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Traité de législation, ou exposition des lois générales suivant lesquelles les peuples prospèrent, dépérissent ou restent stationnaire (Paris: A. Sautelet et Cie, 1826-27). Four volumes in one.http://davidmhart.com/liberty/Books/1827-Comte_TraiteLegislation/Comte_TdL1826-27_Complete-ebook.html
,Charles Comte, Traité de législation, ou exposition des lois générales suivant lesquelles les peuples prospèrent, dépérissent ou restent stationnaire, 4 vols. (Paris: A. Sautelet et Cie, 1826-27). Four volumes in One.
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[I-525]
De la méthode analytique appliquée aux sciences de la législation et de la morale, et des divers systèmes sur lesquels on a cherché à fonder ces deux sciences.
De la nature et de la description des lois, et des diverses manières dont elles affectent les hommes.
[II-475]
Du perfectionnement et de la dégradation dont les facultés humaines sont susceptibles De la distinction des diverses espèces ou variétes d'hommes. — Des causes auxquelles la production de ces espèces ou variétés est attribuée. — Du développement acquis par les peuples de diverses espèces sous différens degrés de latitude.—De l'influence des lieux, des eaux et du climat sur ce développement.
[III-490]
Des premiers objets sur lesquels se développent les facultés humaines. — Des rapports qui existent entre la distribution des diverses espèces d'hommes, sur la surface du globe, et la distribution de leurs moyens d'existence. — De la division naturelle des peuples. — De l'influence qu'exercent, sur la civilisation, la nature et la position du sol, la direction des eaux et la température de l'atmosphère. — Parallèle entre les peuples de diverses espèces, et entre les peuples barbares et les peuples civilisés. — Du développement de quelques facultés particulières chez diverses espèces d'hommes. — Des causes de ce développement. — De l'origine de l'esclavage.
[IV-537]
De l'esclavage domestique considéré dans les faits qui le constituent et dans les effets qu'il produit, sur les facultés physiques, intellectuelles et morales des diverses classes de la population, sur les richesses, sur la nature du gouvernement, et sur les relations des nations entre elles. — De quelques genres d'associations qui se rapprochent de l'esclavage.
E pur si muove !
[I-v]
Les hommes qui écrivent sur la législation peuvent, en général, être divisés en deux grandes classes. Les uns, étrangers à la pratique et même à l’étude des lois d’aucun pays, ne se livrent qu’à des considérations philosophiques. Les autres, au contraire, se renferment rigoureusement dans la pratique de la jurisprudence, et ne s’élèvent à aucune vue générale. Il résulte de là que les personnes qui veulent se livrer à l’étude des lois ne rencontrent souvent, dans les écrits des premiers, que des spéculations sans utilité réelle ; et, dans les écrits des seconds, que des dissertations propres à intéresser des plaideurs ou leurs avocats.
Livré fort jeune à l’étude et à la pratique de la jurisprudence, mais en même temps entraîné par un penchant irrésistible vers des études philosophiques, [I-vi] je m’étais occupé, depuis plusieurs années, d’un traité de législation, lorsque le gouvernement impérial fut renversé. Le double but que je me proposais était d’introduire les considérations philosophiques dans l’étude des lois, et de porter, en même temps, dans le jugement des théories législatives ou politiques, les connaissances acquises dans la pratique. Ce moyen de vérifier les unes par les autres deux choses qui avaient été presque toujours séparées, me plaisait d’autant plus qu’il était le seul de concilier une profession que j’avais prise par choix, avec un goût qui était devenu une passion.
La révolution que produisit, en France, la chute du gouvernement impérial, sans rien changer à la direction de mes idées, me détermina à choisir un mode de publication différent de celui que je m’étais d’abord proposé. Il me sembla qu’en traitant successivement les questions de politique ou de législation, que les circonstances feraient naître, j’arriverais à mon but d’une manière plus sûre et plus prompte. Des idées qui ont une application immédiate à des faits dont on est témoin, frappent beaucoup plus les esprits, que des idées dont l’utilité ne se présente que dans l’éloignement. La faculté de manifester publiquement ses opinions, que le dernier gouvernement avait [I-vii] complètement détruite, commençait d’ailleurs à reparaître, et il était urgent d’en prendre possession. Car, il en est de la liberté comme du pouvoir : on risque fort de la perdre, si on ne sait pas la saisir à l’instant où elle se présente.
Mais je m’étais singulièrement abusé, lorsque j’avais pensé qu’il était possible de faire faire quelques progrès à la science, en traitant séparément les questions auxquelles les circonstances donneraient naissance, et en publiant mes opinions à mesure qu’elles se développeraient. Les discussions politiques qui touchent aux intérêts les plus vivement sentis, et de la solution desquelles dépend la chute ou le triomphe de tel ou tel parti, ne laissent pas l’esprit assez calme et assez libre pour qu’on puisse porter dans la recherche de la vérité, cette impartialité, cette patience, cette persévérance sans lesquelles il n’est pas de progrès possible.
Des questions qui n’ont que peu d’importance lorsqu’on les considère dans les rapports qu’elles ont avec l’ensemble de la législation, paraissent avoir une importance colossale lorsque l’esprit de parti s’en empare ; tandis que d’autres qui sont la base de la science, restent inaperçues ou paraissent indignes de fixer l’attention publique, si elles ne se rattachent pas d’assez près aux intérêts du moment. Aussi n’est-il pas très rare de voir [I-viii] des questions qui ont mis des peuples en mouvement, tomber peu de temps après dans un profond oubli, ou n’être rappelées que comme des témoignages de la folie des hommes. Il semble même que ce sont les sujets les plus frivoles qui ont toujours eu le privilège d’agiter des populations entières. Est-il aucune question philosophique, quelque intéressante qu’elle soit pour le genre humain, qui ait jamais excité autant d’intérêt et qui ait été débattue avec plus d’opiniâtreté que l’orthographe de tel mot grec, ou que la rivalité des cochers du Bas-Empire ?
Enfin, lorsqu’on ne traite des questions que dans l’ordre où les événements politiques les présentent, ou dans l’ordre qu’il plaît aux caprices des hommes momentanément investis du pouvoir de leur assigner, il est souvent impossible de les traiter d’une manière convenable ; parce que, pour les résoudre, il en est une multitude d’autres auxquelles on n’a jamais pensé, et qui auraient besoin cependant d’avoir été approfondies. Il n’est rien qui souffre moins l’arbitraire que l’exposition des phénomènes dont la connaissance forme une science. Si l’on ne met pas chaque chose à la place qui lui est propre, c’est-à-dire si on n’expose pas les faits dans l’ordre dans lequel ils s’engendrent, non seulement il est impossible d’en apercevoir [I-ix] l’enchaînement, mais on s’expose à tomber dans de nombreuses erreurs.
Aussi après avoir, pendant six ans, traité une multitude de questions diverses, et les avoir insérées dans des recueils périodiques, ne me suis-je pas trouvé beaucoup plus avancé, relativement au but principal que je m’étais proposé, que je ne l’étais en commençant. Il m’eût été aussi difficile d’employer, à faire un traité de législation, les écrits que j’avais publiés jusqu’alors, qu’il serait difficile à un peintre de former un tableau, en réunissant les diverses parties du corps humain, qu’il aurait peintes dans le cours de ses études. Non seulement il n’eût existé aucune liaison dans l’ordre des idées, non seulement il n’y eût eu aucune proportion entre les parties ; mais, ce qui est plus grave, il eût fallu reproduire des théories inexactes, et des vues quelquefois superficielles [1].
La révolution qui s’opéra, en 1820, dans les pouvoirs politiques, par l’établissement d’une nouvelle loi d’élection, l’irritation dont cette loi fut la cause et le résultat, et le rétablissement de la [I-x] censure des journaux, ayant rendu impossible ou improfitable toute discussion philosophique, je renonçai complètement à traiter des questions de circonstance, et je revins à mon ancien projet.
Je m’en occupais déjà depuis environ quinze mois, à Genève où je m’étais retiré, lorsque le gouvernement du canton de Vaud me fit proposer de donner un cours de législation dans l’académie de Lausanne. Le regret de m’éloigner d’une ville où tout homme qui veut se livrer à des études utiles, est assuré de trouver des ressources de tous les genres ; où l’on rencontre, toute proportion gardée, plus d’hommes instruits et plus d’activité intellectuelle que dans aucune ville du monde ; où l’esprit de parti est presque sans influence dans les discussions, et où je pouvais me flatter de compter de nombreux amis, me fit beaucoup hésiter à accepter la proposition qui m’était faite, quelque honorable qu’elle fût ; peut-être même l’aurais-je refusée, si je n’avais été déterminé à l’accepter par les conseils de mes amis.
La nécessité de parler à des jeunes gens qui, à la vérité, étaient exempts de préjugés, mais dont l’esprit était encore peu habitué aux études philosophiques, m’obligea à mettre de l’ordre, de la clarté, et de la simplicité dans l’exposition de mes idées. Obligé d’exposer un sujet très vaste, [I-xi] dans l’espace de quelques mois, je craignais de ne pas être compris, ou de ne pas fixer suffisamment l’attention de mes auditeurs. Mes craintes me semblaient d’autant mieux fondées, qu’il existait beaucoup de préventions contre les étudiants auxquels j’avais à parler. Je fus très agréablement trompé : il n’était pas possible de trouver des jeunes gens plus attentifs, plus zélés à rechercher la vérité, plus prompts à la saisir.
Cet exercice, qui dura deux ans, non seulement ne me détourna point de mon ouvrage, mais m’obligea à y travailler avec plus de suite, et à juger mes propres opinions avec plus de sévérité. Tout homme qui publie ses jugements est sans doute dans l’obligation de ne rien dire qui puisse être désavoué par sa conscience ; mais celui qui expose ses idées devant des jeunes gens dont l’instruction lui est confiée, a des devoirs bien plus rigoureux à remplir. Les erreurs du premier peuvent être réfutées par les écrivains qui ne partagent pas ses opinions ; s’il se trompe, il ne trahit du moins la confiance de personne. Mais il n’en est pas de même des erreurs du second : ceux à qui elles s’adressent, ne peuvent souvent ni les juger, ni s’en défendre.
L’agression qui fut dirigée alors contre le gouvernement constitutionnel d’Espagne, porta [I-xii] l’effroi chez tous ceux dont l’existence était fondée sur l’assentiment des peuples, et non sur le droit divin. Les notes diplomatiques adressées, dans cette circonstance, aux divers gouvernements de la Suisse, au sujet des étrangers qui se trouvaient sur leur territoire, parurent être le prélude d’une attaque plus sérieuse. Sachant combien il est facile à la puissance de couvrir les attentats les plus graves sous les prétextes les plus frivoles et souvent même les plus ridicules, je me démis de mes fonctions et je me retirai en Angleterre. C’est là que, pendant deux ans, j’ai continué à travailler à l’ouvrage dont je publie aujourd’hui le premier volume. J’ai tâché de ne m’écarter jamais de l’objet que je m’étais proposé ; j’ai, autant qu’il m’a été possible, cherché à fonder la théorie sur l’exacte observation des faits.
Si l’on ne jugeait cet ouvrage que par le premier titre que je lui donne, on s’en ferait peut-être une fausse idée. En général, toute personne qui ouvre un Traité de Législation, espère y trouver des règles sur l’art de faire des lois ou du moins d’en interpréter. Ce n’est pas ainsi que j’ai considéré la science : je n’ai voulu tracer ni règles, ni devoirs, mais simplement exposer quelle est la nature des choses. J’aurais renoncé au premier titre, si j’avais trouvé un mot plus [I-xiii] convenable ; n’en trouvant pas de plus propre à rendre ma pensée, j’ai tâché de l’expliquer par un second titre : il n’y a que celui-ci qui expose réellement l’objet de cet ouvrage.
Il m’est plusieurs fois arrivé de me trouver opposé d’opinions avec des hommes qui ont rendu à l’esprit humain de grands services, et dont j’honore les talents et le caractère. J’ai combattu leurs pensées, lorsqu’elles m’ont paru manquer d’exactitude ; mais sans méconnaître les services qu’ils ont rendus, ni la pureté des motifs qui les ont animés. Il n’y a guère que les erreurs des hommes de talent qui méritent d’être combattues ; les autres passent sans avoir fait d’impression et souvent même sans être aperçues. Des opinions d’ailleurs ne sont à nous qu’autant que nous les jugeons fondées ; elles cessent de nous appartenir, à l’instant où l’erreur nous en paraît démontrée.
En publiant un seul volume d’un ouvrage considérable, dont toutes les parties sont intimement liées entre elles, on affaiblit nécessairement l’effet de l’ensemble. Mais si, lorsqu’on écrit un livre, on n’est obligé de consulter que les intérêts de la vérité, on est obligé de consulter de plus, quand on le publie, les intérêts et les convenances des éditeurs. Les lecteurs auront peu à perdre, au reste, à cette séparation ; j’ose croire que je n’ai rien [I-xiv] dit dans ce volume, qui ne puisse être parfaitement compris sans le secours de ceux qui doivent suivre. L’inconvénient le plus grave qui pourrait résulter, pour eux, d’une publication partielle, serait de ne pas voir les nombreuses. conséquences auxquelles conduisent les vérités que j’ai développées.
Dans la première partie de ce volume, j’ai exposé la méthode à suivre dans l’étude des sciences morales, les inconvénients qui résultent d’une méthode vicieuse, et les erreurs auxquelles ont été conduits les écrivains les plus célèbres qui ont établi de faux systèmes. J’ai traité, dans la seconde partie, de la nature des lois, des divers éléments de puissance dont elles se composent, de la manière dont elles se forment, se modifient ou détruisent, et de la manière dont elles affectent les hommes. Ce volume peut être considéré, en quelque sorte, comme formant la logique de la législation et de la morale. Composé principalement pour des jeunes gens, c’est à des jeunes gens qu’il est destiné ; car il n’y a qu’eux pour qui des vérités nouvelles soient profitables.
Ayant exposé dans ce volume, les bases générales du raisonnement, j’en donnerai la matière dans les volumes suivants.
Paris, le 28 mai 1826.
[I-1]
De la méthode analytique appliquée aux sciences de la législation et de la morale, et des divers systèmes sur lesquels on a cherché à fonder ces deux sciences.
Des diverses manières de traiter les sciences de la morale et de la législation ; des phénomènes nécessaires à connaître pour posséder ces sciences ; des causes qui en ont arrêté ou qui en favorisent les progrès ; et de l’objet de cet ouvrage.
En écrivant sur la législation, je n’ai pas pour but de présenter un système de lois, d’attaquer ou de défendre les institutions d’un pays quelconque ; je veux rechercher simplement quelles sont les causes qui font prospérer ou dépérir un peuple, ou qui le rendent stationnaire. Pour me livrer à [I-2] ces recherches, je n’ai besoin ni d’imaginer des systèmes, ni de raisonner sur des principes généraux ; il me suffit d’observer les faits, de les classer dans l’ordre le plus naturel, et de voir comment les uns naissent des autres.
Cette méthode n’est point nouvelle ; elle est tous les jours appliquée avec succès à l’étude des sciences naturelles, et même à une partie des sciences morales. C’est à l’application qui en a été faite à l’étude de l’économie politique et de l’entendement humain, qu’il faut attribuer les progrès qu’ont faits ces deux branches de nos connaissances.
Ne produisant que d’heureux résultats dans les sciences auxquelles elle est appliquée, étant même considérée par les savants comme le seul moyen d’arriver à la découverte de la vérité, cette méthode pourrait-elle être trompeuse ou dangereuse dans l’étude de la morale et de la législation ? Il faut bien qu’elle ait paru inapplicable ou dangereuse, puisqu’elle est repoussée, au moins en théorie, par trois classes de personnes qui d’ailleurs ne s’accordent guère, par des théologiens, par des philosophes et par des jurisconsultes.
On conçoit que des théologiens, de quelque religion qu’ils soient, repoussent l’application de la méthode analytique, de l’étude de la morale, et même, dans quelques cas, de l’étude de la législation. Leurs idées religieuses peuvent leur faire considérer l’emploi de cette méthode comme [I-3] dangereux, ou tout au moins comme inutile. Ils trouvent des règles de conduite, et quelquefois de gouvernement, dans les livres qui sont la base de leurs croyances religieuses. Ils voient les causes de ces règles, non dans les besoins des hommes, ou dans des circonstances accidentelles, mais dans la volonté de l’auteur de leur religion. Ils n’ont pas à en rechercher les effets, parce qu’elles leur paraissent bonnes indépendamment des conséquences qu’elles peuvent produire sur le bonheur du genre humain. Il est bon de les observer, par cela seul que celui qui en est cru l’auteur trouve bon qu’on les observe.
À quoi servirait à un musulman vivement persuadé de la vérité de sa religion, de rechercher les conséquences bonnes ou mauvaises qui peuvent résulter de l’observation des préceptes de Mahomet ? Si l’application à ces préceptes de la méthode analytique ne doit avoir pour résultat que d’en prouver la bonté et d’en recommander l’observation, elle n’ajoute rien à la science, elle est inutile. Si elle doit avoir pour effet de prouver que l’observation ne produit aucun bien, ou même qu’elle produit du mal, elle n’est propre qu’à ébranler la foi des croyants, elle est dangereuse ou impie. Un juif trouvera ce raisonnement vicieux dans la bouche d’un sectateur de Mahomet ; mais appliqué à sa propre religion, il lui paraîtra sans réplique. Il en sera de même de tout homme dont la religion aura consacré un système [I-4] de morale, de législation ou de gouvernement, s’il est vivement persuadé de la vérité de ce système, ou s’il a un intérêt puissant à le soutenir.
L’application de la méthode analytique à l’étude de la morale est quelquefois repoussée, même par des théologiens dont les principes moraux n’ont rien à craindre d’un examen approfondi. La raison en est sensible. Le résultat de l’analyse, ainsi qu’on le verra plus loin, est de convaincre les hommes qu’il leur importe d’avoir de bonnes mœurs, indépendamment de telle ou telle opinion particulière. Une telle conviction ne porterait sans doute atteinte qu’à des religions malfaisantes, et elle serait pour toutes un motif de plus de se bien conduire. Elle ferait perdre cependant à certains dogmes, et à ceux dont la mission est de les enseigner, une partie de leur importance temporelle. On ne pourrait plus dire que telle ou telle opinion religieuse est le fondement exclusif des lois et des bonnes mœurs ; un mollak, par exemple, ne pourrait pas prétendre qu’il est impossible d’avoir de la probité si l’on ne croit pas aux miracles de Mahomet et à la vérité du Coran.
Une autre raison doit faire repousser la méthode analytique par les systèmes théologiques, qui ont consacré des principes de législation, de gouvernement ou de morale. Lorsque de pareils systèmes sont formés, il n’y a plus de progrès possibles pour l’esprit humain, à moins que les religions qui les consacrent n’admettent des [I-5] interprètes de la volonté divine, dont la mission soit de faire subir aux mœurs et aux institutions les changements dont les progrès des lumières démontrent la nécessité. En pareil cas, pour changer une loi ou une maxime de morale, il ne suffit pas de prouver que ce changement est avantageux au genre humain ; il faut prouver de plus qu’il est commandé ou du moins autorisé par la divinité ; preuve qui devient d’autant plus difficile à faire, que les hommes sont plus éclairés. On a attribué à l’ambition des prêtres l’état stationnaire des peuples soumis à des gouvernements théocratiques ; un tel état est une conséquence inévitable de la nature même de ces gouvernements. Les principes de la législation et les règles de la morale étant le résultat d’une volonté supérieure, sont hors de l’influence de la raison ; tenter de les modifier, est un acte d’impiété, même dans les ministres de la religion ; en inspirer le désir, c’est ébranler les fondements de l’édifice tout entier.
On aurait tort d’attribuer toujours à la mauvaise foi et à l’intérêt personnel la répugnance qu’éprouvent, en général, les ministres de toutes les religions, à voir appliquer aux sciences morales la méthode qui a fait faire des progrès si rapides aux sciences naturelles. Il suffit, pour que cette répugnance existe, qu’ils soient vivement persuadés de la bonté de leurs principes de morale, de législation ou de gouvernement, et qu’ils aient [I-6] peu de confiance dans le jugement des hommes. On leur a parlé si souvent de la faiblesse et des égarements de la raison humaine, qu’il est tout naturel qu’ils s’en méfient, et qu’ils ne veuillent en permettre l’usage que dans les cas où la foi ne peut pas les diriger. Le raisonnement ne saurait paraître un guide bien sûr à des hommes qui font un devoir à leurs semblables d’humilier leur raison, et qui leur en donnent souvent l’exemple.
Mais s’il est naturel que les ministres de toutes les religions préfèrent, en général, la méthode théologique à la méthode analytique, il n’est pas aisé de comprendre que des philosophes, qui n’admettent pas la première, rejettent cependant la seconde. Repousser tout à la fois de l’étude des sciences morales, et l’autorité de toute religion positive, et l’autorité qui résulte de l’examen des faits, est un procédé si étrange, qu’on refuserait de le croire possible, si l’on n’en avait pas des exemples. Des écrivains qui ne pensaient pas que tous les livres religieux fussent des guides infaillibles, ont fait de très longs raisonnements pour prouver que dans l’étude des sciences morales il fallait consulter le sentiment, et ne pas raisonner. L’application de la méthode analytique à l’étude de ces sciences, leur a paru plus dangereuse encore qu’aux théologiens ; ils lui ont attribué la plupart des vices ou des crimes qui ont déshonoré le monde. Ces écrivains ont voulu en quelque sorte proscrire l’emploi de l’intelligence, [I-7] et consulter exclusivement, tantôt le sentiment intime, et tantôt le sentiment religieux ; ils ont prétendu que ces sentiments dirigeaient l’homme d’une manière si sûre, que, s’il n’était pas égaré par sa raison, ils pouvaient dans toutes les circonstances lui faire distinguer une bonne d’une mauvaise action.
Il est une autre manière d’écrire sur les sciences morales, qui a été souvent employée par les philosophes, et qui n’a pas encore cessé de l’être, surtout en politique. Elle consiste à se créer, par la force de l’imagination, un système particulier, et à y ramener ensuite les faits que l’histoire nous présente. Cette méthode a été mise en pratique dans presque toutes les sciences, et elle en a été repoussée à mesure que l’art de l’observation a fait des progrès. Les hommes ont commencé par chercher à deviner la vérité, et ce n’est qu’après être tombés dans de nombreuses erreurs, et avoir épuisé en quelque sorte le nombre des suppositions, qu’ils ont pu se résigner à observer les faits et à en suivre l’enchaînement. Les écrivains moralistes et politiques n’ont pu se soumettre encore à cette nécessité, ils repoussent une méthode qui doit arrêter l’essor de leur imagination, qui ne laisse aucune place au génie d’invention, et qui les condamne à de longues et pénibles études. Que resterait-il, en effet, dans la plupart des ouvrages de morale ou de législation, si l’on en supprimait tout ce qui ne serait pas un fait [I-8] bien observé, ou la déduction exacte d’un fait ?
Les jurisconsultes, au moins pour la plupart, ont repoussé de l’étude des lois la méthode d’observation, avec autant d’énergie que les philosophes. Ils ont adopté un certain nombre de maximes auxquelles ils ont donné le nom de lois naturelles, et ils n’ont admis comme justes que les déductions tirées de ces maximes. Ils ne se sont pas accordés, il est vrai, sur le nombre qu’il fallait en admettre ; les uns les ont multipliées à l’infini, et les autres les ont réduites à presque rien ; mais cela ne les a pas empêchés d’être d’accord sur le fond du système. Il est vrai aussi que plusieurs de ces maximes ont été méconnues en pratique, non seulement par des multitudes d’individus, mais même par des nations entières, et que des philosophes en ont contesté la vérité, même en théorie ; mais cela n’a pas empêché de soutenir qu’elles étaient reconnues par le genre humain. Et il fallait bien les soutenir, puisque, si on avait cessé de les considérer comme la base de la science de la législation, nul n’aurait pu dire sur quoi pouvait reposer cette science, ni même en quoi elle pouvait consister.
Enfin, d’autres ont voulu fonder la science de la législation et de la morale sur la justice ou sur le devoir ; ils ont voulu écarter toute considération d’utilité, de plaisir ou de peine. Ils ont mis le devoir à la place du droit, qui leur a paru trop susceptible ou trop pointilleux, et ils ont espéré qu’ils [I-9] allaient mettre ainsi le genre humain en paix avec lui-même, en changeant deux ou trois mots.
Il y a, dans tous ces systèmes, un fond de bonnes intentions qu’on ne peut assurément pas méconnaître ; mais, sous quelque point de vue qu’on les considère, on ne saurait y trouver ni une science, ni une méthode scientifique. Et qu’on ne se hâte pas de conclure de là que, pour s’instruire dans les sciences morales, il est nécessaire de n’avoir point de règles, de mépriser la justice, de ne tenir compte d’aucun devoir. Qui pourrait avoir une telle pensée ? La question n’est pas de savoir s’il faut se conformer à la justice, s’il est des devoirs qu’il faut observer, des droits qu’il faut respecter, des maximes ou des principes qu’il est bon de mettre en pratique ; elle est de savoir quelle est la meilleure méthode pour arriver à la découverte de ce qui est juste, de ce qui est droit, de ce qui est un devoir. On tomberait dans une étrange erreur si l’on s’imaginait que, pour enseigner la morale ou la législation aux hommes, il suffit de les convaincre qu’ils doivent être justes, qu’ils doivent observer leurs devoirs, qu’ils doivent être moraux. Cette erreur ressemblerait à celle d’un professeur de mathématiques qui croirait que, pour faire de ses élèves de grands mathématiciens, il lui suffit de les convaincre qu’ils doivent toujours être justes dans leurs calculs. Il pourrait employer beaucoup de temps et de talents à leur faire comprendre cette grande vérité ; mais si, après les avoir persuadés, [I-10] il ne leur disait pas un mot sur la manière dont ils doivent s’y prendre pour calculer, il les laisserait aussi ignorants qu’il les aurait pris.
Des règles ou des maximes de législation et de morale doivent sortir sans doute de la science, comme les règles qu’on observe dans les arts, sortent des recherches des savants ; mais s’imaginer qu’on fera sortir une science d’un certain nombre de maximes, au lieu de faire sortir les maximes de l’observation, est la plus vaine des prétentions.
Mais la méthode analytique est-elle réellement applicable aux sciences morales ? Peut-on soumettre à l’observation toutes les causes physiques ou morales qui influent sur la prospérité ou sur la décadence des peuples ? Peut-on y soumettre les actions, les habitudes, les institutions et les effets qui en résultent, comme on peut y soumettre des corps organisés ? Locke et, après lui, Condillac ont appliqué cette méthode à l’étude de l’entendement humain, à la formation de nos idées, au mécanisme des langues. Or, il serait difficile de concevoir comment une méthode qui nous conduit à la découverte de la vérité, quand nous l’appliquons à l’étude de nos idées, ne serait propre qu’à nous égarer, quand nous l’appliquons à l’étude de nos actions. Adam Smith, et après lui J.-B. Say, ont fait l’application de la même méthode à l’étude de l’économie politique ; et ce n’est que depuis la publication de leurs écrits, que l’économie politique a acquis le caractère et la [I-11] certitude d’une véritable science. La méthode qui nous fait voir comment les richesses d’une nation se forment, se distribuent, se détruisent, ne saurait-elle nous faire voir avec la même certitude les effets que produisent les institutions humaines sur la prospérité ou la décadence des peuples ? Une partie de l’économie politique n’est-elle pas même consacrée à nous faire connaître les effets de certaines lois ou certaines institutions sur les richesses des nations, et par conséquent sur leur prospérité ? Et il y a-t-il quelque raison de croire qu’une méthode qui a fait apprécier avec tant de justesse les effets d’une partie considérable de la législation, sera trompeuse si on l’applique aux autres parties de la même science ?
Il n’y a qu’une manière d’arriver à la connaissance de la vérité : c’est l’observation des faits. Le botaniste qui étudie une plante, l’anatomiste qui étudie l’organisation physique de l’homme, et le moraliste qui étudie les causes, la nature et les conséquences d’une action ou d’une habitude suivent exactement le même procédé. Tous décrivent les choses ou les phénomènes qu’ils ont sous les yeux : la méthode est la même ; la différence n’existe que dans les objets auxquels elle est appliquée. Si les descriptions qu’ils nous donnent sont exactes et complètes, ils forment véritablement des sciences ; si, au lieu de décrire des faits, ils nous donnent des suppositions ou des hypothèses ; si, au lieu de nous faire connaître simplement [I-12] ce que les choses sont et ce qu’elles produisent, ils cherchent à nous inspirer de l’affection ou de l’éloignement pour telle chose, telle forme particulière, ou tel genre d’actions, on ne peut plus les considérer comme des hommes qui étudient une science, et qui veulent lui faire faire des progrès : ce sont des hommes plus ou moins ingénieux, plus ou moins éloquents, plus ou moins estimables, selon le but qu’ils se proposent ; mais ce ne sont pas des hommes que les sciences puissent reconnaître.
Les hommes qui créent des systèmes par la puissance de l’imagination, et ceux qui nous exposent ce que les choses sont, font tous également usage des faits, mais ce n’est pas de la même manière. Les premiers les appellent à l’appui de leurs systèmes, et leur en donnent la couleur ; ils écartent ceux qui y sont contraires, ou les expliquent de manière à en rendre le témoignage nul. Ils ne se livrent ordinairement à la recherche des faits que lorsque leur système est complet, et qu’ils s’imaginent n’avoir plus rien à apprendre. C’est une espèce de complaisance qu’ils ont pour leurs auditeurs ou pour leurs lecteurs, desquels ils n’osent pas exiger une foi aveugle. Ils procèdent comme des avocats qui cherchent dans les écrits des jurisconsultes des autorités, non pour se former une opinion, mais pour défendre leur cause ; quel que soit le résultat de leurs recherches, ils n’en défendent pas moins les intérêts qui leur ont été confiés.
[I-13]
Lorsqu’on se borne, au contraire, à l’observation et à l’exposition des phénomènes de la nature, on écarte toute opinion, tout système arrêté d’avance. On est convaincu qu’on ne sait rien, aussi longtemps qu’on n’a pas étudié chacun des faits sur lesquels on veut faire porter ses recherches. Les jugements ne se forment qu’à mesure qu’on avance dans l’étude des faits : ils sont des résultats de l’examen auquel on se livre ; mais ces résultats sont imprévus et ne dépendent en rien de notre volonté. L’opinion qui résulte dans notre esprit de l’observation d’un fait est aussi indépendante de nous que l’impression de la chaleur, des sons ou des odeurs, lorsque nous exposons nos organes à l’action de corps chauds, sonores ou odorants. Il n’est pas rare qu’en se livrant à une recherche on arrive à des conséquences inattendues, contraires à nos idées, à nos intérêts ou à nos espérances. On peut bien alors faire un nouvel examen, recommencer ses expériences : mais si le même procédé amène toujours les mêmes conséquences, il nous est impossible de ne pas rester convaincus. Nous pouvons cacher notre opinion, ou même manifester une opinion contraire ; mais c’est là que se borne notre puissance. Il est possible de croire sur le témoignage d’autrui ; il n’est pas possible de croire contre le témoignage des faits.
Il résulte de cette manière de procéder qu’on ne tient aux opinions qui se sont formées dans notre esprit, qu’aussi longtemps qu’on les croit [I-14] vraies, et qu’on est disposé à les abandonner, aussitôt qu’on commence à douter si les observations qui y ont donné naissance ont été bien faites. Comme il n’est en la puissance de personne de changer la nature des choses, ou de faire que, dans telle circonstance donnée, tel fait ne soit pas suivi de telle conséquence, les savants ne s’inquiètent ni des contradictions qu’ils éprouvent, ni des critiques dont leurs écrits peuvent être l’objet, ni même des obstacles que leur opposent les préjugés populaires. Ils sont bien convaincus que la vérité, par la force qui lui est propre, finira par vaincre toutes les résistances, et qu’une fois qu’elle à été démontrée, elle est indestructible, fût-elle repoussée par le monde entier et désavouée par celui même qui l’a découverte. Quand Galilée eut démontré le mouvement de la terre, ce fut un fait constaté qui ne put être détruit ni par l’autorité de la Bible, ni par la puissance de l’église romaine, ni par les préjugés populaires, ni par les illusions de nos sens, ni même par le désaveu de l’auteur de la découverte, et qui a fini par être reconnu par ceux mêmes qui croyaient avoir le plus grand intérêt à le contester.
Cette sécurité qu’inspire la vérité à ceux qui la recherchent, les empêcherait de recourir à des moyens violents pour faire adopter leurs opinions, lors même qu’ils pourraient en mettre de pareils en usage. Ils se bornent à exposer ce que les choses sont, sans se livrer à des déclamations, [I-15] et même sans se mettre beaucoup en peine si l’on adopte ou non les procédés qu’ils ont découverts. Ils savent que la tendance du genre humain vers sa prospérité a plus de force que tous les orateurs du monde, et que, lorsqu’une vérité utile a été découverte et démontrée, ce n’est pas la faute de ceux qui la connaissent, s’ils ne la mettent pas en pratique. Si l’on découvre, par exemple, que tel procédé dans les arts produit une économie de temps, de force ou de capitaux, il n’est pas fort nécessaire de recourir à des moyens oratoires pour déterminer les fabricants à ne pas perdre leur temps, à ne pas faire un emploi inutile de forces, ou à ne pas dissiper sans fruit leurs capitaux. Si l’on découvre et si l’on démontre que tel remède fait cesser telle douleur, ou guérit telle maladie, on n’a besoin ni d’exhortations ni d’autorités pour déterminer des personnes qui souffrent à mettre un terme à leurs douleurs, et à recouvrer la santé.
Ce n’est pas avec cette simplicité que procèdent les hommes qui veulent faire adopter un système produit par l’imagination ou enfanté par l’intérêt personnel. Ceux-ci ne croient jamais que l’exposition de leurs idées ait par elle-même assez de force pour produire la conviction. Après avoir employé le raisonnement, lorsqu’en effet ils veulent bien se donner la peine de raisonner, ils mettent en usage toutes les ressources de l’éloquence, et quelquefois même de l’invective. La [I-16] contradiction les offense et les irrite, et ils sont toujours disposés à imputer à ceux qui ne partagent pas leurs opinions, de la mauvaise foi, de mauvaises intentions, ou tout au moins un aveuglement déplorable. Ils veulent suppléer par la puissance de l’autorité publique à ce qui manque de force à leurs raisonnements ; et c’est par le supplice des incrédules, qu’ils cherchent à porter la conviction dans l’âme des sceptiques.
On se tromperait, si l’on croyait que cette manière de convaincre les esprits a été particulière à des sectes religieuses, elle a été commune à tous les hommes qui ont voulu fonder ou soutenir des systèmes dont la vérité ne pouvait pas être démontrée par l’expérience. Elle ne convient pas seulement aux partisans du pouvoir absolu ; elle plaît aussi aux partisans du pouvoir populaire. Les premiers n’hésitent point à dire que c’est avec le canon qu’il faut prouver le principe de la légitimité, et renverser les raisonnements qu’on a faits en faveur de la civilisation et des progrès des lumières [2] ; mais Jean-Jacques Rousseau n’hésitait pas davantage à soutenir que l’État avait le droit d’imposer aux citoyens une croyance politico-religieuse, et de bannir ou même de mettre à mort quiconque ne l’adopterait pas, ou qui ne l’observerait pas après l’avoir jurée [3]. [I-17] Les philosophes n’ont pas agi autrement que les théologiens et les politiques, aussi longtemps qu’ils ont prétendu arriver à la découverte de la vérité autrement que par l’étude des faits. Les arrêts du parlement de Paris, en faveur des opinions d’Aristote, ne diffèrent en rien, quant à l’esprit qui les obtint ou qui les dicta, des décisions de la Sorbonne, ou des jugements qui plus tard ont été rendus pour raffermir dans l’esprit des hommes certains dogmes politiques que la discussion avait ébranlés.
En dégageant les sciences morales et politiques des croyances particulières à chaque religion, elles ne sont donc que la description des actions et des institutions humaines, des causes physiques et morales qui les produisent, et des effets qui en [I-18] résultent relativement au bien-être des hommes. C’est uniquement sous ce point de vue que je me propose de les considérer ; je ne veux ni établir un système, ni présenter sous de nouvelles formes un système imaginé par d’autres ; mon unique but est, en ramenant, s’il est possible, les sciences de la législation et de la morale à la simple observation des faits, de faire considérer ces deux branches de nos connaissances comme une partie de l’histoire naturelle de l’homme.
La connaissance des systèmes imaginés par des écrivains, forme-t-elle une partie de la science ? Il faut distinguer : les systèmes qui n’ont produit et ne peuvent produire aucun effet, sont étrangers à la science ; il n’est même pas nécessaire de les connaître, ou du moins d’en parler ; mais ceux qui ont été adoptés, soit par des peuples, soit par des gouvernements, sortent du domaine des opinions ; ils rentrent au nombre des faits dont il faut déterminer le caractère, rechercher les causes, suivre les conséquences. On verra même que ces faits ont eu quelquefois des résultats fort importants. J’aurai donc à examiner les divers systèmes de morale ou de législation qu’ont imaginés des écrivains plus ou moins célèbres, toutes les fois que je croirai que ces systèmes ont produit ou peuvent encore produire quelques effets sur la conduite des hommes. Dans les sciences morales, le nombre des erreurs qui sont à détruire, excède peut-être le nombre des vérités qui sont à démontrer. [I-19] On réduirait singulièrement nos immenses bibliothèques, si l’on en supprimait l’exposition de tous les faux systèmes, et les réfutations ou les commentaires auxquels ils ont donné naissance.
Mais, quoique les sciences morales ne puissent se former que par l’observation des faits, l’étude en est infiniment plus difficile que l’étude des sciences physiques. Un physicien est maître de la matière sur laquelle il fait ses expériences ; s’il a des doutes sur la justesse de telle ou telle observation ; s’il ne lui paraît pas clairement démontré que tel effet doive être attribué à telle cause, il peut répéter ses expériences jusqu’à ce qu’il soit arrivé à une certitude complète. Les effets sont, en général, assez rapides et assez rapprochés des causes qui les produisent, pour que le savant qui les étudie puisse en voir la liaison, et n’ait jamais besoin de s’en rapporter au témoignage d’autrui. S’il peut se tromper, il n’a pas du moins à craindre les erreurs des autres ; car il peut voir tout ce qu’ils ont vu, et refaire les expériences qu’ils ont faites.
Dans les sciences morales et politiques, on ne trouve pas les mêmes avantages. Les savants ne disposent pas des peuples comme les chimistes disposent de la matière. Ils peuvent faire des observations sur les faits que l’histoire a constatés, ou dont ils sont eux-mêmes les témoins ; mais il n’est pas en leur pouvoir, soit de faire de nouvelles expériences, soit de répéter celles qui ont [I-20] été faites en d’autres temps ou en d’autres lieux. À la vérité les gouvernements, qui ont aussi leurs systèmes, n’agissent guère sur les nations que comme sur une matière expérimentale : mais leurs expériences sont toujours faites dans le même sens, et dans la vue d’arriver à un résultat qui n’est pas toujours avoué. Ils n’accordent pas à ceux qui ne sont pas convaincus de la bonté de leurs procédés, la faculté de faire des expériences contraires. La liaison entre les effets et les causes n’est pas d’ailleurs aussi aisée à démontrer dans les sciences morales que dans les sciences naturelles ; d’abord, parce qu’un grand nombre de causes agissant en même temps sur un peuple, il est difficile de démêler les effets qu’il faut attribuer à chacune d’elles ; et, en second lieu, parce que l’intervalle qui s’écoule entre le moment où une institution est établie, et le moment où il est possible d’en apprécier les résultats, est souvent trop long pour bien suivre l’enchaînement des faits, et pour que le même individu qui a vu commencer la cause, puisse être témoin des résultats. Souvent aussi il est impossible de se transporter sur les lieux qui sont le théâtre des faits : la vie d’un homme n’est point assez longue pour lui permettre de visiter tous les peuples du monde, et, quand même il vivrait assez longtemps, l’ignorance des langues ou le défaut de fortune le mettraient dans l’impossibilité de vérifier les faits par lui-même. De là, la nécessité [I-21] pour les hommes qui s’occupent des sciences morales, de s’en rapporter au témoignage des historiens ou des voyageurs, nécessité à laquelle ne sont pas assujettis, en général, les hommes qui se livrent à l’étude des sciences naturelles.
L’espèce humaine est douée d’ailleurs d’une si grande flexibilité, elle porte, en elle-même des principes de conservation et de développement si énergiques, que si elle ne prospère pas également dans toutes les positions, il n’en est du moins aucune où elle ne puisse se conserver. Elle s’habitue à tous les climats, se nourrit de toutes sortes d’aliments, se fait des vêtements ou des abris de tout ce qui peut la garantir des injures du temps, et obéit à tous les gouvernements que l’ignorance, le caprice ou la force lui imposent. Soumise à des institutions qui la gênent de mille manières, et qui ne semblent propres qu’à la détruire, elle trouve souvent en elle-même le moyen d’en paralyser l’effet, et prospère malgré les lois qui ne tendent qu’à la faire dépérir. Les hommes qui profitent des abus ou qui espèrent d’en profiter un jour, ne manquent pas de dire alors que les lois qu’ils ont faites, ou qu’ils soutiennent, sont la cause de sa prospérité, et il se trouve toujours un grand nombre de gens qui ajoutent foi à leurs discours et qui les répètent.
Les obstacles qu’on rencontre dans l’étude de la morale privée sont moins grands que ceux qui s’opposent à la formation des sciences politiques. [I-22] Il est plus facile de voir les causes et de calculer les effets d’une action ou d’une habitude privée, que de voir les causes et de calculer les effets d’une loi qui régit une nation. Ces causes sont moins nombreuses, moins éloignées ; ces effets sont moins divers, moins étendus, plus rapprochés : on peut les constater sans recourir au témoignage d’autrui, et l’on n’a par conséquent à se mettre en garde que contre ses propres erreurs. Pour exposer les causes et décrire les effets d’une loi ou d’une institution politique, il faut quelquefois consulter l’histoire d’un peuple qui a cessé d’exister, ou se transporter chez un peuple qui vit à une grande distance ; mais pour indiquer les causes et décrire les effets d’une action ou d’une habitude privée, il suffit souvent de regarder autour de soi. Enfin, les intérêts qui s’opposent aux progrès de la morale privée sont moins puissants, que ceux qui s’opposent au perfectionnement des institutions publiques. Tel individu qui compromettrait sa fortune et même sa vie pour soutenir une institution vicieuse, serait au désespoir s’il voyait son fils, sa femme ou sa fille, se livrer à une habitude déshonorante. Il doit donc у avoir plus de certitude dans les jugements qu’on porte sur les actions privées, que dans ceux qu’on porte sur les lois ou sur les institutions. On doit aussi, par les mêmes raisons, mettre dans la discussion des questions de morale, moins d’animosité que dans les questions de législation ou de politique. [I-23] Enfin, les premières de ces questions doivent être à la portée d’un plus grand nombre d’esprits que les seconds.
Mais, quelque difficile qu’il soit de réduire à l’observation et à l’exposition des faits la science de la législation et de la morale, cela n’est cependant pas impossible ; peut-être même le nombre des faits qui ont été constatés est-il assez grand pour qu’on puisse donner à plusieurs branches de ces deux sciences le même degré de certitude qu’on a donné aux sciences naturelles. Depuis un demi-siècle, en effet, les savants ont recueilli une quantité si prodigieuse de faits nouveaux, et l’esprit humain a fait des progrès si immenses, que des questions qui divisaient les hommes les plus savants du siècle dernier, peuvent être résolues aujourd’hui par des hommes d’une capacité fort médiocre ; et que, sans être doué d’une sagacité extraordinaire, on peut découvrir, dans les plus célèbres de leurs ouvrages, de graves et nombreuses erreurs.
Et pourrait-on s’en étonner, lorsqu’on songe aux moyens que nous possédons et qui leur ont manqué ? Depuis moins d’un demi-siècle, toutes les sciences ont agi les unes sur les autres, et se sont prêté des secours mutuels ; l’étude de l’entendement humain nous a appris à donner de la précision au langage, et nous a mis en possession d’une nouvelle méthode ; les progrès de l’économie politique et de l’art de la critique, ont porté [I-24] la lumière dans l’histoire des peuples anciens et des peuples modernes ; l’histoire naturelle, la navigation et le commerce, nous ont fait connaître des peuples nouveaux sur lesquels on n’avait pu former que des conjectures ; des lois dont la description ne se trouvait que dans des milliers de volumes, et qu’on était accoutumé à révérer comme des oracles de la sagesse, ont été discutées, systématisées, réduites à l’expression la plus simple ; enfin, des hommes qui avaient étudié la législation en jurisconsultes, en ont fait la critique en philosophes, et nous ont indiqué le moyen d’en constater les bons et les mauvais effets.
Il faut ajouter à ces moyens, que les sciences nous ont fournis, l’expérience que les révolutions nous ont donnée. L’indépendance de l’Amérique du nord a donné naissance à des gouvernements dont les anciens n’ont eu aucune idée, et dont les modernes Européens n’auraient peut-être pas cru l’existence possible, si l’expérience ne les avait pas convaincus ; la formation d’un monde nouveau, plus étendu que l’ancien, destiné à être un jour plus populeux et plus riche, possédant ou aspirant à se donner des gouvernements également éloignés des formes européennes, des formes asiatiques, et des formes des anciens peuples de la Grèce et de Rome, nous fait perdre une partie de notre importance et ébranle la confiance que nous avions dans l’infaillibilité de nos maximes politiques ; les révolutions et les contre-révolutions [I-25] qu’ont subies la France, l’Espagne, l’Italie, l’Allemagne, la Suisse, la Hollande, dans un espace d’environ trente années, ont déraciné ou renversé nos vieilles institutions, et changé jusqu’à nos habitudes ; les guerres auxquelles ces révolutions ont donné naissance ont fait passer alternativement les peuples les uns sur le territoire des autres, et ont ainsi mis les hommes les plus ignorants à même de comparer leur état à celui de leurs voisins ; la décadence du système colonial, accélérée par les progrès des lumières et par l’indépendance du continent américain, a renversé les lois et les maximes commerciales ; enfin la liberté des opinions religieuses et politiques, la multiplication et la diffusion des ouvrages philosophiques, et les changements opérés par les gouvernements mêmes qui professent pour les innovations une haine violente, ont achevé de détruire la confiance qu’on avait dans les anciennes doctrines, et mis presque hors d’usage les écrits dans lesquels elles étaient exposées.
On admire encore, par habitude, des écrivains qui ont joui d’une juste célébrité, parce qu’au moment où ils ont paru, ils se sont trouvés beaucoup plus avancés que ne l’étaient leurs contemporains ; on les cite même quelquefois, mais on les cite sans les croire, et souvent même sans les avoir lus. On considère leurs écrits, non comme des corps de doctrine, mais comme des arsenaux qui peuvent nous fournir des armes contre des [I-26] ennemis. Ceux qui se donnent la peine de les étudier, sentent qu’ils ont été faits pour un ordre de choses qui n’existe plus, et pour des temps qui ne sauraient revenir. On y tient cependant, parce qu’on n’a pas le temps ou le moyen de se faire des idées plus justes, et qu’on ne se croit pas l’esprit assez fort pour se permettre de marcher sans guides ; mais on les suit sans y avoir confiance, et avec la circonspection d’un général qui se fait conduire, par un prisonnier, sur le territoire de l’ennemi.
Cette absence de doctrines ou de vérités reconnues, qui se fait si vivement sentir en politique ou en législation, donne naissance à des systèmes plus ou moins ingénieux qu’on adopte quelquefois avec enthousiasme, et qu’on rejette ensuite avec dédain. On se fait, presque au hasard, des principes ou des maximes qu’on accommode autant qu’on peut aux circonstances et aux intérêts du moment, et auxquels on s’efforce de croire. On cherche toutes les raisons qui peuvent les justifier, et lorsque l’illusion est arrivée à son comble, lorsqu’on s’imagine avoir acquis une foi bien robuste, et qu’on répète avec la plus vive confiance le symbole qu’on a imaginé ou adopté, il arrive un événement imprévu qui déjoue toutes nos combinaisons, et qui nous fait voir un résultat contraire à toutes nos espérances. On attribue alors les événements inattendus, non aux vices du système qu’on a adopté, mais aux mauvaises [I-27] intentions de ceux qui l’ont combattu, ou à l’incrédulité de ceux qui n’y ont pas ajouté foi. Si des expériences répétées finissent par convaincre qu’on a adopté un système vicieux, on le rejette pour en adopter un autre également imaginaire ; ou bien on cherche à en corriger les vices par quelque modification ; ou bien l’on se persuade qu’il n’y a rien de certain en législation, et qu’on ne saurait mieux faire que s’en occuper. Ce dernier parti est ordinairement celui que prend la foule, parce qu’il convient également à la paresse, à l’ignorance, à la tranchante présomption, et aux vices des hommes qui possèdent le pouvoir. Le jour où le peuple se persuade qu’il n’y a rien de certain en politique, est un jour de triomphe pour les mauvais gouvernements ; car, à compter de ce jour, ils n’ont plus de résistance à craindre.
Quel est le moyen de sortir de cet état d’incertitude ou d’indifférence, dans lequel nous ont laissé la ruine des anciens systèmes, et les révolutions que le monde a subies ? Faut-il imaginer des systèmes nouveaux, enflammer les esprits pour des spéculations métaphysiques, ou tâcher de rétablir des systèmes décriés ? Aucun de ces moyens ne saurait produire des effets durables, ni même bien étendus. Les peuples n’ont pas assez de lumières, pour voir par eux-mêmes les conséquences bonnes et mauvaises de leurs institutions ; mais ils en ont beaucoup trop pour adopter aveuglément les opinions de qui que ce soit, ou [I-28] pour se passionner pour un système philosophique, quelque ingénieux qu’il puisse être. Il est encore possible de mettre au jour des vérités nouvelles, mais le temps de former des sectes est passé. On ne consent à croire que ce qu’on trouve démontré, et l’on mesure son enthousiasme en faveur d’une opinion, par l’intérêt qu’on croit avoir à ce que cette opinion soit adoptée.
Cette disposition des esprits, loin d’être un obstacle aux progrès des sciences morales, est, au contraire, la circonstance la plus favorable qui puisse se présenter. On n’est jamais plus disposé à se laisser diriger par les faits que lorsqu’on a cessé d’avoir confiance dans les systèmes, et même dans les individus. Mais, pour que la lumière sorte des faits, il ne suffit pas de les recueillir et de les entasser au hasard dans un ouvrage ; il ne suffit pas d’affirmer que tel fait est produit par tel autre : il faut les présenter dans l’ordre même dans lequel ils s’engendrent, et en démontrer la filiation. Ce n’est qu’en les classant de cette manière et en en faisant voir l’enchaînement, qu’on suit une marche scientifique, et qu’on peut espérer de faire faire quelques progrès à l’esprit humain. Il est vrai qu’en suivant cette méthode on est obligé de s’arrêter aussitôt qu’on cesse d’être conduit par les faits, et qu’on peut, par conséquent, se trouver dans la nécessité de laisser indécises des questions importantes. Il est vrai aussi qu’on ne peut pas se livrer à ces mouvements d’inspiration, [I-29] que le public prend quelquefois pour du génie, et qui ne sont bien souvent que les produits d’une imagination déréglée. Mais, lorsqu’on traite une science, on ne s’engage pas à résoudre toutes les questions qui peuvent se présenter, et l’on ne parle pas à ses lecteurs ou à ses auditeurs, sur le même ton qu’un orateur populaire qui cherche à mettre en mouvement la multitude qui l’écoute.
On voit, par ce qui précède, qu’en écrivant cet ouvrage, je me propose plus d’un objet : je voudrais d’abord tâcher d’introduire dans l’étude de la morale et de la législation, la méthode qui a fait faire aux autres sciences des progrès si sûrs et si rapides, en substituant l’étude des faits à l’invention et à l’étude des systèmes. Je voudrais, en second lieu, faire usage de l’immense quantité de faits nouveaux que les sciences et les révolutions nous ont fournis depuis un demi-siècle, pour mettre la morale et la législation au niveau de nos autres connaissances, ou du moins pour les en approcher. Je voudrais, en troisième lieu, fournir aux jeunes gens que l’amour de l’étude et de la vérité tourmente, des moyens d’instruction plus sûrs que des systèmes imaginaires et que les déclamations qui enflamment leur imagination, sans éclairer leurs esprits. Enfin je voudrais essayer de donner à la partie de nos connaissances qui intéresse le plus l’humanité, la même certitude qui a été donnée à d’autres moins importantes.
Si je n’avais à compter que sur mes propres [I-30] forces, je n’aurais pas le courage de former une telle entreprise. Mais, quoique la législation soit bien loin d’être aussi avancée que les autres sciences, tout n’est cependant pas à faire. Quelques-unes des branches de cette science ont même fait de si grands progrès, qu’il reste peu de chose à y ajouter ; et la méthode qui a servi à y porter la lumière peut aisément éclairer celles qui sont moins avancées. On doit à la réunion de deux savants, dont il n’est pas possible de séparer les noms, MM. Bentham et Dumont, d’avoir tout à la fois donné une meilleure manière de raisonner, et d’en avoir fait souvent l’application avec beaucoup de succès. D’un autre côté, les progrès de l’économie politique, et les recherches qui ont été faites sur les causes de l’accroissement et du décroissement de la population, dans tous les pays, nous ont donné le moyen de résoudre une foule d’importantes questions. Enfin, une bonne méthode donne à l’esprit une telle puissance, qu’elle peut en quelque sorte remplacer le talent ; c’est un levier qui donne à l’homme faible qui l’emploie, une force que ne saurait posséder l’homme le plus fort, qui serait privé d’un semblable moyen.
[I-31]
De la méthode analytique appliquée à l’étude de la morale et de la législation, et des effets de cette méthode sur le perfectionnement des mœurs et des lois.
La première difficulté que l’on rencontre, lorsqu’on se propose de traiter de la science de la législation, est de déterminer nettement quels sont les objets sur lesquels on doit faire porter ses recherches. Tous les phénomènes de la nature sont tellement liés les uns aux autres, qu’on ne peut les séparer sans une espèce de violence, et qu’il y a toujours quelque chose d’arbitraire dans les lignes qu’on trace pour les distinguer. Aussi, parmi les sciences morales, n’en est-il aucune qui puisse être traitée d’une manière complète, si l’on ne fait quelques pas sur le domaine de celles qui en sont les plus rapprochées. Il ne serait pas possible à l’économie politique, par exemple, de nous faire voir quelles sont les causes de l’accroissement et du décroissement des richesses, si elle restait étrangère au domaine de la législation ; si elle n’exposait pas les effets d’une multitude de lois, de règlements, de traités relatifs aux monnaies, au commerce, aux manufactures, aux établissements de banque, et aux relations commerciales des nations. À son tour, le savant qui s’occupe de législation, ne traiterait des lois que d’une manière [I-32] très-imparfaite, s’il ne montrait pas l’influence qu’elles ont sur l’accroissement, la distribution et la diminution des richesses. On ne peut traiter de la morale sans rechercher quels sont les effets que produisent sur le physique de l’homme certaines habitudes, et par conséquent sans empiéter sur une autre branche de nos connaissances. Il est impossible que le médecin qui recherche les causes de certains désordres physiques ou moraux, et le moraliste qui décrit les effets d’une habitude pernicieuse, ne se rencontrent pas sur le même terrain. Il est également impossible que le savant qui décrit les effets des institutions civiles ou politiques d’un peuple, et le moraliste qui recherche les causes des vices ou des vertus de ce peuple, ne passent pas alternativement l’un sur le territoire de l’autre.
Mais si, en traitant une science, on est obligé, par la nature même des choses, de faire des incursions dans le domaine d’autres sciences, on n’est pas moins obligé de restreindre ses recherches dans certaines limites, et de négliger des matières qu’on pourrait traiter sans sortir de son sujet. Si le savant qui écrit sur l’économie politique, par exemple, voulait ne rien laisser à dire sur les causes qui influent sur l’accroissement et le décroissement des richesses, il serait obligé de faire un traité de morale et un autre de législation, car il n’existe pas de loi ou d’habitude qui n’influent plus ou moins sur la prospérité d’un peuple, et [I-33] par conséquent sur ses richesses. De même, si celui qui traite des lois voulait décrire tous les effets qu’elles produisent, il ne laisserait rien à dire ni au moraliste, ni à celui qui s’occupe d’économie politique. C’est faute d’avoir senti cette nécessité de se restreindre, que des écrivains ont considéré les lois sur l’organisation sociale comme une partie essentielle de l’économie politique, et que d’autres ont reproché à des économistes de n’avoir point parlé de la forme des gouvernements dans des traités où ils exposaient les principes de la formation, de la distribution et de la consommation des richesses.
Puisque plusieurs branches de nos connaissances sont intimement liées entre elles, et qu’elles se prêtent mutuellement des lumières, il est impossible d’en traiter une sans toucher aux autres ; la difficulté est de saisir le point auquel il convient de s’arrêter. On ne peut se tracer à cet égard des règles invariables ; dans chaque cas particulier, on est obligé de se laisser plus ou moins diriger par des circonstances accidentelles. Si le sujet sur lequel on écrit se trouve bien développé dans une autre science à laquelle il appartient également, il suffit de l’exposer d’une manière sommaire, et de renvoyer les lecteurs aux ouvrages qui en ont spécialement traité. Si, au contraire, le sujet sur lequel on écrit a été négligé par d’autres sciences dont il aurait pu faire également partie, ou bien s’il a été traité d’une manière fausse [I-34] ou incomplète, il est difficile de se restreindre exactement dans la science dont on s’occupe, et de ne pas faire, dans d’autres sciences, des incursions plus ou moins longues. L’esclavage domestique, par exemple, est un sujet qui appartient à l’économie politique par les effets qu’il produit sur l’industrie et sur les richesses d’un peuple, à la morale par les effets qu’il produit sur les mœurs des maîtres et des esclaves, à la législation par les effets généraux qu’il produit sur la prospérité publique. Mais si l’esclavage a été considéré, par l’économie politique, sous un point de vue trop restreint, et par conséquent peu exact ; si, d’un autre côté, les moralistes l’ont négligé ou ne l’ont considéré que dans les rapports qu’il a avec telle ou telle religion, il est évident que celui qui s’occupera du même sujet en traitant de législation, sera obligé de se livrer à des développements beaucoup plus étendus que si le même sujet avait été traité d’une manière complète par les deux premières sciences.
J’ai dit que les sciences de la morale et la législation consistaient dans la simple description et dans la classification des faits qui rentrent dans le domaine de ces deux sciences ; mais il ne faut pas s’imaginer que cette description et cette classification obligent à présenter le tableau de tous les usages ou de toutes les coutumes qui ont été adoptées, et de toutes les lois qui ont été faites ; à exposer chacune des causes particulières qui ont [I-35] concouru à les produire, et à faire connaître tous les effets qui en sont résultés. Une telle entreprise excéderait de beaucoup les forces d’un homme, et quand elle serait exécutée, elle ne serait peut-être pas d’une grande utilité. Des écrivains français ont tenté de recueillir et de classer les ordonnances faites par les rois de France de la troisième race. Le recueil qu’ils en ont formé ne contient ni la description des lois romaines qui régissaient une partie de la France, ni celle des coutumes qui étaient particulières à chaque province ; et cependant il se compose de 16 volumes in-folio ; de sorte que, si l’on ajoutait à ce recueil tous les actes qui, en France, ont eu le caractère de loi, depuis le commencement de la monarchie jusqu’à ce jour, on formerait une bibliothèque d’une moyenne grandeur. Mais, comme les gouvernements des autres nations n’ont pas été beaucoup moins productifs à cet égard que les gouvernements de France, on voit que la vie d’un homme ne suffirait pas pour recueillir les usages qui ont existé, ou pour rassembler les lois qui ont été rendues en divers temps et en divers pays, et qu’on ne saurait par conséquent avoir le temps de les lire toutes, et encore moins d’en rechercher les causes et d’en constater les effets particuliers.
De cette impossibilité de connaître chacune des lois et des coutumes qui ont été rendues ou adoptées en divers lieux et en divers temps, il ne faut pas conclure que les sciences de la morale et de [I-36] la législation ne peuvent pas être formées. Un médecin ne saurait connaître les maladies dont chaque individu de l’espèce humaine a été atteint, les causes qui les ont produites, et les circonstances dont elles ont été accompagnées dans chaque cas particulier ; faut-il en conclure que la médecine n’est point une science, et qu’il est impossible d’arriver à aucune vérité générale ? Le nombre des lois auxquelles les peuples ont été soumis depuis les temps les plus reculés de leur histoire, est incalculable ; mais, dans ce nombre, combien en trouvera-t-on qui soient permanentes, générales, et ayant un caractère d’originalité ? Si l’on supprimait de ces compilations immenses que forment les érudits, les dispositions passagères ou transitoires, celles qui ne sont que des répétitions, celles qui ne sont que des exceptions aux lois générales, et celles qui ne règlent que des détails d’exécution, on les réduirait à un petit nombre de volumes. Quand il a été bien constaté d’ailleurs que telle institution produit tel effet sur un peuple, on peut être assuré qu’elle produira des effets semblables sur tous les peuples qui l’adopteront, à moins que des circonstances accidentelles n’en modifient la puissance.
On ne peut donc s’occuper, en traitant de la science de la législation, que des lois générales et permanentes, de celles qui exercent une grande influence sur le sort des nations, ce sont celles-là dont nous avons à rechercher les causes, à [I-37] déterminer la nature, à exposer les effets. Nous ne pouvons espérer d’en trouver les causes qu’en remontant aux faits qui leur ont donné naissance. Nous ne pouvons en déterminer la nature qu’en examinant la manière dont elles disposent, la force qui leur est propre, et les divers éléments dont cette force se compose. Enfin, nous ne pouvons en connaître les résultats que par l’examen des faits qu’elles ont engendrés. Les faits qui les ont produites sont dans les choses ou dans les hommes ; les faits qui en sont résultés ne peuvent également se trouver que là. Mais comme les choses n’ont d’importance que par la manière dont elles nous affectent, les phénomènes qui s’y rapportent ne peuvent être appréciés que par l’action qu’ils exercent sur nous. Ainsi, en recherchant les causes, et en décrivant les résultats d’une habitude, d’une loi ou d’une institution quelconque, nous n’avons à tenir compte que de ceux qui affectent les peuples, soit en agissant sur les objets qui sont à leur usage, soit en agissant immédiatement sur eux.
Mais quelles sont les causes et les conséquences qu’il faut décrire pour avoir une connaissance complète de l’objet qu’on étudie ? Il est évident qu’il faut les décrire toutes, celles qui existent dans l’homme, et celles qui existent dans les choses, celles que nous jugeons bonnes, comme celles que nous jugeons mauvaises ; une description incomplète aurait les mêmes inconvénients qu’une description fausse. Un naturaliste qui, en [I-38] décrivant une substance, ferait connaître les effets agréables qu’elle produit sur le goût, et qui, par ignorance ou par calcul, s’abstiendrait de décrire les effets qu’elle produit sur les viscères de l’estomac, ne serait pas seulement un savant peu recommandable, ce serait un homme très dangereux. De même, un écrivain qui, en faisant l’analyse d’une action, d’une habitude ou d’une loi, les attribuerait à de fausses causes, qui en exposerait les bons effets et n’en décrirait pas les mauvais, ou n’en décrirait qu’une partie, serait un homme très peu recommandable comme savant, s’il n’agissait ainsi que par ignorance ; mais, s’il laissait sa description incomplète par intérêt ou par corruption, si, après avoir parlé comme savant, il agissait comme législateur, il serait dans le même cas que le naturaliste qui ferait usage de la force pour obliger les hommes à prendre le poison qu’il leur aurait présenté comme une substance agréable.
Il n’est pas rare de voir attribuer la plupart des biens et des maux qui affectent les peuples, à leurs habitudes morales, à leurs lois, à leurs gouvernements. On se tromperait cependant si l’on croyait que ce sont là les causes premières qui agissent sur les hommes, et qui les rendent heureux ou misérables. Les lois et les mœurs des nations ne sont souvent elles-mêmes, ainsi qu’on le verra plus loin, que des effets de causes antérieures et plus puissantes. Si l’on ne remonte pas [I-39] à celles-ci, ou si l’on n’a aucun moyen d’agir sur elles, c’est vainement qu’on tenterait de modifier celles-là. Il ne suffit donc pas, pour faire faire des progrès à la législation ou à la morale, d’exposer les effets bons et mauvais qui résultent des mœurs, des lois ou des institutions. Il faut de plus remonter aux causes par lesquelles ces institutions, ces lois et ces mœurs ont été produites ; il faut, en allant d’un fait à l’autre, arriver à des faits primitifs, c’est-à-dire à ceux dont il ne nous est plus possible de trouver les causes.
Les faits primitifs auxquels il faut remonter sont ou dans les hommes ou dans les choses. Les premiers se trouvent dans la constitution physique de l’homme ou dans son organisation ; dans la nature de ses idées ou de ses opinions ; dans ses systèmes moraux, politiques ou religieux ; dans les rapports qui existent, soit entre les individus, soit entre les peuples. Les seconds se trouvent dans la nature et la configuration du sol, dans le cours des eaux, dans la position géographique, dans la température de l’atmosphère, dans la division des saisons, et jusque dans la direction et la force des vents. Il n’est, en effet, aucune de ces circonstances qui n’influe plus ou moins sur les produits au moyen desquels une nation pourvoit à son existence, sur les divers genres d’industrie auxquels elle peut se livrer, sur les relations qu’elle peut avoir avec d’autres peuples, et sur le nombre de la population. À leur tour, chacune de [I-40] ces circonstances influe sur les mœurs, sur les lois, sur les gouvernements : tenter de modifier les effets aussi longtemps que les causes subsistent, est la plus vaine des entreprises.
L’application de la méthode analytique à l’étude de la morale et de la législation, exigeant qu’on décrive les effets bons et mauvais qui résultent des habitudes et des institutions humaines, en faire usage n’est-ce pas reproduire, sous une forme nouvelle, le système qui fonde ces deux sciences sur le principe de l’utilité ? Si l’on entend par principe une maxime générale ou une règle de conduite, je répondrai que les sciences servent à former les principes ; mais qu’à proprement parler, elles n’en ont point. Elles ne sont que l’exposition méthodique de ce qui est. Un savant décrit ce qu’il voit, mais il ne crée rien, il ne conseille même rien. Il peut bien dire que tel phénomène est la conséquence de tel autre ; mais ce serait une folie de le considérer comme l’auteur de tel ou tel phénomène. Les sciences morales différent des autres par la nature des faits qui en sont l’objet ; elles ne peuvent en différer ni par la méthode, ni par la puissance qui est propre à la vérité. Je ne suivrai donc aucun système, je ne proposerai aucune maxime pour règle de conduite. Si, lorsqu’un savant a décrit avec exactitude les effets qui résultent de telles causes, les nations tendent à détruire les causes qui leur sont funestes et à multiplier celles qui leur sont utiles ; et si cette [I-41] tendance est un mal, ce n’est pas à la science qu’il faut en faire le reproche ; c’est à celui qui crée la puissance de la vérité, ou qui a donné à la nature humaine la tendance à laquelle elle obéit. La description des effets, et des causes qui les engendrent, n’impose, au reste, aucune obligation aux adversaires du principe de l’utilité ; après l’avoir lue et en avoir vérifié l’exactitude, ils pourront, s’il leur plaît, n’en tenir aucun compte ; ils pourront, comme auparavant, diriger leur conduite ou par leur sens moral, ou par leur sentiment intime, ou par leur intérêt bien entendu, ou par le principe de l’utilité, ou par tel autre principe qu’il leur plaira. En lisant la description des causes et des effets d’une action ou d’une loi, ils n’auront acquis qu’une seule chose, c’est de connaître d’avance les résultats de cette loi ou de cette action, et de savoir comment il faut s’y prendre pour la conserver ou pour la détruire [4].
[I-42]
Les descriptions de ce genre peuvent avoir sans doute des dangers ; c’est un défaut commun à toutes les sciences. Il est clair que le jour où un chimiste eut prouvé que telle substance, employée de telle manière, donnait la mort, tous les hommes possesseurs de cette substance eurent le moyen de s’empoisonner, ou même d’empoisonner d’autres personnes. L’analyse, appliquée à la morale et à la législation, peut aussi indiquer aux peuples le moyen de se détruire ou de se rendre misérables, si cela leur convient. Lorsqu’il leur aura été démontré, par exemple, que telle habitude énerve les organes physiques et affaiblit l’intelligence, tous ceux qui voudront produire de semblables effets sur eux- mêmes ou sur les autres, en auront un moyen assuré. De même, lorsqu’il leur aura été démontré que telle institution est un obstacle à leur prospérité, ou une cause de dégradation et de ruine, tout peuple ou tout gouvernement qui voudront obtenir quelqu’un de ces effets, en auront un moyen infaillible. Mais ces inconvénients, qui sont inévitables et qu’on rencontre dans toutes les sciences, sont fort peu dangereux ; pour qu’ils fussent à craindre, il faudrait que le penchant du genre humain le portât vers sa destruction, et s’il y était porté, ce ne sont pas les moyens d’exécution qui lui manqueraient.
Si l’application de la méthode analytique à l’étude de la morale et de la législation n’a pas [I-43] d’autre but que de faire connaître les causes et les effets des actions et des institutions humaines, on ne peut pas dire qu’elle est dangereuse, à moins de prétendre que les bonnes mœurs et les bonnes lois sont inséparables de l’ignorance et de l’erreur, et que les hommes cessent de bien se conduire et de se bien gouverner, aussitôt qu’ils connaissent les malheurs attachés à une législation et à une conduite vicieuses. J.-J. Rousseau a bien soutenu, sans en être persuadé, que le développement des sciences avait contribué à corrompre les mœurs ; mais il n’est pas allé jusqu’à soutenir qu’il fallait attribuer la corruption des mœurs à la science de la morale, et les mauvaises lois à la science de la législation. Une science ne détruit que deux choses, l’ignorance et l’erreur ; elle n’est funeste qu’à une classe de personnes, à celle qui trouve dans l’ignorance et les erreurs des hommes des moyens de vivre à leurs dépens.
Si la science de la morale et celle de la législation ne consistent qu’à décrire des faits, et à en faire voir l’enchaînement, si elles ne donnent ni préceptes ni conseils, si elles ne tracent pas les règles de nos devoirs, si elles s’abstiennent même des exhortations, à quoi peuvent-elles être bonnes ? N’est-ce pas perdre son temps que de les enseigner, ou du moins de les étudier ? On peut parler aux hommes de leurs devoirs, lorsqu’on est l’interprète d’une volonté supérieure, qui leur en a tracé les règles. Ainsi, je conçois qu’un ministre de la religion qui parle au nom de la divinité ; un magistrat qui parle au nom des lois de son pays ; un père qui parle à ses enfants au nom de l’autorité qui lui est propre, enfin, un supérieur qui parle à ses subordonnés, leur tracent des devoirs et en exigent l’accomplissement. Mais à quel titre, au nom de quelle autorité, un homme qui étudie une science s’aviserait-il d’imposer des devoirs à ses semblables, de leur tracer des règles de conduite, de leur donner des conseils, de leur faire des exhortations ? Un savant qui fait des recherches sur les causes, la nature et les conséquences des actions ou des institutions humaines, n’a pas plus d’autorité sur les peuples, que n’en a sur les classes industrielles un homme qui fait des recherches sur la mécanique. L’un et l’autre peuvent décrire les phénomènes relatifs aux sciences dont ils s’occupent ; l’un et l’autre doivent exposer les conséquences d’un bon ou d’un mauvais procédé ; mais il n’appartient pas plus au premier qu’au second de parler de devoirs.
Il est des personnes qui se hâteront peut-être de conclure de là, qu’en traitant ainsi les sciences morales, elles sont inutiles si elles ne sont pas funestes. Je ne serais même pas étonné que ce reproche me fût adressé par les mêmes écrivains qui considèrent l’utilité comme l’ennemi le plus dangereux de la morale, et qui croient que genre humain a été perdu le jour où il a commencé à consulter son intérêt bien entendu. Ces écrivains sont des hommes difficiles à contenter : si l’on écarte les considérations d’utilité, ils se plaignent de ce qu’on dit des choses inutiles ; si l’on juge des choses par l’utilité dont elles sont, on est accusé par eux de corrompre les mœurs. Il est impossible d’écrire sur les sciences morales, et d’échapper à l’une et à l’autre de ces deux accusations. Je vais tâcher cependant, au risque d’encourir le dernier reproche, de prouver qu’en réduisant à l’observation des faits les sciences de la morale et de la législation, elles ne sont point inutiles. J’examinerai ailleurs si les autres manières de traiter les mêmes sciences peuvent produire de plus grands avantages, ou même s’il peut exister d’autres manières de les traiter.
Il est évident, pour tout homme qui a étudié les mœurs et les institutions des peuples, depuis leur état le plus grossier jusqu’au dernier degré de civilisation auquel ils sont parvenus, qu’à mesure qu’ils se sont éloignés des temps de barbarie, à mesure qu’ils sont devenus plus éclairés et plus industrieux, leur morale et leur législation se sont perfectionnées, et que ceux que des circonstances accidentelles ont retenus ou replongés dans l’ignorance, sont aussi ceux qui ont été les plus corrompus et qui ont eu les plus mauvaises lois. Les hommes qui ont lu avec quelque attention les descriptions que les historiens et les voyageurs, nous ont données des mœurs et des lois des nations anciennes et modernes, n’ont pas besoin qu’on leur démontre cette proposition ; quant aux autres, ils en trouveront la démonstration dans le cours de cet ouvrage. Je me bornerai ici à faire une exposition générale de ce phénomène, et à en rechercher les principales causes.
Si nous comparons entre eux les peuples que nous connaissons, quels sont ceux chez lesquels nous trouverons les plus adonnés à l’intempérance, à la perfidie, à la vengeance, à la cruauté, au vol, au mépris des engagements, à l’oppression envers les femmes, les enfants et tous les êtres faibles ? Ne sont-ce pas d’abord les peuples les plus sauvages, les hordes qui vivent dans les forêts de l’Amérique, dans les déserts de l’Afrique, ou dans les îles des mers du sud ? N’est-ce pas ensuite chez les nations que le despotisme a replongées dans la barbarie et ramenées en quelque sorte à l’état sauvage, que tous les mêmes vices se développent ? Serait-il possible de trouver chez une nation sauvage un seul vice qui n’appartienne pas à une nation que l’esclavage a abrutie ? La cruauté, la trahison, l’intempérance, la vénalité, la perfidie, et les autres vices qui se manifestent au sein des palais asiatiques, ne sont-ils pas les mêmes que ceux auxquels se livrent les hordes les plus sauvages ?
Si nous comparons les peuples anciens aux peuples modernes les plus avancés dans la civilisation, nous trouverons entre les uns et les autres les mêmes différences. En lisant dans notre enfance l’histoire de quelques hommes célèbres de l’antiquité, nous prenons l’habitude d’attribuer aux populations entières les vertus d’un très petit nombre d’individus. Nous ne remarquons pas que ces vertus ont dû frapper d’autant plus les historiens, qu’elles étaient moins communes, et que les éloges accordés à quelques grands hommes sont la satire des nations dont ils faisaient partie. Nous admirons la chasteté d’un général qui ne fait pas violence à ses captives, et la probité d’un administrateur qui ne vole pas le trésor public, comme si nos mœurs ou nos usages rendaient de tels procédés bien extraordinaires ! comme si nous étions habitués à considérer comme des prodiges ceux de nos généraux qui n’ont fait violence à aucune femme, après la victoire, ou qui ne se sont pas enrichis par le pillage des nations vaincues !
Mais sans vouloir rabaisser le mérite de quelques hommes célèbres de l’antiquité, ce n’est pas en comparant entre eux un petit nombre d’individus, qu’on peut juger des mœurs des nations. Il faut examiner quelles étaient chez les anciens les mœurs générales des diverses classes de la population, et les comparer aux mœurs des mêmes classes chez des nations plus éclairées. Or, en les jugeant de cette manière, tout l’avantage est du côté des peuples dont les facultés intellectuelles ont été les plus développées. Est-il chez les peuples un peu civilisés de l’Europe, un gouvernement qui use envers la population, de plus d’impostures et de fourberies que le sénat de Rome envers le peuple romain ? Est-il en Europe une population plus avide et plus vénale que ne le fut la population romaine, aussitôt qu’il se trouva des hommes assez riches pour la payer ? Est-il dans le monde entier une aristocratie plus disposée à s’enrichir par le pillage et les rapines, que ne le fut l’aristocratie romaine, depuis son origine jusqu’à son anéantissement ? Est-il, même chez les peuples les moins éclairés, une armée aussi avide de pillage avant le combat, aussi féroce après la victoire, que les armées romaines depuis le commencement jusqu’à la fin de la république ? Est-il chez les modernes une population qui ait jamais pris, à voir verser le sang humain, le même plaisir que le peuple de Rome ? Est-il, enfin, un peuple qui se soit abandonné avec moins de retenue à des plaisirs plus crapuleux, lorsque le pillage des nations lui en eut fourni les moyens ?
Si, portant nos regards sur une des nations de l’Europe moderne, nous comparons les mœurs qui ont existé aux diverses époques de son histoire, nous trouverons exactement les mêmes différences que nous remarquons lorsque nous comparons des nations entre elles. Nous verrons les vices décroître à mesure que les intelligences se développent ; nous les verrons se restreindre graduellement dans les classes de la société qui restent les plus étrangères aux progrès de l’esprit humain. Il y a peu de siècles, les crimes et les vices qui offensent le plus la société, se faisaient principalement remarquer dans cette partie de la population qui, dans tous les pays, est le plus en évidence. Les meurtres, les vols, les violences de toutes les espèces, enfin les vices que nous jugeons aujourd’hui les plus bas, semblaient appartenir exclusivement à la partie dominante de la population, non que les mœurs des autres classes fussent meilleures, mais on jugeait qu’elles ne valaient pas la peine d’être observées. On ne trouve presque aucune différence entre les mœurs qui régnaient en Europe au Moyen-âge, et les mœurs des barbares qui peuplent la côte occidentale d’Afrique. À mesure que les lumières se sont répandues, que l’industrie a fait des progrès, les vices et les crimes se sont restreints dans un cercle plus étroit. Les annales judiciaires de France et d’Angleterre prouvent que, dans le dernier siècle, une grande partie des criminels appartenaient encore à la classe moyenne et à la classe élevée de la société. Aujourd’hui, si l’on fait exception des crimes politiques, que les lois n’atteignent pas, rien n’est plus rare que de rencontrer des criminels dans l’une ou l’autre de ces classes : ils sortent presque tous des derniers rangs de l’ordre social. Non seulement les crimes sont devenus moins communs ; ils sont aussi devenus moins atroces : on les trouve rarement accompagnés de ces cruautés froides et réfléchies, si communes chez [I-50] les peuples du Moyen-âge et dans les cours asiatiques.
Les lois ont généralement fait les mêmes progrès que les mœurs. Quelque éloignées qu’elles soient encore de la perfection, elles ont fait d’immenses progrès depuis deux siècles. Dans presque tous les pays de l’Europe, elles fixent mieux l’état des individus et des familles ; elles garantissent mieux la sûreté des personnes et des propriétés contre les atteintes privées ; elles font mieux exécuter les conventions, assurent mieux aux propriétaires la disposition de leurs biens, et en règlent la répartition, entre les membres des familles, d’une manière plus équitable ; enfin, la justice s’administre d’une manière plus régulière, soit en matière criminelle, soit en matière civile. Les pays les moins industrieux et les moins éclairés, tels que la Russie, la Pologne, l’Espagne et l’Autriche, sont aussi les pays où la législation est restée la plus vicieuse. Les pays où les lumières ont fait le plus de progrès, tels que l’Angleterre, la France, les Pays-Bas et une partie de la Suisse, sont ceux où elle est la plus avancée. Ce n’est pas à la différence qui peut exister entre les cours, qu’il faut attribuer ce perfectionnement ; car elles ont toutes et les mêmes lumières et les mêmes mœurs [5].
[I-51]
Les progrès de la morale et de la législation, en Europe, étant incontestables, il reste à savoir quelles en ont été les causes. L’esprit de système est naturellement porté à attribuer tous les événements heureux à un principe unique, et tous les événements funestes à tout ce qui est contraire à ce principe. Ainsi, je ne doute pas que quelques personnes n’attribuent à la religion chrétienne tous les progrès qui ont été faits en morale et en législation, et qu’ils n’attribuent à l’incrédulité tous les vices et tous les crimes qui ont existé, sans songer que la religion chrétienne était au Moyen-âge ce qu’elle est aujourd’hui ; que les peuples du temps des croisades avaient au moins une foi aussi robuste que les peuples de nos jours, et que toutes les nations de l’Europe n’ont pas fait les mêmes progrès, quoiqu’elles aient eu le même évangile. D’autres attribueront les progrès des mœurs uniquement à l’accroissement des richesses et à l’aisance qui en est la suite, oubliant que les Romains, dans les derniers temps de leur république, étaient beaucoup plus riches que leurs ancêtres, sans valoir cependant beaucoup mieux. D’autres enfin attribueront ce phénomène au triomphe du sens moral ou du sentiment religieux, sans se mettre en peine de nous expliquer ce que c’est que ce sens ou ce sentiment, ou de rechercher quelles sont les causes qui en ont amené le triomphe.
Une multitude de causes ont contribué au perfectionnement des mœurs et des lois ; celui qui voudrait les exposer toutes serait obligé de faire l’histoire de la civilisation, et de tracer le tableau de toutes les connaissances humaines ; car toutes y ont plus ou moins concouru. Je ne prétends donc point attribuer ce perfectionnement à un seul principe : tout ce que je me propose ici est de faire voir comment la connaissance que nous avons des causes et des résultats des habitudes et des institutions humaines, agit sur le perfectionnement des unes et des autres.
Faire l’application de la méthode analytique à une action, à une habitude, à une loi, c’est, avons-nous dit, exposer clairement et avec méthode les causes, la nature et les effets de cette action, de cette habitude ou de cette loi. Mais quel peut être sur les esprits le résultat de cette exposition ? Nous pouvons répondre, sans hésiter, que, si le mal produit excède le bien, l’action, l’habitude ou la loi, sera généralement condamnée, et qu’elle sera, au contraire, approuvée, si c’est le bien qui excède le mal. Car, en considérant une nation dans son ensemble, on ne la voit pas agir différemment des individus : elle réprouve ce qui la blesse ; elle applaudit à ce qui lui est utile. Mais comme une action, une habitude et une loi, produisent en général un mélange de biens et des maux ; comme ces biens et ces maux n’arrivent pas simultanément, et ne se répartissent pas d’une manière égale sur tous les hommes, les jugements que chaque individu porte de la cause qui les engendre, doivent être divers. Or, c’est de ces jugements qu’il faut faire voir l’influence : prenons pour exemple l’intempérance, habitude qui a été commune à tous les peuples barbares lorsqu’ils ont eu le moyen de s’y livrer, et que nous voyons disparaître peu à peu de chez toutes les nations de l’Europe.
Cette habitude produit incontestablement un mélange de biens et de maux, ou, si l’on veut, des plaisirs et des peines. Les effets qui en résultent n’arrivent pas en même temps : les uns sont éprouvés à l’instant même de l’action, les autres ne se font souvent ressentir que plus tard. Ils se répartissent sur plusieurs personnes, mais ne les affectent pas de la même manière. Si cette habitude n’est appréciée que par les effets immédiats qu’elle produit ; si, faute de jugement ou de prévoyance, les effets ultérieurs n’en sont pas observés ou sont attribués à d’autres causes, elle sera considérée comme bonne. On sera d’autant plus disposé à s’y livrer, qu’elle sera condamnée par un plus petit nombre de personnes ; on la considèrera comme honorable, et l’on se fera un mérite de pouvoir impunément s’y livrer, si personne ne la désapprouve. C’est ce que nous avons vus, il n’y a pas bien longtemps, dans presque tous les États de l’Europe, et ce qu’on trouverait peut-être encore dans quelques-uns.
Mais si un moraliste, soumettant cette habitude à l’analyse, expose tous les effets, en bien et en mal, qu’elle produit ; si, après avoir décrit, d’un côté, les plaisirs qui en résultent pour celui qui s’y livre, et pour ceux qui lui vendent les objets de ses consommations, il décrit, d’un autre côté, les maux qui en sont les conséquences ; s’il fait voir comment elle affaiblit les facultés intellectuelles et morales de celui qui s’y abandonne ; comment elle altère ses organes physiques, et le rend incapable de se livrer à aucun travail soutenu, soit de corps, soit d’esprit ; comment, en même temps qu’elle multiplie ses besoins, elle lui fait perdre les moyens de les satisfaire ; comment elle prive sa femme, ses enfants, ses vieux parents, de leurs moyens d’existence, et de l’appui qu’ils trouvaient en lui ; comment elle détruit la confiance qu’il leur inspirait, détruit leurs affections, et les rend victimes de sa brutalité ; comment elle les expose à périr de misère ou à se livrer à des vices honteux ; comment elle nuit enfin, non seulement à lui et à sa famille, mais à tous ceux qu’il entraîne par son exemple, et à ceux auxquels il aurait été utile s’il n’avait pas contracté un semblable vice : il est clair qu’on ne portera plus de cette habitude le même jugement ; elle sera d’abord décidément réprouvée par tous ceux qui, ne trouvant aucun avantage à ce qu’elle soit satisfaite, auront à supporter une partie des mauvais effets qu’elle produit ; elle sera condamnée, en second lieu, par ceux mêmes qui croiront n’avoir point à en souffrir, s’ils n’ont aucun avantage à y trouver ; car, lorsqu’une habitude ou une action produisent des effets évidemment funestes, tous les hommes qui ne peuvent pas prendre part aux plaisirs qui en résultent, s’accordent généralement à la condamner ; enfin, celui-là même qui l’aura déjà contractée, cessera de la croire bonne, quand il verra bien clairement tous les effets qu’elle produit, soit sur lui-même, soit sur les autres ; il pourra s’y livrer encore, mais ce sera en la condamnant, et il empêchera, s’il se peut, sa femme ou ses enfants de suivre son exemple.
Appliquée à une habitude d’un autre genre, l’analyse produira des effets analogues. Si, par exemple, on y soumet l’habitude de l’économie, qui n’est guère moins décriée chez les peuples à demi barbares, que l’intempérance n’est approuvée, on aura encore à décrire deux séries de faits. Dans la première, se trouveront les maux qui résultent de certaines privations ; dans la seconde, les avantages qui résultent de la cumulation des richesses. Les privations seront ressenties par l’individu même qui aura contracté cette habitude ; en partie par les membres de sa famille, et surtout par les individus qui auraient pu espérer de profiter de sa prodigalité. Mais les avantages seront également éprouvés par sa famille ; ils le seront de plus par tous les individus dont l’industrie ne peut être mise en œuvre que par la cumulation des capitaux ; ces avantages seront plus étendus, plus durables, et se répandront sur un plus grand nombre de personnes, que les privations au prix desquelles ils seront achetés. Dans ce cas, comme dans le précédent, l’effet d’une description complète de tous les résultats de cette habitude sera de la faire approuver, en premier lieu, de tous ceux pour lesquels elle produira des biens sans mélange de maux ; en second lieu, de tous ceux qui y trouveront plus d’avantages que d’inconvénients ; et, enfin, de tous ceux qui croiront n’y avoir aucun intérêt, mais qui, en même temps, n’en éprouveront aucun dommage.
Ainsi, le premier effet de l’analyse appliquée à la morale est de diviser en deux classes les actions ou les habitudes humaines ; de mettre d’un côté celles qui produisent pour l’humanité plus de biens que de maux, et de placer de l’autre celles qui produisent plus de maux que de biens. Le second effet est de faire réprouver les actions malfaisantes par toutes les personnes à qui elles nuisent, même par celles qui n’en souffrent pas, mais qui ne peuvent pas en profiter. Toutes les fois, en effet, qu’il devient évident qu’une action ou habitude produit plus de maux que de biens, le public la classe naturellement au rang des actions ou des habitudes vicieuses ou réprouvées. Ceux qui auparavant s’y livraient publiquement et avec une sorte d’ostentation, en deviennent honteux. S’ils s’y abandonnent encore, c’est en secret ; si on leur impute une telle habitude, ils s’en défendent, ou cherchent à s’excuser sur des circonstances particulières ; s’ils ne peuvent pas se corriger, ils font en sorte du moins que leurs enfants ne les imitent pas. Lorsque, au contraire, l’analyse a pour effet de faire voir qu’une habitude ou une action, auparavant jugée indifférente ou même funeste, produit pour le genre humain plus de biens que de maux, le public la fait passer au rang des actions ou des habitudes vertueuses ou approuvées. Ceux qui ne s’y livraient qu’en secret cessent d’en être honteux ; ceux mêmes qui ne l’ont point se vantent souvent de la mettre en pratique, et font en sorte de la faire contracter à leurs enfants, ou du moins de leur en donner les apparences. C’est là le troisième résultat de l’emploi de l’analyse.
Il ne faut pas s’imaginer cependant que l’exposition des effets d’une habitude vicieuse ou d’une habitude vertueuse, suffise pour détruire la première ou pour établir la seconde, si les causes qui ont produit l’une ou qui s’opposent à l’établissement de l’autre, continuent d’exister. L’intempérance et la prodigalité, par exemple, ne sont pas produites seulement par l’ignorance des effets qui en résultent : elles le sont aussi par les dangers continuels auxquels sont exposées ou les propriétés ou les personnes. L’individu à qui rien ne garantit la jouissance du fruit de ses travaux, cesse de travailler, ou consomme immédiatement ce qu’il a produit : chez lui, la paresse, l’intempérance et la prodigalité sont de la prévoyance. De même, celui qui se voit exposé sans cesse au danger de perdre la vie, est peu touché par la description des maux physiques ou moraux qu’engendrent les mauvaises habitudes : pour lui il n’y a de sûr, dans ce monde, que le présent. Il y a peu de soldats que la crainte de la goutte rende tempérants la veille d’une bataille ; et les sauvages ou les esclaves s’imposent peu de privations pour enrichir leurs héritiers. Il ne suffit donc pas, pour faire faire des progrès à la morale et à la législation, d’exposer les conséquences des mauvaises lois et des mauvaises mœurs ; il faut de plus en indiquer les causes, et montrer comment ces causes peuvent être détruites. Si l’on se borne à en exposer les effets, on tourne contre elles le sentiment qui porte la nature humaine vers sa conversation et sa prospérité ; mais, quelle que soit la force de ce sentiment, il ne saurait détruire ce qui, de sa nature, est indestructible ; et il faut considérer comme tel tout effet dont on n’attaque point la cause, même quand cet effet est un vice [6].
Si l’on faisait l’histoire des habitudes humaines, en remontant jusqu’à l’état sauvage, et descendant jusqu’aux époques où la civilisation a fait le plus de progrès, on trouverait qu’elles ont changé de caractère, à mesure que les effets en ont été mieux constatés, et les causes mieux connues. Les premières actions qui ont été mises au rang des actions criminelles, sont celles qui ont pu produire le moins de bien, et dont les mauvais effets ont été les plus évidents. Ainsi, le meurtre et l’assassinat ont été réprouvés comme funestes, même par les peuples barbares ; mais ces faits n’ont pas eu le même caractère qu’ils ont aujourd’hui. On les a considérés comme n’intéressant que les parents ou les amis des personnes assassinées ; l’on a pu s’y livrer sans déshonneur, et sans courir d’autre risque que de payer une compensation, ou d’être exposé à des représailles. Les atteintes à la propriété n’ont pas été envisagées sous un point de vue différent ; voler des marchands allant en foire, dévaliser des voyageurs, ou rançonner des juifs, étaient des faits qui ne déshonoraient pas les hommes puissants, il y a peu de siècles. Sous le règne même de Louis XIV, tromper au jeu n’était pas une action déshonorante dans la bonne société.
On trouve, il est vrai, que des peuples barbares ont prononcé des châtiments très sévères contre des actions qu’on punit aujourd’hui moins cruellement. Les Germains punissaient de mort la femme coupable d’adultère ; et, dans le Moyen-âge, les hommes qui n’appartenaient pas à la caste dominante n’étaient pas traités moins sévèrement, pour des faits qui n’étaient pas plus graves. Mais cette sévérité était le résultat, non de la haine qu’inspirait le vice, mais du mépris qu’on avait pour les femmes et pour les hommes asservis, mépris qu’on rencontre chez les peuples sauvages ou barbares de tous les pays.
Quelles sont encore aujourd’hui, parmi nous, les habitudes vicieuses les plus communes ? Ce sont celles dont les effets bons et mauvais n’ont pas été clairement exposés ou parfaitement compris ; celles sur lesquelles l’opinion des hommes est indécise, et celles surtout dont les causes n’ont pas été détruites. Mais faites perdre à ces habitudes, par une analyse rigoureuse, le caractère douteux qu’elles conservent ; mettez le public à même d’en voir clairement tous les effets, et elles rentreront aussitôt dans le rang auquel elles appartiennent ; elles seront considérées comme des vices par tous ceux qui en souffrent, et ceux qui en profitent cesseront de les avouer. Sans doute, elles existeront encore chez un grand nombre d’individus, si l’on n’en connaît pas les causes, ou si l’on n’a pas le moyen de les faire cesser ; mais les personnes qui en seront atteintes seront obligées de se cacher ; elles perdront l’appui que leur prête l’ignorance publique, et la nécessité d’agir dans l’isolement leur fera perdre le moyen d’avoir des complices. S’il était démontré, par exemple, que la corruption d’un électeur ou d’un député par un ministre, produit, pour une nation, des effets infiniment plus funestes que la corruption d’un magistrat par un individu qui veut obtenir de lui un jugement inique, le premier genre de prévarication serait tenu plus secret encore que le second, et la nécessité du secret suffirait souvent pour rendre le fait impossible.
Telle est, dans la morale, la puissance d’une opinion dont la vérité est incontestée, qu’un individu qui avoue une action évidemment mauvaise, sans alléguer aucune excuse pour s’en justifier, nous paraît, ou un insensé, ou une espèce de monstre ; et que celui qui veut commettre une action malfaisante, ou entraîner quelqu’un de ses semblables à y participer, cherche toujours à prouver qu’il a quelque bonne raison : il ne peut devenir un malfaiteur qu’en commençant par être un sophiste.
Les effets que produit sur les lois l’application de la méthode analytique sont aussi grands et plus incontestables encore que les effets qu’elle produit sur les mœurs. Pour exposer complètement les premiers de ces effets, il faudrait donner l’histoire de tous les perfectionnements que la législation a éprouvés dans tous les pays. Qu’est-ce, en effet, qui a déterminé quelques-uns des gouvernements d’Europe à faire disparaître de la législation civile ou pénale de leur pays, un grand nombre de dispositions malfaisantes ? Qu’est-ce qui a fait cesser le secret des procédures, abolir la torture, diminuer les peines, établir la liberté de la défense ? Qu’est-ce qui a fait sortir de la classe des crimes, des faits imaginaires, des opinions innocentes, la sorcellerie et l’hérésie ? Qu’est-ce qui a fait cesser les persécutions religieuses, abroger les lois contre les étrangers, abolir les confiscations ? N’est-ce pas l’exposition des effets produits sur la société par la législation ? En d’autres termes, n’est-ce pas l’application de la méthode analytique ? Je ne voudrais rabaisser l’importance d’aucune discussion politique, offenser l’amour-propre d’aucun parti ; mais j’avoue que les discussions sur l’origine des pouvoirs, sur le droit divin ou sur la souveraineté du peuple, ne m’ont jamais paru avoir des effets bien considérables sur la législation ou sur les mœurs. Jamais Beccaria n’eût produit une révolution dans la législation criminelle, si, au lieu d’exposer les effets de quelques lois vicieuses, il se fût borné à nous donner le développement de ses principes sur le droit de punir ; et les discussions auxquelles ont donné lieu, dans le dernier siècle, quelques procédures célèbres, ont fait faire plus de progrès à la science que le Contrat social.
Ainsi, la méthode analytique agit dans les sciences morales de la même manière qu’elle agit dans les autres. Elle ne donne ni préceptes, ni conseils ; elle n’impose ni devoirs ni obligations ; elle se borne à exposer les causes, la nature et les conséquences de chaque procédé. Elle n’a pas d’autre force que celle qui appartient à la vérité. Mais il faut bien se garder, pour cela, de croire qu’elle soit impuissante ; l’effet qu’elle produit est, au contraire, d’autant plus irrésistible qu’elle commande la conviction. Lorsque des savants ont eu découvert la puissance de certaines machines, l’efficacité de certains remèdes, il n’a pas été nécessaire, pour les faire adopter, de parler de devoirs, ou de faire usage de la force ; il a suffi d’en démontrer les effets. De même, en morale et en législation, le meilleur moyen de faire adopter un bon procédé, et d’en faire abandonner un mauvais, est de montrer clairement les causes et les effets de l’un et de l’autre. Si nous sommes exempts de certaines habitudes vicieuses, et si nous avons vu disparaître quelques mauvaises lois, c’est à l’emploi de ce moyen que nous devons l’attribuer. Les mauvais gouvernements en connaissent si bien la puissance que tous leurs effets ne tendent qu’à l’empêcher.
On a fait aux philosophes qui ont mis au jour les causes et les effets d’un certain nombre de lois, un reproche grave ; on les a accusés d’avoir tout détruit et de n’avoir rien su fonder. Ce reproche a fait même une telle impression, que des écrivains dont on ne peut soupçonner les intentions, se sont empressés de déclarer qu’il était temps d’abandonner la critique, et de prendre le rôle de fondateurs : nos prédécesseurs, ont-ils dit, ont démoli le vieil ordre social ; c’est à nous qu’il appartient de construire le nouveau. D’autres écrivains, d’une opinion différente, se sont également prononcés, contre la critique ; ils ont aussi reproché aux philosophes du dernier siècle, d’avoir tout détruit et de n’avoir rien su construire ; mais ceux-ci, au lieu de vouloir fonder un édifice nouveau, ont prétendu qu’il fallait rétablir les anciennes ruines.
[I-65]
Il y a dans quelques-uns de ces reproches une apparence de modération qu’on est très disposé à considérer comme de la sagesse. Des hommes qui viennent se placer entre deux partis, dans la vue de les mettre en paix, et qui les condamnent en même temps l’un et l’autre, ont un air d’impartialité et de supériorité très propre à séduire la multitude. Je doute cependant que ceux qui font ce reproche, et ceux qui le croient fondé, sachent bien en quoi il consiste. Entendent-ils proscrire l’étude des faits ? S’imaginent-ils que pour détruire une loi malfaisante, il faut s’abstenir d’en rechercher les causes, d’en examiner les résultats ? S’ils ne proscrivent pas l’étude des faits, veulent-ils nous faire considérer seulement ceux qui sont de même nature ? Faut-il ne voir, en faisant l’analyse d’une habitude, d’une action ou d’une loi, que les plaisirs ou les biens qui en résultent, et s’abstenir d’en examiner les mauvaises conséquences ? Veulent-ils arriver au perfectionnement de la législation et de la morale, en remplaçant des lois par d’autres lois, des habitudes par d’autres habitudes, sans avoir examiné les conséquences des lois et des habitudes qu’on abandonne, ni les conséquences de celles par lesquelles on les remplace ? Croient-ils, enfin, leurs idées tellement justes, leurs projets si essentiellement bons, que les races futures n’aient rien à y changer ? Voudraient-ils nous insinuer qu’ils sont arrivés aux derniers termes de la perfection, et qu’il ne reste plus au genre humain qu’à jouir en repos du produit de leurs veilles ? Si, à cet égard, leur modestie n’est pas un obstacle à leur conviction, ils ont encore tort de proscrire le raisonnement ; car, lorsqu’on est sûr d’avoir découvert la vérité, on provoque l’examen, mais on ne commande pas la foi.
Le reproche fait à la critique d’avoir tout détruit et de n’avoir rien fondé, est d’autant plus mal appliqué, qu’en morale et en législation, ces deux choses sont presque toujours inséparables. Les philosophes qui sont parvenus à détruire le secret des procédures, ne sont-ils pas les fondateurs de la publicité ? Ceux qui ont fait abolir la torture, n’ont-ils pas garanti d’un horrible supplice tous les hommes injustement accusés ? Ceux qui ont brisé les entraves qui résultaient, dans l’intérieur des États, d’une multitude de lois fiscales, n’ont-ils pas fondé la liberté du commerce ? Ceux qui ont fait abolir les corporations, les jurandes, les maitrises, n’ont-ils pas fondé la liberté de l’industrie ? Celui qui parviendrait à détruire tous les liens dans lesquels le despotisme enlace les hommes, ne serait-il pas le fondateur de la liberté ? À entendre les reproches adressés aux écrivains qui sont parvenus à nous faire voir les vices de quelques institutions, on dirait qu’on est convenu de ne compter pour rien les avantages que le public a retirés de son affranchissement, et qu’il ne faut voir que la perte que les peuples ont faite, quand des codes funestes sont restés sans force entre les mains de ceux qui en étaient possesseurs, ou qui en faisaient l’application.
Il est vrai que les philosophes n’ont pas seulement détruit des institutions, mais qu’ils ont aussi détruit de fausses opinions ou de fausses croyances ; on ne croit plus à la sorcellerie, et on n’attribue pas à un esprit malfaisant la plupart des phénomènes de la nature. Mais quand on détruit une erreur, ne fonde-t-on pas la vérité contraire ? Quand on détruit un vice, ne fonde-t-on point par cela même une vertu ? Prouver, contre l’opinion commune, que tel effet n’est pas produit par telle cause, n’est-ce pas tarir une source d’erreurs et faciliter la découverte de la vérité ? Si jamais la médecine faisait assez de progrès pour extirper les germes de toutes les maladies, les médecins encourraient-ils une grande responsabilité ? Faudrait-il les accuser d’avoir tout détruit, et de n’avoir rien su fonder ? Faudrait-il penser que les maladies de l’esprit humain méritent des égards particuliers qu’on ne doit pas aux maladies physiques ? Ou croirait-on qu’on a déjà fait tant de progrès, qu’il n’existe plus ni erreur, ni vices, ni mauvaises lois [7] ?
Tous les reproches adressés à quelques philosophes ; d’avoir fait remarquer les conséquences funestes de certaines institutions, peuvent également être adressés à la méthode analytique ; puisque cette méthode consiste principalement à exposer les conséquences bonnes et mauvaises des institutions et des lois humaines, ou à faire voir la liaison des effets et des causes. Cependant on ne pourrait proscrire l’emploi de cette méthode des sciences morales, sans proscrire par cela même l’étude des faits, c’est-à-dire les sciences elles-mêmes. Car on ne saurait mettre au nombre des sciences la connaissance de certaines opinions ou de certains systèmes, lors même que ces opinions ou ces systèmes seraient exposés dans de gros livres, avec un appareil plus ou moins scientifique.
Des esprits timides et bien intentionnés, tout en reconnaissant que l’analyse a produit de bons effets dans un grand nombre de cas, craignent qu’elle n’en produise de mauvais, si on l’applique à toutes nos habitudes et à toutes nos institutions. Il est, disent-ils, des institutions et des habitudes sur lesquelles l’opinion des peuples est hautement prononcée. Toutes les fois que le jugement qui en a été porté est juste, à quoi bon les remettre en question ? Ne vaut-il pas mieux s’en tenir à ce qui a été décidé, que de compromettre par un nouvel examen les conquêtes qu’on a déjà faites ?
Les personnes qui raisonnent ainsi, ressemblent à ces plaideurs qui n’ont qu’une médiocre confiance dans les lumières et l’intégrité de leurs juges, et qui ont obtenu un triomphe inespéré. La pensée des dangers qu’elles ont courus les fait trembler : elles ne peuvent supporter l’idée d’un appel qui les exposerait à perdre ce qu’elles ont gagné. Si on pouvait leur garantir qu’elles ne seront pas dépouillées de ce qu’elles ont acquis, elles consentiraient volontiers à l’abolition des tribunaux, pour n’avoir plus à craindre de jugements.
L’application de la méthode analytique paraît également dangereuse aux hommes qui ont imaginé ou adopté des systèmes ; elle peut détruire les conceptions des uns, et effacer la science des autres. Lorsqu’on a passé la partie la plus considérable de sa vie à combiner certaines idées, du succès desquelles on a fait dépendre le bonheur du genre humain en même temps que sa propre réputation, il est fâcheux de s’apercevoir tout à coup que le travail auquel on s’est livré se réduit à un simple arrangement de mots ; il ne l’est pas moins d’avoir employé sa vie à se meubler l’esprit de faux systèmes, et de découvrir qu’on ne sait rien, lorsqu’on s’imaginait avoir acquis des titres à la qualité de savant.
Enfin, il est une troisième classe de personnes qui considèrent comme dangereuse l’application de la méthode analytique ; ce sont celles qui jouissent, dans l’ordre social, de certains avantages funestes à leurs semblables, et qui craignent de voir compromettre leurs possessions par un examen impartial. Ce sont ordinairement les personnes de cette dernière classe qui se prononcent avec le plus d’énergie contre toute recherche, et qui excitent les alarmes de la première. Si on veut les en croire, rien n’est plus propre à propager le vice que d’en faire voir les causes et les conséquences, et à ébranler la vertu que d’en examiner les effets. Pour que les bonnes institutions soient durables, il faut que les peuples n’en voient pas les résultats ; pour se mettre à l’abri des mauvaises lois, il faut s’abstenir de regarder ce qu’elles produisent. Enfin, l’examen des faits et de leurs conséquences n’est propre qu’à ébranler les droits anciennement établis, et il est des choses qui ne doivent pas être mises en question quand on tient à la tranquillité des peuples.
C’est ainsi que parlent, dans tous les pays, les hommes qui profitent des abus ; et c’est probablement de la même manière que parleraient, s’ils avaient la parole, des loups qui se seraient introduits, pendant la nuit, au sein d’une bergerie : Gardez-vous, diraient-ils, de porter ici la lumière, si vous voulez ne pas troubler la sécurité du troupeau.
Je ne sais s’il existe, en effet, des choses qui ne doivent pas être examinées quand on tient à la tranquillité des peuples ; mais ceux qui repoussent l’examen ne veulent pas sans doute nous faire croire que ces choses-là sont funestes à l’espèce humaine. Si les faits qu’on nomme des droits anciennement établis, ne produisent que d’heureuses conséquences, l’examen ne peut que leur être favorable ; car plus l’utilité en sera démontrée, plus les peuples s’y attacheront. Si, au contraire, ils n’ont que de funestes résultats, quel motif aurait-on de les respecter et de s’en interdire l’examen ? Suffira-t-il qu’une chose nuisible ait pris le nom de droit, pour que la raison humaine doive s’arrêter devant elle ? Personne d’ailleurs ne saurait se plaindre de ce qu’en faisant abstraction de ce qu’on nomme droits, on examine les choses en elles-mêmes, et par les résultats qu’elles produisent ; car du moment qu’on écarte de la discussion les droits du plus fort comme les droits du plus faible, la condition est égale pour tous, et nul n’oserait avouer qu’il défend comme des droits des prérogatives funestes au genre humain. L’examen des faits ne peut pas avoir d’autre résultat que de faire voir ce qu’il y a de bon et de mauvais dans chaque chose, et puisqu’on s’accorde à reconnaître l’utilité des droits, on n’a rien à en redouter ; il est naturel, au contraire, que chacun le sollicite.
On redoute la faiblesse de la raison humaine ; on craint que chacun ne s’égare du moment qu’il consultera son intelligence. Mais ces craintes, qui semblent annoncer une si grande modestie chez ceux qui les éprouvent ou qui veulent nous les inspirer, ne seraient-elles pas en effet un orgueil déguisé ? Ceux qui veulent les inspirer aux autres, n’auraient-ils pas pour but de s’assurer le monopole de l’intelligence et du jugement ? Si la raison est si faible, s’il est si dangereux d’en faire usage, quel est l’instrument à l’aide duquel nous discernerons, entre cent religions qui nous sont offertes, la seule qu’il nous importe de suivre ? Quel est l’instrument à l’aide duquel nous arriverons à choisir, parmi des milliers de sectes entre lesquelles telle religion s’est divisée, celle d’entre elles qui n’a exclu aucune vérité, ou qui s’est garantie de toute erreur ? Et si, en de pareilles matières, il est impossible à chacun d’avoir un guide plus sûr, plus impartial, plus intéressé à ne pas se tromper, que sa propre intelligence, comment serait-il possible d’en avoir un meilleur dans des questions de législation ou de morale ?
Mais si l’égoïsme, la vanité, la paresse et la peur font repousser des sciences morales l’application de la méthode analytique, il ne faut pas croire que toutes les craintes qui se manifestent à cet égard soient le résultat d’un préjugé ou d’un vice. Des craintes semblables peuvent être conçues par des hommes qui ne manquent ni de lumières, ni de désintéressement, et qui ne sont les protecteurs, ni des préjugés, ni de l’ignorance, ni d’aucun genre d’abus. Pour que la méthode analytique n’ait point de danger, il faut qu’elle soit employée par des hommes qui aient non seulement de la bonne foi, mais encore assez de sagacité pour savoir rapporter chaque effet à la cause qui le produit, et pour suivre tous les effets qui résultent d’une même cause ; une analyse incomplète ou vicieuse peut avoir des résultats aussi funestes que quelque système que ce soit. La même méthode qui, dans les mains d’un homme éclairé et d’un esprit droit, conduit aux découvertes les plus utiles, peut conduire aux plus funestes écarts, dans les mains d’un homme sans lumières et d’un esprit faux.
J’examinerai, dans le chapitre suivant, quelles sont, en législation et en morale, les conséquences soit d’une analyse incomplète, soit l’emploi des sophismes et des faux systèmes.
[I-74]
De l’influence qu’exerce sur les mœurs et sur les lois une analyse fausse ; ou des effets des sophismes et des faux systèmes en morale ou en législation.
Nous avons vu, dans le chapitre précédent, que l’application de la méthode analytique à l’étude de la morale et de la législation, a pour effet de diviser en deux classes les actions et les institutions humaines ; de mettre d’un côté celles qui produisent pour l’humanité plus de biens que de maux, et de placer de l’autre celles qui produisent plus de maux que de biens ; de faire réprouver les premières par toutes les personnes à qui elles nuisent, par celles même qui n’en souffrent pas, mais qui ne peuvent pas espérer d’en profiter, et souvent même par celles qui en profitent ; de rendre ainsi ces actions plus rares, ou de faire tomber ces institutions, en tournant contre elles l’opinion qui les soutenait, ou qui ne les condamnait pas.
Nous avons vu, de plus, que l’application de la même méthode à des actions et des institutions bienfaisantes, a pour effet de les faire approuver par toutes les personnes à qui elles peuvent être utiles, et par celles qui n’ont aucun bien direct à en espérer, si d’ailleurs elles n’ont aucun mal à en craindre ; d’affaiblir l’opposition des personnes qui ont ou croient avoir des intérêts contraires ; et de multiplier ainsi le nombre de ces actions, ou d’amener l’établissement de ces institutions. Je rendrai la même pensée en moins de termes, si je dis que l’effet de l’application de la méthode analytique à l’étude de la morale et de la législation, est de déterminer l’action de la plus grande partie du genre humain, à proscrire les habitudes ou les institutions qui lui sont funestes, et à multiplier ou à établir les habitudes ou les institutions qui lui sont avantageuses. Les hommes tendant naturellement vers leur conservation et leur développement, l’analyse a pour effet de leur faire voir quelle est la route qu’ils doivent suivre, et quelle est celle qu’ils doivent éviter.
J’ai à déterminer maintenant quels sont, dans les mêmes sciences, les effets des analyses incomplètes, des faux systèmes, des paradoxes, et enfin de toutes les erreurs, sous quelque nom qu’on les désigne. On concevra facilement qu’en me livrant à cet examen, il ne m’est pas possible de déterminer l’influence de chaque erreur en particulier ; il у a mille manières de mal raisonner, et chacune d’elles produit des effets qui lui sont propres. Il ne peut pas non plus être question ici de se livrer à l’examen de tous les faux systèmes qui ont été imaginés, et d’en suivre toutes les conséquences. Ce serait un travail qui n’aurait point de fin, et dont l’utilité ne serait pas très grande. L’unique objet que je me propose, dans ce moment, est d’exposer la manière dont les erreurs agissent d’abord sur les esprits des hommes, et ensuite sur leurs actions et sur leurs institutions.
Il serait impossible de déterminer l’influence qu’exerce une fausse analyse ou un faux système, d’abord sur les intelligences, et ensuite sur les mœurs et sur les lois, si l’on n’avait pas des idées bien exactes de la méthode à suivre dans l’exposition des sciences de la morale et de la législation. J’ai déjà fait observer que, toutes les fois qu’on procède suivant la méthode analytique, on se borne à exposer un certain genre de faits, et à faire voir comment ils naissent les uns des autres. Mais quel est l’ordre qu’il convient de suivre dans cette exposition ? Quels sont les faits qu’il convient d’exposer les premiers ? Les plus évidents, ceux que chacun est à même d’observer, et dont il n’est pas possible de contester l’existence. Il faut commencer par l’observation d’un fait tellement simple, que l’expression ne soit en quelque sorte qu’une vérité triviale. S’il s’agit de morale, par exemple, il faut décrire les caractères auxquels on reconnaît telle action ou telle habitude. S’il s’agit d’une loi, il faut décrire les faits matériels par lesquels cette loi se manifeste [8].
[I-77]
Ayant décrit avec exactitude les phénomènes les plus simples qui se présentent, il faut décrire avec la même exactitude ceux qu’ils engendrent, et ceux par lesquels ils sont engendrés. Pour trouver ceux par lesquels ils sont produits, il faut les chercher alternativement dans les hommes et dans les choses. Dans les hommes, il faut considérer leurs idées, leurs préjugés, leurs erreurs, leurs habitudes, leurs besoins, leurs passions, leur religion, leur gouvernement, et enfin l’influence qu’ils exercent les uns à l’égard des autres. Dans les choses, il faut considérer toutes les circonstances qui influent sur le nombre, les mœurs, l’industrie et la distribution de la population ; telles que la nature du sol, la température de l’atmosphère, le cours des eaux, et d’autres analogues. En procédant ainsi, on arrive à des faits primitifs ou à des phénomènes dont on ne trouve plus les causes ; là, il faut s’arrêter, parce que au-delà on ne trouve plus que des ténèbres. On peut ne pas toujours remonter jusqu’à ce qu’on arrive à des causes inexplicables ; mais il faut cependant, pour que les sciences ne soient pas des connaissances stériles, passer d’un phénomène à un autre, jusqu’à ce qu’on arrive à des faits qu’il soit en la puissance des hommes de modifier. En morale et en législation, comme en toute autre science, on n’agit efficacement qu’autant qu’on agit sur des causes. L’action qu’on exerce sur des effets est presque toujours vaine, même quand elle n’est pas dangereuse.
Les phénomènes les plus simples et ceux qui les ont engendrés étant connus, il reste à exposer ceux auxquels ils donnent eux-mêmes naissance, et à faire voir de quelle manière les hommes et les choses en sont affectés. Pour découvrir et décrire ce troisième ordre de faits, il faut encore les chercher ou dans les hommes ou dans les choses. Il faut considérer les hommes dans leurs facultés physiques, dans leurs facultés intellectuelles, et dans leurs facultés morales ou dans leurs passions. Il faut considérer les choses dans les qualités qui les rendent propres à satisfaire les besoins des hommes. Je dis des hommes, et non pas de quelques hommes ; des choses, et non pas de quelques choses ; car, lorsqu’on décrit les conséquences d’une action, d’une habitude ou d’une loi, il faut les suivre aussi loin qu’elles s’étendent, ou du moins aussi loin qu’on peut les apercevoir. Il ne peut y avoir, dans les sciences morales, pas plus que dans les sciences physiques, ni maîtres, ni esclaves, ni rois, ni sujets, ni citoyens, ni étrangers. Il ne peut y avoir que des hommes ou des agrégations d’hommes, différant entre eux par leurs habitudes, par leurs préjugés, par leurs lumières, par leurs prétentions, agissant bien ou mal les uns sur les autres, et portant des noms divers.
Ayant exposé ce que j’entends par la méthode analytique, ou plus simplement par l’analyse, on concevra facilement ce que j’entends par une analyse fausse ou infidèle : c’est ce qu’on désigne souvent par les mots sophismes, faux systèmes, faux raisonnements. Une analyse est fausse ou infidèle si elle ne décrit pas tous les caractères du fait simple qu’elle prétend faire connaître, ou si elle le décrit avec des caractères qui y sont étrangers. Elle est également fausse, si elle attribue ce fait à des causes autres que celles qui l’ont produit, ou si elle l’attribue exclusivement à certaines causes, tandis qu’elle en laisse ignorer d’autres qui y ont concouru. Enfin, elle est fausse, si elle attribue à ce fait des conséquences qu’il ne produit pas, ou si elle ne présente qu’une partie des conséquences qui en résultent, en affirmant qu’il n’en existe pas d’autres.
Il ne faut pas confondre une analyse incomplète avec une analyse fausse ou infidèle. La première n’indique qu’une partie des caractères de l’objet décrit ; mais tout ce qu’elle décrit est exact, et elle n’affirme pas qu’il n’existe point d’autres caractères que ceux qu’elle a tracés. La seconde décrit les choses autrement qu’elles ne sont, ou elle présente comme complètes des descriptions qui ne le sont pas. On est souvent obligé de se borner à des analyses incomplètes ; on peut ne pas apercevoir toutes les causes ou suivre tous les effets d’un phénomène qu’on décrit. On n’est jamais obligé de faire des analyses infidèles : il ne faut affirmer que les faits qu’on a constatés.
Après avoir déterminé ce que j’entends par une fausse analyse, il me sera facile d’en exposer les effets.
Pour déterminer les effets que produisent les faux systèmes, les sophismes ou les analyses incomplètes ou fausses, nous devons observer que toutes les actions et les institutions humaines rentrent nécessairement dans ces trois classes : plusieurs sont généralement considérées comme utiles au genre humain, d’autres sont considérées comme funestes, et d’autres comme douteuses ou comme indifférentes. Nous simplifierons le raisonnement, si nous supposons que le jugement porté par le public dans cette classification est juste ; si nous mettons de côté les actions jugées indifférentes, et si, au lieu de nous occuper en même temps des habitudes et des institutions, nous nous occupons d’abord des premières. Nous pouvons d’autant plus nous abstenir de parler des institutions, que je ne dirai rien des habitudes, qui ne puisse s’appliquer aux lois.
Supposons maintenant qu’un homme qui s’occupe de morale, prenne une des habitudes que l’opinion publique a classées au rang de celles qui sont avantageuses au genre humain, et qu’il veuille soumettre à l’analyse les effets qu’elle produit. Il peut se tromper de plusieurs manières ; il peut ne pas apercevoir une partie des maux qui en sont inséparables, et mettre au rang des effets qui en résultent, des avantages qui sont produits par une cause différente. En d’autres termes, il peut ne pas exposer les maux propres à détourner les hommes de cette habitude, et lui attribuer faussement des avantages qui sont propres à la faire contracter. Par ce procédé, il ne la fait pas sortir de la classe des habitudes vertueuses ; il ne peut pas la rendre immédiatement moins commune ; au contraire, il est probable qu’il détermine quelques personnes à la contracter ; si l’infidélité est volontaire, c’est un mensonge fait à bonne intention.
Mais il ne faut pas croire qu’une telle infidélité, dans la description des effets, ne soit suivie d’aucune mauvaise conséquence. Il arrivera que ceux qui chercheront à contracter cette habitude, sur la foi de la description des conséquences qu’on lui aura attribuées, la trouveront accompagnée de maux qu’ils n’avaient pas prévus, et dépourvue d’avantages qu’ils avaient espérés. Leur attente étant ainsi doublement trompée, ils se sentiront disposés à la repousser comme mauvaise, sans se donner la peine d’en soumettre les effets à l’examen ; la force avec laquelle ils la repousseront sera en raison de la déception qu’ils auront éprouvée. D’un autre côté, ceux qui, par un motif quelconque, voudront s’opposer à ce que cette habitude se forme, ne manqueront pas de diriger leurs attaques sur la partie fausse de la description ; et, l’inexactitude en étant prouvée, ils croiront, et feront croire qu’ils ont triomphé. Ce que peut désirer de mieux un avocat qui défend une mauvaise cause, c’est de voir son adversaire défendre la sienne par de mauvaises raisons ; car ces raisons sont pour lui des moyens d’excuse et quelquefois même de succès.
L’analyse des conséquences d’une habitude qualifiée vertueuse, ou utile au genre humain, peut être infidèle d’une autre manière. Elle peut ne pas présenter toutes les conséquences avantageuses qui en résultent, et présenter, comme des effets qui en dérivent, des maux qui sont produits par d’autres causes. Le premier effet de cette infidélité est de tirer l’habitude dont il est question de la classe des habitudes utiles ou vertueuses, et de la faire passer, ou dans la classe des habitudes douteuses, ou dans celle des habitudes funestes. Le second effet que la même infidélité produit est de corrompre les mœurs des personnes dont elle a faussé le jugement. Un exemple fera mieux comprendre la manière dont agit sur les mœurs une analyse infidèle.
Un moraliste soumet à l’analyse les effets de l’habitude de l’économie : il décrit les privations qui sont inséparables de cette habitude ; mais, lorsqu’il arrive à en faire connaître les conséquences, il n’aperçoit pas l’indépendance qu’elle donne, soit à celui qui la possède, soit à sa famille ; ou bien il ne comprend pas comment, en formant de nouveaux capitaux, elle crée des moyens de travail pour les classes laborieuses de la société. Il est évident qu’en procédant ainsi, il affaiblit les motifs qui pouvaient déterminer les hommes à contracter ou à conserver cette habitude. Nul ne consent à s’imposer des privations dont il ne peut résulter aucun avantage ; et une action dont les avantages ne sont pas aperçus par celui qui l’exécute, est pour lui la même chose qu’une action qui n’en produit aucune. D’un autre côté, les autres personnes à qui cette habitude est utile, ne voyant pas les avantages qui en résultent pour elles, cessent de la soutenir on de l’encourager ; le public lui-même n’y attache aucune importance et n’accorde aucune estime à ceux qui la possèdent. Cette habitude s’affaiblit alors de plus en plus, le nombre des personnes qui la possèdent décroît, parce qu’elle n’est plus soutenue par l’opinion, et que les privations dont elle est accompagnée exercent une action continuelle propre à la détruire.
Mais si le moraliste, après avoir laissé inaperçue une partie des bons résultats de l’économie, attribue à cette habitude des mauvais effets qu’elle ne produit pas ; s’il lui attribue l’inactivité de l’industrie, la stagnation du commerce, la misère de la classe ouvrière, il tournera contre elle l’opinion publique ; il la fera condamner par toutes les personnes qui lui attribueront une partie de leurs souffrances, et même par toutes les personnes désintéressées. Le public la fera passer alors au rang des habitudes funestes ; il la flétrira du nom de vice, et exercera son influence pour la rendre aussi rare que possible. Par une conséquence inévitable, ce sera l’habitude contraire qu’il encouragera, et qu’il fera passer au rang de celles qui sont jugées bonnes. Cependant le jugement qu’on portera de l’économie ou de la prodigalité, ne changera rien, ni à la nature, ni aux résultats de ces habitudes. Le premier continuera de produire de bons effets, mais elle sera moins pratiquée. La seconde continuera de produire des effets funestes, mais elle sera plus commune.
Telles sont les conséquences d’une fausse analyse lorsqu’elle est appliquée aux résultats d’une bonne habitude. Nous allons voir qu’elle produit des conséquences analogues lorsqu’on l’applique aux effets d’une habitude funeste.
L’analyse des effets d’une mauvaise habitude peut être défectueuse de plusieurs manières ; elle peut présenter comme en étant des conséquences, des maux qui n’en résultent pas réellement, et ne pas présenter tous les biens qu’elle produit. Cette inexactitude ou cette infidélité, laissera l’habitude dans la classe à laquelle elle appartient. Elle n’aura pas pour effet de la rendre immédiatement plus commune ; au contraire, il est possible qu’elle détermine momentanément quelques personnes à s’en abstenir. Mais elle finira cependant par produire de mauvaises conséquences : les personnes qui se livreront à cette habitude, y trouvant des jouissances qu’on avait dit ne pas y être, et n’y trouvant pas tous les maux qu’on avait dit en résulter, verront qu’on les a trompées. Elles seront d’autant plus disposées à s’abandonner à leurs penchants, que, si elles ne les considèrent pas comme vertueux, elles seront au moins très disposées à les considérer comme innocents. En exagérant les maux que produisent les mauvaises habitudes, on fournit des armes à ceux qui veulent les défendre. Il faut s’abstenir de calomnier même le vice, de peur que le public ne le prenne pour une victime, et ne finisse par s’intéresser à lui.
L’analyse des effets d’une mauvaise habitude peut être vicieuse d’une autre manière. Elle peut la présenter accompagnée de biens qu’elle ne produits pas, et ne pas faire voir les maux qui en sont la suite, ou n’en faire voir qu’une partie. L’effet que produit sur l’esprit une telle description, est de faire sortir l’habitude décrite du rang des habitudes funestes, et de la faire passer au rang des habitudes indifférentes, ou même avantageuses. On multiplie ainsi les motifs qui portent les hommes à la contracter, et l’on diminue les motifs propres à les en détourner. Ceux qui hésitaient à s’y livrer, s’y abandonnent avec confiance, d’abord parce qu’ils s’attendent à y trouver de grandes jouissances ; en second lieu, parce qu’ils ne prévoient pas les maux qui en résulteront, soit pour eux-mêmes, soit pour les autres ; enfin, parce que les personnes qui en souffrent, ne voyant pas la cause de leurs maux, n’exercent sur elle aucune action pour la faire cesser. Ainsi, l’analyse infidèle des effets d’une mauvaise habitude, tend nécessairement à la rendre plus commune et à détruire l’habitude contraire.
Ce genre d’infidélité, qui est de tous le plus fécond en mauvais résultats, a été et est encore souvent employé. Il ne l’est pas seulement par les individus qui veulent se livrer à des passions funestes, ou qui cherchent à séduire leurs semblables pour en faire des instruments ou des complices. Il l’est aussi quelquefois par des écrivains qui aspirent à se rendre célèbres par la nouveauté et par l’indépendance de leurs opinions, et qui se font un mérite de se mettre au-dessus des jugements du vulgaire. Ne voyant pas les résultats éloignés de certaines actions ou de certaines habitudes, et trouvant que ces habitudes ou ces actions sont suivies immédiatement de certaines privations ou de certaines jouissances, ils s’imaginent que l’ignorance et le caprice ont pu seuls les commander ou les interdire, et poussent les hommes vers le désordre et la misère, en croyant la ramener dans leur état naturel. C’est ainsi qu’on est arrivé à considérer l’association et la fidélité conjugales, la subordination des enfants envers leurs parents, le respect de la propriété, et l’ordre social lui-même, comme des résultats de la violence, de l’imposture ou du caprice ; c’est au nom des intérêts de l’humanité qu’on a poussé les peuples vers un état pire que l’état sauvage.
Dans la législation, une analyse incomplète ou infidèle produit des effets analogues à ceux qu’elle produit en morale ; mais ces effets sont souvent plus inévitables, et par conséquent beaucoup plus étendus. Un ouvrage immoral, et je donne cette qualification à tout écrit qui tend à propager ou à fortifier de mauvaises habitudes, et à en affaiblir de bonnes, n’influe immédiatement que sur les personnes qui le lisent et qui ont l’esprit assez faible pour ne pas en démêler les erreurs ou la fausseté ; s’il influe sur d’autres personnes, ce n’est qu’après avoir égaré le jugement ou dépravé les mœurs de ceux qui l’ont lu. Un écrivain peut vanter la prodigalité sans que personne se sente forcé de renoncer à l’économie ; s’il détermine le gouvernement à faire de folles dépenses, les particuliers du moins restent libres dans leur conduite privée. Une analyse fausse ou incomplète, qui fait établir ou conserver une mauvaise loi, influe sur le sort de toutes les personnes que cette loi atteint, et celles qui en voient le mieux les vices, sont celles aussi qui en souffrent le plus. De même une analyse infidèle qui empêche l’adoption d’une institution salutaire, agit immédiatement sur la destinée de tous ceux qui eussent profité de cette institution ; et ce sont encore ceux qui jugent le mieux cette institution, qui en sentent le plus vivement la privation.
Supposons, par exemple, qu’un légiste recherche quel est le moyen le plus sûr d’arriver à la découverte d’un fait donné, d’une opinion ou d’une action jugées funestes. Il observe qu’en général, lorsque les hommes souffrent, ils se résignent aux plus grands sacrifices pour mettre un terme à leurs douleurs. Il observe, de plus, qu’en soumettant à la torture un accusé, et en augmentant graduellement ses douleurs, on peut arracher de lui l’aveu du fait qui lui est imputé, et le moyen de connaître ou de convaincre ses complices. L’idée d’une découverte si précieuse enflamme son imagination ; il voit que, si elle est adoptée, on aura un moyen sûr d’arriver à la découverte de tous les criminels ; que les malfaiteurs, craignant d’être dénoncés les uns par les autres, ne trouveront plus de complices, et que le seul défaut de complices rendra impossibles la plupart des crimes, ceux du moins qui alarment le plus la société. Si notre légiste n’est investi d’aucune autorité, il n’agira que sur les esprits, et la force de l’action qu’il exercera sera en raison de l’ignorance des hommes auxquels il se sera adressé, et du talent avec lequel il aura exposé son système. S’il est investi de la puissance publique, il emploiera sa raison pour convaincre les ignorants, et son autorité pour soumettre les incrédules. Mais, dans l’un et l’autre cas, si le système est converti en loi, il agira sur la population entière, et il se maintiendra jusqu’à ce qu’un homme plus habile, soumettant les effets de la même loi à une analyse fidèle, ait démontré qu’elle ne produit pas les avantages qu’on en avait espérés, et qu’elle produit des maux qu’on n’avait pas prévus.
Par la même raison qu’une analyse infidèle peut faire adopter une institution funeste, elle peut empêcher l’adoption d’une bonne, ou en amener le renversement. Il suffit de présenter comme des conséquences de cette institution des maux qui sont produits par d’autres causes, et de taire les biens qui en résultent, ou de les attribuer à des causes différentes.
Ayant exposé les effets que produit en morale et en législation une analyse incomplète ou infidèle, je pourrais me dispenser de parler des conséquences que produisent les sophismes et les faux systèmes, puisque c’est le même sujet considéré sous un point de vue différent. N’est-il pas clair, en effet, que tout faux raisonnement, quelle qu’en soit la forme, consiste à attribuer à une cause des conséquences qu’elle ne produit pas, ou à ne pas lui attribuer toutes les conséquences qu’elle produit ? Et si, au fond, tous les faux raisonnements se ressemblent, ne conduisent-ils pas tous dans la même route ? Cependant les faux systèmes et les sophismes jouent un rôle si important en législation et en morale ; ils se reproduisent sous des formes si variées, et l’usage en paraît si innocent, qu’on me pardonnera de m’y arrêter pour en exposer les conséquences.
Un écrivain, voulant remonter aux causes qui produisent la servitude et la liberté, examine quelles sont les parties du globe sur lesquelles se trouvent placés les peuples libres, et les peuples soumis à des gouvernements despotiques. Il croit s’apercevoir que les peuples esclaves sont placés dans les pays chauds, et les peuples libres dans les pays tempérés. De ces deux faits il tire la conséquence que l’esclavage est un résultat nécessaire du climat, et que, sous telle latitude, un peuple ne peut pas être libre. Pour bien raisonner, il faudrait prouver comment un de ces faits est la conséquence de l’autre ; car il ne suffit pas d’établir que deux faits existent simultanément sur le même lieu, pour en conclure que celui-ci a été engendré par celui-là, il faut de plus en faire voir la filiation. Mais il ne s’agit pas, dans ce moment, d’examiner si cette opinion est bien ou mal fondée ; admettons-la telle qu’elle est énoncée, et supposons qu’elle soit exposée avec assez de talent, et par un homme assez considéré, pour qu’elle soit généralement adoptée. Quelles en seront les conséquences ?
Il est évident, d’abord, que les peuples placés sous le climat supposé productif de l’esclavage, doivent désespérer d’arriver jamais à la liberté. Ils ne peuvent, en effet, cesser d’être esclaves qu’en détruisant la cause qui les a rendus tels ; mais dépend-il d’eux de changer la nature de leur climat ? Peuvent-ils affaiblir la puissance des rayons du soleil, ou déplacer leur territoire ? Une nation nombreuse peut-elle quitter son pays, et emporter ses richesses comme une famille ? Dans quelle partie du globe trouvera-t-elle un territoire vacant disposé à la recevoir ? La nécessité du despotisme étant admise, il faut considérer comme une folie toute tentative de diminuer l’ignorance, les préjugés, les vices et les crimes qui en sont la suite ; car les conséquences du despotisme ne sont pas moins inévitables que celles du climat. Cette ignorance, ces préjugés, ces vices, ces crimes, sont en quelque sorte les éléments dont il se forme ; si l’on détruisait les éléments, la chose elle-même n’existerait plus.
Si le despotisme est une conséquence inévitable des climats chauds, on peut croire raisonnablement qu’un climat froid ou tempéré produira un effet contraire. Ainsi, dans aucune position, les peuples n’ont rien à faire pour devenir libres, c’est-à-dire pour acquérir de bonnes lois et de bonnes mœurs. S’ils sont placés sous un climat chaud, leurs efforts seraient vains : ils ne peuvent vaincre la nature. S’ils sont placés sous un climat froid ou tempéré, leurs efforts ne sont pas nécessaires : le climat agira pour eux. Les Français, les Allemands et même les Russes, n’ont point d’efforts à faire pour devenir aussi libres que les citoyens des États-Unis d’Amérique ; mais aussi les peuples américains placés entre les tropiques, s’agiteront vainement pour conquérir la liberté ; ils sont condamnés par la nature à être aussi esclaves que les Perses.
Tel est l’effet d’un système qui fait dépendre les institutions et le bien-être des peuples d’une fausse cause, d’une cause indépendante de leur volonté et de leurs efforts. L’auteur de ce système, ennemi du despotisme par sentiment autant que par conviction, lui aurait rendu le service le plus grand qu’il fût possible de lui rendre, s’il eût fait adopter ses idées sur l’influence des climats ; car, quel plus grand service pourrait-on rendre aux despotes, que de paralyser les efforts de tous les peuples vers la liberté ?
Un système qui fait dépendre toute la bonté des institutions d’un peuple d’une cause qui est à leur portée, mais qui n’est pas la seule influente, produit des conséquences moins funestes que le précédent. Il ne paralyse pas l’action que les nations tendent à exercer sur elles-mêmes pour améliorer leur condition ; il les égare, mais il leur laisse les moyens de découvrir leurs erreurs par l’expérience, et par conséquent de se corriger. Cependant il peut produire encore beaucoup de mauvais effets.
Qu’un éloquent écrivain, en voyant les maux enfantés par le pouvoir arbitraire d’un individu ou d’une caste, s’imagine que tous ces maux n’existent que par la raison que le pouvoir n’est pas possédé par le corps entier des citoyens ; il pourra prouver, de manière à convaincre les hommes les plus bornés, qu’un peuple ne peut être la propriété d’un individu ou d’une famille, et que le pouvoir qui est exercé sur lui, sans son aveu, n’est qu’une force matérielle susceptible d’être détruite par une force de même nature ; il pourra imaginer ensuite des combinaisons plus ou moins ingénieuses, pour que la volonté des citoyens domine dans toutes les affaires publiques.
Mais, lorsque ce système aura été bien développé, et que le public en aura fait une espèce d’évangile, qu’en résultera-t-il ? Que la population, attribuant des avantages immenses à une cause qui, seule, ne peut pas les produire, tendra à se rendre maîtresse de tous les pouvoirs ; qu’elle s’en emparera peut-être, et que, lorsqu’elle les possédera, elle ne saura pas quel est l’usage qu’elle en doit faire ; qu’elle sera dominée par ses préjugés, par ses habitudes, égarée par son ignorance ou par ses vices ; que les choses n’iront pas beaucoup mieux qu’auparavant ; que les vices et la corruption d’une cour seront remplacés par des vices et des violences populaires, et que l’on retournera peut-être au point d’où l’on était parti, convaincu que l’on sera, qu’entre deux gouvernements qui produisent autant de mal l’un que l’autre, le moins mauvais est celui qui exige le moins de peine. Il faudra, pour aspirer une seconde fois à obtenir des institutions populaires, qu’on ait éprouvé de nouveau les excès du despotisme ; qu’on ait appris par expérience qu’on peut être très mal gouverné même quand la multitude commande, et qu’un peuple qui aspire à posséder le pouvoir, doit d’abord se donner la peine d’apprendre quel est l’usage qu’il lui convient d’en faire.
Un autre écrivain, témoin des excès auxquels peut se porter une multitude ignorante et fanatique, pourra, à l’exemple de Hobbes, voir la cause de tous les maux dans les institutions populaires, et en chercher le remède dans le pouvoir absolu d’un prince et de sa cour. Si ce système est exposé avec art, et soutenu avec talent, il aura pour effet de tromper l’opinion publique sur les causes qui rendent un peuple heureux ou misérable. Il détruira ou affaiblira le sentiment de mépris et de haine qu’inspirent aux peuples éclairés les agents du despotisme ; il accroîtra par conséquent le nombre et le zèle de ces agents, en les justifiant à leurs propres yeux et aux yeux des hommes peu éclairés. Il augmentera la résignation ou affaiblira la résistance des victimes de l’arbitraire, et fera considérer comme des coupables, comme des ennemis du bien public, les hommes qui se dévoueront pour la délivrance et le bonheur des peuples. Ainsi, un sophiste peut être un homme plus malfaisant qu’un tyran et que ses ministres. Une action tyrannique peut n’en pas engendrer une seconde ; il est possible même qu’en donnant une secousse à l’opinion publique, elle produise une heureuse révolution. Mais un mauvais système exposé avec art, en même temps qu’il multiplie les mauvaises actions, empêche qu’on y mette un terme : il accroît la violence du mal, et neutralise le remède.
Il est deux genres de sophismes qui produisent des effets moins dangereux que le précédent, mais qui sont loin cependant d’être innocents : l’un consiste à attribuer des vices ou des malheurs à une cause qui ne les a pas produits ; l’autre à attribuer à une cause des effets heureux qu’elle ne produit pas. Il n’est pas rare de voir employer ces deux sophismes simultanément, parce qu’ils sont propres à conduire au même but. Un homme qui attribue à un système un bien qu’il ne produit pas, se sent tout disposé à attribuer au système contraire tous les maux imaginables. On peut observer cette disposition chez presque tous les hommes qui s’occupent de discussions politiques ou religieuses. Aux yeux des uns, la monarchie ou la religion seront la cause d’où naîtront tous les biens dont il est permis aux peuples de jouir ; la république ou l’incrédulité seront la cause de toutes les calamités. Aux yeux des autres, ce sera précisément le contraire.
Ces sophismes sont presque aussi malfaisants les uns que les autres, et le mal qu’ils produisent est de même nature. Il est évident qu’en attribuant à la religion ou à l’irréligion des maux qu’elles ne produisent pas, on fausse le jugement du public ; on empêche les hommes de voir la véritable cause de ces maux, et par conséquent d’en trouver le remède. Il en est de même, si on leur attribue des biens qui n’en sauraient être la suite : on dirige ainsi l’attention et les efforts des hommes vers une fausse cause, et on les détourne de la cause véritable. Nous pouvons dire la même chose des sophismes semblables qu’on fait à l’égard de la forme des gouvernements : attribuer à la monarchie ou à la république des biens ou des maux qui sont produits par d’autres causes, c’est donner aux esprits une fausse direction, et empêcher les peuples, soit de se délivrer des maux qui les affligent, soit d’obtenir les biens qu’ils sollicitent.
Ce n’est pas toujours dans de mauvaises intentions qu’on se permet ce genre de sophismes ; il est commun, au contraire, que les hommes qui en font usage soient bien intentionnés. Un homme vivement persuadé de la vérité de sa religion, peut en exagérer les bons effets dans la vue de déterminer ceux qui l’écoutent ou qui lisent ses ouvrages, à l’adopter, ou à l’observer, s’ils l’ont déjà adoptée. De même, un homme persuadé que telle ou telle religion est fausse ou malfaisante, peut lui attribuer des maux qu’elle n’a point produits, dans la vue de la détruire plus promptement. Ceux qui raisonnent ainsi, quelque bonnes que soient leurs institutions, produisent deux genres de maux ; d’abord, ils empêchent les hommes de remonter aux véritables causes, et par conséquent d’obtenir ou d’éviter les résultats qu’ils désirent ou qu’ils redoutent ; en second lieu, ils nuisent à la cause qu’ils défendent, en fournissant des armes à leurs adversaires ; pour lui procurer un triomphe momentané, ils lui préparent des coups dont elle ne saurait se défendre.
Il résulte de ce qui précède qu’en morale et en législation, les analyses infidèles, les sophismes, les faux systèmes, enfin toutes les erreurs, sous quelque dénomination qu’on les désigne, sont plus funestes au genre humain que les mauvaises actions isolément prises ; et que, si jamais les hommes mesurent leur mépris et leur aversion par la somme de mal qui leur est faite, ils placeront les sophistes de mauvaise foi au rang des plus grands malfaiteurs. Des hommes de talent se sont fait quelquefois un jeu de soutenir de faux systèmes, pour donner des preuves de la force de leur raisonnement, et des peuples ignorants et crédules ont applaudi à leur force ou à leur adresse, comme ils eussent applaudi à un combat de gladiateurs ; ils n’ont pas vu que, dans ces luttes, l’erreur était aux prises avec la vérité, et qu’ils paieraient, par de longs malheurs, chacun des triomphes que remporterait la première.
Le genre humain est naturellement progressif ; il tend, par sa propre nature, vers sa conservation et son développement ; mais, pour prendre la bonne route, il a besoin d’être éclairé. Une bonne analyse porte la lumière sur toutes les routes, sur celles qui conduisent à la misère et à la destruction, comme sur celles qui conduisent à la prospérité. Une analyse infidèle ou un faux système, ne jettent qu’une fausse lumière, et font voir les choses autrement qu’elles ne sont. L’auteur d’une analyse infidèle est, pour les peuples, ce que serait, pour les voyageurs, un homme qui changerait les inscriptions placées sur les chemins pour leur indiquer leur route. Il leur fait prendre un chemin qui n’a point d’issues ou qui les conduit dans un lieu qu’il était de leur intérêt d’éviter. L’auteur d’une analyse fidèle et complète est, au contraire, pour les peuples, ce que serait pour les voyageurs un homme qui irait placer sur une multitude de chemins qui se croisent, l’indication exacte de tous les lieux où chacun conduit. Mais ni l’un, ni l’autre, ne crée le principe d’activité qui met les peuples en mouvement : ils sont aussi étrangers à la création de ce principe, que l’individu qui inscrit à l’entrée des chemins les noms des lieux où ils conduisent, est étranger aux motifs qui déterminent les hommes à entreprendre des voyages.
[I-99]
De deux éléments essentiels au progrès des sciences morales ; et de l’opposition qu’on a cru observer entre la méthode analytique et l’action du sens moral ou de la conscience.
Les hommes, de même que toutes les espèces animées, tendent, par leur propre nature, à leur conservation et à leur développement. Cette tendance se manifeste en nous par deux sentiments opposés ; par la peine que nous cause, toutes les fois qu’un intérêt particulier ne nous aveugle pas, l’aspect d’une action malfaisante, et par l’admiration que nous éprouvons au spectacle d’une belle action. Ces sentiments sont produits en nous avec une telle rapidité, qu’ils précèdent presque toujours la réflexion : nous considérons comme une offense qui nous est en quelque sorte personnelle, l’action d’un homme qui, en notre présence, en outrage un plus faible que lui, sans en avoir une excuse légitime ; et l’action d’un homme qui s’expose volontairement à un grand danger pour en secourir un autre, nous inspire des mouvements d’admiration dont nous ne sommes pas maîtres. Ces sentiments nous semblent même si naturels que nous éprouverions une espèce d’antipathie pour un homme qui, se trouvant dans la même position que nous, ne les éprouverait pas avec la même vivacité, et qui aurait besoin qu’on [I-100] lui démontrât que telle action est bonne ou mauvaise, pour la trouver digne d’éloge ou de blâme.
La rapidité avec laquelle nous jugeons ou nous sentons qu’une action est utile ou malfaisante, a fait croire que le sentiment seul pouvait nous conduire, et que nous n’avions pas besoin de jugement. On est allé plus loin : on a observé que, dans certains cas, nous avions de la répugnance pour certaines actions jugées mauvaises, et que l’esprit nous fournissait des raisons ou des sophismes pour nous livrer à ces actions ; on a cru alors que le sentiment était un guide infaillible, et que le raisonnement n’était propre qu’à nous égarer. Enfin, on a observé que nos sentiments sont inséparables de notre nature, et se développent en même temps que l’individu, tandis que notre développement intellectuel dépend presque toujours de circonstances accidentelles. De ces deux faits on a tiré la conséquence que tous les hommes ont le sentiment de ce qui est bien ou mal, quoique l’intelligence de tous ne soit pas également développée. On a donné à ce sentiment le nom de sens moral ou de conscience, et on l’a considéré comme la base de la science de la morale.
Il y a dans ce système des observations justes : mais il y en a d’autres qui manquent de vérité ; il s’agit de bien démêler les unes des autres, si l’on ne veut pas tomber dans l’erreur. Il y aurait peut-être autant de danger à repousser ce système en entier qu’à l’admettre sans restriction.
[I-101]
Une science, par elle-même, ne crée rien ; elle n’est que l’exposition de ce que les choses sont. Ainsi, l’analyse appliquée à la législation et à la morale, ne peut, par elle seule, ni créer une bonne loi, ni en détruire une mauvaise ; elle ne peut ni faire exécuter une bonne action, ni empêcher une action funeste. Le seul effet qui lui soit propre, et qu’elle produit sans le concours d’aucun autre agent, est de faire connaître le bien et le mal qui résulte de telle action ou de telle loi. Il faut donc, pour que les connaissances qu’elle donne ne soient pas stériles, qu’il existe dans l’homme un principe d’action qui le pousse vers ce qui est bien, et qui l’éloigne de ce qui est mal ; qui le détermine à approuver les habitudes ou les institutions utiles au genre humain, et à réprouver celles qui lui sont funestes. Si l’homme ne portait en lui-même aucun principe d’action, la science serait sans effet, car elle ne saurait en créer un ; elle ne saurait imprimer au genre humain un mouvement qu’il n’aurait pas. Si l’homme portait en lui un principe d’action qui le dirigeât vers la ruine de son espèce, la science hâterait sa destruction en lui montrant la voie la plus courte par laquelle il pourrait y arriver. Il faut donc qu’il existe dans l’homme une tendance qui le porte vers ce qui est utile à ses semblables, et qui le détourne de ce qui leur est funeste.
Supposez, en effet, les hommes susceptibles d’intelligence comme ils le sont ; supposez de plus qu’on expose à leurs yeux toutes les conséquences bonnes et mauvaises que peuvent produire telles habitudes ou telles institutions : vous aurez des individus connaissant le bien et le mal, mais vous n’aurez pas encore des individus agissant pour produire l’un et pour détruire l’autre ; et s’ils n’agissent pas, leurs connaissances seront inutiles. Mais, si vous placez chez un individu un sentiment d’aversion ou de haine pour ce qui est funeste à leur espèce, et un sentiment de sympathie ou d’affection pour ce qui lui est utile, les effets des connaissances se feront aussitôt remarquer dans la direction que les mêmes individus donneront à leurs efforts. Or, ce sentiment est incontestable ; il se manifeste par une multitude de faits, il est inhérent à la nature humaine ; il est pour l’homme un principe ou une cause d’action ; il contribue à former ses mœurs. Sous ce rapport, il est un des fondements de la morale et de la législation ; il en est en quelque sorte la première cause. Je ne donne pas de nom à ce principe : que les uns lui donnent le nom de sens moral ou de conscience ; que les autres l’appellent amour de soi, intérêt bien entendu, peu importe : l’essentiel est de s’entendre sur les choses et d’éviter les disputes de mots.
Mais, si ce principe d’action est un fait incontestable, il est un autre fait qui ne me paraît pas moins évident ; c’est que l’intelligence qui est propre à l’homme, lui est aussi nécessaire pour se bien conduire, que le principe même qui le met en mouvement. Privez-le de son principe d’action, ses connaissances lui seront inutiles : vous n’aurez qu’un être passif. Privez-le de ses connaissances, son principe d’action ne lui sera pas moins inutile, si même il ne lui est pas funeste. Pour marcher avec sûreté, il ne suffit pas d’en avoir le désir et de posséder des jambes ; il faut de plus avoir des yeux pour se conduire.
La supposition que le principe d’action qui détermine nos jugements en législation ou en morale, suffit aux hommes pour bien se diriger dans toutes les circonstances de la vie, est démentie par l’histoire même du genre humain, et par une multitude de faits qui se passent journellement sous nos yeux.
Nous pouvons observer d’abord que le sentiment qui dirige l’homme vers ce qui est utile à ses semblables, et qui lui fait repousser ce qui leur est funeste, ne se manifeste pas seulement dans la législation et dans la morale ; il est le principe qui donne la vie à toutes les sciences et à tous les arts. Un homme qui fait des recherches sur la médecine, sur la chirurgie, sur la physique, sur la chimie, sur la mécanique, ne peut, comme celui qui fait des recherches sur la législation et sur la morale, qu’exposer les découvertes qu’il a faites ; sa puissance se borne à mettre devant les yeux de ses lecteurs ou de ses auditeurs, les faits qu’il a observés et qu’on n’avait pas remarqués avant lui. Ayant communiqué ses connaissances, il faut, pour qu’elles deviennent utiles, qu’il existe dans les hommes qui se les sont appropriées, un principe d’action qui les porte à en faire usage dans l’intérêt de leur espèce. Si ce principe n’existait pas, les connaissances qu’on aurait données aux hommes des arts ou des sciences seraient aussi stériles dans leur esprit qu’elles le seraient si elles restaient consignées dans des livres qui ne seraient lus par personne.
Mais, quoiqu’il existe chez les hommes un principe qui les porte à faire l’usage le plus utile des découvertes des savants, peut-on dire que ce principe suffit pour se bien diriger, et que les recherches des savants sont inutiles ? Peut-on dire que ce principe d’action, auquel on donne le nom de sens moral ou de conscience, lorsqu’on en considère les effets en morale et en législation, suffit pour faire un médecin, un chimiste, un mécanicien ou un astronome ? Suffira-t-il à un capitaine de vaisseau d’avoir de la conscience, et de consulter son sentiment intime, pour éviter les écueils et conduire son navire au port ?
La rapidité avec laquelle nous approuvons ou nous condamnons certaines actions, nous fait croire que le raisonnement et l’habitude ne sont pour rien dans les sentiments de plaisir ou de peine que nous fait éprouver le spectacle d’une bonne ou d’une mauvaise action ; mais il est une multitude de choses que l’habitude nous fait exécuter avec une facilité tout aussi grande, et que nous avons eu beaucoup de peine à apprendre. Quand nous marchons, nous n’avons pas besoin de porter notre attention alternativement tantôt sur une jambe et tantôt sur l’autre, pour les faire avancer : elles nous portent là où nous voulons aller, sans que nous ayons besoin de penser à elles. Un musicien, en exécutant le morceau le plus difficile, n’a nul besoin de penser à ses doigts ; il les dirige avec une sûreté et une rapidité qui nous étonnent, sans y faire la moindre attention. Nous lisons, nous écrivons, nous parlons avec la même facilité, et sans qu’il soit nécessaire de porter notre attention sur les organes à l’aide desquels nous exécutons ces diverses opérations ; ils se meuvent en quelque sorte d’eux-mêmes, et sans que nous songions à les diriger. Si tous les jours nous n’étions pas témoins de la peine qu’ont les enfants à apprendre à marcher, à parler, à lire, à écrire, nous croirions que nous exécutons toutes ces opérations sans les avoir jamais apprises, et que nos organes se meuvent dans telle ou telle direction, comme notre sang circule, sans la participation de notre volonté. Nous remarquons moins la manière dont se forment nos idées morales, précisément parce que notre éducation commence plus de bonne heure, et que nous en donnons ou en recevons des leçons, à chaque instant et sans y penser. Il en est de ces idées comme de l’atmosphère qui nous environne ; nous ne faisons pas attention à la manière dont elles nous frappent, parce qu’elles nous pénètrent de toutes parts, et que notre caractère est formé avant que nous ayons vécu assez longtemps pour réfléchir.
Les personnes qui prétendent que le principe d’action que nous avons reconnu en nous, suffit pour nous faire distinguer ce qui est bien de ce qui est mal, et qui pensent que l’intelligence n’est propre qu’à nous égarer, se montrent, dans leur conduite, peu convaincues de la vérité de leur système ; si elles ont des enfants, elles sont loin de s’en rapporter au sentiment intime pour leur faire discerner le bien du mal ; elles ne cessent de leur inspirer de l’aversion pour le mensonge, de l’amour pour la vérité ; elles répriment, en eux, les petits mouvements de vanité, de méchanceté, qu’ils laissent apercevoir ; elles approuvent, elles encouragent les sentiments de bonté ou de bienveillance qu’ils montrent ; elles choisissent leurs petites sociétés avec une précaution qu’elles ne mettent pas toujours dans le choix de celles qui leur sont propres ; elles écartent d’eux, avec un soin extrême, tous les livres qui pourraient leur donner des idées fausses, ou leur inspirer de mauvais sentiments ; elles placent dans leurs mains les livres qu’elles croient les plus propres à leur donner des idées justes, à leur inspirer des sentiments purs et généreux ; ces soins, qui commencent avec la première enfance, se poursuivent dans la jeunesse ; les enfants, en sortant des mains de leurs parents, passent dans les mains des instituteurs, des professeurs, des ministres de la religion, qui leur donnent, ou sont supposés leur donner les mêmes leçons. Enfin, nous recevons des leçons de morale, depuis le moment où nous avons la faculté de recevoir une impression ou une idée, jusqu’au moment où les hommes ne peuvent plus agir sur nous ; les écoles, les écrits qui se publient tous les jours, les discussions qui ont lieu dans la société, les établissements religieux, et même les débats et les décisions judiciaires, servent à nous instruire à tous les moments de notre vie [9].
Si le sentiment qui fait approuver ou rechercher à l’homme ce qui est utile à son espèce, et qui lui fait réprouver ou éviter ce qui peut lui être funeste, n’avait pas besoin d’être dirigé par l’habitude ou éclairé par l’intelligence, les mœurs des hommes n’eussent été sujettes à aucune variation ; nous les trouverions dans l’état sauvage, telles que nous les voyons chez les peuples les plus civilisés ; et, chez le même peuple, on ne remarquerait aucune différence de mœurs entre les diverses classes de la société. Il faudrait admettre que le genre humain, perfectible sous tout autre rapport, ne l’est point sous le rapport des mœurs ; que l’intelligence peut nous apprendre à faire un meilleur usage de nos organes physiques ; qu’elle peut nous servir à former un agriculteur, un mécanicien, un musicien ou un danseur ; mais qu’elle est impuissante pour former un honnête homme, un bon magistrat ou un bon citoyen. Si, à cet égard, le sens moral suffit, on peut se passer de livres, de professeurs, de prédicateurs, et surtout des écrivains qui font des systèmes de morale.
Des hommes qui considèrent comme une science, des sentiments communs à tous les individus dont se compose le genre humain, et qui cependant reconnaissent la nécessité d’écrire et d’enseigner cette science, affirment une véritable contradiction. Si l’écrivain, le professeur ou le prédicateur, n’importe le nom, ne peut dire à ses lecteurs ou à ses auditeurs que ce qu’ils sentent comme lui, il n’a rien à leur apprendre ; ils sont tout aussi savants que lui-même. S’il a des sentiments qui lui sont particuliers et qu’il se propose de leur communiquer, il doit reconnaître que le sens moral ou la conscience ne parle pas également à tout le monde. Il faut alors rechercher quelles sont les causes de la différence, et trouver, sans le secours de l’intelligence, des raisons qui soient capables de faire parler des consciences qui se taisent. Ou bien il faut déterminer des hommes à se laisser diriger par un sens moral qui n’est pas le leur, après leur avoir persuadé qu’ils ne peuvent pas trouver de guide plus sûr que leur propre conscience. Il faut leur prouver que le sentiment moral, inhérent à la nature humaine, ne recevant aucune direction de l’intelligence, a toujours également bien dirigé les hommes, et que cependant le christianisme a changé les mœurs d’une partie des nations qui l’ont adopté, tandis que des nations qui ne sont pas chrétiennes se livrent, par principe de conscience, à des actions que notre sens moral réprouve.
Il arrive presque toujours que, lorsque des hommes établissent un système exclusif qui repousse des vérités incontestables, il se trouve d’autres hommes qui, pour le renverser, cherchent à fonder un système également exclusif, et qui mettent au nombre des erreurs les vérités même que peut renfermer le système contraire. Ainsi, lorsque des savants ont porté le calcul dans les sciences morales, et qu’ils ont voulu diriger notre attention vers l’étude des faits, ils ont incontestablement fait faire de grands progrès à l’esprit humain. Mais peut-être ont-ils retardé les effets d’une bonne méthode, en refusant de reconnaître l’existence d’un fait sans lequel toutes nos connaissances seraient stériles : le sentiment qui nous fait approuver ce que nous jugeons utile au genre humain, et condamner ce que nous croyons lui être funeste. Si ce sentiment n’existait pas, à quoi servirait, je le répète, d’exposer aux yeux des hommes les conséquences bonnes et mauvaises de nos institutions et de nos habitudes ? Quelle serait la cause qui pourrait déterminer les peuples à préférer les unes aux autres [10] ?
La méthode analytique n’est point exclusive de ce sentiment ; elle ne peut, au contraire, être efficace que parce qu’elle en admet ou en suppose l’existence. En éclairant les hommes ignorants sur la nature, les causes et les conséquences de leurs actions ou de leurs habitudes, elle réveille leur sens moral dans des cas où, faute de lumières, il ne pouvait se faire entendre. En éclairant les hommes qui se trompent dans les jugements qu’ils portent des institutions ou des habitudes humaines, elle les délivre de craintes mal fondées, ou leur fait condamner ce qu’ils approuvaient auparavant. En éclairant les hommes qui ont reçu de bonnes habitudes, mais qui ont peu de lumières, elle leur donne des motifs de persévérance, et ajoute leur approbation personnelle à l’approbation du public. Ainsi, la conscience de chaque individu se met au niveau de ses lumières, et elle devient d’autant plus étendue, et d’autant plus impérieuse, qu’on voit mieux les conséquences de tout ce qu’on fait. Ce serait donc une grave erreur de croire qu’un des effets de l’analyse appliquée aux sciences morales, est de faire taire le sens moral. L’effet qu’elle produit est, au contraire, de donner à ce sens une direction plus sûre, et d’en accroître l’énergie.
On serait également dans l’erreur si l’on croyait que l’analyse est un obstacle à la formation des bonnes habitudes. Les lumières qu’elle donne n’ont, au contraire, une grande influence sur nous, qu’autant qu’elles ne sont pas contrariées par des habitudes vicieuses. La plupart des hommes, même chez les peuples les plus éclairés, ne peuvent être conduits que par leurs habitudes, et par les impressions qu’ils ont reçues dans leur enfance ; ils n’ont ni le temps, ni les moyens d’apprendre à calculer les conséquences de chacune de leurs actions. Ceux mêmes qui ont reçu une certaine éducation, sont souvent obligés d’agir sans qu’il leur soit possible de calculer d’avance les résultats de leur conduite : ils obéissent alors à leur sens moral, selon les idées et les habitudes qu’on leur a données. Ils se conduisent bien, s’ils ont reçu des idées justes et de bonnes habitudes ; ils se conduisent mal, s’ils ont contracté de mauvaises habitudes ou reçu des idées fausses. Lorsque les habitudes d’un individu sont complètement formées, les lumières que l’analyse lui donne ont rarement pour résultat de le réformer : elles ne produisent pas, en général, d’autres effets sur lui, que d’exciter ses remords pour des actions qu’il exécutait auparavant en toute sûreté de conscience, et de lui faire réprouver dans les autres des faits dont il n’a plus la puissance de s’abstenir. Ainsi, des parents qui ont eu le malheur de contracter de mauvaises habitudes, et qui n’ont plus assez d’énergie pour s’en délivrer, peuvent encore en préserver leurs enfants.
Ayant exposé, dans le chapitre précédent, les effets généraux que produisent les faux systèmes, il me reste peu de chose à dire de ceux que produit le système qui repousse l’examen des faits, pour n’admettre que les décisions du sens moral ou de la conscience. Ce système, comme tous les autres, a pour résultat d’être un obstacle au perfectionnement moral de l’homme, en attribuant à une cause des effets plus nombreux que ceux qu’elle produit, et en faisant considérer comme une source d’erreurs, la seule méthode qui peut conduire à la découverte de la vérité. Mais il a de plus quelques effets qui lui sont particuliers, et qu’il convient par conséquent d’exposer.
Il est évident, en premier lieu, qu’un homme qui exclut le raisonnement des sciences morales, et qui ne prend pour juge que le sentiment intime, ne reconnaît aucune autorité à laquelle il soit possible d’en appeler en cas de discussion. La science est inutile toutes les fois que les hommes sont d’accord, et lorsqu’ils sont d’opinion différente, elle ne leur offre aucun moyen de s’éclairer ; ce qui les conduit à l’anarchie.
En second lieu, ce système est la justification de tous les vices et de tous les crimes auxquels se sont livrés et auxquels peuvent se livrer encore les fanatiques de toutes les religions et de tous les partis. S’il suffit, pour qu’une action soit utile au genre humain, de trouver des fous auxquels il soit possible de persuader qu’elle leur est commandée par leur conscience, il n’est aucun crime qui ne puisse être considéré comme un devoir ; car il n’en est aucun qui, à une époque quelconque, n’ait été exécuté en toute sûreté de conscience.
Enfin, dans l’ordre social, chacun est porté à considérer comme l’expression de son sens moral, le principe qui sert de base à son métier ou à sa profession ; dans presque tous les pays du monde, le sens moral d’un soldat lui commande l’obéissance passive ; le sens moral du ministre d’un culte quelconque, lui commande de se conformer aux livres de sa religion, tels qu’ils sont interprétés par la secte à laquelle il appartient ; le sens moral d’un jurisconsulte lui commande de se conformer aux lois de son pays, quelles qu’elles soient ; le sens moral d’un philosophe lui commande de faire triompher ses systèmes ; et le sens moral d’un paysan, d’obéir aux directions de son curé. Si nous examinons, en un mot, ce qui se passe généralement dans le monde, nous trouverons que chacun exécute en conscience tout ce qu’il croit pouvoir exécuter sans aucun danger ; et que le sens moral ne réprouve que les actions qui, dans un temps ou dans un autre, peuvent être funestes, soit à nous-même, soit à des êtres pour lesquels nous avons des affections. Montrer les mauvaises conséquences d’une action ou d’une institution, c’est faire voir un danger ; c’est troubler la sécurité de ceux qui en sont les auteurs, et de ceux qui peuvent en souffrir. En montrer, au contraire, les bonnes conséquences, c’est donner des motifs de sécurité à ceux qui en sont les auteurs, ou qui peuvent en profiter. Dans les deux cas, c’est faire prononcer le sens moral de tous sur cette action ou cette institution, et les déterminer, soit à la condamner, soit à l’approuver.
Tout cela paraît simple jusqu’à l’évidence ; et cependant, parmi les hommes qui ne veulent pas donner aux nations d’autre guide que la conscience, il en est qui considèrent les lumières propres à l’éclairer, comme le présent le plus funeste qu’il soit possible de leur faire : on croirait à les entendre, que c’est l’esprit des ténèbres qui a enfanté la lumière. Mais qu’on y regarde de près ; qu’on suive la conduite de la plupart de ces hommes, et l’on verra que leurs efforts continuels ne tendent qu’à former les consciences selon leur propre entendement. Ils veulent que chacun obéisse à la voix de sa propre conscience ; mais c’est sous la condition que ce seront eux qui lui apprendront à parler, et qui, seuls, formeront son langage.
[I-116]
Des lois auxquelles les hommes sont assujettis par leur propre nature ; des systèmes des jurisconsultes sur les lois naturelles ; de ce qu’il faut entendre par le mot droit ; et de la différence qui existe entre le droit et la puissance ou l’autorité.
Dans la formation de l’homme, de même que dans la formation de tous les êtres organisés, la nature suit une marche constante et invariable ; elle les crée tous avec les mêmes facultés, et les assujettit aux mêmes besoins. Si des aberrations se font quelquefois remarquer dans quelques-uns, ces aberrations, produites par des accidents, disparaissent ordinairement avec les individus sur lesquels on les a observées, et l’espèce n’en est pas affectée.
Naissant avec les mêmes organes, ayant à satisfaire les mêmes besoins, et étant sujets à contracter les mêmes habitudes, les hommes prospèrent ou dépérissent par les mêmes causes. Ils sont nombreux et forts partout où ils satisfont leurs besoins dans une juste mesure ; ils sont faibles et rares partout où ils ne peuvent les satisfaire qu’avec difficulté. La faim et la soif, le froid et la chaleur, la crainte et la sécurité, produisent sur tous les mêmes effets, lorsqu’ils ont contracté les mêmes habitudes et reçu le même développement.
[I-117]
Cette liaison qui existe entre une cause et l’effet qu’elle produit, est ce qu’on nomme une loi naturelle, ou simplement une loi. Ainsi, c’est une loi que l’individu qui s’abstient de prendre des aliments pendant un temps donné, souffre un certain genre de douleur, ou périsse si l’abstinence est trop longtemps prolongée ; c’est une autre loi que celui qui expose ses organes à l’action du feu, se chauffe ou se brûle, selon la distance à laquelle il se place ; c’est une autre loi que celui qui est privé de la quantité d’air respirable qui lui est nécessaire, souffre ou meure, selon la durée et l’étendue de la privation ; c’est une autre loi que la multiplication de l’espèce résulte de l’union des sexes ; c’en est une autre que des jouissances trop souvent répétées, ou trop longtemps prolongées, affaiblissent nos organes ; c’en est une autre qu’un exercice modéré les fortifie.
Lorsqu’on affirme que le genre humain est soumis à telle loi, on ne fait donc pas autre chose qu’indiquer la relation qui existe entre deux phénomènes, dont l’un est constamment produit par l’autre. C’est dans le même sens qu’on parle des lois du monde physique : c’est une loi que tel grain germe et se multiplie, s’il est déposé dans la terre ; qu’il se réduise en vapeur et en cendres, s’il est exposé à l’action du feu ; qu’il soit dissous d’une autre manière, si un animal quelconque s’en nourrit ; c’est une autre loi du monde physique que tel corps tombe s’il cesse d’être soutenu ; que tel autre s’élève, selon la manière dont il est comprimé. Dans ce sens, on peut dire, avec Montesquieu, que tous les êtres ont leurs lois ; que le monde physique a ses lois, et que les intelligences célestes ont les leurs. Tout ce que cela signifie, c’est que, la nature des choses étant déterminée, les mêmes causes produiront constamment les mêmes effets ; et que les effets ne peuvent être différents, à moins qu’on ne change la nature des choses.
En le prenant ainsi dans le sens le plus général, le mot loi a la même signification que puissance : deux choses étant données, nous considérons comme une loi de leur nature, l’action que l’une d’elles exerce constamment sur l’autre dans tous les cas qui se ressemblent. On observe qu’il y a une action et une réaction continuelles, soit entre les hommes et les choses, soit entre les individus qui sont de même nature ou de même espèce. Cette action et cette réaction nous sont favorables ou funestes, non par un effet de notre volonté, mais par une conséquence de leur propre nature et de la nôtre. Il n’est pas en notre pouvoir de nous soustraire à l’action des choses dont la nature a fait une condition de notre existence, et d’échapper en même temps à la destruction : nul individu n’a la faculté de se soustraire à l’action qu’exercent sur lui l’air atmosphérique ou les substances alimentaires, sans en porter aussitôt la peine. Tout homme est également dans l’alternative ou d’échapper à l’action de certaines choses, ou de subir les mauvais effets qu’elles produisent sur lui : ce sont les lois de sa nature.
Pour connaître toutes les lois auxquelles le genre humain est soumis, il faudrait connaître les diverses manières dont les hommes peuvent être affectés ; l’action que les individus de même espèce ou de même genre exercent ou peuvent exercer les uns à l’égard des autres ; les effets qui sont ou peuvent être produits sur eux par les choses qui existent dans la nature, et l’influence qu’ils peuvent eux-mêmes exercer sur ces choses ; de même que, pour connaître toutes les lois du monde physique, il faudrait savoir quel est le genre d’action que les choses exercent ou sont susceptibles d’exercer les unes sur les autres.
