont la société s'ordonne pour agir n'est indifférente dans aucun ordre d'actions, et surtout elle ne l'est pas dans celui-ci. Je sais ce que peut une bonne organisation de la puissance publique; mais je sais aussi ce qu'il y a d'insuffisant et de trompeur dans les théories qui font venir toute liberté de là. C'est beaucoup sans doute que les pouvoirs publics soient bien constitués; mais ce n'est pas assez pour qu'ils agissent d'une manière éclairée et morale. Ensuite, quand une nation serait capable à la fois de bien organiser son gouvernement et de le faire bien agir, cela seul ne la ferait pas être libre. Sa liberté, en effet, ne vient pas uniquement de sa capacité politique, elle vient de toutes ses capacités. Il ne suffit donc pas de la considérer dans un seul de ses modes d'action; il faut, pour juger à quel point elle est libre, examiner ce qu'elle déploie dans tous d'intelligence et de moralité.

[10] Le mot liberté n'exprime jamais qu'une quantité relative. Il n'y a pas de liberté absolue. Tout être créé est soumis à des lois et ne peut agir que dans des limites fixes et précises. L'expression, libre comme l'air, dont on se sert quelquefois, comme pour désigner une liberté sans bornes, n'exprime qu'une liberté très-limitée : l'atmosphère est invinciblement liée à la terre; les vents sont soumis à d'irréfragables lois : l'air n'est donc pas indéfiniment libre. Nul corps matériel ne l'est. Les êtres animés ne le sont pas davantage, et l'homme ne l'est pas plus que le reste de la création. L'homme, ainsi que les animaux, ainsi que toutes les forces répandues dans la nature, n'est susceptible que d'une certaine espèce et d'une certaine étendue d'action.

[11] Économies royales.

[12] Élémens philosophiques du citoyen.

[13] Voyez la Revue protestante, premier cahier.

[14] Déclaration des droits de l'homme et du citoyen, art. 1er.

[15] Déclaration des droits de l'homme et du citoyen, art: 4.

[16] Bentham, Tactique des assemblées représentatives, t. II, p. 343, édition de 1822.

[17] Tactique des assemblées représentatives, t. II, p. 285.

[18] V. chap. IV, à la fin.

[19] Je dis ordinairement, parce que cette règle n'est pas sans exception. Aux Etats-Unis, par exemple, le développement de la capacité politique a précédé celui des autres capacités. On sait à quelles circonstances cela a tenu.

[20] Cette classification, qui appartient à Blumenbach (De gen. hum. variet. nativa), a été adoptée par W. Lawrence (Lectures on physiology, zoology and the natural history of man, p. 549 à 572). Elle n'est sûrement pas à l'abri d'objection; elle a, comme toutes les classifications, le défaut d'être plus ou moins arbitraire: on ne passe en effet d'une race à une autre que par des nuances imperceptibles. Elle peut d'ailleurs paraître incomplète, et il n'est pas douteux que chacune des variétés notées par Blumenbach n'en renferme un grand nombre de très-différentes. Mais outre que, dans l'état actuel de nos connaissances, il serait probablement impossible de faire une division exacte et complète du genre humain, celle que j'emploie est plus que suffisante pour l'objet que je me propose dans ce chapitre,

[21] W. Lawrence, p. 549 à 572.

[22] Law., p. 549 à 572.

[23] « The intellectual characters are reduced, the animal features enlarged and exagerated», dit W. Law. parlant de la tête du nègre. (Ouvr. cité plus haut, p. 363.)

[24] Law. et les auteurs qu'il cite, ib., p. 354 et 355.

[25] Ibid., p. 398.

[26] Poiret. Voyage en Barbarie, t. I, p. 31.

[27] Cité par Law., ib., p. 533.

[28] Id., ibid.

[29] Témoin la nation Juive, entre beaucoup d'autres.

[30] Cité par Law., p. 509.

[31] W. Lawrence, qui croit à l'unité originaire du genre humain, et qui a donné de cette opinion des raisons plus plausibles peut-être qu'aucun autre naturaliste ne l'avait fait avant lui, est le premier, si je ne me trompe, qui ait expliqué de cette façon la diversité des races humaines. On ne peut, suivant lui, assigner qu'une cause raisonnable à cette diversité : la survenance occasionnelle, accidentelle d'enfans nés avec des caractères particuliers et jusqu'alors inconnus, qui en font une variété nouvelle, et la perpétuation de cette variété par la génération. ( Voy. l'ouvrage cité, p. 300, 446, 510 et 515.)

Lawrence avoue que, dans l'état actuel de la science, on n'a aucun moyen d'expliquer ces survenances inattendues de nouvelles races; mais l'expérience démontre, dit-il, qu'elles sont possibles, et il en cite de nombreux exemples. Il rapporte, entre autres, celui d'un homme appelé Edouard Lamberg, né dans le comté de Suffolk, à qui l'on avait donné le sobriquet de Porc-Épic, parce qu'il avait tout le corps, moins la face, la tête, la plante des pieds et l'intérieur des mains, couvert d'excroissances assez analogues à celles dont le porc-épic est revêtu. C'était comme une sorte de verrues noires, d'une substance cornée, longues d'environ un pouce, serrées les unes contre les autres, raides, élastiques et résonnantes.

Cet homme fut présenté, en 1731, à la société royale de Londres. Il se maria et eut six enfans, tous porcs-épics de naissance, comme lui. Un seul de ces enfans vécut. Il se maria à son tour, et transmit à ses descendans le trait caractéristique de sa race. On a vu, en Allemagne, les deux enfans qu'il eut, John et Edouard Lamberg: ils avaient l'un et l'autre la peau recouverte des mêmes excroissances que leur père et leur aïeul.

Or, supposons maintenant, dit Lawrence, que, par l'effet de circonstances quelconques, cette famille se fût trouvée reléguée dans une île déserte, et s'y fût perpétuée par la génération : elle aurait formé dans l'espèce une variété bien plus différente de nous que ne le sont les nègres; et si, plus tard, cette ile avait été découverte, on n'aurait pas manqué de dire que c'était l'air, le sol, le climat qui en avaient ainsi défiguré les habitans; ou bien on aurait soutenu que c'était une espèce qui n'avait pu provenir d'aucune autre, une espèce originairement différente, et nul de nous sans doute n'aurait voulu reconnaître pour parente une race d'hommes poncs-épics. ( Ibid., 448 à 451.)

[32] Voilà, mot pour mot, ce que je disais dans la première édition de ce volume, et voici comment s'exprime M. B. Constant dans l'examen critique qu'il a bien voulu faire de mon travail, t. 29, p. 427 de la Rev. Encyclop. : « D'ailleurs ce système ( le système de la diversité des races) est faux en ceci que, s'il y a des races plus parfaites, toutes les races sont susceptibles de perfectionnement. » Que dis-je autre chose? Est-ce que je nie que toutes les races ne soient perfectibles? Non; j'affirme le contraire. J'ajoute seulement que toutes ne me paraissent pas perfectibles au même degré.

[33] Dec. 1, lib. 9, cap. 5.

[34] Tableau des États-Unis, t. I, p. 447.

[35] D'après les comptes présentés aux chambres en 1826, par le ministre de la guerre, sur 1,043,422 jeunes gens convoqués devant les conseils de révision, il y en a eu 380,213, fort au-delà du tiers, de réformés, parce qu'ils n'avaient pas la faible taille de 4 pieds 10 pouces. (V. le Courrier Français du 20 juillet 1827.)

[36] Voir les exemples rapportés par Blumenbach, de gen. var. nat., et ceux qu'ajoute Lawrence, p. 494 et 498 de l'ouvrage déjà cité. Voir aussi l'intéressant ouvrage de M. Grégoire sur la littérature des nègres.

[37] Adelung dit, en parlant de la Chine et des contrées voisines de ce vaste empire : « Les peuples de ces immenses régions retiennent encore dans leur langage toutes les imperfections d'une langue qui vient de naître. Comme les enfans, ils n'articulent que des monosyllabes. Ils parlent comme ils parlaient il y a plusieurs milliers d'années, quand l'espèce était encore au berceau. Nulle division des mots en plusieurs classes, comme cela a lieu dans toutes les langues; confusion pleine et entière des personnes et des temps; nulle inflexion des mots; nulle distinction des cas et des nombres; on forme le pluriel, ainsi que le forment les enfans, en répétant plusieurs fois le même nombre, comme trois et encore trois, trois et plusieurs autres, etc. (Mithridate, p. 18.) Un langage aussi imparfait, continue le même auteur, rend tout progrès impossible; et tant que les Chinois n'en parleront pas d'autre, ils feraient de vains efforts pour s'approprier les arts et les sciences de l'Europe.» (Ib. p. 28, cité par Law. p. 471.)

[38] Note sur la Virginie, traduction française, p. 206 à 208.

[39] W. Law., ouv. cité, p. 554.

[40] « Dans un siècle où l'on discuta formellement si les Indiens étaient des êtres raisonnables, dit M. de Humboldt, on crut leur accorder un bienfait en les traitant comme des mineurs, en les mettant à perpétuité sous la tutelle des blancs, et en déclarant nul tout acte signé par un natif de la race cuivrée, toute obligation que ce natif contracterait au-dessus de la somme de 15 fr. Ces lois se maintiennent dans leur pleine vigueur; elles mettent des barrières insurmontables entre les Indiens et les autres castes dont le mélange est généralement prohibé. Des milliers d'habitans ne peuvent faire des contrats valables ( no pueden tratar y contratar). Condamnés à une minorité perpétuelle, ils deviennent à charge à eux-mêmes et à l'État dans lequel ils vivent. » ( Essai polit. sur la Nouvelle-Espagne, t. I, p. 433.

[41] V. ci-dessus p. 72.

[42] V. plus bas p. 105 et suiv.

[43] Traité de législation, t. III, liv. 1v, ch. 10, 11, 12 et 13.

[44] On verra cela plus loin, ch. xii.

[45] Rev. Britannique, tom. 14, pag. 38.

[46] Voir la première édition de ce volume, publiée sous le titre de l'Industrie et la Morale, etc., p. 159 et suiv.

[47] Rapports du physique et du moral de l'homme, neuvième mémoire. Influence des climats, etc.: V. l'introduction de ce mémoire et les paragraphes 3 et 5.

[48] V. ci-dessus p. 58 et suiv. C'est un point sur lequel j'avais insisté dès la première édition de ce volume, et qu'on doit à Lawrence d'avoir mis hors de contestation.

[49] Traité de Législation, t. II, p. 113 et 228; t. III, p. 243, 257, 271, 296, 353, 487.

[50] La presque totalité du Mexique jouit d'un climat tempéré, Dans la région que les indigènes appellent tierras templadas, pays tempérés, la chaleur moyenne de toute l'année est de 20 à 21°; et dans la zone à laquelle ils donnent le nom de tiérras frias, pays froids, on jouit d'une température moyenne de 12 à 13o, égale à celle de la France ou de la Lombardie. La chaleur n'est très-forte que vers les côtes, dans des terrains bas et entrecoupés de collines peu considérables. Encore, dans cette partie comparativement peu étendue du Mexique, la température ne s'élève-t-elle qu'à 25 ou 26o du thermomètre centigrade, 8 ou 9° au-dessus de la chaleur moyenne de Naples. (V. Malte-Brun, Précis de la Géogr. Univ., t. V, p. 457 et suiv. de la 2o édit. ).

[51] Personne n'ignore que le même phénomène s'observe sur la pente des montagnes, à mesure qu'on s'élève à des régions plus froides. On peut, au Mexique, sans changer de degré de latitude, voir passer sous ses yeux les productions de toutes les zones, depuis celles des tropiques jusqu'à celles de la zone glaciale. Il suffit pour cela de s'élever, de plateau en plateau, jusqu'à la région des neiges éternelles.

[52] On peut trouver un certain nombre d'exceptions dans l'ouvrage de M. Comte, et l'auteur ne les cite pas toutes.

[53] Précis de la Géograph. Univ., t. V, p. 445.

[54] Il est assez de points de l'ancien et du nouveau monde où l'on a la preuve que la température s'est graduellement adoucie pour qu'on soit fondé à supposer qu'il en a été de même partout, et surtout dans tous les pays où la terre a été cultivée, s'il est vrai, comme il est encore permis de le croire, que la culture a pour effet d'adoucir le climat. V. plus loin p. 116 et 117.

[55] Malte-Brun, Précis de la Géog. Univ., t. VI, p. 78, 2o éd.