L’application de la méthode analytique aux habitudes et aux institutions humaines, n’a pas d’autre objet que de rechercher les lois suivant lesquelles les peuples prospèrent, dépérissent, ou restent stationnaires : c’est la connaissance de ces lois, qui forme la science de la morale ou de la législation. L’affirmation que telle action ou telle institution est conforme ou contraire à la loi naturelle de l’homme, ne peut donc pas signifier autre chose, si ce n’est que de tel fait il résulte telle conséquence bonne ou mauvaise ; c’est une manière abrégée d’énoncer le résultat d’une démonstration précédemment faite, ou jugée inutile à cause de l’évidence des faits. Mais si la démonstration n’a pas été faite, ou si les faits ne sont pas reconnus, l’affirmation ne signifie absolument rien : elle se réduit à une pétition de principes.
J’ai donné aux mots loi naturelle le sens qu’on leur donne généralement, lorsqu’on veut désigner la relation de deux faits dont l’un est constamment produit par l’autre ; mais ce n’est pas ainsi qu’ils sont entendus en jurisprudence ; ils ne servent qu’à désigner une certaine collection de maximes ou de principes, que les jurisconsultes étendent ou restreignent presque arbitrairement, et qu’ils considèrent comme la base de toutes les lois sociales.
Ulpien avait défini les lois naturelles, celles que la nature a enseignées à tous les animaux. Des jurisconsultes modernes, trouvant cette définition vicieuse, et ne voulant pas assimiler l’homme à la bête, ont défini ces lois, celles que Dieu a promulguées au genre humain par la droite raison [11]. D’autres ont pensé qu’on pouvait rendre cette définition plus juste en disant que les lois naturelles sont celles que la raison éternelle a gravées dans tous les cœurs [12]. Montesquieu avait dit que la loi, en général, est la raison humaine en tant qu’elle gouverne tous les peuples de la terre [13]. Enfin, d’autres ont cru que l’assentiment universel à une maxime, était une marque infaillible que cette maxime était une loi naturelle.
On ne s’est pas mieux accordé sur les choses définies que sur la définition ; ce que les uns ont considéré comme une loi naturelle, n’a été considéré par les autres que comme une loi arbitraire ou positive. Ainsi, tandis que Domat assure que c’est une loi naturelle que les pères laissent leurs biens à leurs enfants [14], Montesquieu affirme que la loi naturelle ordonne aux pères de nourrir leurs enfants, mais qu’elle ne les oblige pas de les faire héritiers [15].
Les lois naturelles, dans le sens que les jurisconsultes attachent à ces deux mots, étant invariables, et l’éternelle raison les ayant gravées dans tous les cœurs, il semble qu’il ne devrait pas y avoir de dispute sur le nombre de celles qui existent. Les écrivains sont loin cependant d’être d’accord à cet égard. Quelques-uns mettent au nombre des lois naturelles les principales maximes de la morale ; ils disent, par exemple, que ces lois défendent à l’homme de tromper ses semblables, de les blesser, de porter atteinte à leur honneur, d’usurper leurs propriétés. D’autres, et Montesquieu est de ce nombre, prétendent que, pour les connaître, il faut considérer un homme avant l’établissement des sociétés. Les lois de la nature, disent-ils, seront celles qu’il recevrait dans cet état [16]. Partant de ce principe, Montesquieu réduit à cinq les lois naturelles : la première par son importance, est celle qui, en imprimant dans nous l’idée d’un créateur, nous porte vers lui ; la seconde celle qui porte l’homme à la paix ; la troisième celle qui le porte à chercher à se nourrir ; la quatrième celle qui porte un sexe vers l’autre ; la cinquième celle qui porte les hommes à vivre en société [17]. Montesquieu exclut ainsi du nombre des lois naturelles toutes les maximes que les jurisconsultes y font entrer.
Il est un autre point sur lequel les jurisconsultes ne sont pas plus d’accord que sur le précédent. Les uns admettent que les lois naturelles peuvent être modifiées par des lois positives ; les autres sont d’avis que rien ne peut les changer. Grotius pense que ce pouvoir n’appartient pas même à la divinité, et son opinion est partagée par plusieurs écrivains. Blackstone, tout en professant un profond respect pour l’autorité des gouvernements, leur refuse la puissance de changer les lois de la nature et de la révélation. On ne doit pas souffrir, dit-il, que les lois humaines contredisent celles-là : si une loi humaine nous ordonne une chose défendue par les lois naturelles ou divines, nous sommes tenus de transgresser cette loi humaine [18]. D’autres jurisconsultes, non moins dévoués au pouvoir, assurent que les lois naturelles sont immuables, qu’elles ne dépendent ni du temps, ni des lieux, et qu’elles règlent également le passé et l’avenir. Ces propositions sont professées publiquement et sans contradiction, même dans des pays soumis à des gouvernements absolus : on les considère comme des vérités évidentes par elles-mêmes, et qu’il n’est pas nécessaire de démontrer.
En lisant ce que les jurisconsultes et les philosophes ont écrit sur les lois naturelles, une réflexion se présente à l’esprit : on se demande comment il se peut que des lois que la nature enseigne à tous les animaux, que Dieu a promulguées au genre humain par la droite raison, que la raison éternelle a gravées dans tous les cœurs, qui ne sont que la raison humaine en tant qu’elle gouverne tous les peuples de la terre, donnent lieu à tant de contradictions ! Si elles sont gravées dans tous les cœurs, ou si la divinité a pris soin elle-même de les promulguer aux hommes, elles doivent être connues aussi bien de l’ignorant qui ne sait pas lire, que des savants qui prennent soin de nous les expliquer ; chacun doit les définir de la même manière, et en connaître exactement les dispositions. Nous voyons cependant que ceux qui passent pour les mieux connaître, ne s’entendent pas entre eux ; que ce que les uns prennent pour une loi naturelle, n’est considéré par les autres que comme une loi positive, et que la droite raison de Domat a découvert au moins dix fois plus de lois naturelles que le génie de Montesquieu.
Le consentement universel, qui est le signe à l’aide duquel on prétend les reconnaître, est pour cela d’un faible secours ; car quel sera le moyen à l’aide duquel on constatera un pareil consentement ? Consultera-t-on tous les individus qui peuplent la terre ? S’assurera-t-on du consentement des générations passées et des générations à venir ? Si, dans quelque lieu et dans quelque temps que ce soit, on trouve des hommes qui refusent leur assentiment, cela suffira-t-il pour commander la croyance du reste du monde ? Peut-être dira-t-on qu’en parlant du consentement universel, on n’entend parler que du consentement des gens éclairés ; mais alors il ne faut pas dire que les lois naturelles ont été promulguées au genre humain par la droite raison ; il faut reproduire le sophisme rapporté par Locke, et dire : Les lois que tout le genre humain reconnaît sont naturelles ; celles que les personnes de bon sens reconnaissent sont admises par tout le genre humain ; nous et nos amis sommes des personnes de bon sens, donc nos maximes sont des lois naturelles [19].
Les hommes qui nous présentent leurs pensées comme des lois naturelles, et qui en donnent pour preuve le consentement universel, ne se mettent guère en peine de constater l’existence d’un tel consentement. S’ils avaient un peu mieux observé les faits, ils se seraient convaincus de l’impossibilité d’obtenir presque sur rien l’assentiment de tous les hommes ; ils auraient vu les mêmes actions honorées en Grèce, flétries à Rome, considérées dans un pays comme indifférentes, proscrites dans un autre comme essentiellement immorales ; ils auraient vu les Japonais, ayant pour certains animaux domestiques un si profond respect qu’ils ne peuvent les punir, et surtout les mettre à mort, sans une autorisation spéciale de leur empereur, exposer leurs enfants ou les étrangler sans être assujettis à aucune peine [20] ; ils auraient vu enfin les lois les plus absurdes, les usages les plus immoraux ou les plus atroces, être en vénération chez des nations entières, et les actions les plus innocentes, ou même les plus utiles, être punies comme les plus grands crimes [21].
[I-126]
Un célèbre jurisconsulte anglais, M. Jérémie Bentham, frappé des contradictions des jurisconsultes, de l’incohérence de leurs définitions, et surtout de l’inutilité de leurs systèmes, a prétendu qu’il n’existait aucune loi naturelle, dans le sens du moins généralement attaché à ce mot.
« Les auteurs, a-t-il dit, ont pris ce mot comme s’il avait un sens propre, comme s’il у avait un code de lois naturelles ; ils en appellent à ces lois, ils les citent, ils les opposent littéralement aux lois des législateurs, et ils ne s’aperçoivent pas que ces lois naturelles sont des lois de leur invention, qu’ils se contredisent tous sur ce code prétendu, qu’ils sont réduits à affirmer sans prouver, qu’autant d’écrivains autant de systèmes, et qu’en raisonnant de cette manière, il faut toujours recommencer, parce que, sur des lois imaginaires, chacun peut avancer ce qu’il lui plaît, et que les disputes sont interminables. S’il y avait une loi de la nature qui dirigeât tous les hommes vers leur bien commun, les lois seraient inutiles. Ce serait employer un roseau à soutenir un chêne ; ce serait allumer un flambeau pour ajouter à la lumière du soleil [22]. »
Les systèmes des jurisconsultes sur les lois naturelles ne paraissent pas à M. Bentham de vaines théories ; il les considère comme des erreurs fort dangereuses, comme les plus grands ennemis de la raison, comme les armes les plus terribles qu’on puisse employer pour détruire les gouvernements. Suivant lui, on ne peut plus raisonner avec des fanatiques armés d’un droit naturel, que chacun entend comme il lui plaît, applique comme il lui convient, dont il ne peut rien céder, rien retrancher, qui est inflexible en même temps qu’inintelligible, qui est consacré à ses yeux comme un dogme, et dont on ne peut s’écarter sans crime. Au lieu, dit-il, d’examiner les lois par leurs effets, au lieu de les juger comme bonnes ou comme mauvaises, ils les considèrent par leur rapport avec ce prétendu droit naturel ; c’est-à-dire qu’ils substituent au raisonnement de l’expérience toutes les chimères de leur imagination.
Après avoir démontré, par des exemples, comment les erreurs des jurisconsultes se glissent de la théorie dans la pratique, et comment elles excitent les citoyens à transgresser les lois, le même écrivain ajoute :
« N’est-ce pas mettre les armes à la main de tous les fanatiques contre tous les gouvernements ? Dans l’immense variété des idées sur la loi naturelle et la loi divine, chacun ne trouvera-t-il pas quelque raison pour résister à toutes les lois humaines ? Y a-t-il un seul État qui pût se maintenir un jour, si chacun se croyait en conscience tenu de résister aux lois, à moins qu’elles ne fussent conformes à ses idées particulières sur la loi naturelle et la loi révélée ? Quel horrible coupe-gorge entre tous les interprètes du code de la nature et toutes les sectes religieuses [23] ! »
Les systèmes des jurisconsultes sur les lois naturelles ont pour base deux suppositions également inadmissibles : l’une, que les maximes auxquelles on donne le nom de lois naturelles sont des idées innées, communes à tous les individus de notre espèce ; l’autre que les hommes sont sortis de l’état de nature à une époque qu’on ne saurait indiquer, mais sur l’existence de laquelle on ne peut élever aucun doute. Il n’est aucune erreur, surtout en morale et en législation, qui n’ait des conséquences plus ou moins funestes, et celles que je viens d’indiquer ont retardé beaucoup les progrès de l’esprit humain. Je ne crois pas cependant que le danger le plus grand qu’elles présentent soit celui que paraît craindre le philosophe anglais. Les hommes sont si généralement portés à la soumission, qu’on ne les voit guère se révolter contre leurs gouvernements pour soutenir des systèmes philosophiques. Si l’on a vu, dans des révolutions, des hommes se faire des armes de quelques principes généraux pour soulever des populations entières ; si ces principes sont devenus des signes de ralliement contre l’autorité, c’est qu’on avait pour s’insurger, des causes plus réelles ; on les expliquait mal sans doute, on se trompait sur le moyen de faire triompher ses intérêts ; mais on ne s’armait pas pour des chimères. Loin de craindre la résistance aux bonnes lois, il faudrait craindre plutôt une soumission trop facile à des lois vicieuses. Pour un peuple qui résiste à une bonne institution, on peut en trouver dix qui se soumettent à des institutions qui sont et qu’ils savent malfaisantes. La crainte de blesser une nation dans ses sentiments moraux, et de la porter à la résistance, doit produire, à tout prendre, plus de bien que de mal, puisqu’il y a au moins autant de lumières et de morale chez les peuples que chez les gouvernements, et qu’il y a un intérêt plus vif et plus immédiat à n’être soumis qu’à de bonnes lois.
L’objection tirée de la crainte de la résistance peut avoir d’autant moins de force, qu’elle peut s’appliquer à tous les modes de raisonnement. L’affirmation que telle loi est contraire au droit naturel, peut ne troubler la sécurité de personne ; mais l’affirmation que telle loi sera suivie de tels et tels maux, peut inquiéter tous les hommes qui se sentiront menacés, et les disposer à la résistance. Les défenseurs des mauvaises lois peuvent dire aussi que, si chacun peut juger les lois par leurs conséquences ou par l’utilité dont elles sont, on mettra les armes à la main de tous les raisonneurs contre tous les gouvernements ; que, dans l’immense variété des idées, sur ce qui est utile ou funeste, chacun trouvera quelque raison pour résister à toutes les lois humaines ; qu’il n’y a pas un seul État qui pût se maintenir un jour, si chacun se croyait en conscience tenu de résister aux lois, à moins qu’elles ne fussent conformes à ses idées particulières sur l’utilité.
Le plus grave inconvénient qui résulte des doctrines des jurisconsultes sur les lois naturelles, n’est donc pas la résistance à laquelle ces doctrines peuvent exciter les peuples contre leurs gouvernements ; il est dans les obstacles qu’elles mettent aux progrès de nos connaissances. Une fois qu’on a posé en principe que les lois naturelles de l’homme sont gravées dans tous les esprits ou dans tous les cœurs, on n’a plus rien à ajouter : nul ne peut se prétendre plus instruit que les autres. Un homme qui avouerait qu’il a quelque chose à apprendre, devrait être considéré, en quelque sorte, comme un monstre ; il serait, au moral, ce que serait, au physique, un individu qui naîtrait privé des organes de la vue.
Toutes les fois que, dans une discussion, on voit de part et d’autre une égale bonne foi, et un désir sincère d’arriver au bien, on peut soupçonner qu’il y a dans le langage quelque expression mal définie, qui n’a pas le même sens dans l’esprit de tous ceux qui l’emploient ; qu’on n’aperçoit la vérité que d’une manière confuse, et qu’on tomberait promptement d’accord si l’on savait mieux s’exprimer, c’est-à-dire si la valeur de chaque mot était mieux déterminée. Je vais tâcher d’écarter ici les disputes de mots, et examiner ce qu’il y a de vrai et de faux dans le système des jurisconsultes, et en quoi ce système se rapproche ou s’éloigne de celui du savant anglais. Pour se livrer à cet examen, il est nécessaire de rappeler quelques-uns des faits que j’ai précédemment énoncés ; parce que ces faits ne peuvent être contestés ni par les défenseurs ni par les adversaires de ce qu’on nomme le droit naturel ; et que, si l’on veut tomber d’accord sur le langage, il faut commencer par s’entendre sur les phénomènes à observer.
Les causes qui font prospérer ou dépérir l’espèce humaine produisent partout les mêmes résultats. Il peut dépendre quelquefois de nous de les faire naître ou de les détruire ; mais quand elles existent, il n’est pas en notre puissance d’en empêcher les effets. Un homme peut bien s’abstenir de prendre des aliments ; mais il ne peut pas empêcher qu’une abstinence absolue ne le détruise. Il peut ne se nourrir que d’aliments malsains, mais il ne peut pas faire que ces aliments lui donnent de la santé et de la force. Il peut se livrer à tel ou tel vice, mais il ne peut pas faire que ce vice ne soit pas suivi de tels ou tels maux. Il peut ne pas tenir la parole qu’il a donnée, mais il ne peut pas empêcher que la tromperie ne produise la méfiance. Il peut attaquer son semblable, mais il ne peut pas empêcher que l’attaque ne produise la résistance, la crainte, la malveillance. Il peut bien ne pas prendre soin de ses enfants, mais il ne peut pas empêcher que l’abandon ne soit suivi d’une multitude de misères, et l’extinction de sa race.
On peut dire pour les causes productives de bien, ce que nous disons pour les causes productives de mal : partout où elles existeront elles seront suivies des mêmes résultats. Il est aussi impossible d’empêcher un peuple qui possède de bonnes institutions de prospérer, qu’il est impossible d’empêcher un peuple qui est soumis à de mauvaises lois de dépérir. Or, ces causes de prospérité ou de dépérissement produisant toujours les mêmes effets, étant inhérentes à notre nature, on a pu les considérer comme des lois auxquelles il est impossible à l’espèce humaine de se soustraire. Dans ce sens, il est vrai de dire avec Grotius et Blackstone, que les gouvernants n’ont pas la puissance de les changer ; ils peuvent les enfreindre, comme on peut violer toutes les lois, mais ils ne peuvent pas empêcher que l’infraction ne soit suivie de sa peine. S’il est dans la nature humaine, par exemple, que le défaut de sécurité produise la misère, il peut être au pouvoir d’un gouvernement de ne donner à la société aucune garantie ; il n’est pas en sa puissance de faire que cette privation ne produise pas le résultat que la nature y a attaché.
Mais les causes qui contribuent à la prospérité ou à la décadence d’un peuple sont très nombreuses ; et il est donné à peu de gens de les connaître. La plupart des hommes sont heureux ou misérables sans se douter de ce qui produit leur misère ou leur bien-être ; l’expérience même ne les éclaire pas, parce qu’ils ne savent pas remonter des effets aux causes, et que souvent même ils ne se doutent pas qu’ils puissent être autrement qu’ils ne sont. S’il leur arrive de s’apercevoir des conséquences de telle habitude ou de telle institution, ils manquent d’énergie pour l’adopter ou pour la détruire, selon qu’elle est bonne ou mauvaise. En général, les peuples profitent peu des expériences qui se font sur eux-mêmes ; les mauvaises habitudes et les mauvaises lois faussent le jugement, en même temps qu’elles détruisent les facultés physiques. Il est donc très difficile pour eux d’apercevoir les conséquences bonnes et mauvaises des actions et des institutions humaines ; de connaître, en un mot, quelles sont les lois suivant lesquelles les peuples prospèrent ou dépérissent.
Les jurisconsultes rendent à cet égard tout progrès impossible, en ne voyant, dans les lois auxquelles est soumis le genre humain, que des maximes en quelque sorte théologiques, dont on ne doit examiner ni l’origine, ni les conséquences. Suivant les uns, ces maximes se trouvent dans toutes les têtes ; suivant les autres, elles sont gravées dans tous les cœurs. Pour les connaître, il suffit de rentrer en soi-même, et de consulter les idées ou les sentiments qu’on apporte en venant au monde ; c’est pour cette raison, disent quelques-uns d’entre eux, que les lois naturelles règlent le passé, tandis que les lois positives ne règlent que l’avenir [24].
C’est en raisonnant sur une fausse analogie que les jurisconsultes ont été conduits à penser que tous les hommes avaient connaissance des lois auxquelles le genre humain est soumis par sa nature. Nous admettons, en législation pénale, que nul juge ne peut infliger un châtiment qu’en vertu d’une loi précédemment promulguée ; nous voulons que tout individu, avant que de commettre une action jugée mauvaise, puisse avoir connaissance de la peine à laquelle il s’expose : on trouverait qu’il y a de l’injustice et de la barbarie à punir une personne pour avoir enfreint une loi qu’elle ignorait. Or, on n’a pas voulu supposer qu’il y eût dans l’auteur de notre nature moins de justice et de raison que dans le plus mauvais de nos gouvernements ; s’il a soumis le genre humain à des lois invariables ; s’il a voulu que la misère et la décadence fussent la conséquence inévitable de telle conduite, et que la prospérité et l’accroissement fussent le résultat d’une conduite contraire, ne faut-il pas en conclure qu’il nous a donné connaissance des lois qu’il nous a imposées ? Pourrait-on, sans offenser sa bonté et sa justice, admettre qu’il nous punit, parce que nous enfreignons des lois que nous ignorons ?
Il est assez ordinaire que les hommes prêtent à la providence leur manière de penser et d’agir, et qu’ils mettent ensuite des suppositions à la place des faits pour ne pas la trouver en défaut. Cependant, cette manière de procéder est peu scientifique ; et, si l’on en faisait usage dans l’étude des sciences physiques, il est probable qu’on ne ferait pas un grand nombre de découvertes. Les lois qui régissent les plantes et les corps célestes, sont aussi anciennes, aussi invariables que celles suivant lesquelles un peuple prospère ou dépérit. L’ignorance des premières peut nous être funeste comme l’ignorance des secondes, et nous trouvons des avantages dans la connaissance de celles-là, comme dans la connaissance de celles-ci. Mais faut-il dire, pour cela, que les lois astronomiques sont celles que Dieu a promulguées au genre humain par la droite raison ? Faut-il en conclure que la raison éternelle a gravé dans tous les cœurs la connaissance de la botanique ? Dieu n’a pas promulgué les lois auxquelles notre nature est soumise, autrement qu’il n’a promulgué les lois du monde physique. Il ne les a pas plus gravées dans nos cœurs ou dans nos esprits qu’il n’y a gravé la connaissance de la chirurgie ou de la médecine.
L’idée que la providence n’a pas pu procéder autrement que les gouvernements, en déterminant les lois auxquelles la nature humaine serait soumise, n’est pas la seule qui a servi de base aux systèmes des jurisconsultes modernes sur les lois naturelles. Les jurisconsultes romains ayant admis un semblable système, et leurs décisions étant devenues des lois, on les a admises comme l’expression même de la vérité. On a cru que le respect qu’on devait à ces décisions ne permettait pas d’en faire l’examen, et l’on n’a pas même supposé que, dans le nombre, il put s’en trouver de fausses. La science de la législation est devenue ainsi une espèce de théologie qui a eu ses dogmes et sa croyance, et devant laquelle a dû s’abaisser la raison humaine. Il était plus facile, d’ailleurs, d’adopter un système tout fait et d’y croire sur parole, que d’examiner les choses en elles-mêmes, et de chercher la vérité par l’observation. D’un autre côté, l’habitude de voir les fondements de la morale ailleurs que dans la nature même de l’homme, devait égarer les esprits dans la recherche des principes de la législation. Il était naturel que celui qui ne trouvait une action bonne ou mauvaise que par la raison qu’elle était commandée ou défendue par le livre fondamental de sa religion, s’imaginât qu’en législation il n’y avait de vrai ou de faux que ce que tel code avait admis ou rejeté.
Il y a cependant, dans une loi, des choses qu’il faut bien distinguer. D’abord, la puissance qui lui appartient, soit qu’elle commande, soit qu’elle prohibe ; c’est en général la partie la moins contestée et la moins contestable. La puissance d’une loi est un fait qui se manifeste par des actes contre ceux qui refusent de la reconnaître. Il y a, en second lieu, les conséquences bonnes ou mauvaises qu’elle produit : ce sont encore là des faits auxquels on peut être forcé de se soumettre, mais que chacun a la faculté de juger. Enfin, il peut y avoir, dans la description d’une loi, des déclarations sur ce que les choses sont. Ces déclarations ne changent rien à la nature des choses ; ce sont des opinions semblables à celles que pourraient publier des personnes sans autorité ; elles sont incapables, soit de rien créer, soit de rien détruire. Tous les gouvernements du monde se réuniraient pour déclarer que le sang ne circule point dans nos veines, ou que la terre ne tourne point autour du soleil, que la nature n’en suivrait pas moins sa marche : ce qui est vrai continuerait de l’être, ce qui est faux le serait toujours. Or, les opinions des jurisconsultes romains sur les lois de notre nature, sont des opinions du même genre ; peu importe qu’elles aient été insérées dans un code de lois écrites, peu importe qu’elles aient été reproduites par une multitude d’écrivains ; ces circonstances ne sauraient leur donner une vérité qu’elles n’auraient pas par elles-mêmes.
Montesquieu, en adoptant un système qui lui est propre, a été entraîné par deux erreurs ; il a admis d’abord des idées innées, et il a pensé qu’à une époque quelconque, l’homme était sorti de son état naturel, pour passer dans un état qui n’est pas celui de sa propre nature. « Pour connaître bien les lois naturelles, dit-il, il faut considérer un homme avant l’établissement des sociétés. Les lois de la nature sont celles qu’il recevrait dans un pareil état. »
Les nations ont passé par divers états ; elles sont parties de l’ignorance la plus complète pour arriver au point où nous les voyons ; elles sont, peu à peu, devenues plus éclairées, mieux pourvues de choses nécessaires à leur existence, et par conséquent beaucoup plus nombreuses. Mais ce n’est pas en violant les lois de leur propre nature qu’elles ont fait des progrès ; c’est, au contraire, en apprenant à les connaître, et en s’y conformant tous les jours davantage ; c’est en étudiant les causes qui peuvent les faire prospérer ou dépérir ; c’est en multipliant les unes et en écartant les autres.
L’homme ne change pas de nature en passant d’un état d’ignorance et de dénuement à un état où il connaît mieux ses intérêts, et où il peut plus aisément satisfaire ses besoins. Un travail modéré, l’abondance des choses nécessaires à la vie, la paix, la sécurité, la modération dans les jouissances, produiraient sur une peuplade de sauvages, exactement les mêmes effets que sur un peuple civilisé. De même, un travail excessif ou une oisiveté absolue, la rareté et la mauvaise qualité des subsistances, la crainte d’être assailli à tout moment par des ennemis, un état de guerre continuel, produiraient sur le peuple le plus civilisé les mêmes effets que sur les peuples les plus barbares. Une nation tendant par sa propre nature vers sa prospérité, elle ne cesse d’être dans son état naturel que lorsqu’une force quelconque lui imprime un mouvement rétrograde, et la fait dépérir.
M. Bentham, après avoir réfuté le système des jurisconsultes sur les lois naturelles, expose ses propres idées sur le même sujet. Il distingue d’abord, en nous, deux genres d’inclinations : celles qui paraissent exister indépendamment des sociétés humaines, et qui ont dû précéder l’établissement des lois politiques et civiles, et celles qui n’ont pu prendre naissance qu’après l’établissement des sociétés. Il donne exclusivement aux premières le nom de lois naturelles : « Voilà, dit-il, le vrai sens de ce mot. » Mais c’est là l’erreur que j’ai déjà fait remarquer, et qui consiste à croire que le genre humain sort de son état naturel quand il suit une marche progressive. Les inclinations ou les sentiments de l’homme se développent et se rectifient à mesure que les facultés intellectuelles s’étendent, et il serait difficile de voir pourquoi les inclinations d’un individu ignorant et trompé prendraient le nom de naturelles, plutôt que les inclinations d’un homme qui est éclairé et qui a donné à ses sentiments une bonne direction. La qualification conviendrait beaucoup plus, ce semble, aux dernières qu’aux premières, puisque, en effet, les unes sont plus favorables que les autres à la prospérité du genre humain.
« Ce qu’il y a de naturel dans l’homme, ajoute M. Bentham, ce sont des sentiments de peine ou de plaisir, des penchants : mais appeler ces sentiments et ces penchants des lois, c’est introduire une idée fausse et dangereuse ; c’est mettre le langage en opposition avec lui-même : car il faut faire des lois précisément pour réprimer ces penchants. Au lieu de les regarder comme des lois, il faut les soumettre aux lois. C’est contre les penchants naturels les plus forts qu’il faut faire les lois les plus réprimantes. S’il y avait une loi de la nature qui dirigeât tous les hommes vers leur bien commun, les lois seraient inutiles. Ce serait employer un roseau à soutenir un chêne ; ce serait allumer un flambeau pour ajouter à la lumière du soleil. »
Après avoir rapporté un passage de Blackstone qui, s’appuyant de l’autorité de Montesquieu, dit que la nature impose aux parents l’obligation de pourvoir à l’entretien de leurs enfants, et que c’est cette obligation qui a fait établir le mariage, M. Bentham ajoute :
« Les parents sont disposés à élever leurs enfants, les parents doivent élever leurs enfants : voilà deux propositions différentes. La première ne suppose pas la seconde ; la seconde ne suppose pas la première. Il y a sans doute des raisons très fortes pour imposer aux parents l’obligation de nourrir leurs enfants. Pourquoi Blackstone et Montesquieu ne les donnent-ils pas ? Pourquoi se réfèrent-ils à ce qu’ils appellent la loi de nature ? Qu’est-ce que cette loi de la nature qui a besoin d’une loi secondaire d’un autre législateur ? Si cette obligation naturelle existait, comme le dit Montesquieu, loin de servir de fondement au mariage, elle en prouverait l’inutilité, au moins pour le but qu’il assigne. Un des objets du mariage est précisément de suppléer à l’insuffisance de l’affection naturelle. Il est destiné à convertir en obligation cette inclination de parents qui ne serait pas toujours assez forte pour surmonter les peines et les embarras de l’éducation [25]. »
J’ai dit, et je suis obligé de répéter que les hommes ne prospèrent pas à toutes conditions. Il existe pour eux des causes de prospérité et des causes de dépérissement, qui produisent constamment les mêmes effets. Ces causes ou ces conditions étant dans la nature des choses, nous pouvons les appeler des lois naturelles, puisque les biens ou les maux qui en résultent sont infaillibles. De ce que ces lois ne nous sont pas connues, ou de ce qu’il nous est possible de les violer, il ne faut pas en conclure qu’elles n’existent pas. Il en est des actions humaines comme de toutes les choses qui existent ; elles agissent indépendamment de la connaissance que nous pouvons avoir de leurs effets. Un homme qui prend du poison en croyant prendre un remède, ou un remède en croyant prendre du poison, éprouvera l’action de ce qu’il aura pris, comme s’il avait agi en pleine connaissance de cause. Il en est de même de celui qui se livre à une habitude vicieuse ou vertueuse ; ces habitudes agissent sur lui et sur les êtres de son espèce, indépendamment de la connaissance qu’il peut avoir des effets qu’elles produisent. Sans doute, les hommes qui connaissent les lois auxquelles est soumise la nature humaine, peuvent les enfreindre comme ceux qui ne les connaissent pas ; mais cela n’en prouve pas la non-existence. Il n’est personne qui ne puisse commettre quelques-uns des crimes que les lois punissent ; cela suffit-il pour contester l’existence ou l’efficacité de ces lois ? Blackstone et Montesquieu, au lieu de citer vaguement la loi naturelle comme base de l’obligation imposée aux parents d’élever leurs enfants, auraient mieux fait sans doute de faire connaître les causes qui déterminent les parents à les soigner ; mais ce sont précisément ces causes qui sont les lois de notre nature, puisqu’elles existent indépendamment de notre volonté, et que les effets en sont inévitables [26].
[I-143]
Il n’est pas exact de dire que c’est contre les penchants naturels les plus forts qu’il faut faire les lois les plus réprimantes, et s’il y avait une loi de la nature qui dirigeât tous les hommes vers leur bien commun, les lois seraient inutiles. Si cela était vrai, il faudrait faire des lois contre la tendance qui porte les hommes vers leur conservation et leur prospérité. Les hommes qui font des lois, s’ils ne sont ni des tyrans ni des esprits faux, examinent la manière dont les choses se passent dans le monde ; ils calculent les biens et les maux qui résultent de telle manière d’être ou d’agir, et s’ils voient que, par la nature des choses, tel fait produit toujours des conséquences funestes, ils le signalent comme nuisible ; et, pour que nul ne soit tenté de l’exécuter, ils ajoutent une peine nouvelle à celle que le fait eût pu produire pour son auteur ; ils rendent le châtiment plus fort, ou plus régulier, ou plus inévitable. S’ils trouvent, au contraire, que tel fait produit plus de biens que de maux, ils le signalent encore ; ils ajoutent quelquefois une récompense à la récompense que la nature elle-même y avait attachée, ou bien ils accroissent, pour celui qui l’omet, le mal qui serait résulté pour lui de l’omission. Mais l’action que ces hommes prescrivent ou prohibent n’est pas favorable ou funeste par la raison qu’il leur a plu de la déclarer telle, et de la récompenser ou de la punir ; elle l’est par les conséquences qui en résultent indépendamment de leur volonté. Ce n’est pas le médecin qui fait que telle manière de vivre produit telle maladie, ou que telle plante guérit de tel mal ; sa science se borne à faire voir ce que les choses sont, et à montrer la liaison des effets et des causes. Il en est de même des hommes qui décrivent ou font des lois ; ils ne rendent pas les actions bonnes ou mauvaises ; ils font connaître ce qu’elles sont ; ils favorisent les unes et diminuent le nombre des autres. La seule différence consiste dans le plus ou moins d’autorité.
En agissant ainsi, les hommes investis du pouvoir ne répriment point les penchants naturels les plus forts du genre humain ; au contraire, ils y obéissent, ils les secondent et en rendent les effets plus infaillibles. Si les législateurs voulaient imprimer aux peuples un mouvement contraire aux penchants les plus forts de l’homme, à ceux qui sont le plus dans sa nature, où prendraient-ils leur point d’appui ? Se placeraient-ils en dehors de la nature humaine ? Leurs instruments ne seraient-ils pas aussi des hommes ? En employant de tels instruments, ne se conduiraient-ils pas comme des enfants qui, se trouvant enfermés dans un vaisseau, voudraient le faire aller contre le courant en le poussant avec leurs mains [27]. Il ne faut donc pas dire que, s’il existait dans l’espèce humaine une force ou une loi qui dirigeât les hommes vers leur bien commun, toutes les lois seraient inutiles. Il serait plus vrai de dire, au contraire, que si cette force n’existait pas, toutes les lois seraient impuissantes, ou qu’il n’existerait que de mauvaises lois. Les peuples marcheraient vers leur ruine malgré tous les efforts qu’on ferait pour les retenir, ou, pour mieux dire, personne ne ferait de tels efforts, et jamais il n’eût existé de peuples, car le genre humain eût péri dès sa formation. Les hommes qui décrivent ou publient des lois et ceux qui composent des livres, ne sont pas d’une autre nature que ceux pour lesquels ces lois et ces livres sont faits : tous sont entraînés par le même mouvement. Il serait insensé de croire que la partie gouvernante ou législative des nations tend, par sa propre nature, vers le perfectionnement des peuples, tandis que la partie gouvernée tend naturellement vers sa ruine. La proposition contraire serait beaucoup plus facile à établir, dans les pays du moins où la population n’exerce aucune influence sur les affaires publiques.
Il est une illusion que je dois faire ici remarquer, parce qu’elle exerce une grande influence sur les idées, et qu’elle se reproduit souvent, soit en législation, soit en morale. Lorsqu’on parle de législateurs et de peuples, il semble que ce sont des êtres tellement distincts qu’ils ne sont pas de même nature ; les uns sont présentés comme une espèce de dieux, qui donnent à tout ce qui est placé au-dessous d’eux le mouvement et la vie ; les autres paraissent, au contraire, des êtres privés d’action, ou n’ayant qu’une action irrégulière ou désordonnée ; les lois semblent alors des puissances placées hors de la nature humaine, et se montrent comme un pouvoir en quelque sorte surnaturel. Mais, si l’on ne se laisse pas tromper par le mot, on ne verra, dans les législateurs et dans les peuples, que des êtres de même nature, sujets aux mêmes besoins, aux mêmes passions, aux mêmes préjugés ; on verra, dans la formation de certaines lois, une partie du genre humain agissant sur une autre partie, en même temps qu’elle agit sur elle-même. Cette action d’un peuple ou d’une partie d’un peuple, sur lui-même ou sur une partie de lui-même, est tout aussi simple que celle qu’exerce un individu sur sa propre personne. Si elle a pour effet de le faire prospérer, on peut dire qu’elle est naturelle ou conforme à sa nature ; si, au contraire, elle tend à le dégrader ou à le rendre misérable, on peut dire qu’elle est contraire à sa nature, ou qu’elle ne lui est point naturelle. Le sauvage qui poursuit par la vengeance le meurtrier de son fils, de son père ou de son ami, obéit, dit-on, à la loi de sa propre nature : on doit considérer comme une sanction naturelle le châtiment qu’il inflige à celui qui l’a offensé. Mais pourquoi ne considérerait-on pas également comme des actions naturelles les peines que des collections d’hommes établissent ou infligent pour la sûreté commune, et les précautions qu’ils prennent pour rendre le châtiment plus juste, plus sûr et plus exemplaire ? A-t-il dépendu d’une partie du genre humain de se placer hors de sa propre nature ?
Les systèmes des jurisconsultes sur les lois naturelles consacrent un certain nombre de maximes dont l’observation est généralement utile pour le genre humain : mais ces maximes, présentées comme elles le sont, ne portent avec elles aucune lumière. Ainsi, lorsqu’on nous assure que la loi naturelle ordonne au père d’avoir soin de ses enfants, aux époux d’être fidèles l’un envers l’autre, aux débiteurs de remplir leurs engagements, on n’apprend rien à personne. Il faudrait, pour que l’enseignement fût profitable, exposer les faits généraux qui ont donné naissance à ces maximes, et présenter ensuite toutes les conséquences auxquelles on est nécessairement conduit en les violant ou en les observant : on verrait alors quelles sont les lois auxquelles la nature humaine est soumise. D’un autre côté, en posant en principe qu’il n’y a pas d’autres lois naturelles que celles que chacun trouve dans son esprit ou dans son cœur, ou autorise tout individu qui a reçu une éducation vicieuse, à se livrer à tous les désordres qu’on ne lui a pas appris à détester ; et l’on rend impossible tout progrès dans la morale ou dans la législation, puisque nul ne peut se croire moins instruit qu’un autre.
Mais le système qui n’admet l’existence d’aucune loi naturelle, ou qui considère la législation comme un ouvrage en quelque sorte artificiel, n’est pas exempt d’inconvénients. Il est clair d’abord que, si le genre humain n’était pas soumis à des règles invariables de prospérité ou de dépérissement ; si, son organisation étant donnée, les mêmes causes ne produisent pas constamment sur lui les mêmes effets, il n’y aurait point de science possible. Les connaissances qu’on acquerrait seraient infructueuses, puisqu’on ne pourrait en faire résulter aucune règle de conduite. En présentant les lois comme l’ouvrage d’un certain nombre d’individus, et non comme des conséquences de la nature même de l’homme, on ouvre un vaste champ à l’arbitraire, puisque l’esprit de système cesse d’avoir des bornes. Enfin, en posant en principe que la tendance la plus forte du genre humain ne porte point les hommes vers leur perfectionnement, et que les lois ont pour but de réprimer leurs sentiments les plus naturels et les plus énergiques, on est obligé de considérer les individus par qui les lois sont faites, déclarées ou décrites, comme une espèce particulière, dont la tendance naturelle les porte vers le bien, tandis que la tendance générale des peuples est vers le mal.
La méthode de raisonnement, dont fait usage l’illustre savant qui n’a pas craint d’attaquer les idées de ses devanciers, repousse, il est vrai, de semblables conséquences ; mais les inexactitudes qui lui sont échappées peuvent servir à combattre les grandes vérités qu’il a établies. Il peut reconnaître avec nous que le genre humain est invariable dans sa nature ; que les mêmes causes produisent toujours sur lui les mêmes effets ; qu’il dépérit ou prospère suivant des règles immuables ; il suffira qu’il ait refusé le nom de lois naturelles à cet enchaînement nécessaire d’effets et de causes, pour soulever contre lui une multitude de sentiments et de préjugés, et pour faire rejeter les vérités les plus clairement démontrées.
J’ai dit que le genre humain ne sort pas de son état naturel lorsqu’il suit une marche progressive, et que, la perfectibilité étant dans sa nature, plus il se perfectionne, plus l’état dans lequel il se place lui est naturel. Il suit de là qu’on tombe dans une inconséquence, lorsqu’on met en opposition les lois qu’on nomme naturelles avec les lois qu’on nomme positives. Si un peuple suit la marche qui lui est naturelle lorsqu’il fait un progrès, il obéit aux lois de sa propre nature lorsqu’il adopte une bonne institution ou qu’il en détruit une mauvaise. On peut mettre en opposition une loi qui produit de bons effets avec une loi qui en produit de mauvais ; une bonne loi avec une loi mauvaise ; [I-150] une loi naturelle avec une loi contraire à la nature de l’homme ; on sait alors ce que cela signifie. Mais opposer les lois naturelles aux lois sociales, les lois de la nature aux lois positives, c’est se mettre en contradiction avec soi-même, ou supposer que l’homme sort de son état naturel, à mesure qu’il se débarrasse de ses erreurs, de ses vices et de ses misères.
Ayant examiné les principaux systèmes qu’on a faits sur les lois naturelles, je terminerai ce chapitre par quelques observations sur ce qu’on nomme le droit naturel ; c’est exactement le même sujet donné par une expression différente.
Il n’est personne, ayant quelque connaissance de notre langue, qui ne sache quelle est la signification de l’adjectif droit, droite, lorsqu’il est appliqué à un objet matériel ; personne n’a besoin qu’on lui définisse ce que c’est qu’une ligne droite, un arbre droit. Le même mot, employé dans un sens figuré ou dans un sens moral, a une signification semblable. Ainsi, admettant que le genre humain tend naturellement vers son perfectionnement ou sa prospérité, on considèrera comme droite toute action qui tendra vers ce but par le chemin le plus court. On dira que tel homme a naturellement le droit de faire telle chose, pour indiquer qu’il est utile au genre humain que cette chose puisse être librement faite par lui et par tous les hommes qui se trouvent dans la même position que lui. On dira que tel acte est contraire au droit naturel, pour indiquer qu’il met obstacle à des actions utiles aux hommes, ou qu’il fait exécuter des actions funestes. C’est encore là une expression abrégée qui suppose une démonstration faite, ou jugée inutile à cause de l’évidence des faits ; mais cette expression ne signifie rien toutes les fois qu’aucune démonstration n’a eu lieu, et que les faits ne sont pas établis.
Lorsqu’on parle du droit naturel comme science, on ne peut désigner par là que la connaissance des lois suivant lesquelles le genre humain prospère ou dépérit : c’est la science de la législation. Pour la plupart des jurisconsultes, c’est tout simplement la connaissance d’un certain nombre de maximes, dont on ne recherche ni les causes ni les conséquences.
On donne le nom de droit positif aux lois particulières à chaque nation, en faisant abstraction du bien et du mal qu’elles produisent ; c’est la science des jurisconsultes.
On confond souvent le mot droit avec les mots faculté, puissance, autorité : ces mots sont loin cependant d’avoir la même signification. En prenant le mot droit dans le sens qu’il a naturellement, rien de ce qui est droit ne peut être funeste aux hommes, considérés sous un point de vue général ; mais on ne peut pas dire également que nul acte de puissance ou d’autorité ne peut être malfaisant. Un père a la faculté ou la puissance de faire élever ses enfants comme il juge convenable ; s’il les fait mal élever, il abuse de son pouvoir, mais il n’use pas d’un droit. Un magistrat sur son siège a la puissance ou la faculté de prononcer un arrêt contre sa conscience ; mais si, après avoir rigoureusement observé les formes extérieures qui lui sont prescrites, il envoie un innocent à l’échafaud, personne n’osera dire qu’il a fait usage de ses droits. L’autorité et la puissance supposent, dans ceux qui en sont revêtus, des devoirs à remplir : le droit, chez un individu, place, dans d’autres, le devoir ou l’obligation [28].
En donnant aux mots lois naturelles le sens que nous y avons attaché, quel est l’état le plus naturel à l’homme ? C’est évidemment celui dans lequel il prospère le mieux, celui dans lequel toutes ses facultés morales, intellectuelles et physiques, se développent avec le plus de liberté. L’état qui est le plus contre sa nature est celui dans lequel il souffre le plus, celui qui présente au perfectionnement et à l’accroissement de son espèce les obstacles les plus nombreux et les plus forts.
[I-153]
Du système dans lequel on considère les lois civiles et politiques comme des conséquences d’une convention primitive, ou du Contrat social de J.-J. Rousseau, et de l’opposition qui existe entre ce système et la méthode analytique.
Une nombreuse assemblée, composée de gens raisonnables, se réunit dans l’intention d’entendre l’exposition des principes d’une des sciences les plus intéressantes pour le genre humain ; le professeur qui a promis de lui faire part de ses lumières, se présente devant elle pour remplir sa promesse ; il commence par annoncer qu’il écartera tous les faits, et n’en tiendra aucun compte ; il dit ensuite qu’il fera une supposition, fausse à la vérité, mais qu’il la considérera comme vraie ; qu’il tirera de cette supposition une multitude de conséquences aussi imprévues qu’intéressantes ; et que ces conséquences, systématiquement exposées, formeront la science qu’il a promis d’enseigner.
Se trouvera-t-il, je le demande, beaucoup de personnes qui, après un tel préliminaire, consentent à en entendre davantage ? S’il s’en trouve quelques-unes que la curiosité retienne, s’en trouvera-t-il d’assez simples pour s’imaginer qu’elles vont réellement apprendre quelque chose ? S’il était question d’histoire naturelle, de physique, de chimie ou d’astronomie, il n’est pas douteux que le prétendu professeur serait sur-le-champ abandonné, peut-être même serait-il accueilli par des huées. Mais, s’il était question de législation ou de politique, il se pourrait bien que l’assemblée fût saisie d’admiration, en entendant un si magnifique début, surtout s’il était soutenu par un style pompeux et par un ton dogmatique.
Les Principes de droit politique de J.-J. Rousseau, ou son Contrat social, ces principes qui ont été considérés comme les oracles de la sagesse, sont-ils, en effet, autre chose qu’une suite de déductions tirées d’une supposition évidemment fausse ? Quel est le pays dans lequel des hommes se sont réunis, de propos délibéré, pour former un peuple, et régler, par une convention, les conditions de leur association ? Comment ces hommes ont-ils été doués de tant de sagacité, de tant de prévoyance, que tous les peuples qui sont venus après eux, ont dû être gouvernés par ce contrat, et qu’ils ne sauraient y ajouter, ni en retrancher un seul mot, sans cesser d’être ? Comment est-il arrivé que toutes les nations qui couvrent la terre, aient procédé au moment de leur formation par une convention conçue dans les mêmes termes ? Quel est le moyen à l’aide duquel Rousseau est parvenu à connaître des procédés qui sont antérieurs à tous les monuments historiques ? Comment les peuples actuels et les peuples à venir peuvent-ils se trouver irrévocablement liés par un contrat qu’ils n’ont certainement pas fait, et dont rien ne leur révèle l’existence ? Comment, enfin, un contrat qui est antérieur à toute espèce de lois et de gouvernement, a-t-il pu être obligatoire ? Qu’est-ce qui a pu en faire la force, puisqu’il fait lui-même la force des lois et des autorités publiques ?
Ces questions seraient fondées, si le contrat social était un fait dont l’existence fût positivement affirmée ; mais comme ce n’est qu’une supposition fausse, destinée à servir de base à un système, il est clair que toute question relative à l’existence de ce pacte, est sans objet. Il ne peut plus être question que de savoir comment l’auteur a pu être conduit à voir, dans les conséquences d’une fausse supposition, des principes du droit politique, et quelle a été et quelle peut être encore l’influence de ces prétendus principes.
Il est peu d’écrivains qui aient manifesté, en faveur de la liberté, des sentiments plus vifs que ceux qui sont exprimés dans les écrits de Rousseau ; et il n’en est peut-être aucun qui ait établi des maximes plus propres à conduire les peuples à la servitude ou à l’anarchie. Lorsque cet écrivain attaque les auteurs qui ont parlé en faveur du pouvoir absolu, il déploie une force de raisonnement qui n’appartient qu’à lui ; et lorsqu’il veut établir des principes de législation, on croirait entendre le ministre d’un sultan, qui veut créer des hommes libres. Cette opposition entre ses sentiments et ses maximes, explique la popularité dont il a joui, et les erreurs déplorables dans lesquelles il a entraîné ses aveugles admirateurs. Tout le monde pouvait partager ses sentiments, peu étaient en état de juger ses idées.
On sait comment, par le désir de faire effet, et sur le conseil que lui donna Diderot, Rousseau fut conduit à soutenir que les sciences et les arts avaient plus contribué à corrompre qu’à épurer les mœurs. Une fois engagé dans cette route, il s’y enfonça toujours de plus en plus, autant par vanité que par le mépris que lui inspiraient ses adversaires. Il finit par croire à la vérité d’une opinion qu’il n’avait d’abord soutenue que comme un jeu d’esprit et pour faire preuve d’habileté. En passant d’une conséquence à l’autre, il devait arriver à croire qu’à chaque pas que les peuples avaient fait dans la civilisation, ils s’étaient enfoncés dans le vice et la misère, et que, pour trouver le temps où ils avaient eu le moins de vices et le plus de bonheur, il fallait remonter à une époque où les hommes vivaient isolés dans les bois, comme des bêtes sauvages, et où ils n’avaient pour nourriture que de l’eau et du gland. Ce fut, en effet, à cette conséquence qu’il arriva : il prétendit que l’état d’isolement était l’état naturel de l’homme ; que la formation de la famille était déjà un premier pas vers la corruption, et que la réunion en société était un état contre nature.
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Ces principes étant admis, il ne lui était plus possible de considérer la formation et l’accroissement des peuples comme une suite naturelle du développement du genre humain ; il ne pouvait plus considérer les mœurs et les lois des nations comme des conséquences du besoin et des facultés de l’homme, ou, pour mieux dire, de son organisation, puisque c’eût été reconnaître que les nations, en perfectionnant leurs lois ou leurs institutions, n’avaient pas agi d’une manière contraire à la nature humaine. D’un autre côté, son amour pour l’indépendance, avantage inappréciable de l’état de nature, ne lui permettait pas d’admettre, avec quelques publicistes, que les hommes s’étaient soumis volontairement à des chefs. Pour expliquer la formation des peuples et leur soumission à un gouvernement, il fallut trouver un moyen qui ne fût, ni une conséquence de la nature de l’homme, ni une application de la force, ni l’abnégation de la liberté : ce fut le contrat social ; c’est-à-dire la supposition d’une convention entre des individus isolés, se réunissant pour former un peuple. Voici comment il établit ce système.
Rousseau suppose les hommes parvenus à ce point où les obstacles qui nuisent à leur conservation dans l’état de nature l’emportent, par leur résistance, sur les forces que chaque individu peut employer pour se maintenir dans cet état. Alors cet état primitif ne peut plus subsister, et le genre humain périrait s’il ne changeait de manière d’être.
Mais les hommes ne peuvent pas créer de nouvelles forces pour vaincre les obstacles qui nuisent à leur conservation ; ils ne peuvent qu’unir et diriger celles qui existent ; et comme la force et la liberté de chaque individu sont les premiers instruments de sa conservation, il se présente une difficulté : c’est de savoir comment il les engagera sans se nuire, et sans négliger les soins qu’il se doit.
Nos sauvages, qui jusqu’ici avaient vécu isolés comme des ours, qui n’avaient eu aucun langage, qui n’avaient consulté que l’instinct et l’appétit, s’aperçoivent de la difficulté ; un d’entre eux, sans doute un géomètre, pose la difficulté en ces termes : « Trouvez une forme d’association qui défende et protège de toute la force commune la personne et les biens de chaque associé, et par laquelle chacun, s’unissant à tous, n’obéisse pourtant qu’à lui-même et reste aussi libre qu’auparavant. »
Tel est le problème qui se présenta à résoudre. Rousseau ne nous dit point dans quelle langue il fut exprimé, ni même s’il fut proposé par écrit ; il nous apprend seulement que le contrat social en donna la solution, sans même daigner nous instruire quel fut le rare génie qui imagina ce contrat. Il rapporte ce contrat en ces termes, après en avoir écarté ce qui n’est pas de son essence : Chacun de nous met en commun sa personne et toute sa puissance sous la suprême direction de la volonté générale ; et nous recevons en corps, chaque membre comme partie indivisible du tout.
Sans doute, quand le contrat fut ainsi proposé, il se trouvait dans l’assemblée des enfants et des femmes, et comme il n’y avait pas de loi positive qui distinguât les capables des incapables, il serait bon de savoir comment la distinction en fut faite. Il serait bon de savoir également si les parties contractantes s’engagèrent, non seulement pour elles-mêmes, mais aussi pour leur postérité, et si elles se crurent autorisées à traiter pour les générations à venir. Enfin, il serait curieux de savoir si, lorsqu’on proposa la formule chacun de nous met en commun sa personne et toute sa puissance , les dames ne furent pas effrayées, et ne demandèrent pas quelques explications avant que de signer le contrat.
L’aliénation que chacun fit de sa personne et de sa puissance fut sans réserve ; car, suivant Rousseau, chaque membre de la communauté se donne à elle au moment qu’elle se forme, tel qu’il se trouve actuellement, lui et toutes ses forces, dont les biens qu’il possède font partie. Les clauses de ce contrat, dit-il, sont tellement déterminées par la nature de l’acte, que la moindre modification les rendrait vaines et de nul effet ; en sorte que, bien qu’elles n’aient peut-être jamais été formellement énoncées, elles sont partout les mêmes, partout tacitement admises et reconnues, jusqu’à ce que, le pacte social étant violé, chacun rentre alors dans ses premiers droits et reprenne sa liberté naturelle, en perdant la liberté conventionnelle pour laquelle il y renonça.
Ainsi, le contrat social est admis tacitement partout où les clauses n’en sont point violées, ce qui est certainement incontestable ; mais la violation d’une des clauses le rend nul, et chacun reprend alors sa liberté naturelle. Si donc il arrive qu’un des associés, après avoir mis en commun sa personne et toute sa puissance, ne tienne pas l’engagement qu’il a contracté ; s’il n’obéit pas à la suprême direction de la volonté générale ; s’il prend la fuite quand il est appelé au combat ; s’il refuse de payer sa part de l’impôt ; si, de retour d’un voyage, il soustrait aux recherches des douaniers une paire de boucles ou un mouchoir des Indes, il viole évidemment le contrat social ; à l’instant l’État est dissous ; chacun reprend sa liberté naturelle, et a droit à tout ce qu’il peut atteindre.
Mais, avant que d’examiner quelles sont les conséquences de la violation du contrat, voyons quelles sont les suites immédiates de sa formation. Aussitôt que la formule en est rédigée et unanimement adoptée, les associés passent de l’état de nature à un ordre social parfait : la justice est sur-le-champ substituée à l’instinct, les actions prennent une moralité qu’elles n’avaient pas ; la voix du devoir succède à l’impulsion physique, et le droit à l’appétit ; les facultés s’exercent et se développent ; les idées s’étendent ; les sentiments s’ennoblissent ; l’âme tout entière s’élève ; un animal stupide et borné devient un être intelligent et un homme ; et si des abus de cette nouvelle condition ne le dégradaient souvent au-dessous de celle dont il est sorti, il devrait bénir sans cesse l’instant heureux qui l’en arracha pour jamais.
Cette transformation miraculeuse d’une multitude d’animaux stupides et bornés, n’ayant entre eux aucune liaison, en une population unie, intelligente, morale, et rigoureuse observatrice de ses devoirs, est due uniquement à la vertu secrète du contrat social, au pouvoir magique de ces paroles : chacun de nous met en commun sa personne et toute sa puissance sous la suprême direction de la volonté générale. Ces mots sont à peine prononcés, que la ruse du sauvage devient de la bonne foi, l’avidité du désintéressement, la cruauté de l’humanité, et l’intempérance de la modération.
Avant le contrat, ces animaux stupides et bornés, qui n’obéissaient qu’à l’instinct et à l’appétit, et dont les actions étaient sans moralité, avaient cependant des biens. Rousseau ne nous a point appris d’où ils les tenaient. Les avaient-ils créés par leurs travaux ? Les avaient-ils reçus de leurs ancêtres ? Le premier moyen n’est guère vraisemblable ; car des animaux stupides, isolés et sans protection, ne doivent pas être fort laborieux. Le second moyen suppose un ordre social déjà établi. Les biens de chacun des membres de la société passent à l’État par le seul effet du contrat. L’État, dit Rousseau, à l’égard de ses membres, est maître de tous leurs biens par le contrat social, qui dans l’État sert de base à tous les droits. Cependant les particuliers ne sont pas dépouillés des biens qu’ils possèdent, mais ils sont considérés comme dépositaires du bien public.
Les associés ne mettent pas en commun leurs biens seulement, ils y mettent aussi leurs personnes ; et, comme la nature donne à chaque homme un pouvoir absolu sur tous ses membres, le pacte social donne au corps politique un pouvoir absolu sur tous les siens. Il suit de là que, quand le prince a dit à un citoyen, il est expédient à l’État que tu meures, il doit mourir ; puisque ce n’est qu’à cette condition qu’il a vécu en sûreté jusqu’alors, et que sa vie n’est plus seulement un bienfait de la nature, mais un don conditionnel de l’État.
La fin du contrat social est le plus grand bien de tous ; et le grand bien de tous se réduit à deux objets principaux, la liberté et l’égalité. Mais cette liberté ne consiste pas à disposer de soi de la manière qu’on juge convenable ; à faire de ses facultés et de ses moyens l’usage qu’on croit le plus avantageux. Elle consiste à se conformer à la loi, même quand la loi nous gêne ; on peut même dire que plus la loi met des entraves à l’exercice de nos facultés individuelles, et plus elle approche de la perfection. Elle est parfaite, si elle parvient à anéantir les forces naturelles de l’homme à tel point, qu’il soit incapable d’agir, si ce n’est au moyen de forces qui lui soient étrangères et en faisant usage du secours d’autrui. On va voir quel est le moyen à l’aide duquel les associés peuvent obtenir des lois si parfaites, et devenir des hommes libres.
Le contrat social est rédigé et adopté. À l’instant, au lieu de la personne particulière de chaque contractant, cet acte d’association produit un corps moral et collectif composé d’autant de membres que l’assemblée a de voix, lequel reçoit de ce même acte son unité, son moi commun, sa vie et sa volonté. Cette personne publique, qui prend des noms divers selon le point de vue sous lequel on la considère, s’appelle souverain, lorsqu’elle fait des lois. Toute sa puissance consiste à vouloir, et chacune de ses volontés est une loi. Sa puissance est indivisible, inaliénable, intransmissible ; de sorte qu’aucun peuple ne peut prétendre avoir des lois, si la personne morale que le contrat social a formée, ne les a pas faites.
C’est le contrat social qui forme le souverain ; c’est le souverain qui forme la loi, et la loi ne peut se former qu’à la majorité ; le seul acte qui exige l’unanimité, est celui qui sert de fondement à tout le reste. Les lois sont donc l’expression de la volonté générale, c’est-à-dire de la majorité des membres du souverain. Lorsque chacun est admis à voter, nul ne peut se plaindre du résultat de la délibération ; elle est essentiellement juste, puisque nul n’est injuste envers soi-même, que la volonté générale est toujours droite, et qu’elle tend toujours à l’utilité publique.
Mais, quoique nul ne puisse être injuste envers soi-même, et que la volonté générale, qui n’est que celle de la majorité, soit toujours droite, le peuple peut ne pas toujours voir ce qui lui est avantageux. Il a besoin d’un guide, d’un homme qui le fasse vouloirs en un mot, d’un législateur. Ce législateur doit se proposer, ainsi qu’on l’a vu précédemment, la liberté et l’égalité, et voici comment il y parvient.
Il faut qu’il se sente en état de changer, pour ainsi dire, la nature humaine, de transformer chaque individu, qui par lui-même est un tout parfait et solitaire, en partie d’un plus grand tout dont cet individu reçoive en quelque sorte sa vie et son être ; d’altérer la constitution de l’homme pour la renforcer ; de substituer une existence partielle et morale à l’existence physique et indépendante que nous avons tous reçue de la nature. Il faut, en un mot, qu’il ôte à l’homme ses forces, pour lui en donner qui lui soient étrangères, et dont il ne puisse faire usage sans le secours d’autrui. Plus ces forces naturelles sont mortes et anéanties, plus les acquises sont grandes et durables, plus aussi l’institution est solide et parfaite : en sorte que si chaque citoyen n’est rien, et ne peut rien que par les autres, et que la force acquise par le tout soit égale ou supérieure à la somme des forces naturelles de tous les individus, on peut dire que la législation est au plus haut point de perfection qu’elle puisse atteindre.
Il se présente ici une difficulté : un acte ne peut avoir le caractère de loi, et être obligatoire pour les membres de la communauté, qu’autant qu’il est l’ouvrage du souverain, et qu’il exprime la volonté de la majorité. Il faut donc que le législateur trouve le moyen de faire adopter ses idées par le souverain qui ne les comprend pas, ou qui les trouve fausses ou funestes. Les sages qui veulent parler au vulgaire leur langage au lieu du sien, n’en sauraient être entendus : or, dit Rousseau, il y a mille sortes d’idées qu’il est impossible de traduire dans la langue du peuple. Les vues trop générales et les objets trop éloignés sont également hors de sa portée ; chaque individu, ne goûtant d’autre plan de gouvernement que celui qui se rapporte à son intérêt particulier, aperçoit difficilement les avantages qu’il doit retirer des privations continuelles qu’imposent les bonnes lois.
Le raisonnement est impuissant ; la force ne peut être employée ; c’est donc une nécessité qu’il recoure à une autorité d’un autre ordre, qui puisse entraîner sans violence, et persuader sans convaincre. Ici Rousseau s’arrête, comme s’il craignait d’expliquer nettement sa pensée, en nous faisant connaître sans détour quelle est cette autorité qui est étrangère au raisonnement et à la force. On ne peut douter cependant du sens de ses paroles, lorsqu’on lit immédiatement :
« Voilà ce qui força de tout temps les pères des nations de recourir à l’intervention du ciel et d’honorer les dieux de leur propre sagesse, afin que les peuples, soumis aux lois de l’État comme à celles de la nature, et reconnaissant le même pouvoir dans la formation de l’homme et dans celle de la cité, obéissent avec liberté et portassent docilement le joug de la félicité publique [29]. »
Laissons de côté les pères des nations, qui n’ont rien à faire ici, les modestes philosophes qui croient honorer la divinité en lui attribuant leurs sublimes conceptions, et les citoyens qui consentent à porter en commun le joug de la félicité publique ; examinons la pensée de Rousseau, en la dégageant du pompeux appareil sous lequel il nous la présente. De quoi s’agit-il ? de faire adopter, par la majorité d’un peuple, des lois qui lui déplaisent. Comment doit s’y prendre pour arriver à ce but, un homme qui trouve le raisonnement insuffisant, et qui ne peut ou ne veut pas faire usage de la force ? Il doit mentir, et tromper ses crédules auditeurs ; il doit, par des prestiges ou des miracles, leur persuader qu’il a reçu une mission du ciel ; il doit leur faire croire que les ordres qu’il leur apporte, sont dictés par la divinité, et que ceux qui refuseront de s’y soumettre, subiront des peines plus ou moins sévères dans ce monde ou dans un autre.
Voilà donc à quoi se réduit l’expression de la volonté générale ! À l’adoption, par une multitude égarée, des opinions d’un imposteur ! Et comme une telle méthode ne comporte ni discussion, ni raisonnement ; comme le succès du moyen dépend de l’ignorance de la majorité et du silence ou de la complaisance de la minorité ; comme les hommes éclairés forment toujours le petit nombre, et se laissent difficilement tromper, il est aisé de prévoir que la conséquence de l’adoption des lois proposées, sera le massacre ou la proscription des opposants ; ce seront des incrédules, des athées, des ennemis des dieux, peut-être même des organes des puissances infernales ; leur existence serait incompatible avec la durée du nouvel ordre de choses ; car, s’ils démasquaient l’imposteur, ils renverseraient son système.
Puisque le mensonge et la peur sont, aux yeux de Rousseau, des moyens légitimes de faire adopter un système de législation, par une population ignorante, on ne voit pas pourquoi il se borne à une espèce particulière d’imposture ou de frayeur ; pourquoi un fourbe qui menacerait un peuple stupide du feu du ciel, serait préférable à un chef d’armée qui menacerait un peuple moins ignorant du feu de son artillerie : l’un peut aussi bien que l’autre déterminer l’expression de la volonté générale. Il est même rare que les deux moyens ne marchent pas ensemble : les mensonges sont pour les ignorants ; les violences pour les raisonneurs. Rousseau convient, au reste, qu’il ne suffit pas de mentir, mais qu’il faut de plus une grande âme.
Lorsque la majorité a adopté les lois qui ôtent à chacun ses forces pour lui en donner qui lui soient étrangères, et dont il ne puisse faire usage sans le secours d’autrui ; lorsque les forces individuelles de chacun sont mortes et anéanties ; lorsque chaque citoyen n’est rien et ne peut rien que par le secours des autres, et que chacun a ainsi acquis la plus grande somme de liberté possible, il peut se trouver des individus qui veuillent être quelque chose par eux-mêmes, qui désirent de jouir d’un peu d’action sans le secours d’autrui, et tendent à ressusciter une petite partie de leurs forces mortes et anéanties : cette tendance doit être réprimée par tout le corps, afin que le pacte social ne soit pas un vain formulaire. Ce pacte renferme, en effet, l’engagement tacite qui seul peut donner de la force aux autres, que quiconque refusera d’obéir à la volonté générale, y sera contraint par tout le corps : ce qui ne signifie autre chose, dit Rousseau, sinon qu’on le forcera d’être libre : car telle est la condition qui, donnant chaque citoyen à la patrie, le garantit de toute dépendance personnelle, et particulièrement de la sienne.
Le législateur ne doit pas se proposer seulement la liberté ; il doit se proposer aussi l’égalité. Il ne faut pas entendre, par ce dernier mot, que les degrés de puissance et de richesse soient absolument les mêmes ; mais que, quant à la puissance, elle soit au-dessus de toute violence, et ne s’exerce jamais qu’en vertu du rang et des lois ; et quant à la richesse, que nul citoyen ne soit assez opulent pour pouvoir en acheter un autre, et nul assez pauvre pour être contraint de se vendre. Il ne faut pas non plus entendre par le mot égalité l’exclusion des privilèges, même héréditaires : la loi peut bien statuer, dit Rousseau, qu’il y aura des privilèges, mais elle ne peut en donner nommément à personne ; il faut que les familles ou les individus qui doivent être privilégiés soient choisis, non par le souverain, mais par le gouvernement. On peut donc, sans blesser l’égalité, établir des castes comme dans les Indes ; donner aux uns une puissance plus ou moins étendue sur les autres ; former une classe de parias ; on peut donner à une partie de la population le privilège d’exercer, à l’exclusion des autres, certaines professions, certaines branches d’industrie ou de commerce, ou même certaines fonctions publiques : on peut ordonner même que les enfants ne pourront jamais embrasser d’autres professions que celle de leur père, sans blesser en rien l’égalité ; il suffira que la puissance ne soit jamais exercée qu’en vertu du rang et des lois. Quant à l’égalité de richesses, qui consiste en ce que nul citoyen ne soit assez riche pour pouvoir en acheter un autre, il n’y a pas d’autre moyen de l’établir que de rechercher quelle est la valeur que met à ses opinions l’individu le plus bas, le plus méprisable, le plus vénal qui soit dans l’État ; lorsque cette valeur aura été déterminée, il faudra niveler les fortunes de manière que nul n’ait le moyen d’acheter ce misérable. Cette perfection est difficile à atteindre ; Rousseau convient même que, dans la pratique, elle est une chimère, mais c’est une chimère vers laquelle le législateur doit tendre de toute sa puissance.
Un législateur est un homme rare qui ne paraît qu’à de longs intervalles, et qui a même besoin de saisir, pour établir ses lois, l’instant précis où un peuple est mûr pour la législation. Le souverain qui a besoin de faire des lois tous les jours, ne peut donc pas espérer d’être constamment dirigé par un génie qui le trompe pour son bien. On peut, à l’aide d’une adroite organisation, trouver le moyen d’obtenir l’expression de la volonté générale, sans consulter même la majorité. Il suffit pour cela de diviser le souverain en fractions, de faire plusieurs fractions des citoyens riches et puissants, de mettre la multitude dans une seule classe, et de faire ensuite voter par classes et non par têtes. Par ce moyen, il arrivera qu’on aura obtenu l’expression de la volonté générale, sans qu’il ait même été nécessaire de consulter la classe la plus nombreuse, celle qui renferme la majorité des citoyens. Si on la consulte, ce sera seulement pour rendre hommage à son impuissante souveraineté.
On aurait pu objecter à Rousseau que son contrat social ne pouvait pas être obligatoire pour ceux qui n’y avaient pas donné leur assentiment. Il a prévu cette objection, et, pour y répondre, il dit qu’on est supposé y consentir, quand on ne manifeste pas une opinion contraire. Mais, outre qu’une supposition de consentement, n’est pas la même chose qu’un consentement, il reste une autre difficulté à résoudre ; c’est de savoir quel est l’âge auquel on est supposé avoir consenti, et quel rang tiennent dans l’État les personnes qui sont incapables de consentir, ou qui s’y refusent. Si le contrat social n’est obligatoire, ni pour les enfants, ni pour les insensés, ni pour les étrangers, ni pour ceux qui ne veulent pas s’y soumettre, les lois qui ne sont qu’une conséquence de ce contrat, doivent être bien moins obligatoires encore ; elles ne doivent aux personnes de ces classes aucune protection ; ces personnes ne doivent aux lois aucune obéissance. Un enfant en naissant ne doit appartenir à aucune nation ; n’ayant rien promis à un État dont il n’est pas membre, il ne doit ni impôt, ni service militaire, et à son tour l’État ne lui doit rien. Ce peut être aussi une question de savoir si les femmes, qui, dans aucun pays, n’ont jamais fait partie du souverain, doivent être soumises à des lois qu’elles n’ont point consenties, et si elles ne se trouvent pas dans l’état de nature, au sein même de la société. On ne peut pas dire, à leur égard, qu’elles sont supposées avoir consenti au contrat social et aux lois, puisqu’elles ne sont pas admises à manifester leur consentement.
Ayant exposé les principes et l’étendue du pacte social, il reste à examiner quelles sont les conséquences auxquelles on peut arriver à l’aide de ce système.
Nous voyons d’abord qu’on ne peut l’admettre qu’en allant de fausse supposition en fausse supposition, et qu’on arrive même à un terme où les fausses suppositions s’arrêtent, parce qu’on se trouve réduit à supposer l’impossible, tel que le consentement d’individus qui ne peuvent avoir de volonté. Ainsi, l’on suppose d’abord que tous les peuples se sont formés par un acte unique, et que chaque individu a mis en commun sa personne et ses biens ; on suppose ensuite qu’à mesure que chaque homme arrive à un âge de raison, il donne son assentiment au prétendu contrat qu’on a déjà supposé ; on suppose de plus qu’en formant le contrat supposé, ou en donnant son assentiment supposé, on a consenti à trouver bonnes toutes les lois qu’adopterait la majorité ; on suppose enfin que la minorité qui repousse des projets de loi, les veut en réalité, puisque l’approbation s’en trouve dans le contrat supposé.
Rousseau ne connaît pour le genre humain que deux positions ; l’état de nature, et l’état dans lequel la place le contrat social. Suivant lui, tout peuple qui n’admet pas ce contrat reste dans l’état de nature, et tout peuple qui le viole, y retombe par ce seul fait. Ainsi, une nation peut se croire extrêmement civilisée, tandis que les individus qui la composent se trouvent, les uns à l’égard des autres, dans la même position que ces animaux stupides et bornés, dont la vertu magique du contrat social n’a pas encore fait des hommes. Dans l’état de nature, il n’existe pas de justice ; l’homme ne connaît que l’instinct ; ses actions n’ont point de moralité ; il a un droit illimité à tout ce qui lui est nécessaire, même à tout ce qui le tente et qu’il peut atteindre [30] ; il ne doit rien à ceux à qui il n’a rien promis ; il ne reconnaît pour être à autrui que ce qui lui est inutile [31].
[I-174]
Mais le contrat social crée la justice, donne de la moralité aux actions humaines, devient le principe des lois, qui sont elles-mêmes la source de tous les droits. Si le contrat social n’est pas formé, les hommes restent dans l’état de nature ; s’il est violé, ils y retombent. Mais qu’arrive-t-il alors ? Chacun, dit Rousseau, rentre dans ses premiers droits, et reprend sa liberté naturelle, en perdant la liberté conventionnelle par laquelle il y renonça [32].
Les conséquences de la violation du contrat social sont si terribles, qu’il importe de se faire une idée claire du fait qui les produit. On pourrait être porté à penser que le gouvernement qui ne remplit pas ses devoirs, ou qui se rend coupable d’oppression, viole le contrat social. Mais ce contrat est antérieur à l’acte par lequel le gouvernement est institué ; les membres du gouvernement ne peuvent donc pas être au nombre des parties contractantes ; ce n’est absolument, dit Rousseau, qu’une commission, un emploi dans lequel, simples officiers du souverain, ils exercent, en son nom, le pouvoir dont il les a faits dépositaires, et qu’il peut limiter, modifier et reprendre quand il lui plaît. Ce ne sont donc pas, à proprement parler, les attentats des gouvernements qui violent le pacte social.
Ce pacte ne peut être violé que de deux manières : si un ou plusieurs individus ne remplissent pas les engagements qu’ils ont contractés envers le corps ; si le corps ne remplit pas les engagements qu’il a contractés envers les individus. Les particuliers violent leurs engagements, s’ils peuvent se soustraire impunément à l’exécution d’une loi quelconque ; le corps politique viole les siens, s’il n’a pas le moyen ou la puissance d’obliger chaque individu à se soumettre à la suprême direction de la volonté générale : s’il ne peut pas empêcher un membre du gouvernement, par exemple, de s’approprier une partie de la fortune publique, ou d’opprimer un citoyen.
Lorsqu’un de ces événements arrive, le contrat social est donc violé ; chacun rentre dans l’état de nature, et a droit à tout ce qu’il peut atteindre. Si un ministre, par exemple, met impunément la main dans le trésor public, il n’est pas un commis de banquier qui ne puisse aussitôt mettre la main dans la caisse dont la garde lui est confiée. Si un prince, pour agrandir ses domaines, usurpe impunément la moitié du champ de son voisin, l’autre moitié peut aussitôt être saisie par le premier individu qui se présente. Si un agent de la force publique maltraite impunément un citoyen, il n’est pas de mari qui ne puisse à l’instant maltraiter sa femme et ses enfants, et même les priver légitimement de tout moyen de subsistance. Si un homme puissant peut faire dissoudre arbitrairement les liens qui l’unissent à sa femme, il n’est point de femmes qui ne soient aussitôt dégagées de la fidélité qu’elles devaient à leurs maris. Il suffit en un mot que le contrat social reçoive une violation, pour que toute espèce d’ordre soit renversée, qu’il n’existe plus ni obligations ni devoirs moraux : chacun reprend sa liberté naturelle, et a droit à tout ce qu’il peut atteindre.
En morale et en législation, un des effets les plus infaillibles des faux systèmes, est de conduire ceux qui les adoptent et qui veulent être conséquents, à se livrer, en sûreté de conscience, au vice, au crime ou à la tyrannie : quand on part d’un faux principe, c’est par devoir qu’on devient oppresseur. Si l’on arrive à quelque vérité utile, c’est parce qu’on cesse de bien raisonner : on tombe dans des inconséquences, dans des contradictions ; on devient infidèle à son propre système. Il est impossible qu’il en soit autrement, puisqu’on ne peut tirer d’une proposition que ce qu’elle renferme, et que la vérité ne saurait sortir de l’erreur.
Rousseau, dans son Contrat social, se propose deux choses : il veut prouver d’abord que le despotisme ou la servitude ne peuvent être fondés que par la violence et que rien ne saurait les rendre légitimes ; il veut prouver, en second lieu, que l’ordre social, les lois et même les devoirs moraux, ne sont fondés que sur un pacte primitif. Si ses propositions sur le contrat social sont justes, tous ses raisonnements contre le despotisme et la servitude sont des erreurs. Si, au contraire, ses propositions contre l’esclavage sont vraies, il n’y a rien de vrai dans son système de pacte social. On va voir comment les diverses propositions à l’aide desquelles il veut établir ces deux systèmes, s’excluent mutuellement.
Hors du contrat social, l’homme a un droit illimité à tout ce qui lui est nécessaire, à tout ce qui le tente et qu’il peut atteindre ; il ne doit rien à qui il n’a rien promis ; il ne reconnaît pour être à autrui que ce qui lui est inutile : telles sont les maximes que Rousseau considère comme des vérités évidentes par elles-mêmes. Supposons donc qu’un homme cultive un champ, construise une cabane, et y réunisse ses provisions ; un autre, qui ne reconnaît pour être à autrui que ce qui lui est inutile, veut s’emparer de ce champ, de cette cabane, de ces provisions ; en a-t-il le droit ? Oui, dit Rousseau, s’il peut y atteindre. Mais, si le possesseur est le plus fort, n’a-t-il pas droit de les conserver ? Sans doute, puisqu’il a droit à tout ce qui le tente et qu’il peut atteindre. Le droit est donc toujours du côté du plus fort, et comme il ne peut pas y avoir de droit sans une obligation correspondante, c’est un devoir pour le plus faible de respecter les droits des plus forts.
Ainsi raisonne l’auteur du pacte social, lorsqu’il veut prouver que ce pacte doit être le fondement des lois et de tous les devoirs ; mais il raisonne autrement lorsqu’il combat le système de l’esclavage.
[I-178]
« Le plus fort, dit-il, n’est jamais assez fort pour être toujours le maître, s’il ne transforme sa force en droit, et l’obéissance en devoir. De là, le droit du plus fort ; droit pris ironiquement en apparence, et réellement établi en principe (on vient d’en voir un exemple). Mais ne nous expliquera-t-on jamais ce mot ? La force est une puissance physique ; je ne vois pas quelle moralité peut résulter de ses effets. Céder à la force est un acte de nécessité, non de volonté ; c’est tout au plus un acte de prudence. En quel sens pourra-ce être un devoir ?
« Supposons un moment ce prétendu droit. Je dis qu’il n’en résulte qu’un galimatias inexplicable. Car sitôt que c’est la force qui fait le droit, l’effet change avec la cause ; toute force qui surmonte la première succède à son droit. Sitôt qu’on peut désobéir impunément, on le peut légitimement, et puisque le plus fort a toujours raison, il ne s’agit que de faire en sorte qu’on soit le plus fort. Or, qu’est-ce qu’un droit qui périt quand la force cesse ? S’il faut obéir par force, on n’a pas besoin d’obéir par devoir, et si l’on n’est plus forcé d’obéir, on n’y est plus obligé. On voit donc que ce mot de droit n’ajoute rien à la force ; il ne signifie ici rien du tout... Convenons donc que la force ne fait pas droit [33]. »
Tout ce que dit ici Rousseau peut s’appliquer avec une justesse parfaite au droit universel et illimité dont jouit l’homme qui n’est point lié par le contrat social. En supposant un moment ce prétendu droit, je dis qu’il n’en résulte qu’un galimatias inexplicable. Car sitôt que c’est la force qui fait le droit, l’effet change avec la cause ; toute force qui succède à la première succède à son droit... On voit donc que ce mot droit n’ajoute rien à la force ; il ne signifie ici rien du tout... Convenons que la force ne fait pas droit.
Les principes de Rousseau contre le despotisme renversent donc ses principes en faveur du droit illimité de l’homme, dans l’état de nature. On va voir comment ses maximes sur l’état de nature, sont la justification de l’esclavage ou du despotisme même le plus violent.
Un homme adroit et audacieux, un Cromwell ou un César, ne reconnaît pas le contrat social, ou le viole ; il s’empare de la puissance suprême et asservit ses concitoyens. Quelle est, suivant Rousseau, la première conséquence de cette usurpation, ou de cette violation du pacte social ? C’est que chacun rentre dans ses premiers droits et reprend sa liberté naturelle. L’usurpateur rentre dans les siens comme tous les autres. Mais quels sont ces premiers droits dans lesquels rentre chaque individu ? C’est un droit illimité à tout ce qui lui est nécessaire, à tout ce qui le tente et qu’il peut atteindre. Pour que l’usurpateur, rentré dans l’état de nature, ait un droit illimité sur les biens des hommes qu’il a asservis, quelles sont les conditions nécessaires ? Il y en a deux : la première, que ces biens le tentent ; la seconde, qu’il puisse les atteindre. Les mêmes conditions lui donnent un droit illimité sur la vie des citoyens et même sur l’honneur de leurs femmes : il suffit qu’il éprouve des désirs et qu’il ait la puissance de les satisfaire.
« Si le contrat social n’est point admis, ou s’il est violé, je ne reconnais, dit Rousseau, pour être à autrui que ce qui m’est inutile ; je ne dois rien à qui je n’ai rien promis. » C’est précisément ce que dit un despote à ses sujets, un maître à ses esclaves ; et si ce langage est juste dans la bouche de l’homme de la nature, s’il est conforme à son droit illimité, il serait difficile de voir pourquoi il serait injuste ou contraire au droit, dans la bouche d’un tyran ou d’un maître d’esclaves : il n’existe pas plus de contrats entre les uns qu’entre les autres.
Le système de Rousseau sur les droits illimités dont jouissent les hommes avant la formation et après la dissolution du pacte social, a cela de commode pour les tyrans, qu’il justifie par un premier attentat tous les attentats qui peuvent suivre. Lorsque le premier magistrat d’une nation s’est environné d’une force suffisante pour vaincre la résistance que pourraient lui opposer les citoyens, il n’y a plus de crimes possibles pour lui ; tout ce qu’il peut faire impunément, il le peut faire légitimement ; la première atteinte qu’il porte au pacte social, lui donne à tout un droit illimité.
Il suit de là que ce prétendu pacte n’est bon à rien : aussi longtemps qu’aucun individu n’a la force d’en opprimer un autre, il est inutile ; il périt aussitôt que la force le surmonte, et alors le plus fort a droit à tout.
Avant la formation et après la dissolution du contrat social, l’homme ayant droit à tout ce qu’il peut atteindre, il s’ensuit que ses actions n’ont point de moralité, qu’il n’est soumis à aucun devoir, et qu’il n’existe point de propriété. Mais, comme ce contrat, même quand il existe, ne peut avoir de force qu’envers ceux qui l’ont formé ou qui l’ont adopté, il est clair qu’il est sans force à l’égard des nations étrangères et des membres dont elles se composent. Ainsi, lorsque des individus se réunissent en société, l’acte d’association a bien pour effet d’établir la propriété les uns à l’égard des autres ; mais il ne peut l’établir relativement aux étrangers. L’État, dit Rousseau, est maître, à l’égard de ses membres, de tous leurs biens par le contrat social, qui dans l’État sert de base à tous les droits ; mais il ne l’est, à l’égard des autres puissances, que par le droit de premier occupant qu’il tient des particuliers. Ce droit du premier occupant n’est point en lui-même un véritable droit ; ce n’est qu’un résultat de la force.
Ces principes que, dans l’état de nature, les actions de l’homme n’ont point de moralité ; que chacun a droit à tout ce qu’il peut atteindre ; qu’il n’existe point de propriété ; qu’on ne doit rien à qui on n’a rien promis (principes dont Rousseau a besoin pour prouver la nécessité du pacte social), autorisent évidemment les corsaires et les pirates à s’emparer des propriétés qui leur tombent sous la main. Ils autorisent également une armée victorieuse à s’approprier non seulement les biens qui appartiennent à la nation vaincue, et qui composent le domaine public, mais encore ceux qui appartiennent aux particuliers. Ils autorisent un individu à disposer de lui ou même de ses enfants, de la manière qu’il juge convenable ; puisque, n’ayant point de devoirs à remplir, et ses actions n’ayant point de moralité, il ne peut ni violer un devoir, ni se livrer à une action immorale.
Mais ces principes, évidents aux yeux de Rousseau lorsqu’il fait le tableau de l’état de nature, et qu’il cherche à démontrer la nécessité du pacte social, lui semblent des erreurs manifestes, lorsqu’il a besoin de combattre les sophismes à l’aide desquels on a cherché à justifier l’esclavage. « Ce qui est bien et conforme à l’ordre, dit-il, est tel, par la nature des choses et indépendamment des conventions humaines. Un homme ne peut se rendre volontairement esclave ; car renoncer à sa liberté, c’est renoncer à sa qualité d’homme, aux droits de l’humanité, même à ses devoirs ; un homme ne peut donner ses enfants irrévocablement et sans condition ; car un tel don est contraire aux fins de la nature, et passe les droits de la paternité. Le droit de conquête n’a d’autre fondement que la loi du plus fort ; même en pleine guerre, un prince juste s’empare bien, en pays ennemi, de tout ce qui appartient au public, mais il respecte la personne et les biens des particuliers ; il respecte les droits sur lesquels sont fondés les siens. Ainsi voilà des droits, des devoirs indépendants de toute convention, et antérieurs au pacte social.
Si les relations naturelles qui existent entre les individus, ou entre les hommes et les choses, ne produisent ni devoirs ni obligations, comment les relations qui résultent d’une convention en produiraient-elles ? Si le seul fait que tel individu a donné naissance à tel autre, n’impose aucun devoir à aucun des deux ; si le fait que tel individu a donné à telle chose les qualités propres à satisfaire ses besoins, n’est pas une raison propre à lui en assurer la jouissance, comment le fait que deux ou plusieurs individus ont fait entre eux une convention, pourrait-elle produire des obligations pour les uns et pour les autres ? Dans la société, tous les droits reposent sur les lois ; les lois reposent sur le pacte social ; mais le pacte social, sur quoi repose-t-il ? Ce système n’est-il pas comme celui des Indiens, qui font reposer la terre sur un éléphant, l’éléphant sur une tortue, et la tortue sur rien ?
Un jour on sera surpris qu’il se soit trouvé des peuples qui, n’étant privés ni d’intelligence, ni de lumières, aient cherché des règles de conduite dans un système aussi incohérent, et je ne craindrai pas de dire aussi insensé. Mais, lorsqu’on aura examiné les principes qu’ils prirent pour guide, on ne sera plus surpris de les voir marcher d’excès en excès, et établir le plus violent despotisme en croyant fonder la liberté.
En exposant le système de Rousseau, je n’ai pas examiné les conséquences qu’il en tire relativement au gouvernement. J’ai négligé aussi une multitude d’erreurs de détail ; je serai obligé d’y revenir lorsque j’aurai à parler de gouvernement, ou de quelques branches particulières de la législation.
Il est un autre système qui a quelque analogie avec celui que je viens d’exposer, et qui n’est pas beaucoup mieux fondé, quoique les conséquences en soient moins funestes ; c’est celui qui consiste à supposer qu’il existe un contrat entre les citoyens et les membres du gouvernement, et que les devoirs des uns et des autres résultent de ce contrat. C’est lorsque j’aurai à parler du gouvernement, que j’exposerai ce système, qui consiste, comme le précédent, dans une série de conséquences tirées d’une fausse supposition.
Des écrivains qui ont repoussé le système de Rousseau, à cause des absurdités auxquelles il conduit, n’ont pas pu cependant renoncer à l’idée d’une convention primitive ; suivant eux, la propriété n’existe que par convention, et le mal qui résulte des atteintes qu’on y porte, consiste tout entier dans la violation du contrat ; les peuples eux-mêmes ne sont réunis en société que par convention ; enfin toutes les lois ne sont que des conventions. Ces divers systèmes ne sont que des modifications de celui de J.-J. Rousseau ; ils sont plus vagues, sans être plus vrais.
Mais si nous ôtons à la société, à la propriété, aux lois et aux gouvernements l’appui des conventions primitives, sur quoi les ferons-nous reposer ? Le monde ne va-t-il pas être plongé dans la confusion et le désordre, quand il n’aura plus les bases sur lesquelles nous l’avons établi ? Qu’on se rassure ; notre planète et beaucoup d’autres se soutiennent assez bien, sans que nous ayons besoin d’y porter les mains et de leur donner des appuis ; les sociétés, les gouvernements, les lois, les propriétés et même les familles, se soutiendront de même, par la force qui est inhérente à leur nature ; et si, dans tout cela, il y avait jamais quelque chose qui ne pût se maintenir par une puissance qui lui fût propre, c’est qu’il serait bon que cette chose tombât.
Ayant écarté de la science de la législation le contrat social et les conventions primitives, on demandera peut-être comment les sociétés se sont formées. Si c’est une question théologique dont on demande la solution, chacun peut la résoudre en consultant les livres qui sont la base de sa croyance. Si c’est, au contraire, une question de fait, c’est-à-dire une question historique, elle est insoluble ; l’histoire ne fournit à cet égard aucune lumière. Partout où l’on a rencontré des hommes, on les a vus réunis en groupes et en familles ; mais personne n’a jamais observé la manière dont ces groupes avaient été formés.
Il est une erreur de langage que je dois faire ici observer, parce qu’elle influe sur les idées, et qu’elle est quelquefois commise même par les personnes qui n’adoptent pas les systèmes de Rousseau. On dit souvent : les hommes se sont réunis en société pour tel ou tel objet ; ou bien, les hommes ne se sont pas réunis en société pour tel but. On semble croire, en s’exprimant ainsi, ou que tous les peuples se sont formés, comme le dit Rousseau, par un contrat positif, dont toutes les clauses sont encore obligatoires ; ou bien que des peuples nombreux et civilisés ne peuvent sagement se conduire qu’autant qu’ils ne perdent jamais de vue les motifs qui firent agir, il y a plusieurs milliers d’années, quelques peuplades de barbares.
Les hommes ne viennent pas au monde pour y faire telle ou telle chose : ils y arrivent, comme les plantes, sans but, sans motif ; ils naissent membres de telle nation, comme ils naissent enfants de tels pères et de telles mères, sans avoir rien fait pour cela. Ils parlent telle langue plutôt que telle autre ; ils sont soumis à telles lois ou à telle forme de gouvernement, non parce qu’ils ont jugé à propos de faire un choix, mais parce qu’il était impossible que cela fût autrement. On naît citoyen des États-Unis, comme on naît Grec ou Turc ; on n’a pas plus le choix dans un cas que dans l’autre. Chacun se trouve donc attaché à un lieu déterminé, par sa naissance, par sa langue, par ses relations de parenté, par ses affections, par ses opinions religieuses, par la profession qu’il exerce, par les propriétés qu’il possède, et par une foule d’autres liens ; des individus peuvent quelquefois passer d’un peuple chez un autre : mais une nation civilisée tient aussi fortement au sol sur lequel elle s’est développée, qu’une forêt tient à la terre dans laquelle elle a jeté ses racines.
Ces faits sont des vérités tellement claires, qu’elles sont triviales ; cependant, elles sont continuellement démenties par le langage ; elles le sont même par des écrivains qui s’occupent des sciences morales : qu’on juge, d’après cela, de l’état où ces sciences se trouvent encore.
[I-188]
Du système dans lequel on considère les lois comme l’expression de la volonté générale ; de ce qu’on entend par cette volonté ; des erreurs qui se trouvent dans ce système, et des conséquences où elles conduisent en législation et en morale.
Lorsqu’un système, par la manière dont il est présenté, paraît propre à combattre des prétentions odieuses, ou à favoriser des passions ou des préjugés populaires, les peuples se mettent peu en peine d’examiner s’il est conforme à la vérité. Si l’état de choses qu’il décrit, semble désirable, on s’imagine qu’il suffit de le considérer comme vrai, et d’en faire le symbole d’une croyance générale, pour qu’en effet il se réalise. Afin d’en amener plus promptement le triomphe, on attache une espèce de défaveur à quiconque ose se permettre d’en faire la critique, et de diminuer ainsi le nombre des croyants. Mais la nature des choses est aussi indépendante des désirs des peuples que des caprices des rois ; ce qui est vrai, est tel par la nature des choses, et non par la manière dont il nous plaît de l’envisager.
Les savants peuvent être flatteurs, mais les sciences ne flattent personne ; elles sont aussi inflexibles pour les passions ou pour les erreurs populaires, que pour les vices et les désirs des grands. Ainsi, quoi qu’on puisse penser des systèmes de Rousseau sur les fondements et sur la nature des lois, il faut juger ces systèmes en eux-mêmes, et faire abstraction de l’opinion qu’on peut en avoir. Est-il vrai que, dans un pays quelconque, les lois sont l’expression de la volonté générale ? Est-il possible qu’une telle volonté existe, et que toutes les lois en soient l’expression ? Serait-il avantageux que cela fût ?
Ces questions diffèrent beaucoup les unes des autres, et elles pourraient être, par conséquent, susceptibles de solutions différentes. Une chose pourrait exister, et produire de mauvais effets ; elle pourrait être ou paraître désirable, et n’avoir aucune existence ; enfin elle pourrait sembler désirable et être impossible. Rousseau présente son système sur la nature des lois, comme étant l’expression de la vérité, et comme le seul juste et raisonnable ; c’est donc comme tel qu’il s’agit de l’examiner. S’il résultait de l’examen que j’en vais faire, qu’il n’est ni ne saurait devenir l’exposition vraie des choses, je laisserais le soin d’examiner s’il serait bon, à ceux qui se plaisent à raisonner sur l’impossible.
Ce système sur la nature des lois, n’est que la suite de celui que j’ai examiné dans le chapitre précédent, il appartient au même écrivain, et se trouve dans le même ouvrage. J’en traite séparément toutefois, parce que je conçois qu’il est possible d’admettre l’un sans adopter l’autre, et que c’est un moyen de se faire des idées plus justes de tous les deux. Il nous serait difficile d’ailleurs de bien savoir ce que les lois sont, si nous ignorions ce qu’elles ne sont pas, et ce qu’elles ne peuvent même pas être. Lorsque, sur une chose quelconque, de fausses idées sont devenues populaires, il n’y a presque pas moyen d’avancer dans la connaissance de cette chose, si l’on ne commence par détruire l’erreur dans laquelle on a été entraîné.
Il est difficile de bien entendre ce que Rousseau se propose de désigner par ces mots volonté générale. Dans la partie de son ouvrage où il cherche à exposer la nature des lois, le mot volonté est presque toujours synonyme de désir. Ces deux mots sont loin cependant d’avoir la même signification : pour désirer une chose, il suffit d’en sentir le besoin ; pour la vouloir, il faut en sentir le besoin, et posséder de plus la puissance de l’obtenir. Un paralytique peut avoir le désir de marcher ; un pâtre le désir d’être propriétaire de vastes domaines, ou même d’être roi ; mais, s’ils entendent leur langue, le premier ne dira point qu’il a la volonté de courir, ni le second la volonté de gouverner un empire.
Après avoir exposé ce qu’il entend par le mot souverain, Rousseau recherche si la volonté générale peut errer. Il dit que la volonté générale est toujours droite et tend toujours à l’utilité publique, mais que les délibérations du peuple n’ont pas toujours la même rectitude. On veut toujours son bien, ajoute-t-il, mais on ne le voit pas toujours [34]. « Comment, dit-il ailleurs, une multitude aveugle qui souvent ne sait ce qu’elle veut, parce qu’elle sait rarement ce qui lui est bon, exécuterait-elle d’elle-même une entreprise aussi grande, aussi difficile qu’un système de législation ? De lui-même le peuple veut toujours le bien, mais de lui-même il ne le voit pas toujours. La volonté générale est toujours droite, mais le jugement qui la guide n’est pas toujours éclairé. Il faut lui faire voir les objets tels qu’ils sont, quelquefois tels qu’ils doivent lui paraître... Les particuliers voient le bien qu’ils rejettent : le public veut le bien qu’il ne voit pas. Tous ont également besoin de guide [35]. »
Il est évident que la volonté dont parle ici Rousseau, n’est pas autre chose qu’un simple dé sir. Si l’on substitue ce dernier mot à la place du premier, dans les passages qu’on vient de lire, on verra que le langage est beaucoup plus juste. Qu’on dise, par exemple, qu’un peuple désire toujours d’être heureux, mais qu’il ne voit pas toujours ce qui peut le rendre tel ; que les hommes désirent toujours leur bien, mais qu’ils savent rarement ce qui leur est bon ; que le désir général est toujours droit ; mais que le jugement qui le guide n’est pas toujours éclairé, on pourra ne pas être d’accord sur les conséquences de ces phénomènes ; mais on ne pourra pas du moins contester l’exactitude du langage.
Cette substitution d’un mot à un autre, est ici d’une grande importance. Si Rousseau eût employé le terme propre, tout son système croulait de lui-même, ou pour mieux dire il n’y avait plus moyen de le construire. Admettant, en effet, qu’un peuple a toujours le désir d’être heureux, mais qu’il sait rarement ce qui lui est bon, il est impossible de tirer de ces deux faits aucune conséquence en faveur de la législation qu’il adopte. Un malade a toujours le désir de se bien porter ; faut-il en conclure que les remèdes qu’il imagine ou qu’il accepte des mains de son médecin, sont essentiellement bons ? Faut-il considérer l’ordonnance du médecin comme l’expression de la volonté du malade, par la raison que celui-ci consent à s’y soumettre ? En la considérant comme telle, s’ensuit-il qu’elle produira l’effet désiré ?
Rousseau admet qu’une multitude aveugle ne sait souvent ce qu’elle veut, parce qu’elle sait rarement ce qui lui est bon ; il dit qu’elle a besoin qu’on lui apprenne ce qu’elle veut ; que le jugement qui la guide n’est pas toujours éclairé ; qu’elle ne voit pas le bien qu’elle veut (qu’elle désire). Il conclut de là la nécessité d’un législateur qui lui fasse voir les objets tels qu’ils sont, ou même tels qu’ils doivent lui paraître. Il va plus loin ; il la déclare incapable de comprendre un système de législation, et de se laisser gouverner par le raisonnement ; il dit qu’il faut la tromper pour lui faire accepter de bonnes lois. Il est donc évident que la volonté dont il parle, n’est pas autre chose qu’un désir vague, qui se rapporte, non à telle loi particulière, mais à l’effet qu’il suppose qu’elle doit produire. Ce désir, auquel Rousseau donne mal à propos le nom de volonté, a une analogie parfaite avec le désir d’un homme qui souffre ; ce que cet homme désire, ce n’est pas précisément de prendre tel ou tel remède, c’est de mettre un terme à ses douleurs.
Ainsi, en supposant qu’une loi fût adoptée à l’unanimité par un peuple, cette circonstance ne prouverait pas qu’elle doit nécessairement produire de bons effets, puisque la multitude voit sûrement ce qui lui est bon : l’acceptation unanime ne prouve pas plus en faveur d’une loi, que le courage avec lequel un malade prend un remède, ne prouve en faveur de l’ordonnance de son médecin.
En substituant le mot désir au mot volonté, on voit sur-le-champ combien peu sont fondées les opinions de Rousseau sur les lois, et sur les conditions qui seules peuvent les rendre bonnes. Est-il exact de dire que les lois sont l’expression du désir général ? Si un peuple ne voit pas quelles sont les lois qui lui sont bonnes, si l’on est obligé de le tromper pour lui en faire adopter de telles, peut-on dire qu’il les désire ? En admettant qu’il les désire, cela suffit-il pour qu’elles produisent un bon effet ? Un individu se livre souvent à des actions qui lui sont funestes : pourquoi une collection d’individus se conduirait-elle plus sagement ? S’ils ont plus de lumières, ce qui n’est pas toujours vrai, leurs intérêts ne sont-ils pas aussi plus compliqués ?
« Mille nations ont brillé sur la terre qui n’auraient jamais pu souffrir de bonnes lois, et celles même qui l’auraient pu, n’ont eu dans toute leur durée qu’un temps fort court pour cela. La plupart des peuples ainsi que des hommes ne sont dociles que dans leur jeunesse ; ils deviennent incorrigibles en vieillissant ; quand une fois les coutumes sont établies et les préjugés enracinés, c’est une entreprise dangereuse et vaine de vouloir les réformer, le peuple ne peut même pas souffrir qu’on touche à ses maux pour les détruire, semblable à ces malades stupides et sans courage qui frémissent à l’aspect du médecin... La jeunesse n’est pas l’enfance. Il est pour les nations comme pour les hommes un temps de jeunesse, ou, si l’on veut, de maturité, qu’il faut attendre avant de les soumettre aux lois ; mais la maturité d’un peuple n’est pas toujours facile à connaitre, et si on la prévient, l’ouvrage est manqué [36]. Tel peuple est disciplinable en naissant, tel autre ne l’est pas au bout de dix siècles [37]. »
Comment peut-on admettre des faits semblables, après avoir posé en principe que la volonté générale est toujours droite, et tend toujours à l’utilité publique ? Si mille peuples qui ont brillé sur la terre, auraient été incapables de souffrir de bonnes lois, n’est-il pas évident que la volonté générale n’est pas toujours droite ? Et si la volonté générale n’est point infaillible, quel est le moyen à l’aide duquel on jugera de la bonté des lois ? Qui saura distinguer le peuple dont la volonté générale est toujours droite, de celui dont la volonté générale se trompe toujours ? Par quel rare privilège sera-t-il donné à l’un d’être infaillible, tandis que l’autre ne saurait jamais rencontrer la vérité !
Si Rousseau se trompe en prenant un désir vague de bien-être, pour une volonté positive portant sur des moyens déterminés, il ne se trompe pas moins lorsqu’il donne à la volonté de la majorité le nom de volonté générale. Pour qu’une volonté soit générale, suivant lui, il n’est pas nécessaire qu’elle soit unanime ; il suffit que toutes les voix soient comptées ; toute exclusion formelle, dit-il, rompt la généralité [38]. Mais, si la généralité consiste en ce que toutes les voix soient comptées, pourquoi ne pas dire alors la volonté de la majorité ou du plus grand nombre, au lieu de dire la volonté générale ? Parce qu’ici le nombre ne prouve que la force, et que s’il avait dit que la volonté du plus grand nombre est toujours droite, c’eût été déclarer, en d’autres termes, que le plus fort a toujours raison.
Rousseau semble avoir prévu cette objection : aussi, après avoir reconnu que l’unanimité n’est pas nécessaire pour constituer la généralité, il ne tarde pas à prétendre que majorité et unanimité sont deux termes synonymes ; et que, lorsqu’une assemblée se divise en deux parties, et que chacune d’elles vote en sens contraire, elles sont cependant du même avis. Le non répondu par la minorité, a le même sens, dans l’intention des votants, que le oui de la majorité ; de sorte que tous les votes sont toujours unanimes, quelque divergence apparente qu’il y ait dans les suffrages.
Voici comment s’opère ce prodige. Par le contrat social, toujours formé à l’unanimité, chacun s’engage à se soumettre à la décision du grand nombre, et à vouloir ce que la majorité voudra. Lorsqu’on vote sur une loi, il est donc convenu d’avance que la minorité voudra ce qui sera voulu par la majorité : et aussitôt que la volonté de celle-ci est connue, on connaît la volonté de celle-là qui est la même, puisqu’on veut toujours ce qu’on a une fois promis de vouloir.
« Le citoyen, dit Rousseau, consent à toutes les lois, même à celles qu’on passe malgré lui, et même à celles qui le punissent quand il ose en violer quelqu’une. La volonté constante de tous les membres de l’État est la volonté générale ; c’est par elle qu’ils sont citoyens et libres. Quand on propose une loi dans l’assemblée du peuple, ce qu’on leur demande n’est pas précisément s’ils approuvent la proposition, ou s’ils la rejettent, mais si elle est conforme à la volonté générale qui est la leur ; chacun, en donnant son suffrage, dit son avis là-dessus, et du calcul des voix se tire la déclaration de la volonté générale. Quand donc l’avis contraire au mien l’emporte, cela ne prouve autre chose sinon que je m’étais trompé, et que ce que j’estimais être la volonté générale ne l’était pas. Si mon avis particulier l’eût emporté, j’aurais fait autre chose que ce que j’avais voulu, c’est alors que je n’aurais pas été libre [39]. »
J’avoue que je ne comprends pas ce que cela signifie. Lorsqu’on propose une loi dans l’assemblée du peuple, on ne demande pas aux citoyens, dit Rousseau, s’ils l’approuvent on s’ils la rejettent. Qu’est-ce donc qu’on leur demande ? On leur demande si elle est conforme à la volonté générale. Mais quels seront les éléments dont se composera cette volonté ? À quels signes les votants pourront-ils la connaître ? Comment leur sera-t-il possible de répondre à la question qui leur est faite, tant que personne n’aura fait connaître son opinion individuelle ? Faut-il que chacun déclare qu’il est de l’avis de la majorité ? Mais si chacun fait une déclaration semblable, si nul ne dit ce qu’il pense sur la mesure proposée, qu’est-ce qui formera la majorité, ou ce qu’on nomme la volonté générale ? Si mon avis l’eût emporté, dit Rousseau, j’aurais fait autre chose que ce que j’avais voulu, c’est alors que je n’aurais pas été libre. Mais un avis particulier ne peut l’emporter qu’autant qu’il est un des éléments dont se forme la majorité ; et si, en pareil cas, il n’est pas l’expression de la volonté générale, où se trouve cette volonté et quels sont les signes auxquels on peut la reconnaître ? Comment se fait-il que je sois libre quand l’opinion que je manifeste se trouve en opposition avec l’opinion de la majorité, et que je cesse d’être libre aussitôt que je me trouve d’accord avec le plus grand nombre et que mon avis triomphe ?
Je me suis engagé, par le contrat social, continue Rousseau, à vouloir toujours ce que voudrait la majorité ; d’où il suit que je veux toutes les lois que la majorité adopte, et que les lois que je repousse, ne sont que l’expression de ma volonté. Mais est-il possible de s’engager à vouloir ? Et si un tel engagement est possible, dépend-il de soi de le tenir ? La volonté se composant du désir et de la puissance, peut-on raisonnablement promettre à une ou à plusieurs personnes, qu’on aura, dans toutes les circonstances, le désir et la puissance de faire ou de souffrir tout ce qu’elles voudront ? Dépend-il de soi de désirer des choses qui déplaisent, des choses qu’on juge funestes ? Rousseau ne le pense point, et c’est même sur cette impossibilité qu’il se fonde pour soutenir que la souveraineté est inaliénable.
« S’il n’est pas impossible, dit-il, qu’une volonté particulière s’accorde sur quelque point avec la volonté générale, il est impossible au moins que cet accord soit durable et constant : car la volonté particulière tend par sa nature aux préférences, et la volonté générale à l’égalité. Il est plus impossible encore qu’on ait un garant de cet accord, quand même il devrait toujours exister ; ce ne serait pas un effet de l’art, mais du hasard. Le souverain peut bien dire : je veux actuellement ce que veut un tel homme, ou du moins ce qu’il dit vouloir ; mais il ne peut pas dire : ce que cet homme voudra demain, je le voudrai encore ; puisqu’il est absurde que la volonté se donne des chaînes pour l’avenir, et puisqu’il ne dépend d’aucune volonté de consentir à rien de contraire au bien de l’être qui veut [40]. »
S’il est absurde qu’un peuple s’engage à vouloir ce que voudra demain un individu ; si la volonté ne peut se donner des chaînes pour l’avenir ; s’il ne dépend d’aucune volonté de consentir à rien de contraire au bien de l’être qui veut, comment un individu pourrait-il s’engager à vouloir ce que [I-200] voudra demain la majorité du peuple ? Comment un engagement qu’il n’est pas au pouvoir d’une collection d’individus de prendre ou de remplir, pourrait-il être pris et rempli par un seul ? Si la majorité d’une nation ou d’une assemblée peut dire à la minorité : tu veux aujourd’hui ce que nous voulons, car tu promis jadis de n’avoir jamais d’autres volontés que les nôtres ; quand tu repousses une telle loi comme mauvaise, tu te trompes : tu la trouves bonne, puisqu’elle nous plaît ; en t’obligeant à l’exécuter, nous te forçons à être libre, et à obéir à ta propre volonté ; nous avons promis de te garantir de toute dépendance personnelle, et tu ne dépendras plus que de la volonté générale qui est la tienne ; si, dis-je, la majorité d’une assemblée ou d’une nation peut ainsi parler à la minorité, je ne vois pas pourquoi un prince ne pourrait pas tenir un pareil langage à une nation qui aurait promis d’avoir toujours une volonté conforme à la sienne. Si la volonté d’un peuple est inaliénable, il est absurde de prétendre que celle d’un particulier puisse s’aliéner : il peut aliéner ses biens, ses services ; mais il ne peut pas plus aliéner sa volonté que ses désirs ou ses affections.
En admettant tout ce que j’ai déjà réfuté dans ce chapitre, on serait encore mal fondé à prétendre que les lois sont l’expression de la volonté générale, et que leur conformité avec cette volonté suffit pour les rendre bonnes. Je suppose, en effet, qu’à l’instant où une loi se manifeste, elle est l’expression de la volonté, même unanime, du peuple ou de l’assemblée qui l’a adoptée ; qu’est-ce qui garantit que le lendemain cette volonté n’a point changé ? De nouvelles lumières acquises, des expériences qu’on n’avait pas faites, des intérêts qui n’étaient pas nés ou qu’on n’avait pas aperçus, les mouvements produits dans la population par les décès et les naissances, même le remplacement entier des générations par des générations nouvelles, peuvent-ils permettre d’affirmer que la volonté qui existait il y a plusieurs années ou même plusieurs siècles, existe toujours, et que le peuple d’aujourd’hui veut exactement ce que voulait le peuple qui a cessé d’être ?
Un peuple qui a la puissance de changer ses lois, et qui les laisse subsister, dit Rousseau, déclare, par cela même, qu’elles sont conformes à sa volonté ; plus même elles sont anciennes, et mieux cette conformité est attestée. Il reste à savoir si un peuple, quelle que soit son organisation politique, peut changer sa législation aussi facilement que Rousseau le pense ; il reste à savoir s’il est possible même que la majorité d’un peuple, ou seulement d’une grande assemblée, ait une connaissance parfaite de toutes les lois qui existent dans l’État. Si nous consultons l’expérience, nous trouverons que rien n’est plus rare que de rencontrer, je ne dis pas un peuple, je ne dis pas même une assemblée ou un corps, mais un individu qui connaisse toutes les lois de son pays ; et si nous en cherchons un qui, non seulement connaisse toutes les lois, mais qui soit en état d’apprécier les effets de chacune de leurs dispositions, et de les approuver ou de les rejeter avec une parfaite connaissance de cause, il est fort douteux que nous puissions rencontrer un si rare phénomène.
Dans tous les pays, il existe des hommes qui se livrent à l’étude des dispositions des lois ; mais il en est peu qui les embrassent dans leur ensemble, et il en est encore moins qui les jugent ou qui les considèrent dans les rapports qu’elles ont avec leur volonté particulière. La multitude s’y soumet, même sans se mettre en peine de les connaître ; les magistrats les exécutent, parce que c’est leur métier, et qu’ils ne sauraient faire mieux. S’il arrive que quelque ami du bien public, ou quelque esprit systématique aperçoive ou s’imagine apercevoir quelque vice dans la législation, il expose ses idées. Il porte de ce côté l’attention d’un petit nombre de ses concitoyens ; on discute alors, et quelquefois, après des efforts longtemps soutenus, on parvient à faire une légère correction. Les peuples qui ont eu le plus d’influence dans la formation de leurs lois, n’ont pas été plus instruits à cet égard que les peuples modernes. Les Romains ne connaissaient pas mieux leurs lois que les Anglais ou les Français ne connaissent les leurs ; peut-être même les connaissaient-ils moins, puisqu’ils étaient encore plus esclaves de leurs jurisconsultes, et que chez eux l’imprimerie n’avait pas multiplié les livres.
Le système qui considère les lois d’un peuple comme l’expression de la volonté générale et actuelle des citoyens, ne peut être fondé qu’en admettant comme vrai un fait évidemment impossible. Il faut qu’il existe entre la volonté d’une nation et les lois qui la régissent, le même rapport qu’entre le grand ressort et l’aiguille d’une montre. Si la ressemblance n’existe pas ; si les volontés n’ont pas la simplicité, l’unanimité, et l’activité du ressort ; si les lois dans leur ensemble n’ont pas le mouvement correspondant et régulier de l’aiguille, les unes ne sont pas toujours le résultat des autres. L’ancienneté des lois, même dans les pays les plus libres, n’en prouve point la bonté : un peuple libre peut être longtemps soumis à des lois vicieuses ; un gouvernement absolu renverse quelquefois de mauvaises lois. Les lois pénales de l’Angleterre sont peut-être les plus mauvaises de l’Europe : les Anglais n’en sont pas cependant le peuple le plus esclave.
Nous avons vu que, suivant Rousseau lui-même, une multitude aveugle ne sait pas ce qu’elle veut, parce qu’elle sait rarement ce qui lui est bon ; et que si les particuliers voient le bien qu’ils rejettent, le public veut (c’est-à-dire désire ) le bien qu’il ne voit pas. Nous avons vu ensuite que, par l’expression de la volonté générale, il n’entend que l’expression de la majorité. Cela résulte des passages précédemment rapportés, et surtout de ce qu’il dit lorsqu’il parle des suffrages : il n’y a, dit-il, qu’une seule loi qui exige un consentement unanime ; c’est le pacte social... Hors ce contrat primitif, la voix du plus grand nombre oblige tous les autres ; c’est une suite du contrat même [41]. Ainsi, le souverain, c’est la majorité qui décide dans chaque circonstance ; et cette majorité, loin d’être infaillible dans ses décisions, peut ne pas voir ce qui lui est bon, quoique ses intentions soient toujours droites.
Quel est cependant le pouvoir que Rousseau lui reconnaît, soit à l’égard des individus, soit à l’égard de leurs biens ? un pouvoir absolu ou illimité à l’égard des uns et des autres. Le pouvoir de la majorité sur les personnes est égal à celui qu’a tout individu sur ses propres membres ; car l’aliénation que chacun a faite de soi est sans réserve. Son pouvoir sur les propriétés n’est pas moins étendu, puisque l’État, à l’égard de ses membres, est maître de tous leurs biens par le contrat social, qui, dans l’État, sert de base à tous les droits [42].
Les citoyens n’ont aucune garantie contre l’abus d’un pouvoir si étendu, et ils n’en ont pas besoin.
« Le souverain n’étant formé que des particuliers qui le composent, dit Rousseau, n’a ni ne peut avoir d’intérêt contraire au leur ; par conséquent, la puissance souveraine n’a nul besoin de garant envers les sujets, parce qu’il est impossible que le corps veuille nuire à tous ses membres, et nous verrons ci-après qu’il ne peut nuire à aucun en particulier. Le souverain, par cela seul qu’il est, est toujours ce qu’il doit être [43].
« On voit, dit ailleurs Rousseau, qu’il ne faut plus demander à qui il appartient de faire des lois, puisqu’elles sont des actes de la volonté générale (ou des décisions d’une majorité) ; ni si le prince est au-dessus des lois, puisqu’il est membre de l’État ; ni si la loi peut être injuste, puisque nul n’est injuste envers lui-même ; ni comment on est libre et soumis aux lois, puisqu’elles ne sont que des registres de nos volontés [44]. »
On a vu précédemment comment les lois d’un pays sont les registres des volontés des citoyens. Il reste à savoir s’il est impossible que la majorité qui décide, veuille nuire à tous les membres de l’État ; si cette absence de volonté de nuire, suffit pour qu’elle ne nuise pas en effet ; s’il est vrai qu’elle n’ait la puissance de nuire à aucun particulier ; s’il est impossible que la loi soit injuste ; et enfin, si le souverain (c’est-à-dire la majorité qui décide), par cela seul qu’il est, est toujours ce qu’il doit être.
Mais de telles maximes méritent-elles d’être mises sérieusement en question ? Si un peuple ne voit pas toujours ce qui lui est bon, comment la majorité qui adopte une loi serait-elle infaillible ? Cette majorité ne peut avoir la volonté de nuire à tous les membres de l’État. Soit : s’ensuit-il qu’elle ne leur nuira point ? Un particulier ne saurait avoir la volonté de se ruiner, cela prouve-t-il que personne ne fait mal ses affaires ? La majorité ne peut nuire à aucun particulier ; et qu’est-ce qui l’en empêchera, puisque ses pouvoirs n’ont point de limites ? Elle ne peut disposer, dit-on, que d’une manière générale ; elle ne peut disposer ni sur un individu, ni sur une chose déterminée. Mais est-il impossible d’atteindre des individus déterminés au moyen de désignations générales ? Ne suffira-t-il pas de les désigner par les qualités qui les distinguent, par l’étendue de leurs richesses, par leur âge, par leur sexe, par leur naissance, par leur religion, par leur profession, par leurs opinions, par leurs qualités de célibataires ou de gens mariés ?
En disant que les lois doivent disposer d’une manière générale, entendrait-on que, dans tous les cas, elles doivent atteindre indistinctement tous les membres de l’État sans exception ? Il suivra de cette maxime, qu’il ne pourra exister de lois ni sur les mineurs, ni sur les femmes, ni sur le service militaire, ni sur la capacité requise pour exercer certaines professions, ni sur une branche particulière d’industrie ou de commerce, ni enfin sur rien de ce qui n’est pas commun à tous les individus, à tous les sexes, à toutes les positions, à toutes les propriétés. La loi, dit-on, ne peut être injuste, puisque nul n’est injuste envers lui-même ; si cela ne signifie pas que la loi ne peut être funeste à la société, par la raison que nul n’a la puissance de se nuire, cela n’a aucun sens ; et si c’est là ce que Rousseau veut dire, c’est une erreur évidente ; le nombre des gens qui se nuisent par leur conduite, ou qui sont injustes envers eux-mêmes, est fort grand dans tous les pays. Dire, enfin, que le souverain, quel que soit le sens qu’on donne à ce mot, par cela seul qu’il est, est toujours ce qu’il doit être, c’est reconnaître l’infaillibilité là où elle ne saurait certainement se trouver.
Les opinions de Rousseau sur le pacte social, sur le souverain qui en résulte, sur les conditions essentielles à l’existence d’une loi, sur l’infaillibilité de la volonté générale, sur les perfections inséparables des majorités, peuvent faire croire qu’il avait une très haute idée de la sagesse des peuples ; mais personne n’était moins que lui enthousiaste des bonnes qualités du genre humain ; il ne voyait guère, dans les nations, que de la matière sur laquelle de grands hommes pouvaient faire des expériences ; il ne pensait pas qu’elles marchassent par leurs propres forces vers le perfectionnement ; il les croyait destinées à recevoir, des mains des hommes de génie, la pensée, la force, le mouvement et la vie ; aussi, dans son livre, ne prend-il pas le ton modeste d’un savant qui décrit ce qui se passe sous ses yeux ; il parle comme un génie créateur qui anime de la matière : « Par le pacte social, dit-il, nous avons donné l’existence et la vie au corps politique : il s’agit maintenant de lui donner le mouvement et la volonté par la législation [45]. » Que penserait-on d’un astronome qui dirait gravement : Nous avons imprimé le mouvement à la terre ; il s’agit maintenant de faire tourner le soleil ?
Lorsque Rousseau parle d’un peuple qui veut se donner des lois, il n’y voit qu’une multitude aveugle qui ne sait ce qu’elle veut, parce qu’elle ne connaît pas ce qui lui est bon ; lorsqu’il parle d’organisation politique, il admire l’art avec lequel les premiers législateurs de Rome surent enlever à la majorité de la population toute espèce d’influence, sans qu’elle s’en aperçût ; lorsqu’il parle d’un législateur, il ne voit pas en lui un homme qui cherche quelle est la volonté générale, et qui lui donne le moyen de se manifester ; il y voit un génie créateur qui change, pour ainsi dire, la nature humaine, qui altère la constitution de l’homme pour la renforcer, qui ôte à l’homme ses forces propres pour lui en donner qui lui soient étrangères, qui fait que chaque citoyen n’est rien et ne peut rien que par les autres ; il admire dans les institutions de Mahomet, décriées par l’orgueilleuse philosophie ou l’aveugle esprit de parti, dans ces institutions qui ont dix siècles de durée, ce grand et puissant génie qui préside aux établissements durables [46] ; enfin, comparant les nations à des objets purement matériels, à des fruits que surveille un cultivateur et qu’il doit cueillir à un instant donné, il dit qu’il est pour les nations un temps de maturité qu’il faut attendre avant de les soumettre aux lois ; que la maturité d’un peuple n’est pas toujours facile à connaître, et que, si on la prévient, l’ouvrage est manqué [47].
Et qu’on ne pense pas que toutes ces contradictions, toutes ces incohérences, sont sans influence, et que les unes détruisent l’effet des autres. Lorsque les hommes se sont rempli l’esprit d’une multitude d’idées fausses et contradictoires, ils s’en servent pour justifier leurs passions, sans se mettre en peine si elles s’accordent ou se contredisent ; chacune d’elles règne à son tour, selon l’intérêt de celui qui les a adoptées. Qu’un ambitieux, imbu des principes de Rousseau, parvienne à se faire écouter de la multitude, il ne lui sera pas difficile de lui persuader que tout ce qu’elle veut est juste, et qu’il n’y a de juste que ce qu’elle veut. Que, dans une assemblée, il se mette à la tête d’une majorité passionnée ou fanatique, il lui prouvera tout aussi aisément qu’une majorité ne saurait avoir tort ; que, par cela seul qu’elle est, elle est tout ce qu’elle doit être, et que, par conséquent, il n’est pas nécessaire d’entendre la minorité. Enfin, s’il parvient à s’emparer du pouvoir suprême, il prouvera non moins clairement qu’il est l’organe de la volonté générale, et que du silence universel on doit présumer le consentement du peuple. S’il veut soumettre la population à une législation bizarre, s’il veut la façonner selon ses caprices, en faire des automates chinois, ou la diviser en castes comme les Indous, il saura très bien qu’il doit changer en quelque sorte la nature humaine, altérer la constitution de l’homme pour la renforcer, et faire que chaque citoyen ne soit rien, ne puisse rien que par les autres. Il saura également que, si le raisonnement ne suffit pas, l’imposture peut y suppléer, et qu’il peut honorer les dieux en les faisant mentir ; l’exemple de Mahomet lui servira d’excuse, et imposera silence à l’orgueilleuse philosophie et à l’aveugle esprit de parti. Enfin, il saura qu’il peut disposer aussi arbitrairement des propriétés que des personnes, attendu que l’État, à l’égard de ses membres, est maître de tous leurs biens, et que le pacte social donne au corps politique dont il est l’organe, un pouvoir absolu sur tous ses membres. Que si on lui opposait que, par un de ses actes, il viole ce pacte, il n’en aurait pas moins raison, car il répondrait qu’en ce cas, il retombe dans l’état de nature, et que, par conséquent, il a droit à tout ce qu’il peut atteindre.
Ce ne sont pas seulement les actes de violence, les systèmes arbitraires, les fraudes sacrées, enfin tous les actes de tyrannie, qui peuvent être justifiés par les principes du contrat social, ce sont aussi toutes les actions qui, sans blesser ouvertement les lois, offensent les mœurs. Rousseau admet, en effet, qu’on ne doit rien à qui on n’a rien promis ; qu’il n’existe, parmi les hommes, d’autorité légitime que celle qui est fondée sur les conventions ; que tous les droits sont fixés par la loi dans l’état civil. On voit bien, dans ce système, comment les droits reposent sur les lois, les lois sur le contrat social, et le contrat social sur rien ; mais où trouverons-nous la première base de la morale privée ? Ici, les conventions n’entrent pour rien, puisque c’est principalement dans les cas où il n’y a point de conventions, que les règles et les sentiments moraux nous servent de guide. Suffira-t-il, pour qu’un peuple soit bien, que les citoyens ne se volent pas ou ne s’égorgent pas les uns les autres ? On ne fera pas de faux serment en justice, mais on pourra mentir en toute sûreté de conscience ; on ne poussera pas un homme dans la rivière, mais s’il y tombe on l’y laissera, pût-on le sauver en lui tendant la main ; on ne maltraitera pas son bienfaiteur, mais s’il est atteint par l’infortune on ne lui portera point de secours ; on ne désertera pas de l’armée un jour de combat, mais si l’on voit son frère assailli par des malfaiteurs on fera sagement de se cacher ; on ne ravira point la femme de son ami, mais si on peut séduire sa fille, on ne s’en fera point de scrupule ; on n’ira pas mettre le désordre dans la maison de son voisin, mais on se livrera chez soi à l’intempérance ou à d’autres vices honteux ; il suffira, en un mot, pour que tout soit bien dans l’ordre social, que chacun ait une crainte suffisante de la police, des gendarmes et des bourreaux. Peut-être les admirateurs du contrat social croient-ils échapper à ces conséquences, en disant que tous les devoirs seront réglés par les lois ; mais on tombera alors dans la plus insupportable de toutes les tyrannies, dans celle qui poursuit les citoyens jusque dans les détails de la vie privée et des mœurs domestiques [48].
En résumant les observations que j’ai faites sur le système de Rousseau, je vais tâcher de les réduire à l’expression la plus simple. Est-il vrai, en fait, que les actes ou la puissance à laquelle on donne le nom de lois, soient l’expression de la volonté générale ? Non, cela n’est vrai dans aucun pays ; nous ne connaissons aucun peuple chez lequel les lois aient jamais été l’expression d’une telle volonté. Est-il possible que les lois soient l’expression de la volonté générale ? Ceci est une question toute différente ; car il est des choses qui n’existent pas et qu’on pourrait cependant établir. Pour résoudre cette question, il faudrait examiner chacun des éléments dont se compose cette puissance à laquelle nous donnons le nom de loi, et voir s’il est au pouvoir d’un individu ou d’une nation de créer ou de détruire chacun de ces éléments : or je démontrerai, dans le livre suivant, que la plupart de ces éléments se trouvent dans la nature de l’homme, et que nous ne pouvons changer la nature de rien. Serait-il bon que toutes les lois fussent l’expression de la volonté générale ? Ceci est encore une question différente : il est des gens qui peuvent désirer et qui désirent même quelquefois des choses impossibles ; mais examiner, quand on s’occupe d’une science, s’il serait bon que l’impossible se réalisât, est une véritable puérilité. Enfin, lorsque l’autorité publique réside, soit dans le corps des citoyens, soit dans des assemblées de représentants, soit dans le conseil d’un prince, peut-on prendre des délibérations autrement qu’à la majorité ? Il ne paraît pas qu’il y ait d’autre moyen que celui-là ; c’est donc pour la minorité une nécessité de se soumettre ; c’est une force à laquelle on obéit. Cette force est-elle toujours éclairée, juste, bien intentionnée ? A-t-elle toujours pour objet et pour résultat l’intérêt général ? S’il en était ainsi, jamais il n’eût existé de mauvaises lois.
En soumettant à l’examen les systèmes de Rousseau, j’ai démontré qu’à l’aide de ces systèmes, on pouvait arriver à établir le plus violent arbitraire, et à justifier les actions les plus immorales. Cet écrivain cependant était un ardent ami de la liberté, et quand, dans ses écrits, il attaquait les mauvaises mœurs de ses contemporains, ce n’était point par hypocrisie. Comment est-il donc arrivé qu’on peut tirer de ses principes des conséquences opposées à ses sentiments ? Parce qu’en écrivant sur une science qu’il ignorait, il raisonna sur des faits imaginaires, au lieu d’observer ceux qu’il avait sous les yeux. Il n’y a point de sciences dans lesquelles un faux principe ne conduise à de funestes conséquences. En partant d’une fausse supposition, un médecin, s’il n’est point inconséquent, conduira son malade au tombeau. De même, l’écrivain moraliste qui fera reposer sa science sur une fiction ou sur un mensonge, entraînera ses crédules sectateurs dans le vice ou dans le crime, à moins qu’ils ne cessent de bien raisonner.
Il est une erreur très grave contre laquelle il est essentiel de se mettre en garde ; c’est de s’imaginer qu’avec du talent, on peut se passer de l’observation des faits. On peut, sans doute, avec une imagination forte et un style éloquent, éblouir pendant quelque temps le vulgaire des lecteurs ; mais les illusions se dissipent à mesure que les esprits s’éclairent, et lorsqu’elles ont complètement disparu, le dédain prend la place de l’admiration. Il n’y a de véritable éloquence que dans l’exposition de ce qui est vrai ; le style le plus soigné et le plus flatteur à l’oreille, n’inspire que du dégoût, aussitôt qu’on s’aperçoit qu’il n’a point de sens, ou qu’il n’exprime que des pensées fausses.
Avant que d’exposer l’influence qu’exercent les faux systèmes sur les lois et sur les mœurs, j’ai fait observer qu’il y avait trois manières principales de faire un faux système ; qu’on pouvait décrire d’une manière fausse ou inexacte le phénomène principal sur lequel on voulait fixer l’attention du public ; qu’on pouvait attribuer ce phénomène à des causes autres que celles qui l’avaient produit ; enfin, qu’on pouvait lui attribuer des effets qu’il n’était pas susceptible de produire, ou dissimuler des conséquences qui devaient naturellement en résulter. Si l’on juge les systèmes de Rousseau, soit sur les conventions primitives, soit sur la nature des lois, on trouvera qu’il a successivement fait usage de ces trois manières de mal raisonner : il a décrit des objets qui n’ont jamais eu d’existence réelle ; il a attribué les objets qu’il a décrits, à des causes dont l’existence n’a jamais été ni constatée, ni convenue ; enfin, il a attribué aux mêmes objets des effets heureux qu’ils ne pouvaient pas produire, et n’a pas observé les mauvaises conséquences qu’on pouvait en tirer.
[I-217]
Du système qui fait d’une religion positive le fondement exclusif de la morale et des lois, et de l’influence de ce système sur la civilisation.
Il semble que je ne suis point la gradation naturelle des idées, en passant de l’examen du système dans lequel on considère les lois comme l’expression de la volonté générale, à l’examen du système dans lequel on ne les considère que comme l’expression de la volonté d’un être surnaturel. Mais il y a, entre l’un et l’autre, plus d’analogie qu’il ne paraît, lorsqu’on ne les considère que séparément ; l’écrivain qui a imaginé le premier, en a senti la faiblesse, et c’est par le second qu’il a cherché à le fortifier. N’ayant compté pour rien l’entendement des peuples et les lumières qui peuvent sortir de la discussion, il a été obligé de faire parler son législateur au nom de la divinité. Il a cru qu’il ne pouvait exister ni de bonnes mœurs ni de bonnes lois, qu’autant que les magistrats civils étaient en même temps les ministres de la religion. Il a admiré les institutions de Mahomet, parce qu’il a cru y apercevoir l’union qu’il désirait, et il a condamné la religion chrétienne, parce qu’il a vu que le pouvoir religieux était séparé du pouvoir civil. Ce système, qui a été plusieurs fois mis en pratique, et qui a fait l’admiration de plusieurs philosophes [49], ne déplairait point à quelques ministres de certains cultes chrétiens ; ils consentiraient volontiers, non à remettre leur autorité spirituelle aux magistrats civils, mais à réunir, dans leurs pieuses mains, tous les pouvoirs de l’État ; ils se résigneraient même à ne consulter que la volonté générale, pourvu que la puissance de la faire parler n’appartînt qu’à eux.
En soumettant à l’examen quelques-unes des causes et des conséquences de ce système, je n’ai pas pour but de rechercher quels sont les services que la morale et la législation peuvent tirer de telle ou telle opinion religieuse, ni d’examiner jusqu’à quel point certaines croyances spéciales ont avancé ou retardé les progrès des mœurs ou des lois. Je ne me propose qu’une seule chose ; c’est de faire voir les conséquences d’un système qui, excluant l’observation des faits de l’étude de ces deux sciences, fait reposer tous les devoirs des hommes exclusivement sur les préceptes qu’on suppose avoir été donnés par une volonté supérieure. Dans ce système, on n’a jamais à considérer les conséquences d’une action, d’une habitude ou d’une loi, relativement aux biens et aux maux qui peuvent en résulter dans cette vie ; on n’a pas non plus à en rechercher les causes, soit dans les choses, soit dans les hommes. Le principe et la fin des actions humaines se trouvent exclusivement dans un être surnaturel, invisible, que l’imagination ne peut se figurer, ni l’intelligence concevoir. Il n’y a rien de moral ni de légitime que ce qui est conforme à la volonté de cet être ; et cette volonté ne peut être connue que par les préceptes contenus dans tel ou tel livre, et par les décisions des hommes qui se disent ses ministres.
Ce système, qui a existé et qui existe encore chez différents peuples, au moins en théorie, n’a certainement rien de commun avec la religion chrétienne. L’auteur de cette religion a voulu qu’elle fût étrangère aux lois et au gouvernement ; il a établi des préceptes de morale, mais sans exclure, en aucune manière, ni le raisonnement ni l’étude des faits. Ce que j’ai à dire ici ne peut donc se rapporter qu’à des religions étrangères au christianisme, ou à des prétentions que cette religion condamne, même quand on veut les fonder sur elle. J’ai déjà indiqué, au commencement de cet ouvrage, quelques-unes des raisons qui servent de prétexte au système que j’examine maintenant, et j’ai fait entrevoir une partie des résultats qu’il produit. Mais le sujet est si important qu’il me sera impossible d’en faire voir ici toutes les conséquences, et que je serai obligé de me borner à l’exposition de quelques faits généraux.
Nous avons vu, dans les chapitres précédents, que les nations sont portées vers leur prospérité par une tendance inhérente à leur propre nature, mais qu’elles ne voient pas toujours ce qui les fait prospérer ou dépérir. Nous avons vu ensuite qu’en les éclairant sur les effets qui résultent de chaque chose, on dirige l’action qui est en elles vers la destruction de ce qui leur est funeste, et vers l’établissement de ce qui leur est utile.
Cette tendance qu’a le genre humain à détruire les obstacles qui s’opposent à ses progrès, n’est pas une création des savants : la science l’observe, elle ne lui donne pas l’existence. Ce ne sont pas non plus les savants qui font que telle cause produit tel effet ; ils montrent comment l’un dérive de l’autre : mais ce ne sont pas eux qui sont les auteurs de la filiation.
Si la tendance qu’a le genre humain à détruire ce qui lui est funeste, est un mal, si elle est le résultat d’une nature corrompue et déchue, ce n’est donc pas aux philosophes qu’il faut l’imputer ; ils font partie du genre humain, mais ils n’en déterminent pas la nature ; si telles opinions, telles habitudes, telles institutions produisent pour les nations telles conséquences, ce n’est pas à eux qu’il faut s’en prendre ; ils ne peuvent pas faire que les choses soient autres qu’elles ne sont.
Ce peut être un malheur que le pouvoir absolu soit pour les peuples une cause de misère et de ruine, au lieu d’être une cause de prospérité. Si les exactions, les violences et l’ignorance, rendaient les nations florissantes, les choses en iraient certainement beaucoup mieux ; tout le monde en serait plus heureux, les maîtres comme les esclaves. Mais l’auteur de notre nature en a décidé autrement : il a attaché le malheur à l’ignorance, à l’erreur, à la servitude ; il a fait dépendre la prospérité, de la liberté et des lumières. Des familles musulmanes, transportées à Philadelphie et éclairées, y prospéreraient comme des familles américaines ; des familles américaines, transportées à Constantinople et abruties, y dépériraient comme des familles musulmanes. Telle est la loi de notre nature.
Mais, si la science ne change rien à la nature des hommes ni des choses, si elle se borne à indiquer la liaison qui existe entre les causes et les effets, comment certains gouvernements et des ministres de certaines religions se montrent-ils si opposés aux progrès des lumières ? Comment craignent-ils qu’on fasse voir aux peuples les effets de certaines opinions, de certaines habitudes et de certaines institutions ? C’est qu’en général ils connaissent aussi bien que nous la tendance indestructible des nations, et qu’ils ne sont pas bien convaincus de la vérité et de la force des dogmes religieux et politiques dont ils leur imposent la croyance. Ils savent que, si jamais les peuples voient clairement la route qui peut les conduire à la prospérité, aucune puissance n’aura assez de force pour les arrêter : pour les empêcher d’avancer, il faut qu’ils les empêchent de voir.
S’il se trouvait des hommes qui se crussent intéressés à conserver chez un peuple des habitudes on des institutions funestes aux hommes, ou à empêcher l’établissement d’habitudes ou d’institutions utiles, comment devraient-ils s’y prendre pour arrêter la tendance qui porte les nations vers leur prospérité ? Ils devraient, en premier lieu, s’opposer à ce que personne fît remarquer la liaison qui existe entre ces habitudes ou ces institutions et les mauvais ou les heureux effets qui en résultent. Ils devraient ensuite attribuer à ces habitudes et à ces institutions les bons ou les mauvais effets qui sont produits par d’autres causes. Ils devraient enfin persuader aux peuples qu’elles produisent, dans un monde qu’ils ne peuvent pas voir, des résultats différents de ceux qu’elles produisent dans celui-ci. Avec de tels moyens, il n’y a pas d’habitudes ou d’institutions funestes qu’on ne puisse longtemps conserver ; il n’y a pas d’habitudes ou d’institutions avantageuses dont on ne puisse empêcher l’établissement.
Il est remarquable cependant que le système qui exclut l’observation des faits, de l’étude de la morale ou de la législation, pour fonder l’une ou l’autre de ces deux sciences sur des préceptes et des dogmes, n’est fondé lui-même sur aucun précepte ou sur aucun dogme religieux. Je ne connais du moins, dans aucune religion, aucun dogme ou aucun précepte qui interdise aux hommes de rechercher quelles sont les conséquences des actions ou des institutions humaines. Les recherches sur la législation et sur la morale ne me semblent pas avoir été plus interdites par les fondateurs des religions, que les recherches sur la physique ou sur l’astronomie. Il se trouve cependant, parmi les ministres de presque tous les cultes, des hommes qui se font un système de les condamner.
Ce système, vanté tout à la fois par des prêtres et par des philosophes, se conçoit aisément, quoiqu’il ne repose sur aucun dogme positif. Il n’est point de système philosophique, créé par l’imagination, qui puisse résister à l’examen ; il n’est point de religion qui n’impose aux hommes un nombre plus ou moins grand de devoirs moraux, qui ne recommande certaines habitudes et qui n’en proscrive d’autres ; il est même des religions qui renferment des systèmes de législation et des principes de gouvernement. En soumettant à l’analyse les actions commandées et les actions interdites, on peut trouver que quelques-unes d’entre les premières sont funestes au genre humain, tandis que, parmi les secondes, il en est qui lui sont favorables. On peut, par conséquent, tourner contre tel commandement ou contre telle défense la tendance qui porte la nature humaine vers sa prospérité. S’il était prouvé, par exemple, que les lumières sont une des principales causes des vertus et de la prospérité des nations, un précepte religieux qui recommanderait l’ignorance, perdrait par cela même une grande partie de son influence, et donnerait peu de considération aux hommes chargés de l’enseigner.
Les fondateurs des religions, en établissant des devoirs moraux, ont eu pour but, du moins en cela, le bonheur des hommes auxquels ils les ont imposés, même lorsque, pour faire remplir ces devoirs, ils ont employé des moyens que la bonne foi condamnait. La plupart des législateurs de l’antiquité ont fait intervenir un être surnaturel dans la formation de leurs lois ; ils se sont environnés de circonstances miraculeuses, propres à entraîner les suffrages d’une multitude ignorante et barbare. L’observation de leurs préceptes moraux ou législatifs ne devant, dans leur opinion, produire que d’heureuses conséquences, ils n’avaient pas à craindre d’en voir rechercher les résultats. Ces recherches d’ailleurs n’étaient probablement pas à la portée des hommes auxquels ils donnaient des lois. Nous ne devons donc pas être surpris de ne pas trouver dans leurs préceptes la défense de rechercher quelles sont les causes ou les conséquences de telles actions ou de telles institutions.
Mais tous les ministres de chaque religion n’ont pas la même confiance que les fondateurs, dans l’utilité des préceptes qu’ils veulent faire observer. Les progrès qu’ont fait les lumières peuvent avoir rendu douteux ce qui ne l’était pas il у a plusieurs siècles. Il arrive d’ailleurs que les préceptes d’une religion se multiplient avec le temps, et qu’à ceux qui ont été établis dans l’intérêt de l’espèce humaine, les ministres chargés de les faire observer en ajoutent quelquefois qui n’ont pour objet que leur intérêt particulier. Ils ne peuvent alors, sans s’exposer à un danger personnel, permettre qu’on recherche les conséquences des actions qu’ils prescrivent ou qu’ils défendent, des institutions qu’ils protègent ou dont ils craignent l’établissement. Ils sont dans le même cas que les agents d’un gouvernement, qui n’existent que par des abus : pour qu’ils continuent de prospérer, il faut que les peuples s’imaginent qu’ils sont intéressés à leur existence. Une erreur découverte sur un seul objet, peut suffire d’ailleurs pour faire défendre l’examen de tous ; peut-on croire, par exemple, que l’église romaine n’eût pas interdit l’étude de l’astronomie, si elle eût pu prévoir que cette science amènerait à la découverte du mouvement de la terre autour du soleil ?
Il est une raison plus puissante encore d’exclure la méthode analytique de la morale et de la législation, pour ne faire reposer ces deux sciences que sur des préceptes religieux. Les peuples ont un tel besoin de législation et de morale, qu’un corps qui peut se rendre le gardien exclusif des lois et des bonnes mœurs, est assuré d’avoir sur eux une influence sans bornes. Persuader à la population que telle ou telle croyance est le fondement exclusif de la probité, de la bonne foi, de la tempérance, de la chasteté, de la piété filiale, de la foi conjugale, du respect pour les propriétés, et enfin de toutes les vertus, c’est faire de cette croyance, et des ministres qui en sont les gardiens, le fondement de l’ordre social ; c’est donner aux membres du clergé une importance qui les place de beaucoup au-dessus de tous les magistrats, et qui les met, en quelque sorte, au rang de la divinité [50].
On mesure alors l’étendue de son respect pour les ministres de la religion, non sur la vérité de de leurs doctrines, mais sur l’utilité qu’on attribue à la croyance. Si l’on ne peut pas croire, on en fait du moins semblant ; on cherche à inspirer aux autres une foi qu’on n’a pas soi-même, parce qu’on suppose qu’ils en vaudront mieux. Ainsi peut s’organiser, chez une nation, un vaste système d’hypocrisie ; ainsi l’on peut arriver à considérer des opinions que l’on croit fausses, comme la garantie unique des bonnes mœurs et des bonnes lois. Plus même on est porté à faire respecter les lois et la morale, et plus on doit témoigner de la déférence pour les hommes qui sont les gardiens des puissances qu’on suppose en être la base, même lorsque soi-même on juge ces croyances mal fondées : on trompe les hommes pour leur intérêt : c’est par vertu qu’on est hypocrite.
Tromper les peuples dans la vue de les rendre meilleurs, est une action que tous les moralistes n’ont pas condamnée, et que des philosophes ont quelquefois hautement approuvée. J.-J. Rousseau, si sévère dans ses principes de morale, admire les législateurs de l’antiquité, qui ont fait intervenir les dieux pour faire triompher leurs idées : il ne trouve pas le mensonge condamnable, pourvu que celui qui en fait usage soit un homme de génie. Mais, comme il n’y a pas de faiseur de projets qui ne se croie tel, il est clair que nul ne doit s’abstenir d’employer ce moyen ; pour ne pas en faire usage, il faudrait supposer que les lois qu’on impose sont mauvaises, ou avouer qu’on les croit telles, et quel est le législateur qui a jamais fait un tel aveu ?
Les effets que produit le système que j’examine ici, ne sont pas les mêmes dans toutes les circonstances et dans toutes les religions.
Les peuples qui couvrent la terre, sont divisés par plusieurs religions principales, chacune desquelles se partage en une multitude de sectes particulières. Non seulement chacune de ces religions proclame que toutes les autres sont fausses, mais chaque secte admet en principe la fausseté de toutes les autres sectes de sa propre religion. Je n’ai pas à examiner ici quelle est la secte qui admet toutes les vérités sans aucun mélange d’erreurs ; il me suffit d’observer qu’il n’en peut pas exister deux qui soient dans le même cas ; et que par conséquent, toutes, moins une, excluent des vérités utiles, ou consacrent des erreurs funestes. En considérant toutes les religions, moins une, comme l’ouvrage des hommes, et toutes les sectes, moins une, comme renfermant des erreurs et excluant un nombre plus ou moins grand de vérités, il nous sera aisé de voir les conséquences que produit, sur le genre humain, un système qui fonde exclusivement la morale ou la législation sur une croyance particulière [51].
Il est évident, en premier lieu, que les préceptes d’une religion, étant jugés bons par cela seul qu’ils sont considérés comme l’expression d’une volonté supérieure, ne peuvent être modifiés ni par les conséquences qui résultent de l’observation, ni par les progrès des lumières. Il suit de là qu’un peuple est stationnaire sur tous les points que sa religion a décidés : nulle des vérités qu’elle exclut ne peut plus être reconnue ; aucune des erreurs qu’elle consacre ne peut être détruite [52].
Une religion dont les dogmes et les préceptes ont été fixés dans des temps d’ignorance et de barbarie, exclut naturellement plus de vérités et consacre plus d’erreurs qu’une religion qui s’est fixée à une époque où il existait déjà quelques lumières, si d’ailleurs l’une ne renferme pas un plus grand nombre de préceptes que l’autre. Ainsi, lorsque deux religions existent simultanément chez un peuple, la dernière est celle qui oppose le moins d’obstacles à ses progrès, si elle est le résultat de la persuasion et non de la violence. Une réforme ne peut s’opérer sans le secours du raisonnement ; les réformateurs commencent toujours par être en minorité ; ils ne peuvent avoir pour eux ni la force qui résulte du nombre, ni celle que donne la possession de l’autorité ; il faut qu’ils aient celle qui résulte de la raison.
En second lieu, entre deux religions, celle qui renferme le moins de dogmes, de préceptes ou de défenses, est aussi celle qui met le moins d’obstacles aux progrès de l’esprit humain, et qui s’oppose par conséquent le moins aux progrès de la morale et de la législation. Une religion qui réglerait tous les rapports sociaux, qui renfermerait un code de morale et un code de législation, et qui déterminerait jusqu’aux usages et aux professions de la vie civile, ferait de la nation qui l’aurait adoptée l’esclave de ses prêtres. Le raisonnement serait considéré chez elle comme séditieux et comme impie ; toute tentative faite pour établir des mœurs plus pures, ou de meilleures lois, serait tout à la fois un outrage à la divinité, et un acte de révolte envers le gouvernement. Les habitudes sociales et les lois étant considérées dans leurs rapports avec la volonté prétendue d’un être supérieur, et non dans leurs rapports avec la prospérité des nations, les peuples ne seraient pas plus éclairés par l’expérience que par le raisonnement. Leurs souffrances et leur décadence même seraient improfitables, et ne les autoriseraient pas à se plaindre. S’ils voulaient faire quelque progrès, il faudrait qu’ils détruisissent leurs idées religieuses, leur législation, leur gouvernement, et jusqu’à leurs habitudes privées. Cela leur serait d’autant plus difficile, qu’ils ne pourraient être éclairés par aucune discussion ; qu’ils n’auraient aucune confiance dans le raisonnement ; que leurs idées et leurs mœurs seraient formées par ceux-là mêmes qui les gouverneraient, et que les ministres de la religion, gardiens naturels des mœurs et des lois, joindraient à l’ignorance et aux préjugés de la multitude, l’intérêt qui naîtrait de l’esprit de corps et de la possession du pouvoir [53].
[I-231]
Un système qui fonde la morale exclusivement sur les préceptes d’une religion positive, et qui laisse la législation soumise au raisonnement et à l’expérience, est beaucoup moins contraire que le précédent aux progrès d’une nation ; cependant, la morale privée exerce une telle influence sur le bien-être des hommes, et elle est si intimement liée avec la législation, qu’il est impossible qu’un tel système ne soit pas une source de querelles, et un obstacle à leur perfectionnement. Si le gouvernement conserve son indépendance, il peut changer les mœurs par la force des lois et par le progrès des lumières ; s’il est asservi ou dominé par les ministres de la religion, ceux-ci peuvent changer les lois en changeant les idées et les mœurs. S’ils s’associent pour l’oppression, on aura tous les vices d’un gouvernement théocratique : les prêtres prêteront l’appui de la religion à des lois oppressives ; les autorités civiles prêteront l’appui des lois aux prétentions sacerdotales. S’ils se divisent avec des forces à peu près égales, on verra renaître les querelles entre le sacerdoce et les autorités civiles, et les peuples se feront la guerre pour savoir s’ils doivent obéir à leurs magistrats ou à leurs prêtres.
Nous avons vu qu’un peuple auquel on persuadait que telle ou telle opinion religieuse était le fondement exclusif de l’ordre social et des bonnes mœurs, pouvait devenir hypocrite par système, et en quelque sorte par vertu. Cela peut arriver, en effet, lorsqu’il existe des institutions, des lois et des lumières suffisantes pour que les mœurs conservent quelque pureté ; mais si le gouvernement est vicieux et la population ignorante, les mœurs se corrompent à mesure que la croyance s’affaiblit. Or, comme chacun reconnaît que toutes les religions, et même toutes les sectes, moins une, sont fausses ; et, comme il est de la nature de l’erreur de périr, il s’ensuit que, dans presque tous les pays, on donne à la morale une base fausse et périssable, toutes les fois qu’on lui donne exclusivement pour appui une croyance particulière.
Le roi Numa, pour inspirer aux Romains le respect des propriétés, pouvait trouver commode de leur persuader que les bornes qui limitaient les champs étaient des dieux, et que ceux qui les déplaceraient seraient punis par des puissances invisibles ; il pouvait trouver convenable aussi de leur faire croire que ses lois lui étaient inspirées par la divinité. Un peuple qui était assez ignorant et assez simple pour le croire, dut se laisser influencer par les opinions qu’il adopta ; cependant, s’il ne voyait, dans le déplacement des bornes, qu’une offense faite aux dieux, la question se réduisait, ou à trouver le moyen de s’emparer de la propriété sans déplacer les bornes, où à se convaincre que des pierres n’étaient pas des dieux.
Ainsi, quand un principe de morale est fondé sur une erreur, il tombe aussitôt que cette erreur se dissipe, car on ne voit plus alors de raison pour l’observer ; et lorsqu’on fait dépendre la morale tout entière de la croyance de telle opinion particulière, on autorise et l’on encourage, en quelque sorte, à n’avoir que de mauvaises mœurs, non seulement les incrédules, mais encore tous ceux qui ont des opinions religieuses différentes. Un prêtre romain, par exemple, peut bien faire à un musulman, à un juif, ou même à un protestant, un crime de ne pas croire à l’infaillibilité du pape ; mais il ne peut leur reprocher de manquer de probité, de bonne foi, de tempérance, ou de toute autre vertu ; car, l’incrédulité étant admise, il ne peut plus y avoir pour eux de raison d’exercer des vertus sociales.
[I-234]
La tendance qu’ont les ministres d’une religion à faire considérer leur croyance particulière comme le fondement exclusif de la morale ou de la législation, est d’autant plus forte, que les préceptes de cette religion sont plus nombreux. Plus, en effet, le fondateur d’une religion a été prévoyant, et plus il a restreint le champ sur lequel les hommes ont pu exercer leur intelligence. La crainte de voir découvrir des préceptes funestes aux hommes, devient d’ailleurs plus forte à mesure que le nombre de ces préceptes se multiplie. De là il suit que les religions qui renferment le plus d’erreurs, ou qui excluent le plus de vérités, sont aussi celles qui souffrent le moins l’exercice de l’intelligence. Il ne faut donc pas être surpris si les peuples dont les mœurs, les lois et les simples usages ont été réglés par des préceptes religieux, se sont arrêtés dans la carrière de la civilisation.
Pour juger des effets généraux du système que nous examinons ici, il ne faut pas se borner à examiner quelles sont les conséquences qu’il produit appliqué à une religion particulière : il faut en voir les conséquences dans le monde entier ; il faut considérer que ce système retient dans la barbarie les peuples de l’Asie et de l’Afrique, et même une partie de ceux de l’Europe ; il faut considérer que, même parmi les sectes chrétiennes, celles qui autorisent sans réserve l’usage de l’intelligence humaine, ne forment qu’une fraction infiniment petite du genre humain.
[I-235]
Cependant, s’il est vrai qu’il n’existe aucun dogme reconnu par les peuples, qui interdise, soit d’examiner quelles sont les conséquences de nos habitudes et de nos institutions, soit de détruire des habitudes ou des institutions vicieuses par des moyens autres que ceux qui seraient tirés de telle ou telle religion, sur quoi pourrait-on fonder un pareil système ? Pourrait-on établir, par des faits, qu’il n’a existé de bonnes lois ou de bonnes mœurs que là où telle croyance spéciale a été admise, et que, partout où la même croyance a été reçue, les mœurs et les lois ont été bonnes ? Pourrait-on établir que tous les moyens pris hors de cette croyance pour établir de bonnes lois ou de bonnes habitudes, ont été funestes aux nations ? Ces propositions sont tellement démenties par les faits, que personne n’a encore osé les soutenir ; il ne s’est trouvé personne qui, après avoir affirmé que ses opinions religieuses étaient l’unique fondement de la morale, ait osé ajouter qu’il n’avait jamais existé de bonnes mœurs que chez les individus qui avaient adopté la même croyance, et que tous ceux qui l’avaient admise avaient eu de bonnes mœurs et de bonnes lois.
Ne pouvant soutenir une proposition si évidemment démentie par les faits, on convient qu’aucune croyance particulière n’est la base exclusive de la morale ou des lois ; on va même jusqu’à dire qu’il est assez indifférent que l’on adopte telle ou telle opinion religieuse, pourvu qu’on en adopte réellement une. Cette doctrine compte un grand nombre de partisans dans tous les pays, et particulièrement en Angleterre. Nous tenons peu, disent-ils, à ce que les hommes professent telle ou telle croyance ; qu’ils soient juifs, catholiques, ou même musulmans, peu importe : l’essentiel est qu’ils aient une religion positive et qu’ils la suivent. Ils reprochent à la nation française, non d’être catholique, non d’adopter de fausses opinions, mais de ne pas être suffisamment religieuse, c’est-à-dire de ne pas tenir assez fortement à des dogmes enseignés par un clergé quelconque. Il est des prêtres, dans certains cultes, qui ne sont pas éloignés de partager cette manière de voir ; ils conviendraient volontiers que les doctrines qu’ils enseignent sont douteuses ou fausses, si l’on voulait leur accorder qu’elles sont nécessaires. Leurs efforts tendent bien moins à en prouver la vérité, qu’à persuader aux hommes qu’elles sont indispensables au maintien de l’ordre et des bonnes mœurs. Ces doctrines, qu’ils présentent comme nécessaires, ne sont pas celles qui sont communes à toutes les religions, et qui se rapportent aux préceptes de la morale ; ce sont, au contraire, les doctrines spéciales qui appartiennent à chacune d’elles.
Ce système, réduit à sa plus simple expression, peut se rendre en ces termes : les hommes ont besoin de bonnes mœurs et de bonnes lois, mais ils ne peuvent obtenir ou conserver les unes et les autres qu’en adoptant un certain nombre d’erreurs convenues, et en chargeant un corps nombreux de les enseigner. Ainsi, vous musulmans, vous devez croire les doctrines de votre prophète, vous, Indous, vous devez croire celles du vôtre, quelque fausses qu’elles soient ; car, si vous ne les croyez pas, vos femmes seront infidèles, vos enfants se moqueront de vous, et vos serviteurs s’empareront de vos biens. Il est vrai que nous, qui n’avons aucune foi dans vos prophètes, et qui les considérons comme des imposteurs, nous avons des serviteurs honnêtes, des femmes chastes et des enfants soumis ; mais c’est par la raison que nous avons adopté une autre croyance que vous considérez comme un tissu d’erreurs et de mensonges.
Ce qu’il y a de remarquable dans ce système, c’est que ceux qui veulent l’établir ne parlent jamais qu’au nom d’un Dieu de vérité, d’un Dieu ennemi du mensonge et de l’imposture ; ils présentent ce Dieu comme le fondateur de la morale ; ils admettent en même temps que toutes les religions et toutes les sectes, moins une, sont des erreurs ou des impostures ; et ils prétendent ensuite que cette morale que Dieu même a fondée ne saurait se soutenir, si les erreurs sur lesquelles elle repose venaient à être détruites.
J’ai parlé, dans ce chapitre, du système qui fait d’une religion positive le fondement exclusif de la morale ou de la législation ; et j’ai fait observer en même temps que ce système n’était que l’ouvrage des hommes. Il ne faudrait donc pas conclure de ce que j’ai dit, que nulle religion ne saurait produire sur les mœurs une influence salutaire. Je n’ai parlé que du système qui exclut l’usage de l’intelligence de l’étude de la morale ou de l’étude des lois. La religion chrétienne n’exclut le raisonnement d’aucune de ces deux sciences : elle ne renferme même aucune disposition législative, aucun principe de gouvernement. Plusieurs des sectes de cette religion n’existent que par l’usage que les hommes ont fait de leur entendement ; et si, dans d’autres sectes, cet usage est condamné, il ne l’est par aucun précepte tiré du fond même de la religion.
On se fonde, pour condamner l’usage du raisonnement, sur ce que tels dogmes ou tels préceptes ont été établis par la divinité elle-même. Mais, en admettant que c’est la divinité qui a créé l’homme, il est au moins aussi clair que l’intelligence humaine est son ouvrage, qu’il est clair que tel précepte ou tel dogme a été donné ou établi par elle. Il dépend de tel ou tel individu de présenter ses opinions particulières comme des dogmes ou des préceptes établis par la divinité ; mais il n’est en la puissance de personne de changer la nature du genre humain. En étudiant cette nature, nous pouvons nous tromper, mais nous n’avons à craindre que nos propres erreurs ; en voulant adopter des opinions qui nous sont transmises, nous avons à craindre tout à la fois nos erreurs personnelles et les erreurs ou les mensonges des hommes qui nous ont précédés.
La méthode qui fait reposer sur l’observation, les sciences de la législation et de la morale, ne peut pas avoir d’autre force que celle qui appartient à la vérité ; elle n’exclut rien de ce qui est vrai, mais aussi elle ne peut être combattue que par des systèmes qui renferment autre chose que la vérité.
[I-240]
De la doctrine qui fonde la morale et la législation sur le principe de l’utilité, ou sur l’intérêt bien entendu.
Lorsqu’on ramène la science de la législation à la simple observation des faits, on s’aperçoit sur-le-champ qu’elle ne peut être ni la déduction d’un certain nombre de maximes, ni les conséquences d’une convention primitive, ni l’expression de la volonté générale, ni le résultat de certains dogmes religieux ; on est obligé de mettre à l’écart tous les systèmes et les livres qui les renferment, et de ne voir que les hommes, et les choses au milieu desquelles ils sont placés. Un jurisconsulte justement célèbre [54], et joignant à un esprit très philosophique la connaissance des lois de son pays, a écarté, en effet, tous les systèmes qui avaient été faits avant lui, et a cherché à introduire une méthode nouvelle dans l’étude de cette science ; il a jugé les lois et les actions humaines par le bien et le mal qui en résultent ; il n’a admis qu’un seul principe de raisonnement : celui de l’utilité du plus grand nombre. Avant que d’examiner cette doctrine, il ne sera pas sans utilité d’examiner comment l’auteur y a été conduit.
Les sciences morales, ainsi que je l’ai fait précédemment remarquer, n’ont été longtemps que des recueils de préceptes ou d’avis adressés par des théologiens ou par des philosophes, tantôt aux gouvernements, tantôt aux nations. Il est résulté de cette manière de les envisager que, lorsqu’au lieu de donner des conseils ou des préceptes, des écrivains se sont attachés à exposer comment les choses se passent, on les a considérés comme ayant créé les faits qu’ils avaient observés. On les a alors approuvés ou condamnés, selon qu’on a trouvé ces faits conformes ou contraires aux systèmes qu’on avait d’avance adoptés.
Il est peu d’ouvrages, par exemple, qui aient rencontré des adversaires plus violents que le livre De l’Esprit, d’Helvétius. Pourquoi ? Ce n’est pas parce qu’il renferme un certain nombre d’erreurs ; c’est parce que l’auteur a cru voir que les actions humaines sont généralement approuvées par ceux à qui elles profitent, et condamnées par ceux à qui elles sont funestes ; que les individus, les corporations, les peuples, et le genre humain tout entier honorent toujours les hommes en raison du bien qu’ils s’imaginent avoir reçu d’eux ; que l’amitié, l’esprit de corps, le patriotisme, l’humanité, désignent des qualités que nous estimons plus ou moins, selon qu’elles s’appliquent plus ou moins immédiatement à nous ; que nous préférons un individu dévoué à nos intérêts personnels, à un individu qui est dévoué aux intérêts d’un corps dont nous faisons partie ; que nous préférons un individu dévoué à un corps dont nous sommes membres, à celui qui est dévoué aux intérêts de la nation à laquelle nous appartenons ; enfin, que nous préférons un homme dévoué à notre patrie, à un homme qui se dévoue aux intérêts généraux de l’humanité.
Dans l’opinion d’Helvétius, ces observations s’appliquent à nos sentiments de haine comme à nos sentiments de bienveillance : suivant lui, un homme qui serait l’ennemi du genre humain tout entier, nous inspirerait moins de haine ou d’antipathie que celui qui serait l’ennemi particulier de notre nation ; celui-ci nous en inspirerait moins que celui qui serait l’ennemi d’un corps dont nous ferions partie ; et enfin, ce dernier nous en inspirerait moins que celui dont la haine se dirigerait spécialement sur notre personne ; notre aversion pour les mauvaises actions ou pour les sentiments de malveillance acquiert donc de l’intensité à mesure que ces actions et ces sentiments s’individualisent et se rapprochent de nous.
Que ce soit là les dispositions générales des hommes, c’est un fait dont on ne peut guère douter. Serait-il bon que le genre humain fût organisé de manière à juger ou à sentir différemment ? C’est une question sur laquelle on peut se partager, mais sur laquelle on discuterait en vain ; puisqu’il ne dépend point de nous de changer la nature de l’homme. J’observerai cependant que, si la force avec laquelle nous ressentons l’injure n’était pas en raison du danger personnel que nous courons, nous aurions difficilement le moyen de nous conserver ; et que, si les actes qui blessent l’humanité entière nous causaient des souffrances égales à ceux qui nous attaquent directement, nous serions les êtres les plus misérables ; puisque nous serions sans cesse tourmentés par des maux que nous n’aurions aucun moyen d’éloigner. On peut faire sur les bienfaits la même observation que sur les injures : si ceux dont nous sommes personnellement l’objet, ne nous inspiraient pas plus de reconnaissance que ceux qui se répandent sur l’humanité entière, il est probable que nous éprouverions peu de préférences, et que nous en ferions peu éprouver aux autres : c’est alors que l’égoïsme se montrerait dans toute sa puissance. Quoi qu’il en soit, nous ne devons pas perdre de vue qu’il ne dépend pas de nous de changer la nature des choses : tout ce que nous pouvons faire c’est d’observer ce qu’elles sont pour en tirer le meilleur parti.
Il résulte des observations précédentes, que, si un individu exerce un bienfait envers un autre, il pourra lui inspirer plus ou moins de reconnaissance ; mais que, si ce bienfait n’a eu lieu qu’aux dépens d’un nombre plus ou moins grand de personnes, d’une corporation, par exemple, la haine produite d’un côté excédera, par le nombre des personnes, la reconnaissance qui aura été produite d’un autre côté. Si le bienfait s’est répandu sur une corporation, et s’il a été exercé aux dépens d’un peuple, la proportion de bienveillance et de malveillance produites pourra rester la même que dans le cas précédent ; mais il est probable cependant que la somme de malveillance l’emportera. Enfin, si le bienfait s’est répandu sur une nation, et s’il a été exercé aux dépens de l’humanité entière, la somme de mal, et par conséquent de haine, l’emportera sur la somme de bien et de reconnaissance. Ces sentiments d’amour ou de haine, de reconnaissance ou de vengeance, ne peuvent exister cependant qu’autant que tous les individus affectés en bien et en mal voient nettement la cause qui les a affectés.
Mais le sentiment de haine produit par le mal qui résulte d’une action, ne se concentre pas sur l’auteur immédiat de cette action, il se répand sur tous ceux qui en profitent ou qui en témoignent de la reconnaissance. Qu’un général, par exemple, trahisse, en faveur de l’ennemi, la nation qui l’emploie, la haine qu’il inspirera au peuple qu’il aura trahi ne tombera d’abord que sur lui, et elle ne se répandra même pas plus loin si personne ne l’a excité à la trahison, et si, au lieu de l’en récompenser, l’ennemi lui-même l’en a puni, soit par son mépris ou autrement. Mais si la trahison a été récompensée, honorée même par le peuple qui en a profité, c’est sur lui que se répandra la haine qu’elle aura produite : il en sera considéré comme l’auteur. Qu’un ministre, pour la grandeur particulière de son pays, devienne le fléau des autres nations, il pourra mourir chargé de richesses et d’honneurs ; mais qu’on ne pense pas pour cela que les sentiments de haine et de vengeance qu’il aura allumés périront avec lui ; ils passeront sur la nation qui aura profité des calamités des autres, et comme les nations ne meurent pas, elle en sera tôt ou tard la victime. C’est ainsi que réagirent sur le peuple de Rome les nations qu’il avait si longtemps opprimées, et qu’elles lui firent payer les triomphes qu’il avait décernés à ses généraux.
En appliquant ces idées à la morale et à la législation, on n’arrive à cette idée que, pour juger des actions ou des lois, il faut juger les effets qu’elles produisent, non relativement à un individu, à un corps, à un gouvernement ou à une nation, mais relativement au genre humain tout entier ; si le mal qui en résulte excède le bien, le sentiment de haine qu’elles produiront sera plus fort ou plus persévérant que le sentiment contraire qui en sera la suite. Les individus qu’elles favoriseront auront à lutter, pour les maintenir, contre le sentiment même qui porte le genre humain vers son accroissement et sa prospérité ; et comme ce sentiment est indestructible, et qu’il agit constamment, il finira par triompher et par détruire les races qui lui auront fait obstacle. De là le système qui fonde les lois sur la plus grande utilité, ou sur l’intérêt bien entendu. Lorsqu’on les fonde sur ce principe, il est clair qu’elles doivent produire le plus de bien et le moins de mal possible, et que, par conséquent, les forces qui leur sont propres doivent excéder celles qui tendent à les détruire.
Mais l’homme qui étudie ou qui expose une science doit-il procéder de la même manière qu’une assemblée qui donne des lois à un peuple ? La puissance du premier se borne à faire voir ce que les choses sont et ce qu’elles produisent, à rechercher la vérité relativement à un certain ordre de faits, et à exposer le résultat de ces recherches dans l’ordre le plus méthodique. Lorsqu’il a développé ou formé la science, c’est à ceux en qui réside la force, qu’il appartient d’en tirer parti ; sa mission consiste à répandre la lumière, à éclairer les routes diverses que les nations peuvent parcourir ; mais il n’a rien à prescrire à personne. Si, lorsque la vérité a été exposée, la force qui porte le genre humain vers son développement et son bien-être, ne suffit pas pour déterminer les peuples à suivre la meilleure route, la science n’a nul reproche à se faire, elle ne peut plus rien.
Les gouvernements ne procèdent pas de la même manière ; ils n’ont pas à faire connaître les divers systèmes des lois qui ont existé, les causes qui les ont produites, et les conséquences qui en ont été ou qui en seront la suite. Ils se bornent à interdire ou à punir ce qu’ils savent être mauvais, à commander ou à récompenser ce qu’ils savent être bon ; à déterminer les procédés, ou à tracer les règles les plus propres à conduire à la découverte d’un certain ordre de vérités, et à assurer l’exécution de leurs commandements et de leurs défenses. Ils profitent des lumières répandues par la science ; mais ils ne les propagent pas : ils mettent en pratique les règles qu’elle a découvertes. Les résultats auxquels ils arrivent peuvent être les mêmes que ceux vers lesquels tendent les savants ; mais les premiers y arrivent plus immédiatement que les seconds.
Le genre humain tendant par sa propre nature vers sa prospérité, on ne peut pas dire que l’homme qui étudie la législation et qui cherche à éclairer les autres sur les conséquences bonnes et mauvaises que produisent les lois, imagine un système ; car ce n’est pas créer un système que de faire voir ce que les choses sont et ce qu’elles engendrent. Le système consiste à établir un principe pour en faire dériver une science ; à faire d’un précepte de morale, la règle qui doit nous conduire dans la recherche des faits. C’est là une erreur de méthode dans laquelle est tombé M. Bentham : je dis une erreur de méthode, car qui pourrait songer à contester le principe qui sert de base à ses doctrines [55] ?
[I-248]
« Le bonheur public, dit cet illustre jurisconsulte, doit être l’objet du législateur : l’utilité générale doit être le principe du raisonnement en législation. » Ce n’est pas un fait général que le savant auteur affirme ; c’est un devoir qu’il établit ; et j’ai déjà dit que l’objet de la science est d’exposer les faits ; mais que les savants n’ont rien à prescrire à personne, au moins en qualité de savants. Les règles, les devoirs peuvent sortir de l’exposition des faits ; ils peuvent en être des conséquences ; et c’est seulement alors qu’ils sont incontestables. Mais, si l’on commence un ouvrage scientifique par ce qui devrait en être la conclusion ; si, au lieu d’exposer aux hommes ce qui est, on commence par leur déclarer ce qu’ils doivent faire, on risque beaucoup ou de ne pas être écouté, ou de soulever contre soi une multitude de préjugés. Faites voir aux nations que tel fait existe, et qu’il produit telle conséquence ; si l’observation porte avec elle un caractère d’évidence, on n’a point d’objection à craindre, point d’incrédulité à surmonter. Mais dites à tel homme, à un sultan, à son ministre, ou même à leurs esclaves : « Le bonheur public doit être l’objet du législateur : l’utilité générale doit être le principe du raisonnement en législation » ; il est bien possible que, de très bonne foi, ils vous demandent : Pourquoi ? Et où trouver alors la raison du devoir, si l’on ne veut pas recourir au livre de Mahomet ? J’ai supposé que la question pourrait être faite par un sultan, par son ministre ou par leurs esclaves ; mais je n’aurais pas fait une supposition absurde, si, au lieu de mettre cette question dans leur bouche, je l’avais supposée dans l’esprit de la plupart des rois, des ministres et des sujets européens [56] ?
[I-250]
Le bonheur public, l’utilité générale, n’est pas un but qui soit particulier à la science de la législation. Toutes les sciences, tous les arts ont ou se proposent un résultat semblable ; ils ne différent que dans le genre de bien ou d’utilité qui leur est propre. La médecine et la chimie, par exemple, tendent à des fins diverses ; mais l’une comme l’autre a pour résultat le bonheur public ou l’utilité générale. La législation n’a pas pour objet de faire connaître tous les faits qui produisent du bien ou du mal, d’exposer tous les plaisirs et toutes les peines dont l’homme est susceptible, et d’en assigner toutes les causes. Si tel était l’objet de cette science, elle ne devrait rien laisser à dire sur aucune autre ; elle devrait exposer jusqu’aux procédés les plus minutieux des arts, sans en excepter celui qui consiste à donner à nos aliments la dernière préparation. Ainsi, en admettant qu’on procède régulièrement lorsqu’on fait d’un axiome de morale le fondement d’une science, cet axiome serait ici trop général, puisqu’il conviendrait également à toutes les sciences, et même à tous les arts.
En faisant ces observations, je suis loin de méconnaître les services immenses que M. Bentham a rendus à la science de la législation ; mais ces services ne consistent pas à avoir établi un principe nouveau. Ils consistent à avoir indiqué le moyen le plus sûr de calculer les conséquences bonnes et mauvaises qui résultent d’une loi ou d’une action, et à avoir fait à plusieurs branches de la législation, une heureuse application de sa méthode. Avant lui, tous ceux qui avaient écrit sur la législation avaient généralement admis que le bonheur public ou l’utilité générale devait être le résultat des lois ; mais nul n’avait cherché à faire l’analyse des éléments dont le bien public se compose, nul n’était resté fidèle à ce principe. On a paru croire cependant qu’il était le premier qui avait imaginé le système de l’utilité, parce qu’il a fait un devoir de la consulter exclusivement, au lieu de marcher sur les traces de ses devanciers. On lui a su peu de gré de sa méthode ; mais on lui a fait un reproche de son principe fondamental que quelques personnes ont considéré comme une nouveauté dangereuse.
En faisant du principe de l’utilité le fondement de la science, M. Bentham n’a fait que suivre l’exemple que lui avaient donné ses prédécesseurs ; il n’a différé d’eux qu’en ce qu’il n’a jamais voulu s’écarter de ce principe, ou en reconnaître d’autres. En écrivant son livre De la République, Platon ne se proposa que de décrire la forme de gouvernement sous laquelle les hommes jouiraient de la plus grande somme de bonheur possible. Aristote n’eut pas d’autre objet dans son Traité de politique ; c’est même par là qu’il commence son ouvrage, et il revient plusieurs fois sur la même idée. Il est évident, suivant lui, que tous les gouvernements qui ont pour but l’utilité des citoyens, sont bons et conformes à la justice, dans le sens propre et absolu, et que tous ceux qui ne tendent qu’à l’avantage particulier des hommes qui gouvernent, sont dans une fausse route [57]. Cicéron ne raisonnait pas sur un autre principe que les philosophes de la Grèce : il admet, comme eux, que l’utilité commune des citoyens doit être le but de la législation [58].
Les écrivains modernes ont-ils admis un principe opposé ? Ont-ils prétendu que le législateur ou le moraliste devaient se proposer autre chose que l’utilité générale ? On serait disposé à le croire, lorsqu’on se borne à consulter quelques passages de leurs écrits ; mais lorsqu’on recherche quelle a été leur pensée, on voit qu’ils ont adopté la même opinion qu’Aristote. Le mot utilité a deux sens : un restreint, et l’autre très étendu ; dans le sens restreint, il signifie un avantage immédiat et en quelque sorte matériel ; dans le sens étendu, il désigne les avantages présents et futurs, de quelque nature qu’ils soient, et quelles que soient les personnes qui en profitent. En prenant le mot dans le sens restreint, Grotius dit que l’utilité ne doit pas toujours être consultée ; mais il n’est pas du même avis, lorsqu’il prend ce mot dans l’acception la plus étendue. Il trouve alors, dans l’utilité de tous les citoyens, l’origine du droit civil et des sociétés humaines ; et c’est dans l’utilité de toutes les nations, qu’il trouve l’origine du droit des gens [59].
Wolff, un des hommes qui a le plus écrit sur ce qu’on nomme le droit naturel, ne juge les actions humaines que par l’influence qu’elles exercent sur les hommes : il les trouve bonnes si elles ont pour résultat le perfectionnement de l’espèce, mauvaises si elles tendent à la détériorer : ce qui n’est que le principe de l’utilité présenté sous d’autres termes [60].
Burlamaqui commence son traité de droit naturel en ces termes :
« Nous avons dessein, dans cet ouvrage, de rechercher quelles sont les règles que la seule raison prescrit aux hommes, pour les conduire sûrement au but qu’ils doivent se proposer, et qu’ils se proposent tous en effet, je veux dire au véritable et solide bonheur. »
Mais parmi ceux qui ont écrit sur les principes des lois, il n’en est aucun qui se soit montré plus constant au principe de l’utilité, que Guillaume Pestel. Son ouvrage intitulé, Fundamenta jurisprudentiæ naturalis, est divisé en deux parties. Dans la première, l’auteur examine ce qui peut rendre la vie heureuse ; dans la seconde, il recherche quelles sont les lois naturelles qui conduisent au bonheur.
Dans la première section de son livre, l’auteur observe qu’il existe deux sortes de plaisirs : des plaisirs vrais ou salutaires, et des plaisirs faux ou trompeurs ; les premiers sont ceux qui ne sont pas suivis de regrets ou qui n’engendrent point de peine ; les seconds sont ceux qui sont suivis de conséquences funestes. Pestel donne le nom de bien à toute cause productive de véritable plaisir ; il donne le nom de mal à toute cause de faux plaisir : le bonheur, dit-il, est l’état de l’homme qui, sans être exempt de toutes peines, a cependant la certitude de jouir toujours de véritables plaisirs ; le désir du bonheur est inné dans l’homme : tous les hommes sont portés vers lui comme vers une fontaine commune.
Cet auteur est si loin de condamner la tendance de l’homme vers le bonheur, qu’il considère cette tendance comme l’expression même de la volonté de l’Être suprême. La volonté et les fins de Dieu, dit-il, sont connues par ses œuvres ; Dieu a rendu le désir du bonheur inhérent à la nature de l’homme ; il n’a donc pas voulu que la recherche du bonheur fut contraire à cette mère nature. Voluntas et fines Dei ex operibus divinis cognos cuntur. Naturæ humanæ Deus insevit appetitum felicitatis, ergo noluit ut ejus adeptio eidem naturæ repugnaret [61].
Aristote avait dit que, puisque le bien est la fin commune de toutes les sciences et de tous les arts, le plus important et le plus puissant de tous, l’art social, doit avoir pour résultat le plus grand de tous les biens, c’est-à-dire la justice, qui n’est elle-même que l’utilité commune [62]. C’est également dans l’utilité commune que Pastel voit la justice [63].
Comment s’est-il donc trouvé des hommes qui aient pu croire que le principe de l’utilité était une découverte moderne et particulière à un écrivain ? Ce principe, dans la pratique, est aussi ancien que le monde ; dans la théorie, il est aussi ancien que les plus anciens écrivains. Mais lorsqu’on a énoncé le principe que le bonheur public doit être l’objet du législateur, on n’a pas fait faire à la science de la législation plus de progrès qu’on n’en ferait faire à la médecine, en disant que la guérison des malades doit être l’objet des médecins. Cela est très vrai, mais cela n’apprend rien à personne [64].
Tous les peuples tendent naturellement à établir ce qu’ils croient utile pour eux ; ils tendent également à repousser ce qu’ils supposent leur être funeste. Voilà deux faits que les savants peuvent avoir observés, mais qu’ils n’ont point créés, et qu’ils ne sauraient détruire. Ces deux faits reconnus, que reste-t-il à faire à un homme qui veut faire faire des progrès à une science ? A-t-il besoin de recommander au genre humain de rechercher ce qui lui est avantageux, d’éviter ce qui lui est funeste ? Est-il nécessaire de lui faire un devoir de ce qui en lui est une tendance indestructible ? De lui dire qu’il doit s’attacher à ce qui lui est utile, et rien qu’à ce qui lui est utile ? Mais le genre humain ne fait pas autre chose ; s’il ne réussi pas toujours à faire ce qui lui est le plus avantageux, ce n’est point parce que le désir n’existe pas, ou que la tendance n’est point assez forte ; c’est parce que les lumières ou les moyens lui manquent ; ce n’est jamais sciemment et volontairement que les peuples suivent une fausse route. On peut quelquefois être entraîné par de mauvaises habitudes à faire ce qu’on sait être funeste, ou à ne pas faire ce qu’on sait être utile ; mais, lors que cela arrive, les vices ne sont pas d’une longue durée ; ils passent avec les générations qui en ont été infectées, et qui impriment aux générations qui les suivent des habitudes contraires.
La science de la législation peut donc se borner, comme toutes les autres, à exposer clairement ce que les choses sont et ce qu’elles produisent ; elle n’a besoin ni d’imposer des devoirs, ni même de tracer des règles de conduite. Je dirai plus, elle n’a раs besoin de principes, à moins qu’on ne désigne par ce mot des faits généraux qui en produisent d’autres. Les règles, les maximes, ou ce qu’on appelle des principes, appartiennent à l’art ; ils servent de guide au jurisconsulte, au magistrat, ou même à celui qui est chargé de la rédaction des lois ; mais les faits, et les faits seuls, sont du domaine de la science ; les savants les exposent et en montrent l’enchaînement ; les règles en sortent ensuite d’elles-mêmes. Si l’on procède en sens contraire ; si l’on commence par poser un principe qui ne soit pas un fait, pour y ramener ses observations, alors on crée un système, on se trouve réduit à tout fonder sur un devoir, sans avoir une base sur laquelle ce devoir repose.
Si le devoir dont on fait la base de ses raisonnements, n’est pas une idée parfaitement claire et universellement admise, par quel moyen convaincre les personnes qui ne l’adoptent pas ? Si je dis à un ministre ou à une assemblée : le bonheur public doit être votre objet ; l’utilité générale doit être le principe de vos raisonnements en législation, nous pourrons raisonner ensemble, s’ils reconnaissent que tel est en effet leur devoir. Mais s’ils n’admettent pas le principe, s’ils prétendent que leur devoir est de consulter ou leurs intérêts personnels, ou ceux de leur roi, ou ceux d’une caste, ou ceux des ministres d’un culte ; s’ils pensent, comme Rousseau, qu’ils ne doivent rien à ceux à qui ils n’ont rien promis, comment parvenir à s’entendre ? Faudra-t-il leur démontrer que l’intérêt qu’ils placent avant le bonheur public, ou avant l’utilité générale, exige qu’ils consultent exclusivement cette utilité ? On se trouvera donc réduit à remonter à un autre principe ; il faudra admettre alors que l’intérêt des ministres, ou celui du roi, ou celui des nobles, ou celui des prêtres, doit être l’objet du législateur ; il faudra démontrer ensuite que cet intérêt exige que l’utilité générale soit le principe du raisonnement ; démonstration qui ne sera pas facile, si les individus dont l’intérêt devra d’abord être consulté, ne l’ont pas fondé d’avance sur l’utilité générale [65].
[I-260]
Il faut observer d’ailleurs que les hommes se croient, en général, soumis à plus d’un devoir ; lorsqu’on fait d’un seul la règle de toute leur conduite, on soulève tout à coup contre soi une multitude de sentiments et de préjugés ; pour qu’ils fussent disposés à admettre ce principe sans restriction, il faudrait qu’ils vissent sur-le-champ que leurs autres devoirs, loin d’être des exceptions au principe, n’en sont que des conséquences, et s’ils voyaient cela, ils sauraient tout ce qu’on se propose de leur apprendre. C’est pour s’être ainsi laissé prévenir par un mot, et pour n’avoir pas vu que le principe de l’utilité ne peut exclure rien de ce qui est utile, que des écrivains ont été conduits à attaquer ce principe, et à chercher aux sciences morales un autre fondement. On a eu recours tantôt au sentiment moral, tantôt à la justice, tantôt au sentiment religieux, faute d’avoir compris le mot utilité dans toute son étendue.
Les faits, quand ils sont bien constatés, parlent à toutes les consciences, et ne sont soumis à aucune objection ; on n’a besoin de les faire reposer sur aucun principe sujet à controverse ; ils se soutiennent par une force qui leur est propre. Celui qui les expose et qui en démontre l’enchaînement, n’exige la foi de personne ; tout le monde peut voir ce qu’il a vu. On peut errer sans doute en exposant les faits, ou en en suivant l’enchaînement ; on peut être trompé par un faux témoignage ; on peut rapporter un effet à une cause qui n’est pas la sienne ; mais c’est un inconvénient qui est commun à toutes les sciences, sans en excepter les plus exactes : il n’y a pas de mathématicien, qui ne puisse faire un faux calcul. L’erreur, en pareil cas, appartient à l’homme ; elle n’appartient pas à la méthode.
On ne peut attaquer le principe de l’utilité, à moins de tomber sur-le-champ en contradiction avec soi-même, ou à moins d’être atteint de folie ; c’est donc sur la méthode que portent mes remarques, et non sur le principe en lui-même. La question n’est pas ici de savoir si ce principe est vrai ou faux, s’il est utile ou dangereux pour le genre humain ; elle est de savoir quel est le moyen le plus sûr de faire faire des progrès aux sciences morales, ou de faire triompher ce même principe dans le sens le plus étendu.
En disant que M. Bentham a fondé la science de la législation sur un devoir imposé aux savants ou aux législateurs, je suis loin d’avoir voulu faire entendre qu’il n’a point consulté les faits. Ses ouvrages sont, au contraire, remplis d’observations justes ; et s’il m’arrive quelquefois de n’être pas d’accord avec lui, ce n’est que lorsqu’il n’a pas été assez fidèle à son principe, faute d’avoir suffisamment observé les faits.
[I-263]
De la discordance qui existe, en morale et en législation, entre les systèmes adoptés en théorie, et les règles suivies dans la pratique ; et de la nécessité de mettre l’intelligence des hommes en harmonie avec leur conduite. Conclusion de ce livre.
Nous avons vu précédemment que l’effet produit par un faux système est, ou de faire considérer comme utiles au genre humain des actions ou des lois qui lui sont funestes, ou de faire considérer comme funestes des actions ou des lois qui lui sont utiles. En faussant ainsi le jugement des nations, un système vicieux affermit les mauvaises lois et les mauvaises habitudes qui existent déjà, ou il en multiplie le nombre ; ou bien il ébranle les bonnes lois ou les bonnes habitudes déjà établies, ou il empêche que le nombre s’en augmente.
Mais, comme les conséquences que produisent les lois et les habitudes, sont indépendantes du jugement que nous portons de ces habitudes ou de ces lois, et comme, par leur propre nature, les hommes tendent à repousser ce qui les blesse, et à établir ce qui leur est utile, un peuple ne peut adopter un faux système sans qu’il s’établisse aussitôt une lutte entre le mouvement inhérent à sa propre nature, et les opinions qu’il a adoptées.
Cette lutte entre la tendance qui porte le genre humain vers son développement et sa prospérité, et les idées qui tendent à le rendre stationnaire ou à lui imprimer un mouvement rétrograde, a pour effet, non de rectifier immédiatement les fausses opinions qu’on a adoptées, mais d’en affaiblir insensiblement l’influence. D’abord, on cherche à mettre en pratique toutes les opinions qu’on a reçues ; les bons effets qu’on en espère inspirent un zèle qui n’appartient qu’à la conviction ; mais bientôt la tendance inhérente à la nature humaine l’emporte sur des opinions factices ; le relâchement arrive ; les actions cessent d’être en harmonie avec les doctrines ; et des opinions qu’on a adoptées comme l’expression même de la vérité, ne sont plus que de vaines formules qu’on répète par habitude, et qui n’ont plus d’autre résultat que d’obscurcir l’entendement. Quelquefois, en conservant les mots du système, on y attache d’autres idées ; on prête à l’auteur des pensées qu’il n’a point eues ; on suppose qu’on l’a d’abord mal interprété, et on lui fait hommage de sa raison, plutôt que de reconnaître qu’il s’est trompé, et qu’on s’est égaré en le suivant.
Les systèmes religieux sont moins sujets que les systèmes philosophiques ou politiques à éprouver des révolutions de ce genre, parce que toutes les religions font des promesses ou des menaces dont il n’est pas facile de vérifier l’accomplissement. Cependant les systèmes religieux eux-mêmes sont modifiés par la tendance qui porte le genre humain vers sa prospérité ; à mesure qu’une fausse religion vieillit, on voit s’affaiblir le zèle des nations qui l’ont adoptée. Les premières pratiques auxquelles on renonce sont celles qui sont les plus contraires à la nature de l’homme ; les dernières qu’on observe sont celles qui exigent le moins de sacrifices. Les sectes se forment quand l’esprit cesse d’être convaincu, et pour ne pas accuser les fondateurs de s’être trompés, on suppose qu’ils ont été mal entendus. On leur attribue alors les idées qu’on croit soi-même les plus raisonnables ; le zèle religieux se ranime ; et, s’il ne peut se soutenir qu’en combattant des penchants inhérents à la nature de l’homme, il finit encore par succomber.
Les plus durables des faux systèmes sont ceux qui sont adoptés par les législateurs, et qui se confondent avec une religion quelconque. C’est cette alliance de la politique et de la législation aux idées religieuses, qui a fait la durée du système de Mahomet. C’est aussi parce que la puissance de cette alliance est connue, qu’il n’y a point de mauvais gouvernement qui ne cherche à se confondre avec la religion, ni de fausse religion qui ne cherche à s’allier avec les lois. Cependant, même lorsque cette alliance existe, la force inhérente à la nature humaine en affaiblit l’empire, et finit même quelquefois par en triompher.
On a beaucoup vanté la sagesse des rois et des prêtres d’Égypte ; mais qu’est-ce qui nous reste des uns et des autres, si ce n’est quelques débris de monuments et des signes inexplicables ? Les lois de Lycurgue ont fait l’admiration des philosophes modernes ; cependant que sont-elles devenues, et quel est le peuple qui a jamais songé à se les approprier ? Les institutions si admirées des autres peuples de la Grèce ou du peuple de Rome, sont également tombées, sans que personne ait songé à les relever. L’esclavage domestique, qui se liait à tout, a suffi pour tout corrompre ; il a entraîné la ruine de tous les systèmes auxquels il se rattachait, et il a lui-même fini par disparaître. La religion païenne a subi la même destinée ; elle n’a pu être soutenue ni par le génie des plus grands poètes, ni par les efforts de ses prêtres, ni par la puissance des empereurs. Le système féodal qui a couvert l’Europe après la chute de l’empire romain, s’est éteint après un règne de quelques siècles. L’église de Rome, dont le pouvoir suffisait pour ébranler l’Europe, traite maintenant de puissance à puissance avec quelques poignées de brigands. L’empire musulman est ébranlé jusque dans ses fondements par des hommes qu’on prenait pour les derniers et les plus lâches de leurs esclaves ; et la chute de cet empire n’est pas la plus grande des ruines auxquelles nous assistons. Ainsi périssent les erreurs et les faux systèmes qui semblaient devoir arrêter la marche du genre humain.
Mais si, au milieu de ces vastes destructions que les peuples laissent sur leur passage, il se rencontre des observations prises dans la nature ; si un philosophe nous peint avec une sévère exactitude les sombres fureurs d’un tyran, ou les emportements d’une ignorante multitude ; si un poète nous fait le tableau des passions et des discordes qui agitent les chefs d’une armée, ou s’il nous apprend quelles furent les mœurs domestiques de ses concitoyens ; si un sculpteur, animant le marbre sous son ciseau, nous montre l’espèce humaine dans ses plus belles proportions ; si un observateur profond nous trace les caractères des infirmités auxquelles les hommes sont assujettis, et nous en fait connaître les remèdes ; si un savant jurisconsulte prononce une décision qui soit fondée sur la nature invariable de l’homme ; les ouvrages des uns et les observations ou les décisions des autres vont, à travers les siècles et les révolutions, servir de modèle ou de guide aux générations les plus reculées. Des esprits à systèmes peuvent nous faire admirer des législateurs qui, par force ou par adresse, sont parvenus à faire adopter certaines institutions à des populations plus ou moins barbares ; mais lorsque nous voyons, d’un côté, ces institutions célèbres tomber en ruine sans que personne songe à les relever ; et que, d’un autre côté, nous voyons les décisions des jurisconsultes romains, qu’un heureux hasard a fait découvrir après plusieurs siècles de barbarie, adoptées et converties en loi par presque tous les peuples de l’Europe, sans l’intervention ni des miracles, ni de la violence, il est permis de croire à la puissance de la vérité, et à la durée des lois qui ont été prises dans la nature même de l’homme.
Si les systèmes établis ou soutenus par la puissance des gouvernements et par l’autorité des religions, perdent insensiblement de leur influence, et tombent en ruine lorsqu’ils sont en opposition avec le mouvement qui porte le genre humain vers son développement, des systèmes qui n’ont pour appui que les sophismes et l’éloquence des écrivains qui les ont imaginés ne sauraient avoir sur la conduite des hommes une longue influence. On peut les adopter dans un moment d’entraînement et d’enthousiasme ; mais, si les effets qu’ils produisent ne répondent pas aux espérances qu’ils ont fait naître, on ne se laisse pas longtemps diriger par eux ; il est rare même qu’on adopte un faux système en entier, et qu’on en suive toutes les conséquences. Comme les faux systèmes peuvent se multiplier à l’infini, et qu’il n’est pas possible qu’une longue série d’erreurs soit volontairement et unanimement adoptée, les fausses opinions se neutralisent mutuellement. Un individu qui a adopté de fausses idées, et qui voudrait les mettre en pratique, aurait à lutter contre une foule d’autres individus qui ont adopté d’autres idées. Il suit de là que chacun est obligé de chercher des raisons et d’adopter des lois qui puissent convenir au plus grand nombre, et qu’on fait ainsi, du système qu’on a adopté, des formules de sa croyance, sans en faire les règles de sa conduite. Il y a alors deux êtres dans le même individu : celui qui pense, et celui qui agit : celui-ci se conforme autant qu’il le peut au mouvement qui convient à sa propre nature ; celui-là n’existe que dans un monde imaginaire.
L’expérience de tous les jours nous prouve que l’entendement des hommes n’est plus en harmonie, ni avec leurs intérêts, ni avec leur conduite. Un écrivain peut soutenir, en thèse générale, que la conscience est le seul juge éclairé des lois et des actions, ou que, pour savoir ce qui est bien et ce qui est mal, il suffit de consulter le sens moral ou le sentiment intime ; mais, s’il se trouve dans une assemblée où une question de morale soit controversée, et où quelqu’un soutienne une opinion contraire à la sienne par principe de conscience, il affirmera sans la moindre hésitation que la conscience de son adversaire se trompe ; il lui prouvera, par des raisons tirées du bien et du mal, qu’il a tort de la prendre pour guide, et qu’on ne doit suivre les mouvements de sa conscience que lorsqu’on a éclairé son jugement.
Un publiciste pourra soutenir que le sentiment religieux est le principe unique des bonnes lois et des bonnes mœurs, et que la morale et la liberté ont été perdues, le jour où les hommes ont jugé les actions et les lois par le bien et le mal qu’elles produisent, et où ils ont consulté leur intérêt bien entendu ; il prouvera son système par l’histoire des hordes sauvages et des nations civilisées, par celle des peuples modernes et par celle des peuples anciens ; mais si le même écrivain est appelé dans une assemblée législative, et qu’il ait à combattre une loi qu’il croit mauvaise, il laissera de côté son système sur le sentiment religieux ; aux hommes impartiaux, il exposera les conséquences bonnes ou mauvaises de la loi proposée ; il leur fera voir que le bien qu’elle doit produire est nul, ou du moins infiniment petit, tandis que le mal qui en résultera sera immense, bien convaincu que, s’il parvient à leur prouver que les mauvais effets excèdent les bons, il les déterminera à rejeter la loi ; aux hommes avides ou craintifs, il prouvera que la loi doit leur être funeste ; qu’elle est contraire à leurs intérêts bien entendus, et que, par cette raison, ils doivent la rejeter. Après que l’homme d’État aura ainsi rempli son devoir, le philosophe ira faire le sien ; il retournera à son système ; il prouvera que les écrivains qui ont enseigné aux hommes à consulter leur intérêt bien entendu, et à juger les lois et les actions par les conséquences bonnes et mauvaises qu’elles produisent, ont été les destructeurs de la morale et des bonnes lois, et qu’il n’y a rien à espérer des nations, aussi longtemps qu’on ne renoncera point à ces funestes doctrines.
Un troisième, après s’être rempli l’esprit des maximes de Grotius ou de Burlamaqui, présentera un système de lois naturelles ; s’il est professeur, il enseignera que ces lois, gravées dans tous les cœurs, admises par le genre humain tout entier, sont éternelles et immuables, et qu’aucune autorité humaine ne peut les changer ; mais, s’il est appelé dans un conseil, et qu’il soit question de prendre quelques mesures énergiques, ce seront d’autres doctrines et un autre langage ; alors on proclamera la nécessité de modifier, de suspendre même les lois éternelles, immuables, invariables ; le salut du monarque ou du peuple deviendra la loi suprême sous laquelle toutes les autres plieront ; on poursuivra, on enfermera dans des cachots quiconque s’avisera de parler, autrement qu’en théorie, des lois immuables qu’aucune puissance ne peut ni suspendre ni modifier.
Un cinquième, imbu des dogmes du Contrat social, ne reconnaîtra, en théorie, le caractère de lois qu’aux actes qui seront l’expression de la volonté générale ; il établira qu’il n’existe parmi les hommes d’autres obligations que celles qui résultent des conventions ; mais, s’il est question ensuite de faire des lois, il trouvera qu’on n’en peut faire de bonnes, à moins d’enlever toute sorte d’influence aux quatre-vingts dix-neuvièmes de la population ; il proclamera la souveraineté du peuple, pourvu qu’il n’existe ni assemblées, ni nominations populaires, et que nul, excepté les ministres, n’ait la faculté de publier un fait ou une opinion.
De cette multitude de systèmes, et de cette opposition continuelle qui existe entre les doctrines qu’on professe et les principes qu’on met en pratique, il résulte que les nations ne savent ni ce qu’elles doivent faire, ni ce qu’elles doivent penser ; et, ce qu’il y a de plus remarquable, c’est que les hommes qui ont ainsi une double doctrine leur reprochent, tantôt de ne point se passionner pour leurs systèmes, tantôt de s’attacher à l’un et de faire violence à l’autre : comme s’il était possible de se passionner pour des contradictions, et de marcher en même temps vers deux points opposés !
Les hommes qui imaginent des systèmes, se bornent, en général, à en avoir deux ; celui de la théorie, qui est celui d’un monde imaginaire doué de perfection, et celui de la pratique, qu’on est obligé de conformer aux imperfections de la nature humaine. Mais les hommes qui n’ont pas assez de confiance dans leur jugement pour avoir des opinions qui leur soient propres, et qui n’osent penser que d’après des livres, ne s’en tiennent pas à deux systèmes contradictoires. Ils étudient souvent tous ceux qui leur tombent sous la main, et les reçoivent tous avec la même confiance, pourvu que les auteurs n’appartiennent pas à des partis opposés. Leur entendement devient ainsi un véritable chaos, formé de mots auxquels ils n’attachent aucun sens précis, mais qui leur servent à manifester des sentiments de satisfaction ou de mécontentement, dont ils ne démêlent pas les véritables causes. Si une loi leur paraît mauvaise, ils diront qu’elle est telle parce qu’elle est une violation ou des principes du droit naturel, ou du contrat social, ou des droits de l’homme. Si elle leur paraît bonne, ils manifesteront leur approbation par des mots opposés, auxquels ils n’attacheront pas des idées plus précises. Ce n’est pas que les peuples ne fassent des progrès, malgré cette confusion. Il est beaucoup d’idées justes qui se trouvent hors du cercle de tous les systèmes, et qui, par conséquent, sont peu contredites. Il y a d’ailleurs, même dans les hommes les plus simples, un fond de bon sens que ne peuvent étouffer tous les sophismes, et qui, dans la pratique, a plus d’influence que les mots qui obscurcissent l’entendement. Mais, si les peuples avancent, ce n’est, pour ainsi dire, qu’à tâtons et en hésitant ; ils ne sont pas sûrs du terrain sur lequel ils marchent ; et, après avoir fait quelques pas, il n’est pas rare de les voir revenir en arrière, dans la crainte de s’être engagés dans une fausse route.
Dans toutes les sciences, on a commis des erreurs ; dans toutes, on a imaginé de faux systèmes ; mais ce n’est qu’en politique ou en législation que l’on observe ce défaut d’harmonie entre la théorie et la pratique. Les physiciens, les chimistes, les médecins, agissent comme ils pensent ; ils ne se remplissent pas l’esprit de tous les faux systèmes imaginés par leurs prédécesseurs. Pour eux, tout ce qui n’est pas reconnu bon dans la pratique, est rejeté comme mauvais même dans la théorie ; une erreur démontrée, est une opinion détruite ; une vérité constatée, est une conquête qui ne peut plus être perdue ; leur entendement n’est jamais en arrière de leurs procédés. Il en est tout autrement dans la législation ; dans cette science, il n’y a, pour la plupart des hommes, ni vérités ni erreurs ; il n’y a que des opinions ; on admire en théorie, ce qu’on repousserait en pratique ; et il n’est jamais sûr que l’action réponde à la pensée.
Tous les gouvernements font des lois, et les gouvernements ne peuvent être composés que d’hommes. Il ne faut donc pas être surpris si les lois n’ont presque jamais été considérées que dans leurs rapports avec les formes de gouvernement établies, et si l’on a cherché tour à tour à faire des lois démocratiques, aristocratiques ou monarchiques. Il ne faut pas non plus être surpris, si, en général, on s’occupe de la forme du gouvernement pour rechercher ensuite quelles sont les lois qui conviennent à cette forme. Pour la plupart des hommes qui s’occupent de législation ou de politique, le premier besoin est de posséder l’autorité, le second de s’y maintenir. En elle-même, cette tendance n’est point un mal, puisqu’il n’est pas impossible de désirer la puissance, pour s’en servir dans l’intérêt du public, encore plus que dans son propre intérêt. Mais si, en elle-même, cette tendance n’est pas vicieuse, elle n’est pas non plus scientifique : elle n’est pas un moyen bien sûr d’arriver à la découverte de la vérité. Ce que nous avons à rechercher, ce sont les lois suivant lesquelles les peuples prospèrent ou dépérissent ; lorsque nous aurons trouvé ces lois, nous pourrons rechercher quels sont les gouvernements qui en assurent le mieux la durée, ou qui tendent avec le plus de force à les détruire. Les lois, pour être bonnes, doivent sortir de la nature même de l’homme ; un gouvernement, pour être bon, doit être tel qu’il tende, par sa propre nature, à l’observation exacte de ces mêmes lois.
Il résulte de cette manière d’envisager les choses, qu’en étudiant la législation comme science, on n’a point à rechercher si telle loi est démocratique, aristocratique, oligarchique ou monarchique ; et que, par conséquent, on n’a point à s’occuper des diverses formes de gouvernement. Les mots au moyen desquels on désigne ces formes, ne rappellent que des idées indéterminées et confuses ; ils ne sont propres qu’à réveiller des sentiments aveugles de sympathie ou d’antipathie. Tel individu croira avoir flétri une loi en disant qu’elle est antimonarchique ; tel autre croira avoir fait un fort bon raisonnement, en disant qu’elle est mauvaise, parce qu’elle est aristocratique. Les systèmes qu’on fait sur les gouvernements, ne sont ni mieux conçus, ni mieux suivis que ceux qu’on a faits sur les fondements de la législation : mais ce n’est pas ici le lieu de les examiner.
Il résulte de ce chapitre que, si les divers systèmes qu’on a faits sur la législation, servent à obscurcir l’entendement des peuples, ils ne dirigent pas leur conduite ; qu’ils sont même souvent abandonnés dans la pratique, par les écrivains mêmes qui les ont imaginés ; que ce ne sont plus, par conséquent, que des formules qu’on étudie et qu’on répète sans y croire. Ce sont des espèces de religions dont le fonds a disparu, et dont on conserve les formes par bienséance ou par habitude ; on invoque le Contrat social, comme les poètes invoquent Jupiter, sans avoir plus de foi dans l’un que dans l’autre. Mais, comme une fausse religion ne disparaît entièrement que lorsqu’elle a été remplacée par une religion nouvelle, les faux systèmes, en législation et en politique, ne tomberont dans l’oubli que lorsqu’ils auront été remplacés par quelque chose de plus propre à satisfaire l’esprit. Qu’est-ce donc qui pourra les remplacer ? Qu’est-ce qui établira l’harmonie entre l’entendement des hommes et leur conduite ? L’étude, l’observation des faits : c’est là une répétition ; mais c’est une vérité sur laquelle il faudra revenir plus d’une fois, avant qu’elle soit comprise.
Mais les faits résoudront-ils toutes les questions ? Jetteront-ils la lumière sur tout ce qui est obscur ? Non sans doute. Lorsqu’on étudie une science, et qu’on a bien constaté quelques faits, on peut remonter à ceux qui les ont produits ou descendre à ceux qui en résultent. Soit qu’on monte des effets aux causés, ou qu’on descende des causes aux effets, on doit aller aussi loin qu’ils peuvent nous conduire. Mais quand ils s’arrêtent et qu’ils cessent de nous éclairer, nous devons nous arrêter avec eux, nous ne pouvons aller au-delà, sans entrer aussitôt dans l’empire des ténèbres, des vagues conjectures, et des interminables disputes. Si des questions importantes restent à résoudre, il faut laisser au temps et à l’expérience le soin d’en donner la solution. Il n’est point de sciences qui se soient formées spontanément ; il n’en est aucune qui se soit chargée de résoudre toutes les questions soulevées par notre intérêt ou par notre curiosité. Un fait bien constaté vaut mieux que le système imaginaire le plus ingénieux. Si nous ne voulons pas nous engager dans la route de l’erreur, n’oublions pas que la vérité a pour devise :
Je suis fille du Temps, et dois tout à mon père.
[I-278]
De la nature et de la description des lois, et des diverses manières dont elles affectent les hommes.
De la nature des lois ; des éléments de force ou de puissance dont elles se composent, et des diverses manières dont quelques-unes se forment et se détruisent.
En examinant, dans le livre précédent, les divers systèmes qu’on a imaginés sur la législation et la morale, nous avons vu qu’on ne peut faire reposer les mœurs ni les lois, sur les bases qu’on leur a données, et que les auteurs de ces systèmes, en ont méconnu la nature et le fondement. Ayant vu ce que les lois ne sont pas, et ce que même elles ne peuvent pas être, j’ai maintenant à exposer ce qu’elles sont, et à indiquer quelle en est la base et la nature. Mais, puisque les sciences de la législation et de la morale ne peuvent se former, comme les autres, que par l’observation et l’exposition de certains phénomènes, où faut-il rechercher les faits au moyen desquels il nous est possible de déterminer la nature des lois et des mœurs ? Nous ne pouvons les chercher que dans les hommes, ou dans les choses au milieu desquelles ils sont placés. Il faut donc écarter les livres ; s’il est permis d’en faire usage, ce n’est qu’autant qu’ils peuvent nous aider dans la recherche ou l’examen des faits.
De tous les individus de la race humaine, qui existaient il y a un siècle, il n’en est presque point qui n’aient disparu ; et de tous ceux qui vivent dans ce moment, il n’en existera que fort peu dans le même espace de temps. Le genre humain cependant, bien loin de décroître ou de dépérir, s’accroît, au contraire, dans une progression très grande, et les générations qui existent, vivent, en général, plus heureuses que celles qui les ont précédées. Mais, quoique les nations prospèrent, chacun des individus dont elles se composent, naît, croît et meurt dans un temps donné ; ce n’est donc que par un mouvement continuel de production, d’accroissement et de destruction des individus, que le genre humain se perpétue et se perfectionne.
Ce mouvement qui s’opère chez les peuples et qui en perpétue la durée, n’a lieu qu’au moyen de certains rapports qui existent ou qui s’établissent, soit entre les hommes et les choses, soit entre les individus ou les collections d’individus dont le genre humain est formé. Un homme ne vit qu’au moyen de l’animal, de l’arbre ou du champ qui le nourrit, des vêtements qui le couvrent, de la cabane ou de la maison qui lui sert d’abri. Il ne se reproduit qu’au moyen d’un être de son espèce auquel il s’unit. Ses enfants ne croissent et ne se multiplient à leur tour, qu’au moyen des soins qu’ils reçoivent de lui ou d’autres individus de son espèce. Lorsqu’il périt, les choses qu’il employait à perpétuer son existence ou à satisfaire ses plaisirs, vont satisfaire les plaisirs ou perpétuer l’existence d’autres individus, aussi longtemps qu’elles sont propres à cet usage. Enfin, tous ayant des besoins et des désirs, emploient à les satisfaire les moyens qui sont en leur puissance.
Ayant les mêmes besoins et étant doués des mêmes facultés, les hommes prennent en général les mêmes mœurs, toutes les fois qu’ils se trouvent dans la même position, qu’ils ont les mêmes lumières et qu’ils possèdent les mêmes moyens. De là il résulte que, lorsque tous les individus dont une nation se compose, sont arrivés à peu près au même degré de civilisation, tous agissent d’une manière à peu près uniforme à l’égard les uns des autres. L’uniformité est encore augmentée par l’influence qu’une partie de la population exerce sur les autres parties, influence qui résulte de la force, du courage, des lumières ou de la richesse. On remarque dans l’homme deux tendances qui semblent opposées, et qui le poussent cependant vers le même but. L’une est celle qui le porte à contraindre ses semblables à régler leur conduite d’après la sienne, toutes les fois qu’il s’imagine avoir sur eux quelque supériorité. L’autre est celle qui le porte à imiter ce qu’il voit faire, toutes les fois qu’il s’imagine que l’imitation sera suivie de quelque heureux résultat pour lui-même.
Il est remarquable que moins une population s’est éloignée de la barbarie, et plus il y a d’uniformité dans la conduite et dans les mœurs des individus ou des familles dont elle se compose. Tous les individus parvenus au même développement, ayant en effet les mêmes besoins, la même force, les mêmes moyens d’existence, et les mêmes dangers à courir, ne peuvent avoir que des idées et des mœurs semblables. Les différences d’organisation physique, qui existent chez quelques-uns, ne produisent que de légères différences dans leur intelligence et dans leurs passions ; parce que tous sont obligés de se livrer aux mêmes occupations, que nul ne peut avoir plus qu’un autre le temps ou le moyen de développer les dispositions particulières qu’il a apportées en naissant, et que d’ailleurs il n’y est excité par aucun motif individuel. Aussi, lorsqu’on étudie les coutumes des peuples barbares, trouve-t-on que, dans les mêmes circonstances, ils se conduisent tous à peu près de la même manière, et sont doués des mêmes vertus et des mêmes vices. Cette ressemblance est telle que, dans la même horde, tous les individus de même âge et de même sexe étant mus par les mêmes passions, se livrant aux mêmes exercices et se nourrissant des mêmes aliments, portent tous la même physionomie. Les différences qu’on observe entre deux hordes, tiennent à des différences d’origine, de position ou d’occupations.
Chez les peuples qui ont fait quelques progrès dans la civilisation, les différences d’occupations, de fortune et de développement intellectuel, produisent nécessairement quelques différences dans les mœurs ou dans la manière de se conduire les uns à l’égard des autres ; cependant, ces différences sont loin d’être aussi grandes que les inégalités qui les produisent. Un homme a quelquefois sur un autre une immense supériorité par son intelligence, par sa fortune ou par le rang qu’il occupe dans l’ordre social ; mais, si l’on compare la conduite de l’un à la conduite de l’autre, relativement aux divers membres de leurs familles, à la distribution de leurs biens, à leurs mœurs privées ou publiques, on ne trouvera entre eux que des nuances très légères. Les différences qu’on remarquera, ne seront même pas toujours en faveur de ceux qui, à d’autres égards, auront la supériorité.
Ces diverses manières d’être et de procéder, qu’un peuple tient de sa propre nature, de ses facultés, de ses besoins, de l’état de ses connaissances, de la position dans laquelle il se trouve, sont le résultat des lois auxquelles il obéit ; et puisqu’il est impossible qu’un peuple existe et se reproduise, sans un mode quelconque d’être et de procéder, il est impossible de concevoir un peuple privé de lois ou de mœurs : cela est aussi impossible qu’il est impossible de concevoir de la matière destituée de toute forme. Les lois d’un peuple étant les puissances qui déterminent le mode suivant lequel il existe, se maintient et se perpétue dans un état donné, on ne peut pas avoir à rechercher quels ont été les premiers fondateurs de ces lois ; car ce serait rechercher quels ont été les auteurs de sa propre nature, des objets qui l’environnent et des forces auxquelles il obéit. On ne peut pas non plus avoir à rechercher s’il est possible d’enlever à un peuple toute sorte de lois ; ce serait rechercher si une nation peut exister et se reproduire, sans aucune force qui détermine son mode d’existence et de reproduction. Ainsi, l’étude des lois auxquelles un peuple est soumis, n’est pas autre chose que l’étude des forces qui déterminent la manière dont ce peuple existe, se maintient et se reproduit [66].
[I-284]
Mais, pour trouver ces forces ou ces puissances auxquelles les peuples obéissent, et que nous désignons sous le nom de lois, où devons-nous les chercher ? Je l’ai déjà dit : c’est dans les hommes eux-mêmes, ou dans les choses qui les environnent. Les livres, à moins qu’ils ne soient des recueils de mensonges, ne peuvent renfermer que des descriptions de ce qui existe ou de ce qui a existé. On conçoit fort bien cela dans les sciences naturelles et dans quelques branches des sciences morales ; personne n’est assez simple pour confondre un livre sur la botanique avec les plantes dont il renferme la description, un livre sur la minéralogie avec les minéraux dont il indique les caractères, un livre sur la morale ou sur la statistique avec les mœurs ou les richesses de tel ou tel peuple.
Mais il n’en est pas de même en législation : il est très commun, dans cette science, de prendre la description pour la chose décrite, et de considérer même comme une réalité, une description purement imaginaire. Il existe cependant une si grande différence entre la puissance à laquelle nous donnons le nom de loi, et la description de cette loi ; ces deux choses sont tellement distinctes, tellement indépendantes l’une de l’autre, qu’il semble impossible de les confondre, lorsqu’on veut se donner la peine de les considérer attentivement. Souvent, des lois existent sans qu’il soit possible d’en trouver nulle part la description ; ainsi, les lois qui ont déterminé le mode d’existence de tous les peuples de l’Europe, auxquelles nous donnons le nom de coutumes, et que les Anglais nomment loi commune (common law ), ont une existence qui remonte à des temps inconnus, quoique la description qu’on en a faite chez plusieurs, soit toute récente. Souvent aussi des lois ont cessé d’exister depuis des siècles, quoique nous en possédions des descriptions très minutieuses et très exactes ; nous avons, par exemple, la description d’une partie des lois juives, grecques, romaines ; mais la plupart de ces lois n’existent plus depuis longtemps. Celui qui croirait qu’elles existent encore, par la raison qu’il possède des livres dans lesquels il peut en trouver la description, commettrait la même erreur que celui qui croirait à l’existence actuelle des empereurs romains, par la raison qu’il posséderait des médailles sur lesquelles il trouverait leur effigie.
[I-286]
En disant que les lois d’un peuple sont en lui-même, et dans les choses qui l’environnent et qui concourent à déterminer sa manière d’être, j’énoncerais une proposition qui paraîtrait aux uns paradoxale, et que d’autres n’hésiteraient pas à déclarer fausse ; je ne ferais cependant qu’énoncer des faits qui me semblent évidents. Les lois d’un peuple sont en lui, ou font partie de lui, comme ses mœurs, comme ses besoins, comme ses passions, comme ses idées, comme sa physionomie, comme telle forme appartient à tel objet matériel. Si nous sommes portés à penser le contraire, c’est d’abord parce que nous croyons voir identité de choses, là où nous trouvons identité de noms ; et, en second lien, parce que nous prenons souvent, ainsi que je l’ai déjà fait observer, la description pour la chose décrite. En disant que les lois d’un peuple sont une partie de sa propre nature, je ne parle pas de la description de ces lois ; on accordera sans doute que la physionomie d’un individu est une partie de cet individu, mais on n’en dira pas autant de son portrait, quelque exacte que soit la ressemblance.
Les lois d’un peuple changent souvent, et cependant ce peuple reste le même ; souvent aussi les lois restent les mêmes, quoique la population se renouvelle ; comment, dira-t-on, ses lois pourraient-elles donc être une partie de lui ? Les lois d’un peuple changent, cela est évident ; mais il n’est pas moins évident qu’il change lui-même avec elles. La nation française qui existait du temps de Louis XIV, portait le même nom, parlait la même langue, habitait le même sol et en partie les mêmes maisons que le peuple qui existait du temps de Charles IX, ce n’était cependant pas le même peuple ; celui-ci avait disparu. La nation française qui existe en ce moment, parle également la même langue, cultive les mêmes champs, habite en partie les mêmes maisons, exerce les mêmes arts, étudie les mêmes sciences que la nation du temps de Louis XIV ; ce n’est cependant pas la même : tous les individus dont se composait la dernière ont disparu depuis longtemps. Insensibles au mouvement qui nous emporte avec tout ce qui nous environne, nous croyons que rien ne change, tandis que tout est dans un mouvement perpétuel, et qu’il n’est pas un seul objet soumis à l’influence des temps, qui soit exactement le même d’un instant à l’autre. La moindre réflexion suffit pour nous convaincre que la nation qui existe aujourd’hui, n’est pas la même que celle qui existait il y a un siècle ; mais cette substitution sur le même sol, d’un peuple à un autre peuple, ne s’est pas opérée instantanément et par un seul fait. Quel est donc l’instant où la population a cessé d’être la même ? À chaque minute, et nous pouvons dire même à chaque seconde. Il n’est pas un instant où il ne se soit opéré une révolution par la création et par la destruction d’une multitude d’individus, et par les changements qu’ont éprouvés ceux qui ont paru le moins soumis à l’action du temps.
Non seulement les peuples changent à chaque instant lorsqu’on les considère en masse, mais chaque individu change d’un moment à l’autre : nul n’est exactement et absolument le même pendant deux minutes de suite. Sans doute, la matière dont nous sommes formés, le sang qui circule dans nos veines, les sentiments qui nous animent, les passions qui nous agitent, les idées ou les affections qui nous dirigent, les traits même de notre physionomie, et jusqu’à la couleur de notre teint, sont des parties de nous-mêmes ; les détruire serait nous détruire, les modifier serait nous modifier. Mais, s’il en est ainsi, peut-on dire, en parlant avec exactitude, que ce vieillard décrépit qui va descendre dans la tombe, et cet enfant qui naquit il y a quatre-vingt-dix ans, sont le même individu ? Si l’identité ne se trouve, ni dans la matière, ni dans les sentiments ou dans les affections, ni dans les idées, ni dans les traits, ni dans les formes intérieures ou extérieures, ni même dans la couleur, ou se trouve-t-elle ? Si elle n’existe dans aucune des parties, peut-on dire qu’elle existe dans le tout, ou bien prétendrait-on que le tout est identique, quoique l’identité n’existe dans aucune des parties ? Un individu peut donc changer du tout au tout, sans que nous cessions pour cela de le considérer comme étant toujours le même individu ; et par la même raison, une nation peut éprouver diverses modifications, sans que nous cessions de la considérer comme étant toujours la même nation. Nos langues sont trop imparfaites pour se prêter aux innombrables révolutions auxquelles sont soumis et les hommes, et les objets qui les environnent ; et les choses ont quelquefois totalement changé que les noms restent encore [67].
Ainsi, de ce que les nations nous paraissent rester les mêmes, tandis que les lois auxquelles elles sont soumises changent ou se modifient, ou de ce que les lois restent invariables tandis que la population se renouvelle, nous ne devons pas conclure que les lois d’un peuple ne sont pas une puissance dont les éléments résident en partie en lui, et qui déterminent le mode ou les conditions de son existence.
Les éléments de puissance qui forment les lois d’un peuple ne peuvent être qu’en lui-même, ou hors de lui ; s’ils sont en lui, ils sont inhérents à sa propre nature de la même manière que ses idées ou ses affections ; s’ils sont hors de lui, on ne peut les trouver que dans d’autres peuples ou dans des choses matérielles. Toutes les nations ont eu des lois non écrites, et il en est plusieurs qui sont encore dans ce cas : or, si l’on n’admet pas que ces lois sont en elles-mêmes, et qu’elles sont une certaine modification de leur existence, je demanderai où elles étaient et ce qu’elles étaient avant qu’on nous en eût donné la description [68] ?
Il ne faut pas considérer cette distinction entre une loi et la description de cette même loi, comme n’ayant aucune utilité réelle, et n’étant qu’une vaine subtilité de l’esprit : elle est la base même de la science de la législation. Une science, ainsi que je l’ai déjà fait observer, n’est que la connaissance et l’enchaînement d’un certain ordre de faits. Or, si nous ne trouvons pas les lois dans la nature même des peuples ; si nous ne les voyons pas dans les principes d’action qu’ils portent en eux-mêmes, et qui déterminent des modes particuliers d’être et de procéder ; enfin, si nous ne les trouvons ni dans les hommes, ni dans les choses, comment nous sera-t-il possible de les classer au nombre des faits ? Pourra-t-on y voir autre chose qu’une série de mots ou de phrases disposées avec plus ou moins d’ordre ? L’erreur qui consiste à prendre une description pour une loi, l’affirmation écrite d’un certain ordre de faits, pour l’existence même de ces faits, a été plus d’une fois fatale aux nations. Souvent, elles ont cru que pour être placées sous des lois protectrices, il leur suffirait d’en posséder une description faite avec plus ou moins de solennité ; souvent aussi elles ont pensé que pour détruire des lois malfaisantes, il leur suffisait d’en effacer la description de leurs codes. L’expérience a toujours prouvé que c’étaient là de pauvres moyens ; mais l’expérience n’a éclairé personne.
Qu’un prince ou une assemblée fassent écrire, sur une feuille de parchemin, que la propriété, la sûreté individuelle, la liberté d’exprimer et de publier ses opinions, sont garanties ; qu’ils écrivent des noms et mettent de la cire au bas de cette description ; pourra-t-on dire qu’elle est une loi, par la seule raison qu’elle en porte le nom, qu’elle a été revêtue de certaines formes, et publiée avec plus ou moins d’éclat ? Pour décider si c’est une loi, c’est-à-dire une puissance à laquelle rien ne résiste, il faut se demander quels sont les éléments de force dont elle se compose ? Où résident-ils ? Contre qui peuvent-ils agir ? Par qui, et contre qui les garanties sont-elles données ? Si elles ne sont pas données contre les personnes ou les autorités qui ont le désir et la force d’attenter à une des choses prétendues garanties, ce n’est pas une loi ; c’est une fausse déclaration ou un mensonge. C’est également une fausse déclaration, s’il n’existe dans la société aucune puissance garantissante, ou, ce qui est la même chose, si la puissance qui existe, est inférieure à celle contre laquelle la prétendue garantie est accordée. Enfin, c’est encore une fausse déclaration, si la puissance qui doit garantir, et celle contre qui la prétendue garantie est donnée, sont une seule et même puissance. Ainsi, ce qui peut constituer la loi, dans le cas dont il est ici question, ce n’est pas la description faite avec plus ou moins de solennité d’une chose qui n’existe pas ; c’est l’existence réelle, dans le sein d’une nation, d’une puissance ayant une tendance irrésistible à produire le résultat annoncé [69].
Que, d’un autre côté, une assemblée amoureuse de l’égalité, et plus avancée que son siècle, écrive dans ses registres que tous les hommes sont égaux, qu’il n’existe point de distinctions de naissance, qu’on ne reconnaît plus ni rang, ni titres, ni décorations ; pense-t-on que cette description d’un monde imaginaire, sera une puissance qui changera le monde réel ? Si elle menace de peines quiconque ne s’y conformera pas, elle pourra avoir pour effet de commander momentanément l’hypocrisie, d’abaisser en apparence les uns, et de relever un peu les autres ; mais, à la première occasion, les vanités comprimées surgiront de toutes parts, et formeront une puissance qui sera la loi : on verra reparaître alors et les rangs, et les titres, et les distinctions, et tout ce qui s’ensuit.
Mais quels sont les éléments dont se compose cette force à laquelle nous donnons le nom de loi ? Dans l’ordre physique, on donne ce nom à toute puissance qui agit d’une manière constante et régulière, mais dont on ignore presque toujours la nature ; on parle des lois de la pesanteur ou de la gravitation, sans connaître ces lois autrement que par les effets qu’elles produisent. Toutes les fois qu’on observe un effet toujours le même dans une circonstance donnée, et qu’on ne peut pas en expliquer la cause, on donne à cette cause inconnue le nom de loi ; dans ce sens, il n’est point de corps qui n’ait ses lois, ou dont l’existence ne soit soumise à des conditions invariables.
Dans l’ordre moral, on donne également le nom de loi à toute force ou à toute puissance qui agit d’une manière constante et régulière ; on peut la juger par les faits qui en manifestent l’existence ; on peut même quelquefois la décomposer jusqu’à un certain point ; mais la nature des éléments primitifs dont elle est formée, est aussi cachée à nos yeux que la nature des lois du monde physique. Il est possible, dans la législation comme dans d’autres sciences, de remonter d’un fait à un autre ; mais nous arrivons toujours à des faits devant lesquels nous sommes forcés de nous arrêter, parce qu’au-delà nous ne voyons plus rien. Tout ce que nous pouvons faire en décomposant une loi, c’est de montrer les éléments divers dont elle est formée ; mais il ne faut pas espérer d’arriver à la décomposition de chacun de ces éléments.
Il est assez commun de voir une loi dans un ordre écrit, donné par un gouvernement, rédigé et publié dans certaines formes. Ces choses-là font quelquefois, en effet, partie d’une loi ; mais jamais elles ne forment une loi tout entière. Une loi est une puissance qui détermine certaines manières d’agir ou de procéder ; mais cette puissance est rarement un être simple. Elle se compose presque toujours d’une multitude de forces qui concourent vers le même but, et qu’il faut examiner séparément, si l’on veut avoir une idée complète de l’ensemble. On comprendra cette vérité, si je l’applique à une loi spéciale : je prendrai pour exemple la loi qui détermine, en France, l’ordre des successions.
Suivant cette loi, si un père meurt laissant un enfant légitime, et sans avoir fait aucune disposition testamentaire, cet enfant recueille tous ses biens ; s’il laisse deux enfants ou un plus grand nombre, ces enfants se partagent ses biens par égales parts, quelle qu’en soit la nature, sans distinction de sexe ni d’âge, et sans être tenus de suivre d’autres règles que celles qui leur sont tracées par leurs propres intérêts, intérêts dont ils sont eux-mêmes les arbitres. « Les enfants ou leurs descendants, dit le Code civil, succèdent à leurs père et mère, aïeuls et aïeules, ou autres ascendants, sans distinction de sexe ni de primogéniture, et encore qu’ils soient issus de différents mariages. »
Qu’est-ce que nous trouvons dans ces lignes ? Une seule chose : la simple description dont certaines propriétés se transmettent et se partagent, dans un cas donné. Mais, à proprement parler, ce n’est pas cette description qui constitue la loi : la description pourrait rester la même, tandis que la loi serait changée. La loi n’est pas non plus dans le fait décrit ; ce fait est un simple résultat ; quand il a lieu, c’est la loi elle-même qui le produit. Où donc faut-il voir la loi ? Dans la puissance même qui, dans tous les cas qui se ressemblent, produit le fait dont on vient de lire la description. La plupart des éléments dont se compose cette puissance, ont existé longtemps avant que personne eût songé à en décrire les résultats ; et il est évident qu’ils pourraient survivre, non pas aux faits qu’ils produisent, mais à la description qui en a été donnée. Pour connaître ces divers éléments de puissance, nous devons donc les chercher ailleurs que dans les livres.
Si nous demandons quels sont les éléments dont se compose cette loi, ou, en d’autres termes, quelles sont les forces ou les puissances qui déterminent, en France, cette transmission et ce partage de propriétés, les hommes les plus disposés à penser que les actions des peuples ou leurs manières de juger et de procéder, ne sont que l’expression de la pensée de tels ou tels hommes qu’on appelle des ministres, des princes, des députés ou des législateurs, répondront, sans hésiter, que la cause de la manière dont les biens se transmettent et se partagent, est dans une douzaine de lignes imprimées dans un petit livre que les Français appellent le Code civil. Ces lignes, en effet, peuvent y être pour quelque chose ; mais elles y sont pour bien peu ; les enfants succédaient à leurs pères et se partageaient leurs biens, longtemps avant qu’elles eussent été écrites ; si l’on remontait à d’autres lignes écrites, dont celles-là n’ont été qu’une copie, nous pourrions remonter à des successions et à des partages bien plus anciens encore.
L’écriture au moyen de laquelle on décrit le fait matériel que produit une loi, n’est que l’expression de la pensée d’un certain nombre d’hommes ; ce n’est pas une cause première, c’est un effet et un moyen. La pensée de ces hommes n’est pas non plus une cause première ; elle est le résultat des impressions produites sur eux par une multitude de causes diverses. Les individus qui décrivent les lois ou les phénomènes qu’elles produisent, quels que soient les noms sous lesquels on les désigne, ne sont que des hommes. Ils sont soumis à la même action, ils sont susceptibles des mêmes impressions, des mêmes sentiments, des mêmes besoins, que tous les êtres de leur espèce ; et la plus grande partie du genre humain peut sentir tout ce qu’ils ont eux-mêmes éprouvé. Il résulte de là que les causes qui déterminent une certaine classe d’hommes à décrire ou à ordonner une manière de procéder, agissent, presque toujours, avec la même force ou même avec une force plus grande, sur un nombre très considérable des membres de la société. Si ces hommes s’abstenaient de décrire ou d’ordonner cette manière d’agir ou de procéder, elle n’en serait pas moins suivie par un grand nombre de personnes. Elle le serait même si les individus investis de l’autorité se permettaient de la défendre ; mais elle le serait moins généralement et avec beaucoup plus de peine. Si un gouvernement s’avisait de défendre aux pères de nourrir leurs enfants, ou de leur laisser leurs biens, les pères nourriraient leurs enfants et leur transmettraient leurs biens malgré lui.
Il faut donc mettre au nombre des éléments dont une loi se compose, les forces mêmes qui agissent sur un gouvernement, et qui le déterminent soit à ordonner certaines actions, soit à en interdire d’autres. Ces causes sont même la partie la plus considérable de la puissance que nous désignons sous le nom de loi, lorsqu’elles agissent sur les membres de la société comme sur le gouvernement lui-même. Elles varient comme les idées, les sentiments, les besoins et même les préjugés de la population ; et leur action est souvent plus immédiate et plus forte sur les individus auxquels la loi paraît imposée, que sur ceux qui paraissent les auteurs de cette loi. Pour y obéir, les citoyens n’ont souvent besoin ni de l’intermédiaire de l’écriture qui indique l’action à exécuter, ni de la pensée du gouvernement par lequel cette description a été donnée. Un nombre infini d’actions, qui sont le résultat de la puissance qui forme la loi, sont exécutées à chaque instant par des individus qui n’ont jamais su lire, et qui meurent sans avoir jamais su ce que c’est qu’une loi ou un gouvernement.
L’action exercée sur une partie de la population par une autre partie, au moyen de l’exemple ou par la seule influence de l’opinion, est un second élément dont la loi se compose ; car elle détermine la conduite ou règle les actions d’un nombre considérable d’individus. L’homme est un animal imitateur, de sa propre nature, et c’est là ce qui constitue en partie sa perfectibilité ; il tient aussi à être imité à son tour, et il emploie pour cela les divers genres d’influence qui lui appartiennent. Cette action et cette réaction qu’une nation exerce sur elle-même, contribuent beaucoup à donner une marche uniforme aux divers membres dont elle se compose. Si on voulait en connaître les éléments, il faudrait les chercher dans les besoins, les passions, les idées ou les préjugés des [I-300] diverses fractions dont la population se compose.
Les opinions religieuses contribuent souvent aussi à déterminer un certain genre d’actions : sous ce rapport, elles sont un des éléments de la loi ; elles sont une force qui vient se joindre à des forces d’une nature différente, pour produire le même résultat.
La description que le législateur donne de l’action à exécuter, et la promulgation que cette description reçoit, sont encore au nombre de ces éléments ; elles contribuent à rendre l’action qui est à exécuter, plus générale et plus régulière. Elles ajoutent de plus à l’influence de l’exemple et de l’opinion. Cette description et cette promulgation, faites dans certaines formes, prennent souvent à elles seules le nom de loi ; c’est même le sens vulgaire de ce mot.
Les officiers dont les fonctions consistent à faire paraître les citoyens devant les tribunaux, les magistrats dont ces tribunaux se composent, les individus chargés de mettre leurs jugements à exécution, sont également des forces qui contribuent à produire les faits que le gouvernement à décrits, et qui, par conséquent, font partie de la loi.
L’influence que les nations et les gouvernements exercent les uns sur les autres, entre, comme puissance, dans les éléments dont se forment certaines lois ; cette influence en est quelquefois même la partie principale.
Enfin, les diverses circonstances physiques au milieu desquelles les hommes se trouvent placés, et qui déterminent leur manière de vivre, leurs idées, leurs mœurs, leurs relations mutuelles, sont aussi des puissances qui sont au nombre des éléments de la loi : telles sont la nature et la position du sol, la température de l’atmosphère, la direction des eaux, et d’autres circonstances analogues.
La plupart de ces éléments pourraient se décomposer encore ; mais une décomposition plus grande ne serait ici d’aucune utilité, et nous finirions toujours par arriver à des faits simples qui resteraient inexplicables. Tout ce que je voulais démontrer, c’est qu’une loi n’est qu’un faisceau de forces diverses, produisant toujours des actions semblables dans des cas donnés.
Ces forces, dont l’action réunie forme la puissance légale, peuvent ne pas concourir simultanément vers le même but, ou ne pas agir avec une égale énergie ; elles peuvent quelquefois agir dans des sens opposés. Ce serait une question frivole que celle de savoir quel est le moment précis où elles cessent ou commencent de former une loi ; autant vaudrait rechercher quel est l’instant où tel bloc de marbre, placé sous le ciseau du sculpteur, peut s’appeler une statue. Je ferai seulement observer que, lorsque les forces dont j’ai fait connaître les principaux éléments n’ont plus assez d’énergie pour produire l’action qui devrait en être le résultat, il n’existe plus de loi.
Lorsqu’un gouvernement n’est déterminé à ordonner ou à défendre un certain genre d’actions, que par des causes qui n’agissent pas sur la population d’une manière immédiate ; lorsqu’un des principaux éléments de la puissance qui forme la loi, est l’influence d’un peuple ou d’un gouvernement étranger ; enfin, lorsque les citoyens ne sont déterminés à agir ou à s’abstenir, que par les ordres mêmes qu’un gouvernement leur donne, et par les forces matérielles au moyen desquelles il les contraint, ces lois sont dites injustes ou tyranniques. Lorsqu’au contraire, les causes qui agissent sur le gouvernement, agissent immédiatement et avec la même force sur les citoyens, et qu’elles ne consistent pas dans une influence étrangère, l’autorité publique, en décrivant le fait matériel que produit la loi, n’a pas d’autre objet que de ramener à la règle commune que suit la population, le petit nombre d’individus qui tendent à s’en écarter. Un gouvernement qui déclare, par exemple, que les pères sont tenus de nourrir leurs enfants, et qui emploie sa puissance pour faire exécuter sa déclaration, ne fait pas autre chose que de contraindre un nombre d’individus infiniment petit, à faire ce que l’immense majorité des citoyens exécute sans lui, et exécuterait même malgré lui. Les législateurs n’ont pas jugé qu’il fût nécessaire d’enjoindre aux citoyens de se nourrir et de se vêtir, quoiqu’il se rencontre quelquefois des individus qui se laissent mourir de faim, ou qui sont mal vêtus. La raison en est sensible ; c’est que les causes qui le porteraient à faire une telle ordonnance, agissent avec autant de force sur les citoyens que sur lui-même ; pour que la loi soit observée, il n’est besoin ni qu’elle soit décrite, ni que les tribunaux se mêlent de la faire exécuter [70].
Les lois d’un peuple étant les puissances ou les forces qui déterminent les divers modes suivant lesquels il existe et se perpétue, étant par conséquent, pour la plupart, inhérentes à sa propre nature, qu’est-ce donc qu’un législateur ? Est-ce un génie qui crée les peuples, ou qui les modifie selon ses caprices ? Les hommes qui ont écrit sur les lois, ont fait jouer aux législateurs un rôle immense ; ils en ont fait en quelque sorte des génies divins. Ils les ont nommés les pères des nations, les fondateurs des États ; ils les ont placés au-dessus de l’humanité. Il est vrai qu’après les avoir élevés si haut, ils se sont eux-mêmes placés plus haut encore, puisqu’ils ont démontré les fautes ou les erreurs des législateurs qui ont déjà existé, et qu’ils ont tracé des règles de conduite aux législateurs à venir.
[I-304]
En prenant les lois pour ce qu’elles sont réellement, on voit combien il est difficile de changer les lois d’un peuple, lorsqu’on ne peut opérer ce changement qu’au moyen d’une force intérieure appartenant au peuple même dont on veut modifier l’existence. Il faut modifier ses idées ou son entendement, ses habitudes, et en quelque sorte sa manière de sentir ; il faut le faire renoncer aux choses auxquelles il tient le plus, le soustraire aux puissances qui exercent sur lui l’empire le plus absolu. Aussi, lorsqu’on examine de près l’ouvrage des législateurs, s’aperçoit-on presque toujours que ces hommes se sont bornés, soit à décrire les faits matériels produits par les lois déjà existantes, soit à déclarer les changements que le temps et l’expérience avaient apportés dans la manière de juger et de sentir d’une partie plus ou moins considérable de la population. On a vanté les Romains de ce qu’ils ne détruisaient pas les lois des nations vaincues : c’est que cela n’était guère possible, à moins de détruire les nations elles-mêmes. On peut, au moyen de la ruse, de l’imposture ou de la violence, changer cette partie de la législation qui tient à l’organisation des pouvoirs politiques, si les idées et les habitudes de la population ne sont point formées à cet égard. Mais, pour changer les lois qui tiennent aux mœurs des familles, à la conservation et à la transmission des propriétés, il faut la force d’une armée conquérante, et cette force ne suffit même pas toujours. Il est peu de conquérants qui aient montré plus de violence, plus de mépris pour les peuples vaincus, et surtout moins de politique, que les barbares qui subjuguèrent l’orient de l’Europe au cinquième siècle. Nous voyons cependant que, même dans la confusion inséparable de la conquête, chaque race continua d’être régie par ses propres lois [71].
Une loi peut avoir des siècles d’existence, avant que personne songe à décrire les phénomènes qu’elle produit ; ces phénomènes peuvent être décrits au moment où ils se déclarent ou se manifestent ; ils peuvent l’être même avant qu’ils se soient manifestés. Les phénomènes qui résultent immédiatement de la loi, et dont personne n’a encore donné la description, peuvent être décrits par tout individu qui est doué d’une capacité suffisante pour bien l’observer. Il n’est pas plus nécessaire, pour bien les décrire, d’être revêtu d’une autorité quelconque, que cela n’est nécessaire pour décrire les mœurs d’un individu, ou l’organisation d’une plante. La description peut aussi en être donnée par les membres d’un gouvernement ou par leurs agents : c’est ainsi que les résultats matériels des lois coutumières des diverses provinces de France, furent décrits par des commissaires que le gouvernement français avait choisis. Enfin, elle peut être donnée par un homme qui, s’étant rendu remarquable par son talent pour l’observation, et par son exactitude à bien décrire ce qu’il a observé, a reçu d’un peuple la mission spéciale de décrire la manière dont les choses se passent dans l’ordre social. Je suis très disposé à croire que les législateurs les plus renommés de l’antiquité, auxquels on attribue la création des lois qui portent leur nom, n’ont guère fait que donner la description de phénomènes déjà existants, et que ce qu’il a paru y avoir de nouveau dans leurs systèmes, n’a été que l’expression d’une révolution déjà opérée dans les mœurs ou dans les esprits. En manifestant cette opinion, je suis bien loin de vouloir rabaisser leur mérite ; je pense, au contraire, que c’est le plus grand éloge qu’on puisse faire d’eux ; si, au lien de décrire ce qu’ils avaient observé, ou d’être les organes d’un besoin nouveau, il avaient consulté les rêves de leur imagination, il est douteux que leurs ouvrages eussent été adoptés et que leurs noms fussent parvenus jusqu’à nous.
Si les faits que produit une loi, peuvent n’être décrits que longtemps après qu’elle a été établie, ils peuvent l’être aussi, comme je viens de le dire, au moment où ils vont se manifester, c’est-à-dire au moment où il se fait une révolution dans la manière d’exister d’un peuple, dans la forme de son gouvernement, ou chez les hommes qui exercent sur lui quelque influence. C’est même ainsi que les choses se passent, depuis que l’usage de l’écriture est devenu général, et surtout depuis l’invention de l’imprimerie. Lorsqu’il s’est opéré un changement dans l’esprit ou dans les mœurs de la partie de la société la plus puissante, de celle qui exerce sur les autres la plus forte influence, les phénomènes qui vont être produits par ce changement, sont décrits par les individus chez lesquels il s’est opéré, ou par ceux qui consentent à être leurs organes, et la description qui en est donnée, devient la représentation des effets immédiats de la loi nouvelle ; c’est la représentation de la nouvelle manière d’être, dans laquelle la population est placée.
Lorsqu’on ne juge les événements que sur les apparences, on est disposé à croire que ce sont toujours les gouvernements ou les hommes investis de l’autorité publique, qui sont les auteurs des lois, ou qui produisent les révolutions diverses auxquelles les nations sont assujetties. La raison de cela est que ce sont toujours les gouvernements qui décrivent, de la manière la plus solennelle et la plus authentique, les phénomènes produits par la puissance des lois, et qui déclarent les résultats des changements qui se sont opérés soit en eux, soit dans quelques parties de la population. Mais, lorsqu’on examine attentivement comment les choses se passent, on est bientôt convaincu que les gouvernements eux-mêmes subissent presque toujours les lois qu’ils paraissent dicter, et que, dans les moments où ils semblent doués de la plus grande activité, ils ne sont que des instruments passifs obéissant à l’impulsion qui leur a été donnée. L’impulsion part quelquefois d’un individu qui n’est revêtu d’aucune autorité ; quelquefois elle part d’une petite fraction de la population, quelquefois de la masse entière du peuple, et quelquefois d’un peuple ou d’un gouvernement étranger.
Dans un moment où toutes les nations de l’Europe trafiquent sans scrupule des hommes de couleur, un individu, par exemple, s’avise de soutenir que les blancs qui réduisent les noirs en esclavage, violent les préceptes de leur religion, offensent la morale et l’humanité. Cette opinion répandue dans la société, y engendre des discussions ; les esprits s’échauffent et se partagent, les défenseurs de la liberté gagnent du terrain, et enfin une voix s’élève, dans une assemblée législative, pour demander que la traite des noirs soit abolie. Les hommes qui gouvernent, résistent ; ils sont soutenus, dans l’assemblée et hors de l’assemblée, par une majorité imposante ; la proposition est rejetée. Cette défaite ne décourage point les ennemis de la servitude ; ils continuent à soutenir leur opinion ; la vieillesse et la mort affaiblissent ou emportent les vieilles idées et les passions vicieuses avec les hommes qui en étaient infectés ; des générations nouvelles, plus éclairées, plus justes, plus impartiales, se montrent, et pénètrent dans les assemblées législatives, et jusqu’au sein du gouvernement ; le nombre des défenseurs de la liberté se multiplie ; ils sont soutenus par des intérêts nouvellement formés ou mieux sentis, et après une lutte de trente années, ils forment la majorité dans la nation, dans les assemblées législatives et dans le gouvernement ; la vieille puissance fléchit, une nouvelle puissance règne, et la traite est abolie. Voilà un nouveau mouvement imprimé à la population ; un changement opéré dans sa manière d’être et de procéder ; un nouvel ordre de choses, ou, si l’un veut, de nouvelles lois. Mais qui a produit ces lois ? Les hommes qui gouvernent les ont-ils créées, ou les ont-ils subies ? Ils peuvent en avoir décrit le résultat matériel ; mais, soit que la conviction ait été portée ou n’ait pas été portée dans leur esprit, ce ne sont pas eux qui les ont produites : ils ont été l’instrument de la révolution, ils n’en ont pas été la cause. Maintenant, si l’impulsion qui a été donnée, se continue sur d’autres peuples ou d’autres gouvernements, les lois qui en seront des conséquences, seront subies bien plus qu’elles ne seront faites par eux.
J’ai pris pour exemple l’établissement de lois salutaires au genre humain ; mais on peut prendre également l’exemple d’une loi funeste. Il sera aussi facile, dans ce dernier cas que dans le précédent, de prouver que celui qui décrit le résultat matériel d’une loi n’en est pas toujours l’auteur.
Supposons qu’un peuple soumis à un gouvernement absolu, quelles que soient les formes extérieures sous lesquelles ce gouvernement se manifeste, jouisse d’une entière liberté de conscience ; que chacun des individus dont il se compose, puisse librement se livrer à l’exercice de son culte, et manifester ses opinions telles qu’elles existent dans son esprit ; supposons enfin qu’il existe, dans l’État, des lois, c’est-à-dire des puissances qui garantissent un tel ordre de choses ; quelques hommes, qui aspirent à se rendre maîtres de la population et du gouvernement, veulent renverser ces lois et en établir de nouvelles ; ils veulent qu’il n’y ait plus dans l’État qu’une seule doctrine, et que cette doctrine soit la leur.
Comment s’y prendront-ils pour renverser les lois existantes, et pour en établir de nouvelles ? Se borneront-ils à effacer une simple description renfermée dans deux ou trois lignes, et dans laquelle il sera dit que chacun professe son culte avec la même liberté, et jouit de la même protection ? Ils sauront bien que cette description n’est pas la puissance qui constitue loi, et que, lorsque cette puissance aura disparu, peu importe que la description des résultats qu’elle produisait, reste ou soit effacée. S’ils entendent leurs intérêts, ils examineront attentivement quels sont les éléments dont cette puissance se compose ; si le mouvement principal part d’un prince ou de sa cour, ils s’introduiront, comme des reptiles, dans l’intérieur du palais. Là, ils travailleront dans l’ombre ; ils tâcheront de modifier, s’ils le peuvent, les idées et les passions des hommes faits ; ils s’empareront surtout des enfants, et formeront leur entendement de la manière la plus convenable à leurs vues. L’intelligence et les passions des personnages les plus influents ayant été modifiées, ils s’en serviront pour introduire dans les cours de justice, dans les administrations, dans les armées, et surtout dans les maisons d’éducation, des hommes dévoués à leurs intérêts ; lorsqu’ils seront ainsi devenus les maîtres de la force matérielle qui est à la disposition du gouvernement, en s’emparant du principe qui la fait mouvoir, les lois anciennes auront, par cela même, cessé d’exister, quoiqu’on n’ait pas effacé une ligne d’écriture.
Cette révolution, dans les éléments de force ou de puissance dont une loi se compose, se manifestera par des phénomènes qu’on décrira peut-être, mais qui pourraient aussi rester sans description. La loi se manifestera par des dispositions pénales contre ceux dont les opinions seront proscrites ; par leur exclusion des emplois publics ; par l’établissement de tribunaux chargés de les rechercher et de les poursuivre ; par les encouragements donnés aux délateurs ; enfin, par l’exil, l’emprisonnement ou le supplice des individus coupables de ne pas avoir la croyance légale. Si l’on demande alors quels sont les auteurs de cette législation nouvelle, ou, en d’autres termes, quels ont été les législateurs qui ont paru à telle époque, où faudra-t-il les chercher ? Faudra-t-il les voir dans les hommes qui auront décrit les peines nouvellement établies, les formes à observer dans les poursuites, les jugements et les exécutions ? Non certes ; ces hommes auront eux-mêmes subi le joug de la puissance nouvelle ; ils n’auront été que ses instruments. Les véritables législateurs seront ces hommes obscurs, qui, à force d’intrigues et de souplesse, seront parvenus à modifier dans l’ombre l’intelligence et les passions d’un petit nombre d’individus [72].
Le principe qui donne naissance à de mauvaises lois, peut donc se trouver placé hors du gouvernement, comme celui qui donne naissance à des lois salutaires ; l’une, comme l’autre, peut partir d’un pays étranger. Le nombre des lois dont les gouvernements ont été les auteurs, n’est presque rien en comparaison de celles qu’ils ont subies, et dont ils se sont bornés à décrire les résultats immédiats.
Depuis que l’art de l’écriture s’est répandu, que l’imprimerie a donné le moyen de multiplier les copies d’un même écrit, et que les gouvernements ont pris de la régularité dans leurs manières de procéder, les principaux changements matériels qui s’opèrent dans l’ordre social, et qui donnent à une nation une nouvelle manière d’être, sont décrits à mesure qu’ils arrivent, et la description qui les constate, est devenue même une partie de la loi. Mais il en est de cette description comme de celle de la plupart des actes de la vie civile : les naissances, les mariages, les décès, les échanges, les ventes, les donations, et toutes les transmissions de propriété, sont décrits d’une manière plus ou moins solennelle à mesure qu’ils arrivent ; ces descriptions servent à constater les événements qui sont arrivés, et à en conserver le souvenir ; mais, si l’on cessait de décrire ces événements, ou de les constater à mesure qu’ils se passent, en existeraient-ils moins ? Les hommes cesseraient-ils de naître, de se marier, de mourir, s’il n’existait plus d’officiers de l’état civil, ou des prêtres pour constater les naissances, les mariages et les décès ? Cesseraient-ils de faire des échanges, des ventes, des transmissions de propriété, s’ils ne savaient pas écrire, ou s’il n’existait pas de notaire pour décrire ou constater leurs conventions ou leurs volontés ? Le défaut de description des événements de la vie civile, entraînerait sans doute de graves inconvénients ; mais ces événements n’en arriveraient pas moins. Il en est de même des révolutions ou des changements qu’éprouve l’ordre social ; les lois n’en existeraient pas moins ; elles ne seraient pas moins exposées à des modifications, si les résultats immédiats qu’elles produisent, n’étaient pas décrites à mesure qu’ils se manifestent ; mais le défaut de description causerait plusieurs désordres surtout dans un état avancé dans la civilisation. C’est pour éviter ces désordres, que plusieurs gouvernements ont fait décrire les phénomènes matériels produits par les anciennes lois coutumières, et que tous décrivent les phénomènes que doivent produire les lois nouvelles qui s’établissent.
J’ai dit précédemment que la législation ne peut être qu’une science de faits ; cette proposition est évidente, lorsqu’on prend les codes, les livres, les écrits, pour ce qu’ils sont réellement : pour de simples descriptions. On voit alors comment un peuple peut se laisser tromper, s’il prend la description du phénomène que doit produire une loi, pour une loi ; comment une loi peut ne plus exister, quoique la description des faits matériels qui devaient en être la suite immédiate, n’ait pas été détruite ; comment les jurisconsultes ont eu raison de dire qu’une loi périt par le non usage, c’est-à-dire par l’extinction de sa puissance ; et comment on a tant de peine à faire passer une loi, d’un pays dans un autre. Mais, si, au lieu de voir la loi dans les faits, dans l’état réel de la société, on ne la voit que dans la description, la science de la législation n’est plus qu’une science de mots ; elle ne fournit plus de matière à l’observation ou au raisonnement. On pourra tout au plus former des recueils de dogmes ou de préceptes, mais on ne saurait rendre raison, ni pourquoi l’on croit aux uns, ni pourquoi l’on obéit aux autres [73].
[I-315]
Quoique la description d’une loi ne soit pas la même chose que la loi décrite, il faut bien se garder de croire qu’elle est sans importance. On verra au contraire, que les descriptions de ce genre exercent une influence très étendue sur les nations : c’est par elles que la législation devient une science, et qu’on arrive à perfectionner les lois et à en rendre l’action plus générale et plus régulière. Les livres qui décrivent les maladies et les remèdes qui peuvent les faire cesser, ne sont pas la même chose que ces maladies on ces remèdes ; faudrait-il en conclure que ceux de ces livres qui contiennent les descriptions les plus exactes ne sont bons à rien ?
[I-316]
De la description des lois ; des effets qu’elles produisent ; des vices qui s’y rencontrent, et des interprétations auxquelles elles donnent lieu. De la pensée du législateur. S’il est bon de consulter cette pensée.
Les lois générales suivant lesquelles les peuples vivent et se reproduisent, ont existé longtemps avant que personne ait songé à décrire les diverses manières dont elles agissent. Il est même encore aujourd’hui des populations nombreuses et civilisées, qui ne possèdent pas une description exacte et complète des dispositions de celles qui les régissent. Avant la Révolution française, on comptait, en France, environ cent quarante-quatre provinces, ayant chacune ses coutumes particulières ; ces coutumes n’avaient commencé à être décrites que du temps de Charles VII ; et à la fin du règne de Louis XII, on ne possédait la description que de seize. Ainsi, depuis l’instant où il exista des peuples sur notre territoire, jusqu’au commencement du seizième siècle, le plus grand nombre de ces peuples fut soumis à des lois dont la description ne se trouvait nulle part. La France était cependant un des pays les plus civilisés de l’Europe, ou, si l’on veut, un des moins barbares.
Il a fallu, pour que les différentes manières dont ces lois agissaient fussent décrites, non seulement qu’elles existassent, mais qu’il se trouvât des hommes doués d’une sagacité suffisante pour les observer. Il ne suffit pas, en effet, que des lois soient établies, pour qu’on sache en observer la nature et les résultats. Les peuples y obéissent par une sorte d’instinct, sans se donner la peine de réfléchir sur leur existence, et souvent sans les connaître. Cela est peu conforme aux systèmes qu’on a faits sur les lois ; mais cela n’en est pas moins exact ; et nous devrions même être surpris s’il en était autrement. Les hommes parlent correctement, sans avoir jamais lu de grammaire, et sans avoir étudié les règles du langage ; ils acquièrent des idées, pensent, raisonnent, sans avoir réfléchi sur les facultés de l’entendement humain, et sans connaître les écrits des métaphysiciens ; ils cultivent la terre et en recueillent les fruits, sans connaître aucun principe de physique ; ils font des instruments, sans avoir réfléchi sur les lois de la mécanique ; ils font du pain, du vin, préparent leurs aliments, sans connaître aucun principe de chimie ; enfin, ils sont malades, se guérissent ou meurent, sans avoir jamais observé les symptômes d’une maladie. Ils ne réfléchissent pas plus sur les lois qui régissent l’ordre social, que sur les principes des arts ou des sciences ; et cela ne les empêche pas de se conduire d’une manière plus ou moins régulière ; ils font et exécutent, à chaque moment de leur vie, des ventes, des échanges, des prêts, des donations, des dépôts, et une multitude d’autres contrats, ils se marient, ont soin de leurs enfants, recueillent et partagent des successions, respectent les propriétés de leurs voisins, sans avoir jamais songé aux lois, sans avoir lu un livre de jurisprudence, et même sans se mettre en peine s’il en existe.
Il s’élève souvent, entre les hommes, des discussions au sujet de leurs transactions, ou de leurs prétentions respectives, et alors ils sont forcés de réfléchir sur leurs actes et sur leurs procédés. En pareil cas, ils sentent la nécessité de recourir à des hommes qui ont étudié la manière dont les choses se passent dans la société. Mais, si l’on compare le nombre des affaires qui se traitent régulièrement et sans donner lieu à la plus légère discussion, chez une nation civilisée, au nombre de celles où les règles communes sont violées ou contestées, on trouvera que le nombre des dernières est excessivement petit. Si l’on compare également la masse de propriétés ou de richesses dont les propriétaires jouissent sans trouble et sans inquiétude, aux richesses qui sont ravies par la violence ou par la fraude, ou qui donnent lieu à des contestations, on trouvera que, comparativement aux premières, la quantité des dernières se réduit à presque rien. Enfin, l’on arrivera au même résultat, si l’on compare le nombre des personnes dont la conduite est à l’abri de toute poursuite légale, au nombre de celles dont les actions ont besoin d’être réprimées. On se laisse diriger par les lois sociales, comme par les principes de l’hygiène, sans les avoir étudiés et sans les consulter ; ce qui n’empêche pas une foule de gens de se bien porter.
Pour observer et pour décrire les lois suivant lesquelles les nations se régissent, il ne faut ni moins de pénétration, ni moins de patience, ni moins de justesse dans l’esprit, qu’il n’en faut pour décrire l’organisation des animaux ou des plantes. Aussi, n’est-ce que fort tard, et après que l’art de l’observation a été perfectionné et appliqué à toutes les autres sciences, qu’on a commencé à décrire les dispositions des lois avec quelque exactitude. Les jurisconsultes romains qui nous ont donné la description des divers contrats en usage parmi leurs concitoyens, ne sont venus que longtemps après que ces contrats ont été mis en pratique ; car on ne prétendra pas, sans doute, qu’avant eux, il ne se faisait à Rome ni ventes, ni échanges, ni aucun genre de transactions. Les descriptions modernes que nous possédons à cet égard, ne sont, pour la plupart, que la reproduction ou le développement de celles que les Romains nous ont transmises, et elles ne remontent pas à un temps fort reculé. Enfin, ces descriptions sont encore inconnues chez beaucoup de nations qui font les mêmes actes que nous, et qui suivent les mêmes règles.
Une loi, ainsi que nous l’avons vu dans le chapitre précédent, n’est pas un fait simple et unique ; c’est une puissance qui, dans un cas donné, produit toujours un résultat semblable ; mais cette puissance se compose d’une multitude de forces qui concourent à produire la même action. Il faudrait donc, pour donner la description complète d’une loi, décrire d’abord chacune des forces qui est un des éléments dont elle est formée ; il faudrait décrire ensuite l’action que ces forces produisent, et enfin les conséquences qui résultent de cette action ou de ce fait. Lorsqu’on étudie la législation comme science, ce n’est qu’en décomposant ainsi une loi, qu’on peut parvenir à la connaître ; mais les gouvernements ne donnent pas et n’ont pas besoin de donner des analyses si complètes : ils se bornent à décrire l’action matérielle qui doit être exécutée ; c’est ce qu’on nomme la disposition de la loi, ou la manière dont la loi dispose. Ils ne s’occupent jamais de toutes les forces qui doivent concourir à la produire, et rarement ils exposent tous les effets qui doivent en résulter ; et cela n’est pas nécessaire pour le but qu’ils se proposent.
Mais il n’en est pas ainsi lorsqu’on s’occupe de la législation comme science : il faut décrire alors les éléments de force dont la loi se compose, le fait matériel qui en est le résultat immédiat, et qu’on nomme la disposition de la loi, et les conséquences qui résultent de ce fait, soit pour les hommes, soit pour les choses qui sont à leur usage. Si l’on néglige de s’occuper des forces diverses destinées à produire l’action ou la disposition de la loi, on s’expose souvent à prendre pour une loi une vaine déclaration. Si l’on ne décrit pas ou si l’on décrit mal la manière dont la loi dispose ou agit, il est fort difficile de se faire des idées exactes des effets que son action produit. Enfin, si l’on ne décrit pas chacun de ces effets, il arrive souvent qu’on établit de mauvaises lois, en croyant en établir de bonnes.
Je me suis occupé des effets produits par les descriptions complètes, qui sont propres à la science : il ne s’agit ici que des descriptions que donnent les gouvernements, soit lorsqu’ils veulent faire connaître des lois déjà établies, soit lorsqu’ils veulent établir eux-mêmes de nouvelles lois.
Les jurisconsultes décrivent quelquefois les dispositions des lois qui existent déjà dans un pays, dans la vue d’en faciliter l’étude à ceux qui se destinent à la pratique de la jurisprudence. Ils se bornent alors, comme les gouvernements, à exposer les faits matériels qui se passent, sans s’occuper ni des forces qui les produisent, ni des effets qui en résultent. On peut appliquer à ceux-ci une grande partie des observations qui se rapportent à ceux-là.
J’ai précédemment fait remarquer que les lois qui régissent un peuple, résultent des besoins, des facultés, des lumières et de la position des individus dont ce peuple se compose, et de beaucoup d’autres circonstances. J’ai fait remarquer, en même temps, qu’il existe dans l’homme deux tendances : l’une qui le porte à contraindre ses semblables à régler leur conduite d’après la sienne, s’il les croit inférieurs à lui ; l’autre qui le porte à imiter ceux qui lui semblent se conduire mieux que lui. C’est cette double tendance de la population, qui établit l’uniformité dans les diverses manières de procéder, même chez les peuples dont toutes les parties n’ont pas acquis la même civilisation ou le même développement. Mais, aussi longtemps qu’il n’existe point de communications par écrit, cette action d’une partie de la population sur l’autre, ne peut s’exercer qu’autant que les hommes se trouvent immédiatement en contact les uns avec les autres. Aussi, voyons-nous que, dans toute l’Europe, les peuples ont été divisés en une multitude de fractions infiniment petites, chacune desquelles avait des lois qui lui étaient propres. Chaque ville, dont la position était déterminée par la configuration du sol, par le cours des eaux, par la nature du terrain, formait une république particulière. Si l’on comptait en France, avant la Révolution, cent quarante-quatre coutumes, cela prouverait l’existence de cent quarante-quatre états indépendants ; mais je suis très disposé à croire que le nombre en avait déjà été réduit par les conquêtes. En Suisse, non seulement chaque canton a ses lois, mais, dans quelques cantons, chaque petite ville avait les siennes. Ni les conquêtes des Romains, ni le despotisme de leurs empereurs, ni les conquêtes et les ravages des barbares, ni la puissance des rois, ne purent effacer en France les lois qui appartenaient à chaque peuple. Il a fallu que l’imprimerie portât dans tous les esprits les mêmes idées, et qu’une révolution terrible promenât en quelque sorte son niveau sur le sol, pour réduire cette multitude de peuples divers à une législation uniforme.
Il ne faut pas croire, cependant, que cette multitude de peuples, dont chacun avait ses lois particulières, eussent en tout point des lois différentes. Les nations sont susceptibles de perfectionnement et de dégradation, et par conséquent, elles doivent souvent différer les unes des autres ; mais, d’un autre côté, tous les hommes étant organisés de la même manière, sont soumis, pour leur existence, à des conditions auxquelles ils ne peuvent pas se soustraire, sous peine de périr. Dans tous les pays, il faut que les parents prennent soin des enfants, si l’on veut qu’ils se conservent ; que le mari joigne ses efforts à ceux de la femme, si l’on ne veut pas que la famille tombe en décadence ; que les propriétés soient respectées, si l’on ne veut pas qu’elles se dissipent ; que les contrats soient exécutés, si l’on ne veut pas manquer de tout ; enfin, que les enfants succèdent aux pères, si l’on ne veut pas qu’ils périssent de misère, et que les pères consomment ou détruisent leurs richesses avant que de mourir. Les lois ne peuvent donc différer d’un pays à l’autre, que par des nuances plus ou moins prononcées, ou par les manières à l’aide desquelles on tend à obtenir un résultat semblable.
Un peuple peu nombreux, resserré dans l’enceinte d’une ville, ou dans les limites d’un territoire peu étendu, ayant fait peu de progrès dans la civilisation, et ayant peu de rapports avec ses voisins, a peu besoin que les diverses manières dont ses lois disposent soient décrites. Tout marche d’un pas à peu près égal, et les rapports qui existent entre les personnes sont si peu compliqués, que, pour les connaître, la plus légère attention suffit. Si une partie de la population tente de changer sa manière d’être, ou elle entraîne les autres parties, ou elle est arrêtée par elles. Chaque changement est un fait simple qui peut être aperçu et apprécié par tous les esprits, et qui est imité ou réprimé, selon qu’il semble favorable ou funeste à la partie la plus influente de la population. La république de Sparte n’avait pas la dixième partie des lois qui existent dans la république de Genève, et une tribu d’Arabes, vivant de pillage ou du produit de ses troupeaux, en a moins que n’en avait Sparte. Il ne faut à un tel peuple ni registres publics, ni bibliothèques, pour lui apprendre comment les choses se passent chez lui, pour connaître ses usages ou les dispositions de ses lois.
Mais, lorsque les progrès des sciences, des arts et du commerce ont multiplié les rapports entre les individus et les nations ; lorsqu’il existe dans la société une multitude de professions différentes, chacune desquelles absorbe tout le temps des personnes qui s’y livrent ; lorsqu’une suite de guerres et de conquêtes ont placé sous un seul gouvernement une multitude de peuples ayant chacun ses usages particuliers ; enfin, lorsque les discussions deviennent tellement multipliées entre les hommes, qu’il est nécessaire, pour les décider, que des personnes y consacrent leur vie, les diverses manières dont les lois agissent ont besoin d’être décrites, pour être connues ; il devient nécessaire de décrire non seulement les dispositions de celles qui existent depuis longtemps, mais aussi les dispositions de toutes les lois qui s’établissent. Le défaut de description suffirait pour mettre le désordre dans leur action, ou pour en rendre l’établissement impossible, ou du moins très difficile.
Que dans un État qui n’a que quelques milliers de citoyens exerçant, d’une manière grossière, les arts les plus indispensables à la vie, il s’élève une discussion d’intérêt entre deux individus, il suffit de consulter quelques vieillards, pour savoir quel est celui des deux qui soutient une prétention injuste. Mais s’il existe dans l’État où la discussion s’élève, une multitude de professions différentes et étrangères les unes aux autres, si les transactions sociales s’y multiplient à l’infini, par la variété autant que par le nombre, il ne sera plus si facile de trouver des personnes qui aient observé comment les choses se passent dans toutes les circonstances, et qui soient capables de rendre une décision juste. Cela deviendra absolument impossible, si une multitude de peuples ayant des lois différentes, sont réunis sous un seul gouvernement, et si les juges qui doivent terminer les discussions qui s’élèvent entre les particuliers, sont étrangers au pays dans lequel ces discussions ont pris naissance. Comment, par exemple, un parlement, ou un tribunal tel qu’est aujourd’hui la Cour de cassation, aurait-il pu juger, dans tous les cas, d’une manière conforme aux nombreuses lois coutumières qui régissaient la France, avant que les dispositions de ces lois eussent été décrites ? On aurait pu composer ce tribunal d’autant de juges qu’il y avait de coutumes, et en prendre un dans chaque pays ; mais le seul avantage qu’on eût obtenu par là, aurait été de posséder une cour qui, sur cent quarante-quatre magistrats, en aurait compté, dans chaque cause, cent quarante-trois complètement ignorants [74].
Si les progrès de la civilisation, et surtout la réunion de plusieurs peuples sous un seul gouvernement, ont rendu nécessaire la description des dispositions des lois anciennes ; si, dans un grand nombre de cas, cette description est devenue le seul moyen de connaître les lois d’un pays, les mêmes causes ont rendu non moins nécessaire la description des dispositions des lois nouvelles. L’influence des faits ou de l’exemple ne saurait jamais s’étendre bien loin, si la connaissance n’en était pas répandue au moyen de l’écriture, et si l’action de l’autorité ne secondait pas la puissance de la raison. Supposons que la coutume ait établi que, dans une famille, le premier né des enfants mâles succède, à l’exclusion de ses frères et sœurs, à tous les immeubles de son père ; supposons, de plus, qu’une partie de la population ait cru s’apercevoir que l’exclusion des autres enfants était funeste non seulement à la famille, mais à la société tout entière ; cette loi pourra être détruite, et remplacée par une autre, de deux manières : par le non usage, c’est-à-dire par une pratique contraire, ou par une destruction formelle et subite. Elle sera détruite par le non usage, si celui des enfants à qui la coutume a tout accordé, partage volontairement avec ses frères ; si les parents éludent la loi par des ruses, par des actes secrets ou feints ; si les classes les plus influentes de la société, si les magistrats eux-mêmes ne se conforment point à la coutume, ou en favorisent l’abolition. La destruction de l’ancienne loi, et la formation de celle qui la remplacera, s’opéreront, dans ce cas, d’une manière lente, irrégulière, et presque imperceptible. Ces faits pourront n’avoir lieu que dans un territoire très borné, dans l’intérieur d’une ville, ou dans le ressort d’une cour. En pareil cas, la loi nouvelle ne sera décrite que lorsqu’elle sera parfaitement établie. Mais si la partie la plus influente de la société, celle qui exerce l’action la plus directe et la plus immédiate, trouve l’ancienne loi mauvaise, elle commencera par décrire les dispositions de la loi par laquelle elle prétend la remplacer ; elle portera cette description à la connaissance de toutes les personnes par qui la loi doit être exécutée, et particulièrement des magistrats, et la société éprouvera ainsi une révolution immédiate et subite.
En décrivant le nouvel ordre de choses qu’on veut établir, et en contraignant, par la force publique, tous les individus à conformer leurs actions à la description qu’on leur en a donnée, on détruit donc l’ordre de choses qu’on juge mauvais, d’une manière plus prompte, plus régulière, plus générale ; on ne laisse aucune incertitude dans les esprits ; chacun sait sur-le-champ ce qu’il a à faire. On opère, de plus, des révolutions bien plus étendues : quand des lois anciennes ne périssent que par le non usage, et que des lois nouvelles ne s’établissent que par la violation d’un ordre ancien, un système de législation se détruit de la même manière qu’une forêt qui succombe sous la faux du temps ; les branches se dessèchent et tombent les unes après les autres, et il s’écoule des siècles avant que les troncs aient complètement péri, et qu’ils aient été remplacés. Mais, quand les dispositions des lois sont décrites à l’instant même où les lois se forment, et où une partie de la population imprime à l’autre un nouveau mouvement, les anciennes lois périssent, et les nouvelles s’établissent dans tout leur ensemble. Ceux qui en sont les auteurs, procèdent comme des architectes qui renversent d’anciens monuments, qui déblaient le sol, et en construisent d’autres sur de nouveaux plans.
La description des dispositions des lois déjà existantes, et celle des dispositions des lois qu’on établit, ont de grands avantages ; elles servent de règle à ceux qui ne savent pas observer les choses par eux-mêmes, ou qui n’ont pas d’autres moyens de les connaître ; elles donnent aux éléments de force dont la loi se compose, une action plus régulière et plus uniforme ; elles opèrent tout d’un coup et rendent généraux des changements qui sont souvent utiles. Mais elles ne sont pas sans inconvénients ; elles en ont même quelquefois de très graves qu’il importe d’observer.
Il est plus facile d’étudier les choses en lisant les descriptions qu’on en a données, qu’en soumettant les choses elles-mêmes à l’observation ; si donc il arrive qu’un observateur décrive les dispositions des lois qui sont depuis longtemps établies, chacun se sent disposé à considérer la description comme l’expression exacte de la vérité. L’obscurité que le savant a mise dans ses expressions, les contradictions dans lesquelles il est tombé, l’ambiguïté de son langage, les faits qu’il a affirmés sans les avoir bien constatés, ceux qui existaient et qu’il a mal observés, ou auxquels il n’a pas fait attention, donnent naissance à une multitude de disputes et de commentaires. On ne cherche pas alors à s’éclairer, en soumettant les faits à des observations nouvelles, comme cela se pratique dans d’autres sciences ; on commente des phrases par d’autres phrases, des mots par d’autres mots. On a remarqué que la description des dispositions de la coutume de Paris avait donné naissance à une vingtaine de commentaires : ce qui prouve ou que les auteurs ne s’étaient pas clairement exprimés, ou qu’ils avaient laissé leur description bien incomplète, ou qu’ils avaient décrit les choses autrement qu’elles étaient. En législation, une fausse description a des effets bien plus étendus que ceux qu’elle peut avoir dans d’autres sciences. La fausse description d’une plante peut tromper ceux qui l’étudient ; mais elle ne change pas la nature de la chose décrite ; une observation mieux faite suffit pour détruire l’erreur. Il en est autrement de la fausse description des dispositions d’une coutume ou d’une loi : elle égare ceux qui la consultent, et détermine leur conduite ou leur jugement ; elle fait arriver les choses, non pas d’une manière conforme à ce qui se passe habituellement, mais d’une manière conforme à la description. Cela est quelquefois un bien ; mais ce peut être aussi un mal.
La description des lois anciennes a deux conséquences remarquables : elle donne aux peuples dont les lois sont défectueuses, la connaissance d’autres lois qui valent mieux, et les met par conséquent à même de corriger celles auxquelles ils sont soumis ; mais elle donne en même temps à la partie de la population qui est la plus influente, le moyen de porter atteinte aux lois des autres peuples, pour leur faire adopter les siennes. Si, par exemple, les lois coutumières de Paris n’eussent pas été décrites, la population à laquelle ces lois étaient particulières, n’eût jamais eu le moyen de les porter dans toutes les provinces de France. Elle n’eût pu exercer d’autre influence que celle qui résulte de l’exemple et de la force de la raison, Mais ces lois ayant été décrites, et ceux qui les trouvaient conformes à leurs habitudes, ayant été en majorité dans les conseils, rien ne leur fut plus facile que de les présenter aux provinces qui avaient des lois ou des habitudes différentes, et de les considérer comme le droit commun de la nation. Nous pouvons appliquer à toutes les lois françaises, en général, l’observation que je viens de faire à l’égard des lois coutumières de Paris. En supposant les dispositions des premières de ces lois suivies, exécutées, confondues avec les mœurs nationales, mais n’étant pas plus décrites que ne l’étaient, au quinzième siècle, les diverses coutumes qui régissaient la France, jamais le gouvernement impérial, avec toute sa puissance, n’eût osé tenter de les porter au-delà du territoire dans lequel elles auraient été renfermées ; il eût été obligé de respecter les lois des peuples que ses armées lui avaient soumis, comme les Romains, et les barbares qui leur succédèrent, furent obligés de respecter les coutumes des nations qu’ils voulurent ne pas exterminer. Je n’ai pas à examiner, dans ce moment, si cette transplantation, plus apparente que réelle, fut utile ou funeste aux nations qui l’éprouvèrent ; je ne me propose que de faire observer la puissance que trouve un gouvernement dans la simple description des dispositions des lois d’un peuple, et le penchant que cette description lui donne d’user de violence pour établir les lois décrites.
Lorsque deux peuples contemporains se trouvent placés à côté l’un de l’autre, qu’ils ont fait, dans les arts et les sciences les mêmes progrès, qu’ils parlent la même langue et ont la même religion, il ne peut exister dans leurs mœurs et dans leurs lois, que des nuances fort légères. Tenter alors de transporter chez l’un les lois qui existent chez l’autre, ce n’est guère que substituer des descriptions, des classifications, des dénominations nouvelles à des descriptions, des classifications, des dénominations anciennes ; c’est réformer le langage bien plus que les idées. S’il existe quelques différences réelles dans les dispositions, ces différences portent, en général, sur des manières de procéder, et le fond reste le même ; on arrive au même résultat par des moyens divers. Mais ce n’est pas toujours à rendre communes à une nation tout entière, les lois qui en régissent une partie, que se bornent les gouvernements ; possédant des descriptions de lois particulières à des peuples qui ont disparu de la terre, ils s’imaginent quelquefois qu’il est en leur puissance de rétablir ces lois, par la raison qu’ils ont le pouvoir d’en refaire la description ; ils emploient alors toute la force dont ils disposent, à donner aux générations existantes les idées, les passions, les préjugés des générations qui ne sont plus. Quelquefois aussi, au lieu de prendre pour modèle les lois d’un peuple contemporain, ou les lois d’un peuple d’un autre âge, ils forment un monde idéal, tracent les règles suivant lesquelles ce monde doit vivre ; et, donnant à ces règles le nom de lois, ils ordonnent aux peuples de modifier leurs idées, leurs passions, leur existence, de telle sorte qu’ils ressemblent en tout au monde imaginaire qu’ils ont conçu [75].
Possédant la description d’une multitude de dispositions de lois, pouvant en décrire un nombre encore plus grand d’imaginaires, et prenant pour des lois ce qui n’en est que la description, les gouvernements finissent par se persuader qu’il n’est rien de plus facile que de modifier les nations qui leur sont soumises, et qu’ils n’ont qu’à parler pour qu’elles pensent, agissent et sentent selon qu’il convient à leurs intérêts ou à leurs désirs. Ce ne sont plus alors les livres qui doivent représenter le tableau de l’ordre social, ou renfermer la description méthodique des lois suivant lesquelles les peuples procèdent lorsqu’ils tendent vers leur prospérité : ce sont, au contraire, les peuples qui doivent représenter ce qui se trouve dans les livres, et les livres doivent représenter ce qui s’est passé dans l’esprit de ceux qui les ont fait écrire ; rien de si commun que de voir des ministres, des princes, et même des philosophes, qui croient que le genre humain doit être la représentation exacte de ce qui se passe dans leur cerveau. Montesquieu, en exposant quel a été de tout temps, et dans tous les pays, l’esprit des lois, a prouvé que telle a toujours été la pensée des gouvernements. Rousseau avait la même idée que Montesquieu attribue aux gouvernements, lorsqu’il a écrit que celui qui ose entreprendre d’instituer un peuple, doit se sentir en état de changer la nature humaine, c’est-à-dire de la façonner de telle manière, qu’elle ne soit plus que l’expression de sa pensée. Enfin, les jurisconsultes, presque sans exception, sont dans la même croyance ; il n’en est presque aucun qui ne s’imagine que, pour déterminer comment on doit agir dans un cas douteux, on doit consulter, non la nature de l’homme, mais la pensée du législateur ; il faut que la conduite et les mœurs des nations soient l’expression de cette pensée, eût-elle été conçue par un imbécile comme Claude, ou par une bête féroce comme Néron. C’est là, dit-on, ce qui fait le bonheur des États, la grandeur et la dignité des peuples [76].
Ce système n’est que celui de l’esclavage réduit à l’expression la plus simple, et porté aussi loin qu’il peut s’étendre : l’esclave le plus docile, celui qui est doué de l’organisation la plus flexible, ne peut s’annuler d’une manière plus complète qu’en devenant l’expression de la pensée de son maître ; et le maître le plus despotique ne saurait exiger rien de plus de l’esclave le plus soumis. Il est si vrai que ce système n’est que celui d’un esclavage sans limites, qu’il suffit de substituer le mot de maître à celui de législateur, pour ne plus apercevoir de différence : cette substitution ne change rien au fond des choses, puisque les deux mots désignent également un homme. Ce système n’a pu naître et se propager que chez des nations formées dès longtemps à l’esclavage, chez des nations qui ont rejeté les mots propres à la servitude, et qui en ont conservé les mœurs. Il est naturel que, chez de tels peuples, les uns aspirent à être maîtres, et proclament les maximes du despotisme, sous le nom de législateurs, et que les autres ne voient, dans leurs propres personnes, que des esclaves sous le nom de sujets ou de citoyens ; que les premiers prétendent que leurs pensées sont le modèle suivant lequel les nations doivent se former, et que les seconds admettent une telle prétention comme une règle de conduite.
Il est sans doute indispensable que les citoyens se conforment aux dispositions des lois ; pour s’y conformer, ils ont besoin de les connaître ; ils ne peuvent souvent les connaître que par la description qui leur en est donnée ; et cette description ne peut être que l’expression de la pensée de celui qui en est l’auteur. Mais, si la description n’est qu’un intermédiaire entre l’individu qui la consulte et la pensée du législateur, la pensée du législateur elle-même ne peut être qu’un intermédiaire passager entre la nature des choses et la description. Un peintre fixe ses regards sur un paysage ; l’idée s’en trace aussitôt dans son esprit : il prend ses pinceaux, et rend sur la toile l’impression qu’il a reçue ; en d’autres termes, il exprime sa pensée. Que feront maintenant les personnes qui voudront connaître le même paysage ? Elles étudieront le tableau qui en aura été fait ; et si cela ne leur suffit pas, si elles trouvent la représentation incomplète ou inexacte, elles étudieront l’objet même que le peintre a prétendu représenter. Chercheront-elles à connaître quelle est la pensée du peintre ? Ce serait une folie ; cette pensée n’a été qu’une modification de l’individu ; cette modification peut être effacée par l’oubli, même par la mort de celui qui l’avait éprouvée. Il ne reste donc, entre la chose décrite, et l’individu qui veut la connaître ; que le tableau, ou la description qui la représente ; il n’y a plus rien au monde qui soit la pensée du peintre. Mais les pensées d’un homme qui décrit des faits ou des actions, ont-elles plus de durée que les pensées d’un homme qui décrit des paysages ? Les pensées de l’un sont-elles moins susceptibles que les pensées de l’autre, d’être modifiées, effacées, détruites ? Nous reste-t-il autre chose des jurisconsultes romains, par exemple, que les descriptions qu’ils nous ont laissées ? Si nous trouvons ces descriptions obscures, fausses ou incomplètes, avons-nous d’autres moyens de nous éclairer que de procéder comme ils procédaient eux-mêmes, c’est-à-dire d’étudier la nature des choses ? Resterait-il, sur la terre, un être qui soit leur esprit, leur pensée, et que nous puissions interroger comme les Grecs interrogeaient leurs oracles ? Si cet être mystérieux qu’on appelle leur pensée, existe quelque part ; s’il s’est conservé entier et invariable depuis deux mille ans, qui nous a fait un devoir de le consulter et de nous modeler sur lui ?
Mais, quelles que soient les opinions des gouvernements, des législateurs, des philosophes et des nations elles-mêmes, sur la flexibilité, ou, si je puis m’exprimer ainsi, sur la ductibilité du genre humain, il ne faut pas croire qu’on transporte les lois d’un peuple chez un autre, ou qu’on ressuscite des lois qui ont péri avec les peuples auxquels elles appartenaient, aussi facilement qu’on peut en transporter ou en refaire la description. Un gouvernement, persuadé qu’il est en sa puissance de changer la nature, peut tenter, soit de faire revivre des lois éteintes, soit de transplanter la législation d’un peuple chez un autre, comme on transplante des arbres, soit de créer des lois, pour réaliser un peuple imaginaire qui s’est formé dans son esprit ; il peut décrire, avec exactitude, les dispositions des lois qu’il se propose de transplanter, de ressusciter ou de créer ; il peut ensuite appliquer la puissance qu’il a dans les mains, à donner de la réalité à ses descriptions, et à modifier, par la violence, la population qui lui est soumise ; ses efforts ne servent guère qu’à produire quelques mots nouveaux, des actes de violence plus ou moins multipliés, de la fausseté ou de l’hypocrisie avec le jargon qui en est inséparable ; mais le fond des choses reste le même, ou ne tarde pas à se rétablir, si, en effet, il a été altéré. Pour donner à un peuple des lois qui ne conviennent ni à ses mœurs, ni à ses idées, ni à l’état de civilisation auquel il est parvenu, il faut détruire ses mœurs, ses idées, sa civilisation, et même les ouvrages qui en sont ou l’expression ou la cause. Il faut se rendre maître de lui par la conquête, asservir les générations déjà formées, et s’emparer des générations naissantes, pour les façonner à son gré. Mais, si on laisse exister entre elles quelque communication, les idées et les mœurs passeront d’une génération à l’autre par tradition ; les actions resteront les mêmes, et le gouvernement qui aura cru changer une partie du genre humain, finira par être renversé, s’il ne renonce à ses violences.
Il existe, ainsi qu’on l’a vu précédemment, trois genres de descriptions. Les premières ont pour objet de faire connaître les dispositions des lois depuis longtemps établies, et d’en faciliter ainsi l’exécution ; telles sont celles qui renferment l’exposé des lois coutumières. Les secondes ont pour objet de faire connaître les dispositions des lois qui s’établissent actuellement ; ce sont celles dont se chargent ordinairement les gouvernements. Les troisièmes ont pour objet le perfectionnement des lois existantes ; ce sont celles dont s’occupent les savants. Toutes ces descriptions sont susceptibles des mêmes vices ; toutes peuvent être obscures, incomplètes, fausses. J’ai fait voir, dans le livre précédent, quelles sont les conséquences des descriptions faites par les savants, et des vices qui s’y rencontrent. On a vu, dans ce chapitre, quelles sont les conséquences générales des autres genres de descriptions. Il ne me reste que deux réflexions à faire sur les descriptions que donnent les gouvernements lorsqu’ils établissent ou prétendent établir de nouvelles lois.
Il n’est pas rare que l’autorité publique s’imagine faire des lois nouvelles, lorsqu’elle ne fait que décrire les dispositions des lois déjà existantes, ou reproduire d’anciennes descriptions. Le code auquel Napoléon avait imposé son nom, et auquel on a rendu le nom primitif de Code civil, ne renferme la description de presque aucune disposition de loi nouvelle. Non seulement la plupart des dispositions dont il renferme la description existaient, mais presque toutes avaient été décrites. Ce qui a fait la popularité de ce code, c’est, en premier lieu, parce qu’il n’a presque rien établi de nouveau, et qu’il a respecté les mœurs ou les habitudes nationales ; c’est, en second lieu, parce que les descriptions qu’il a données, ont été conçues dans un langage plus simple, plus concis, plus intelligible que le langage de celles qui existaient déjà ; c’est, enfin, parce qu’il a présenté, dans un espace peu étendu et avec méthode, des descriptions éparses dans une multitude de volumes. Mais, si l’on excepte un très petit nombre de descriptions de lois nouvelles et quelques formes qui n’existaient pas auparavant, il n’y a rien dans ce code qui ne pût être accompli par des personnes privées tout aussi bien que par des conseillers en habit de cour. Il suffisait de connaître les lois existantes, de savoir classer ses idées, et s’exprimer avec précision.
Les descriptions des dispositions des lois existantes, données par un savant, n’ont pas tous les avantages de celles données par un gouvernement ; mais aussi elles n’en ont pas les dangers. Un savant est obligé de décrire les choses telles qu’elles existent réellement ; s’il se trompe, ses erreurs peuvent être réparées ; s’il est volontairement infidèle, il tombe dans le mépris, et il est bientôt oublié. Mais un gouvernement qui se charge de faire la description générale des dispositions des lois qui régissent un pays, profite souvent de cette occasion, soit pour détruire des lois utiles, soit pour en établir de funestes. En décrivant la disposition d’une loi utile qui est depuis longtemps établie, et dont ils s’attribuent la gloire, ils placent à côté la description d’une loi qu’ils établissent dans la vue d’accroître leur pouvoir, et la première description fait passer la seconde. Cette pratique est souvent mise en usage dans les temps de trouble ; Napoléon Bonaparte l’a employée non seulement pour anéantir tout ce que pouvait renfermer d’utile la constitution qu’il trouva établie lorsqu’il usurpa l’autorité publique, mais pour détruire presque toutes les garanties qui étaient nées de la Révolution.
[I-342]
Il semble qu’un gouvernement ne peut jamais donner une description complètement fausse, puisque, si la chose décrite n’existe pas encore, la description en produit l’établissement. Rien n’est cependant plus commun ; et ce qu’il y a de plus étonnant, c’est que ceux qui font de fausses descriptions sont quelquefois de la meilleure foi du monde. Si ce que j’ai dit précédemment ne suffisait pas pour démontrer cette vérité, j’engagerais les incrédules à lire toutes les constitutions que la France a eues depuis le commencement de la Révolution jusqu’à ce jour, et à comparer les belles descriptions qu’elles renferment, avec l’état réel dans lequel la société s’est trouvée à toutes les époques ; s’ils ne trouvent aucune ressemblance entre ces deux choses, il faudra bien qu’ils avouent que les descriptions ont été purement imaginaires. La manière dont on procédait rendait cela presque inévitable : on commençait par décrire l’état de choses dont on désirait l’établissement, et lorsqu’on en possédait la description, on croyait n’avoir presque plus rien à désirer. On disait : la liberté individuelle est inviolable, la liberté de la presse est garantie, les ministres sont responsables ; et on croyait que cela était ainsi. Les législateurs procédaient comme la divinité : Fiut lux, et lux facta fuit. Ces déclarations produisaient sur l’état de la société un effet à peu près semblable à celui que produirait sur le bien-être des citoyens la déclaration que tous les hommes sont bien portants, qu’ils vivent dans l’abondance, et sont exempts de soucis. Ce sont là de fort bonnes choses, sans doute ; mais il ne suffit pas de dire qu’elles sont ou qu’elles seront, pour qu’elles se réalisent.
[I-344]
Distinction entre un régime arbitraire et un régime légal. De ce qui constitue la différence.
En considérant, dans leur propre nature, les lois qui régissent les peuples, on ne peut y voir que des forces composées d’une multitude d’éléments divers. Le siège de ces forces ne peut se trouver que dans les hommes ou dans les choses ; et il est impossible de bien les connaître autrement que par l’observation. Il faut, pour en avoir connaissance, étudier les diverses manières dont les hommes agissent les uns à l’égard des autres ; les causes qui sont les principes de leurs actions, et les conséquences que ces actions produisent. Il faut étudier, de plus, l’action générale que les choses exercent sur les hommes, celles que les hommes exercent à leur tour sur les choses, et les divers effets qui résultent de ces actions.
Lorsqu’on procède ainsi, on est nécessairement conduit à distinguer dans une loi quatre choses : les divers éléments de puissance dont elle se compose ; le résultat immédiat de cette puissance, ou ce qu’on nomme vulgairement la disposition de la loi ; les diverses manières dont les hommes et les choses sont affectés par ce résultat ou par cette disposition ; et enfin la description des éléments de la loi, de l’action qu’elle exerce, ou des autres effets qu’elle produit. Les trois premières parties sont essentielles à l’existence de toute loi ; la dernière ne l’est point, puisque ce n’est que fort tard, ainsi que nous l’avons vu, que les dispositions des lois ont commencé à être décrites.
Dans tous les pays et dans toutes les positions, les individus dont le genre humain se compose, sont soumis les uns à l’action des autres : ils у sont soumis dans leurs relations de mari ou de femme, d’enfant ou de père, de maître ou d’esclave, de gouvernant ou de gouverné ; dans tous les pays et dans toutes les positions, ils sont également soumis à l’action des choses, et à leur tour ils agissent continuellement sur elles, soit pour les rendre propres à satisfaire immédiatement leurs besoins, soit pour s’en faire des instruments. Il nous est donc impossible de nous soustraire aux forces qui agissent continuellement sur nous, et qui ont leur principe ou dans nos semblables, ou dans les choses au milieu desquelles nous sommes placés, ou dans notre propre nature. Ces forces sont des lois auxquelles nous ne saurions échapper : nous les jugeons bonnes ou mauvaises, non par le degré d’intensité ou de puissance qui est en elles, mais par la nature des effets qui en résultent.
On a distingué les peuples soumis à des pouvoirs arbitraires, de ceux soumis à des pouvoirs légaux ; et les gouvernements despotiques, des gouvernements qui agissent conformément aux lois. Il y a souvent entre les uns et les autres moins de différences qu’on n’est généralement porté à le croire : une nation peut passer d’un régime arbitraire, à un régime qu’on nomme légal, sans être pour cela beaucoup mieux. Voici en quoi consiste la différence ; il est essentiel de l’observer, parce qu’elle nous servira à nous faire de justes idées de la nature des lois, et de l’influence qu’exerce la description de leurs dispositions.
Les lois, avons-nous dit, sont des puissances qui se composent d’éléments divers, et qui agissent de telle ou telle manière sur les hommes. Au nombre des éléments dont se composent ces puissances, nous avons compris les idées, les préjugés, les besoins, les passions des classes les plus influentes de la population, et particulièrement des hommes qu’on désigne sous les noms de princes, de ministres, de soldats, de magistrats, et de beaucoup d’autres. Ces éléments de puissance ne sont pas également nombreux chez tous les peuples : mais, à la différence près du plus et du moins, on les trouve partout, et partout ils agissent plus ou moins sur les nations. Si ces éléments de force sortent du sein du peuple, et sont le produit des idées, des besoins ou des passions du plus grand nombre, on peut dire que c’est la population qui agit sur elle-même, au moyen d’instruments qu’elle a choisis. Mais il ne faut pas conclure de là que l’action qu’elle exerce, lui est nécessairement salutaire : une population ignorante et passionnée peut se nuire comme se nuit un individu. Si les mêmes éléments de force sont formés par un prince et par sa cour, ou par les individus qui les dirigent, cela ne suffit pas non plus pour établir que le résultat en est malfaisant : ce résultat est salutaire ou funeste, selon les lumières et les intentions de ceux par qui ces forces sont mises en mouvement.
Puisque c’est la force ou la puissance qui forme la loi, il s’ensuit que partout où nous trouvons une partie de la population agissant constamment sur une autre, nous trouvons également des lois. Les Russes, les Turcs, les Égyptiens, les Persans, sont donc soumis à des lois, aussi bien que les Français et les Anglais ; car, chez les uns comme chez les autres, on rencontre la plus grande partie des éléments de force dont les lois se composent. Mais il existe entre les uns et les autres une différence remarquable : l’action qui résulte, chez les premiers, de l’exercice de la puissance, n’est presque jamais décrite : chez les seconds, au contraire, elle est décrite dans la plupart des cas où elle doit s’exercer. Il résulte de cette différence que, chez les uns, cette action est sujette à toutes les variations instantanées qu’éprouve la puissance qui la produit, et que, par conséquent, elle est souvent irrégulière et désordonnée : tandis que, chez les autres, la description de l’action de la puissance ou de la loi, contribue à rendre cette action plus uniforme et plus régulière.
Quelques exemples feront mieux sentir la différence : je suppose qu’un sultan et un empereur d’Autriche ont tous les deux besoin de lever un impôt sur leurs sujets, pour faire une guerre, pour asservir ou exterminer une nation. L’un et l’autre sont mus par un même principe ; ils tendent au même but ; ils disposent des mêmes forces : leurs sujets ont également à livrer une partie de leurs moyens d’existence. De part et d’autre, nous trouvons des commis ayant des mains pour recevoir ou pour prendre l’argent des sujets ; des gens armés disposés à prêter main-forte aux commis ; de part et d’autre, nous trouvons des receveurs ayant des caisses pour mettre cet argent, et des soldats pour le garder ; nous trouvons, de plus, des ministres qui attirent cet argent à eux, et qui le distribuent selon leur plaisir ou selon la direction qui leur est donnée ; de part et d’autre, enfin, nous trouvons un maître qui donne ou qui est censé donner le mouvement à la machine entière.
Tous ces éléments de force, dont la réunion forme la loi, se ressemblent dans les deux pays : il n’existe de différence entre l’un et l’autre, qu’en ce que, dans l’un, l’action de cette puissance ou de cette loi a été décrite, dans tous les cas où elle doit s’exercer ; tandis qu’elle ne l’a pas été dans l’autre. Dans celui des deux pays où l’action de la puissance a été décrite d’avance, chacun des éléments de force dont elle se compose, depuis le dernier commis jusqu’au premier ministre, règle son action sur la description qui lui a été donnée ; et chacun des sujets n’éprouve de cette action que la portion qui lui a été assignée par la description. Dans celui des deux pays où l’action de la puissance n’a pas été décrite d’avance, les mouvements en sont plus désordonnés : chacun des éléments dont cette puissance est formée, agit avec plus ou moins de violence, avec plus ou moins de partialité.
Le gouvernement qui agit sans avoir décrit d’avance les divers genres d’action qu’il tend à exercer, pourrait être comparé à une machine à vapeur, qui serait destituée de régulateur ; les mouvements en sont irréguliers, lents ou brusques tour à tour. Le gouvernement qui n’agit, au contraire, qu’après avoir décrit les actions qu’il veut produire, marche d’une manière égale : la description qu’il publie est, en quelque sorte, le régulateur qui donne de l’uniformité à ses mouvements. Mais il faut bien se garder de croire que l’addition du régulateur à la machine du gouvernement, en change la nature ou les effets ; si elle est montée pour attirer la subsistance du peuple vers les hommes du pouvoir, plus elle sera régulière dans ses mouvements, mieux elle remplira son office ; elle en sera plus durable et plus [I-350] énergique. Un peuple peut donc avoir des lois décrites et des autorités qui les observent ; il peut avoir un gouvernement dont l’action soit uniforme, et être néanmoins excessivement opprimé. On peut mettre de la régularité dans le pillage et dans le partage du butin, comme on peut en mettre en toute autre chose ; mais il ne faut pas croire que, pour cela, les individus qui sont pillés en soient plus heureux ; il y seulement plus d’uniformité dans les extorsions.
Les lois qui régissent les peuples, sont une puissance, et cette puissance peut produire de mauvais effets comme elle peut en produire de bons. Dire d’un peuple qu’il est soumis à un régime arbitraire, ce n’est donc pas dire autre chose, si ce n’est qu’il est soumis à une force irrégulière et désordonnée. Si, par sa nature, cette force est malfaisante, le mal qu’elle fait n’est pas également grave dans tous les cas qui se ressemblent. Affirmer, d’un autre côté, qu’un peuple est soumis à un régime légal, c’est dire tout simplement que la force ou la puissance à laquelle il obéit, agit d’une manière égale dans tous les cas semblables. Si cette force est malfaisante, elle fait à tous ceux qu’elle atteint et qui se trouvent dans la même position, un mal qui est à peu près le même. Voilà les principales différences qu’on peut observer, dans un grand nombre de cas, entre ce qu’on nomme le régime arbitraire et le régime légal ; ils sont quelquefois aussi mauvais l’un que l’autre ; peut-être même n’est-il pas impossible que tel régime arbitraire ne soit préférable à tel régime qui se dit légal. Se soumettre aux lois d’un État, c’est se soumettre à la puissance qui y règne ; c’est obéir à la nécessité : mais cette soumission n’est pas nécessairement un bien.
Il est des écrivains qui ont exagéré jusqu’au ridicule les avantages du régime qu’ils nomment légal. Ces avantages, en effet, sont immenses pour les peuples qui ne sont soumis qu’à de bonnes lois ; mais ils sont nuls pour les peuples soumis à des lois qui sont malfaisantes. Un propriétaire peut mettre de la régularité dans l’exploitation d’une ferme ; il peut tracer à chacun de ses agents, les règles qu’ils doivent suivre dans l’administration de ses troupeaux ; il peut déterminer les heures auxquelles on les mènera paître, les époques auxquelles ils seront tondus, le temps auquel il sera permis de les accoupler, et même l’âge auquel ils seront livrés au boucher. S’il a des esclaves, il peut faire, pour eux, des règlements analogues à ceux qu’il aura faits pour ses troupeaux ; il peut déterminer les heures de travail qu’ils devront par jour, la quantité d’aliments qui leur sera laissée, le nombre des coups de fouet qu’on leur donnera dans des circonstances déterminées ; il peut faire, en un mot, un règlement aussi bien écrit et aussi prévoyant que le code le plus admiré. Lorsque tout aura été ainsi réglé, les bêtes et les hommes seront soumis à un régime légal ; c’est-à-dire que l’action de la puissance à laquelle ils seront soumis, aura été décrite d’avance ; mais faut-il en conclure qu’ils s’en trouvent beaucoup mieux ? Auront-ils, pour cela, une somme de liberté plus grande ? Si, pour être libre et pour être bien, il suffisait de n’être soumis qu’à des lois dont les dispositions seraient décrites, il ne vaudrait pas la peine de disputer : les gouvernements les moins complaisants pourraient y consentir, sans rien perdre de leur puissance. La question ne peut donc pas être si l’on ne sera soumis qu’aux lois, mais si l’on ne sera soumis qu’à de bonnes lois.
Les lois n’étant que de la force, on ne peut bien les juger qu’en examinant les diverses manières dont elles agissent sur les hommes, soit qu’elles les affectent directement, soit qu’elles ne les affectent que d’une manière indirecte, en agissant sur les choses qui sont à leur usage. Il faut donc, pour en connaître les effets, exposer comment elles peuvent atteindre les hommes qui y sont assujettis.
[I-353]
Des divers éléments de puissance qui constituent les lois ; ou des causes générales de l’action que les hommes exercent les uns sur les autres.
Une grande partie des forces qui composent la puissance des lois, sont dans la nature même de l’homme ; et cependant c’est principalement sur des hommes que l’action de cette puissance se manifeste ; si elle agit sur les choses, ce n’est que dans les rapports qu’elles ont avec nous.
Pour connaître la manière dont les lois agissent, les éléments de force dont elles se composent, et les conséquences qui résultent de leur action, il faut donc considérer les hommes, tour à tour, comme agents et comme sujets. Il faut examiner, d’une part, quelles sont les causes qui les déterminent à agir sur eux-mêmes ou sur leurs semblables ; et, d’un autre côté, quelles sont les causes qui les obligent à céder à l’action qui est exercée sur eux.
On a déjà fait observer que les divisions et les classifications ne sont que des méthodes propres à faciliter les opérations de notre esprit ; je reproduis ici cette observation, afin qu’on ne s’imagine pas qu’en considérant l’homme sous des points de vue divers, je suppose qu’il y a en lui autant d’êtres distincts qu’il y a de points sous lesquels on peut l’envisager.
Afin de mettre de l’ordre dans mes idées, je considérerai les hommes sous trois points de vue différents : dans leurs organes physiques, dans leurs facultés intellectuelles, et dans leurs facultés morales ou dans leurs affections. Ces diverses parties d’eux-mêmes, ne sont pas séparées dans la nature, comme elles le sont dans notre esprit. On peut même se diviser sur le nom qu’il convient de donner à chacune d’elles ; mais, pour me faire entendre, je n’ai pas besoin ici d’une plus grande précision.
Chacun comprend fort bien ce que je désigne par les mots organes physiques ; ce sont les parties matérielles de notre être, internes ou externes : tels sont les organes du tact, de la vue, de l’ouïe, du goût, et autres.
Par nos facultés morales, j’entends les affections ou les sentiments dont nous sommes susceptibles : l’amour, la haine, la vengeance, l’espérance, la crainte, en un mot toutes nos passions quelle qu’en soit la nature.
J’entends par nos facultés intellectuelles les diverses opérations de l’esprit, que nous désignons sous les noms de perception, de comparaison, de raisonnement, d’imagination et autres, et les organes dans lesquels ou au moyen desquels ces opérations s’exécutent.
Comprenant, dans ces trois parties, l’homme tout entier, il nous est impossible de trouver les causes de l’action qu’une partie du genre humain exerce sur une autre, à moins de la chercher dans des besoins physiques, dans des passions, dans des idées ou des jugements. Il faut que nous trouvions également, dans une de ces parties de l’homme, les causes qui le déterminent à céder à l’action qui est exercée sur lui par ses semblables.
Je ne me propose pas, dans ce moment, d’exposer les causes diverses sous l’influence desquelles les organes physiques et les facultés intellectuelles de l’homme se développent, ou restent sans développement. Je ne veux pas exposer non plus les circonstances sous lesquelles certaines affections se manifestent de préférence à d’autres ; ce sont des sujets que je traiterai dans les livres suivants. Le seul objet que je me propose ici, est de faire voir quelles sont les causes générales qui déterminent une partie du genre humain à agir sur une autre, et les causes qui obligent celle-ci à obéir ou à se dérober à l’action de celle-là. Ce n’est qu’en nous faisant de justes idées de ces causes, que nous saurons quels sont les divers éléments dont se composent ces puissances auxquelles nous donnons le nom de lois.
Nous n’avons la conscience de notre existence et des divers objets qui nous environnent, que par ce qui se passe en nous, ou par les impressions que les objets extérieurs ont faites sur nos organes. Nous ne pourrions savoir que nous existons, ou que quelque chose existe hors de nous, si aucun objet intérieur ou extérieur ne faisait sur nous aucune impression.
Une impression qui ne produirait en nous ni plaisir, ni espérance de plaisir, ni douleur, ni crainte de douleur, serait pour nous comme non existante ; elle ne pourrait ni nous faire exécuter une action qui ne nous conviendrait pas, ni nous empêcher d’en exécuter une vers laquelle nous nous sentirions porté. Il faut, pour nous déterminer à agir, que nous soyions affectés ou par des sentiments agréables, ou par des sentiments pénibles.
Chacun de ces deux genres de sensations se divise en plusieurs espèces ; on peut en faire autant de classes, que nous avons compté dans l’homme de parties diverses. L’homme peut être affecté dans ses organes physiques, dans ses sentiments moraux, et dans ses facultés intellectuelles.
On donne le nom de plaisirs ou de peines physiques, aux sensations agréables ou douloureuses produites immédiatement sur quelqu’un de nos organes matériels, par le contact d’un objet quelconque, par la jouissance ou par la privation d’une chose nécessaire à notre existence, ou par la lésion de quelqu’un de nos organes.
On donne le nom de peines ou de plaisirs moraux, aux sensations douloureuses ou agréables que nous ressentons en nous-mêmes, sans que nous puissions les attribuer à aucun organe particulier, et qui sont le résultat de l’impression qu’ont faite sur notre imagination les objets extérieurs, tels que les plaisirs ou les souffrances éprouvés par des êtres pour lesquels nous nous sentons de la sympathie ou de l’antipathie.
On donne le nom de plaisirs ou de maux intellectuels à ceux qui affectent notre intelligence : ainsi, la lecture d’un bon ouvrage, la recherche, et surtout la découverte d’une vérité, la solution d’un problème difficile, la réfutation d’une erreur dangereuse, sont autant de jouissances qui sont propres à l’intelligence.
Toutes les parties de l’homme, ne formant qu’un système, agissent continuellement les unes sur les autres ; il en est de même de ses affections. Une douleur physique produit souvent une douleur morale ; et une douleur morale, pour si peu qu’elle soit forte ou prolongée, ne tarde pas à produire des maux physiques. La douleur que nous causent la perte d’une personne qui nous est chère, la perte de notre fortune ou de notre réputation, peut produire en nous des désordres physiques assez graves pour nous donner la mort. De même, des douleurs purement physiques peuvent affecter notre caractère moral, au point de le rendre méconnaissable. Elles peuvent détruire nos espérances, nous inspirer des craintes, affaiblir même les sentiments que nous avons pour nos amis ou pour nos proches.
Si des maux physiques amènent souvent à leur suite des peines morales, et se confondent avec elles, les plaisirs physiques qui prennent leur source dans une bonne constitution, produisent souvent aussi des plaisirs moraux. Un homme dont tous les organes remplissent avec facilité les diverses fonctions auxquelles la nature les a destinés, qui a satisfait tous ses besoins, et qui éprouve ce genre de contentement que donnent la santé et l’absence de toute peine, s’abandonne bien plus facilement à l’espérance et à toutes les affections douces et bienveillantes, qu’il ne le ferait dans une situation différente ; sa vie est plus expansive ; il s’identifie davantage avec ses semblables. En général, un homme heureux est un homme bon : un homme méchant est un homme misérable, dans le sens propre du mot. Cela peut nous faire juger des plaisirs dont jouissent les tyrans, et des mœurs des peuples qu’on rend misérables pour en faire des instruments plus dociles [77].
Les peines ou les douleurs physiques n’engendrent cependant pas toujours des peines morales correspondantes : il arrive, au contraire, fort souvent, qu’on se procure des plaisirs moraux, par les peines physiques qu’on se donne ; celles-ci sont, en quelque sorte, la monnaie avec laquelle on achète ceux-là. C’est par un travail pénible et assidu, qu’on acquiert son indépendance, et qu’on assure à ses enfants des moyens d’existence ou une bonne éducation.
Les plaisirs physiques produisent quelquefois des jouissances morales ; mais ils n’en produisent pas toujours. Il n’est pas rare, au contraire, qu’ils produisent une multitude de maux. Des excès habituels d’aliments ou de boisson, quels que soient les plaisirs qui les accompagnent, ne tardent pas à être suivis de douleurs de tous les genres.
Les jouissances morales, de même que les plaisirs physiques, engendrent souvent des peines de même nature. Ainsi, l’individu qui satisfait une affection morale, telle que la haine, l’envie, la colère, ou la vengeance, éprouve certainement un plaisir au moment où il se livre à une de ces passions ; mais le plaisir est toujours suivi de peines morales plus ou moins graves, plus ou moins durables ; telles que la crainte, le repentir, le mépris de soi-même, le déshonneur.
Il n’est, en un mot, aucun genre de plaisirs ou de peines, qui ne puisse engendrer d’autres plaisirs ou d’autres peines ; et non seulement pour celui qui s’y livre, mais pour une foule immense d’individus. Une grande découverte peut produire des plaisirs très vifs et très durables pour celui qui en est l’auteur ; mais elle en produira aussi pour la plupart des hommes qui viendront après lui.
Les peines ne se propagent ni avec moins de rapidité, ni avec moins d’étendue que les plaisirs : les jouissances que se donnèrent César et ses successeurs, furent payées par les malheurs d’une multitude de nations.
La distinction des divers genres de plaisirs et de peines que noussommes susceptibles d’éprouver, est fort importante en morale et enlégislation. C’est pour ne l’avoir pas faite, que l’on s’est livré à tant dedisputes sur les véritables causes des actions et des jugements des hommes, etqu’on a souvent laissé impunis des faits punissables. Des philosophes ont dit que,dans ses actions et dans ses jugements, l’homme n’est conduit que par les sentimentsagréables ou douloureux qu’il éprouve, par des plaisirs ou par des peines ; etils ont entendu par là tous les genres d’affections dont nous sommessusceptibles ; non seulement nos jouissances ou nos douleurs physiques, maisaussi nos douleurs et nos jouissances morales et intellectuelles, nos craintes,nos espérances, et tous les sentiments qui naissent de la sympathie et de l’antipathie.D’autres écrivains, restreignant le sens des mots plaisirs et peines, aux peines et auxplaisirs purement physiques, ont prétendu avec raison que l’homme n’était pastoujours conduit par le plaisir ou par la douleur ; et, pour justifier leuropinion, les exemples ne leur ont pas manqué : ils ont accusé les premiers decalomnier le genre humain et de corrompre la morale ; et, afin de rendre leshommes meilleurs, ils ont tâché de les faire croire à des effets sans causes,et de leur persuader qu’ils devaient s’imposer des privations ou se soumettre àdes douleurs sans motifs.
Les erreurs dans lesquelles on est tombé en législation, n’ont été ni moins nombreuses, ni moins graves. Quelquefois on a prétendu que, pour apprécier le bonheur d’un peuple, il ne fallait tenir aucun compte de ses jouissances physiques, et que la nation la plus heureuse était celle qui avait le moins de besoins à satisfaire, comme si le bonheur ne se composait que de négations. Quelquefois aussi on a prétendu que les jouissances et les douleurs physiques étaient les seules qu’il fallût prendre en considération ; qu’un peuple qui avait les moyens d’apaiser sa soif, de rassasier son appétit, et de se mettre à l’abri de l’intempérie des temps, était les plus heureux des peuples et n’avait plus rien à désirer, mettant ainsi les hommes au niveau des stupides animaux qu’on n’engraisse que pour les livrer au boucher. Quelquefois, enfin, on a prétendu que si les peuples pouvaient aspirer à des jouissances morales ou intellectuelles, les gouvernements étaient les juges suprêmes de la qualité et de la quantité qui devaient leur en être permises. On a bien admis que les hommes pouvaient, sans danger, être juges de la qualité et de la quantité d’aliments exigés par les besoins de leur estomac ; mais on n’a pas admis également qu’ils pussent, sans danger, être juges de la qualité et de la quantité d’instruction exigée par leur esprit.
[I-362]
On est allé plus loin ; on a tenté de soumettre leurs affections morales aux mêmes règles que leurs facultés intellectuelles : on a prétendu qu’il fallait aimer tels individus, jusqu’au point de se faire tuer pour eux ; tels autres jusqu’au point seulement de se faire leurs esclaves et de travailler pour leur service ; tels autres pour leur acheter exclusivement leurs marchandises, même quand elles sont chères et de mauvaise qualité ; tels autres, enfin, jusqu’au point seulement de leur livrer son superflu, et de les empêcher de mourir de faim. Les antipathies ont été réglées comme les sympathies ; et elles l’ont été avec le même esprit.
Nous n’avons pas à examiner ici ces différents systèmes : la seule chose que je me proposais de faire observer, c’est que, pour connaître les causes et les effets de l’action que les hommes exercent les uns sur les autres, il faut examiner les divers genres d’affections dont ils sont susceptibles ; il faut examiner tous les plaisirs et toutes les peines, quelle qu’en soit la nature, qui sont la cause ou le résultat de cette action.
[I-363]
Des peines et des plaisirs physiques considérés comme éléments de la puissance des lois. — Des jugements qui ont été portés des plaisirs et des peines de ce genre, par des sectes religieuses et par des sectes philosophiques.
Si nous observons quelles sont les causes qui déterminent une partie du genre humain à agir sur d’autres parties, nous trouverons, au nombre des principales, le désir d’obtenir des jouissances physiques, et le désir d’éviter des peines de même nature. C’est pour se soustraire aux peines qu’exige le travail, et pour obtenir des subsistances abondantes, des vêtements agréables et des habitations commodes, que des hommes en possèdent d’autres à titre d’esclaves. C’est pour la même fin que, chez toutes les nations, une partie de la population domine, ou cherche à dominer sur les autres ; et c’est pour ne pas s’exposer à des maux physiques plus ou moins graves, que les hommes désignés sous les noms de gouvernés, de sujets ou d’esclaves, obéissent à l’action qui est exercée sur eux. L’histoire du genre humain, en un mot, ne se compose que des luttes auxquelles a donné naissance le désir d’accaparer les jouissances physiques de toutes les espèces, et de rejeter sur d’autres toutes les peines du même genre.
Si nous faisions l’analyse de toutes les lois, nous trouverions que l’aversion pour les douleurs physiques, et le désir des jouissances de même nature, sont un des principaux éléments de puissance dont chacune d’elles se compose. Il n’est pas ici question d’examiner si cette double tendance est un bien ou un mal ; il me suffit de faire observer qu’elle existe, qu’elle est dans la nature de l’homme, et que, par conséquent, il n’est en la puissance de personne de la détruire. Les nations ont toujours considéré comme un bien les jouissances physiques qu’on leur a procurées, et comme un mal les douleurs qu’on a fait tomber sur elles.
Les jugements qu’on a portés sur les jouissances et sur les peines de cette nature, paraissent cependant n’avoir pas toujours été uniformes chez tous les individus. Dans tous les temps, il s’est trouvé des personnes qui se sont fait une gloire de supporter ou même d’affronter un certain genre de douleurs, et de mépriser un certain genre de plaisirs, et ces personnes ont été généralement admirées. On est même allé jusqu’à réduire en système le mépris des sensations physiques, agréables ou douloureuses : il n’est personne qui ne connaisse les maximes des stoïciens, et de quelques sectes de dévots, à cet égard. Ces maximes ayant été admirées par un grand nombre de personnes, devons-nous croire que les hommes qui ont fait à leurs semblables un devoir d’éviter les plaisirs, et de s’exercer à la douleur, ont voulu imprimer au genre humain un mouvement contraire à sa nature ? Ou faut-il considérer comme étant vicieux par lui-même le penchant qui nous porte à rechercher ce qui nous flatte, et à éviter ce qui nous blesse ?
Lorsqu’un système est adopté par un nombre considérable d’hommes qui n’ont entre eux aucune liaison d’intérêt ; lorsque, parmi ceux qui l’ont adopté, il s’en trouve plusieurs qui ne sont pas moins remarquables par leur capacité que par la pureté de leurs mœurs ; lorsque enfin ce système passe d’une génération à l’autre, et se rencontre chez des peuples qui n’ont entre eux aucune ressemblance, et qui paraissent même ne pas avoir la même origine, on peut être assuré que, si l’ensemble n’en est pas vrai, il y a au moins, dans le fond, des vérités importantes qui frappent les esprits, et qui les empêchent d’apercevoir les erreurs qui s’y trouvent mélangées : tel est le système qui fait reposer la morale sur le mépris des jouissances et des douleurs physiques ; système qui a été adopté par des dévots et par des philosophes, qui a été admis parmi les peuples de l’antiquité comme parmi les modernes, qui se trouve chez les Asiatiques et chez les Européens, et que nous rencontrons jusque chez les sauvages.
Nous admettons, sur nos théâtres, qu’on nous représente des personnages heureux par leurs jouissances morales ou intellectuelles : un père qui retrouve des enfants qu’il a cru perdus, une mère qui jouit du bonheur de sa fille, un amant qui retrouve sa maîtresse, nous inspirent une vive sympathie ; nous prenons part à leur joie, comme nous avons pris part à leurs douleurs. Mais nous ne supporterions pas des personnages qui ne seraient heureux que par leurs jouissances physiques : quelque vif que fût le plaisir qu’éprouvât un héros à faire un bon repas, à savourer des mets exquis, des vins délicieux, nous ne saurions prendre part à ses jouissances ; plus même elles seraient vives, et plus elles nous inspireraient de dégoût. Le spectacle des plaisirs physiques ne nous semble tolérable que lorsque ces plaisirs sont produits par des causes qui nous paraissent, en quelque sorte, immatérielles ; un air pur, des odeurs suaves, des sons harmonieux.
Nous mettons la même différence entre les douleurs physiques et les douleurs morales. Nous prenons part aux douleurs d’Andromaque, au désespoir de Clytemnestre ; mais une héroïne qui se plaindrait de la migraine ou d’un mal de dents, ne saurait nous toucher, quelque vives que fussent ses souffrances. Nous n’admettons qu’on nous représente des maux physiques, que lorsqu’ils servent à rendre plus graves des peines morales ; telles que des blessures qui mettent un homme dans l’impossibilité de porter des secours à son fils ou à son ami, ou de repousser une injure. Nous admettons aussi qu’on nous donne le spectacle des douleurs physiques, pourvu que l’individu qui en est affecté, les méprise et les compte pour rien. Le Romain qui place sur un brasier la main qui a manqué l’ennemi de sa patrie, nous cause de l’étonnement et de l’admiration. Si cette main était brûlée en vertu des ordres de Porsenna, et par les soldats de ce prince, un tel spectacle ne nous causerait que de l’horreur. Nous admirons le sauvage qui, au milieu des tourments, brave son ennemi, et l’excite à la vengeance ; mais il nous paraîtrait un monstre, s’il bravait les douleurs morales comme il brave les douleurs physiques ; si, au spectacle du supplice de ses enfants, de sa femme ou de son père, il manifestait les sentiments qu’il témoigne au moment de sa propre destruction [78].
L’admiration que nous cause le mépris des jouissances et des douleurs physiques, ne peut être un effet de l’éducation et des préjugés particuliers à un peuple ou à une époque ; car nous la trouvons chez toutes les nations, à tous les degrés de civilisation, et sous toutes les religions. Nous voyons que, dans tous les pays, le moyen le plus infaillible de gagner la confiance et d’exciter l’admiration de la multitude, a été d’affecter du mépris pour les plaisirs et pour les douleurs physiques, ou même d’éviter les uns et de courir au-devant des autres. Plusieurs prêtres de l’Inde s’imposent volontairement des privations, et se soumettent à des peines qui nous paraissent excéder ce que peut supporter la nature humaine ; et le respect, la vénération qu’ils inspirent, sont en raison des jouissances qu’ils se refusent, et des rigueurs auxquelles ils se soumettent. Dans la religion chrétienne, on n’a mis au nombre des élus que les hommes qui ont renoncé aux plaisirs des sens, et qui ont su braver la douleur : jamais l’église de Rome n’eût placé sur le catalogue des saints le nom d’un homme voluptueux, cet homme eût-il été le bienfaiteur du monde. Les stoïciens ont, en général, condamné les jouissances physiques, et recommandé le mépris de la douleur, avec non moins de zèle que les dévots ; et si les philosophes modernes sont, à quelques égards, moins austères, ils n’en méprisent pas moins les individus qui se montrent passionnés pour les jouissances de ce genre, et ils accordent toujours leur estime à ceux qui savent se montrer supérieurs à la douleur.
Quels sont les faits qui ont servi de base à ces opinions ? Les douleurs physiques seraient-elles de leur nature utiles au genre humain, et faudrait-il dire, avec quelques stoïciens, qu’elles ne sont point un mal ? Les plaisirs de même espèce seraient-ils, par eux-mêmes, réellement funestes, et faudrait-il ne pas les considérer comme un bien ?
Nous devons observer d’abord que, quoique les hommes, en général, manifestent de l’admiration pour ceux de leurs semblables qui méprisent les douleurs et les jouissances physiques, la tendance universelle du genre humain est d’éviter les premières et de rechercher les secondes. Partout, les hommes tendent à se garantir du froid, de la faim, des maladies ; partout ils aspirent à obtenir des habitations commodes, des aliments sains et abondants, et des vêtements chauds ou légers, selon la saison ou le climat ; la tendance des individus qui admirent qu’on méprise les plaisirs et les peines, n’est pas moins forte que celle du reste des hommes.
Nous devons observer, en second lieu, que le mépris des peines et des plaisirs physiques ne nous cause de l’admiration que lorsque l’individu qui éprouve ce mépris, ne l’étend pas aux peines et aux plaisirs physiques des autres. L’homme qui, après avoir admis en principe que la douleur n’est point un mal, et que nous devons la mépriser, en tirerait la conséquence qu’il peut laisser mourir de faim ses enfants ou sa femme ; celui qui se fonderait sur le même principe pour faire l’éloge de Tibère ou de Charles IX, ne serait admiré par aucune secte philosophique ou religieuse. On n’admirerait pas davantage celui qui se fonderait sur son mépris des jouissances physiques, pour priver de plaisirs de ce genre les individus sur le sort desquels il aurait quelque influence.
Si les peuples honorent les individus qui méprisent les douleurs physiques, ils honorent encore plus ceux qui les en délivrent. Un sauvage doit savoir chanter dans les tourments et mourir comme un homme, pour être admiré même de ses ennemis ; mais il sera plus admiré encore, si, par sa valeur, il préserve du supplice quelqu’un de ses compagnons. Un homme, pour obéir aux préceptes de sa religion, doit savoir supporter la faim et la soif, et mépriser les sensualités de tous les genres ; mais il sera fort approuvé, même dans sa religion, s’il donne à manger à ceux qui ont faim, à boire à ceux qui ont soif, et s’il leur procure ainsi les jouissances physiques les plus vives que puisse éprouver un homme dans une telle situation.
Il n’y a rien de contradictoire dans ces deux opinions ; l’une est, au contraire, une conséquence de l’autre. Nous voulons que nos semblables méprisent les douleurs qui n’atteignent qu’eux, afin qu’ils prennent la peine de nous délivrer de celles qui peuvent tomber sur nous ; nous voulons qu’ils méprisent les jouissances qui ne seraient senties que par eux, afin que notre part soit un peu plus grande. Nous consentons à leur payer en estime les peines qu’ils prennent à notre service, ou les plaisirs auxquels ils renoncent pour nous obliger. Un peuple admirant dans un individu le mépris qu’il témoigne des jouissances physiques, ressemble à une multitude qui vanterait le mépris des richesses à un avare, et qui attendrait le moment de lui voir répandre ses trésors pour se précipiter dessus. Nul ne doit, à cet égard, se plaindre de fausseté ou d’injustice, puisque ce que les autres admirent en nous, nous l’admirons chez les autres, et qu’ainsi tout est parfaitement égal entre les hommes. Il résulte de cette double disposition que, chez aucun peuple, ni dans aucune secte, les peines physiques n’ont été considérées comme désirables en elles-mêmes, ni les jouissances de même nature comme étant essentiellement funestes. Il ne peut donc être question que de rechercher quelles sont les circonstances qui ont influé ou qui influent encore sur l’appréciation des unes et des autres.
Un homme qui serait destitué de toute intelligence et de toute affection, et qui posséderait une grande force, n’en retirerait aucun avantage ; il ne suffit pas, pour agir avec utilité, de posséder de la force ; il faut de plus un désir qui lui imprime le mouvement, et une intelligence qui la dirige. De même, celui qui serait pourvu d’intelligence et qui éprouverait des désirs, ne saurait par lui-même exercer aucune action, s’il était dépourvu de forces, s’il n’avait aucun instrument pour exécuter ce qu’il aurait conçu et désiré. Or, les premiers instruments de l’homme, ce sont ses membres, ses organes physiques ; et plus ces instruments ont de force, de souplesse, d’agilité, de perfection, en un mot, mieux il peut tirer parti de ses facultés intellectuelles et morales.
Un homme doué d’une bonne organisation physique, a sur un homme mal constitué, toutes choses étant égales d’ailleurs, une multitude d’avantages : quel que soit le genre d’occupations auquel il s’adonne, il peut travailler mieux et plus longtemps : s’il est ouvrier ou artisan, il fait plus d’ouvrage, et le fait avec plus de perfection ; s’il est militaire, il supporte mieux les fatigues de la guerre, commande avec plus de facilité, attaque et se défend avec plus d’avantage ; s’il est artiste, ses organes ayant plus de souplesse, plus de délicatesse, il a, par cela même, plus d’habileté ; s’il est savant, magistrat, il est capable d’une attention plus soutenue, et la faculté de supporter de plus longues fatigues lui donne le moyen de se livrer à plus de travaux, et de faire plus de progrès ; enfin, il peut rendre plus de services à sa famille, à ses amis, à son pays, et par conséquent à lui-même ; ayant plus de confiance en lui, il en inspire davantage aux autres ; la sécurité dont il jouit se communique à ceux dont l’existence repose sur la sienne.
Mais une bonne organisation physique ne peut s’acquérir et se conserver par une continuité de privations et de souffrances. Elle ne s’acquiert qu’en faisant usage d’aliments sains et abondants ; en respirant un air salubre ; en se mettant à l’abri des excès de froid et de chaleur ; en se livrant à un exercice modéré ; en jouissant de la sécurité pour soi-même et pour les personnes auxquelles on s’intéresse ; en accordant, en un mot, à la nature tout ce qu’elle demande pour développer nos forces, ou pour les réparer quand elles s’épuisent. C’est donc par une continuité de jouissances physiques que l’homme développe ses organes, qu’il leur donne la perfection dont ils sont susceptibles, et qu’il met au service de son intelligence et de ses facultés morales les instruments qui peuvent leur donner le plus d’utilité. Il est remarquable que plus les facultés physiques d’un individu ont reçu de perfection, plus les jouissances qui naissent de la satisfaction de ses besoins ont de vivacité ; et que plus il met de modération dans ses jouissances, et plus longtemps il conserve la faculté de les renouveler. Il arrive donc que celui dont les organes ont reçu le plus de perfection et qui les a conservés le mieux et le plus longtemps, est aussi celui qui, à tout prendre, a éprouvé la somme la plus considérable de jouissances physiques.
Si les causes qui produisent et qui conservent une bonne organisation, sont en même temps productives de jouissances, les causes qui produisent une constitution faible ou vicieuse, sont aussi productives de douleurs. Un individu qui souffre habituellement de la soif ou de la faim, qui ne se nourrit que d’aliments malsains, qui respire un air insalubre, qui est exposé tantôt à des excès de froid, et tantôt à des excès de chaleur, qui passe alternativement d’une oisiveté absolue à un travail excessif, ne peut qu’avoir une constitution faible, et être assailli de continuelles souffrances. Les mêmes causes qui le font souffrir le font dépérir, et il n’est pas plus possible de séparer le dépérissement de la douleur, que de rendre l’effet indépendant de la cause. Une continuité de souffrances physiques produit donc l’affaiblissement de nos organes, comme la continuité du bien-être en produit le développement. À mesure qu’ils s’affaiblissent ou se dégradent, la vivacité des sensations s’affaiblit, et le nombre de services que l’individu peut rendre décroît dans la même proportion. D’où il suit que plus un individu a été assailli, pendant le cours de sa vie, de privations et de douleurs physiques, et moins il a pu être utile à ses semblables. D’où il suit encore que plus les individus dont un peuple se compose deviennent misérables, plus ils se trouvent isolés les uns des autres, et on peut dire des nations ce que je dis des individus.
Puisque la continuité du bien-être physique accroît les moyens que possède un homme d’être utile à ses semblables, et puisque les douleurs du même genre affaiblissent ces moyens, comment est-il arrivé que les peuples ont honoré de leur estime les individus qui ont méprisé le plaisir et bravé la douleur ? Avaient-ils pour objet d’encourager ce qui produit la dégradation et la décadence du genre humain ?
Observons d’abord que, chez aucun peuple, dans aucune religion, dans aucune secte, on ne s’est fait un devoir d’affronter toute espèce de douleurs physiques. Un individu qui se livrerait à l’intempérance dans l’espoir d’être tourmenté de la goutte sur la fin de ses jours, qui se surchargerait l’estomac pour se procurer les souffrances d’une indigestion, ou qui se livrerait à tout autre vice pour recueillir les infirmités qui en sont la suite, ne serait un objet de vénération pour personne ; en pareil cas, nul ne lui saurait gré de son mépris pour la douleur. On estimerait également peu un individu qui s’exposerait gratuitement à une souffrance physique dont il ne saurait résulter aucun bien pour personne. S’exercer à la douleur dans la vue d’apprendre à résister à des tentations funestes, ou de s’exposer à un grand danger dans un cas où cela nous serait commandé pour l’intérêt de nos semblables, peut être considéré comme un exercice honorable ; mais s’exposer à la douleur pour elle-même, est un acte d’insensé dans tous les pays.
Les hommes sont particulièrement disposés à honorer ceux de leurs semblables qui méprisent les douleurs physiques, dans trois circonstances : dans l’état sauvage, dans l’état de servitude domestique, et dans l’état d’asservissement politique. Les mêmes causes produisent, dans ces trois états, des effets semblables.
Dans l’état sauvage, les hommes ne peuvent se conserver qu’en se soumettant à des peines continuelles et à des travaux excessifs, et en se rendant terribles à leurs ennemis. Pour se procurer leur subsistance par la chasse ou la pêche, surtout dans la mauvaise saison, il faut qu’ils se livrent à des fatigues et à des douleurs sans mesure ; qu’ils poursuivent le gibier à travers des forêts impénétrables ; qu’ils prennent le poisson dans des lacs couverts de glace, et quelquefois qu’ils restent plusieurs jours sans subsistance. Celui qui supporte alors le plus aisément la faim et la fatigue, et qui peut poursuivre sa proie avec le plus de constance, doit être nécessairement le plus honoré. On estime en lui des qualités qui le préservent de la destruction ; savoir choisir, entre deux maux, celui qui est le moins funeste, quoiqu’il soit le plus prochain, est un acte de sagesse. C’est d’après la même règle qu’on estime celui qui, étant pris par les ennemis, montre le plus de courage dans les tourments : sa fermeté devient la sauvegarde de ses compatriotes, en devenant un objet de terreur pour ceux qui assistent à son supplice.
L’esclavage domestique produit sur les individus qui sont asservis, un effet analogue à celui que produit sur les sauvages l’état misérable dans lequel ils vivent. Obligés d’exécuter des travaux dont ils ne peuvent pas cueillir le fruit, livrés sans défense à l’arbitraire et aux caprices de leurs maîtres, il ne leur reste qu’un moyen de conserver quelque indépendance, et de goûter quelques plaisirs fugitifs, au milieu des calamités qui les environnent : c’est de se montrer insensibles à la douleur, et de mépriser la mort. L’esclave qui voit dans sa propre destruction un moyen de s’affranchir, se sent protégé par l’avidité de son maître. Aussi les noirs, que les chrétiens d’Europe tiennent enchaînés sous les tropiques, montrent-ils, au milieu des supplices, un courage qui excède même la cruauté de leurs bourreaux.
Les mêmes dangers et les mêmes besoins développent des sentiments semblables, sous tous les gouvernements despotiques. Savoir souffrir et mourir, est la dernière vertu qui reste à des hommes asservis ; et, sous quelque forme que l’esclavage s’établisse, cette vertu se développe. Elle est la même à Constantinople et à Saint-Pétersbourg ; elle fut à Rome, sous les premiers empereurs, ce qu’elle est encore aujourd’hui en Perse, et sous tous les despotes de l’Asie. Les hommes accommodent toujours leurs maximes à leur position, et le résumé de ces maximes se réduit à tirer de cette position le parti le moins mauvais possible. Tant que les Romains furent pauvres et libres, la vertu fut de vaincre les peuples, et d’enrichir la république de leurs dépouilles ; quand ils furent les esclaves de leurs empereurs, ou, pour mieux dire, de leurs affranchis, et qu’ils ne purent échapper aux maux que le despotisme enfante, la vertu fut de braver la douleur, et de mépriser des plaisirs et des richesses qui leur échappaient.
On a accusé les stoïciens de n’avoir condamné les plaisirs, et de n’avoir méprisé les peines que par envie.
« D’où vient, dit Diderot, l’intolérance des stoïciens ? De la même source que celle des dévots outrés ; ils ont de l’humeur parce qu’ils luttent contre la nature, qu’ils se privent et qu’ils souffrent ; s’ils voulaient s’interroger de bonne foi sur la haine qu’ils portent à ceux qui professent une morale moins austère, ils s’avoueraient qu’elle naît de la jalousie secrète d’un bonheur qu’ils envient, et qu’ils se sont interdit, sans croire aux récompenses qui les dédommagent de leur sacrifice [79] ».
Quoique cette opinion sur les stoïciens ait été adoptée par un savant philosophe [80], je ne puis la croire fondée. Je ne saurais me persuader que Caton d’Utique a porté envie aux plaisirs d’Antoine, Épictète aux plaisirs d’Épaphrodite, et Marc-Aurèle, aux jouissances de Vitellius. Les stoïciens ont mesuré la valeur des peines et des plaisirs physiques exactement sur la même échelle que nous les mesurons nous-mêmes, et l’ordre social dans lequel ils vivaient, est plus que suffisant pour rendre raison de leurs doctrines.
Quelque sanglantes qu’aient été les révolutions et les guerres qui ont eu lieu chez les modernes, on se ferait une fausse idée de l’ordre social des anciens, si l’on jugeait de leur état par le nôtre. Dans les guerres civiles, la victoire d’une faction livrait le parti vaincu à une destruction presque complète : les plus faibles étaient bannis ou mis à mort par les plus forts, et leurs biens étaient confisqués ; souvent même la vengeance s’étendait sur la famille entière, sur les vieillards, les enfants et les femmes.
« Nous avons parmi nous, disait Appius Claudius au sénat de Rome, en parlant de la population qui s’était retirée de la ville ; nous avons parmi nous des gages qui appartiennent aux rebelles, et nous ne pourrions en souhaiter de plus précieux. Nous sommes maîtres de leurs femmes, de leurs pères et mères, et de toute leur postérité ; et il ne tiendra qu’à nous de les égorger en leur présence, s’ils ont l’audace de nous attaquer, et de leur faire connaître qu’ils doivent s’attendre eux-mêmes à un pareil traitement [81]. »
Ce n’étaient pas là de vaines menaces, c’étaient les maximes du droit public des peuples d’alors [82].
[I-380]
Dans une guerre étrangère, la défaite faisait des vaincus la propriété des vainqueurs ; elle livrait les villes au pillage et à l’incendie, les terres étaient confisquées, les femmes, les enfants, les vieillards étaient amenés en esclavage et vendus comme de vils troupeaux, sans distinction de rang, ni de condition ; le savant était exposé aux mêmes dangers que l’ignorant : Platon pouvait être vendu à côté d’une marchande d’herbes, et Aristote figurer dans l’inventaire d’un marchand de poisson. Nul ne pouvait donc avoir de sécurité, ni pour ses biens, ni pour sa famille, ni pour sa personne. Les dangers auxquels on se voyait exposé, s’étaient surtout multipliés en Grèce, durant les guerres du Péloponnèse, et dans les troubles civils qui les accompagnèrent ou les suivirent. Ce fut dans ces circonstances que naquit la secte des stoïciens.
Les mêmes circonstances qui l’avaient produite en Grèce, en firent adopter les maximes à Rome. Quel est, en effet, l’homme doué de quelque prévoyance, qui pouvait croire à la sûreté de sa fortune, de sa famille, de sa vie, ou seulement de sa réputation, après les proscriptions de Marius, de Sylla, des triumvirs, et après les règnes de Tibère et de Néron ! Tous les genres de maux étant devenus vraisemblables, il fallait se préparer à tous, pour n’en être ni surpris, ni accablé. Il fallait prévoir l’exil, la confiscation, la perte de sa famille et la proscription, comme on prévoit les événements les plus simples, dans le cours ordinaire de la vie. Les maximes d’Épictète ne conviendraient pas moins à un esclave de nos modernes colons, qu’à un sujet de Néron. « Si j’aime mon corps, si je suis attaché à mon bien, dit-il, me voilà esclave ; j’ai fait connaître par où je puis être pris. » Ces maximes pourraient aussi convenir à un individu qui, ayant été condamné à mort, attend avec patience que les caprices d’un favori lui fassent accorder sa grâce, ou fixent l’heure de son supplice. Les stoïciens ont dit aux misérables : ne soyez pas effrayés des maux qui vous menacent ; ils ne sont pas aussi terribles que l’imagination vous les représente ; vous les trouverez supportables, si vous vous y êtes préparés. Mais ils n’ont pas dit aux tyrans : exilez, proscrivez des hommes, car l’exil ni la proscription ne sont point un mal.
Les religions qui ont fait un précepte du mépris de la douleur, et qui ont enseigné à l’homme à supporter les calamités qui se multiplient sous les mauvais gouvernements, se sont également formées dans des circonstances où les peuples avaient à lutter contre des calamités qu’il n’était pas en leur puissance de surmonter. Il y a, entre un grand nombre des maximes du christianisme et les principes des stoïciens, une identité parfaite, et il faudrait nous étonner qu’il en fût autrement, puisque ces principes et ces maximes ont pris naissance à la même époque, et ont été adressés aux mêmes hommes.
Le mépris des douleurs physiques n’a donc jamais été un motif d’estime, que parce que les hommes ont toujours eu pour la douleur une aversion invincible. Toutes les fois qu’un individu s’est trouvé placé entre deux sommes de maux également inévitables, et qu’il a donné la préférence à la somme la plus petite, quoique la plus prochaine, cet individu a été honoré par ses semblables. On a également honoré celui qui, ne pouvant délivrer les hommes de certaines calamités, leur a enseigné le moyen de les adoucir. Mais le principe ou la cause de cet honneur a été, non l’amour de la douleur, mais l’aversion qu’on a eue pour elle, ou le penchant que les hommes ont pour le plaisir ; car ils n’estiment pas moins l’individu qui se soumet à des peines pour leur procurer des jouissances, qu’ils n’estiment celui qui s’y soumet pour leur épargner des douleurs.
La même cause qui a rendu estimables les hommes qui ont su mépriser les douleurs physiques, a fait honorer ceux qui ont méprisé les plaisirs de même genre. Ce mépris peut avoir été porté jusqu’à l’excès ; on peut en avoir mal exposé la cause ; mais il a eu un fondement plus solide que l’envie ou la jalousie, auxquelles on l’a attribué.
Nos organes ne peuvent se développer, acquérir et conserver le degré de perfection dont ils sont susceptibles, qu’autant que nous satisfaisons les besoins qui sont dans notre propre nature. Nous ne pouvons pas nous abstenir de satisfaire ces besoins sans qu’il en résulte des souffrances ; et il nous est impossible de les satisfaire, sans que la satisfaction produise des jouissances. Tant qu’un individu se borne à des jouissances de cette nature, tant qu’il ne se donne que les plaisirs qui sont nécessaires à son développement ou à sa conservation, ou qui du moins ne peuvent pas y nuire, il n’est point un objet de blâme, si d’ailleurs il ne nuit à personne. Mais, lorsqu’il veut renouveler ses jouissances sans attendre que les besoins se renouvellent, et réunir, dans le plus court espace de temps possible, les plaisirs que la nature n’a voulu nous donner que par intervalles et en les répandant sur le cours entier de la vie, alors l’antipathie commence. On le méprise ou on le hait, non parce qu’on lui porte envie, mais par la raison qu’on le considère comme un insensé qui se détruit et se rend inutile à ses semblables, ou parce que les plaisirs qu’il se donne sont achetés par le malheur d’autrui.
[I-384]
L’homme est un être borné dans les douleurs qu’il peut supporter, et dans les plaisirs dont il est susceptible : lorsque les souffrances arrivent à un certain degré, il meurt ou devient insensible. Les jouissances produisent sur lui un effet semblable : lorsqu’elles ont un degré d’intensité ou de durée que ne comporte point sa nature, elles le rendent insensible ou le détruisent. En réduisant à un espace de temps très court, toutes les peines ou les souffrances qu’un homme est destiné à éprouver dans le cours d’une longue vie, on lui donnerait probablement la mort. Un homme ne ruinerait pas moins sa constitution, s’il voulait concentrer dans un espace de quelques heures, de quelques jours, ou même d’un petit nombre d’années, toutes les jouissances qu’il pourrait éprouver dans le cours d’une longue vie. L’art de distribuer les plaisirs et les peines, de manière que celles-ci nous affectent le moins, et que ceux-là se prolongent le plus, n’est au fond que l’art de la morale.