[56] Précis de la Géograp. Univ., t. III, liv. 46, p. 21 de la 2o éd.

[57] Esprit des lois, liv. 18, ch. 3, 4 et 9.

[58] Traité de Législation, t. II, liv. 3, ch. 8, p. 173.

[59] V. dans la Rev. Brit., t. 2, p. 223 et suiv., un article curieux sur les progrès que l'horticulture a faits en Angleterre,

[60] Précis de la Géog. univ., t. VL, p. ret 20

[61] Malte-Brun, en disant que la puissance organique dont la nature est douée, n'a pas agi, dans l'origine, sur un seul point du globe, et qu'un grand nombre de végétaux, en Europe, pourraient se passer de l'honneur d'une origine étrangère, avoue pourtant que les migrations de l'homme ont singulièrement favorisé l'extension géographique des plantes, et que l'Europe dans l'origine était dans un grand dénuement de plante et d'animaux utiles. Rapprochez de ce qu'il dit, t. 2, liv. 42, p. 504 de son Précis, ce qu'il ajoute p. 505, et ce qu'il dit encore t. VI, p. 1 et 2.

[62] Précis de la Géog. univ., t. VI, p. 2 et 3.

[63] Dictionnaire Philos., au mot climat.

[64] Il ne serait pas exact de dire, d'une manière générale, ainsi qu'on le fait quelquefois, que l'influence du climat est d'autant plus grande que l'homme est moins civilisé : cette influence est plus grande sans doute dans ce qu'elle a de pernicieux, mais non pas dans ce qu'elle a d'utile; les influences salutaires sont au contraire d'autant plus faibles que l'homme est moins en état d'en tirer parti, d'autant plus faibles qu'il est plus inculte.

[65] Rapports du physique et du moral de l'homme: Influence des climats, § xvi.-M. de Tracy fait une observation analogue dans son commentaire de l'Esprit des lois.

[66] V. l'Histoire des expéd. marit. des Norm., t. II, p. 197. Paris, 1826. — V. aussi le Mémorial portatif de chronologie, etc., I" partie, au mot Poissons, p. 578 de l'édit. de 1829.

[67] V. le Mémorial, idib., p. 581 et 582.

[68] On peut voir dans l'ouvrage de M. Comte, t. 3, liv. 4, ch. 5, p. 333 et suiv., quelles sont ces circonstances particulières dont l'Angleterre a su si habilement profiter. J'en avais indiqué une partie dans la première édition de ce volume, et surtout dans le cours que je fis à l'Athénée en 1826, lorsque je traitai du commerce et des diverses causes auxquelles sa puissance se lie: V. plus loin, t. 2, chap. 17 de cet écrit. M. Ch. Dupin, dans son ouvrage sur les forces productives de la Grande-Bretagne, avait fait voir aussi combien la terre et les eaux sont heureusement disposées en Angleterre pour l'exercice de l'industrie commerciale. M. Comte joint à des remarques du même genre des considérations sur la température habituelle de ce pays et sur ses mines de charbon de terre, qui achèvent de montrer ce que peuvent, pour la puissance d'une nation, un petit nombre de circonstances favorables, lorsqu'elles sont vigoureusement exploitées.

[69] Genèse, chap. 5.

[70] Ibid. chap. 11, verset 10 et suiv. La vie humaine, après le déluge, a déjà décru de près de moitié.

[71] M. Cuvier explique fort bien à quoi a pu tenir l'illusion qui faisait supposer aux anciens que l'homme allait ainsi perdant toujours de sa force et de sa taille.« Il est probable, observe cet illustre naturaliste, qu'on a pris souvent des os d'éléphant pour des os humains, et que ce sont eux qui ont occasioné toutes ces prétendues découvertes de tombeaux de géans dont parle si souvent l'antiquité.» (Recherches sur les ossemens fossiles). M. Cuvier cite, à ce sujet, une multitude d'auteurs anciens qui parlent tous d'ossemens monstrueux qui avaient été déterrés par diverses causes, et qu'on a pris tantôt pour ceux d'Oreste, tantôt pour ceux d'Entelle ou d'Otus, tantôt pour ceux d'Antée ou d'autres héros ou géans. «De tout temps, observe un autre géologiste, on a trouvé des ossemens d'éléphans fossiles; mais ces ossemens jusqu'ici avaient presque toujours été méconnus, et c'est à leurs découvertes qu'on doit les histoires fabuleuses de la mise à nu des cadavres d'anciens géans: car, dans un temps où l'anatomie avait fait si peu de progrès, l'amour du merveilleux pouvait d'autant mieux s'emparer de pareils événemens pour accréditer des idées qui frappent l'imagination, que l'éléphant est, aux dimensions près, un des animaux dont le squelette présente le plus de ressemblance avec celui de l'homme. On ferait un volume entier des histoires d'ossemens fossiles de grands quadrupèdes que l'ignorance ou la fraude ont fait passer pour des débris de géans humains. » (Lettres sur les Révolutions du globe, par Alex. Bertrand, p. 169. Paris, 1824.)

[72] Discours sur l'influence des sciences et des arts.

[73] De la Religion, etc., t. I, p. 236 et la note. Cette citation m'a attiré plusieurs reproches. M. de Constant s'est plaint, premièrement, de ce que j'avais fait figurer son nom dans une liste où se trouvent des ennemis de la civilisation; secondement, de ce que je n'avais pas cité fidèlement ses paroles; troisièmement, de ce que j'avais conclu de ses paroles qu'il voudrait que la civilisation pût reculer (Revue Encyclop., cahier de fév. 1826, p. 419, 420). N'est-ce pas moi, ici, qui aurais quelque sujet de me plaindre? Je ne conclus absolument rien des paroles de M. de Constant; je ne mets pas le moins du monde en doute ses sentimens en faveur de la civilisation; je me borne à faire connaître le jugement qu'il porte de ses effets. Or, ce jugement, c'est qu'une longue civilisation énerve les hommes, c'est que lorsque l'espèce humaine arrive à une civilisation excessive, elle paraît dégradée durant plusieurs générations. L'auteur ajoute, il est vrai, que cette dégradation n'est que passagère, et que l'espèce, se remettant ensuite en marche, arrive à de nouveaux perfectionnemens. Mais cette restriction ne détruit certainement pas l'idée principale, et M. de Constant n'en a pas moins dit qu'une longue civilisation nous énerve et nous dégrade, au moins passagèrement. J'aurais pu trouver des phrases de ce genre dans une multitude d'auteurs: si M. B. Constant est un de ceux que j'ai cités de préférence, c'est que rien n'était plus propre à montrer la force du préjugé que j'entreprenais de combattre, que de faire voir que ce préjugé n'avait pas encore perdu tout empire, même sur les esprits les plus élevés.

[74] Du Renouvellement intégral, broch. in-8°, novemb. 1823,

[75] De l'état de l'Angleterre au commencement de 1822, p. 132.

[76] De la monarchie française en 1816, p. 450.

[77] Réquisitoire de M, Bellart dans l'affaire de la Rochelle. Voir le Moniteur du 14 juin 1822.

[78] Réquisitoire de M. de Marchangy dans la même affaire. Voir les journaux de la fin d'août et des premiers jours de septembre

[79] Voir, dans les journaux du commencement de décembre 1822, une lettre de l'empereur Alexandre à M. de Marchangy.

[80] Je ne puis point admettre, avec M. de Constant, que le mot de civilisation n'ait impliqué les idées d'honneur, de morale, d'humanité, de sociabilité que dans l'origine, et qu'il ait perdu cette acception en arrivant jusqu'à nous (Rev. Encyclop., cahier de fév. 1826, p. 121 et 123). Lorsqu'on oppose un peuple civilisé à un peuple sauvage, ce sont leurs mœurs encore plus que leurs arts qu'on cherche à faire contraster : c'est par les mœurs surtout qu'on est civilisé ou barbare; et toutes les fois qu'un peuple se rend coupable de quelque trait de perfidie ou de cruauté: ce sont là, observe-t-on, les pratiques de la barbarie : ce n'est point ainsi qu'en usent les nations civilisées.

[81] L'expression de société fidèle à son gouvernement est une expression qui ne semble pas trop convenable. La société a sans doute le devoir d'être fidèle à la raison, à la justice; mais il paraît choquant de dire qu'elle doit fidélité à ses délégués, à ses gens, aux hommes qu'elle charge d'une portion quelconque de ses affaires. Cependant, si l'on veut transporter à la société une vertu qui est surtout le devoir de ses ministres, je dirai que les sociétés fidèles ce ne sont pas celles qui approuvent tout ce que fait le gouvernement, mais celles qui n'approuvent que ce qu'il fait de bien, qui l'empêchent courageusement de mal faire, qui s'efforcent de le soustraire à l'influence des mauvais conseils.

Un gouvernement aurait beau être animé des intentions les plus honorables, si la masse des bons citoyens restait indifférente à sa conduite, il serait presque impossible qu'il se conduisit bien. La foule des ambitieux et des intrigans ne s'endort pas en effet comme le public. Moins le public se soucie de ses affaires et plus les intrigans les prennent à cœur. Ils investissent le gouvernement, l'envahissent, l'obsèdent, le subjuguent; ils s'en servent comme d'un instrument; ils lui font entreprendre à leur profit les choses les plus condamnables; ils le poussent, de violence en violence, jusqu'à lasser la patience universelle; et la société qui, par un respect mal entendu, n'avait pas voulu d'abord le contenir, se trouve, la fin, entraînée quelquefois à le détruire.

[82] En même temps que les lois encourageront le mouvement des arts et de l'industrie comme principe de prospérité pour l'État, l'opinion s'empressera de le châtier comme source de dépravation pour les mœurs.» (Montlosier, de la Monarchie française en 1816, p. 314.)

[83] Réquisitoire déjà cité, de M. de Marchangy.

[84] On le verra, en partie, plus loin, ch. 75

[85] V. dans les journaux français du commencement de janvier 1825, le message dont il est ici question,

[86] Pour vous, peuples modernes, vous n'avez pas d'esclaves, mais vous l'êtes...» (Rousseau, Contrat social, liv. 3, ch. 15.)

[87] Histoire philosophique et polit. des deux Indes, liv. 15 p. 20.

[88] Discours sur l'origine de l'inégalité.

[89] Discours sur l'origine de l'inégalité.

[90] Discours sur l'origine de l'inégalité.

[91] Voyage de découvertes aux terres autrales, t. I, p. 464.

[92] V. ce que dit là-dessus, d'après les relations des meilleurs voyageurs, l'auteur de l'Essai sur le principe de la population, t. I, ch. 3 et 4.

[93] Je néglige les fractions.

[94] Dans ces épreuves, les Anglais établis au port Jackson firent avancer l'aiguille du dynamomètre jusqu'à 71 degrés. Mais Péron observe que cette différence à l'avantage des Anglais pouvait tenir à celle de l'état de santé où se trouvaient les individus des deux nations, dont les uns, établis dans leurs foyers et parfaitement dispos, jouissaient de la plénitude de leurs forces, tandis que les autres descendaient à peine de leurs vaisseaux, à la suite d'une navigation très-longue et qui avait été excessivement fatigante.

[95] V. t. I, p. 472 à 475, de son voyage, tout ce qu'il cite de faits et d'autorités à l'appui de cette assertion.

[96] Hist. phys., civ. et mor. de Paris, t. II, p. 661 et 662, 1 er éd.

[97] On a fait la remarque, observe un écrivain anglais, que la plupart des artistes, des poètes, des philosophes qui ont le plus honoré l'humanité étaient d'une faible complexion. Pope fut forcé, par sa constitution débile, de vivre constamment au foyer domestique; Pascal, Fontenelle, Samuel-Johnson et beaucoup d'autres hommes d'un esprit éminent ont passé leur vie dans un état habituel de souffrance. Walter-Scott, lord Byron, autres exemples d'une haute intelligence dans un corps chétif. On serait tenté de croire que la faiblesse physique est généralement compensée par un plus grand développement des facultés intellectuelles, et par l'habitude, en quelque sorte indispensable, de la méditation. Nous sommes convaincus que cette persévérance dans l'étude qui a distingué James Watt, pendant la durée de sa longue et pénible carrière, doit être attribuée, en grande partie, à la faiblesse de son tempérament. (Rev. Brit., t. 2, p. 217. Notice sur James Watt.)