Lorsque des jouissances trop vives et trop souvent répétées ont usé les organes, on ne peut leur rendre la sensibilité que par des moyens artificiels et toujours nouveaux. Alors, les besoins n’ont plus de bornes, et les plaisirs d’un individu peuvent exiger le sacrifice du bien-être d’une nation. Un homme que les jouissances physiques ont usé, n’éprouve plus de plaisir à satisfaire les besoins les plus naturels ; il ne peut plus être ému que par les moyens les plus énergiques : pour éprouver quelques sensations, Tibère a besoin des débauches de Caprée, et Néron de l’incendie de Rome.
Cinq circonstances peuvent concourir à déterminer les hommes à concentrer dans l’espace de temps le plus court, le plus de jouissances possible : 1° l’oisiveté d’esprit et de corps, qui fait un besoin continuel de sensations physiques ; 2° le défaut de développement intellectuel, qui ne permet pas de voir les conséquences éloignées des actions auxquelles on se livre ; 3° l’absence d’affections bienveillantes, qui empêche de s’imposer aucune privation dans l’intérêt de ses semblables ; 4° des richesses ou une puissance qui donnent le moyen de se livrer à toutes ses passions, en même temps qu’elles dispensent de toute occupation ; 5° enfin, le danger continuel de perdre la vie ou la fortune, danger qui peut ne pas laisser le temps de profiter des privations auxquelles on se soumet ; il est naturel que celui qui croit n’avoir que quelques moments à vivre, cherche à concentrer dans ce peu de moments tous les plaisirs qu’il pourrait espérer dans le cours ordinaire de la vie.
Presque toutes ces circonstances se sont rencontrées, lorsque les doctrines des stoïciens et celles de certaines sectes religieuses se sont répandues. La multiplication des esclaves avait rendu odieux et vils aux yeux des hommes libres, tous les travaux qui n’avaient pas la domination pour but ou pour résultat : le travail de l’homme sur la nature était exclusivement abandonné à la population asservie. Lorsque les Romains n’eurent plus de nations à combattre, et que la république eût été renversée, il ne resta, pour la classe des maîtres, aucun sujet d’exercice physique ou intellectuel. Les hommes de cette classe ne purent plus sentir leur existence que par une continuité de jouissances physiques : la sensualité fut pour eux une distraction et un besoin.
Il ne faut pas juger de l’intelligence des peuples anciens par celle d’un petit nombre d’hommes extraordinaires qui ont paru à certaines époques, dans un temps surtout où l’imprimerie ne donnait point aux nations les moyens de s’instruire. Si l’on excepte les connaissances relatives à l’art de la guerre, il ne pouvait exister une nation plus ignorante ou plus superstitieuse que la population romaine, même dans les temps les plus florissants de la république. Un savant écrivain, qui avait fait une étude particulière des mœurs des peuples anciens et des mœurs des sauvages, a été frappé de l’analogie qui existe entre le tableau des mœurs romaines et celui des murs iroquoises [83]. Il est impossible, en effet, de passer de la lecture des anciens historiens à l’étude des voyages qui ont été faits dans l’intérieur des forêts américaines, sans être frappé de cette ressemblance.
L’absence d’affections bienveillantes était dans la même proportion que le défaut de développement intellectuel, et elle était produite en grande partie par les mêmes causes. Toutes les passions haineuses avaient un degré d’énergie inconnu parmi nous. La cruauté, la vengeance, et surtout la perfidie, étaient des caractères distinctifs des peuples de ce temps. Ce caractère ne se manifestait pas seulement à l’égard des nations étrangères ; il était le même à l’égard des étrangers et des citoyens. Le mot vertu n’a jamais signifié, chez les Romains, que le courage militaire [84].
Plusieurs siècles de guerres et de pillage, avaient concentré dans Rome toutes les richesses du monde civilisé ; mais ces richesses étaient réparties d’une manière fort inégale. Les généraux, les magistrats, les gouverneurs des provinces, avaient des fortunes immenses. La masse de la population était plongée dans une affreuse misère, et n’avait aucun moyen d’en sortir ; car les métiers, les arts, le commerce, étaient exercés au profit des grands par leurs esclaves [85].
Des richesses immenses, toutes acquises par le pillage et par l’oppression, et un mépris excessif pour tous les genres de travaux utiles, inspiraient aux Romains, pour les jouissances physiques, une passion qui allait jusqu’à la fureur ; et cette passion était encore augmentée par les dangers de la guerre et par la crainte de la proscription. S’il est vrai, comme on le dit, que Néron désira que le peuple romain n’eût qu’une tête, pour pouvoir le détruire d’un seul coup, on serait tenté de croire que les grands désiraient de concentrer, dans une seule jouissance, tous les plaisirs que pouvaient donner une immense fortune et une longue vie, afin de ne pas rester exposés au danger d’en perdre un seul.
La satiété des plaisirs innocents leur faisait chercher des jouissances féroces. Les femmes, après avoir éteint tout sentiment de pudeur, allaient chercher au cirque des émotions plus vives, et se plaisaient à voir couler le sang des gladiateurs. Les repas publics avaient lieu au milieu des proscriptions ; et, pour rendre les sensations plus fortes, on portait sur les tables les têtes des proscrits [86]. Dans des festins auxquels présidait la débauche, des consuls, pour donner à des favoris un spectacle agréable, faisaient trancher la tête à des esclaves [87]. Enfin, jusque dans les conspirations, ils mêlaient la cruauté aux jouissances ; ils immolaient des victimes humaines ; ils en buvaient le sang ; ils en dévoraient la chair [88].
En voyant l’état d’abrutissement et de férocité auquel l’abus des jouissances physiques avait amené les grands de l’empire, faut-il s’étonner que les stoïciens aient tenté de mettre un frein aux jouissances de cette nature ? Faut-il être surpris qu’ils aient quelquefois dépassé le but ? Pour ramener les hautes classes à des plaisirs innocents et simples, il eût fallu un pouvoir qui n’appartenait alors à aucun homme. Lorsque les stoïciens ont condamné les plaisirs physiques, ils n’ont généralement entendu que les plaisirs funestes ; lorsqu’ils ont manifesté du mépris pour les richesses, ils n’ont voulu désigner que les richesses mal acquises.
« Amasse du bien, me dit-on, afin que nous en ayons aussi. Si je puis en avoir en conservant la pudeur, la modestie, la fidélité, la magnanimité, montrez-moi, disait Épictète, le chemin qu’il faut prendre pour devenir riche, et je le serai ; mais si vous voulez que je perde mes véritables biens, afin que vous en acquériez de faux, voyez vous-même combien vous tenez la balance inégale [89]. »
Les mêmes causes qui ont fait condamner l’abus des plaisirs physiques par les philosophes de l’antiquité, les ont fait condamner aussi par les religions diverses ; mais il n’est pas plus en la puissance d’une religion quelconque de rendre l’homme insensible au plaisir, que de le rendre insensible à la douleur ; et ce serait une contradiction d’imposer des devoirs aux hommes les uns envers les autres, et de vouloir en même temps qu’ils ne fussent pas heureux.
Loin que les stoïciens aient pensé que, par elles-mêmes, les peines physiques étaient désirables, et que les jouissances devaient toujours être évitées, ils ont pensé, au contraire, que l’homme devait repousser les premières, et rechercher les secondes.
Tout animal, selon Zénon, a été recommandé à ses propres soins par la nature ; il a été doué de l’amour de soi-même, afin qu’il pût se conserver, lui et chacune des parties dont il se compose, dans tout l’état de perfection dont elles sont susceptibles.
Dans l’homme, l’amour de soi embrasse son corps et chacun de ses membres, son esprit et les différentes parties dont il se compose, et le désir même de les tenir dans l’état le plus parfait. Tout ce qui tend à conserver ainsi l’homme, lui est indiqué par la nature comme devant être adopté, et tout ce qui tend à le détruire comme devant être repoussé.
Ainsi, la santé, l’agilité, le bien-être du corps, et ce qui peut les procurer ; la richesse, la puissance, les honneurs, l’estime de ceux avec qui nous vivons, nous sont indiqués par notre nature comme devant être recherchés, et la possession doit en être préférée au besoin.
[I-391]
D’un autre côté, la maladie, les infirmités, les peines corporelles et ce qui les fait naître, la pauvreté, le défaut d’autorité, le mépris et la haine de ceux avec qui nous vivons, nous sont indiqués comme devant être évités.
Zénon examine l’importance de chacune de ces choses, et il mesure le degré d’aversion ou d’amour que l’homme leur doit, par la quantité de mal ou de bien qu’elles peuvent produire. La vertu consiste à savoir faire un bon choix, et à le suivre : c’est là ce qu’il nomme vivre selon la nature.
Mais dans ces calculs, il ne faut pas avoir égard seulement aux plaisirs et aux peines d’un seul individu :
« La nature nous a enseigné, dit-il, que la prospérité de deux est préférable à la prospérité d’un seul, et que la prospérité d’un grand nombre est préférable à la prospérité de deux. Ainsi, nous devons préférer le bien-être de notre famille à celui de notre individu, et celui du genre humain à celui de l’État [90]. »
Il n’est donc pas exact de dire que les stoïciens ont condamné les plaisirs en eux-mêmes, et qu’ils ont recommandé les peines, comme étant désirables par leur propre nature ; ils ont fait tout le contraire. Affronter la douleur, ne point tenir à la vie, ne pouvait être un mérite à leurs yeux, que dans le cas où l’on se proposait d’être utile aux hommes ; il n’entrait sans doute pas dans leur esprit, qu’un individu qui bravait la mort pour satisfaire des passions malfaisantes, fût un homme estimable. Le mépris des peines est un vice ou une vertu, selon l’objet qu’on se propose, et le résultat qu’on en obtient : c’est un vice, chez le malfaiteur qui brave les châtiments infligés par la justice ; c’est une vertu, chez le citoyen qui remplit ses devoirs, malgré les menaces et les violences de la tyrannie.
Cette digression sur les stoïciens, et sur les causes qui ont amené leur doctrine, peut nous faire apercevoir aisément comment l’amour des jouissances physiques, et l’aversion des peines de même nature, sont un des principaux éléments de puissance dont les lois se compensent, et comment les lois se modifient, selon que ces passions sont plus ou moins énergiques.
Il est évident, en premier lieu, que si une population qui n’a aucune influence sur sa propre destinée, ou qui est privée de toute liberté politique, se trouve, vis-à-vis de ceux qui la gouvernent, dans la même position où se trouvaient les esclaves d’un maître qui mettait quelque ordre dans l’exploitation de ses domaines, les hommes qu’on désigne sous le nom de gouvernants, se trouvent dans la même position que des possesseurs d’esclaves ; ils n’ont à se livrer à aucun exercice intellectuel ou physique, si ce n’est pour maintenir leur domination.
[I-393]
N’ayant à se livrer à aucun exercice de corps ni d’esprit, et pouvant par conséquent s’abandonner à une oisiveté absolue, ils n’ont la conscience de leur existence, que par une continuité de sensations physiques. La facilité que leur donne leur puissance de satisfaire leurs passions, et l’habitude de s’y livrer en accroissent l’énergie. Tous les hommes qui participent à la puissance, comme auxiliaires ou comme instruments, sont mus par les mêmes besoins. Or, la collection de tous ces besoins, forme, dans plusieurs États, un des principaux éléments de force d’un grand nombre de lois, et particulièrement de celles qui tiennent à l’organisation politique.
Il est évident, d’un autre côté, qu’une population qui n’a ni maîtres, ni esclaves, et qui peut disposer librement de sa destinée, ne peut vivre et se perpétuer que par les produits de son industrie ; et que, par conséquent, elle est obligée d’exercer continuellement ses facultés intellectuelles et ses organes physiques ; elle ne peut donc pas avoir la sensualité qu’on rencontre généralement chez les possesseurs d’hommes. Cependant, si elle ne livre aux hommes qu’elle charge du gouvernement, qu’autant de richesses qu’il en faut pour les indemniser de leurs peines ; si elle s’organise de manière à rester toujours maîtresse d’elle-même, et à mettre les chefs qu’elle a choisis, dans l’impuissance de rien leur ravir, ses lois seront encore, en grande partie, l’expression de ses besoins physiques, ou pour mieux dire ce seront ces besoins qui formeront en partie la puissance dont elles se composeront.
Dans tous les cas possibles, les plaisirs et les peines purement physiques, sont donc au nombre des éléments de force qui constituent une loi ; mais ce ne sont pas toujours les peines et les jouissances des mêmes classes de personnes. Chez les peuples qui sont complètement libres, c’est-à-dire chez lesquels on ne rencontre ni maîtres, ni esclaves, ce sont les besoins physiques de la masse de la population, qui forment la plus grande partie des puissances auxquelles on donne le nom de lois. Chez les peuples qui sont possédés par des maîtres, sous quelque forme et sous quelque dénomination que ce soit, ce sont les passions ou les besoins physiques des possesseurs et de leurs instruments, qui forment un des principaux éléments des mêmes puissances, et particulièrement de celles qu’on désigne sous le nom de lois politiques.
[I-395]
CHAPITRE VI.↩
Des peines et des plaisirs moraux considérés comme éléments de la puissance des lois.
Les lois sont des puissances composées de divers éléments de force ; mais, dans toutes, ces éléments ne sont pas de même nature, et n’existent pas dans la même proportion. La loi ou la puissance qui détermine les pères à nourrir et à élever leurs enfants, n’est pas composée des mêmes éléments de force qu’une loi en vertu de laquelle on enrégimente ces enfants pour en faire des instruments d’oppression ou de pillage. Une loi en vertu de laquelle on enlève à la partie laborieuse de la population, le tiers ou la moitié de ses moyens d’existence, n’est pas composée des mêmes éléments de force qu’une loi qui met les propriétés de chacun à l’abri du vol. Une loi qui repousse des frontières d’un État les marchandises étrangères, n’est pas composée des mêmes éléments de puissance qu’une loi qui garantit à chacun la disposition des produits de son industrie. Les principaux éléments de force de quelques-unes de ces lois, se trouvent dans la masse entière de la population, et sont inhérents à la nature de l’homme. Les principaux éléments de force des autres se trouvent chez les hommes qui sont en possession du pouvoir.
On a vu, dans les diverses révolutions que la France a éprouvées, des moments où un gouvernement avait perdu toute sa puissance, avant qu’un autre l’eût remplacé. Dans ces courts intervalles, les femmes restaient unies à leurs maris, les enfants obéissaient à leurs pères, les pères nourrissaient leurs enfants, les ouvriers travaillaient pour les maîtres, les maîtres payaient les ouvriers, en un mot, toutes les opérations nécessaires à l’existence d’un peuple, continuaient à s’exécuter. Pourquoi ? Par la raison que les principaux éléments de force des lois sociales, existaient dans le sein même de la population ; ils existaient dans ses besoins, dans ses affections, dans ses jugements ou dans ses idées.
Mais si, dans le nombre des lois établies, il s’en trouvait quelques-unes dont les principaux éléments de force n’existassent que dans les besoins, dans les passions ou dans les préjugés de la partie gouvernante du peuple, celles-là étaient suspendues ou détruites aussitôt que les éléments de force dont elles se composaient, étaient dispersés. Si elles avaient pour objet d’empêcher les hommes de manifester publiquement certaines opinions, d’arborer certains signes, d’invoquer certains noms, d’abandonner certains drapeaux, de reparaître dans certains lieux, chacun pouvait librement faire ce qu’elles avaient empêché jusque-là : les peines les plus sévères qu’elles avaient prononcées, restaient inefficaces, et nul ne songeait même à en demander l’application.
Les lois, quelle que soit la partie de la population dans laquelle résident les principaux éléments de force dont elles se composent, ne peuvent se trouver que dans les besoins physiques, dans les affections morales, ou dans les opinions de la partie de la population qui gouverne, ou de celle qui est assujettie. Dans le chapitre précédent, j’ai exposé comment la passion ou l’amour des jouissances physiques, et l’aversion des peines de même nature, sont au nombre des éléments de force qui constituent les lois. Je dois exposer maintenant comment les affections morales forment une autre partie de la même puissance, et comment les lois varient en même temps que ces affections.
On observe qu’en général, à mesure que la passion des jouissances physiques se développe, les affections généreuses se restreignent, et qu’au contraire les personnes qui sont les plus sévères pour elles-mêmes, sont celles dont les affections bienveillantes embarrassent une plus grande partie du genre humain. Les stoïciens, qui se faisaient une gloire de mépriser les plaisirs sensuels et de s’exercer à la douleur, sont les premiers qui ont proclamé qu’il fallait préférer le bonheur d’une famille à celui d’un individu, le bonheur d’une nation à celui d’une famille, et le bien-être du genre humain au bien-être d’une nation. Les tyrans les plus féroces ont été des hommes adonnés aux plaisirs des sens ; et leur cruauté a suivi, dans son accroissement, la même progression que leur sensualité. S’ils avaient fait une théorie de morale, ils auraient renversé la doctrine des stoïciens : ils auraient préféré leur nation au genre humain, leur famille à leur nation, et leur individu à tout le reste. Les seuls empereurs dont Rome ait pu s’honorer, Marc-Aurèle, Antonin, Julien, ont été des hommes austères. Les mêmes causes qui concourent à développer la passion des jouissances physiques, concourent donc à restreindre les affections bienveillantes, et à étendre ou à fortifier les passions contraires. D’où il suit que plus un peuple donne à ceux qui dominent sur lui, le moyen de se procurer, sans travail, des jouissances physiques, et plus il peut être assuré qu’ils seront pour lui sans pitié.
Soit que les hommes qui gouvernent, aient été élus par la majorité d’un peuple, soit qu’ils tiennent leur pouvoir de leurs prédécesseurs, on trouve dans les dispositions des lois dont ils font la principale force, l’expression de la plupart de leurs affections morales. S’ils sont généreux, confiants, les dispositions des lois portent l’empreinte de leur confiance et de leur générosité : elles laissent à chacun la liberté de ses opinions et de ses actions, en tout ce qui ne nuit point à autrui, et n’infligent de peines qu’autant qu’elles sont nécessaires pour réprimer des actions malfaisantes. S’ils sont timides, soupçonneux, vindicatifs, on trouve, dans les dispositions des lois, l’expression de leurs craintes, de leurs soupçons, de leur vengeance : elles préviennent ou répriment la manifestation des pensées, étouffent la publicité, tiennent les citoyens dans un état d’isolement, assurent aux hommes du pouvoir le moyen d’atteindre et de frapper ceux qu’ils supposent leurs ennemis. Enfin, s’ils sont crédules, superstitieux, on trouve, dans les dispositions des lois, l’expression de leur superstition et de leur crédulité.
Il n’est, en un mot, aucune passion qui, lorsqu’elle domine chez les hommes investis de l’autorité publique, ne finisse par se manifester dans les dispositions de lois : l’ambition ou la passion des conquêtes se manifeste dans les lois sur le service militaire, et sur l’organisation sociale ; l’orgueil, dans les lois sur les titres et la distinction des rangs ; la vanité, dans les lois sur les livrées des valets de toutes les classes. Ces diverses passions peuvent se rencontrer, et elles se rencontrent même souvent, dans les hommes sortis des classes les plus humbles, aussi bien que dans les hommes qui sont nés au faîte du pouvoir. Il ne faut ni s’étonner ni se plaindre de ce que les choses sont ainsi ; les hommes ne peuvent agir autrement qu’ils ne sentent, et ils seraient destitués de tout principe d’action, s’ils n’en trouvaient pas un dans leurs besoins, dans leurs affections ou dans leurs jugements.
[I-400]
J’ai cité des passions malfaisantes, comme étant au nombre des éléments de force dont une loi se compose ; mais ce cas, qui n’est pas rare, n’est cependant pas le plus commun, chez les peuples civilisés. Il est une multitude de lois qui tirent leur principale force d’affections bienfaisantes, telles sont celles qui déterminent les rapports entre les membres des familles, qui règlent la transmission des biens, qui assurent l’exécution des contrats, qui garantissent les propriétés, qui maintiennent la tranquillité publique, et un grand nombre d’autres.
La plupart des affections morales étant au nombre des éléments de force dont les lois se composent, il ne faut pas être surpris si les lois varient avec les passions. Il fut un temps, par exemple, où la population se divisait, en France, en deux fractions également fanatiques : la passion dominante des plus forts, était la loi, et cette loi commandait la proscription des plus faibles. Le refroidissement du fanatisme a produit la liberté des cultes, mais si la même passion reprenait son ancienne énergie, et si elle était également répandue, elle se convertirait en loi, et amènerait les mêmes résultats.
L’impuissance de satisfaire une passion, quelle qu’en soit la nature, est une peine ; la satisfaction d’une passion, quelle qu’elle soit, est une jouissance. C’est donc comme peines et comme plaisirs, que les passions sont au nombre des éléments dont se forme la puissance des lois. Mais ces plaisirs et ces peines ne sont pas toujours suivis des mêmes résultats. L’homme qui satisfait la passion de la pitié, en secourant un malheureux, se donne un plaisir ; celui qui se venge de son ennemi, s’en donne un autre. Mais les deux actions ont des conséquences immédiates ou éloignées fort différentes, soit pour l’individu qui les exécute, soit pour ceux qui en sont l’objet. J’exposerai plus loin en quoi ces conséquences diffèrent, et comment elles influent sur le jugement que nous portons de la cause qui les produit.
Si j’avais à exposer ici quelle est la portion de force que donne à chaque loi, chacune des passions dont l’homme est susceptible, il faudrait écrire un ouvrage qui aurait un grand nombre de volumes. Il ne faudrait pas un ouvrage moins considérable, si l’on voulait exposer comment certaines lois varient avec les passions des hommes qui sont investis de l’autorité publique. Pour être convaincu que les passions des hommes qui gouvernent sont un des principaux éléments dont se composent certaines lois, il suffit de comparer les changements qui s’opèrent dans ces hommes à ceux qui s’opèrent dans les lois. Depuis le commencement de la Révolution française jusqu’à ce jour, nous avons vu passer le pouvoir dans des hommes agités par des passions diverses et souvent opposées. Nous avons vu successivement l’assemblée constituante, l’assemblée législative, le directoire, l’empire, et la restauration. Chacune de ces époques a été marquée par des lois particulières, et nous pourrions trouver, dans la plupart de ces lois, les affections diverses qui ont agité les hommes dont l’influence était la plus étendue.
Les passions des hommes dans lesquels réside l’autorité, sont quelquefois contrariées par les passions d’une partie de la population. Alors, les premières se manifestent avec plus ou moins d’énergie, elles passent plus ou moins dans les dispositions des lois, selon que les secondes opposent plus ou moins de résistance. Il est des hommes qui ont fait consister tout le talent de gouverner, dans l’art de vaincre cette résistance, soit en divisant les citoyens, soit en leur ravissant l’élection de tous leurs magistrats, soit en les privant de la faculté de manifester leurs opinions. Lorsque les affections ou les sentiments populaires sont ainsi individualisés, les affections des hommes qui gouvernent, et de ceux qui leur servent d’instruments, prennent aussitôt le caractère de lois, et règnent sans obstacle.
Lorsque j’exposerai l’état des peuples à divers degrés de civilisation, on verra comment leurs lois ont varié avec leurs passions : il me suffit d’avoir fait observer ici que, quel que soit l’état auquel un peuple est arrivé, les affections morales qu’il éprouve, qu’elles soient agréables ou douloureuses, forment un des principaux éléments de puissance de ses lois, et que l’action qui est exercée sur lui, peut l’atteindre dans ces affections, aussi bien que dans ses organes physiques.
[I-404]
Des opinions ou des idées des diverses classes de la population, considérées comme éléments de la puissance des lois.
Ayant exposé comment les affections physiques et morales des diverses classes de la population sont au nombre des éléments des puissances auxquelles nous donnons les noms de lois, peut-être quelques personnes trouveront-elles qu’il n’était pas nécessaire de parler de la puissance des opinions ou des idées. Il est possible, en effet, que nos opinions n’agissent sur nous, ou ne nous déterminent à agir sur les autres, qu’en réveillant quelqu’une de nos passions, en nous inspirant des craintes ou des espérances, en excitant des sentiments de sympathie ou d’antipathie. Ceux qui croiraient que les hommes ne peuvent être mus que par leurs affections physiques ou morales, et qu’il est impossible de les affecter en bien ou en mal, autrement que dans leurs organes physiques ou dans leurs sentiments moraux, peuvent considérer ce chapitre comme une suite des précédents.
Les jurisconsultes et les écrivains politiques sont, en général, disposés à considérer les opinions et les pensées des hommes qui gouvernent, comme un des principaux éléments des lois, et presque comme le seul ; quand ils ont exposé ce qu’ils appellent la pensée ou l’esprit du législateur, ils croient n’avoir plus rien à dire. Les hommes qui sont investis de l’autorité publique ne trouvent pas mauvais que l’on considère les lois comme l’expression de leur pensée ou de celle de leurs prédécesseurs. Ils sont flattés, au contraire, de cette manière de juger, parce qu’elle est une preuve de leur puissance. Est-il une plus belle prérogative que celle d’imprimer aux nations telle direction que l’on veut, par la seule force de sa pensée ? Enfin, les nations elles-mêmes se plaisent à croire qu’elles n’obéissent qu’à une puissance intellectuelle et invisible : cette manière de considérer la puissance, leur donne un air de liberté, qui peut tenir lieu de la réalité. J’ai donc peu à craindre d’être contredit, si je dis que les opinions ou les pensées, soit des hommes qui gouvernent, soit des autres classes de la population, sont un des éléments dont la loi se compose.
Pourquoi les philosophes, les peuples et les gouvernements se plaisent-ils à considérer les dispositions des lois comme l’expression de la pensée de tels ou tels hommes, plutôt que comme l’expression de leurs besoins physiques, ou de leurs affections morales ? Si l’on dit que telle disposition de la loi a été l’expression de la pensée de tel prince, de Claude ou de Néron, par exemple, nul ne trouvera cette manière de s’exprimer injuste ou offensante. Mais si l’on disait qu’elle a été l’expression de sa sensualité, de son appétit, de son luxe, de son orgueil, de ses craintes ou de son mépris pour le genre humain, on blesserait une multitude de vanités et de préjugés. Une pensée paraît une autorité neutre et en quelque sorte impartiale ; un besoin ou une passion sont des puissances actives et partiales, qui portent toujours avec elles des idées de plaisirs ou de peines.
Un peuple pourra ne pas être offensé qu’on lui démontre qu’une partie des dispositions de ses lois, celles qui tiennent à l’organisation politique, par exemple, ont été conçues par des esprits faux. Mais on blessera singulièrement son amour-propre, si on lui fait voir que les principaux éléments de force dont ces lois se composent, se trouvent dans les besoins et dans les passions de la classe d’hommes qui domine sur toutes les autres : si on lui démontre que les éléments de telle puissance, à laquelle il donne le nom de loi, se trouvent dans la faim, la soif, la luxure, la paresse, le luxe, la vanité, l’orgueil, la haine, la crainte de telle ou telle classe d’individus. Ces individus, qui n’auraient pas trouvé mauvais qu’on présentât les lois comme l’expression de leurs pensées, seraient fâchés, à leur tour, qu’on y vit l’expression de leurs besoins ou de leurs passions ; les hommes même les plus sensuels veulent passer pour platonistes, aussitôt qu’ils sont en possession du pouvoir ; ils veulent qu’on s’imagine qu’ils ne sont gouvernés et ne gouvernent que par leurs idées et par celles de leurs agents, Soumettant à l’esprit la partie animale, Dont l’appétit grossier aux bêtes nous ravale.
Les peuples qui ont sur leurs lois politiques la plus grande influence, ne se laissent pas moins diriger par leurs besoins physiques et par leurs passions, que les gouvernements les plus impopulaires. La principale différence qui existe entre les uns et les autres, c’est que, dans un cas, les besoins physiques et les affections de tous, deviennent un des principaux éléments des lois, tandis que, dans l’autre, ce sont les besoins et les passions d’un petit nombre. Les peuples cependant ne tiennent pas moins que les gouvernements absolus, à ne voir, dans les dispositions de leurs lois, que l’expression de leurs pensées. Ne pouvant se dissimuler qu’ils ont des besoins et des passions, il semble qu’ils voudraient se dissimuler du moins que ces besoins et ces passions sont des puissances auxquelles ils obéissent.
En exposant ce phénomène, c’est un fait que je fais observer, et non une critique à laquelle je me livre ; ce fait est dans la nature de l’homme, et par conséquent il est indestructible. En disant d’ailleurs que les besoins physiques et les affections de telle ou telle classe de la population, sont au nombre des éléments de puissance dont les lois se composent, je ne prétends pas dire que ces affections ou ces besoins sont malfaisants par leur propre nature. Il est des affections bienveillantes, comme il en est de malveillantes, et les premières ont quelquefois plus d’énergie que les secondes. Il ne peut donc pas être question d’empêcher que les unes et les autres forment un des éléments de la puissance des lois ; tout ce qu’on peut se proposer, c’est de faire que les unes dominent à l’exclusion des autres.
Mais comment les idées ou les opinions forment-elles une partie de la puissance des lois ? Par l’influence qu’elles exercent sur la nature et la force des affections, sur l’étendue des besoins, et sur les moyens de les satisfaire. J’ai fait voir précédemment comment, en soumettant à l’observation, la nature, les causes et les conséquences des habitudes et des actions humaines, on parvient à modifier les unes et les autres ; et il est évident que cette modification ne s’opère que par celle qui a lieu dans les opinions et les jugements.
Lorsqu’une loi s’établit, les éléments de force dont elle se compose se trouvent dans les idées, les besoins, les affections de la partie de la population qui est alors la plus influente. Il semble donc qu’elle devrait s’affaiblir et s’éteindre à mesure que les hommes qui ont eu ces idées, ces besoins ou ces affections, disparaissent. C’est en effet ce qui arriverait si ces hommes n’étaient pas remplacés par d’autres ayant exactement les mêmes besoins, les mêmes sentiments, les mêmes idées : les éléments dont les lois se composent, n’ont une force réelle qu’autant qu’ils sont vivants.
On a dit quelquefois qu’il ne faut voir que les institutions, et ne tenir aucun compte des individus : on aurait pu dire avec autant de vérité, qu’il ne faut tenir compte que des hommes, et ne pas regarder aux institutions. Tout ce qu’on peut attendre des institutions, c’est d’amener à la tête d’un gouvernement telle classe d’hommes, de préférence à telle autre. Mais, en définitive, ce sont toujours les passions, les besoins, les idées de telle ou telle classe qui dominent, et qui forment une partie des lois. Il n’est pas de combinaison au monde qui pût faire sortir des magistrats intègres et éclairés, du sein d’une population ignorante et barbare : cela est tout aussi impossible, qu’il le serait de faire sortir de l’or d’une boîte où l’on n’aurait enfermé que du plomb.
On peut considérer les idées et les opinions qui existent chez un peuple, dans les hommes les plus influents de la société, et dans les individus qui sont soumises au gouvernement. Lorsqu’on les considère chez les premiers, elles sont une des parties de la loi et forment un des éléments de puissance dont elle est composée ; lorsqu’on les considère chez les seconds, elles sont souvent un des produits de cette puissance. Si donc il arrive que, par suite de quelque révolution, les hommes des derniers rangs se trouvent portés au premier, ce sont en grande partie les mêmes idées qui règnent et qui sont un des éléments des lois.
Je ferai voir ailleurs quelles sont les circonstances diverses qui ont formé les idées des hommes que la naissance, ou les hasards de la fortune ou de la guerre ont rendus maîtres des nations. Il me suffit d’avoir fait observer ici, d’une manière générale, que les idées des diverses classes de la population sont un des principaux éléments dont les lois se composent.
[I-411]
Des éléments de puissance dont se composent les lois de la morale ; et de l’influence qu’exerce la connaissance de ces éléments sur les jugements que nous portons des actions et des habitudes humaines.
On a vu précédemment que les conséquences qui résultent de nos actions ou de nos habitudes, se composent d’un mélange de biens et de maux ; que ces biens et ces maux se répandent presque toujours sur un nombre plus ou moins grand de personnes ; qu’ils se manifestent à des intervalles plus ou moins éloignés, et ne se répartissent que d’une manière inégale ; on a vu aussi comment les mœurs et les lois se perfectionnent à mesure que l’on connaît mieux les divers phénomènes qui résultent des institutions et des habitudes humaines.
J’ai à exposer maintenant quelles sont les circonstances sur lesquelles il est nécessaire de porter successivement son attention, si l’on veut avoir une connaissance complète de chacun de ces phénomènes. On verra encore ici comment les jugements des hommes varient à mesure que leurs idées s’étendent, et comment les variations qu’on observe dans leurs opinions, sont toujours le résultat d’un même principe. Afin de rendre cette observation plus frappante, qu’on me permette de prendre pour exemple un fait auquel ne se rattache aucun jugement de louange ou de blâme.
Un homme cueille un fruit inconnu, le porte à sa bouche, et est frappé d’une impression agréable ; cette impression se renouvelle toutes les fois qu’il renouvelle l’action qui l’a produite. Si l’expérience n’a jamais appris à cet homme que la même chose qui produit un plaisir actuel, produit quelquefois un mal éloigné, comment jugera-t-il ce fruit ? Par la sensation immédiate qu’il en aura reçue : il le déclare bon, aussi longtemps qu’aucun phénomène nouveau ne sera venu modifier son jugement. Si ce fruit, quoique agréable au goût, est malfaisant, s’il produit des douleurs de tête ou d’estomac, cela suffira-t-il pour en faire porter un jugement contraire ? Non, si l’on n’aperçoit pas la liaison qui existe entre la douleur et la cause qui l’a produite. Le fruit fût-il mortel, on continuera de le considérer comme salutaire, aussi longtemps qu’on ignorera qu’il donne la mort. Mais aussitôt qu’on le jugera, non seulement par l’effet immédiat, mais encore par les effets éloignés qui en résultent, on en portera un jugement tout différent. Dans le premier cas, on n’avait observé qu’un effet ; dans le second, on en possède deux, le bien présent et le mal à venir ; et comme ils ont l’un et l’autre la même certitude, et que le second surpasse de beaucoup le premier en intensité et en durée, ce sera celui-là qui déterminera le jugement.
[I-413]
Si, au lieu de produire un effet agréable au goût, le fruit produit un effet désagréable, on le déclarera mauvais ; on persistera dans cette opinion, aussi longtemps qu’aucune observation nouvelle n’aura modifié le premier jugement. Mais, si le hasard fait découvrir que ce fruit rend la force à des organes affaiblis, qu’il détruit ou prévient certaines maladies, ou qu’au moyen de certaines précautions, il peut être converti en un aliment agréable et salutaire, on en prendra une opinion toute différente. On ne le jugera pas seulement par la sensation désagréable qu’il produit à l’instant même où l’on en fait usage, on le jugera aussi par les effets avantageux, mais éloignés, qui en sont le résultat. Une première expérience n’avait donné lieu qu’à une observation ; des expériences répétées donneront lieu à un plus grand nombre. Il est donc naturel qu’on arrive à une conclusion différente.
Il pourrait arriver que, dans les deux cas que je viens de supposer, les effets éloignés n’eussent pas toujours la même certitude ; que les effets éloignés du fruit qui flatte le goût, ne fussent pas constants, et ne fussent produits que dans des circonstances particulières ; que les bons effets de celui qui produit d’abord une impression désagréable fussent également incertains, et qu’on n’eût pas le moyen de déterminer les circonstances où ils arrivent. Il est clair que le plus ou moins de certitude des résultats influerait sur le jugement qu’on porterait de la cause : on hésiterait à la déclarer bonne ou mauvaise, aussi longtemps qu’on en trouverait les conséquences incertaines.
Les hommes procèdent, dans l’appréciation des actions ou des habitudes morales, exactement de la même manière que dans l’appréciation d’un objet matériel. Il nous sera facile de nous en convaincre, en examinant successivement les divers phénomènes que produisent les habitudes dites vicieuses, et celles qui sont qualifiées de vertueuses. Pour exposer ces phénomènes, qu’on me permette de prendre un exemple que j’ai déjà donné, parce que c’est un de ceux dont on peut le mieux suivre les conséquences.
Supposons qu’un ouvrier, ayant une femme et des enfants qui subsistent au moyen de son travail, reçoive, le samedi, le prix des six journées de travail de la semaine, et qu’au lieu d’employer la somme qu’il a reçue à l’entretien de sa famille, il aille en dépenser la plus grande partie dans un cabaret. Cette action produira évidemment des plaisirs et des peines : voyons en quoi les uns et les autres consistent.
Elle produira d’abord un plaisir physique pour un seul individu : ce plaisir pourra avoir cinq ou six heures de durée, un peu plus ou un peu moins ; l’intensité qu’il aura, sera en raison de la sensualité de l’individu.
Elle produira, d’un autre côté, des douleurs physiques pour la femme et pour les enfants ; ces douleurs consisteront dans celles qui résultent de la privation d’aliments, de vêtements, de propreté, de chauffage, de remèdes en cas de maladie.
Elle produira, de plus, diverses douleurs morales ; elles résulteront du spectacle réciproque de la misère, de l’idée de l’abandon, des espérances trompées, des craintes de l’avenir, de la perte de la confiance, de l’affaiblissement ou de l’extinction des affections de famille, et du contraste même de leurs souffrances avec les jouissances de celui qui devait être leur appui.
Le nombre des personnes sur lesquelles ces douleurs physiques et morales se répandent, sera égal à celui des membres dont se compose la famille, et des individus qui s’intéressent à elle. La moindre durée qu’elles puissent avoir excédera quinze ou vingt fois la durée des plaisirs que l’intempérance aura produits ; elle pourra être égale à la vie de plusieurs des membres de la famille.
La même action, après avoir produit, pour un seul individu, des jouissances physiques, produira pour lui des douleurs de divers genres : elle l’affectera dans ses facultés intellectuelles, morales et physiques ; elle le privera d’abord des jouissances que donnent les affections de famille ; elle le rendra mécontent de lui, et par conséquent des autres ; si elle se répète, elle éteindra son jugement, le rendra incapable de travail, lui donnera divers genres d’infirmités, et le plongera dans la misère, après lui avoir fait perdre les moyens d’en sortir. L’intensité et la durée de ces maux excédera, de beaucoup, la durée des plaisirs, puisque la passion et les douleurs qu’elle aura enfantées, pourront longtemps survivre aux moyens de satisfaire même les besoins de première nécessité.
Je n’ai pas fait entrer dans ce calcul les avantages qui sont résultés pour le marchand, de la vente de ses denrées. Cela n’était pas nécessaire, puisque si l’ouvrier avait employé la somme qu’il lui a payée, à pourvoir aux besoins de sa famille, cette somme aurait également passé dans les mains de ceux qui auraient fourni les choses nécessaires à la satisfaction de ces besoins ; elle se serait même répandue d’une manière plus égale chez plusieurs classes de la société, et elle eût été par conséquent plus utilement dépensée.
Il résulte de cette comparaison que les douleurs produites par l’intempérance excèdent les plaisirs, par le genre, par le nombre des personnes qu’elles atteignent, par l’intensité et par la durée qu’elles ont. Les plaisirs sont un peu plus immédiats ou un peu plus rapprochés que les peines, et ils ont, par conséquent, un léger degré de certitude de plus ; mais cette différence est si petite, qu’elle est inappréciable.
Si l’on veut se donner la peine de rechercher quelles sont les conséquences des habitudes ou des actions auxquelles les peuples civilisés donnent le nom de vicieuses, on rencontrera partout les mêmes éléments de calcul ; on verra que toutes les fois qu’une action produit sur les organes physiques, sur les affections morales, ou sur les facultés intellectuelles des hommes, une somme de maux plus considérable que celle des biens, cette action est mise au rang des actions vicieuses ou criminelles ; on verra que, pour calculer la somme des uns et la somme des autres, tous les peuples éclairés ont pris en considération l’intensité du bien et du mal produit, le nombre de personnes qui en sont affectées, la durée des jouissances et des peines, leur proximité ou leur éloignement, leur plus ou moins de certitude.
Ainsi, l’on donne le nom de vice à l’habitude qu’a une personne de se livrer à des actions qui produisent immédiatement un plaisir physique, mais qui est suivie de peines morales plus étendues, par la durée, par l’intensité, ou par le nombre des personnes qu’elles affectent. On donne la même qualification à l’habitude de s’exposer à des maux considérables pour obtenir des avantages qui ont moins de certitude ou moins d’étendue ; c’est dans ce sens qu’on dit que la passion du jeu est une passion vicieuse. On donne enfin la même qualification à l’habitude de sacrifier à un individu ou à un petit nombre, les intérêts d’un nombre plus considérable : sous ce rapport, il n’est point de passion plus vicieuse que celle d’un homme qui, pour sa satisfaction personnelle, fait massacrer des milliers d’hommes dans ces boucheries qu’on nomme des batailles, ou qui asservit des populations nombreuses à ses caprices et à ceux de ses courtisans.
Les actions qui produisent immédiatement des jouissances pour les personnes qui s’y livrent, mais qui sont suivies de maux éloignés plus graves, sont donc considérées comme innocentes et même comme honorables, aussi longtemps que la liaison entre ces maux et la cause qui les produit, n’est pas clairement aperçue. Par la même raison, les actions qui causent à ceux qui s’y livrent des peines immédiates et actuelles, et qui produisent des avantages éloignés, mais plus considérables, sont méprisées, aussi longtemps qu’on ne voit pas d’une manière bien distincte comment ces avantages sont des conséquences de ces mêmes actions. Le travail et l’économie sont méprisés chez tous les peuples sauvages ou barbares. Chez ces peuples, les hommes honorent la guerre et la chasse, parce qu’ils voient clairement le profit qu’ils peuvent en retirer, et qu’ils peuvent consommer leur butin ou leur proie aussitôt qu’ils s’en sont emparés. Mais ils laissent les travaux méprisés de l’agriculture aux femmes et aux esclaves, parce que les produits en sont éloignés et incertains, et que leurs champs peuvent être ravagés avant qu’ils en aient recueilli les fruits. Tant que les propriétés mobilières ont été exposées à être la proie des armées étrangères, ou des pillards de l’intérieur, nobles ou autres, gouvernants ou non gouvernants, ces propriétés et ceux qui les produisaient, ont été l’objet du mépris, chez les peuples anciens comme chez les peuples modernes. On a honoré alors le privilège du brigandage, parce qu’il n’y avait d’assurées que les jouissances de ceux qui l’exerçaient ; on n’a accordé quelque respect aux propriétés territoriales, que parce qu’il était moins facile de ravir une terre ou un château, qu’une bourse ou qu’une balle de marchandises. Mais, lorsque les produits du travail et de l’économie ont été assurés, lorsqu’il a été démontré que les jouissances qui pouvaient être acquises par ces moyens, étaient aussi certaines et plus étendues que les peines au moyen desquelles il fallait les acheter, le travail et l’économie sont devenus des vertus, et l’on n’a plus méprisé les personnes qui s’y sont livrées. Les profits du pillage étant devenus incertains, ils ont été moins honorés ; le brigandage est devenu méprisable le jour où les brigands ont commencé à être pendus. Cela nous explique le respect qu’ont encore les peuples pour les conquérants, les usurpateurs et les ministres concussionnaires ; cela nous indique, en même temps, quels sont les seuls moyens propres à avilir les usurpations et les concussions.
Les éléments de calcul qui entrent dans l’appréciation d’une habitude ou d’une action jugée vertueuse, chez une nation civilisée, sont donc exactement les mêmes que ceux qui entrent dans l’appréciation d’une habitude jugée vicieuse ; il n’y a de différence que dans les résultats. Dans le premier cas, la somme des maux excède celle des biens ; dans le second, c’est celle des biens qui excède celle des maux. Pour démontrer cette vérité, je prendrai pour exemple l’habitude de l’économie, et pour rendre le calcul plus facile, je supposerai un homme placé exactement dans les mêmes circonstances que celui dont j’ai précédemment parlé.
L’effet immédiat que produit un acte d’économie est une privation ou une peine. L’intensité de cette peine est en raison de la force de la tentation qu’on éprouve de consommer la chose qu’on met à l’écart. Cette peine a nécessairement la même durée que la tentation, et elle peut s’accroître à mesure que les actes d’économie se multiplient. Mais ces mêmes actes produisent des effets d’un autre genre : examinons en quoi ils consistent.
Un ouvrier actif et intelligent, ayant une femme et des enfants, gagne, je suppose, vingt-cinq francs par semaine. Vingt francs et quelques petits bénéfices que fait sa femme, lui suffisent pour les dépenses de son ménage. Il lui reste donc, toutes les semaines, une somme de cinq francs qu’il peut dépenser au cabaret, au jeu, au spectacle, ou en passant une journée dans l’oisiveté. Au lieu de la dépenser ainsi, il la porte à la caisse d’épargne, et passe la journée du dimanche avec sa famille. La privation qu’il s’impose toutes les semaines est un mal dont l’intensité et la durée égalent, ainsi que je l’ai déjà fait observer, la force et la durée des tentations qu’il éprouve. Ce mal devient cependant de plus en plus faible, par la raison que les désirs s’éteignent par l’habitude d’y résister, toutes les fois que les choses qu’on désire ne sont pas nécessaires à notre existence. Le mal qui résulte de la privation, n’est ressenti que par un individu, et il n’altère ni ses facultés physiques, si ses facultés intellectuelles, ni ses affections morales.
En mettant de côté 5 francs par semaine, notre ouvrier aura porté au bout de l’année 260 francs à la caisse d’épargne. Cette somme, placée à cinq pour cent, produira annuellement un revenu de 13 francs. Au bout de dix ans, et au moyen des intérêts composés, il sera possesseur d’une valeur de 3 250 francs, et de 7 800 francs au bout de vingt ans.
Ce capital, par cela seul qu’il existe, et sans qu’il soit nécessaire d’y toucher, ni même d’en consommer les intérêts, produit plusieurs sortes de biens. Le premier est la sécurité ; celui à qui il appartient, ni les membres de sa famille n’ont plus à craindre qu’une suspension de travail, causée par une maladie ou par d’autres accidents, les réduise à la dernière nécessité. Ce bien de la sécurité commence à être senti à l’instant même où l’ouvrier fait sa première épargne, et il s’accroît à mesure que les valeurs épargnées s’accumulent.
Le second bien est l’accroissement de force qu’il donne aux affections de famille. Un homme qui s’impose des privations pour assurer l’avenir de ses enfants, et de sa femme si elle lui survit, leur est beaucoup plus cher qu’il ne le serait s’il se contentait de pourvoir à leur existence journalière, ayant le moyen de faire davantage. De son coté, il a plus d’affection pour eux, par la raison même qu’il leur fait de plus grands sacrifices : les jouissances qui naissent de ces affections, sont plus pures, parce qu’elles sont dégagées des craintes et des anxiétés inséparables d’une existence précaire.
Le troisième bien est celui de l’espérance : les parents qui, par leurs économies, préparent à leurs enfants un heureux avenir, jouissent d’avance de tous les biens qu’ils doivent posséder un jour ; cette jouissance s’accroît à mesure que l’espérance est plus près de se réaliser.
Le quatrième bien est celui de l’indépendance : un bon ouvrier qui a amassé un petit capital, n’est pas obligé de recevoir la loi de celui qui l’emploie ; il traite, en quelque sorte, avec lui d’égal à égal ; s’il n’est pas satisfait du marché qu’on lui offre, il peut attendre, ou se transporter dans un lieu où le travail est mieux payé.
L’éducation des enfants est le quatrième avantage qui résulte de l’économie. Un ouvrier qui n’a fait aucune épargne n’a aucun moyen d’élever ses enfants ; il est obligé de les laisser dans les derniers rangs de la société. Celui qui a accumulé un petit capital, peut faire entrer les siens dans une classe plus éclairée et plus aisée : il peut les placer d’une manière plus honorable et plus lucrative.
La consommation des revenus du capital accumulé, produira des jouissances de divers genres, non seulement pour celui qui l’aura formé par ses épargnes, et pour les membres de sa famille, mais pour tous ceux qui leur succéderont à l’infini, aussi longtemps que le capital ne sera point détruit.
Je n’ai parlé que des avantages que produit l’économie pour celui qui s’en fait une habitude et pour les membres de sa famille. Mais elle en produit aussi pour d’autres personnes dont je n’ai pas parlé. Il est dans la société une multitude d’individus qui ne peuvent exister et faire exister leurs familles qu’au moyen de leur industrie, et nulle industrie ne peut être exercée sans capital. Faire des épargnes ou créer un capital, c’est donc créer des moyens de mettre en activité l’industrie d’une partie de la population, et par conséquent lui créer des moyens d’existence ; c’est la mettre à même de faire à son tour des économies.
Les effets de l’habitude, dont je viens de faire l’analyse, se composent donc d’un mélange de peines et de jouissances ; mais la somme des dernières excède la somme des premières par la multiplicité des genres, par le nombre des personnes qu’elles affectent, par l’intensité, et surtout par la durée.
Les jouissances excèdent les peines par le nombre des genres ; puisqu’on trouve au nombre des premières des jouissances morales, des jouissances intellectuelles et des jouissances physiques, tandis qu’on ne trouve parmi les secondes que des privations de ce dernier genre. Les jouissances excèdent les peines par le nombre des personnes qu’elles affectent ; celles-ci ne sont éprouvées que par un seul individu ; celles-là se répandent non seulement sur lui, mais sur chacune des personnes de sa famille, et sur beaucoup d’autres membres de la société.
Les jouissances excèdent les peines en intensité ; les seuls plaisirs physiques que peuvent acheter les intérêts du capital cumulé, excèdent ceux qu’on aurait pu se procurer avec les petites sommes dont ce capital a été formé.
Les jouissances excèdent les peines en durée ; celles-ci sont momentanées et ne peuvent pas s’étendre au-delà de la vie d’un individu ; celles-là sont de tous les instants, et peuvent passer aux générations les plus reculées.
Les peines ont un léger degré de certitude de plus que les jouissances, même dans les États les plus civilisés, puisqu’il n’est pas impossible qu’un capital cumulé périsse, quelque soin que prenne le capitaliste de le bien placer ; mais ce risque, qu’il est aisé d’apprécier, se réduit à fort peu de chose dans un pays où la justice est bien administrée.
Les peines sont aussi un peu plus rapprochées que les plaisirs ; mais la distance qui les sépare n’est pas grande, ainsi qu’on a pu le voir dans ce qui précède.
L’économie a donc été mise au rang des vertus, à cause des avantages qui en résultent pour les hommes ; et, si l’on veut rechercher quelles sont les conséquences des autres habitudes que l’on considère comme vertueuses, on verra que partout on a pris pour base de ses opinions, les mêmes éléments de calcul. Toutes les fois que les peuples ont procédé de cette manière, ils ont marché vers leur prospérité ; lorsqu’ils ont suivi un procédé contraire, ils ont marché vers la décadence.
Il est donc aisé de se faire une idée générale des habitudes auxquelles on donne le nom de vertus. On donne ce nom à l’habitude qu’a une personne de s’exposer ou de se soumettre à une peine actuelle, pour éviter des peines éloignées, mais plus graves, ou pour acquérir des avantages plus considérables. On donne le même nom à l’habitude ou à la disposition de se soumettre à des privations ou à des peines individuelles, pour procurer à un nombre plus ou moins grand de personnes, des avantages plus considérables, ou pour les délivrer des maux dont ils sont atteints ou menacés. On évalue la grandeur de la vertu, en comparant les biens obtenus, aux maux au prix desquels on les achète : l’excédent en bien mesure la valeur de la vertu, comme l’excédent en mal mesure le degré de haine que doit inspirer le vice [91].
Toutes les fois que les hommes sont portés à exécuter certaines actions, ou à s’en abstenir par des forces inhérentes à la nature humaine, et sans l’intervention des gouvernements, on donne à ces forces le nom de lois morales, ou plus simplement de morale ; ainsi, blesser les lois de la morale, c’est se livrer à des actions funestes que l’autorité publique ne réprime pas : dans ce sens, il est très vrai de dire qu’il ne suffit pas qu’une chose n’ait pas été défendue par un gouvernement, pour être licite.
Tous les peuples ne s’accordent point pour donner aux mêmes actions des noms semblables : celles que quelques-uns considèrent comme honorables et vertueuses, sont considérées par d’autres comme honteuses ou vicieuses. La raison de cette différence est facile à voir : tous calculent de la même manière ; mais tous n’aperçoivent pas les mêmes biens et les mêmes maux. Un philosophe peut s’exposer aux persécutions les plus violentes pour propager une opinion ; un moine peut se déchirer la peau à coups de fouet, pour obéir aux directions de son confesseur. Chacun d’eux est vertueux à sa manière : le premier ne doute pas que le mal auquel il se soumet, ne soit plus que compensé par les biens que produira, pour le genre humain, l’opinion qu’il publie ; le second n’est pas moins persuadé que les intelligences célestes prennent un plaisir infini à voir un moine qui se fesse, et qu’elles le récompenseront, par des siècles de félicité, du spectacle agréable qu’il leur donne. De part et d’autre, c’est le même calcul de plaisirs et de peines ; quel est celui des deux qui se trompe ? Cette question est étrangère à notre sujet.
Dans l’exposition que je viens de faire, je me suis borné à suivre le procédé qu’a suivi M. Bentham dans ses traités de législation : c’est au moyen de ce procédé qu’il a porté la lumière dans plusieurs branches de cette science ; et ce n’est qu’en le suivant qu’on peut espérer d’avancer.
[I-428]
Des effets particuliers à chacun des principaux éléments de force dont une loi se compose ; et de l’influence qu’exerce la connaissance de ces effets, sur le jugement des causes qui les produisent.
Une loi, dans le sens le plus général du mot, est une puissance qui se compose de la réunion de plusieurs forces diverses, et qui agit de la même manière, dans tous les cas semblables. Dans ce sens, on peut dire que l’économie est une loi chez une nation éclairée, où la justice est administrée d’une manière impartiale. Les forces dont cette loi se compose, sont, d’une part, tous les avantages qui résultent de cette habitude : ce sont les récompenses attachées à l’observation. Elles sont, d’un autre côté, les privations et les souffrances qui marchent à la suite de la prodigalité : ce sont les châtiments attachés à la violation. Les peines et les récompenses dont le concours forme la loi, sont aussi infaillibles dans ce cas, qu’elles puissent l’être dans aucun. Elles se distribuent sur tous les membres de la société, sans distinction de rang ni de naissance, d’ignorance ni d’instruction. Nul n’a à craindre ni les lenteurs de la chicane, ni la partialité des magistrats : la justice et l’égalité règnent sans opposition et sans obstacle.
Mais, dans le langage usuel, on ne donne pas au mot loi un sens aussi général ; c’est bien une réunion de forces analogues à celles dont je viens de parler, et dont le concours tend à former nos habitudes ; mais, pour que ces forces prennent le nom de loi, dans le sens qu’on donne ordinairement à ce mot, il faut que d’autres forces viennent s’y joindre : ce sont celles qui résultent de l’action régulière du gouvernement, en prenant ce mot dans le sens le plus étendu. Ainsi, les mêmes forces dont la réunion forme nos habitudes morales, deviennent une partie de la loi, toutes les fois que le gouvernement lui prête son appui ; l’économie, par exemple, serait une loi dans le sens vulgaire de ce mot, si la force de l’autorité publique était employée à obliger les citoyens à faire des épargnes ; la prodigalité serait une loi, si la même force était employée à rendre plus actives les causes qui agissent en faveur de cette habitude.
Il résulte de là que les éléments de calcul qui entrent dans l’appréciation d’une loi, ne peuvent pas être différents de ceux qui entrent dans l’appréciation d’une habitude ou d’une action : ce sont exactement les mêmes phénomènes à considérer, plus ceux qui résultent de l’application de la force de l’autorité publique. Supposons, par exemple, qu’un gouvernement fasse un devoir de l’économie ; qu’il ordonne que tout individu jouissant de telle fortune, sera obligé de prélever annuellement sur ses revenus une telle somme, et de la déposer dans une caisse d’épargne : il est clair que, pour apprécier cette loi, on n’aura qu’à prendre tous les éléments qui entrent dans l’appréciation de l’habitude de l’économie, et à y ajouter les biens et les maux qui résultent de l’emploi de la force publique. Le calcul serait encore plus simple, si l’on mettait de côté les plaisirs et les peines qui sont le résultat naturel de l’habitude, et si l’on calculait séparément la somme de biens et de maux qui résultent exclusivement de l’application des forces dont le gouvernement dispose. Ces deux procédés doivent évidemment conduire au même résultat ; le dernier est cependant le plus simple et le plus sûr.
Les forces diverses dont la réunion forme la puissance à laquelle nous donnons le nom de loi, peuvent ne pas produire toutes une quantité égale de biens et de maux ; les unes peuvent produire un peu plus de bien, les autres un peu plus de mal. Nous avons vu, par exemple, quels sont les résultats naturels de l’économie, lorsque aucune force artificielle ne les dérange ; les plaisirs excèdent les peines dans une proportion immense. Supposons qu’ils soient comme vingt est à cinq, le bénéfice sera de quinze ; si le gouvernement vient ajouter ses forces à celles qui tendent naturellement à former la même habitude, le bien que produira cet accroissement de force, pourra n’être que de deux, tandis que le mal pourra être de douze ; la perte sera alors de dix, et les quinze qu’on avait de bénéfice seront réduits à cinq. Cependant, si l’on considère comme seule cause agissante la force du gouvernement, si l’on attribue à cette cause tous les biens et tous les maux, on la jugera encore salutaire, puisque les premiers seront aux seconds comme vingt-deux est à dix-sept ; ainsi, l’on attribuera un bénéfice de cinq à une mesure qui, en réalité, produit une perte de dix. Comme cette distinction entre les biens et les maux produits par les intérêts ou par les penchants naturels à l’homme, et les biens et les maux produits par la force publique, à l’aide de laquelle on seconde ou l’on contrarie ces intérêts ou ces penchants, est de la plus haute importance, je vais tâcher de la faire mieux comprendre par un exemple remarquable.
Les lois de tous les peuples de l’Europe font un devoir aux parents de nourrir, d’entretenir, d’élever leurs enfants ; elles punissent l’infanticide de peines très sévères. Ces lois, comme toutes les autres, sont une puissance qui se compose d’une multitude de forces ; et, au nombre de ces forces, nous devons compter celles que le gouvernement emploie à rendre les autres plus efficaces. En considérant les effets généraux que ces lois produisent, on les trouve immenses ; ils se composent d’une multitude de maux et de biens. Les maux consistent dans les peines que les parents sont obligés de se donner pour élever leurs enfants ; les biens consistent dans les jouissances que les uns et les autres éprouvent durant le cours de leur vie. On pourrait même dire, en termes plus généraux, que tous les maux auxquels les hommes sont assujettis, et tous les biens dont ils jouissent, sont les conséquences de ces lois ; puisque, si l’espèce n’était pas conservée, il n’existerait ni bien ni mal pour les individus.
Mais, dans ces deux sommes immenses de biens et de maux, quelle est la part des uns et des autres qu’il faut attribuer à la portion de forces qui est inhérente à la nature humaine, et qui agit indépendamment du gouvernement ? Quelle est la portion qui appartient à l’action directe et immédiate qu’exerce l’autorité publique sur les parents, soit pour les obliger à prendre soin de leurs enfants, soit pour empêcher qu’ils les détruisent ? Les personnes qui s’imaginent que rien ne marche dans la société que par l’impulsion de l’autorité publique, et que l’objet des actes auxquels elles donnent exclusivement le nom de lois, est de réprimer les penchants les plus forts de l’homme, ne douteront pas que la portion de forces qui appartient au gouvernement, ne soit la plus active et la plus puissante. On ne pourrait pas opposer à ces personnes le petit nombre de cas dans lesquels il est nécessaire de recourir à l’action de l’autorité publique, pour obliger les parents à avoir soin de leurs enfants, ou pour réprimer les atteintes qu’ils portent à leur sûreté ou à leur vie ; puisqu’elles répondraient qu’il suffit que l’action de la force publique soit employée dans un seul cas, pour empêcher que ce cas ne se renouvelle. Il faut donc juger de l’influence de cette action, non par ce qui se passe dans les pays où elle est exercée, mais par ce qui a lieu dans les pays où elle n’a pas été admise [92].
En étudiant l’histoire de la législation, on s’aperçoit que les excès commis par des parents sur leurs enfants, ont été les derniers que les gouvernements ont senti le besoin de réprimer. L’action des parents sur leurs enfants n’a pas eu, pendant longtemps, d’autres limites que celles que leur donnaient leurs affections et leurs forces. Non seulement aucune autorité publique ne veille à leur conservation chez les peuples barbares, mais chez des peuples même que nous sommes habitués à considérer comme civilisés, ce n’est que fort tard que les magistrats ont cru nécessaire d’intervenir pour régler les relations qui doivent exister entre les parents et les enfants. Un Romain, du temps de la république, pouvait disposer de ses descendants d’une manière aussi absolue que d’aucune espèce de propriété ; il pouvait les vendre, les donner, les tuer, sans que l’autorité y trouvât à redire. Son pouvoir n’avait pas plus de limites à cet égard que n’en a le pouvoir du barbare Africain, qui vend son fils au trafiquant, non moins barbare, de l’Europe, toutes les fois que celui-ci consent à lui en payer le prix. Nous ne voyons pas cependant que l’abus de ce pouvoir ait été un obstacle à l’accroissement de la république romaine, à la conservation et à la prospérité des familles. Les premières atteintes portées au pouvoir paternel ont été des envahissements du despotisme. Les empereurs se sont substitués aux parents, et les peuples sont loin d’y avoir gagné [93].
En Chine, aucune limite n’est mise par le gouvernement à l’autorité paternelle ; aucun acte n’y réprime l’exposition des enfants, chacun peut abandonner les siens et les laisser périr de misère. Suivant les documents les plus exacts que nous avons sur ce pays, la capitale seule renferme trois millions d’habitants [94], et la population entière de l’empire s’élève à trois cent cinquante-trois millions [95]. Des officiers de police parcourent, tous les matins, les rues de Pékin, pour en enlever les enfants qui ont été exposés pendant la nuit, et comme tous ces enfants sont portés dans le même lieu, pour y être voués à la destruction, rien n’a été plus facile que d’en constater le nombre. À Pékin seulement, ce nombre s’élève, un jour dans l’autre, à vingt-quatre, environ neuf mille dans le cours de l’année. Le nombre de ceux qui sont exposés dans le reste de l’empire, n’est évalué qu’à un nombre égal ; de sorte que les trois millions de la capitale fournissent un nombre pareil à celui que donnent les trois cent cinquante millions qui habitent les provinces [96].
Le nombre des enfants exposés annuellement dans toute la Chine est donc évalué à dix-huit mille. Mais, dans ce nombre, il faut comprendre les enfants morts-nés, ceux qui meurent dans l’accouchement, ceux qui meurent dans les premiers mois de leur naissance et que les parents n’ont pas le moyen ou ne veulent pas se donner la peine de faire enterrer, ceux qui naissent mal conformés, et que les soins des parents ne pourraient pas conserver, ceux, enfin, qui appartiennent à des parents tellement pauvres, qu’ils mourraient de misère peu d’instants après leur naissance, quand même ils ne seraient pas exposés [97]. Il ne faut pas douter que le plus grand nombre des enfants abandonnés ne soit dans un de ces cas : cela ne saurait être autrement dans un pays où les dernières classes de la population vivent dans la plus affreuse misère, dévorant les restes d’animaux putréfiés qui sont jetés à la voierie ou dans les rivières, les chrysalides des vers à soie, les vers et les larves des insectes qu’ils cherchent dans la terre, et jusqu’à la vermine dont ils sont eux-mêmes rongés [98].
Supposons maintenant que le gouvernement chinois, au lieu de laisser aux parents un pouvoir discrétionnaire sur leurs enfants, imite les gouvernements européens ; qu’il déclare que le père et la mère sont tenus de nourrir, d’entretenir, d’élever leurs enfants ; qu’il prononce des peines sévères contre l’exposition ; qu’il établisse même la peine de mort contre l’infanticide ; qu’il emploie la force dont il dispose, à faire mettre à exécution les déclarations qu’il aura faites, les peines qu’il aura créées : quelles seront la somme de bien et la somme de mal qu’il faudra attribuer à l’emploi de son autorité ou de sa force en pareille circonstance ?
Tous les enfants de l’empire chinois seront-ils mieux nourris, mieux vêtus, mieux élevés ? Non assurément ; car la déclaration du gouvernement et la force dont, en cette occasion, il fera usage, n’accroîtront pas d’un grain de blé ou d’un fil de lin, les revenus des parents ; et sans un accroissement de revenu, ils ne sauraient vivre plus à l’aise. En Chine, comme en Europe, le bien-être des enfants est en raison de la fortune, des lumières et des dispositions morales de leurs parents, et non en raison de la surveillance et de la force de l’autorité publique. Quand un enfant manque de vêtements, d’aliments, de médicaments, un père consulte les ressources qu’il possède pour savoir ce qu’il faut faire, mais il s’informe peu de ce que lui prescrivent les ordonnances du prince. Si, en pareille circonstance, il ne fait pas tout ce qu’il peut, il n’est pas possible qu’un magistrat y supplée ; puisqu’il ne peut à chaque instant être juge, ni des ressources du père, ni des besoins des enfants. La déclaration et la force du gouvernement ne saurait donc avoir aucune influence sur le bien-être des enfants que les parents ont résolu de conserver s’ils en ont les moyens. Elles ne sauraient avoir non plus aucune influence sur leur conservation, puisqu’on les conserve sans que le gouvernement s’en mêle.
Les bienfaits de l’autorité publique doivent donc se restreindre aux dix-huit mille environ que les parents exposent annuellement. Mais ces bienfaits sont encore nuls pour ceux qui sont morts avant que de naître, pour ceux qui meurent dans le travail de l’accouchement, pour ceux qui ne naissent pas viables ou qui ne survivent que de peu de jours à leur naissance. En évaluant aux deux tiers le nombre des enfants qui se trouvent dans quelques-uns de ces cas, c’est rester de beaucoup au-dessous de la vérité, puisque, toute proportion gardée, ce nombre serait beaucoup plus grand en Europe ; il reste donc environ six mille individus en faveur desquels la protection du gouvernement puisse être bonne à quelque chose.
Mais il faut encore distraire de ce nombre, ceux dont les parents n’ont pas le moyen de soutenir l’existence ; ordonner, en pareil cas, à des parents de nourrir et d’élever leurs enfants, et ne pas leur en fournir le moyen, c’est donner un ordre inutile ; autant vaudrait ordonner à des malades de se bien porter, ou à des mendiants, auxquels on refuse l’aumône, d’avoir de bons habits, des aliments sains et des logements commodes. La défense de l’exposition, en pareil cas, ne peut pas avoir d’autre effet que de changer de place un lit de mort : l’enfant qui aurait péri sur des haillons devant la porte d’une maison, périra sur des haillons dans l’intérieur. Le nombre de ceux que la misère condamne ainsi à la mort dès leur naissance, doit être fort grand, dans un pays où la population est immense, où la dernière classe est excessivement nombreuse et misérable, et où il n’existe pas d’hôpitaux pour recevoir les enfants dont les mères meurent en couches, ou peu de temps après l’accouchement, et dont les pères n’ont pas le moyen de payer une nourrice. Enfin, il faut distraire du nombre de ceux pour lesquels l’action du gouvernement serait utile, tous ceux qui seraient exposés ou détruits malgré les défenses de l’autorité publique. Ce nombre serait encore assez grand, comparativement au nombre de ceux que les parents voudraient ne pas élever, dans un pays où une population immense est réunie sur un espace très resserré, où la recherche et la découverte des délits serait, par conséquent, très difficile, où les magistrats auraient fort peu d’intérêt à les rechercher, et où la misère et le despotisme affaiblissent beaucoup la crainte des châtiments [99].
Le bienfait résultant de l’action du gouvernement se resserre ainsi dans un nombre excessivement petit, comparativement au nombre total de la population. Pour apprécier ce bienfait, quatre choses sont à considérer : les maux qui sont, pour les enfants, la conséquence de l’exposition, et dont l’autorité publique les délivre ; le nombre probable d’années qu’ils ont à vivre ; les biens et les maux qui seront leur partage dans le cours de la vie ; les peines et les jouissances qui résultent, pour leurs parents, de leur conservation.
Les peines qui sont la suite naturelle de l’exposition, sont purement physiques ; car un enfant naissant ne peut avoir ni prévoyance, ni crainte, ni affection. L’intensité de ces peines ne peut se mesurer que par le degré et par la durée de la sensibilité : s’il est difficile d’évaluer le degré de sensibilité, il est facile, au moins, d’en mesurer la durée. Les Chinois ne paraissent estimer ni l’une ni l’autre très haut :
« L’habitude, dit lord Macartney, semble avoir appris à croire que la vie ne devient vraiment précieuse, et le défaut d’attention pour elle criminel, qu’après qu’elle a duré assez longtemps pour donner à l’âme et aux sentiments le temps de se développer ; mais que l’existence, à son aurore, peut être sacrifiée sans scrupule, encore qu’elle ne soit pas sans répugnance [100]. »
La probabilité de la durée de la vie doit se calculer par la faiblesse de la constitution que les enfants apportent en naissant, et par les maladies qu’ils tiennent de leurs parents. Cette faiblesse et ces maladies doivent être considérables, si l’on en juge par la constitution des auteurs de leurs jours. Chez les classes les plus pauvres, chez les pêcheurs, la misère s’annonce par la maigreur, la pâleur, les maladies scrofuleuses [101]. Des individus si malsains et si faibles ne sauraient donner le jour à des enfants robustes. La probabilité de la durée de la vie doit se calculer, de plus, par l’influence qu’exercent, sur des enfants malsains et mal constitués, les maladies naturelles à l’enfance, des aliments peu abondants, et souvent malfaisants, le défaut d’attention, de propreté et de médicaments. Les disettes ne sont pas rares en Chine, et les premiers individus que de telles calamités emportent, dans tous les pays, sont toujours ceux qui sont les plus faibles, les plus mal constitués et les plus pauvres. La mortalité produite parmi les enfants par cette seule cause, doit être plus grande, dans ce pays, que dans aucun des pays de l’Europe, puisque le nombre des pauvres y est immense, que la mendicité y est inconnue, et que nul secours n’est accordé aux malheureux, si ce n’est par les membres de leurs familles [102].
Les peines et les jouissances des individus qui ne sont pas emportés, dans les premières années de leur enfance, par ces diverses causes de mortalité, peuvent s’évaluer par les plaisirs et par les douleurs qui, dans les grandes villes de l’Europe, sont le partage des classes les plus misérables. Il est permis, au moins, de douter si la somme des jouissances qu’ils éprouvent et qu’ils font éprouver, excède la somme des maux auxquels ils sont assujettis ou qu’ils occasionnent à d’autres, et si, par conséquent, leur existence est un bien ou un mal.
Les peines attachées à la conservation forcée d’un enfant qu’on croit n’avoir pas le moyen ou la force d’élever, sembleraient excéder les plaisirs qui doivent en être la conséquence, si l’on s’en rapportait au jugement des individus sur lesquels l’action du gouvernement est nécessaire. Mais ce serait un mauvais moyen d’appréciation : l’individu sur lequel agit l’autorité publique, peut être effrayé des peines et des difficultés immédiates auxquelles il est obligé de se soumettre, et ne pas apercevoir les jouissances éloignées qui en seront la suite. Les affections de famille, comme les affections de tous les genres, se développent et se fortifient en même temps que les individus qui en sont l’objet ; mais lorsque les peines qu’elles occasionnent, deviennent excessives, et qu’on les croit en même temps infructueuses, elles en diminuent de beaucoup l’intensité et souvent même la durée.
Ainsi, en calculant les avantages que produirait dans un pays tel que la Chine, peuplé de trois cent cinquante-trois millions d’habitants, l’action du gouvernement employée, soit à contraindre les parents à nourrir et élever leurs enfants, soit à réprimer l’exposition et l’infanticide, on trouve que ces avantages seraient sentis tout au plus par quelques centaines d’individus de la classe la plus misérable. Ce bien se réduirait à une simple prolongation d’existence, prolongation qui serait presque toujours accompagnée de plus de maux que de biens. Ce bien ne serait peut-être pas ressenti par un seul individu sur deux cent mille, et il se réduirait à presque rien [103].
Tels sont les avantages que pourrait produire l’action du gouvernement si elle venait se joindre aux divers sentiments qui agissent sur les hommes, et qui les déterminent à veiller à la conservation de leur espèce. Il reste à savoir quelle est la somme de mal au prix de laquelle ce bien serait acheté, et sans laquelle il n’y aurait pas moyen de l’obtenir.
Les codes de tous les peuples de l’Europe déclarent que les pères et les mères sont tenus de nourrir et d’élever leurs enfants, suivant leurs moyens ; mais, dans tous les pays, l’action du gouvernement est complètement nulle aussi longtemps que les enfants ne peuvent, par eux-mêmes, faire aucune réclamation. Il est, je crois, sans exemple qu’un magistrat se soit jamais introduit dans l’intérieur d’une famille, pour examiner si les enfants étaient nourris, logés, vêtus, élevés conformément aux facultés de leurs parents. Les magistrats peuvent rencontrer fort souvent des enfants mal vêtus, et se nourrissant de mauvais aliments ; aucun ne s’est encore avisé de traduire un père ou une mère en justice pour les faire condamner à raccommoder leurs habits, ou à leur donner de meilleur pain. Si donc les déclarations des gouvernements ne font aucun bien, elles ne font non plus aucun mal, et nous sommes à cet égard aussi libres que les Chinois. L’action de l’autorité ne commence que lorsqu’il s’agit de réprimer l’infanticide, la suppression ou la supposition d’état d’enfant légitime ; ainsi, c’est uniquement le mal produit par cette action qu’il s’agit d’évaluer.
Pour faire cette évaluation, supposons que le gouvernement chinois établisse contre l’infanticide et l’exposition des enfants, des peines semblables ou analogues à celles qui existent dans la plupart des États européens. Il faudra d’abord donner à des magistrats la faculté de rechercher et de poursuivre les délits, de faire arrêter les individus qu’ils croient coupables, d’appeler, d’interroger des témoins. Il faudra instituer des procédures, juger les accusés, infliger un châtiment aux condamnés.
Le premier mal qui résultera d’un tel établissement, est une diminution de sécurité pour toutes les personnes qui seront dans le cas d’être accusées, ou seulement soupçonnées. L’intensité et l’étendue de ce mal, sera en raison du plus ou moins de corruption des magistrats, de leur partialité ou de leur ignorance ; en raison de la corruption ou de la partialité des individus capables d’être appelés comme témoins, et enfin, en raison des vices plus ou moins graves de la procédure. Ce mal pourra affecter plus ou moins toute la partie de la population, douée de quelque prévoyance.
Le second mal consistera dans celui qui sera produit par les erreurs, les caprices, l’arbitraire des magistrats ; et les mêmes circonstances qui aggraveront le premier, serviront à rendre le second plus grave. Ce second genre de mal sera senti d’autant plus vivement qu’il tombera sur des individus plus développés ; il se répandra sur leurs parents, sur leurs amis, et pourra même affecter la société entière, s’il s’élève des doutes sur leur culpabilité.
Le troisième genre de mal sera dans les peines souffertes par les accusés qui seront réellement coupables, par les membres de leur famille et par leurs amis ; il se répandra particulièrement sur les enfants et sur les ascendants qui vivront encore.
Le dernier genre de mal consistera dans les peines, les pertes de temps auxquelles seront assujettis les magistrats, les agents judiciaires et les témoins, si leurs fonctions sont gratuites, ou dans les impôts qu’il faudra établir, s’ils reçoivent une indemnité proportionnée aux sacrifices qui leur sont imposés.
Je n’ai point parlé des maux accidentels qu’occasionnent toutes les procédures, tels que parjures, faux témoignages, corruption et prévarication des magistrats, procédures et peines que ces maux rendent nécessaires, et qui sont d’autant plus considérables que la population est plus corrompue.
Ainsi, pour faire l’analyse de la puissance qui veille à la conservation du genre humain, et à laquelle nous donnons le nom de loi, il est nécessaire de décomposer cette puissance, et de considérer séparément les effets bons et mauvais qui résultent de chacune des forces dont elle se compose. Il existe dans l’homme des forces qui le déterminent à nourrir, à élever ses enfants ; ces forces agissent sur les individus de toutes les races, sous toutes les formes de gouvernement, sous toutes les températures ; elles existent en Asie comme en Europe, et partout elles produisent un mélange de biens et de maux ; mais elles n’agissent pas, dans toutes les circonstances, avec une égale énergie ; elles sont quelquefois paralysées par des forces contraires. Si, pour leur donner plus d’énergie, un gouvernement vient y ajouter ses propres forces, il produira sans doute un accroissement de biens et de maux ; mais il n’est pas sûr que la somme des premiers excède celle des derniers ; la somme de ceux-là pourra n’être que de deux, tandis que la somme de ceux-ci sera de dix ; il y aura alors une perte de huit, quoique le résultat général de toutes les forces soit avantageux. Si le gouvernement chinois, par exemple, établissait des peines pour empêcher l’exposition des enfants et réprimer l’infanticide, on peut mettre en doute, sans le calomnier, si la somme de bien qu’il produirait, ne serait pas excédée par la somme de mal qui serait une conséquence inévitable de ses mesures.
J’aurais pu appliquer à d’autres lois ou même à des institutions politiques, les observations que j’ai faites sur la loi qui détermine les parents à prendre soin de leurs enfants, et, dans beaucoup de cas, les résultats auraient été les mêmes. J’ai choisi de préférence un exemple où l’action de l’autorité publique tend à seconder les forces qui portent le genre humain vers sa conservation. On a vu combien est petite, dans ce cas, l’influence de cette action sur la prospérité des peuples ; c’est un grain de sable porté sur les bords de la mer pour en resserrer les limites. Le résultat aurait été bien différent, si j’avais choisi un exemple où les forces de l’autorité tendent à seconder les mauvaises inclinations, et se trouvent en opposition avec les forces qui portent le genre humain vers sa prospérité. On aurait vu alors que les gouvernements, si faibles quand ils veulent faire le bien, possèdent quelquefois une influence immense pour faire le mal. D’où l’on pourrait tirer la conséquence que moins ils se font sentir et plus les peuples prospèrent.
On a vu que, pour juger de la nature et des effets d’une loi, il faut la décomposer, examiner séparément chacune des forces dont elle est formée, et rechercher les conséquences qui sont propres à chacune de ces forces. Ces conséquences ne peuvent être que des biens ou des maux ; la question est de savoir si, dans l’appréciation des uns et des autres, les peuples, quand ils sont éclairés, font entrer les mêmes éléments de calcul que nous avons rencontrés dans l’appréciation de nos actions morales. Pour résoudre cette question, nous n’avons qu’à suivre la méthode que nous avons précédemment employée pour découvrir les éléments qui entrent dans l’appréciation de nos habitudes ; c’est-à-dire que nous devons examiner d’abord les effets d’une loi autrefois jugée bonne, et abandonnée plus tard comme mauvaise, et exposer ensuite les conséquences d’une loi qui se soit établie et affermie à mesure que les peuples sont devenus plus éclairés.
Afin de mieux faire comprendre comment il est nécessaire de décomposer une loi, pour juger des effets qui sont propres à chacun des principaux éléments dont elle est formée, j’ai pris pour exemple le cas où le gouvernement d’un peuple immense n’a pas jugé qu’il fût nécessaire d’ajouter sa force à celle qui porte les parents à élever leurs enfants. Je prendrai maintenant pour exemple un cas où plusieurs gouvernements ont pensé, au contraire, qu’ils devaient seconder, par leur force, une tendance qui porte les peuples vers leur prospérité.
Plusieurs gouvernements anciens et modernes, frappés des avantages de l’économie, et des maux qu’entraîne la prodigalité, ont voulu ajouter les forces qui leur sont propres à celles qui se trouvent dans la nature de l’homme, et qui le dirigent vers la prospérité de son espèce. Ils ont tenté de combattre le penchant qui porte les peuples vers la dissipation et la ruine : ils ont, en conséquence, interdit à certaines classes de la population, des aliments, des vêtements, des logements qu’ils ont jugé trop dispendieux ; ils ont établi ce qu’on a appelé des lois somptuaires.
Nous ne pouvons juger des effets que produisent [I-450] les lois de ce genre, qu’en décomposant, ainsi que nous l’avons fait précédemment, les forces diverses dont elles se composent, et en examinant séparément les conséquences qui appartiennent à chacune de ces forces. La quantité de richesses dont la conservation doit être attribuée aux précautions que prend le gouvernement pour empêcher que les propriétaires ne les consomment, et la quantité de celles que les individus conservent de leur propre mouvement, ne peuvent pas être constatées avec la même exactitude que le nombre des enfants dont la conservation est due à l’action directe du gouvernement, et le nombre de ceux que les parents conservent sans que l’autorité s’en mêle. Il nous est cependant aisé de nous convaincre que la proportion est à peu près la même dans les deux cas.
Plusieurs gouvernements de la Grèce avaient tenté de réprimer les dépenses des particuliers, pour les obliger à conserver leurs richesses. Les Romains suivirent leur exemple, et leurs lois somptuaires existaient encore sur la fin de la république. Ce fut en vertu de ces lois que César défendit à plusieurs classes de citoyens, l’usage des litières, de la pourpre et des perles, qu’il fit saisir dans les marchés et apporter chez lui par ses espions, les denrées prohibées, et qu’il les envoyait même saisir dans le domicile des citoyens par des soldats ou par des licteurs [104].
[I-451]
Presque tous les gouvernements d’Europe ont pris jadis des mesures analogues pour veiller à la conservation des richesses de leurs États. Charles VII avait défendu de servir, dans un repas, plus de deux plats avec le potage. Louis XII défendit l’usage de l’orfèvrerie ; mais il fut obligé de révoquer son ordonnance. François Ier défendit les étoffes d’or et de soie. Sous Henri II, les habits et les souliers de soie furent permis seulement aux évêques, aux princes et aux princesses [105]. Des règlements semblables ont été faits en temps divers par le gouvernement d’Angleterre [106].
Enfin, le gouvernement de la Chine croit encore, de nos jours, que ses soins sont indispensables pour que ses sujets ne dissipent pas leurs richesses en folles dépenses. Il interdit au plus grand nombre d’entre eux, les grands hôtels, les jardins, les voitures, et toute espèce d’éclat et de magnificence extérieure [107].
Quelle est la portion de richesses dont la conservation est due aux avantages qui résultent naturellement de l’économie, et aux maux qui sont la suite naturelle de la dissipation ? Quelle est la portion dont la conservation doit être attribuée aux prohibitions des gouvernements ? En d’autres termes, quels sont les biens qui résultent de l’action des gouvernements, et les maux au prix desquels ces biens sont achetés ?
Au moment où les gouvernements crurent nécessaire de restreindre les dépenses de leurs sujets pour les obliger à conserver leurs biens, il existait sans doute déjà une quantité fort considérable de richesses qu’on avait conservées sans que l’autorité s’en mêlât ; et depuis que ces règlements sont abolis dans toute l’Europe, on n’a pas observé que les peuples soient devenus plus pauvres. Un auteur du quatorzième siècle se plaint déjà des progrès de la dissipation ; il regrette le temps où, à Milan, la bougie était inconnue ; où la chandelle était un luxe ; ou, chez les meilleurs citoyens, on se servait de morceaux de bois sec allumés pour s’éclairer ; où on ne mangeait de la viande chaude que trois fois par semaine ; où les chemises étaient de serge et non de lin ; où la dot des bourgeoises les plus considérables était de cent livres tout au plus.
Le linge de table, dit Voltaire, était alors très rare en Angleterre ; le vin ne s’y vendait que chez les apothicaires, comme un cordial : toutes les maisons des particuliers étaient d’un bois grossier, recouvert d’une espèce de mortier qu’on appelle torchis ; les portes basses et étroites, les fenêtres petites et presque sans jour : se faire traîner en charrette dans les rues de Paris, à peine pavées et couvertes de fange, était un luxe ; et que trois fois ce luxe fut défendu par Philippe-le-Bel aux bourgeoises [108].
Les règlements qui avaient pour objet d’obliger les individus à restreindre leurs dépenses, et de conserver ainsi leurs richesses, sont tombés depuis des siècles dans tous les États de l’Europe. Aujourd’hui, chacun peut jouir et disposer de ses propriétés de la manière la plus absolue ; et la faculté qu’a toute personne parvenue à l’âge de majorité, de dissiper sa fortune en folles dépenses, n’a pas plus ruiné les nations européennes, que la faculté qu’ont les parents chinois d’exposer leurs enfants, n’a dépeuplé la Chine. Les Européens sont aussi jaloux d’accroître et de conserver leur fortune, que les Chinois peuvent l’être de multiplier et de conserver leurs enfants : les uns ne sentent pas plus que les autres les besoins de l’action du gouvernement.
Il n’est pas impossible, cependant, que plusieurs individus ne se ruinent par des profusions ou par des dépenses mal entendues. Les exemples n’en sont pas très nombreux, comparativement à la population de chaque pays ; mais il en existe cependant plusieurs. Supposons donc qu’un gouvernement, pour prévenir les malheurs de ce genre, renouvelle les règlements qui ont existé jadis, et tente de mettre des bornes aux dépenses que font les particuliers. Comme il est possible de se ruiner par une multitude de moyens, il faudra que l’autorité publique détermine quels sont les aliments dont il sera permis de se nourrir, les vêtements dont on pourra se couvrir, les maisons qu’on pourra habiter. Supposons tout cela déterminé, et examinons quels seront les éléments de calcul qui entreront dans l’appréciation de ce règlement [109].
Il ne serait pas plus raisonnable d’attribuer à un tel règlement la conservation de toutes les richesses existantes, qu’il ne serait raisonnable d’attribuer la conservation du genre humain aux peines prononcées contre les individus convaincus d’infanticide. Le bien se restreindrait dans la conservation des richesses qui auraient été follement dépensées si l’autorité publique n’en eût pas empêché la dissipation. La difficulté consiste à évaluer ces richesses, et il est beaucoup plus aisé de dire en quoi elles ne consistent pas, que de déterminer en quoi elles consistent. Le gouvernement ne peut guère exercer son influence que sur les jouissances d’ostentation ; mais, lorsque celles-là deviennent impossibles, on les remplace par des jouissances secrètes, qui ne sont ni moins dispendieuses, ni plus morales ; l’individu qui ne peut pas consommer ses richesses sous une forme, les consomme sous une autre. Les lois somptuaires des Romains n’empêchaient pas qu’un poisson ne se vendît plus cher qu’un bœuf, lorsqu’il se trouva des gens qui eurent le moyen de le payer et envie de l’acheter [110] ; et les Chinois, auxquels il est défendu de consommer leurs richesses en jardins et en voitures, les consomment en plaisirs secrets [111]. La somme de richesses qu’une loi somptuaire est capable de conserver, est donc infiniment petite, si même elle n’est pas nulle. Ce serait l’exagérer beaucoup que de la porter à la millième partie de celle qui se conserve par la seule force des mœurs ou des intérêts personnels. Le bien est donc infiniment petit ; il est, de plus, incertain et en quelque sorte inappréciable ; enfin, il ne se présente que dans l’éloignement, puisqu’il n’est pas ressenti par ceux auxquels l’action du gouvernement est inutile, et que ceux sur lesquels elle s’exerce, n’en éprouvent que des privations.
Les maux, au contraire, se répandent sur la société tout entière ; et ils sont très graves, puisque personne ne peut plus être en sûreté chez lui, et échapper à l’arbitraire des magistrats. Ils consistent dans les inquiétudes inspirées à tous les citoyens ; dans la nécessité d’exposer l’état de leur fortune pour justifier leurs dépenses ; dans les poursuites injustes auxquelles peuvent donner lieu les erreurs, les préventions, la malveillance, la cupidité des magistrats et de leurs agents ; dans les poursuites et dans les peines qui sont appliquées aux accusés, toutes les fois qu’ils ont enfreint les défenses de l’autorité ; dans la création de magistratures nouvelles, et dans les peines et les dépenses qui en sont la suite. Il faut mettre aussi sur le compte du même règlement, la tendance qu’il donne vers les jouissances secrètes, toujours plus susceptibles de devenir vicieuses que celles qui ne peuvent avoir lieu que publiquement.
Ainsi, les maux excèdent les biens dans une proportion immense par le nombre des personnes qu’ils atteignent, par l’intensité, par la certitude, par la proximité, et même par la durée, puisqu’ils agissent d’une manière constante, et que quelques-uns peuvent se faire sentir encore quand la cause qui les a produits a cessé d’exister. Ces règlements ou ces lois ont donc été proscrits comme vicieux, et ils l’ont été par la raison que la somme de mal qu’ils produisaient, excédait la somme de bien qui pouvait en être la suite.
En cherchant à distinguer, parmi les effets d’une loi, ceux qui doivent être attribués à la seule force des mœurs, et ceux qui appartiennent à l’action du gouvernement, j’ai pris à dessein deux exemples où ces forces et cette action tendent vers le même but : la conservation et la prospérité des nations. J’ai été déterminé dans ce choix par deux motifs. Le premier a été de n’avoir pas à m’occuper de l’intention des gouvernements ou de leurs vues secrètes. Le second a été de faire voir que leur action peut quelquefois être funeste, même lorsqu’elle tend à seconder les penchants les plus utiles au genre humain. Cela fera comprendre l’étendue du mal qu’elle peut causer, lorsqu’elle tend à renforcer des inclinations vicieuses ; cela fera voir aussi qu’il est des maux que les gouvernements doivent savoir tolérer, s’ils ne veulent pas en causer de plus graves. Un gouvernement qui voudrait extirper par la force tous les maux, ne serait guère moins oppresseur que celui qui ne voudrait souffrir aucun bien [112].
Il ne nous reste maintenant qu’à examiner quels sont les éléments de calcul qui entrent dans l’appréciation d’un acte de l’autorité jugé utile. Un gouvernement, je suppose, ordonne la perception de tel impôt pour payer les appointements des magistrats chargés de rendre la justice, et des officiers chargés d’assurer l’exécution de leurs jugements, et de veiller au maintien de l’ordre public. Cet acte ou cette loi produira un mal ; elle enlèvera à chaque individu une petite partie de ses revenus. Ce mal aura une intensité proportionnée aux privations que chacun devra s’imposer pour payer sa part de l’impôt. Il se renouvellera toutes les années, et se fera sentir aussi longtemps que ces mêmes privations ; il aura tout le degré de certitude possible ; il suivra de près la formation de la loi. Il atteindra presque tout le monde, puisque chacun devra payer selon l’étendue de ses facultés.
Mais cette loi produira plusieurs genres de bien : elle concourra à garantir à chacun la sûreté de sa personne et de ses propriétés, et la sécurité qui résultera de cette garantie sera un bien infiniment plus grand que le mal au prix duquel il aura été acheté. Si cette sécurité n’existait pas, non seulement toutes les autres jouissances seraient troublées, mais on n’aurait pas même la certitude de voir naître ou de recueillir la petite portion de ses revenus, à l’aide de laquelle on paie ses contributions. Si le bien a infiniment plus d’intensité que le mal, il s’étend aussi sur un plus grand nombre de personnes : ceux qui n’ont aucun moyen de payer l’impôt, et ceux qui n’y sont pas obligés, comme étrangers, n’en jouissent pas moins que les citoyens. Le bien a aussi plus de durée ; on ne songe plus au sacrifice qu’on a fait, lorsqu’on a payé un léger impôt ; mais on jouit de la sécurité à chaque instant de la vie, et même pendant le sommeil. La certitude est égale des deux côtés ; il suffit, pour s’en convaincre, de comparer l’état d’un pays où la justice est mal administrée, à un pays où elle l’est régulièrement. Enfin, le bien est égal au mal en proximité ; il est même quelquefois plus rapproché, puisqu’on suspend quelquefois le paiement de l’impôt, sans cesser de jouir de la sécurité que donne une bonne administration de la justice [113].
Nous trouvons donc ici, dans l’appréciation d’une loi ou d’un acte de gouvernement, les éléments que nous avons rencontrés dans l’appréciation de nos habitudes ou de nos actions : les conséquences qui en résultent, se composent d’un mélange de biens et de maux ; mais les premiers excèdent les seconds par l’intensité, par la durée, et par le nombre des personnes sur lesquelles ils se répandent ; les premiers égalent au moins les seconds en certitude et en proximité.
On voit, par ce qui précède, qu’il est impossible de bien apprécier une loi, si l’on ne considère pas séparément chacun des éléments de force dont elle se compose, et si l’on n’examine pas quels sont les effets propres à chacune de ces forces. Mais aussi, lorsqu’on suit ce procédé, on est étonné du peu de bien que l’action directe et immédiate de l’autorité publique produit, comparativement à celui qui résulte de la puissance des mœurs. Si l’on soumettait à une pareille épreuve la plupart des lois qui existent chez une nation, on serait surpris de la petitesse des résultats qu’on obtient à l’aide d’immenses contributions, d’une multitude d’officiers publics, d’innombrables armées, et de tout ce qui constitue la force matérielle de l’autorité publique ; peut-être arriverait-on à cette conséquence, qu’un peuple déjà civilisé n’a besoin, pour être heureux, que de ne pas être pillé, et d’être abandonné à lui-même. Il ferait mieux par la seule force de ses mœurs, par l’instinct qui le porte vers sa conservation et sa prospérité, que ne peuvent faire nos savants politiques, avec leurs systèmes soutenus par leurs armées et par leurs innombrables agents.
Si nous appliquons maintenant à l’action de l’autorité publique ce que nous avons dit des habitudes privées, et si nous donnons à cette action le nom de loi, il nous sera facile de voir ce qui distingue une loi vicieuse d’une bonne loi : il suffira de transporter ici les définitions qui se trouvent dans le chapitre précédent, et de substituer les mots loi ou institution, au mot habitude.
[I-461]
Ainsi, une loi vicieuse est celle qui produit un avantage immédiat, mais qui est suivie de maux considérables quoique éloignés : telle fut la loi qui établit en Angleterre un impôt en faveur de tous les pauvres indistinctement. Une loi est vicieuse, lorsqu’elle produit des maux certains, pour obtenir des avantages douteux et éloignés ; ou bien lorsqu’elle sacrifie l’intérêt d’un nombre considérable de personnes à l’intérêt d’un nombre moins grand. Enfin, une loi est vicieuse lorsque, pour obtenir un bien passager, elle produit un mal égal en intensité, et plus considérable en durée.
Une loi utile ou avantageuse, est celle dans laquelle on rencontre des circonstances contraires : c’est celle, par exemple, par laquelle un peuple ou un gouvernement se soumet à un mal actuel pour éviter des maux plus graves quoique éloignés, ou pour acquérir des avantages plus considérables ; c’est celle qui, au prix de quelques maux individuels, produit un bien pour la société tout entière ; c’est celle, en un mot, dont les effets en bien surpassent les effets en mal, en donnant à ces mots le sens le plus étendu.
En faisant l’analyse des effets que produisent les habitudes, les actions, les institutions humaines, sur nos facultés physiques, morales, intellectuelles ; en faisant voir quelles sont les causes qui déterminent les peuples dans le jugement qu’ils portent de ces habitudes ou de ces actions, j’ai voulu simplement exposer la manière dont les choses se passent. Si, par exemple, l’économie, la tempérance, la générosité, la probité, la sincérité, produisent, pour le genre humain, une somme de bien infiniment plus considérable que la somme de mal qui en résulte, et si les peuples honorent ces habitudes, toutes les fois qu’ils en aperçoivent les conséquences, ce n’est point parce qu’il a plu à tel ou tel individu de leur en faire un devoir, c’est parce qu’il n’est pas dans leur nature de faire autrement. De même, si la prodigalité, l’intempérance, la vengeance, la perfidie, l’improbité, produisent pour le genre humain une somme de maux plus considérable que la somme de biens qui peut en résulter, et si les peuples qui voient les conséquences de ces habitudes, les flétrissent par des qualifications déshonorantes, ce n’est point parce que les moralistes, les philosophes ou les ministres des diverses religions l’ont ainsi voulu, c’est parce qu’il est dans la nature de l’homme de sentir et de juger de cette manière.
Ainsi, nous pouvons dire, avec les stoïciens, que les hommes les plus vertueux sont ceux qui vivent de la manière la plus conforme aux lois de leur propre nature ; et que ceux, au contraire, qui ont le plus de vices, sont ceux qui violent le plus fréquemment ces lois, et qui en attirent les peines, soit sur eux-mêmes, soit sur les autres.
[I-463]
De la puissance qui appartient à chacun des éléments de force dont une loi se compose ; de l’étendue des lois morales, et des limites posées, par la nature même de l’homme, à l’action des gouvernements.
À chaque instant, nous exécutons des actions utiles, ou nous nous abstenons d’exécuter des actions funestes, sans être excités ou retenus par l’action de l’autorité publique ; nous agissons, ou nous nous abstenons d’agir, par la seule raison que ces actions nous paraissent bonnes ou mauvaises. Nul n’a besoin de nous commander de prendre des aliments quand la faim nous presse ; et, lorsque nous sommes atteints d’une maladie, nous avons recours au médecin, sans attendre l’ordre du magistrat. Toutes les fois que le bien et le mal d’une action ne s’étendent pas au-delà de celui qui l’exécute ou qui s’en abstient, on peut s’en rapporter, pour la conservation de l’espèce, au besoin qu’éprouve chacun de conserver son individu, si d’ailleurs il en a le moyen.
Notre conduite est la même dans beaucoup de cas où elle a, sur le sort des autres hommes, une influence plus ou moins étendue. Un fermier laboure, sème et moissonne son champ, sans que personne lui en ait donné l’ordre ; un manufacturier ouvre ses ateliers, et un marchand ses magasins, sans qu’un commissaire de police les у invite ; un médecin visite et soigne ses malades, sans être conduit auprès d’eux par la gendarmerie. Leur inaction pourrait cependant être funeste à d’autres hommes ; si les fermiers ne cultivaient pas leurs terres, la famine ne tarderait pas à se faire sentir ; si les manufacturiers fermaient leurs ateliers, et les marchands leurs boutiques, des multitudes d’ouvriers mourraient de faim, et nous manquerions des choses les plus nécessaires ; si les médecins refusaient de visiter leurs malades, beaucoup de gens seraient exposés à périr. Comment les peuples n’ont-ils pas redouté des calamités de ce genre ? Les habitants des villes ne doivent-ils pas craindre que, pour leur jouer un mauvais tour, les habitants des campagnes ne laissent leur champ en friche, et ne cessent de porter du blé au marché ? Les habitants des campagnes ne doivent-ils pas craindre, de leur côté, que les habitants des villes ne leur ferment leurs magasins ? Les malades, que les médecins ne se coalisent pour les priver des secours de leur art ?
Nulle part de semblables craintes n’existent, et il n’est pas difficile d’en voir la raison ; c’est que, dans chacun de ces cas, l’action porte avec elle sa récompense, et l’inaction son châtiment. Le bien qui résulte de la culture des terres se répand sans doute sur la société entière ; mais la partie de ce bien la plus immédiate et la plus considérable, est recueillie par le cultivateur. Le mal qui résulterait du défaut de culture, tomberait infailliblement sur tous ; mais la portion la plus considérable de ce mal tomberait d’abord sur le premier qui voudrait laisser ses terres en friche.
Nous pouvons en dire autant du fabricant, du marchand, et même du médecin ; car les malades ne sont pas moins nécessaires à la prospérité des médecins, que les médecins à la guérison des malades. Ainsi, en même temps que chacun sent qu’il ne peut pas se passer des autres, il est convaincu que les autres ne peuvent pas se passer de lui. Il ne craint pas un mal qu’ils ne peuvent lui faire qu’en se faisant à eux-mêmes un mal beaucoup plus considérable. Il se sent protégé contre eux par l’intérêt même de leur conservation et de leur prospérité. Sa sécurité n’exige donc rien de la part du gouvernement ; l’établissement d’une loi pénale serait une addition de mal dans la société, mais ne procurerait aucun bien.
Il est une multitude d’autres circonstances où les hommes n’ont besoin, pour bien agir, que d’être éclairés, et d’être livrés à l’impulsion que leur donnent leurs sentiments ou leurs intérêts. On a vu précédemment que même dans des pays où il existe peu de lumières, beaucoup de misères et beaucoup de vices, les parents soignent et élèvent leurs enfants, sans que l’autorité publique s’en mêle, et qu’on peut même raisonnablement douter si l’action directe de cette autorité, exercée dans la vue de seconder l’affection naturelle des parents, ne produirait pas plus de mal que de bien. On a vu également que les causes qui produisent l’habitude de l’économie, ont suffi pour créer et conserver toutes les richesses que possèdent les nations ; et que les règlements auxquels on a donné le nom de lois somptuaires, n’ont jamais produit que de la gêne et des souffrances : l’action de l’autorité n’a pas été seulement inutile ; elle a été funeste.
Il est beaucoup d’autres cas où l’action du gouvernement paraît très grande, et où cependant elle se réduit à presque rien. Il est des pays où, après avoir décrété que les pères nourriraient et élèveraient leurs enfants, on a décrété aussi qu’ils leur laisseraient leurs biens après leur décès. De là, on peut être porté à conclure que si les enfants succèdent aux pères, c’est principalement parce que c’est ainsi que l’a voulu l’autorité publique. Mais pour savoir à quoi se réduit, à cet égard, l’influence de cette autorité, il faut examiner ce qui se passe dans les pays où les parents jouissent, comme aux États-Unis, de la faculté illimitée de disposer de leurs biens même par acte de dernière volonté ; on verra que, sur cent mille individus, il n’y en a peut-être pas un qui ne laisse ses biens à ses enfants, pouvant les en priver. Si l’on faisait une loi pour empêcher les biens de sortir des familles, l’influence de l’autorité publique, comparée à l’influence qu’exerce l’esprit de conservation, ne serait donc pas dans la proportion de cent mille à un ; et, dans le cas où cette autorité serait exercée, il pourrait encore être douteux s’il est bon qu’elle le soit [114].
Les forces qui dirigent les hommes dans les cas précédents, les dirigent aussi dans la plupart des relations qui existent entre eux. Une multitude de conventions se forment et s’exécutent sans le concours d’aucune force autre que celle des besoins, des intérêts, de la probité des parties contractantes. À chaque instant, on fait des traités ou des conventions qu’on pourrait rompre sans aucune crainte des tribunaux ; on les exécute cependant, parce qu’autrement on ne saurait vivre. Non seulement on les exécute sans que l’autorité publique exerce aucune influence ; mais, dans le plus grand nombre de cas, on les exécuterait quand même elle voudrait s’y opposer. Nous paierions le boulanger qui nous aurait livré du pain, le boucher qui nous aurait livré de la viande, lors même que cela nous serait défendu par elle ; parce que nous tiendrions moins à lui obéir qu’à ne pas manquer de pain et de viande. Si donc les conventions tiennent lieu de loi à ceux qui les ont faites, ce n’est point par la raison que tel code l’a dit ; mais tel code l’a dit, parce que cela est, et que cela ne pouvait pas être autrement.
[I-468]
En faisant l’analyse de toutes les bonnes lois qui existent dans un pays, nous trouverions que les actions qu’elles commandent ou qu’elles interdisent, sont commandées ou interdites par les intérêts, les sentiments ou les habitudes d’une partie plus ou moins considérable de la population. Nous arriverions à un résultat semblable, si nous faisions l’analyse des lois vicieuses ; nous trouverions qu’elles sont l’expression des intérêts, des passions, des préjugés de la partie la plus influente de la société. Dans un cas comme dans l’autre, l’action de l’autorité n’a pas d’autre effet que de généraliser des actions déjà très communes ; de faire exécuter forcément par quelques-uns, ce que d’autres exécutent volontairement et par choix. Si l’autorité publique n’exerçait aucune influence, les mêmes actions seraient donc exécutées ; mais elles le seraient d’une manière moins générale ; un plus grand nombre d’individus adopteraient une autre manière d’agir.
Dans toute loi, il y a donc, ainsi que nous l’avons vu précédemment, des forces de deux espèces : d’un côté, nous comptons les sentiments, les intérêts, les opinions, les préjugés, les habitudes de la population, considérée sous un point de vue général ; nous comptons, d’un autre côté, les forces diverses dont le gouvernement dispose, et les volontés qui leur donnent le mouvement. Pour simplifier le langage, qu’on me permette de donner aux premiers, le nom de forces morales, et aux secondes le nom de forces matérielles. Tout ce qui est réglé par les forces de la première classe, forme les mœurs d’un peuple, ou ses lois morales ; tout ce qui est réglé par les forces réunies de la première et de la seconde classe, forme ses lois civiles. Il résulte de là que le champ de la législation est beaucoup moins étendu que celui de la morale : le premier ne circonscrit que les actions qui sont le produit commun des deux espèces de force ; le second circonscrit ces mêmes actions, plus toutes celles qui arrivent indépendamment de l’autorité publique.
J’ai fait voir, par exemple, que les forces de la première classe, les forces morales, déterminent les parents à nourrir leurs enfants, à les élever, à leur transmettre leurs biens ; qu’elles déterminent les hommes à créer, à multiplier, à conserver leurs richesses ; qu’elles les déterminent aussi à exécuter la plupart de leurs conventions. Si les forces par lesquelles ces effets sont produits, ne cessent pas d’agir même lorsque l’autorité publique les contrarie, il est évident que leur action ne doit pas cesser lorsqu’elle les seconde. L’action des lois morales s’étend donc aussi loin que l’action de l’autorité publique ; mais quoique l’action de l’autorité publique puisse s’étendre fort loin, elle ne peut jamais aller aussi loin que l’action des lois morales : Il est une foule de faits que l’autorité publique n’a aucun moyen de faire exécuter ; il en est un nombre non moins grand qu’elle ne saurait empêcher.
[I-470]
Il ne suffit pas, pour que des faits soient produits par l’action de l’autorité publique, qu’ils soient commandés dans un livre de lois ; il faut de plus que cette action puisse produire chacun de ces faits, dans tous les cas où ils doivent avoir lieu. Des gouvernements ont essayé de régler, par exemple, les rapports qui existent entre le mari et la femme, entre les parents et les enfants. Ils ont dit : la femme doit obéissance à son mari ; le mari doit protection à sa femme ; les enfants doivent respecter leurs parents. La pratique de ces maximes et d’autres semblables peut être le résultat des forces morales ; mais elle ne saurait être une conséquence de l’action exercée par l’autorité publique. Nul ne saurait, en effet, déterminer d’une manière précise, soit les faits individuels qui constituent l’obéissance, la protection ou le respect, soit le moment où chacun de ces faits doit être exécuté. Or puisque l’autorité publique ne peut exercer aucune action, il est évident que les faits doivent être produits par des forces autres que les siennes. Un gouvernement ne peut agir que lorsqu’il est question d’ordonner ou de punir un fait précis et bien déterminé.
Les forces morales règlent chacun des mouvements auxquels nous nous livrons ; elles nous gouvernent même lorsque nous croyons devoir rester inactifs. Les forces de l’autorité publique ne règlent qu’un petit nombre de nos actions ; elles n’agissent qu’à de longs intervalles. Dans un état civilisé, un homme peut quelquefois arriver au terme d’une longue carrière, sans avoir été dirigé une seule fois par leur influence directe. Il peut s’être abstenu de toute action punissable, sans avoir été retenu par la crainte d’aucun châtiment légal ; il peut avoir rempli toutes ses obligations, par la seule considération de ses devoirs et de son intérêt. Mais, quoique les forces morales aient une grande puissance, surtout dans un état avancé dans la civilisation, on ne peut espérer qu’elles agissent dans tous les cas, et sur tous les membres de la société, avec une égale énergie. La question est de savoir quelles sont les actions utiles ou funestes qui ne peuvent être produites ou réprimées qu’avec le concours de la force publique. Celles-là seulement appartiennent au domaine du gouvernement ; les autres restent sous l’empire exclusif des forces morales.
Nous avons vu, au commencement de ce chapitre, qu’il est des actions utiles que l’homme exécute, et des actions funestes dont il s’abstient, sans y être contraint autrement que par ses propres sentiments, ou par le bien ou le mal qui en résultent pour lui-même. Si nous examinons quelles sont les actions de ce genre, nous verrons que ce sont d’abord celles dont il est tout à la fois l’objet et l’agent. Tant qu’un individu n’agit que sur lui, ou sur les choses qui sont à lui, les abus de pouvoir de sa part sont peu à craindre. S’il se gouverne bien, il en est récompensé par les avantages qui en résultent ; s’il se gouverne mal, c’est sur lui que tombent d’abord les châtiments. Il est vrai qu’il ne peut guère se nuire sans nuire en même temps à d’autres ; en diminuant sa capacité ou en dissipant sa fortune, il prive plusieurs de ses semblables des services qu’il leur devait, ou qu’ils pouvaient attendre de lui. Mais, en même temps, il se prive lui-même des services qu’il pouvait attendre d’eux, et le mal qu’il se fait, et qui se concentre particulièrement sur sa personne, est une peine réprimante assez forte pour le retenir, s’il a l’intelligence assez développée pour voir les conséquences de sa conduite.
Lorsqu’au lieu d’agir sur lui ou sur les choses qui sont à lui, un homme agit sur ses enfants ou sur les choses qui leur appartiennent, le bien et le mal qui résultent de ses actions, peuvent être sentis par eux avant que de l’être par lui, et les affecter plus vivement qu’ils ne l’affectent lui-même. En général, un père souffre lorsqu’il punit ses enfants ; il éprouve du plaisir, lorsqu’il leur cause quelque jouissance. Il n’est cependant pas impossible que, dans le cas du châtiment, la douleur de l’enfant ne soit plus vive et plus immédiate que celle du père, et qu’il en soit de même dans le cas d’une récompense. Aussi, nous voyons que les gouvernements qui n’ont pas cru nécessaire de mettre des bornes au pouvoir qu’un homme a sur lui-même et sur ses propriétés, ont cru utile de mettre des limites au pouvoir des pères sur leurs enfants et sur les choses qui leur appartiennent. Tous ne se sont pas cru cependant dans cette nécessité : il en est plusieurs, au contraire, qui n’ont pas supposé qu’il fût plus dangereux de laisser sans limites le pouvoir d’un père sur ses enfants, que de ne pas borner celui qu’il a sur sa propre personne. Il n’est jamais résulté de ce pouvoir des inconvénients bien graves, dans les pays au moins où les sentiments naturels de l’homme n’ont pas été étouffés par le despotisme ou par une fausse religion. La raison en est que l’homme n’est guère moins attaché à la conservation de sa postérité qu’à sa conservation personnelle ; il l’est même quelquefois davantage. C’est le sentiment que la nature a donné à toutes les espèces animées, sentiment sans lequel elles ne se seraient point conservées. Un homme qui voit ses enfants éprouver du plaisir ou de la peine, n’éprouve pas le même genre de plaisir ou de peine qu’eux ; mais il est affecté en bien ou en mal dans ses affections morales ; et puisque nos facultés morales sont aussi bien une partie de nous-mêmes que nos facultés physiques, il s’ensuit que la même puissance qui protège un individu contre lui-même, protège aussi ses enfants contre les abus de son pouvoir : les mêmes motifs qui le déterminent à veiller à ses intérêts, agissent avec non moins de force en faveur des intérêts de ses descendants [115].
[I-474]
Mais, lorsque l’action d’un individu se porte sur d’autres que sur lui et ses enfants, il peut être affecté d’une manière différente que la personne même sur laquelle il agit. S’il exerce sur elle une vengeance, s’il lui ravit sa propriété, il peut éprouver, au moins dans le moment, une certaine jouissance, tandis qu’elle éprouvera une douleur. S’il paie une dette, s’il exécute une obligation, il peut éprouver une peine, tandis que la personne envers laquelle il s’acquitte éprouvera un plaisir. Ainsi, quoique les actions qu’un homme exerce sur lui-même et quelquefois même sur ses enfants, n’aient besoin, pour être bien réglées, que d’être abandonnées à sa propre direction, il n’en est pas de même dans le cas où c’est sur d’autres personnes qu’il agit. Il faut alors que les forces dont l’autorité publique dispose, puissent, au besoin, le contraindre soit à exécuter certains faits, soit à s’abstenir de certaines actions. Mais quels sont les cas où il est utile que la contrainte soit employée ? Faut-il en faire usage pour réprimer tous les penchants funestes, et pour seconder tous les penchants utiles ?
Si nous observons attentivement tous les hommes, nous verrons qu’il n’en est aucun chez lequel il n’existe deux sortes d’inclinations : les unes, bonnes ou vertueuses ; les autres, mauvaises ou vicieuses. L’individu que nous jugeons le plus estimable, n’est pas celui dont tous les penchants sont portés vers le bien ; car, à cette condition, nous ne pourrions estimer personne ; c’est celui dont les bonnes inclinations ont toujours plus de force que les mauvaises. De même, celui qui nous inspire le plus de mépris ou d’aversion, n’est pas celui qui n’a que des penchants vicieux, puisque l’existence d’un tel individu n’est peut-être pas possible ; c’est celui dont les mauvais penchants l’emportent habituellement sur les bons. Le degré d’estime que nous accordons à un homme est en raison de la faiblesse des inclinations funestes qui sont en lui, et de la force de ses inclinations vertueuses. Le degré de mépris ou d’aversion qu’il nous inspire, est, au contraire, en raison de la force de ses penchants vicieux, et de la faiblesse de ses bonnes inclinations. Tous les biens et tous les maux qui résultent des actions humaines, sont produits par l’un ou l’autre de ces deux genres de penchants [116].
[I-476]
Il ne s’est jamais rencontré de gouvernement qui ait imaginé que l’action de l’autorité publique devait être employée à seconder toutes les bonnes inclinations de l’homme, ou à réprimer tous ses penchants vicieux. Un individu peut former la résolution de suivre tel genre de vie, ou de donner à ses enfants telle ou telle éducation ; s’il n’a pas la force d’exécuter ce qu’il a résolu, si ses désirs, quelque utiles qu’ils soient, n’ont pas assez de puissance pour déterminer sa conduite, il ne trouvera hors de lui-même aucune force qui vienne le seconder. De même, si ces inclinations le portent à la paresse, à l’intempérance, à l’avarice ou à d’autres actions qui nuisent à son individu ou à sa fortune, ses mauvais penchants ne seront pas réprimés par la force de l’autorité publique. Cette force ne réprimera pas davantage sa vanité, son orgueil ou son indiscrétion, quoique ces vices puissent lui causer divers préjudices, et qu’ils soient quelquefois offensifs pour plusieurs membres de la société.
[I-477]
Plusieurs peuples ont tenté cependant de fortifier les inclinations vertueuses, et de combattre les inclinations vicieuses par la force de l’autorité publique. La censure, chez les Romains, n’avait pas d’autre objet. « Un censeur, dit Plutarque, a loi d’enquérir sur la vie, et de réformer les mœurs d’un chacun, parce que les Romains ont estimé qu’il ne fallait pas qu’il fût loisible à chacun, soi marier, engendrer enfants, vivre chez soi en privé, ni faire festins et banquets à sa volonté, sans craindre d’en être repris [117]. » Ce régime pouvait être tolérable pour un peuple militaire qui avait besoin d’être soumis à la discipline et à l’arbitraire des camps, jusque dans l’intérieur de la vie domestique ; mais il eût été aussi inutile qu’insupportable chez une nation industrieuse et civilisée. L’effet qu’il produisit relativement aux mœurs, fut complètement nul ; car il est douteux qu’il ait jamais existé une nation qui ait eu plus de vices que le peuple de Rome. Les tentatives qui ont été faites chez les nations modernes, pour réformer les mœurs par l’action directe de l’autorité publique, n’ont pas été moins vaines. Les peines quelquefois excessives qui ont été prononcées contre certaines actions vicieuses, les règlements à l’aide desquels on a tenté de mettre des bornes aux dépenses privées, n’ont produit aucun bien, et on a été obligé d’y renoncer.
[I-478]
Si l’on recherche les causes qui ont fait renoncer à soutenir toutes les inclinations vertueuses, et à réprimer toutes les actions malfaisantes, par l’action de l’autorité publique, on verra d’abord qu’en général on y a renoncé par l’impuissance de réussir ; on verra, en second lieu, que la somme de mal produite par cette action a toujours excédé la somme de bien.
Toutes les fois que l’action ou l’inaction d’un individu ne s’étend pas au-delà de lui-même, il n’y a pas moyen de l’atteindre, puisqu’il n’y a aucun moyen de le convaincre. Il faudrait ou empêcher les hommes de se trouver dans un état d’isolement, ou avoir autant de surveillants qu’il existerait d’individus. Il n’est guère plus facile de réprimer les actions qui ont lieu entre deux personnes de leur commun accord, lorsqu’un tiers n’en est affecté qu’en raison des maux qu’elles se font à elles-mêmes. Les actions qui se passent dans l’intérieur des familles, sont également hors de l’atteinte des magistrats, à moins qu’elles ne laissent à leur suite des marques auxquelles on peut évidemment les reconnaître, telles que des violences graves [118].
[I-479]
L’action qu’un homme exerce sur les choses qui sont à lui, est dans certains cas plus facile à constater, que l’action qu’il exerce sur lui-même. Aussi, dans les pays mêmes où l’on a renoncé à réprimer par la force publique certaines actions vicieuses, on a cru qu’il n’était pas impossible d’empêcher un homme de consommer ses biens en folles dépenses. Il existe, en France, des lois qui menacent les prodigues d’interdiction ; qui leur défendent de contracter des dettes ou d’aliéner certaines propriétés. Mais, si l’on veut se donner la peine d’examiner quels sont, en réalité, les effets de ces prétendues lois, on sera convaincu qu’ils sont complètement nuls. Si un homme qui n’est pas atteint de folie, et qui a la disposition de ses biens, a résolu de se ruiner, il est aussi impossible de l’en empêcher, qu’il est impossible de l’empêcher de se donner la mort, s’il en a le désir et la puissance. Les peines prononcées contre le suicide ne sont plus à craindre quand on les a encourues ; il en est à peu près de même de celles au moyen desquelles on a prétendu mettre des bornes à la prodigalité : le mal est consommé quand le magistrat arrive, et l’action de l’autorité n’a pas même l’avantage d’être un épouvantail.
Les actes des gouvernements qui ont voulu opérer par l’emploi de la force publique, ce qui ne peut être opéré que par la force des mœurs, ont été jugés par les mêmes règles que toutes les habitudes et les actions humaines : on les a condamnés, toutes les fois qu’on s’est aperçu que la somme des maux qui en résultait excédait la somme des biens, en prenant en considération l’intensité, la durée, la certitude et la proximité des uns et des autres, et surtout le nombre des personnes qui en sont affectées.
Il résulte de là qu’il est des maux qu’il ne faut pas espérer de détruire par l’emploi de la force, et des biens qu’un tel moyen ne saurait produire. Il est des actions ou des habitudes funestes qu’on est obligé de tolérer, à moins qu’on ne veuille produire un mal plus grave que celui qui résulte de ces habitudes ou de ces actions. D’un autre côté, il est des actions ou des habitudes avantageuses qu’on ne peut pas exiger par l’emploi de la force, à moins qu’on ne veuille perdre des biens plus grands que celui qu’il est possible d’obtenir par ce moyen.
J’ai dit précédemment que l’action des lois morales peut s’étendre beaucoup plus loin que l’action de l’autorité publique ; et de là on tire la conséquence que le point où l’action du gouvernement ne peut plus s’exercer sans produire plus de mal que de bien, est le point qui sépare la législation de la morale. Cela est incontestable, en effet, toutes les fois qu’on ne voit dans la législation que l’art d’appliquer aux hommes ou aux choses, l’action de l’autorité publique. Mais lorsque l’on considère la législation comme une science, c’est-à-dire comme la connaissance de l’enchaînement des faits d’un certain ordre, il n’est plus possible de se restreindre dans de telles limites. On ne connaîtrait une loi que de la manière la plus imparfaite, si l’on ignorait, d’un côté, la portion de force ou de puissance qu’elle reçoit des mœurs ou des opinions, et si l’on ignorait, d’un autre côté, l’action qu’elle exerce sur les facultés physiques, intellectuelles et morales des diverses classes de la population.
[I-482]
De l’action des lois de la morale, et des obstacles que cette action rencontre quelquefois dans celle des gouvernements, dans des institutions publiques, ou dans des erreurs populaires.
Nous avons vu qu’il existe dans l’homme deux sortes d’habitudes ; les unes qui sont favorables au genre humain ; les autres qui lui sont contraires. Nous avons vu aussi que l’action de l’autorité publique peut être appliquée à seconder un certain nombre des premières, comme à seconder un certain nombre des secondes. Enfin, nous avons vu qu’il est des actions utiles au genre humain que l’autorité publique ne peut pas exiger, et des actions funestes qu’elle ne peut pas réprimer, sans produire plus de mal que de bien. Ces dernières actions se trouvent en dehors de l’autorité des gouvernements, et restent dans le domaine de la morale.
L’amour du travail, par exemple, est une des inclinations les plus utiles au genre humain ; elle est une des principales causes de nos progrès. L’amour de l’oisiveté est, au contraire, une inclination essentiellement funeste ; si celle-ci l’emportait sur celle-là, les nations les plus florissantes tomberaient rapidement dans la décadence. Un gouvernement ne peut cependant exercer aucune action directe sur les citoyens pour les obliger au travail : s’il voulait les y contraindre par des peines, il serait obligé de les traiter en esclaves ; s’il voulait les y déterminer par des récompenses, il ne pourrait donner que ce qu’il aurait déjà pris ; le découragement qu’il produirait d’un côté, serait plus grand que l’encouragement qu’il donnerait de l’autre ; il lui serait d’ailleurs impossible d’avoir une mesure exacte d’appréciation, soit pour les récompenses, soit pour les châtiments.
Si le mal qui résulte d’une action funeste, se faisait immédiatement sentir à celui qui en est l’auteur, et s’il se concentrait tout entier sur lui, on aurait peu besoin de s’en occuper ; il serait sur-le-champ repoussé par le besoin que chacun éprouve de veiller à sa propre conservation ; jamais un gouvernement n’eut besoin de faire des lois pour empêcher les hommes de se laisser mourir de faim ou de trop s’approcher du feu. Il serait également inutile de s’occuper des actions productives de bien, si l’effet suivait immédiatement la cause, et si cet effet se concentrait entièrement sur l’auteur de l’action ; il n’a pas été plus nécessaire de faire des lois pour obliger les hommes à faire usage d’aliments agréables et sains, qu’il n’a été nécessaire d’en faire pour les empêcher de se crever les yeux.
Mais tous les mauvais effets d’une action ou d’une habitude funeste n’en sont pas des conséquences immédiates, et ne tombent pas exclusivement sur l’individu qui a commis cette action ou contracté cette habitude. Nous avons vu, au contraire, que les actions auxquelles on donne le nom de vicieuses sont, en général, suivies d’un plaisir immédiat pour celui qui s’y livre, et que le mal en est éloigné ou se répand sur d’autres personnes que sur lui. De même, tous les bons effets d’une action ou d’une habitude utile, n’arrivent pas à l’instant même où cette action est exécutée, et ne sont pas sentis uniquement par celui qui en est l’auteur. Les résultats utiles des actions ou des habitudes auxquelles on donne le nom de vertueuses, sont, au contraire, ou éloignés, ou éprouvés par d’autres que par ceux qui ont ces habitudes.
Supposons, par exemple, qu’un homme possédant un capital plus ou moins considérable employé dans une entreprise industrielle, le consomme en folles dépenses ou en vaines prodigalités ; sur qui tomberont les funestes conséquences de ces vices ? Elles tomberont d’abord sur lui. Outre les maux qui seront la suite immédiate de ses mauvaises habitudes, et qui varieront selon les vices qu’il aura contractés, il éprouvera tous les maux qui sont des conséquences de la misère quand elle est méritée : l’impossibilité de satisfaire ses besoins, le mépris, le délaissement. Elles tomberont, en second lieu, sur sa femme, sur ses enfants, sur les divers membres de sa famille ; et celles-là seront en partie de même nature que celles qu’il éprouvera lui-même. Elles tomberont, en troisième lieu, sur les diverses classes de la population qui trouvaient, dans le capital dissipé, le moyen d’exercer leur industrie, et par suite des moyens d’existence. L’incendie des ateliers d’un fabricant jette dans la misère les ouvriers qui y étaient employés, et expose leurs femmes, leurs enfants, à mourir de faim ; s’ils trouvent ailleurs de l’emploi, ce n’est qu’en portant sur le marché une nouvelle quantité de travail et en faisant baisser les salaires. Les souffrances gagnent en étendue ce qu’elles perdent en intensité : le même nombre de personnes doivent vivre sur une plus petite quantité de produits. Or, une folle consommation détruit un capital productif aussi infailliblement qu’un incendie. Enfin, les funestes conséquences qui résulteront d’une mauvaise habitude, seront senties, dans ce cas, par toutes les personnes qui trouvaient, dans les produits du même capital, le moyen d’échanger leurs propres produits et de satisfaire leurs besoins. Un capital productif anéanti, est un débouché fermé presque pour toutes les classes de producteurs. Ainsi, les funestes conséquences des vices d’un individu, pourront être senties par des milliers de personnes, tandis que les plaisirs n’auront été éprouvés que par lui ou par un petit nombre de ses amis.
Les bons effets d’une habitude vertueuse se répandent sur les membres de la société exactement de la même manière que les mauvais effets d’une habitude vicieuse. Il est clair, par exemple, que celui qui, par ses travaux et ses économies, parvient à former un capital qu’il livre à la production, produit des effets diamétralement opposés à ceux que j’ai fait observer dans le cas précédent. Il éprouve d’abord lui-même des privations et des fatigues ; mais les biens sont ensuite sentis par lui, par les divers membres de sa famille, par les diverses classes de la société auxquelles il fournit le moyen d’exercer leur industrie, et par les individus auxquels il livre ses produits, en échange de ceux qu’il reçoit d’eux.
Nous trouverions les mêmes résultats si nous faisions l’analyse de quelque habitude vertueuse ou vicieuse que ce soit, même de celles dont les effets paraissent le plus se renfermer dans les personnes par lesquelles ces habitudes ont été contractées. Qu’un homme, par exemple, consacre la moitié de sa vie à l’étude des lois de son pays, et qu’il devienne un habile jurisconsulte ou un bon magistrat, il est évident qu’il ne pourra être utile à lui-même et à sa famille, qu’en raison de l’utilité dont il sera pour les autres. Il pourra jouir d’une grande considération, et quelquefois même acquérir une fortune considérable ; mais il ne les acquerra que par un échange de services ; qu’en devenant le conseil ou le guide de ceux qui manqueront de connaissances pour diriger leurs affaires ; qu’en administrant la justice avec impartialité et promptitude, et en inspirant ainsi la sécurité à une portion plus ou moins considérable des membres de la société.
Si, au lieu de supposer un homme qui, par ses travaux et par son intégrité, est parvenu à se rendre utile à lui-même, aux membres de sa famille, et à un nombre plus ou moins considérable de ses concitoyens, nous supposons un homme qui, après avoir acquis des connaissances étendues, contracte des habitudes vicieuses, nous arriverons à un résultat opposé. Un médecin, par exemple, qui contracterait l’habitude de l’intempérance ou tel autre vice qui lui ferait perdre la confiance publique, ne nuirait pas seulement à lui-même et aux membres de sa famille ; il nuirait aussi à toutes les personnes qui avaient besoin de ses services, et même à tous ceux qui s’intéressaient à ces personnes. Un père était persuadé que tel médecin aurait guéri son fils de telle maladie ; mais ce médecin, par une habitude vicieuse qu’il a contractée, est devenu incapable. On s’abstient de l’appeler, ou, s’il est appelé, il tue le malade. Les funestes conséquences du vice ne s’arrêtent pas sur l’individu qui meurt ; elles tombent sur ses parents, sur ses amis, sur tous ceux qui s’intéressaient à son sort, et même sur tous ceux qui peuvent craindre de se trouver dans un cas semblable.
Tous les vices, quelle qu’en soit la nature, produisent pour les personnes qui s’y livrent, un mélange de plaisirs et de peines, quoique la somme des peines soit plus grande que celle des plaisirs ; mais ils produisent en même temps, pour un nombre plus ou moins grand de personnes, une quantité considérable de maux qui ne sont compensés par aucune espèce de jouissances. Une fille qui abandonne ses parents pour suivre un individu qui l’a séduite, peut trouver dans quelques plaisirs fugitifs une compensation aux misères auxquelles elle s’expose ; mais la honte et la douleur qu’éprouvent son père, sa mère, ses sœurs et ses frères, et les craintes qu’un tel événement répand dans les familles, sont des maux sans aucun mélange de biens.
Toutes les habitudes vertueuses produisent également, pour ceux qui les ont contractées, un mélange de biens et de maux ; mais elles produisent en même temps, pour d’autres personnes, une certaine quantité de biens qu’aucun mélange de mal n’altère. Une femme qui consacre la plus grande partie de sa vie aux soins de son ménage et à l’éducation de ses enfants, se soumet à des peines qui sont beaucoup plus que compensées par les jouissances qui en sont la suite ; mais les conséquences qui résultent de sa conduite pour son mari, pour ses enfants, pour les divers membres de sa famille et pour les personnes à qui sa conduite sert d’exemple, sont des biens dont ils jouissent sans les payer par aucune peine ou par aucun sacrifice.
[I-489]
La conduite de chaque individu, soit bonne, soit mauvaise, influe donc en bien ou en mal sur le sort d’une multitude d’autres individus. Nous avons vu cependant que l’action de l’autorité publique ne peut être utilement employée à réprimer tous les penchants funestes qui existent dans les hommes, ou à rendre leurs penchants utiles toujours dominants. Il ne reste donc, pour réprimer les habitudes vicieuses ou pour fortifier les habitudes vertueuses, que les forces qui sont inhérentes à la nature même de l’homme, et qui sont des conséquences de son organisation. Mais en quoi consistent ces forces ? Quels sont les moyens qui peuvent les rendre triomphantes, ou qui tendent à les paralyser ? C’est là une des questions les plus importantes de la législation et de la morale : on verra, dans la suite de cet ouvrage, à quelles funestes conséquences ont été conduits les peuples qui ne l’ont pas aperçue, ou qui l’ont mal résolue.
Un vice produit des maux pour un grand nombre de personnes, ainsi que nous l’avons vu précédemment ; mais la part la plus considérable de ces maux tombe naturellement sur l’individu qui est atteint de ce vice ; c’est la peine réprimante qu’y attache l’auteur de notre nature. Une vertu produit du bien pour un nombre plus ou moins considérable de personnes ; mais la part la plus considérable de ces biens est, en général, dévolue à celui à qui cette vertu appartient, ou aux personnes auxquelles il s’intéresse le plus ; c’est la récompense au moyen de laquelle les actions vertueuses sont produites. Ainsi, nous sommes garantis des funestes conséquences des vices d’autrui, non par l’action de l’autorité publique, mais par les châtiments que la nature elle-même prend soin d’infliger aux gens vicieux. Un individu ne peut nous nuire au moyen d’une habitude vicieuse, sans se nuire encore plus à lui-même ; c’est là notre unique garantie. Les avantages qui résultent pour nous des bonnes habitudes des autres, ne nous sont pas non plus garanties par la force du gouvernement ; ils ne le sont que par les biens qui résultent de ces habitudes pour ceux qui les ont contractées, et pour les personnes qu’ils affectionnent ; en pareil cas, le bien qu’on fait à autrui est ou la cause ou l’effet de celui qu’on se fait à soi-même.
Les peines que produit un vice pour l’individu qui s’y livre, et que nous pouvons assimiler au châtiment qu’infligent les tribunaux aux criminels pour diminuer le nombre des crimes, sont de divers genres et varient comme les vices dont elles sont des conséquences ; mais elles affectent toujours l’individu, ou dans ses organes physiques, ou dans ses facultés intellectuelles, ou dans ses affections morales. Souvent elles l’affectent dans toutes ces parties : quelquefois elles l’affectent dans quelques-unes seulement. Si un vice produit la misère, comme la passion du jeu, l’intempérance, la prodigalité, et quelquefois même la paresse, il est assez commun que l’individu qui en est atteint, soit affecté par les peines qui en sont la suite, dans toutes les parties de son être ; qu’il souffre des douleurs physiques, par l’impossibilité de satisfaire ses besoins ou par les maladies qu’il a contractées ; qu’il souffre des douleurs morales, par le spectacle des maux qu’il a attirés sur sa famille, par la décadence où il la voit tomber, et par le mépris ou la haine dont il est devenu l’objet ; enfin, qu’il soit même atteint dans ses facultés intellectuelles, par le décroissement de son intelligence, ou par l’impossibilité de la cultiver. Il est des vices qui ne produisent, pour les individus qui s’y livrent, aucun mal physique immédiat, tels sont l’ambition, l’orgueil, la perfidie, la vengeance, la cruauté et quelques autres. Les peines qui résultent de ces vices, pour ceux qui les ont contractés, sont toutes morales ; s’ils en produisent de physiques, comme cela arrive souvent, ce n’est jamais d’une manière immédiate : les maux physiques, en pareil cas, ne sont engendrés que par les peines morales.
Nous pouvons faire, sur les habitudes vertueuses, les mêmes observations que nous venons de faire sur les habitudes vicieuses. Il en est plusieurs dont les bons effets affectent les personnes qui les ont contractées, dans leurs organes physiques, dans leurs affections morales et dans leurs facultés intellectuelles. De ce nombre sont celles qui multiplient ou conservent pour les hommes des moyens d’existence : telles que le travail, l’économie, l’amour de l’ordre, la tempérance. Il en est d’autres qui ne produisent directement pour ceux qui les possèdent, que des jouissances morales : telles sont la bienveillance, la générosité, la sincérité et quelques autres.
Puisque les peines physiques, morales et intellectuelles que produit un vice pour l’individu qui s’y abandonne, sont la seule garantie que nous ayons contre l’existence de ce vice ; et puisque les jouissances physiques, morales ou intellectuelles que produit une habitude vertueuse pour la personne qui l’a contractée, sont également la seule garantie que nous ayons de l’existence et de la durée des habitudes de ce genre, quel est le moyen le plus sûr, soit de diminuer le nombre des actions vicieuses, soit de multiplier le nombre des actions vertueuses ? Ce moyen est le même que celui que mettent en usage les gouvernements de tous les peuples civilisés, soit pour multiplier le nombre des bonnes actions, soit pour diminuer le nombre des délits ou des crimes. Il n’existe de différence qu’en un seul point : les peines et les récompenses au moyen desquelles les gouvernements tendent à réprimer ou à provoquer certaines actions, sont fixées par eux ; tandis que les peines et les récompenses qui tendent à proscrire les habitudes vicieuses ou à multiplier les habitudes vertueuses, sont fixées par l’auteur même de notre nature, ou par les peuples eux-mêmes.
[I-493]
Ces peines et ces récompenses ne peuvent être efficaces qu’autant qu’elles réunissent les conditions exigées pour l’efficacité des récompenses et des peines distribuées par l’autorité des gouvernements. Il faut qu’elles soient publiques, afin que nul n’agisse ou ne s’abstienne d’agir par ignorance ; qu’elles soient certaines, afin que nul ne se livre à un vice dans l’espérance d’en éviter le châtiment, ou ne s’abstienne d’une action vertueuse dans la crainte de ne point en recueillir les fruits ; enfin, qu’elles soient proportionnées à la gravité du vice ou à la grandeur de la vertu, afin qu’on ne soit pas entraîné par les jouissances qui accompagnent une habitude vicieuse, et qu’on ne soit pas retenu par les peines ou par les sacrifices qu’exige une bonne action
Les peines que produit le vice pour celui qui s’y livre, et les avantages qui résultent d’une conduite vertueuse pour celui qui la suit, peuvent être rendues publiques de deux manières. Elles peuvent l’être, d’abord, par l’enseignement de la morale, qui expose les conséquences bonnes ou mauvaises de toutes les actions humaines ; c’est, si je puis parler ainsi, la promulgation de la loi. Elles peuvent l’être, en second lieu, par l’exposition des faits qui se passent journellement dans la société ; c’est l’exécution de la loi. Lorsqu’un tribunal a infligé une peine à un individu coupable d’une mauvaise action, c’est au grand jour et en face du public qu’on exécute la sentence ; on cherche à garantir la société de crimes nouveaux, en retenant par la crainte des supplices ceux qui seraient tentés de les exécuter. Pour donner aux lois de la morale la même efficacité, il faudrait, si cela était possible, que celui qui les a enfreintes en subît le châtiment aux yeux de tous ceux qui pourraient avoir la tentation de suivre son exemple. Lorsqu’un gouvernement veut multiplier un certain genre d’actions, c’est publiquement qu’il les récompense ; il veut que chacun aperçoive, aussi nettement qu’il est possible, la liaison qui existe entre la récompense et l’action au moyen de laquelle on l’a obtenue. C’est de la même manière que les hommes auraient besoin de voir la liaison qui existe entre des habitudes vertueuses et les conséquences dont elles sont suivies, pour les individus qui les pratiquent : c’est là une partie essentielle de la publicité que doivent avoir les lois, celles de la morale comme les autres.
La certitude des peines est une condition non moins nécessaire à leur efficacité que la publicité elle-même. Ce qui multiplie le nombre des délits, ce n’est pas l’insuffisance ou la faiblesse des peines, c’est l’incertitude de leur application. Dans tous les pays, les hommes craignent presque également la prison, les fers, la mort ; mais, dans tous les pays, il ne règne pas la même certitude sur l’application de ces peines. Le malfaiteur le plus déterminé n’exécuterait pas un vol en présence de témoins, et sous la main de la force publique ; pour se rendre coupable, il a besoin de croire ou qu’il ne sera pas découvert, ou qu’il ne pourra être convaincu, ou qu’il aura quelque moyen de s’échapper, ou que sa grâce lui sera accordée. Les individus qui offensent les lois de la morale font exactement les mêmes calculs ; ils ne les enfreignent que parce que les châtiments attachés à l’infraction leur paraissent manquer de certitude. L’incertitude des récompenses produit un effet analogue relativement aux habitudes vertueuses : on ne prend pas une peine dont on n’est pas sûr de recueillir le fruit, ou de le voir recueillir par les personnes auxquelles on s’intéresse.
La proportion qui doit exister entre les peines et la gravité des vices qui les produisent, ou entre les récompenses et la grandeur des vertus dont elles sont le résultat, a été fixée par la nature elle-même ; mais cette proportion est souvent altérée par l’ignorance et par les faux calculs des gouvernements ou des peuples. Les peines que produit un vice pour celui qui en est atteint, et les avantages qui résultent d’une bonne habitude pour celui qui la pratique, ne peuvent être efficaces qu’autant que les premières excèdent les plaisirs pour lesquels on s’y expose, et que les secondes excèdent les sacrifices au prix desquels on les achète. Mais, comme les effets éloignés d’une action ont toujours plus d’incertitude que ceux qui l’accompagnent ou la suivent immédiatement, les peines que la nature a destinées à réprimer le vice, et les récompenses au moyen desquelles elle produit la vertu, ne peuvent avoir de l’efficacité qu’autant qu’elles gagnent en durée et en intensité ce qui peut leur manquer du côté de la certitude.
La nature n’a laissé aux peuples que le choix des maux : s’ils veulent réprimer ceux qui résultent des délits ou des crimes, il faut qu’ils laissent agir ceux qui constituent la répression ; il faut qu’ils établissent des tribunaux, des procédures, des prisons, des gibets ; il faut qu’ils donnent à un petit nombre d’hommes le pouvoir de poursuivre, d’arrêter, d’emprisonner, même de tuer les individus qu’ils croient coupables ; il résulte de là beaucoup de souffrances, non seulement pour les criminels qui sont poursuivis et convaincus, pour leurs parents et pour leurs amis ; mais aussi pour ceux qui sont poursuivis ou condamnés quoique innocents, et pour ceux qui craignent de l’être. Si jamais un peuple voulait se délivrer de tous les maux de ce genre, il n’aurait pas d’autre moyen que de se soumettre à tous les maux infiniment plus graves qui sont la suite naturelle d’un brigandage sans frein.
Les peuples sont exactement dans la même position, relativement aux habitudes vicieuses ; il faut qu’ils choisissent entre deux genres de maux ; il faut qu’ils laissent aux peines physiques, morales, ou intellectuelles que la nature a destinées à la répression du vice, et qu’elle fait tomber sur l’individu vicieux, la publicité, la certitude, la durée et l’énergie qui sont propres à ces divers genres de peines, ou qu’ils souffrent la multiplication des maux que le vice produit pour les personnes même qui en sont innocentes : s’ils ne veulent pas le mal de la répression, il faut qu’ils se soumettent au mal de l’impunité. Une habitude vicieuse produit, pour celui qui l’a contractée, des plaisirs et des peines ; elle produit, pour une multitude d’autres personnes, des peines sans mélange de plaisirs. Supprimez les peines qu’elle engendre pour l’individu vicieux, il ne restera pour lui que des plaisirs ; cet individu n’aura par conséquent plus de frein, et les autres personnes auxquelles ses vices sont funestes, se trouveront sans garantie. Elles se trouveront, relativement à lui, dans une position plus désavantageuse encore que ne seraient les membres de la société envers les malfaiteurs qu’une autorité quelconque mettrait à l’abri des poursuites et des peines judiciaires ; car il n’est pas impossible de repousser les attaques d’un malfaiteur, mais on n’a aucun moyen d’empêcher un individu de s’abandonner au vice.
Un vice produit naturellement pour celui qui l’a contracté, diverses peines physiques, telles que celles qui résultent de la misère ; il produit divers genres de maladies ; il produit, de plus, des peines morales, le mépris, l’abandon, l’antipathie, le chagrin de voir éteindre ou déchoir sa race ; il produit l’incapacité intellectuelle et les maux qui l’accompagnent. Or, tout acte par lequel un individu, une société ou un gouvernement, diminuent la publicité, l’intensité, la durée, ou la certitude de quelqu’une de ces peines, est une atteinte aux bonnes mœurs. Un tel acte a pour effet d’affaiblir la seule garantie que chacun de nous possède contre les vices d’autrui ; il agit, relativement aux habitudes vicieuses, comme agirait, relativement aux actions que l’autorité réprime, l’existence d’une société qui, par humanité, se ferait un devoir d’aller briser les portes des prisons. Quelques exemples rendront cette vérité plus sensible.
Il n’est aucun genre de vice qui soit plus funeste pour une femme, et plus humiliant pour sa famille, que celui qui la conduit à la prostitution. Ce vice produit pour la femme qui en est atteinte, un certain nombre de plaisirs ; mais il produit aussi un grand nombre de peines, l’extinction de toute affection morale pure, la certitude du mépris et de l’abandon, l’expulsion de toute société qui se respecte, la difficulté et presque l’impossibilité d’élever ses enfants, la privation des secours et de l’appui de leur père, la misère et les souffrances inséparables d’un tel état, les mépris et les mauvais traitements des seuls individus avec lesquels elle puisse avoir quelques rapports, des maladies funestes qui peuvent devenir mortelles, la perspective de voir ses enfants dans le plus bas échelon de l’ordre social, et une vieillesse, en supposant qu’on y arrive, terminée dans la plus affreuse misère, et employée à faire les plus vils métiers.
[I-499]
Tel est le lot de misère attaché à ce genre de vice pour la personne qui s’y livre ; lot très considérable en lui-même, mais qui n’est pas plus grand qu’il ne faut pour la répression du vice, si l’on considère la puissance de la séduction, la facilité avec laquelle on se procure d’abord des moyens d’existence, l’absence de tout genre de travail et même de toute contrainte, l’éloignement dans lequel se présentent les peines, et par conséquent l’incertitude qui y semble attachée.
Le lot de peines qui tombent sur les vieux parents est moins considérable ; mais aussi ce sont des maux qui arrivent immédiatement, et auxquels aucun genre de bien ne se mêle : la honte, l’abandon, des espérances trompées ; une partie de ces maux se répand sur les frères, les sœurs, et sur d’autres membres de la famille ; le mal peut se répandre même sur des familles étrangères, par l’influence ou seulement par la crainte de l’exemple. Je ne parle pas des divers genres de maux que peut causer directement, par ses liaisons, l’individu dont il est question ; les personnes qu’elle peut entraîner dans la même route par ses conseils ou par ses séductions.
Supposons maintenant qu’un peuple se propose de réprimer, chez lui, le vice de la prostitution, et qu’il soit convaincu de l’impossibilité de faire utilement usage des lois pénales ; quels sont les moyens qui doivent se présenter naturellement à son esprit ? Il n’en est que deux : l’un de diminuer, ou [I-500] même de détruire, s’il était possible, les jouissances attachées au vice ; l’autre, de donner aux peines qui en sont la conséquence naturelle pour l’individu vicieux, tout le degré de publicité, de proximité, de certitude et de durée dont elles sont susceptibles. Le premier moyen n’étant point praticable, il ne reste que le second ; mais comment le mettre en usage ? En ne troublant pas l’ordre de la nature ; en abandonnant à elles-mêmes les personnes vicieuses, et en faisant voir aux autres ce que celles-là sont devenues.
Mais si, tout à coup, il se forme, au sein de la population, une société qui ait pour objet de diminuer le nombre des maux que ce vice engendre pour ceux qui en sont atteints ou pour leur postérité, et qui établisse à ses dépens des maisons où elle promet de recevoir gratuitement toutes les femmes qui voudront y faire leurs couches, elle rend, par cela même, la carrière du vice plus aisée ; elle en diminue les peines, non pour les individus qui en sont innocents ; celles-là restent les mêmes ; elle les diminue seulement pour les personnes vicieuses, sans diminuer en rien les attraits que le vice a pour elles.
S’il se présente ensuite une autre société qui se charge de recevoir, de nourrir, d’entretenir à ses frais, tous les enfants nés hors mariage, dont les mères pourraient être embarrassées, et dont les pères ne voudraient pas prendre soin, la carrière du vice sera plus aisée encore. Les peines que ce vice produit, resteront les mêmes pour toutes les personnes auxquelles il est étranger ; les jouissances resteront aussi les mêmes pour les personnes vicieuses ; mais les maux décroîtront pour elles dans une proportion immense. Les soins, les embarras, et quelquefois les maladies inséparables de la maternité, si pénibles même dans des familles qui ne manquent pas de moyens d’existence, lui seront ôtés ; elle n’aura nul besoin de suspendre le cours de ses mauvaises habitudes. Je ne parle pas du sort des enfants ; on verra ailleurs combien petit est le bien qu’on obtient à cet égard, en comparaison des maux au prix desquels on l’achète.
S’il se présente une troisième société qui établisse une maison pour recevoir et traiter à ses dépens celles de ces personnes qui, en se livrant à leurs habitudes vicieuses, ont contracté des maladies dangereuses, la peine du vice est encore affaiblie, non pour les personnes qui en souffrent sans en être atteintes, mais pour la personne qui en a seule éprouvé les jouissances ; les plaisirs qui entraînent vers le vice conservent toute leur puissance ; les seules peines qui peuvent le réprimer perdent de la leur.
Enfin, s’il se forme une quatrième société qui ait pour but de mettre les personnes qui se sont ainsi engagées dans une carrière vicieuse, à l’abri des funestes conséquences qu’entraînent à leur suite le mépris et l’abandon ; qui offre un asile aux prostituées sous le nom de repentantes ; qui leur fournisse des aliments, des vêtements, quand elles prennent en dégoût leur infâme métier ; qui cherche à leur rendre l’estime qu’elles ont perdue et à les faire rentrer dans la société d’où elles ont été exclues, les conséquences funestes du vice restent toujours les mêmes pour les personnes qui en sont innocentes ; mais elles semblent s’évanouir pour celles qui en sont coupables ; et comme l’affaiblissement des peines ne produit aucune diminution dans les jouissances, il n’y a presque plus de raison pour que, dans certaines classes, le vice ne se multiplie pas à l’infini [119].
Il s’est établi, dans une ville d’Angleterre, vers la fin de l’année 1824, une société d’environ trente ou quarante individus, dans la vue de supporter, en commun, les dépenses que chacun des membres encourrait pour l’entretien des enfants bâtards dont il pourrait être déclaré le père. Cette société, ayant son président, son trésorier, son secrétaire, a été dénoncée à l’opinion publique par les journaux, comme ayant pour objet évident l’encouragement du vice ; on l’a menacée de publier le nom de chacun des membres dont elle était composée, si elle ne se dissolvait pas [120].
Il est impossible de ne pas reconnaître, en effet, qu’une telle société est un encouragement pour le vice. Mais comment cela ? En ce qu’elle a pour effet de réduire en petites fractions une des peines que la loi concentre sur le seul individu qui est coupable. Si la déclaration de paternité, par exemple, est suivie de l’obligation de payer annuellement une somme de trois cents francs, l’association, en ne la supposant composée que de trente personnes, réduit cette somme, pour l’individu coupable, à une somme de dix francs. La crainte d’être obligé de payer toutes les années une somme de trois cents francs, aurait pu mettre un frein à ses passions ; la crainte de payer dix francs sera sur lui sans influence. Il est vrai que, si la trentième partie seulement de la peine qu’il aura encourue, tombe sur lui, il aura à supporter la trentième partie de la peine encourue par chacun de ses associés. S’il a à payer dix francs pour son compte, il aura à payer deux cent quatre-vingt-dix francs pour le compte d’autrui ; mais cette dernière partie de la peine, quoique la plus considérable, sera sans influence sur sa conduite, puisqu’elle n’en sera pas une conséquence.
Cette société, évidemment immorale, puisqu’elle réduit à un trentième, pour l’individu coupable, une des principales peines qui tendent à réprimer ses vices, et qu’elle fait retomber sur d’autres individus les vingt-neuf trentièmes qui restent, est cependant moins immorale dans ses effets, que les associations dont j’ai précédemment parlé, et qui existent, sous des noms divers, dans toutes les grandes villes de l’Europe, et particulièrement en Angleterre. Supposons, en effet, que les membres de cette société, après avoir convenu qu’ils supporteraient en commun les condamnations encourues par eux individuellement, eussent ajouté qu’ils fourniraient également en commun aux femmes séduites par quelqu’un d’entre eux, les moyens de faire leurs couches dans une maison commode, leur association n’eût-elle pas été un nouvel encouragement au vice ? Cet encouragement ne serait-il pas devenu plus grand encore, s’ils eussent ajouté qu’ils feraient traiter à leurs frais, et dans des maisons à eux, toutes les maladies qui seraient le produit du vice ; qu’ils délivreraient les mères de tous les soins de la maternité, et qu’ils en supporteraient les frais en commun ? La séduction ne serait-elle pas devenue plus puissante, s’ils avaient ajouté qu’un asile serait ouvert à leurs frais aux femmes qui, après avoir mené avec eux une vie licencieuse, voudraient rentrer dans le sein de la société, et qu’on ne négligerait aucun moyen pour leur procurer une existence honorable ?
Mais que n’aurait-on pas dit si, après avoir formé une semblable association, on l’avait annoncée publiquement et avec ostentation ; si l’on avait sollicité des souscripteurs d’y prendre part ; si l’on s’était adressé aux âmes bienveillantes et charitables ; si l’on avait ouvert de vastes établissements pour mettre à exécution de si magnifiques projets, et que toutes les femmes de toutes les classes, de toutes les conditions, eussent été appelées à lire, sur le frontispice, les encouragements qu’on leur eût donnés ? Les membres d’une telle association eussent été certainement accusés d’être les corrupteurs de la morale publique, et condamnés par tout tribunal jaloux de faire respecter les bonnes mœurs. Quelles sont cependant les différences qu’il y aurait entre une société telle que je la suppose, et celles qui existent dans la plupart des villes de l’Europe ? Une seule : dans le cas que je suppose, les associés ne donnent de l’encouragement qu’à leurs propres vices et aux vices des personnes qui consentent à devenir leurs complices et à profiter de leurs bienveillantes institutions ; le nombre des femmes qui peuvent être séduites est nécessairement limité par le nombre des hommes qui peuvent les séduire ; mais, dans les établissements qui existent réellement, l’appel fait au vice est universel pour les deux sexes. Il est vrai que ces établissements ont été faits dans de bonnes intentions ; mais quelle influence peut avoir, sur une institution vicieuse, l’intention de celui qui l’a fondée ?
Si les institutions, au moyen desquelles on espère diminuer pour les personnes vicieuses, les peines qui tombent uniquement sur elles, et qui sont le seul moyen de répression que nous connaissions, produisaient les effets qu’on en espère, elles seraient essentiellement mauvaises, puisqu’elles multiplieraient les vices en les encourageant, et que de tous les maux qui en seraient les conséquences, il n’y aurait d’adoucie que la part qui tomberait sur les personnes vicieuses. Mais, ce qu’il y a de remarquable, c’est qu’elles produisent le premier de ces deux effets, sans produire le second. Elles n’ont qu’un résultat bien évident ; c’est de rendre incertaines les peines répressives des vices, sans presque rien leur enlever de leur réalité. Elles agissent dans le même sens que les loteries : elles donnent des espérances à tous ceux qui veulent courir quelque risque ; mais, pour un individu qu’elles sauvent d’une ruine complète, elles causent la perte d’une multitude.
On a observé que le nombre de femmes publiques qui existent à Londres excède de beaucoup le nombre de celles qui existent à Paris, même toute proportion de population gardée. Paris est cependant le séjour d’une multitude d’étrangers oisifs ; le nombre de militaires qui s’y trouvent, et particulièrement d’officiers, est très considérable ; toutes les grandes écoles y sont établies ; enfin, dans aucune partie de l’Europe on ne trouve réuni, sur un espace aussi étroit, un nombre aussi considérable de jeunes gens ou de célibataires ; tandis qu’à Londres on ne voit qu’un petit nombre d’étrangers que leurs affaires y attirent ; que le petit nombre de militaires qui s’y trouvent, sont la plupart mariés, même les simples soldats ; qu’il n’y existe point d’université ; que les parents en éloignent leurs enfants le plus qu’ils peuvent ; et qu’à l’exception des spectacles, il n’y a presque point de réunion publique pour les deux sexes. La capitale de France renferme cependant un nombre assez considérable d’institutions propres à encourager le vice ; mais elle en possède beaucoup moins que la capitale de l’Angleterre, et les maux que le vice engendre pour ceux qui en sont infectés, inspire aux Anglais bien plus de pitié qu’aux Français. En France, une femme publique et une femme perdue sont deux expressions parfaitement synonymes : aussi, le nombre n’en est-il pas très grand, comparativement à ce qui en existe dans d’autres pays. En Angleterre, il n’y a point de femmes perdues ; et c’est ce qui fait qu’il y a une multitude immense de femmes publiques [121].
Il est plusieurs genres de vices dont le principal effet est de produire la misère pour l’individu qui les a contractés ; une institution qui a pour objet de mettre à l’abri de la misère toute sorte de personnes, sans distinction des causes qui l’ont produite, a donc pour résultat d’encourager tous les vices qui conduisent à la pauvreté. Les tribunaux ne peuvent condamner à l’amende les individus qui sont coupables de paresse, d’intempérance, d’imprévoyance, ou d’autres vices de ce genre ; mais la nature, qui a fait à l’homme une loi du travail, de la tempérance, de la modération, de la prévoyance, a pris sur elle d’infliger aux coupables les châtiments qu’ils encourent. Rendre ces châtiments vains en donnant droit à des secours à ceux qui les ont encourus, c’est, comme dans les cas précédents, laisser au vice tous les attraits qu’il a ; c’est laisser agir, de plus, les maux qu’il produit pour les individus auxquels il est étranger, et affaiblir ou détruire les seules peines qui peuvent le réprimer. Les lois qui établissent en Angleterre un impôt en faveur de tous les pauvres indistinctement ; celles qui, dans quelques parties de la Suisse, mettent à la charge des paroisses ou des communes tous les habitants indigents, quelle que soit la cause de leur indigence ; enfin, celle qui, dans les États-Unis, établissent des dispositions semblables, ont donc pour effet de multiplier un grand nombre de vices [122].
Tous les vices ne produisent pas pour les individus qui en sont atteints, la même quantité, ni le même genre de peines : il en est plusieurs, ainsi que je l’ai déjà fait observer, qui ne produisent que des peines morales, telles que le mépris, l’aversion, l’exclusion de certaines sociétés, et autres analogues. Ces peines amènent quelquefois à leur suite des peines physiques très graves ; mais quand on paralyse les premières, les secondes ne sont plus à craindre.
Ici, plusieurs questions intéressantes se présentent : quels sont les vices qui ne produisent pour les individus qui en sont atteints, que des peines morales ? Quelles sont les conséquences de ces vices pour les individus autres que ceux qui en sont atteints ? Quels sont les actes des gouvernements, des associations privées, ou des peuples qui diminuent, pour les individus vicieux, la publicité, l’intensité, la durée, la certitude des peines morales propres à réprimer ces vices ? Quels sont, pour le public, les effets de cet affaiblissement de peines ? La solution complète de toutes ces questions exigerait un ouvrage fort étendu : pour ne rien laisser à dire, il faudrait faire un traité de morale et présenter en même temps l’histoire des gouvernements. Je me bornerai à les éclaircir par quelques explications.
On a plusieurs fois tenté de produire ou de réprimer, par la force de l’autorité publique, des actions ou des habitudes qui ne peuvent être produites ou réprimées que par la force de la morale : j’ai fait voir pourquoi ces tentatives ont toujours mal réussi. Mais il est beaucoup d’actions qui sont restées sous l’empire exclusif de la morale, et qui auraient dû être réprimées par la force de l’autorité publique.
Il s’est trouvé des princes qui ont porté assez d’intérêt à leurs sujets pour vouloir régler leurs dépenses privées et réprimer, par des lois pénales, le vice de la dissipation ou de la prodigalité. Il ne s’en est encore rencontré aucun qui ait imaginé qu’il était nécessaire de réprimer, par le même moyen, l’avidité, la bassesse ou l’orgueil de ses courtisans, les dilapidations ou les concussions de ses ministres, l’ineptie des gens en place, les attentats portés par les agents de son gouvernement au bien-être des individus ou des nations. Dans tous les États de l’Europe, sans en excepter l’Angleterre, tous ces faits sont restés dans le domaine de la morale ; je pourrais même dire dans le monde entier, si j’exceptais les États-Unis d’Amérique, dont les institutions ne souffrent pas les vices de ce genre.
La bassesse, la cupidité, l’orgueil, l’ambition, la perfidie, la vengeance, la cruauté, la rapacité, ne sont pas des vices qui, dans nos pays prétendu civilisés, produisent des maux physiques pour les individus qui en sont atteints, lorsque ces individus se trouvent dans les hauts rangs de la société. Les mêmes vices, dans les rangs inférieurs, peuvent conduire au vol, à l’outrage, à l’assassinat, et attirer sur les individus chez lesquels ils se trouvent, des peines physiques très graves, soit qu’elles leur soient infligées dans le moment de l’action par les personnes qu’ils offensent, soit qu’elles leur soient infligées en vertu d’une condamnation légale ; en produisant le mépris et l’aversion, ces vices produisent souvent la misère, qui est elle-même très féconde en douleurs de tous les genres. Lorsqu’ils se trouvent dans les rangs élevés, ils conduisent rarement devant les tribunaux les individus qui les ont contractés ; il est plus commun qu’ils soient une source de richesses, et par conséquent de jouissances physiques. Si Louvois fût né dans les rangs d’où sortit Cartouche, il eût fait brûler, par sa bande, les maisons de quelques magistrats ; il eût péri sur le bûcher ou sur la roue, et Bossuet n’eût pas fait son oraison funèbre. Si Cartouche fût né dans les rangs d’où sortit Louvois, il eût, sans doute, fait piller le Palatinat, mais il est probable qu’il ne l’eût pas fait brûler. Il eût joui en paix du produit de ses déprédations ; et eût emporté, en mourant, les regrets des gens de bien et les bénédictions de l’Église.
Il est donc des actions vicieuses, et, si l’on veut, des crimes qui ne produisent pour ceux qui en sont les auteurs, aucune douleur physique ; ils ont pour effet, au contraire, de produire beaucoup de plaisirs du même genre ; et puisque aucune peine légale ne les réprime, ils ne peuvent être réprimés que par des peines morales : par le mépris, par l’aversion, par la haine qu’ils inspirent au public, contre ceux qui en sont les auteurs, et contre ceux qui en profitent. Les peines de ce genre en produisent une autre qui est la plus puissante ; c’est l’absence de toute sécurité, et la certitude d’être abandonné ou accablé dans les revers. Un homme dont les vices ou les crimes ont fait le malheur d’une ou de plusieurs nations, se sent livré, sans défense, aux courtisans qui l’environnent, s’il est roi ; ou à l’arbitraire du maître qu’il a servi, s’il est sujet. Les courtisans de Néron se délivrent, par la mort, de la crainte qu’il leur cause ; Néron, pour se délivrer des terreurs que lui inspirent ses ennemis, appelle sur son propre sein le poignard de son affranchi.
Les vices qui ne sont réprimés par aucune peine physique produisent donc pour ceux qui les ont contractés et pour ceux qui en sont les instruments, un mélange de plaisirs physiques et de peines morales ; mais ils produisent, pour une immense multitude de personnes, des peines de tous les genres, sans aucun mélange de plaisir : ils produisent la servitude, l’absence de toute sécurité, la misère, l’ignorance, les persécutions, les guerres, les massacres, et toutes les calamités que le despotisme traîne à sa suite.
Les peuples n’ayant pas d’autres garanties contre ces maux, que les peines morales que les vices produisent pour les individus vicieux et pour ceux qui profitent de leurs vices, quels sont les moyens par lesquels on peut accroître ou diminuer la publicité, l’intensité, la durée, et la certitude de ces peines ?
Le moyen le plus sûr d’ôter à la peine sa publicité, c’est d’empêcher qu’il puisse se former aucune opinion publique, et d’enlever à chacun tout moyen d’exprimer son opinion individuelle : soumettre à une censure préalable et arbitraire tous les écrits destinés à être publiés ; empêcher toute réunion publique dans laquelle les citoyens pourraient se communiquer leurs sentiments ; punir toute personne qui oserait appeler l’aversion ou le mépris sur un homme qui, par ses actes, se serait rendu odieux ou méprisable : des sentiments qui ne peuvent pas se manifester, sont considérés, par la plupart des hommes, comme s’ils n’existaient pas.
Les mêmes actes qui portent atteinte à la publicité de la peine, en diminuent l’intensité ; le mépris et l’aversion qui restent ensevelis dans le fond des âmes, sont un châtiment moral moins sévère que le mépris et l’aversion qu’on manifeste publiquement. Ces actes en diminuent aussi la certitude et la durée : on doute de l’existence de sentiments que rien ne manifeste, et le temps affaiblit ou éteint ceux qu’on n’a aucun moyen de mettre au jour. Il n’est aucun gouvernement qui, voulant établir le règne d’un certain nombre de vices, n’ait senti le besoin d’affaiblir les peines répressives de ces mêmes vices, et qui n’ait cherché à détruire la publicité de ces peines.
Le moyen le plus sûr d’en diminuer la certitude, est d’attacher l’estime ou le mépris à des signes de convention dont l’autorité se réserve la distribution arbitraire. Un homme fait une action utile à son pays, on lui donne le signe convenu, et le public honore le signe à cause du mérite de la personne. Un autre fait quelque bassesse, devient le complice heureux de quelque concussion ou de quelque trahison, on lui donne le même signe ; et comme, dans le premier cas, le public a honoré le signe à cause du mérite de l’homme, dans le second, il honore l’homme à cause de l’honneur qu’il a accordé au signe. C’est ainsi qu’on peut faire servir les hommages que les peuples accordent aux vertus, à rendre incertains les châtiments que la nature a destinés à la répression des vices. Cela nous explique comment il s’est trouvé des hommes qui ont repoussé les prétendus honneurs qu’on daignait leur accorder. Ils n’ont pas voulu que l’estime dont le public les environnait, pût être représentée par un signe qui, au besoin, servirait à couvrir les vices de l’individu le plus infâme. Ces signes consistent quelquefois dans un sobriquet, quelquefois dans un morceau d’or ou d’argent, quelquefois dans une broderie, dans un morceau de ruban, ou même dans une jarretière. Quelquefois aussi on considère la fortune comme le signe infaillible du mérite d’un individu ; alors il ne s’agit plus que d’avoir part au pillage d’un peuple, pour être estimé de lui. D’autres fois, le mérite consiste dans la manifestation d’une opinion ; alors chacun est estimé en raison de son talent pour l’hypocrisie.
Il est impossible de multiplier les vices sans décroître dans la même proportion le nombre des vertus. Toutes les fois donc qu’on diminue la publicité, l’intensité, la certitude ou la durée d’une peine destinée à la répression d’une habitude vicieuse, on affaiblit, par cela même, l’habitude contraire. Il arrive cependant quelquefois qu’au lieu d’attaquer indirectement les habitudes vertueuses, on les attaque d’une manière directe, en diminuant la publicité, l’intensité, la certitude ou la durée des avantages qui en sont la conséquence naturelle. Si un homme, par exemple, rend un service important à une nation, et qu’il en soit récompensé par des honneurs particuliers ou par des richesses, l’acte qui empêchera la publicité de la récompense, ou qui en ravira le fruit à celui auquel elle aura été accordée, ou qui en menacera les auteurs de quelque peine, sera un acte essentiellement immoral. Lorsqu’un gouvernement parvient à rendre stérile le dévouement des hommes aux intérêts de leur pays ou de l’humanité, on ne trouve pas longtemps des citoyens dévoués [123].
[I-516]
Nous pouvons tirer de ce qui précède trois conséquences générales. La première, qu’il est des actions malfaisantes que les lois pénales ne peuvent pas atteindre, et des actions bienfaisantes qu’elles ne peuvent pas commander. La seconde, que les premières de ces actions ne peuvent être réprimées que par les peines physiques, morales ou intellectuelles qu’elles engendrent pour ceux qui en sont les auteurs ; et que les secondes ne peuvent être produites qu’au moyen des récompenses qui en sont la suite naturelle. La troisième est que tout acte au moyen duquel on diminue la publicité, l’intensité, la certitude ou la durée de la peine que le vice produit pour l’individu vicieux, est un acte immoral, un acte dont l’effet est de multiplier les vices ; et qu’un acte qui a pour effet de diminuer la publicité, l’intensité, la certitude ou la durée des avantages qui sont la conséquence des habitudes vertueuses, est également contraire aux bonnes mœurs, puisqu’il a pour résultat de diminuer le nombre des bonnes actions.
En disant qu’il est des souffrances que l’intérêt de l’humanité nous défend de soulager, et des avantages dont il faut laisser la jouissance exclusive à ceux à qui la nature l’a attribuée, j’offenserai, je n’en doute pas, les sentiments de plus d’un lecteur. La religion et l’humanité ne nous ordonnent-elles pas de soulager toutes les personnes qui souffrent ? Tous les hommes ne sont-ils pas frères ? Ne doivent-ils pas partager les biens et les maux qu’ils tiennent de leur auteur commun ? Est-il permis à l’homme de se montrer inexorable et sans pitié envers quelqu’un de ses semblables ?
Je ne dis point qu’il ne faut pas soulager les personnes qui souffrent ; je dis seulement que l’individu qui, pour diminuer la souffrance d’une personne, cause à d’autres des souffrances plus graves, ne fait pas une bonne action. Un homme imprudent tombe dans la mer ; si l’on ne peut le sauver qu’en perdant l’équipage, c’est une triste nécessité, mais il faut le laisser périr. La religion nous ordonne de secourir les personnes souffrantes, de consoler les affligés ; sans doute, mais elle nous défend aussi de produire des souffrances et des afflictions. Un homme souffre de la faim ; la religion ordonne de lui donner à manger ; mais si on ne le pouvait qu’en affamant une ville, la religion ordonnerait-elle de le secourir ?
On éprouve, sans doute, un sentiment pénible à voir des êtres souffrants, et à ne pas leur donner des secours dont on peut disposer ; mais quand, dans la vue de réprimer les crimes, la justice frappe les coupables, faut-il, par humanité, s’insurger contre elle ? Faut-il affranchir les condamnés de leurs peines ? Penserait-on que les lois établies par les gouvernements pour la répression des crimes, sont plus justes que celles que la nature elle-même a établies pour la répression des vices ? Les jugements de nos tribunaux nous paraîtraient-ils plus infaillibles que les lois mêmes de notre propre nature ? Si l’utilité du pouvoir de faire grâce a pu être mise en question, même avec nos lois défectueuses et nos tribunaux sujets à prévention et à erreur, qui osera prendre sur lui-même de faire grâce à quelqu’un, de la peine destinée à la répression de ses vices ? Si le vice est constant, qui osera dire que la peine est mal appliquée ou excessive ? Pense-t-on qu’il existerait quelque justice sur la terre, si la faculté d’exercer le pouvoir de faire grâce appartenait indistinctement à tous, et si chacun en faisait usage ?