[98] Le mémoire de M. Villermé a été lu à l'Académie des sciences le 29 novembre 1824. On en peut voir des extraits dans la 64o liv., p. 169, de la Rev. encyc. Voici encore quelques-unes des observations qu'il renferme et qui toutes viennent à l'appui de la proposition principale, que la civilisation accroît la durée moyenne de la vie. Autrefois le nombre des morts l'emportait sur celui des naissances, aujourd'hui celui des naissances l'emporte de beaucoup sur celui des morts. Il meurt beaucoup plus de monde parmi les pauvres que parmi les riches : la proportion est du tiers à la moitié, c'est-à-dire que sur un nombre de pauvres qui n'est que d'un tiers plus grand, la quantité des morts est double. Il naît beaucoup plus d'enfans parmi les pauvres que parmi les riches, et il s'en conserve beaucoup plus parmi les riches que parmi les pauvres. Toutes les fois que le peuple vient à souffrir, quelles qu'en soient les causes, le nombre des morts augmente, celui des naissances diminue, et la durée moyenne de la vie devient plus courte. Toutes les fois, au contraire, que le peuple est heureux, le nombre des décès diminue, celui des naissances augmente, et la durée moyenne de la vie s'accroît. — La durée plus longue de la vie moyenne, au temps où nous sommes, tient aux progrès de la civilisation, à l'aisance devenue plus générale, à un air plus salubre, à une meilleure éducation physique des enfans, à une meilleure tenue des hôpitaux, à une administration publique plus éclairée, etc., etc.

M. Finlaison, archiviste de la dette publique anglaise, a consigné, dans un ouvrage de statistique, ce fait important que la durée de la vie a été tellement prolongée en Angleterre, dans le cours du dernier siècle, que le terme moyen à cet égard est aujourd'hui au terme moyen il y a cent ans comme quatre est à trois. V. la Rev. Brit., t. II, p. 372.

[99] Voyages de découv. aux terres australes, t. I, p. 463 et suiv.

[100] Second voyage, t. II, p. 137.

[101] Lettres édif., citées par Montesquieu.

[102] Voy. notamment ce que Péron et d'autres voyageurs racon. tent de la manière dont se nourrissent quelquefois les peuples de la Nouvelle-Hollande.

[103] Voy. Malthus et les voyageurs qu'il cite, Essai sur le principe de la pop., liv. I, ch. 4.

[104] Emile, liv. 2.

[105] Robertson, Hist. d'Amér., liv. 4.

[106] En Amérique, dit Robertson (ib.), de petites sociétés de sauvages chasseurs de deux ou trois cents personnes occupent souvent des pays plus considérables que certains royaumes d'Europe, et quoique très-éloignées les unes des autres, ces petites nations sont dans des guerres et des rivalités perpétuelles.

[107] Voici quelques traits des mœurs privées de l'homme au premier âge de la civilisation. — VORACITÉ. Lorsque les naturels de la Nouvelle-Hollande ont tué un phoque, dit Péron, « des cris de joie s'élèvent de toutes parts; on ne pense plus qu'à la curée; les féroces vainqueurs se groupent autour de leur victime; on la déchire de tous les côtés à la fois; chacun mange, dort, se réveille, mange et dort encore. L'abondance avait réuni les tribus les plus ennemies entre elles, les haines paraissaient éteintes ; mais dès que les derniers lambeaux corrompus de leur proie ont été dévorés, les ressentimens se réveillent et des combats meurtriers terminent ordinairement ces dégoûtantes orgies. Il y a quelques années que, dans les environs du port Jackson, une double scène de cette nature cut lieu entre les naturels du comté de Cumberland, à l'occasion d'une baleine énorme qui y avait échoué, et sur les ossemens de laquelle ils s'entr'égorgèrent. » (Voyage de découv. aux terres australes, t. II, p. 50.)

IVROGNERIE « La police, dans la capitale de Mexico, dit M. de Humboldt, fait circuler des tombereaux pour recueillir les ivrognes que l'on trouve dans les rues; ces Indiens, que l'on traite comme des corps morts, sont menés au corps de garde principal; on leur met le lendemain un anneau de fer au pied, et on les fait travailler pendant trois jours à nettoyer les rues. En les relâchant le quatrième jour, on est sûr d'en saisir plusieurs dans la même semaine.» M. de Humboldt ajoute que les Indiens montrent le même penchant à l'ivrognerie dans les pays chauds et voisins des côtes, et il trouve que leur grossièreté se rapproche, pour ainsi dire, de celle des animaux. (Essai politique sur la Nouvelle-Espagne, t. I, p. 393.)

INCONTINENCE. Le sauvage a peu de penchant à la volupté. C'est l'effet des rigueurs de sa condition, de la faim qu'il endure, des fatigues énervantes qu'il supporte. Les naturels de la terre de Diémen, dit Péron, ne comprenaient aucun des signes par lesquels nous manifestons nos sentimens affectueux. Les baisers, les caresses, l'action d'embrasser leur paraissaient des choses inintelligibles et tout-à-fait surprenantes. On a fait des remarques analogues sur la froideur des indigènes de l'Amérique et d'un grand nombre de peuples sauvages. Mais le sauvage est froid sans être continent; et partout où une condition moins dure le rend plus propre aux plaisirs de l'amour, la licence de ses mœurs est excessive. Les indigènes de l'Amérique, suivant Robertson, n'attachent aucun prix à la chasteté des femmes. John Heckwelder dit qu'elles sont peu fécondes, et avoue que cela tient à la vie dissolue qu'elles mènent depuis qu'elles font usage des liqueurs fortes. (Hist., mœurs et coutumes des six nations, etc., p. 354. )

OISIVETÉ. C'est de tous les vices de l'homme inculte celui qu'il a le plus de peine à vaincre. Il y tient à la fois par inclination et par préjugé. Notre vie active lui paraît basse et servile. (Francklin, OEuv. mor.) Il n'y a, suivant lui, de dignité que dans le repos. Aussi, lorsqu'il n'est pas engagé dans quelque entreprise de guerre ou de chasse, passe-t-il son temps dans une inaction absolue, n'enviant d'autre bien que de ne rien faire, et restant des jours entiers couché dans son hamac ou assis à terre dans une stupide immobilité, sans changer de position, sans lever les yeux de dessus la terre, sans articuler une parole. (Bouguer, Voyage au Pérou, p. 102.)

IMPRÉVOYANCE. La famine a beau châtier la paresse du sauvage et l'avertir de la nécessité du travail, elle ne le rend ni plus actif ni plus industrieux. Il subit, sans fruit pour ses mœurs, toutes les conséquences de ses vices, et la centième expérience est aussi perdue pour lui que la première. Le sauvage, dit Robertson, ne songe à bâtir une hutte que lorsqu'il y est contraint par la rigueur du froid, et si le temps s'adoucit tandis qu'il a la main à l'œuvre, il laisse sa tâche imparfaite, sans songer que la froidure puisse jamais revenir. Lorsque le Caraïbe a dormi, il donnerait son hamac pour une bagatelle; le soir il sacrifierait tout pour le recouvrer, et le lendemain il le donnerait encore pour rien, sans penser à ses regrets de la veille. ( Hist. d'Amér., liv. 4.)

Je pourrais, sur tout cela, multiplier à l'infini les citations et les exemples.

[108] « They acted from affection, as they acted from appetite, without regard to its consequences. (Essai on the civ. soc., p. 130, Basil.)

[109] Voy. Péron et les voyageurs qu'il cite, t. I, p. 468 de sa relation.

[110] Ibid., p. 252 et 253. -Les femmes sont les esclaves de la vie sauvage; elles forment la classe ouvrière de cet état; elles exécutent presque tout ce qui s'y fait de travail utile. Partout où il y a un commencement d'agriculture, ce sont elles ordinairement qui labourent la terre, qui sèment et récoltent le grain, qui l'écrasent et le préparent (John Heckwelder, ouv. cité, p. 236 et 237; Robertson, Introduct, à l'hist. de Charles V, t. II, note 18; Hist. d'Amér., liv. 4.) Elles font sécher la viande, préparent les peaux, ramassent les racines pour la teinture ( Heckwelder, ib., p. 240 ). Ailleurs, elles vont à la pêche pour leurs maris ( Péron, t. I, p. 254). Dans les voyages, elles portent les enfans en bas âge, les ustensiles et tout le mobilier (Heckwelder, p. 237). Tout ce qu'elles produisent est la propriété du mari (ib. p. 242 ). Elles n'ont pas même toujours part au fruit de leur travail. Péron raconte que, dans une entrevue qu'il eut avec les naturels de la Nouvelle-Hollande, il vit les hommes se partager le poisson que leurs femmes avaient pris, et le manger sans leur en rien offrir ( t. I, p. 252 à 256 ). Elles préparent le repas de leur mari; elles le balancent dans son hamac quand il a mangé. Elles ne mangent point, en général, avec lui. Dans certains pays, elles ne participent même pas aux jeux auxquels il semblerait le plus naturel de les admettre, par exemple à la danse. M. de Humboldt, parlant de celles de l'Amérique méridionale, observe qu'elles auraient plus de vivacité que les hommes, dont le chant est lugubre et mélancolique; « mais, dit-il, elles partagent les malheurs de l'asservissement auquel ce sexe est condamné chez tous les peuples où la civilisation est encore très-imparfaite elles ne prennent point part à la danse; elles y assistent seulement pour présenter aux danseurs des boissons fermentées, qu'elles ont préparées de leurs ́mains. » ( Essai pol, sur la Nouv.-Esp. t. I, p. 424). Humiliation et fatigue, tel est partout leur lot dans la vie sauvage. Ce qui caractérise surtout cet âge de la société, c'est l'état de dégradation auquel les femmes y sont réduites. ( Roberts., Hist. d'Amér. liv. 4. )

[111] Robertson, Hist. d'Amér., liv. 4.

[112] Dans la vie sauvage, on mange, ou, tout au moins, on tue ses ennemis : l'action de les asservir appartient, comme on le verra, à une époque moins barbare.

[113] Premier voyage, t. III, p. 45.

[114] Malthus, Essai sur le principe de la pop., t. I, ch. 4.

[115] Hist. d'Amér., liv. 4 .

[116] Troisième voyage, t. I, p. 124.

[117] Hist. d'Am., liv. 4.

[118] Quoiqu'on se serve de ce mot pour désigner indistinctement tous les peuples sans établissement fixe, il s'applique particulièrement aux peuples pasteurs, comme son étymologie l'indique, et c'est dans cette acception restreinte qu'il est pris ici.

[119] Esp. des lois, liv. 18, ch. 14.

[120] Esp. des lois, liv. 18, ch. 19.

[121] ibid.

[122] Observat. sur l'hist. de France, t. I, p. 158; in-12, 1782,

[123] Esprit des lois, liv. 18: des lois dans les rapports qu'elles la la ont avec nature du terrain. Chap. 18 du même liv. de la longue chevelure des rois francs.

[124] Liv. 17, ch. 6.

[125] , Liv. 18, ch, 1.

[126] V. le Voyage de Benj. Bergmann chez les Calmoucks,

[127] , Esprit des lois, liv. 18, ch. 4.

[128] Voy. dans Péron, t. I, p. 468 et suiv., combien ces excès sont fréquens dans la vie sauvage. Ils ne sont plus tolérés dans la vie nomade: « Numerum liberorum finire, aut quemquam ex agnatis necare flagitium habetur.» (Tac.Mœurs des Germ., c. 19.)

[129] C'est dans la vie nomade que commence à s'introduire l'usage des compositions, qui permet d'entrevoir un terme aux dissensions et aux guerres particulières.

[130] Liv. 2, ch. 2.

[131] Tac. Mœurs des Germ., ch. 16.

[132] Mœurs des Germains, c. 17. — Guerres des Gaules, 1. 6.

[133] Mœurs des Germ., il.

[134] Tome II, p. 455.

[135] Mœurs des Germ., ch. 26.

[136] Ib., ch. 23 et 26.

[137] « C'est moins la richesse du sol qu'un certain degré de sécurité, observe judicieusement Malthus, qui peut encourager un peuple à passer de la vie pastorale à la vie agricole. Lorsque cette sécurité n'existe point, le cultivateur sédentaire est plus exposé aux vicissitudes de la fortune que celui qui mène une vie errante et emmène avec lui toute sa propriété. Sous le gouvernement des Turcs, à la fois faible et oppressif, il n'est pas rare de voir les paysans abandonner leurs villages pour embrasser la vie pastorale, dans l'espérance d'échapper plus aisément au pillage de leurs maitres et à celui de leurs voisins. (Ess, sur le principe de la pop., t. I, p. 177.).

[138] Arva per annos mutant...... Tacite., Moeurs des Germains, C. 26.

[139] De Bello gall., liv. 6, ch. 21.

[140] Litterarum secreta viri pariter ac feminæ ignorant. Tac., Mœurs des Germ., ch. 19.

[141] Id., ch. 5 et 6.

[142] Voyage en Syrie, t. I, p. 339.

[143] Pallas, Voyage en Russie, t. III, p. 272 à 274.

[144] Il n'y a point à cet égard, dans leurs mœurs, la contradiction que croit y remarquer Tacite (Mœurs des Germ., ch. 15). L'indolence et l'impétuosité des Germains étaient deux excès qui naissent l'un de l'autre, et qui tenaient tous deux à la manière de vivre de ces peuples.

[145] Ib., ch. 23.

[146] Ib., ch. 22.

[147] L'Edda, fab. 20, trad. par Mallet, introd. à l'histoire de Danemarck.

[148] Mœurs des Germains, ch. 24.

[149] Mœurs des Germ., ch. 18.

[150] Gibb., t. II, p. 76. — Voltaire, Essai sur les mœurs, t. I, p. 218. « Tacite, dit Voltaire, loue les mœurs des Germains, comme Horace chantait celles des barbares, nommés Gètes. L'un et l'autre ignoraient ce qu'ils louaient, et voulaient seulement faire la satire de Rome. Le même Tacite, au milieu de ses éloges, avoue que les Germains aimaient mieux vivre de rapines que de cultiver la terre, et qu'après avoir pillé leurs voisins, ils passaient leur temps à manger et à dormir. C'est la vie des voleurs de grand chemin d'aujourd'hui et des coupeurs de bourse. Et voilà ce que Tacite a le front de louer... »

[151] Malthus, Essai sur le principe de la pop., t. 1, p. 173 de la trad. - Chez les Barbares, dit Aristote, la femme et l'esclave sont confondus dans la même classe (Polit. liv. 1 ch. 1, § 5). Chacun, maître absolu de ses fils de ses femmes, leur donne à toutes des lois... (Homère, cité par Arist. ib., § 7; trad. de M. Thurot.)

[152] Fergusson, Essai sur l'hist. de la soc. civ., p. 161; édit. de Båle, angl.

[153] Mœurs des Germ., ch. 25.

[154] Ib., ch. 7.

[155] Fergusson; Hist de la soc. civ., p. 156.

[156] Ib., p. 150 et 151.

[157] Fergusson, p. 162. « In the rude ages, the persons and properties of individuals are secure; because each has a friend, as well as an ennemy; and if the one is dispose to molest, the other is ready to protect. »

[158] Voy. la peinture animée que Gibbon, t. X de son histoire, fait des dissensions furieuses et interminables des Arabes bédouins.

[159] Ce sont deux choses fort différentes, comme le fait très-bien voir Malthus. Il peut y avoir excès de population dans les pays les moins peuplés: il suffit pour cela qu'il y ait plus d'hommes que de vivres.

[160] C'est cette facilité avec laquelle une certaine population se renouvelle et se déplace, dans la vie pastorale, qui a fait supposer si long-temps que le Nord était autrefois plus peuplé qu'aujourd'hui. La connaissance des vrais principes de la population a permis à Malthus de réfuter victorieusement cette erreur. Il prouve sans peine que le Nord, à une époque où il était encore couvert de bois et de marais, ne pouvait pas renfermer une population bien nombreuse; mais en même temps il montre que la population devait s'y élever rapidement au niveau des moyens de subsistance, et fournir bientôt à l'esprit entreprenant des barbares le moyen de tenter de nouvelles expéditions, qui, à leur tour, laissaient la place libre pour des générations nouvelles, et préparaient de loin de nouvelles invasions. (Voy. son ouv., t. F, ch. 6.)

[161] Pendant le cours des huitième, neuvième et dixième siècles, les nations de l'Europe réputées aujourd'hui les plus puissantes par les armes et par l'industrie avaient été livrées comme sans défense aux constantes déprédations des Normands. « A la fin, dit Malthus, elles crurent en force, et parvinrent à ôter aux peuples du Nord toute espérance de succès dans leurs futures invasions. Ceux-ci cédèrent lentement et avec répugnance à la nécessité, et apprirent à se renfermer dans leurs propres limites. Ils échangèrent peu à peu leur vie pastorale ainsi que le goût du pillage et l'habitude des migrations, pour les travaux patiens du commerce et de l'agriculture, qui, en les accoutumant à des profits moins rapides, changèrent imperceptiblement leurs mœurs et leur caractère. » (Essai sur le princ. de la pop., t. I, p. 155 et suiv. de la trad. fr.)

[162] Hist. de la déc. de l'emp. rom., t. X de la trad., édit. de Guizot.

[163] Plutarque, Vie de Marius; et Taciet, Mœurs des Germ., ch.7 et 8.

[164] ESSAIS, des Cannibales.

[165] Quod cum audisset Abram, captum videlicet Lot, fratrem suum, numeravit expeditos vernaculos suos trecento decem et octo, et persecutus est Dan. (Genes., cap. 19, vers. 14.)

[166] M. Comte paraîtrait ne point adopter cette idée. Il pose en fait que la civilisation s'est d'abord développée dans les pays les plus favorables à la culture, et il semble supposer qu'elle s'y est développée librement, qu'il n'y a point eu d'abord d'esclaves, que tous les hommes s'y sont livrés au travail; mais que l'industrie ayant fait naître chez eux des qualités différentes de celles qu'il faut pour se livrer à la guerre, ils n'ont pu se défendre ensuite contre de peuples placés dans des circonstances moins favorables et qui avaient conservé les habitudes et les talents de la barbarie. De là, suivant M. Comte, l'origine de l'esclavage. Il a été d'abord l'œuvre de la civilisation, qui ensuite a réagi contre lui, et peu à peu est devenue assez forte pour le détruire.

Que la culture ait commencé dans les pays qui lui étaient le plus favorables, je n'ai nulle peine à en convenir; que la population de ces pays ait ensuite été subjuguée par des peuples demeurés barbares, je le reconnais de même sans difficulté. Mais il ne me paraît pas, à beaucoup près, aussi certain que les premiers travaux de la civilisation aient été faits par des mains libres, et que, chez les premiers peuples un peu civilisés qui ont été subjugués par des barbares, tout le monde jouît de la liberté. Les peuples les premiers asservis n'avaient-ils pas eux-mêmes des esclaves? Existe-t-il quelque coin de la terre où l'industrie se soit d'abord librement développée, et où les hommes assez forts pour en contraindre d'autres au travail aient consenti à travailler eux-mêmes? Je ne le pense point. Il me paraîtrait au contraire que l'industrie est née partout sous l'influence de la contrainte; que dans les premières sociétés civilisées il n'y a eu de travailleurs que les hommes faibles, tandis que les hommes forts se sont maintenus en armes au-dessus de la société, et que les premiers conquérans n'ont subjugué que des populations qui avaient déjà des maîtres. Il y avait très-probablement des esclaves chez les petits peuples d'Italie que subjuguèrent d'abord les Romains; ils en trouvèrent chez les Gaulois; il y en avait chez les Germains; ils en trouvèrent chez les Grecs: je demande s'il a jamais existé de société nouvellement fixée au sol, de société naissante qui ait exercé les arts et fait de l'agriculture sans esclaves?

[167] Contrat social, liv. 3, 15.

[168] Id., ib.

[169] Voltaire dit en parlant de Gengis-Kan : « Dans ses conquêtes il ne fit que détruire, et si l'on excepte Boccara et deux ou trois autres villes dont il permit qu'on relevât les ruines, son empire, des frontières de la Russie à celles de la Chine, fut une dévastation. » ( Ess. sur les Mœurs, ch. 60.)

[170] Tout ce que demandaient les Romains c'était de forcer leurs ennemis à se rendre. Aussi condamnaient-ils ceux qui posaient les armes à un esclavage moins rigoureux que ceux qu'ils prenaient sur le champ de bataille ou après l'assaut d'une ville. Les premiers, qu'ils appelaient dedititii, conservaient une espèce de liberté, les seconds étaient vendus comme esclaves. ( Tit.-Liv., liv. 5, ch. 22, et liv. 7, ch. 31.)

[171] Avant les Romains, l'Italie, la Grèce, la Sicile, l'Asie Mineure, l'Espagne, la Gaule, la Germanie étaient pleines de petits peuples et regorgeaient d'habitans..... Toutes ces petites républiques furent englouties dans une grande, et l'on vit insensiblement l'univers se dépeupler... « On me demandera, dit Tite-Live, où les Volsques ont pu trouver assez de soldats pour faire la guerre, après avoir été si souvent vaincus. Il fallait qu'il y eût un peuple infini dans ces contrés, qui ne seraient aujourd'hui qu'un désert, sans quelques SOLDATS et quelques ESCLAVES romains.—Les oracles ont cessé, dit Plutarque, parce que les lieux où ils parlaient « sont détruits : à peine trouverait-on aujourd'hui dans la Grèce trois mille hommes de guerre.—Je ne décrirai point, dit Strabon, l'Épire et les lieux circonvoisins, parce que ces pays sont entièrement déserts. Cette dépopulation qui a commencé depuis long-temps, continue tous les jours de sorte que les soldats romains ont leur camp dans les maisons abandonnées. » Strabon trouve la cause de ceci dans Polybe, qui dit que Paul Emile, après sa victoire, DÉTRUISIT SOIXANTE ET dix villes de L'ÉPIRE, ET EN EMMENA CENT CINQUANTE MILLE ESCLAVES... On eût dit que les Romains n'avaient conquis le monde que pour l'affaiblir et le livrer sans défense aux barbares. » (Montesquieu, Esprit des lois, liv. xxvIII, ch. 18, 19 et 23.)

[172] Antiquités rom. d'Adam, t. II, p. 389 de la trad. fr.

[173] Id., ibid.

[174] Ibid.

[175] Id., p. 389 et 390.

[176] Essais, t. I, 2e partie, Essai x1, p. 434.

[177] V. les Antiquités rom. d'Adam.

[178] Depuis le règné de Numa jusqu'à celui d'Auguste, dans un intervalle de sept cents ans, le temple de Janus ne fut fermé que deux fois, la première sous le consulat de Manlius, à la fin de la première guerre punique, et la seconde sous Auguste même, après la bataille d'Actium. (Tit.-Liv., I, 10,)

[179] Denis d'Halicarnasse, l. 2, c. 3, § r.-Tit.-Liv., I, 42 et 43.

[180] Tite-Live, III, 20; XXII, 38

[181] Les censeurs étaient d'anciens généraux qui avaient passé par tous les grades de l'armée. Ils étaient pris ordinairement dans les familles consulaires. ( Tite-Live, IV, 8; VII, 22.)

[182] Hommes illustres de Plut., vie de Marc. Cat.

[183] Senatu ejiciebant, equum adimebant, tribu movebant, ærarium faciebant. (Tit.-Liv.)

[184] Cic., pro Cacina, 34. Tit.-Liv., IV, 53.

[185] M. de Constant trouve qu'en ayant l'air ici de réfuter Condorcet, M. de Sismondi et lui-même, je ne fais réellement que m'emparer de leurs idées. Il me semble, ne lui en déplaise, que c'est là redresser ses prédécesseurs et non les piller. Je ne suis d'accord avec M. de Constant ni sur le but qu'il suppose à l'activité des anciens peuples, ni sur le sens des institutions par lesquelles il prétend qu'ils tendaient à ce but. Il croit qu'il s'agissait pour les Romains de liberté politique: je crois qu'il s'agissait de conquêtes à faire, de brigandages à exercer. Il croit que c'était pour être libres politiquement qu'ils avaient renoncé à toute indépendance individuelle je crois que c'était pour être plus forts comme armée. Quel rapport y a-t-il entre ses idées et celles que je développe ? S'il ne s'était agi pour les anciens que de jouer, en quelque sorte, à la souveraineté nationale, que de s'amuser à faire des lois et à rendre des jugemens, ils n'auraient pas eu besoin pour cela de se soumettre à tant de gênes, à tant d'institutions tyranniques : ils auraient pu, comme nous, faire servir l'activité politique à protéger l'indépendance privée. Mais il s'agissait de guerroyer, d'envahir des territoires, de subjuguer des populations, et pour cela on ne pouvait trop resserrer les individus, ni soumettre le corps entier des citoyens à une discipline trop sévère.