Dans tous les États de l’Europe, la disposition des peuples à affaiblir, pour les individus vicieux, les peines répressives du vice, est en raison directe du besoin même qu’ils ont de la répression. Si une mauvaise habitude produit peu de jouissances pour celui qui l’a contractée, et si elle est en même temps productive de misère, de maladies physiques et de douleurs morales, les peuples seront assez disposés à se montrer sans pitié : ils laisseront agir, dans toute leur rigueur, les châtiments que la nature a réservés à la répression des vices de cette espèce. Mais, si un vice qui produit d’effroyables calamités pour le genre humain, produit, pour celui qui l’a contracté, de grandes richesses, et par conséquent beaucoup de plaisirs physiques, chacun sera disposé à faire grâce, à l’individu vicieux, des peines morales qui auraient pu le réprimer. On dissimulera le mépris, l’aversion qu’on aura pour lui ; et s’il se trouve un homme qui ait assez de courage et de probité pour exprimer hautement sa pensée, on l’accusera de manquer de politesse ou de savoir-vivre, peut-être même d’être un homme grossier et mal élevé.
Après avoir aplani les voies à la prostitution, après avoir publiquement promis aux femmes qui voudraient entrer dans cette carrière, de les débarrasser des dépenses et des soins de la maternité, de les traiter dans leurs maladies, de leur donner asile en cas d’abandon, de les rétablir, autant que possible, dans l’estime publique, et même de leur assurer des moyens d’existence pour la fin de leurs jours, on paraît avoir cru qu’il fallait établir aussi un pénitentiaire pour les prostitués des gouvernements. Si, après avoir été l’instrument de quelque trahison ou de quelque bassesse ; après avoir, par cupidité, par vengeance ou seulement par vanité, plongé dans la désolation des populations entières ; après avoir appelé la proscription sur une multitude de familles innocentes, et fait livrer au supplice les hommes les plus estimables de leur pays, quelque grand coupable est repoussé comme un vil instrument par les individus dont il a servi les projets, il n’a qu’à débiter quelques phrases, et à protester de ses bonnes intentions, et aussitôt des âmes charitables et bienveillantes accourent pour soigner ses blessures, pour lui donner des consolations, pour le rétablir dans l’estime publique.
[I-520]
N’est-ce donc pas une erreur de dire que la nature elle-même a attaché une peine à chaque vice, afin de le réprimer ? S’il est une multitude de vices qui ne sont suivis, pour ceux qui les ont contractés, d’aucune peine physique, et si les peuples eux-mêmes prennent soin de rendre nulles les peines morales, en cachant ou en étouffant le mépris et la haine que leur inspirent naturellement les grands malfaiteurs, quel est donc le châtiment qui leur est réservé ?
En disant que tout vice entraîne pour celui qui en est atteint, une somme de maux plus ou moins considérable, je n’ai pas affirmé que ces maux arrivaient toujours ; j’ai fait voir, au contraire, que les peuples avaient le moyen de les affaiblir, et j’ai montré à quel prix ils pouvaient y porter remède. Les peuples se trouvent relativement aux habitudes vicieuses, exactement dans la même position où ils sont relativement aux actions criminelles : il faut qu’ils optent entre les maux de la répression et les maux de l’impunité. Juges ignorants ou corrompus, ils peuvent absoudre un tyran et ses satellites de leurs crimes ou de leurs bassesses ; mais ils seront châtiés eux-mêmes de leur ignorance ou de leur corruption ; ils le seront par la multiplication même des tyrans et de leurs satellites. Ils peuvent laisser dans l’oubli, et persécuter même les hommes qui se sont dévoués à leur défense ; mais ils seront punis de leur ingratitude ou de leur iniquité, par l’extinction de tout sentiment généreux, et par l’abandon sous la verge de leurs bourreaux. Les crimes ou les vices de quelques grands coupables peuvent rester impunis ou ne l’être qu’imparfaitement ; mais les vices qui produisent l’impunité restent-ils aussi sans châtiment ? Les supplices que les forts ont toujours réservés aux lâches auraient-ils des charmes pour ceux qui les éprouvent ?
Il n’est point de vice, quand il devient général, qui ne prenne quelque nom honorable. Tant qu’un homme jouit d’un grand pouvoir, on n’oserait dire ce qu’on pense de ses vices ou de ses crimes ; ce serait manquer de prudence, et oublier d’ailleurs ce qu’on doit aux rangs et aux dignités. Lorsqu’il chancèle dans sa puissance, ou qu’il en est déchu, il y aurait de la lâcheté à l’attaquer. Lorsqu’il a cessé de vivre, il ne peut plus se défendre, et ce serait manquer de générosité d’attaquer des hommes auxquels la défense est impossible ; cela ne peut convenir à des peuples braves et généreux.
On dirait, à entendre un pareil langage, qu’il n’y a, sur la terre, de jugements justes que ceux qui se décident en champ clos ou sur les champs de bataille. Mais comment ceux qui parlent ainsi, ne l’adressent-ils pas aussi à la justice ? Ce misérable que l’on expose sur une place publique, désarmé, les bras attachés, environné d’une force militaire imposante, n’est-il pas aussi un être faible et sans défense ? Que ne demandez-vous, ayant qu’un fer brûlant imprime sur lui la marque de sa flétrissure, qu’on lui rende la liberté, qu’on le laisse s’armer de son poignard, et appeler autour de lui une bande armée de complices ? Un combat corps à corps entre les malfaiteurs et les magistrats chargés de rendre la justice ne serait-il pas digne d’une nation brave, généreuse, loyale ? Tacite a flétri Séjan et Tibère, et Séjan et Tibère ne pouvaient plus se défendre. La flétrissure qui s’attache au nom ou à la mémoire des grands criminels, est la seule peine que reconnaissent les hommes qui jouissent d’une grande puissance. Plus cette peine est rapprochée du crime, et plus elle a de certitude et d’intensité ; plus, par conséquent, elle est efficace. Il vaut mieux qu’un tyran et ses satellites soient flétris pendant le cours de leur règne, que de l’être seulement lorsqu’ils ont été déchus du pouvoir. Mais il vaut encore mieux qu’ils le soient aussitôt qu’ils ont perdu leur puissance, que s’ils ne l’étaient qu’après leur mort. En un mot, toutes les fois qu’un certain genre de vices ou de crimes ne peuvent être réprimés que par des peines morales, par le mépris, l’aversion, le délaissement, tous actes, toutes maximes qui tendent à diminuer la proximité, la certitude, l’intensité et la durée de ces peines, tendent, par cela même, à la multiplication de ces crimes. Tous actes ou toutes maximes qui tendent, au contraire, à augmenter la proximité, la certitude, l’intensité et la durée de ces mêmes peines, tendent à l’extirpation des mêmes crimes et des mêmes vices.
[I-523]
Il n’est pas difficile d’apercevoir les causes qui déterminent les jugements des nations, relativement à certains vices ou à certains crimes. Les actions vicieuses ou criminelles qui ne peuvent être réprimées que par des peines morales, sont, en général, celles qui appartiennent à des hommes investis d’une grande puissance ; mais ces hommes ne peuvent être malfaisants sans avoir de nombreux complices, et sans partager avec eux les avantages que le vice ou le crime leur rapporte. Lorsqu’ils tombent, ceux-ci restent debout, et ont un double intérêt à ce que le châtiment ne suive pas de très près l’offense. D’abord, ce châtiment tomberait en partie sur eux ; et en second lieu, il leur ravirait l’espérance qu’ils peuvent avoir de servir quelque autre grand coupable.
« Comme le plus grand supplice des tyrans est la peur, dit Montesquieu, le plus grand crime dont on puisse se rendre coupable envers eux, est de leur faire peur. » Ce que cet illustre écrivain a dit des tyrans, nous pouvons le dire de tous leurs complices. Il résulte de ce sentiment de crainte, que presque tous les hommes qui ont été investis d’un grand pouvoir, ont cherché à fausser le jugement des nations, sur les vices et les crimes qui sont particuliers à certains rangs. Dans tous les pays, ce sont les maîtres qui ont façonné l’entendement des esclaves, et ils l’ont toujours façonné dans l’intérêt de l’esclavage et des vices qui en sont tour à tour la cause et le résultat. Les dernières réformes auxquelles un peuple songe, ce sont celles de ses préjugés et de ses idées ; même lorsque l’excès de sa misère le contraint à secouer le joug, il continue, pendant longtemps, à rendre des jugements tels que les avait dictés l’intérêt de ses oppresseurs ; et c’est en cédant à une fausse pitié qu’il se prépare des calamités nouvelles.
Tout homme, en venant au monde, trouve devant lui deux carrières : celle des vertus et des belles actions, et celle des vices et des crimes ; il faut, autant qu’il est possible, jeter sur l’une et sur l’autre la plus vive lumière ; mais, après les avoir éclairées et avoir montré où chacune d’elles conduit, il ne reste qu’une sauvegarde aux nations : c’est de placer à l’entrée de la dernière cette inscription terrible de l’enfer du Dante :
PER ME SI VA NELLA CITTA DOLENTE :
PER ME SI VA NELL’ ETERNO DOLORE :
PER ME SI VA TRA LA PERDUTA GENTE.
GIUSTIZIA MOSSE ‘L MIO ALTO FATTORE.
……………………………………………….
LASCIATE OGNI SPERANZA, VOI CH’ ENTRATE.
[1] Si quelques personnes consultaient encore ce que j’ai écrit dans le Censeur, ce sont, en général, les parties relatives à l’organisation ou à la distribution des pouvoirs politiques, qu’elles devraient consulter avec le moins de confiance.
[2] De Montlosier, De la monarchie française depuis la restauration jusqu’à la fin de 1816.
[3] Voici les propres paroles de Rousseau : « Il y a donc une profession de foi purement civile dont il appartient au souverain de fixer les articles, non pas précisément comme dogmes de religion, mais comme sentiments de sociabilité, sans lesquels il est impossible d’être bon citoyen ni sujet fidèle. Sans pouvoir obliger personne à les croire, il peut bannir de l’État quiconque ne les croit pas ; il peut le bannir, non comme impie, mais comme insociable, comme incapable d’aimer sincèrement les lois, la justice, et d’immoler au besoin sa vie à son devoir. Que si quelqu’un, après avoir reconnu publiquement ces mêmes dogmes, se conduit comme ne les croyant pas, qu’il soit puni de mort, il a commis le plus grand des crimes, il a menti devant les lois. » Du Contrat social, liv. IV, ch. 8.
On voit clairement ici que Rousseau attache la peine de bannissement, non à une mauvaise action, mais à un défaut de croyance ; il attache la peine de mort, non à un fait déterminé, mais à la présomption d’un mensonge relatif à cette croyance. Je dis à la présomption, car il n’est pas rare qu’un homme agisse contre sa croyance actuelle, et surtout contre la croyance qu’il a eue à une époque antérieure.
[4] Le principe de l’utilité, que M. Jérémie Bentham a fait servir de base à ses traités de législation, a été fortement attaqué soit en Angleterre, soit en France ; et ce qu’il y a de singulier, c’est qu’il a été attaqué, dans ce dernier pays, par un écrivain qui a eu presque toujours pour but dans ses écrits de faire triompher l’utilité publique sur l’utilité particulière (Voyez la préface de l’ouvrage de M. Benjamin Constant sur la religion). On a considéré le principe de M. Bentham comme une nouveauté dangereuse ; cependant au temps où Grotius écrivait, cette nouveauté avait déjà plus de deux mille ans d’existence ; et, depuis Grotius jusqu’à nos jours, il n’est presque point de publicistes qui ne l’aient adoptée. Ce qui est véritablement nouveau, ce sont les attaques dont ce principe a été l’objet en théorie : les plus anciennes datent de la publication des ouvrages de M. Bentham.
[5] Une nation plus éclairée qu’une autre peut avoir cependant une législation plus vicieuse, si elle a le malheur d’être voisine de nations barbares qui influent sur la marche de son gouvernement. Ainsi quelques États de l’Europe, tels par exemple que ceux d’Italie et la France, peuvent, sous certains rapports, être moins avancés que les États-Unis d’Amérique sans être moins éclairés.
[6] Il est des écrivains qui considèrent les erreurs, les préjugés, les vices des peuples, comme les causes uniques de leurs mauvaises lois, de leurs mauvais gouvernements et de leur misère, et qui conseillent en conséquence à ces peuples d’être éclairés, industrieux, et vertueux, s’ils veulent avoir de bonnes lois, être bien gouvernés, et vivre heureux. Ces maximes sont plus faciles à donner qu’à pratiquer ; elles sont justes, s’il est en la puissance de tous les hommes d’être éclairés, et si les vices de chaque individu sont la cause première des maux qu’il souffre. Mais si ces vices sont les effets d’un ordre de choses donné, et si l’on n’a pas la puissance de changer cet ordre de choses, comment est-il possible de les détruire ? Qu’un prédicateur, par exemple, aille dire aux nègres dont les Européens ont fait des instruments de culture : « L’esclavage dans lequel vous êtes nés et qui vous rend si misérables, est l’effet de votre ignorance et de vos mauvaises mœurs ; les vices que vous reprochez à vos maîtres sont des résultats de vos propres vices, et la justice veut que vous en portiez la peine. Si des armées de blancs viennent se placer à côté de vos possesseurs pour rendre leur force insurmontable, c’est encore vous qui avez présidé à la formation de ces armées ; ce sont vos vices qui leur ont mis les armes à la main et qui les ont appelées. Vous êtes ignorants, parce qu’il ne vous plaît pas de vous instruire ; vous êtes paresseux, parce que vous ne comprenez pas les avantages du travail ; vous êtes faux et menteurs, parce que vous êtes des lâches ; vous êtes des lâches, parce que vous ne savez pas être les plus forts ; et vous ne savez pas être les plus forts, parce que vous avez des vices. » Si, dis-je, un missionnaire tenait ce discours aux esclaves de nos colonies, pense-t-on qu’il n’y aurait rien à lui objecter ? Pense-t-on que les raisons que les nègres pourraient donner, ne pourraient pas être données par un peuple de blancs ? Dans toutes les positions, un homme ou même un peuple ne peut pas être industrieux, éclairé et vertueux impunément.
[7] On ne détruit bien une idée fausse qu’au moyen d’une idée juste ; et quand la première a disparu, la seconde reste.
[8] On peut objecter contre cette méthode qu’elle nécessite des longueurs et qu’elle oblige l’esprit à s’arrêter sur des vérités triviales. Cela est vrai ; mais ce sont des objections qu’on peut faire contre toutes les sciences. Qu’y a-t-il de plus simple et de plus trivial que les descriptions que les botanistes nous donnent des plantes ? Qu’y a-t-il de plus commun que des vérités telles que celles-ci : 2 et 2 sont 4 ; qui de 3 ôte 2 reste 1 ? Ce n’est cependant qu’après avoir passé par des vérités de cette nature qu’on peut arriver à résoudre les problèmes les plus difficiles. Il en est de même dans les sciences morales ; c’est en observant les phénomènes les plus simples qu’on arrive à des résultats qu’on n’avait jamais soupçonnés.
[9] Il résulte de ces observations, que les personnes qui ont reçu la meilleure éducation morale, doivent être souvent au nombre de celles qui croient que, pour juger du mérite d’une action ou d’une habitude, il ne faut que consulter ses sentiments. Ces personnes, en effet, n’ont pas besoin d’autre chose pour bien juger et pour bien se conduire ; mais elles ne remarquent pas que, si leurs sentiments, et les habitudes de leur esprit, les dirigent avec tant de sûreté et sans qu’elles aient besoin de réflexion, ce n’est que parce qu’elles ont été élevées avec beaucoup de jugement et de réflexion ; elles tombent dans une erreur semblable à celle que commettrait un habile musicien qui aurait oublié les leçons qu’il aurait reçues, et qui s’imaginerait que les doigts et l’ouïe de l’homme sont naturellement habiles à exécuter et à juger de la musique.
[10] La contradiction entre les deux systèmes est plus apparente que réelle. Je ferai voir plus loin que ce n’est qu’une dispute de mots.
[11] Heinneccius, récit. lib. 1, tit. 2, § 40.
[12] Delvincourt, Instit. de droit civil, titre préliminaire.
[13] Esprit des lois, livre I, ch. 3.
[14] Lois civiles, ch. II, § 6.
[15] Esprit des lois, liv. 26, ch. 4.
[16] Esprit des lois, liv. 1, ch. 2.
[17] Ibid.
[18] Les jurisconsultes considèrent les lois naturelles comme étant éternelles et immuables, et les lois positives comme temporaires et révocables à volonté ; mais cela ne les empêche pas de faire résulter une loi naturelle d’une loi positive. L’esclavage domestique, par exemple, ne peut exister qu’en vertu d’une loi positive ; il est condamné par la loi naturelle. (L. 4 Dig. de just. et jur. L. 32, Dig. de reg. jur.) Cependant ce sont les lois de la nature qui sanctionnent les obligations des affranchis envers leurs patrons : Naturâ enim opera patrono libertus debet. Dig. lib. 12, tit. 6, l. 26, §. 2.
[19] Essai sur l’entendement humain, liv. I, ch. 2.
[20] Histoire et description générale du Japon, par Charlevoix, liv. préliminaire, ch. 2 et 9, et supplément ch. 8.
[21] Voyez l’Essai sur l’entendement humain, liv. 1, ch. 2, §. 9.
[22] Traité de législation civile et pénale, tome I, ch. 13, n. 10.
[23] Traité de législation civile et pénale, ch. 13, n. 10, t. 1, p. 137.
[24] Delvincourt, Institutes du droit civil français, tome I, p. 2 et 3. — Ce jurisconsulte aurait dû nous expliquer ce qu’il entend par le passé relativement à des lois qui, suivant lui, sont éternelles.
[25] Traité de législation civile et pénale, ch. 13, n. 10, t. I, pag. 133-136.
[26] M. Bentham, en considérant les peines et les plaisirs comme sanctions des lois, divise les biens et les maux en quatre classes : physiques, moraux, politiques, religieux. Il dit ensuite que les peines et les plaisirs qu’on peut éprouver ou attendre dans le cours ordinaire de la nature, agissant par elles-mêmes sans intervention de la part des hommes, composent la sanction physique ou naturelle. Mais comment n’a-t-il pas conclu de l’existence de la sanction qui agit sans intervention de la part des hommes, et qu’il nomme naturelle, l’existence même de la loi ? On aperçoit encore ici l’erreur, qui consiste à ne considérer comme naturel rien de ce qui est le résultat de l’ordre social. Voyez les Traités de législation civile et pénale, t. I, ch. 7, p. 46-47.
[27] Le mensonge et l’erreur sont les seuls moyens qui puissent produire un tel effet.
[28] De toutes les puissances, la plus naturelle, la plus incontestable et la plus bienfaisante, est celle d’un père sur ses enfants : celle-là du moins n’est le résultat ni de la violence ni de l’usurpation, ni de la fraude ; on peut en dire autant de la puissance du mari sur sa femme. Il est remarquable cependant qu’en reconnaissant et en consacrant ces deux puissances, les législateurs ne les ont pas considérées comme des droits ; cela résulte du titre même des lois où il en est question. La conversion de l’autorité des magistrats en droits, est le signe le plus infaillible de la tyrannie : c’est le caractère auquel on peut reconnaître qu’un peuple est considéré comme une possession.
[29] Certains philosophes s’accordent avec quelques hommes qui poussent jusqu’à la manie l’amour du despotisme, à faire intervenir la religion dans la formation des lois ; ils diffèrent en un seul point : ceux-ci veulent que les lois protègent Dieu et qu’elles en soient protégées à leur tour ; ceux-là veulent qu’elles soient l’expression de la volonté des dieux, ou qu’elles soient sanctionnées par eux. Suivant Raynal, les lois pénales tombent en désuétude, à moins que le code ne soit sous la sanction des dieux. Pourquoi des dieux ? Les écrivains qui veulent faire du mensonge le fondement de la morale et de la législation, emploieraient-ils le pluriel de peur de passer pour des hommes crédules s’ils employaient le singulier ? Penseraient-ils que, la religion chrétienne ne faisant plus de miracles, il faut en faire faire par les dieux d’Homère et de Virgile ?
[30] Contrat social, liv. 1, ch. 8 et 9.
[31] Ibid. liv. 2, ch. 6.
[32] Contrat social, liv. 1, ch. 6.
[33] Contrat social, liv. 1, ch. 3.
[34] Contrat social, liv. 2, ch. 3.
[35] Ibid. ch. 6.
[36] On a souvent comparé un peuple à un individu ; on a parlé en conséquence de son enfance, de sa jeunesse, de sa maturité, de sa vieillesse, et même de sa taille, et l’on a gravement raisonné sur ces mots comme s’ils représentaient quelque chose. Ce n’est pas là le moins absurde des systèmes.
[37] Contrat social, livre 2, ch. 8.
[38] Ibid, liv. 2, ch. 2, note.
[39] Contrat social, liv. 4, ch. 2.
[40] Contrat social, liv. 2, ch. 1.
[41] Contrat social, liv. 4, ch. 2.
[42] Contrat social, liv. 1, ch. 4, 8, et 9.
[43] Contrat social, liv. 1, ch. 7.
[44] Ibid, liv. 2, ch. 5.
[45] Contrat social, liv. 2, ch. 6.
[46] Rousseau aurait-il pensé que, sous les gouvernements asiatiques, les lois sont l’expression de la volonté générale ? On pourrait être tenté de le croire, si on en jugeait par l’admiration qu’il a manifestée pour les Turcs dans plusieurs parties de ses ouvrages, et surtout par ce qu’il dit à la fin du chapitre Ier du livre 2 du Contrat social. « Ce n’est point, dit-il, que les ordres des chefs ne puissent passer pour des volontés générales, tant que le souverain libre de s’y opposer ne le fait pas. En pareil cas, du silence universel, on doit présumer le consentement du peuple. » D’où l’on peut conclure que, dans l’empire turc, les volontés du sultan sont l’expression de la volonté générale jusqu’au jour où on l’étrangle. Il est vrai que, l’imprimerie étant inusitée en Turquie, il et difficile que des idées se répandent d’une manière assez régulière pour former ure volonté générale. Mais l’imprimerie n’est point nécessaire pour cela, et le gouvernement turc, qui en a défendu l’usage, a rendu service aux mœurs et à la liberté. Ainsi du moins le pensait Rousseau.
[47] Contrat social, liv. 2, ch. 6, 7 et 8.
[48] On verra plus loin ce qui arrive lorsque les législateurs s’avisent de régler les devoirs moraux des membres de la société.
[49] Th. Raynal pensait, à cet égard, comme Rousseau.
[50] Quand Figen, empereur du Japon, voulut faire enseigner la morale dans ses états, les bonzes lui opposèrent une si forte résistance et en furent si irrités, que, pour ne pas être la victime de leur zèle sacré, il fut obligé d’abdiquer. Charlevoix, Histoire générale du Japon, livre préliminaire, ch. 9.
[51] Voyez le Traité des garanties individuelles, par M. Daunou.
[52] Un théologien célèbre, saint Augustin, a prétendu que les gouvernements ne s’étaient emparés de la religion que pour disposer plus facilement des peuples (de Civitate Dei, cap. 32) ; et il est certain, en effet, qu’il n’y a pas de despotisme plus terrible que celui d’un gouvernement qui a joint au pouvoir civil et militaire l’autorité religieuse. Mais ne peut-on pas dire des prêtres qui envahissent le pouvoir civil, ce que saint Augustin dit des chefs des gouvernements, qui se font un instrument de la religion ? Que le magistrat s’arroge l’autorité du prêtre, ou que le prêtre s’arroge l’autorité du magistrat, n’est-ce pas exactement la même chose pour le public ? Ne sont-ce pas toujours des hommes qui réunissent les deux pouvoirs dans leurs personnes ?
[53] Jean-Jacques Rousseau admire beaucoup les législateurs qui ont fait de la religion la base de la morale et des lois. « Mahomet, dit-il, eut des vues très saines, il lia bien son système politique, et tant que la forme de son gouvernement subsista sous les califes ses successeurs, ce gouvernement fut exactement un, et bon en cela. » Ailleurs, il approuve la religion des Japonais ; la raison qu’il en donne est que « C’est une espèce de théocratie, dans laquelle on ne doit point avoir d’autre pontife que le prince, ni d’autres prêtres que les magistrats. Alors mourir pour son pays, c’est aller au martyre ; violer les lois, c’est être impie ; et soumettre un coupable à l’exécration publique, c’est le dévouer au courroux des dieux. » La religion chrétienne parait, au contraire, à Rousseau destructive de l’ordre social ; et, après en avoir fait le plus grand éloge, il cherche à prouver qu’elle est de toutes la plus mauvaise. Il résume ces observations en ces termes : « Mais je me trompe en disant une république chrétienne ; chacun de ces deux mots exclut l’autre. Le christianisme ne prêche que servitude et dépendance. Son esprit est trop favorable à la tyrannie, pour qu’elle n’en profite pas toujours. Les vrais chrétiens sont faits pour être esclaves ; ils le savent et ne s’en émeuvent guère : cette courte vie a trop peu de prix à leurs yeux. » Contrat social, liv. 4, ch. 8.
Pour compléter le parallèle qu’a fait Rousseau des diverses religions, il ne lui manquait plus que de prouver que les hommes avaient fait bien plus de progrès au Japon et dans l’empire de Mahomet, que chez les peuples chrétiens de France, d’Angleterre ou des États-Unis d’Amérique. S’il eût entrepris de prouver que les arts, les sciences, le commerce, les mœurs et les lois, étaient plus avancés chez les Japonais et chez les Turcs que chez aucun peuple chrétien, il n’eût manqué ni de raisons, ni d’admirateurs ; il eût trouvé bien plus de morale et de liberté à Constantinople qu’à Philadelphie.
[54] Bentham. (B. M.)
[55] On reconnaît volontiers, au moins en paroles, que le bien public ou l’utilité générale doit être le résultat de la législation ; mais chacun entend par bien public ou par utilité générale, l’utilité ou le bien exclusif de la nation dont il fait partie. Un Anglais, par exemple, dira, de très bonne foi, que les ministres de son roi, avant de proposer une loi au parlement, doivent calculer les biens et les maux qui en résulteront pour la nation anglaise, et se déterminer pour le parti qui produira le plus de bien ; mais, fut-il président d’une société biblique, il se moquera de vous, si vous lui dites que ses ministres doivent faire entrer dans leurs calculs les biens et les maux que la même loi produira pour les autres nations. Demandez-lui cependant pourquoi les ministres doivent consulter autre chose que leur intérêt personnel et immédiat, ou pourquoi ils ne doivent pas consulter l’intérêt de tous les hommes en général ? Il ne saura que répondre, à moins d’avoir recours au contrat social, à des conventions primitives, ou à d’autres absurdités de ce genre. Ainsi, même lorsqu’on admet le principe de l’utilité générale comme base de la législation, on d’entend qu’une utilité privée relativement au genre humain ; d’où il résulte que la morale n’a point de base, et que tout se réduit à savoir quel est le plus fort dans un moment donné. J’ai cité de préférence un Anglais, parce que c’est un des peuples qui raisonnent le mieux sur la législation ; mais j’aurais pu tout aussi-bien prendre mon exemple en France ou même en Amérique.
[56] Il suit évidemment de là que la législation et la morale ne peuvent faire des progrès durables et assurés, que par une grande diffusion de lumières, et par l’action générale du genre humain sur les individus ou sur les collections d’individus qui cherchent leur bien particulier dans les maux du grand nombre, et qui se sentent dispensés à demander pourquoi le bonheur public doit être l’objet du législateur. Je me trouve ici en opposition avec un écrivain dont on peut ne pas partager toujours les opinions, mais dont on ne saurait du moins contester ni l’esprit, ni les talents, ni la persévérance à défendre la liberté : c’est M. Benjamin Constant. Voici comment il s’exprime :
« Depuis que les hommes d’État de l’Europe ont adopté pour maxime que toute amélioration doit venir du pouvoir seul, être accordée exclusivement par lui, et n’être accordée que lorsque les peuples n’ont fait aucune tentative pour imposer des conditions ou tracer des limites à l’autorité, personne, ce semble, ne doit intervenir dans ce qui touche au gouvernement ; personne ne le peut sans affronter des périls inutiles, et, ce qui est plus grave, sans appeler sur sa tête une responsabilité morale qui me paraît un trop lourd fardeau.
« En effet, n’est-il pas incontestable qu’en démontrant l’existence d’un abus, la nécessité d’une réforme, on s’expose à en faire naître le désir dans l’esprit d’une multitude qui souffre de cet abus, ou qui gagnerait à cette reforme ? Et qui peut prévoir le résultat d’un désir né de la conviction, et devenu plus ardent par les obstacles mêmes ? Mais si ce désir entraîne les nations à des réclamations trop hardies, ou à des actes irréguliers, il s’ensuivra qu’elles seront privées pour un temps beaucoup plus long des biens qu’elles sollicitent. C’est à ce triste résultat que je ne veux contribuer d’aucune manière.
« Je ne m’exagère point l’influence qu’exercent les écrivains : je ne la crois point aussi étendue que les gouvernements la supposent ; mais cette influence existe pourtant. C’est à elle qu’on a dû l’abolition des rigueurs religieuses, la suppression des entraves du commerce, l’interdiction de la traite des noirs, et beaucoup d’améliorations de divers genres.
« Dans tout autre temps cette conviction, eût ajouté au courage, elle arrête maintenant la conscience. Il est établi que d’en haut seulement doit venir la lumière. Les vœux que celle qui viendrait d’en has suggérerait aux peuples seraient une raison pour que l’accomplissement de ces vœux fut indéfiniment ajourné, pour peu que leur manifestation fut imprudente.
« Je me tairai donc sur la politique. Le pouvoir a réclamé pour lui seul la totalité de nos destinées » Commentaires sur l’ouvrage de Filangieri, par M. Benjamin Constant, II° partie, ch. Ier.
Ce qu’il y a de plus remarquable dans les opinions de M. Benjamin Constant sur le sujet qui nous occupe, c’est qu’après avoir démontré la nécessité de ne point éclairer le public de peur qu’il ne manifeste imprudemment le désir d’obtenir de bonnes institutions, l’auteur démontre la nécessité de donner de l’énergie au sentiment religieux, afin que la cause de la liberté ne manque pas de martyrs ; d’où l’on pourrait conclure que le fanatisme dépourvu de lumières, est ce qu’il y a au monde de plus propre pour réformer de mauvaises lois ou pour en établir de bonnes. Voy. la préface de l’ouvrage intitulé : De la Religion.
[57] La Politique d’Aristote, liv. 3, chap. 4, § 7, et chap. 5, §§ 1 et 4.
[58] Cic. de Off., lib. I, c. 25.
[59] Voici les propres expressions de Grotius : « Sed sicut cujusque civitatis jura utilitatem suæ civitatis respiciunt, ita inter civitates aut omnes aut plerasque ex consensu jura quædam nasci potuerunt, et nata apparet, quæ utilitatem respicerent non cætrum singulorum, sed magnæ illius universilatis. » De jure pacis ac belli, prolegomena, pag. 2 et 3 de l’édition d’Amsterdam de 1660.
[60] Wolff, Instit jur. nat. et gent., § 12. — Vattel a adopté les principes de Wolff dans ses Questions de droit naturel.
[61] Fundamenta jurisprudentiæ naturalis, § 19, p. 5.
[62] La Politique, liv. 3, chap. 7, § 267.
[63] Fundamenta jurisprudentiæ naturalis, §. 1. 267.
[64] Les hommes mêmes qui ont établi les systèmes les plus funestes ont eu ou ont dit avoir pour but l’utilité. Hobbes ne cherche à établir le despotisme qu’en se fondant sur ce principe. J.-J. Rousseau, dans son Contrat Social, dit, en commençant son système, qu’il tâchera d’allier toujours dans ses recherches ce que le droit permet avec ce que l’intérêt prescrit, afin que la justice et l’utilité ne se trouvent point divisées. Enfin, il n’y a pas jusqu’à ceux qui ont combattu le principe de l’utilité et de l’intérêt bien entendu, qui n’aient pris ce principe pour base de leurs raisonnements ; ils ont voulu remplacer le système de l’utilité par un système plus utile, et substituer à l’intérêt bien entendu un intérêt mieux entendu. C’est à cela que se réduit tout le système de M. Benjamin Constant sur le sentiment religieux.
[65] L’objection dont je parle ici, n’est pas une vaine supposition. Discutant un jour avec un de mes amis sur le fondement des lois et de la morale, je prétendais qu’il n’y avait pas de fondement plus solide que celui que M. Bentham a si bien développé : l’utilité générale. Ce principe, me répondit-il, est bon pour nous qui nous croyons soumis à des devoirs ; mais comment prouverons-nous à des législateurs qui se moquent du public, et qui ne croient pas à l’enfer, que le bonheur public doit être leur objet, ou que l’utilité générale doit être le principe de leurs raisonnements ? Pour des hommes semblables, le mot devoir a-t-il une signification ? Cette objection faite par un homme d’un sens profond et d’un sentiment moral très délicat, me laissa, je l’avoue, sans réponse. Il a fallu у réfléchir longtemps pour me convaincre qu’une vaste diffusion de lumières est le seul moyen de faire faire à la législation et même à la morale des progrès assurés. Il faut que les peuples deviennent assez éclairés, pour que les hommes investis du pouvoir, qui mettent des intérêts individuels au-dessus de l’utilité générale, et qui ne croient pas à un autre monde, trouvent au moins leur enfer dans celui-ci.
[66] Quelquefois on considère les lois suivant lesquelles un peuple existe et se perpétue, comme étant des conséquences ou des développements d’un acte établi par un prince ou par une assemblée. On dit alors que cet acte, auquel on donne le nom de charte ou de constitution, est une loi fondamentale qui sert de base à l’ordre social tout entier, et à laquelle ou ne peut porter atteinte sans que la société tombe en ruine. On dirait qu’il en est des peuples comme de ces édifices construits aux frais du public, dont certains magistrats prétendent poser la première pierre, par la raison qu’ils regardent faire les maçons. Il est vrai que ces lois fondamentales et éternelles sont fort souvent détruites sans que les peuples s’en trouvent plus mal ; quelquefois même ils en sont beaucoup mieux.
« La loi fondamentale de tout pays, dit Voltaire, est qu’on sème du blé, si l’on veut avoir du pain ; qu’on cultive le lin ou le chanvre, si l’on veut avoir de la toile ; que chacun soit le maître de son champ, soit que ce champ appartienne à un garçon ou à une fille ; que le Gaulois demi-barbare tue tout autant de Francs, entièrement barbares, qui viendront des bords du Mein, pour s’emparer de ce champ qu’ils ne savent pas cultiver, ravir ses moissons et ses troupeaux, sans quoi le Gaulois deviendra serf du Franc, ou sera assassiné par lui.
« C’est sur ce fondement que porte l’édifice. L’un bâtit son fondement sur un roc, et la maison dure ; l’autre sur du sable, et elle s’écroule. » Dictionnaire philosophique. LOI SALIQUE.
[67] Nous sommes si disposés à étendre notre existence, en nous reportant à une époque où nous n’existions pas encore, ou à une époque à laquelle nous aurons, depuis longtemps, cessé d’exister, que nous considérons souvent comme nous étant personnelles les actions honorables qui ont appartenu à nos ancêtres, ou que nous supposons devoir être exécutées par nos descendants. Nous parlons des victoires que nous avons remportées il y a des siècles, sur nos ennemis, des trahisons ou des cruautés qu’ils avaient commises contre nous, comme si ces peuples existaient encore, comme si notre existence individuelle avait trois ou quatre siècles de durée. C’est par une suite de ce sentiment que les vengeances se transmettent de génération à génération, chez les peuples barbares, et que, chez les peuples civilisés, nous voyons des hommes si ridiculement vains de ce qui a été fait, dit ou écrit, il y a plusieurs siècles, par d’autres que par eux. C’est ce ridicule qu’a si bien exprimé Shakespeare dans une de ses meilleures comédies. Abraham Slender, énumérant les titres de son cousin Robert Shallow : « Esquire, in the county of Gloster, justice of peace, and coram » ajoute : « And a gentleman born, who writes himself, armigero, in any bill, warrant, quittance or obligation, armigero. »
À quoi Shallow répond : « Ay, that we do, and have done any time those three hundred years. » (The Merry Wives of Windsor.)
C’est sur une illusion de ce genre, qu’est fondé tout l’orgueil nobiliaire.
[68] Les jurisconsultes ont distingué deux sortes de lois : les lois écrites et les lois non écrites. Ils se seraient exprimés d’une manière plus juste, s’ils avaient dit que les peuples ont des lois non décrites et des lois dont on a fait la description. En considérant les codes comme de simples descriptions, on aurait compris que, pour transporter les lois d’une nation chez une autre, il ne suffisait pas d’y transporter ou d’y faire réimprimer un livre. La facilité avec laquelle les peuples d’Europe se sont appropriés le code de Justinien, me fait croire que la plupart de ces lois existaient déjà, et qu’on avait besoin seulement qu’elles fussent bien décrites. L’état de barbarie dans lequel étaient alors la plupart des langues modernes, et la clarté, la précision et même l’élégance avec laquelle les jurisconsultes romains décrivaient les faits qui se passaient sous leurs yeux, suffiraient pour expliquer l’admiration que leurs décisions excitèrent, et qu’elles inspirent encore à ceux qui les étudient. J’aurai occasion de démontrer ailleurs que les peuples d’Europe n’adoptèrent pas de lois nouvelles, en s’emparant du recueil publié par ordre de Justinien, et que ce recueil n’obtint un si grand succès, que parce qu’il renfermait une description exacte de ce qui se passait dans la société, et qu’il fournissait le moyen de satisfaire des besoins préexistants. Les jurisconsultes romains avaient décrit les actes de la vie civile, comme Hippocrate les symptômes des maladies ; et ce qui a fait le succès du dernier a fait le succès des premiers : l’exactitude des descriptions, la justesse des observations.
[69] C’est faute d’avoir compris cela que les peuples ont vu quelquefois des garanties dans des promesses dont rien n’assurait l’exécution, pas même la bonne foi des promettants. Qu’un gouvernement, par exemple, dise à un peuple, Je garantis à chacun la liberté de publier ses opinions ; cela constituera-t-il une garantie contre lui-même ou contre les exécuteurs de ses volontés ? Non assurément, puisque la garantie sera inutile tant qu’il ne la rendra pas lui-même nécessaire, et qu’on ne la trouvera plus, aussitôt qu’on en sentira le besoin. Suivant Hume, les rois d’Angleterre ont confirmé la grande charte trente fois. Que de temps et de violences il a fallu à la nation anglaise, pour lui faire comprendre que des déclarations, des confirmations, des promesses et même des serments ne sont absolument rien, aussi longtemps qu’il n’existe pas dans la société une puissance indépendante qui ait le désir et la force de les faire respecter par ceux qui en sont les auteurs !
[70] L’action qu’exercent les peuples sur eux-mêmes par l’intermédiaire de leur gouvernement, et qui constitue un des éléments de la loi, est celle que les mauvais gouvernements subissent avec le plus d’impatience. Il n’y a pas un individu, vivant ou aspirant à vivre aux dépens du public, qui ne considère comme une calamité, et presque comme un crime, toute tentative par laquelle une nation cherche à agir sur sa propre destinée, en agissant sur les idées ou sur les passions de ceux qui la gouvernent.
[71] Voyez Montesquieu, Esprit des lois.
[72] Des révolutions de ce genre, dont on a vu des exemples dans quelques pays, ne sont guère possibles dans un pays libre où tous les magistrats sont élus par le peuple, comme aux États-Unis d’Amérique.
[73] Les esprits même les plus judicieux, les plus exempts de préjugés, n’ont pas toujours évité l’erreur qui consiste à prendre la description pour la chose décrite. « Londres n’est devenue digne d’être habitée, dit Voltaire, que depuis qu’elle fut réduite en cendres. Les rues, depuis cette époque, furent élargies et alignées : Londres fut une ville pour avoir été brulée. Voulez-vous avoir de bonnes lois ? Brûlez les vôtres et faites-en de nouvelles. » Diction. philosoph. V° Loi Salique.
C’est comme si l’un disait à un homme qui se plaindrait de sa laideur : Voulez-vous avoir une belle figure ? Brûlez votre portrait et faites-en faire un autre. On peut brûler des livres ; mais on ne peut pas plus brûler les lois d’un peuple, qu’on ne peut brûler ses passions, ses erreurs, ses préjuges, et les diverses classes de la population qui maintiennent les autres dans l’état où elles se trouvent. Avant le règne de Charles VII, aucune des nombreuses lois coutumières suivant lesquelles la France se régissait, n’avait encore été décrite. Si un philosophe avait dit aux peuples qui existaient alors, vos lois sont mauvaises, jetez-les au feu, ils auraient eu de la peine à comprendre comment il était possible de brûler des lois.
[74] Lorsque la cour de Cassation fut établie, la France n’était pas encore régie par une législation uniforme, et il fut ordonné que, dans cette cour, il у aurait des juges pris dans toutes les cours d’appel. Mais alors toutes les coutumes avaient été déjà décrites ; il existait un grand nombre de lois générales, et la France touchait au moment où elle allait être soumise à une législation uniforme.
[75] Il est assez commun aux philosophes de décrire des lois imaginaires, et de les présenter ensuite aux nations sous le nom de constitutions ou de codes : c’est ainsi que nous avons eu des républiques, des monarchies constitutionnelles, etc. Il est douteux si les maux qu’ont produit ces codes imaginaires, n’ont pas excédé les biens qui en sont résultés.
[76] Si une loi est conforme à l’intérêt du genre humain, il suffira sans doute pour bien l’entendre de connaître et de consulter cet intérêt ; mais si elle a été faite dans la vue de favoriser quelques individus aux dépens du public, si elle est oppressive ou tyrannique, comment peut-on espérer de bien l’entendre et de bien l’exécuter, si l’on ne recherche pas l’esprit ou la pensée du législateur ? Cette objection est fondée ; mais il reste à démontrer qu’il est du devoir des peuples de bien entendre des lois tyranniques, et de les appliquer dans l’esprit qui les a dictées ; il reste à démontrer que les hommes sont obligés, en conscience, de conformer leur conduite aux idées d’un despote ou d’un esprit faux, même lorsqu’ils ont la puissance de se conduire autrement. Si une loi est bonne, on l’entendra bien en consultant l’intérêt public ; si elle a été faite dans de mauvais desseins, il faut encore consulter l’intérêt public, car il est bon qu’elle soit détruite. Dans tous les cas, la pensée du législateur est hors de la question.
[77] Un homme qui est agité de passions malfaisantes, est un homme qui souffre, parce que de telles passions engendrent la douleur ; mais il ne s’ensuit pas qu’un homme qui souffre, soit toujours agité de passions malfaisantes. On dit souvent d’un homme pauvre, c’est un misérable ; mais on ne dirait pas d’un homme qui est misérable : c’est un homme pervers.
[78] Si nous n’avons pas la même sympathie pour un individu qui éprouve un plaisir ou une peine physique, que pour celui qui éprouve une jouissance ou une peine morale, il est aisé de voir les motifs de la différence. Un plaisir physique ne peut se répandre hors de l’individu qui l’éprouve ; on peut se procurer des plaisirs de ce genre, non seulement sans que personne en soit plus heureux, mais en faisant le malheur d’un grand nombre d’individus. Mais une jouissance morale ne peut, en général, exister qu’autant que plusieurs personnes sont heureuses en même temps, il faut, pour qu’elle soit réelle, qu’elle soit produite par des affections bienveillantes, par celles qui engendrent des plaisirs pour d’autres personnes. Les peines et les jouissances morales sont plus sociales, et appartiennent plus spécialement à l’homme ; les jouissances physiques tendent plus à l’isolement : elles peuvent être le partage des animaux les plus solitaires et les plus grossiers.
[79] Diderot, Vie de Sénèque.
[80] Jérémie Bentham, Traité de législation.
[81] Denys d’Halicarnasse, liv. 6, § 62.
[82] Lorsque le sénat envoya des députés à Marcius pour l’exhorter à ne pas faire la guerre à Rome, ces députés le menacèrent d’égorger à ses yeux sa mère, sa femme et ses deux enfants. « Si vous assiégez nos remparts, lui dirent-ils, on n’épargnera personne de votre famille ; il n’y aura point d’opprobre et de supplice par où on ne les fasse passer. » Denys d’Halicarnasse, liv. 8, § 28.
Lorsque Cassius fut mis à mort comme ayant aspiré à la tyrannie, ses biens furent confisqués, sa maison rasée, et il fallut un décret particulier du sénat pour exempter du supplice ses jeunes enfants ; jusqu’à cette époque, on avait égorgé les enfants toutes les fois que les pères avaient été trouvés coupables. Denys d’Halicarnasse, liv. 8, § 80.
[83] Volney.
[84] Plutarque, Vie de Coriolan.
[85] J’exposerai ailleurs la nature, les causes et les effets de l’esclavage, chez les anciens et chez les modernes.
[86] Plutarque, Vies de Marius et de Sylla.
[87] Plutarque, Vies de Caton le censeur et de Flaminius.
[88] Plutarque, Vies de Publicola et de Cicéron. — Voyez les Vies de Marius, de Sylla, de César, de Pompée, d’Antoine, de Cicéron et de Caton d’Utique.
[89] Les stoïciens avaient, pour inspirer le mépris des richesses, une raison que je n’ai pas développée ici, c’est qu’elles exposaient le possesseur à être proscrit, et le tenaient dans un état d’alarmes continuel. Quand Sénèque suppliait Néron de reprendre les riches présents qu’il lui avait faits, il lui demandait, en termes polis, de lui rendre la sécurité dont il l’avait privé.
[90] On peut voir le système de morale des stoïciens dans la théorie des sentiments moraux d’Adam Smith. — Cette doctrine est exactement la même que celle de M. Bentham.
[91] Si l’on avait toujours jugé les actions humaines par les effets qu’elles produisent, se serait-on jamais avisé de dire que c’est l’opinion des peuples qui rend leurs actions vertueuses ou vicieuses ? Un philosophe eût-il jamais écrit le passage que voici : « Peut-on trouver nulle part des nuances intermédiaires entre la fidélité conjugale, imposée par nos mœurs, et la prostitution honorée chez les peuplades disséminées sur le grand Océan ? Il est donc des vertus et des vices, comme il est une beauté et une laideur, de localité et de convention : changez de latitude, la laideur se change en beauté, le vice est changé en vertu » ? Fleurieu, Voyage du capitaine Marchand, t. 1, ch. 3, p. 238.
Les lois de la morale ne sont pas plus arbitraires que les lois du monde physique ; mais on peut ignorer les premières comme les secondes, et l’ignorance n’en suspend pas les effets.
[92] Le système qui suppose que tout le bien et tout le mal qui arrivent dans la société sont produits par l’action du gouvernement, est au fond le même que celui de Hobbes ; il n’en diffère qu’en un seul point ; Hobbes suppose qu’un individu qui commande va toujours droit, et que la population va toujours de travers ; dans le système où l’on prétend que tout le bien se fait par le gouvernement, on place dans une assemblée ou dans un conseil le privilège que Hobbes place dans un individu ; mais, dans l’un comme dans l’autre, le genre humain est considéré sous le même point de vue.
[93] Un législateur de l’antiquité jugea qu’il ne devait pas faire de lois pour réprimer le parricide. Nos gouvernements ont été plus prévoyants, et sans doute ils ont eu raison. Je ne suis pas très convaincu cependant que leur imprévoyance à cet égard et à quelques autres, eût beaucoup plus troublé la sécurité publique parmi nous, que ne la troubla chez les Athéniens l’imprévoyance de Solon.
[94] Macartney, Voyage en Chine et en Tartarie, t. 2, сh. 4, p. 378. — Barrow, Voyage en Chine, t. 3, ch. 13, p. 94 et 95.
[95] Macartney, Voyage en Chine et en Tartarie, t. 4, ch. 3, p. 209.
[96] Barrow, Voyage en Chine, t. 1, ch. 4, p. 283 et 286.
[97] Id. p. 295.
[98] Barrow, Voyage en Chine, t. 1, ch. 2, p. 126 et 127, et ch. 4, p. 286 et 287 ; t. 3, p. 280. — Macartney, t. 3, ch. 4, p. 299 et 329.
[99] Lorsque l’on compare le nombre des enfants qui sont abandonnés par leurs parents dans les États de l’Europe, et particulièrement dans les grandes villes, au nombre de ceux qui sont abandonnés dans l’empire de la Chine, et que l’on prend, en même temps, en considération les différences de population et de richesse, on est surpris de trouver, sous ce rapport, un immense avantage en faveur des mœurs chinoises. On croirait que nombre des enfants exposés annuellement dans une ville de trois millions d’habitants est beaucoup plus grand que ne le disent les voyageurs, s’ils ne nous apprenaient pas que tous ces enfants sont portés dans un même lieu ; que les missionnaires jésuites s’y rendent tous les matins pour administrer le baptême à ceux qui respirent encore, ou pour les conserver, et que c’est de ces missionnaires eux-mêmes qu’ils tiennent les faits qu’ils rapportent.
[100] Macartney, Voyage en Chine et en Tartarie, t. 2, chap. 4, p. 382.
[101] Barrow, Voyage en Chine, t. 3, ch. 12, p. 56.
[102] Id. t. 2, ch. 8, p. 194 et 195. — Macartney, Voy. en Chine et en Tartarie, t. 2, ch. 4, p. 318 et 319 ; et t. 3, ch. 4, p. 231.
[103] Les voyageurs nous font des tableaux effrayants des effets que produit en Chine le défaut de tout acte de gouvernement, qui réprime l’infanticide et l’exposition des enfants, et qui oblige les parents à nourrir et à élever ceux auxquels ils donnent le jour. Mais lorsqu’on réduit à leur juste valeur les faits qu’ils rapportent, on tombe dans une surprise extrême en voyant combien est petite la somme de bien que peut produire à cet égard l’action du gouvernement, à laquelle on donne cependant exclusivement le nom de loi. Dans les États de l’Europe, où certes les gouvernements ne manquent ni d’activité ni de surveillance, où l’on décrète que les pères et mères nourriront leurs enfants, où l’on punit de mort l’infanticide, où l’on punit de peines qui ne sont guère moins sévères, les suppressions et les suppositions d’état, où l’on se vante de posséder une religion pure et une morale éclairée, il y a, toute proportion gardée, dix fois plus d’expositions ou d’infanticides qu’il n’y en a dans l’empire chinois où le gouvernement croit ne devoir jamais se placer entre les parents et leurs enfants pour mettre obstacle à l’action des premiers sur les seconds. Les Chinois auraient-ils désespéré de trouver, pour protéger les enfants, des magistrats plus attentifs, plus surveillants, plus affectionnés que les pères ?
[104] Suétone, Vie de César, ch. 44.
[105] Voltaire, Essai sur les mœurs, ch. 81 et 121, tom. 11, p. 233 et 484, édit. de Lefèvre.
[106] Tomlins’ law dictionary, v° Luxury.
[107] J. Barrow, Voyage en Chine, t. I, ch. 4, p. 250.
[108] Voltaire, Essai sur les mœurs des nations, ch. 81.
[109] Je ne donne pas à un tel règlement le nom de loi, par la raison qu’il ne peut produire le résultat désiré.
[110] Plutarque, Vie de M. Caton, p. 404.
[111] J. Barrow, Voyage en Chine, t. 1, ch. 4, p. 250.
[112] Les gouvernements se sont tellement considérés comme les conservateurs du genre humain, qu’ils ont paru croire qu’il était nécessaire d’employer la force pour obliger les peuples à vivre et à se reproduire : ils ont fait des lois pour obliger les hommes à se marier, et à perpétuer ainsi leur espèce ; ils en ont fait ensuite pour déclarer que les pères et mères nourriraient leurs enfants, et pour les empêcher de les détruire ; ils en ont fait d’autres pour leur enjoindre de ne pas se ruiner en folles dépenses, et ne pas s’exposer à mourir de faim ; enfin ils en ont fait même pour leur enjoindre de supporter la vie, et de ne pas se laisser mourir volontairement. Il fallait que les peuples fussent bien misérables, puisque leurs gouvernants ou leurs maîtres croyaient avoir besoin d’employer une force artificielle pour les empêcher de se détruire eux-mêmes ; car je ne pense pas que les princes ou les ministres par lesquels ces lois ont été faites, jugeassent tous les hommes d’après eux-mêmes, et éprouvassent la tentation de renoncer à leur budget, d’étrangler leurs enfants, et de se pendre.
[113] Je n’ai pas fait entrer dans le calcul des maux, les inconvénients inséparables de l’établissement de tout ordre judiciaire ; mais ces inconvénients dépendent de tant de circonstances, que je serais entraîné trop loin si je voulais les indiquer. On peut en juger, au reste, par ce que j’en ai dit précédemment, pages 445 et 446.
[114] Je ne parle ici que de la conservation des biens dans la famille, et non de la distribution qui a lieu entre les membres dont elle se compose ; c’est un sujet que je traiterai ailleurs.
[115] L’identité était si bien établie aux yeux des jurisconsultes romains, que la famille tout entière ne faisait en quelque sorte qu’un individu dont la volonté résidait dans la personne du père. Si le père mourait, ses enfants étaient considérées comme une continuation de lui-même.
[116] Il est assez commun que les sophistes profitent de l’existence de ces deux genres d’inclinations pour recommander de grands scélérats à l’estime publique, ou pour flétrir les plus beaux caractères. Si un tyran ou quelques-uns de ses satellites laissent échapper une de ces lueurs qui annoncent qu’ils appartiennent encore à l’humanité ; si, après avoir plongé dans le deuil et la désolation des populations entières, ils donnent quelques faibles marques de bienveillance à un petit nombre d’individus qu’ils oublient l’instant qui suit ; si, après avoir réduit des nations à l’état de servitude le plus intolérable, ils donnent une ombre de liberté à quelqu’un de leurs esclaves, on oublie tous les crimes présents et passés, pour ne présenter aux yeux des peuples que ces actes d’une bienveillance extraordinaire. Mais aussi, si un homme qui a rendu à l’humanité les plus grands services, qui a répandu la lumière sur son siècle, ou qui n’a signalé sa vie que par des bienfaits, a le malheur de montrer un moment de faiblesse, de laisser échapper quelques mouvements de vanité, d’impatience ou de mauvaise humeur, cela suffit pour flétrir tout le bien qu’il a fait. On justifie les crimes des premiers par la supposition de bonnes intentions qu’ils n’ont pas eues ; on condamne les belles actions des seconds, en les attribuant à de mauvais motifs qui leur sont étrangers.
[117] Vie de Caton.
[118] En Angleterre, les lois prononcent encore des peines contre le suicide ; mais les jurés en éludent toujours l’application au moyen d’un mensonge : dans tous les cas, ils déclarent que la mort a été le résultat de la folie, insanity. Nous avons vu en France, sous le gouvernement impérial, des décrets qui punissaient la mutilation de soi-même, et l’expatriation : c’était une conséquence de l’esclavage. Un gouvernement est jugé, quand ses sujets croient de pouvoir se conserver que par la fuite ou par le sacrifice de leurs membres.
[119] Une loi de Justinien voulait qu’une femme de mauvaise vie fût considérée comme n’ayant jamais failli, du moment qu’elle revenait à la vertu. Cod. lib. 5, tit. 4, 1. 23.
[120] The Times, december 31, 1824.
[121] Paris n’a qu’un hôpital où l’on reçoive les femmes qui ne peuvent ou ne veulent pas faire leurs couches chez elles : Londres en compte onze, et dans ces onze on reçoit annuellement quatre mille personnes, sans compter les secours qu’ils donnent à l’extérieur. Londres compte plus de quatre maisons où sont reçues les femmes que leur mauvaise conduite a jetées hors de la société : Magdalen hospital, London female penitentiary, the Asylum, Refuge for the destitute, sans compter beaucoup d’autres établissements dont l’effet moral ne vaut pas mieux. Plusieurs dispositions de la législation anglaise, dont j’aurai occasion de parler ailleurs, concourent à rendre encore plus certains les mauvais résultats de ces établissements.
[122] Les conséquences de ces lois sont si étendues que je serai oblige d’en parler ailleurs.
[123] Les Américains, par les honneurs qu’ils ont rendus à M. de Lafayette, ont fait plus pour leur indépendance, que s’ils avaient hérissé les États-Unis de places fortes. Quand une nation accorde des honneurs semblables aux hommes qui l’ont servie, et qu’elle transmet de génération en génération la mémoire des services qu’elle a reçus, on peut être assuré qu’elle ne manquera jamais d’hommes qui se dévouent à sa défense.
E pur si muove !
[II-1]
Du perfectionnement et de la dégradation dont les facultés humaines sont susceptibles. — De la distinction des diverses espèces ou variétés d’hommes. — Des causes auxquelles la production de ces espèces ou variétés est attribuée. — Du développement acquis par les peuples de diverses espèces sous différents degrés de latitude. — De l’influence des lieux, des eaux et du climat sur ce développement [1].
De ce qui constitue le perfectionnement et la dégradation des diverses parties de l’homme. — Des conséquences qui résultent de ce perfectionnement et de cette dégradation. — De l’influence des gouvernements sur le développement des facultés humaines.
L’objet de cet ouvrage étant d’exposer quelles sont les principales causes de la prospérité et de la décadence des nations, il convient, avant que de faire cette exposition, de déterminer le sens qu’on attache à ces mots de décadence et de prospérité. Tant que nous nous bornerons à l’énonciation de ces expressions générales, nous rencontrerons peu de contradictions ; mais si nous cherchons à en déterminer le sens, nous ne tarderons pas à nous apercevoir que l’accord qui semble exister à cet égard, n’a qu’une apparence de réalité. Les mêmes mots ne représentent pas, dans l’esprit de tous les hommes, le même nombre d’idées ; quelquefois ils réveillent chez les uns des idées opposées à celles qu’ils réveillent chez les autres, et cela arrive pour les expressions les plus communes, pour celles que nous employons à désigner les objets qui nous sont les plus familiers.
Des philosophes se sont rendu ridicules pour avoir tenté de donner une définition de l’homme. Rien ne serait, en effet, plus inutile qu’une telle définition, si elle n’avait pour objet que de nous empêcher de confondre, dans le cours ordinaire de la vie, les individus qui appartiennent au genre humain, avec les individus qui appartiennent à d’autres genres. Il n’est aucun animal, même parmi les plus stupides, qui ne sache distinguer au premier aspect un individu de sa race, d’un individu appartenant à une race différente ; et un homme qui serait incapable de faire par lui-même une distinction semblable, ne saurait apprendre à la faire au moyen d’une définition.
Mais, quoique toute personne possède une capacité suffisante pour distinguer un individu de son espèce de tout autre ; quoique chacun ait sur le genre humain un certain nombre d’idées générales, il faut bien se garder de croire que tous les hommes ont à cet égard des idées complètes. La plupart d’entre eux n’ont que quelques idées relatives à leur organisation extérieure, et à quelques-unes de leurs facultés les plus frappantes. Ils ne connaissent d’eux que les parties qu’ils ont observées ; celles qu’ils n’ont pas remarquées sont à leurs yeux comme si elles n’existaient pas. Les hommes qui se sont livrés à l’étude de la physiologie ont des idées plus étendues ; ils considèrent comme parties constitutives d’eux-mêmes, des facultés ou des organes inconnus aux premiers. Ceux qui ont joint à cette étude celle de l’entendement humain, ont des idées plus étendues encore. Cependant aucun ne peut se vanter de n’avoir plus rien à apprendre, et d’avoir par conséquent des connaissances complètes sur sa propre nature.
La signification attachée à ce mot homme s’étend donc à mesure que les recherches auxquelles on se livre sur la nature humaine, sont plus variées ou plus profondes ; et le plus savant est celui à qui il reste le moins à apprendre. Rien n’est si commun que de rencontrer, même parmi les philosophes, des hommes qui n’ont sur leur espèce que des idées incomplètes. On verra plus loin à quelles erreurs, et je ne craindrai pas de dire à quelles folies plusieurs sont arrivés pour avoir porté l’esprit de système dans l’étude de la nature humaine, et avoir cru qu’ils en avaient une parfaite connaissance, quand ils n’en avaient que des idées partielles.
Dans le livre précédent, nous avons considéré l’homme sous trois points de vue différents : dans son organisation physique, dans ses facultés intellectuelles, et dans ses affections ou dans ses passions. Chacune de ces principales parties est susceptible d’être divisée en une multitude d’autres : dans l’étude des organes physiques, on peut considérer séparément les organes internes et les organes externes ; et, après avoir fait cette seconde division, on peut en faire une troisième qui comprendra un nombre de parties beaucoup plus grand. On peut de même considérer, dans l’entendement, chacune des parties dont il se compose, depuis la sensation la plus simple jusqu’au raisonnement le plus profond. Enfin, le même procédé peut être suivi dans l’étude des affections morales ; on peut les diviser en affections bienveillantes, et en affections malveillantes ; on peut considérer séparément l’amour, l’amitié, le patriotisme, la haine, la vengeance, la cruauté et d’autres.
Il serait impossible de se faire des idées justes du genre humain, si l’on ne commençait par se faire des idées justes des individus ; et il n’y aurait pas moyen de se faire des idées justes des individus, si l’on ne se faisait d’abord des idées justes des diverses parties dont eux-mêmes se composent. Ainsi, pour savoir ce qui constitue la prospérité et la décadence d’un peuple, nous avons besoin de connaître en quoi consiste le perfectionnement ou la dégradation de chacune des parties dont la réunion forme un individu. Le perfectionnement et la dégradation de chacune des parties de nous-mêmes étant connus, rien ne sera plus facile que de nous faire des idées exactes de la dégradation et du perfectionnement d’un homme, d’une famille, d’une nation, et enfin du genre humain tout entier.
Nos organes physiques sont susceptibles de deux genres de perfectionnement : l’un qui consiste dans leur formation ou dans la bonté de leur constitution ; l’autre qui consiste dans l’aptitude que l’exercice leur a donnée d’exécuter certaines opérations. Un individu qui, en venant au monde, apporte une bonne constitution physique ; qui est élevé sous une température douce et dans une atmosphère pure ; qui se nourrit d’aliments sains et abondants ; qui se livre à un exercice modéré, et n’a l’esprit troublé d’aucune crainte, peut acquérir une organisation physique aussi parfaite que sa nature le comporte, si d’ailleurs il n’éprouve aucun accident et n’est atteint d’aucune maladie. En pareil cas, la force de ses organes, leur exacte proportion les uns à l’égard des autres, leur aptitude à remplir les fonctions diverses auxquelles la nature les a destinés, ou à exécuter les diverses opérations auxquelles l’étude et l’habitude peuvent les rendre propres, en constituent la perfection.
Ce premier genre de perfectionnement ne se rencontre quelquefois que dans quelques-uns de nos organes : un individu peut avoir quelqu’un de ses organes internes vicié, tandis que ses organes externes sont bien constitués ; il peut avoir l’organe de la vue ou celui de l’ouïe excellent, tandis qu’il n’existe aucune proportion entre ses membres ; il peut, par un exercice ou un travail particulier, avoir donné à ses bras une force extraordinaire, tandis que, faute d’exercice ou pour d’autres causes, il peut avoir les extrémités inférieures très faibles ; enfin, quoique les diverses parties de l’homme exercent les unes sur les autres une certaine influence, elles se fortifient ou s’affaiblissent rarement dans une proportion exacte.
Les organes physiques de l’homme sont susceptibles d’un second genre de perfectionnement : ils sont susceptibles d’apprendre à exécuter une multitude d’opérations plus ou moins utiles, soit à l’individu lui-même, soit à ses semblables. Ce genre de perfectionnement s’évalue par les avantages qui en résultent pour l’individu, pour sa famille, pour l’humanité. Un homme peut exercer ses organes à se rendre habile dans l’art de la pêche, de la chasse, de l’agriculture, dans la fabrication de certains objets, ou dans les beaux-arts. La perfection qu’il leur donne est en raison de la rapidité avec laquelle il exécute les opérations auxquelles il se livre, de la variété des objets qu’il a la capacité de produire, et de la valeur de ces produits, ou des plaisirs qui en naissent.
Ces deux genres de perfectionnement influent plus ou moins l’un sur l’autre : l’homme qui est doué d’une bonne organisation physique, a plus d’adresse et de force que celui dont l’organisation est défectueuse ; il peut se livrer à de plus longs et de plus pénibles travaux ; il peut faire de plus longues études et acquérir par conséquent plus d’habileté. Nos organes physiques sont les premiers instruments que la nature met au service de notre intelligence ; et il est évident que plus ces instruments ont de perfection, et plus il est facile d’en tirer un parti avantageux. D’un autre côté, plus nous exerçons chacun de nos organes, et plus nous en augmentons la force, la souplesse et la finesse : l’habitude de regarder ou d’écouter nous rend plus habiles à voir et à entendre ; l’habitude d’exercer nos bras ou nos jambes, en augmente la force, la vitesse ou la dextérité.
Cependant, quoique ces deux genres de perfectionnement exercent l’un sur l’autre une influence réciproque, ils existent rarement chez le même individu dans une égale proportion. Souvent un homme doué d’une organisation physique excellente, n’a donné aucune habileté à ses organes, et ne peut en tirer que peu de services. Souvent aussi un individu doué d’une faible organisation, a acquis, par l’étude et l’exercice, une grande habileté, et tire de ses facultés des avantages inconnus au premier. L’homme qui réunit ces deux genres de perfectionnement, est supérieur à celui qui n’en possède qu’un seul ; et celui qui possède le second est supérieur à celui qui possède le premier. Un instrument d’une qualité médiocre dont on sait tirer parti, vaut incontestablement mieux que l’instrument qui serait en lui-même le plus parfait, mais dont on ne saurait faire aucun usage.
Il y a aussi deux manières de considérer le perfectionnement intellectuel de l’homme. Dans un sens, on dit qu’un individu a l’entendement bien formé, si chacune de ses facultés intellectuelles est propre à remplir les fonctions auxquelles la nature l’a destinée. Ainsi entendu, le perfectionnement consiste dans la susceptibilité qu’ont les organes intellectuels d’être développés par l’étude ou l’exercice. Tous les esprits ne sont pas susceptibles du même genre de développement : quelques-uns sont plus propres que d’autres à acquérir certain genre de connaissances, ou à se livrer à des travaux particuliers. Il est hors du sujet que je traite de rechercher quelles sont les causes physiques ou morales qui produisent ces différences ; il me suffit de les indiquer.
[II-9]
Dans un autre sens, on dit qu’un homme a les facultés intellectuelles perfectionnées, lorsque, par l’étude et l’exercice, il leur a donné tout le développement dont elles sont susceptibles. Il n’arrive jamais qu’un individu développe ses facultés intellectuelles, avec la même étendue, dans toutes les branches des connaissances humaines. Chacun choisit ordinairement un sujet d’études et y consacre la plus grande partie de son attention : s’il se livre à des recherches relatives à d’autres connaissances, ce n’est, en général, que pour éclairer la science qu’il cultive d’une manière spéciale. Un homme peut donc avoir les facultés intellectuelles très développées sur un sujet particulier, tandis qu’il ne leur a donné aucun développement sur des sujets différents. Il peut, par exemple, avoir un entendement très étendu sur l’anatomie ou sur la zoologie, tandis qu’il n’a que des notions confuses sur les sciences morales : comme il peut avoir sur ces sciences des connaissances très vastes et être étranger aux mathématiques ou à l’astronomie. Il n’est aucun genre de connaissances qui ne soient utiles à ceux qui les possèdent et à leurs semblables ; mais on juge encore ici du plus ou moins de perfectionnement intellectuel d’un individu ou d’une nation, par le degré d’utilité que le genre humain retire de ses connaissances.
Dans les facultés intellectuelles comme dans les facultés physiques, le perfectionnement qui consiste dans la bonne organisation de l’individu, influe considérablement sur celui qui est le résultat de l’étude ou de l’exercice, et celui-ci influe à son tour sur celui-là. Un homme doué d’un entendement sain, s’il se livre à l’étude, donne à ses facultés intellectuelles un perfectionnement que ne saurait donner aux siennes l’individu qui a reçu de la nature un entendement vicieux ou faiblement constitué. Et celui qui exerce son intelligence, lui donne une force et une promptitude qu’elle ne saurait avoir sans exercice ; la force de l’esprit comme celle du corps, est autant en raison de l’exercice qu’on lui a donné, qu’en raison de ses dispositions naturelles. L’homme qui joint l’étude à une bonne organisation primitive, a une supériorité incontestable sur celui qui n’a que l’un ou l’autre de ces deux genres de perfectionnement. Mais celui qui a cultivé, par l’étude et le travail, une intelligence médiocre, a une supériorité non moins incontestable sur celui qui, étant né avec une excellente constitution intellectuelle, ne s’est livré à aucun genre d’étude, ou, ce qui est pire, qui a eu l’esprit faussé dès son enfance. Un homme né avec une intelligence faible, mais bien élevé, pourrait avoir une immense supériorité intellectuelle sur un individu né avec les dispositions les plus heureuses, mais abruti par le fanatisme ou par l’oppression.
Le perfectionnement intellectuel de l’homme consistant dans l’aptitude de chacune de ses facultés à remplir, le mieux qu’il est possible, les diverses fonctions auxquelles elles sont propres, il s’ensuit que l’individu qui peut appliquer son attention avec le plus de persévérance et le moins de fatigue aux objets qu’il a besoin de connaître ; celui dont la mémoire retient avec le plus de fidélité et conserve le plus longtemps les impressions qu’il a reçues ; celui qui peut comparer le mieux et avec le plus de promptitude les diverses idées qu’il conçoit, et apercevoir les rapports qui existent entre elles ; celui dont l’esprit suit avec le plus de facilité l’enchaînement des faits ou des idées, soit qu’il remonte des effets aux causes, soit qu’il descende des causes aux effets ; celui qui sait le mieux combiner les images qu’ont produites sur son esprit les objets dont il a été frappé ; enfin, celui qui peut le mieux connaître ce que les choses sont et ce qu’elles produisent, est aussi celui dont l’entendement est le mieux organisé, ou dont les facultés intellectuelles sont les plus parfaites. Un individu ne peut exercer toutes les facultés de son esprit sur tous les objets qui sont dans la nature : pour cela, la vie humaine n’est point assez longue ; mais plus les objets sur lesquels il peut les exercer sont étendus, et plus aussi ses facultés intellectuelles ont reçu de perfection.
Le perfectionnement moral de l’homme consiste, non dans l’absence des diverses affections dont il est susceptible ; non dans l’extinction d’un certain nombre de passions, et dans le développement de quelques autres ; mais dans la juste direction de toutes, et dans l’empire qu’il exerce sur chacune d’elles, conformément aux règles d’une intelligence éclairée. Ainsi, la perfection morale de l’homme consiste, non pas précisément dans la nature des passions dont il est affecté, mais dans le discernement et dans la mesure avec lesquels il les applique. Aimer n’est en lui-même ni une vertu ni un vice : c’est une manière agréable de sentir dont nous sommes rarement les maîtres. Aimer sa femme, ses enfants, ses parents, ses amis, sa patrie, est une vertu, aussi longtemps que cette passion ne nous entraîne point à des actions funestes au genre humain. Elle commence à devenir vicieuse du moment qu’elle nous fait commettre des actions plus funestes aux hommes qu’elle n’est utile à ceux qui en sont l’objet. Haïr est en soi un sentiment pénible, et sous ce rapport c’est une passion vicieuse ; mais haïr les habitudes et les actions malfaisantes, et ne céder à sa haine que dans la mesure nécessaire pour la répression de ces actions ou de ces habitudes, ce n’est pas un vice, c’est une vertu. Le perfectionnement moral de l’homme consiste donc dans l’accord entre ses affections et son entendement, lorsqu’il est éclairé.
Ayant vu en quoi consiste le perfectionnement des diverses parties dont l’homme se compose, il est aisé de comprendre en quoi consiste la dégradation ou le défaut de développement. Nos organes physiques étant susceptibles de deux genres de développement, l’un qui consiste dans la bonté de leur constitution, et l’autre dans les divers genres d’aptitude que l’exercice leur a donnés, on peut dire qu’ils sont susceptibles de deux genres d’imperfections correspondants. Leur faiblesse, leur défaut de proportions, la difficulté avec laquelle ils remplissent les fonctions qu’exige la conservation de l’individu ou de l’espèce, constituent la dégradation du premier genre ; la cessation complète de ces fonctions est la mort de l’individu.
L’inhabileté, la maladresse, l’engourdissement qui résultent du défaut d’application et d’exercice, constituent le second genre de dégradation ; cette dégradation est profonde en raison de l’importance des actions que l’individu est incapable d’exécuter. Ainsi, par exemple, l’homme qui ne sait employer ses organes physiques qu’à poursuivre du gibier, leur a donné un genre de perfection au-dessous de celui qui a de plus exercé les siens à cultiver la terre ; car le premier obtient de ses travaux une quantité d’aliments infiniment inférieure à celle que le second peut obtenir des siens.
Les facultés intellectuelles de l’homme sont également susceptibles de deux genres d’imperfections : l’un qui résulte d’un vice d’organisation, l’autre qui est produit ou par une absence complète d’exercice, ou par une fausse application. Un individu qui ne peut fixer son attention sur aucun objet, d’une manière suivie, ou retenir les impressions faites sur son esprit par les objets extérieurs, ou combiner le petit nombre d’idées qu’il a reçues, est atteint du premier genre d’imperfection. Il en est de même de celui qui ne peut apercevoir les rapports qui existent entre ses idées, ou en suivre la liaison ; il en est encore de même de celui qui est incapable de recevoir des impressions justes, ou de corriger par l’application de ses organes, les fausses idées qui ont pénétré dans son esprit. Ces diverses espèces d’imperfection sont susceptibles de gradation : lorsqu’elles sont portées jusqu’à un certain degré, on les désigne sous le nom d’imbécillité, de faux jugement ou de manie, sans qu’il soit possible cependant de fixer le point auquel la manie ou l’imbécillité commencent.
L’imperfection ou la dégradation morale de l’homme peut tenir à trois causes : à la fausse direction des passions, à leur faiblesse, ou à un excès de force. Les passions ont reçu une fausse direction, si les affections bienveillantes, telles que l’amour, l’amitié, la sympathie, la pitié, l’admiration, le respect, se dirigent vers des actions ou des objets funestes au genre humain, et si les passions malveillantes, telles que la haine, l’aversion, l’antipathie et le mépris, se portent sur des objets ou des actions contraires. La faiblesse des passions est dans l’homme une imperfection morale, lorsqu’elles n’ont pas assez d’énergie pour le déterminer à exécuter les actions que sa position et l’intérêt de son espèce exigent de lui. Enfin, la force des passions est une imperfection morale, toutes les fois que l’homme se laisse entraîner par elles au-delà des limites qu’une raison éclairée lui a tracées.
Chacune des principales parties de l’homme exerce sur les autres une influence plus ou moins étendue. Il est évident, par exemple, qu’un individu dont tous les organes physiques sont bien constitués et remplissent bien les fonctions auxquelles ils sont propres, a plus de moyens de développer son intelligence que celui qui a reçu de la nature une organisation vicieuse ; il a plus d’énergie, de force et de persévérance. De même, celui dont l’entendement est très développé, a plus de moyens de perfectionner ses facultés physiques et morales, que celui dont les facultés intellectuelles n’ont reçu aucun développement. Il sait quels sont les exercices qui le fortifient, et connaît les causes capables de l’affaiblir ou de le détruire ; pouvant mieux juger des conséquences de ses actions, il a le moyen de régler ses affections de la manière la plus utile. Enfin, l’homme dont la morale est très perfectionnée conserve mieux ses facultés physiques et intellectuelles ; il peut donner aux unes et aux autres plus de développement que ne peut en donner aux siennes celui dont les mœurs sont corrompues ; car, en général, les vices détruisent les organes physiques en même temps qu’ils affaiblissent les facultés intellectuelles.
Cependant, quoique chacune de nos facultés soit susceptible de développement, et qu’elles exercent les unes sur les autres une certaine influence, il est rare que dans le même individu elles soient développées au même degré, et qu’elles se trouvent dans une parfaite harmonie ; il arrive, au contraire, presque toujours, que quelques-unes de ces facultés dominent sur toutes les autres. Un homme peut être parfaitement constitué, voir régner, dans les diverses parties de son individu physique, des proportions exactes, être doué d’une force musculaire considérable et d’une grande agilité, et avoir cependant une intelligence bornée ou des passions désordonnées. Un autre peut, au contraire, être doué d’une intelligence extraordinaire et posséder des connaissances très étendues, avec une santé délicate et des organes physiques défectueux ; il n’est pas rare de voir les qualités de l’esprit et les infirmités du corps réunies dans le même individu, ou de rencontrer des personnes capables des conceptions les plus ingénieuses ou les plus profondes, qui ne savent pas employer leurs mains aux usages les plus communs. Enfin, des passions faibles ou énergiques peuvent se trouver chez un homme doué d’une bonne organisation physique, mais dont les facultés intellectuelles sont peu développées, comme elles peuvent se trouver chez un homme d’une constitution physique défectueuse, mais d’un entendement très éclairé. Nous verrons ailleurs ce qui arrive, lorsque chez une nation on donne à quelques-unes de ces facultés un développement particulier et qu’on néglige les autres.
Un homme ne peut perfectionner aucune partie de lui-même, sans qu’il résulte de ce perfectionnement plusieurs avantages, soit pour lui-même, soit pour ses semblables. Le perfectionnement de ses organes physiques produit la santé, la force, l’adresse, l’agilité ; il met l’individu à même d’exécuter une multitude d’opérations nécessaires à la satisfaction de ses besoins ou de ses plaisirs, et de se garantir d’une foule d’accidents ; il lui rend moins nécessaires les secours gratuits de ses semblables, et contribue ainsi à son indépendance ; il le délivre des craintes qui sont une suite naturelle de la faiblesse ou de la maladresse ; enfin, il contribue à sa satisfaction intérieure, en lui donnant la conscience des services qu’il peut rendre, soit à lui-même, soit à d’autres.
Le perfectionnement de ses facultés intellectuelles le met à même de faire de ses organes physiques et des choses dont il peut disposer, l’usage le plus avantageux pour lui et pour ses semblables ; il lui donne une influence plus ou moins étendue sur les personnes dont l’intelligence est moins développée, et accroît ainsi sa puissance ; il lui fournit le moyen de diriger les forces de la nature, de les contraindre à travailler pour lui et à produire les choses propres à satisfaire ses besoins de préférence à celles qui lui seraient funestes ou inutiles ; il contribue, de même que le perfectionnement de ses organes physiques, à accroître son indépendance, à le garantir de plusieurs dangers, et à le délivrer des craintes qui environnent les personnes dont l’entendement est faible ou peu développé ; il lui fait prévoir les conséquences éloignées de ses actions, et le met à même de prendre, dans toutes les occasions, le parti le plus avantageux pour lui et pour les autres ; il lui donne le moyen de rendre à autrui un grand nombre de services, et accroît ainsi sa satisfaction intérieure par le sentiment même de son utilité ; enfin, il le met en communication avec les personnes dont l’entendement est également développé, et le fait participer à leurs découvertes et à leurs progrès.
Le perfectionnement de ses facultés morales, qui est la suite ordinaire du perfectionnement de ses facultés intellectuelles, quoiqu’il ne le soit pas toujours, produit des avantages qui ne sont pas moins étendus. Le premier, c’est de mettre l’homme en paix avec ses semblables, et de lui assurer, dans tout état civilisé, le plus grand des biens, celui de la sécurité. Il est évident, en effet, que l’homme qui n’éprouve que des passions bienveillantes pour les objets utiles à son espèce, et qui ne sent ou ne manifeste de l’aversion que pour les objets funestes, n’a pour ennemis que les individus malfaisants, tandis qu’il a pour appuis tous ceux dont il est connu. Les passions bienveillantes, que nous pouvons nommer aussi sociales, produisent une multitude de jouissances, non seulement pour ceux qui les éprouvent, mais aussi pour tous ceux qui en sont l’objet ; et elles inspirent toujours plus ou moins de reconnaissance. Les passions malveillantes ou antisociales, au contraire, sont pénibles pour ceux qui en sont possédés, comme pour ceux qui en sont les victimes ; et il y a ici réaction de peines, comme là réaction de plaisirs. Les peuples répriment, en général, l’orgueil des individus par la haine, la cruauté par la vengeance, la perfidie par la méfiance, la bassesse par le mépris, et tous les vices par l’abandon.
Le perfectionnement des facultés humaines n’influe pas seulement sur le bien-être des individus, il influe aussi sur le nombre de la population. Un homme doué d’une bonne organisation physique, d’une intelligence étendue et de mœurs pures, en même temps qu’il se sent plus disposé à se marier et à élever une famille, en a bien plus le moyen que celui qui ne possède pas les mêmes avantages, si toutes choses sont égales d’ailleurs. La différence à cet égard est si grande qu’il est impossible de s’en former une idée, sans avoir comparé ensemble un nombre considérable de faits dont on trouvera plus loin l’exposition. Il me suffit dans ce moment d’avoir indiqué ce phénomène : j’en donnerai ailleurs la démonstration.
Il résulte de ce qui précède, que l’individu que nous désignons sous le nom d’homme, ne peut pas être considéré comme un être tellement déterminé qu’on ne puisse en restreindre ou en étendre l’existence sans l’anéantir. Dans la science des nombres, une quantité change de dénomination, par l’addition ou par la soustraction qu’on lui fait subir : si l’on y ajoute, ou si l’on en retranche quelque chose, elle perd sa dénomination primitive pour en prendre une autre qui indique la modification qu’elle a subie. Il n’en est pas de même de l’homme ; son existence s’étend ou se restreint, sans qu’on suppose que l’identité de l’individu a été détruite ; il suffit qu’on le désigne toujours par un même mot, pour qu’on s’imagine qu’il est toujours exactement le même. C’est une illusion que j’ai déjà fait observer et que je dois reproduire ici, parce qu’elle a entraîné de grands philosophes et des écrivains célèbres dans les plus graves erreurs [2].
Ce qui constitue tel individu, que nous désignons sous le nom d’homme, ce ne sont pas seulement ses organes physiques, ce sont en même temps ses facultés intellectuelles et ses facultés morales ; ce sont ses idées, ses sentiments et ses affections ; c’est l’aptitude même qu’il a donnée à ses organes d’exécuter telles ou telles opérations ; c’est, en un mot, toute son existence, telle que la nature, l’habitude ou l’éducation l’ont modifiée. Si, par l’exercice ou par les aliments dont il se nourrit, un individu ajoute quelque chose à ses organes matériels, on ne doute pas que ce qu’il y a ajouté ne fasse partie de lui-même ; s’il donne à quelqu’un de ses organes une qualité particulière, s’il en accroît la finesse, la souplesse, la force ou la dextérité, on ne doute pas davantage que cette qualité ne soit une partie de lui-même, comme l’élasticité donnée à telle pièce de métal fait partie de tel ressort ; mais si, par l’étude, il accroît le nombre de ses idées, s’il donne de la force ou de l’étendue à ses affections, pourquoi ces affections ou ces idées ne seraient-elles pas aussi bien une partie de lui-même qu’aucune de ses facultés physiques ? N’est-il pas évident que tout ce qui accroît en nous la puissance de sentir, de penser, d’agir, donne de l’étendue à notre existence, puisque nous n’existons que par nos sensations, nos pensées, nos actions ?
Ainsi, depuis l’instant où l’homme commence à se former jusqu’à celui où il commence à décliner, son existence peut se développer d’une manière graduelle dans chacune des parties dont elle se compose ; elle peut se développer dans les organes physiques, dans les facultés intellectuelles et dans les facultés morales. Le développement de chacune de ses facultés accroît la capacité qu’il a de sentir, c’est-à-dire la capacité qu’il a d’éprouver des plaisirs ou des peines. On a vu précédemment comment chacun des développements qu’il reçoit, est suivi d’un avantage ; or, un homme ne peut être susceptible d’éprouver une jouissance, sans être par cela même susceptible d’éprouver une douleur correspondante. Le même sentiment qui nous fait prendre part aux plaisirs des personnes qui nous sont chères, nous fait prendre part à leurs douleurs. Un homme éclairé, attaché à son pays, ne pourra le voir prospérer sans en éprouver de vives jouissances ; mais aussi nul ne sentira d’une manière plus douloureuse que lui, les maux que produit une invasion de barbares.
Les diverses parties de l’homme peuvent s’éteindre de la même manière et dans le même ordre qu’elles se développent. Quelquefois la destruction commence par les organes physiques ; d’autres fois ce sont les facultés intellectuelles et morales qui s’éteignent les premières ; d’autres fois aussi toutes les facultés s’éteignent en même temps et d’une manière graduelle ; cela arrive le plus souvent dans la vieillesse. Comme il est impossible de déterminer d’une manière exacte l’instant précis où chacune des parties intérieures ou extérieures de l’homme s’éteint, on ne voit la mort que dans la cessation complète de toutes les fonctions vitales. Mais la vie n’est pas moins divisible que la matière ; elle peut cesser dans un grand nombre de parties de l’homme, avant que d’avoir cessé dans toutes. Un soldat reçoit une blessure grave ; il subit une amputation : voilà une partie de lui-même qui n’existe plus ; il a perdu sans retour un de ses organes physiques. À la suite de l’opération une fièvre violente se déclare ; ses facultés intellectuelles s’altèrent ; les idées qu’il avait disparaissent de son esprit ; il devient incapable d’en former de nouvelles : voilà une autre partie de l’individu qui a cessé d’exister, ou qui est frappée de mort. L’extinction de ses facultés intellectuelles ne lui laisse aucun souvenir de ses parents, de ses amis, de sa patrie, ni même de ses ennemis ; ses sentiments d’affection ou de haine s’éteignent à leur tour : c’est encore une partie de l’homme qui meurt, avant qu’il cesse d’être tout entier. Chaque partie de l’individu, en un mot, peut périr avant que les organes essentiels à la vie aient complètement cessé de remplir leurs fonctions.
On a fait sur la nature de l’homme deux systèmes entièrement opposés. Des philosophes stoïciens ont considéré nos organes physiques comme n’étant point une partie essentielle de nous-même. Épictète a dit : Mes membres, ce n’est pas moi ; mon corps, ce n’est pas moi ; ma vie, ce n’est pas moi ; ma réputation, mes biens, ma femme, mes enfants, ce n’est pas moi. Il a vu l’homme tout entier dans quelques-uns des sentiments qui l’animent. Ne pouvant soustraire à l’action de la tyrannie, que ses sentiments et ses pensées, c’est en cela qu’il a placé le moi humain ; il a placé l’homme dans une abstraction, afin de ne pas voir en lui le misérable jouet d’un tyran furieux ou imbécile. Mais notre manière de considérer les choses n’en change pas la nature : en donnant exclusivement à un sentiment, ou à une pensée, un nom qui désignait beaucoup plus que cela, Épictète dénaturait la langue, et se faisait de fausses idées, sans rendre plus supportable la condition du genre humain.
J.-J. Rousseau, en présentant le tableau d’un homme imaginaire qu’il a appelé l’homme de la nature, a fait un système opposé à celui d’Épictète : il a vu l’homme tout entier dans ses organes physiques et matériels. L’homme d’Épictète dit : Mes membres, mon chétif corps, ma misérable vie, ce n’est pas moi. L’homme de Rousseau dit : Mes sentiments, mes affections, mes pensées, mes opinions, en un mot mes facultés intellectuelles et morales, ce n’est pas moi. Le premier s’isole tellement de tout objet matériel, il se transforme tellement en sentiments et en opinions, qu’on finit par ne plus l’apercevoir, et qu’il ne reste de lui qu’un seul mot. Le second se dépouille tellement d’idées, de sentiments, d’affections, d’intelligence, qu’il ne reste de lui que ses muscles, ses os et son estomac ; c’est le plus brute, le plus imprévoyant, le plus stupide des animaux.
Il n’est pas besoin de raisonnement pour démontrer l’erreur d’Épictète : chacun sait fort bien que ses organes physiques sont une partie de lui-même ; qu’on ne peut les offenser sans lui nuire, ni leur procurer une jouissance, sans lui causer un plaisir. Mais on n’est pas également convaincu que nos facultés intellectuelles et morales soient une partie de nous-même : dans la théorie, on veut être l’homme d’Épictète ; dans la pratique, on est souvent l’homme de Rousseau. On consulte son médecin pour rétablir les forces de son estomac et restaurer son appétit, pour redresser un membre qui nous fait marcher de travers ; mais on ne consulte pas un philosophe pour donner de la force à des affections bienveillantes, pour détruire des inclinations perverses, ou redresser un jugement faux. On dirait que ce qui constitue l’homme à nos yeux, c’est la matière dont ses organes physiques sont composés, mais que les qualités qui font un homme de génie, ou les vices qui font un imbécile ou un scélérat, ne sont point une partie des individus dans lesquels elles se trouvent.
Supposer, avec Épictète, que nos organes physiques ne sont pas une partie essentielle de nous-même, et que nous ne devons tenir aucun compte des peines ou des plaisirs qui les affectent, est un système tellement absurde qu’on n’a nul besoin de le combattre ; il est peu à craindre que les nations se perdent par un excès de spiritualité. Mais il ne serait pas moins insensé de considérer nos facultés intellectuelles comme étrangères à l’individu, que de ne compter pour rien nos organes physiques. L’existence des unes n’est pas moins incontestable que l’existence des autres ; et c’est à elles que nous devons attribuer le bon usage que nous sommes en état de faire de toutes nos autres facultés.
Enfin, nos affections sont une partie aussi essentielle de nous-même qu’aucun de nos organes physiques : nous ne donnons de valeur à notre existence, nous ne calculons la durée de la vie que par la valeur et la durée des impressions que nous recevons ou des sentiments qui sont en nous. À proprement parler, nous ne comptons point le temps du sommeil comme faisant partie de la vie ; car l’individu qui s’endormirait à sa naissance et qui mourrait en se réveillant, nous paraîtrait n’avoir point vécu, son sommeil eût-il duré un siècle. Nous vivons donc par nos souvenirs, par nos craintes, par nos espérances, par nos affections de tous les genres, aussi bien que par les impressions que font immédiatement les objets extérieurs sur nos organes physiques. Nous sommes affectés par les impressions produites sur nos enfants, sur nos amis, sur nos concitoyens, sur nos semblables, comme par celles qui sont produites sur nous d’une manière immédiate. Nos affections morales ont quelquefois sur nous une telle puissance, qu’elles absorbent tout autre sentiment : pour éviter ou pour mettre fin à une douleur morale, ou pour se procurer une jouissance du même genre qui n’a qu’un instant de durée, l’homme sacrifie quelquefois jusqu’à son existence physique. Nous considérerions en quelque sorte comme étranger à l’humanité, l’individu qui, accessible aux plaisirs et aux peines physiques, ne connaîtrait ni peines, ni plaisirs moraux.
J’ai considéré séparément chacune des parties de l’homme, afin d’avoir du tout des idées plus complètes ; mais, ses parties ne sont pas séparées dans la nature, comme elles le sont dans un ouvrage : nous ne les considérons les unes après les autres que parce que nous n’avons pas le moyen de les voir toutes à la fois. Toutes les parties de l’homme ne forment qu’un seul système, et agissent ou réagissent sans cesse les unes sur les autres. La division des parties est bien loin d’être aussi prononcée dans la nature qu’elle l’est dans le langage ; telle faculté que je mets au rang des facultés morales, peut être classée par un autre au rang des facultés physiques. Une classification, je l’ai déjà dit, n’est qu’une méthode plus ou moins imparfaite ; c’est un instrument dont l’esprit ne peut se passer, et qui participe de l’imperfection de tous nos ouvrages.
Ayant déterminé ce qui constitue le perfectionnement et la dégradation de chacune des principales parties de l’homme, il est aisé de se faire une idée générale de ce qui constitue le perfectionnement ou la dégradation de l’individu considéré dans son ensemble. L’homme dont tous les organes physiques sont le mieux formés, et ont reçu, par l’étude ou par l’exercice, l’aptitude d’exécuter, dans le moins de temps et avec le moins de peine possible, les opérations diverses qu’exige le bien-être de l’individu et de son espèce ; celui dont les facultés intellectuelles ont reçu le développement le plus étendu, sur les objets qu’il lui importe le plus de connaître ; enfin, celui dont les inclinations s’accordent le mieux avec les intérêts du genre humain, est aussi celui dont le perfectionnement est le plus avancé. L’individu le plus dégradé est celui chez lequel se trouvent les défauts ou les vices contraires. Un peuple qui marche vers sa prospérité, est celui chez lequel les individus tendent à acquérir les divers genres de développement dont nous venons de parler, en même temps qu’ils se multiplient. Un peuple qui marche, au contraire, vers sa décadence, est celui chez lequel les facultés physiques, morales et intellectuelles des individus, se restreignent ou se dépravent, en même temps que la population diminue ; ce dernier phénomène est ordinairement la conséquence du premier.
Si je me bornais à ces propositions générales, elles seraient probablement peu contredites : le plus grand nombre des lecteurs en reconnaîtraient volontiers la vérité. Mais en serait-il de même, si de la théorie je passais à l’application ? Les jugements qu’on porte généralement sur les nations, ne me permettent pas de le croire. Quel est l’homme, par exemple, qui ne soit disposé à penser que le peuple romain, après avoir vaincu Carthage, ne fût parvenu au plus haut degré de prospérité auquel il lui fût possible d’atteindre ? Et cependant examinez en quoi consistaient les divers genres de perfectionnement auxquels étaient parvenues les facultés de chacun des individus dont ce peuple était composé. Par une nourriture abondante et des exercices continuels, les Romains étaient parvenus à donner à leurs forces musculaires une grande puissance : c’était un genre de perfectionnement. Mais quelles étaient les opérations qu’ils avaient appris à leurs organes à exécuter ? Celles qui leur étaient nécessaires pour détruire, ou dépouiller des peuples moins barbares qu’eux. Ils ne possédaient même pas le genre d’industrie le plus simple de tous, celui qui consiste à pourvoir à sa propre subsistance. C’étaient les Toscans, les Siciliens, les Égyptiens qui leur donnaient du pain ; c’étaient des affranchis ou des esclaves qui seuls savaient cultiver les arts dont ils ne pouvaient se passer. Leurs facultés intellectuelles étaient bien moins développées encore que leurs organes physiques ; ils ignoraient les lois les plus simples de la nature : ils voyaient partout des prodiges, et étaient sans cesse environnés de terreurs superstitieuses. Ils n’avaient que la sagacité propre aux animaux qui vivent de proie : ils savaient tromper ou vaincre les peuples dont ils avaient résolu la ruine ; mais en général leurs lumières n’allaient point au-delà. Le perfectionnement moral était en raison du développement intellectuel : en leur qualité de maîtres, ils étaient en état d’hostilité contre leurs esclaves ; en leur qualité de patriciens et de plébéiens, ils étaient en état d’hostilité les uns contre les autres ; en leur qualité de Romains, ils étaient en état d’hostilité contre le genre humain ; car ils voyaient des ennemis partout où ils ne voyaient pas des sujets, et leurs sujets étaient toujours traités en ennemis. Toutes les passions malveillantes, l’orgueil, la fourberie, la vengeance, la cruauté, la haine fermentaient dans leurs âmes ; et l’on en voyait des explosions fréquentes ou dans les soulèvements des esclaves, ou dans les dissensions civiles ou dans les guerres étrangères.
Il est rare, ou pour mieux dire, il n’arrive jamais que les écrivains qui jugent de la grandeur ou de la décadence d’un peuple, se rendent bien compte du sens qu’ils attachent à ces mots. Quelques-uns, considérant les hommes comme des machines de guerre, voient la grandeur d’un peuple dans le nombre de ses armées, dans les victoires qu’il a remportées, dans le nombre d’individus qu’il a tués, dans l’étendue des campagnes qu’il a ravagées, dans le nombre de villes qu’il a détruites, dans les monuments des arts destinés à transmettre à la postérité le souvenir de ces effroyables destructions.
D’autres écrivains, considérant les hommes comme des machines de production ou de transport, voient exclusivement la prospérité d’un peuple dans la quantité de marchandises qu’il produit, dans la rapidité avec laquelle certains objets sont fabriqués, transportés d’un lieu dans un autre, et échangés. Ils s’embarrassent peu si la population se compose d’hommes débiles ou robustes, intelligents ou stupides, moraux ou sans morale ; si le talent de chacune de ces machines produisantes se borne à l’opération mécanique la plus simple, ou s’il s’étend à un grand nombre d’opérations diverses ; si la partie de la population par laquelle les travaux sont exécutés, est ou n’est pas réduite à ce qui lui est rigoureusement nécessaire, à la conservation des forces que demande la production ; si la partie la plus sûre de son travail ne lui est pas régulièrement enlevée par une aristocratie féodale, sacerdotale ou militaire, sous le nom de dîmes, de taxes ou d’impôts ; ils s’embarrassent moins encore de savoir si l’existence de la masse de la population se réduit à une vie purement animale, ou s’il existe pour elle quelque genre de vie intellectuelle et morale ; tout est bien à leurs yeux pourvu que les magasins se vident et se remplissent dans le moins de temps possible : dans ce système, on peut savoir que la prospérité de telle nation dépasse la prospérité de telle autre de tant d’aunes de draps ou de tel nombre de machines.
D’autres calculent la prospérité d’un peuple exclusivement par la quantité de grain que le sol produit, ou par le nombre et la force des animaux qu’il nourrit ; s’ils voient des champs bien cultivés, des prés bien arrosés, des propriétés bien closes, et des routes bien percées et bien entretenues, il ne leur en faut pas davantage pour leur persuader que la population a atteint le dernier terme de prospérité auquel elle puisse arriver ; ils ne s’embarrassent pas de savoir si la partie la plus considérable de la population vit dans l’aisance ou dans la misère ; si elle n’est pas réduite à un sort plus misérable que celui des animaux qu’elle élève ; si elle n’est pas abrutie par la superstition ; si elle n’est pas courbée sous le sceptre d’un prêtre, sous le sabre d’un soldat, ou sous le bâton d’un officier de police ; peu leur importe que les hommes qui cultivent les champs, soient, comme les ilotes, le jouet du petit nombre de ceux qui en consomment les produits ; qu’ils se prosternent devant les plus vils animaux comme les Égyptiens, ou qu’ils tremblent sous le bambou comme les Chinois : ce qui fait la grandeur d’un peuple, ce n’est pas la grandeur de chacun des individus dont il se compose ; c’est l’état du sol sur lequel il est placé ; c’est le nombre et l’embonpoint des animaux qu’il élève.
D’autres mesurent la prospérité d’une nation par le nombre des individus qui se trouvent sur un espace donné de terrain : si, sur deux pays égaux en étendue, ils remarquent que l’un a une population double de l’autre, ils déclareront que la prospérité du premier est double de la prospérité du second. Ils n’examineront pas quel est celui des deux, chez lequel on trouve les hommes les plus forts, les plus robustes, les plus intelligents, les plus moraux ; pour eux la première qualité c’est de multiplier. C’est en vertu de ce principe d’estimation que tel gouvernement accordera des privilèges, des exemptions ou des pensions, non aux pères de famille qui auront le mieux élevé leurs enfants, et qui auront su les rendre heureux, mais à ceux qui en auront eu le plus grand nombre : comme si le mérite consistait à les faire naître, et non à faire d’eux des hommes utiles à leurs semblables.
Enfin, il est des hommes qui dans leurs calculs sur ce qui constitue la prospérité d’une nation, oublient la moitié du genre humain, et qui ne comptent pour rien le développement physique, moral et intellectuel des femmes. Il leur importe peu qu’elles soient incapables de se rendre à elles-mêmes ou de rendre à autrui aucun service ; et qu’elles soient privées d’intelligence même sur les choses qui les intéressent le plus. Tout défaut ou toute imperfection qui a pour effet de les rendre plus dépendantes, est considéré comme une heureuse qualité ; les liens qui arrêtent le développement de leurs facultés intellectuelles et morales, leur paraissent aussi bien imaginés que les liens au moyen desquels les Chinois arrêtent le développement des pieds de leurs filles : les uns comme les autres ont pour but et pour effet de les empêcher de se soutenir par leurs propres forces.
Lorsqu’on examine ce qui constitue la prospérité d’une nation, il faut faire entrer en ligne de compte, non seulement chacune des parties dont un individu se compose, mais chacun des individus qui appartiennent à cette nation ; les dénominations diverses sous lesquelles on désigne les hommes dans chaque état, ne les font pas changer de nature ; à Sparte, les ilotes ne faisaient pas moins partie du genre humain que les Spartiates ; à Athènes, à Rome, les affranchis et les esclaves étaient des hommes comme les citoyens ; en Pologne, en Russie, les serfs sont aussi bien des hommes que les seigneurs ; en France, en Angleterre et dans d’autres pays, les paysans, les ouvriers, les domestiques, ne sont pas moins une partie de l’espèce que les bourgeois, les gentilshommes ou les lords ; enfin, partout les femmes sont une partie aussi essentielle de l’espèce que les hommes : tous les individus, sous quelque dénomination qu’on les désigne, sont susceptibles de développement et de dépérissement, et c’est par la prospérité et la grandeur de chacune des parties, qu’il faut évaluer la grandeur et la prospérité de l’ensemble.
[II-35]
Les progrès de l’industrie, du commerce, de l’agriculture, sont sans doute des éléments essentiels de la prospérité des nations ; mais ils ne la constituent pas exclusivement. Prendre la prospérité d’une chose quelconque pour la prospérité d’un peuple, c’est confondre le moyen avec la fin. Un riche propriétaire de terres peut les rendre très fertiles et les cultiver avec le plus grand soin, tandis que les individus qu’il emploiera à la culture manqueront des choses nécessaires à la vie, et seront dans l’état le plus misérable. La quantité ou la qualité des produits ne prouvera même pas toujours le perfectionnement de l’individu auquel ils seront livrés, car cet individu pourra les dépenser en consommations frivoles ; il pourra être atteint de vices nombreux, soit au moral, soit au physique. Ce qui peut être vrai pour un individu, peut l’être pour une multitude ; et on peut dire d’un capitaliste ou d’un fabricant, ce que je dis d’un propriétaire de terres [3].
En considérant le genre humain dans son ensemble, on peut dire que tous les individus dont il se compose sont formés pour tous ; mais qu’aucun n’est spécialement fait pour un autre. Les femmes ne sont pas plus faites pour les hommes, que les hommes ne sont faits pour les femmes ; les enfants pour les pères, que les pères pour les enfants ; les domestiques pour les maîtres, que les maîtres pour les domestiques. Dans toutes les positions, il se fait un échange de services qui n’est équitable qu’autant que les intérêts de tous sont également respectés. Et ce qui fait qu’on tombe si souvent dans l’erreur, c’est la tendance qu’ont, dans la société, les classes les plus influentes à se considérer comme la fin à laquelle tout doit aboutir. Chacun entend par la prospérité de l’espèce, la prospérité de sa caste, ou des hommes qui occupent le même rang que lui ; et il se trouve toujours des écrivains qui se dévouent à des intérêts particuliers, et qui cherchent à fortifier cette tendance.
Les gouvernements formés de classes privilégiées se considèrent souvent aussi comme le but pour lequel les nations existent. Ils ne veulent admettre de développement chez elles, que dans la mesure de ce qu’ils considèrent comme leur intérêt ; ils tâchent de restreindre l’existence de chaque individu à ce qui leur est nécessaire pour les fins qu’ils se proposent ; ils agissent sur les facultés physiques, intellectuelles et morales de l’homme, par tous les moyens qui sont en leur puissance, et leur action a toujours pour but de dominer sur les unes et sur les autres.
Ils agissent sur les facultés physiques, non en arrêtant le développement matériel, mais en en empêchant l’application. Un gouvernement ne fera pas mutiler, par exemple, les mains des citoyens, mais il empêchera qu’ils en fassent usage pour exploiter tel ou tel genre d’industrie, pour manier des armes, ou pour se livrer à des exercices qui développeraient leurs forces et leur adresse, qui accroîtraient leur courage, leur donneraient de la sécurité, et assureraient leur liberté et leur indépendance. Il ne les privera pas de la vue ; mais il leur interdira de l’appliquer à l’étude de certains objets qu’il se croira intéressé à tenir cachés ; à l’étude de la physique, de l’astronomie, du corps humain, ou de toute autre science.
L’action qu’il exercera sur l’intelligence aura pour but, ou de la fausser, ou d’en arrêter le développement : il la faussera en répandant des notions erronées, ou en propageant certains mensonges ; il en empêchera le développement en interdisant d’en faire usage dans l’étude de l’histoire, de la morale, de la politique, ou dans d’autres études propres à éclairer les hommes sur leurs intérêts.
Enfin, il agira sur leurs facultés morales, non en détruisant leurs passions, mais en les dirigeant d’une manière contraire aux intérêts de l’humanité ; il leur inspirera de l’affection ou de la bienveillance pour des choses ou des personnes qui leur sont funestes, et de l’aversion ou de l’antipathie pour des choses, ou des personnes qui leur sont utiles ; il développera chez eux des passions vicieuses, telles que l’orgueil, la fausseté, l’ambition, l’oisiveté, le faste, la prodigalité, l’amour du jeu ; tandis qu’il affaiblira ou éteindra des passions vertueuses, telles que la simplicité, le patriotisme, la sincérité, l’économie, et l’amour du travail.
J’ai dit que les individus dont le genre humain se compose, sont tous susceptibles de développement et de dégradation ; mais il est, dans les progrès comme dans la décadence, des limites au-delà desquelles il n’est pas possible d’aller. Nous ignorons quel est le point précis auquel peut être porté le perfectionnement physique, intellectuel et moral de l’homme ; mais cela n’empêche pas que nous ne puissions affirmer sans témérité, que nous sommes circonscrits par notre propre nature, dans des limites qu’il ne nous est pas donné de franchir. Des êtres limités quant à leur durée, à leur étendue, au nombre et à la puissance de leurs facultés, ne sauraient être susceptibles d’un perfectionnement sans bornes. Nous ignorons également jusqu’à quel point de dégradation l’homme peut descendre ; mais l’infinité n’est pas plus le partage de la décadence que de la prospérité. Il est un point auquel l’homme ne peut plus déchoir sans s’éteindre, et si nous ne pouvons le déterminer d’une manière exacte, cela nous est peu nécessaire.
[II-39]
Un grand nombre de causes peuvent influer sur la prospérité et sur la décadence d’une nation. Mais est-il en notre puissance d’influer nous-mêmes sur chacune de ces causes ? Pouvons-nous les créer ou les détruire à volonté ? Quelles sont celles qui sont hors de notre puissance, et celles qui sont à notre portée ? Ces questions sont ici d’une haute importance ; elles forment, en quelque sorte, la base de la science de la législation.
Plusieurs écrivains ont considéré le climat comme ayant une influence immense sur le perfectionnement et la dégradation des facultés physiques, morales et intellectuelles de l’homme. Quelques-uns ont même prétendu qu’il fallait attribuer à cette influence la production des différentes espèces ou variétés d’hommes répandues sur la surface de la terre. Si cette influence est telle qu’ils la supposent, les peuples ne peuvent presque rien sur leur destinée ; car il n’est pas en leur puissance de changer le climat sous lequel ils se trouvent placés. Dans le cours de cet ouvrage j’aurai donc à examiner quel est le genre d’influence que le climat exerce sur l’existence des nations. Mais avant que d’exposer en quoi consiste cette influence sur l’état des peuples, il est nécessaire de constater quel est cet état. Ce n’est qu’après s’être bien assuré de la nature et de l’existence des effets qu’on peut se permettre d’en assigner les causes.
[II-40]
Des limites mises par la nature au perfectionnement des facultés humaines.
En parlant du perfectionnement de l’homme, je ne me suis occupé que de la puissance plus ou moins grande qu’ont chacun de nos organes de remplir les fonctions auxquelles la nature les a destinés ; ainsi, l’individu dont les facultés ont reçu le plus de développement ou de perfectionnement, n’est pas celui dont les organes ont reçu telle forme ou dont le teint a telle couleur ; c’est celui chez lequel chacune des parties est constituée pour l’avantage du tout, celui qui a reçu, dans chacune de ses facultés, le moyen d’être aussi utile à lui-même et à ses semblables que le comporte sa propre nature.
Mais n’est-ce pas considérer le perfectionnement de l’homme d’une manière incomplète ? La forme des traits, la couleur du teint, la nature des cheveux n’ont-elles pas un genre de perfection indépendant de l’aptitude de nos organes à remplir telles ou telles fonctions ? Un individu de l’espèce basanée ou malaie n’approche-t-il pas plus de la perfection dont la nature humaine est susceptible, qu’un individu de l’espèce noire ou éthiopienne ? Un individu de l’espèce cuivrée ou américaine n’est-il pas plus perfectionné qu’un individu qui appartient à l’espèce mongole ou couleur d’olive ? Enfin, un individu de l’espèce caucasienne, n’est-il pas plus perfectionné qu’un individu de l’espèce cuivrée ? Si ces questions étaient données à résoudre à un tribunal, il est probable que la solution dépendrait moins de la nature des choses considérées en elles-mêmes, que de l’espèce à laquelle appartiendraient les juges.
On a observé qu’en général, chaque peuple attache des idées particulières de beauté aux traits qui le distinguent des autres : pour lui, la perfection consiste dans l’exagération même de ces traits. Les indigènes de l’île de Van-Diemen ont le teint presque aussi noir que celui des nègres ; à leurs yeux, une partie essentielle de la beauté est d’être complètement noir, et pour approcher de ce genre de perfection, ils se barbouillent avec du charbon [4]. Les Hottentots du cap de Bonne-Espérance ont aussi le teint très obscur ; ils augmentent, par la peinture, ce genre de perfection. Ils ont de plus le nez très épaté et très petit ; et, suivant le rapport de Kolbe, ils accroissent ce caractère de leur beauté en enfonçant d’un coup de pouce le nez de leurs enfants naissants [5]. Un des traits caractéristiques de l’espèce américaine c’est la couleur cuivrée : pour elle la beauté c’est d’être rouge ; aussi, les peuples de cette espèce exagèrent par la peinture leur couleur naturelle : chez eux, on parle de la misère d’un homme qui n’a pas de quoi se peindre en rouge, comme on parle chez nous d’un homme qui n’a pas de linge pour se couvrir [6]. Un autre trait caractéristique des peuples de cette espèce, c’est d’avoir le poil rare : la beauté c’est de n’en avoir point du tout, et en conséquence ils s’épilent avec tant de soin qu’on a cru longtemps qu’ils n’avaient point de barbe [7]. Il est parmi eux des tribus qui ont le front singulièrement affaissé ; la beauté c’est d’avoir la tête aplatie, et pour donner à leurs enfants ce genre de perfection les parents dès leur naissance leur pressent le front entre deux planches [8]. Un des traits particuliers à l’espèce caucasienne ou européenne, c’est la blancheur de son teint, et une teinte rose répandue sur les joues ; c’est là un des caractères de la beauté ; lorsque ce trait manque à certaines personnes, elles y suppléent par des moyens analogues à ceux qui sont mis en usage par les nègres de la terre de Van Diemen, et par les cuivrés de l’Amérique. Les Grecs, loin d’avoir la tête aplatie comme certaines peuplades américaines, avaient, au contraire, l’angle facial très ouvert : pour eux l’être le plus parfait était celui qui se distinguait par un semblable caractère ; c’est ce qu’on observe dans les statues de Jupiter et d’Apollon qu’ils nous ont transmises [9]. Une observation analogue a été faite sur les peuples et les statues d’Égypte : il suffit de jeter les yeux sur ces statues et de les comparer aux statues grecques, pour se convaincre que les idées de beauté ou de perfection n’étaient pas les mêmes dans les deux pays [10]. Enfin, des voyageurs ont observé que les peuples de race mongole, qui habitent les côtes orientales de l’Asie, ont naturellement les pieds et les mains d’une petitesse remarquable [11] ; et cela pourrait nous expliquer peut-être les peines que se donnent les Chinois pour réduire les pieds de leurs femmes au plus petit volume possible [12].
[II-44]
Il existe, sans doute, dans plusieurs cas, quelques rapports entre les formes extérieures de nos organes, et l’aptitude qu’ils ont à remplir les fonctions auxquelles ils sont destinés. Il n’est pas impossible que les idées que les peuples ont de la beauté ne soient nées d’un certain genre de perfection, de quelque qualité réelle. L’intelligence peut se manifester par la forme de tels organes extérieurs, la force ou l’adresse par la forme de tels autres, la jeunesse et la santé par tels autres signes. Mais les mêmes formes ou les mêmes signes peuvent ne pas indiquer les mêmes qualités morales ou physiques, chez tous les individus ou chez toutes les espèces [13]. Le teint qui chez un individu d’espèce caucasienne est le signe de la santé, ne l’est pas chez un individu d’espèce africaine, et par conséquent, ce qui est une beauté pour l’un ne peut pas en être une pour l’autre. Il n’entre pas, au reste, dans le plan de cet ouvrage chercher quels sont les rapports qui existent entre la forme de nos organes et leur aptitude à remplir certaines fonctions ; ce sont des recherches qui appartiennent à un autre genre de connaissances ; il me suffit d’avoir déterminé ce que j’entends ici par le mot de perfectionnement.
Nous avons vu, dans le chapitre précédent, que, quoique nous n’ayons pas le moyen de déterminer le point de perfectionnement auquel peut arriver la nature humaine, on ne peut pas mettre en doute que ce perfectionnement n’ait des bornes. Des philosophes ont paru croire cependant le contraire ; mais cette croyance n’a été fondée que sur des hypothèses : les faits, loin de la justifier, en démontrent au contraire le peu de fondement. Les obstacles que les hommes trouvent à leur perfectionnement sont de deux genres : les uns se trouvent dans la nature même de l’homme ; les autres dans les choses dont l’homme est environné. Il ne s’agit ici que des premiers.
Les progrès des arts et des sciences ont mis les peuples civilisés à l’abri de certaines maladies, et leur ont donné le moyen de se guérir de quelques autres ; le terme moyen de la vie humaine a été ainsi prolongé. Mais, quelque immenses qu’aient été ces progrès, nul n’a découvert encore le moyen d’accroître de quelques années la durée de la vie, lorsqu’elle n’est attaquée par aucun accident ou par aucun genre de maladie. Les hommes les mieux constitués ne parviennent pas de nos jours à un âge plus avancé que celui auquel parvenaient les hommes également bien constitués dans les temps de la plus profonde ignorance. La vieillesse arrive de notre temps exactement au même âge auquel elle arrivait il y a trois mille ans ; et si l’on pouvait avoir quelque confiance dans des traditions fabuleuses, on serait porté à croire qu’elle est à présent plus précoce qu’elle ne l’a été jadis.
Il ne paraît pas non plus que les hommes aient porté le développement des forces musculaires au-delà de ce qu’elles étaient dans les siècles les plus reculés. Nous voyons, par ce qui nous reste des temps les plus antiques, que les hommes avaient autrefois les mêmes dimensions qu’ils ont aujourd’hui. Ce que les poètes et les historiens nous racontent des temps anciens pourrait même nous faire croire que nos forces physiques sont au-dessous de ce qu’étaient celles de quelques peuples d’alors. Le changement qui s’est opéré dans les machines ou les armes propres à la guerre, joint à l’abandon des exercices gymnastiques serait plus que suffisant pour rendre raison de la différence.
Enfin, aucun fait ne constate que les organes de la vue, de l’ouïe, de l’odorat aient maintenant plus de finesse ou d’étendue qu’ils n’en avaient jadis. La durée de l’enfance et de la vieillesse, les douleurs qui sont la suite de l’accroissement ou de la destruction, sont aujourd’hui ce qu’elles ont été dans tous les temps. Il nous faut pour nous nourrir ou nous vêtir à peu près la quantité d’aliments et de vêtements qu’il fallait à nos ancêtres. Nous ne sommes pas plus insensibles à la douleur ou plus sensibles au plaisir que ne l’étaient les hommes du temps d’Homère. En un mot, si l’on ne jugeait de l’homme que par ses organes physiques et matériels, on croirait qu’il est aujourd’hui ce qu’il a toujours été ; peut-être même serait-on disposé à croire qu’il a dégénéré sous quelques rapports. Le système qui présenterait chacune de nos facultés comme susceptible d’un perfectionnement sans bornes, bien loin d’être soutenu par les faits, serait donc démenti par l’expérience. Ce qui s’est perfectionné en nous, c’est l’art de faire usage de nos organes physiques ou intellectuels, l’art d’en accroître la puissance par des machines ou des méthodes nouvelles ; l’art de prévoir les résultats de nos actions, et de régler en conséquence nos affections d’une manière plus avantageuse à nous-même et à nos semblables. La partie de nous-même la moins susceptible de perfectionnement, c’est celle qui consiste dans une force en quelque sorte matérielle. Les parties les plus susceptibles d’être perfectionnées, sont nos facultés morales et intellectuelles, l’aptitude de quelques-uns de nos organes à exécuter certaines opérations.
Mais tous les individus, placés dans une position semblable, sont-ils susceptibles du même genre de perfectionnement, tous rencontrent-ils dans leur propre nature les mêmes obstacles ? Un philosophe a résolu affirmativement ces questions. Helvétius a prétendu que tous les hommes étaient susceptibles, sinon du même développement physique, au moins du même perfectionnement intellectuel et moral. Ce système, soutenu avec beaucoup d’esprit, n’est cependant pas fondé sur l’expérience, et par conséquent nous devons le considérer comme n’étant fondé sur rien. Il est bien évident que les hommes ne sont point égaux par leurs organes physiques ; et qu’on ne saurait donner à ceux qui naissent faibles et mal constitués, la même agilité, la même adresse, la même force qu’à ceux qui naissent avec une constitution forte et vigoureuse. Il est très difficile de trouver dans la nature organisée deux êtres parfaitement semblables ; et comment concevoir une ressemblance parfaite dans tous les individus de l’espèce dont l’organisation est la plus compliquée ? Les hommes différant les uns des autres dans leur organisation physique, on ne saurait prouver qu’ils sont tous susceptibles du même perfectionnement intellectuel et moral, avant que d’avoir prouvé que les organes physiques sont sans influence sur les facultés morales et intellectuelles, proposition tellement démentie par l’expérience, qu’on peut douter si elle mérite d’être réfutée. Aussi, en demandant si tous les hommes sont susceptibles du même développement, n’est-ce pas d’une différence d’individu à individu que j’entends parler ; c’est d’une différence d’espèce ou de variété.
Cette question sur le développement dont sont susceptibles les diverses espèces ou variétés d’hommes, se lie à une question qui est, pour le genre humain, de la plus haute importance, celle de l’influence des lieux et des climats sur toutes les facultés humaines. Un grand nombre de naturalistes et de philosophes ont considéré le climat comme la cause productive des espèces qu’on a observées dans le genre humain. Plusieurs ont pensé que toutes les espèces ou variétés d’hommes n’étaient pas susceptibles d’un égal développement. Ils ont cru que quelques-unes avaient sur les autres une grande supériorité d’organisation physique, et que cette supériorité leur permettait de porter plus loin le perfectionnement de leurs facultés intellectuelles et morales. Cette opinion n’a pas été adoptée seulement par des philosophes ; elle l’a été aussi par des théologiens. Dès les premières années de la conquête de l’Amérique, les prêtres espagnols se divisèrent sur la question de savoir si les individus d’espèce cuivrée étaient doués d’assez d’intelligence pour être admis à participer aux mystères de la religion catholique. Un grand nombre d’entre eux considérèrent les Indiens comme appartenant à une espèce inférieure dont les facultés intellectuelles n’étaient pas susceptibles de développement, et la décision de la cour de Rome ne fut pas suffisante pour les [II-50] faire changer d’opinion. D’autres ont porté le même jugement sur les individus de l’espèce éthiopienne et de l’espèce malaie ; ce jugement leur a même servi à motiver l’esclavage des premiers. La question des variétés ou des espèces se lie ainsi à celle de l’esclavage, en même temps qu’à celle qui est relative à l’influence des climats.
De toutes les questions relatives au perfectionnement de l’ordre social, il n’en est peut-être pas de plus importantes que celles qui se rattachent aux différents ordres d’aristocratie. Ce sont des questions de cette nature qui ont agité le monde, depuis les temps les plus reculés jusqu’à nos jours ; cependant, dans toutes ces querelles, les diverses classes de la population appartenaient à la même espèce d’hommes. Mais, depuis que les Européens se sont établis en Amérique, au sud de l’Asie, dans quelques-unes des îles du grand Océan, et au sud et à l’occident de l’Afrique, nous voyons paraître un genre d’aristocratie dont nous n’avions aucune idée, l’aristocratie des espèces. Cette nouvelle combinaison influera considérablement sur l’existence des républiques américaines, et, sous ce rapport, elle mérite toute notre attention.
[II-51]
Des diverses espèces ou variétés dont se compose le genre humain. — De l’opinion de quelques écrivains sur ce sujet.
Pour déterminer d’une manière exacte chacun des points dans lesquels les diverses espèces ou variétés d’hommes se ressemblent, et ceux dans lesquels elles différent, il faudrait entrer dans des développements qui seraient étrangers à cet ouvrage, et qui exigeraient des observations auxquelles je ne me suis point livré ; car, sur ces matières, les livres sont une source d’instruction très imparfaite ; l’histoire naturelle de l’homme est d’ailleurs trop peu avancée pour ne nous rien laisser à désirer à cet égard. Lorsqu’on lit les ouvrages qui ont été écrits sur ce sujet, on est étonné du petit nombre de faits que les savants ont observés sur la plupart des espèces entre lesquelles se partage le genre humain ; et l’on hésite à en tirer des conclusions générales, dans la crainte de convertir en règles, des faits qui n’ont été peut-être que des exceptions ou des bizarreries de la nature. Aussi, dans ce chapitre, n’ai-je pas d’autre objet que d’exposer les traits généraux qui, suivant quelques physiologistes, caractérisent chacune des principales espèces qu’on a observées, et de rechercher si le climat a quelque influence sur leur production. J’examinerai ensuite si la supériorité morale et intellectuelle qu’on a attribuée aux unes sur les autres est prouvée par des faits bien constatés, et quelles sont, en morale et en législation, les conséquences qu’on peut tirer de cette supériorité, en supposant qu’elle existe.
Blumenbach, et après lui W. Lawrence, ont divisé le genre humain en cinq races ou variétés : la race caucasienne, la race mongole, la race éthiopienne, la race américaine, et la race malaie [14].
Ils comprennent dans le race caucasienne les habitants anciens et modernes de l’Europe, exceptant seulement les Lapons et les autres peuples de race finnoise ; les habitants anciens et modernes de l’ouest de l’Asie jusqu’à la rivière d’Obi, la mer Caspienne et le Gange, tels que les Assyriens, les Mèdes et les Chaldéens, les Sarmates, les Scythes et les Parthes ; les Philistins, les Phéniciens, les Juifs et tous les habitants de la Syrie ; les Tatars proprement dits ; les tribus diverses qui occupent le Caucase, les Géorgiens, les Circassiens, les Mingréliens, les Arméniens, les Turcs, les Perses, les Arabes, les Afghans, les Indous des hautes castes ; les habitants du nord de l’Afrique, en y comprenant non seulement ceux qui habitent le nord du grand Désert, mais encore quelques tribus qui vivent dans des régions plus australes ; les Égyptiens, les Abyssiniens et les Guanches.
Ils comprennent dans la race mongole les nombreuses tribus, plus ou moins grossières et en grande partie nomades, qui occupent le centre et le nord de l’Asie, comme les Mongols, les Calmouks, les Burats, les Manchous ou Mandshurs, les Daouriens, les Tongouses et les Coréens ; les Samoïèdes, les Coriaks, les Tschutsks, les Kamtchadales ; les Chinois, les Japonais, les habitants du Tibet et de Bhoutan, ceux de Tonkin, de la Cochinchine, d’Ava, de Pégu, de Cambodge, de Laos et de Siam ; les races finnoises du nord de l’Europe, comme les Lapons ; et les tribus des Esquimaux, répandues dans l’Amérique septentrionale, depuis le détroit de Béring jusqu’à l’extrémité du Groenland.
[II-54]
Tous les indigènes de l’Afrique, à l’exception de ceux qui ont été compris dans la race caucasienne, sont désignés sous le nom de la race éthiopienne ; on classe aussi sous la même dénomination les habitants des îles qui sont au sud-ouest du grand Océan, tels que les habitants de la Nouvelle-Hollande, de l’île de Van-Diemen, de la Nouvelle-Guinée, de la Nouvelle-Bretagne, des îles Salomon, de la Nouvelle-Géorgie, des îles Charlotte, des Nouvelles-Hébrides, de Tanna, de Mallicollo, de la Nouvelle-Calédonie et des îles Fidji [15].
L’espèce américaine comprend, suivant les mêmes écrivains, tous les indigènes de l’Amérique, à l’exception des Esquimaux. Des voyageurs croient cependant avoir rencontré, soit dans l’intérieur de ce continent, soit sur les côtes du nord-ouest, quelques tribus appartenant à des espèces différentes, ainsi qu’on le verra plus loin.
Enfin l’espèce malaie comprend tous les habitants des îles de l’océan Pacifique, depuis la Nouvelle-Zélande jusqu’aux îles Sandwich, et depuis l’île de Pâques jusqu’à la presqu’île de Malacca. Il faut excepter seulement les habitants de quelques îles, qui ont été compris dans l’espèce éthiopienne : encore paraît-il douteux que cette exception doive être admise.
Chacune de ces espèces ou variétés a des caractères généraux qui la distinguent des autres, et qui se perpétuent de génération en génération. Voici quels sont ces caractères, suivant les deux physiologistes que je viens de citer :
Les caractères de l’espèce caucasienne sont la peau blanche, le teint rosé ou inclinant vers le brun ; les joues colorées de rouge ; les cheveux épais, doux, plus ou moins ondoyants ou bouclés, noirs ou de couleurs variées plus ou moins claires ; l’iris noir chez les individus d’un teint brun, et bleu, gris ou verdâtre chez les individus dont le teint est rosé ; le crâne grand et la face comparativement petite ; les régions supérieures et antérieures du crâne très développées, et la face perpendiculairement au-dessous ; la figure ovale et droite, les traits distincts les uns des autres ; le front développé ; le nez étroit et généralement un peu aquilin ; la bouche petite ; les dents antérieures des deux mâchoires, perpendiculaires ; les lèvres, et particulièrement la lèvre inférieure, un peu tournées en dehors ; le menton plein et arrondi ; les sentiments moraux et les facultés intellectuelles très énergiques, et susceptibles d’un grand développement.
Les individus dont cette espèce se compose sont désignés sous le nom d’espèce ou variété caucasienne, soit parce qu’on a supposé que leur berceau primitif a été dans les montagnes du Caucase, soit parce que chez les peuples qui ont toujours habité et qui habitent encore ces montagnes, les caractères particuliers à l’espèce sont plus prononcés que chez aucun autre peuple [16].
Les peuples d’espèce mongole sont caractérisés par un teint couleur d’olive, qui dans plusieurs cas est très léger ; les yeux noirs, les cheveux noirs, droits, forts et rares ; peu ou point de barbe ; la tête carrée ; le front petit et bas ; le nez large et plat ; les traits se confondant les uns dans les autres ; le nez petit et aplati ; les joues arrondies, se projetant extérieurement ; les paupières peu ouvertes et bridées ; les yeux placés très obliquement ; le menton légèrement projeté ; les oreilles grandes ; les lèvres épaisses ; la stature, particulièrement chez les peuples du nord, inférieure à celle des Européens.
Les caractères de l’espèce éthiopienne sont la peau et les yeux noirs ; les cheveux noirs et laineux ; le crâne comprimé latéralement, et allongé sur le devant ; le front bas, étroit, et déprimé en arrière ; les mâchoires étroites, et projetées en avant ; les dents de devant de la mâchoire supérieure placées obliquement ; le menton retiré ; les yeux proéminents ; le nez large, épais, épaté, et se confondant avec une grande mâchoire ; les lèvres, et particulièrement la lèvre supérieure, épaisses ; les genoux souvent tournés en dedans [17].
Les caractères de l’espèce américaine sont une peau brune d’une teinte plus ou moins rouge ; les cheveux noirs, droits et forts ; la barbe rare et généralement détruite par un moyen artificiel ; le crâne et l’air du visage mongols ; le front bas ; les yeux enfoncés ; la figure large, particulièrement dans la partie des joues, mais un peu moins aplatie que chez les individus d’espèce mongole ; le nez et les autres traits plus distincts ; la bouche grande ; les lèvres épaisses [18].
[II-58]
Les caractères de l’espèce malaie sont la peau brune, depuis une légère teinte tannée comme celle des Portugais et des Espagnols, jusqu’au brun foncé approchant du noir ; les cheveux noirs, touffus, et plus ou moins bouclés ; la tête un peu étroite ; les os de la figure grands et proéminents ; le nez plein et large vers le bout ; la bouche grande [19].
[II-60]
Tous les peuples compris sous chacune de ces espèces n’ont pas exactement les mêmes caractères ; on pourrait diviser chacune d’elles, en un nombre plus ou moins considérable de variétés, différant entre elles autant que les premières diffèrent les uns des autres. L’espèce caucasienne est celle qui comporterait la division la plus considérable. On a attribué le grand nombre de variétés qu’on remarque chez elle à une organisation plus flexible, plus douce, plus délicate, et à une civilisation plus ancienne. L’espèce éthiopienne, qui est celle qui semble le plus s’éloigner de l’espèce caucasienne, comprend elle-même un grand nombre de variétés très prononcées. Il y a plus de différences, par exemple, entre un Boschisman, un Cafre, et un habitant de l’Éthiopie, classés dans la même variété, qu’il n’y en a entre tel Malais, tel Européen et tel Cafre appartenant à des espèces différentes. La division du genre humain en cinq espèces ou variétés n’est donc pas exempte d’arbitraire ; et il était peut-être plus facile de porter la division à quinze ou vingt, que de prouver que tous les peuples du monde rentrent dans une des cinq espèces précédemment exposées [20].
[II-61]
C’est une question, parmi les physiologistes, si le genre humain se divise en plusieurs espèces, ou si, au contraire, il n’en comprend qu’une seule dont les différents peuples qui existent sur la terre ne sont que des variétés. Buffon et Blumenbach ont pensé que le genre humain ne comprend qu’une seule espèce ; ils ont cru que la race caucasienne était la souche dont toutes les autres étaient dérivées, et que les hommes olivâtres, cuivrés, noirs ou basanés, n’étaient que des Caucasiens dégénérés.
W. Lawrence a recherché si les diverses espèces ou variétés qu’il a reconnues doivent être considérées comme ayant existé depuis l’origine du genre humain, ou comme étant des résultats de variations subséquentes à la formation des hommes. Il a adopté l’opinion de Buffon et de Blumenbach ; et, jugeant du genre humain par les faits qu’il a cru observer chez certaines espèces d’animaux, il a attribué à l’état de domesticité les diverses variétés entre lesquelles le genre humain se divise.
Il est reconnu, parce que l’expérience de tous les jours nous le démontre, que les hommes de toutes les espèces ou variétés sont susceptibles de dégradation et de perfectionnement. Mais quels sont les faits à l’aide desquels nous pouvons établir que telle ou telle variété est la souche primitive de laquelle toutes les autres sont dérivées ? Un individu d’espèce caucasienne s’imagine que toutes les autres sont nées de la sienne ; mais pourquoi un Malais ne croirait-il pas qu’il appartient lui-même à l’espèce primitive ? Pourquoi ne considèrerait-il pas un nègre comme un Malais dégénéré, et un blanc comme un Malais perfectionné, en supposant qu’il reconnaisse notre supériorité sur lui ? Des individus d’espèce caucasienne ont pu produire, dit-on, des individus de variété éthiopienne, africaine ou malaie ; mais si cela a pu arriver, le contraire a pu arriver aussi ; et je ne vois pas sur quoi l’on se fonderait pour admettre une supposition plutôt que l’autre. Chaque espèce ou variété peut faire, pour prouver l’ancienneté de son origine, les mêmes raisonnements qu’on a faits pour l’ancienneté de la variété ou de l’espèce caucasienne ; et il y aurait autant de raisons à donner, pour prouver que celle-ci est un perfectionnement d’une de celles-là, que pour prouver que les premières sont des dégénérations de la dernière. Il est vrai qu’on a observé que des peuples du Caucase se sont répandus sur des contrées fort éloignées ; mais toutes les autres parties du monde étaient-elles désertes lorsque ces migrations ont commencé ? Qui nous apprendra si ces peuples, qui, suivant notre manière de voir, forment la plus belle espèce, tiennent leur beauté de leur organisation primitive, ou s’ils la tiennent d’un perfectionnement qu’ils ont acquis dans les lieux mêmes qu’ils habitent ? Les plus beaux individus de l’espèce malaie que l’on connaisse, sont ceux qui habitent les îles Marquises ; en est-ce assez pour supposer que c’est dans ces îles que l’espèce a pris naissance ?
Le genre d’orgueil qui s’éteint le dernier dans l’esprit de l’homme, est l’orgueil de race ; un homme peut renoncer à l’orgueil individuel, à l’orgueil de famille, même à l’orgueil de nation ; mais l’orgueil de l’espèce n’est pas si facilement abandonné. C’est à ce sentiment qu’il faut attribuer nos systèmes sur la formation et la division des peuples. Pour sentir combien sont faibles les fondements sur lesquels ces systèmes reposent, on n’a qu’à faire des systèmes semblables sur des genres où l’orgueil est désintéressé, sur des genres différents du nôtre. Qu’on se demande, par exemple, si tous les ours descendent d’une souche commune ; si les noirs sont une dégénération des gris ou des blancs, ou si ceux-ci sont un perfectionnement de ceux-là ; si les gris ont pris une telle couleur parce qu’ils ont passé, d’un climat froid ou chaud, dans un climat tempéré ; si les noirs sont tels parce qu’ils ont passé d’un climat tempéré dans un climat chaud ; si les blancs ont acquis leur blancheur parce qu’ils ont abandonné des climats chauds ou tempérés pour vivre dans des climats froids ; on sentira que ces questions, sur l’état primitif des espèces, ne sont pas des questions que les sciences puissent résoudre ; parce que, pour en donner la solution, il faudrait connaître des faits dont nous n’avons encore aucun moyen de nous assurer, et qu’on ne peut suppléer aux faits qui nous manquent, par de vagues conjectures ou de prétendues possibilités [21]. W. Lawrence croit que toutes les races qui existent sont des variétés de la race caucasienne ; il se fonde sur ce que l’on observe des variétés analogues parmi les animaux que l’homme a réduits en état de domesticité. Cette manière de raisonner est peu concluante ; premièrement, toutes les races d’hommes vivent en état de société, et chacune peut considérer toutes les autres comme des variétés d’elle-même avec autant de raison que la race caucasienne. En second lieu, les animaux que l’homme a soumis à son empire, ne sont libres ni dans le choix de leurs aliments, ni dans le choix de leurs habitations, ni dans le choix des individus de leur espèce avec lesquels ils s’associent. Il faudrait, pour que l’analogie fût exacte, que les hommes fussent soumis à des êtres d’un genre supérieur à eux-mêmes, et qu’ils fussent assujettis comme le sont les animaux domestiques. En troisième lieu, les variétés observées parmi ces animaux résultent principalement, suivant Lawrence lui-même, de la différence de climat, d’aliments et de soins ; et il reconnaît qu’aucune de ces causes ne produit le même effet sur les hommes. En quatrième lieu, de ce que tel genre d’animaux est susceptible d’éprouver telle variation, on ne peut pas conclure que des êtres d’un genre tout différent sont susceptibles d’éprouver une modification semblable, et surtout qu’ils l’ont éprouvée. Lors même qu’il serait établi que les choses ont pu arriver de telle manière, on ne pourrait tirer la conséquence qu’en effet elles sont arrivées ainsi, qu’après avoir prouvé qu’elles n’ont pas pu arriver autrement. Enfin, des millions de naissances nous prouvent la constance avec laquelle les espèces se perpétuent et se conservent pures ; mais nous ne connaissons aucun fait duquel nous puissions conclure que deux individus de race caucasienne peuvent engendrer un nègre, ou deux nègres un individu de race caucasienne.
La procréation d’un blanc par deux noirs, ou d’un noir par deux blancs, serait déjà un phénomène fort extraordinaire, et cependant ce phénomène ne suffirait pas pour produire l’une ou l’autre des deux variétés ; il faudrait de plus un autre individu semblable, mais d’un sexe différent. Nous ne voyons pas, en effet, que l’union d’un individu d’espèce caucasienne à un individu d’espèce éthiopienne, produise des individus tantôt blancs et tantôt noirs, ou des individus tachetés, comme cela arrive parmi les animaux. Les enfants qui naissent d’une telle union ont une couleur uniforme qui tient le milieu entre les deux espèces. Il faut, pour produire un individu de race pure, que le père et la mère appartiennent à la même race ; et ce phénomène suffirait pour prouver combien est peu concluante l’analogie qu’on tire d’un genre d’animaux à un autre [22].
[II-67]
Une autre raison a déterminé W. Lawrence à penser que toutes les espèces d’hommes sont des variétés d’une espèce primitive ; c’est le grand nombre d’espèces qu’il faudrait admettre dans la science, si l’on admettait qu’il en existe plus d’une. Chacune des variétés devrait, dit-il, être divisée en plusieurs autres, et le nombre en serait si grand que l’esprit en serait accablé. J’avoue que je ne saurais comprendre ce raisonnement : je ne vois point comment la difficulté de classer un certain ordre de faits ou de s’en rendre compte, pourrait être une preuve de l’existence de tel ou tel phénomène. Cette difficulté prouverait tout au plus les bornes de notre esprit, l’imperfection de nos méthodes, le peu de certitude de nos connaissances ; mais elle ne prouverait rien de plus. La formation de cinq espèces primitives n’est pas un phénomène moins inconcevable que la formation de vingt ; la formation d’une seule est un mystère aussi impénétrable que la formation de cent. Les sciences ne peuvent à cet égard nous donner aucune connaissance ; car nous ne devons mettre au rang des connaissances ni de vagues conjectures, ni de fausses analogies. Du moment qu’il nous est impossible de rien savoir sur la filiation des peuples, la question de l’unité ou de la multiplicité des espèces n’est plus qu’une question de méthode. La meilleure solution est celle qui donne à l’esprit le plus de facilité pour embrasser un certain ordre de faits ; mais nulle classification ne saurait nous expliquer des faits que la nature nous a cachés.
[II-69]
Des causes physiques auxquelles a été attribuée la production des diverses espèces d’hommes, et particulièrement de l’influence des climats.
S’il nous est impossible de connaître, par le seul secours des sciences, des événements qui sont antérieurs à tous nos monuments historiques, et sur lesquels l’expérience ne nous donne aucune lumière, nous pouvons apprendre au moins si tels faits bien constatés, sont ou ne sont pas des conséquences de tels autres faits également bien constatés. Nous pouvons savoir si les caractères qui distinguent chaque espèce ou chaque variété, comme on voudra les appeler, se transmettent ou non de génération en génération ; s’ils peuvent être produits par des opérations artificielles sur les individus, par les aliments dont ils se nourrissent, ou par la température de l’atmosphère dans laquelle ils se trouvent placés.
Plusieurs savants ont imaginé que, pour modifier l’espèce, il suffisait de modifier artificiellement les individus ; qu’en imprimant par un moyen artificiel, par exemple, telle couleur à tel homme et à telle femme, et en répétant la même opération sur leurs descendants pendant quelques générations, on finirait par altérer la couleur de l’espèce ; qu’en donnant, par un moyen quelconque, telle ou telle forme à tel organe, et en continuant la même opération sur les enfants pendant un certain temps, les hommes finiraient par naître avec telle ou telle forme. C’est cette opinion, qu’aucune expérience ne justifie, qui a fait penser à quelques-uns, non que les indigènes d’Amérique se peignaient en rouge parce qu’ils étaient cuivrés, mais qu’ils naissaient cuivrés parce que leurs ancêtres s’étaient peints en rouge. La même opinion a fait croire à Volney que le caractère des traits et de la physionomie des nègres, était le résultat d’une lumière trop forte pour la vue humaine. L’observation exacte des faits prouve jusqu’à l’évidence que des opinions semblables n’ont aucun fondement [23].
Presque tous les habitants des îles de l’océan Pacifique s’impriment dans la peau des couleurs ineffaçables : ces couleurs ne tiennent pas seulement à l’épiderme, elles sont introduites dans le tissu même de la peau, au moyen d’instruments aigus ; c’est, en général, avant la puberté que l’opération commence à s’exécuter ; les femmes y sont assujetties comme les hommes. Nous ignorons depuis quelle époque cet usage est mis en pratique ; mais on peut croire qu’il remonte aux temps les plus reculés, puisqu’il se retrouve dans presque toutes les îles, et qu’il est probable qu’il y a été apporté au moment où elles se sont peuplées. Cependant, dans aucune les enfants ne naissent tatoués ; à chaque génération l’opération doit être faite, comme si elle n’avait jamais eu lieu sur les générations précédentes.
La réduction que les Chinois font éprouver aux pieds de leurs filles par une compression artificielle, ne se transmet jamais d’une génération à l’autre ; cette déformation qui affecte l’individu, est sans influence sur ses descendants. Les hommes et les femmes caribes, dont la tête a été artificiellement aplatie dès leur naissance, engendrent des enfants avec les proportions qui caractérisent leur espèce, et ils ne peuvent les rendre semblables à eux-mêmes qu’en leur faisant subir la même compression [24]. Les indigènes du nord-ouest de l’Amérique, qui se font sous la lèvre inférieure une large ouverture à laquelle ils donnent l’apparence d’une seconde bouche, ne transmettent pas, par la génération, cette difformité à leurs descendants [25]. Les individus de quelques tribus africaines, qui, par des incisions, produisent sur quelques parties de leur corps des élévations artificielles, ne sont pas encore parvenus à modifier leur race par des moyens semblables [26]. Presque tous les peuples d’espèce américaine, une partie de ceux qui appartiennent à l’espèce malaie, et les Orientaux d’espèce caucasienne, s’épilent une partie du corps avec beaucoup de soin ; mais cet usage est sans influence sur la constitution physique de leurs descendants. Dans presque tous les pays, les femmes se percent les oreilles pour y suspendre divers ornements, et nous ne connaissons aucun exemple d’enfant né avec les oreilles percées. Enfin, quelle que soit la persistance avec laquelle nous mutilons certains animaux, nous ne sommes point parvenus à en affecter l’espèce. Les chevaux et les chiens auxquels on a coupé la queue ou les oreilles, n’engendrent que des individus semblables à ceux qui n’ont pas subi cette opération.
L’opinion de Buffon et de quelques autres naturalistes qui ont attribué les différences caractéristiques des espèces à des moyens artificiels, qui ont cru, par exemple, que le teint olivâtre de l’espèce mongole, et le teint cuivré de l’espèce américaine, étaient produits en grande partie par leur saleté ou par la fumée de leurs huttes, non seulement n’est pas fondée sur l’expérience, mais se trouve démentie par elle. Ceux de nos ouvriers qui travaillent dans les mines ou dans les forges, les charbonniers et les ramoneurs, engendrent des enfants aussi blancs que ceux des individus les plus propres. Si les causes dont parle Buffon produisaient les effets qu’il leur attribue, une partie des Européens seraient aussi noirs que des Africains. Il est vrai que ce grand écrivain attribue à plus d’une cause les variétés qu’on a observées parmi les hommes : suivant lui, le climat est l’agent qui a le plus contribué à la production de ces variétés ; mais on va voir que cet agent prétendu n’a pas eu l’effet qu’on lui attribue, et que les rayons du soleil, en modifiant le teint de l’individu, n’affecte pas plus l’espèce, que ne l’affecte le tatouage des habitants des îles du grand Océan.
Les diverses couleurs du teint sont au nombre des caractères qui servent à distinguer les espèces ; mais ces caractères ne sont pas les seuls. Les nègres pourraient avoir le teint des Européens, et en différer encore sous beaucoup d’autres rapports. Or, les naturalistes qui ont cherché à expliquer la différence de teint par la différence de climat, ont laissé sans explication toutes les autres différences. Elles sont cependant assez nombreuses pour caractériser les espèces, et pour nous empêcher de les confondre.
Le teint des individus de l’espèce caucasienne varie avec la température de l’atmosphère, pour tous les hommes qui restent exposés au grand air. Les Maures qui habitent les côtes de Barbarie ont le teint plus foncé que les habitants du Portugal et de l’Espagne ; ceux-ci plus que les Français, et les Français plus que les Allemands et les Anglais [27]. Ces différences sont le produit incontestable de l’air, ou de l’atmosphère qui nous environne ; tel Allemand qui irait vivre en Espagne y prendrait le teint d’un Espagnol, et tel Espagnol qui irait vivre parmi les Allemands, prendrait le teint des peuples d’Allemagne. Tant que les naturalistes se sont bornés à observer superficiellement ces phénomènes, et tant qu’ils n’ont connu des peuples noirs que dans la partie la plus brûlante de l’Afrique, il est naturel qu’ils aient attribué la différence de couleur à la différence de climat ; mais aussitôt que les faits ont été soumis à une observation plus réfléchie, et que le nombre s’en est multiplié, il n’a plus été possible de conserver la même opinion.
L’action de l’atmosphère, si puissante sur l’individu, est sans influence sur sa postérité. Les enfants d’espèce caucasienne naissent blancs sous toutes les latitudes et à tous les degrés de température, et ils demeurent tels jusqu’à ce que l’action de l’air ou de la lumière ait plus ou moins modifié leur teint. Il n’y a aucune différence de couleur entre l’enfant d’un Algérien, l’enfant d’un Espagnol et celui d’un Suédois ou d’un Russe. Les enfants des créoles anglais, qui naissent entre les tropiques, naissent exactement de la même couleur que ceux qui reçoivent le jour dans la Grande-Bretagne. Les descendants des Espagnols dans l’Amérique du sud, ont le teint aussi beau que ceux qui ne sont jamais sortis du territoire espagnol, peut-être même l’ont-ils plus beau, lorsqu’ils ne s’exposent pas aux rayons du soleil. Les enfants des Hollandais qui naissent à côté des Cafres, sont aussi blancs que ceux qui naissent à Amsterdam. Non seulement l’influence du climat n’affecte pas la couleur de l’espèce, mais elle n’affecte pas même l’individu tout entier ; les parties du corps qui restent couvertes ont autant de blancheur chez les peuples du Midi, que chez les peuples du Nord ; elles paraissent même souvent en avoir davantage, par le contraste qui existe entre elles et celles auxquelles l’action de l’air ou du soleil a imprimé une teinte plus ou moins basanée [28].
Les individus de l’espèce éthiopienne naissent à peu près de la même couleur que les individus de l’espèce caucasienne : ils sont rougeâtres en venant au monde. Au troisième jour, les organes de la génération, le tour des ongles et des mamelons sont entièrement noirs ; au cinquième ou au sixième jour, le corps de l’enfant a complètement acquis la couleur particulière à son espèce. Ce changement s’opère dans les climats les plus froids comme dans les plus chauds ; Camper l’a observé à Amsterdam, sur un enfant né dans l’hiver, dans une chambre bien fermée, et tenu soigneusement enveloppé dans des langes [29]. Kolbe a fait sur des enfants de Hottentot des observations semblables : ces enfants ont en naissant la couleur des Européens ; mais au bout de dix ou douze jours cette couleur fait place à une couleur noirâtre qui leur couvre tout le corps, excepté la paume des mains et la plante des pieds, qui demeurent toujours blanchâtres, comme chez tous les individus de même race [30]. Les nègres répandus sur la surface du continent américain, sous toutes les latitudes, et à tous les degrés d’élévation, quoique descendus de parents qui étaient nés et qui avaient vécu dans le pays, sont d’une couleur aussi foncée que ceux qui sont nés au centre de l’Éthiopie, et qui n’ont jamais quitté leur pays natal. Les nègres établis dans le nord de l’Europe, non seulement conservent leur couleur originelle, mais la transmettent à leurs descendants aussi foncée qu’ils l’ont reçue : j’ai eu souvent occasion d’observer en Angleterre les enfants nés d’un noir et d’une femme remarquable par sa blancheur ; ils étaient aussi basanés que le sont les mulâtres nés et élevés sous les tropiques. Les parties du corps des nègres qui ne sont jamais exposées à l’action du soleil ou de la lumière, sont aussi noires que celles qui ne sont jamais couvertes.
Divers peuples d’espèce nègre sont répandus dans quelques-unes des îles de l’océan Pacifique ; on ignore depuis quel temps ils y sont établis, et quelle fut leur origine ; on sait seulement qu’ils y étaient déjà lorsque les Européens firent la découverte de ces îles. Mais, quoiqu’ils vivent à une grande distance les uns des autres, quoique quelques-uns soient placés sous l’équateur, que d’autres vivent dans un climat tempéré, et d’autres sous un climat comparativement froid, on n’a observé entre eux aucune différence de couleur. Les habitants de l’île de l’Amirauté, sous le deuxième degré onze minutes quarante-cinq secondes de latitude australe [31] ; ceux de l’île Bouka, sous le cinquième degré trente secondes de la même latitude [32] ; ceux des îles Salomon, entre le huitième et le dixième degré [33] ; ceux de l’île des Lépreux, sous le quatorzième [34] ; ceux des Nouvelles-Hébrides, sous le dix-huitième [35] ; et ceux de la Nouvelle-Calédonie, entre le vingtième et le vingt-deuxième [36], ont une couleur uniforme et qui approche de celle des nègres ; ils ont comme eux les cheveux crépus ou laineux, quoique les îles sur lesquelles ils sont placés, rafraichies par les vents, se trouvent sous des températures différentes.
Les habitants de l’île de Van-Diemen, placés sous une latitude beaucoup plus élevée, entre le quarante-et-unième et le quarante-troisième degré de latitude australe, sont noirs, et ont les cheveux aussi crépus que ceux de l’île de Bouka, qui ne sont placés que sous le cinquième degré de latitude, ou même que ceux des nègres de Guinée [37]. On peut difficilement supposer cependant que ce peuple est venu de la Nouvelle-Hollande, puisque ceux qui habitent ce continent sont d’une couleur moins foncée, et différent de lui sous une multitude d’autres rapports.
« L’exclusion de tous les rapports entre les peuples de la terre de Diemen et ceux de la Nouvelle-Hollande, dit un savant naturaliste qui les a visités ; la couleur plus foncée des Diemenois, leurs cheveux courts, laineux et crépus, dans un pays beaucoup plus froid que la Nouvelle-Hollande, m’ont paru de nouvelles preuves de l’imperfection de nos systèmes sur les communications des peuples, leurs migrations, et l’influence des climats sur l’homme [38].
« De toutes les observations qu’on peut faire en passant de la terre de Diemen à la Nouvelle-Hollande, ajoute le même voyageur, la plus facile sans doute, la plus importante et peut-être aussi la plus inexplicable, c’est la différence absolue des races qui peuplent chacune de ces deux terres. En effet, si l’on en excepte la maigreur des membres, qui s’observe également chez les deux peuples, ils n’ont presque rien de commun, ni dans leurs mœurs, leurs usages, leurs arts grossiers, ni dans leurs instruments de chasse ou de pêche, leurs habitations, leurs pirogues, leurs armes, ni dans leur langue, ni dans l’ensemble de leur constitution physique ; la forme du crâne, les proportions de la face, etc. Cette dissemblance absolue se reproduit dans la couleur ; les indigènes de la terre de Diemen sont beaucoup plus bruns que ceux de la Nouvelle-Hollande. Elle se reproduit même dans un caractère que tout le monde s’accorde à regarder comme le plus important de ceux qui servent à distinguer les diverses races de l’espèce humaine ; je veux parler de la nature des cheveux : les habitants de la terre de Diemen les ont courts, laineux et crépus ; ceux de la Nouvelle-Hollande les ont droits, longs et raides [39].
« Comment concevoir qu’une île de soixante lieues au plus, qui se trouve repoussée jusqu’aux confins de l’hémisphère oriental, et séparée de toute autre terre connue par des distances de cinq, huit, douze et même quinze cents lieues, puisse avoir une race d’hommes absolument différente de celle du vaste continent qui l’avoisine ? Comment concevoir cette exclusion de tous rapports, si contraire à nos idées sur les communications des peuples et sur leurs transmigrations ? Comment expliquer cette couleur plus foncée, ces cheveux crépus et laineux dans un pays beaucoup plus froid [40] ? »
Tous les individus classés sous le nom d’espèce ou de variété éthiopienne, conservent donc, sous tous les climats et dans toutes les températures, la couleur qui est un de leurs caractères distinctifs. On ne voit, dans aucun pays, des individus de cette espèce prendre la physionomie ou engendrer des enfants qui appartiennent à quelqu’une des autres. Leurs traits et leur physionomie restent aussi invariables sous les latitudes les plus élevées, que les traits et la physionomie propres à l’espèce caucasienne sous la zone torride [41].
[II-82]
L’espèce américaine ou cuivrée, quoique moins nombreuse que la plupart des autres, est répandue sur un territoire plus vaste que celui sur lequel se trouvent les autres espèces : elle occupe un million et demi de lieues carrées, depuis les îles de la terre de Feu jusqu’au fleuve Saint-Laurent et au détroit de Béring. Ainsi, on la trouve dans des contrées que leur éloignement de l’équateur rend presque glaciales ; dans les montagnes les plus élevées et par conséquent les plus froides, comme dans les vallées les plus profondes, exposées au soleil le plus ardent. Si le teint, qui est un des caractères distinctifs des espèces ou variétés, était un effet du froid ou de la chaleur du climat, on trouverait en Amérique des peuplades de toutes les nuances, depuis le blanc le plus éblouissant jusqu’au noir le plus foncé. Mais les faits sont ici peu d’accord avec un tel système : les variations de couleur qu’on observe parmi les peuplades américaines, n’ont aucun rapport avec la température dans laquelle ces peuplades se trouvent. Sous toutes les latitudes et à tous les degrés d’élévation, elles portent la couleur qui distingue leur espèce, celle du cuivre plus ou moins foncée, depuis le rouge jusqu’au brun [42].
Les habitants de la terre de Feu, exposés, pendant tout le cours de l’année, au froid le plus rigoureux, et les Patagons, qui sont leurs plus proches voisins, sont d’une couleur cuivrée ou approchant de la rouille de fer mêlée d’huile [43]. Tous les peuples qui habitent depuis l’extrémité australe de l’Amérique jusqu’au centre de la zone torride ont une couleur semblable [44]. Les peuplades qui habitent à l’autre extrémité du même continent, sont d’une teinte aussi foncée que celles qui sont placées sous l’équateur : la couleur de leur peau, dit Hearne, est celle du cuivre foncée [45]. Les voyageurs qui ont parcouru ces immenses contrées dans toutes les directions, en ont porté le même témoignage [46].
Il existe cependant quelques variations de couleur parmi ces peuples ; mais ces variations n’ont aucun rapport avec le plus ou moins de chaleur du climat. Dans le Canada, les Mississaguis qui habitent sur les bords du lac Ontario, sont d’une couleur plus foncée que les peuplades plus rapprochées du sud. Leur peau, dit un voyageur, est d’une teinte plus noire que celle d’aucunes nations indiennes que j’aie rencontrées ; quelques-uns ressemblent à des nègres par la couleur [47]. Les Californiens, qui habitent sous un climat tempéré, ont le teint plus foncé que les Mexicains, ou que d’autres peuples qui habitent des pays beaucoup plus chauds [48]. Les Mexicains à leur tour sont plus basanés que les peuples qui habitent les contrées les plus brûlantes de l’Amérique [49]. Le climat exerce si peu d’action sur le teint des peuples de cette espèce, que, lorsque des individus qui habitent différents climats se trouvent ensemble, il est impossible de déterminer, par la couleur, le pays de chacun d’eux [50].
Cependant, au milieu de cette multitude de peuplades au teint cuivré, qui sont répandues sur le continent américain, il s’en trouve quelques-unes dont le teint est très peu foncé, et qui, par la couleur, par les traits, et même par le langage, semblent appartenir à une espèce différente. On trouve dans le Canada, à côté de peuplades qui sont presque noires, d’autres peuplades dont le teint n’est pas plus foncé que celui des habitants de l’Espagne ou du midi de la France. On trouve aussi sur la côte nord-ouest du même continent, des peuples qui n’ont pas le teint plus basané que les paysans de France, qui ont des traits européens, et dont les enfants naissent blancs [51].
Ces différences, entre les peuples d’un même continent, nous expliquent comment Volney a pu trouver en Amérique des raisons pour croire à l’unité du genre humain. N’ayant vu qu’un petit nombre d’individus appartenant à la même peuplade, ayant observé qu’un de ces individus n’avait pas le teint plus foncé que les paysans du midi, et ayant appris de lui que leurs enfants naissaient aussi blancs que ceux de la race caucasienne, que cet Américain n’avait probablement jamais vus, il a pensé que tous les indigènes de l’Amérique étaient semblables, et que leur teint prétendu cuivré n’était qu’un effet du climat.
« Si, comme la physique le démontre, dit-il, il n’y a de couleur que par la lumière, il est évident que les diverses couleurs des peuples ne sont dues qu’à diverses modifications de ce fluide avec d’autres éléments qui agissent sur la peau, et qui même la composent. Tôt ou tard il sera démontré que le noir des Africains n’a pas d’autre origine [52]. »
Isaac Weld, que j’ai précédemment cité, a trouvé dans le Canada des peuplades semblables à celle dont Volney a observé quelques individus ; mais il en a trouvé aussi, sous la même latitude, de couleur de cuivre très foncée. Il a observé des enfants nés d’individus d’espèce cuivrée, et il s’est convaincu qu’ils portaient, en venant au monde, les caractères qui distinguent leurs parents. Il lui a paru évident que ces peuples doivent à la nature les différentes nuances qui les caractérisent. « Je me suis formé cette opinion, dit-il, après avoir observé que les enfants nés de parents dont le teint était obscur, l’ont aussi obscur [53]. » Les enfants de l’espèce cuivrée ressemblent si peu, à leur naissance, aux enfants de l’espèce caucasienne, que lorsqu’un enfant né d’une femme cuivrée était présenté au baptême, les missionnaires distinguaient, au premier aspect, si le père appartenait à l’une ou à l’autre de ces deux espèces [54]. Enfin, M. de Humboldt, qui a fait un long séjour parmi les Américains, et qui les a observés sous diverses latitudes et à divers degrés d’élévation, s’est convaincu qu’ils portent en naissant le teint qui est particulier à l’espèce américaine.
« Je n’ai pas vu, dit-il, les nations du Canada dont parle le chef des Miamis (observé par Volney) ; mais je puis assurer qu’au Pérou, à Quito, sur la côte de Caracas, sur les bords de l’Orénoque et au Mexique, les enfants ne sont jamais blancs en naissant, et que les caciques indiens, qui jouissent d’une certaine aisance, qui se tiennent vêtus dans l’intérieur de leurs maisons, ont toutes les parties de leur corps (à l’exception de l’intérieur de leurs mains et de la plante des pieds) d’une même teinte rouge, brunâtre ou cuivrée [55]. »
[II-88]
Les nombreuses observations que M. de Humboldt a faites sur le continent américain, l’ont convaincu que la couleur particulière aux indigènes de ce continent, n’est pas susceptible d’être changée par l’influence des climats, et qu’elle tient à des dispositions organiques qui, depuis des siècles, se propagent de génération en génération [56].
« L’effet de cette influence, dit-il, paraît presque nul chez les Américains et chez les Nègres. Ces races, dans lesquelles le carbure d’hydrogène se dépose abondamment dans le corps muqueux ou réticulaire de Malpighi, résistent singulièrement aux impressions de l’air ambiant. Les nègres des montagnes de la haute Guinée, ne sont pas moins noirs que ceux qui avoisinent les côtes [57]. »
[II-89]
Les Malais sont, de toutes les espèces, celle qui présenté le moins de variétés. Répandus dans toutes les parties du grand Océan, ils occupent, depuis la Nouvelle-Zélande jusqu’aux îles Sandwich, une étendue de soixante degrés de latitude ou de douze cents lieues ; et, depuis l’île de Pâques jusqu’aux Nouvelles-Hébrides, une étendue de quatre-vingt-trois degrés de longitude, ou de seize cents soixante lieues de l’est à l’ouest ; c’est de toutes les espèces celle qui est répandue sur la surface la plus étendue. Toutes les peuplades qui appartiennent à cette espèce parlent des dialectes de la même langue, et, à quelques exceptions près, cultivent les mêmes végétaux, élèvent les mêmes animaux, pratiquent les mêmes arts, observent la même religion, et ont à peu près le même teint ; il n’existe de différences entre eux que celles qui sont le produit d’un peu plus ou d’un peu moins de civilisation.
La couleur qui distingue cette espèce, varie depuis une légère teinte tannée, comme celle des Espagnols, jusqu’au brun foncé approchant du noir. Les habitants de la Nouvelle-Zélande n’ont pas tous le même teint ; quelques-uns sont jaunâtres ou olive ; d’autres sont d’une couleur très foncée, sans être cependant aussi noirs que les indigènes de l’île de Van-Diemen [58]. Les habitants de l’île de Pâques ont le teint basané, mais moins foncé que ceux de la Nouvelle-Hollande, quoique beaucoup plus rapprochés de l’équateur [59]. Le teint des habitants des îles des Amis, varie selon que les individus s’exposent plus ou moins à l’action du soleil. Chez le plus grand nombre, le teint est plus foncé que le cuivre brun ; plusieurs ont le teint jaunâtre, et quelques femmes approchent de la couleur des Européens [60]. Ceux de ces peuples qui ont le teint le plus clair, sont ceux qui sont les plus rapprochés de l’équateur ; ce sont les habitants des îles Marquises [61].
Le teint olivâtre qui caractérise les individus d’espèce mongole, se conserve sous toutes les latitudes et à tous les degrés d’élévation, comme le teint cuivré de l’espèce américaine. Ceux d’entre les Perses dont la couleur n’a pas été altérée par leur mélange avec des individus d’espèce caucasienne, ont le teint très foncé. Ceux qui habitent sous le climat le plus chaud, ne sont pas différents de ceux qui habitent les climats froids des montagnes : les uns comme les autres ont le teint mêlé de jaune et de noir [62]. Les Chinois répandus sur un territoire immense ont généralement le teint brun et sale des peuples de Perse [63].
Les Mongols que La Pérouse observa dans la baie de Castries, sous le cinquante-et-unième degré vingt et une minutes de latitude boréale, avaient la peau olivâtre et vernissée d’huile et de fumée [64]. Enfin, les peuples placés le plus près du pôle septentrional, dans le continent américain, et appartenant à la même espèce, ont le même teint que ceux qui habitent le centre de l’Asie [65].
Les diverses couleurs propres à chaque espèce sont donc indépendantes de toute cause artificielle et de l’action de la lumière et de la chaleur. Si, par des moyens artificiels ou par l’action d’un soleil plus ou moins brûlant, on peut modifier le teint des individus de certaines espèces, ces modifications n’affectent jamais leurs descendants ; elles périssent avec les individus qui les ont éprouvées, et cessent même souvent avec l’action des causes qui les ont produites.
[II-94]
De l’influence attribuée à l’action des climats sur la production des diverses espèces ou variétés d’hommes. — Des invasions des peuples de diverses espèces sur le territoire les uns des autres, et de la confusion qui en est résultée.
Mais ce n’est pas seulement par la couleur du teint que les diverses espèces ou variétés d’hommes diffèrent les unes des autres ; il existe entre elles un certain nombre de différences qui suffiraient pour les caractériser, quand même elles se ressembleraient par la couleur. Ces différences ne peuvent pas être produites par des moyens artificiels employés par les hommes sur eux-mêmes ; mais ne peuvent-elles pas l’être par l’action des climats ? En d’autres termes, les caractères particuliers à chaque espèce sont-ils les mêmes sous toutes les latitudes ? Si ces caractères varient, les variations doivent-elles être attribuées à la différence des climats ?
Pour résoudre ces questions, il ne faut pas comparer les individus d’une espèce aux individus d’une autre espèce ; il faut comparer entre elles les diverses nations entre lesquelles chaque espèce se subdivise. Les différences qui existent parmi quelques-unes d’entre elles sont très nombreuses, et on est bien loin de les avoir observées toutes. Aussi n’ai-je ici pour but que de m’occuper de celles qui ont le plus d’importance ou qui indiquent un entendement plus ou moins susceptible de développement.
L’espèce caucasienne s’est répandue sur le globe dans toutes les directions ; on la rencontre sur tous les continents et sous toutes les latitudes. Elle occupe presque exclusivement l’Europe, car le territoire habité par les Lapons et par les Finnois mérite à peine d’être compté. Elle s’est répandue d’Europe dans toutes les autres parties du monde ; les Français, les Anglais, les Hollandais, les Espagnols et les Portugais occupent le continent américain et les îles qui l’avoisinent, depuis la baie d’Hudson jusqu’au Rio-Négro. Dans chacune des parties de ce continent, tous ont conservé non seulement la couleur particulière à leur espèce, mais tous les traits principaux qui la caractérisent. Les Français, les Hollandais, les Anglais et les Portugais se sont également répandus sur les côtes d’Afrique depuis le Sénégal jusqu’au cap de Bonne-Espérance. Les traits distinctifs de leur espèce sont restés invariables comme la couleur. Les descendants des Hollandais n’ont pris au Cap aucun trait de ressemblance avec les Hottentots, les Boschismans ou les Cafres. Les descendants des Portugais, sur le canal de Mozambique, et les descendants des Français, dans l’Ile de France, n’ont pas pris davantage les traits des peuplades qui habitent la côte orientale d’Afrique. Les Maures et les Arabes ont conservé sur ce continent tous les traits particuliers à leur espèce. Les Anglais établis dans l’Hindoustan, les Hollandais établis aux Moluques, les Espagnols aux Philippines, n’ont pris aucun des caractères de l’espèce mongole ou de l’espèce malaie. Enfin, les caractères particuliers à l’espèce mongole ont fini par disparaître chez les Perses qui se sont alliés constamment à des femmes d’espèce caucasienne. L’influence de l’espèce s’est montrée supérieure à l’influence attribuée au climat.
Les peuples chez lesquels les traits qui caractérisent l’espèce caucasienne sont les plus marqués, sont ceux qui habitent les montagnes du Caucase. Les peuples chez lesquels les traits propres à l’espèce mongole sont les plus prononcés, sont ceux qui habitent au centre de l’Asie. C’est particulièrement chez eux qu’on observe des hommes ayant le visage plat, large et carré, les yeux petits et placés diagonalement, la bouche grande, le nez écrasé, la tête volumineuse, le col peu allongé, les cheveux noirs, grossiers et lisses, la taille courte et ramassée. Ces traits n’ont pas plus cédé à l’influence des climats que le teint jaunâtre ou basané qui appartient aux mêmes peuples ; ils sont les mêmes dans les provinces les plus rapprochées de l’Hindoustan que dans les montagnes du nord [66]. Ils sont les mêmes dans toute l’étendue de la Chine [67], sur les côtes orientales de l’Asie [68], dans les îles qui en sont voisines [69], au Kamtchatka [70], dans les îles des Renards [71], et dans le nord de l’Amérique [72]. La nubilité est plus précoce chez les femmes d’espèce mongole que chez les femmes des autres espèces ; elle se manifeste depuis neuf ans jusqu’à douze. Ce caractère, qu’on a attribué à la chaleur du climat, parce qu’on l’a d’abord observé dans le sud de l’Asie, existe dans les climats les plus froids comme dans les plus chauds. On le retrouve à la côte nord-ouest de l’Amérique, chez les Esquimaux ; et en Asie chez les Kamtchadales et chez les Korockas, où des filles de dix ans sont souvent mères [73].
Les peuples que les naturalistes ont classés sous la dénomination d’espèce ou de variété éthiopienne diffèrent tellement les uns des autres, que, si on ne les caractérise pas par la couleur, il est très difficile de leur trouver des traits communs, et de déterminer par conséquent les caractères généraux qui les distinguent. L’histoire ni la tradition ne nous ayant jamais fait connaître les migrations d’aucun de ces peuples ; tous, depuis qu’ils nous sont connus, étant restés attachés au sol qu’ils occupent aujourd’hui ou ne s’étant déplacés du moins que pour se transporter à de petites distances, nous n’avons aucun moyen de déterminer si les différences qui les distinguent sont ou ne sont pas le produit du climat. Il est vrai qu’en faisant le trafic des esclaves, les Européens sont parvenus à former des colonies de nègres loin du continent de l’Afrique. Mais il est résulté de la manière dont ces colonies ont été formées, un mélange de races qui ne permet plus de reconnaître quelle a été l’origine de la population nègre actuelle. Les effets produits par ces transmigrations forcées ont été d’ailleurs trop peu observés, pour qu’on puisse se flatter de les connaître et surtout d’en assigner les causes. On se trouve donc réduit à raisonner sur des conjectures ou des analogies.