M. de Constant trouve très-ingénieuse la distinction que j'ai faite, suivant lui, entre la liberté des modernes et celle des anciens. C'est lui qui a fait cette distinction, non pas moi. J'aurais pu parler de la domination des anciens, mais non de leur liberté. Je ne crois pas qu'il soit possible, en aucun sens, de soutenir que les peuples anciens fussent des peuples libres. Les anciens étaient libres comme ces tyrans qui ne peuvent dormir qu'en s'entourant de gardes et de sentinelles, ou bien comme ces corps de troupes, placés en pays ennemi, et qui ne peuvent avancer qu'en ayant le plus grand soin d'éclairer leur marche, de ne marcher que l'arme au bras, et de se tenir bien unis, bien serrés, bien disciplinés. Mais je m'aperçois que j'anticipe sur ce que je vais avoir à dire.

[186] Plut., vie de Marc. Cat.

[187] V. plus loin chap. xi.

[188] Bentham, Traité de Législation, t. II, p. 183 et suiv.

[189] Essai XI, p. 504.

[190] Antiquités romaines, t. II, 429.

[191] Sismondi, Nouv. Princ. d'Éc. pol. tom. I, p. 113.. Des enquêtes faites par les soins de l'Angleterre nous montrent à quel point l'esclavage est funeste à la population dans les colonies. A Tortola, à Démérari, à la Jamaïque, la population noire diminue continuellement et ne peut être maintenue au même niveau que par la traite. La perte moyenne, pour toutes les colonics anglaises, moins la Barbade et les îles de Bahama, est de dix-huit mille esclaves tous les trois ans. Et la preuve que ce décroissement de la population noire tient uniquement à son état de servitude, c'est qu'elle fait des progrès considérables à Haïti depuis qu'elle y est affranchie. Au commencement de la révolution française, la population totale de cette dernière île n'était que de six cent soixante-cinq mille ames, et malgré la suite d'expéditions sanglantes qui l'ont dévastée depuis cette époque jusqu'en 1809 où l'expédition française a été expulsée, la population s'y élève maintenant à plus de neuf cent trente-cinq mille ames. (Voy. l'Edimburg review de juillet 1825.

[192] Voici ce que dit un habile peintre de mœurs, parlant des montagnards d'Écosse, à une époque où la guerre était encore leur principale industrie : « Waverley ne pouvait en croire ses yeux; il ne pouvait concilier cette singulière voracité (des montagnards) avec ce qu'il avait entendu dire de leur vie frugale; il ignorait que leur sobriété n'était qu'apparente et forcée, et que, semblables à certains animaux de proie, les montagnards savaient jeûner au besoin, se réservant de se dédommager de cette abstinence lorsqu'ils en trouveraient l'occasion. » (Waverley, ou l'Écosse il y a soixante ans.) Voilà la frugalité que nous admirons chez les premiers Romains et dans les temps héroïques de la Grèce : c'est ce que nous appelons du beau antique. Les mœurs que décrit ici Walter-Scott sont tout-à-fait dans le goût de celle des héros d'Homère.

[193] Proles secum ipsa discors. (Tite-Live. )

[194] Antiquités rom. d'Adam, t. I, p. 163 et 164.

[195] Hist. de la décad. de l'emp. rom., t. I, ch. 2.

[196] Ibid. Ant. rom., t. I, p. 56.

[197] Annales, XIV, 42.

[198] Esp. des lois, liv. 15, ch. 16.

[199] V. plus loin, ch. 12.

[200] Causes de la grandeur et de la décadence des Romains, passim.

[201] Un de mes critiques, le Producteur, s'est fort récrié contre cette explication du régime économique des Romains et des conséquences de ce régime. Il ne voit, quant à lui, dans le long effort de ce peuple pour conquérir le monde, qu'une immense entreprise de philanthropie, qu'une vaste et noble tentative en faveur de la civilisation. La grande tâche qu'avait embrassée son génie était conforme au besoin le plus général de l'humanité; elle était la condition nécessaire de tous les progrès ultérieurs, etc. De sorte que c'était pour assurer les progrès ultérieurs de la civilisation que les Romains commençaient par l'étouffer partout où elle avait pris naissance, qu'ils détruisaient une multitude de petites républiques en Italie, qu'ils renversaient Carthage, qu'ils subjuguaient la Grèce, qu'ils massacraient des millions d'hommes, qu'ils en réduisaient un plus grand nombre encore en servitude. Il y avait au fond de tout cela, suivant le Producteur, une grande pensée philanthropique. Les Romains étaient animés des sentimens généraux qui dominaient de leur temps, et la seule chose qui les distingue des autres peuples de cet âge, c'est d'avoir conçu plus virilement les passions qui régnaient alors. (V. le Prod., t. II, p. 462 et suiv.)

On trouve une grande preuve de cette philanthropie qui présidait aux guerres des Romains dans l'expédient dont s'avisa l'honnête, le probe, le sévère Caton, pour faire décider cette troisième guerre punique qui amena la finale destruction de Carthage. Notre vieux censeur, qui connaissait son monde, au lieu de se perdre en vaines paroles, imagina de lâcher au milieu du sénat une ample provision de superbes figues, qu'il avait apportées de la côte d'Afrique et qu'il tenait cachées dans le pan de sa robe. « Et comme les sénateurs, observe Plutarque, s'esmerveilloient de voir de si belles, si grosses et si fresches figues : la terre qui les porte, leur dit Caton, n'est distante de Rome que de trois iournées de navigation. » Cette manière'philanthropique de motiver le delenda Carthago par lequel le même honnête homme terminait tous ses discours, est tout-à-fait dans le goût de la morale de ces sauvages d'Afrique, qui, lorsqu'ils veulent faire la guerre à quelque peuple voisin, se répandent en éloges des richesses qu'il possède, et se décident d'après la valeur plus ou moins grande du butin qu'ils pourront faire chez lui. (V. le voyage du major Gordon-Laing dans le Timani, le Kouránko et le Soulimana, p. 275 et suiv. de la traduction française.)

[202] Rien de și étrange que la faveur dont jouissent auprès des classes industrieuses de nos sociétés modernes ces fiers républicains de l'antiquité, dont le premier principe politique était qu'il fallait tenir dans l'esclavage tout homme livré à l'industrie. Ces classes ne feraient-elles pas mieux de se passionner pour les seigneurs féodaux du moyen âge? La méprise, à mon avis, serait moins forte. Ces seigneurs, il est vrai, n'étaient pas aussi beaux parleurs que les nobles citoyens d'Athènes au temps de Périclès, ou de Rome à la fin de la république; mais ils n'étaient peut-être pas aussi ennemis des classes laborieuses; ils ne les tenaient pas aussi abaissées, ils ne méprisaient pas autant leurs travaux; je ne sais s'ils avaient au même degré les préjugés de la barbarie. Il y a dans la politique du citoyen Aristote et dans la république du philosophe Platon des principes que n'oserait pas avouer l'aristocrate le plus renforcé de nos monarchies les plus absolues.

[203] Voy. les notes de M. Jefferson sur la Virginie, p. 212.

[204] L'état moral et religieux des blancs (à la Jamaïque) est, comme celui des noirs, aussi mauvais qu'on puisse l'imaginer. Presque tous les blancs attachés aux plantations vivent publiquement en concubinage avec des négresses ou des femmes de couleur: sous ce rapport, la corruption est générale. Au lieu d'être appelées aux saints devoirs de la maternité, les jeunes esclaves sont livrées, dès l'âge le plus tendre, et prostituées par leurs maîtres aux amis auxquels ils veulent se rendre agréables. Sur vingt blancs qui débarquent dans la colonie, il y en a dix-neuf dont le moral est ruiné avant qu'ils y aient fait un mois de séjour... Parmi les esclaves, le mariage n'a point de lois; les femmes disent qu'elles ne sont pas assez folles pour s'en tenir à un seul homme; aussi leurs engagemens avec l'autre sexe ne sont que temporaires et n'ont à leurs yeux rien d'obligatoire... Tout étranger qui vient rendre visité à un planteur et qui couche chez lui, est dans l'habitude, au moment d'aller au lit, de se faire amener une jeune négresse avec aussi peu de cérémonie qu'il demanderait une bougie; et lorsqu'il n'en demande pas on lui en propose, c'est une politesse d'usage. Ainsi des actes auxquels, dans toutes les sociétés civilisées, les libertins les plus déhontés ne se livrent qu'à l'ombre du mystère, se commettent au su de tout le monde, et sont de mode au sein même des plus honorables familles. » (De l'État actuel de l'esclavage aux États-Unis et aux Antilles, par Cooper. Cet ouvrage me manque, et je le cite d'après la Rev. Brit., t. 7, p. 129.)

[205] Notes sur la Virginie, pag. 212. La cruauté des traitemens qu'on a presque toujours fait subir aux hommes asservis tient à la nature particulière de cette espèce de serfs, beaucoup plus généreux et plus difficiles à soumettre que les autres animaux voués à la servitude domestique. A la rigueur, un maître peut traiter humainement son cheval, son chien, son âne: il n'a pas à craindre que ces esclaves-là se concertent et se révoltent; mais il ne saurait être aussi tranquille sur la soumission des êtres semblables à lui qu'il tient dans l'asservissement: comme leur nature est plus noble, il sent qu'il a plus à faire pour les subjuguer, et il les traite avec inhumanité précisément parce qu'ils sont des hommes. Il est tel propriétaire d'esclaves qui passerait avec raison pour un fou furieux, digne d'être à jamais interdit, s'il s'avisait de traiter ses bêtes comme il lui arrive de traiter ses gens.

[206] Servi autem ex eo appellati sunt quod imperatores captivos vendere, ac per hoc servare, nec occidere solent. Justin., Instit. lib. I, tit. 3, § 3.

[207] Cod. théod. lib. 9, tịt. 9, 1. I.

[208] V. le cours d'hist. mod. de M. Guizot, 1828-1829; t. 1, p. 71 à 73, et p. 80; et M. de Montlosier, de la Monarch. franç. t. 1.

[209] Hist. de la décad. de l'emp. rom.; traduct. franç., édit. de Guizot, t. 1, p. 80 et suiv.

[210] Hommes illustres, vie de Lucullus.

[211] Hist. de la décad. de l'emp. rom., tr. franç., édit. de Guizot, t. 1, p. 85.

[212] « Il faut recommander aux maîtres des hommes en servage, disait Charlemagne dans ses Capitulaires, d'agir avec douceur et bonté avec leurs hommes, de ne point les condamner injustement, de ne pas les opprimer avec violence, de ne pas leur enlever injustement leurs petits biens, et de ne point exiger avec des traitemens durs et cruels les redevances qu'ils ont à percevoir sur eux. » (Cap. Carol. Magn., lib. II, cap. 47; cités par l'Acad. des inscrip., t. 8, p. 483, de ses mém.)

[213] B. Petri apost. epist. prima, cap. II, V, 18]

[214] V. les Mém. de l'Acad. des inscrip. t. VIII, p. 541, 564, 565, 567, 572, 583, et les documens originaux cités dans les notes. V. aussi l'Introduct. à l'Hist. de Charles-Quint, t. II, note xx.

[215] V., sur toute cette conduite du clergé, lors de l'affranchissement des communes, les Lettres de M. Thierry sur l'Histoire de France, p. 248 à 504 de la deux. édit.

[216] Pro remedio, pro redemptione anima; pro timore Dei omnipotentis, etc. V. les formules d'affranch. citées par Roberts., Introd. à l'Hist. de Charles-Quint, t. II, note xx, et les sources originales où il puise.

[217] Mém. déjà cités de l'Acad. des inscrip., t. VIII, p. 596.

[218] De la Monarchie française, etc.; t. I, p. 23 et 141 à 146.

[219] Lettres sur l'Hist. de France, p. 256, deux. éd.

[220] Hist. de Paris par Dulaure, t. I, p. 462 à 467, prem. éd.

[221] Id., p. 468.

[222] Ibid., p. 470 et suiv.]

[223] V. le Mémorial de chronologie, d'Hist. industrielle, etc., au mot Végétaux, prem. partie, éd. de 1829.

[224] V. le Mémorial, ibid, p. 694.

[225] V. tom. II, mon chap. sur l'Agriculture.

[226] Dul., Hist. de Paris, t. I, p. 432 de la prem, éd.

[227] Id., t. II, p. 66 et 67.

[228] Ibid., p. 107 et 205.

[229] Ibid., p. 417.

[230] V. le Mémorial, etc., au mot Chandelle.

[231] Thierry, Lett. sur l'Hist. de France, p. 519 de la deux, éd.