Nous avons vu que la couleur des variétés nègres n’est point susceptible d’être modifiée par la température de l’atmosphère, et nous n’avons aucune raison de croire que les autres caractères particuliers à ces peuples soient plus susceptibles de modification. Nous devons penser, au contraire, que ces caractères ne peuvent être changés par une telle cause, lorsque nous voyons que toutes les autres espèces conservent les traits qui leur sont propres, sous tous les climats. Si les descendants des Européens établis au cap de Bonne-Espérance, par exemple, ne prennent aucun des traits particuliers aux Boschismans ; si les Mongols établis au nord de l’Amérique ne prennent pas les traits qui distinguent l’espèce américaine ; si les Malais, dans les îles de la Sonde, ne prennent ni les traits de l’espèce africaine, ni ceux de l’espèce mongole [74], quelles raisons pourrions-nous avoir de penser que les nègres du Congo transportés au cap de Bonne-Espérance y deviendraient des nains semblables aux Boschismans, ou que les Boschismans transportés au Congo y prendraient une taille colossale ? Les Cafres, si remarquables par leur haute stature, par la beauté de leurs proportions, par la régularité de leurs traits, ne sont éloignés que d’une petite distance des Boschismans, dont la taille n’excède pas quatre pieds, et dont la conformation nous paraît monstrueuse. Est-il quelque raison qui puisse nous déterminer à croire que, si ces deux peuples prenaient la place l’un de l’autre, en conservant leur même genre de vie, ils changeraient aussi de proportions par le seul effet du climat ?
[II-100]
Si les traits qui distinguent l’espèce nègre de l’espèce caucasienne étaient le produit du climat, les Hottentots du Cap seraient de tous les peuples africains ceux qui se rapprocheraient le plus des Européens, et cette ressemblance s’affaiblirait à mesure qu’on s’avancerait vers la zone torride ; mais ce n’est pas ce qui arrive : des peuples qui vivent sous un climat beaucoup plus chaud que celui qu’habitent les Hottentots, se rapprochent beaucoup plus qu’eux des peuples du Caucase. Les Cafres diffèrent si peu de nous par les traits, qu’un voyageur les a cru descendus des Arabes bédouins [75]. Les mêmes traits se retrouvent chez d’autres tribus africaines qui habitent un climat encore plus chaud :
« Je ne crains pas d’avancer, dit Dauxion-Lavaisse, que malgré la similitude de la couleur des nègres, il y a beaucoup de variété dans la forme des têtes des diverses nations ou tribus, et que les Mandingues, les Koromantins et les Mozambiques, par exemple, ont la tête d’une aussi belle forme que l’Européen, et le reste du corps aussi beau et aussi fort. Si jamais on fait une collection de crânes de ces trois nations, je ne crains pas de prédire qu’on en trouvera beaucoup dont l’angle facial dépassera quatre-vingts degrés [76]. »
[II-101]
En s’avançant davantage vers l’équateur, des phénomènes plus remarquables se présentent : ce sont des peuples nombreux qui se composent de trois espèces ou variétés très distinctes, de noirs, de basanés et de blancs. Les hommes des deux dernières espèces ont les traits aussi fins que les peuples d’Europe, quoique placés presque au-dessous de l’équateur [77].
Les peuples noirs qui habitent dans plusieurs îles du grand Océan, ne sont pas tous sous la même latitude ; les traits des uns se rapprochent plus que les traits des autres des caractères qu’on croit plus particuliers à l’espèce éthiopienne ; mais ces traits ne sont pas plus prononcés chez ceux qui sont le plus près de l’équateur que chez ceux qui en sont le plus éloignés ; on a vu, au contraire, que les habitants de l’île de Van-Diemen ont les cheveux laineux des noirs, tandis que ceux de la Nouvelle-Hollande, placés sous un climat plus chaud, ont les cheveux longs et lisses ; les habitants de la Nouvelle-Calédonie, quoique plus rapprochés de l’équateur que ceux de l’île de Van-Diemen d’environ vingt-un degrés, et paraissant, par la couleur et la nature des cheveux, appartenir à la même espèce, sont bien faits, forts et robustes, et ont, pour la plupart, les traits plus réguliers [78] ; tandis que ceux des Nouvelles-Hébrides, qui ne sont avancés que de deux degrés de plus que ceux de la Nouvelle-Calédonie, sont petits, ont les bras et les jambes longues et grêles, le nez large et plat, les os des joues proéminents, le front très court et quelquefois extrêmement comprimé, et ressemblent à des singes [79] ; les habitants des îles Salomon, ont des traits moins irréguliers, quoique placés sous un climat plus ardent [80] ; enfin, les habitants de l’île de l’Amirauté diffèrent peu des Européens par la physionomie, quoique par la nature des cheveux et par la couleur du teint, ils appartiennent à l’espèce nègre [81].
Il résulte de ces faits que les peuples classés sous la dénomination d’espèce ou de variété éthiopienne, se subdivisent en un très grand nombre de variétés, qui diffèrent considérablement les unes des autres ; que, si la couleur qui est commune à toutes existe indépendamment du froid ou de la chaleur qu’elles éprouvent, les autres traits qui les caractérisent sont également indépendants du climat ; que, par conséquent, l’histoire naturelle ne fournit aucune raison pour faire croire que ces peuples ont une origine commune, je ne dis pas avec les individus d’espèces caucasienne, mongole, américaine ou malaie, mais même avec les tribus de nègres qui peuplent l’Afrique. Ces peuples qui sont répandus sur le grand Océan, et qu’on trouve également noirs sous tous les degrés de latitude, ne diffèrent pas seulement des peuples d’espèce malaie au milieu desquels ils habitent, par la couleur, les cheveux et les proportions du corps ; ils diffèrent d’eux surtout par la langue, par les usages, par les mœurs, par le degré de civilisation. Quoique souvent très rapprochés les uns des autres, ils paraissent n’avoir jamais eu de communication ensemble ; tandis qu’au premier aspect on reconnaît les habitants des îles Sandwich, ceux de la Nouvelle-Zélande, ceux de l’île de Pâques et ceux de l’île de Sumatra pour appartenir à la même espèce, quoique les premiers soient éloignés des seconds de soixante degrés ou onze cents lieues, et que les troisièmes soient séparés des quatrièmes par une distance de cent cinquante degrés, près de la moitié de la circonférence de la terre.
Les peuples d’espèce américaine diffèrent les uns des autres par une teinte plus ou moins foncée, par une taille plus ou moins élevée, et surtout par le langage ; mais sous tous les autres rapports, il existe entre eux une si grande ressemblance, que, suivant Ulloa, lorsqu’on a vu un Indien de quelque contrée que ce soit, on peut dire qu’on les a vus tous [82]. M. de Humboldt a trouvé de l’exagération dans cette assertion sur la similitude des formes ; mais il a été frappé néanmoins de l’air de famille qui existe chez tous ces peuples, quel que soit le climat sous lequel ils vivent. Sur un million et demi de lieues carrées, dit-il, depuis les îles de la terre de Feu, jusqu’au fleuve Saint-Laurent et au détroit de Béring, on est frappé au premier abord de la ressemblance que présentent les traits des habitants. On croit reconnaître que tous descendent d’une même souche, malgré l’énorme différence des langues, et la distance qui les éloigne les uns des autres [83]. Il faut bien que cette ressemblance de famille soit frappante, puisqu’en lisant les diverses relations de voyages faits sur les côtes ou dans l’intérieur de ce continent, on trouve que tous les voyageurs ont attribué aux indigènes à peu près les mêmes caractères [84].
[II-105]
Les peuples d’espèce cuivrée répandus sur la surface du continent américain, habitent sous toutes les zones, depuis la zone torride jusqu’à la zone glaciale ; cependant leurs traits comme leur couleur restent invariables. Les variations qu’il est possible d’apercevoir entre eux, n’ont aucun rapport avec le plus ou moins de chaleur qu’ils éprouvent. Ce n’est donc pas à la chaleur du climat qu’il est possible d’attribuer les différences qu’on observe entre les hommes de l’espèce cuivrée et les hommes des autres espèces. Depuis que les Européens se sont établis sur le continent d’Amérique, et qu’ils y ont porté des hommes d’espèce éthiopienne, les Américains ne sont pas devenus plus semblables aux hommes de ces deux espèces, que ceux-ci ne sont devenus semblables aux Américains. Chaque espèce, si elle n’a pas été modifiée par des alliances, a conservé tous les caractères qui lui sont propres.
Les peuples d’espèce malaie sont ceux qui, par leur constitution physique, se rapprochent le plus des individus d’espèce caucasienne. Les variations qu’on observe chez eux portent particulièrement, comme celles que nous avons observées chez les peuples d’espèce américaine, sur la taille, et sur le teint que les uns ont un peu plus foncé que les autres. Les traits varient d’un individu à un autre comme chez les Européens ; mais les différences qui existent entre eux n’ont aucun rapport avec la température du climat. Dans la Nouvelle-Zélande, à l’île de Pâques et dans les îles Marquises, on trouve également des individus qui ont des traits européens et des cheveux noirs, châtains, lisses et bouclés. Suivant un voyageur, la face des habitants de l’île de Pâques ne diffère de celle des Européens que par la couleur, et il ne manque aux femmes que le teint pour être belles, dans le sens que nous attachons à ce mot [85]. Les habitants des îles Marquises, beaucoup plus rapprochés de l’équateur, ne diffèrent d’eux et de ceux de la Nouvelle-Zélande, que par une plus grande régularité dans leurs traits. Ils ont le cou long et d’une belle forme, de beaux yeux grands et noirs, de belles dents, et toutes les parties du corps bien proportionnées. Les femmes, dit Krusenstern, sont en général très belles ; leur tête surtout est admirable ; elles l’ont bien proportionnée ; le visage plutôt rond qu’ovale, de grands yeux brillants, le teint fleuri, de très belles dents, et des cheveux qui bouclent naturellement [86]. Ces peuples sont exactement sous la même latitude que les nègres des îles Salomon.
Aucune des espèces que nous avons observées ne dévie donc des traits qui les distinguent, ni par des moyens artificiels, tels que des peintures, des compressions, des mutilations, ni par le moyen du froid ou de la chaleur ; sous toutes les latitudes et à tous les degrés d’élévation, les individus transmettent à leurs descendants les caractères distinctifs de leur espèce particulière. Les sciences ne nous ont point appris, et probablement elles ne nous apprendront jamais si les principales races que nous connaissons appartiennent à autant d’espèces primitives, ou si elles sont dérivées d’une espèce unique. Elles ne peuvent encore moins nous apprendre si l’espèce unique que l’on supposerait avoir existé, était semblable à telle espèce que nous connaissons plutôt qu’à telle autre ; si, par exemple, les Éthiopiens sont des Caucasiens dégénérés, ou si les Caucasiens sont des nègres qu’une bizarrerie de la nature a rendus blancs. Les naturalistes divisent en plusieurs espèces tous les autres genres d’animaux et se mettent peu en peine de nous persuader que toutes les espèces qu’ils classent sous le même genre, sont ou non dérivées d’une seule. Ils trouvent dans les variations qu’ils observent parmi certains animaux domestiques, comme les chats, les chiens, les lapins et les ânes, des raisons de croire à l’unité du genre humain. Mais celui qui chercherait chez d’autres animaux, chez les singes, par exemple, des raisons de croire à la pluralité des espèces parmi les hommes, leur paraîtrait un mauvais raisonneur. Ceux mêmes qui n’admettent pas que des questions d’histoire naturelle ou d’astronomie puissent être toujours bien résolues par des connaissances théologiques, ne peuvent se résoudre à ignorer ce que les sciences ne sauraient leur apprendre. Leur orgueil se révolte à la pensée que le genre humain a pu se composer d’autant d’espèces primitives que nous comptons de variétés ; et que leur espèce, unique dans l’univers, n’a pas donné naissance à toutes les autres.
En exposant les caractères physiques qui sont particuliers à chaque race, et en examinant si ces caractères ont été produits par des moyens artificiels ou par l’influence des climats, je ne me suis point proposé de rechercher s’il a existé plusieurs espèces primitives, ou s’il n’en a existé qu’une seule. Cette question, que je ne crois pas susceptible d’être résolue par les sciences naturelles, et qui par conséquent n’est point, à mes yeux, une question philosophique, est étrangère à l’objet que je me propose. Ce que je veux, c’est de rechercher si les hommes de toutes les races sont également susceptibles de perfectionnement ; si les mêmes causes produisent sur toutes des effets semblables, ou si elles peuvent arriver aux mêmes résultats par les mêmes moyens ; c’est de rechercher particulièrement quels sont les effets qui résultent de la domination d’une espèce sur l’autre, du mélange de plusieurs sur le même territoire, et surtout de leurs alliances.
Cette question sur le mélange des espèces, et sur la domination des unes sur les autres, serait peut-être peu importante, si la terre était restée partagée entre elles selon les lois que la nature semblait avoir elle-même établies ; si les peuples d’espèce cuivrée avaient conservé la possession exclusive du continent américain ; si les peuples d’espèce mongole ne s’étaient pas troublés mutuellement dans la possession de leurs territoires, et surtout s’ils n’avaient jamais dépassé les frontières de l’Asie ; si les peuples d’espèce malaie n’avaient jamais été inquiétés dans la possession des îles du grand Océan ; si l’espèce éthiopienne était restée maîtresse exclusive de l’Afrique ; enfin, si l’espèce caucasienne, maîtresse de l’Europe, n’en était jamais sortie et n’y avait jamais été troublée.
Mais les Mongols, du centre de l’Asie, ont débordé de toutes parts et sont allés aussi loin que leurs chevaux ont pu les conduire : non seulement ils ont porté leur domination sur tous les autres peuples qui appartiennent à la même espèce qu’eux-mêmes ; ils l’ont portée même chez les peuples d’espèce caucasienne et se sont confondus avec eux. Les peuples d’espèce caucasienne à leur tour, en même temps qu’ils ont cherché à dominer les uns sur les autres, se sont répandus sur toutes les parties de la terre, et se sont mêlés avec les peuples de toutes les autres espèces. En Afrique, ils ont établi leur domination sur les côtes de la Méditerranée et de la mer Rouge, sur les bords du Sénégal, au cap de Bonne-Espérance, sur le canal de Mozambique et dans les îles qui en sont voisines. En Asie, ils se sont mêlés avec les Perses, ils se sont établis dans l’Hindoustan et dans les îles innombrables qui se trouvent entre la Nouvelle-Hollande et le continent asiatique. Là on trouve réunis sur le même sol des Nègres, des Mongols, des Malais et des Caucasiens, ayant chacun leur couleur, leur physionomie, leurs mœurs, leur langue, leur croyance. Dans le grand Océan leur domination se fait déjà sentir par leur établissement sur l’île de Van-Diemen, dans la Nouvelle-Hollande et dans les îles Sandwich, et il ne faut pas douter qu’ils ne finissent par se mêler avec les peuples d’espèce malaie.
Mais, de tous les mélanges d’espèces, le plus important et le plus digne d’observation est celui qui, depuis plus de trois siècles, s’opère sur le continent et sur les îles d’Amérique. Les peuples d’espèce caucasienne, tels que les Français, les Anglais, les Hollandais, les Espagnols et les Portugais, ne se sont pas bornés à s’établir sur les terres déjà occupées par les peuples d’espèce cuivrée, depuis le Canada jusqu’aux pampas de Buenos-Aires ; ils ont transporté sur le même sol des multitudes d’individus d’espèce éthiopienne, et plusieurs d’espèce malaie. Les peuples d’espèce cuivrée qui se trouvent au nord de l’Amérique septentrionale, ne peuvent compliquer beaucoup l’état de l’espèce caucasienne, car le nombre en diminue d’une manière sensible. Mais il n’en est pas de même des peuples d’espèce éthiopienne qui se trouvent dans les îles ou dans la partie méridionale des États-Unis ; leur nombre, loin de décroître, se multiplie au contraire dans une proportion plus grande que celle dans laquelle se multiplient les Européens. Dans l’Amérique méridionale et à l’extrémité australe de l’Amérique du Nord, les individus d’espèce cuivrée, déjà fort nombreux, se sont multipliés depuis la conquête. Le mélange de ces peuples avec des Européens, des noirs et des malais, a produit des variétés nouvelles, et la population de cette partie du monde présente des phénomènes dont l’état de l’Europe ne peut nous donner aucune idée. [87]
[II-112]
Tant que l’Amérique n’a été considérée que comme un vaste domaine exploité au profit des Européens, il est naturel que les faits qui avaient lieu sur ce continent et qui n’avaient aucun rapport au commerce, aient peu fixé l’attention des observateurs. Mais tout est bien changé depuis que l’Amérique du Nord a fait reconnaître son indépendance, qu’elle a établi des formes de gouvernement étrangères aux Européens, et que l’Amérique du Sud a suivi son exemple. L’Europe par ses mœurs, ses connaissances, ses arts, ses richesses, en un mot sa civilisation, tient encore le premier rang dans le monde ; mais, lorsque l’on considère la position, l’étendue, la fertilité du continent américain, le nombre et l’étendue des lacs qu’il possède, les rivières et les fleuves immenses qui l’arrosent, la variété et la richesse des produits de son agriculture, et la nature de ses institutions, on peut prévoir qu’il viendra un temps où l’importance relative des peuples d’Europe aura beaucoup diminué. Il n’est donc pas indigne des sciences morales de s’occuper des phénomènes que ce pays leur offre.
L’objet de ces recherches sur le mélange des races et sur la domination des unes sur les autres, est de savoir quels sont les effets que cette domination et ce mélange produisent sur la constitution physique et sur les facultés intellectuelles et morales de l’ensemble de la population qui en résulte. Mais, pour apprécier ces effets, il faut les distinguer de ceux qu’on a attribués à des causes sur lesquelles la volonté de l’homme a moins d’influence, je veux parler du climat, des lieux et du cours des eaux.
Nous avons vu, dans ce chapitre, qu’aucun des caractères qui distinguent les espèces les unes des autres, ne sont produits ni par le climat ni par aucun moyen artificiel. Mais, quoique le climat ne produise aucune déviation dans les espèces, on conçoit qu’il pourrait diminuer ou accroître les forces physiques des individus, affaiblir ou fortifier leurs facultés intellectuelles, irriter ou calmer leurs passions, sans leur faire perdre aucun des caractères qui sont propres à leur espèce. J’examinerai cette question en exposant quelle est l’influence qu’exercent les choses dont les hommes sont de toutes parts environnés, sur la prospérité et la décadence des nations, quelle que soit d’ailleurs l’espèce à laquelle elles appartiennent.
[II-1]
Des difficultés que présente la question de l’influence des climats sur les facultés humaines. — Exposition du système de Montesquieu sur cette influence. — Vices de ce système.
En exposant quelle est l’influence de la méthode analytique sur la morale et sur les lois des peuples, j’ai fait voir que la simple connaissance des faits et des causes qui les engendrent, peut, dans certaines circonstances, produire le perfectionnement des mœurs et des lois ; et que l’ignorance et les erreurs des hommes sont au nombre des causes les plus puissantes qui produisent les vices et les mauvaises institutions. Si les observations que j’ai faites à ce sujet sont exactes, il s’ensuit que tout peuple dont l’intelligence est susceptible de développement, est susceptible de perfectionner ses mœurs et ses organes physiques, si d’ailleurs les choses qui l’environnent ne mettent pas à ses progrès des obstacles invincibles. Il s’agit donc de savoir si tous les peuples sont capables de concevoir les mêmes vérités ; si tous ont ou peuvent acquérir une capacité suffisante pour apercevoir les liaisons qui existent, en morale et en législation, entre les effets et les causes. En supposant qu’ils aient ou qu’ils puissent acquérir une capacité suffisante, n’existe-t-il pas de causes extérieures capables de paralyser la puissance de la vérité sur leur esprit ?
S’il en est du genre humain comme de tous les genres d’êtres animés, s’il se subdivise en plusieurs espèces, et si elles diffèrent les unes des autres par leur organisation, il n’est pas impossible qu’elles ne soient pas toutes susceptibles du même développement intellectuel, et par conséquent du même perfectionnement moral et physique. Aussi, dans les questions que je viens de poser, mon intention n’est pas de comparer diverses espèces entre elles ; je n’ai pour objet que de comparer entre elles des nations qui sont de même espèce, mais qui se trouvent dans des circonstances différentes, ou qui ne vivent pas sous la même latitude. La question, pour ces nations, est de savoir si, par des circonstances accidentelles de position, elles sont devenues incapables de discerner la vérité de l’erreur, de contracter de bonnes habitudes et d’en perdre de mauvaises ; ou si, ayant en elles-mêmes la capacité de concevoir la vérité, elles ne sont pas arrêtées dans leurs progrès par des circonstances locales.
De fausses religions et des gouvernements vicieux sont des obstacles très puissants au développement des nations ; mais, si une fausse religion et un mauvais gouvernement étaient des obstacles invincibles au perfectionnement des hommes, quel est le peuple qui ne serait pas resté dans une éternelle barbarie ? Car quel est celui qui n’a jamais été soumis à un gouvernement despotique, ou chez lequel on n’a jamais vu régner une religion mensongère ? Il n’est point d’erreur ou de fausse opinion qui n’ait eu un commencement, et qui par conséquent ne puisse être détruite. L’homme, en venant au monde, n’apporte point dans son esprit un système religieux et un système politique tout formés. Les idées de gouvernement et de religion qu’il acquiert, lui sont données à mesure que son entendement se forme, et les circonstances qui président à cette formation peuvent varier à l’infini. Il ne s’agit ici que de rechercher les causes qui agissent constamment sur l’homme, et qu’il n’est pas en son pouvoir de détruire, telles que le climat, la position des lieux, le cours des eaux, la nature du sol et autres semblables. La chaleur du climat, suivant le système de plusieurs écrivains, et la vieillesse des peuples suivant quelques autres, peuvent être des obstacles invincibles au perfectionnement des hommes. En exposant l’état physique, intellectuel et moral des peuples de toutes les espèces, sur les diverses parties du globe, je ferai voir que ces opinions sont loin d’être fondées sur l’exacte observation des faits.
Pour déterminer d’une manière complète quelle est l’influence du climat et des lieux sur le genre humain, il faudrait se livrer à des recherches qui excéderaient de beaucoup les limites que je me suis prescrites, et la nature même de cet ouvrage.
Il faudrait examiner d’abord quelle est l’influence qu’exercent, sur les aliments propres aux diverses espèces d’hommes, la température de l’atmosphère, la nature et l’exposition du sol, la qualité des eaux et même la direction et la force des vents ; il faudrait examiner ensuite quelle est l’influence qu’exercent sur l’homme ses aliments ainsi modifiés. Il faudrait rechercher comment cette influence des aliments est elle-même modifiée par les effets de la culture, du commerce et de l’inégalité des fortunes. Il faudrait examiner de plus quelle est l’action qu’exercent directement sur l’homme la température, la sécheresse ou l’humidité de l’atmosphère, le cours ou la force des vents, et la qualité des eaux. Il faudrait examiner comment cette influence est elle-même modifiée par le plus ou moins de richesse d’un peuple, et par les moyens que cette richesse donne de se soustraire à l’action de la chaleur, du froid, des vents ou des eaux. Enfin, il faudrait déterminer quelle est la part d’influence qui doit être attribuée à la religion, au gouvernement, aux préjugés nationaux, à la nature de la langue, à la diversité des espèces, et aux nations environnantes.
Il est évident que, pour se livrer à ces recherches, il faudrait embrasser non seulement l’histoire naturelle tout entière, mais encore l’histoire physique, morale et politique du genre humain ; et l’on rencontrerait en chemin beaucoup de questions qu’on n’aurait aucun moyen de résoudre. Mais les écrivains qui ont attribué au climat une influence immense sur les lois, sur les religions et sur les mœurs des peuples ; et ceux qui ont prétendu que cette influence est nulle, ne se sont point donné tant de peine. Les uns et les autres n’ont vu dans les climats que l’action de la chaleur ou du froid exercée directement sur les organes de l’homme : c’est cette action dont les uns ont exagéré les effets, et dont les autres ont contesté l’importance.
Montesquieu semble avoir fixé à cet égard l’opinion populaire ; son jugement n’a point entraîné celui de tous les hommes instruits ; de grands écrivains, d’illustres savants n’y ont vu qu’une funeste erreur ; mais cette erreur n’a été détruite ni par les attaques d’Helvétius, ni par les plaisanteries de Voltaire, ni par les raisonnements de Volney ; il est encore un grand nombre de personnes, même parmi les gens instruits, qui considèrent les institutions et les mœurs des peuples comme le produit du climat qu’ils habitent : cette opinion est devenue en quelque sorte un préjugé populaire.
L’opinion de Montesquieu sur les effets du froid et de la chaleur n’est pas née, comme on pourrait le croire, de l’examen approfondi des faits ; c’est un système qu’il a pris de Chardin qui lui-même l’avait emprunté à d’autres, et à l’appui duquel il a rapporté quelques faits, sans beaucoup se mettre en peine si ces faits étaient des conséquences du principe qu’il leur attribuait, ou même s’ils n’étaient pas en opposition avec une multitude de faits contraires. L’identité entre le système de Chardin et celui de Montesquieu est si frappante, même dans les détails, qu’il suffit de les placer l’un à côté de l’autre pour être convaincu que le philosophe n’a rien ajouté au voyageur [88].
Chardin prétend avoir observé dans ses voyages, que la chaleur du climat énerve l’esprit comme le corps ; qu’elle dissipe ce feu d’imagination nécessaire pour l’invention et la perfection des arts ; qu’elle rend incapable de ces longues veilles et de cette forte application qui enfantent les beaux ouvrages dans les arts libéraux et dans les arts mécaniques ; que de là vient que les connaissances des peuples de l’Asie sont si limitées, et qu’elles ne consistent qu’à retenir et à répéter ce qui se trouve dans les livres des anciens ; que leur industrie est brute ; et que c’est dans le septentrion qu’il faut chercher les sciences et les métiers dans la plus haute perfection [89].
« Je trouve toujours, dit ailleurs le même voyageur, la cause ou l’origine des mœurs et des habitudes des orientaux, dans la qualité de leur climat, ayant observé dans mes voyages que comme les mœurs suivent le tempérament du corps, selon la remarque de Galien, le tempérament du corps suit la qualité du climat ; de sorte que les coutumes ou habitudes des peuples ne sont point l’effet du pur caprice, mais de quelques causes ou de quelque nécessité naturelles qu’on ne découvre qu’après une exacte recherche [90]. »
En adoptant ce système, Montesquieu n’a cependant pas voulu s’en rapporter aveuglément à l’opinion de Chardin ; il a soumis cette opinion à l’épreuve des faits, et l’expérience, d’après laquelle il l’a jugée, est d’une nature si extraordinaire, qu’elle serait incroyable s’il ne l’avait pas lui-même consignée dans l’Esprit des Lois. Le jurisconsulte philosophe a pris la moitié d’une langue de mouton ; il l’a soumise alternativement à une température chaude, et à une température froide jusqu’à la glace ; il a examiné, à l’aide d’une loupe, les effets produits par le froid et par le chaud, sur cette moitié de langue, et ces effets lui ont servi à déterminer l’influence que le froid et la chaleur exercent sur le physique et sur le moral de l’homme, dans toutes les parties de notre globe. Voici quels sont les résultats de cette singulière expérience.
Par le seul effet de la température, l’homme du nord a un plus grand corps, et par conséquent plus de confiance en lui-même, c’est-à-dire plus de courage ; plus de connaissance de sa supériorité, c’est-à-dire moins de désir de vengeance ; plus d’opinion de sa sûreté, c’est-à-dire plus de franchise, moins de soupçons, de politique et de ruses. Les peuples des pays chauds sont timides comme les vieillards ; ceux des pays froids, courageux comme les jeunes gens. Les peuples du nord doivent avoir peu de vivacité ; ils doivent avoir peu de sensibilité pour les plaisirs et pour la douleur : il faut écorcher un Moscovite pour lui donner du sentiment. Dans les climats du nord, à peine le physique de l’amour a-t-il la force de se rendre sensible ; dans les pays chauds, l’âme est souverainement mue par tout ce qui a du rapport à l’union des deux sexes.
Dans les pays du nord, une machine saine et bien constituée, mais lourde, trouve ses plaisirs dans tout ce qui peut mettre les esprits en mouvement, la chasse, les voyages, la guerre, le vin. Vous trouverez dans les climats du nord des peuples qui ont peu de vices, assez de vertus, beaucoup de sincérité et de franchise. Approchez des pays du midi, vous croirez-vous éloigner de la morale même ; des passions plus vives multiplieront les crimes ; chacun cherchera à prendre sur les autres tous les avantages qui peuvent favoriser ces mêmes passions. Dans les pays tempérés, vous verrez des hommes plus inconstants dans leurs manières, dans leurs vices même et dans leurs vertus : le climat n’y a pas une qualité assez déterminée pour les fixer eux-mêmes.
La chaleur du climat peut être si excessive que le corps y sera absolument sans force. Pour lors, l’abattement passera à l’esprit même ; aucune curiosité, aucune noble entreprise, aucun sentiment généreux ; les inclinations y seront toutes passives, la paresse y fera le bonheur ; la plupart des châtiments y seront moins difficiles à soutenir que l’action de l’âme, et la servitude moins insupportable que la force d’esprit qui est nécessaire pour se conduire soi-même [91].
Les Indiens sont naturellement sans courage par une conséquence de leur climat ; et s’ils exécutent des actes qui exigent de l’énergie, comme de se précipiter volontairement dans les flammes, ou de s’infliger les peines les plus cruelles, c’est parce que le climat exalte leur imagination. Du temps des Romains, les peuples du nord de l’Europe vivaient sans arts, sans éducation, presque sans lois, et cependant, par le seul bon sens attaché aux fibres grossières de ces climats, ils se maintinrent avec une sagesse admirable contre la puissance romaine, jusqu’au moment où ils sortirent de leurs forêts pour la détruire [92].
Le climat qui produit l’abattement du corps et de l’esprit, qui prévient toute curiosité, toute noble entreprise, rend immuables, par cela même, la religion, les mœurs, les manières, les lois ; comme il porte les hommes vers la spéculation, il engendre le monachisme ; il engendre la paresse, et l’orgueil qui en est une conséquence ; les hommes ne sont donc portés à un devoir pénible que par la crainte des châtiments ; la servitude est donc naturelle à certains pays particuliers de la terre [93].
La loi qui interdit l’usage du vin ne serait pas bonne dans les pays froids où le climat semble forcer à une certaine ivrognerie de nation. L’ivrognerie se trouve établie par toute la terre dans la proportion de la froideur et de l’humidité du climat. Passez de l’équateur jusqu’à notre pôle, vous y verrez l’ivrognerie augmenter avec les degrés de latitude. Passez du même équateur au pôle opposé, vous y verrez l’ivrognerie aller vers le midi, comme de celui-ci elle avait été vers le nord [94].
Le climat ne produit pas seulement des vices moraux, il engendre aussi des maladies, telles que la lèpre et la peste. C’est le climat qui porte les Anglais au suicide, au sein même de la prospérité. Enfin, c’est à la même cause qu’il faut attribuer les mœurs atroces des Japonais, et la méfiance que ces mœurs inspirent aux lois et aux magistrats de ce peuple [95].
Tel est le système de Montesquieu sur les effets du climat, ou, pour parler avec exactitude, du froid et de la chaleur ; car cet illustre écrivain ne s’est occupé que de l’influence immédiate produite sur l’homme par la température de l’atmosphère. J’ai réduit ses opinions au plus petit nombre de termes possible, toutes les fois que je l’ai pu sans craindre d’altérer ses pensées : j’ai rapporté les expressions mêmes dont il s’est servi dans les passages les plus remarquables. En examinant ce système, je ne rechercherai pas si les phénomènes moraux et politiques que Montesquieu atteste, doivent résulter des phénomènes physiologiques auxquels il les attribue, tels que le resserrement et le raccourcissement des fibres extérieures par la privation du calorique, et l’accroissement de force qui en résulte ; le relâchement et l’allongement des mêmes fibres par l’action de la chaleur, et la diminution de force qui en est la conséquence ; je n’examinerai pas si l’action du cœur et la réaction des extrémités des fibres se font mieux sentir dans le nord que dans le midi, si les liqueurs y sont mieux en équilibre, si le sang est plus déterminé vers le cœur, et si réciproquement le cœur a plus de puissance. Quoique peu versé en physiologie, j’ai de la peine à me persuader que ces faits puissent être constatés par des expériences faites sur une moitié de langue de mouton ; et quand même ils seraient constatés par de telles expériences, je ne saurais voir aucune liaison entre eux et les conséquences morales que Montesquieu en déduit. J’avoue qu’un système moral et politique qui reposerait sur de semblables expériences, me paraîtrait reposer sur une base fort peu solide. Avant que d’examiner si les phénomènes moraux que Chardin et Montesquieu attribuent à l’influence des climats, sont des conséquences de l’action du froid ou de la chaleur sur les fibres extérieures, il eût fallu bien constater l’existence de ces phénomènes ; il eût fallu rechercher ensuite si ces phénomènes étaient le produit d’une seule cause, et quelle était cette cause. Mais on a fait, dans ce cas, comme dans beaucoup d’autres : on a commencé par imaginer un système, et ensuite on a recueilli çà et là quelques faits pour le justifier, sans même se donner la peine de faire voir la liaison prétendue entre les effets et la cause.
L’examen du système sur l’influence des climats me conduit à des recherches de la plus haute importance : il m’oblige à distinguer les causes de prospérité ou de misère qui existent dans les hommes considérés en eux-mêmes, de celles qui existent dans les choses dont ils se trouvent environnés. Si l’on ne fait pas cette distinction, si l’on attribue exclusivement aux hommes ce qui est le produit de la nature des choses, ou aux choses ce qui est le produit des volontés humaines, on ne peut chercher à influer sur le sort d’une nation sans s’engager dans une lutte dangereuse ou tout au moins inutile. L’homme exerce sur la plupart des objets qui l’environnent une influence immense ; mais à leur tour les choses exercent sur lui une influence qui n’est guère moins étendue. C’est cette influence qu’il s’agit de constater, si nous voulons savoir jusqu’à quel point les peuples sont maîtres de leurs destinées, et comment ils doivent agir s’ils veulent faire des progrès. L’influence des choses sur les hommes n’a été aperçue par les publicistes et par les moralistes que d’une manière confuse : ils l’ont désignée sous le nom vague d’influence des climats ; mais ils n’ont pas été heureux, lorsqu’ils ont voulu déterminer les effets qu’ils ont attribués à cette influence.
[II-127]
Suivant Montesquieu, le climat du nord, ou, pour mieux dire, une température froide, donne donc à l’homme un grand corps et peu de vivacité, de la confiance en lui-même, du courage, de la sécurité, de la franchise, peu de désirs de vengeance. Il lui donne peu de soupçons et de ruses, peu de sensibilité aux plaisirs et aux peines, peu de penchant à l’amour et à la jalousie, peu de vices et assez de vertus. Enfin, il lui donne du bon sens attaché à des fibres grossières, et un penchant irrésistible à l’ivrognerie [96].
Un climat ou un pays tempéré donne à l’homme de l’inconstance dans ses manières, dans ses vices et dans ses vertus, et plus de sensibilité pour les plaisirs et pour les peines.
Un climat chaud prive l’homme de force, lui abat l’esprit, le prive de courage, d’imagination, de sentiment généreux, le porte à la contemplation, à la paresse et à l’orgueil, le rend méfiant, soupçonneux, rusé, faux, vindicatif, lui donne une sensibilité excessive aux plaisirs et aux peines, le porte à l’amour et à la jalousie, le rend stationnaire dans sa religion, dans ses mœurs et dans ses lois ; enfin, ce climat lui fait une nécessité de l’esclavage.
Si ce système est vrai, tous les peuples qui vivent sous une certaine latitude, sont condamnés par la nature elle-même à vivre éternellement dans le vice, le crime, l’ignorance et la misère. C’est en vain qu’on porterait chez eux la lumière : une puissance à laquelle ils ne sauraient se soustraire, les rend incapables de mieux voir ou de mieux se conduire. Les peuples situés dans les climats tempérés d’Europe, d’Amérique et d’Asie, sont condamnés par la même puissance à changer éternellement de mœurs, de lois et d’opinions ; à passer alternativement du vice à la vertu, de la vertu au vice, des lumières à l’ignorance, de l’ignorance aux lumières, du despotisme à la liberté, de la liberté au despotisme. Les peuples placés sous un climat froid, sont les seuls auxquels la nature ait été décidément favorable.
La première difficulté qui se présente lorsqu’on veut soumettre ce système à l’examen, est de savoir quelles sont les limites des trois climats qui produisent des effets si différents. Pour les peuples qui vivent entre les tropiques, dans les lieux peu élevés au-dessus du niveau de la mer, l’Italie, l’Espagne et le Portugal sont des pays tempérés, si même ce ne sont pas des pays froids ; mais, pour les Russes, ce sont des pays chauds. Les habitants des îles Salomon, de Quito ou de Sumatra, pourraient s’imaginer, en lisant l’Esprit des Lois , que les Italiens, les Espagnols et les Portugais ont un grand corps et peu de vivacité ; mais les Russes, en faisant la même lecture, doivent croire que ces mêmes peuples n’ont ni courage, ni imagination, ni génie, et qu’ils sont aussi immuables dans leurs manières que les abeilles et les castors. Les mots froid et chaleur, appliqués à la sensation que produit sur nous l’atmosphère, sont des mots relatifs, dont la valeur n’est déterminée que par nos habitudes. La même température qu’un habitant de la Syrie trouverait glaciale, ferait suer un Suédois ou un habitant de Saint-Pétersbourg. Les habitants de Charleston sont saisis de froid et ne peuvent se passer de feu, quand le thermomètre de Réaumur ne se soutient qu’à douze degrés au-dessus de glace ; et quoique chez eux les hivers soient très courts, que le froid n’y dure pas trois jours de suite et que la plus forte gelée ne pénètre pas la terre à deux pouces, ils consomment, pour leur chauffage, autant de bois que les habitants de Philadelphie [97]. Les Russes ne se plaignent pas du froid quand le thermomètre ne tombe que de quelques degrés au-dessous de zéro. Qu’est-ce donc qu’un climat froid, un climat chaud et un climat tempéré pour les uns et pour les autres [98] ?
[II-130]
Mais prenons les mots dans le sens que Chardin et Montesquieu ont sans doute entendu leur donner ; dans cette acception, un climat tempéré sera celui dont un Parisien à l’habitude ; un climat chaud sera celui qui produit sur lui de l’abattement et qui lui cause une transpiration trop abondante ; un climat froid sera celui où l’impression de l’atmosphère lui cause habituellement une sensation désagréable et lui rend la présence du feu nécessaire. Cela est encore fort vague, mais il n’est pas possible de donner aux termes une plus grande précision : dans ce sens, la Pologne, la Suède, la Russie et le Danemark sont en Europe des climats froids ; il en est de même de toutes les parties de l’Asie et de l’Amérique, placées sous la même latitude ; nous pouvons considérer comme des climats chauds toutes les parties basses du globe situées entre les tropiques. La température d’un pays ne dépend pas seulement, en effet, du degré de latitude sous lequel ce pays est placé ; elle dépend aussi du plus ou moins d’élévation du sol, et de la manière dont il est exposé ; elle dépend, en outre, de l’état du pays : sous le même degré de latitude, un sol couvert de forêts n’a pas la même température qu’un sol qui est couvert de sable ou qui est en état de pâturage ; un sol placé au centre d’un vaste continent, comme l’Afrique, n’a pas la même température qu’une île placée au milieu de l’Océan. Montesquieu n’a tenu compte d’aucune de ces circonstances, ni d’un grand nombre d’autres également influentes ; elles méritaient cependant d’être considérées.
[II-132]
Du développement physique acquis, en Amérique et dans les îles du grand Océan, sous différents degrés de latitude, par des peuples d’espèces ou de variétés américaine, malaie et nègre.
Suivant les raisonnements de Montesquieu, les hommes qui habitent des climats froids doivent avoir de grands corps, une machine saine, bien constituée, mais lourde. Cet écrivain ne dit pas positivement quel doit être le physique des peuples qui habitent des pays chauds ou tempérés ; mais il est aisé de voir, par l’ensemble de son système, que, dans cette partie comme dans les autres, l’effet de la chaleur doit être opposé à celui du froid. Montesquieu ne cite point de faits pour prouver la vérité de son système ; il se borne à une simple affirmation et à des raisonnements sur l’effet que produisent sur nos fibres la chaleur et l’absence de la chaleur. Il a pensé sans doute que les faits étaient à la portée de tout le monde, et qu’il n’avait qu’à les expliquer. Examinons donc si les faits sont tels qu’il les affirme, sans nous arrêter à ses explications.
Comme, pour déterminer le sens des mots froid et chaleur , nous avons été obligés de prendre pour terme moyen la température à laquelle nous sommes habitués, nous sommes également obligés de prendre notre constitution physique comme étant le terme moyen du genre humain ; mais nous ne devons pas oublier qu’un des deux extrêmes nous considère comme une espèce de géants, tandis que l’autre ne voit en nous que des nains.
Si le système de Montesquieu est fondé, nous devons trouver aux extrémités de la terre habitable, qui se rapprochent le plus des deux pôles, et sur les montagnes les plus élevées, les hommes les plus grands ; nous devons trouver les hommes les plus faibles et les plus petits sous l’équateur, entre les tropiques ou dans les lieux les moins élevés, et des hommes d’une taille moyenne dans les autres parties du monde. Avant que d’examiner si les faits sont d’accord avec ce système, il est bon d’observer que plus un peuple est près de l’état sauvage, et plus l’action du climat sur lui doit être marquée. Un seigneur russe qui jouit d’un immense revenu, peut trouver à Saint-Pétersbourg toutes les jouissances que le climat donne à un homme qui habite sur les rives de la Seine : il peut y jouir toute l’année de la même température, des mêmes aliments, des mêmes vêtements. Le climat est même plus rude pour un pauvre habitant d’un faubourg de Paris, que pour un ministre du gouvernement russe. Mais les sauvages habitants de la terre de Feu, du Groenland, des îles Aléoutiennes, de la Guyane ou du Congo, ne peuvent pas se soustraire ainsi à l’influence du froid ou de la chaleur ; pour eux, rien ne modifie l’influence du climat ; c’est donc sur eux et sur les peuples qui sont dans une position analogue, qu’on en peut le mieux observer les effets.
Les Esquimaux qui habitent sur les bords de la rivière de Cuivre, près du soixante-dixième degré de latitude nord, sont généralement petits ; leur taille ordinaire est de quatre pieds, et la plupart sont même au-dessous ; ils présentent une assez grande surface, mais ils ne sont ni bien faits, ni forts [99]. Ceux qui habitent les îles de la Résolution, un peu au-delà du soixantième degré, sont d’une taille médiocre [100] ; des voyageurs n’ont même porté qu’à quatre pieds la taille des hommes qui habitent la baie d’Hudson [101]. Les indigènes du Canada, situés entre le quarante-cinquième et le cinquantième degrés, à peu près sous la même latitude que la France, mais dans un pays plus froid, ont généralement peu de corpulence [102] ; mais ils sont droits, bien faits et grands, particulièrement les Iroquois et les Hurons. Il existe cependant sous la même latitude plusieurs tribus qui sont d’une taille médiocre [103]. Les femmes, en général, sont petites et ont une complexion très délicate [104]. À mesure qu’elles avancent en âge, elles deviennent massives et grasses ; à trente ans, elles ont les yeux caves, le front sillonné, la peau lâche et ridée [105]. Les Illinois, plus rapprochés du midi, sont d’une taille au-dessus de la moyenne, et ont de l’embonpoint [106]. Enfin, les indigènes de la Louisiane, plus rapprochés encore du sud, et plus près du niveau de la mer, sont forts et robustes. Les hommes, les femmes et les enfants sont d’une vigueur extrême ; ils sont plus énergiques, plus infatigables que les Iroquois [107].
La constitution physique de l’homme est donc plus forte dans la partie nord-est de l’Amérique, sous un climat tempéré, que sous un climat froid [108]. Nous observons le même phénomène dans la partie nord-ouest du même continent. Les Indiens qui habitent sur la rivière de Mackenzie, vers le soixante-dixième degré de latitude, sont maigres, petits, laids, mal faits, et paraissent très malsains ; ils ont les jambes grosses et couvertes de croûtes [109]. Ceux qui vivent dans la baie de Behring, à l’entrée du Prince Guilhaume, étant placés sous une latitude moins élevée, sont aussi moins faibles : plusieurs sont d’une taille ordinaire, mais un grand nombre sont au-dessous [110]. Ceux du Port des Français, sous le cinquante-huitième degré trente-sept minutes de latitude, sont d’une taille moyenne, mais la charpente de leurs corps est faible ; plusieurs ont les jambes enflées, et, suivant le témoignage de La Pérouse, le plus fort d’entre eux eût été culbuté par le plus faible de ses matelots [111]. Les habitants de Nootka, placés sous le quarante-neuvième degré trente-six minutes, sont un peu au-dessous de la taille moyenne ; mais ils ont le corps bien arrondi ; et leurs membres, quoique potelés, ne paraissent jamais acquérir trop d’embonpoint [112]. Enfin, les Indiens de Monterrey, sous le trente-sixième degré quarante et une minute de latitude, sont bien faits et robustes, et leurs ouvrages annoncent beaucoup d’adresse [113].
La constitution physique de l’homme, étant plus forte sous les climats tempérés que sous les climats froids, dans le nord du continent américain, s’affaiblit-elle lorsqu’on avance sous les tropiques ? Plusieurs tribus, qui vivent entre le vingtième et le vingt-deuxième degré de latitude australe, excèdent de beaucoup les Européens par leur taille et leur force. La taille commune des Mbayas est de cinq pieds huit pouces ; celle des Lenguas est de cinq pieds neuf pouces : leurs formes et leurs proportions sont très belles. Beaucoup d’autres peuplades sont constituées dans les mêmes proportions [114]. Les Caribes, qui vivent presque sous l’équateur, entre le huitième et le dixième degré de latitude australe, sont d’une constitution encore plus forte. Ce sont, suivant M. Alexandre de Humboldt, des hommes d’une stature presque athlétique. Ils ont paru à ce voyageur plus élancés que les Indiens qu’il avait vus jusqu’alors ; leurs femmes sont également très grandes. Les forces et l’énergie de ces peuples sont proportionnées à leur stature. Lorsqu’ils sont excités par quelque motif, ils rament contre le courant le plus rapide, pendant quatorze ou quinze heures de suite, par une chaleur de trente degrés du thermomètre de Réaumur [115]. Les hommes qui vivent sur l’Amazone, sous l’équateur, ont la même force et la même énergie [116]. Les Indiens Tenateros, qui travaillent aux mines du Mexique, restent chargés continuellement, pendant cinq ou six heures, de deux cent vingt-cinq à trois cent cinquante livres, étant en même temps exposés à une température très élevée, et montant huit à dix fois de suite des escaliers de dix-huit cents gradins [117]. On ne peut, dit M. de Humboldt, se lasser d’admirer la force musculaire de ces Indiens, et des Métis de Guanaxato, surtout lorsqu’on se sent excédé de fatigue en sortant de la plus grande profondeur de la mine de Valenciana, sans avoir été chargé du poids le plus léger [118].
Si du centre de l’Amérique on se transporte à l’extrémité australe de ce continent, sur la terre de Feu, entre les cinquante-deuxième et cinquante troisième degré de latitude, on y trouve un climat très rigoureux et une population toute différente. Ce sont des hommes petits, maigres et vilains [119] ; ayant une figure qui annonce la misère et la saleté la plus horribles ; des yeux petits et sans expression ; le nez répandant continuellement du mucus dans leur bouche entr’ouverte ; les épaules et l’estomac larges et osseux, et les autres parties du corps si minces et si grêles qu’en les voyant séparément, on ne pourrait pas croire qu’elles appartiennent aux mêmes individus [120]. Ce peuple vit sous la même latitude que le Danemark, du côté du pôle opposé, mais sous une température beaucoup plus froide.
La première peuplade qu’on ait rencontrée sur le continent américain, en revenant du côté de l’ouest, du détroit de Magellan vers l’équateur, sont les Patagons, dont la taille a paru colossale aux voyageurs qui les ont vus les premiers. Le capitaine Byron, en comparant leur taille à la sienne a estimé qu’ils devaient avoir environ sept pieds anglais (environ six pieds six pouces de France) : ils sont formés dans des proportions très belles. Ce sont plutôt, dit ce voyageur, des géants que des hommes [121]. Deux individus de cette tribu, étant allés à Buenos-Aires, y ont été mesurés ; l’un avait six pieds sept pouces, l’autre six pieds cinq pouces. Azara, qui rapporte ce fait, estime que la taille commune est, chez cette peuplade, de six pieds trois pouces [122]. Bougainville, à qui ces hommes ont également paru avoir une taille extraordinaire, en a cependant trouvé d’autres, en s’avançant vers l’équateur, d’une constitution plus forte et d’une taille plus élevée [123].
Cette peuplade, qui a été vue vers le quarante-cinquième degré de latitude australe, paraît être du nombre des nomades qui vivent au sud de Buenos-Aires. Presque tous les hommes étaient à cheval et couverts d’une peau de guanaque [124]. Azara croit que ce sont les mêmes que les Tchuelchus. D’autres tribus qui vivent entre le trente-sixième et le quarantième degré, presque sous la même latitude, se distinguent également par leur haute taille et par leurs forces musculaires. Toutes ces peuplades sont remarquables par leur énergie et par leur courage [125].
Si l’on devait juger par ces faits de l’influence qu’exerce, en Amérique, le climat sur la constitution physique de l’homme, on penserait que cette influence est analogue à celle qui paraît être exercée sur le règne végétal. Sous l’équateur, on rencontre dans ces contrées une végétation vigoureuse ; elle s’affaiblit à mesure qu’on avance vers les deux pôles, et enfin on ne trouve plus que quelques sapins et quelques bouleaux rabougris. On pourrait, à l’aide de ces faits, fonder un système diamétralement opposé à celui de Montesquieu ; mais ce serait encore un système ; car on trouve, à côté des grands et vigoureux Caribes, quelques peuplades dont la taille est même au-dessous de la nôtre [126]. Tandis qu’à côté des peuples faibles qui vivent vers le pôle du Nord, on en trouve d’une force moyenne. Ces variations ont fait croire à plusieurs voyageurs que le froid et la chaleur sont sans influence sur la taille et la force des hommes [127].
Les observations faites sur les peuples qui habitent les îles du grand Océan ne démentent pas moins le système de Montesquieu, que celles qui ont été faites sur le continent américain. Les hommes les plus grands et surtout les mieux constitués de cet Océan sont ceux qui habitent les îles Marquises de Mendoça, observés sous le dixième degré vingt-cinq minutes de latitude australe. Leur taille ordinaire est de cinq pieds huit pouces ; ils ont la poitrine et les épaules larges ; les cuisses pleines et musculeuses ; la voix forte et sonore. Leur beauté est telle que les sculpteurs pourraient les prendre pour modèles : on trouverait parmi eux, dit Fleurieu, des Hercule, des Antinoüs et des Ganimede. [128] Ces peuples surpassent tellement en beauté les peuples des autres archipels qu’on ne peut pas établir entre eux des comparaisons [129].
Les habitants des îles des Navigateurs vivent entre le treizième et le quatorzième degré de latitude australe ; ils ne sont par conséquent éloignés que de quatre degrés de plus de l’équateur que les habitants des îles Marquises : ils ne diffèrent d’eux que de fort peu. Ce sont les plus grands et les mieux faits que La Pérouse ait rencontrés dans ses voyages ; leur taille ordinaire est de cinq pieds neuf, dix ou onze pouces ; mais ils sont moins remarquables par leur taille que par les proportions colossales des différentes parties de leur corps. Un très petit nombre sont au-dessous de cette taille ; quelques-uns n’ont que cinq pieds quatre pouces ; mais, dit le célèbre voyageur qui nous en a donné la description, ce sont les nains du pays ; et quoique leur taille semble se rapprocher de la nôtre, leurs bras forts et vigoureux, leurs poitrines larges, leurs jambes, leurs cuisses, sont encore dans une proportion très différente ; on peut assurer qu’ils sont aux Européens ce que les chevaux danois sont à ceux des différentes provinces de France [130]. La taille des femmes est proportionnée à celle des hommes, elles sont grandes, sveltes, et ont de la grâce ; quelques-unes sont très jolies [131]. Les descendants des Malais, ajoute La Pérouse, ont acquis dans ces îles une vigueur, une force, une taille et des proportions qu’ils ne tiennent pas de leurs pères, et qu’ils doivent sans doute à l’abondance des subsistances, à la douceur du climat, et à l’influence des différentes causes physiques qui ont agi constamment et pendant une longue suite de générations [132].
En s’avançant de quatre ou cinq degrés vers le pôle austral, sous le dix-septième degré vingt-neuf minutes de latitude, on trouve les îles de la Société. Les habitants de ces îles sont éloignés de l’équateur de sept degrés seulement de plus que les habitants des îles Marquises. Quoique inférieurs à ceux-ci et même aux habitants des îles des Navigateurs, on trouve parmi eux de si beaux hommes, que, suivant Bougainville, ils pourraient servir de modèle pour peindre Hercule et Mars. On en voit, dit ce voyageur, dont la taille excède six pieds [133]. D’autres voyageurs les ont jugés d’une taille moins élevée [134]. La stature de quelques-uns, et particulièrement des chefs, est d’une force et d’une fermeté remarquables. La circonférence d’une des cuisses d’un d’eux, dit Cook, égalait presque celle du corps d’un de nos plus gros matelots mesuré à la ceinture [135]. Mais tous les hommes n’ont pas, dans ces îles, une stature également forte et élevée ; il en est un grand nombre dont la taille est médiocre et qui diffèrent tellement des autres par la couleur, les cheveux, les traits, et la force, que Bougainville a cru qu’ils appartenaient à une espèce différente [136].
Les habitants des îles des Amis, un peu plus éloignés encore de l’équateur (sous le vingt-septième degré de latitude australe), excèdent rarement la taille ordinaire ; mais ils sont forts et bien constitués [137] ; ils ont de très belles formes, et leurs muscles sont très prononcés [138]. Ils sont cependant inférieurs aux habitants des îles des Navigateurs, ce qu’on a attribué à l’aridité du sol et à d’autres circonstances physiques du territoire et du climat [139]. Il existe aussi, dans ces îles, deux classes d’hommes qui diffèrent assez les uns des autres pour que des voyageurs aient pensé qu’ils n’appartenaient pas à la même race. Les individus qui appartiennent aux dernières classes, n’ont ni la taille, ni la constitution, ni la force de ceux qui appartiennent aux premières. Ils sont au-dessous de la taille moyenne, quelquefois même ils sont très petits ; ils ont le teint plus obscur, les traits plus grossiers, les cheveux crépus et durs comme du crin [140].
Les îles Sandwich, placées à la même distance de l’équateur que les îles des Amis, mais du côté du nord, renferment des habitants de même taille, mais moins bien constitués. La taille commune, parmi eux, est d’environ cinq pieds trois pouces ; ils ont les muscles fortement prononcés, peu d’embonpoint, et les traits du visage grossiers. Les femmes sont petites et ont la taille mal prise ; elles sont grosses, lourdes et gauches ; elles ont les traits grossiers et l’air sombre [141]. Dans ces îles, comme dans quelques autres situées plus près de l’équateur, les chefs se distinguent cependant du reste de la population par une taille plus élevée et une constitution plus forte [142]. La population de ces îles semble plus sujette aux maladies de la peau [143]. Les habitants de l’île Charlotte situés à peu près sous la même latitude que ceux des îles Sandwich, mais de l’autre côté de l’équateur, sont également d’une taille moyenne ; mais les femmes y sont mieux faites [144].
Les habitants de l’île de Pâques, placés sous le vingt-septième degré neuf minutes de latitude australe, et par conséquent plus éloignés de l’équateur que les habitants des îles des Amis d’environ sept degrés, sont de beaucoup inférieurs à eux. Leur taille ordinaire est d’environ cinq pieds quatre pouces ; on n’en voit aucun de cinq pieds six pouces (six pieds anglais), taille si commune dans les îles situées entre les tropiques. Le médecin qui accompagnait La Pérouse, les a jugés d’un embonpoint ordinaire, mais les voyageurs anglais, en les comparant aux hommes de même espèce placés dans les îles plus rapprochées de l’équateur, les ont trouvés d’une constitution faible, ayant le corps plus maigre, le visage plus mince qu’aucun des autres peuples de ces mers [145].
Les habitants de la Nouvelle-Zélande, placés entre le trente-cinquième et le quarante-cinquième degré de la même latitude, et appartenant à la même espèce d’hommes, n’excèdent pas la stature ordinaire des Européens. En général, ils ne sont pas aussi bien faits, surtout des bras, des jambes et des cuisses ; quelques-uns ont les muscles forts et présentent une belle carrure mais il y en a peu qui aient de l’embonpoint [146]. Dans quelques parties cependant, ils sont mieux constitués ; ils égalent les Européens les plus grands, sans approcher des habitants des îles des Navigateurs [147].
Ainsi, les hommes qui, dans le grand Océan, sont placés le plus près de l’équateur sont les plus grands, les mieux constitués, les plus vigoureux, en un mot les plus beaux ; et à mesure qu’on avance vers l’un ou l’autre pôle, on trouve que les hommes dégénèrent. Mais il n’est pas possible de suivre la gradation sur l’océan comme sur le continent américain ; les îles innombrables dont une partie de ces mers sont couvertes, sont presque toutes placées entre les tropiques. Pour continuer nos observations, il faut franchir du côté du sud un intervalle de près de treize degrés, et un intervalle de près de quarante degrés du côté du nord ; de ce côté-ci, il faut passer des îles Sandwich aux îles Alantiennes dans la mer du Kamtchatka ; et de celui-là, des îles de Pâques à la Nouvelle-Zélande, et à l’extrémité du sud de la Nouvelle-Hollande. Mais, si la différence d’un climat à l’autre est grande, celle qui existe entre les populations ne l’est pas moins. Dans l’échelle des proportions des forces humaines, il y a presque aussi loin des indigènes du port Jackson, ou de la terre de Van-Diemen, aux indigènes des îles des Navigateurs, qu’il y a loin, dans l’échelle des distances, de l’équateur à l’extrémité australe de la Nouvelle-Hollande. Il faut observer cependant que les hommes de cette dernière contrée appartiennent à une espèce différente.
Les indigènes de la terre de Van-Diemen, placés entre le quarante-unième et le quarante-troisième degré de latitude australe, sont d’une taille moyenne qui varie entre cinq pieds deux pouces et cinq pieds quatre pouces. Ils ont, comme les habitants de la terre de Feu, les épaules et la poitrine larges ; mais, comme eux, ils ont les extrémités grêles et faibles, le ventre gros, saillant et comme ballonné. Ils ont les bras et les jambes si grêles, qu’ils s’étonnaient de voir ceux des hommes de l’équipage français. La faiblesse de leurs membres correspond à leur mauvaise constitution ; lorsqu’ils ont voulu lutter contre des matelots ou des officiers de la marine française, ils ont été aisément renversés [148]. Ils ont les[II-150] poignets aussi faibles que les reins ; dans les expériences qui ont été faites sur eux au moyen du dynamomètre, les mieux constitués ont été de beaucoup inférieurs aux Français qu’un long voyage avait cependant affaiblis [149].
Les indigènes de la Nouvelle-Hollande, quoiqu’un peu plus rapprochés de l’équateur que ceux de la terre de Van-Diemen, ne sont ni mieux constitués, ni plus forts. Leur stature est à peu près la même ; mais ils ont le torse moins développé [150], et les membres d’une petitesse remarquable [151]. Les expériences faites sur eux au moyen du dynamomètre, ont donné les mêmes résultats ; elles ont constaté qu’ils sont d’une faiblesse extrême, non seulement comparativement aux habitants des îles des Navigateurs, mais comparativement aux Européens [152]. Les femmes sont plus mal constituées encore que les hommes ; elles ont les formes maigres et décharnées, la gorge flétrie, et pendante jusqu’aux cuisses, et la malpropreté la plus dégoûtante ajoute à leur laideur naturelle [153].
Les peuples de même race qui habitent la Nouvelle-Guinée, et qui sont par conséquent beaucoup plus rapprochés de l’équateur, sont d’un noir luisant, robustes, et d’une taille élevée ; ils ont les yeux grands et la bouche très fendue [154].
Je ne dirai rien ici des peuplades qui habitent les îles Aleutiennes, elles appartiennent à la race mongole ou asiatique. Mais j’en parlerai dans le chapitre suivant, et l’on verra qu’ici les climats froids ne sont pas plus favorables qu’ailleurs au développement des forces humaines.
Dans les îles du grand Océan, de même qu’en Amérique, on remarque plusieurs espèces d’hommes, et sous la même latitude on en trouve qui n’ont entre eux aucune ressemblance. Ainsi, les habitants des Nouvelles-Hébrides, placés à peu de distance des îles des Navigateurs, sous la même latitude que les habitants des îles des Amis, mais appartenant à une espèce différente, sont infiniment plus petits. Leur taille s’élève à peine à cinq pieds, leurs membres manquent souvent de proportion ; ils ont les bras et les jambes longs et grêles ; ils sont noirs et ont les traits et les cheveux laineux des nègres [155]. Les habitants de la Nouvelle-Calédonie, placés sous la même latitude que ceux des îles de la Société, ont le corps faible, les bras et les jambes grêles. Leur excessive maigreur décèle leur misère ; ils sont semblables aux habitants de la terre de Van-Diemen [156]. Les habitants de Mallicollo sont beaucoup plus petits encore ; ils ont le teint bronzé, la laine des nègres et la figure des singes : ayant le corps serré par une corde, ils ressemblent à de grosses fourmis [157]. D’autres variétés ont été observées, sous diverses latitudes, sans qu’on ait pu attribuer les différences qu’on a remarquées entre elles à la différence des climats [158]. Mais ce sont là des exceptions, et il est même remarquable que, lorsqu’à côté de peuplades fortes et bien constituées, il s’en trouve quelqu’une de faible, celle-ci appartient toujours à une espèce différente, est moins industrieuse et habite une terre moins fertile ; de sorte que, si le plus ou moins de chaleur du climat a quelque influence sur la constitution physique des hommes, cette influence est inappréciable ou imperceptible [159]. Nous verrons, dans le chapitre suivant, quelles sont les parties de l’Asie, de l’Afrique et de l’Europe dans lesquelles les facultés physiques des hommes qui habitent ces contrées se sont le mieux développées. Nous tâcherons de déterminer ensuite les causes et les effets de ce développement.
[II-154]
Du développement physique acquis en Asie, en Afrique et en Europe, sous différents degrés de latitude, par des peuples d’espèces mongole, caucasienne et éthiopienne. — Des causes physiques de ce développement.
Les voyageurs ont fait sur les peuples qui habitent la côte orientale de l’Asie et les îles qui en sont voisines, des observations semblables à celles qui ont eu lieu sur la côte et les îles occidentales de l’Amérique. Les Kamtchadales, qui vivent entre le cinquantième et le soixantième degré de latitude nord, et sous un climat infiniment plus rigoureux que ne le sont les contrées de l’Europe situées sous la même latitude, sont petits et faiblement constitués. Au jugement de La Pérouse, ces peuples, comme les Lapons et les Samoïedes, sont au genre humain ce que leurs bouleaux et leurs sapins rabougris sont aux arbres des forêts plus méridionales [160]. Leurs voisins, qui vivent sur la côte, entre le quarante-cinquième et le cinquante-deuxième degré, sont comme eux mal constitués et petits ; leur taille moyenne est au-dessous de quatre pieds dix pouces ; ils ont le corps grêle, la voix faible et aiguë comme celle des enfants [161]. Le médecin qui accompagnait l’expédition de La Pérouse, assure que ce sont les hommes les plus laids et les plus chétifs qu’il ait jamais vus [162].
Les habitants de l’île Tchoka ou Sakhalien, qui ne sont séparés d’eux que par un canal de trois ou quatre lieues, qui vivent par conséquent sous la même latitude et qui ont le même régime diététique, sont généralement bien faits, d’une constitution forte, et d’une physionomie agréable. La taille la plus commune, parmi eux, est de cinq pieds, et la plus haute de cinq pieds quatre pouces ; mais les hommes de cette dernière stature sont rares. Ces insulaires diffèrent tellement des hommes qui habitent la côte continentale voisine, que La Pérouse a douté s’ils appartenaient à la même espèce et s’ils étaient d’origine asiatique. Il est vrai, ajoute-t-il, que le froid des îles est moins rigoureux par la même latitude que celui du continent, mais cette seule cause ne peut avoir produit une différence si remarquable [163].
Les Japonais, plus rapprochés du midi, sont en général d’une taille moyenne ; ils sont bien faits, et ont les membres bien formés. Ils ont cependant une constitution moins forte que plusieurs des habitants de l’Europe, et on en voit rarement qui aient de l’embonpoint.
[II-156]
Les Chinois, qui habitent un climat tempéré, sont à peu près de la même taille que la plupart des peuples européens. Les peuples de même espèce qu’eux, qui habitent les climats froids de l’Asie, sont beaucoup plus petits. Il est rare de voir parmi eux des hommes dont la taille excède cinq pieds deux pouces [164].
Les Persans qui appartiennent à la même race que les Chinois, ont avec eux, pour la plupart, une forte ressemblance. Mais, chez un grand nombre de familles, l’espèce s’est beaucoup améliorée par leur mélange avec l’espèce caucasienne, quoiqu’ils vivent dans un climat plus chaud que les Chinois.
« Le sang de Perse, dit Chardin, est naturellement grossier. Cela se voit aux Guébres, qui sont le reste des anciens Perses. Ils sont laids, mal faits, pesants, ayant la peau rude et le teint coloré. Cela se voit aussi dans les provinces les plus proches de l’Inde, où les habitants ne sont guère moins mal faits que les Guèbres, parce qu’ils ne s’allient qu’entre eux. Mais dans le reste du royaume, le sang persan est présentement devenu fort beau, par le mélange du sang géorgien et circassien, qui est assurément le peuple du monde où la nature forme les plus belles personnes, et un peuple brave et vaillant, de même que vif, galant et amoureux. Sans le mélange dont je viens de parler, les gens de qualité de Perse seraient les plus laids hommes du monde ; car ils sont originaires de ces pays, entre la mer Caspienne et la Chine, qu’on appelle la Tartarie, dont les habitants, qui sont les plus laids hommes de l’Asie, sont petits et gros, ont les yeux et le nez à la chinoise, les visages plats et larges, et le teint, mêlé de jaune et de noir, fort désagréable [165]. »
Cette constitution, particulière à l’espèce mongole et qu’on observe dans les pays les plus froids comme dans les plus chauds, a donc été modifiée par le mélange des espèces ; la chaleur du climat n’a pas fait dégénérer les descendants des circassiennes.
Les habitants de la petite Bucharie, au nord des montagnes du Petit-Tibet, sont beaucoup au-dessous de la taille ordinaire.
« J’ai fort observé ces petits Tartares en Perse et aux Indes, en divers lieux et en diverses fois, dit Chardin. Leur taille est communément plus petite de quatre pouces que la nôtre, et plus grosse à proportion ; leur teint est rouge et basané ; leurs visages sont plats, larges et carrés ; ils ont le nez écrasé et les yeux petits [166] ».
Les hommes de même espèce qui habitent sur les bords des fleuves de la mer Glaciale, sont, en général, d’une taille au-dessous de la médiocre ; ils ont le teint pâle et jaune ; ils manquent de force et de vigueur. Un Russe peut lutter avantageusement contre plusieurs d’entre eux, quoiqu’ils soient de même âge et de même taille que lui [167].
Les Arabes n’appartiennent pas à la race mongole. Leur constitution physique varie, non selon le plus ou moins de chaleur du climat, mais selon l’abondance ou la rareté de la nourriture, et selon la quantité de travail auquel il faut se livrer pour l’obtenir. En général, les Bédouins sont petits, maigres et hâlés. La taille commune est de cinq pieds deux pouces ; ils ont les jambes sèches, des tendons sans mollets, et le ventre collé au dos. Ceux qui vivent sur la frontière des pays cultivés sont mieux constitués que ceux qui vivent dans le Désert ; et les laboureurs sont mieux constitués encore que ceux qui vivent sur leurs frontières. Enfin, les chaiks et leurs serviteurs, c’est-à-dire ceux qui possèdent la plus grande quantité d’aliments, sont plus grands et plus charnus que le peuple. La taille de plusieurs d’entre eux excède souvent cinq pieds six pouces. On n’en doit attribuer la raison, dit Volney, qu’à la nourriture qui est plus abondante pour la première classe que pour la dernière [168]. Ainsi, quoique les Arabes habitent un climat beaucoup plus chaud que les Chinois et les Persans, ils ont une stature plus élevée, toutes les fois qu’ils ne souffrent pas une privation habituelle d’aliments.
Les peuples d’Afrique ne sont-ils pas soumis à la même loi que les peuples des contrées que nous avons déjà parcourues ? Ceux qui habitent l’extrémité australe et l’extrémité septentrionale de ce continent, sont-ils plus grands, plus forts que ceux qui habitent entre les tropiques ? Le cap de Bonne-Espérance, entre le trentième et le trente-cinquième degré de latitude australe, est habité par deux peuples différents, sans compter les colons : par les Hottentots et les Boschismans. Suivant Kolbe, ceux-ci ne sont que des Hottentots que leurs crimes ont fait bannir de leurs tribus, ou qui se sont eux-mêmes réfugiés volontairement sur les montagnes, pour y mener une vie plus indépendante [169]. Mais des voyageurs plus instruits, et surtout meilleurs observateurs que lui, ont vu dans les Boschismans un peuple tellement distinct de tous les autres, qu’ils ont cru qu’il formait une espèce particulière. Ces hommes ne vivent que sur des montagnes inaccessibles et dans les creux des rochers, et par conséquent dans une température plus froide que celle des plaines ou des vallées habitées par les Hottentots. Leur stature est si petite que celle des hommes excède rarement quatre pieds [170]. Leur constitution physique n’est pas même en rapport avec leur taille ; elle y est inférieure.
« Ce ne fut pas sans étonnement, dit Sparrman, que je vis pour la première fois un jeune Boschi dans Lange-Kloof ; sa figure, ses bras, ses jambes et tout son corps, étaient si maigres et si exténués, que je ne doutai point d’abord que ce ne fût une fièvre épidémique qui l’eût réduit à ce déplorable état ; mais à l’instant je le vis courir avec la rapidité d’un oiseau [171]. »
Les Hottentots, suivant Dampier, ont la taille médiocre, le corps fluet et les membres petits [172]. Sparrman n’a pas trouvé qu’ils fussent pour la taille au-dessous de la plupart des Européens ; mais ils lui ont paru beaucoup plus minces [173]. Les Kabobiquois et les Koraquois, de même espèce que les Hottentots, mais plus avancés vers l’équateur, sont beaucoup plus grands et plus forts qu’eux. Les Kabobiquois, autre tribu de même race, sont aussi grands que les Cafres ; ils excèdent de toute la tête les Hottentots d’une taille moyenne [174].
Les Cafres, qui sont de quelques degrés plus avancés vers l’équateur que les Hottentots, ont sur eux une supériorité très grande. Ils sont d’une stature plus haute, mieux conformés et plus robustes : ils sont grands, forts et bien proportionnés [175]. Ils sont plus fiers, plus hardis, et ont une figure plus agréable. Il est telle femme cafre, dit Levaillant, qui peut passer pour très jolie à côté d’une Européenne [176]. Ces peuples sont, au jugement de Barrow, la souche des Arabes Bédouins [177].
Depuis la Mozambique jusqu’à Mélinda, c’est-à-dire depuis le quinzième degré jusqu’au troisième degré de latitude australe, la côte orientale d’Afrique est habitée par les Makouas ou Macouanas et par d’autres peuplades plus nombreuses et plus puissantes que les Cafres. Ces peuples sont très robustes et ont des formes athlétiques. Ils se sont rendu terribles aux Portugais établis sur la même côte, et les ont forcés à abandonner la campagne [178]. Les peuples les plus rapprochés de l’équateur sur cette côte, sont donc les plus grands, les mieux constitués et les plus énergiques [179].
Les indigènes du Congo, placés sous la même latitude, sur la côte occidentale, sont, en général, de beaux hommes. Ils sont très noirs ; mais ils ont de jolis traits ; leurs dents surtout sont d’une beauté admirable [180].
Les nègres du Sénégal, placés entre le dixième et le vingtième degré de latitude nord, sont des hommes forts et bien constitués. Les femmes у sont aussi bien faites que les hommes, ce qui est très rare chez les peuples qui ne sont pas civilisés. Elles ont la peau belle et douce, les yeux noirs et grands, la bouche et les lèvres petites, et tous les traits bien proportionnés. Plusieurs d’entre elles sont extrêmement belles ; elles ont beaucoup de vivacité, l’air aisé et agréable [181].
Enfin, les Ashantees, placés entre le cinquième et le dixième degré de latitude nord, semblent former la nation la plus nombreuse et la plus énergique de ces climats. Dans les guerres qu’ils ont soutenues contre les Anglais, ils ont remporté des victoires signalées, quoique les troupes anglaises eussent sur eux l’avantage des armes et de la tactique. Les avantages qu’ils ont obtenus ont été si grands que beaucoup d’Anglais se sont plaints de ce que leur gouvernement ne renonçait pas aux établissements formés sur cette côte, quoiqu’il n’eût pas alors d’autres guerres à soutenir.
Les peuples de la côte septentrionale d’Afrique, classés parmi ceux qui appartiennent à l’espèce caucasienne, ne sont ni plus petits, ni plus faibles, ni plus inactifs que les Siciliens, les Napolitains, et les Espagnols, beaucoup plus avancés vers le nord. Les degrés de chaleur que ces peuples éprouvent habituellement, ne doivent pas être appréciés seulement par les degrés de latitude sous lesquels les uns et les autres sont placés ; ils doivent s’apprécier surtout par la position de chaque pays. Les vents d’est et du sud n’arrivent en Espagne, en Sicile et en Italie qu’après avoir été rafraîchis par la Méditerranée : tandis qu’ils n’arrivent sur les côtes septentrionales d’Afrique qu’après avoir été échauffés par les sables brûlants du Désert. Ne faudrait-il pas conclure de ces circonstances, si la chaleur du climat était une cause de faiblesse et de lâcheté, que les habitants de Tunis, d’Alger et du Maroc sont les tributaires des rois de Naples et de Sicile ?
Des voyageurs et des physiologistes ont observé, parmi les habitants de l’Égypte, trois variétés d’hommes au moins. Des Coptes, des Indiens, et des individus de race berbère. Mais nul n’a observé que la chaleur du climat eût rendu quelqu’une de ces races inférieure à ce qu’elles sont sous des climats moins ardents. Là, comme ailleurs, les hommes sont forts ou faibles, selon que les aliments sont abondants ou rares, selon qu’ils se livrent à un exercice modéré ou à des travaux excessifs.
Si nous portons maintenant les yeux sur l’Europe, il nous sera difficile d’y trouver des nations auxquelles quelques degrés de chaleur de plus ou de moins, aient donné une constitution physique plus ou moins mauvaise. Il n’est point de nations, si l’on excepte la nation anglaise, qui, dans les quinze premières années de ce siècle, n’ait vu sur son territoire de nombreuses armées de presque tous les pays ; et nulle part on n’a remarqué qu’aucune d’elles eût une supériorité physique sur les autres. Les troupes d’élite de chaque peuple sont aussi belles que les troupes d’élite des peuples voisins ; et les soldats pris sans distinction de taille sont à peu près partout les mêmes. En jugeant de la population russe par ses armées, on peut croire que la classe la plus belle est celle dans laquelle sont pris les officiers ; mais il est remarquable que c’est la classe sur laquelle l’influence du climat se fait le moins sentir ; c’est celle qui a les moyens de se soustraire soit aux rigueurs du froid, soit aux excès de la chaleur, et qui peut jouir tout à la fois des avantages que lui procure son propre climat, et des productions des climats du midi. Mais les classes qui sont obligées de se borner aux productions de leur sol, et qui sont le plus soumises à l’action directe ou indirecte de leur climat, loin d’être supérieures aux classes correspondantes des autres pays de l’Europe, leur sont au contraire de beaucoup inférieures. Il n’y a pas de comparaison à établir entre les paysans russes et les habitants les plus pauvres de la Grèce, d’Espagne ou d’Italie [182].
On peut trouver, sans doute, dans quelques parties du nord de l’Allemagne, des populations qui ont une plus haute stature que certaines populations de France, d’Italie ou d’Espagne ; mais aussi on trouverait aisément, chez ces trois dernières nations, des populations plus belles qu’un grand nombre de celles qui existent dans le nord de l’Europe. Dans plusieurs provinces de France, en Normandie et dans les plaines et les montagnes d’Auvergne, par exemple, on trouverait d’aussi beaux hommes que dans quelques parties de l’Europe que ce soit. On peut en dire autant de quelques provinces de l’Italie et de l’Espagne ; le premier de ces deux pays surtout renferme des hommes remarquables par leur belle constitution [183].
J’ai fait observer précédemment que Montesquieu avait pris dans Chardin son système sur les effets produits par les climats chauds. En parlant des effets produits par les climats froids, il n’a fait qu’exprimer d’une manière générale ce que César et Tacite ont dit de la taille et de la force des peuples de Germanie. Nos soldats, dit César, questionnent les Gaulois et les marchands, qui leur racontent « que les Germains sont d’une énorme stature, d’une valeur incroyable, très aguerris, et d’un aspect si farouche qu’ils n’avaient pas seulement pu soutenir leurs regards, dans plusieurs combats qu’ils leur avaient livrés » [184]. César dit ailleurs que les Germains passent toute leur vie à la chasse ou dans les exercices guerriers [185], et Montesquieu réduit encore ce fait en système général comme il y a réduit celui qui le précède. Dans les pays du nord, dit-il, une machine saine et bien constituée, mais lourde, trouve le plaisir dans tout ce qui peut remettre les esprits en mouvement, la chasse, les voyages, la guerre [186] Montesquieu ajoute le vin, mais depuis César on a multiplié la vigne.
En admettant que les Germains étaient un peuple grand et fort, ce fait seul ne suffirait pas pour fonder un système sur la taille et la force de tous les peuples du globe, et surtout pour affirmer que la grandeur et la force du corps sont une conséquence de l’impression du froid sur les organes. Deux phénomènes peuvent exister simultanément sur le même lieu, sans qu’on soit fondé à croire que l’un est la conséquence de l’autre.
De l’ensemble des faits qui précèdent devons-nous conclure que le climat produit sur la constitution physique de l’homme des effets contraires à ceux que lui attribue Montesquieu ? Si l’on jugeait sur un premier aperçu et sans rechercher la liaison des effets et des causes, telle serait sans doute la conséquence qu’il faudrait tirer de ces faits ; car nous avons vu que, dans toutes les parties du globe, les populations qui sont les plus rapprochées des pôles sont les plus faibles, les plus mal constituées ; que c’est dans les pays tempérés que se trouvent les populations d’une force moyenne, et entre les tropiques que se trouvent, en général, les populations les plus fortes, les hommes les plus robustes. On peut trouver, dans les pays les plus chauds et même dans les pays tempérés, des populations faibles ; mais à aucune des deux extrémités du globe, on ne trouve des hommes grands et forts, à moins qu’ils n’aient le moyen de se soustraire aux rigueurs du climat.
En restreignant le mot climat au sens naturel qu’il a, en le prenant pour le degré de latitude, il ne peut avoir presque aucun effet par lui-même, puisqu’il n’indique pas toujours le degré de froid ou de chaleur. On peut trouver, dans toutes les parties du monde, le froid de la Sibérie ; il ne s’agit pour cela que de parvenir à un certain degré d’élévation. En partant du pied des Alpes et en s’élevant jusqu’au sommet, on passe successivement dans toutes les températures. En Amérique, des peuples nombreux jouissent d’une température modérée, quoique placés entre les tropiques. En partant du pied des montagnes et en s’élevant jusqu’à une certaine hauteur, on passe de la zone torride à une zone glaciale, sous le même degré de latitude. Les productions du sol changent à mesure qu’on s’élève : on trouve, sous la même latitude, les productions qui ne croissent que dans les pays brûlants, et celles que nous ne trouvons, dans nos climats, que sur le sommet des Alpes [187].
[II-170]
Ce sont donc les effets de la chaleur ou du froid sur la constitution physique de l’homme qu’il s’agit d’apprécier, et si nous considérons ces effets dans leur ensemble, nous verrons qu’ils ne sont pas tels que Montesquieu les a vus. Rien ne saurait vivre dans un pays entièrement privé de chaleur ; on n’y trouverait point de végétation, par conséquent point d’animaux, ni d’aliments pour l’homme. En parlant des climats froids favorables au genre humain, Montesquieu n’a donc voulu parler que des pays où l’on a des alternatives de froid et de chaleur, mais où la durée de la saison rigoureuse excède la durée de la belle saison : le Kamtchatka, par exemple, a près de neuf mois d’hiver et environ trois mois d’été ; c’est un pays froid. Un pays tempéré est celui où le temps de la végétation égale à peu près en durée le temps pendant lequel la nature se repose ; telle est une grande partie de l’Europe. Enfin, un pays chaud est celui où la nature n’a point de repos, celui où la végétation est dans un travail continuel.
Quel est donc celui de ces trois pays le plus favorable au développement du genre humain ? Il est évident que l’homme ne saurait vivre dans les pays que nous avons appelés froids, si dans la belle saison il ne formait point de provisions pour l’hiver, et si, lorsque les grands froids arrivent, il n’avait aucun moyen artificiel de se procurer de la chaleur. Les Kamtchadales, avant que les Russes leur eussent appris à se former de moins mauvaises habitations, passaient l’hiver sous terre et y vivaient de poisson desséché. Ils ne se conservaient pas au moyen de l’intempérie de leur climat, mais en parvenant à s’y soustraire. Ils se formaient sous terre, s’il est permis de s’exprimer ainsi, un climat tempéré. Si les provisions qu’ils avaient faites au moyen de la pêche étaient insuffisantes, ils y suppléaient en tendant des pièges à des animaux ; mais les animaux eux-mêmes ne pouvaient être communs, puisqu’ils manquaient de moyens de subsistance.
Dans les pays tempérés où les peuples n’ont fait presque aucun progrès dans la civilisation, comme étaient plusieurs contrées de l’Amérique il n’y a pas fort longtemps, le nombre de la population est toujours réduit à ce que le pays peut nourrir pendant l’hiver. Mais ici les subsistances sont moins rares et de meilleure qualité que dans les pays qui n’ont que trois mois de végétation. L’homme, sans doute, ne peut pas se nourrir des végétaux qui commencent à pousser dès le printemps et qui se conservent pendant l’hiver, même sous la neige ; mais d’autres animaux s’en nourrissent, et il se nourrit lui-même d’animaux. La saison étant moins rigoureuse, il est moins obligé de se tenir renfermé ; la chasse lui est moins difficile. Il peut d’ailleurs se livrer à la pêche pendant plus de temps que l’habitant des pays froids ; puisque les lacs et les rivières sont moins longtemps gelés, et que la glace est plus facile à rompre. Enfin, pendant la belle saison, la terre peut lui fournir pendant plus longtemps une plus grande quantité de végétaux. Cela nous explique comment, en partant de l’extrémité septentrionale de l’Amérique et en s’avançant vers l’équateur jusqu’à la Louisiane, on trouve des hommes qui sont toujours plus nombreux et mieux constitués.
Un pays chaud où la végétation est toujours en activité offre à la population toutes les ressources de la chasse et de la pêche, et ces ressources sont les mêmes presque pendant tout le cours de l’année. Il offre, de plus, des productions végétales qui se renouvellent sans cesse, et qui fournissent soit à l’homme, soit aux animaux dont il se nourrit, des aliments, sinon abondants, répartis au moins d’une manière moins inégale pendant les diverses saisons. La prévoyance qui consiste à distribuer pendant tout le cours de l’année les produits de quelques mois, est ici moins nécessaire à l’homme : la nature elle-même s’est chargée de la distribution. Les Caribes ou Caraïbes sont, dit-on, les plus imprévoyants des sauvages : la raison en est sensible ; c’est que la terre et les eaux sur lesquelles ils vivent, les ont en quelque sorte dispensés de prévoyance. Si, aux avantages d’une température chaude et toujours à peu près égale, se joignent les avantages d’une terre fertile, de végétaux et d’animaux propres à la subsistance de l’homme, d’une exposition heureuse, et d’un exercice modéré, la constitution humaine acquerra tout le développement et toute la force dont elle est susceptible : alors on trouvera, comme au milieu du grand Océan, au centre de l’Amérique et dans quelques parties de l’Afrique, des hommes qui joindront aux formes les plus belles une stature colossale [188].
[II-174]
Mais une chaleur égale et continuelle ne suffit point pour développer la constitution physique des hommes. Si un soleil ardent n’échauffe qu’une terre nue et aride comme les Steppes de l’Asie et de l’Amérique ; s’il n’y fait croître que quelques plantes rares et peu substantielles, des graminées que la sécheresse réduit en poudre ; si partout l’aridité semble poursuivre le voyageur altéré, on pourra y voir encore quelques peuplades comme on en voit dans les déserts de l’Arabie ; mais ce seront des populations différentes : les hommes y seront sains comme l’air qu’ils y respirent, petits et desséchés comme les plantes dont se nourrissent leurs chameaux.
Même dans nos pays à demi civilisés, la constitution physique des hommes varie avec les circonstances dans lesquelles ils se trouvent placés ; elle varie avec l’éducation qu’ils reçoivent, avec le genre de culture auquel ils se livrent, avec les exercices auxquels ils s’adonnent, avec la nature de l’air qu’ils respirent, avec les eaux dont ils s’abreuvent, avec les aliments dont ils se nourrissent ; le degré de latitude sous lequel ils se trouvent placés, est, en général, la circonstance qui influe le moins sur eux. La civilisation et le commerce placent, s’il est permis de s’exprimer ainsi, sous le même climat tous les hommes qui jouissent d’une fortune moyenne ; tous parviennent à obtenir des aliments et des boissons de même nature ; tous savent proportionner leurs vêtements et leurs habitations au degré de froid du pays qu’ils habitent. La température dans laquelle vit, au milieu de l’hiver, un habitant de la Russie, est peut-être même plus élevée que celle dans laquelle vit dans la même saison un habitant de la France. Les hommes du Midi qui voyagent dans le Nord pendant l’hiver, trouvent ordinairement que les appartements y sont beaucoup trop échauffés. Les habitants des pays chauds ne peuvent pas, il est vrai, se soustraire à l’action de la chaleur avec la même facilité que les habitants des pays froids peuvent se soustraire aux intempéries de l’air ; mais nous avons vu, par de nombreux exemples, que la chaleur est loin d’être contraire au développement physique des hommes.
Nous avons observé précédemment que nos organes physiques sont susceptibles de deux genres de perfectionnement : celui qui consiste dans la bonté de leur constitution, et celui qui consiste dans la dextérité ou l’habileté qu’ils ont acquise par l’étude et l’exercice : nous ne nous sommes occupés que du premier dans ce chapitre et dans le chapitre précédent. Nous nous occuperons du second en exposant quel est l’ordre qu’a suivi le développement intellectuel dans les diverses parties du globe. Il me suffit d’avoir démontré ici que les peuples des pays froids ne sont pas nécessairement mieux constitués que les peuples des pays chauds ou des pays tempérés.
Mais la chaleur du climat pourrait avoir peu d’influence sur notre constitution physique, et en avoir beaucoup sur nos facultés morales et intellectuelles. Il reste donc à savoir si l’opinion formée ou adoptée par plusieurs philosophes à cet égard, est mieux fondée que celle que nous venons d’examiner. En soumettant cette opinion à l’examen, nous constaterons quelles sont les parties du globe qui ont été les plus favorables au développement de l’intelligence humaine, et quelles sont celles qui lui ont opposé le plus d’obstacles. Nous chercherons à déterminer ensuite quelles sont les causes qui, placées hors de la nature humaine, ont le plus contribué soit à faire faire des progrès aux nations, soit à les retenir dans la barbarie.
[II-177]
Du développement intellectuel acquis en Amérique, sous différents degrés de latitude, par des peuples d’espèce cuivrée ou américaine.
Chardin croit avoir observé que la chaleur du climat énerve l’esprit, dissipe le feu de l’imagination et rend l’homme incapable de ces longues veilles, de cette forte application qui enfantent les beaux ouvrages. Montesquieu pense également qu’un climat chaud produit l’abattement de l’esprit, détruit toute curiosité, éteint toute noble entreprise, tout sentiment généreux. Il croit de plus qu’un climat tempéré inspire de l’inconstance et ne laisse par conséquent aucune fixité aux idées, et qu’un climat froid attache du bon sens à des fibres grossières. Ces opinions, dont quelques-unes remontent à la plus haute antiquité, ont été reproduites par des écrivains de notre époque, et elles sont encore fort répandues dans tous les pays où nos livres sont parvenus.
Les facultés intellectuelles d’un peuple peuvent être affectées de trois manières : par l’altération de ses organes physiques, par l’affaiblissement ou par l’extinction de ses affections morales, par les circonstances physiques au milieu desquelles il est placé. Toutes les espèces d’hommes n’ont pas le cerveau également développé ; si les différences qui existent entre elles avaient été produites par les différences qui existent entre les climats ; si les peuples des climats froids avaient la tête mieux organisée que les peuples de même espèce des climats chauds, on concevrait comment les facultés intellectuelles d’un peuple peuvent être affectées par le climat qu’il habite. Mais je n’ai rencontré nulle part aucun fait duquel on puisse raisonnablement induire que le froid et le chaud produisent sur l’homme de semblables phénomènes. Les voyageurs et les naturalistes qui nous ont donné la description des hommes de tous les climats, n’ont pas observé que les habitants des pays froids eussent la tête mieux formée que les hommes de même espèce qui habitent les pays chauds. Les peuples d’Italie ne sont, sous ce rapport, inférieurs à aucun peuple d’Allemagne, et les Grecs ne sont pas plus mal organisés que les Russes.
On pourrait croire aussi que la chaleur du climat est un obstacle au développement des facultés intellectuelles, s’il était prouvé qu’elle affaiblit ou éteint les affections de l’homme. Il ne suffit pas, en effet, à un peuple, pour faire de grandes choses, que les individus dont il se compose soient susceptibles de recevoir un développement intellectuel considérable. Il faut de plus qu’ils y soient excités par quelques désirs, et que la force de ces désirs soit en raison des obstacles qui sont à vaincre. Un peuple bien organisé, mais chez lequel il n’existerait aucune volonté forte, resterait dans une éternelle médiocrité, comme un peuple qui aurait des passions très énergiques, mais qui ne serait susceptible d’aucun développement intellectuel.
Enfin, on pourrait croire que le genre humain est plus perfectible dans les pays froids que dans les autres, si les objets sur lesquels les peuples exercent leur intelligence étaient plus susceptibles de perfectionnement sous un climat froid que sous un climat chaud ou tempéré. Il est évident, en effet, que le développement intellectuel de l’homme n’est pas moins subordonné aux choses dont il est environné, qu’il n’est subordonné à sa constitution physique ou à ses facultés morales. Une nation qui se trouverait environnée de choses auxquelles il lui serait impossible de faire éprouver aucune modification avantageuse, resterait éternellement stationnaire. Un peuple, en général, ne peut faire des progrès que par les progrès qu’il peut faire faire aux choses dont il a la disposition : quand ces choses sont immuables, il cesse de les étudier, parce que l’étude n’en est plus bonne à rien. La question est donc de savoir quelles sont les circonstances dans lesquelles les hommes peuvent exercer, sur les objets qui les environnent, l’influence la plus étendue. J’examinerai cette question dans une autre partie de cet ouvrage ; il ne s’agit maintenant que d’exposer quelles sont les parties du globe sur lesquelles l’intelligence humaine s’est d’abord développée, et celles où elle a reçu le moins de développement. Avant que de rechercher les causes qui ont produit tel ou tel phénomène, il faut d’abord constater que ce phénomène existe ou a existé.
Lorsqu’on n’observe aucune différence dans l’organisation de plusieurs peuples qui appartiennent à la même espèce, il n’y a qu’un moyen de juger de la force intellectuelle des uns et des autres ; c’est d’examiner comment cette force se manifeste, ou quels sont les ouvrages qu’elle produit. Il est vrai qu’il faut tenir compte, dans ce calcul, de beaucoup de circonstances accidentelles, telles que la nature du sol, le cours des eaux, la nature de la langue ; il faut tenir compte des opinions religieuses, de la nature du gouvernement, de l’action que les nations exercent les unes sur les autres, et d’autres faits moins importants, mais dont la réunion exerce une grande influence. Il est facile de se tromper dans l’évaluation de toutes ces circonstances ; mais il n’est pas question d’arriver ici à une exactitude mathématique. Les mêmes difficultés se rencontrent d’ailleurs des deux côtés de la question ; et l’on ne peut pas faire en faveur de l’opinion de Montesquieu une seule objection, qui ne puisse être faite contre elle. Il faut donc examiner quelles sont les circonstances sous lesquelles chaque espèce s’est le plus développée sur chacune des principales parties du globe.
En exposant quel a été le développement intellectuel acquis par des peuples de diverses espèces ou variétés, sous différents degrés de latitude, je devrais peut-être exposer quelles ont été leurs religions, leurs lois et les formes de leurs gouvernements ; car chacun de ces sujets se rattache en grande partie au développement des facultés intellectuelles. Mais il n’en est aucun qui ne se rattache aussi aux mœurs de chaque peuple : j’en parlerai donc lorsque j’exposerai le développement moral des diverses nations sur différentes parties du globe. La difficulté qui se rencontre ici de classer convenablement les sujets qui nous occupent, est une nouvelle preuve que nos divisions et nos classifications ne sont que des méthodes plus ou moins imparfaites, que nous sommes obligés d’employer pour faciliter les opérations de notre esprit.
Le continent américain renferme aujourd’hui des peuples de diverses espèces ; mais, pour juger quelle a été, sur ce continent, l’influence des lieux et des climats sur les facultés intellectuelles, il ne faut comparer entre eux que des peuples qui appartiennent à la même espèce, et qui n’ont reçu des autres aucune influence bonne ou mauvaise. Il est évident qu’on n’obtiendrait qu’un faux résultat, si l’on comparait les indigènes du Canada aux descendants des Européens établis dans le Mexique, ou les indigènes des bords de l’Orénoque aux citoyens de Philadelphie. Il faut, pour établir une comparaison qui soit juste, examiner quels étaient en Amérique, à l’arrivée des Européens, les peuples dont l’entendement était le plus développé.
Au moment où les Espagnols firent la conquête d’une grande partie de ce continent, il n’y existait que deux peuples qui eussent déjà fait dans la civilisation des progrès considérables, les Mexicains et les Péruviens. L’un et l’autre étaient placés entre les tropiques, et la capitale du plus civilisé se trouvait sous l’équateur. Il est vrai que l’élévation du sol y tempérait l’ardeur du soleil ; mais il n’est cependant pas possible de classer au nombre des climats froids des pays où la chaleur est la même pendant toute l’année, où par conséquent la nature ne se repose jamais, et où la température est assez élevée pour qu’ils produisent la banane, le sucre, le coton, le cacao et l’indigo. Si les pays placés entre les tropiques, où croissent des denrées que ne peuvent produire les parties les plus méridionales de l’Europe, n’étaient pas des pays chauds, il serait fort difficile de déterminer ce qu’on entend par les mots de froid et de chaleur.
Si l’on compare l’état de civilisation auquel étaient parvenus les peuples du centre de l’Amérique à la fin du quinzième siècle, à l’état auquel se trouvent aujourd’hui les peuples les plus civilisés, on trouvera sans doute que les premiers n’avaient pas fait de grands progrès. Mais, si l’on compare les peuples des deux continents aux mêmes époques ; si, de plus, l’on fait attention que les Européens du quinzième siècle avaient recueilli, par l’intermédiaire des Grecs et des Romains, les inventions et les productions des peuples les plus anciennement civilisés de l’Afrique et de l’Asie ; que, depuis une époque qu’il est impossible d’assigner, et qui remonte de beaucoup au-delà de trois mille ans, ils possédaient le fer et savaient le travailler ; qu’ils avaient de plus que les Américains, une multitude d’animaux domestiques tels que le cheval, le bœuf et d’autres ; qu’ils possédaient les grains sur lesquels se fonde la subsistance d’une grande partie du genre humain tandis que les Américains ne possédaient que le maïs ; si, dis-je, l’on fait attention à toutes ces circonstances et aux progrès que les Européens ont faits depuis trois siècles, on jugera que le climat de la zone torride n’avait pas été moins favorable au développement des facultés intellectuelles de l’espèce américaine, que le climat du nord ne l’avait été au développement intellectuel de la population russe, plongée alors dans une complète barbarie, et inconnue des nations les plus éclairées de la terre.
Mais ce sont des peuples de même espèce, placés sous différentes zones, qu’il s’agit comparer, et non des peuples qui appartiennent à des espèces différentes. Quelle était donc la civilisation des habitants du Mexique, de la Nouvelle-Grenade, du Pérou et des rives du Mississipi, au moment où ils furent conquis par les Espagnols ? La destruction de la partie éclairée de ces deux peuples fut si complète, qu’il est impossible de savoir aujourd’hui, d’une manière exacte, en quoi consistaient leurs connaissances. Les descendants des hommes qui échappèrent à la destruction, ne savent pas, même par tradition, quels furent les arts, le gouvernement, la religion de leurs ancêtres. Ils sont, à cet égard, suivant M. de Humboldt, aussi ignorants que le seraient, dans trois siècles, les arrière-petits-neveux de nos laboureurs les plus pauvres et les moins instruits, si par suite de quelque grande catastrophe qui aurait fait disparaître toute la partie éclairée de la population, et anéanti tous les ouvrages qui renferment le dépôt de nos connaissances, ils avaient eux-mêmes été faits esclaves et soumis à une religion nouvelle [189]. Il ne reste donc, pour connaître le développement intellectuel auquel étaient parvenus les Américains, que les monuments qu’ils ont laissés, et les témoignages de leurs conquérants, témoignages dont il faut toujours se méfier.
À l’époque de la conquête ou pour mieux dire de la destruction des Mexicains et des Péruviens, ces peuples étaient déjà fort avancés dans les arts et dans quelques sciences. Ils possédaient des villes considérables, des grandes routes, des aqueducs ; ils avaient des connaissances en arithmétique et même en astronomie. Ils possédaient l’art de fondre et de séparer les métaux ; celui de donner au cuivre la trempe du métal le plus dur, et d’en faire des instruments ou des armes ; celui de tailler les pierres précieuses ; celui de filer et de tisser le coton et la laine ; ils savaient fondre des statues en or et en argent. Enfin, ils étaient aussi avancés, sous le rapport du gouvernement, que l’étaient alors et que le sont aujourd’hui plusieurs peuples de l’Europe [190].
Il reste encore, dans le Pérou et dans le Mexique, des traces remarquables de l’ancienne civilisation. Dans la partie maritime du Pérou, M. de Humboldt a vu des restes de murs sur lesquels on conduisait l’eau par un espace de cinq à six mille mètres, depuis le pied de la Cordilière jusques aux côtes. Les conquérants du seizième siècle détruisirent ces aqueducs ; et cette partie du Pérou, comme la Perse, est devenue un désert dénué de végétation. Telle est la civilisation que les Européens ont portée chez des peuples qu’ils se sont plu à nommer barbares [191]. Le plateau de la Puébla offre également des vestiges de la plus ancienne civilisation mexicaine [192].
[II-186]
La population la plus nombreuse et la plus civilisée de l’Amérique, après celle du Mexique et celle du Pérou, était celle qui était placée entre les deux. Les habitants de Bogota, dans la Nouvelle-Grenade, existaient principalement des produits de leur agriculture. La propriété des terres était établie parmi eux, garantie par des lois, et transmise des pères aux enfants. Ils habitaient dans des villes qu’on peut dire grandes, comparativement aux villages des autres peuples. Ils étaient vêtus d’une manière décente, et leurs maisons étaient commodes. Ils avaient un gouvernement régulier, chargé de la poursuite et de la punition des crimes. Ce gouvernement se maintenait par les impôts qu’il percevait sur les habitants [193].
Dans la Floride et sur les rives du Mississipi, la population avait déjà fait beaucoup de progrès dans les arts, autant du moins que nous pouvons en juger par les distinctions des rangs établies entre eux, par les prérogatives dont jouissaient leurs chefs. La population de Cuba et celle de quelques autres îles situées entre les tropiques paraissaient également fort avancées. Mais ces peuples ayant été complètement détruits par les conquérants, il est difficile de déterminer jusqu’à quel point leur intelligence s’était développée [194].
[II-187]
Les peuples qui habitent la partie nord-est de l’Amérique équinoxiale, la Terre-Ferme et les rives de l’Orénoque, sont aujourd’hui dans un état presque entièrement sauvage. Quelques-uns, comme les Maquitains et les Makos, ont des demeures fixes, se livrent à l’agriculture, vivent des fruits qu’ils cultivent, ont de l’intelligence et des mœurs douces ; mais c’est le plus petit nombre [195].
Les Guaranis, qui habitent à l’embouchure de l’Orénoque et qui appartiennent à une nation jadis nombreuse, n’ont jamais pu être asservis par les Espagnols. Ils ont trouvé un refuge sur les arbres placés à l’embouchure du fleuve dans des îles qui sont complètement inondées pendant les six mois que dure la saison des pluies, et qui, pendant les autres six mois, sont couvertes par la marée deux fois par jour [196]. Pour y former leurs habitations, ils tendent des nattes d’un tronc à l’autre à une grande élévation ; ils en couvrent une partie avec de la glaise, afin de pouvoir y allumer le feu qu’exigent les soins du ménage ; et là, ils établissent leurs familles, au milieu d’un nuage d’insectes qui les a garantis des soldats et des missionnaires espagnols [197]. Les Guaranis, dit M. de Humboldt, doivent leur indépendance physique, et peut-être aussi leur indépendance morale, au sol mouvant et tourbeux qu’ils foulent d’un pied léger, et à leur séjour sur les arbres ; république aérienne où l’enthousiasme religieux ne conduira jamais un stylite américain [198].
Ce peuple n’a pas d’autre industrie que la pêche, la fabrication des hamacs et des instruments qui lui sont nécessaires pour prendre le poisson. Il fréquente les villages espagnols qui sont au nord et au sud de l’Orénoque, où il va échanger une partie des produits de son industrie contre d’autres produits dont il a besoin. Ayant du poisson en abondance, pouvant échanger ce qu’il ne consomme pas contre d’autres denrées, et étant à l’abri de l’oppression, il est un des peuples les plus gais de ce continent, et ne trouble point l’ordre chez ses voisins qui se disent civilisés. Cette population est de beaucoup au-dessus de celle qui, en Chine, vit sur les fleuves et sur les rivières. Elle est même au-dessus des Indiens de la même race que les Espagnols ont réduits en villages ; puisque ceux-ci ne sont ni plus intelligents, ni plus moraux, ni mieux pourvus des choses nécessaires à la vie.
La nation des Guaranis, une des plus répandues dans l’Amérique méridionale au temps de la conquête, était divisée en une multitude de peuplades. L’occupation principale de chacune d’elles était l’agriculture : elles cultivaient le maïs, des haricots, des citrouilles, des mani ou mandubi (exachides ), des patates et des mandiocas (manioc ou camanioc). Lorsque la récolte était faite, elles la déposaient dans un grenier commun ; c’était là le fond de leur subsistance. Les peuplades qui étaient situées près des rivières et des fleuves se livraient à la pêche ; d’autres s’adonnaient à la chasse ; mais elles ne s’adonnaient à l’une ou à l’autre de ces occupations que lorsqu’elles n’avaient plus de temps à donner à la culture des terres [199].
D’autres peuples des rives de l’Orénoque avaient à peu près le même genre de vie.
« Au lever du soleil, dit Depons, tous les Indiens otomaques capables de travailler, se rendaient chez leurs capitaines respectifs qui désignaient ceux d’entre eux qui devaient aller, ce jour-là, à la pêche ou rechercher des tortues, ou à la chasse du sanglier, selon la saison. Un certain nombre était aussi destiné, dans le temps des semailles ou de la récolte, aux travaux des champs, dont les fruits se déposaient dans des greniers publics, pour être répartis par le chef. Jamais les mêmes Indiens n’allaient deux jours de suite aux travaux [200] ».
[II-190]
Les Caribes s’adonnaient également à l’agriculture. Lorsque des établissements européens ont été formés dans leur pays, ils ont servi d’intermédiaires aux Hollandais et aux Espagnols pour faire le commerce. Ils cueillaient, sur l’indication des premiers, les baumes, les résines, les gommes, les huiles, les bois qui pouvaient entrer dans le commerce ; ils recevaient en échange des marchandises européennes, et allaient les revendre dans les colonies espagnoles [201].
Un missionnaire s’étant avancé, dans le dernier siècle, sur le territoire des Indiens indépendants, jusque dans le pays de Moqui, traversé par le rio de Yaguesila, fut étonné d’y trouver une ville indienne avec deux grandes places, des maisons à plusieurs étages, et des rues bien alignées et parallèles les unes aux autres [202].
Il existe, sans doute, entre les tropiques, des peuples qui sont encore très bas dans l’échelle de la civilisation ; mais il est douteux si ces peuples et ceux dont je viens de parler, n’ont jamais pu s’élever plus haut, ou s’ils sont descendus à l’état où ils se trouvent, par quelque grande catastrophe, par suite des invasions des Européens, ou des invasions intérieures. M. de Humboldt a cru voir en remontant l’Orénoque, dans des figures gravées sur des rochers, des preuves que jadis cette solitude fut le séjour d’une nation parvenue à un certain degré de connaissances. Elles attestent, dit-il, les vicissitudes qu’éprouve le sort des peuples, de même que la forme des langues qui appartiennent aux monuments les plus durables de l’histoire des hommes [203].
« La partie nord-est de l’Amérique équinoxiale, dit ailleurs le même voyageur, la Terre-Ferme et les rives de l’Orénoque ressemblent, sous le rapport de la multiplicité des peuples qui les habitent, aux gorges du Caucase, aux montagnes de l’Hindoukho, à l’extrémité septentrionale de l’Asie, au-delà des Tungouses, et des Tartares stationnés à l’embouchure du Léna.
« La barbarie qui règne dans ces diverses régions, est peut-être moins due à une absence primitive de toute civilisation qu’aux effets d’un long abrutissement. La plupart des hordes que nous désignons sous le nom de sauvages, descendent probablement de nations jadis plus avancées dans la culture. Et comment distinguer l’enfance prolongée de l’espèce humaine (si toutefois elle existe quelque part) de cet état de dégradation morale dans lequel l’isolement, la misère, des migrations forcées, ou les rigueurs du climat, effacent jusqu’aux traces de la civilisation ? » [204]
Il paraît difficile de concevoir, en effet, qu’à côté de peuples aussi avancés dans la civilisation que l’étaient les Mexicains et les Péruviens, il se trouvât des peuples de même espèce qui n’étaient pas encore sortis de l’état sauvage. Un tel phénomène semble d’abord plus extraordinaire que la décadence dont M. de Humboldt croit avoir reconnu les preuves. Plusieurs causes qui n’existaient ni pour les habitants du Pérou, ni pour ceux du Mexique, ont pu cependant, ainsi qu’on le verra dans la suite, prolonger la barbarie des peuples qui vivaient sur les terres les moins élevées. L’état d’abjection et la profonde ignorance dans lesquels ont été plongés les Indiens qui sont restés soumis au gouvernement espagnol, les ont placés d’ailleurs bien au-dessous des Indiens qui sont restés indépendants à l’embouchure ou sur les rives de l’Orénoque.
« Les Péruviens, tous les Péruviens sans exception, dit Raynal, sont un exemple de ce profond abrutissement où la tyrannie peut plonger les hommes ; ils sont tombés dans une indifférence stupide et universelle » [205]. « L’oubli des arts a été porté si loin, dit un auteur espagnol, que les Indiens civilisés ne pourraient faire une flèche, y ajuster une pierre, ni y poser les plumes pour en diriger le trajet. À plus forte raison ne sauraient-ils faire un arc avec de justes proportions. Ainsi, ce qui n’est qu’un jeu pour les sauvages indépendants, est une chose impossible pour les successeurs des Indiens qui ont été les plus industrieux [206]. »
Dans le Mexique, les indigènes ont été relégués par les conquérants dans les terres les moins fertiles. Plus indolents encore par leur situation politique que par caractère, ils ne vivent qu’au jour le jour, et, en les considérant en masse, ils présentent tous le tableau de la misère [207]. Dans les églises, ils ne se montrent que couverts de haillons qui remplissent bien moins le vœu de la pudeur, dit Depons, que ne le remplirent des feuilles de figuier ; souvent même entièrement nus, ils restent couchés ou accroupis pendant le service divin [208]. Le dénuement dans lequel ils se trouvent, est tel que les effets de la famine se font sentir dans presque toutes les régions équinoxiales. Dans l’Amérique méridionale, dans la province de la Nouvelle-Andalousie, j’ai vu, dit M. de Humboldt, des villages dont les habitants, forcés par la famine, se dispersent de temps en temps dans les régions incultes, pour y chercher de la nourriture parmi les plantes sauvages [209]. Il n’est pas rare de les voir manger des fourmis, des lézards, des millepieds ou scolopendres qu’ils retirent de la terre, des racines de fougère, de la gomme, et surtout de la terre glaise. Tel est l’état auquel la conquête a fait descendre une nation jadis florissante [210].
L’état des Indiens que les conquérants et les moines espagnols ont civilisés à leur manière, pourrait donc servir à nous expliquer l’état des Indiens indépendants : on concevrait que ceux-ci fussent descendus très bas dans l’échelle de la civilisation, sans être arrivés au point où se trouvent réduits les Indiens ; que les Guaranis qui vont vendre leur poisson dans les villages espagnols, y puisassent toujours plus d’attachement pour leur indépendance, et qu’ils fussent sourds aux exhortations des missionnaires qui cherchent à les convertir. Mais nous trouverons ailleurs, dans la nature du sol et dans d’autres circonstances physiques, les causes qui ont retenu ces derniers peuples dans l’état de barbarie où ils se trouvent [211].
La chaleur des régions équinoxiales n’avait donc pas été un obstacle, en Amérique, au développement des facultés intellectuelles d’une partie de la population ; puisque les Mexicains, les Péruviens et quelques autres peuples avaient déjà fait beaucoup de progrès dans les arts, dans les sciences, et surtout dans le gouvernement, avant les conquêtes des Espagnols. S’il existe aujourd’hui, dans les mêmes régions, des peuples auxquels nous donnons le nom de sauvages, par la raison qu’ils repoussent notre domination et nos croyances religieuses, il est au moins douteux si quelques-uns de ces peuples n’ont pas été plongés dans l’état où ils se trouvent par suite d’une invasion. Enfin, ces peuples mêmes avaient déjà fait le pas le plus difficile pour sortir de la barbarie, puisqu’ils tiraient de l’agriculture leurs principaux moyens d’existence, et que parmi eux il était extrêmement rare de rencontrer des hordes de chasseurs [212].
En nous dirigeant vers des climats tempérés ou froids, trouverons-nous des peuples de même espèce dont les facultés intellectuelles aient reçu plus de développement ? Les indigènes du Brésil et ceux de l’Uruguay ou Paraguay, placés entre le vingtième et le trentième degré de latitude australe, faisaient partie de la nation des Guaranis, et avaient peut-être dépassé ceux dont je viens de parler. L’art de l’agriculture, quoique dans l’enfance, leur fournissait leurs principaux moyens d’existence. Ils avaient déjà converti la terre en propriétés privées, et ils tiraient de la chasse ou de la pêche ce que le sol ne pouvait pas leur fournir [213]. Ces peuples, attachés à la terre par la culture, furent plus facilement asservis que ceux qui n’étaient pas encore arrivés au même degré de civilisation [214].
Les nombreuses peuplades qui vivent depuis le trente-sixième degré de latitude australe, jusqu’au détroit de Magellan, vers le cinquante-cinquième degré, ont toujours été complètement étrangères à l’agriculture. Celles d’entre elles qui habitent sur les bords des fleuves ou de la mer, tirent de la pêche la principale partie de leurs subsistances ; celles qui vivent dans l’intérieur des terres, vivent particulièrement sur les produits de leurs chasses [215]. Cependant, depuis que les Européens ont transporté en Amérique des bœufs, des chevaux et des mulets ; depuis que ces animaux se sont excessivement multipliés dans les steppes américaines, et qu’un grand nombre sont même devenus sauvages, plusieurs tribus d’Indiens en ont formé des troupeaux, et adopté le genre de vie des Tartares. Aussi habiles que les Arabes à monter leurs chevaux, ils parcourent avec rapidité des plaines entrecoupées de montagnes ; ils enlèvent les troupeaux des Espagnols, et dévalisent les voyageurs [216]. Ceux dont le territoire est le plus rapproché du territoire de Magellan, tels que les Patagons, errent aussi dans les savanes de l’Amérique comme les barbares du centre de l’Asie ; mais c’est de la chasse qu’ils tirent la plus grande partie de leurs subsistances [217]. Leurs habits consistent dans les peaux des animaux qu’ils ont tués, et dans lesquelles ils s’enveloppent [218] ; leurs tentes sont formées des peaux de vache ou de buffle, fixées sur quatre piquets ; et, quand ils voyagent, ils en chargent leurs chiens, comme les peuplades de l’Asie boréale [219].
De tous les hommes qui habitent l’Amérique méridionale, il n’en est point dont les facultés intellectuelles soient moins développées que ceux qui vivent sur le détroit de Magellan ou sur la terre de Feu. Placés sous un climat plus rigoureux que celui de la Norvège, ils ne savent se vêtir qu’en jetant sur leurs épaules une peau de veau marin [220]. Leurs cabanes consistent en quelques pieux plantés en terre, inclinés les uns sur les autres par leurs sommets et formant une espèce de cône, et sur lesquels ils jettent du côté du vent, quelques branchages ou un peu de foin [221]. Sans autre industrie que celle qui leur est nécessaire pour faire leurs instruments de pêche, ils ne donnent à leurs aliments aucune préparation et dévorent le poisson cru et la viande pourrie. Les aliments dont ils se nourrissent et la saleté dans laquelle ils vivent, leur font exhaler une puanteur horrible [222].
Leur défaut de développement intellectuel ne se manifeste pas seulement par la manière grossière dont sont faits leurs vêtements, leurs instruments et leurs cabanes, et par le défaut de préparation de leurs aliments ; elle se manifeste surtout par une absence complète d’étonnement et de curiosité ; leur stupidité est telle, qu’elle a frappé tous les voyageurs qui les ont visités [223]. On ne peut pas dire cependant que c’est la chaleur du climat qui éteint en eux toute curiosité , puisqu’il y tombe de la neige dans la plus belle saison de l’année ; que les indigènes ne peuvent jamais s’y passer de feu, et que des Européens y sont morts de froid au milieu de l’été [224].
À l’autre extrémité du continent américain, on trouve des peuplades qui vivent presque uniquement sur les produits de la pêche ; ce sont les Esquimaux. Ces peuplades, quoique placées sous une latitude très élevée, sont un peu moins stupides que les habitants de la terre de Feu. Leurs habits, faits de peaux de veaux marins, de bêtes fauves, et quelquefois même de peaux d’oiseaux terrestres et aquatiques, sont bien cousus, et [II-200]les mettent à l’abri de l’intempérie du climat [225]. Les huttes, creusées sous terre, grossièrement faites, et dans lesquelles on ne peut entrer qu’en rampant sur le ventre, sont cependant plus propres à mettre les habitants à l’abri du froid [226]. Enfin, ces peuples fabriquent avec beaucoup d’adresse les instruments dont ils ont besoin pour subsister. Plusieurs circonstances peuvent expliquer la supériorité qu’ils ont sur les habitants de la terre de Feu ; ils ne sont pas séparés du continent par un détroit qui les isole du reste du globe ; il leur est moins difficile de pourvoir à leur subsistance, la terre qu’ils habitent étant moins dépourvue d’animaux ; ils sont par conséquent obligés d’acquérir un plus grand nombre d’idées, puisqu’ils ont à se livrer à des exercices plus variés, et qu’ils ont un peu plus de temps pour s’exercer ou pour réfléchir ; je n’ajouterai pas qu’ils appartiennent à une espèce différente, parce que cette circonstance me paraît ici sans influence.
Quelques-unes des peuplades qui habitent la partie nord de l’Amérique, depuis le soixante-huitième degré jusque vers le quarante-huitième, sont peut-être un peu plus avancées que les Esquimaux ; mais elles le sont beaucoup moins que celles qui habitent depuis le quarante-huitième degré jusque vers le trente-sixième. Les premières vivent de chasse et de pêche ; mais elles sont entièrement étrangères à l’agriculture. Les hommes poursuivent les animaux, ou leur tendent des pièges ; ils tuent le poisson à coups de lance ; les femmes vont à la pêche avec des filets. Les peuplades plus rapprochées du sud, ont également la ressource de la pêche et de la chasse, mais, en même temps, elles cultivent la terre ; et plus elles se rapprochent des pays chauds, plus aussi la portion d’aliments que leur fournit l’agriculture est considérable, comparativement à ce qu’elles retirent de la chasse et de la pêche.
Les nombreuses peuplades qui étaient répandues dans cette partie de l’Amérique, à l’arrivée des Européens, cultivaient la terre en commun, et en déposaient les produits dans des magasins publics, de la même manière que plusieurs des peuplades qui habitaient entre les tropiques ; et, quoique ce mode de culture soit très peu favorable aux progrès de la civilisation, il leur donnait le moyen de faire d’immenses provisions. Dans les guerres qui avaient lieu entre ces peuples, un des premiers soins des vainqueurs, comme chez les Romains, était de ravager les moissons des vaincus ou de brûler leurs magasins, dans l’espérance de les affamer. Les Européens, qui prenaient parti tantôt pour les uns et tantôt pour les autres, les secondaient toujours dans ce genre de destruction :
« Nous fûmes occupés pendant cinq ou six jours, dit un officier français qui, dans le dix-septième siècle, se trouvait dans une de ces guerres, à couper le blé d’Inde avec nos épées dans les champs. De là, nous passâmes aux deux petits villages de Thegaronhiers et Danoncaritaouis, éloignés de deux ou trois lieues du précédent. Nous y fîmes les mêmes exploits [227]. »
Charlevoix raconte que des soldats, après avoir déjà fait beaucoup de ravages, découvraient encore des magasins creusés dans la terre, suivant la coutume des sauvages, et qui étaient tellement remplis de grains, qu’on aurait pu en nourrir toute la colonie (du Canada) pendant deux ans. Les Indiens qui occupaient le territoire situé entre le Canada et le golfe du Mexique, paraissent avoir été un peu plus avancés [228].
Les côtes nord-ouest de l’Amérique présentent un phénomène remarquable : celui d’une population dont l’industrie et les facultés intellectuelles ont reçu un développement considérable, au milieu de peuplades qui sont restées ou descendues dans l’état de barbarie le plus grossier. Les Tchinkitanés, placés entre le cinquantième et le cinquante-cinquième degré de latitude nord, et dont quelques-uns se sont même élevés jusqu’au soixantième degré, sur les bords de la rivière de Cook, sont un peuple qui se distingue de tous ceux de la même race qui habitent le continent américain [229]. Sans autre secours que celui du feu et des outils qu’ils ont formés avec de la pierre, des os de quadrupèdes, des arêtes de poisson, et des peaux rudes de cétacée, ils parviennent à construire des maisons à deux étages, de cinquante pieds de longueur, de trente-cinq de profondeur, et de quatorze de hauteur ; ils forment des planches longues de vingt-cinq pieds, larges de quatre pieds, et épaisses de deux pouces et demi ; ils exécutent des sculptures en bois, au moyen desquelles ils représentent des hommes, des oiseaux, ou d’autres animaux ; ils peignent l’extérieur de leurs maisons, et ornent l’intérieur de tableaux ; ils filent et tissent le poil des animaux, et se servent de leurs tissus pour faire des manteaux ; ils taillent la serpentine et lui donnent le poli du marbre ; ils fabriquent des flûtes et un instrument de musique qui a quelque ressemblance avec la harpe. Ce peuple met de l’ordre dans le commerce qu’il fait avec les Européens, et n’est ni bruyant, ni importun. Il est vêtu à l’européenne ; et, dans ses échanges, des habits, des armes, et des vases propres à la préparation de ses aliments, sont les marchandises auxquelles il donne la préférence [230].
Mais, sur les mêmes côtes, soit qu’on s’élève vers le nord ou qu’on descende vers le sud, on trouve des peuplades qui sont presque aussi misérables et aussi stupides que celles qui habitent la terre de Feu, des peuplades dont les habitations offrent l’aspect le plus dégoûtant, et qui se nourrissent des aliments les plus grossiers [231].
À quelles causes faut-il attribuer la supériorité d’intelligence des Tchinkitanéens ? Le savant qui a publié les voyages du capitaine Marchand, a pensé que ce peuple descend de Mexicains qui se réfugièrent sur ces côtes, à l’époque de l’invasion des Espagnols. M. de Humboldt ne croit point que des fugitifs aient pu parcourir l’immense distance de trente degrés de latitude pour chercher un refuge sur des côtes stériles. Mais n’aurait-il pas existé, en Amérique, d’autres nations civilisées plus rapprochées du nord, qui auraient péri avant même que la nation mexicaine eût succombé ? Les nombreuses fortifications découvertes sous les latitudes les plus favorables de l’Amérique septentrionale, donnent à cette opinion beaucoup de probabilité [232].
Lorsque des événements violents, comme sont les invasions et les conquêtes, ne troublent pas l’ordre que la nature suit dans toutes ses créations, la civilisation ne se répand que graduellement sur la surface de la terre. S’il se forme quelque part un foyer de lumières, et si les peuples ne sont pas séparés par des déserts inhabitables ou par des monts inaccessibles, on ne passe pas subitement d’un jour éclatant à des ténèbres profondes. Tout ce qui environne le lieu où le foyer s’est formé, en est d’abord éclairé ; la lumière s’affaiblit à mesure qu’on s’éloigne, et enfin on arrive à un point où elle ne peut plus parvenir. Ce n’est pas seulement en considérant les peuples en masse, qu’on s’aperçoit de cette gradation ; on l’observe aussi dans chaque état particulier ; chez tous les peuples, on trouve des centres de lumière plus ou moins grands, dont l’effet diminue à mesure qu’on s’éloigne. Or, quel a été en Amérique le climat sous lequel s’est formé le premier centre de lumières ? celui sous lequel les facultés intellectuelles de l’homme ont reçu les premiers développements ? C’est entre les tropiques, sous la zone torride : la civilisation semble s’être répandue de là dans des lieux tempérés et d’une culture facile ; mais elle n’est jamais arrivée dans les pays froids ; on ne trouve dans la partie la plus septentrionale de l’Amérique, aucun monument qui atteste une ancienne civilisation [233].
[II-207]
Du développement intellectuel acquis dans les îles du grand Océan, sous différents degrés de latitude, par des peuples d’espèce malaie, et par des peuples d’espèce nègre ou éthiopienne.
Nous observons chez les peuplades qui habitent les îles nombreuses du grand Océan, un phénomène analogue à celui que nous avons observé sur le continent américain. Ces peuplades, à un très petit nombre d’exceptions près, appartiennent à la même espèce ; elles ont la même organisation physique ; elles parlent des dialectes de la même langue. Leur origine commune est, à ce qu’on suppose, peut-être sans beaucoup de raison, la presqu’île de Malaca, à l’extrémité australe de l’Asie, entre le deuxième et le dixième degré de latitude boréale. C’est sous la zone torride que la race malaie, comme la race américaine, a manifesté les premiers développements intellectuels.
Lorsque les Européens ont visité pour la première fois les îles du grand Océan situées entre les tropiques, tous les insulaires ignoraient l’usage ou même l’existence des métaux ; ils ne possédaient par conséquent aucun des outils à l’aide desquels nous exécutons toutes les choses qui nous sont nécessaires, et sans lesquels nous ne serions peut-être pas beaucoup plus avancés que ne l’étaient la plupart des indigènes de l’Amérique septentrionale, à l’arrivée des Européens ; de tous les animaux domestiques qui concourent à l’exécution de nos travaux, ou qui nous servent d’aliments, ils ne possédaient que des chiens, des poules et des cochons ; enfin, ils ne possédaient aucun de nos légumes, ni de nos grains. Cependant, ils ne tiraient de la chasse aucune ressource, et la pêche était abandonnée à la partie la plus misérable de la population. Leurs outils consistaient en pierres tranchantes, en morceaux de coquilles, en dents de requin et en peaux de raie : c’est à l’aide seule de ces outils qu’ils eurent à abattre des arbres, défricher les sol, fabriquer leurs armes, tisser leurs toiles, construire leurs pirogues et leurs maisons [234] : les arbres qu’ils avaient à abattre et à façonner avaient souvent huit pieds de circonférence dans le tronc et quatre dans les branches [235] ; le sol qu’ils avaient à défricher était souvent dur, couvert d’arbres et de broussailles [236].
[II-209]
Ayant de si faibles moyens d’exécution, étant placés sous un climat jugé si défavorable au développement de l’intelligence, et appartenant à une espèce dont on croit les facultés intellectuelles moins susceptibles de perfectionnement que les nôtres, ces peuples étaient-ils restés ou retombés dans l’état sauvage ? Ceux qui sont placés sous l’équateur, avaient-ils fait moins de progrès que ceux qui en sont plus ou moins éloignés ?
Les peuples des îles Marquises, qui, suivant les témoignages des voyageurs, sont les plus beaux qu’on ait rencontrés sur le grand Océan, sont agriculteurs, comme le sont presque tous ceux qui se trouvent entre les tropiques. On nous a donné des détails peu étendus sur leur agriculture ; nous voyons cependant que la terre y est partagée avec plus d’égalité que dans aucun autre archipel ; que les propriétés y sont mieux garanties ; que le sol, qui consiste en un riche terreau, est couvert de belles plantations de bananiers ou de bocages d’arbres fruitiers, et que la pêche, qui est la principale ressource des peuples sauvages placés sur les bords des lacs ou des fleuves, y est dédaignée par quiconque possède une portion de terre suffisante à son entretien [237]. Nous voyons que leurs ustensiles, leurs meubles, leurs vêtements, leurs parures, tout annonce dans les hommes qui les inventèrent, et dans ceux qui les fabriquent, de l’intelligence et de l’industrie, et que leurs instruments de pêche diffèrent peu des nôtres [238]. Nous pourrons juger, au reste, de leur agriculture, de leurs habitations et de leurs pirogues, par celles des peuples qui sont les plus rapprochés d’eux et que nous connaissons mieux.
Les îles des Navigateurs, qui ne sont qu’au treizième degré de latitude australe, sont remarquables par la propreté des villages et des habitations : la Pérouse, qui les visita, en fut saisi d’admiration. Il s’écarta des gens de son équipage d’environ deux cents pas, pour aller visiter un village placé au milieu d’un bois, ou plutôt d’un verger, dont les arbres étaient chargés de fruits. Les maisons étaient placées sur la circonférence d’un cercle d’environ cent cinquante toises de diamètre, dont le centre formait une vaste place, tapissée de la plus belle verdure ; les arbres qui l’ombrageaient entretenaient une fraicheur délicieuse [239].
« L’imagination la plus riante, dit-il, se peindrait difficilement des sites plus agréables que ceux de leurs villages : toutes les maisons sont bâties sous des arbres à fruits, qui entretiennent dans ces demeures une fraîcheur délicieuse. Elles sont situées au bord d’un ruisseau qui descend des montagnes, et le long duquel est pratiqué un sentier qui s’enfonce dans l’intérieur de l’île [240]. »
L’architecture de ces insulaires a pour objet principal de les préserver de la chaleur, et ils savent joindre l’élégance à la commodité. Leurs maisons, assez grandes pour loger plusieurs familles, sont entourées de jalousies qui se lèvent du côté du vent, et se ferment du côté du soleil. Les insulaires dorment sur des nattes très fines, très propres et parfaitement à l’abri de l’humidité.
« J’entrai dans la plus belle de ces cases, qui vraisemblablement appartenait au chef, dit encore La Pérouse, et ma surprise fut extrême de voir un vaste cabinet de treillis, aussi bien exécuté qu’aucun de ceux des environs de Paris. Le meilleur architecte n’aurait pu donner une courbure plus élégante aux extrémités de l’ellipse qui terminait cette case. Un rang de colonnes, à cinq pieds de distance les unes des autres, en formait le pourtour : ces colonnes étaient faites de troncs d’arbres très proprement travaillés, entre lesquels des nattes fines artistement recouvertes les unes par les autres en écailles de poisson, s’élevaient ou se baissaient avec des cordes comme nos jalousies. Le reste de la maison était couvert de feuilles de cocotier [241]. »
Ces peuples fabriquent des nattes très fines, des toiles qui ont la souplesse et la solidité des nôtres, des meubles de bois si bien polis qu’ils semblent couverts du vernis le plus fin. Ils construisent aussi des pirogues ; mais elles sont moins grandes que celles qui sont construites dans d’autres îles. Les plus communes ne portent que cinq ou six hommes ; les plus grandes n’en portent pas au-delà de quatorze [242]. Tous les villages étant situés sur les bords de la mer, les insulaires ne communiquent entre eux qu’au moyen de leurs pirogues. On ne pénètre dans l’intérieur du pays que par de petits sentiers ; et La Pérouse n’a pu voir l’état de l’agriculture. Les habitants des îles de la Société ne sont pas moins avancés que ceux des îles des Navigateurs ; avec les mêmes instruments, ils fabriquent les mêmes objets, mais leurs pirogues sont beaucoup plus grandes. Toutes les terres y sont partagées et bien cultivées. Les habitants les arrosent en élevant l’eau par le moyen d’écluses. Le soin qu’ils mettent à extirper des champs les plantes inutiles est tel, que dans une excursion de trois jours faite dans l’intérieur de l’île, des naturalistes n’ont pu trouver que trois plantes différentes [243].
Ces peuples, au moyen de leurs pirogues, font des voyages de quatre cents lieues, sans autres guides que le soleil pendant le jour, que les étoiles pendant la nuit [244], et que la direction des vents quand le temps est couvert [245]. Ils distinguent les étoiles par des noms particuliers ; ils connaissent dans quelle partie du ciel elles paraîtront, à chacun des mois où elles sont visibles sur l’horizon ; enfin, ils savent le temps de l’année où elles doivent se montrer et disparaître [246]. La grandeur et la solidité des pirogues avec lesquelles ces peuples voyagent et commercent entre eux, sont telles, qu’au jugement de Cook, il n’est pas plus difficile de construire un grand navire avec nos instruments, que de construire une de ces pirogues avec les outils que possédaient les habitants de ces îles, à l’arrivée des Européens [247]. Enfin, à la même époque ces peuples avaient déjà fait des progrès en chirurgie et en médecine ; ils avaient des éléments de calcul ; ils employaient le système décimal et pouvaient compter jusqu’à deux mille [248].
Nous trouvons le même développement intellectuel chez les habitants des îles des Amis. Les terres y sont partagées, environnées de haies et couvertes de plantations. On n’y voit de terres incultes que celles que les habitants croient avoir besoin de laisser reposer, et elles sont peu considérables. Les propriétés, dit Dentrecasteaux, y sont marquées et garanties par des enclos beaucoup mieux faits encore que ceux d’Amboine [249]. Le pays est percé de routes larges, unies, environnées de haies, et garanties des ardeurs du soleil par des arbres fruitiers [250]. Les maisons n’y paraissent cependant pas aussi soignées qu’elles le sont dans l’archipel des Navigateurs [251]. Leurs pirogues diffèrent peu de celles des habitants des îles de la Société. Les îles Sandwich semblent moins fertiles que la plupart de celles qui sont placées sous l’équateur ; et cela peut expliquer comment la population en est moins belle. Les habitants appartiennent également à l’espèce malaie ; ils sont placés comme les autres dans les régions équinoxiales ; mais ils ont les facultés intellectuelles un peu moins développées. Cependant, avant de communiquer avec les Européens, ils avaient fait, dans l’agriculture, tous les progrès que comportaient leur situation et les avantages naturels dont ils jouissaient. Leurs instruments, leurs productions, étaient les mêmes que dans les autres îles placées sous la même latitude [252]. Leurs pirogues étaient beaucoup plus légères et beaucoup plus frêles [253]. Ce peuple parut surtout fort curieux, et manifesta beaucoup de surprise en voyant la supériorité qu’avaient sur lui les Européens [254].
Les habitants de l’île de Pâques, plus éloignés de l’équateur que les habitants des îles de la Société d’environ huit degrés, ont aussi fait beaucoup moins de progrès dans les arts. Leurs outils sont très imparfaits, et l’on n’a observé chez eux aucun instrument d’agriculture [255]. Il paraît qu’après avoir nettoyé la terre, ils y font des trous avec des piquets de bois et qu’ils plantent ainsi le petit nombre de végétaux qu’ils possèdent [256]. Leurs champs sont cependant cultivés avec intelligence, quoiqu’ils ne soient point clos. Les herbes qu’ils en arrachent, sont amoncelées et brûlées ; les cendres sont employées à fertiliser la terre [257]. Ces insulaires cultivent les patates, les ignames, les bananes, les cannes à sucre ; ils recueillent, sur les rochers au bord de la mer, un petit fruit semblable aux grappes de raisin qu’on trouve aux environs des tropiques [258]. Ils ne possèdent pas d’autres animaux qu’un très petit nombre de volailles d’une très petite espèce, d’un plumage peu fourni [259]. Une partie de leurs habitations sont souterraines ; les autres sont faites de jonc [260]. Enfin, on n’a vu dans l’île tout entière que trois ou quatre pirogues construites de plusieurs morceaux de bois joints ensemble, très mauvaises, et capables tout au plus de porter trois ou quatre personnes [261].
Les peuples de la Nouvelle- Zélande habitent un climat froid comparativement à ceux qui sont placés entre les tropiques, et même aux habitants de l’île de Pâques ; il y a entre eux et les habitants des îles de la Société une distance d’environ vingt degrés de latitude. Ils appartiennent à la même espèce d’hommes, parlent la même langue, et sont pourvus des mêmes instruments ; il y a cependant entre le développement intellectuel des uns et des autres une immense différence. Les peuples de la Nouvelle-Zélande savent faire des pirogues ; ils cultivent la terre et construisent des fortifications pour se mettre à l’abri des invasions de leurs ennemis [262]. Mais ils sont, presque sur tout, si inférieurs à la plupart des peuples qui habitent entre les tropiques, qu’on ne peut établir entre eux aucune analogie. Ils n’ont pour habitations que de petites cabanes pleines de fumée et d’ordures ; ils portent des vêtements très mauvais, très sales et couverts de vermine. Ils sont eux-mêmes couverts d’un tel amas d’ordures, qu’il est impossible de discerner la couleur de leur teint, et qu’ils exhalent une puanteur horrible [263]. Ils se nourrissent des aliments les plus grossiers, dévorant le poisson et la viande pourris ; ils s’abreuvent de l’huile rance de veau marin avec une telle avidité, qu’en vidant les lampes du capitaine Cook, ils en avalaient les mèches enflammées [264]. Enfin, il n’est pas jusqu’à la vermine qui les couvre qui ne leur serve d’aliments [265]. Du reste, ils voient les équipages européens sans étonnement et sans curiosité, et ils n’ont pas su cultiver les plantes semées dans leur île, quoiqu’ils les aiment passionnément [266].
Les indigènes de la terre de Van-Diemen, placés sous la même latitude que la partie la plus australe de la Nouvelle-Zélande, mais appartenant à une variété de l’espèce nègre, ont l’intelligence moins développée encore. Aussi dépourvus de curiosité que ceux de la terre de Feu, et paraissant encore plus stupides, ils n’ont aucune idée de la culture de la terre, quoique placés sur un sol très fertile [267]. Sans cesse errants sur le rivage de la mer, ils n’ont pour vivre que des coquillages et quelques poissons qu’ils prennent avec de grandes difficultés. Ils s’abreuvent, sans répugnance, de l’eau la plus croupie et la plus bourbeuse [268]. Complètement nus, quoique sous un climat où les hivers sont rigoureux, ils sont sans cesse exposés aux injures du temps et aux piqûres des insectes les plus venimeux ; ils sont déchirés par les broussailles à travers lesquelles ils passent, et dévorés de vermine dont ils se débarrassent en la mangeant [269]. Leurs habitations consistent en quelques misérables abat-vent faits d’écorce, ou elles sont formées dans les troncs des arbres au moyen du feu [270]. Leurs pirogues ne sont que des radeaux formés au moyen de quelques faisceaux d’écorce d’arbres [271]. Leurs meubles, un panier fait également d’écorce, un sac fait d’algues marines, un casse-tête grossièrement fait, et un bâton pointu qu’ils lancent avec maladresse et à une petite distance [272]. Leurs villages, s’il est permis de leur donner ce nom, ne se composent jamais que de trois ou quatre habitations temporaires, chacune desquelles peut abriter trois ou quatre personnes. Enfin, ces hommes n’ont ni gouvernement, ni chefs : ils vivent dans une parfaite indépendance les uns des autres. Ils sont faibles, soupçonneux et méchants : ce sont, dit Péron, les enfants de la nature par excellence [273].
Les habitants de la Nouvelle-Hollande, plus rapprochés de l’équateur, et appartenant à d’autres variétés de la même espèce, ont l’intelligence un peu plus développée. Ils ne manifestent pas plus de curiosité que ceux de la terre de Van-Diemen, et ne reçoivent pas avec moins d’indifférence les présents qu’on leur fait [274] ; ils ne sont pas moins étrangers à la culture de la terre, et ne connaissent pas mieux l’art de se vêtir. Mais ils sont un peu moins malhabiles à se procurer des aliments, à former leurs pirogues, leurs huttes et leurs armes., Leurs hordes sont un peu plus nombreuses, et on trouve chez eux un premier germe d’organisation sociale, puisqu’ils reconnaissent des chefs. Ceux qui vivent sur les rivages de la mer, en tirent la principale partie de leurs subsistances ; mais ils connaissent de plus que les habitants de la terre de Van-Diemen, l’usage de l’hameçon, l’art de fabriquer des filets, et de construire des digues ou des chaussées qui retiennent le poisson à la descente de la marée [275]. Ils ajoutent aux subsistances que leur fournit la pêche, celles qu’ils peuvent se procurer par la chasse ; ils vont prendre sur les arbres les animaux qui s’y réfugient, ou le miel que les abeilles y déposent ; ils y grimpent en faisant des entailles sur le tronc [276]. Ils creusent dans la terre des cabanes dans lesquelles ils entrent en rampant, et se mettent ainsi à l’abri du froid, des ardeurs du soleil, et des piqûres des insectes [277]. Leurs pirogues en écorce peuvent porter jusqu’à trois personnes, et ils en font même, à l’aide du feu et en creusant des troncs d’arbres, qui ont jusqu’à quatorze pieds de longueur [278]. Leurs armes, quoique grossières, sont plus dangereuses [279]. Enfin, ils peuvent compter jusqu’à quatre [280]. Péron, qui a pu par lui-même comparer ces peuples à ceux de la terre de Van-Diemen, a trouvé que ceux-ci leur étaient inférieurs sous beaucoup de rapports.
« Pour ce qui concerne l’état social, dit-il, les habitants de la Nouvelle-Hollande sont, à la vérité, tout à fait étrangers encore à la culture des terres, à l’usage des métaux ; ils sont comme le peuple de la terre de Van-Diemen, sans vêtements, sans arts proprement dits, sans lois, sans culte apparent, sans aucun moyen assuré d’existence, contraints comme eux d’aller chercher leur nourriture au sein des forêts, ou sur les rivages de l’océan. Mais déjà les premiers éléments de l’organisation sociale se manifestent parmi eux : les hordes particulières sont composées d’un plus grand nombre d’individus ; elles ont des chefs ; les habitations, quoique bien grossières encore, sont plus multipliées, mieux construites ; les armes sont plus variées et plus redoutables ; la navigation est plus hardie, les canots sont mieux travaillés ; les chasses plus régulières ; les guerres plus générales. Le droit des gens n’y est déjà plus étranger. Enfin, ces peuples ont assujetti le chien ; il est le compagnon de leurs chasses, de leurs courses, et de leurs guerres [281]. »
Les habitants de la Nouvelle-Calédonie, qu’on a jugé appartenir à la même espèce que les habitants de la terre de Van-Diemen et qui sont plus rapprochés qu’eux de l’équateur d’environ vingt-trois degrés, sont aussi bien moins barbares : ils ont déjà fait beaucoup de progrès dans l’agriculture. Non seulement ils ont partagé la terre entre eux, mais les peines qu’ils prennent pour la fertiliser, paraissent même excéder celles qu’on prend dans des îles où les habitants sont plus avancés. Ils construisent des murs dans les montagnes pour prévenir l’éboulement des terres, comme les peuples de l’Asie mineure et de plusieurs contrées de l’Europe [282]. Ils tracent des sillons pour conduire l’eau dans les lieux où elle manque [283]. Enfin, ils mettent dans la fabrication de leurs armes beaucoup d’intelligence, quoiqu’ils ignorent l’usage de l’arc [284].
Les habitants de Tanna, voisins de ceux de la Nouvelle-Calédonie et appartenant à la même espèce, ont également tourné leur industrie vers l’agriculture et la pêche. Leurs pirogues, leurs lances, leurs massues, leurs nattes et leurs étoffes sont grossièrement faites, et participent à la rudesse de leur situation [285]. Mais ils se donnent beaucoup de peine pour défricher la terre, et pour améliorer les productions du sol ; ils mettent dans leurs travaux toute l’intelligence que comporte la grossièreté de leurs instruments. Ils tirent de la terre presque tout ce qui leur est nécessaire pour leur subsistance ; ils soignent bien leurs arbres ; ils environnent de murailles leurs plantations [286].
Les habitants des Nouvelles-Hébrides, plus rapprochés de l’équateur et appartenant à la même espèce, ont fait plus de progrès dans leur industrie. Ils construisent des canots qui peuvent suivre pendant longtemps les meilleurs de nos vaisseaux et qui ne marchent pas moins vite [287].
Enfin, les nègres de la Nouvelle-Guinée, placés sous un ciel plus ardent, sont plus avancés encore ; ils fabriquent des nattes, des vases de terre, des pirogues, et se procurent par le commerce qu’ils font avec les Chinois, les ustensiles, les instruments et les toiles dont ils ont besoin [288].
Je ne parle point des peuples qui habitent les îles de la Sonde, les Philippines et les Moluques, parce que plusieurs espèces s’y trouvent confondues ensemble, et que les faits que je rapporterais ne feraient d’ailleurs que confirmer les observations qui précèdent.
Ainsi, bien loin que les climats froids ou même tempérés aient été pour les peuples du grand Océan une cause de développement de leur intelligence, nous voyons que c’est au contraire entre les tropiques que l’esprit humain a fait le plus de progrès, et que ce sont les peuples les plus rapprochés des pôles, qui sont restés le plus en arrière dans la civilisation [289].
[II-226]
Du développement intellectuel acquis en Asie, sous différents degrés de latitude, par des peuples d’espèce mongole et par des peuples d’espèce caucasienne.
Il n’est aucune partie du globe sur laquelle l’influence des lieux, des eaux, et de la température de l’atmosphère, sur les nations, se soit manifestée avec plus d’évidence et avec plus d’énergie qu’en Asie. C’est là qu’on rencontre, plus que partout ailleurs, des peuples parvenus à tous les degrés de civilisation, et qu’on peut le mieux observer l’action que les nations exercent les unes sur les autres.
Les géographes ont divisé l’Asie en cinq grandes régions physiques. La région centrale, qui embrasse une étendue d’environ vingt degrés de latitude et de cinquante degrés de longitude, est composée d’un immense plateau au-dessus duquel s’élèvent des montagnes couvertes de neiges éternelles. L’élévation de cette partie de l’Asie au-dessus du niveau de la mer, est prouvée moins par les mesures des voyageurs que par la stérilité du sol, par l’intensité du froid qui y règne dans toutes les saisons, et par les fleuves nombreux et immenses qui en sortent de tous côtés.
Au nord de ce vaste plateau, est une région encore plus vaste ; c’est la Sibérie ou l’Asie septentrionale, qui s’étend depuis le cinquantième degré jusqu’à la mer glaciale. Cette région arrosée par des fleuves nombreux, est aussi froide et non moins stérile que l’Asie centrale. Les vents qui y soufflent sont toujours glacés, parce qu’ils n’y arrivent qu’après avoir traversé la mer Glaciale, ou après avoir parcouru les neiges dont les montagnes sont éternellement couvertes.
La région orientale se confond insensiblement avec le plateau central, et se divise elle-même en trois parties. La première, qui est une large chaîne de montagnes couvertes en partie de neiges dans toutes les saisons de l’année, s’étend du plateau de Mongolie jusqu’en Corée. Au nord de ces montagnes, l’Amur se tourne d’abord vers le sud-est, et ensuite vers le nord-est. Le sol paraît ici très élevé, si l’on en juge par le froid rigoureux qui y règne. Cette partie du pays ressemble à l’Asie septentrionale. La seconde partie de cette région est la Chine, qui, par sa position et proximité où elle se trouve des montagnes, renferme tous les climats de l’Europe. La troisième partie est formée d’une prodigieuse chaîne d’îles et de presqu’îles volcaniques, dont le climat est analogue à la partie du continent à laquelle elles correspondent
La région du sud, qui s’appuie au midi du plateau central, est placée en grande partie sous la zone torride. Garantie des vents du nord par les montagnes du Tibet, arrosée par des fleuves larges et nombreux, échauffée par un soleil ardent, mais que tempèrent les vents qui viennent du côté de l’Océan, cette région renferme le sol le plus fertile de l’Asie : c’est l’Hindoustan.
Enfin la région occidentale, par la nature du sol et par la proximité où elle se trouve de l’Afrique, est en grande partie sous un ciel encore plus ardent que celui de l’Inde. Elle renferme la Perse, l’Asie-Mineure et l’Arabie [290].
L’ordre dans lequel les facultés intellectuelles des peuples se sont développées, paraît correspondre en tout à la nature physique de chacune de ces principales régions. Les hordes nombreuses qui habitent le plateau central de l’Asie, placées sur un sol immuable, sont restées immuables comme lui. Elles vivent encore comme elles vécurent toujours, de la chasse, de la pêche, et du lait de leurs troupeaux. Attachées à la vie vagabonde dont la nature de leurs déserts leur a fait une nécessité, elles méprisent l’agriculture, la vie sédentaire, et surtout le séjour des villes. Rien ne ressemble tant aux hommes des premiers âges, a dit un historien, que les Tartares du nôtre [291].
Les peuplades qui habitent au nord de l’Asie et sur les bords glacés des fleuves qui se dirigent vers le pôle arctique, sont aussi barbares que celles qui habitent sur le plateau central. Quelques voyageurs les ont nommées les Hottentots du nord ; d’autres les ont comparées aux peuples les plus sauvages de l’Amérique. Les Russes, qui sont parvenus sans peine à les subjuguer, ont établi quelques petites villes sur quelques points de ces vastes contrées, et y cultivent quelques céréales. Mais jamais ils ne parviendront à changer ni la nature du sol, ni la température du climat, ni la direction des fleuves ; et aussi longtemps que la nature restera immuable, les peuples seront obligés de conserver leur manière de vivre [292].
La partie nord-est de l’Asie, soumise à la Russie depuis plus d’un siècle, n’est pas sortie et ne sortira probablement jamais de la barbarie où elle était au moment de la conquête. On n’aperçoit encore au Kamtchatka, ni jardins, ni prés, ni plantations, ni enclos qui annoncent quelque culture, quoique la terre y soit très fertile. On n’y trouve pas un chemin battu, ou même un simple sentier, sur lequel on puisse marcher sans danger. On n’y voit que quelques misérables cabanes tombant en ruine, des jourtes ou habitations souterraines, et quelques poutres sur lesquelles on passe les ruisseaux. Ce sont là les seuls progrès que la civilisation y ait faits ; car l’industrie des habitants s’y borne encore à l’art de prendre quelques bêtes sauvages dont ils vendent les fourrures, et le poisson qui leur est nécessaire pour leurs aliments [293].
Les côtes de Tartarie sont si peu habitées, que quelques voyageurs ont pensé qu’elles étaient complètement désertes [294]. Cependant les hommes qu’on y a rencontrés sont un peu plus avancés que les habitants du Kamtchatka, placés sous un climat plus froid. Ils tirent de la chasse et de la pêche tous leurs moyens d’existence ; mais ils échangent une partie de leurs produits contre quelques marchandises de la Chine. Ces peuples sont si peu nombreux, et leurs objets d’échange sont tellement restreints, que, sur des côtes qui ont un développement de plus de deux mille lieues, on ne parviendrait pas à compléter le chargement d’un vaisseau de trois cents tonneaux [295]. Leurs vêtements sont faits de peaux de chien ou de poisson, et quelquefois de nankin [296]. Leurs cabanes sont faites de tronçons de sapin, et couvertes d’écorces d’arbres. Le climat y est si froid qu’il y tombe de la neige au milieu de l’été.
On ne peut suivre les gradations que la civilisation suit sur ces côtes depuis le climat le plus froid jusqu’au climat tempéré, parce que les voyageurs qui s’y présentent en sont repoussés par les agents du gouvernement chinois [297]. Les îles placées à l’extrémité boréale de ces mers, entre le continent asiatique et le continent américain, ont, sous une latitude égale, une température moins froide que l’un ou l’autre des deux continents. Les insulaires sont plus forts, et ont l’intelligence plus développée que les habitants de ces deux contrées placés sous les mêmes latitudes. Ils sont plus habiles à former leurs instruments de pêche et de chasse ; ils ont des canots avec lesquels ils naviguent à une grande distance ; ils ont des chefs qui rendent la justice entre eux, et la population de leurs villages est assez nombreuse [298].
Les habitants de l’île Ségalien ou Sakhalien, placés sous la même latitude que les Tartares dont nous venons de parler, mais sous une température moins froide, leur sont très supérieurs en intelligence comme en force physique [299]. Quoiqu’ils ne soient pas très éloignés du Japon et de la Chine, ils n’ont jamais été asservis. Ces peuples ne cultivent point la terre et ne possèdent aucuns troupeaux. Ils trouvent, dans la chasse et la pêche et dans quelques plantes qui croissent sans culture, leurs principaux moyens d’existence. Mais ils se montrent, à cet égard, aussi habiles que prévoyants ; ils ont, à côté de leurs cases, des magasins dans lesquels ils rassemblent, pendant l’été, toutes leurs provisions d’hiver : des poissons secs, de l’huile, et diverses plantes qu’ils ont l’art de conserver [300]. Ils savent filer le poil des animaux ; ils tirent du fil de l’écorce du saule ou de la grande ortie, et en forment des tissus au moyen de la navette. Ces tissus et la dépouille de divers animaux leur servent à former leurs vêtements [301]. Leurs cabanes sont construites avec intelligence, et couvertes de paille séchée, comme le chaume de nos maisons de paysans dans quelques parties de la France. Enfin, ils ont montré une grande curiosité pour tous les objets nouveaux qui ont frappé leurs regards.
« Nos arts, nos étoffes, dit La Pérouse, attiraient l’attention de ces insulaires ; ils retournaient en tous sens nos étoffes ; ils en causaient entre eux, et cherchaient à découvrir par quels moyens on était parvenu à les fabriquer [302]. »
Les habitants de l’île Iesso, plus rapprochés du sud, de quelques degrés, semblent avoir fait un peu plus de progrès. Leur asservissement aux Japonais exclut de chez eux les étrangers, et leur laisse peu le moyen de les juger. Cependant, on voit chez eux quelques champs de maïs et de millet [303], ce qu’on ne rencontre pas chez les peuples de même race plus avancés vers le nord.
Les îles du Japon, plus rapprochées encore du sud et placées entre le quarante-et-unième et le trente-deuxième degré de la même latitude, jouissent d’une civilisation si ancienne que nous en ignorons l’origine. La population de ces îles, qu’on estime de quinze à trente millions, avait déjà fait des progrès très grands dans les arts, dans le commerce et surtout dans l’agriculture, lorsque les Européens la visitèrent pour la première fois.
À environ dix degrés au sud du Japon, il est des îles où la civilisation paraît plus avancée encore. Le voyageur qui les a visitées n’a pas été admis à en parcourir l’intérieur ; mais la manière dont il a été reçu par les habitants, la propreté de leurs maisons et de leurs meubles ; la richesse de leurs vêtements ; l’empressement avec lequel ils lui ont fourni tout ce qu’il leur a demandé ; le désintéressement avec lequel ils lui ont donné les vivres de tout genre dont il avait besoin pour son équipage, annoncent un peuple très éloigné de la barbarie. Il est douteux si des voyageurs inconnus qui se présenteraient en état de détresse, dans quelque port de l’Europe que ce soit, y recevraient un accueil aussi hospitalier, aussi bienveillant [304].
Les peuples qui habitent les régions froides de l’Asie n’ont donc jamais cessé d’être barbares ; ceux, au contraire, qui sont placés sous la zone torride ou sous une zone tempérée, ont une civilisation si ancienne, que nous n’avons aucun moyen d’en connaître l’origine. Les progrès de ces peuples remontant à une époque plus reculée que les plus vieux de nos monuments historiques, il nous est impossible de savoir quelle est la marche que la civilisation a suivie parmi eux. Les facultés de l’esprit humain se sont-elles développées en même temps chez les Indous, chez les Chinois, chez les Perses et chez les peuples de l’Asie occidentale ; ou bien quelqu’un de ces peuples a-t-il précédé tous les autres, et leur a-t-il fait part de ses lumières ? C’est ce que nous ignorons et ce que probablement nous ne saurons jamais ; mais nous pouvons affirmer du moins, sans craindre de nous tromper, qu’aucun de ces peuples n’a été éclairé, ni par les habitants de l’Asie centrale, ni par ceux de l’Asie boréale.
Les Indous paraissent n’avoir fait aucun progrès depuis près de deux mille ans. Il ne s’agit pas ici de savoir pourquoi ils sont restés stationnaires, c’est un phénomène dont je pourrai indiquer ailleurs quelques-unes des causes. Je veux seulement faire observer que ce peuple avait fait d’immenses progrès, avant qu’aucune des nations qui habitent les climats tempérés de l’Europe fût sortie de la barbarie. Si nous comparons ceux des produits de son industrie que le commerce nous apporte, à ceux que donnent l’industrie française et l’industrie anglaise, il est probable que les derniers nous paraîtront préférables. Mais si nous nous reportons à trois siècles en arrière, nous trouverons une différence qui ne sera pas moins remarquable, et elle ne sera pas en notre faveur. Enfin, si nous voulons voir une différence plus grande encore, nous n’avons qu’à comparer l’industrie et les connaissances des Indous, à l’industrie et aux connaissances des peuples du Tibet.
La civilisation des Chinois est également fort ancienne ; nous pouvons juger de quelques-uns des produits de leur industrie, puisque le commerce les met à notre disposition ; mais il nous est néanmoins fort difficile de déterminer jusqu’à quel point les facultés intellectuelles de la masse de la population ont été développées dans ce pays. Les voyageurs qui l’ont récemment visité, et qui sont ceux dont les relations auraient pu nous inspirer le plus de confiance, n’y ont été admis que sous la surveillance la plus sévère. Obligés de se renfermer dans les maisons qui leur étaient assignées, constamment accompagnés dans leurs courses par des agents du gouvernement chinois, ne pouvant communiquer avec les habitants du pays qu’en présence de ces agents, il est difficile qu’ils aient acquis par eux-mêmes beaucoup de connaissances ; et on ne peut croire que des hommes qui inspiraient une telle méfiance, et qui n’ont pu faire un long séjour dans le pays, aient obtenu, sur l’état et les mœurs de la population, des communications impartiales. Il est également difficile de juger de l’intérieur de la Chine, par les rapports des voyageurs ou des négociants qui sont admis dans le port de Canton. On a dit, avec raison, que ce serait vouloir juger de l’intérieur d’un couvent par ce qu’on aurait vu dans le parloir. Cependant, quelque imparfaites que soient nos connaissances à cet égard, il est aisé de juger qu’il n’y a point de comparaison à faire entre le développement intellectuel auquel sont parvenus les peuples de cet immense pays, et les peuples de même espèce qui habitent le plateau central ou le nord de l’Asie [305].
Les Chinois ont eu longtemps la réputation d’être le peuple du monde le plus habile dans l’art de l’agriculture. Les progrès récents que cet art a faits chez quelques nations d’Europe, ont fait accuser d’exagération les éloges que donnèrent à l’habileté de ce peuple les premiers voyageurs européens qui le visitèrent. Mais, en admettant qu’il existe un petit nombre de points en Europe, où la culture est plus avancée qu’elle ne l’est dans aucune partie de l’Asie, il est douteux si l’on trouverait un grand peuple qui mette plus de soin et d’intelligence dans la culture de ses terres. Nulle part on ne trouve d’aussi nombreux canaux pour la facilité des irrigations et des transports ; nulle part les engrais ne sont recueillis avec plus de soin ; nulle part on ne voit si peu de terres incultes, ni des champs mieux cultivés. À l’époque peu éloignée où Macartney visita ce pays, chaque champ, suivant lui, avait l’air d’un jardin propre et régulier [306]. Il n’est aucune partie de l’Europe où un prince rende à l’agriculture des hommages analogues à ceux que lui rendent, toutes les années, les empereurs chinois, et où les soldats soient employés à la culture des champs, excepté dans les courts intervalles pendant lesquels ils sont de service [307].
Il paraît qu’on ne trouve point en Chine ces grands propriétaires, ces riches fermiers qui mènent de vastes exploitations, et qui peuvent employer à l’agriculture les meilleures machines, le plus beau et le meilleur bétail [308]. Mais, si les terres sont un peu moins productives par suite d’une grande division, ce désavantage ne serait-il pas plus que compensé par une répartition plus égale des produits ? Cent familles qui vivent dans une médiocre aisance, ne valent-elles pas une famille qui regorge de superflu, plus quatre-vingt-dix-neuf familles qui manquent du nécessaire ? Ces immenses propriétés que nous jugeons si favorables à l’agriculture, n’existent guère que dans les pays où la population laborieuse a été dépouillée par une race de conquérants. Elles peuvent être un sujet d’orgueil pour les descendants des hommes qui s’en emparèrent ; mais comment pourraient-elles être un sujet de vanité pour les enfants de ceux à qui elles furent ravies ? Les Chinois, comme tous les peuples européens, ont été soumis à une race étrangère ; mais, après la défaite, ils n’ont été ni dépouillés de leurs terres, ni attachés à la glèbe. Ils n’ont pas ainsi acquis les avantages des grandes propriétés ; mais ils n’en ont pas éprouvé non plus les inconvénients. On ne voit point parmi eux, dit Macartney, de ces fermiers spéculateurs qui cherchent par des monopoles à tirer un grand parti de leur récolte et à triompher, par leurs richesses, du pauvre cultivateur, jusqu’à ce qu’ils l’aient enfin réduit à l’état de simple manœuvre [309].
[II-239]
Les Chinois ne manquent ni de génie pour concevoir, ni d’adresse pour exécuter ; ils ont l’esprit vif et la conception facile ; ils portent au plus haut degré le talent de l’imitation [310]. Ils sont si actifs et si industrieux, que, dans la colonie hollandaise de Batavia, ils exercent seuls tous les arts et tous les métiers [311]. Il n’existe point en Chine, comme dans quelques États européens, de grands capitalistes qui fassent travailler pour leur compte des multitudes d’ouvriers, et il y a très peu de villes manufacturières. En général, chacun exerce sa profession pour son propre compte [312]. Mais cet état de l’industrie tiendrait-il à ce qu’il n’y a jamais eu, dans le pays, de ces monopoles qui enrichissent quelques individus aux dépens de la masse de la population ? Tiendrait-il à d’autres causes qui ont pour résultat de rendre les fortunes plus égales qu’elles ne le sont parmi nous ? Les voyageurs gardent le silence sur ces questions, et je ne tenterai pas de les résoudre ; je me bornerai à faire observer que les grandes fortunes mobilières sont souvent produites par des causes analogues à celles qui ont produit la plupart des grandes fortunes territoriales.
Les sciences ne paraissent pas faire en Chine les mêmes progrès que dans quelques États de l’Europe ; il en est quelques-unes qui y sont même complètement ignorées [313] ; mais si les connaissances y sont moins profondes, elles y sont peut-être répandues d’une manière plus égale. On trouve, dans chaque ville, outre une salle d’audience où l’on entend toute personne qui a quelque plainte à porter, et un grenier pour les temps de disette, une bibliothèque ouverte à tous ceux qui veulent en profiter, et un collège où l’on examine les étudiants [314]. Les multiplications des ouvrages classiques et des écrits qui appartiennent à la littérature légère, y tiennent les presses dans une activité continuelle. Enfin, pour parvenir au pouvoir, aux honneurs et à toutes espèces d’emplois publics, il n’y a pas d’autre route que l’étude de la politique, de l’histoire et de la morale [315].
Il est, en Chine, un art dont l’imperfection a frappé les voyageurs européens : c’est l’architecture. En général, les maisons n’y ont qu’un étage ; les ministres n’y sont pas mieux logés que ne le sont chez nous les domestiques des grandes maisons ; l’habitation de l’empereur, si elle était dépouillée de l’or et des ornements qui la décorent, ne serait pas de beaucoup au-dessus d’une belle grange [316]. Cette infériorité de l’architecture peut tenir à bien des causes ; mais il en est deux qui méritent surtout d’être remarquées : c’est le goût et les idées de la caste conquérante. Quand les nomades du centre de l’Asie envahirent ce pays, ils logèrent leurs chevaux dans les maisons des membres du gouvernement, et se logèrent eux-mêmes sous leurs tentes ; c’est une circonstance que la population vaincue n’a point oubliée, et qu’elle cite encore comme une preuve de la barbarie de ses conquérants. D’un autre côté, la domination paraît si mal affermie, que les dominateurs prévoient qu’ils pourront un jour être repoussés dans les lieux qui furent le berceau de leurs ancêtres. Avec de tels goûts et de telles idées, il serait difficile que l’art de bâtir fit de grands progrès. Si la population chinoise, au lieu d’avoir été subjuguée par des nomades, eût été conquise par nos commis ou seulement par leurs valets, la simplicité de la demeure des grands ne choquerait pas aujourd’hui nos secrétaires d’ambassades [317].
La Perse, comme la Chine, a été plusieurs fois conquise, et c’est du centre de l’Asie que sont presque toujours venus ses conquérants. Il existe donc, sur le même sol, deux races d’hommes : les enfants de ceux qui le mirent jadis en culture, et les enfants de ceux qui descendirent plus tard des montagnes pour s’en emparer. Aux premiers appartient l’ancienne civilisation du pays ; aux seconds, sa moderne barbarie.
Le sol de la Perse est arrosé par des rivières moins nombreuses et plus petites que celles de la Chine. Il n’y en existe pas une seule qui soit capable de porter bateau, ou de servir de moyen de transport [318]. La terre y est donc beaucoup moins susceptible de culture, et si la main de l’homme cesse d’y conduire les eaux qui coulent des montagnes, elle se convertit en désert [319]. Cependant, malgré les obstacles naturels que le sol présente à la culture, ce pays parvint jadis à l’état le plus florissant ; l’ingénieuse industrie des habitants porta l’eau sur tous les points où il fut possible de la conduire. Suivant les registres publics, on comptait jadis dans une seule province, jusqu’à quarante-deux mille aqueducs souterrains. Quelque prodigieux que paraisse ce nombre, il n’a rien d’invraisemblable, lorsqu’on voit que, dans une autre province, il a suffi d’un espace de soixante années pour en détruire quatre cents [320].
Il serait difficile de déterminer d’une manière exacte quelle fut jadis l’industrie des peuples de cette contrée, puisque les plus florissantes de leurs villes ont été renversées, que la plus grande partie des ruines ont disparu de la surface du sol, et que la charrue a passé sur la place où elles existaient [321]. Cependant ce qui reste encore de l’ancienne capitale suffit pour nous prouver que les arts y avaient été portés à un haut degré de perfection [322]. Les diverses branches d’industrie qu’ils cultivaient au dix-septième siècle, et dont Chardin nous a transmis la description, étaient plus avancées qu’elles ne l’étaient à la même époque dans aucune partie de l’Europe [323]. L’art avec lequel ils travaillent encore l’acier, le cuir, la poterie, la soie et divers genres de tissus, prouve que, sous le rapport de l’adresse et de l’intelligence, ils ne sont inférieurs à aucun peuple. Le respect qu’ils ont pour le commerce, excède de beaucoup celui qu’on lui accorde dans la plupart des États de l’Europe [324].
Diverses branches de connaissances ont fait jadis beaucoup de progrès en Perse, et quoique les conquérants anciens et modernes y aient fait rétrograder les esprits, ils n’ont pu éteindre la considération attachée à la culture des sciences et des lettres. La multitude d’établissements d’éducation qui existent dans toutes les villes, et les richesses que ces établissements possèdent, prouvent au moins l’importance qu’on attache à l’instruction. Au temps où Chardin visita ce pays, rien n’y donnait plus de réputation que d’instruire gratuitement des jeunes gens, et de favoriser les sciences. Si le premier ministre était en même temps homme de lettres, il prenait le titre de chef des étudiants. Les grands qui s’étaient retirés des affaires et ceux que la disgrâce en avait éloignés, se vouaient souvent à l’enseignement public. Ils donnaient soir et matin des leçons aux jeunes gens qui voulaient les entendre, et leur fournissaient même des moyens pécuniaires pour faire leurs études [325]. Les Perses ont eu des poètes qui n’ont manqué ni d’imagination, ni de grâce, et leurs maximes de morale prouvent qu’ils savent observer et réfléchir [326].
[II-245]
La partie de l’Asie occidentale dont le sol est peu élevé au-dessus du niveau de la mer, est placée sous une température plus chaude qu’aucune contrée de l’Europe ; mais aussi c’est peut-être la partie du monde qui est la plus fertile en grands souvenirs ; c’est là que l’industrie, le commerce et toutes les connaissances humaines avaient fait des progrès immenses, avant que les peuples européens qui sont aujourd’hui les plus civilisés, se fussent à peine élevés au-dessus de l’état sauvage ; Tyr, Palmire, Babylone et tant d’autres villes célèbres que des barbares ont détruites, mais dont ils n’ont pu effacer le souvenir, attestent que, sous les climats les plus ardents, les peuples ne manquent ni d’activité ni de génie.
Ainsi, sur le vaste continent de l’Asie, les facultés intellectuelles des peuples ne se sont développées que sous les climats chauds ou tempérés. Il est vrai que les peuples les premiers civilisés ont été asservis ; que la conquête a fait peser sur tous d’effroyables calamités, et que plusieurs ont été même complètement détruits. Mais si nous comparons, même dans l’état actuel, les nations qui sont placées sous un climat chaud ou tempéré, à celles qui sont placées sous un climat froid, nous trouverons qu’en général les premières sont beaucoup plus avancées que les secondes. Les facultés humaines sont plus développées chez les Indous que chez les habitants du Tibet ; elles le sont plus dans l’empire de la Chine, que sur les côtes de Tartarie, au Kamtchatka, sur le plateau central de l’Asie et dans la Sibérie ; elles le sont plus chez les Perses que chez les habitants de la Tartarie indépendante et de la petite Bucharie ; enfin elles le sont plus dans l’Anatolie que dans les montagnes du Caucase.
[II-247]
Du développement intellectuel acquis en Afrique et en Europe, sous différents degrés de latitude, par des peuples d’espèce éthiopienne et par des peuples d’espèce caucasienne.
Le genre humain a suivi en Afrique, dans ses développements, la même marche qu’en Asie et en Amérique. De tous les peuples d’espèce éthiopienne, les moins avancés sont ceux qui habitent l’extrémité australe de ce continent. Rien n’établit qu’à l’arrivée des Européens, les Hottentots du cap de Bonne-Espérance connussent l’art de cultiver la terre [327]. Ils vivaient comme la plupart vivent encore, de lait, d’animaux tués à la chasse, de racines sauvages, de sauterelles dont les vents leur amènent des nuages, de nymphes de fourmis, d’araignées, de chenilles, et, s’il est possible, d’aliments plus grossiers et plus rebutants [328]. Pour se vêtir, ils ne connaissent pas d’autre art que de s’envelopper d’une peau de mouton, et des intestins encore frais des animaux qu’ils ont égorgés. Enfin, leurs cabanes, dans lesquelles ils ne peuvent entrer qu’en rampant et où il leur est impossible de se tenir debout, ne reçoivent du jour et ne laissent échapper la fumée que par un trou fait près de terre, au moyen duquel ils y pénètrent [329]. C’est dans ces obscures tanières qu’ils restaient jusqu’à ce qu’ils en soient chassés par la vermine qui les couvre [330]. Ces peuples sont au nombre des plus sales et des plus fétides que les voyageurs aient jamais rencontrés [331]. Suivant Raynal, leur intelligence ne s’élève guère au-dessus de celle de leurs troupeaux [332]. Les Anglais ont commencé à en civiliser quelques-uns.