[232] V. le Mémorial au mot Fourrure.

[233] Id., aux mots Lin et Chanvre, Bas, Costume, Chaussure, etc.

[234] V., sur tout cela, l'Introd. à l'Hist. de Charles-Quint, t. II, note x.

[235] V., dans Dulaure, t. II, p. 112 de son Hist. de Paris, prem. éd., le détail de la procession qui fut faite et des cérémonies religieuses qui eurent lieu, en 1191, pour guérir le fils de PhilippeAuguste d'une dyssenterie contre laquelle la médecine ordinaire ne pouvait rien.

[236] Mémorial de Chronologie, etc., au mot Médecine.

[237] V., sur tout cela, le Mémorial au mot Costume.

[238] Hist. de Paris, t. II, p. 24 de la prem. édit.

[239] V. le Mémorial au mót Médecine.

[240] Hist. de Paris, t. II, p. 110.

[241] Cités par Dulaure, t. I, p. 432 et suiv. de son Hist. de Paris, prem. édit.

[242] Hist. de Paris, t. II, p. 414 et suiv.

[243] Ibid., t. II, p. 167.

[244] M. Guizot, Cours d'hist. mod., 1828-1829, t. I, p. 340 et 341.

[245] Hist. de Paris, t. I, p. 460.

[246] Expression des Chroniques.

[247] Hist. de Paris, t. I, p. 461.

[248] Introd. à l'Hist. de Charles-Quint, t. II, note ix.

[249] Ibid.

[250] Hist. des Expéd. maritimes des Normands, t. II, pag. 247. París, 1826.

[251] Walter-Scott, roman d'Ivanhoe, t. I, ch. 1.

[252] V. sur ce système de police, ce que dit l'auteur de l'Hist. des Expéd. marit. des Normands, t. II, p. 132 et suiv., et les notes placées à la fin du vol.

[253] Peut-être est-ce à cet isolement des seigneurs au milieu de leurs serfs qu'il faudrait attribuer l'usage qu'ils avaient adopté de ne s'entourer que de personnes de leur condition, usage que M. de Montlosier, comme on l'a vu plus haut, attribue au caractère particulier des mœurs germaines.

[254] Hist. des Français des divers états, aux cinq derniers siècles; XIVe siècle, t. I, p. 23, et t. II, p. 387, les notes.

[255] Ibid., p. 20, 21 et 22. Quoique l'auteur parle du xive siècle, on sent que dans les siècles immédiatement précédens, les progrès ne devaient pas avoir été nuls.

[256] Dulaure, Hist. de Paris. Comparer la carte qui se trouve en tête du second vol. à celle qui se trouve au commencement du premier. V. aussi le texte.

[257] Il faut reconnaître pourtant que les élémens de tout cela existaient d'avance. Il y avait eu notamment, dans beaucoup de villes, des corps d'arts et métiers dès le temps des Romains, et il paraît que ces communautés d'artisans n'avaient jamais été complètement abolies. Mais l'esprit de corps agit alors avec beaucoup plus de force qu'il ne l'avait jamais fait, et sur une échelle infiniment plus étendue.

[258] Edit de Henry III, de 1581.

[259] Rien n'oppose de plus grand obstacle au développement des classes laborieuses que le défaut de capacité politique je ne dis pas le défaut d'ambition, la répugnance à chercher dans l'intrigue une fortune qu'on ne serait pas capable d'acquérir par le travail; mais le défaut de zèle à s'occuper des affaires publiques et d'aptitude à juger les opérations du gouvernement. Les hommes d'industrie ne sauront que la moitié de leur métier tant qu'ils ne seront pas capables de considérer d'un point de vue général les intérêts de la société industrieuse, tant qu'ils ne pourront pas juger sainement de ce qui est favorable ou nuisible à ses divers travaux, tant qu'ils ne seront pas disposés à empêcher que les pouvoirs établis ne fassent rien qui lui soit contraire. Cette capacité est tout-à-fait dans l'ordre de leurs professions; elle s'y lie de la manière la plus étroite; elle est une de celles qu'il leur importerait le plus d'avoir pour les exercer avec succès et avec fruit. Malheureusement, elle est encore une de celles qu'ils possèdent le moins; mais elle ne peut manquer de naître après les autres; elle en sera la conséquence nécessaire et tout à la fois le véhicule le plus puissant.

[260] Quand nous parlons des peuples anciens, nous ne voyons jamais que le petit nombre d'hommes qui formaient le corps politique, c'est-à-dire les citoyens, les dominateurs, les maîtres; et nous ne tenons aucun compte des esclaves. La classe des esclaves est pourtant celle qu'il nous faudrait surtout considérer quand nous nous comparons aux anciens peuples, et que nous voulons juger des progrès qu'a faits la société. Cette classe, en effet, était celle qui formait le fond de la population, celle qui nourrissait la société, celle qui répondait aux classes laborieuses de nos temps modernes et à ce que nous nommons aujourd'hui le peuple, la nation. Or, je demande si jamais elle fut aussi libre que l'était devenu, sous le régime des privilèges, le peuple de nos sociétés modernes? Non-seulement, du temps des privilèges, le peuple, parmi nous, était beaucoup plus libre que ne le furent jamais les classes laborieuses dans l'antiquité, mais il l'était même plus, à beaucoup d'égards, que ne l'avaient été chez les anciens les classes dominatrices. Il y avait sûrement dans notre tiers-état, avant la révolution, plus de savoir, d'habileté, de richesse, de morale et de vrais élémens de liberté qu'il n'y en avait eu à Rome, sous la république, dans le corps des citoyens et des hommes libres, Seulement, du côté de nos bourgeois la capacité politique était moins grande; le tiers-état ne s'appartenait pas autant que s'était appartenu le peuple romain; il ne décidait pas des intérêts de l'industrie comme le citoyen romain avait décidé deux de la guerre. On ne peut nier que, sous ce rapport, il ne reste encore aujourd'hui beaucoup à faire aux classes industrieuses: elles ont à effacer les dernières traces de la conquête, c'est-à-dire à devenir complètement maîtresses d'elles-mêmes, à se gouverner dans les intérêts de l'industrie.

[261] Il est tout-à-fait dans la nature des choses qu'un fils suive la carrière de son père : c'est celle dont l'accès lui est plus facile, celle où il a le plus de chances de succès. Mais il ne suit pas de lå qu'il faille lui fermer les autres voies vers lesquelles pourrait l'entrainer son penchant naturel. Or c'est ce qui avait lieu sous le régime des corporations et des privilèges.

[262] Voy. les exemples que cite M. Say, dans son Traité d'économie politique, t. I, p. 246 et 247, quatr. édit.

[263] Les moyens, à une certaine époque, ne manquèrent pas. Colbert soumit la plupart des fabrications à des règles dont il fut strictement défendu de s'écarter. Nul ouvrier ne put, sous peine d'amende et de confiscation, se permettre de mieux faire qu'un autre. ( Ordonnance du mois d'août 1669.)

[264] Traité d'écon. pol., t. I, p. 245, deux. édit.

[265] La population de la Cité, à Londres, n'est plus maintenant que les deux cinquièmes de ce qu'elle était au commencement du dix-huitième siècle (Ch. Dupin, Voyage dans la Grande Bretagne, force commerc., t. II, p. 3). M. Dupin attribue ce décroissement de population à des causes qui ont pu influer, mais qui n'ont pas agi seules. Il n'est pas douteux que les trente-deux compagnies exclusives de la ville du centre n'aient aussi contribué à la faire déserter. V. ce que dit à ce sujet un écrivain anglais, cité par M. Say, t. I, p. 246, de son Traité d'économie politique.

[266] M. Say, ibid.

[267] Il n'y eut, long-temps, comme on sait, d'exercices permis à la noblesse que les exercices propres à la domination. Elle ne pouvait, sans déroger, exercer aucune profession utile. Elle envisageait le service public comme un pouvoir, non comme un service. Montesquieu, qui voit la raison de tout dans la forme du gouvernement, dit qu'elle ne faisait pas le commerce, parce que c'eût été contraire à l'esprit de la monarchie. Ce n'est pas cela. Elle ne faisait pas le commerce par la même raison que les Grecs, que les Romains, que les Germains ne l'avaient pas fait ; par la même raison que les Turcs ne le font pas parce qu'il n'est pas dans l'esprit des races militaires; parce qu'il répugne à la barbarie; parce qu'il affaiblit le penchant à la guerre et l'amour de la domination. La raison de ses mœurs à cet égard était dans son origine tant soit peu sauvage. On sait que les Germains, au dire de César et de Tacite, avaient une telle peur de prendre le goût de l'agriculture et de perdre celui du brigandage, qu'ils faisaient tous les ans un nouveau partage du sol : c'était par un reste de cet esprit que la noblesse s'était toujours abstenue de faire le commerce.

[268] Montesquieu dit, en parlant de la noblesse : « Cette noblesse toute guerrière, qui pense qu'en quelque degré de richesse que l'on soit, il'faut faire sa fortune, mais qu'IL EST HONTEUX D"AUGMENTER SON BIEN, SI L'ON NE COMMENCE PAR LE DISSIPER, etc. » ( Esprit des lois, 1. 20, ch. 22.) On sait d'où lui venaient ces belles maximes : elle n'aurait pas tenu si fort à honneur de commencer par se ruiner, si elle n'avait eu, pour s'enrichir, que les moyens ordinaires.

[269] S'il est une chose qui dût paraître désirable, surtout après une révolution qui aurait soulevé beaucoup de passions ambitieuses, ce serait sans doute de voir les citoyens tourner leur activité vers l'industrie, se livrer à des travaux utiles et paisibles. Il est clair que rien ne serait aussi propre à délivrer le pouvoir d'ennemis dangereux, à calmer les têtes effervescentes, à ramener la paix, à épurer les mœurs, à faire naître la prospérité générale. Que penser donc d'administrations qui, loin d'exciter une tendance aussi favorable, s'appliqueraient de temps en temps à la contrarier; qui, non contentes de fermer aux partis qui leur seraient opposés l'accès des fonctions publiques, prétendraient leur interdire encore l'exercice des professions privées; qui, par vengeance, prohiberaient le travail, l'étude; qui chasseraient des jeunes gens des écoles; qui défendraient de prendre un état; qui empêcheraient de devenir médecin, avocat, avoué, notaire, professeur, maître de pension, imprimeur, libraire, marchand de vin, que sais-je? qui réduiraient, pour ainsi dire, un homme à l'alternative de mourir de faim ou de vivre par des moyens condamnables?.... Voilà pourtant ce qui s'est vu et qu'on ne sait comment qualifier. Les expressions manquent pour flétrir, comme il conviendrait de le faire, un tel mélange d'absurdité et de tyrannie. Tout ce qu'on peut dire, c'est qu'il n'est rien de plus irritant que de tels excès, si ce n'est pourtant la mollesse d'un public qui consentirait à les souffrir sans se plaindre.

[270] M. Say, Cours d'écon. pol. à l'Athénée; voy. une brochure de M. Pillet-Will, intitulée : Réponse à M. Levacher-Duplessis,

[271] M. Vital-Roux, Rapport sur les corps d'arts et métiers, 1805, imprimé par ordre de la Chambre du commerce.

[272] Traité d'écon. pol., t. I, p. 181 et suiv., quat. édit.

[273] Ce qui constituait la sottise de ces réclamations, c'est qu'elles étaient directement contraires à l'intérêt de ceux-là même qui les formaient. En effet, l'introduction de toute industrie nouvelle crée une nouvelle main-d'œuvre, provoque un surcroît de richesse et de population, fait naître des consommateurs avec des moyens d'échange, et ouvre ainsi de nouveaux débouchés aux produits des industries déjà existantes. Le plus mauvais service qu'on eût pu rendre aux pétitionnaires, dans les cas cités par M. Say, c'eût été d'écouter leurs demandes; c'est ce que l'expérience ne tarda pas à faire voir.

[274] Il n'y a que cet ordre de raisonnable, on ne saurait trop le répéter. Ce n'est que par le libre concours de tous les citoyens à tous les genres de services que les hommes parviennent à se classer, ainsi que le demandent la justice et l'utilité commune. Il ne peut y avoir de rangs déterminés d'avance qu'entre les diverses classes d'individus qui doivent concourir à une entreprise quelconque, partout où il faut qu'il existe une certaine subordination pour que le service se fasse, dans une manufacture, dans une administration, dans une armée. Mais établir des rangs entre les membres de la société en général est une chose absolument impossible. Rien de moins stable que la grandeur, le talent, la moralité, la richesse et toutes les qualités qui pourraient motiver d'abord un pareil arrangement. Ces qualités se déplacent sans cesse; et vouloir assigner d'avance et à perpétuité un certain rang à de certaines familles, ce serait prendre une décision dont les motifs pourraient cesser presque aussitôt que la décision aurait été prise.