Les Cafres, placés sous une latitude moins élevée, se livrent aussi à la chasse et possèdent de nombreux troupeaux : mais ils s’adonnent en même temps à l’agriculture ; ils ont des champs et même des jardins. Leurs villages ou kraals se composent d’un plus grand nombre de cabanes, et ces cabanes sont plus proprement et plus solidement construites. Elles sont plus élevées et d’une forme plus régulière que celles des Hottentots ; le corps se compose d’une espèce de treillage solide et uni ; il est enduit ensuite en dehors et en dedans d’une espèce de torchis qui lui donne un air de propreté [333]. Enfin, à mesure qu’on pénètre davantage sur le territoire qu’habite ce peuple, on trouve qu’il a fait plus de progrès. « Nous trouvâmes, dit Barrow, une grande étendue de terre cultivée en jardins, et nous arrivâmes vers le midi à Litakou, bien étonnés de trouver dans cette partie du monde une ville grande et très peuplée » [334]. Les peuples de Mozambique sont également cultivateurs ; leurs villages, semblables à ceux des Indiens, sont ombragés d’arbres fruitiers plantés d’une manière régulière [335].
Les habitants de la côte occidentale d’Afrique, depuis le dix-septième degré de latitude boréale jusque vers le dixième degré de latitude australe, ont fait plus de progrès dans les arts que les Cafres. Les peuples qui habitent les bords du Sénégal cultivent leurs champs avec soin. Chaque village a des tisserands, des cordonniers, même des forgerons. Leurs étoffes sont tissues avec soin, et ornées de dessins d’un goût délicat. Enfin ils possèdent l’art de fondre le fer [336].
[II-250]
Les peuples de ces côtes nous semblent aujourd’hui bien barbares ; mais lorsqu’on examine attentivement leur organisation sociale, la subordination qui règne entre les chefs des diverses tribus, le pouvoir qu’ils exercent les uns à l’égard des autres ou sur les simples particuliers, la manière dont ils administrent la justice, et les épreuves auxquelles ils soumettent les accusés, on n’est pas peu étonné de trouver chez eux les mœurs, les lois, les gouvernements et jusqu’aux préjugés qui régnaient sur toute l’étendue de l’Europe au Moyen-âge : c’est le gouvernement féodal dans toute sa pureté originelle. Si, dans les derniers siècles, les Asiatiques étaient venus en Europe faire la traite, ils auraient trouvé nos paysans dans le même état où les marchands d’esclaves de nos contrées trouvent aujourd’hui les Africains [337].
Le climat brûlant des tropiques n’a donc pas été plus défavorable, en Afrique, au développement des facultés intellectuelles de l’espèce éthiopienne, que le climat tempéré de l’extrémité australe de ce continent. Les peuples qui appartiennent à d’autres espèces et qui ont habité les côtes septentrionales de ce continent, ont-ils été arrêtés dans leur développement intellectuel par la chaleur du climat ? Les sciences et les arts furent-ils étouffés en Égypte par les rayons du soleil ? Ces ruines, répandues sur un sol que ne put jamais épuiser l’avidité des barbares, y furent-elles apportées des forêts de la Germanie, ou des rives glacées du Volga ? Ces monuments célèbres, dont les restes, mutilés par la main de pâtres stupides, excitent encore notre admiration, furent-ils conçus, exécutés par des hommes dont la chaleur avait énervé l’esprit et éteint l’imagination ? [338]
Serait-ce en Europe que les climats froids auraient été particulièrement favorables aux progrès de l’intelligence humaine ? N’est-ce pas, au contraire, en Italie, en Espagne, en France que s’est opérée la renaissance des sciences et des arts ? Les connaissances ne se sont-elles pas répandues graduellement vers le nord, et les pays les plus froids ne sont-ils pas les derniers où elles sont parvenues ? On peut trouver, sans doute, en Pologne et même en Russie, des hommes qui sont arrivés à une haute civilisation ; mais ce n’est point par un petit nombre d’individus jouissant d’une grande fortune, qu’il faut juger des progrès d’une nation ; c’est par la population entière. Or, dans ces pays, la population, si l’on fait exception d’une partie des habitants de quelques grandes villes, est encore moins avancée que ne l’était au quinzième siècle la nation française [339].
En considérant le genre humain d’un point de vue élevé, nous voyons que, depuis les temps les plus reculés, il est soumis à une action et à une réaction continuelles de civilisation et de barbarie. Les nations placées sous les plus heureux climats, sont les premières qui se développent ; elles jettent quelques lumières sur les barbares qui les environnent ; mais elles sont à leur tour plongées dans les ténèbres par d’autres barbares, chez lesquels les lumières n’ont jamais pénétré. Les peuples situés dans les plus belles contrées de l’Asie, ont devancé tous les autres dans la carrière de la civilisation ; ce sont eux qui paraissent avoir porté la lumière en Égypte, d’où elle s’est répandue en Grèce, en Italie, et dans toute la partie du sud-est de l’Europe. Mais les barbares qui habitaient les plaines centrales du continent asiatique, se sont répandus à leur tour sur le monde civilisé, et l’ont replongé dans les ténèbres autant qu’il a été dans leur puissance. Nous pouvons observer le même mouvement d’action et de réaction dans tous les états de l’Europe ; les peuples du sud ont fait pénétrer quelques faibles rayons de lumière vers leurs voisins du nord, et ces voisins les en ont récompensés en cherchant à les ramener dans les ténèbres.
Il est vrai que les peuples civilisés du centre de l’Amérique ont été asservis et replongés dans la barbarie ; les Indous, les Chinois, les Persans, ont également été conquis par des peuples venus du nord ; les peuples du midi de l’Europe ont aussi subi le joug des peuples qui habitaient sous des climats froids. Mais faut-il conclure de là que les climats chauds sont un obstacle au perfectionnement du genre humain ? Les peuples civilisés du centre de l’Amérique ont été replongés dans la barbarie ; mais les peuples de même espèce, situés aux extrémités de ce continent, n’en sont jamais sortis ; le nombre des premiers s’est accru, malgré l’oppression des Espagnols ; le nombre des seconds diminue d’une manière effrayante, malgré les efforts que fait le gouvernement des États-Unis pour les conserver : cela prouverait-il en faveur des climats froids ? La Perse, la Chine, l’Hindoustan ont été asservis ; mais les contrées d’où sont partis les conquérants sont toujours restées barbares ; elles sont plus pauvres que les nations vaincues, sans être pour cela moins esclaves. Le sud de l’Europe a été asservi par le nord ; et cependant les peuples y sont généralement plus éclairés, plus riches et même plus libres : s’il n’y a pas plus de liberté politique, il y a beaucoup plus de liberté civile.
Chardin, Montesquieu et tous les écrivains qui ont adopté leurs opinions, ont observé que depuis des siècles l’esprit humain ne faisait plus de progrès dans les climats les plus chauds de l’Asie, et qu’au contraire les peuples de l’Europe qui vivent sous des climats froids ou tempérés, avançaient rapidement ; ils ont conclu de ces deux grands phénomènes, que la chaleur est un obstacle au perfectionnement du genre humain, et que le froid lui est favorable. Mais pour raisonner juste, il eût fallu comparer les progrès des peuples asiatiques qui vivent sous un climat chaud ou tempéré, aux peuples de même espèce qui vivent dans les climats froids de cette partie du monde, et qui sont soumis à des gouvernements et à des religions semblables ; car, s’il est évident que l’état de ceux-là est plus stationnaire encore que l’état de ceux-ci, je ne vois pas quelle est la conséquence qu’on peut en tirer en faveur des premiers. Sans doute, on ne suppose pas que la civilisation n’a jamais eu de commencement dans l’Hindoustan, en Chine ou en Perse : ces peuples, comme tous les autres, sont partis d’un état d’ignorance et d’abrutissement, pour arriver au point où ils se trouvent. À une époque quelconque, ils ont donc fait d’immenses progrès : il y a infiniment plus loin des peuples du Kamtchatka jusqu’à eux, qu’il n’y a loin d’eux aux peuples que nous jugeons les plus avancés. Or, comment la cause qui les empêche de faire le second pas, ne les a-t-elle pas empêchés de faire le premier ? [340]
En exposant la nature, les causes et les effets de l’esclavage, je ferai voir d’une manière plus spéciale quelles sont les causes qui rendent les peuples stationnaires, ou qui les font rétrograder. Je me proposais d’exposer, dans les chapitres qui précèdent, quelques-unes des circonstances physiques sous lesquelles les peuples prospèrent ou restent stationnaires : je voulais rechercher de plus si la chaleur du climat, considérée en elle-même, est un obstacle au développement des facultés de l’esprit humain ; s’il est vrai qu’elle dissipe le feu de l’imagination, qu’elle détruit toute curiosité, qu’elle éteint toute noble entreprise, et rend l’homme incapable de cette forte application qui enfante les beaux ouvrages. Je n’ai rien trouvé qui fût propre à justifier de telles assertions ; j’ai vu, au contraire, que c’est toujours sous des climats chauds ou tempérés que la civilisation s’est développée. Faudrait-il conclure de là qu’un certain degré de chaleur est seul suffisant pour développer les facultés intellectuelles des peuples ? Ce serait un système qu’on pourrait soutenir par bien des raisons, et qui ne serait pas plus absurde que celui que nous venons d’examiner.
[II-257]
Du développement moral des peuples de diverses espèces. — De l’analogie qui existe entre les mœurs et les lois. — Des rapports entre le développement intellectuel et le perfectionnement moral des hommes. — Méthode suivie dans cette exposition.
Pour connaître les lois auxquelles les peuples obéissent, il faut, ainsi que je l’ai fait observer ailleurs, déterminer l’action que les hommes exercent les uns à l’égard des autres, comme individus ou comme collection d’individus ; il faut observer, de plus, les causes qui les déterminent à agir ou à céder à l’action qui est exercée sur eux, et les conséquences qui résultent de cette action. Les lois ne sont, en effet, que de la puissance, et cette puissance ne peut exister que dans les hommes ou dans les choses : la portion de force qui existe dans les hommes se trouve dans leurs idées ou dans leurs passions ; la portion de force qui existe dans les choses, se trouve dans les qualités au moyen desquelles elles nous affectent en bien ou en mal. Les livres ou les registres des assemblées ne peuvent renfermer, ainsi que je l’ai déjà dit, que des descriptions plus ou moins exactes des phénomènes que produisent ces puissances auxquelles nous donnons le nom de lois.
La distinction que j’ai précédemment établie entre les puissances qui constituent les lois, et les descriptions des phénomènes que ces puissances produisent, devient ici d’autant plus importante, que j’ai à faire connaître les lois auxquelles sont soumis une multitude de peuples qui n’ont jamais décrit leur ordre social ; j’ai à faire connaître l’action que les hommes de toutes les espèces exercent sur eux-mêmes, ou sur d’autres qu’eux, d’une manière individuelle ou collective ; j’ai à faire voir, en même temps, comment cette action de l’homme sur lui-même ou sur des êtres du même genre que lui, est modifiée par la différence des espèces, par la température de l’atmosphère, par la nature et l’exposition du sol, par le cours des eaux, ou par d’autres circonstances analogues. En me livrant à cette exposition, je serai encore obligé d’examiner l’opinion de plusieurs philosophes sur l’influence des climats.
Lorsque j’ai exposé les divers éléments de puissance dont les lois se composent, j’ai fait voir qu’il faut comprendre au nombre de ces éléments, les idées, les préjugés, les sentiments, les besoins ou les passions des diverses classes de la population ; j’ai fait voir que, dans l’étude des lois, les idées et les passions d’un peuple se présentent tantôt comme causes, ou comme éléments de force, et tantôt comme effets. L’identité entre les lois d’une nation et les mœurs qui les constituent, ou qui en sont l’expression, est si réelle, que les écrivains qui ont décrit l’état des peuples barbares, n’ont jamais songé à les distinguer les unes des autres. Il n’a fallu souvent, pour donner le nom de lois aux phénomènes qu’on désigne sous le nom de mœurs, qu’en avoir trouvé une description plus ou moins authentique. Tacite, qui nous a tracé le tableau des mœurs des Germains, nous aurait probablement tracé le tableau de leurs lois, s’il avait trouvé que les phénomènes qu’il a décrits sous le nom de mœurs, avaient été décrits par les peuples dont il a parlé. Ainsi, de ce que plusieurs des nations dont j’ai à décrire l’état social, ne connaissent ni livres, ni archives, il ne faut pas conclure qu’ils ne sont soumis à aucune loi. Il n’y a pas beaucoup de siècles que la plupart des nations de l’Europe étaient dans le même cas, et cependant elles étaient régies par des lois auxquelles nous avons donné le nom de coutumes.
Si l’existence des peuples est modifiée par les circonstances physiques au milieu desquelles ils sont placés, telles que la nature et l’exposition du sol, la nature, la direction et le volume des eaux, la division des saisons, la température de l’atmosphère, et d’autres analogues, ces circonstances elles-mêmes sont à leur tour modifiées jusqu’à un certain point par l’action que les peuples exercent sur elles. Les hommes modifient la nature du sol, par des plantations ou des déboisements, par de défrichements, par des engrais, ou par une succession de récoltes qui l’épuisent. Ils agissent sur les eaux, tantôt en en resserrant les limites, tantôt en les dirigeant dans les lieux où elles manquent, tantôt en détruisant les forêts qui alimentent les rivières. Ils agissent sur la température de l’atmosphère et même sur la nature de l’air qu’ils respirent, par des déboisements, par le dessèchement des marais, ou par d’autres moyens artificiels. Il s’exerce, en un mot, une action et une réaction continuelles des choses sur les hommes, et des hommes sur les choses, et cette action et cette réaction influent toujours plus ou moins sur les relations qu’ont entre eux les individus et les agrégations d’individus dont le genre humain se compose.
De toutes les circonstances physiques au milieu desquelles les hommes se trouvent placés, il n’y en a aucune qui paraisse plus indépendante d’eux que la température de l’atmosphère. Cependant, ils parviennent à la modifier dans l’action qu’on suppose la plus influente, dans celle qui les affecte d’une manière immédiate. À mesure qu’ils font des progrès, ils apprennent à se créer une atmosphère tempérée, en variant leurs vêtements et leurs habitations ; de sorte que si le froid et la chaleur produisent les effets que la plupart des philosophes leur ont attribués, ces effets doivent se manifester avec d’autant plus de force que les peuples sont plus barbares.
Si nous voulons savoir comment les circonstances physiques au milieu desquelles les peuples sont placés, influent sur eux, et comment cette influence des choses sur les hommes concourt ensuite à modifier l’action qu’ils exercent, soit sur eux-mêmes, soit les uns à l’égard des autres, nous devons continuer à considérer séparément chacune des divisions principales entre lesquelles on a partagé le genre humain ; nous devons chercher à constater l’état auquel est parvenue chacune des espèces ou variétés d’hommes que nous connaissons, sous tous les climats et dans toutes les positions. Cette esquisse de la civilisation comparée des peuples de toutes les espèces, et de toutes les parties du globe, a exigé des recherches fort nombreuses. J’ai tâché de l’abréger le plus qu’il m’a été possible ; cependant, pour être suivie, elle demande quelque patience de la part de ceux qui veulent la connaître.
En observant la marche que la civilisation a suivie sur chacune des principales parties de la terre, nous avons vu les lumières se former d’abord sous les climats chauds ; se répandre ensuite dans les climats tempérés, et s’arrêter devant les climats froids ou n’y pénétrer qu’avec peine. J’exposerai ailleurs quelles ont été les principales causes de ce phénomène ; dans ce moment, nous avons seulement à examiner si les passions et les lois vicieuses ont suivi la même marche que les lumières ; et si les peuples les plus barbares ont eu plus de vertus et de meilleures lois. Nous avons à examiner surtout si les vices et les vertus, les bonnes et les mauvaises lois qu’on observe chez des peuples de diverses espèces, placés sous différentes zones, sont des effets de la température du climat, ou s’ils doivent être attribués à d’autres causes.
Suivant Montesquieu, la chaleur du climat abat la force de l’âme en même temps que celle du corps ; elle produit la lâcheté, la paresse, la jalousie, la méfiance, la ruse, la fausseté, l’orgueil, la vengeance, la cruauté ; enfin, elle éteint tout sentiment généreux ; suivant lui, on trouve dans les climats du nord des peuples qui ont peu de vices, assez de vertus, beaucoup de sincérité et de franchise. Approchez des pays du midi, dit-il, vous croirez vous éloigner de la morale même ; des passions plus vives multiplieront les crimes ; chacun cherchera à prendre sur les autres tous les avantages qui peuvent favoriser ces mêmes passions.
S’il est vrai, comme cela me semble prouvé, que la civilisation s’est d’abord développée dans les climats chauds, toutes fois qu’elle n’y a pas été arrêtée par des causes insurmontables, telles que l’aridité du sol ; et si la chaleur produit les effets moraux que Montesquieu lui attribue, il faudra admettre, avec J.-J. Rousseau, que les connaissances humaines ont toujours été accompagnées de la corruption des mœurs ; il faudra reconnaître que, si les vices ne sont pas des conséquences des sciences et des arts, ils sont produits au moins par les mêmes causes. Dans cette hypothèse, il sera vrai de dire que la même force qui retient les peuples des pays froids dans l’ignorance et la barbarie, leur donne ou leur conserve leurs vertus [341].
L’esprit se fatigue à réfuter des opinions qui ne sont fondées sur aucune observation bien faite, et que démentent des faits sans nombre. Mais lorsqu’une opinion, quelque fausse qu’elle paraisse à ceux qui l’ont soumise à l’examen, a été professée par des hommes tels que Montesquieu, Rousseau, Raynal, Robertson, et d’autres moins célèbres ; lorsque cette opinion porte sur les plus grands intérêts de l’espèce humaine, la morale, les lois et même la religion [342] ; enfin lorsqu’on voit des hommes qui ne manquent ni de jugement, ni de connaissances, publier sur les sciences morales les opinions les moins sensées, faut-il croire que la multitude, qui n’a point d’opinion qu’elle puisse dire à elle, et qui ne pense que d’après les livres, saura se garantir de toutes les erreurs ? Peut-on penser qu’elle ne croira point à l’influence des climats sur les mœurs, lorsqu’on voit des écrivains, qu’on peut croire sensés, attribuer l’esprit révolutionnaire des peuples à la charge électrique de l’atmosphère, et leur réformation morale à l’usage du café [343] ?
Il est aisé d’enfanter des systèmes, et d’expliquer, à l’aide de quelques mots, aux hommes les moins éclairés, toutes les révolutions du monde. Mais ce n’est pas ainsi que procèdent les sciences ; personne ne les devine, ni ne les improvise : il faut qu’elles sortent de l’étude lente et pénible des faits, ou qu’elles restent inconnues. Il ne faut pas perdre de vue d’ailleurs que l’examen du système sur l’influence immédiate du froid et de la chaleur sur les organes des diverses espèces d’hommes, n’est ici qu’un objet secondaire. L’objet principal que je me propose, est de déterminer, ainsi que je l’ai déjà dit, l’action que les choses, considérées sous un point de vue général, exercent sur les hommes ; celle que les hommes exercent à leur tour sur les choses, et celle qu’ils exercent ensuite les uns à l’égard des autres.
Montesquieu, en affirmant que les peuples placés sous des climats froids ont plus de vertus et moins de vices que les peuples placés sous des climats chauds, et qu’en s’approchant des pays du midi on croit s’éloigner de la morale même, déduit ces faits, non de l’examen des mœurs de chaque peuple, mais de la faiblesse physique produite, suivant lui, par la chaleur sur les organes de l’homme : et comme il a été précédemment prouvé que les peuples placés sous des climats chauds, sont en général mieux constitués et plus forts que les peuples de même espèce placés sous les climats les plus froids, on pourrait renverser son système ; on pourrait dire que, d’après ses principes, les vices sont réservés aux climats froids et les vertus aux climats chauds. Mais avant que d’affirmer que telle ou telle constitution physique produit tel ou tel genre de passions, il eût fallu examiner les faits ; il eût fallu se convaincre que partout où se trouve une telle constitution, on voit régner telles passions, et qu’on ne les voit jamais régner dans les lieux où les hommes sont différemment constitués : or, c’est un examen auquel ne s’est livré, ni Montesquieu, ni aucun des écrivains qui ont adopté son système.
Moins les hommes ont fait de progrès, et plus il est facile d’observer l’action qu’exerce sur eux la nature inculte et sauvage. Nulle part l’influence des choses sur les mœurs des nations ne se manifeste avec plus d’énergie que dans les contrées où la civilisation n’a jamais pénétré. C’est donc une nécessité d’observer les peuples de toutes les espèces, dans toutes les circonstances où ils ont été placés. En nous livrant à ces observations, et en voyant quelle est l’action que les nations ont exercée les unes sur les autres, nous trouverons l’origine d’un grand nombre de nos préjugés, de nos passions, de nos lois. En comparant entre eux des peuples qui appartiennent à la même espèce, mais qui sont placés dans des positions différentes, il nous sera plus facile de trouver les causes de la prospérité des uns, de la décadence ou de l’état stationnaire des autres. En comparant entre eux des peuples de différentes espèces placés dans des situations semblables, il nous sera plus facile de juger s’il existe quelque supériorité entre les uns et les autres, et quel est ce genre de supériorité. Si l’anatomie comparée nous a fait faire de grands progrès dans la connaissance du physique des hommes, un traité de morale ou de législation comparée, ne sera peut-être pas inutile au progrès des sciences morales.
Afin de mettre de l’ordre dans l’exposition des mœurs ou des lois des peuples des diverses espèces, je ferai connaître d’abord quelles sont les diverses classes dans lesquelles chaque nation, chaque horde ou chaque peuplade se divisent ; j’exposerai ensuite quels sont les rapports qu’ont les individus de chaque classe, soit entre eux, soit avec des individus qui appartiennent à des classes différentes ; j’exposerai, en troisième lieu, quelle est, dans chaque état, la condition des femmes, des enfants et des vieillards ; j’exposerai, de plus, quelles sont les habitudes qui n’affectent immédiatement que les individus qui les ont contractées ; enfin, je ferai connaître quelles sont les relations qui existent de peuple à peuple ; on pourra voir ainsi comment les habitudes morales de chaque fraction dont l’espèce se compose, influent sur le sort de l’ensemble, et comment des migrations, des invasions ou des conquêtes transportent les idées, les mœurs, les institutions formées sous certaines circonstances locales, chez des peuples places dans des circonstances différentes.
[II-268]
Des rapports observés entre les moyens d’existence et la nature des gouvernements des peuples d’espèce cuivrée, du nord de l’Amérique. Du genre d’inégalité qui existe chez ces peuples. Des moyens de sûreté employés par les individus. — Des mœurs qui résultent de l’emploi de ces moyens.
Les moyens que chaque peuple emploie pour pourvoir à son existence dépendent, en général, du développement de l’intelligence des individus dont ce peuple est formé ; et les mœurs de ces individus sont en grande partie déterminées par leurs moyens d’existence ; il existe ainsi une relation intime entre le développement intellectuel d’une nation et son perfectionnement moral. On verra, dans ce chapitre et dans les suivants, des preuves nombreuses de cette relation : on verra que, si, à mesure que les peuples s’éclairent, ils sont mieux pourvus de tout, ils ont aussi des mœurs plus pures et plus douces, à mesure qu’ils savent mieux pourvoir à leurs besoins ; on verra, de plus, que les formes de leurs gouvernements, et, s’il est permis de s’exprimer ainsi, leur physionomie sociale, sont déterminées par les diverses manières dont chaque fraction de la population pourvoit à ses premiers besoins.
En exposant les divers degrés de développement intellectuel auxquels étaient parvenus les indigènes d’Amérique avant que l’existence de ces peuples eût été troublée, ou leur ordre social renversé par les invasions des Européens, nous avons vu qu’aux deux extrémités de ce continent les hommes vivaient principalement des produits de la pêche ou de la chasse ; qu’en partant du côté du nord, on ne commençait à apercevoir quelques traces de culture que vers le quarante-cinquième degré de latitude ; que la culture devenait plus considérable à mesure qu’on avançait vers l’équateur ; qu’on ne trouvait presque plus de peuples chasseurs sous la zone torride, chacun vivant principalement des produits de son agriculture ; et que les seuls peuples qui eussent fait des progrès dans les arts se trouvaient entre les tropiques ou en étaient du moins très rapprochés.
Il n’est pas aussi facile de suivre sur ce continent le progrès des mœurs, que les progrès de l’industrie. En général, les observations sur les mœurs exigent plus de temps et de sagacité que les observations sur les arts. Elles ne peuvent être faites que sur les lieux, et il est impossible de les renouveler, quand les peuples ont disparu ou que de violentes secousses ont modifié leur existence. Il a suffi, pour juger de l’intelligence des peuplades qui habitent aux deux extrémités du continent américain, de considérer quelques instants leurs instruments de chasse ou de pêche, et d’examiner de quelle manière sont formés les vêtements ou les cabanes qui les garantissent du froid. Les produits des arts peuvent être transportés au loin, et nous pouvons souvent refaire par nous-mêmes, sans presque nous déplacer, les observations que les voyageurs ont faites sur les les lieux. Il nous est facile, par exemple, de juger si les descriptions que les navigateurs nous ont données de l’industrie des insulaires du grand Océan sont exactes : il nous suffit de nous transporter dans les cabinets dans lesquels sont déposés les objets d’art que plusieurs de ces voyageurs en ont apportés. Les produits de l’industrie survivent d’ailleurs fort souvent aux peuples qui les ont créés ; et c’est ainsi que nous pouvons juger, au moins partiellement, sans avoir recours à aucune description, de l’industrie des anciens peuples de l’Italie et de la Grèce. Nous pouvons juger de la même manière des progrès qu’avaient faits dans quelques arts les Mexicains et les Péruviens, à l’époque où leur pays fut envahi par les Espagnols.
Mais les observations sur les mœurs présentent des difficultés bien plus graves et bien plus nombreuses. Si le climat sous lequel un peuple se trouve placé est très rigoureux, comme l’est celui de l’extrémité australe et celui de l’extrémité boréale de l’Amérique, les voyageurs ne peuvent pas s’y arrêter, et sont par conséquent incapables de faire sur les mœurs des habitants aucune observation suivie. Aussi, quoique les peuples qui vivent près du détroit de Magellan, sur la terre de Feu, et à l’embouchure des rivières qui se dirigent vers l’océan arctique, aient été visités par des voyageurs doués de beaucoup de sagacité, nous ne connaissons d’eux que leur stupidité et leur excessive misère. Nous ne connaissons pas beaucoup mieux les mœurs des peuples du centre de l’Amérique, qui, au quinzième siècle, étaient les plus civilisés de ce continent, et qui furent asservis ou détruits par les Espagnols. Les conquérants, sont de tous les hommes les moins en état de juger les mœurs des nations qu’ils asservissent ; parce que des peuples se montrent rarement tels qu’ils sont à des étrangers, surtout si ces étrangers se présentent en ennemis. Mais, lorsque ces conquérants ne sont mus que par la passion des richesses, et ne savent même estimer que l’or ; lorsqu’à une ignorance profonde ils joignent le fanatisme le plus ardent et la superstition la plus basse ; lorsqu’ils ignorent la langue des peuples qu’ils asservissent, et n’aspirent qu’à détruire ceux qu’ils ne peuvent pas rendre esclaves, on ne peut attendre d’eux aucune observation propre à inspirer de la confiance. Nous ne pouvons donc savoir que très peu de chose sur les mœurs des Mexicains et des Péruviens, avant la conquête ; puisque nous ne possédons à cet égard que les écrits des Espagnols, et qu’il n’est plus possible de renouveler ou d’étendre les observations qu’ils contiennent. Cependant, quelque imparfaites que soient nos connaissances, elles suffisent pour nous convaincre que les peuples du nord, loin d’avoir quelque supériorité morale sur les peuples de même espèce qui vivent entre les tropiques, leur sont au contraire généralement inférieurs.
On a vu précédemment que les peuples situés à l’extrémité boréale du continent américain au-delà du soixante-sixième degré de latitude vivent principalement des produits de la pêche, et que la chasse ne leur fournit qu’accidentellement un supplément aux subsistances qu’ils tirent de la mer ou des fleuves. Les peuples qui vivent entre le soixante-sixième et le quarante-cinquième degré de latitude trouvent au contraire dans les produits de la chasse leurs principaux moyens d’existence. Quoique les lacs et les fleuves leur fournissent une partie de leurs subsistances, cette partie est moins considérable que celle que leur fournissent les animaux terrestres. Depuis le quarante-cinquième degré de latitude jusque vers le trentième, sur le golfe du Mexique, la population vit des produits de la chasse, de la pêche et de l’agriculture. La terre n’est cultivée que d’une manière très imparfaite ; elle est divisée entre les peuplades ; mais elle n’est pas partagée entre les individus ou entre les familles ; la culture se fait en commun, et les produits en sont déposés dans des magasins publics. Enfin, entre les tropiques, on ne trouve presque plus de peuples chasseurs : le territoire occupé par chaque peuplade est presque partout divisé en propriétés particulières. Chacun cultive les siennes comme il l’entend, et jouit exclusivement des produits qu’il en retire [344].
Une nation qui possède des moyens d’existence très variés, est, en général, moins exposée à manquer d’aliments que celle qui n’en possède que d’une seule espèce. Si un peuple qui, par sa position locale ou par toute autre cause, ne peut tirer sa subsistance que de la pêche, reste plusieurs jours sans prendre de poisson, ou s’il n’en prend pas assez pour faire sa provision accoutumée, il est assailli nécessairement par la famine ou tout au moins par la disette. Celui qui réunit à l’art de prendre du poisson, l’art de prendre du gibier, peut trouver dans l’un le supplément de ce qui a manqué à l’autre : il est moitié moins exposé à périr de faim. Celui qui réunit à ces deux moyens l’art de cultiver un champ est moins exposé encore : deux de ces ressources peuvent lui manquer, sans qu’il coure le danger de périr. Enfin, celui qui, en se livrant à la culture, sait en varier les produits, de manière que la saison qui fait manquer un certain genre de végétaux en fasse prospérer un autre, a encore moins de chances à courir : s’il est exposé à éprouver des disettes, il est presque impossible qu’il soit attaqué par la famine.
La population qui est la plus exposée à manquer de subsistances est en même temps celle qui a besoin d’occuper le territoire le plus étendu, et de se donner le plus de peine pour acquérir les aliments qui lui sont nécessaires. Si l’on suppose, par exemple, une peuplade vivant presque exclusivement du poisson qu’elle tire d’un lac ou d’un fleuve, il faudra qu’elle en parcoure toute l’étendue pour y trouver des ressources peu considérables ; il faudra de plus, que des terres très vastes portent leurs eaux vers le même point, pour former le fleuve ou le lac au moyen duquel le poisson peut exister. Si l’on suppose une peuplade vivant exclusivement du produit de la chasse, il faudra qu’elle occupe un territoire qui ne sera guère moins étendu ; la quantité de gibier que peut nourrir une contrée abandonnée à sa fertilité naturelle, doit s’évaluer, en effet, non par les aliments que la terre offre aux animaux dans la saison la plus favorable de l’année, mais par ceux qu’elle leur présente dans la saison la plus rigoureuse. En supposant, par exemple, que la consommation annuelle d’une famille soit de six cents pièces de gibier, il faudra que cette famille occupe un territoire suffisant pour nourrir pendant l’hiver un nombre pareil d’animaux, et de plus un nombre suffisant pour perpétuer l’espèce, et pour remplacer ceux que des accidents peuvent soustraire à la consommation de l’homme. Un individu qui ne vit que du produit de la chasse a donc besoin d’une étendue de terrain immense : on a évalué à environ deux lieues carrées le territoire nécessaire à chaque sauvage de l’Amérique septentrionale ; mais il est douteux que cette étendue fût suffisante pour le faire exister, si les fleuves ou les lacs ne lui fournissaient aucune ressource, et s’il ne se livrait à aucun genre de culture. On peut juger, d’après cela, quelle est l’étendue de territoire nécessaire à l’existence d’une horde de sauvages un peu nombreuse [345].
La rigueur du climat de l’extrémité boréale de l’Amérique n’a pas permis aux Européens qui y ont pénétré, d’y faire un séjour assez long pour acquérir une connaissance parfaite des mœurs des habitants ; ils ont seulement observé la nature de leurs aliments, la forme de leurs vêtements et de leurs cabanes, et leurs relations avec d’autres peuples ; mais on peut juger de leurs mœurs, soit par celles de leurs voisins, soit par celles d’autres peuples qui ont adopté le même genre de vie. Les Esquimaux vivent, en grande partie, de poisson ; ils s’abreuvent d’eau, et d’huile de baleine : ils mangent du veau marin, du cheval de mer, du poisson pourri, et des aliments plus dégoûtants encore. Il est impossible de douter que ces grossiers aliments ne leur manquent même souvent, lorsque, d’un côté, on voit, sur le même continent, des peuples, vivant sous un climat moins rigoureux et ayant une industrie moins bornée, assiégés souvent par la famine ; et lorsqu’on sait, d’un autre côté, que les indigènes de la Nouvelle-Hollande et de la terre de Van-Diemen, qui vivent principalement de poisson et de coquillages, s’égorgent sur les restes pourris d’une baleine pour s’en disputer les lambeaux : si, sous un climat tempéré, la pêche n’offre que des ressources incertaines et fortuites, elle ne peut en offrir que de plus incertaines encore sous un climat dont la rigueur est excessive. Or, une disette habituelle, et les autres calamités inséparables de la vie sauvage, ne peuvent que produire, chez eux, les effets qu’elles produisent sur toutes les hordes qui sont dans une position semblable. Suivant Ellis, ces peuples sont rusés, traîtres, soupçonneux, rampants et cruels [346]. Suivant Charlevoix, leurs mœurs sont aussi barbares et aussi féroces que celles des loups et des ours dont leurs déserts sont remplis : ils ne diffèrent des brutes que par la figure [347]. Ils profitent, dit Mackenzie, de toutes les occasions pour attaquer ceux qui sont hors d’état de se défendre ; joignant la perfidie à la cruauté, ils tombent à l’improviste sur les hommes auxquels ils ont juré amitié, et les massacrent [348].
Les ressources qu’offre la chasse aux peuples les plus voisins des Esquimaux, ne sont guère moins incertaines que celles qu’offre la pêche ; quelquefois même elles le sont davantage. Les animaux herbivores, qui sont les seuls qui présentent aux hommes des aliments considérables, vont presque toujours par troupe. Il faut quelquefois, pour en rencontrer quelques-uns, qu’une horde de chasseurs parcoure un espace de dix ou douze lieues [349]. Souvent même elle parcourt, pendant trois ou quatre jours, un espace immense de pays, sans atteindre un seul animal dont elle puisse se nourrir [350]. Les hommes finissent par contracter ainsi, comme les bêtes de proie, l’habitude de passer plusieurs jours sans manger, ou de se contenter d’une quantité d’aliments extrêmement bornée [351]. S’ils ont le bonheur de rencontrer et de cerner une troupe d’animaux, ils égorgent tous ceux qu’ils peuvent en atteindre ; chacun dévore alors autant de viande que son estomac peut en contenir. Un sauvage qui a longtemps supporté la faim, consomme autant d’aliments que pourraient en consommer six hommes de bon appétit. Parmi eux, on s’honore également en supportant une longue abstinence, et en mangeant avec excès [352].
Les peuples qui vivent de chasse ou de pêche, étant exposés à des disettes ou même à des famines fréquentes, prennent l’habitude de se nourrir d’aliments grossiers et repoussants. Les indigènes du nord de l’Amérique, quand la chasse et la pêche ne leur fournissent rien, mangent de l’écorce de certains arbres, de la mousse bouillie, de l’herbe, du poisson pourri, et des vers [353] ; ils mangent leurs souliers et les peaux dont ils font commerce, après en avoir arraché le poil, même quand elles sont à demi pourries ; ils mangent la vermine qui les couvre et les insectes qui s’attachent à la peau des animaux ; enfin, quand ils n’ont pas d’autres ressources, ils mangent leurs propres enfants ou se dévorent entre eux [354]. Les aliments dont ces peuples se nourrissent, dans les temps de disette ou de famine, diffèrent peu de ceux dont se sont nourris, dans de pareilles circonstances, des peuples civilisés. Nous trouvons dans l’histoire de toutes les nations, plusieurs exemples où la famine a porté les hommes à dévorer des objets qui leur auraient inspiré de l’horreur dans une situation moins misérable. Mais, chez des peuples industrieux, ce sont des cas extrêmement rares, qui n’existent même que pour un petit nombre d’individus, et qui ne peuvent avoir aucune influence sur les mœurs ou sur les habitudes nationales. Chez les peuples chasseurs ou pêcheurs, ce sont, au contraire, des événements fréquents et presque habituels, qui affectent les peuplades entières, et qui ont sur leurs mœurs une grande influence.
Un peuple chez lequel il n’existe qu’une seule profession pour tous les individus, et chez lequel la propriété individuelle est presque inconnue, ne connaît guère d’autre inégalité que celle qui résulte de l’adresse ou de la force ; et il n’a besoin de chef que dans le moment où il est question d’agir en commun, soit pour l’attaque, soit pour la défense. Lorsqu’une tribu de sauvages se prépare à environner la proie qu’elle a longtemps poursuivie, ou à surprendre un ennemi avec lequel elle est en guerre, elle se soumet à la direction de celui de ses membres qu’elle a reconnu pour le plus habile chasseur ou pour le plus habile guerrier. La subordination est alors aussi parfaite, la soumission aussi entière que dans l’armée la mieux disciplinée ; chacun fait dépendre son intérêt individuel de l’intérêt général, avec un dévouement sans réserve ; le corps tout entier paraît animé par une volonté unique [355].
Mais, hors de ces occasions, il n’existe chez ces hordes aucune autorité commune. Un homme qui commande en maître à ses femmes et à ses enfants, n’a aucune autorité hors de sa famille [356]. Ses enfants mêmes ne lui obéissent qu’aussi longtemps qu’ils dépendent de lui pour leur subsistance : dès qu’ils ont la même adresse ou la même force que lui, ils sont ses égaux [357]. Les délibérations que prennent les membres de la peuplade, soit pour aller à la chasse, soit pour attaquer un ennemi, n’ont par elles-mêmes aucune autorité : tout individu qui les désapprouve est libre de ne pas s’y conformer [358]. Enfin, les individus qui dirigent les expéditions, et que, par cette raison, nous considérons comme les chefs, n’ont ni une meilleure cabane, ni de meilleurs vêtements, ni de meilleurs aliments que les autres membres de la tribu ; s’il leur arrive d’être mieux pourvus, c’est en vertu de leur force individuelle, et non en vertu de l’autorité dont ils sont revêtus [359]. Il n’existe donc, dans le sein d’une peuplade, aucune autorité pour terminer les différends qui peuvent s’élever entre les membres dont elle se compose [360].
Chez ceux de ces peuples qui sont les moins avancés et qui sont habituellement en état de guerre, les chefs sont électifs ; et les individus qui montrent le plus de force à supporter les maux attachés à la vie sauvage, sont ceux sur lesquels les suffrages se réunissent : ainsi, le candidat qui supporte le plus longtemps les douleurs de la faim, les morsures des insectes, la fumée dont leurs cabanes sont habituellement remplies, est assuré d’être élu, s’il possède d’ailleurs les talents que la guerre et la chasse exigent [361]. Chez les peuplades qui ont fait un peu plus de progrès, et chez lesquelles la terre a commencé à être divisée en propriétés particulières, il existe des chefs dont l’autorité est héréditaire ; mais cette autorité se réduit à quelques légères marques d’égards ou de déférences. Les individus qui en sont revêtus, n’ont en réalité aucun commandement ; ils sont obligés de travailler comme les autres s’ils veulent vivre, et ne sont pas mieux pourvus que ceux qui ne jouissent d’aucune autorité [362].
Des peuplades peu nombreuses, qui errent sans cesse dans des forêts immenses à la poursuite du gibier, qui n’ont pour vêtements que quelques peaux d’animaux, pour logement que de misérables cabanes faites de terre et de branches d’arbres, et pour aliments que les produits de la chasse ou de la pêche, ne peuvent être soumises à l’oppression méthodique d’un individu ou d’une famille ; il ne peut exister chez elles ni royauté, ni aristocratie de naissance ou de richesses. Mais on se tromperait si l’on s’imaginait qu’il se commet chez elles moins d’actes d’oppression ou de violence, qu’il ne s’en commet chez les peuples moins barbares du sud. Il existe chez ces peuples un genre d’inégalité dont rien ne tempère les effets : c’est celle de la force. On va voir comment cette inégalité agit chez les peuplades qui vivent sous les climats les plus froids.
Ces peuplades, ne se livrant à aucun genre de culture, ne connaissent pas d’autre propriété individuelle que les armes, les vêtements et les ornements que chacun possède ; les femmes sont aussi considérées comme les propriétés de leurs pères ou de leurs maris. La valeur des armes d’un sauvage est fort petite pour des hommes qui vivent d’agriculture ; mais, pour lui, elles sont sans prix ; puisque, s’il vient à les perdre, il court risque de mourir de faim. Ces propriétés sont cependant peu respectées, et les forts se font rarement scrupule de dépouiller les faibles ; si une troupe de chasseurs en rencontre une autre qui soit moins puissante, elle lui enlève non seulement le gibier qu’elle a tué, les peaux dont elle a fait provision, mais ses instruments de chasse et de pêche, ses filles et ses femmes [363] ; si un chef vient à mourir, laissant des enfants moins vigoureux que lui, les propriétés qui lui ont appartenu passent à ceux de ses compagnons qui ont assez de force pour s’en emparer [364] ; si un individu possède une chose qui tente un homme plus fort que lui, celui-ci l’en dépouille et s’en empare [365] ; quelquefois aussi celui qui convoite une chose qu’il ne peut obtenir par un simple acte de violence, s’en rend maître au moyen d’un assassinat [366].
Les femmes sont les propriétés que les chasseurs du nord se disputent le plus fréquemment. Celui qui convoite la femme dont un autre est en possession, le provoque à la lutte, et, s’il est vainqueur, la femme lui appartient. Si celui dont la femme est convoitée ne la cède pas volontairement aussitôt qu’il a été renversé, ses amis et ses parents lui représentent les dangers auxquels il s’expose par une plus longue résistance, et l’engagent à se soumettre à la nécessité. Un individu doué d’une grande force possède quelquefois sept ou huit femmes, tandis que les hommes les plus faibles n’en ont aucune. La force musculaire ne décide cependant pas toujours de la propriété des femmes. Il arrive souvent que l’homme qui veut conserver celle qu’il a, ou reprendre celle qu’on lui a ravie, poignarde l’individu qu’il croit n’avoir pas la force de vaincre à la lutte ; quelquefois aussi le ravisseur assassine le premier possesseur, afin de n’avoir plus rien à craindre de lui. Les plus forts s’emparent des subsistances des plus faibles, par les mêmes moyens qu’ils s’emparent de leurs femmes : ils considèrent comme un honneur de vivre aux dépens de ceux qui n’ont le pas moyen de se défendre [367].
Nul n’ayant de garantie que sa force personnelle, et celle des individus auxquels il est lié par le sang ou par l’amitié, chacun est le juge de la peine que méritent les injustices ou les offenses qui lui sont faites. De là résulte, chez tous les indigènes d’Amérique qui ne sont soumis à aucun gouvernement régulier, un esprit de vengeance qui ne s’éteint que par la mort de celui qui en est animé, ou par l’assassinat de celui qui en est l’objet. La moindre querelle leur fait mettre le poignard à la main ; un seul mot jugé insultant allume dans leur sein une flamme qui ne peut s’éteindre que dans le sang de l’offenseur ; car jamais une injure ne se pardonne de bonne foi [368]. Un individu dissimule quelquefois pendant vingt ans ses sentiments vindicatifs, pour attendre que l’occasion de les satisfaire impunément se présente [369]. Pour atteindre celui qui l’a offensé, il parcourt, à travers les forêts, plusieurs centaines de milles ; se cache dans le creux d’un arbre ; y reste plusieurs jours et plusieurs nuits sans manger ; et, si son ennemi se présente, il fond sur lui avec la rapidité d’un oiseau de proie, l’égorge, lui arrache la chevelure, et disparaît, glorieux de pouvoir raconter aux siens le triomphe qu’il a obtenu [370]. La vengeance ne s’arrête pas sur l’individu qui l’a allumée ; elle s’étend sur ses enfants, sur les membres de sa famille, sur toutes les personnes qui appartiennent à sa tribu [371]. Elle n’est pas excitée seulement par des offenses personnelles ; elle l’est par celles qui sont faites à ses parents, à ses amis, aux membres de sa horde [372].
La crainte des représailles oblige quelquefois ces hommes à dissimuler leur vengeance, ou à en suspendre les effets ; mais lorsque l’ivresse leur a ôté toute prévoyance, il n’est aucune violence à laquelle ils ne s’abandonnent. Quoique, dans de pareilles circonstances, les femmes prennent soin de cacher les armes de leurs maris, une horde ne se plonge jamais dans l’ivresse sans que plusieurs individus ne se livrent au meurtre. Les maris égorgent leurs femmes, ou les femmes leurs maris : les enfants massacrent leur père, ou le père ses enfants. Les chefs eux-mêmes ne sont pas épargnés, et tombent sous le poignard de ceux qui croient avoir reçu d’eux l’offense la plus légère. Souvent des individus s’enivrent dans la vue secrète de se livrer avec impunité à leur vengeance, et dans l’espérance qu’ils seront plus facilement excusés. Les meurtres commis dans l’ivresse excitent, en effet, un ressentiment moins profond que ceux qui sont commis de dessein prémédité. Cependant ceux-là même sont souvent punis par les représailles [373]. La passion de la vengeance n’est point particulière aux nations du nord de l’Amérique ; elle est commune à toutes les peuplades de ce continent qui appartiennent à la même espèce, et qui ne jouissent d’aucune garantie sociale, depuis celles qui habitent au-delà de la baie d’Hudson jusqu’à celles qui habitent sur le golfe du Mexique ; chez celles qui habitent sur la côte de l’ouest, comme chez celles qui vivent sur les côtes de l’est [374]. Nous verrons plus loin cependant que cette passion se prononce d’une manière moins énergique chez les peuples qui vivent sous un climat doux, que chez ceux qui vivent sous un climat rigoureux.
Mais quelque violente que soit chez ces peuples la passion de la vengeance, elle ne peut excéder leur perfidie. S’ils ont reçu une injure, ils la dissimulent avec un art profond, jusqu’au moment où l’occasion de se venger se présente. C’est l’instant même où ils méditent une trahison ou un assassinat, qu’ils se montrent prévenants et flatteurs. Ils portent la dissimulation à un excès qu’on aurait peine à croire si on ne l’avait éprouvé : ils savent joindre les fausses larmes aux fausses caresses, si le besoin l’exige [375]. Ce n’est pas seulement pour perdre leurs ennemis qu’ils sont faux et menteurs ; c’est aussi pour s’approprier les objets qu’ils désirent, et qu’ils ne peuvent obtenir par la force. Ils cherchent à attendrir les personnes auxquelles ils s’adressent, par le récit de malheurs supposés ; ils affectent d’être estropiés ou aveugles afin de mieux exciter la pitié. Les femmes excellent surtout dans ces artifices ; je puis affirmer, dit Hearne, en avoir vu dont un côté de la figure exprimait la joie, tandis que l’autre était baigné de larmes [376]. S’ils veulent obtenir une chose qu’ils convoitent ardemment, ils deviennent, tout à coup, bas, serviles, rampants, trompeurs et dépravés en tout point [377]. La flatterie est un art qu’ils possèdent au suprême degré. Ils l’emploient aussi longtemps que le leur prescrit leur intérêt, mais jamais au-delà [378]. La même perfidie que les voyageurs ont observée chez les peuples les plus élevés vers le nord, se retrouve chez les peuples du nord-ouest. « Lorsqu’ils prenaient un air riant et doux, dit La Pérouse, j’étais assuré qu’ils avaient volé quelque chose [379]. »
Ces peuples savent si bien cacher leurs vices, ils affectent la franchise et la bonne foi avec tant de naturel, qu’il n’y a que les voyageurs qui ont longtemps vécu parmi eux, qui ont pu les juger. Ceux qui ne les ont vus que peu de temps, ou qui se sont présentés chez eux avec des forces imposantes et leur ont inspiré de la crainte, en ont quelquefois porté un jugement favorable que l’expérience a plus tard démenti [380].
Les Américains du nord sont essentiellement égoïstes, et il ne paraît pas qu’ils aient dans leur langue de mot pour exprimer la reconnaissance [381]. Ils se montrent insensibles aux douleurs d’autrui, et semblent à peine connaître ce sentiment de compassion que les autres peuples accordent même aux souffrances des animaux. La vue de la douleur, loin d’exciter chez eux des sentiments de pitié, ne fait qu’exciter leurs plaisanteries ou leurs railleries.
« J’ai vu un de ces Indiens, dit Hearne, causer les plus violents éclats de rire à toute une compagnie, dont je ne partageais certainement pas la joie, en contrefaisant les gémissements et les convulsions d’un homme qui était mort au milieu des plus terribles douleurs [382]. »
Tous les individus qui appartiennent à cette espèce sont cependant très sérieux et même très taciturnes : il n’y a que les mouvements d’une joie extraordinaire qui puissent les faire sortir de leur gravité [383].
[II-292]
Des rapports qui existent entre les deux sexes, chez les peuples d’espèce cuivrée, du nord de l’Amérique. — Des rapports entre les parents et leurs enfants. — Des mœurs qui sont les conséquences de ces rapports.
Les rapports qui existent entre les deux sexes, chez les indigènes du nord de l’Amérique, ressemblent bien plus à ceux que la servitude établit entre le maître et l’esclave, qu’à ceux que produit le mariage chez des peuples civilisés. La force physique étant, chez ces peuples, presque la seule cause de supériorité qui soit reconnue, les femmes sont avilies parce qu’elles sont faibles. Chez les peuples placés le plus au nord, et chez les tribus du sud, dont la civilisation n’est pas plus avancée, leur avilissement est tel, que, dans chaque horde, elles paraissent former une espèce inférieure, peu différente des animaux domestiques. Elles ne sont point admises à prendre part aux danses ou aux autres amusements des hommes ; elles n’y paraissent que pour leur préparer et leur présenter leurs boissons [384]. Elles sont exclues de l’enceinte où se célèbrent les cérémonies religieuses ; mais elles dansent ou chantent autour [385]. Elles préparent les aliments des hommes ; mais il ne leur est point permis de manger avec eux. Les femmes même des chefs ne peuvent manger qu’après que tous les hommes, sans en excepter ceux qui leur sont attachés comme domestiques, ont pris ce qui leur convient. Dans les temps de disette, elles ne sont comptées pour rien, et quelquefois elles meurent de faim avant que les hommes se soient imposé aucune privation. Elles peuvent soustraire, il est vrai, quelque partie des aliments qu’elles préparent ; mais si elles étaient surprises commettant une semblable infidélité, elles en seraient sévèrement punies [386]. Un homme se croirait en quelque sorte déshonoré s’il buvait dans la coupe où sa femme a bu, ou si, quand il est assis, elle lui passait par-dessus les jambes [387].
Il est, pour les femmes parvenues à leur puberté, certaines époques auxquelles il leur est interdit d’habiter dans les mêmes tentes que les hommes ; elles se construisent alors une cabane à quelque distance, et y restent pendant quatre ou cinq jours. Aussi longtemps qu’elles sont dans un tel état, elles ne peuvent, ni toucher aux armes ou autres ustensiles des hommes, ni approcher des lieux où ils font la chasse ou la pêche, ni même les suivre de loin dans le même sentier : non seulement les maris les considèrent comme impures, mais ils s’imaginent qu’elles communiquent leur souillure à ce qu’elles touchent [388]. Chez certaines peuplades, un mari qui a approché de sa femme depuis vingt-quatre heures, même quand elle est dans son état ordinaire, se considère comme souillé, et n’oserait se permettre de toucher un calumet. C’est surtout après leur accouchement, que les femmes sont considérées comme impures ; leur impureté dure trente jours si elles sont accouchées d’un garçon, et quarante jours ou six semaines, si elles sont accouchées d’une fille. Pendant ce temps, elles sont reléguées dans une cabane loin des hommes ; et si la peuplade est en marche, elles sont obligées de la suivre de loin [389]. L’avilissement dans lequel les femmes sont plongées se manifeste par l’aspect même qu’elles présentent ; car, tandis que chez quelques peuplades les hommes offrent un extérieur propre et décent, les femmes se montrent d’une saleté dégoûtante [390].
Un père se considère comme le propriétaire de sa fille : il la marie ou pour mieux dire il la vend, sans consulter ni son goût ni sa volonté ; les présents qu’il reçoit de l’individu auquel il la livre, ne sont que le prix qu’il y a mis [391]. Un homme ne pouvant procurer des moyens d’existence à une famille que lorsqu’il a acquis de la force et de l’expérience, les parents ne vendent ordinairement leurs filles qu’à des individus qui ont atteint l’âge de trente-cinq ou quarante ans ; et comme en les livrant ils en reçoivent la valeur, et que de plus ils se déchargent du soin de les nourrir, ils les vendent à l’âge de dix ou douze ans, et quelquefois beaucoup plus tôt [392]. Les parents, au lieu de vendre leurs filles, se contentent quelquefois de les louer à des hommes pour un certain temps ; car quelque peu nombreuses que soient ces peuplades, la prostitution n’y est pas rare ; les femmes y sont livrées dès l’âge le plus tendre, et ce sont ordinairement les parents qui en sont les agents [393].
Un homme peut posséder autant de femmes qu’il a le moyen d’en acheter ou d’en ravir : car la polygamie est usitée, sans restriction, chez toutes les peuplades cuivrées de l’Amérique. La pluralité des femmes est, chez ces peuples, comme chez tous ceux où elle est en usage, le privilège de la puissance. Un chef doué d’une grande force ou d’un talent particulier pour la pêche ou la chasse, en possède souvent huit, dix et jusqu’à douze. Il n’y a, à cet égard, aucune différence entre les nations qui vivent sous le climat le plus froid et celles qui vivent sous le climat le plus chaud, si d’ailleurs elles ne sont pas plus avancées dans la civilisation les unes que les autres. Les chefs des tribus qui vivent au-delà du soixante-cinquième degré de latitude boréale, sur un sol couvert de neige pendant neuf mois de l’année, en ont un aussi grand nombre que ceux qui vivent dans la Floride sous le trentième [394]. Plusieurs n’en ont que deux ou trois ; mais, comme il ne paraît pas que le nombre total des femmes excède celui des hommes, quelques-uns sont réduits à s’en passer, et la plupart à n’en avoir qu’une [395]. La polygamie n’est pas moins en usage sur les côtes de l’ouest, qu’elle l’est sur les côtes de l’est ou dans l’intérieur du continent [396].
L’usage de la polygamie fait que la parenté est rarement, chez ces peuples, un obstacle au mariage. Un individu épouse quelquefois deux ou trois sœurs en même temps ; chez quelques tribus, il suffit même qu’un homme ait épousé l’aînée de la famille, pour être autorisé à exiger toutes les sœurs. L’homme qui perd sa femme, épouse sa belle-sœur ; la femme qui perd son mari, est épousée par un de ses beaux-frères [397]. Il est des peuplades chez lesquelles un homme devient le mari de sa sœur, où un père épouse sa fille, un fils sa propre mère [398].
Si les indigènes de l’Amérique prennent plusieurs femmes, ce n’est pas qu’ils soient passionnés pour elles ; ils sont, au contraire, à leur égard, d’une indifférence complète. Soit que la facilité qu’ils ont de satisfaire leurs passions naissantes, en prévienne l’énergie, soit que les misères de l’état sauvage contre lesquelles ils sont obligés de lutter sans cesse, en empêche le développement, soit que l’avilissement des femmes détruise leur empire, il est certain que les hommes n’éprouvent pour elles presque aucune affection : chez eux, l’amour dans sa plus grande force porte à peine les caractères d’une simple bienveillance [399]. Ils les considèrent comme des propriétés qui ont plus ou moins de valeur, selon qu’elles leur sont plus ou moins utiles ; l’estime qu’ils leur accordent est en raison de la force qu’elles ont, ou des travaux qu’elles peuvent exécuter [400]. Ils les échangent, ils les vendent, ils jouent leurs faveurs ; enfin, ils disposent d’elles comme des plus vils animaux [401]. Dans les luttes qu’ils se livrent entre eux pour s’en disputer la possession, elles attendent patiemment que la force ait décidé quel est le maître auquel elles appartiennent. Quel que soit leur attachement pour le vaincu, ou leur répugnance pour le vainqueur, elles sont obligées de renoncer au premier et de suivre le second [402].
Le motif pour lequel les hommes aspirent à posséder plusieurs femmes, est de leur faire faire les travaux que leur position exige : celles qui peuvent traîner ou porter les plus lourds fardeaux, sont celles qui obtiennent la préférence [403]. Dans les contrées où l’agriculture a commencé à faire quelques progrès, ce sont les hommes qui donnent au terrain la première préparation, parce qu’eux seuls ont, pour cela, une force suffisante ; mais, cela fait, ils ne se mêlent plus de rien : tous travaux agricoles sont à la charge des femmes [404]. Si les hommes vont à la chasse ou à la pêche, une partie des femmes sont obligées de les y suivre, pour leur préparer leurs aliments, dresser leurs tentes, porter leurs provisions, le gibier, les fourrures, et tout ce qui pourrait les embarrasser dans leur marche [405]. Tandis qu’elles sont accablées sous les fardeaux qu’elles portent, les hommes marchent libres devant elles, sans autre embarras que leurs armes [406] ; quelquefois même ils sont à cheval, tandis qu’elles portent le bagage sur leur dos, et leurs enfants par-dessus [407]. L’état de grossesse ne suspend point les travaux auxquels elles sont condamnées : elles les continuent jusqu’au moment de leur accouchement, et les reprennent presque immédiatement après [408].
Si, dans leurs expéditions lointaines, les hommes jugent que les femmes qu’ils ont amenées ne leur [II-300]sont plus nécessaires ou sont un obstacle à leurs desseins, ils les abandonnent au milieu des forêts et des neiges, sans se mettre en peine de ce qu’elles deviendront. Les cris lamentables que fait pousser à ces malheureuses la crainte de s’égarer dans les déserts et de périr de froid et de misère, loin d’exciter l’intérêt de leurs pères, de leurs frères ou de leurs maris, n’interrompt pas même leur joie. Si quelques-uns laissent apercevoir quelques regrets, c’est seulement en faveur des plus jeunes enfants qu’ils abandonnent avec les mères [409].
Dans un tel état d’asservissement, les femmes ne peuvent avoir une volonté à elles ; au premier signe de leur maître, elles doivent obéir : la moindre observation, la plus légère résistance seraient punies de châtiments cruels et quelquefois même de la mort [410]. L’obéissance doit être la même, quel que soit l’ordre qu’elles reçoivent, soit qu’il s’agisse de suivre un nouveau maître auquel elles ont été vendues, soit qu’il s’agisse d’allaiter de jeunes ours à la place des enfants qu’elles ont perdus ; car, lorsque les hommes prennent de ces animaux trop jeunes pour être mangés, c’est par leurs femmes qu’ils les font allaiter, jusqu’à ce qu’ils aient acquis la grosseur convenable [411].
Il semble que des hommes qui traitent leurs femmes avec tant de mépris, qui les vendent, les échangent, les reprennent, et disposent d’elles comme de leurs meubles, devraient être étrangers au sentiment de la jalousie ; il est cependant peu de peuples chez lesquels ce sentiment se manifeste avec plus d’énergie et produise des effets plus terribles que chez les indigènes qui habitent à l’extrémité septentrionale de l’Amérique : tous ces peuples, et surtout ceux dont le pays est couvert de glace ou de neige pendant les trois quarts de l’année, en sont également susceptibles [412]. Un simple doute, surtout quand ils sont dans un état d’ivresse, suffit pour leur faire assassiner leur rival supposé [413]. Les peuples du nord-ouest qui habitent sous la même latitude, entre le cinquantième et le soixante-cinquième degré, se montrent également jaloux ; un homme qui croit que sa femme lui a été infidèle, est capable de la poignarder et de dévorer son enfant [414]. Dans le haut Canada, un mari qui croit que sa femme s’est rendue coupable d’adultère, la tue ou lui arrache le nez et les oreilles avec les dents [415]. La jalousie paraît ne pas exister chez quelques peuples du bas Canada, dans la Californie et entre les tropiques. Si ce sentiment s’y trouve, il est si faible qu’Azara a cru que les indigènes n’étaient pas susceptibles de l’éprouver [416].
Quelque misérables que soient les femmes sous la puissance de leurs maris, il est pour elles un malheur encore plus grand : c’est celui d’être abandonnées à leurs propres forces. Telles sont les calamités attachées à l’état de peuple chasseur ou pécheur, que, si un homme vient à mourir, sa famille périt de misère, à moins qu’un autre ne veuille s’en charger ; la mort d’un chef est suivie quelquefois de la mort de six ou sept femmes et de tous les enfants qui lui appartiennent [417]. Chez quelques peuplades, un homme se charge quelquefois de la famille d’un ami ou d’un frère, dont il épouse la femme [418] ; mais s’il ne se trouve personne qui se charge d’eux, il est rare qu’ils échappent à la destruction. Cependant la répudiation est admise et souvent pratiquée chez tous ces peuples [419]. La femme qui est ainsi renvoyée par son mari, s’empoisonne quelquefois pour abréger la durée de ses souffrances, à moins qu’elle ne soit reçue chez ses parents, ou qu’elle ne trouve un autre mari [420].
Enfin, les maux qui pèsent habituellement sur les femmes dans l’état de barbarie sont tels, qu’elles se font souvent avorter, pour supporter les travaux auxquels elles sont condamnées, ou pour ne pas donner l’existence à des êtres aussi misérables qu’elles [421] ; quelquefois aussi, excitées par un sentiment de pitié, elles tuent leurs filles au moment où elles viennent de naître, afin de les délivrer des malheurs attachés à leur sexe [422]. Les peines et les fatigues qu’elles éprouvent, et la brutalité avec laquelle elles sont traitées, détruisent de bonne heure leur constitution, et leur donnent en quelque sorte la stupidité des animaux. À trente ans, elles sont dans l’âge de la décrépitude [423] ; et à l’exception des devoirs domestiques auxquels elles sont habituées de bonne heure, dit Hearne, leur esprit et leurs sens sont aussi engourdis et aussi froids que la zone sous laquelle elles habitent [424].
[II-304]
Les femmes étant livrées par leurs parents, dans un âge très tendre, à des hommes qu’elles n’ont point choisis et qui sont ordinairement trois ou quatre fois plus âgés qu’elles, ou bien étant la proie des hommes les plus forts, et n’éprouvant de la part de leurs maris que mépris et dureté, ne sauraient avoir pour eux une affection très forte ; elles ne sauraient leur être fidèles ni par principe d’honneur, ni par attachement ; tout ce qu’il est permis au mari d’attendre d’elles, c’est l’obéissance à ses ordres, et l’observation de ses commandements, dans toutes les circonstances où il y a plus de danger à les enfreindre que d’avantage à les violer : les femmes ne peuvent avoir, en un mot, relativement à leurs maris, que les vices ou les qualités des esclaves, et c’est, en effet, ainsi qu’est formé leur caractère moral.
Il est cependant des voyageurs qui ont fait l’éloge de leur fidélité et de leur attachement à leurs maris ; suivant Lahontan, elles aimeraient mieux être mortes que d’avoir commis un adultère [425] ; et, au jugement de Weld, il n’y a pas de nation sur la terre où les femmes mariées soient plus chastes et plus dévouées à leurs maris [426]. Cet attachement et cette fidélité ont dû paraître à ces deux voyageurs d’autant plus extraordinaires, que chez les mêmes peuples ils ont trouvé toutes les femmes non mariées extrêmement licencieuses. Le premier dit que les filles sont folles, et que les garçons font souvent des folies avec elles [427]. Le second attribue la lenteur des progrès de ces peuples dans la population, à la conduite de leurs femmes. « L’usage pernicieux où elles sont, dit-il, de se prostituer dès l’âge le plus tendre, ne peut manquer de corrompre les humeurs et de contribuer à leur stérilité [428]. » Cette différence, entre la conduite des filles et la conduite des femmes, s’explique aisément.
On a vu précédemment qu’il n’y a pas de peuples plus habiles dans la dissimulation et la perfidie que les indigènes du nord de l’Amérique : ils savent cacher leur haine sous les apparences de la bienveillance ; ils sont bas et flatteurs quand, par ce moyen, ils peuvent obtenir ce qu’ils ne sauraient acquérir par la force ; et en fait d’artifices et de fausseté, les femmes surpassent les hommes. Étant sans cesse environnées de dangers, et le moindre sujet de plainte qu’elles donnent à leurs maris les exposant aux traitements les plus cruels ou même à la mort, il faudrait être surpris si elles ne se montraient pas soumises et dévouées, quels que soient leurs sentiments secrets, et si elles étaient moins fausses à leur égard, qu’elles ne le sont à l’égard d’étrangers qui n’ont aucun empire sur elles. Aussi, toutes les fois que la crainte qu’elles éprouvent habituellement vient à s’affaiblir, elles se montrent sous un aspect tout différent.
Les mêmes femmes auxquelles on a prodigué des éloges quand on ne les a vues que sous l’influence de leurs maris, manifestent une licence effrénée aussitôt qu’elles croient n’avoir rien à craindre d’eux : elles montrent la grossièreté des brutes [429]. Il suffit même quelquefois que leur mari soit à une petite distance, pour qu’elles accourent avec empressement vers les étrangers, et qu’elles remplacent l’air sévère et farouche qu’elles prennent en présence des individus de leur peuplade, par un sourire animé, par une affabilité prévenante, des avances trop expressives pour qu’il soit possible de se méprendre sur l’intention [430]. Si un mari s’absente, sa femme le remplace ordinairement par un autre qui exige la même soumission et exerce sur elle la même tyrannie. [431] La répudiation, si commune chez les peuplades les plus élevées dans le nord, n’a pour cause que la mauvaise conduite, le libertinage, l’antipathie mutuelle des époux [432]. La haine des femmes pour leurs maris est quelquefois si forte qu’elle se porte jusque sur les enfants, et qu’elle est une des causes pour lesquelles elles se font avorter [433]. Les hommes qui vivent sous un climat très rigoureux, étant exposés à plus de peines et de fatigues que ceux qui vivent sous un climat tempéré, contractent un caractère plus dur envers les êtres qui les environnent. Leurs femmes sont donc obligées à plus de ménagements et d’hypocrisie ; mais elles ont moins d’affection pour eux, et n’ont pas des mœurs plus pures que les femmes du sud [434].
Les rapports qui existent entre les parents et leurs enfants, sont moins durs que ceux qui existent entre les époux ; un homme est ordinairement moins brutal envers son fils ou envers sa fille, qu’il ne l’est envers sa femme. Mais les difficultés que présente l’état de chasseur ou de pêcheur sous un climat rigoureux, rendent la condition des enfants très misérable, et en font périr un grand nombre. La saleté qui les couvre ou les environne, le mauvais air qu’ils respirent dans les cabanes, la difficulté de leur donner des aliments appropriés à leur âge, le défaut de traitement ou de soin dans leurs maladies, et les tortures que, chez quelques peuplades, les parents leur font éprouver pour leur façonner la tête ou les membres, produisent chez eux une grande mortalité [435]. Cependant les mères prennent soin d’eux autant que le leur permettent les travaux dont elles sont accablées, l’inclémence des saisons, une privation habituelle d’aliments, et une ignorance complète des moyens de les traiter. Lorsqu’elles les perdent, elles en manifestent quelquefois de vifs regrets, quoiqu’il ne soit pas toujours difficile de les consoler [436].
Mais les pères ne s’intéressent à leurs enfants que faiblement, surtout à ceux qui n’appartiennent pas à leur sexe ; lorsque leurs femmes sont accouchées, ils restent un mois ou six semaines sans les voir, ni elles, ni leurs enfants. La raison qu’ils en donnent, est que ces enfants sont si laids à leur naissance, que, s’ils les voyaient, il serait à craindre qu’ils ne leur inspirassent une antipathie que le temps ne pourrait plus détruire [437]. Les enfants, chez ces peuples, n’éprouvent aucune des contraintes que l’éducation rend nécessaires chez les nations civilisées. Dès qu’ils peuvent se traîner sur leurs pieds et sur leurs mains, on les laisse se rouler nus dans l’eau, dans la boue, dans la neige [438]. Un père, dit Volney, caresse les siens comme tout animal caresse ses petits. Quand il les a ballottés, embrassés, il les quitte pour aller à la chasse ou à la guerre sans y plus penser ; il s’expose au péril sans s’inquiéter de ce qu’ils deviendront [439]. Si un homme répudie sa femme, il lui laisse souvent tous les enfants, et ne songe plus à eux [440].
Si un père semble à peine connaître ses enfants, les enfants, de leur côté, ont peu d’attachement et de respect pour leurs parents : ils montrent de l’affection pour leur mère, parce qu’elle les a élevés, mais leur père leur est à peine connu [441]. Chez les peuples qui vivent sous le climat le plus rigoureux, aussitôt qu’un homme ne peut plus travailler, ses enfants le méprisent et le négligent ; dans leurs repas, non seulement ils le servent le dernier, mais ils ne lui servent que ce qu’il y a de plus mauvais ; ils ne lui donnent pour se couvrir que les peaux qu’ils ont rebutées, et qui sont les plus grossièrement cousues. Ce mépris des vieux parents est si général, que la moitié de leurs vieillards des deux sexes meurent faute de soins [442]. Chez quelques peuplades qui vivent vers le cinquante-huitième degré, près de la baie d’Hudson, lorsqu’un individu est trop avancé en âge pour se suffire à lui-même, ses enfants creusent une fosse, l’y placent, et l’étranglent ; s’il n’a point d’enfants pour lui rendre ce service, c’est par ses amis qu’il lui est rendu [443] ; quelquefois, au lieu de faire périr les vieillards par la violence, on les abandonne ; on en use de même avec les malades, quoiqu’il ne soit pas sans exemple qu’on en soigne quelques-uns [444]. Mais, quelle que soit leur indifférence ou leur dureté envers leurs vieux parents, lorsqu’ils les perdent ils en portent le deuil, ils poussent des cris lamentables, ils se coupent les doigts en signe de désespoir : c’est une affaire d’étiquette [445].
La conduite des enfants envers leurs vieux parents semble peu se concilier avec l’influence qu’on attribue aux vieillards dans presque toutes les tribus sauvages ; mais il n’y a rien en cela de contradictoire : on a vu que, chez quelques peuplades, les femmes exercent sur l’esprit de leurs maris une influence très étendue, sans qu’elles soient traitées pour cela avec plus de ménagement ; les vieillards sont à peu près dans le même cas. Des nations chez lesquelles rien n’est écrit, ne savent rien que par expérience ou par tradition : dans les nombreuses occasions où elles ont besoin de connaître les lieux où elles trouveront du gibier ou du poisson, la saison la plus favorable à la chasse ou à la pêche, les limites de leurs territoires, les guerres ou les traités qui ont eu lieu avec d’autres peuplades, il faut qu’elles consultent les anciens, les seuls qui ont de l’expérience, qui connaissent les événements passés depuis longtemps, ou qui peuvent faire prévoir les événements à venir. Cette nécessité de s’en rapporter, dans une foule de circonstances, au jugement des vieillards, leur donne sans doute une grande influence : de là vient qu’un fils qui méprise l’opinion de son père, a du respect pour l’opinion de son grand-père [446].
Mais ce respect ou cette déférence qu’on a pour l’opinion des anciens, est sans influence sur leur propre destinée ; c’est un hommage que les plus jeunes rendent à leur sûreté personnelle et au besoin de leur conservation, et non un sentiment de reconnaissance. Les enfants, quand ils ont acquis assez de force pour pourvoir à leurs besoins, traitent leurs pères sans ménagement, et les battent même quelquefois. Ils traitent les autres vieillards d’une manière grossière : ils sont sans égard pour eux dans toutes les occasions où ils croient n’avoir pas besoin de leur expérience [447].
[II-313]
Des relations qui existent entre les diverses peuplades d’espèce cuivrée, du nord de l’Amérique. — Des causes des guerres quelles se font. — De l’esprit qu’elles y portent.
S’il existe si peu d’harmonie et si peu de bienveillance, dans les relations d’individu à individu, il en existe bien moins encore dans les relations qui ont lieu de horde à horde. Chez les peuplades qui vivent principalement au moyen de la chasse ou de la pêche, la propriété privée est peu de chose : elle se réduit en quelque sorte aux armes et aux instruments que chacun possède. Mais la propriété publique ou commune, celle qui fournit des aliments à la population entière, est très étendue. Elle comprend tout le territoire dans l’étendue duquel on se livre à la chasse, elle comprend de plus, les rivières, les fleuves, les lacs, les golfes qui fournissent du poisson pour l’existence de chaque jour. Les limites du territoire ou des possessions d’une horde de sauvages, ne sont guère moins précises que celles du territoire d’une nation civilisée, et elles ne sont pas gardées avec moins de jalousie [448]. Une peuplade qui pénètre dans le territoire d’une autre pour y chercher des moyens d’existence, s’expose infailliblement à la guerre, si elle est surprise ; et cette guerre se fait avec d’autant plus de fureur, que des deux côtés ce sont des hommes affamés qui combattent pour leur subsistance. Cependant il est difficile que des individus dans la disette ou la famine, qui voient passer sur un territoire qui n’est point à eux la proie qu’ils ont longtemps poursuivie, s’arrêtent tout à coup, par respect pour la propriété d’autrui. C’est un effort de courage ou de vertu dont sont rarement capables même des hommes qui sont moins barbares et surtout moins affamés.
L’usage dans lequel sont ces peuples de considérer l’offense faite à un individu comme une offense faite à la horde entière, et celui de se venger d’une injure qu’on a reçue, sur tout individu qui appartient à la famille ou à la peuplade de l’offenseur, sont des sources de guerre non moins fécondes. Il dépend ainsi de chacun de mettre sa nation en guerre avec telle autre qu’il lui plaît de provoquer ; et les antipathies individuelles se changent toujours en antipathies nationales [449]. Aussi, toutes les peuplades qui habitent au nord et au nord-ouest de l’Amérique sont-elles dans un état d’hostilité continuel les unes contre les autres ; moins elles sont civilisées, et plus la guerre qu’elles se font est cruelle et destructive [450]. Dans leurs victoires elles ne font grâce, ni à l’âge, ni au sexe : les vieillards, les femmes, les enfants, tout est massacré. S’il leur arrive de faire des prisonniers, c’est pour les réserver à une mort plus lente et plus douloureuse [451]. La distance à laquelle on se trouve d’un ennemi, les difficultés qu’il a à franchir, les dangers auxquels il doit s’exposer, ne sont pas des garanties contre ses attaques. Une troupe de sauvages parcourt, à travers les forêts, un espace de cinq cents lieues ; elle franchit les montagnes, s’avance à travers les glaces et les neiges, s’expose à périr de famine, pour aller surprendre et massacrer une tribu de laquelle elle croit avoir reçu quelque injure [452]. L’esprit de vengeance qui les anime ne s’apaise que par la destruction complète de la nation qu’ils considèrent comme ennemie. C’est à la violence de cette passion, qu’il faut surtout attribuer l’extinction d’une multitude de peuplades qui existaient il n’y a pas encore deux siècles dans le nord de l’Amérique, et dont on ne trouve aujourd’hui plus de restes [453].
L’esprit dans lequel ces peuples se font la guerre se manifeste par l’éducation qu’ils donnent à leurs enfants, et par la manière dont ils se préparent à leurs expéditions. Des enfants qui se livrent à des actes de violence, ne sont jamais réprimés même quand les auteurs de leurs jours en sont les victimes ; car on craindrait de diminuer leur courage [454]. On les habitue dès leur bas âge à sucer le sang des prisonniers. « Je veux, disait à un missionnaire une mère qui élevait ainsi son fils, je veux que mes enfants soient guerriers ; il faut qu’ils soient nourris de la chair de leurs ennemis [455]. » Aussitôt que les enfants sont arrivés à l’âge de l’adolescence, on les exerce à tourmenter eux-mêmes les captifs faits à la guerre, et à prolonger leur supplice [456].
Lorsqu’un guerrier a résolu d’entreprendre une expédition militaire, il va de village en village inviter les jeunes gens au festin ; ceux-ci se rendent dans sa cabane, en chantant : Je vais à la guerre, je vais venger la mort de mon parent ; je tuerai, je brûlerai, j’amènerai des esclaves, je mangerai des hommes. La proclamation de guerre de quelques-unes de ces peuplades est courte, mais énergique : Marchons, et mangeons ce peuple [457].
Ne faisant jamais leurs attaques que par surprises et souvent au milieu de la nuit, ces hordes vivent toutes dans des alarmes continuelles. Aussi, lorsque l’exposition des lieux les favorise, elles placent leurs villages sur des montagnes escarpées, sur des rochers presque inaccessibles qu’elles fortifient avec soin. Si elles ne peuvent pas profiter de la position des lieux, elles s’environnent de fortifications artificielles ; elles placent leurs cabanes à de grandes distances les unes des autres, comme si chaque famille redoutait le voisinage de toutes celles dont la peuplade se compose. Mais ces précautions ne suffisent pas pour les mettre à l’abri ; et il n’est pas rare pour les voyageurs de rencontrer des villages détruits et déserts dans des lieux qui paraissaient inaccessibles aux attaques de l’ennemi. La fureur de détruire, qui a rendu célèbres des Romains trop vantés, est une passion qui n’est ni moins énergique, ni moins irrésistible chez une peuplade de sauvages qu’elle ne le fut chez les sénateurs de Rome [458].
[II-318]
Cependant, quelle que soit la violence avec laquelle ces peuples se font la guerre, le besoin d’y mettre un terme, l’emporte souvent sur la haine qui les anime. Ils s’envoient alors des ambassadeurs, et les individus qui sont chargés de cette mission, ne sont pas moins respectés par l’ennemi, que ne le sont chez les peuples les plus civilisés tous les hommes placés en pareille circonstance. Les agents chargés de négocier la paix, portent, dans leurs relations, la même circonspection et la même finesse qu’on observe chez les diplomates européens. Peut-être même sont-ils plus habiles à persuader, par la raison que la faveur et l’intrigue ont moins d’influence dans leur élection. Les traités de paix deviennent des lois qui dirigent la conduite des parties contractantes, jusqu’à ce que quelque événement imprévu les oblige à les transgresser et à recommencer les hostilités.
[II-319]
Des vices et des maladies qui résultent chez les peuples d’espèce cuivrée, du nord de l’Amérique, de leurs relations sociales, de leur défaut de développement intellectuel, et des circonstances physiques au milieu desquelles ils sont placés.
Les relations qui existent chez ces peuples, soit d’individu à individu, soit de horde à horde, déterminent en grande partie leurs mœurs privées. Ne jouissant d’aucun genre de sécurité, pour le peu de biens qu’ils possèdent, ou même pour leur vie, leur existence tout entière se concentre toujours dans le moment présent. Ainsi, quoiqu’ils aient souvent éprouvé des disettes, ils ne cherchent jamais à les prévenir. Quelle que soit l’abondance dans laquelle ils se trouvent, ils ne se couchent jamais sans avoir tout consommé, si cela leur est possible [459]. S’ils sont obligés de laisser quelque chose, ils se lèvent dans la nuit pour manger, à moins qu’ils aient placé leurs aliments à leur portée, car alors ils mangent couchés [460]. Lorsque leur estomac, ne pouvant plus contenir d’aliments, en rejette une partie, ils se mettent à boire et à manger encore [461]. Ceux qui ont la passion des liqueurs fortes, et qui peuvent s’en procurer, en usent pour la boisson comme pour les autres aliments ; de là les désordres dont j’ai précédemment parlé [462].
La même cause qui les détermine à consommer autant d’aliments qu’ils en possèdent, les empêche de se donner la moindre peine pour s’en procurer de nouveaux, quand ils ne sont pas pressés par le besoin actuel. Si, après avoir pris une certaine quantité de poisson, ils ont tendu de nouveau leurs filets, ils ne vont les visiter que lorsque toutes leurs provisions ont été consommées ; ils laissent ainsi pourrir le poisson dont ils auraient pu faire provision [463]. Dans leurs excursions, ils détruisent, sans utilité, tout ce qui se rencontre sur leur passage et qui pourrait être utile à d’autres hommes ; s’ils aperçoivent un nid d’oiseau, quelque petit qu’il soit, ils en brisent les œufs ou en écrasent les petits, incertains s’ils passeront jamais dans le même lieu, ou s’ils manqueront d’aliments [464]. Cette insouciance pour l’avenir suffit pour expliquer comment, avec un caractère dur et égoïste, ils peuvent cependant se montrer libéraux ou hospitaliers lorsqu’ils se trouvent dans l’abondance [465].
Lorsque la faim les presse ou qu’une passion violente les agite, ces hommes sont actifs et énergiques ; mais, quand ils sont rassasiés et qu’ils n’ont aucune vengeance à satisfaire, ils s’abandonnent à la paresse : aucun d’eux ne voudrait se donner une peine dont il n’aurait pas la certitude de recueillir les fruits. Ceux qui habitent les climats les plus rigoureux, sont aussi nonchalants et aussi paresseux que ceux qui vivent sous la zone torride [466]. Les Chypiouyans dont le pays est couvert de neige pendant neuf mois, préfèrent le sommeil à toute espèce de jeux et d’exercices [467]. Les habitants du haut Canada ont le même penchant pour la paresse ; et les travaux qui leur inspirent le plus d’antipathie, sont ceux qui supposent le plus de prévoyance et de sécurité, comme l’agriculture : à leurs yeux, de tels travaux sont indignes d’un guerrier [468]. Les peuples les plus élevés dans le nord-ouest, et ceux qui habitent la Californie, ont pour le travail une aversion semblable. Les premiers, oisifs pendant la plus grande partie du jour, ne satisfont au besoin d’activité qui semble inhérent à la nature de l’homme, qu’en passant au jeu presque tout leur temps [469]. Les seconds passent des journées entières couchés sur le ventre, étendus dans le sable, lorsqu’il est échauffé par la réverbération des rayons solaires [470].
Des hommes qui ont en aversion toute occupation qui n’est pas rigoureusement nécessaire pour vivre, ne peuvent se donner les soins qu’exige la propreté. Aussi n’en est-il point de plus sales que ceux qui habitent les contrées les plus froides de l’Amérique : la même saleté se rencontre dans leurs vêtements, dans leurs aliments et dans leurs cabanes. Ces peuples se couvrent, en général, ou de peaux grossièrement tannées, ou de grosses toiles qu’ils se sont procurées par des échanges ; mais, quelle que soit la nature de leurs vêtements, ils ne les lavent jamais, et ne les quittent que lorsqu’ils s’en vont en lambeaux et tombent de pourriture. Habitués à se peindre de diverses couleurs, à se barbouiller les cheveux, la figure, et souvent toutes les parties du corps, de graisse ou d’huile de poisson, et la rigueur du climat sous lequel ils vivent ne leur permettant pas de se plonger dans l’eau, leur extérieur est sale et dégoûtant ; la puanteur qu’ils exhalent est si repoussante, qu’elle ne permet pas d’approcher d’eux de plusieurs pas [471]. Les enfants, enveloppés dans de la mousse, sont si peu soignés, sous le rapport de la propreté, qu’ils portent sur leur corps, le reste de leur vie, les cicatrices des scoriations qui ont été produites par la saleté [472].
Ils ne mettent pas plus de soins dans la préparation de leurs aliments que dans l’entretien de leurs vêtements : on a vu précédemment qu’ils mangent les objets les plus dégoûtants, comme la vermine qui les couvre ou qui s’attache à la peau des animaux, les peaux dont ils ont fait leurs chaussures ou leurs vêtements ; jamais ils ne nettoient les vases dans lesquels ils préparent leurs aliments, et de quelque nature que soient les ordures qui s’y mêlent, elles ne leur inspirent aucune répugnance ; un homme qui croirait se déshonorer s’il buvait dans la coupe où a bu sa femme, mange sans difficulté dans le vase le plus sale qui a servi au repas de son chien [473].
Mais c’est surtout dans l’intérieur de leurs cabanes que se montre la plus dégoûtante et la plus hideuse saleté. Ils y vident leurs poissons, dont les entrailles se mêlent aux os et aux fragments qui sont la suite des repas, et à d’autres ordures ; et ils ne les enlèvent que lorsque la quantité en est devenue si considérable qu’elles empêchent de marcher. S’ils ont des besoins à satisfaire, ils ne s’écartent jamais de deux pas, et ne cherchent ni l’ombre ni le mystère. Enfin, leurs habitations sont d’une telle malpropreté et d’une telle puanteur qu’on ne peut les comparer à la tanière d’aucun animal connu [474].
Au sein de leur oisiveté, ces peuples sont agités par une passion violente, celle des jeux de hasard : ils s’y livrent avec une fureur dont on trouverait peu d’exemples chez les peuples civilisés. Ils jouent quelquefois plusieurs jours et plusieurs nuits de suite, et ni la crainte de perdre ce qu’ils possèdent, ni les sollicitations de leurs femmes, ne peuvent les arracher à leur partie. Lorsqu’ils ont perdu tout ce qu’ils possèdent, ils offrent souvent de se jouer eux-mêmes. Cet amour du jeu est chez eux une des principales sources de leurs querelles et de leurs violences : lorsqu’ils s’y livrent, ils deviennent bruyants, rapaces, colères et presque frénétiques [475].
Chez les peuples civilisés, la vie de chacun est, en général, uniforme et régulière : on consomme tous les jours à peu près la même quantité d’aliments ; on se livre aux mêmes exercices ou aux mêmes travaux. En variant ses vêtements, ou par d’autres moyens, la température dans laquelle on est placé change aussi peu que possible : on se garantit de l’humidité, comme d’un excès de sécheresse. Enfin, on jouit à peu près toujours de la sécurité. Mais cette uniformité, si favorable au développement et à la conservation des forces humaines, n’existe point pour les indigènes non civilisés de l’Amérique, ni pour aucun autre peuple barbare. Chez de tels peuples tous les membres dont chaque horde se compose, passent rapidement d’un extrême à l’autre : ils passent alternativement de la disette à l’abondance et aux indigestions ; d’un excès de fatigue à une oisiveté absolue ; d’un excès de chaleur à un excès de froid ; d’une exaltation excessive à un complet abattement. Ces alternatives, jointes aux mauvais aliments dont souvent ils se nourrissent, au mauvais air qu’ils respirent dans leurs cabanes, à l’humidité dans laquelle ils vivent dans les temps des pluies, aux excès auxquels les femmes se livrent dès leur enfance, et aux alarmes continuelles que leur inspirent leurs ennemis, altèrent leur constitution, et leur causent un grand nombre de maladies.
Les enfants sont exposés à une multitude de maux inconnus chez les peuples civilisés. Le régime auquel ils sont soumis aussi longtemps qu’ils ne peuvent pas courir ; les écorces dans lesquelles ils sont longtemps attachés sans pouvoir remuer, et le fumier dans lequel ils croupissent, leur causent d’excessives douleurs, et sont pour eux une espèce de torture dont ils ne sont délivrés que vers leur troisième ou quatrième année ; leurs souffrances se manifestent par leur faiblesse, leur maigreur, et des hernies ; il n’y a que ceux qui apportent en venant au monde la constitution la plus vigoureuse qui puissent y résister [476].
[II-327]
Chez les peuplades qui habitent sous les climats les plus rigoureux, la plupart des hommes, des femmes et des enfants sont couverts de gales, de dartres, de boutons purulents, ou atteints d’affections scorbutiques ; ces maladies arrivent au plus haut degré d’intensité [477] ; un grand nombre ont l’estomac dégradé par de longues abstinences ou de fréquentes indigestions [478] ; les passages brusques d’une température à l’autre leur donnent des maladies de poitrine presque toujours mortelles, ou des rhumatismes qui les rendent perclus [479] ; l’éclat de la neige, la fumée qui les enveloppe dans leurs cabanes, ou d’autres causes, leur gâtent la vue, et rendent parmi eux les ophtalmies communes [480] ; ils sont sujets, en un mot, à la plupart des maladies qu’on observe chez les peuples civilisés ; mais, comme les malades ne sont point soignés, comme ils n’observent aucun régime, ni n’emploient aucun remède, il est rare qu’ils s’en relèvent [481].
Mais ce sont surtout les maladies épidémiques qui font chez ces peuples de grands ravages. Ne sachant ni s’en garantir, ni les traiter, il est rare qu’ils n’en soient pas tous atteints, et qu’elles n’enlèvent pas la plus grande partie de la population. Quelquefois des peuplades disparaissent ; et l’on ne trouve plus d’autres traces de leur existence que les ossements répandus dans les lieux qu’occupaient leurs villages [482]. Le tableau qu’a tracé Mackenzie d’une peuplade atteinte par la petite vérole, peut donner une idée des maux qu’éprouvent ces peuples quand une épidémie se répand parmi eux.
« La petite vérole, dit-il, étendit ses ravages parmi eux avec autant de rapidité que la flamme consume l’herbe sèche des campagnes. Ils ne pouvaient ni fuir ses atteintes, ni résister aux cruels effets de son poison : elle fit périr des familles et des tribus entières. Quel horrible spectacle pour ceux qui étaient alors dans ce pays ! Il n’offrait de toutes parts que des infortunés prêts à expirer à côté des cadavres de leurs parents et de leurs amis, et des hommes désespérés, qui, pour ne pas devenir la proie de la contagion, prenaient l’affreux parti de se donner eux-mêmes la mort.
« La malheureuse habitude qu’ont ces peuples imprévoyants de ne jamais songer aux besoins du lendemain accrut beaucoup les maux que leur fit souffrir la petite vérole. Ils étaient dépourvus non seulement des remèdes contre ce mal, mais de toute autre espèce de soulagement, et ils n’avaient à opposer à la disette que la fureur et un vain désespoir. Pour achever cet horrible tableau, j’ajouterai qu’une partie des cadavres était traînée hors des cabanes par les loups, que cette proie semblait rendre encore plus féroces, tandis que le reste était dévoré dans les cabanes mêmes par les chiens affamés.
« On voyait souvent le père d’une famille que la contagion épargnait encore, appeler ses enfants autour de lui pour leur faire contempler leurs parents ou leurs amis dont il attribuait l’état affreux à quelque mauvais esprit qui voulait exterminer leur race. Alors il les exhortait à braver les horreurs de la mort, et à employer les secours de leur poignard pour terminer leur propre existence. S’ils n’avaient pas le courage de suivre un si triste conseil, il les égorgeait lui-même, en croyant leur donner une dernière marque d’affection ; et, tournant ensuite son glaive contre sa poitrine, il s’empressait de s’ôter la vie pour aller les rejoindre dans le séjour où l’on est à l’abri des maux qui affligent l’humanité [483]. »
Les souffrances inséparables de l’état de barbarie dans lequel vivent ces peuples, les rendent sérieux et graves. Plusieurs ne connaissent ni le chant, ni la danse ; ceux qui possèdent un certain genre de musique, n’ont qu’un chant lugubre et mélancolique. S’ils entrent dans une cabane, ils ne saluent ni ne regardent personne : ils s’accroupissent à la première place qui se présente, allument leur pipe et fument sans dire un seul mot ; si on les interroge, leur réponse est concise et presque monosyllabique [484]. Les questions qu’ils se font, quand ils se rencontrent après quelques jours d’absence, ont pour objet de connaître les malheurs qui leur sont arrivés ; les amis ou les parents qu’ils ont perdus, les disettes ou les famines qu’ils ont éprouvées [485]. La mort est en elle-même un accident si peu à craindre, qu’ils la considèrent souvent comme un événement heureux : ils n’y voient que la fin de leurs misères ; aussi n’est-il pas rare qu’ils se la donnent eux-mêmes [486].
[II-331]
Les tourments horribles qu’ils font souffrir à leurs prisonniers n’ont pour cause que l’opinion où ils sont que la mort qui n’est pas accompagnée de douleurs, est un bien plutôt qu’un mal.
« Lorsque les Européens, dit Lahontan, s’ingèrent de reprocher à ces sauvages leur férocité, ils vous répondent froidement que la vie n’est rien ; qu’on ne se venge pas de ses ennemis en les égorgeant, mais en leur faisant souffrir des tourments longs, âpres et aigus ; et que, s’il n’y avait que la mort à craindre dans les guerres, les femmes les feraient aussi librement que les hommes [487]. »
L’état de souffrance est pour eux si habituel, et leur imagination est tellement familiarisée avec les douleurs les plus atroces, qu’ils supportent, sans se plaindre ou même en excitant leurs bourreaux, les tortures les plus longues et les plus horribles que leurs ennemis puissent inventer [488].
Sous les climats âpres du Canada, les sauvages sont poursuivis, dans les temps de disette, par l’image des calamités, jusque dans leur sommeil.
« Ils rêvent, dit Raynal, qu’ils sont entourés d’ennemis ; ils voient leur bourgade surprise nager dans le sang ; ils reçoivent des outrages, des blessures ; on leur enlève leurs femmes, leurs enfants, leurs amis. À leur réveil, ils prennent ces visions pour un avis des dieux ; et la crainte que met cette opinion dans leur âme, ajoute à leur férocité par la mélancolie dont elle teint toutes leurs idées et leurs sombres regards [489]. »
Cependant, quelque misérable que soit l’état de ces peuples, quelque profond que soit leur abaissement dans l’échelle de la civilisation, ils ont un orgueil farouche, indomptable. Ils se croient une race supérieure, et s’imaginent faire beaucoup d’honneur à un Européen que de traiter d’égal à égal avec lui. Les Iroquois, dit Hennepin, s’appellent les hommes par excellence, comme si toutes les autres nations n’étaient que des bêtes à leur égard. Les Cherokees sont si remplis de l’idée de leur supériorité, qu’ils appellent les Européens des Riens, ou la race maudite, et qu’ils se disent eux-mêmes le peuple bien-aimé [490]. Les Esquimaux, comme les Iroquois, paraissent se considérer presque exclusivement comme des hommes ; ils ne désignent les Européens que par la qualification méprisante de barbares [[491] .
L’orgueil, la vengeance et la perfidie, et les craintes qu’ils s’inspirent mutuellement leur donnent une qualité qu’on serait peu disposé à rechercher parmi de pareils peuples : c’est la politesse. Jamais ils ne contredisent une personne qui leur parle ; quelque absurde que leur paraisse le discours qu’on leur tient, ils répondent, voilà qui est bien, tu as raison, mon frère ; mais aussi ils exigent des autres les mêmes déférences qu’ils leur accordent. Ils sont, suivant Volney, aussi réservés et aussi polis que les membres d’un corps diplomatique : un manque d’égards, une violation de l’étiquette, pourraient avoir chez eux des conséquences non moins terribles que chez les peuples les plus attachés au point d’honneur [492].
Les nombreuses peuplades qui sont répandues sur le vaste continent de l’Amérique, ont entre elles tant de ressemblance, qu’au premier coup d’œil elles paraissent presque toutes appartenir à la même famille. Cette ressemblance existe non seulement dans la couleur et dans la plupart des traits de leur caractère physique ; elle se remarque aussi dans leurs mœurs : on trouve partout à peu près les mêmes qualités et les mêmes vices. Les principales différences morales qui existent entre eux, se trouvent, non dans la nature de leurs passions, mais dans la force plus ou moins grande avec laquelle ces passions se manifestent. Ce sont, au reste, les mêmes différences qu’on observe entre la horde la plus barbare et la nation la plus civilisée ; de part et d’autre on trouve de l’orgueil, de la fausseté, de la dureté, de la vengeance, de la paresse, de l’imprévoyance, la passion du jeu ; de part et d’autre on trouve de l’amitié, du courage, de l’amour pour ses enfants, du patriotisme ; mais de part et d’autre toutes ces passions n’ont pas la même énergie : dans l’état de barbarie ce sont les passions malfaisantes ou antisociales qui affectent la plus grande partie de la population et qui sont les plus énergiques. Dans l’état de civilisation, au contraire, ces passions sont les plus faibles et n’affectent que le petit nombre, tandis que ce sont les affections sociales qui dominent [493].
[II-336]
De l’état social et des mœurs des peuples d’espèce cuivrée, placés entre les tropiques. — Parallèle entre ces peuples et ceux de même espèce placés sous les climats froids du nord.
On a vu précédemment comment les moyens à l’aide desquels les peuples cuivrés du nord de l’Amérique pourvoient à leur subsistance, influent sur leurs relations sociales, et sur leurs mœurs privées. On a pu remarquer que, moins leurs moyens d’existence sont assurés, et plus les passions malfaisantes ou antisociales sont énergiques. Il s’agit d’exposer maintenant l’état et les mœurs des peuples de même espèce placés au centre de ce continent, et de voir quels sont les points de ressemblance ou de dissemblance qui ont existé entre eux. Afin de rendre la comparaison plus facile, je suivrai dans ce chapitre le même ordre que j’ai suivi dans les chapitres précédents.
Les nations cuivrées placées au centre du continent américain, entre les tropiques, tiraient de l’agriculture leurs principaux moyens d’existence, longtemps avant que les Européens les eussent asservies. Il était rare de rencontrer parmi elles des peuplades vivant principalement des produits de la chasse. Non seulement la terre était cultivée, mais chacun avait la propriété exclusive du sol qu’il cultivait, et des produits qu’il en retirait. Même dans le Paraguay, où les jésuites espagnols ont introduit la communauté des biens, chaque individu avait la propriété exclusive de la terre qu’il avait mise en valeur. La culture commune, qui les a fait rétrograder au point où en étaient quelques peuplades du nord, était si contraire à leurs idées, qu’elle a toujours été pour eux la partie la plus insupportable de l’administration de leurs conquérants [494].
Mais en même temps que nous trouvons des peuples vivant au moyen des produits de leur agriculture, nous trouvons aussi que ces peuples sont composés de deux races d’hommes, ou que dans chaque état la population est divisée en deux castes : l’une qui cultive le sol et vit dans l’oppression ; l’autre qui vit sur ce que la première produit ou fait produire à la terre. Nous trouvons ici un régime social à peu près semblable à celui que nous verrons dans la plupart des îles du grand Océan, dans le centre de l’Afrique, et qui a longtemps existé dans la plupart des États de l’Europe.
Chez les Natchez, tribu jadis puissante qui vivait sur les bords du Mississipi, mais qui est aujourd’hui éteinte, la population était divisée en deux classes. La première jouissait de prérogatives héréditaires ; la seconde était considérée comme vile, et formée seulement pour la servitude. Cette distinction était marquée par des dénominations qui désignaient le rang élevé des uns, et la profonde dégradation des autres : ceux-là se désignaient sous le nom de respectables , et ils désignaient ceux-ci sous le nom de puants. Le chef, dont le pouvoir était de même nature que celui des nobles, et par conséquent héréditaire, était considéré comme ayant une origine divine : il était le frère du soleil que ces peuples adoraient ; ses ordres avaient la même force que s’ils avaient été donnés par la divinité [495].
Dans le Mexique, il existait un ordre à peu près semblable ; la population était divisée d’abord en deux grandes fractions. Celle qui comprenait la partie la plus considérable, et qui exécutait tous les travaux au moyen desquels les hommes existent, était vile et esclave. Celle qui vivait sur les travaux de la première, se disait respectable ; elle était noble. Les cultivateurs, désignés sous le nom de mayeques , étaient dans un état à peu près semblable à celui où se trouvaient les paysans en Europe, au temps où le régime féodal était dans toute sa force. Ils étaient considérés comme des instruments de culture, et ne pouvaient quitter le sol auquel ils étaient attachés, sans la permission de leur maître. Ils passaient d’un propriétaire à l’autre, avec le sol, dans les cas où il était aliéné. Ils étaient tenus de cultiver la terre, et d’exécuter d’autres travaux jugés vils. Plusieurs étaient réduits en état de servitude domestique ; ils étaient, comme les esclaves des Romains, mis au rang des choses. Leurs maîtres pouvaient disposer d’eux de la manière la plus absolue, ou même les tuer, sans encourir aucune peine [496].
La classe des hommes forts, à laquelle nous donnons le nom de supérieure, était elle-même divisée en diverses fractions. Un petit nombre d’entre eux possédaient de vastes territoires, partagés en plusieurs classes, à chacune desquelles divers titres d’honneur étaient attachés ; quelques-uns transmettaient ces titres à leurs descendants à l’infini, avec les terres dont ils faisaient partie. D’autres ne tenaient des terres qu’à cause des fonctions qu’ils remplissaient ; ces terres constituaient leur salaire, et cessaient de leur appartenir quand les fonctions dont elles étaient la récompense leur étaient enlevées. Enfin, plusieurs, sans remplir aucune fonction et sans être esclaves, possédaient des terres dont ils avaient la propriété exclusive, et qu’ils transmettaient à leurs enfants. On avait réservé, dans chaque district, une certaine étendue de terres qui était cultivée en commun par la basse classe du peuple, et qui servait à son existence. Il y avait, au-dessus de la population entière, un chef unique ; ce chef ne tenait pas son pouvoir de ses ancêtres : il était élu par les principaux membres de l’État. Le nombre des grands de la première classe s’élevait à trente ; chacun d’eux avait au-dessous de lui environ trois mille nobles, qui lui étaient subordonnés ; et le nombre total des individus que chacun des principaux chefs avait dans son territoire, était d’environ cent mille [497].
Dans le Pérou, la population était aussi divisée en plusieurs classes. La première se composait de ceux qui remplissaient tous les emplois, soit en temps de paix, soit en temps de guerre : c’étaient les nobles. La seconde se composait d’hommes qui ne remplissaient aucun emploi, mais qui n’étaient assujettis à aucun genre de servitude. La troisième était formée d’individus employés aux travaux jugés les plus vils de la société : ils portaient les fardeaux, ou se livraient à d’autres occupations qui sont le partage des esclaves dans les pays où la servitude est établie. La population était soumise à un chef unique dont la personne était sacrée : c’était un messager des dieux, un enfant du soleil : pour maintenir la pureté de cette divine race, les frères épousaient leurs sœurs [498]. Les terres n’étaient pas possédées par les grands comme dans le Mexique. Une part était consacrée au soleil et destinée au culte ; le produit en était employé à la construction et au maintien des temples, à la célébration des cérémonies de la religion, et, dans les temps de disette, à la subsistance du peuple. Une seconde part appartenait à l’Inca, et était employée à payer les dépenses du gouvernement. La troisième et la plus considérable était destinée à la subsistance du peuple. La culture, dans chaque canton, se faisait en commun, les produits en étaient ensuite distribués à chacun en raison de ses besoins [499].
Nous ne pouvons savoir d’une manière positive de quelle manière se formèrent, au centre de l’Amérique, les diverses classes que les Espagnols y trouvèrent ; mais, en considérant les traditions qui existaient encore dans ce pays à l’arrivée de ces conquérants, la manière dont la population était divisée, et les idées qui régnaient parmi elle, il n’est pas difficile de voir que là aussi un peuple agricole, industrieux et pacifique, avait été asservi et partagé par une armée de barbares. À l’époque où les Espagnols firent la conquête du Mexique, les grands ou nobles de ce pays étaient convaincus qu’ils n’en étaient pas originaires : ils savaient que vers le dixième siècle de notre ère, les premiers occupants avaient été asservis par d’autres tribus, et que vers le treizième, environ deux siècles avant la découverte de l’Amérique, le Mexique avait été conquis par une tribu puissante, venue des bords du golfe de Californie. Il paraît donc qu’à une époque peu reculée, une confédération semblable à celle des nations iroquoises, s’empara du pays ; que le général conserva le pouvoir que lui donnait sa position ; que les trente grands n’étaient que les chefs des hordes qui avaient élu leur général ; que les trois mille nobles étaient les soldats de chaque horde, et enfin que les cultivateurs étaient la population asservie.
Nous ne pouvons déterminer quelles étaient les mœurs de ces peuples à l’arrivée des Espagnols, avec la même précision que nous avons déterminé celles des peuplades qui habitent le nord. Il y avait déjà deux siècles qu’ils avaient été asservis et en grande partie détruits par les Européens, lorsque les philosophes ont commencé à s’occuper de l’observation de leurs mœurs. Nous ne pouvons donc connaître qu’un petit nombre de faits relativement à eux ; mais le peu que nous apprennent les premiers écrivains espagnols, est suffisant pour nous faire juger des faits qu’eux-mêmes ne surent pas observer.
On a vu combien est étendue, sur les mœurs des indigènes du nord de l’Amérique, l’influence de leurs moyens d’existence ; combien l’état de chasseur endurcit le caractère des individus qui s’y livrent, et rend misérable le sort des femmes, des enfants, des vieillards, des malades, qui sont obligés de suivre les hommes les plus robustes dans les forêts et au milieu des neiges, ou de rester exposés à la famine et aux attaques de leurs ennemis. Aucun de ces maux ni des vices qui en sont la suite, ne pouvait atteindre les peuples du centre de l’Amérique, puisqu’ils étaient tous agriculteurs : les plus avancés dans l’agriculture étaient en général ceux qui étaient les plus rapprochés de l’équateur ; les Natchez ne tiraient presque plus rien de la chasse, et les habitants de Bogota y avaient complètement renoncé [500].
Dans le Pérou, l’agriculture et les arts de première nécessité étaient plus avancés que dans aucune autre partie de l’Amérique. La quantité de terre qui devait être mise en culture, était proportionnée aux besoins des habitants ; on avait même prévu, autant que possible, les effets d’une mauvaise récolte ; les produits mis en réserve pour les frais du culte ou pour l’entretien du gouvernement, étaient distribués au peuple dans les temps de disette. Non seulement tous les terrains naturellement fertiles avaient été mis en culture ; mais, au moyen d’aqueducs et d’irrigations artificielles, on avait fertilisé des terrains improductifs : sous les mains de ces peuples actifs et industrieux, des sables stériles s’étaient transformés en campagnes florissantes. Les Espagnols, au temps de la conquête, trouvèrent le pays si bien pourvu de provisions de tout genre, que, dans leurs relations, on trouve peu de ces tristes scènes de détresse occasionnées par la famine, si fréquentes dans l’histoire des conquérants du Mexique [501].
Les rapports de subordination que nous avons observés chez les peuplades du nord, entre les chefs et les autres membres de la tribu, ne sont bien marqués que dans les occasions où le concours de tous est requis pour obtenir un résultat qui les intéresse également. Dans les autres circonstances, il n’existe d’autre supériorité que celle de la force, et chaque individu est en quelque sorte sous l’empire de tout homme plus puissant que lui [502]. Chez les peuples placés sous les tropiques, nous trouvons aussi qu’une partie de la population était soumise à l’empire de la force ; cet empire se manifestait par les qualifications données aux uns et aux autres, par la différence de leurs habitations, de leurs vêtements, de leurs occupations. Mais, comme tous n’étaient pas soumis au même régime, il est nécessaire de les considérer séparément.
Si, comme cela paraît indubitable, les peuples agriculteurs des tropiques ont été asservis par leurs voisins moins civilisés du nord, il ne faut pas douter que ceux-ci n’aient conservé, après la conquête, le mépris qu’ont les conquérants pour le travail, et surtout pour celui de la terre ; il ne faut pas douter qu’ils n’aient fait de l’industrie la marque de la servitude, et de l’oisiveté l’apanage de la noblesse ; la guerre, et le pillage des vaincus, leur auront paru les seules occupations dignes d’eux : nous avons vu que telles sont encore les idées des sauvages du nord. Il existe cependant une différence remarquable entre les peuplades de la partie la plus élevée de l’Amérique septentrionale, et celles qui ont envahi le Mexique et les contrées qui en sont les plus voisines. Quand les premiers surprennent une horde ennemie, ils en massacrent tous les individus ; ils sont sans intérêt à les conserver, car ils ne sauraient qu’en faire. Les seconds n’ont pas exterminé le peuple conquis, ils sont entrés en partage avec lui des produits de ses travaux : les parts ont été sans doute fort inégales ; mais celle qui est restée aux vaincus, a été cependant plus considérable et surtout plus assurée que celle qui tombe en partage aux hommes les plus forts qui vivent de chasse ou de pêche. La partie la plus misérable de la population des tropiques, avant la conquête des Espagnols, était condamnée à moins de fatigues, à moins de privations, et même à moins de violences que les populations barbares du nord. Les serfs des Natchez et des Mexicains, par lesquels les travaux de l’agriculture étaient exécutés, étaient moins dégradés et moins accablés de travail, ils avaient moins à souffrir que les femmes, que les vieillards, que les enfants chez les peuples chasseurs. Quant à la classe des dominateurs, il est évident que leur sort était infiniment au-dessus de celui des individus les moins misérables qui se trouvent parmi des hordes de chasseurs.
Il est même remarquable que plus on approche de l’équateur, et plus les rapports entre les diverses classes de la population s’adoucissent. Chez les Natchez et chez les Mexicains, les travaux de l’agriculture et ceux qui s’y livraient, étaient encore avilis aux yeux des conquérants. Mais il n’en était plus de même au Pérou ; ici la classe gouvernante, loin de considérer les occupations de l’agriculture comme avilissantes, cherchait au contraire à les rendre honorables. Les chefs de l’État, quoiqu’ils s’attribuassent une origine divine, donnaient eux-mêmes l’exemple du travail : les enfants du soleil cultivaient de leurs propres mains un champ près de Cusco, et ils appelaient cela leur triomphe sur la terre [503]. Loin de ravir à la population ses moyens d’existence, ils lui distribuaient, au contraire, dans les temps de disette, une partie des produits destinés à l’entretien du culte et du gouvernement. L’autorité des chefs était exercée d’une manière si douce que les rébellions étaient inconnues ; et que sur une succession de douze princes, on n’en comptait aucun qui eût été un tyran, exemple si rare dans l’histoire, qu’il est à peine croyable [504].
Si la conquête de ces contrées par les incas et les caciques, n’avait été que le triomphe de la force, ce triomphe du moins n’avait pas été permanent, et n’était pas devenu général. Au temps de la conquête des Espagnols, la propriété territoriale était fixée presque chez toutes les nations placées entre les tropiques. Il était chez les Mexicains des magistrats chargés de veiller au respect des propriétés et à la sûreté des personnes ; et, si l’on peut s’en rapporter au jugement des écrivains espagnols, les lois étaient aussi sages et la justice aussi bien administrée que chez les peuples les plus civilisés. Sous le rapport de la justice et de quelques autres parties du gouvernement, les Mexicains et les Péruviens étaient plus avancés que ne l’étaient alors les peuples qui avaient fait le plus de progrès en Europe [505].
La force ne décidait donc plus chez eux, comme chez les autres peuples du même continent, du sort des propriétés ; la punition des délits n’était plus abandonnée à la discrétion et à la force des personnes qui se croyaient offensées. De là il résultait plusieurs conséquences morales. L’esprit de vengeance, que nous avons trouvé si énergique chez les peuples chasseurs, avait infiniment moins de force, n’étant plus nécessaire à la sûreté de chacun. Les haines étaient nécessairement moins énergiques, moins générales, moins durables, la justice faisant tomber le châtiment sur le coupable, et garantissant ses enfants ou les membres de sa famille des atteintes qui auraient pu être portées à leur sûreté. Les vengeances étant moins à craindre, il devait exister moins de fausseté ou de perfidie dans les relations habituelles des individus ; les uns n’ayant pas à dissimuler, pour se venger avec plus de certitude et d’impunité, les autres pour prévenir ou désarmer la vengeance.
La sûreté des propriétés n’avait pas sur les mœurs moins d’influence que la sûreté des personnes. Dans les moments d’abondance, la masse de la population ne consommait pas au-delà de ses besoins, puisqu’elle avait la faculté de conserver ses ressources pour un autre temps. Aussi ces peuples s’étaient-ils fait de la tempérance une si grande habitude, qu’ils considérèrent comme une espèce de prodige la voracité des Espagnols ; ils n’auraient manifesté aucun étonnement à cet égard, si, comme les chasseurs du nord, ils avaient été accoutumés à consommer en un seul repas ce qui leur eût suffi pour en faire six. Ayant moins à craindre de se voir ravir les fruits de leur travail, ils étaient moins portés à l’oisiveté. Lorsque l’on considère, en effet, les travaux que ces peuples avaient déjà exécutés au quinzième siècle, sans le secours d’aucun instrument de fer et d’aucun de nos animaux domestiques ; leurs routes, plus belles qu’aucune de celles qui existaient en Europe à cette époque ; leurs aqueducs et leurs palais dont le temps n’a pas encore effacé les débris ; leurs établissements de postes, inconnus alors parmi nous ; leurs connaissances astronomiques ; leur division du temps, et les progrès de plusieurs arts, il n’est pas possible de croire qu’ils eurent moins d’activité que les peuples des climats froids, incapables de se donner aucun mouvement à moins que la faim ne les presse, ou qu’ils ne soient excités par la vengeance.
Les Espagnols nous apprennent peu de choses sur les relations de famille qui existaient chez ces peuples au temps de la conquête ; nous ne pouvons pas douter cependant que l’état des femmes, des enfants, des vieillards, ne fût de beaucoup supérieur à ce qu’il était chez les tribus du nord. La population existant principalement au moyen des travaux de l’agriculture, les hommes se livraient à ces travaux comme les femmes, chacun dans la mesure de ses forces. Le genre d’occupation auquel les femmes se livraient, loin [II-350]d’être pour elles une cause de mépris, devait être au contraire une cause d’estime, puisqu’il les élevait au niveau des hommes, et en quelque sorte au niveau du prince qui s’honorait de son triomphe sur la terre. Elles n’étaient pas obligées de suivre les hommes à travers les forêts et au milieu des neiges, accablées de fardeaux qui excédaient leurs forces, sans cesse exposées à être outragées par leurs maris, à être enlevées par des hordes ennemies, ou à périr de misère. Rien n’établit et ne peut faire même présumer qu’elles fussent exposées, comme chez les peuples du nord, à être la proie des lutteurs les plus forts, à être vendues, échangées, jouées comme une marchandise. L’état de civilisation auquel ces peuples étaient parvenus exclut un ordre de choses semblable.
Les enfants ni les vieillards n’étaient pas non plus exposés aux mêmes dangers : il était plus facile de pourvoir à leurs besoins ; ils n’avaient pas à suivre des chasseurs à la poursuite du gibier, ou à échapper par une fuite rapide aux fureurs d’un ennemi implacable.
Mais c’est surtout dans les relations de nation à nation que la différence des mœurs se manifeste. Chez les peuples chasseurs des climats froids, pour lesquels la vie est souvent un fardeau et la mort un événement heureux, la guerre entre les hordes est un état habituel. Le but de chacune d’elles est de détruire toutes celles qui l’environnent, et l’on ne croit pas s’être vengé d’un ennemi fait prisonnier, si avant de le tuer on ne lui a pas fait souffrir les tourments les plus horribles. Chez les peuplades plus rapprochées des tropiques, on immolait les prisonniers ; mais on les traitait d’une manière moins cruelle que chez les peuples plus élevés dans le nord, et l’on conservait les enfants et les femmes comme esclaves [506]. Les Mexicains dévouaient aussi leurs prisonniers à la mort ; ils les offraient à leurs dieux en sacrifice ; mais ils ne les tourmentaient pas. Enfin, les Péruviens n’infligeaient à leurs ennemis vaincus, ni la mort, ni aucun genre de torture.
« Les Péruviens, même dans leurs guerres, dit Robertson, montraient un esprit différent de celui des autres Américains. Ils ne combattaient pas comme des sauvages, pour détruire et exterminer, ou comme les Mexicains, pour offrir des sacrifices humains à des divinités altérées de sang. Ils faisaient des conquêtes pour civiliser les vaincus et les unir à eux, pour leur faire part de leurs connaissances, de leurs arts, et de leurs institutions. Les prisonniers n’étaient exposés ni aux tortures, ni aux insultes qui étaient leur partage dans les autres parties du Nouveau-Monde. Les incas prenaient sous leur protection les peuples qu’ils avaient vaincus, et les admettaient à jouir de tous les avantages qui étaient assurés à leurs autres sujets [507]. »
À l’époque où l’Amérique fut conquise par les Européens, un grand nombre des peuplades du nord étaient dans l’usage de manger leurs prisonniers. Cet usage, commun à presque toutes les hordes qui vivent sur les côtes du nord-ouest, n’avait pas encore cessé chez elles, à la fin du siècle dernier [508]. Les grands du Mexique, qui, à l’arrivée des Espagnols, se vantaient d’être des conquérants récemment venus du nord-ouest, n’avaient pas non plus renoncé aux usages de leurs ancêtres : comme eux, ils sacrifiaient leurs prisonniers, et les mangeaient ensuite. Mais les Péruviens, placés sous l’équateur, et beaucoup plus anciens dans le pays [509], étaient étrangers à ces horribles sacrifices : ils n’offraient à leur divinité que des animaux, des fruits de leurs champs, et quelques produits de leurs arts [510].
[II-353]
On ne peut juger par les mœurs actuelles des indigènes de l’Amérique, qui vivent entre les tropiques, des mœurs qui existaient chez eux à l’arrivée des Européens. La destruction de leurs gouvernements et de leurs religions ; l’extermination de la partie la plus éclairée de leur population ; l’asservissement des autres parties à une race d’étrangers qui différaient d’eux par leur langage, par leurs mœurs, par leurs opinions religieuses, et même par plusieurs de leurs traits physiques, ont suffi pour les rendre méconnaissables. Cependant, quoique plusieurs de ces peuples aient évidemment rétrogradé, la plupart sont encore de beaucoup supérieurs aux peuplades du nord, sous le rapport des habitudes morales.
Les relations des voyages faits dans les régions équinoxiales, nous donnent souvent des preuves de l’abrutissement dans lequel la servitude a plongé ou retenu les indigènes ; mais on n’y trouve pas ces actes de vengeance et de cruauté si fréquents chez les peuples du nord. Les voyageurs nous disent, au contraire, que les nations agricoles sont toutes douces, pacifiques, et ne font tout au plus que se défendre, lors même que leur taille et leurs forces sont très supérieures à celles des autres. Si quelques-unes de ces peuplades font des prisonniers, elles les laissent jouir de leur liberté, et les traitent en compatriotes. Les sauvages de la Guyane, placés presque sous l’équateur, sont aussi courageux que les sauvages les plus intrépides du Canada ; ils sont plus vites à la course ; mais, dit un voyageur qu’ils avaient fait esclave, ils sont moins inhumains : ils ne mangent pas leurs prisonniers [511]. Chez les mêmes nations, les femmes, quoique obligées de se livrer à des travaux pénibles, sont moins avilies et moins misérables que chez les peuplades du nord ; les deux sexes se livrent au même genre d’occupations [512].
Un homme peut épouser plusieurs femmes ; mais, comme le divorce est libre aux deux sexes chez plusieurs nations, toute femme peut abandonner un mari polygame, si elle le juge convenable [513]. Les femmes ne sont pas la propriété du plus fort : chez quelques peuplades, elles ne consentent à se marier, que lorsqu’elles ont fait leurs conventions soit avec leur futur mari, soit avec ses parents [514]. Les peuples errants du nord ne passent jamais dans un lieu sans détruire tout ce qui se rencontre sur leur passage ; les peuples du sud, que l’agriculture n’a pas encore entièrement fixés, sèment quelque chose partout où ils passent, dans l’espérance qu’un jour ils en recueilleront les fruits [515]. Les peuples les plus abrutis des tropiques manquent de propreté ; mais, comme ils sont souvent dans l’eau, leur saleté n’approche pas de celle des peuples qui vivent sous des climats froids [516].
Les historiens espagnols assurent que les incas et les caciques jouissaient d’un pouvoir sans bornes ; mais, outre que cette assertion s’accorde peu avec les éloges qu’ils donnent à leurs lois et à la manière dont ils disent que la justice était administrée, elle est démentie par les coutumes que ces peuples ont conservées, et qu’il n’a pas été au pouvoir des conquérants espagnols de détruire. Les indigènes du Pérou sont dans l’usage de se réunir à certaines époques pour délibérer sur leurs intérêts communs ; et tout ce que le gouvernement espagnol a jamais pu obtenir d’eux à cet égard, c’est que leurs assemblées seraient présidées par un officier de son choix.
« Il est impossible, dit à ce sujet Ulloa, de faire renoncer ces peuples à leurs anciens usages ; on ne le tenterait qu’en courant les plus grands risques. Si on leur interdisait absolument toute assemblée connue, ils iraient en tenir de nuit dans des endroits éloignés, et il serait très difficile d’être instruit de leurs délibérations [517]. »
En même temps que les peuples du Pérou ont tenu avec une constance invincible à l’usage de s’assembler pour délibérer sur leurs intérêts communs, ceux du Mexique ont conservé pour leurs caciques tout le respect que portaient leurs ancêtres aux hommes de cette classe. Par la conquête des Espagnols, tous les indigènes ont été réduits au même niveau ; il est difficile de distinguer, par leur extérieur, ceux qui descendent des anciens grands de ceux qui descendent des dernières classes du peuple.
« Le noble, dit M. de Humboldt, par la simplicité de son vêtement et de sa nourriture, par l’aspect de misère qu’il aime à présenter, se confond facilement avec l’Indien tributaire. Ce dernier témoigne au premier un respect qui indique la distance prescrite par les anciennes constitutions de la hiérarchie aztèque [518]. »
Ce respect, transmis par les dernières classes du peuple à leurs descendants, en faveur des descendants des maîtres déchus, ne serait-il pas une preuve que la domination d’une classe sur les autres n’était pas aussi dure qu’on le suppose ?
Ainsi, nous ne saurions trouver chez les indigènes de l’Amérique qui habitent sous les climats du nord, aucune supériorité morale sur les peuples placés entre les tropiques. Ils leur sont, au contraire, généralement inférieurs sous un grand nombre de rapports : ils ont plus de rapacité, de cruauté, de perfidie, d’intempérance, de paresse, de saleté, d’imprévoyance et d’orgueil. Il semble qu’ils devraient leur être supérieurs par la constance à supporter l’adversité ; mais, même sous ce rapport, ils sont de beaucoup au-dessous des autres.
« Ces peuples, dit Hearne, ne sont jamais heureux à demi, car le malheur des autres n’est rien pour eux. Mais si la moindre prospérité les enivre, le moindre revers personnel ou domestique les accable. Comme les autres peuples non civilisés, ils supportent les peines physiques avec beaucoup de résignation, quoique je regarde les Indiens du sud supérieurs à eux à cet égard [519]. »
Les écrivains qui ont prétendu qu’on ne pouvait trouver des vertus que chez les sauvages ou les barbares, ont attribué les vices des Américains du nord aux communications que ces peuples ont eues avec les Européens. Pour donner à cette assertion une apparence de vraisemblance, il eût fallu prouver que les peuplades placées dans la même position, mais n’ayant jamais communiqué avec les nations de l’Europe, avaient des mœurs moins vicieuses. Mais c’est précisément le contraire qui est constaté : ce sont les hordes qui ont toujours été les plus isolées, comme celles de Van-Diemen, de la Nouvelle-Hollande, des îles Alentiennes et de la côte nord-ouest de l’Amérique, chez lesquelles on a trouvé les vices les plus nombreux et les plus énergiques. C’est en parlant des derniers que La Pérouse, après avoir tracé le tableau de leurs mœurs atroces, a écrit :
« J’admettrai, si l’on veut, qu’il est impossible qu’une société existe sans quelques vertus ; mais je suis obligé de convenir que je n’ai pas eu la sagacité de les apercevoir [520] ».
[II-359]
Des rapports observés entre les moyens d’existence et l’état social des peuples d’espèce malaie du grand Océan. — Du genre d’inégalités qui existent chez ces peuples.
Les îles du grand Océan, en exceptant celles qui sont les plus rapprochées de l’Asie et qui se rattachent à ce continent, sont partagées entre des peuples de deux espèces : entre des peuples classés sous le nom d’espèce malaie, et des peuples classés sous le nom d’espèce nègre ou éthiopienne. Ces deux espèces d’hommes différant les unes des autres par leur constitution physique, par le degré de développement intellectuel auquel ils sont parvenus, par leurs mœurs et par leur langage, il importe de ne pas les confondre. Quant aux peuples qui habitent les îles situées près du continent asiatique, et qui sont classés sous le nom d’espèce mongole, je ferai connaître leurs mœurs et leur état social, lorsque je parlerai des peuples de cette espèce qui habitent l’Asie.
En décrivant l’état social des peuples d’espèce malaie, je suivrai l’ordre que j’ai observé dans l’exposition des mœurs des peuples d’espèce cuivrée : je ferai connaître d’abord la constitution générale de chaque association ; je considérerai ensuite, chez chaque peuple, les individus dans les relations qu’ils ont les uns avec les autres comme membres d’une famille, comme époux ou comme parents ; je les considérerai, en second lieu, dans les relations que les uns ont avec les autres comme chefs et comme subordonnés, comme domestiques et comme maîtres, comme gouvernants et comme gouvernés ; je les considérerai, en troisième lieu, en corps de nation, et dans les rapports que les peuples ont les uns avec les autres, comme alliés ou comme ennemis ; enfin, je les considérerai par les vertus ou par les vices qui n’ont aucun rapport spécial avec quelqu’une des précédentes qualifications, ou par les habitudes dont les effets principaux sont ressentis par l’individu lui-même, et qui n’affectent pas les autres d’une manière immédiate.
Nous avons vu précédemment que les peuples d’espèce malaie qui occupent les îles du grand Océan situées entre les tropiques, en les comparant en corps de nation, diffèrent peu entre eux dans leur organisation physique, dans leur langage et dans le développement de leurs facultés intellectuelles ; nous allons voir qu’ils diffèrent également de fort peu dans la constitution de leurs sociétés, dans leurs mœurs publiques et privées, et dans les relations qu’ils ont les uns avec les autres.
Tous les peuples d’espèce malaie qui sont placés entre les tropiques, ou qui en sont à peu de distance, vivent des produits de l’agriculture ; chez eux, la terre est partagée en propriétés privées depuis une époque qui nous est inconnue ; les champs sont clos et bien cultivés ; le pays est généralement traversé de routes bien entretenues ; la navigation a déjà fait quelques progrès, et la pêche, quoique abondante, n’est cependant considérée que comme un supplément à leurs moyens d’existence. Ces diverses circonstances suffisent pour nous faire juger que, chez ces peuples, les liens sociaux doivent être plus forts que ceux qui existent chez les peuples cuivrés placés sous le climat le plus froid de l’Amérique.
Des voyageurs ont observé, dans les archipels du grand Océan et chez les mêmes peuples, des individus qui différaient tellement les uns des autres par leur constitution physique, qu’ils ont cru qu’ils appartenaient à deux races particulières [521]. Les différences physiques qu’ils ont observées, ne sont peut-être pas suffisantes pour nous faire admettre comme un fait constaté, l’existence sur le même sol de deux espèces d’hommes ; mais, en admettant que toutes les classes qu’ils ont observées, sont de même espèce, toutes ne paraissent pas également anciennes dans le pays. Là, comme dans tous les États de l’Europe avant la destruction du régime féodal, il existe deux peuples sur chaque terre : celui qui en fut le premier possesseur, qui la défricha, et qui la cultive encore ; et celui qui, arrivé plus tard, s’empara du sol et des cultivateurs, et qui vit au moyen de ce qu’ils produisent. Lorsqu’une armée de barbares s’empare d’un territoire précédemment occupé, le moyen d’exploitation le plus simple qui se présente, c’est de considérer les cultivateurs comme des bêtes, et de les attacher à la culture. Si, pour la conservation de la conquête, l’armée reste organisée, si les individus dont elle se compose restent subordonnés les uns aux autres, il s’établit une espèce d’ordre qu’on a désigné sous le nom de régime féodal ; ordre dans lequel les individus des classes conquises sont mis au rang des choses, et où les autres sont considérés en raison de l’élévation de leur grade et de l’étendue de leurs possessions.
Tel est l’état social des peuples d’espèce malaie, qui occupent presque toutes les îles du grand Océan. Dans les îles des Amis, dont quelques-unes sont fort considérables, et dont le nombre excède cent cinquante, il existe un chef suprême, et ce chef est le général de l’armée [522]. L’île principale, dans laquelle il réside, est divisée en quarante-trois districts, chacun desquels est soumis à un chef particulier [523]. Toutes les autres îles ont également des chefs qui sont subordonnés les uns aux autres, et dont les plus élevés en grade sont les subordonnés immédiats du chef général ; par l’effet de cette subordination, les rangs sont aussi multipliés dans ces îles qu’ils le sont en Angleterre.
Ces chefs sont possesseurs de toutes les terres [524] ; ils possèdent aussi les cultivateurs, et même tous les individus qui appartiennent aux classes laborieuses, puisqu’ils exercent sur eux le pouvoir de vie et de mort [525]. Si le pays est menacé, chaque chef de district fournit un certain nombre de soldats qu’il commande lui-même, et l’armée entière est commandée par le chef général [526]. L’autorité de ce chef ou roi est héréditaire dans sa famille, quoiqu’elle passe ordinairement à ses frères avant que d’arriver à ses enfants [527]. Elle ne rend pas inviolable celui qui la possède ; car, s’il se rend coupable envers les chefs, ils peuvent le déposer ou même le faire mettre à mort. L’individu qui jouit du privilège d’exécuter la sentence, peut en même temps être revêtu du commandement général de l’armée [528].
[II-364]
Les chefs ne jouissent pas d’un pouvoir absolu sur ceux qui leur sont subordonnés ; celui de chaque district délibère sur les affaires locales avec les officiers inférieurs [529] ; le chef suprême délibère sur les affaires générales avec les principaux officiers ; c’est à la majorité que les délibérations sont prises [530]. L’autorité de tous les officiers est héréditaire, comme celle du chef général ; elle est transmise avec les terres qui en dépendent, de mâle en mâle, par ordre de primogéniture [531].
Le rang que chaque individu occupe dans l’État est marqué par les signes qu’il porte, par les dénominations qu’on lui donne, ou par les honneurs qu’on lui rend. Le respect que témoignent au chef principal les personnages même les plus considérables, est extrême ; s’il se présente devant eux, ils se prosternent, lui prennent le pied et le posent sur leur cou ou sur leur tête [532] ; s’il s’absente, il laisse à sa place un des meubles qui sont à l’usage de sa personne sacrée, le vase dans lequel il lave ses mains, par exemple, et l’on paie à ce meuble le même respect qu’à lui-même [533] ; s’il est dépouillé de son autorité, il en conserve le titre et les signes ; car sa qualité est inhérente à sa personne et à une origine divine ; les membres de sa famille portent le même nom qu’ils donnent à leurs dieux [534].
Les grands respectent la personne du roi, non à cause des qualités qu’il possède, mais parce que cette autorité est de même nature que la leur : par les hommages qu’ils lui rendent, ils font voir les hommages qui leur sont dus. Cook ayant eu à remercier un de ces rois des présents qu’il avait reçus de lui, espérait voir un jeune homme vigoureux, d’une figure spirituelle et d’un courage entreprenant.
« Nous trouvâmes, dit-il, un vieillard faible et décrépit, que les ans avaient presque rendu aveugle, et si indolent et si stupide, qu’il paraissait à peine avoir assez d’intelligence pour entrevoir que ses cochons et ses femmes nous avaient fait plaisir [535]. »
Les avantages qui résultent pour le roi de la possession de l’autorité, avantages qu’il partage avec les principaux chefs, sont, outre les plaisirs du commandement, de consommer dans chaque repas une incroyable quantité d’aliments [536], de posséder plusieurs femmes [537], et d’en avoir quelques-unes qui le préservent de l’incommodité des mouches avec un éventail, ou qui le frappent doucement sur les cuisses quand il veut dormir [538].
Les membres de la famille du chef général prennent le même titre que les dieux, ainsi qu’on l’a vu précédemment ; les autres chefs, outre le titre de seigneurs de la terre, prennent le titre de seigneurs du soleil et du firmament [539]. Chacun d’eux a une cour nombreuse, composée des cadets de famille qui tiennent un rang égal au sien ; c’est par ces cadets qu’il fait faire ses messages, ou remplir d’autres offices de sa maison [540]. Chacun d’eux a aussi une livrée particulière pour ses valets ; cette livrée consiste dans la manière de se couvrir, et varie selon les rangs ; les valets des nobles de dernière classe ne peuvent se couvrir que les reins [541]. Les grands se distinguent de plus par la nature du bois avec lequel ils s’éclairent pendant la nuit ; car les gens de la classe du peuple ne peuvent faire usage du même bois qu’emploient les seigneurs du soleil et du firmament [542]. Un homme d’un rang inférieur, qui approche d’un grand, se découvre toute la partie supérieure du corps en signe de respect [543]. Si un grand meurt, ses inférieurs donnent les mêmes marques de douleur que s’ils avaient perdu leurs amis les plus intimes, les parents les plus chers ; ils se meurtrissent le corps, ils se déchirent le visage, jusqu’à ce que le sang en sorte à gros bouillons [544]. Quelques-uns d’entre eux sont égorgés sur sa tombe [545] ; le nombre des victimes qu’on immole en pareille occasion s’élève dans quelques îles jusqu’à dix, si le chef auquel on les immole appartient à un rang distingué [546]. C’est le grand prêtre qui choisit les victimes, après avoir consulté en secret la divinité, mais il ne peut pas les choisir parmi les nobles [547]. Le prêtre chargé du sacrifice arrache l’œil gauche de la victime, le présente au roi, en lui commandant d’ouvrir la bouche, et le retire sans l’y avoir enfoncé. On appelle cette cérémonie manger l’homme , ou le régal du chef. Elle semble avoir pour objet de constater l’antique droit des vainqueurs de manger les vaincus [548]. Les privilèges des grands ne sont pas bornés dans cette vie ; ils jouissent, dans un autre monde, de tous les plaisirs qu’ils ont goûtés dans celui-ci, et leurs âmes sont immortelles. Les âmes des gens du peuple, aussitôt qu’elles se séparent des corps, sont mangées par leur dieu ou par un oiseau qui voltige autour des cimetières, et qu’ils nomment loata [549]. Dans ces îles les croyances religieuses sont formées dans la vue de perpétuer le pouvoir de l’aristocratie, l’avilissement et la servitude du peuple [550].
[II-369]
Les grands sont chargés du maintien de la police, et ils exercent sur les hommes des rangs inférieurs un pouvoir sans bornes. Les choses ou les actions qu’ils défendent sont dites tabou [551], et leurs défenses sont toujours sanctionnées par la religion. Si un individu exécute une action ou touche à une chose qui est tabou, il est assommé à coups de massue [552]. Les femmes des grands sont tabou pour tous les hommes d’un rang inférieur : on tue en conséquence ceux de ces derniers qui sont surpris avec une d’elles [553]. Les filles même des grands ne peuvent pas s’allier aux classes inférieures ; les enfants qui naissent de ces alliances sont mis à mort. Le père est également mis à mort, si la femme appartient à la famille du chef principal. Mais les femmes des rangs inférieurs ne sont pas tabou pour les grands : les enfants qui naissent de leurs liaisons avec elles, entrent, au contraire, dans les castes privilégiées et peuvent succéder à leurs pères [554], à moins que ceux-ci ne jugent à propos de les mettre à mort [555].
Les grands, qui veillent à ce que les hommes des rangs inférieurs cultivent la portion de terre qui leur est assignée, désignent, par le tabou, quelles sont les choses qu’il est permis au peuple de manger, et quelles sont celles qu’il doit s’interdire ; s’ils jugent à propos de multiplier le nombre des cochons ou des volailles, ils les déclarent tabou , et alors personne ne peut ni les manger ni les vendre ; si le chef principal entre dans une maison, cette maison est tabou, et le propriétaire ne peut plus l’habiter [556].
Cette aristocratie se perpétue, ainsi qu’on l’a déjà vu, par la transmission qui s’opère, en faveur du premier enfant mâle, du pouvoir et des propriétés qui ont appartenu au père. Mais que deviennent les autres enfants ? Les filles ne peuvent s’allier à des hommes des rangs inférieurs, puisque les enfants qui naîtraient de ces alliances seraient mis à mort. Les garçons doivent être peu disposés à faire de telles alliances, quoiqu’elles ne leur soient pas interdites, puisque ces femmes ne possèdent point de terres et ne peuvent par conséquent leur donner des moyens d’existence. Enfin, les classes non privilégiées n’ayant pas d’autre industrie que de cultiver la terre des grands et de travailler à leur profit, il n’est pas possible de lever sur elles des impôts assez considérables ou de créer des emplois inutiles assez lucratifs pour enrichir les familles des cadets. Ces inconvénients sont évités par la création d’une corporation de célibataires, que les voyageurs désignent sous le nom d’Arreoys ou Erreoe , et à laquelle sont agrégés les enfants cadets des classes privilégiées, hommes et femmes ; le métier des hommes est de faire la guerre ; leurs moyens d’existence sont les produits des travaux des classes laborieuses [557].
Dans cette association, les deux sexes vivent en commun, et il est rare qu’un même homme et une même femme restent ensemble plus de deux ou trois jours. Une des premières lois de la corporation est de ne point conserver d’enfants : si donc une femme devient enceinte, l’enfant est mis à mort dès sa naissance ; on l’étouffe en lui appliquant un morceau d’étoffe mouillé sous le nez et sur la bouche. Une mère peut sauver cependant l’enfant qu’elle porte, si elle sent pour lui quelque mouvement de tendresse ; mais il faut pour cela qu’elle renonce à la société dont elle fait partie, et qu’elle trouve un homme qui consente à servir de père à son enfant. Les individus qui appartiennent à cette société jouissent de plusieurs privilèges et d’une grande considération ; n’avoir point d’enfants vivants est pour eux un sujet d’orgueil [558].
Il est une autre condition nécessaire au maintien et à la durée des classes aristocratiques : c’est que l’estime et la considération soient exclusivement attachées aux qualités qui constituent seules l’aristocratie, c’est-à-dire à la naissance, et à l’hérédité des terres et du pouvoir. La considération qui serait accordée au mérite personnel, à des vertus ou à des talents, serait une atteinte au principe constitutif d’un tel ordre social ; puisqu’elle donnerait aux hommes des classes inférieures le moyen de sortir de leur abaissement et de se mettre au niveau des classes privilégiées. Aussi ces insulaires voient-ils avec un souverain mépris toute personne de leur nation qui n’est pas née dans les rangs supérieurs, quelles que soient d’ailleurs ses richesses et ses qualités personnelles.
« Il paraît, dit Cook en parlant d’un habitant de Tahiti qui était revenu dans cette île longtemps après en être sorti, il paraît qu’il connaissait mal le caractère des habitants des îles de la Société, et qu’il avait perdu de vue, à bien des égards, leurs coutumes ; autrement il aurait senti qu’il lui serait d’une difficulté extrême de parvenir à un rang distingué dans un pays où le mérite personnel n’a peut-être jamais fait sortir un individu d’une classe inférieure pour le porter à une classe plus relevée. Les distinctions et le pouvoir qui en est la suite semblent être fondés ici sur le rang ; les insulaires sont soumis à ce préjugé d’une manière si opiniâtre et si aveugle, qu’un homme qui n’a pas reçu le jour dans les familles privilégiées sera sûrement méprisé et haï s’il veut s’arroger une sorte d’empire. Les compatriotes d’Omaï (que Cook avait ramené dans son île et enrichi) n’osèrent pas trop montrer leur disposition pour lui, tant que nous fûmes parmi eux ; nous jugeâmes toutefois qu’il leur inspirait un sentiment de haine et de mépris [559]. »
Les individus qui n’appartiennent pas à la classe aristocratique, sont distingués par une marque piquetée qui annonce leur infériorité [560]. Ils cultivent la terre, vont à la pêche, font le service intérieur de la maison des grands, et préparent leurs aliments [561]. Mais, quoique ce soit eux qui, par leurs travaux, produisent toutes les subsistances, ils n’en ont qu’une faible partie ; la viande et le poisson sont réservés pour la classe des grands ; les fruits, les légumes et les rats sont les aliments réservés au peuple. Les hommes même qui se livrent à la pêche, n’en consomment pas le produit ; s’ils veulent goûter du poisson, il faut qu’ils le mangent cru, au moment où ils viennent de le prendre [562]. Enfin, ces hommes n’ont pas même de maisons sous lesquelles ils puissent trouver un abri. Si le temps est beau, ils dorment au grand air comme les animaux ; s’il est mauvais, ils cherchent un refuge sous les bords des habitations des grands [563]. Ils sont couverts de vermine dont ils se débarrassent en la mangeant [564]. Leur genre de vie et surtout les aliments dont ils se nourrissent, les affectent de telle manière qu’ils sont presque tous infectés d’une espèce de gale ou de maladie cutanée [565].
L’aristocratie, dans son organisation, se propose deux objets : l’un de maintenir dans l’assujettissement les hommes obligés de cultiver le sol à son profit ; l’autre de défendre ses possessions contre des invasions étrangères, ou d’envahir les terres qui sont à sa convenance. S’il se manifeste quelque trouble parmi les hommes asservis, les maîtres terminent eux-mêmes la querelle ; mais si c’est parmi les grands qu’un différend s’élève, il n’y a point de juges communs, et c’est la force qui décide. Chacun de son côté arme ses vassaux, implore ses amis, et les plus forts s’emparent des terres et des cultivateurs possédés par les vaincus. Le seul cas où l’on ait recours à un procédé judiciaire, est celui où le chef principal est accusé d’avoir blessé les intérêts de ses grands vassaux. De l’absence de toute justice entre les grands naissent les vices que nous avons vus se développer chez les peuples cuivrés du nord de l’Amérique : la dissimulation, la perfidie, la vengeance, la cruauté [566]. On verra comment ces passions se manifestent dans les relations que les peuplades ont les unes avec les autres.
Tel est l’ordre social établi dans tous les archipels du grand Océan situés entre les tropiques. Cet ordre n’a pas été observé dans toutes les îles avec le même soin qu’il l’a été dans celles de la Société et dans celles des Amis ; mais les parties qu’on a reconnues dans le plus grand nombre, correspondent exactement à ce qu’on a observé dans les principales. Dans les îles Sandwich, la population est divisée de la même manière que dans celles des Amis [567]. Dans les unes comme dans les autres on immole des gens du peuple sur la tombe des hommes qui appartiennent à la classe aristocratique. La principale différence qu’on observe entre elles, est que, dans les îles Sandwich, le nombre des victimes est plus considérable qu’il ne l’est dans les autres [568]. Les voyageurs français et anglais qui ont observé les habitants des îles Marquises, n’ont point parlé de leur organisation sociale ; mais les voyageurs américains ont trouvé chez eux le régime féodal dans toute sa puissance [569].
Il existe cependant quelques différences entre les peuples de ces archipels. Les individus qui appartiennent à la classe asservie semblent moins nombreux dans les uns que dans les autres ; mais il se peut que ces différences soient plus apparentes que réelles. Les chefs supérieurs, qui, dans toutes les îles, sont les hommes les plus grands et les mieux constitués, environnent ordinairement le chef général ou le roi [570]. Les navigateurs qui ont abordé dans les îles principales, ont dû trouver par conséquent un plus grand nombre d’hommes forts et bien constitués, que les navigateurs qui ont abordé dans d’autres îles [571].
[II-377]
Des relations qui existent entre les deux sexes chez les peuples d’espèce malaie du grand Océan. — Des relations entre les parents et leurs enfants.
Ayant exposé quelle est l’organisation sociale des peuples d’espèce malaie dans les archipels du grand Océan, il sera facile de comprendre quelles sont leurs mœurs. Les femmes de tous les rangs n’existent, comme les individus des classes inférieures, que pour les plaisirs des hommes de la classe aristocratique. Dès leur enfance, et avant qu’elles soient capables d’éprouver aucune affection, elles sont dressées de manière à leur procurer le seul genre de jouissances qu’ils sont susceptibles d’éprouver [572]. Jamais elles ne peuvent se soustraire à l’empire de la force : filles, elles appartiennent à leurs pères, qui les prêtent, les donnent, ou les vendent, comme il leur plaît ; femmes, elles appartiennent à leurs maris, qui en disposent de la même manière [573]. Si elles résistent à la prostitution, ce sont les parents ou les maris qui emploient la violence à les contraindre [574]. La naissance, le rang et le pouvoir étant les seuls titres à l’estime, la chasteté, la décence, la pudeur, ne sont point considérées comme des vertus, Ainsi, les femmes nées dans les rangs inférieurs ne peuvent jamais acquérir des titres à la considération ; les femmes nées dans les rangs élevés ne peuvent jamais encourir le mépris ; ce qui est essentiel à l’existence et à la durée d’un ordre aristocratique. Les grands remplacent d’ailleurs la chasteté par la cérémonie religieuse du tabou, qui met leurs femmes à l’abri des plébéiens, sans mettre les filles ou les femmes de ceux-ci à l’abri de leurs propres entreprises.
Les femmes n’étant point libres, les grands en possèdent ordinairement plusieurs ; un seul individu en possède quelquefois jusqu’à neuf. Il ne paraît pas que le nombre de celles que peuvent avoir les chefs, soit limité. Les hommes des rangs inférieurs n’en peuvent avoir qu’une [575]. Les femmes n’oseraient se permettre, ni de prendre leurs repas à la même table que leurs maris, ni de faire usage des mêmes aliments. Elles mangent dans un lieu écarté, et se nourrissent des choses réservées aux personnes des basses classes : la viande et les poissons les plus délicats leur sont interdits [576]. Elles doivent obéir à leurs maris dans tout ce qu’ils leur ordonnent, même lorsqu’ils leur commandent de se livrer à la prostitution ; mais les infidélités qu’elles se permettraient sans leur aveu seraient lavées dans leur sang [577]. Elles portent le deuil de leurs maris ; mais leurs maris ne portent point le leur [578]. Enfin, outre les humiliations auxquelles elles sont soumises, en ce qui a rapport aux aliments et à la manière de les prendre, elles sont traitées avec une dureté, ou plutôt avec une brutalité qui semble exclure la plus légère affection : rien n’est plus ordinaire que de les voir impitoyablement battre par les hommes [579]. Élevées uniquement pour les jouissances les plus grossières qu’elles peuvent donner, elles deviennent des objets de dégoût aussitôt que l’âge commence à flétrir leurs charmes. Les femmes qui n’appartiennent point aux hautes classes, sont plus maltraitées encore que celles des rangs supérieurs. C’est parmi les premières que sont prises celles qui sont offertes aux équipages des vaisseaux européens [580]. Les grands les prostituent pour s’emparer ensuite du prix de la prostitution [581].
Des femmes traitées d’une manière si brutale ne sauraient conserver longtemps leur fraîcheur. Aussi, quoique dans leurs premières années elles soient grandes, sveltes, et qu’elles aient de la grâce, elles perdent, avant la fin de leur printemps, dit La Pérouse, cette douceur d’expression, ces formes élégantes, dont la nature n’a pas brisé l’empreinte chez ces peuples barbares, mais qu’elle paraît ne leur avoir laissée qu’un instant et à regret. [582]
Cependant, les femmes sont moins méprisées chez ces insulaires, et leur sort est moins misérable chez les peuples d’espèce cuivrée du nord de l’Amérique. Elles n’ont pas à se livrer aux mêmes travaux ; elles ne sont pas exposées aux mêmes dangers et aux mêmes fatigues. Les vieillards et les enfants sont également moins misérables : ils n’ont à craindre ni l’abandon, ni les rigueurs des climats.
Les relations qui existent entre les parents et leurs enfants, sont analogues à celles qui existent entre les maris et les femmes. On a vu précédemment que les pères traitent leurs filles comme une marchandise, qu’ils les donnent, les vendent, selon que cela leur convient. On a vu aussi que c’est un devoir pour tous les fils cadets de l’aristocratie, engagés dans l’association militaire, de faire périr tous leurs enfants quel que soit le sexe auquel ils appartiennent. Les possesseurs des terres conservent, sans doute, la plupart des leurs : mais comme, chez ces peuples, la propriété mobilière est nulle, et comme les immeubles passent de plein droit au premier-né, un homme ne peut rien pour ses enfants ; ils ne lui doivent par conséquent aucune reconnaissance. Cependant, en tout ce qui ne touche point à la distribution des biens, la puissance paternelle n’a point de bornes : quel que soit l’usage qu’un homme en fasse, les chefs ne tentent point de la limiter [583].
[II-382]
Des relations qui existent chez les peuples d’espèce malaie du grand Océan, entre la classe aristocratique et les autres classes de la population. — Des mœurs qui résultent de ces rapports.
Les rapports qui ont lieu entre les membres de l’aristocratie et leurs inférieurs, sont aussi durs que peut le faire supposer leur état social. Les grands, armés de bâtons ou de massues, accompagnent de coups tout ordre qui n’est pas sur le champ exécuté. Quelquefois ils assomment sur la place l’individu qu’ils frappent, s’il appartient à la classe inférieure [584]. S’ils veulent écarter la foule, ils la dissipent à grands coups de pierres, ou en agitant violemment leurs massues. Si c’est sur un navire que la multitude se trouve, elle n’a pas d’autre moyen d’échapper aux coups que de se précipiter dans la mer [585]. Quelquefois cependant les grands s’abstiennent de traiter avec dureté ou insolence les hommes des derniers rangs qui ne peuvent entrer en comparaison avec eux ; mais ce n’est que pour faire sentir d’une manière plus dure leur supériorité à ceux qui, étant nés comme eux dans les rangs privilégiés, se trouvent cependant un peu moins élevés. L’esprit aristocratique se montre à l’égard de ceux-ci avec toute la violence naturelle à des hommes à qui l’éducation n’a pas appris à dissimuler leurs sentiments [586]. Le chef général se conduit, à l’égard de ses subordonnés, comme ceux-ci à l’égard de ses inférieurs : si, placé dans sa grande pirogue, il rencontre sur sa route des embarcations qui ne peuvent pas l’éviter, parce que le respect oblige les hommes qui les conduisent à se tenir couchés en sa présence, il passe sur eux et les submerge, sans faire même attention qu’ils se trouvent sur son passage [587]. Les grands, dans le cas où ils jugent coupable un individu qui est leur sujet, ne dédaignent pas de faire l’office de bourreau [588].
Les propriétés des individus qui n’appartiennent pas aux ordres privilégiés, ne sont pas plus respectées que leurs personnes. On a vu que, pour enlever à une famille sa maison, il suffit au chef général d’y mettre le pied, et que pour interdire à la population l’usage de tels ou tels aliments, il suffit de les déclarer tabou. Si un individu des rangs inférieurs possède un objet qui convienne à un chef, celui-ci lui commande de le lui donner ; et, s’il n’est pas obéi, il le frappe de sa massue, jusqu’à ce que la résistance cesse [589]. Les fils du roi prennent les choses qui leur conviennent partout où ils les trouvent ; le roi lui-même, s’il rencontre des hommes venant de la pêche, leur enlève leur poisson sans aucune nécessité. Lorsqu’il sonne d’une conque qui produit un son très éclatant, tous ses sujets sont obligés de lui apporter des comestibles de tous les genres. Les personnes des rangs inférieurs ne possèdent, en un mot, que ce qu’il plaît aux chefs de leur laisser [590].
Un peuple qui a fondé son existence sur les terres et sur le travail d’une population conquise, ne reconnaît pour être à autrui que ce qu’il n’a pas la force ou l’adresse de ravir. La force et la ruse sont chez lui les seules mesures du juste et de l’injuste ; dès l’instant qu’il peut traiter des hommes libres comme ceux dont il a la possession, il ne met entre les uns et les autres aucune différence, parce qu’en effet toute différence disparaît. Cependant, quelque vigilants que soient des maîtres, ils ne peuvent pas empêcher que la population asservie ne détourne à son profit une part des biens qui lui sont ravis, ou qu’elle ne cherche à se rendre libre, à moins qu’ils n’établissent chez elle un certain genre de devoirs. C’est, en effet, le parti qu’ont pris les peuples malais du grand Océan : ils ont établi qu’il n’y a de sacré que ce qui est tabou , c’est-à-dire ce que la religion a défendu de toucher ; et comme les prêtres appartiennent à leur caste et qu’ils sont maîtres de la religion, il n’y a de tabou que leurs personnes et leurs propriétés. Il résulte de là que les grands ne sont tenus à rien envers les personnes qui ont moins de puissance qu’eux, tandis que la population asservie est, au contraire, assujettie à des devoirs nombreux à leur égard.
Les individus qui appartiennent aux classes privilégiées, les grands possesseurs des terres, les militaires et les prêtres, ayant établi qu’il n’y a de mal que ce qui est tabou , c’est-à-dire ce qu’ils ont eux-mêmes prohibé, le vol qui tend à les enrichir n’est ni criminel, ni même honteux. Il ne faut donc pas être surpris si les navigateurs qui ont fréquenté ces îles, en ont considéré les habitants, presque sans exception, comme les voleurs les plus adroits et les plus impudents [591] ; les vols ont presque toujours été commis à l’instigation et au profit des grands. Les habitants des îles Sandwich qui n’avaient rien enlevé dans les vaisseaux de Cook, tant que les chefs avaient été absents, commirent plusieurs vols aussitôt que ceux-ci furent arrivés.
« Nous attribuâmes ce changement de conduite, dit le rédacteur du voyage, à la présence et à l’encouragement des chefs ; car, en général, nous trouvâmes dans les mains des grands personnages de l’île, les choses qu’on nous avait dérobées, et nous eûmes bien des raisons de croire que les larcins avaient été commis à leur instigation. » [592]
Les vols commis dans les îles des Amis sur des navires français, ont également été faits au profit des chefs, même lorsque ce sont des hommes des derniers rangs qui s’en sont rendus coupables [593].
[II-387]
Des relations qui existent entre les divers peuples ou entre la fédération de peuples d’espèce malaie. — De l’influence de leur organisation sociale sur la nature de ces relations. — Des causes et des résultats de leurs guerres.
Dans aucun pays, l’influence qu’exerce l’organisation sociale d’un peuple, sur les peuples voisins, ne se manifeste avec plus d’énergie que dans les archipels du grand Océan situés entre les tropiques. Chez ces peuples, les cadets de famille n’ont aucune part dans la succession de leurs pères, comme on l’a vu ; ils ne peuvent donc vivre que des aliments que leur donnent leurs aînés, s’ils restent dans la famille, ou de ce que peut leur donner la population asservie, s’ils entrent dans l’association militaire des Arreoys. Mais, quel que soit celui de ces deux partis qu’ils prennent, ils ne peuvent espérer de perpétuer leur race ; l’impuissance de transmettre à leurs enfants aucune propriété, et de les maintenir dans le rang où ils naissent, est sans doute ce qui leur a fait une loi de les étouffer [594].
Ils ont un moyen cependant de sortir de l’état où ils se trouvent et de se mettre sur le même rang que leurs aînés : c’est la destruction des grands possesseurs de terres des autres États. Ainsi, dans chaque pays, la partie la plus nombreuse et la plus énergique de la classe aristocratique est poussée, par le désir même que la nature a donné à toutes les espèces de se conserver, vers la destruction des classes aristocratiques qui existent chez les peuples voisins ; et, comme le même ordre de choses est établi partout, et que nulle part il n’existe des classes industrieuses aux dépens desquelles les cadets de l’aristocratie puissent s’enrichir, les aînés ne les excluent de l’héritage paternel que sous la condition que tous les cadets des autres États s’armeront contre eux pour les exterminer. Les mêmes passions qui poussent vers la guerre les individus qui n’ont pas d’autre moyen de perpétuer leur race, y poussent aussi leur roi ; car à mesure que ceux-là acquièrent des terres, celui-ci multiplie le nombre de ses grands vassaux [595].
Les peuples de ces archipels sont donc toujours en état de guerre les uns contre les autres, et l’animosité qu’ils y portent est en raison de la puissance de la cause qui les y excite, et des calamités qui sont réservées aux vaincus [596]. La guerre n’ayant pour but que l’agrandissement ou la multiplication des fils des seigneurs de la terre, du soleil et du firmament, on y prélude de part et d’autre par le sacrifice de victimes humaines, toujours choisies dans les rangs inférieurs, parmi les descendants des hommes qui furent jadis vaincus. On suit, dans ce sacrifice, les usages qui sont pratiqués aux funérailles des grands, et particulièrement celui qu’on appelle le régal du chef. Des voyageurs ont pensé que les habitants des îles de la Société, des îles des Amis et des îles Sandwich, dévoraient leurs prisonniers [597] ; mais on n’a pu en acquérir la certitude, et le mouvement d’étonnement et d’horreur manifesté par un de ces insulaires en voyant un habitant de la Nouvelle-Zélande dévorer les restes d’un corps humain, semble prouver que cet usage n’est point admis chez eux [598]. Mais, s’ils ne se nourrissent pas de leurs prisonniers, ils les font périr dans les tourments ; ils se précipitent sur les cadavres de leurs ennemis vaincus et les déchirent de leurs dents [599]. Ce sont, ainsi qu’on le verra bientôt, les moins barbares des nobles guerriers de ces îles.
Lorsque les peuples attaqués ne peuvent empêcher l’ennemi de pénétrer dans le pays, ils se retirent aussi loin qu’ils le peuvent, emportant tout ce qu’il leur est possible de lui soustraire. Si le conquérant craint de ne pouvoir pas se maintenir dans sa conquête, il agit à la manière romaine : il détruit les habitations, les canaux, les arbres, les récoltes, les animaux, enfin tout ce qui est l’œuvre de l’industrie humaine ; la misère et la famine emportent alors les vaincus et quelquefois même les vainqueurs [600]. Mais, s’il reste maître du pays, il partage les terres entre ses nobles compagnons ; ceux-ci sortent alors du corps militaire des Arreoys, ne sont plus obligés d’étouffer leurs enfants, et donnent naissance à d’autres cadets qui devront comme eux exterminer de nouveaux peuples, ou faire périr leurs propres enfants à mesure qu’ils verront le jour [601].
La guerre ayant pour objet de s’emparer des terres qu’ils convoitent, la conquête a pour résultat la destruction des nobles possesseurs. Si donc la victoire les rend maîtres d’un pays, ils exterminent toute la partie mâle de la population, pères, enfants, vieillards, et probablement aussi les femmes qu’ils jugent indignes d’élever au rang de leurs épouses. S’ils ne massacrent pas leurs prisonniers sur-le-champ, c’est pour les faire périr dans les supplices, et savourer plus à leur aise les plaisirs de la vengeance. Les raffinements qu’ils portent dans la cruauté sont analogues à ceux que mettent en usage les indigènes du nord de l’Amérique. On trouve dans leurs traditions et dans le langage, des preuves que leurs ancêtres ont jadis dévoré leurs prisonniers [602] ; et les noms, que prennent leurs chefs de tombeau des hommes , de voleurs de pirogues [603], attestent l’honneur qu’ils attachent au meurtre et au brigandage.
Ces guerres, dont le principal objet est de donner des moyens d’existence aux cadets déshérités des grands, sont si destructives, que quelquefois il a suffi de quelques années pour plonger dans la misère les îles les plus florissantes, et pour en moissonner la plus grande partie de la population [604].
[II-392]
Opposition entre la conduite des peuples d’espèce malaie à l’égard des navigateurs Européens, et leur conduite à l’égard les uns des autres. — Explication de ce phénomène.
Il est commun parmi les voyageurs de juger des mœurs des nations par l’accueil qu’ils reçoivent d’elles : cette manière de juger est cependant peu sûre ; peut-être même n’en est-il pas de plus trompeuse. On a vu, dans les chapitres précédents, que les rapports qui existent, chez les peuples d’espèce malaie, entre les deux sexes, entre les parents et les enfants, entre les possesseurs du sol et les cultivateurs, et entre les diverses peuplades, sont généralement fort durs : ils sont tels que ceux qui peuvent exister entre des maîtres et des esclaves, ou entre les ennemis les plus cruels ; ces peuples cependant paraissent remplis de bienveillance à l’égard de la plupart des voyageurs qui les visitent ; et ceux qui sont les plus rapprochés de l’équateur, sont ceux dont les navigateurs sont généralement les plus satisfaits.
Les habitants des îles Marquises paraissent toujours gais et contents, et la bonté semble peinte sur leur figure ; les femmes sont douces ; leurs regards n’expriment que la volupté [605]. La manière dont ces peuples se sont conduits avec les Européens qui les ont visités, si l’on fait exception des vols, a eu l’air de la franchise et de la générosité. Leur conduite avec les Français les a fait regarder par eux comme le peuple le plus doux, le plus humain, le plus pacifique, le plus hospitalier, le plus généreux de tous ceux qui occupent les îles du grand Océan [606]. Ils ont eu les mêmes procédés à l’égard des voyageurs russes ; ils se sont toujours conduits à leur égard avec la plus grande honnêteté, même dans leur commerce d’échange. Le chef de l’expédition russe assure qu’il aurait emporté de ces insulaires l’opinion la plus favorable, s’il n’avait pas rencontré parmi eux un Anglais et un Français qui les lui firent mieux connaître [607].
Les habitants des îles de la Société et des îles des Amis ont montré les mêmes dispositions envers les navigateurs européens. Les premiers ont toujours manifesté, dans leur physionomie, de la gaieté, de la joie, de la générosité, le sentiment du bonheur [608]. Ils ont reçu chez eux les voyageurs qui s’y sont présentés, les ont admis à parcourir l’intérieur du pays, les ont invités dans leurs maisons, leur ont offert à manger [609]. Les seconds ont fait aux voyageurs un accueil semblable.
« Il n’y a peut-être pas sur le globe, dit Cook, de peuplade qui mette plus d’honnêteté et moins de défiance dans le commerce. Nous ne courûmes aucun risque à leur permettre d’examiner nos marchandises et de les manier en détail, et ils comptaient également sur notre bonne foi. Si l’acheteur ou le vendeur se repentaient du marché, on se rendait réciproquement d’un commun accord et d’une manière enjouée ce qu’on avait reçu. En un mot, ils semblent réunir la plupart des bonnes qualités qui font honneur à l’homme, telles que l’industrie, la candeur, la persévérance, l’affabilité, et peut-être des vertus moins communes, que la brièveté de notre séjour ne nous a pas permis d’observer [610]. »
Les voyageurs ont donné des éloges moins grands aux habitants des îles Sandwich. Cook dit cependant qu’il n’a jamais trouvé des peuples sauvages moins défiants et aussi libres dans leur maintien ; d’autres navigateurs ont vanté la générosité de leurs sentiments. Ceux de ces insulaires qui visitèrent les vaisseaux de La Pérouse s’y conduisirent de la manière la plus régulière : ils étaient si dociles, ils craignaient si fort d’offenser les Français, qu’il était extrêmement aisé de les faire rentrer dans leurs pirogues. La Pérouse dit qu’il n’avait pas d’idée d’un peuple si doux, si plein d’égards.
« Lorsque je leur eus permis de monter sur ma frégate, ajoute-t-il, ils n’y faisaient pas un pas sans mon agrément ; ils avaient toujours l’air de craindre, de nous déplaire ; la plus grande fidélité régnait dans leur commerce [611]. »
Les habitants de l’île de Pâques, plus éloignés encore de l’équateur que ceux des îles Sandwich et des îles de la Société, ont aussi paru avoir moins de qualités morales. Cependant, lorsqu’ils abordèrent le vaisseau de La Pérouse, ils montèrent à bord avec un air riant et une sécurité qui donnèrent à ce voyageur la meilleure opinion de leur caractère. Lorsqu’ils virent mettre le vaisseau à la voile, ils ne manifestèrent aucune crainte de se voir enlever et arracher à leur terre natale ; l’idée d’une perfidie ne parut pas même se présenter à leur esprit ; ils étaient au milieu des étrangers, nus et sans aucune arme [612].
Enfin les habitants de la Nouvelle-Zélande, qui sont les peuples de race malaie les plus éloignés de l’équateur et ceux dont l’industrie a fait le moins de progrès, ont manifesté des sentiments de bienveillance et d’amitié aux navigateurs qui ont visité leurs terres, et leur ont rendu les services qui ont dépendu d’eux [613].
Tous ces insulaires ont donc reçu à peu près les mêmes éloges. Nous pouvons observer cependant qu’à mesure qu’on s’éloigne de l’équateur, l’admiration des navigateurs diminue : les habitants des îles Marquises sont plus admirés que ceux des îles de la Société et des îles des Amis ; ceux-ci plus que les habitants des îles Sandwich ; ceux des îles Sandwich plus que ceux de l’île de Pâques [614]. Tous ces éloges ne se rapportent d’ailleurs qu’à la conduite de ces insulaires envers les navigateurs européens, et non à la conduite qu’ils tiennent les uns envers les autres. Je ferai même observer ici que ceux qui ont fourni le plus d’exemples de violence et de brutalité les uns à l’égard des autres, sont ceux chez lesquels les rangs sont le plus marqués. On n’a pas observé, par exemple, chez les habitants de la Nouvelle-Zélande, qui, sous d’autres rapports, sont les peuples les plus barbares, des chefs faisant la police à coups de bâton et de massue.
Mais comment des peuples qui dans leurs relations mutuelles ont si peu de douceur, et qui semblent ne reconnaître d’autre loi que la force, se sont-ils d’abord montrés si doux envers les navigateurs européens ? Ces navigateurs nous donnent eux-mêmes la solution de ce problème :
« Il n’y a personne, dit La Pérouse, qui, ayant lu les relations des derniers voyageurs, puisse prendre les Indiens de la mer du Sud pour des sauvages ; ils ont, au contraire, fait de très grands progrès dans la civilisation, et je les crois aussi corrompus qu’ils peuvent l’être relativement aux circonstances où ils se trouvent : mon opinion là-dessus n’est pas fondée sur les différents vols qu’ils ont commis, mais sur la manière dont ils s’y prenaient [615]. Les plus effrontés coquins de l’Europe sont moins hypocrites que ces insulaires ; toutes leurs caresses étaient feintes ; leur physionomie n’exprimait pas un seul sentiment vrai : celui dont il fallait le plus se défier, était l’Indien auquel on venait de faire un présent, et qui paraissait le plus empressé à rendre mille petits services [616]. — Les Malais, dit ailleurs La Pérouse, sont aujourd’hui la nation la plus perfide de l’Asie, et leurs enfants n’ont pas dégénéré, parce que les mêmes causes ont préparé et produit les mêmes effets [617]. »
Les observations que fait La Pérouse d’une manière générale, sont confirmées d’une manière particulière par lui-même et par d’autres voyageurs, relativement aux habitants de presque toutes les îles ; elles sont prouvées surtout par la multitude des faits qu’ils rapportent. Les habitants des îles de la Société, dont la conduite envers les Européens a été un sujet d’éloge pour Cook et Bougainville, n’ont montré de la douceur qu’après avoir vainement tenté de surprendre l’équipage de Wallis, et avoir éprouvé la puissance de son artillerie : il a fallu qu’ils vissent leurs pirogues les plus fortes dispersées ou brisées par la mitraille et les boulets, pour mériter les louanges que les navigateurs leur ont données plus tard [618]. Les avantages qu’ils ont retirés de leur commerce avec les vaisseaux européens, le danger qu’ils ont vu à les attaquer, et l’impossibilité de s’en rendre maîtres, étaient plus que suffisants pour leur inspirer de la douceur [619].
Il me semble cependant que l’on se tromperait si l’on attribuait à la crainte et à l’hypocrisie toutes les marques de bienveillance que les voyageurs ont reçues de ces peuples. Les vieilles offenses qu’ils ont reçues les uns des autres, et les vengeances qui en sont résultées, les ont habitués à voir des ennemis dans tous les hommes qui ne sont pas de leur nation ; mais ce préjugé, qui a été commun à tous les peuples de l’antiquité que nous connaissons, peut céder à une conviction contraire. La perfidie et la vengeance naissent partout de la crainte, et du besoin de sécurité : les hommes cessent d’être faux et vindicatifs, toutes les fois qu’ils se croient en sûreté, et qu’ils n’ont point d’injustice à redouter ; ils cessent d’être violents et injustes toutes les fois qu’ils sont convaincus qu’ils ne peuvent pas l’être impunément ; on verra même qu’il suffit quelquefois d’un intervalle très court pour éteindre les sentiments de haine et de vengeance les plus invétérés, lorsqu’un événement quelconque fait cesser les causes qui les ont produits.
[II-400]
Parallèle entre les mœurs des peuples d’espèce malaie placés sous un climat froid, et les mœurs des peuples de même espèce placés entre les tropiques.
Ce que j’ai dit dans les chapitres précédents sur l’état social et sur les mœurs des peuples d’espèce malaie, ne s’applique qu’à ceux de ces peuples qui vivent entre les tropiques ou qui n’en sont placés qu’à une très petite distance ; si donc on observe entre eux quelques différences, on ne peut guère les attribuer à la différence des climats. Mais il existe, dans le grand Océan, d’autres peuples qui appartiennent à la même espèce et qui sont placés sous une latitude plus élevée ; ce sont les habitants de l’île de Pâques, qui vivent sous le vingt-septième degré de latitude australe, et ceux de la Nouvelle-Zélande, qui vivent entre le trente-quatrième et le quarante-septième. C’est en faisant la description de leurs mœurs, que nous verrons en quoi elles différent de celles des peuples des tropiques.
Dans l’île de Pâques et dans la Nouvelle-Zélande, on ne trouve qu’une seule espèce d’hommes. On ne voit pas ici, comme dans les archipels des tropiques, des cultivateurs asservis qui ne peuvent toucher aux aliments qu’ils font croître, ni des conquérants organisés pour vivre sur les terres et les travaux des anciens possesseurs. Ces insulaires sont donc exempts des maux qu’enfante l’esclavage pour les maîtres comme pour les esclaves ; ils sont en outre placés sous un climat froid ou du moins fort tempéré, ce qui, suivant plusieurs philosophes, est une circonstance très favorable à la vertu. Ils sont loin cependant d’avoir des mœurs plus pures que celles des peuples de même espèce que nous avons déjà vus.