[275] ́ J'espère que ceci ne donnera lieu à aucune équivoque. On voit assez ce que je blâme. Ce que je blâme, ce n'est pas l'activité politique, comme quelques personnes ont paru le croire; ce n'est pas la disposition à surveiller la gestion des intérêts généraux de la société ; ce n'est pas même le désir de devenir l'homme d'affaires de la société; pourvu que ce soit de son consentement et à des conditions librement débattues avec elle ou avec ses délégués loyalement élus : le vice politique que je signale, c'est la disposition à vivre des ressources du public, à accepter des places sans être sûr qu'elles lui sont utiles, et des honoraires sans trop examiner si, dans un marché libre et éclairé, il consentirait à donner des services qu'on prétend lui rendre le prix que l'on consent à en recevoir.

[276] Mémoires inédits.

[277] C'est ce qu'ont fait toutes nos constitutions, depuis celle de 1791, jusqu'à la charte de 1814 et à l'acte additionnel de 1815. Il n'est pas un de ces pactes sociaux dans lequel n'ait été expressément stipulée l'égale admissibilité de tous les citoyens à toutes les fonctions publiques; tandis qu'il n'en est pas un, si j'ai bonne mémoire, où l'on ait consacré le libre exercice des professions privées : preuve malheureusement trop claire que, jusqu'à ces derniers temps, on à plus tenu à la faculté de parvenir aux places qu'à celle de n'être pas gêné dans son travail.

[278] Je ne voudrais pourtant pas dire que la révolution fut entreprise dans des vues d'ambition. Je crois que ce qu'on voulait avant toute chose, c'était la réforme des abus; mais je crois aussi qu'à cette haine généreuse contre les abus se joignait, dans l'esprit public, une propension très-ancienne et très-forte à parvenir aux places; penchant que la destruction de beaucoup d'industries privées, la défaite et l'émigration des classes anciennement gouvernantes, la nécessité de reformer un gouvernement, celle de défendre la révolution, et d'autres circonstances encore, excitèrent bientôt au plus haut degré.

[279] M. Alex. de Laborde, De l'Esprit d'association, p. 43, prem. édit.

[280] Voir, dans le Moniteur du mois de juin 1819, séances de la Chambre des députés, les discours de MM. Decazes et de Saint-Aulaire, dans la partie de la discussion du budget relative aux traitemens des préfets. — L'égalité politique multiplie sans doute le nombre des citoyens actifs; mais de ce qu'il y a plus de citoyens, il ne s'ensuit pas que le gouvernement doive coûter davantage.

[281] M. Guizot, Des moyens de gouvernement et d'opposition.

[282] C'est ainsi, par exemple, qu'après avoir détruit les corps enseignans et les collèges particuliers, on a créé des écoles publiques avec une direction centrale à Paris, et que les hommes livrés à l'enseignement, d'hommes privés qu'ils étaient, sont devenus des fonctionnaires. Il serait aisé de citer d'autres exemples, et de montrer comment, par l'effet de la passion dominante, une multitude d'états particuliers ont été transformés en offices publics.

[283] Un publiciste allemand, Frédéric Gentz, a entrepris, d'expliquer et de justifier les rapides progrès que font les dépenses de gouvernement dans toutes les contrées de l'Europe, et surtout dans les contrées riches. « Cet accroissement, dit-il, tient au progrès même de la richesse, qui, en même temps qu'elle crée une multitude de nouveaux besoins, fait hausser le prix de toutes les marchandises. Chaque homme veut dépenser davantage, et, avec la même quantité d'argent, à peine peut-il avoir la moitié de ce qu'il obtenait il y a cinquante ans. Le gouvernement, comme personne collective, se trouve dans la même position que les individus. A l'exemple de tout ce qui l'environne, il faut qu'il étende la sphère de ses dépenses, et d'année en année, il est obligé de payer plus cher tous les objets de son immense consommation, » ( Essai sur l'administration des finances et de la richesse de la Grande-Bretagne, p. 12 à 22. )

Ces remarques, toutes spécieuses qu'elles sont, ne justifient point l'extrême accroissement des dépenses publiques. S'il y a des raisons pour qu'elles augmentent, des raisons bien meilleures devraient les faire diminuer. Il n'est point exact de dire d'abord que tout augmente de valeur. Le progrès des arts a fait baisser au contraire le prix de bien des choses. Ensuite, on ne peut nier que le gouvernement, qui est aussi un art, ne fût, comme tous les autres, si on le voulait, susceptible de se simplifier, et par cela même de devenir moins cher. Toute manière de faire la police et d'administrer la justice n'est pas également bonne. A cet égard, comme à tout autre, les méthodes seraient certainement très-susceptibles d'amélioration. Joignez que les besoins publics dont je viens de parler, les besoins de police et de justice, deviennent, à mesure que nous nous civilisons, plus faciles à satisfaire: il faut sûrement moins de peine et de dépense pour maintenir l'ordre au sein d'un peuple laborieux et cultivé qu'au milieu d'une troupe de barbares. Enfin il est une multitude de choses, cela devient chaque jour plus patent, que l'autorité pourrait, avec grand profit pour le public, abandonner aux efforts de l'activité particulière.

Ainsi, en admettant que les services politiques, comme tous les autres, doivent être mieux rétribués aujourd'hui qu'ils ne l'étaient il y a cinquante ans, il y aurait encore de bonnes et nombreuses raisons pour que les dépenses publiques dussent baisser; et si, tout au contraire, elles s'élèvent, cela tient, comme je le dis, au penchant dépravé qui pousse les populations à prendre part aux exactions exercées sur elles, à la sottise qui leur fait souffrir ces exactions alors même qu'elles n'y peuvent point participer, et à la disposition toute naturelle de vieux gouvernemens corrompus à profiter de nos erreurs et de nos vices pour maintenir et accroître de vieux abus.

[284] Au mois d'avril 1814, la dette publique était, en compte rond, de 61 millions; maintenant elle est de 207. Elle s'est donc accrue de 146 millions qui, au taux où est aujourd'hui la rente, font une dette capitale de près de 3 milliards et demi, dont la France a été grevée depuis quinze ans. Il est juste d'observer que cet accroissement provient presque tout du fait des administrations précédentes.

[285] On a d'étranges preuves de cette aversion que des hommes accoutumés à ne pas s'inquiéter du soin de leur subsistance, ont pour tout changement d'état qui mettrait ce soin à leur charge. A ce prix, des esclaves eux-mêmes n'accepteraient pas toujours la liberté. De 1807 à 1811, on a voulu affranchir en Prusse tout ce qu'il y avait de paysans qui étaient restés serfs; et, chose singulière! cet acte de justice et d'humanité a été froidement accueilli de la classe d'hommes qu'il intéréssait le plus. Beaucoup de paysans ont mieux aimé demeurer serfs que de perdre ce qu'ils appelaient l'appui de leur seigneur, et de sortir d'une position où leur existence était sûrement très-misérable, mais où elle était pourtant assurée. (Voy. le Globe du 27 février 1827.)

[286] Non-seulement, par l'effet de ce penchant, on a créé chez nous le plus d'administrations qu'on a pu, mais l'on s'est arrangé pour que, dans chaque administration, il y eût le plus d'emplois possible. L'égalité voulant que tout le monde participât aux bénéfices du pouvoir, on a pensé qu'il fallait moins rétribuer les fonctionnaires et créer un plus grand nombre de fonctions. C'est ainsi qu'on a porté le nombre des juges à cinq ou six mille, et borné à 60 louis le traitement de la plupart de ces officiers publics. Il n'est pas une branche du service public, en France, qui ne rende témoignage de ces efforts pour multiplier les places. Cela s'aperçoit surtout dans l'armée : « Je demande, observait M. Casimir Perrier (Chambre des députés, séance du 2 juin 1826), quelle est notre situation militaire : elle est, dit-on, de deux cent trente et un mille cinq cent soixante hommes, y compris les enfans de troupes, musiciens, tambours, etc., pour lesquels nous dépensons 190,308,027 fr. Sur ce nombre d'hommes, il y a dix-sept mille huit cent sept officiers et cinquante et un mille quarante-cinq sous-officiers, total soixante-huit mille huit cent cinquante-deux. Il nous reste cent cinquante-neuf mille six cent cinquante-sept soldats, ce qui fait à peu près un officier ou sous-officier pour deux hommes

[287] Les taxes, observe un écrivain anglais, font beaucoup moins de bien à l'aristocratie qu'elles sont destinées à enrichir, qu'elles ne font de mal à ceux qui les paient. L'aristocratie ne reçoit pas la cinquième partie des dépenses extravagantes que nous faisons pour nos flottes, nos armées, nos colonies. Un régiment de cavalerie, par exemple, ne lui est avantageux que pour son état-major; mais indépendamment des frais de cet état-major, et pour qu'il existe, il faut aussi que nous supportions la dépense des chevaux et des simples soldats, qui est bien plus considérable. Les vaisseaux de guerre ne sont bons pour l'aristocratie qu'à cause des places d'amiraux, de vice-amiraux, de capitaines, etc.; mais les frais de construction et d'entretien de chaque vaisseau sont énormes pour le peuple. Il en est de même des colonies, qui ne profitent aux privilégiés qu'à cause des places de gouverneurs et des autres emplois administratifs ou militaires des établissemens coloniaux.

Au fond le moyen le plus économique d'entretenir l'aristocratie serait de lui faire des pensions, etc....» (Rev. Britan., t. 10, p. 197 et suiv.)

[288] Je dois observer que ceci a été écrit sous le ministère de M. de Villèle. Je laisse au lecteur le soin de juger jusqu'à quel point ces remarques, sous l'administration présente, peuvent paraître encore fondées. On assurait, sous le précédent ministère, que la grande propriété était intéressée pour 300 millions dans la levée des contributions publiques, et qu'elle tirait 60 fr. du trésor pour chaque écu qu'elle y versait (Labbey de Pompières, Chambre des députés, séance du 13 juillet 1821). J'ignore jusqu'à quel point ces proportions ont varié depuis.

[289] Je répète ce qui a été écrit sous un autre ministère.

[290] En 1791 le budget des dépenses n'excédait guère 500 millions; le nombre des emplois et des employés était infiniment moins considérable; il nous restait quelques libertés municipales que nous avons perdues; nombre d'industries et de professions privées étaient moins qu'aujourd'hui dans la dépendance de l'autorité publique.

[291] Jusqu'ici pourtant on avait laissé dans l'obscurité un point très-capital: c'est que nous pouvons créer de la richesse en donnant de la valeur aux hommes, comme en en donnant aux choses. V. plus loin, ch. 13.

[292] La société adjugeant la direction du service public à des hommes de son choix! quelle chimère! La société peut-elle agir collectivement? Voudriez-vous qu'elle mit son gouvernement à T'enchère ? La société ne peut pas agir collectivement; mais elle peut agir par des délégués, et rien sûrement n'empêcherait que, par l'intermédiaire de ses délégués, elle n'accordât ou ne retirât sa confiance à tel parti d'hommes d'état, à telle coalition ministérielle actuellement en possession du pouvoir, ou aspirant à l'obtenir. Non-seulement cela serait praticable, mais cela se pratique tous les jours.

[293] C'est le reproche que lui font tous les politiques de l'antiquité, et c'est par-là qu'ils prétendent justifier l'exclusion de la cité de la plupart des hommes livrés à des professions industrielles.

[294] Bonald, Réflexions sur l'intér. général de l'Europe, p. 46.

[295] Liv. 1, ch. 21.

[296] Disc. sur l'inég., les notes, note 9.

[297] Journal des Débats du 9 décembre 1820, col. 4. Il est peu d'écrits de l'école monarchique dans lesquels on ne retrouve la même idée. Elle sert de base à tous les raisonnemens par lesquels on a prétendu prouver la nécessité de diviser la société en corporations et en ordres.

[298] C'est l'accusation banale que lui adressent la plupart des publicistes de l'école monarchique, et beaucoup de moralistes chrétiens, surtout dans la communion catholique. Des écrivains d'un autre ordre, des philosophes, et notamment Rousseau, lui ont intenté le même procès.

[299] Voy. dans le spirituel ouvrage intitulé Raison et Folie, un morceau remarquable sur l'influence morale de la division du travail. Voy. aussi M. Say, qui, dans les dernières éditions de son Traité d'éc. pol., liv. I, ch. 8, s'est laissé entraîner par les idées spécieuses, quoique peu fondées à mon avis, de M. Lémontey.

[300] Voy. ci-dessus, ch. VII, p. 254.

[301] L'étude des sciences, chez les anciens, ne passait pour libérale qu'autant qu'on s'abstenait de les appliquer et de les faire servir à quelque chose d'utile (Aristote, Polit., liv. 8, ch. 2, § 3 ). Il parait qu'à cet égard nous ne sommes pas encore bien guéris des préjugés de la barbarie. On a vu récemment, dit-on, quelques membres de l'un des premiers corps savans de l'Europe refuser de se donner pour collègues des hommes très-distingués comme savans, parce que ces hommes avaient le malheur d'être aussi très-distingués comme artistes.

[302] Nouveau Principes d'Éc. pol., t. I, p. 457, deux. éd.

[303] Rev. Brit., t. XIV, p. 38 et 39: vie de Robert Burns.

[304] Quest. Naturelles, liv. 4, ch. 13.

[305] Polit., liv. 1, ch. 2, § 1; liv. 2, ch. 6, § 2; liv. 7, ch. 3, § 1, et liv. 8, ch. 2, § 3; traduction de M. Thurot.

[306] Journal des Débats du 9 décembre 1820.

[307] Voy. l'Esprit des Lois.

[308] Esprit des Lois, liv. 2, ch. 6.

[309] M. Brongniart, Mémoire au ministre de l'intérieur, inédit.

[310] Recueil périodique de Goethe sur l'art et l'antiquité, deux. vol., trois. cah., exam. du comte de Carmagnola. Voy. cette pièce, traduite de l'italien par M. Fauriel.

[311] Les corporations divisaient les hommes de tous les métiers, sans créer pour l'industrie aucune force nouvelle. Les associations, au contraire, créent pour le travail des forces immenses, sans produire entre les hommes aucune inimitié.

[312] De cette passion des peuples industrieux pour la paix, on a conclu qu'ils devaient être peu disposés à repousser les agressions étrangères; c'est la conclusion contraire qu'il aurait fallu tirer plus ils sentent le besoin de la paix, et plus ils doivent être disposés à repousser toute attaque. Il est très-vrai que les hommes sont moins farouches dans les temps d'industrie qu'aux époques de domination. Les vertus sauvages, comme l'observe très-bien Malthus, ne viennent qu'où elles sont nécessaires; or, à mesure que l'on pourvoit à sa subsistance par des moyens moins hostiles, la sûreté générale devenant plus grande, chacun peut sans péril déposer une partie de sa férocité. Mais de ce que dans l'industrie on est moins exposé à l'insulte, suit-il qu'on soit plus d'humeur à la souffrir? non, sans doute. L'énergie n'est pas détruite; elle a seulement moins d'occasions de s'exercer, ou, pour mieux dire, elle s'attaque à d'autres obstacles.

On fait à la vie industrielle un autre reproche: il est vrai, dit-on, que dans l'industrie les hommes sont moins opposés ; mais ils sont aussi moins fortement unis. On ne voit plus de ces liaisons indissolubles, de ces dévouemens mutuels et absolus qui donnaient tant de vie et d'intérêt aux âges barbares.- Sans doute, les peuples industrieux ne sont pas unis par le désir d'attaquer, mais ils peuvent l'être encore par le besoin de se défendre; et quand ce besoin viendrait à cesser, quand ils n'auraient plus d'ennemis à craindre, les motifs ne manqueraient pas encore à leur union : ils seraient unis comme parens, comme amis; ils seraient unis par le plaisir de se trouver ensemble; ils seraient unis par l'avantage qui résulte pour chacun du rapprochement de plusieurs; ils ne seraient plus unis pour résister aux hommes; mais ils le seraient encore pour agir sur la nature.

[313] On peut se convaincre aisément de ceci en portant les yeux sur les États-Unis, de tous les pays du monde celui qui approche le plus du mode d'existence dont je parle. Quoiqu'il y ait là sans doute la même différence qu'ailleurs entre les facultés naturelles des individus, il y en a infiniment moins entre les fortunes et les divers degrés de rapidité avec lesquels elles se font. On n'y voit pas comme ailleurs, par exemple, des traitans qui réalisent plusieurs millions de bénéfices en un jour, et des ouvriers qui ne gagnent pas trente sous par semaine. Pourquoi cela? parce que les traitans, s'il y en a, n'y trouvent pas à traiter avec des gouvernemens exacteurs et dissipateurs; parce que le travail y est la ressource commune, et que ce mode d'existence, quelle que soit la différence d'aptitude, d'activité et de moralité avec laquelle on s'y livre, ne saurait amener un état de choses où un homme gagne des millions, dans le même temps où cent mille autres gagnent à peine quelques sous.

[314] Malthus, Essai sur le princ. de la pop., liv. 3 et 4.

[315] V., dans la Rev. brit., cah. de déc. 1826, un tableau relatif à l'entretien des pauvres, publié par ordre du parlement.

[316] Comptes moraux et administ. des hosp. et hôp. de Paris pour 1822, p. 24 et 25, et le tableau B.

[317] Malthus, liv. 4, ch. 3.

[318] « Je conçois dans l'espèce humaine, dit-il, deux sortes d'inégalités l'une que j'appelle naturelle ou physique, parce qu'elle est établie par la nature, et qui consiste dans la différence des âges, de la santé...; l'autre qu'on peut appeler morale ou politique, parce qu'elle dépend d'une sorte de convention... Celle-ci consiste dans les différens privilèges dont quelques-uns jouissent au préjudice des autres, comme d'être plus riches, etc. » (Disc. sur l'inégalité.)

[319] Et voilà, pour le dire en passant, pourquoi, dans l'état social que je décris, la fortune est un titre à l'estime. Que chez un peuple voué au brigandage on considérât les hommes pour les richesses qu'ils possèderaient, cela devrait choquer sans doute; mais il n'en doit pas être de même là où la fortune ne se peut acquérir que par une utile et généreuse industrie. La fortune ici honore celui qui la possède, l'indigence déconsidère celui qu'elle atteint; et c'est avec raison qu'on estime un homme, parce qu'il est riche, et qu'on en méprise un autre, parce qu'il est gueux. Il y a lieu de présumer, en effet, que l'homme riche possède les qualités recommandables qui, dans l'industrie, sont nécessaires pour arriver à la fortune, ou tout au moins qu'il appartient à une famille qui a possédé ces qualités ; tandis que la vue d'un misérable fait faire justement les suppositions contraires. Aussi aurais-je quelque peine à approuver le reproche qu'on a fait aux Américains de parler avec une sorte de dédain des hommes sans fortune. Il est sûr qu'il y a quelque chose de honteux à manquer de moyens d'existence dans des pays où le travail n'est soumis à aucune gêne et où les fruits en sont pleinement assurés. L'indigent ou sa famille y peuvent être justement suspects d'incapacité, de paresse ou d'imprévoyance.

[320] M. Say, Trait. d'écon. polit., t. II, p. 11, quatr. édit.

[321] Traité d'écon. polit., t. II, p. 113, quat. éd.— Il arrive quelquefois aux ouvriers de chercher à balancer le désavantage de leur situation en se coalisant pour obtenir de meilleurs gages. Ces entreprises, criminelles lorsqu'ils emploient la violence pour les faire réussir, leur sont nuisibles, alors même qu'elles sont innocentes, si leur travail est au prix où la concurrence peut naturellement le porter. Les ouvriers sont fondés à se plaindre toutes les fois qu'ils ne peuvent disposer de leur activité sans contrainte, louer leurs services au plus offrant, chercher la condition la meilleure. Mais, du moment que rien ne gêne l'emploi de leurs forces, et que leur travail est au prix où peut le porter un libre marché, il n'y a plus pour eux que deux moyens légitimes de faire hausser le prix de la main-d'œuvre, c'est de faire qu'elle soit moins offerte, ou qu'elle soit plus demandée. Le dernier de ces moyens n'est guère à leur disposition; mais ils disposent complètement de l'autre s'ils ne peuvent pas augmenter la demande de l'ouvrage, ils peuvent au moins diminuer le nombre des ouvriers; comme ce sont eux qui en fournissent la place, il dépend toujours d'eux d'en prévenir la multiplication. Il n'est pas de situation où il ne leur importe d'user de cette ressource. On aurait beau leur laisser toute liberté pour le travail, la demande de l'ouvrage aurait beau croître, si, à mesure qu'ils gagneraient davantage, ils créaient toujours un plus grand nombre d'ouvriers, il est clair que leur situation ne saurait devenir meilleure. Ils ne sont à plaindre que parce qu'ils se multiplient trop: c'est leur extrême accroissement, qui, faisant baisser le prix de la main-d'œuvre, est cause que leur part dans les profits de la production est quelquefois si peu proportionnée à la peine qu'ils se donnent; c'est par l'effet de leur grand nombre qu'ils éprouvent tant de désavantage dans les marchés qu'ils font avec les entrepreneurs.

[322] De ce qu'il y a des inégalités inévitables, certaines gens seraient fort disposés à conclure qu'il doit Ꭹ avoir nécessairement des maîtres et des sujets, des dominateurs et des tributaires. « La loi, dit-on fièrement, ne saurait ni créer, ni anéantir l'aristocratie; toujours la force vient se placer à la tête de la société : détruisez une classe de dominateurs, il en naîtra d'autres : le tiers-état, après avoir cru renverser l'ancienne noblesse, a vu tout à coup sortir de son sein une autre noblesse, qui s'est trouvée aussitôt revêtue des indestructibles supériorités de l'ancienne. » (Journal des Débats du 9 décembre 1820.) Voià bien le langage de toutes les dominations: les sacerdotales disent que les portes de l'enfer ne sauraient prévaloir contre elles; les militaires s'appellent d'indestructibles supériorités. Heureusement, le temps, qui n'a fait de pacte avec aucune, va les détruisant toutes à petit bruit ; il efface insensiblement les inégalités nées de la violence et de l'imposture, et il finira par ne laisser apercevoir entre les hommes que les différences naturelles et légitimes dont je parle, les seules qu'il ne soit ni possible ni désirable d'anéantir.

[323] V. ci-dessus. p. 442 et suiv.

[324] Vol. in-8. A Paris, chez mad. Huzard, lib., rue de l'Éperon.

[325] Les personnes qui ignorent combien, parmi nous, l'éducation de toutes les classes a fait de progrès, n'apprendront peut-être pas sans quelque surprise que ces excellentes observations m'ont été adressées par un simple notaire de province.

[326] Sur 23,399 personnes, terme moyen, décédées annuellement à Paris, pendant les trois années 1821, 1822 et 1823, il n'y en a eu, année moyenne, que 4,290 qui aient laissé de quoi pourvoir aux frais de leur inhumation; 12,663 autres, décédées à domicile, ont été enterrées aux frais de la ville, sur certificat d'indigence; le reste, plus misérable encore, est décédé dans les hôpitaux. (Rech. stat. sur la ville de Paris, pub. par le préfet de la Seine, tableaux 27, 37, 42 et 58. Paris, 1826.)

[327] V. la Rev. encyclop., cah. de nov. 1828, p. 312.

[328] Dans la Rev. encyclop., cah. de juin 1827, p. 617.

[329] Il y a de ceci assez de preuves. Je pourrais citer tel établissement dont les propriétaires ont voulu vainement faire des sacrifices considérables pour améliorer le sort de leurs ouvriers. Dans la manufacture importante dont je veux parler ici, cinq cents ouvriers étaient employés à faire un certain ouvrage à raison de 13 sous le pied carré. Chaque ouvrier en faisait environ deux pieds par jour, ce qui ne portait guère le prix de sa journée qu'à 26 sous. Les propriétaires, par un mouvement spontané de générosité, se décidèrent à élever le prix de 13 sous à 16: c'était un sacrifice de cinquante écus par jour, et de quarante-cinq mille francs par an. La paresse et la mauvaise conduite des ouvriers rendit ce sacrifice inutile: comme ils gagnaient un peu plus d'argent, ils firent un peu moins d'ouvrage, et le loisir que leur procurait ce supplément de salaire, ils l'employèrent à aller au cabaret. Leur besogne s'en ressentit; en même temps qu'ils en firent moins, elle fut plus mal faite. Force fut aux propriétaires de remettre les choses sur l'ancien pied.