Les habitants de la Nouvelle-Zélande sont divisés en une multitude de peuplades, et chacune d’elles est toujours en guerre contre les autres. Ces insulaires n’ont point d’organisation sociale, et par conséquent chacun est le juge et le vengeur des offenses qu’il croit avoir reçues. Aussi il n’y a point d’hommes sur le globe qui soient plus soupçonneux, plus défiants, plus disposés à la vengeance [620]. Soit qu’ils travaillent, soit qu’ils voyagent, ils sont toujours sur leurs gardes : toujours ils ont les armes à la main ; les femmes même sont armées ; elles portent des piques de dix-huit pieds de long [621]. Chaque peuplade ayant reçu des injustices ou des outrages des peuplades voisines, ils vivent tous dans des transes continuelles, sans cesse occupés de se garantir de la vengeance, ou épiant l’occasion de se venger. Ils ont fait un fort de chaque village, et ils osent à peine en sortir pour cultiver quelques étroits morceaux de terre [622]. Le désir de la vengeance, le besoin de la sécurité, et la faim qui toujours les assiège, les poussent continuellement à la destruction les uns des autres ; et les villages déserts et ruinés rencontrés par les voyageurs attestent que la destruction complète d’une peuplade est la conséquence de la défaite [623]. Cook, sollicité par plusieurs de ces insulaires de donner la mort à un de leurs chefs, assure qu’il aurait pu exterminer la race entière, s’il avait suivi les conseils de cette espèce qu’il reçut ; les habitants de tous les villages ou hameaux le prièrent chacun à leur tour de détruire leurs voisins. Il n’est pas aisé, dit Cook, de concevoir les motifs d’une animosité si terrible ; et elle prouve d’une manière frappante jusqu’à quel point ces malheureuses peuplades sont divisées entre elles [624]. Ces peuples ne sont pas poussés à la guerre seulement par le désir de se venger ou de se mettre à l’abri de la vengeance ; ils y sont poussés aussi par le désir de se nourrir du cadavre de leurs ennemis. Ils ne mangent pas seulement les hommes tombés sur le champ de bataille ; ils mangent tous ceux qu’ils prennent vivants, sans excepter les enfants [625].
[II-403]
Les femmes des Zélandais sont asservies comme celles des peuples placés entre les tropiques ; mais elles sont traitées d’une manière plus dure. Il n’est pas rare de voir un homme qui en possède deux ou trois. Un père prostitue sa fille, un mari sa femme, comme dans les autres îles [626]. La moindre faute qu’une femme commet, est punie par de violents outrages [627]. Une mère qui, offensée par son fils, lui inflige une punition légère, est elle-même châtiée par son mari d’une manière cruelle. Les voyageurs anglais eurent souvent occasion de voir de pareils exemples de cruauté ; ils virent des fils qui frappaient leurs mères, tandis que les pères les guettaient pour les battre eux-mêmes si elles entreprenaient de se défendre ou de châtier leurs enfants. Chez les sauvages, dit un de ces voyageurs, les femmes sont les serviteurs ou les esclaves qui font tous les travaux, et sur lesquelles se déploie toute la sévérité du mari. Il semble que les Zélandais portent cette tyrannie à l’excès : on apprend aux garçons, dès leur bas âge, à mépriser leurs mères [628]. Cependant, il est pour les femmes un malheur plus grand encore que celui d’être exposées à la brutalité de leurs maris ; c’est de n’être point mariées ; alors elles sont abandonnées à elles-mêmes et deviennent le jouet de quiconque a de la force [629].
Les mauvais traitements que les maris font éprouver à leurs femmes dans les cas où elles infligent quelques légères corrections à leurs enfants, ne sont pas l’effet de la tendresse paternelle ; c’est l’effet du mépris qu’ils ont pour le sexe le plus faible. Les parents de deux jeunes Zélandais qui suivirent Cook, quoique instruits qu’ils ne les reverraient plus, ne manifestèrent aucun genre de regrets.
« Je crois, dit le voyageur en parlant du père de l’un de ces deux enfants, qu’il aurait quitté son chien avec moins d’indifférence. Il s’empara du peu de vêtements que portait l’enfant, et il le laissa complètement nu. J’avais pris des peines inutiles pour leur faire comprendre qu’ils ne reviendraient plus à la Nouvelle-Zélande ; ni leurs parents ni aucun des naturels ne s’inquiétaient de leur sort [630]. »
[II-405]
Les habitants de l’île de Pâques ont les mêmes mœurs que la plupart des peuples plus rapprochés de l’équateur ; on observe seulement que leurs vices ont plus d’énergie ; ils ont paru plus hypocrites, plus voleurs, et moins susceptibles de reconnaissance. Les femmes n’ont pas montré plus de délicatesse que celles des autres îles ; leurs maris ou leurs pères les ont offertes avec la même impudence. Les voyageurs français qui les ont visités, n’ont fait contre eux aucun usage de leurs forces, que ces insulaires ne méconnaissaient pas, puisque le seul geste d’un fusil en joue les faisait fuir. Ils n’ont, au contraire, abordé dans leur île que pour leur faire du bien : ils les ont comblés de présents ; ils ont accablé de caresses tous les êtres faibles, particulièrement les enfants à la mamelle ; ils ont semé dans leurs champs toute sorte de graines utiles ; ils ont laissé dans leurs habitations des cochons, des chèvres et des brebis ; ils ne leur ont rien demandé en échange : néanmoins, ces mêmes insulaires leur ont jeté des pierres ; ils leur ont volé tout ce qu’il leur a été possible d’enlever [631].
Les habitants des îles de la Société et des îles des Amis se montrent impitoyables dans leurs guerres ; mais ils sont beaucoup moins barbares que ceux de la Nouvelle-Zélande : ils ne se nourrissent pas de la chair de leurs prisonniers. Ils sont très brutaux à l’égard de leurs inférieurs ; mais ils ne sont pas étrangers à la reconnaissance comme les habitants de l’île de Pâques. Lorsqu’ils apprennent la perte d’hommes qu’ils avaient considérés comme leurs amis, ils manifestent de très vifs regrets ; et quelques-uns ont prouvé qu’ils pouvaient conserver longtemps le souvenir des bienfaits qu’ils avaient reçus [632]. Ils traitent leurs femmes moins durement que les Zélandais ; ils ne les chargent pas des occupations les plus pénibles ; ils ne leur imposent que les travaux intérieurs de la maison, ou les laissent vivre dans l’oisiveté [633]. La tendresse et les soins des femmes des îles Sandwich pour leurs enfants, ont frappé les navigateurs anglais, qui ont vu souvent les hommes les aider dans ces occupations domestiques [634]. Enfin, ces peuples se sont fait remarquer par une propreté qu’on ne trouve pas chez les peuples situés sous des climats plus froids [635].
[II-407]
Les îles des Navigateurs, plus rapprochées de l’équateur que les îles Sandwich et que les îles de la Société, ont été moins fréquentées. Une partie de l’équipage de La Pérouse éprouva, de la part des habitants de ces îles, une attaque semblable à celle qu’essuya Wallis de la part des habitants des îles de la Société ; mais la résistance n’eut pas le même succès ; les assaillants restèrent vainqueurs ; l’officier et les matelots français furent massacrés. Si ces insulaires eussent échoué dans leur entreprise ; si, comme les habitants des îles Sandwich et des îles de la Société, ils avaient éprouvé la puissance de l’artillerie, il est probable qu’ils auraient eu la même conduite. Mais on n’a pu connaître d’eux que leur perfidie, leur audace, leur force, et la facilité avec laquelle ils prodiguent les faveurs de leurs filles ou de leurs femmes.
Ces insulaires furent d’abord jugés très doux par les hommes de l’équipage que commandait La Pérouse ; ils leur avaient vendu plus de deux cents pigeons ramiers privés, qui ne voulaient manger que dans la main ; ils avaient aussi échangé les tourterelles et les perruches les plus charmantes, aussi privées que les pigeons. Quelle imagination ne se serait peint le bonheur dans un séjour aussi délicieux ! Ces insulaires, disaient les navigateurs, sont sans doute les plus heureux habitants de la terre ; entourés de leurs femmes et de leurs enfants, ils coulent au sein du repos des jours purs et tranquilles ; ils n’ont d’autre soin que celui d’élever des oiseaux ; et, comme le premier homme, de cueillir, sans aucun travail, les fruits qui croissent sur leur tête [636].
Mais quels que soient les vertus ou les vices de ces peuples dans leurs relations privées, il est certain du moins qu’on ne trouve chez eux ni cette inactivité ni cette faiblesse qu’on attribue aux peuples qui vivent sous des climats chauds ; ils paraissent, au contraire, plus actifs, plus énergiques, plus audacieux que les peuples de même espèce placés à une plus grande distance de l’équateur ; leurs corps, robustes et couverts de cicatrices, prouvent assez qu’ils ne vivent pas dans la mollesse [637].
Les navigateurs anglais ont fait éprouver la puissance de leurs armes aux habitants des îles Marquises, la première fois qu’ils les ont visités. L’équipage de Cook, voyant trois de ces insulaires s’éloigner dans leur bateau, et ayant appris qu’un d’eux emportait un chandelier de fer, fit feu sur eux, et un tomba mort au troisième coup [638]. Les Français et les Russes qui ont visité plus tard les mêmes peuples ont rendu témoignage de leur douceur, de leur humanité, de leur hospitalité, de leur caractère pacifique. Non seulement les Français n’ont reçu d’eux aucun outrage, mais après en avoir grièvement blessé un par imprudence en parcourant le pays, ils ont continué de recevoir de lui des marques de bienveillance. Le capitaine Chanal remarqua avec sensibilité, qu’un jeune homme qu’un coup d’espingole avait grièvement blessé, et qu’il avait pris soin de faire panser, marchait au-dessus de lui, et que plusieurs fois, dans ses embarrassements, il lui offrit l’appui du seul bras dont l’imprudence des Français lui avait laissé l’usage [639]. Les navigateurs français ont quitté ces îles sans qu’aucun fait ait détruit ou affaibli la bonne opinion qu’ils avaient conçue de ces insulaires. Le navigateur russe qui les a visités n’a pas eu davantage à se plaindre d’eux. Il les a vus toujours gais et contents, la bonté paraissant peinte sur leur figure. Pendant les dix jours qu’il a passés avec eux, il n’a jamais été obligé de tirer un coup de fusil chargé à balle [640].
Le voyageur russe nous donne cependant des idées peu avantageuses des mœurs de ces peuples sur le témoignage d’un Français et d’un Anglais établis depuis longtemps parmi eux. Il a interrogé séparément ces deux hommes, et il a appris d’eux que ces peuples sont tous aussi faux et aussi perfides que ceux dont parle La Pérouse ; qu’ils sont continuellement en guerre les uns contre les autres ; qu’ils cherchent à vaincre leurs ennemis plutôt par surprise que par force ; et enfin qu’ils mangent leurs prisonniers [641]. Krusenstern a cru trouver la confirmation de ces rapports dans les crânes dont les insulaires lui ont proposé la vente, dans les cheveux et dans les ossements humains dont leurs armes et leurs meubles étaient ornés, et enfin dans leurs pantomimes [642]. Les navigateurs français, qui avaient cherché à découvrir quelles étaient les relations de ces peuples avec leurs voisins, n’avaient pu se procurer à cet égard des informations exactes ; mais, en voyant leurs armes offensives et les blessures graves dont quelques-uns portaient les cicatrices, ils avaient conjecturé que le fléau de la guerre ne leur était pas étranger [643].
Les deux individus dont le navigateur russe a recueilli les rapports ont affirmé, de plus, que, dans les temps de famine, les insulaires dévorent des enfants et des femmes ; mais les phénomènes qu’on observe dans les temps de famine ne peuvent que difficilement caractériser les mœurs d’un peuple dans son état naturel. On a vu des faits semblables à ceux qu’on reproche aux habitants des îles Marquises, chez les peuples les plus civilisés ; lorsque des équipages européens, abandonnés au milieu des mers, ont été réduits à l’horrible nécessité de faire comme eux ou de périr, ce dernier parti est celui qu’ils ont repoussé. Pour juger d’ailleurs que ces insulaires sont inférieurs, sous ce rapport, aux habitants des autres îles, il faudrait les avoir observés tous dans les mêmes circonstances. Cook a trouvé dans la Nouvelle-Zélande des parents qui lui ont abandonné leurs enfants avec autant de facilité qu’ils eussent abandonné les plus méprisables des animaux. Marchand, au contraire, a observé dans les îles Marquises, des pères qui accablaient leurs enfants de caresses. « Souvent, dit-il, des hommes pressaient tendrement dans leurs bras des enfants dont ils se glorifiaient d’être pères [644]. »
On ne trouve donc chez les peuples d’espèce malaie qui habitent sous des climats froids ou tempérés, aucune supériorité morale sur les peuples de même espèce qui habitent sous des climats chauds. On trouve, au contraire, chez plusieurs de ceux-ci moins d’énergie dans les passions malveillantes, et plus de force dans les affections sociales que dans ceux-là.
[II-412]
Des rapports observés entre les moyens d’existence et l’état social des peuples d’espèce nègre, de la Nouvelle-Hollande et de quelques îles du grand Océan. — Des mœurs de ces peuples sous différents degrés de latitude.
Les peuples d’espèce nègre ou éthiopienne, répandus dans quelques îles du grand Océan, sont inférieurs, sous beaucoup de rapports aux peuples d’espèce malaie. Leur industrie étant nulle ou du moins très peu avancée, les navigateurs n’ont pu se procurer des vivres chez eux ; ils ont eu par conséquent moins d’occasions de les observer. Ils nous ont cependant donné un nombre suffisant de faits pour comparer entre elles les peuplades qui appartiennent à cette espèce d’hommes, et pour déterminer quelques-unes des principales circonstances physiques qui ont arrêté ou favorisé leur développement.
La fausseté est un des caractères qu’on rencontre chez tous les peuples qui ne sont pas encore sortis de l’état de barbarie. Il n’en est presque aucun qui ne sache cacher les sentiments de haine et de malveillance qui l’animent, sous les dehors de la bonté et de la franchise. Les peuples les plus sauvages, qui sont toujours les moins forts et les moins nombreux, sont donc les plus difficiles à juger, lorsqu’ils sont visités par des hommes qui ont évidemment plus de force qu’ils n’en ont eux-mêmes. Il faut, pour que leur naturel se montre tel qu’il est, ou qu’il se rencontre des circonstances dans lesquelles ils se croient les plus forts, ou qu’ils attribuent à des sentiments de crainte les ménagements et la bienveillance qu’on a pour eux. On a plusieurs fois observé une différence considérable de mœurs entre deux peuplades peu éloignées l’une de l’autre et également peu avancées dans la civilisation. Lorsqu’on a cherché les causes de la férocité de l’une et de la douceur de l’autre, on a presque toujours remarqué qu’on s’était présenté chez celle-là avec les apparences de la faiblesse, tandis qu’on s’était présenté chez celle-ci avec des forces et un appareil imposants [645]. Ainsi, il ne faut pas se hâter de juger trop favorablement d’un peuple encore barbare, s’il manifeste des sentiments de douceur, de bienveillance, envers des hommes qui ont le moyen de lui faire plus de bien qu’il ne peut leur faire de mal.
On n’a vu chez les indigènes de la terre de Van-Diemen aucun genre d’organisation sociale. On a observé seulement que deux individus qui étaient les plus grands et les plus forts de la peuplade, avaient chacun deux femmes, tandis que les autres n’en avait qu’une [646]. C’est là, sans doute, ce qui constitue la prérogative de ceux qui dirigent les autres, lorsqu’ils font une partie de chasse ou qu’ils vont attaquer les peuplades avec lesquelles ils sont en guerre, seules circonstances où le besoin de chefs puisse se faire sentir par des hommes qui vivent des fruits de la chasse et de la pêche, ou des produits spontanés de la terre. Il n’y a donc pas chez ces peuples une classe qui soit asservie à une autre.
Les indigènes de la terre de Van-Diemen n’ont point d’habitations fixes : ils errent en petites troupes, de place en place, pour chercher de la nourriture. On ne voit jamais plus de trois ou quatre huttes dans un endroit, chacune pouvant contenir tout au plus trois ou quatre personnes. Les familles vivent dans une parfaite indépendance les unes des autres ; quelquefois on en rencontre qui errent isolées sur le rivage de la mer ; mais on observe toujours une grande subordination des membres au chef. Faibles par leur isolement, par leur organisation physique, par leur ignorance et par leur maladresse, ces hommes vivent dans une méfiance et dans des alarmes continuelles. L’apparition d’un individu inconnu leur fait prendre la fuite, à moins qu’ils ne le jugent beaucoup plus faible qu’eux ; car, alors, leur premier mouvement est de l’attaquer [647].
[II-415]
L’absence de subordination sociale, de culture et de richesses, abrège beaucoup l’examen des mœurs de ces insulaires ; car il ne peut être question de leurs relations comme gouvernants et comme gouvernés, comme propriétaires et comme cultivateurs, comme maîtres et comme domestiques. Les seuls rapports sous lesquels on ait à les considérer, sont ceux qui résultent de l’état de famille, de l’état de communauté, et ceux qu’ils peuvent avoir avec d’autres peuplades ou avec des individus qui ne font point partie de leur association.
Si l’on peut juger du sort de leurs femmes par leur physionomie, et par l’aspect qu’elles présentent, il est douteux qu’il en existe de plus misérables. Une figure ignoble et grossière, barbouillée de charbon et de graisse, un regard sombre et farouche, des formes généralement maigres et flétries, des mamelles longues et pendantes, le corps couvert de cicatrices, et l’air inquiet et abattu qu’impriment le malheur et la servitude sur le front de tous les être asservis, tels sont les traits sous lesquels elles se sont présentées aux naturalistes français. La terreur que leur inspirait la présence de leurs maris, et les dangers ou les travaux auxquels on les a vues condamnées, ont expliqué d’une manière non équivoque les causes de leur dégradation et de leurs cicatrices [648].
[II-416]
Les femmes sont chargées de pourvoir à la subsistance de la famille, et se livrent seules aux travaux que la pêche exige. Lorsque l’heure des repas arrive, les mères, suivies de leurs filles, ayant un sac ou un panier attaché au cou, s’arment d’un bâton, et vont se précipiter au fond de la mer, au risque de rester engagées dans les plantes marines, ou d’être dévorées par les requins. Là, elles cherchent à faire provision d’oreilles de mer ou de homards ; quand la respiration leur manque, elles paraissent un instant sur l’eau, et s’y replongent encore, jusqu’à ce que la provision soit complète. Elles font ensuite cuire, à des feux qu’elles ont allumés d’avance, les produits de leur pêche ; et, pendant que les hommes s’en nourrissent sans leur en offrir aucune partie, elles se retirent en groupe derrière ces maîtres sévères, n’osant se permettre ni de parler, ni même de lever les yeux. Le repas fini, elles se lèvent et vont leur chercher l’eau dont ils ont besoin pour s’abreuver [649]. S’il s’agit de changer de lieu, les femmes sont transformées en bêtes de somme ; elles mettent dans des sacs les objets qui doivent les suivre ; fixent ces sacs autour du front par un cercle de cordages ; et, quel qu’en soit le poids, les emportent sur leur dos. Les hommes ne leur prêtent aucun secours, et marchent libres derrière elles [650].
La dureté des hommes ne se manifeste pas seulement par les nombreuses cicatrices qu’on observe sur les corps des femmes, par la terreur qu’ils leur inspirent, par les travaux auxquels ils les condamnent ; elle se manifeste surtout par l’expression de leur physionomie. Les passions qui les agitent s’y peignent avec force, s’y succèdent avec rapidité. Mobiles comme leurs affections, tous leurs traits se changent, se modifient suivant elles. Leur figure, effrayante et farouche dans la menace, est, dans le soupçon, inquiète et perfide ; dans le rire, elle est d’une gaieté folle et presque convulsive chez les jeunes gens ; chez les plus âgés, elle est triste, dure et sombre. Mais, en général, dans tous les individus et dans quelque moment qu’on les observe, le regard conserve toujours quelque chose de sinistre et de féroce, qui ne saurait échapper à un observateur attentif, et qui ne correspond que trop au fond de leur caractère [651].
Un naturaliste a fait sur ces peuplades une remarque singulière : il a observé qu’elles ne paraissent avoir aucune idée de l’action d’embrasser. L’idée de caresse ne semble pas leur être moins étrangère ; en vain on leur a fait tous les gestes propres à caractériser cette action, leur surprise a toujours prouvé qu’ils ne la concevaient pas. Ainsi, ces deux actions qui nous paraissent si naturelles, les baisers et les caresses affectueuses, sembleraient être inconnues à ces peuplades grossières [652].
Cependant, quelle que soit la dureté des hommes de la terre de Van-Diemen envers les êtres de leur espèce qui sont plus faibles qu’eux, ils n’ont point cherché à trafiquer des faveurs de leurs femmes ni de leurs filles ; ils se sont, au contraire, montrés fort jaloux. Il paraît même, autant qu’on a pu les comprendre, que, dans chaque peuplade, les hommes respectent les femmes les uns des autres, et qu’ils considèrent la fidélité conjugale comme un devoir, au moins de la part du sexe le plus faible [653]. Les matelots anglais qui ont cherché à obtenir les faveurs des Diemenoises, ont été repoussés.
« On observera, dit Cook à ce sujet, que, parmi les peuplades peu civilisées, où les femmes se montrent d’un accès facile, les hommes sont les premiers à les offrir aux étrangers ; et que, s’ils ne les offrent pas, on essaiera en vain de les séduire avec des présents, on cherchera inutilement des lieux écartés. Je puis assurer que cette remarque est juste pour toutes les îles où j’ai relâché [654]. »
[II-419]
Cette différence que nous observons ici entre la conduite des habitants de la terre de Van-Diemen, et la conduite des peuples d’espèce malaie, se reproduit dans toutes les îles habitées par des peuples classés sous le nom d’espèce éthiopienne, quelle que soit la latitude sous laquelle ils sont placés : dans aucune île, les hommes de cette dernière espèce n’ont prostitué leurs femmes, ni souffert qu’elles se prostituassent.
Les peuplades de la terre de Van-Diemen sont si peu nombreuses, elles sont placées à une si grande distance les unes des autres, et leur temps est si complètement absorbé par le besoin de se procurer des subsistances, qu’on n’a pu observer les rapports qui peuvent exister entre les unes et les autres [655] ; mais la conduite qu’elles ont tenue envers les voyageurs qui leur ont paru inférieurs à elles en force ou en adresse, suffit pour faire voir que tout individu qui est étranger à une horde est traité par elle en ennemi ; elles ont le même caractère de perfidie et de férocité que les voyageurs ont reproché aux Malais les plus barbares ; lorsqu’elles ont rencontré l’occasion d’attaquer les voyageurs qui les avaient comblées de bienfaits, elles en ont profité, et leur férocité a paru s’accroître avec les ménagements qu’on a eus pour elles [656].
« J’avoue, dit Péron en parlant de ces peuples, que je suis surpris, après tant d’exemples de trahisons et de cruautés rapportés dans les voyages de découvertes, d’entendre répéter à des personnes sensées, que les hommes de la nature ne sont point méchants, que l’on peut se fier à eux ; qu’ils ne seront agresseurs qu’autant qu’ils seront excités par la vengeance. Malheureusement beaucoup de voyageurs ont été les victimes de ces vains sophismes. Pour moi, je pense, d’après tout ce que nous avons pu voir, qu’on ne saurait trop se méfier des hommes dont la civilisation n’a pas encore pu adoucir le caractère, et qu’on ne doit aborder qu’avec prudence sur les rivages habités par de tels hommes [657]. »
— Les indigènes de la Nouvelle-Hollande, quoique placés sous différents degrés de latitude, et répandus sur un immense territoire, ont tous à peu près les mêmes mœurs. Les hordes, un peu plus nombreuses, un peu moins rares, un peu moins dépourvues d’industrie que celles de la terre de Van-Diemen, sont aussi un peu plus avancées dans leur organisation sociale [658]. Cependant les peuplades les plus considérables comptent à peine une centaine d’individus, et la plupart en comptent moins de cinquante. Chez elles, toute différence de conditions, d’exercices, d’aliments, est inconnue : avec les mêmes besoins, avec les mêmes ressources, tous les individus de même âge et de même sexe ont les mêmes travaux à supporter, les mêmes privations à subir, les mêmes jouissances à partager. Cette uniformité qui se reproduit dans tous les détails de leur existence, et qui se soutient à toutes les époques de la vie, imprime aux individus un caractère de similitude physique et morale dont on aurait peine à se former une juste idée dans notre état social [659].
Aucune des hordes de la Nouvelle-Hollande ne connaît l’agriculture, aucune n’est parvenue à soumettre d’autre animal que le chien ; et comme cet animal se nourrit des mêmes substances que l’homme, il ne peut pas être une ressource pour lui. La terre, abandonnée à sa fertilité naturelle, ne produit d’autres plantes alimentaires, dans ce pays, que quelques pieds de céleri sauvage ; le seul fruit que les arbres y donnent, est une espèce de figue qui ressemble à la pomme de pin, et qui a causé de violentes nausées aux Européens qui ont tenté d’en manger [660]. On n’y trouve point, comme dans le nord de l’Amérique, de ces nombreux troupeaux de bêtes sauvages, qui fournissent aux indigènes une proie abondante quand ils ont le bonheur de les cerner ; on n’y rencontre que deux quadrupèdes qui sont fort difficiles à prendre, et dont le plus gros, quand il n’est plus jeune, n’est guère meilleur à manger que le renard.
La pêche est la principale ressource des peuplades qui vivent sur les bords de la mer ; la chasse est le moyen qu’emploient à pourvoir à leur existence, celles qui vivent dans l’intérieur des terres ; mais, ni les unes ni les autres ne faisant jamais de provisions, il faut que le travail de chaque jour leur procure la subsistance de chaque jour : si la chasse et la pêche ne produisent rien, ce qui arrive fréquemment, la horde tout entière est réduite à jeûner, ou à chercher un supplément de subsistances dans des productions d’un autre genre ; aux approches de l’hiver, le poisson devenant rare, les hordes du sud émigrent vers le nord, pour y trouver des subsistances plus abondantes [661].
Les peuplades de l’intérieur ne se procurent qu’avec les plus grandes peines leur chétive subsistance. Pour prendre les animaux les plus petits, tels que l’oppossum et l’écureuil volant, ou pour recueillir un peu de miel, il faut que les hommes grimpent sur de grands arbres, et ils ne peuvent parvenir jusqu’aux branches qu’en faisant sur le tronc, ordinairement très élevé, des entailles pour poser leurs pieds et leurs mains [662]. S’ils restent plusieurs jours sans prendre de gibier, ce qui arrive fréquemment, la famine se manifeste : ils font alors une guerre active aux grenouilles, aux lézards, aux serpents, aux chenilles et aux araignées ; ils mangent de l’herbe et rongent l’écorce de certains arbres ; enfin, ils pétrissent des fourmis avec leurs larves et des racines de fougère, et calment leur estomac avec la pâte qui résulte de ce mélange. Dans ces temps de famine, qui sont très fréquents, ces hommes arrivent à un tel excès de maigreur qu’on les prendrait pour des squelettes, et qu’ils paraissent sur le point de succomber d’inanition [663].
[II-424]
Les hordes qui vivent sur les côtes ne sont pas moins exposées à la famine que celles de l’intérieur. Si la saison ou l’état de la mer ne leur permettent pas de prendre du poisson ou des coquillages, elles se nourrissent de gros vers qui répandent une odeur infecte, ou d’autres aliments aussi grossiers. Quelquefois le mauvais temps, qui leur rend la pêche impossible, fait échouer une baleine sur les côtes ; les hordes qui la rencontrent poussent des cris de joie, oublient leurs haines mutuelles, se précipitent sur leur proie, et ne songent plus qu’à se rassasier : on la déchire de tous les côtés à la fois ; chacun mange, dort, se réveille, mange et dort encore ; mais dès que les derniers lambeaux corrompus ont été dévorés, les ressentiments se réveillent, des combats meurtriers succèdent à ces dégoûtantes orgies, et l’on l’égorge sur des ossements [664].
Les diverses peuplades qui habitent la Nouvelle-Hollande, diffèrent sur quelques points dans leur constitution physique ; elles semblent former trois variétés de la même espèce ; mais on n’a observé entre elles aucune différence intellectuelle ou morale : elles pourvoient toutes à leurs besoins par des moyens semblables, et ont par conséquent une manière uniforme de se conduire. N’ayant pas d’autre propriété individuelle que quelques mauvaises armes, et ne faisant jamais de provision, elles n’ont aucun besoin de gouvernement. Il doit leur suffire d’avoir un chef qui les dirige lorsqu’elles sont en guerre les unes contre les autres ; et il ne paraît pas, en effet, qu’elles aient un gouvernement plus compliqué.
Les rapports qui existent entre les deux sexes, sont ici tels qu’on les trouve chez tous les peuples sauvages ; mais ils s’établissent cependant d’une manière particulière. Quand un homme veut se procurer une femme, il épie, dans une tribu autre que la sienne, quelle est celle qui peut lui convenir. Ayant fait son choix, il cherche à surprendre cet objet de ses amours ; s’il l’aperçoit à l’écart, il fond sur elle, l’étourdit d’un coup de massue sur la tête, la saisit par un bras ou par une jambe, et la traîne à travers les broussailles, jusqu’à ce qu’il l’ait conduite en lieu de sûreté [665].
Ici, comme sur la terre de Van-Diemen, les femmes sont les esclaves des hommes ; elles sont chargées de ramasser les coquillages, d’aller à la pêche, et de conduire les canots : ces travaux ne sont pas suspendus pendant le temps de l’allaitement [666]. Elles sont traitées d’une manière dure et cruelle : aussi, elles ont généralement l’air plus sombre que les hommes [667]. On ne voit jamais sur elles aucune espèce d’ornement, tandis que les hommes se parent de dents de chien, de bras d’écrevisse, ou de petits os [668].
Ces peuples, quand ils se sentent les plus faibles, affectent la douceur et la bienveillance ; mais aussitôt qu’ils ont quelques raisons de se croire les plus forts, ils se montrent insolents et féroces ; les ménagements dont on use à leur égard sont imputés à la faiblesse, et ne servent qu’à augmenter leur insolence : ils sont donc faux et méfiants comme tous les sauvages [669].
Ils sont tous d’une malpropreté dégoûtante, non seulement dans leurs aliments, mais dans toute leur personne ; ils exhalent une forte odeur d’huile, et ils sont couverts d’un tel amas d’ordures qu’il est très difficile de connaître la véritable couleur de leur peau.
« Nous avons essayé plusieurs fois, dit Cook, de la frotter avec les doigts mouillés pour en ôter la croûte, mais toujours inutilement. Ces ordures les font paraître aussi noirs que des nègres, et, suivant ce que nous pouvons en juger, leur peau est couleur de suie [670]. »
Les habitants de la Nouvelle-Calédonie, plus avancés vers l’équateur que ceux de la terre de Van-Diemen et que la plupart de ceux de la Nouvelle-Hollande, appartiennent à la même espèce ; ils ont déjà fait quelques progrès dans l’industrie, ainsi qu’on l’a vu ailleurs ; ils forment une population plus nombreuse, et sont soumis à des chefs qui ont sur eux un peu plus d’autorité [671]. Ces chefs s’emparent quelquefois des choses qui appartiennent à leurs inférieurs, et qui excitent leur cupidité ; cependant ils ne se livrent pas à ces actes de violence si communs parmi les chefs d’espèce malaie [672] ; leur autorité paraît, au contraire, si faible, que les égards qui leur sont accordés approchent plus de la déférence que de la soumission [673]. Ces peuples paraissent n’avoir été ni conquis, ni conquérants ; chez eux, aucune classe n’est assujettie à une autre.
Les femmes, parmi eux, sont traitées aussi d’une manière moins dure que chez les peuples de même espèce qui vivent sous un climat plus froid. Elles sont chargées d’une partie des travaux de l’agriculture et de la pêche ; elles défrichent ou bêchent la terre ; elles vont dans la mer chercher des coquillages, et sont quelquefois chargées de transporter de pesants fardeaux. Cependant les hommes partagent avec elles les premiers de ces travaux ; et dans leurs pêches, elles ne se donnent pas les mêmes peines et ne s’exposent pas aux mêmes dangers que les femmes de la terre de Van-Diemen. Toutes ne paraissent pas d’ailleurs condamnées au même sort ; quelques-unes seulement s’avancent assez dans la mer pour avoir de l’eau jusqu’à la ceinture [674]. L’on n’a pas remarqué sur elles ces nombreuses cicatrices que portent les femmes de la terre de Van Diemen et de la Nouvelle-Hollande, quoiqu’elles se tiennent comme elles éloignées de leurs maris, et paraissent craindre de les offenser même par leurs regards ou par leurs gestes [675]. Elles ont d’ailleurs les traits désagréables et le regard féroce [676].
Les diverses peuplades de cette île, lorsqu’elles sont en guerre les unes contre les autres, y portent la même animosité et la même fureur que nous avons observées chez les peuples d’espèce malaie ; dans les invasions qu’elles font sur le territoire les unes des autres, elles incendient les habitations, détruisent les récoltes, abattent les arbres [677]. La faim attaque alors ceux que les armes n’ont point détruits ; et, pour échapper aux horreurs de la famine, ou pour en sauver leurs femmes et leurs enfants, ceux qui ont été défaits reprennent les armes, fondent à leur tour sur leurs ennemis, les dévorent s’ils sont vainqueurs, ou leur servent de pâture s’ils sont de nouveau vaincus [678].
Ces insulaires, qui semblaient être en paix entre eux lorsqu’ils furent visités par le capitaine Cook, reçurent les navigateurs anglais avec bienveillance, et leur laissèrent librement parcourir leur pays :
« Il est aisé de voir, dit Cook en parlant d’eux, qu’ils n’ont reçu en partage de la nature qu’un excellent caractère. Sur ce point, ils surpassaient toutes les nations que nous avions connues ; et, quoique cela ne satisfît pas nos besoins, nous étions charmés de lui trouver cette qualité qui nous procurait une paix et une liberté précieuses [679]. »
Mais, lorsqu’ils ont été visités par des navigateurs français, leur position était changée, et l’on a trouvé chez eux la misère, les ravages et les mœurs qui, chez de tels peuples, sont les conséquences de la guerre.
Les Français leur ayant fait voir des cocos et des ignames en les engageant à leur en apporter, les insulaires, bien loin d’en aller chercher, voulurent acheter ceux qu’on leur montrait, et offrirent en échange leurs sagaies et leurs massues ; ils faisaient connaître qu’ils avaient grand faim, en montrant leurs ventres qui étaient extrêmement aplatis [680]. Les officiers et le naturaliste de l’équipage, ayant pénétré dans l’intérieur de l’île, trouvèrent les habitants d’une maigreur extrême ; les femmes et les enfants ressemblaient à de véritables squelettes [681]. Les aliments dont ils se nourrissaient, étaient des araignées, des pousses d’arbres, des racines peu substantielles ; et quand cela ne suffisait pas, ils apaisaient leur faim en mangeant de la terre [682].
On doit être peu surpris que des peuples encore barbares qui sont réduits à une si horrible misère, finissent par dévorer leurs ennemis, et s’habituent à se nourrir de chair humaine.
« Quelques-uns, dit Labillardière, se rapprochèrent des plus robustes d’entre nous et leur tâtèrent à différentes reprises les parties les plus musculeuses des bras et des jambes, en prononçant kapareck d’un air d’admiration et même de désir, ce qui n’était pas très rassurant pour nous ; cependant ils ne nous donnèrent aucun sujet de mécontentement [683]. »
Pendant le séjour des Français dans cette île, ils virent des habitants disparaître pendant quelques temps et revenir avec les cadavres des ennemis qu’ils avaient tués, et qu’ils apportaient à leurs familles comme des chasseurs apportent du gibier [684].
Les habitants de Tanna, situés sous une latitude un peu moins élevée que ceux de la Nouvelle-Calédonie, semblent aussi en différer de fort peu par les mœurs. Chaque village et chaque famille paraissent indépendants ; les vieillards, et les hommes les plus remarquables par leur force, sont ceux qui semblent avoir le plus d’autorité : on ne remarque parmi eux aucune distinction de rangs [685]. Les villages sont en guerre les uns contre les autres, et les usages, en pareille circonstance, ne paraissent pas différents de ceux de la Nouvelle-Calédonie [686]. Les Anglais, en abordant à Tanna, ont été reçus par les habitants avec des provocations et des menaces ; mais ils sont parvenus cependant à les calmer, en les intimidant par le bruit des armes [687].
Les femmes sont encore ici chargées des travaux les plus pénibles : tandis que les hommes marchent libres derrière elles, portant seulement leurs armes, elles sont obligées de porter tout à la fois leurs enfants et les fardeaux dont leurs maris les accablent ; si elles ne peuvent pas porter ces fardeaux, elles les traînent ; elles ne sont proprement que des bêtes de somme et obéissent au moindre signe des hommes [688]. Cependant, quelque dure que soit leur condition, elle l’est moins que celle des femmes de la Nouvelle-Calédonie ; les hommes ne leur inspirent pas la même terreur, ne les tiennent pas à la même distance [689]. Ils exécutent d’ailleurs eux-mêmes les travaux les plus pénibles, ceux qui consistent à mettre la terre en culture, à couper ou à déraciner des arbres et des broussailles avec des haches de pierre [690]. Ces insulaires ont pour la propriété plus de respect qu’on n’en trouve ordinairement chez les peuples qui ne sont pas plus avancés dans la civilisation. Dans le premier moment de leur entrevue avec les Anglais, ils s’emparaient de tout ce qui leur tombait sous la main ; mais quand il se fut établi entre eux des relations amicales, ils ne se rendirent coupables d’aucun vol [691].
« Les Tahitiens, dit Forster, sont ordinairement obligés de suspendre leurs richesses aux toits de leurs maisons, pour les ôter de la portée des voleurs ; mais ici elles sont en sûreté sur le premier buisson. À l’appui de cette remarque, j’observerai que, durant notre séjour parmi les insulaires à Tanna, ils n’ont pas dérobé la moindre bagatelle à qui que ce soit de l’équipage [692]. »
Les habitants des Nouvelles-Hébrides qui appartiennent à la même espèce et qui sont plus rapprochés de l’équateur de quelques degrés, se sont mieux conduits encore. Non seulement ils n’ont donné aucun sujet de plainte aux navigateurs anglais ; mais, lorsqu’ils auraient pu, sans danger et même sans pouvoir être accusés de mauvaise foi, retenir des objets qu’ils avaient vendus, ils ont fait tout ce qui a dépendu d’eux pour les rendre aux propriétaires.
« Ils nous donnèrent, dit Cook, des preuves si extraordinaires de leur loyauté que nous en fûmes surpris. Comme le vaisseau marcha d’abord fort vite, nous laissâmes en arrière plusieurs de leurs canots qui avaient reçu nos marchandises, sans avoir eu le temps de donner les leurs en échange. Au lieu de profiter de cette occasion pour se les approprier, comme auraient fait nos amis des îles de la Société, ils employèrent tous leurs efforts pour nous atteindre et nous remettre ce dont ils avaient reçu le prix. Un des Indiens nous suivit pendant un temps considérable, et le calme survenant il parvint à nous joindre. Dès qu’il fut au vaisseau, il montra ce qu’il avait vendu ; plusieurs personnes voulurent le lui payer ; mais il refusa de s’en défaire jusqu’à ce qu’il aperçût celui qui le lui avait déjà acheté. La personne ne le connaissant pas, lui en offrit de nouveau la valeur ; mais cet honnête Indien ne voulut point l’accepter, et lui fit voir ce qu’il avait reçu en échange [693]. »
Les peuples d’espèce nègre du grand Océan, qui sont les plus rapprochés des tropiques, sont donc, en général, beaucoup moins barbares que ceux qui en sont les plus éloignés.
[II-435]
Des rapports observés entre les moyens d’existence et l’état social des peuples d’espèce nègre de l’extrémité australe de l’Afrique. — Des mœurs qui résultent de cet état.
Les peuplades qui habitent à l’extrémité australe de l’Afrique, diffèrent tellement entre elles par leur constitution physique, elles diffèrent tellement des peuples du même continent placés entre les tropiques, qu’il n’est peut-être pas très juste de les classer sous la même dénomination. Cependant, comme c’est ainsi que ces peuples ont été déjà classés, et comme il s’agit moins de déterminer les différences physiques qui existent entre eux que de constater l’influence des lieux et des climats sur le perfectionnement moral des hommes des diverses espèces, j’adopte la classification qui a été faite, sans prétendre néanmoins qu’elle soit la meilleure.
Trois races d’hommes existent au cap de Bonne-Espérance, sans compter les colons, ni les nègres qu’ils y ont introduits : ce sont les Cafres, les Hottentots et les Boschismans. Les premiers, habitant sur les côtes de la mer, dans les lieux les plus bas et les plus rapprochés de l’équateur, jouissent du sol le plus fertile et de la température la plus douce ou la plus chaude : ces peuples sont agriculteurs, pasteurs et chasseurs. Les seconds habitent sur des plaines élevées et arides, ils sont un peu plus éloignés de l’équateur, et jouissent par conséquent d’une température moins douce : ils ne sont que pasteurs et chasseurs. Les troisièmes habitent sur des montagnes élevées et arides : ils sont sous un climat comparativement froid : ils ne vivent que de chasse ou de proie.
Nous avons déjà vu que les individus qui appartiennent à la première de ces trois races d’hommes, jouissent d’une constitution physique plus forte et ont une taille plus élevée que les individus de la seconde race, et que ceux-ci à leur tour sont plus grands et mieux constitués que les individus dont la troisième race est composée ; nous avons vu ensuite que les facultés intellectuelles sont un peu plus développées chez les premiers que chez les seconds, et qu’elles le sont un peu plus chez ceux-ci qu’elles ne le sont chez les troisièmes. Il s’agit maintenant d’exposer quel est le perfectionnement moral auquel chacune de ces trois classes d’hommes est parvenue, et de comparer leurs mœurs à celles des peuples qu’on a classés sous la même dénomination, mais qui vivent sous la zone torride.
Les Cafres, quoiqu’ils cultivent la terre, tirent de leurs troupeaux la partie la plus considérable de leur subsistance, et sont obligés de changer souvent de lieu pour les faire paître [694]. Ils ne sont ni conquérants ni conquis, et ont par conséquent une organisation sociale moins compliquée que celle des peuples de ce continent placés entre les tropiques. Ils reconnaissent un chef héréditaire ; mais ce chef n’a presque point de prérogatives, et vit de la même manière que tous les autres individus de sa tribu [695].
Les femmes ne sont cependant pas moins esclaves chez eux que chez les autres peuples nègres ; elles sont condamnées aux travaux les plus pénibles ; non seulement elles labourent la terre, sèment et recueillent le grain, mais elles fabriquent leurs meubles, bâtissent les habitations et en rassemblent les matériaux [696]. La garde des troupeaux, la chasse et la guerre sont le partage des hommes [697]. Les femmes étant asservies, un individu en possède souvent plusieurs. Dans le temps de leurs incommodités périodiques, elles sont obligées de se séquestrer comme les femmes de Guinée, et comme celles des peuples cuivrés du nord de l’Amérique. Elles n’ont aucune part des biens que leurs parents laissent en mourant. Dans leur parure elles sont moins recherchées que les hommes [698].
Les Cafres portent, dans leurs guerres, le même esprit d’animosité et de vengeance que les autres peuples qui vivent sur les mêmes côtes. Si un village est surpris, tous les habitants en sont exterminés, et le pays est converti en désert [699]. Ces peuples cependant mettent moins de perfidie dans leurs guerres que les Hottentots ; ils attaquent souvent leurs ennemis de front, et n’empoisonnent point leurs flèches.
« Le Cafre, dit Levaillant, cherche toujours son ennemi face à face ; il ne peut lancer sa sagaie qu’il ne soit à découvert. Le Hottentot, au contraire, caché sous une roche ou derrière un buisson, envoie la mort sans s’exposer à la recevoir ; l’un est le tigre perfide qui fond traîtreusement sur sa proie ; l’autre est le lion généreux qui s’annonce, se montre, attaque, et périt s’il n’est pas vainqueur [700] ».
Les Cafres ont eu assez d’énergie et de puissance pour mettre des bornes aux usurpations des colons hollandais ; les Hottentots ont laissé envahir tout leur territoire [701]. Enfin, les Cafres, sans être très propres, sont beaucoup moins sales que les Hottentots [702].
[II-439]
Les tribus hottentotes n’ont pas toutes les mêmes mœurs : elles avaient généralement adopté la vie pastorale quand les Hollandais prirent possession du cap de Bonne-Espérance ; elles suppléaient, par le moyen de la chasse, à ce qu’elles ne pouvaient pas retirer de leurs troupeaux ; un petit nombre seulement était étranger à la vie pastorale et ne vivait que de proie. Quoique l’envahissement de leur territoire par les Européens, et l’oppression qui en a été la conséquence, aient beaucoup altéré leurs mœurs, on peut juger de leur ancien état par les descriptions que les voyageurs nous ont données de l’état où ils les ont vus.
Chaque peuplade est soumise à un chef ou capitaine qui n’avait probablement pas d’autres fonctions autrefois que de marcher à la tête de sa tribu, lorsqu’elle allait à la chasse, ou qu’elle voulait attaquer une tribu ennemie. Ce chef n’est maintenant qu’un officier de police, qui tient son autorité, et le bâton qui en est le signe, du chef de la colonie hollandaise, aujourd’hui soumise aux Anglais. Son autorité n’est pas toujours très respectée, et dans les querelles qui surviennent, il lui arrive quelquefois de voir briser sur lui-même son bâton de commandement [703].
Les femmes ne sont pas moins esclaves, ni moins avilies dans cette partie de l’Afrique que sous les climats les plus brûlants. Un Hottentot, qui donne un bœuf pour avoir un clou ou tout autre morceau de fer, croit faire un excellent marché en donnant une de ses filles en échange d’une vache [704]. Un homme peut avoir le nombre de femmes qu’il juge convenable ; mais il est rare qu’il en prenne plus de deux, et il n’y a même que les chefs qui se permettent ce genre de luxe [705]. Aussitôt qu’une femme appartient à un homme, c’est elle qui fait tous les travaux qu’exige l’entretien du ménage : elle va couper le bois dont elle a besoin pour préparer les aliments ; elle va à la recherche des racines dont ces peuples se nourrissent ; elle est en un mot traitée comme une esclave. Le mari, qui n’a d’autre occupation que de boire, de manger, de fumer et de dormir, ne lui laisse prendre de repos que dans le petit nombre d’occasions où il s’éloigne, soit pour aller à la chasse ou à la pêche, soit pour veiller sur ses troupeaux. Une fille partage l’esclavage de sa mère, et concourt aux mêmes travaux aussitôt qu’elle en a la force [706].
La femme n’est pas admise à manger avec son mari, ni même à loger toujours dans la même hutte ; elle vit dans une cabane séparée, et se nourrit d’aliments que son mari considère comme vils ou impurs [707]. Lorsqu’un garçon est jugé digne d’être admis parmi les hommes, il se sépare de ses sœurs et de sa mère, et ne les admet plus à manger avec lui : il peut alors les insulter et les traiter en esclaves, sans craindre d’en être puni par son père. Une mère est sans cesse exposée aux mauvais traitements de ses enfants ; loin que ces outrages soient considérés comme les effets d’un mauvais naturel, les hommes les considèrent comme des preuves non équivoques d’un courage mâle et d’une bravoure distinguée, et en applaudissent l’auteur [708]. Les Hottentotes sont obligées de se tenir séquestrées à une certaine distance de la horde, dans le même cas que les femmes des Cafres [709]. Elles peuvent être renvoyées par leurs maris, et rester privées de toutes ressources, si elles ne sont pas défendues par leurs propres parents [710]. Elles sont généralement chastes et réservées dans leur conduite : on n’a trouvé qu’une seule tribu où elles aient paru ne pas l’être [711].
Si des enfants incapables de pourvoir par eux-mêmes à leurs besoins, perdent leur père et leur mère, non seulement ils ne sont secourus et protégés par personne, mais on se hâte de les ensevelir vivants, quel que soit leur âge, pour leur épargner les horreurs d’une plus longue agonie ; un enfant est enterré vivant, même lorsqu’il ne perd que sa mère, s’il n’est pas sevré au moment où elle meurt ; une femme qui accouche de deux jumeaux, en détruit ordinairement un, dans l’impuissance de les élever l’un et l’autre [712].
Les individus qui arrivent à la vieillesse, et qui ne peuvent plus ni se suffire à eux-mêmes, ni rendre des services à d’autres, sont relégués dans une cabane construite exprès ; on leur porte une fois à manger, et ensuite on les abandonne. Là, ils périssent de faim ou sont dévorés par les bêtes féroces : ce sort est réservé même aux vieillards qui possèdent des troupeaux et qui ont des enfants ; c’est celui de leurs fils à qui leurs biens sont exclusivement dévolus, qui prononce et exécute la sentence [713]. Les malades qu’on croit n’avoir pas le moyen de guérir, éprouvent le même sort [714].
Si telle est la destinée de tous les êtres faibles dans le cours ordinaire de la vie, il est aisé de voir quel est leur sort dans les cas où l’on ne peut échapper à l’ennemi que par la fuite, et dans les cas plus communs encore où une peuplade est attaquée par la famine. Dans de pareilles circonstances, les enfants, les vieillards, les malades, les traîneurs, en un mot, tous les êtres faibles, sont abandonnés ; ils meurent dans les tourments de la faim, ou sont massacrés. Ceux qui fuient, dit Levaillant, ne sont pas plus sûrs eux-mêmes d’échapper au fléau général : plus des trois quarts périssent dans la route, au milieu des sables et des rochers, brûlés par la soif et consumés par la faim ; le petit nombre qui survit, fait de longues marches avant que d’avoir trouvé quelques légères ressources [715].
Les Hottentots se distinguent de tous les peuples de la même espèce, par une saleté excessive, et par une invincible paresse. Ils se frottent habituellement, de la tête aux pieds, d’un mélange de graisse, de suie et d’excréments de leurs animaux ; et on les sent par l’odeur qu’ils exhalent, longtemps avant que de les voir. Les peaux de mouton qui les couvrent, et les huttes qu’ils habitent, sont, s’il est possible, plus sales encore que leurs personnes. Ils sont couverts de vermine, et ils ne s’en débarrassent que pour la manger [716].
Leur paresse de corps et d’esprit est telle, que rien n’est capable de les y faire renoncer, pas même la faim. Il n’est point de peuple sous le soleil, dit Kolbe, qui ait une pareille aversion pour penser et pour agir. On dirait qu’ils font consister leur félicité à vivre dans l’inaction et dans l’indolence [717]. Quand ils ont rassasié leur faim ils dorment ; et, si les moyens de l’apaiser leur manquent, ils dorment encore, et en calment ainsi les douleurs.
Éprouvant, comme tous les animaux qui vivent de proie, des alternatives de disette et d’abondance, ils contractent les mêmes habitudes.
« Le Hottentot, dit Levaillant, est gourmand tant qu’il a des provisions en abondance ; mais aussi, dans la disette, il se contente de peu ; je le compare, sous ce rapport, à l’hyène, ou même à tous les animaux carnassiers, qui dévorent toute leur proie dans un instant, sans songer à l’avenir, et qui restent en effet plusieurs jours sans trouver de nourriture, et se contentent de terre glaise pour apaiser leur faim. Le Hottentot est capable de manger en un seul jour dix à douze livres de viande : et, dans une autre circonstance défavorable, quelques sauterelles, un rayon de miel, souvent aussi un morceau de cuir de ses sandales, suffisent à ses besoins pressants. Je n’ai jamais pu faire comprendre aux miens qu’il était sage de réserver quelques aliments pour le lendemain ; non seulement ils mangent tout ce qu’ils peuvent, mais ils distribuent le superflu aux survenants ; la suite de cette prodigalité ne les inquiète en aucune façon. On chassera, disent-ils, ou l’on dormira. Dormir est pour eux une ressource qui les sert au besoin ; je n’ai jamais passé dans des contrées âpres et stériles où le gibier est rare, que je n’aie trouvé des hordes entières de sauvages endormis dans leurs kraals, indice trop certain de leur position misérable ; mais ce qui surprendra beaucoup, et que je n’annonce que sur des observations vingt fois répétées, c’est qu’ils commandent au sommeil, et trompent à leur gré le plus puissant besoin de la nature.
« Il est pourtant des moments de veille au-dessus de leurs forces et de l’habitude. Ils emploient alors un autre expédient non moins étrange, et qui, pour n’inspirer nulle croyance, ne cessera pas d’être un fait incontestable et sans réplique ; je les ai vus se serrer l’estomac avec une courroie ; ils diminuent ainsi leur faim, la supportent plus longtemps, et l’assouvissent avec bien peu de chose [718]. »
Leur imprévoyance égale leur paresse : les femmes, qui sont chargées de faire les provisions nécessaires à l’existence de la famille, en font rarement pour plus d’un jour. S’il leur arrive d’avoir quelques approvisionnements d’avance, ils sont disposés à les céder pour le premier objet qui les frappe, et qui ne peut être pour eux d’aucune utilité. Lorsque le mauvais temps, des pluies excessives ou des orages ne leur permettent pas de sortir selon leur coutume, la famille se trouve réduite à la plus grande disette, et ne vit qu’en mangeant les peaux desséchées qui lui ont longtemps servi de sandales [719].
Les fréquentes disettes qui sont la suite de leur imprévoyance et de leur paresse, leur font contracter l’habitude de se nourrir d’objets qui inspireraient une répugnance invincible à des peuples moins stupides et moins grossiers. Si le vent leur amène un de ces nuages de sauterelles qui sont un fléau pour les parties cultivées de l’Asie ou de l’Afrique, ils en manifestent une joie extraordinaire. Ils se hâtent de ramasser celles qui tombent ou se posent à terre ; ils en remplissent leurs magasins, et quelque infecte que soit l’odeur qu’elles exhalent, ils les mangent avec délices [720]. Si une baleine, un hippopotame, ou tout autre animal est jeté mort et à demi pourri sur le rivage de la mer, les Hottentots y courent et le dévorent sur la place, même quand ils ne sont pressés par aucun besoin extraordinaire [721]. Le vautour, qui exhale l’odeur putride des animaux dont il s’est toujours nourri, et que repoussent les animaux les plus carnassiers, est un mets qui n’est pas désagréable pour eux [722]. Ils mangent avec tant d’avidité et de saleté, qu’on les prendrait pour des bêtes féroces affamées [723].
En s’établissant au cap de Bonne-Espérance, les Hollandais, pour mieux assurer l’assujettissement des Hottentots, les ont privés de la faculté de porter des armes, même pour leur défense personnelle [724] ; s’il s’élève quelque différend entre deux tribus, ce sont eux-mêmes qui en décident [725]. Les haines et les antipathies nationales que la guerre produit chez toutes les nations, et qui sont si violentes chez les peuples encore barbares, doivent donc être très affaiblies chez les Hottentots, en supposant qu’elles y aient existé avec la même force qu’on a observée chez d’autres nations. Les voyageurs qui les ont visités n’ont éprouvé de leur part que de bons procédés ; ils ont trouvé chez eux de la générosité, de la reconnaissance, de la probité, de l’exactitude à tenir leurs promesses. Ils sont incapables de perfidie et même de dissimulation ; le mensonge leur est si étranger, qu’ils ne savent même pas cacher les crimes qu’ils ont commis ; si on les accuse d’un fait vrai, ils le reconnaissent et cherchent seulement à s’excuser. Ils sont susceptibles d’un attachement inviolable et d’une fidélité à toute épreuve envers les maîtres qu’ils servent [726]. Levaillant assure cependant que ceux qui vivent habituellement avec les colons, sont des hommes complètement dépravés : il est bien rare, dit-il, qu’ils ne deviennent pas des monstres ; mais il ne dit pas en quoi leurs vices consistent [727].
Les peuples dont je viens d’esquisser les mœurs, sont ceux qui, à l’extrémité australe de l’Afrique, ont adopté la vie pastorale. Mais il est, au milieu d’eux, des hommes qui sont encore moins avancés, et qui vivent dans une température plus froide ; ce sont les Boschismans, peuples qui ont fixé leurs habitations sur les montagnes. Il n’existe, parmi eux, aucune espèce de subordination sociale, quoiqu’on les rencontre quelquefois en troupes. Ils sont tellement isolés les uns des autres, qu’à côté de la caverne où vit une bête sauvage, on trouve une caverne dans laquelle vit la famille d’un Boschisman. Ils habitent dans les buissons ou dans les creux des rochers comme les bêtes féroces, dont ils ont adopté les mœurs. Ils vont ordinairement nus, à moins qu’une chasse heureuse ne leur ait donné le moyen de s’emparer d’un animal, car alors ils en portent la peau sur les épaules, jusqu’à ce qu’elle tombe en lambeaux [728]. Tant qu’ils peuvent trouver, au sein de leurs montagnes, des racines sauvages, des serpents, des chenilles, des araignées, des sauterelles, des fourmis ou d’autres insectes, ils s’en nourrissent et descendent rarement dans les plaines [729]. Mais, [II-450]quand ces aliments leur manquent, ils s’arment de leur petit arc et de leurs flèches empoisonnées ; ils descendent dans les vallées et vont se mettre en embuscade, attendant, comme les bêtes féroces, que le hasard fasse passer à leur portée quelque animal dont ils puissent faire leur proie [730].
« C’est dans les rochers les plus escarpés et dans les cavernes les moins accessibles, dit Levaillant, qu’ils se retirent et passent leur vie. Dans ces endroits élevés, leur vue domine au loin sur la plaine, épie les voyageurs et les troupeaux épars ; ils fondent comme un trait, et tombent à l’improviste, sur les habitants et les bestiaux, qu’ils égorgent indistinctement ; chargés de leur proie et de tout ce qu’ils peuvent emporter, ils regagnent leurs antres affreux qu’ils ne quittent, pareils aux lions, que lorsqu’ils s’en sont rassasiés, et que de nouveaux besoins les poussent à de nouveaux massacres. Mais comme la trahison marche toujours en tremblant, et que la seule présence d’un homme déterminé suffit souvent pour en imposer à ces troupes de bandits, ils évitent avec soin les habitations où ils sont assurés que réside le maître ; l’artifice et la ruse, ressources ordinaires des âmes faibles, sont les moyens qu’ils emploient et les seuls guides qui les accompagnent dans leurs expéditions [731]. »
[II-451]
Les Boschismans sont assujettis à des privations plus longues encore que celles qu’éprouvent les Hottentots ; mais c’est surtout dans les temps où leurs forces sont affaiblies ou ne sont pas encore développées, que ces hommes sont sujets à manquer d’aliments : alors leur principale nourriture se compose de fourmis. Souvent j’ai vu avec peine, dit Sparrman, quelques-uns de ces pauvres vieillards fugitifs épuiser sur ces monticules endurcis le reste de leurs forces, pour n’y trouver, lorsqu’ils sont enfin brisés, qu’un animal usurpateur, qui, après s’être glissé dans le nid, a mangé les fourmis et consommé leurs provisions [732]. Ces hommes, comme les animaux qui vivent de proie, supportent la faim pendant un temps très considérable ; mais, quand ils peuvent se rendre maîtres d’une pièce de gros gibier, ils mangent une quantité prodigieuse de viande ; s’ils sont obligés de rejeter une partie des aliments qu’ils ont pris, parce que la capacité de leur estomac n’est pas en proportion de la voracité de leur appétit, ils se remettent à manger pour remplir le vide qui s’est opéré [733].
Les Boschismans sont en état de guerre avec tous les peuples qui les environnent ; mais ce sont les colons hollandais qui sont pour eux les ennemis les plus dangereux. Souvent, les colons et même les autres peuplades qui environnent les Boschismans, dit Péron, font une chasse ou battue sur ces malheureux, et tuent sans pitié comme sans remords tous ceux qu’ils trouvent. Les Hollandais conservent cependant quelquefois les jeunes enfants, pour les élever à garder leurs troupeaux ; mais ils prétendent que jamais, même quand ils sont élevés chez eux, ils ne peuvent leur faire perdre leurs premières inclinations vagabondes [734].
Ces peuples sont sans courage ; lorsqu’ils sont surpris, les plus intrépides cherchent leur salut dans la fuite, les autres se laissent prendre ou égorger sans résistance. Il suffit de six ou sept colons, pour environner pendant la nuit une troupe de cinquante ou même de cent individus, et pour se rendre maîtres de la plupart d’entre eux. Quand les colons se sont formés en cercle autour de la peuplade, ils donnent l’alarme par quelques coups de feu : ce bruit inattendu répand parmi les sauvages une si grande consternation, qu’il n’y a que les plus hardis et les plus intelligents qui osent franchir le cercle et se sauver ; et les colons, débarrassés de ceux qu’ils craignaient le plus, amènent les autres tremblants et stupides de frayeur [735].
Ces peuples sont trop sauvages et trop dénués de toutes ressources pour qu’aucun voyageur ait pu aller s’établir parmi eux, et étudier leurs mœurs domestiques ; mais il est facile de voir que, de tous les indigènes du cap, les plus faibles, les plus lâches et les plus barbares, sont ceux qui habitent dans les lieux les plus élevés, les plus froids et les plus arides ; et que les peuples qui habitent sur le rivage de la mer et sur les bords des rivières, sont les plus forts, les plus courageux et les moins reculés dans la civilisation.
[II-454]
Des rapports observés entre les moyens d’existence et l’état social des peuples d’espèce nègre des côtes occidentales d’Afrique situées entre les tropiques. — Du genre d’inégalités qui existent chez ces peuples. — Des mœurs qui résultent de ces inégalités. — Parallèle entre les mœurs de ces peuples et les mœurs des peuples de même espèce qui vivent à l’extrémité australe de ce continent.
Les diverses classes dont un peuple se compose, exercent les unes sur les autres une influence si étendue, qu’il n’est presque pas possible de se faire des idées exactes des mœurs de chacune des fractions dont il est formé, si l’on ne commence par se faire une idée générale de l’ordre social vu dans son ensemble. Je dois donc faire connaître ici, comme dans les chapitres précédents, quelle est la constitution générale de chaque association, avant que d’exposer quels sont les rapports qui existent, soit entre les diverses fractions dont chaque peuple se compose, soit entre les nations que mettent en contact des relations de commerce ou une contiguïté de territoire.
En étudiant les mœurs des peuples d’espèce malaie, répandus dans les îles du grand Océan, nous avons aperçu, dans les archipels les plus rapprochés de l’équateur, deux races d’hommes sur le même sol : une race de vaincus cultivant la terre dont ils furent jadis les maîtres, vivant dans le mépris et la misère, n’ayant pas même d’habitations pour se reposer, obligés de se nourrir des aliments les plus vils, et étant sans liaisons les uns avec les autres ; et une race de vainqueurs, organisés pour l’intérêt de la conquête ; vivant dans l’oisiveté ou ne se livrant qu’aux exercices propres à maintenir leur supériorité sur les vaincus, n’accordant de l’estime qu’aux objets dont ils peuvent avoir la possession exclusive, maîtres absolus des habitations, des terres et même des cultivateurs. Nous avons vu de plus l’organisation sociale, assez compliquée dans les mêmes archipels, s’affaiblir ou se simplifier à mesure qu’on s’éloigne des îles qui ont fait le plus de progrès dans les arts, et disparaître presque entièrement lorsqu’on arrive à l’extrémité des terres australes, dans la Nouvelle-Zélande ou dans la terre de Van-Diemen. Enfin, nous avons vu les passions malveillantes se multiplier et devenir plus énergiques, et les êtres faibles traités d’une manière plus dure ou plus cruelle, à mesure que nous nous sommes plus rapprochés de l’état de barbarie.
Les peuples d’espèce éthiopienne nous offrent au centre et à l’extrémité australe de l’Afrique, un spectacle analogue à celui que nous a présenté l’espèce malaie dans le grand Océan, et l’espèce cuivrée en Amérique. La différence la plus remarquable que nous trouverons entre les peuples d’espèce nègre d’Afrique et les peuples de même race observés dans la Nouvelle-Hollande et la terre de Van-Diemen, est que les premiers ont fait un peu plus de progrès que les derniers.
Les peuples de la côte occidentale d’Afrique situés entre l’équateur et le tropique du capricorne, quoique appartenant tous à l’espèce éthiopienne, ne paraissent pas habiter le sol depuis la même époque. Si on les juge d’après leur organisation sociale, et d’après les dénominations à l’aide desquelles ils désignent quelques-uns de leurs chefs, on s’aperçoit à l’instant qu’une race de conquérants s’est rendue maîtresse du sol et des hommes qui l’habitaient, et qu’elle s’est organisée pour se maintenir en possession du territoire et des peuples conquis, comme les Malais du grand Océan et les barbares qui se sont répandus sur presque toutes les parties de l’Europe [736].
Les peuples de ces contrées tirent de l’agriculture presque tous leurs moyens d’existence. La terre, partagée en propriétés particulières, est d’une fertilité extraordinaire. À l’exception du froment, elle produit toutes les plantes alimentaires qui croissent en Europe, et pourrait produire toutes celles qui ne peuvent croître que sous les tropiques ; elle donne deux et quelquefois trois récoltes dans le cours d’une année. Les habitants sont donc obligés d’avoir des demeures fixes, et par conséquent ils sont plus assujettis que ne le sont les indigènes de la terre de Van-Diemen et de la Nouvelle-Hollande [737].
Les nègres du Congo sont soumis à un chef général qu’ils nomment foumou et auquel les voyageurs européens donnent le nom de roi. Ce chef, qui dans l’origine ne fut probablement que le général d’une armée conquérante, fait sa résidence à Loango, la partie la plus agréable du pays. Tous les chefs qui résident dans d’autres parties du territoire, le considèrent comme leur supérieur. Le roi, outre le pouvoir qu’il a sur ses grands vassaux ou sur sa noblesse, est maître de plusieurs villages qui dépendent immédiatement de lui, et qui forment, à proprement parler, le domaine de la couronne.
Le chef général ne transmet pas son pouvoir au premier-né de ses enfants ; s’il meurt, ses grands officiers forment un conseil de régence, et lui nomment un successeur : les grands d’espèce nègre ont conservé une prérogative qu’ont laissé éteindre les conquérants des autres espèces. Le roi ne peut être élu que parmi les grands ; mais il suffit d’être né prince pour être éligible.
« On pourrait supposer, dit Degrandpré, que le vainqueur, après avoir établi le siège de sa puissance en ce pays, donna des fiefs à ses enfants ou à ses principaux chefs à foi et hommage, et à charge d’un tribut qui vraisemblablement fut toujours en diminuant, ainsi que l’autorité du suzerain, et qui ne se reconnaît plus qu’au léger vestige de l’hommage qui subsiste aujourd’hui [738]. »
Les distinctions de rang sont aussi prononcées chez les nègres de la côte occidentale d’Afrique, et les lois de l’étiquette aussi bien observées que dans l’état le plus monarchique de l’Europe. Dans la hiérarchie féodale des nègres, le roi est le premier personnage de l’État ; les princes nés sont placés au second rang ; les maris des princesses tiennent le troisième ; les suzerains ou grands-vassaux sont au quatrième ; les courtiers et les marchands viennent ensuite, et enfin les individus qui forment la masse du peuple, et qu’on désigne sous le nom de garçons tiennent le dernier rang [739].
Les chefs ou nobles ont, sur tous les individus qui sont dans l’étendue de leurs domaines, un pouvoir sans limites. Ils peuvent les vendre, les échanger, les mettre à mort, comme ils le jugent convenable. Le seul frein qui les arrête, dans l’exercice de leur pouvoir, est la crainte de les voir émigrer sur une autre terre, et d’affaiblir ainsi leur puissance comparativement à leurs rivaux. Il existe, chez eux, deux sortes d’esclaves : les uns qui tiennent à la terre, comme ceux de notre régime féodal ; les autres qui ne tiennent à rien, et qui sont mis au rang des objets mobiliers. Ni les uns ni les autres n’ont rien en propre : leur seigneur ou maître considère comme sa propriété tout ce qu’ils acquièrent. Il les oblige à le suivre à la guerre ; et s’ils s’échappent, il les réclame auprès des autres grands, sur les terres desquels ils se sont retirés. La guerre est quelquefois nécessaire pour en obtenir la restitution.
Les princes nés et les maris des princesses ont eux-mêmes des grands vassaux sur lesquels ils exercent le même pouvoir que ceux-ci ont sur leurs esclaves ; mais ce pouvoir est modifié par la puissance que possèdent ces vassaux, et probablement aussi par la crainte de les voir se placer sous la protection d’un autre maître.
Enfin, le roi prétend avoir sur tous les grands, de quelque ordre qu’ils soient, les princes nés exceptés, un pouvoir sans limites ; mais cette prétention n’est admise que lorsqu’elle est soutenue par une force suffisante. Les grands lui résistent quand son pouvoir devient abusif ; cependant, comme chacun d’eux peut espérer d’être élu roi, ils respectent des prérogatives qui, quelque jour, peuvent être les leurs. Plusieurs de ces grands vassaux ont une si haute importance, qu’ils ne rendent foi et hommage au chef général qu’en lui envoyant un prince de leur sang, et qu’ils prennent eux-mêmes le titre de roi ou de foumou du pays sur lequel ils dominent : tels sont ceux de Cabende, Malembe et Mayombe. L’émissaire du roi, ou grand vassal de Cabende, prend le pas sur tous les autres dans les cérémonies ; car les grands de l’espèce nègre ne sont pas moins pointilleux sur les règles de l’étiquette que les grands des autres couleurs.
Le pouvoir de tous les grands est héréditaire, et se transmet par ordre de primogéniture. Mais plus jaloux que les princes des autres races de conserver la pureté de leur sang, ou moins confiants dans la vertu des femmes des princes, les nègres pensent que la noblesse ne se transmet que par les femmes. Ainsi, les enfants d’une femme de sang royal sont toujours princes quel que soit leur père ; mais les enfants d’un prince ne prennent jamais d’autre rang que celui que leur donne leur mère. Les infidélités des princesses ne sont donc jamais des affaires d’État chez les peuples d’espèce nègre, et quand l’enfantement est un fait non contesté, la légitimité ne peut jamais être un sujet de doute.
Le roi jouit de la prérogative de distribuer à ses vassaux immédiats tout terrain qui n’est pas occupé, privilège qui appartient, en général, à tout chef d’une armée conquérante. C’est au moyen des terres dont il dispose ainsi, et d’un certain nombre de serfs qu’il prend dans ses domaines particuliers, qu’il forme des apanages pour les princes qui n’en ont point. Le roi a de plus la prérogative de recevoir un tribut en femmes, que lui paient les grands vassaux à certaines époques, et particulièrement à son avènement à la couronne. Il établit les impôts qu’il se sent la puissance de faire payer ; ces impôts sont établis sur des objets de luxe, sur la vente des esclaves, ou bien ils sont perçus comme droits de péage ; enfin, il vend les emplois publics qui sont à sa nomination.
Les officiers qui sont à la nomination du monarque, sont des personnes d’une haute importance. Un premier ministre, qui prend le titre de capitaine-mort, est celui qui est l’organe des volontés du roi, et qui les fait parvenir, soit aux grands vassaux, soit à ses autres officiers ; comme il peut inspirer lui-même ou modifier les volontés qu’il est chargé de transmettre, il se rend redoutable à tous les sujets de son maître. Un second ministre, qu’on désigne sous le nom de mafouc, est l’intendant général du commerce ; toutes les affaires commerciales sont dans sa juridiction ; et, comme il ne peut y suffire seul, il a sous ses ordres un certain nombre d’officiers. Un troisième ministre, qui porte le nom de mambouc, sert d’intermédiaire entre le roi et les marchands, et fait le métier de courtier : ces fonctions étant dévolues au premier prince qui possède d’ailleurs une grande puissance, lui donnent une influence très étendue. Un quatrième ministre, désigné sous le nom de monibanze, est investi de l’administration des finances : c’est lui qui est chargé de la recette des impôts et du paiement des dépenses. Un cinquième officier, connu sous le nom de maquimbe, est chargé de faire la police du port ; il juge les affaires litigieuses conjointement avec le mafouc. Une sixième espèce d’officiers, sont les gouverneurs des villages qui dépendent immédiatement du pouvoir royal, espèce de préfets dont les principales fonctions consistent à faire la police. Enfin, les monibèles sont une septième espèce d’officiers ; leurs fonctions consistent à être porteurs des ordres de leurs supérieurs immédiats. Chacun des grands a un monibèle ; celui du roi est un des premiers dignitaires de l’État, et on ne s’avise pas plus de mettre en doute les ordres dont il dit être porteur, qu’on ne s’avise de douter en France des ordonnances ou des lois publiées par le Moniteur.
Chacun des vassaux du roi rend la justice aux hommes qui sont dans ses domaines ; mais il ne juge pas seul ; il est seulement le président d’un tribunal que les nègres désignent sous le nom de cabale, mot qu’ils ont adopté, du français. Ce tribunal ne rend la justice qu’en public, et au milieu de la multitude assemblée. Si une cause doit être jugée dans un ressort étranger, le seigneur se transporte dans le pays où le jugement doit être rendu ; il prend la défense de ses vassaux et tâche de faire rendre une décision en leur faveur. Il répond d’eux jusqu’à un certain point ; il paie leurs dettes, à moins qu’elles ne soient trop considérables ; car alors il les vend lui-même pour s’acquitter.
Si l’une des parties est mécontente du jugement rendu par le tribunal de son seigneur, ou si elle a à se plaindre d’un déni de justice, elle peut en appeler au roi. Mais le seul avantage qu’elle puisse espérer de son appel, consiste à trouver un refuge sur les terres royales, avantage qui cesse d’exister toutes les fois que l’émigration est un mal plus grave que celui dont on se plaint. Cependant, comme les grands vassaux de la couronne craignent de voir leurs serfs déserter leurs domaines, ils ne se livrent impunément à l’oppression, que lorsqu’ils sont soutenus par leur propre maître.
Dans les procédures criminelles, les accusés sont soumis au jugement de leur Dieu. Si un grand crime est commis, l’accusé comparaît devant les prêtres en présence du peuple, et demande l’épreuve du poison. Un prêtre lui présente aussitôt dans une tasse, une liqueur qu’il a préparée ; si le poison ne produit aucun effet, l’accusé est acquitté ; si, au contraire, il agit, l’accusé est mis en pièces aux premiers symptômes d’empoisonnement qui se manifestent. Cette épreuve se nomme avaler le fétiche.
Les prêtres peuvent refuser à un accusé l’épreuve du poison, et le soumettre à l’épreuve du feu. Celle-ci consiste à tenir dans la main un charbon ardent ; si l’accusé n’en ressent aucun effet, il sort triomphant de l’épreuve ; on le reconduit chez lui avec solennité, en portant devant lui le fétiche qui l’a défendu.
« Quel que soit le moyen que les prêtres emploient pour préserver la peau de l’action du feu, dit de Degrandpré, il est certain qu’ils savent la rendre incombustible ; et qu’au moyen d’une préparation préalable, ils font succomber à leur gré ceux que leur haine ou leur vengeance dévouent à la mort. Ils sont, sous ce rapport, d’autant plus redoutables qu’ils dirigent les accusations et qu’on n’en sort acquitté qu’à force de présents.
« Il arrive quelquefois, continue le même écrivain, qu’un homme est soumis à l’épreuve pour un crime commis à vingt lieues de lui, quoique l’alibi soit prouvé. Telle est leur superstition, qu’ils sont fermement persuadés qu’on a le pouvoir d’envoyer à qui l’on veut le mauvais vent (c’est ainsi qu’ils désignent, en français, le mauvais esprit), et que, par ce moyen, on peut se rendre coupable de la mort d’un homme quoique très éloigné. Toutes les morts inopinées sont pour les prêtres des motifs d’épreuves dont on ne sort acquitté qu’en satisfaisant leur cupidité, à moins qu’ils n’aient des raisons particulières de faire succomber l’accusé, que rien alors ne peut sauver [740]. »
[II-465]
Un grand peut être accusé d’un délit comme un homme des derniers rangs ; il peut, par conséquent, encourir la peine de mort ou l’esclavage ; mais, s’il lui arrive d’être condamné, il livre un homme de ses terres, et c’est sur celui-ci que s’exécute la sentence [741].
Le gouvernement féodal dont je viens de tracer le tableau est établi chez tous les peuples de la côte occidentale d’Afrique, sur une étendue de près de quarante degrés de latitude ; et il n’y est probablement pas moins ancien que dans les États de l’Europe [742].
Ces rois, ces ministres, ces grands d’espèce nègre, ne sont ni moins fiers de leurs titres et de leur naissance, ni moins jaloux de leurs prérogatives que ne le sont les personnages correspondants qui existent chez les peuples des autres espèces. Mais il ne faut pas s’imaginer que la même similitude se trouve dans les circonstances extérieures : le monarque de Loango est un nègre qui ne porte point de vêtements, qui marche pieds nus, qui habite une hutte de paille, qui s’asseoit par terre et mange avec les doigts ; ses ministres, ses grands vassaux, ne sont pas mieux pourvus et ne vivent pas mieux que lui ; mais cela n’affecte en aucune manière leur dignité, ni leur importance ; le pouvoir, les rangs, les distances, sont les mêmes [743].
Ayant exposé l’organisation sociale ou la distribution des pouvoirs des peuples qui habitent la côte occidentale d’Afrique, depuis le cap Negro jusqu’au désert du Sahara, il faudrait exposer maintenant quelle est la manière dont ces pouvoirs sont mis en usage. Le chef général use-t-il de son pouvoir sur ses grands vassaux et sur les hommes de ses domaines, d’une manière cruelle ? Les grands vassaux traitent-ils leurs subordonnés et leurs serfs avec plus d’humanité que les grands de race malaie ne traitent les leurs ?
Les mœurs des peuples d’espèce éthiopienne ont été observées en Afrique, avec moins de soin et de persévérance que les peuples d’espèce malaie des îles du grand Océan. Les voyageurs qui les ont visités ont eu, en général, moins d’instruction, et ont été moins nombreux : les faits que nous possédons sont, par conséquent, en plus petit nombre et n’ont pas la même certitude. Nous en possédons cependant assez pour nous faire juger de l’état moral de la population.
Ces peuples, comme ceux des îles du grand Océan, sont divisés en diverses classes ; ils ne reconnaissent d’autres distinctions que celles de naissance ou de race ; toutes leurs richesses consistent en terres, et les terres n’appartiennent qu’aux grands. De là nous pouvons tirer la conséquence que tous les travaux utiles sont méprisés et rejetés sur les classes inférieures, et que le fils d’un conquérant d’espèce nègre ne croirait pas moins s’avilir que le fils d’un conquérant d’espèce malaie ou d’espèce caucasienne, s’il se livrait à quelque genre de travail. C’est, en effet, ce qu’on observe dans les colonies d’Amérique où l’esclavage est établi ; si un noble d’espèce nègre, vendu par son suzerain ou pris à la guerre, se trouve au nombre des esclaves, rien ne peut l’obliger à déroger à sa naissance. Les prières, les promesses, les menaces, les coups de fouet ne sauraient le contraindre au travail ; né pour vivre sur les hommes de son espèce, tout autre moyen d’existence lui est en horreur et lui paraît pire que la mort. Les nègres même qui ne sont pas nés dans les classes aristocratiques, en ont reçu de leurs possesseurs tous les préjugés ; ils travaillent pour eux dans les colonies européennes comme sur les côtes d’Afrique. Dans les occasions où ces nobles esclaves refusent de travailler, on voit d’autres esclaves tomber à genoux et supplier les colons, leurs maîtres, d’ajouter à leur tâche la tâche du prince captif ou du personnage distingué, ce qu’on leur accorde quelquefois ; et ils continuent à témoigner au noble personnage le même respect que s’il était dans son pays [744].
Les grands sont quelquefois vendus par leurs supérieurs, ou par ceux de leurs égaux qui les ont vaincus ; mais à leur tour ils vendent les hommes qui se trouvent sur leurs terres. Le commerce d’hommes, depuis surtout que les chrétiens d’Europe y prennent part, est très considéré sur les côtes d’Afrique. C’est la seule marchandise que les grands de race nègre puissent donner en échange de celles que les Européens leur apportent. Un grand qui se laisserait déchirer à coups de fouet, plutôt que de s’avilir jusqu’à cultiver la terre, s’honore en faisant le métier de vendre des êtres humains : c’est au premier prince du sang que sont exclusivement dévolues les nobles fonctions de courtier [745].
[II-469]
La facilité avec laquelle les trafiquants d’esclaves en chargent leurs vaisseaux sur les côtes d’Afrique, prouve que les nobles noirs vendent leurs serfs avec plus de facilité que ne le dit le voyageur qui nous a donné la description de leur gouvernement. Les personnages par qui ces ventes sont faites, ne se font pas illusion sur le sort réservé aux captifs ; car, dans l’opinion de ces peuples, les Européens n’achètent des hommes que pour les manger [746]. Quand un roi veut vendre un nombre considérable d’esclaves aux trafiquants chrétiens, il fait une invasion dans un de ses propres villages, massacre ceux des habitants qui résistent, met aux fers ceux qui pourraient se sauver par la fuite, et laisse les autres en liberté jusqu’à ce que le moment de les livrer soit arrivé [747].
Les parents ont sur leurs enfants un pouvoir sans bornes ; ce pouvoir ne cesse pour les femmes que lorsqu’elles se marient, et alors elles deviennent la propriété de leurs maris. La volonté des femmes n’étant point consultée dans leur mariage, un homme peut en prendre plusieurs ; il peut les vendre comme il les a achetées, toutes les fois qu’elles sont d’un rang inférieur au sien. Chacune des femmes vit avec ses enfants dans une case séparée : celles qui ne sont pas princesses, sont toutes traitées également, ou du moins il n’y a pas entre elles d’autres différences que celles qu’il plaît au mari d’établir ; elles sont toutes confondues avec les esclaves. Si le mari meurt, ses femmes sont la propriété de son héritier [748].
Les princes choisissent, pour leurs femmes, les personnes qui leur conviennent, sans les consulter ni elles, ni leurs parents ; ils les renvoient ou les vendent, quand ils en sont mécontents. Les princesses choisissent pour mari tel individu qui leur plaît ; mais elles ne peuvent en avoir qu’un à la fois ; elles ont la faculté d’en changer aussi souvent qu’elles jugent convenable. Il arrive souvent qu’elles prennent un homme riche, le ruinent, et le renvoient pour en prendre un autre qu’elles renvoient également après l’avoir ruiné. Les enfants ne succèdent jamais qu’à leur mère : moyen infaillible de conserver les biens dans les familles selon le principe du gouvernement féodal [749].
Les principales prérogatives de la classe aristocratique consistant à vivre dans l’oisiveté et au moyen des travaux des autres classes, le travail est le lot exclusivement réservé à la partie la plus avilie de la population ; il est le partage des femmes. Ce sont elles qui cultivent les champs, qui sont chargées de tous les soins domestiques, et qui doivent pourvoir à la subsistance et aux besoins de la famille ; le jour, elles se livrent aux travaux de la campagne ; la nuit elles pilent le mil qui leur sert d’aliment [750].
Par l’effet de la distinction des rangs, le chef général domine sur tous les hommes et ne peut jamais se confondre avec eux. Les princes et les princesses dominent sur les grands et les traitent avec mépris, car ils peuvent les vendre. Les grands traitent leurs vassaux avec plus de mépris encore, et les tiennent à une plus grande distance ; enfin, les femmes, comme les êtres les plus faibles, forment le plus bas échelon de l’ordre social. Elles ne paraissent devant leurs maris que dans une posture humiliante ; elles leur servent à manger, et ne se nourrissent que de ce qu’ils ont rebuté. Cet état d’abjection que nous avons trouvé chez les Malais et chez les nègres du grand Océan est commun à toutes, à celles des dernières classes, comme à celles qui se trouvent dans les premiers rangs : il n’y a d’exception que pour les princesses. Toutes les autres ont à éprouver la brutalité de leurs maris ; mais il est rare qu’elles en reçoivent quelques caresses. Dans leurs incommodités périodiques, elles sont obligées de se séquestrer dans une cabane séparée, comme chez les peuples cuivrés du nord de l’Amérique ; elles ne peuvent communiquer même avec la personne qui leur porte des aliments [751].
Les grands ne pouvant se distinguer du peuple par le luxe, se distinguent de lui par l’abjection dans laquelle ils le tiennent : ils ne laissent approcher qu’à genoux les hommes qui leur sont inférieurs : c’est un des privilèges les plus précieux de l’aristocratie.
La vengeance est une passion qui, chez ces peuples, est toujours portée à l’excès, par tout individu qui s’imagine avoir reçu une injure ou une insulte ; c’est la cause la plus fréquente de leurs guerres. Lorsque la guerre est allumée entre deux tribus ou deux nations, tous les individus dont chacune d’elles se compose, sont traités en ennemis ; une querelle particulière produit ordinairement une guerre générale. Ils cherchent à vaincre leurs ennemis par surprise, et évitent les combats où ils les voient préparés [752].
Si nous comparons l’état social des peuples dont j’ai décrit les mœurs dans le chapitre précédent, à l’état social des peuples dont les mœurs ont été décrites dans celui-ci, quelques-uns des premiers paraîtront d’abord avoir l’avantage. Cependant, lorsqu’on examine séparément le sort de chacune des classes de la population, on trouve que cet avantage a plus d’apparence que de réalité.
La terre est infiniment plus fertile sur les côtes occidentales d’Afrique, situées entre les tropiques, qu’elle ne l’est au cap de Bonne-Espérance. Dans l’un et l’autre des deux pays, les femmes sont obligées de se livrer aux travaux qu’exige l’existence de la famille : mais, dans le dernier, avec la même quantité de travail on obtient une plus grande quantité de subsistances. Les femmes, en même temps qu’elles sont mieux nourries, sont donc obligées de moins travailler.
Dans un pays qui est naturellement très fertile et où l’on cultive plusieurs plantes alimentaires, on ne voit aucune de ces fréquentes disettes que nous avons observées au Cap, et qui obligent les habitants à dévorer les aliments les plus grossiers et les plus repoussants. C’est dans ces moments terribles que chacun ne consulte que son intérêt individuel, et que l’égoïsme se montre dans toute sa nudité. Les plus faibles sont alors sacrifiés, et par conséquent les vieillards, les malades, les femmes, les enfants, sont les premiers qui succombent. Ces misères n’ont pas lieu aussi souvent, ou sont moins considérables dans un pays où la culture a déjà fait des progrès, que dans un pays où la chasse et le lait des troupeaux forment les principaux moyens d’existence.
Les nègres des tropiques sont soumis à une subordination très dure ; un grand nombre d’entre eux sont même attachés à la glèbe ; mais ce mal, qui est fort grave, n’égale pas celui qui résulte des guerres continuelles qui ont lieu entre toutes les hordes de sauvages. Entre les tropiques, des hommes ont à craindre d’être enlevés pour être vendus comme esclaves ; mais chez des hordes sauvages chacune d’elles doit craindre à chaque instant d’être surprise et exterminée. Nous avons vu, en exposant les mœurs des peuples d’espèce malaie, qu’il existe moins de sécurité chez les hommes les plus forts de la Nouvelle-Zélande qu’il n’en existe chez les plus faibles dans les îles des Amis ; nous avons vu également que les hommes les plus forts parmi les sauvages du nord de l’Amérique sont exposés à plus de dangers que ne l’étaient les hommes les plus faibles parmi les peuples agriculteurs de même espèce qui vivaient entre les tropiques.
[1] Des savants se sont divisés sur la question de savoir s’il faut désigner les peuples noirs, blancs, cuivrés ou basanés, sous le nom de races, de variétés ou d’espèces. Je ne résous point cette question, par des raisons que j’exposerai ailleurs ; mais comme je suis obligé de me servir d’une de ces dénominations, faute d’en trouver une qui laisse la question indécise, chaque lecteur peut substituer à celle que j’emploie telle autre qui lui conviendra mieux.
[2] Voyez le tome I, liv. II, chap. I, p. 278 et suiv.
[3] La misère ou la prospérité d’une partie de la population influe généralement sur le sort des autres parties ; mais il peut très bien arriver que certaines classes de la société vivent dans l’abondance, possèdent de riches ameublements, de belles maisons et des campagnes agréables, tandis que d’autres classes vivent dans la misère, sont mal vêtues, et habitent de misérables luttes. J’aurai occasion d’en faire voir plus d’un exemple.
[4] Anderson, 3e voyage de Cook, liv. I, ch. VI, tom. I, p. 234 ; Cook, 2° voyage, liv. III, ch. I, tom. 5, p. 1 et 2.
[5] Kolbe, Description du cap de Bonne-Espérance, tome I, ch. VI, et XVII, p. 83 et 368.
[6] De Humboldt, Voyage aux rég. équinox. tome VI, liv. VII, ch. 19. p. 223, 324 et 331.
[7] Robertson’s History of America. Voltaire, Dictionnaire philosophique, au mot Barbe.
[8] Al. de Humboldt, Essai politique sur la Nouvelle-Espagne, tome I, liv. II, ch. 6, p. 398.
[9] Cuvier, Anatomie comparée, tome II, p. 6.
[10] V. Denon, Voyage dans la basse et la haute Égypte, tome II, p. 20.
[11] Rollin, Voyage de La Pérouse, tome IV, p. 89.
12] C’est cette tendance qu’a chaque espèce à se considérer comme le type de la perfection, qui les a toutes déterminées à faire leurs dieux semblables à elles, et à se prosterner devant leurs propres images. Si les triangles faisaient un dieu, a dit un philosophe, ils lui donneraient trois côtés. Si je voulais prouver que, dans les théories que les peuples ont faites sur le beau, ils ont toujours pris pour modèle leur propre espèce, je serais obligé de m’écarter beaucoup de mon sujet. Je me bornerai à faire connaître les traits auxquels les indigènes du nord de l’Amérique reconnaissent la beauté : « Demandez à un Indien du Nord, dit Hearne, en quoi elle consiste ? Il vous répondra qu’une figure large et plate, de petits yeux, des joues creuses, trois ou quatre traits noirs à travers chacune d’elles, un front bas, un grand menton, un nez gros et recourbé, une peau basanée et une gorge pendante constituent la véritable beauté. » Voyage à l’Océan du Nord, ch. 4, p. 84.
Chez les nègres, le blanc est la couleur de la tristesse et du deuil ; c’est sous cette couleur qu’ils se figurent les esprits infernaux ; les esprits célestes et bienfaisants sont noirs comme eux. Nous jugeons autrement ; et la meilleure raison que nous puissions donner de notre jugement, c’est que nous sommes blancs.
[13] Si l’on jugeait de l’intelligence de certains animaux par la forme extérieure de leur tête, on la croirait beaucoup plus étendue qu’elle ne l’est réellement. Les Athéniens ne jugèrent peut-être pas autrement, lorsqu’ils firent du hibou l’oiseau de Minerve.
[14] La dénomination de chaque espèce ne me paraît pas très bien choisie : ces dénominations supposent résolues des questions d’origine qui ne le sont point du tout. Des dénominations tirées des caractères distinctifs de chaque espèce, auraient été plus convenables que celles qu’on a tirées des lieux d’où on les suppose originaires : les peuples peuvent changer de lieu, mais ils portent partout les caractères qui les distinguent. On désignerait beaucoup mieux, par exemple, les indigènes d’Amérique par la dénomination d’espèce cuivrée, et les peuples qui ont la peau noire, par la dénomination d’espèce nègre, qu’on ne les désigne par les dénominations d’espèce américaine et d’espèce éthiopienne. Il n’est pas aisé de voir pourquoi les peuples noirs répandus dans les îles de l’océan Pacifique, sont désignés sous le nom d’espèce éthiopienne ; ni pourquoi les peuples cuivrés qu’on suppose une variété de l’espèce dite caucasienne, porteraient le nom d’espèce américaine, lorsque l’Amérique presque tout entière est couverte d’individus d’une autre espèce, qui sont également nés sur le sol, et qui, dans le système suivant lequel tous les peuples appartiennent à la même souche, ont avec eux une origine commune.
[15] Les Anglais écrivent Feejee.
[16] « Le sang des Mingreliens, dit Chardin, est fort beau ; les hommes sont bien faits, les femmes sont très belles. Celles de qualité ont toutes quelque trait et quelque grâce qui charment. J’en ai vu de merveilleusement bien faites, d’air majestueux, de visage et de taille admirables ; elles ont outre cela un regard engageant qui caresse tous ceux qui les regardent, et semble leur demander de l’amour. » Voyage en Perse, tome I, p. 168 et 169.
[17] Tous les peuples de race nègre n’ont pas les caractères que leur attribuent ici Blumenbach et Lawrence. Il en est plusieurs, ainsi qu’on le verra plus loin, qui ont les organes aussi bien formés que les peuples de race caucasienne les mieux constitués. Les descriptions des physiologistes seraient différentes, si, au lieu d’avoir été faites sur quelques individus appartenant à certaines peuplades, elles avaient été faites sur des individus appartenant à d’autres peuplades. Les faits particuliers qui ont servi de base à leurs descriptions générales, sont si peu nombreux, qu’il est douteux qu’ils puissent servir à caractériser des races entières. Le portrait que Blumenbach et W. Lawrence font des peuples de race éthiopienne, ne ressemble pas plus aux Cafres et à d’autres peuples africains, que les paysans de la Basse-Bretagne ne ressemblent aux statues grecques.
[18] Ce tableau qu’a tracé W. Lawrence des caractères particuliers à l’espèce américaine, n’est ni complet, ni même tout à fait exact.
Les individus de cette espèce ont, presque sans exception, les mains et les pieds petits et bien faits ; c’est un caractère qu’on a observé chez tous les peuples de cette race, depuis les Patagons jusqu’aux habitants du Canada. Wallis, Voyage autour du Monde, tome II, ch. I ; p. 18 et 19. — Ulloa, Discours philosophiques, t. II, disc. 17, p. 4. — Azara, Voyage dans l’Amérique méridionale, tome II, ch. X, p. 9.
Ils ont les yeux petits, noirs et enfoncés. Rollin, Voyage de La Pérouse, t. IV, p. 52 et 53. — Dampier, Voyage autour du Monde, t. I, ch. VII, p. 183. — De Humboldt, Voyage aux régions équinoxiales, tome III, liv. 3, ch. IX, p. 278. Essai politique sur la Nouvelle-Espagne, tome I, liv. 2, ch. VI, p. 387 et 388. — Ulloa, Discours philosophiques, tome II, p. 4.
Mais c’est surtout dans la forme de la tête que les indigènes d’Amérique diffèrent de tous les autres peuples. « L’ostéologie nous apprend, dit M. de Humboldt, que le crâne de l’Américain diffère essentiellement de celui de la race mongole : le premier offre une ligne faciale plus inclinée, quoique plus droite que celle du nègre ; il n’y a pas de race sur le globe dans laquelle l’os frontal soit plus déprimé en arrière, ou qui ait le front moins saillant. L’Américain a les os de la pommette presque aussi proéminents que le Mongol ; mais les contours en sont plus arrondis, à angles moins aigus : la mâchoire inférieure est plus large que chez le nègre ; les branches en sont moins écartées que dans la race mongole ; l’os occipital est moins bombé, et les protubérances qui correspondent au cervelet, et auxquelles le système de M. Gall donne une grande importance, sont peu sensibles. » Essai politique sur la Nouvelle-Espagne, tome I, liv. II, ch. VII, p. 397, 398 et 399.
Les os du crâne ont, chez les individus de cette espèce, plus d’épaisseur qu’ils n’en ont chez l’espèce caucasienne. Ulloa, Disc. philosoph., tome II, disc. 17, p. 12 et 13.
Les individus d’espèce cuivrée ont aussi la peau plus épaisse, et semblent doués de moins de sensibilité. Ulloa, tome II, p. 12. — Azara, tome II, ch. II, p. 181.
Leurs os, déposés dans la terre, se dissolvent dans un moindre espace de temps. Azara, tome II, ch. X, p. 59.
Ils ne sont sujets à perdre ni les dents ni les cheveux. Ils ne grisonnent que très rarement et fort tard. Azara, Voyage dans l’Amérique méridionale, tome II, ch. X, p. 9. — De Humboldt, Essai politique sur la Nouvelle-Espagne, tome I, liv. II, ch. 6, p. 394. Dans les contrées où ils ne sont pas détruits par la guerre ou par des excès, ils parviennent à une vieillesse plus avancée que nous. Azara, tome II, ch. X, p. 24, 25, 104 et 110. — De Humboldt, Essai politique sur la Nouvelle-Espagne, tome I, liv. II, ch. 6, p. 394. — Ulloa, tome II, p. 35. — Charlevoix, Nouvelle-France, t. III, liv. II, p. 18. — Lalontan, tome II, p. 96.
Les hommes ont les parties sexuelles comparativement petites ; les femmes ont les diamètres du bassin et les parties sexuelles très grands. Elles accouchent sans le secours de personne, avec la plus grande facilité, et presque sans douleur. L’accouchement ne les oblige pas d’interrompre leurs travaux habituels. Elles sont très sujettes aux avortements. Rollin, Voyage de La Pérouse, tome IV, p. 58. — Azara, Voyage dans l’Amérique méridionale, tome II, ch. X, p. 59, 152, 180 et 181. — Stedman, Voyage à Surinam, tome II, ch. XIV, p. 122 et 123.
[19] W. Lawrence’s lectures on physiology, zoology and the natural history of man, sect. 2, ch. 10, p. 549-572.
Les peuples de race malaie sont ceux qui se rapprochent le plus de la race caucasienne. Ils n’ont pas tous les cheveux noirs comme l’a pensé W. Lawrence. Ceux des îles Marquises de Mendoça offrent dans leurs cheveux les mêmes variétés que les Européens : chez eux on voit des cheveux blonds, de châtains, de noirs, de longs, de frisés, et quelquefois de très lisses et même de très rudes. Ces peuples ont les traits réguliers et agréables, dans le sens que nous attachons à ces mots. Leur teint, sans être blanc, approche cependant du nôtre chez les personnes qui ne s’exposent pas au soleil. Ce qui les distingue, c’est une teinte jaunâtre, et l’absence des couleurs particulières aux visages des peuples de race caucasienne. (Rollin, Voyage de La Pérouse, t. IV, p. 20. — Fleurieu, Voyage du capitaine Marchand, tome I, ch. II, p. 97, 152 et 153. — Krusenstern, Voyage autour du monde, tome I, ch. IX, p. 205.) Cook observe que les Malais n’ont point sur les joues les teintes que nous appelons du nom de couleurs. (Premier Voyage, liv. I, ch. XVII, t. II, p. 537 et 338.) Ce trait leur est commun avec toutes les autres espèces. Les individus d’espèce caucasienne sont les seuls qui ont été doués de la faculté de rougir.
[20] M. Bory de Saint-Vincent a divisé le genre humain en quinze espèces. Il n’admet point qu’il n’existe qu’une espèce primitive qui s’est divisée en plusieurs variétés. Il pense, au contraire, que les divisions qu’on a considérées comme de simples variétés, forment autant d’espèces primitives. On peut voir les raisons sur lesquelles il se fonde, dans le Dictionnaire classique d’Histoire naturelle, au mot Homme.
[21] « Les peuples qui ont la peau blanche, dit M. Alexandre de Humboldt, commencent leur cosmogonie par des hommes blancs. Selon eux, les nègres et tous les peuples basanés ont été noircis ou brunis par l’ardeur excessive du soleil. » Cette théorie adoptée par les Grecs, quoique non sans contradiction, s’est propagée jusqu’à nos jours. Buffon a redit en prose ce que Théodectes avait exprimé en vers deux mille ans avant « que les nations portent la livrée des climats qu’elles habitent ».
« Si l’histoire avait été écrite par des peuples noirs, ils auraient soutenu ce que récemment des Européens même ont avancé, que l’homme est originairement noir ou d’une couleur très basanée, qu’il a blanchi dans quelques races par l’effet de la civilisation et d’un affaiblissement progressif, de même que les animaux, dans l’état de domesticité, passent d’une teinte obscure à des teintes plus claires.
« Dans les plantes et dans les animaux, des variétés accidentelles, formées sous nos yeux, sont devenues constantes, et se sont propagées sans altération. Mais rien ne prouve que, dans l’état actuel de l’organisation humaine, les différentes races d’hommes noirs, jaunes, cuivrés et blancs, lorsqu’elles restent sans mélange dévient considérablement de leur type primitif, par l’influence des climats, de la nourriture, et d’autres agents extérieurs. » Voyage aux régions équinoxiales, livre III, chapitre IX, pages 367 et 369.
[22] Cette erreur, qui consiste à juger, par analogie, des lois auxquelles la nature humaine est soumise, par les lois que suivent des animaux d’un genre tout différent, est une erreur fort commune ; elle sert de base, ainsi qu’on le verra ailleurs, à un grand nombre des sophismes de J.-J. Rousseau.
« Dans l’homme, dit M. de Humboldt, les déviations du type commun à la race entière portent plutôt sur la taille, sur la physionomie, sur la forme du corps que sur la couleur. Il n’en est point ainsi chez les animaux, où les variétés se trouvent plutôt dans la couleur que dans la forme. Le poil des mammifères, les plumes des oiseaux, et même les écailles des poissons, changent de teinte, selon l’influence prolongée de la lumière et de l’obscurité, selon l’intensité de la chaleur et du froid.
« Dans l’homme la matière colorante paraît se déposer dans le système dermoïde par la racine ou la bulbe des poils, et toutes les bonnes observations prouvent que la peau varie de couleur par l’action du stimulus extérieur, dans les individus, et non héréditairement dans la race entière. » Voyage aux régions équinoxiales, tome III, livre chapitre IX, pages 366 et 367.
[23] J’observe, dit ce savant voyageur, que la figure des nègres représente précisément cet état de contraction que prend notre visage lorsqu’il est frappé par la lumière et une forte réverbération de chaleur. Alors le sourcil se fronce, la pomme des joues s’élève, la paupière se serre, la bouche fait la moule. Cette contraction qui a lieu perpétuellement dans le pays nu et chaud des nègres, n’a-t-elle pas dû devenir le caractère propre de la figure ? » Voyage en Syrie et en Égypte, tome Ier, page 74.
[24] De Humboldt, Voyage aux régions équinoxiales.
[25] La Pérouse, tome IV, page 54 et 55. — Fleurieu, Voyage du capitaine Marchand, tome II, ch. IV, p. 48 et 49. — Cook, troisième Voyage, tome V, liv. 4, ch. V, p. 247.
[26] Henri Salt, Voyage en Abyssinie, tom. I, chap. I, pag. 50. — Degrandpré, Voyage à la côte occidentale d’Afrique, tom. II, chap. IV, pag. 38 et 39.
[27] Il y a même à cet égard beaucoup d’exceptions individuelles.
[28] De tous les peuples connus, les Arabes du Désert sont ceux dont la race s’est conservée la plus pure ; jamais ils n’ont été asservis ; jamais ils ne se sont mêlés à d’autres races ; ils habitent aujourd’hui sur le même sol qu’ils habitaient dans les siècles les plus reculés ; ils ont les mœurs qu’ils avaient dans les temps les plus antiques dont l’histoire ou la tradition fassent mention ; et cependant, quoique placés sous un ciel brûlant et exposés au grand air, ils n’ont pris ni la couleur, ni les cheveux, ni les traits des Éthiopiens ; suivant J. Bruce, plusieurs de leurs femmes sont, au contraire, très blondes. Voyage aux sources du Nil, tome II, liv. I, ch. 6, p. 270.
Les Maures qui s’exposent au grand air ont le teint très brun ; mais ceux qui vivent continuellement dans l’intérieur des maisons sont très blancs. « Les femmes des villes, dit Poiret, n’étant point comme les montagnardes brûlées par le soleil et accablées de travaux, sont presque toutes d’une grande beauté, d’une blancheur éblouissante, et d’une taille très avantageuse. » Poiret, Voyage en Barbarie, ou Lettres écrites de l’ancienne Numidie, t. I, lett. XXI, p. 144, 145 et 146.
[29] W. Lawrence’s, lectures on physiology, zoology, etc., section II, ch. 9, p. 522 et 523.
[30] Description du cap de Bonne-Espérance, tome I, ch. 7, p. 91.
[31] Labillardière, tome II, chapitre XIV, page 276.
[32] Bougainville, Voyage autour du monde, deuxième partie, tome II, p. 122. — Dentrecasteaux, Voyage à la recherche de La Pérouse, tome I, chapitre V, page 124. — Labillardière, tome I, chapitre VI, page 227.
[33] Dentrecasteaux, ibid., chapitre VI, page 132 ; Labillardière, chapitre VII, pages 254 et 263.
[34] Bougainville, deuxième partie, chapitre IV, tome II, page 90.
[35] Cook, deuxième voyage, tome IV, chapitre V, page 97.
[36] Cook, deuxième voyage, tome V, chapitre I, pages 1 et 2.
[37] Cook, troisième voyage, livre I, chapitre VI, tome I, pages 192 et 193.
[38] Péron, Voyage de découvertes aux terres australes, tome II, livre IV, chapitre XXVII, section 2, page 182.
[39] Il y a, à cet égard, des exceptions que Péron paraît n’avoir pas connues. Labillardière, Voyage à la recherche de La Pérouse, tome I, chapitre V, page 176. C’est particulièrement au nord de la Nouvelle-Hollande, c’est-à-dire, dans la partie la plus éloignée de la terre de Van-Diemen, qu’on trouve une race de nègres à cheveux laineux. Dampier, Nouveau Voyage autour du monde, tome II, chapitre XVI, page 141.
[40] Péron, Voyage de découvertes aux terres australes, tome II, livre IV, chapitre XXVIII, section I, pages 163 et 164. — Labillardière, Voyage à la recherche de La Pérouse, tome II, chapitre X, pages 33 et 34. — L. Freycinet, Voyage de découvertes aux terres australes, livre II, chapitre IX, page 292. — De Papy qui écrivait avant la découverte de la plupart des îles de l’océan Pacifique, a prétendu, comme Buffon, que la différence de la température des climats avait produit les différences de couleur qu’on observe entre les peuples d’espèce éthiopienne et ceux d’espèce caucasienne. « Il n’existe nulle part des nègres, dit-il, sinon dans les pays excessivement chauds du globe : il n’y en a point hors des bornes de la zone torride. » Recherches philosophiques sur les Américains, tome I, première partie, section II, page 178.
[41] Les peuples compris sous la dénomination d’espèce éthiopienne, se subdivisent en une multitude de races différentes ayant chacune des caractères particuliers qui se transmettent par la génération, et sur lesquels le climat paraît n’avoir aucune influence. Les nomades Tibbos et Tuaryks sont les seuls que le plus ou le moins de chaleur affecte : « Ils offrent, dit M. de Humboldt, un phénomène physiologique bien remarquable ; car quelques-unes de leurs tribus sont, suivant la nature du climat, blanches, jaunâtres ou presque noires, mais sans avoir les cheveux crépus ni les traits nègres. » Tableau de la Nature, tome I, page 101.
On a prétendu, en Amérique, qu’un nègre, nommé Henri Moss, était devenu blanc, et que ses cheveux étaient devenus lisses et châtains comme ceux des Européens. On ne dit pas si son nez devint aquilin, si ses lèvres s’amincirent, si sa figure devint perpendiculaire, si son cerveau se développa. M. de Larochefoucault-Liancourt parle de cette transmutation, dans son Voyage aux États-Unis, tome V, pages 124, 525 et 526 ; et Volney assure avoir vu, non le fait, mais un procès-verbal authentique de la transformation ; Tableau du climat et du sol des États-Unis, tome II, page 437. — Voltaire était persuadé qu’à aucun âge les indigènes d’Amérique n’avaient de barbe ; et il fondait sa croyance sur des attestations juridiques d’hommes en place. Dictionnaire philosophique, au mot Barbe.
[42] Ulloa, Discours philosophiques, tom. II, D. 17, pag. 3, 4 et 5. — Alexandre de Humboldt, Voyage aux régions équinoxiales, liv. III, chap. IX, tom. III, pag. 277 et 278.
[43] Cook, troisième voyage, liv. I, chap. V, tom. II, pag. 336. — Bougainville, Voyage autour du Monde, prem. part., chap. VIII, tom. I, pag. 163 et 164. — Wallis, Voyage autour du Monde, tom. II, ch. I, pag. 18 et 19.
[44] De Humboldt, Voyage aux régions équinoxiales, tom. III, liv. III, chap. 9, pag. 227 et 278. — Dampier, Nouveau Voyage autour du Monde, tom. I, chap. XVII, pag. 183.
[45] Hearne, Voyage à l’océan du Nord, chap. IX, pag. 285.
[46] Lahontan, Voyage dans l’Amérique septentrionale, tom. II, pag. 93 et 94. — Ellis, Voyage à la baie d’Hudson, pag. 233. — Mackenzie, Voyage dans l’Amérique septentrionale, tome I, p. 230, 231, 281 et 282. — Weld, Voyage au Canada, tome III, ch. 35, page 63.
[47] Weld, Voyage au Canada, tome II, ch. XXX, p. 247.
[48] Raynal, Histoire philosophique, tome III, liv. VI, p. 519.
[49] De Humboldt, Essai politique sur la Nouvelle-Espagne, tome I, liv. II, ch. VI, p. 385.
[50] Ulloa, Discours philosophique, tome II, Dis. XVII, p. 3.
[51] La Pérouse, Voyage autour du Monde, tome II, ch. IX, p. 229 et 230. — De Humboldt, Essai politique sur la Nouvelle-Espagne, tome I, liv. II, ch. VI, p. 387 et 388. — Cook, troisième voyage, tome V, liv. IV, ch. II, p. 100 et 106.
[52] Tableau du climat et du sol des États-Unis, tome II, p. 437.
Sans discuter ici les effets que produit la lumière sur les corps, on conviendra du moins qu’elle ne produit pas sur tous des effets semblables. Nous voyons croître sur le même sol, et sous les rayons d’un soleil également ardent, des roses de toutes les couleurs ; les cygnes, blancs dans les climats froids, ne deviennent pas gris sous les climats tempérés, et noirs sous la zone torride ; les lis demeurent blancs sous le ciel le plus ardent, comme sous le climat le plus froid où il leur est possible de se développer.
[53] Voyage au Canada, tome III, ch. XXXV, p. 64 et 65.
[54] Hennepin, Mœurs des sauvages de la Louisiane, p. 34.
[55] Essai politique sur la Nouvelle-Espagne, tome I, liv. II, ch. VI, p. 388 et 389. — L’exception qu’observe M. de Humboldt à l’égard de la race cuivrée, a été observée par Campe à l’égard des races nègres, et par Kolbe à l’égard des Hottentots.
[56] Voyage aux régions équinoxiales, liv. III, ch. IX, tome III, p. 277 et 278.
[57] Essai politique sur la Nouvelle-Espagne, tome II, ch. VI, p. 385.
On trouve, dans le Voyage aux régions équinoxiales de M. de Humboldt, des observations qui confirment celles qu’il a faites dans son Essai politique. Ce savant voyageur divise la population qui existait en Amérique avant la conquête, en plusieurs races ; voici dans quels termes il parle de ceux qui appartiennent à la race cuivrée : « Les hommes qui appartiennent à cette seconde branche sont plus grands, plus forts, plus guerriers, plus taciturnes. Ils offrent aussi des différences très remarquables dans la couleur de la peau. Au Mexique, au Pérou, dans la Nouvelle-Grenade, à Quito, sur les rives de l’Orénoque et de l’Amazone, dans toute la partie de l’Amérique méridionale que j’ai examinée, dans les plaines comme sur les plateaux très froids, les enfants indiens, à l’âge de deux ou trois mois, ont le même teint bronzé que l’on observe dans les adultes. L’idée que les naturels pourraient bien être des blancs hâlés par l’air et le soleil, ne s’est jamais présentée à un Espagnol, habitant de Quito, ou des rives de l’Orénoque. » Liv. III, ch. IX, tome III, p. 360 et 366.
[58] Anderson, troisième voyage de Cook, liv. I, ch. VIII, tome I, p. 319 et 321. — Dentrecasteaux, Voyage à la recherche de la Pérone.
[59] Cook, deuxième Voyage, tome III, ch. I, p. 140. — Rollin, Voyage de la Pérouse, tome IV, p. 19 et 20.
[60] Cook, troisième Voyage, liv. II, ch. X, tome III, p. 90. Labillardière dit que les femmes qui se tiennent constamment à l’abri du soleil, ont le teint très blanc. (Voyage à la recherche de La Pérouse, tom. II, ch. XI, p. 117.) Mais son témoignage se trouve en opposition avec celui des nombreux voyageurs qui ont visité ces îles. Les îles Sandwich, placées à la même distance de l’équateur que les îles des Amis, sont soumises à la même influence. Les habitants des unes et des autres, appartenant à la même espèce, doivent par conséquent être d’une couleur égale, lorsqu’ils se trouvent dans les mêmes rangs. J’ai vu, en Angleterre, le chef de la première de ces îles, ainsi que sa femme et les personnes de leur suite ; et, loin de trouver leur teint très blanc, je l’ai trouvé olivâtre, ou d’un brun très foncé. On ne peut pas croire cependant que le soleil les eût plus noircis que les femmes observées par Labillardière. Si, au lieu de comparer le teint des femmes des îles des Amis, au teint des hommes basanés qui les environnaient, ou au teint des matelots de l’équipage, ce voyageur l’eût comparé au teint de la plupart des Européennes, il est douteux qu’il l’eût trouvé très blanc. Cook dit qu’il vit chez ces peuples trois individus d’une blancheur parfaite ; mais, ajoute-t-il, je présume que leur couleur est plutôt une maladie qu’un phénomène de la nature. Troisième Voyage, livre II, ch. X, tome III, p. 90. Chez ces peuples, un grand nombre d’individus prennent cependant des soins extrêmes pour se blanchir le teint ; ils passent plusieurs mois sans sortir de leurs maisons ; ils portent une quantité considérable d’étoffes pour se mettre à l’abri du contact de l’air, et ils ne mangent que du fruit de l’arbre à pain, qui, suivant eux, a la propriété de blanchir la peau. Anderson, troisième Voyage de Cook, liv. III, ch. IX, tome IV, p. 113.
[61] Krusenstern, Voyage autour du Monde, tome I, ch. IX, p. 205. — Fleurieu, Voyage du capitaine Marchand, tome I, ch. II, p. 97, 152 et 153.
[62] Chardin, Voyage en Perse, tome III, ch. XI, p. 403, et tome VIII, p. 177.
[63] Macartney, Voyage en Chine et en Tartarie, tom. III, ch. IV, p. 58.
[64] La Pérouse, Voyage autour du Monde, tome III, ch. XIX, pages 104 et 105.
[65] Hearne, Voyage à l’océan du Nord, chapitre VI, page 157 ; — Ellis, Voyage à la baie d’Hudson, pages 172 et 173.
Les Esquimaux du Groenland, du Labrador et de la côte septentrionale de la baie d’Hudson, les habitants du détroit de Béring, de la péninsule d’Alaska, et du golfe du prince Guillaume, appartiennent tous à la même race. « Le rameau oriental et le rameau occidental de cette race polaire, les Esquimaux et les Tchogazes, malgré l’énorme distance de huit cents lieues qui les sépare, sont liés par l’analogie la plus intime des langues. Cette analogie s’étend même, comme cela a été prouvé récemment, d’une manière indubitable, jusqu’aux habitants du nord-est de l’Asie ; car l’idiome des Tchouktches, à l’embouchure de l’Anadyr, a les mêmes racines que la langue des Esquimaux qui habitent la côte de l’Amérique opposée à l’Europe. Les Tchouktches sont les Esquimaux de l’Asie. Voyage aux régions équinoxiales, livre III, chapitre IX, pages 360 et 361.
[66] Chardin, Voyage en Perse, tome III, ch. XI, p. 403 et 404, et tome VIII, p. 177.
[67] Macartney, Voyage en Chine et en Tartarie, tome III, ch. IV, p. 252 et 257.
[68] De La Pérouse, Voyage autour du Monde, tome III, ch. XIX, p. 104 et 105. — Rollin, Voyage de La Pérouse, tome IV, p. 90, 91, 98 et 99.
[69] Thumberg, Voyage en Afrique, en Asie et au Japon, ch. XIII, p. 411 et 412.
[70] La Pérouse, tome III, ch. XXI, p. 193.
[71] Coxe, Nouvelles découvertes des Russes.
[72] Fleurieu, Voyage du capitaine Marchand, tome II, ch. IV, p. 46, 47 et 48. — La Pérouse, tome I, ch. IX, p. 231 et 232. — Cook, troisième Voyage, liv. IV, ch. V, tome V, p. 240 et 241. — Hearne, Voyage à l’Océan du Nord, ch. VI, p. 157. — Ellis, Voyage à la baie d’Hudson, p. 172 et 173.
[73] Chardin, Voyage en Perse, tome VI, ch. XVI, p. 82 et 83. — Thumberg, Voyage en Afrique et en Asie, et principalement au Japon, ch. II, p. 47. — De Humboldt, Voyage aux régions équinoxiales, liv. II, ch. IX, tome III, p. 292 et 293.
[74] Péron, Voyage de découvertes aux terres Australes, liv. II, ch. VII, p. 144.
[75] Barrow, Nouveau Voyage dans la partie méridionale de l’Afrique, tome I, ch. I, p. 148.
[76] Voyage dans les îles de la Trinidad, de Tabago, etc., tome I, ch. I, p. 118. — Molien, Voyage dans l’intérieur de l’Afrique, tome I, ch. IV, p. 289 et 290.
[77] Voy. Malte-Brun, Précis de la Géographie universelle, tome V, liv. XCIII, p. 94 et 108.
[78] Cook, troisième Voyage, tome V, ch. I, p. 1 et 2.
[79] Forster, deuxième Voyage de Cook, tome IV, ch. III, p. 97. — Cook, deuxième Voyage, tome IV, ch. III, p. 128.
[80] Labillardière, tome II, ch. XIV, p. 275 et 276.
[81] Labillardière, tome I, ch. VII, p. 254.
[82] Discours philosophique, tome II, disc. XVII, p. 5.
[83] Essai politique sur la Nouvelle-Espagne, tome I, liv. II, ch. VI, p. 81 et 82.
[84] Buffon, Voltaire, Robertson et de Paw, ont prétendu que les individus de race américaine n’avaient point de barbe ; c’est une erreur qui n’a presque plus besoin d’être réfutée. Les hommes de cette espèce ont de la barbe comme ceux de l’espèce mongole ; ils l’ont rare mais forte et grossière. C’est le soin qu’ils prennent à s’épiler, qui a fait croire qu’ils n’en avaient point du tout. S’il se rencontre des individus qui en soient privés, ce sont des exceptions rares, et qui ne s’étendent jamais à une peuplade. De Humboldt, Essai politique sur la Nouvelle-Espagne, tome I, liv. II, ch. VI, p. 389 et 390, et Voyage aux régions équinoxiales, liv. III, ch. IX, tome III, p. 293 et 294. — Depons, Voyage à la Terre-Ferme, tome I, ch. IV, p. 298. — La Pérouse, Voyage autour du Monde, tome II, ch. 18, p. 229 et 230. — Rollin, Voyage de La Pérouse, t. IV, p. 52, 53 et 58. — Stedmann, Voyage à Surinam, tome II, ch. XIV, p. 93 et 95. — Dixon, Voyage autour du Monde, t. II, p. 10 et 11. — Hearne, Voyage à l’Océan du Nord, ch. IX, p. 285. — Mackenzie, Voyage dans l’intérieur de l’Amérique septentrionale, tome I, p. 230 et 231, et 282 et 283. — Les philosophes qui, sur la foi de quelques voyageurs superficiels, ont prétendu que les Américains n’avaient point de barbe, ont longuement exposé les raisons de ce prétendu phénomène. Ceux qui seraient curieux de les connaître peuvent consulter de Paw, Recherches philosophiques sur les Américains, tome I, 1ère partie. Il est difficile d’exposer avec plus de talent les causes d’un fait qui n’existe pas.
[85] Rollin, Voyage de La Pérouse, tome IV, p. 19 et 30.
[86] Krusenstern, Voyage autour du Monde, tome I, ch. IX, p. 206. — Fleurieu, Voyage du capitaine Marchand, tome I, ch. 2, p. 97, 151 et 153.
[87] La population mexicaine, dit M. de Humboldt, est composée des mêmes éléments que ceux qu’offrent les colonies espagnoles. On distingue sept races : 1° les individus nés en Europe vulgairement appelés Gachupières ; 2° les Espagnols créoles, ou les blancs de race européenne nés en Amérique ; 3° les métis (Mestizos), descendants de blancs et d’Indiens ; 4° les mulâtres, descendants des blancs et des nègres ; 5° les Zambos, descendants de nègres et d’Indiens ; 6° les indiens mêmes ou la race cuivrée des indigènes ; 7° les Nègres africains. Essai politique sur la Nouvelle-Espagne, t. I, liv. II, ch. VI, p. 367.
[88] Si nous faisions l’histoire de la plupart des fausses opinions qui gouvernent les hommes, nous trouverions qu’elles sont nées presque toutes, non seulement avant que les faits qui auraient dû en être la base eussent été observés, mais avant même qu’il eût été possible de les connaître. C’est ainsi que l’opinion sur l’influence des climats émise d’abord par Hippocrate et par Diodore de Sicile, dans un temps où la plus grande partie du globe était inconnue aux hommes les plus éclairés, fut aveuglément adoptée par Bodin, dans sa République, lequel la transmit à Chardin, qui la transmit à l’abbé Dubos et à Montesquieu, qui à leur tour l’ont transmise à Robertson, à Gibbon, à l’abbé Raynal, et à la plupart des écrivains qui sont venus après eux. Si, en lisant l’Esprit des Lois, on s’aperçoit que l’opinion de Chardin у est adoptée sans examen, on s’aperçoit en lisant Robertson qu’il a aveuglément adopté l’opinion de Montesquieu. L’historien fait arriver les faits pour justifier un système, au lieu de faire naître ses opinions de l’exposé des faits : History of America, Book IV, vol. II, p. 138 et 139, the 10th edit. — M. Malte-Brun a très bien aperçu l’erreur dans laquelle sont tombés les écrivains qui ont fondé un système sur l’opinion d’Hippocrate relativement à l’influence des climats : Précis de Géographie universelle, tome III, liv. XLVI, p. 19 et 22, 2e édit.
[89] Chardin, Voyages et Perse, tome IV, ch. XVII, p. 91.
[90] Ibid., tome VI, ch. XII, p.9.
[91] Esprit des Lois, liv. XIV, ch. II.
[92] Esprit des Lois, liv. XIV, ch. III.
[93] Ibid, ch. IV, VII, IX et X ; liv. XV, ch. VI et VIII.
[94] Esprit des Lois, liv. XIV, ch. X.
[95] Ibid. ch. XI, XII et XV.
[96] Gibbon, à l’exemple de Montesquieu, considère comme un effet du climat la haute stature attribuée par Tacite à quelques peuples germains : The History of the decline and fall of the roman empire, vol. I, ch. IX, p. 348.
[97] Larochefoucault-Liancourt, Voyage aux États-Unis d’Amérique, deuxième partie, t. IV, p. 55. — Weld, Voyage au Canada, tome I, ch. VI, p. 119 et 120.
[98] Les habitants de la Nouvelle-Calédonie, pour se délivrer de l’importunité des moustiques, sont obligés d’avoir toujours du feu et de la fumée dans leurs étroites cabanes. L’habitude du feu les rend si frileux, que, quoique placés entre les tropiques et sur un sol peu élevé, ils n’osent pas s’exposer à la fraîcheur de la nuit. « Ils paraissaient transis de froid, dit Dentrecasteaux, quand ils venaient à bord les jours où le temps était frais ; aussi recevaient-ils avec plaisir toutes les espèces d’habillements qu’on leur donnait, et s’en couvraient-ils très volontiers. » Voyage à la recherche de La Pérouse, tome I, ch. XXVI, p. 356.
Les habitants des îles des Amis, placés sous la même latitude, mais n’étant pas obligés de faire usage du feu pour se délivrer des insectes, couchent nus dans des cabanes ouvertes à tous les vents et couvertes seulement d’un peu de feuillage, et ils ne sont pas accessibles au froid. Bougainville, Voyage autour du monde, deuxième partie, tome II, ch. I, p. 50.
[99] Hearne, Voyage à l’océan du Nord, chap. VI, p. 157. — De Paw, Recherches philosophiques sur les Américains, tome I, troisième partie, p. 259.
[100] Ellis, Voyage à la baie d’Hudson, page 172.
[101] Raynal, Hist. philosoph., tome VIII, liv. XVII, p. 357.
[102] Hearne, Voyage à l’océan du Nord, ch. IX, p. 284.
[103] Lahontan, Voyage dans l’Amérique septentrionale, tome II, page 93.
[104] Hearne, ch. IV, p. 83.
[105] Weld, Voyage au Canada, tome III, ch. XXXV, p. 68.
[106] Michaux, Voyage à l’ouest des monts Alleghanis, ch. XXII, page 236.
[107] Hennepin, Mœurs sauvages de la Louisiane, pag. 14 et 17. Les femmes, à la Louisiane, dit Hennepin, ont tant de vigueur qu’il y a peu d’hommes en Europe qui en aient autant quelles ; elles portent des fardeaux que deux ou trois de nous autres auraient peine à soulever. Quelquefois elles prennent sur leur dos, lorsque leurs maris ont fait bonne chasse, trois cents livres de viande, et jettent leurs enfants par-dessus leur fardeau, qui ne leur paraît pas plus à charge que l’épée au côté d’un soldat. Elles font ainsi plus de deux cents lieues à travers les forêts. Hennepin, ibid, p. 17, 82 et 123. — Les hommes qui habitent à l’extrémité boréale du continent américain sont considérés comme appartenant à l’espèce mongole, et les hommes de cette espèce sont généralement plus petits que les autres ; mais on verra plus loin que les hommes de cette espèce qui habitent des pays froids sont plus petits que ceux qui habitent des pays chauds ou tempérés.
[108] Plusieurs voyageurs ont pensé qu’en Amérique le climat était sans influence sur la taille et la force des hommes. Ulloa, Discours philosophiques, tome II, D. XVII, p. 5. — Azara, Voyage dans l’Amérique méridionale, tome II, ch. XI, p. 17 et 178.
[109] Mackenzie, Voyages dans l’intérieur de l’Amérique septentrionale, tome I, ch. 2, p. 383 et 384.
[110] Cook, troisième voyage, liv. IV, ch. V, tome V, p. 240 et 241.
[111] La Pérouse, Voyage autour du monde, tome II, ch. IX, p. 208, 229 et 230.
[112] Cook, troisième voyage, liv. IV, ch. II, tome V, p. 100 et 106.
[113] Broughton, Voyage de découvertes, tome I, liv. I, ch. III, page 93.
[114] Azara, Voyage dans l’Amérique méridionale, tome II, ch. X et XI, p. 105, 149, 182 et 183.
[115] De Humboldt, Voyage aux régions équinoxiales, liv. VII, ch. XIX, tome VI, p. 257 et 258.
Il ne faut pas confondre les Caribes dont parle ici M. de Humboldt, avec les Zambos dégénérés de l’île de Saint-Vincent, qu’on désignait jadis sous le même nom ou sous celui de Caraïbes.
[116] De Humboldt, Voyage aux régions équinoxiales, tome II, liv. II, ch. V, p. 360 et 361, et tome VI, liv. VII, p. 379 et 580.
[117] De Humboldt, Essai politique, tome I, liv. II, ch. V, p. 362.
[118] Ibid, tome IV, liv. IV, ch. XI, p. 36 et 37.
[119] Bougainville, Voyage autour du monde, tome I, première partie, ch. IX, p. 196.
[120] Cook, Voyage autour du monde, deuxième partie, tome V, liv. III, ch. V.
[121] Byron, Relation des Voyages autour du monde, ch. II, p. 34 et suivantes.
[122] Azara, Voyage dans l’Amérique méridionale, tome II, ch. X, pages 50 et 51.
[123] Bougainville, Voyage autour du monde, tome I, première partie, ch. VIII, p. 166.
[124] Ce qui me porte à croire que les peuples qui vivent au sud de la Plata, jusqu’au détroit de Magellan, sont nomades, c’est la nature même du sol, qui ne permet pas à l’homme d’y avoir des demeures fixes. Ce sol, dépourvu d’arbres, est trop salé pour qu’on puisse s’y livrer à la culture des céréales. « On peut dire que depuis la rivière de la Plata jusqu’au détroit de Magellan il n’existe point d’arbres, et qu’on ne trouve pas même un buisson. » Azara, Voyage dans l’Amérique méridionale, tome I, liv. V, p. 103 et 104, et liv. VI, p. 141.
En admettant que les peuples qui habitent au sud de la rivière de la Plata sont nomades, comme cela paraît prouvé, on ne sera plus étonné des contradictions dans lesquelles paraissent tombés les voyageurs qui ont visité la côte des Patagons ; les peuplades vues par les uns, peuvent ne pas être les mêmes que celles qui ont été vues par les autres. Bougainville n’a pas mis en doute que ces peuples ne fussent nomades. Voyage autour du monde, première part., ch. VII, tome I, p. 166.
[125] Azara, Voyage dans l’Amérique méridionale, tome II, ch. X, p. 35, 41, 42, 50 et 51.
[126] De Humboldt, Voyage aux régions équinoxiales, tome III, liv. II, ch. 18, p. 277 et 278.
[127] Ulloa, Discours philosophiques, tome II, disc. XVI, p. 5. — Azara, Voyage dans l’Amérique méridionale, tome II, ch. XI, pages 17 et 18.
[128] Fleurieu, Voyage du capitaine Marchand, tome I, ch. II, pag. 151 et 152. — Cook, deuxième voyage, tome III, ch. IV, pag. 179 et 199.
[129] Krusenstern, Voyage autour du monde, tome I, ch. VII et IX, p. 164, 180, 203, 204 et 206. — Langsdorff’s Voyages and travels in various parts of the world, tome V, p. 108. — Cook, deuxième voyage, tome III, ch. V, p. 217 et 218.
Cook donne sur les habitants des îles Marquises des détails moins circonstanciés que le capitaine Marchand ; mais il porte de la beauté de leur constitution un jugement semblable ; il dit qu’ils sont la plus belle race des habitants de cette mer, et paraissent surpasser toutes les autres nations par la régularité de leur taille et de leurs traits ; il ajoute en parlant des jeunes gens qui n’étaient pas encore tatoués : « Leur beauté était si frappante qu’elle excitait notre admiration ; nous mettions la plupart d’entre eux à côté des modèles fameux de l’antiquité. »
[130] La Pérouse, Voyage autour du monde, tome III, ch. XXV, p. 272 et 273.
[131] La Pérouse, tome III, ch. XXV, p. 234 et 274.
[132] Ibid., p. 278.
[133] Bougainville, Voyage autour du monde, deuxième partie, tome II, ch. I, p. 51.
[134] Cook, premier voyage, liv. I, ch. XVII, tome II, p. 537 et 538 ; deuxième voyage, tome II, ch. I, p. 82 et 83.
[135] Cook, deuxième Voyage, tome II, ch. II, p. 163 et 164. — Bligh, Voyage à la mer du Sud, ch. V, p. 88.
[136] Bougainville, Voyage autour du Monde, deuxième partie, tome II, p. 51.
[137] Cook, troisième Voyage, liv. II, ch. X, tome III, p. 88.
[138] Labillardière, Voyage à la recherche de La Pérouse, ch. XII, tome II, p. 176.
[139] La Pérouse, Voyage autour du Monde, tome III, ch. XXVI, page 303.
[140] Bougainville, deuxième partie, ch. III, tome II, p. 51. — Dentrecasteaux, tome I, ch. XIV, p. 320. — Cook, premier Voyage, liv. I, ch. XVII, tome II, p. 537 et 538.
[141] La Perouse, tome IV, p. 25.
[142] Cook, troisième Voyage, liv. V, ch. VII, tome VII, p. 83.
[143] Broughton, Voy. de découvertes, t. I, liv. I, ch. IV, p. 103.
[144] Wallis, Relation d’un voyage fait autour du Monde, ch. IV, tome II, p. 102, de la collection d’Hawkesvorth.
[145] Rollin, Voyage de La Pérouse, tome IV, p. 19 et 20. — Forster, deuxième Voyage de Cook, t. II et III, p. 90, 91 et 141.
[146] Cook, troisième Voyage, liv. I, ch. VIII, tome I, p. 319 et 321.
[147] Cook, premier Voyage, liv. II, ch. X, tome III, p. 311 et 313. — Dans un combat à la manière anglaise, engagé entre un matelot de Cook et un indigène, le premier a eu l’avantage ; mais cet avantage peut être attribué autant à l’adresse qu’à la force. — Cook, deuxième Voyage, tome I, ch. VIII, p. 424 et 425.
[148] Cook, troisième Voyage, liv. I, ch. VI, tome I, p. 198, 234 et 236. —Dentrecasteaux, Voyage à la recherche de La Pérouse, tome I, ch. II, p. 240. — Péron, Voyage de découvertes aux terres australes, tome I, liv. III, ch. XII, p. 280 et 283.
[149] Péron, Voyage de découvertes aux terres australes, tome I, ch. XIII et XX, p. 280, 281, 286 et 449.
[150] Ibid., liv. III, ch. XX, p. 450.
[151] Cook, premier voyage, liv. II, ch. IV, t. IV, p. 48 et 49. — L. Freycinet, Voyage de découvertes aux terres australes, liv. II, ch. IX, p. 292.
[152] Péron, Voyage de découvertes aux terres australes, tome I, liv. III, ch. XX, p. 451.
[153] Péron, liv. II, ch. V, p. 81.
[154] Forrest, cité par Malte-Brun, Précis de Géographie universelle, tome IV, liv. LXVIII, p. 380.
[155] Cook, deuxième Voyage, tome IV, ch. III, p. 97.
[156] Dentrecasteaux, Voyage à la recherche de La Pérouse, tome I, ch. XXV, p. 330.
[157] Cook, deuxième Voyage, tome IV, chapitre III, pages 97 et 128.
[158] Ibid., ch. VI, p. 346. — Bougainville, Voyage autour du Monde, deuxième partie, ch. IV, tome II, p. 90, ch. V, p. 114. — Dentrecasteaux, Voyage à la recherche de La Pérouse, tome I, ch. XIX, p. 414. — Dampier, nouveau Voyage autour du Monde, tome II, ch. XII et XVI, p. 3, 141 et 146.
[159] Dentrecasteaux, Voyage à la recherche de La Pérouse, t. I, ch. XV, p. 330. — Labilladière, tome II, ch. XIII, page 210. — Cook, deuxième Voyage, liv. III, tome V, ch. I, p. 1, 2 et 4.
[160] La Pérouse, Voyage autour du Monde, tome III, ch. XX, p. 127 et 128.
[161] Ibid. ch. XIX, p. 104 et 105.
[162] La Pérouse, Voyage autour du Monde, tome IV, p. 98 et 99. — Krusenstern, Voyage autour du Monde, tome II, ch. XV, p. 89.
[163] La Pérouse, tome III, ch. XVIII, XX et XXI, p. 75, 125, 127, 128, 156, et tome IV, p. 90 et 91.
[164] Mac-Leod, Voyage de l’Alceste, p. 110. — Macartney, Voyage en Chine et en Tartarie, tome III, ch. IV, p. 257.
[165] Chardin, Voyage en Perse, tome III, ch. II, p. 403 et 404.
[166] Voyage en Perse, tome VIII, p. 177.
[167] Fischer et Georgi, cités par Malte-Brun, Précis de Géographie universelle, tome III, liv. LIX, p. 372 et 380.
[168] Volney, Voyage en Syrie et en Égypte, tome I, ch. XXII, p. 357, 358 et 359. — Niebuhr, Description de l’Arabie, p. 45.
[169] Kolbe, Description du cap de Bonne-Espérance, tome I, ch. IX, p. 333.
[170] Peron, Voyages de découvertes aux terres australes, tome II, liv. IV, ch. XXXIII, p 308 et 309. — Le jugement que Barrow porte du Boschismans ou Bosjesmen est le même que celui de Péron. Sparrman, tome I, ch. V, p. 63 ; — Levaillant, deuxième voyage, tome III, p. 165, 166 et 181.
[171] Sparrman, tome I, ch. V, p. 64 et 65.
[172] Dampier, Nouveau Voyage autour du Monde, tome II, ch. XX, p. 215.
[173] Sparrman, Voyage au cap de Bonne-Espérance, tome I, ch. V, p. 236 et 238.
[174] Levaillant, deuxième Voyage dans l’intérieur de l’Afrique, tome III, p. 87 et 88.
[175] Thumberg, Voyage en Afrique, ch. II, p. 117. — Barrow, nouveau Voyage dans la partie méridionale de l’Afrique, tome I, ch. I, p. 142.
[176] Levaillant, premier Voyage dans l’intérieur de l’Afrique, tome II, p. 250 et 251.
[177] Barrow, nouveau Voyage dans la partie méridionale de l’Afrique, tome I, ch. I, p. 148.
Barrow, après avoir dit que les Cafres ont les plus belles figures qu’il ait jamais vues, ajoute qu’un jeune homme d’environ vingt ans haut de six pieds dix pouces (anglais), avait la figure la plus belle qui eût peut-être été jamais créée. Il était, dit-il, un parfait Hercule ; et une statue faite sur son modèle n’aurait pas été déplacée sur le piédestal de cette divinité dans le palais Farnèse. Ibid.
[178] Salt, Voyage en Abissinie, tome I, ch. I, p. 46, 47, et 48.
[179] Les peuples de ces côtes sont généralement peu connus : plusieurs sont un mélange de diverses espèces ou variétés. Voy. Malte-Brun, Précis de la Géographie universelle, tome V, liv. CXIII, p. 94 et 108.
[180] De Grandpré, tome II, p. 13.
[181] Histoire naturelle du Sénégal, p. 21 et 22.
[182] « La hauteur des plus grands Lapons, dit Regnard, n’excède pas trois coudées, et je ne vois pas de figure plus propre à faire rire. Ils ont la tête grosse, le visage large et plat, le nez écrasé, les yeux petits, la bouche large, une barbe épaisse qui leur pend sur l’estomac. Tous leurs membres sont proportionnés à la petitesse du corps : leurs jambes sont déliées ; les bras longs, et toute cette petite machine semble remuée par un ressort... Voilà la description de ce petit animal qu’on appelle Lapon, et l’on peut dire qu’il n’y en a point, après le singe, qui approche plus de l’homme. » Voyage de Laponie, tome I, p. 118 et 119, édit. de 1823.
On peut comparer cette description des peuples qui habitent au-delà du soixante-cinquième degré de latitude boréale, à celle des hommes qui habitaient jadis dans la partie la plus méridionale de l’Europe, et qui servirent aux sculpteurs grecs de modèle pour faire l’image de leurs dieux.
[183] Des physiologistes anglais en ont été particulièrement frappés. W Lawrence’s Lectures on physiology, zoology, and the natural history of man, delivered at the royal college of Surgeons, chap. IV, p. 352 et 353.
[184] Cæs. Bell. gall., lib. I, cap. VIII.
Si les descendants des Gaulois faisaient aujourd’hui la description des descendants des Germains, ils vanteraient sans doute leur courage ; mais ils n’en feraient pas cependant un portrait si effrayant. Faut-il penser que les uns ont dégénéré et que les autres se sont perfectionnés ? Le climat d’Allemagne est-il devenu plus chaud, ou celui de France s’est-il refroidi ? Il est remarquable que César fait lui-même sur les Gaulois une observation analogue à celle que les Gaulois faisaient eux-mêmes sur les Germains. « Leur taille avantageuse, dit-il, fait mépriser aux Gaulois la petitesse de la nôtre » (Ibid. c. VII) ; d’où l’on pourrait conclure ou que les Romains étaient des nains, ou que les Germains étaient des géants.
[185] Cæs, Bell. gall. lib. VI, cap. IV.
[186] Esprit des lois, liv. XIV, ch. II.
[187] « Nulle part, dit M. Alexandre de Humboldt, on ne reconnaît mieux l’ordre admirable avec lequel les différentes tribus de végétaux se suivent comme par couches, les unes au-dessus des autres, qu’en montant depuis le port de la Vera-Cruz vers le plateau de Perote. C’est là qu’à chaque pas on voit changer la physionomie du pays, l’aspect du ciel, le port des plantes, la figure des animaux, les mœurs des habitants et les genres de culture auxquels il se livrent. » Essai politique sur la Nouvelle-Espagne, tome II, liv. III, ch. VIII, p. 336.
Ce savant voyageur dit ailleurs : « Ces considérations générales sur la division physique de la Nouvelle-Espagne, offrent un grand intérêt politique. En France, même dans la plus grande partie de l’Europe, l’emploi du territoire et les divisions agricoles dépendent presque entièrement de la latitude géographique ; dans les régions équinoxiales du Pérou, dans celles de la Nouvelle-Grenade et du Mexique, le climat, la nature des productions, l’aspect, j’ose le dire, la physionomie du pays, sont uniquement modifiés par l’élévation du sol au-dessus de la surface des mers. L’influence de la position géographique se perd auprès de l’effet de cette élévation. Des lignes de culture semblables à celles qu’Arthur Young et M. Decandolle ont tracées sur les projections horizontales de la France ne peuvent être indiquées que sur des profils de la Nouvelle-Espagne.
« Sous les dix-neuvième et vingt-deuxième degrés de latitude, le sucre, le coton, surtout le cacao et l’indigo, ne viennent abondamment que jusqu’à six ou huit cents mètres de hauteur. Le froment d’Europe occupe une zone qui, sur la pente des montagnes, commence généralement à quatorze cents, et finit à trois mille mètres. Le bananier (musa paradisiaca), plante bienfaisante qui constitue la nourriture principale de tous les habitants des tropiques, ne donne presque plus de fruit au-dessus de quinze cent cinquante mètres. Les chênes du Mexique ne végètent qu’entre huit cents mètres et trois mille cents mètres. Les pins ne descendent vers les côtes de la Vera-Cruz que jusqu’à dix-huit cent cinquante mètres ; mais aussi ces pins ne s’élèvent, près de la limite des neiges perpétuelles, que jusqu’à quatre mille mètres de hauteur. »
Essai politique sur la Nouvelle-Espagne, tome I, liv. I, ch. 21, p. 290 et 291.
[188] « La nature, dit Raynal, avait pourvu au bonheur des Malais ; un climat doux, sain, et rafraîchi par les vents et les eaux, sous le ciel de la zone torride ; une terre prodigue de fruits délicieux, qui pourraient suffire à l’homme sauvage, ouverte à la culture de toutes les productions nécessaires à la société ; des bois d’une verdure éternelle ; des fleurs qui naissent à côté des fleurs mourantes ; un air parfumé ; des odeurs vives et suaves qui s’exhalent de tous les végétaux d’une terre aromatique, allument le feu de la volupté dans les êtres qui respirent la vie. » Histoire philosophique des deux Indes, tome I, liv. I, p. 172.
[189] Alexandre de Humboldt, Voyage aux régions équinoxiales, liv. II, ch. V, tome II, p. 377 et 378 ; et tome III, liv. III, ch. IX, p. 259 et 260.
[190] Roberson’s History of America, book VII. Voyez aussi les Lettres de Carli, les Discours philosophiques d’Ulloa, et l’Essai politique sur la Nouvelle-Espagne, liv. II, chapitre V, par M. de Humboldt.
[191] Essai politique sur la Nouvelle-Espagne, tome II, liv. III, ch. VIII, p. 142.
[192] Ibid., p. 268.
[193] Robertson’s History of America, b. iv, vol. II, pag. 141 et 142.
[194] Ibid., p. 139, 140 et 141.
[195] De Humboldt, Tableaux de la nature, tome I, p. 62.
[196] Depons, Voyage à la partie orientale de la Terre-Ferme, tome I, ch. IV, p. 309 et 311.
[197] « La diversité et la multitude d’insectes dont il se forme un nuage qui couvre ces îles, les rendent inhabitables pour quiconque n’y a pas vu le jour. Cette incommodité en a éloigné jusqu’ici les missionnaires. » Depons, t. I, p. 310 et 311.
[198] Tableaux de la nature, tome I, p. 39 et 40.
[199] Azara, Voyage dans l’Amérique méridionale, tome II, ch. X et XI, p. 56, 57, 173 et 174.
[200] Depons, Voyage à la partie orientale de la Terre-Ferme, tome I, ch. IV, p. 295. — Cette communauté de biens qui annonce l’enfance de la civilisation, est cependant démentie par Robertson, dont le témoignage pourrait balancer au moins celui d’Azara et de Depons si la même communauté n’avait pas été également constatée chez les Indiens du Nord. Robertson’s History of America, vol. II, note 35, p. 396.
[201] Depons, Voyage à la partie orientale de la Terre-Ferme, tome III, ch. XI, p. 318.
[202] De Humboldt, Essai politique sur la Nouvelle-Espagne, tome II, liv. III, ch. VIII, p. 409.
[203] Tableaux de la nature, tome I, p. 62 et 63.
[204] De Humboldt, Voyage aux régions équinoxiales, tome III, liv. III, ch. IX, p, 259 et 260 ; et tome VI, liv. VII, ch. XIX, p. 165, 268 et 269.
[205] Histoire philos. des deux Indes.
[206] Ulloa, Discours philosophiques, tome II, Dis. XXI, p. 94. Les vieillards péruviens civilisés ne savent pas même tenir compte du nombre de leurs années. Ibid., tome II, p. 33 et 35. — M. de Humboldt a observé la même ignorance au Mexique. Essai polit., tome I, liv. II, ch. vi, p. 393.
[207] De Humboldt, Essai politique sur la Nouvelle-Espagne, tome I, liv. II, ch. VI, p. 429. — Depons, Voyage à la partie orientale de la Terre-Ferme, tome I, ch. III, p. 263.
[208] Depons, tome I, ch. IV, p. 340.
[209] Essai politique sur la Nouvelle-Espagne, tome I, liv. II, ch. V, p. 357.
[210] De Humboldt, Voyage aux régions équinoxiales, tome II, ch. IV. p. 259 ; et tome VI, liv. VII, ch. XIX, p. 301. — Tableaux de la nature, tome I, p. 62, 195 et 201.
[211] « Les missionnaires profitent de ces occasions pour les catéchiser, dit Depons en parlant des Indiens qui vont vendre du poisson aux Espagnols ; mais s’il faut en juger par le peu de succès de leur morale depuis plus d’un siècle, ces Indiens persistent dans la vie sauvage plus par convenance que par l’ignorance des avantages que promet la vie civile. » Voyage à la partie orientale de la Terre-Ferme, tome I, ch. IV, pag. 310 et 311. — Quels avantages en effet, s’ils sont tels que nous les décrit M. de Humboldt et Depons lui-même !
[212] « Sous la zone torride, dit M. de Humboldt, les peuples chasseurs sont extrêmement rares. » Voyage aux régions équinox., liv. III, ch. IX, tome III, p. 297 et 298.
[213] Robertson’s Hist. of America, vol. II, p. 396.
[214] Azara, Voyage dans l’Amérique mérid., tome II, chap. XI, p. 176 et 177.
[215] Ulloa, Discours philosophiques, tome II, Disc. XXII, p. 126, et Azara, Voyage dans l’Amérique méridionale, tome II, chap. X, page 144.
[216] De Humboldt, Essai politique sur la Nouvelle-Espagne, tome II, liv. III, ch. VIII, p. 377 et 378. — Azara, Voyage dans l’Amérique méridionale, tome II, ch. X, p. 13, 17, 152 et 163.
[217] Azara, ibid., p. 52.
[218] Bougainville, Voyage autour du Monde, première partie, ch. VIII, tome I, p. 164, 165 et 166.
[219] De Humboldt, Essai polit. sur la Nouvelle-Espagne, tome II, liv. III, ch. VIII, p. 377 et 398. — Azara, Voyage dans l’Amérique méridionale, tome II, ch. X, p. 12.
[220] Wallis, Relation d’un Voyage fait autour du Monde, ch. II, tome II, p. 65 et 66.
[221] Cook, premier Voyage, liv. I, chi V, tome II, p. 335.
[222] Wallis, Relation d’un Voyage fait autour du Monde, tome II, ch. II, p. 44, 45, 65, 66 et 67.
[223] Bougainville, Voyage autour du Monde, première partie, ch. IX, tome I, p. 196. — Cook, premier voyage, liv. I, chap. III, tome II, p. 321. — Wallis, Voyage autour du Monde, chap. II, tome II, p. 47.
[224] Cook, premier Voyage, livre I, chap. V, tome II, p. 341, et deuxième Voyage, ch. V, tome V, p. 205. — Bougainville, Voyage autour du Monde, première partie, chap. IX, tome I, page 198. — Wallis, Voyage autour du Monde, chap. II, tome II, pages 65 et 66.
[225] Ellis, Voyage à la baie d’Hudson, p. 177 et 178.
[226] Mackenzie, premier Voyage dans l’intérieur de l’Amérique septentrionale, ch. IV, tome II, p. 23.
Raynal assure que les Esquimaux passent l’hiver sous des huttes construites de cailloux liés entre eux par un ciment de glace ; et que la chaleur de leur sang et de leur haleine, jointe au feu d’une lampe, suffit pour changer leurs cases en étuves. Voilà, sans contredit, des étuves bien cimentées. Histoire philosoph. des deux Indes, tome VIII, liv. XVII, p. 359.
[227] Lahontan, Voyage dans l’Amérique septentrionale, tome I, lettre XIII, p. 101.
[228] Charlevoix, Nouvelle-France, tome II, liv. IX, p. 158.
Voyez, sur l’agriculture des indigènes de l’Amérique du nord, Lahontan, Voyage dans l’Amérique septentrionale, tome I, p. 100, 117, 161 et 170, et tome II, p. 110 et 153 ; — Charlevoix, Nouvelle-France, tome I, liv. IV, p. 230 ; tome II, liv. IX, p. 158 ; liv. X, p. 252 ; liv. XI, p. 355 ; tome III, liv. XVI, p. 253 et 295 ; tome IV, liv. XX, p. 119 ; — Weld, Voyage au Canada, tome III, ch. XXXIV, p. 32 ; — Lervis et Clarke, Voyage à l’océan Pacifique, p. 71, 73, 83, 84, 94, 402, 420 et 421 ; — Hennepin, Description de la Louisiane, p. 83, 84, 137 et 138 ; — Charlevoix, Nouvelle-France, tome III, liv. XII, p. 22 et 23 ; tome IV, liv. XX, p. 192.
[229] G. Dixon, Voyage autour du Monde, tome II, p. 11 et 12.
[230] La Pérouse, Voyage autour du Monde, tome II, ch. IX, p. 233. — Fleurieu, Voyage du capitaine Marchand, tome II, ch. IV, V et VI, p. 4-236. — G. Dixon, Voyage autour du Monde, tome II, p. 11 et 24. — Cook, troisième Voyage, liv. IV, ch. III ; tome v, p. 129 et 161.
[231] G. Dixon, Voyage autour du Monde, tome I, p. 435 et 436. — Vancouver, Voyage à la côte nord-ouest de l’Amérique septentrionale, tome II, p. 24-25.
[232] On a découvert, sur le Missouri, une fortification de mille deux cent cinquante toises de long, et parallèle à cette rivière, « La description de cette fortification correspond exactement à celle des nombreuses fortifications anciennes, découvertes dans la partie de l’ouest, et qui sont représentées comme étant généralement d’une forme oblongue, et situées dans une position forte et bien choisie, en même temps qu’elles sont contiguës à quelque rivière. D’après l’examen qui a été fait de ces ouvrages, on a supposé qu’ils avaient été construits depuis plus de mille ans, ou sept cents ans avant la découverte de l’Amérique par Colomb. Il paraît qu’ils ont tous été érigés à la même époque dans toute la vaste étendue ou du moins dans la plus grande partie du pays borné par les monts Alleghany à l’est, par les montagnes pierreuses à l’ouest, et qui sont placées sous les latitudes les plus favorables de l’Amérique septentrionale. » Lewis et Clarke, Voyage à l’océan Pacifique, chap. III, pag. 40 et 41.
Il existe dans l’Amérique méridionale, comme sur le Missouri et à l’ouest des monts Alleghany, des traces d’un peuple plus civilisé que les habitants actuels, et qui avait disparu même avant la conquête des Espagnols. De Humboldt, Voyage aux régions équinox., liv. VI, ch. XVII, tome VI, p. 65 et 66.
[233] Volney, Tableau du climat et du sol des États-Unis.
[234] La Pérouse, Voyage autour du Monde, tome III, ch. XXV, p. 275 et 277. — Fleurieu, Voyage du capitaine Marchand, tome I, ch. II, p. 190. — Bougainville, Voyage autour du Monde, tome II, deuxième partie, ch. II, p. 62. — Labillardière, Voyage à la recherche de La Pérouse, tome II, ch. XII, p. 118 et 144.
[235] Cook, premier Voyage, tome II, liv. I, ch. XVIII, p.590.
[236] Le défrichement qui précède une plantation, dit Cook en parlant des habitants de Tanna, doit être un travail bien pénible, en considérant les instruments aratoires dont se servent les habitants, et qui, quoique inférieurs à ceux des îles de la Société, sont faits sur le même modèle. Leur pratique néanmoins est judicieuse et aussi expéditive qu’elle peut l’être. Ils coupent les petites branches des grands arbres, creusent la terre sous les racines, et ils brûlent les branches, les arbustes et toutes les plantes qu’ils déracinent. Cook, deuxième Voyage, tome IV, ch. V, p. 292. Ce peuple, placé sous le dix-neuvième degré trente-deux minutes de latitude australe, appartient à une variété de nègres.
[237] Krusenstern, Voyage autour du Monde, tome I, chap. IX, p. 204 et 220, — Forster, cité dans le deuxième Voyage de Cook, tome III, ch. IV, p. 197 et 200.
[238] Fleurieu, Voyage du capitaine Marchand, tome I, ch. II, page 190.
[239] La Pérouse, Voyage autour du Monde, tome III, ch. XXIV, p. 235 et 236.
[240] La Pérouse, ch. XXV, p. 282.
[241] La Pérouse, Voyage autour du Monde, tome III, ch. XXIV, p. 235 et 236.
[242] Ibid., tome III, ch. XXV, p. 275 et 281.
[243] Cook, deuxième Voyage, tome II, p. 45, 46, 47 et 135.
[244] Bougainville, Voyage autour du Monde, deuxième partie, ch. III, tome II, p. 68. — Dentrecasteaux, Voyage à la recherche de La Pérouse, tome I, ch. XIV, p. 311.
[245] Cook, troisième Voyage, liv. II, ch. X, tome III, p. 79 et 80.
[246] Cook, premier Voyage, liv. I, ch. XVII, tome II, p. 601, et Bougainville, deuxième partie, ch. III, tome II, p. 68.
[247] Cook, troisième Voyage, liv. III, ch. VIII, tome IV, p. 91. — Wallis, Voyage autour du Monde, chap. VIII, tome II, pages 194 et 195.
[248] Cook, premier Voyage, liv. I, ch. XIX, tome II, p. 603, 604, 611 et 613.
[249] Dentrecasteaux, Voyage à la recherche de La Pérouse, tome I, ch. XIV, p. 318. — Labillardière, ch. XII, tome II, p. 149.
[250] Cook, deuxième Voyage, liv. II, ch. II, tome II, p. 331, et troisième Voyage, liv. II, ch. IV et VIII, p. 139 et 295.
[251] Dentrecasteaux, Voyage à la recherche de La Pérouse, tome I, ch. XIV, p. 308.
[252] Cook, troisième Voyage, tome VII, liv. V, ch. V, VI et VII.
[253] La Pérouse, Voyage autour du Monde, tome II, chap. VI, page 128.
[254] Cook, troisième Voyage, tome IV, liv. III, ch. XI, p. 287, et tome VII, liv. V, ch. VII, p. 92.
[255] Cook, deuxième Voyage, tome III, ch. II, p. 159 et 160.
[256] La Pérouse, tome II, ch. V, p. 116.
[257] Forster, cité dans le deuxième Voyage de Cook, tome III, p. 126 et 127. — La Pérouse, tome II, ch. IV, p. 107.
[258] La Pérouse, tome II, ch. IV, p. 106. — Cook, deuxième Voyage, tome III, ch. II, p. 136.
[259] Forster, deuxième voyage de Cook, tome III, ch. II, p. 106. — La Pérouse, tome II, ch. IV, p. 106.
[260] La Pérouse, tome II, ch. IV, p. 101.
[261] Cook, deuxième Voyage, tome III, ch. III, p. 147.
[262] Cook, premier Voyage, tome III, liv. II, ch. III, IV et XI, p. 79, 144 et 340. — Troisième Voyage, tome I, liv. I, chap. VIII, page 327.
[263] Forster, cité dans le deuxième Voyage de Cook, tome II, liv. II, ch. IV, page 445.
[264] Anderson, troisième Voyage de Cook, tome I, liv. I, ch. VIII, p. 331 et 332.
[265] Forster, cité dans le deuxième Voyage de Cook, tome I, ch. VII, p. 424 et 439.
[266] Cook, troisième Voyage, tome I, liv. I, ch. VII, pages 259 et 290.
[267] Anderson, troisième Voyage de Cook, tome I, liv. I, ch. VI, p. 232 et 233.
[268] Dentrecasteaux, Voyage à la recherche de La Pérouse, tome I, ch. IV, p. 56. — Cook, troisième Voyage, tome I, liv. I, ch. VI, p. 199. — Labillardière, Voyage à la recherche de la Pérouse, tome I, ch. V, p. 167, et tome II, ch. X et XI, p. 55, 56 et 72.
[269] Dentrecasteaux, Voyage à la recherche de La Pérouse, tome I, ch. XI, p. 229. Labillardière, tome II, ch. X, pages 35 et 50. — Péron, Voyage de découvertes aux terres australes, tome I, liv. III, ch. XII, p. 229 et 230.
[270] Péron, Voyage de découvertes aux terres australes, tome I, liv. III, ch. XX, p. 448. — Dentrecasteaux, Voyage à la recherche de La Pérouse, tome I, ch. IV, p. 61.
[271] L. Freycinet, Voyage de découvertes aux terres australes, liv. II, ch. I, p. 44 et 61. — Dentrecasteaux, tome I, ch. IV, p. 93. — Labillardière, tome I, ch. V, p. 184 et 185.
[272] Péron, tome I, liv. II, ch. XIII, p. 269. — Dentrecasteaux, tome I, ch. IV, p. 56. — Labillardière, tome I, ch. V, p. 177. — Cook, troisième Voyage, tome I, liv. I, ch. VI, p. 200. — Anderson, troisième Voyage de Cook, liv. I, ch. VI, tome I, p. 232.
[273] L. Freycinet, Voyage de découvertes aux terres australes, liv. II, ch. I, p. 43. — Péron, Voyage de découvertes aux terres australes, tome I, liv. III, ch. XX, p. 448.
[274] Cook, premier Voyage, tome IV, liv. III, ch. VI, p. 145. — Péron, Voyage aux terres australes, tome II, liv. V, ch. XXXVIII, page 372.
[275] L. Freycinet, Voyage de découvertes aux terres australes, liv. II, ch. IV et V, p. 148 et 162. — Péron, Voyage de découvertes aux terres australes, tome II, liv. IV, ch. XXVII, p. 151. — Dampier, nouveau Voyage autour du Monde, tome II, ch. XVI, p. 143. — Phillip., Voyage à Botany-Bay, ch. XIV, p. 162.
[276] White, Voyage à la Nouvelle-Galles du sud, p. 135.
[277] Péron, Voyage aux terres australes, tome II, liv. IV, ch. XXX, p. 207 et 214.
[278] Cook, premier Voyage, tome III, liv. III, ch. I, p. 400, et tome IV, ch. VI, p. 159 et 161. — L. Freycinet, Voyage de découvertes, livre II, ch. IX, p. 293.
[279] Dampier, nouveau Voyage autour du Monde, tome II, ch. XVI, p. 143.
[280] L. Freycinet, Voyage de découvertes aux terres australes, liv. II, ch. IX, p. 294.
[281] Péron, Voyage de découvertes aux terres australes, tome I, liv. III, ch. XX, p. 450.
[282] Labillardière, Voyage à la recherche de La Pérouse, tome II, ch. XIII, p. 193.
[283] Cook, deuxième Voyage, tome IV, ch. VIII, p. 434, 447, 451 et 452. — Dentrecasteaux, Voyage à la recherche de La Pérouse, tome I, ch. VI, p. 356. — Labillardière, tome II, ch. XIII, p. 212.
[284] Labillardière, tome II, ch. XII, p. 247.
[285] Cook, deuxième Voyage, tome IV, ch. VI, p. 356.
[286] Cook, deuxième Voyage, tome IV, ch. V et VI, p. 232, 259, 292 et 336. — Forster, ibid., p. 271.
[287] Cook, deuxième Voyage, tome IV, ch. III, p. 126.
[288] Hawkesbury et Abel Tasman, cités par Malte-Brun, tome IV, liv. LXXVIII, p. 380 et 381.
[289] Les habitants de la terre de Van-Diemen et de la Nouvelle-Hollande, n’appartiennent pas à l’espèce malaie, ainsi que je l’ai déjà fait observer ; mais l’infériorité des premiers ne peut pas être attribuée à la différence d’espèce ou de race ; premièrement parce que cette infériorité se trouve en grande partie chez les habitants de la Nouvelle-Zélande, qui sont incontestablement d’espèce malaie ; et, en second lieu, parce qu’il existe, entre les peuples de la terre de Van-Diemen, et des peuples de même espèce plus avancés vers l’équateur, des différences intellectuelles très marquées.
[290] Voyez Malte-Brun, Précis de la Géographie universelle, tome III, liv. XLVI, p. 5 et suiv.
[291] Raynal, tome III, liv. V, p. 129 et 130.
[292] Voyez le Voyage de Pallas.
[293] Krusenstern, Voyage autour du Monde, tome II, ch. XXI, p. 288 et 290. — La Pérouse, tome III, ch. III, p. 208.
[294] Broughton, Voyage de découvertes, tome II, liv. II, ch. VI, page 208.
[295] La Pérouse, tome III, ch. XXI, p. 150 et 151.
[296] La Pérouse, tome III, ch. XIX, p. 105 et 106, et tome IV, page 1oo.
[297] La Pérouse, tome III, ch. XVII, p.46. — Broughton, tome II, liv. II, ch. VII, p. 235 et 241.
[298] Coxe, Nouvelles découvertes des Russes entre l’Asie et l’Amérique, première partie, ch. XII et XV, p. 160 à 166.
[299] La Pérouse, tome III, ch. XIX, p. 115.
[300] La Pérouse, tome III, ch. XVIII, p. 73 et 78.
[301] Ibid., ch. XX, pag. 126. — Rollin, Voyage de La Pérouse, tome IV, p. 94 et 95.
[302] La Pérouse, tome III, ch. XVI, p. 73 et 78.
[303] Broughton, tome I, liv. I, ch. V, p. 142, 145 et 162.
[304] Broughton, tome II, liv. II, ch. II et III.
[305] Les Chinois, même lorsqu’ils ont admis chez eux des Européens qu’ils voulaient honorer, tels que des ambassadeurs, ne leur ont pas laissé la liberté de visiter le pays. « Nous résidions au milieu de Pékin, dit lord Macartney ; mais on ne nous permettait pas de nous y promener à notre gré ; nous étions, au contraire, gardés chez nous comme dans une espèce de prison. » Voyage en Chine et en Tartarie, tome V, ch. I, p. 226.
[306] Macartney, tome II, ch. III et IV, p. 234, 270 et 324 ; et tome IV, ch. I et II, p. 21, 115 et 116. — Barrow, Voyage en Chine, tome II, p. 227, et tome III, ch. XII, p. 73 et 74. — Raynal, Hist. philosph., tome I, liv. I, p. 193.
[307] Marcartney, tome IV, ch. II, p. 116.
[308] Barrow, Voyage en Chine, tome III, ch. XII, p. 69 et 70.
[309] Voyage en Chine et en Tartarie, t. III, ch. IV, p. 258 et 259.
[310] Barrow, Voyage en Chine, tome II, ch. VII, p. 53 et 54.
[311] Ibid., tome I, ch. IV, p. 297.
[312] Ibid., tome III, ch. XIII, P. 106.
[313] Mac-Leod, Voyage de l’Alceste, ch. V, p. 197. — Macartney, tome V, ch. I, p. 222. — Barrow, tome II, ch. VII, p. 18 et 23.
[314] Macartney, tome III, ch. IV, p. 263.
[315] Ibid., ch. I, p. 165 et 169.
[316] Barrow, Voyage en Chine, tome I, ch. III, p. 154, 155, 172 et 210. — Macartney, tome II, ch. III, p. 229.
[317] Barrow, Voyage en Chine, tome I, ch. III, p. 182 et 183.
[318] Chardin, Voyage, en Perse, tome III, p. 267 et 268.
[319] Niebuhr, Voyage en Arabie, tome II, p. 137. — Chardin, tome III, p. 269 et 270.
[320] Chardin, tome IV, ch. XVII, p. 97.
[321] Niebuhr, tome II, p. 98. — Chardin, tome II, p. 304 et 305.
[322] Langlès, mémoire sur Persépolis, inséré dans sa collection de Voyages.
[323] Chardin, tome IV, p. 136.
[324] « En Orient, dit Chardin, les négociants sont des gens sacrés à qui on ne touche jamais ; même durant la guerre, eux et leurs effets passent libres au milieu des armées. C’est à leur égard surtout que la sûreté des chemins est si grande en toute l’Asie, et particulièrement en Perse. » Tome IV, ch. XIX, p. 159.
[325] Chardin, tome IV, ch. II, p. 225 et 231.
[326] Si les proverbes d’un peuple ne sont pas toujours une preuve de la bonté de ses mœurs, ils sont du moins une preuve de son intelligence. Voici quelques-uns de ceux que Chardin a recueillis en Perse :
« L’ignorance est une rosse qui fait broncher à chaque pas celui qui la monte, et qui rend ridicule celui qui la mène.
« Qui augmente ses expériences, augmente sa science ; qui augmente sa crédulité augmente ses erreurs.
« Quiconque n’apprend pas une profession à son enfant, ne fait pas autrement que s’il lui enseignait la filouterie.
« La faim est un nuage d’où il sort une pluie d’éloquence et de science ; la satiété est un nuage d’où il sort une pluie d’ignorance et de grossièreté ; quand le ventre est vide, le corps devient esprit ; mais quand il est rempli l’esprit devient corps.
« Ne prenez jamais de maison dans un quartier dont le menu peuple est tout ensemble ignorant et dévot.
« N’ayez jamais de querelle contre trois hommes à la fois, de peur qu’un ne se fasse partie et les deux autres témoins.
« Craignez qui vous craint. » Chardin, tome V, ch. XII.
[327] Kolbe, Description du cap de Bonne-Espérance, tome I, ch. VI, p. 58 et 59.
[328] Sparrman, Voyage au cap de Bonne-Espérance, tome I, ch. V, p. 263 à 265. — Thumberg, Voyage en Afrique et en Asie, ch. VI, p. 120, 150 et 151. — Kolbe, tome I, ch. XVI, p. 241. — Levaillant, premier voyage dans l’intérieur de l’Afrique, tome II, p. 283, 284, 298 et 299 ; et deuxième Voyage, tome I, p. 128, 129, 199, 229 et 232, et tome III, p. 412 et 413.
[329] Dampier, tome II, ch. XX, p. 215. — Kolbe, tome I, ch. XIX, p. 289 à 291. — Sparrman, Voyage au cap de Bonne-Espérance, tome I, ch. V, p. 256 à 258. — Levaillant, premier Voyage, tome II, p. 37 et 38.
[330] Dampier, t. II, ch. XX, p. 214. — Thumberg, ch. III, p. 108.
[331] L. Degrandpré, Voyage à la côte occidentale d’Afrique, tome II, p. 186 et 187. — Dampier, tome II, ch. XX, p. 213. Kolbe, tome I, ch. XVI.
[332] Histoire polit. et philosoph, des deux Indes, tome I, livre II, page 393.
[333] Levaillant, premier Voyage, tome II, p. 228, 255 et 256.
[334] Barrow, nouveau Voyage dans la partie méridionale de l’Afrique, tome I, ch. I, p. 144 et 145.
[335] H. Salt, Voyage en Abyssinie, tome I, p. 15 et 16.
[336] Mollien, Voyage dans l’intérieur de l’Afrique, tome I, ch. II, p. 103 et 104 ; ch. III, p. 255 et 256, et ch. IV, p. 287 et 288.
[337] J. Mathews, A voyage to the river Sierra-Leone, lett. II, III, IV, V et VI. — J. Degrandpré, Voyage à la côte occidentale d’Afrique, chap. I et II. — Mollien, Voyage dans l’intérieur de l’Afrique, ch. II et V.
[338] L’Égypte a été si souvent décrite, qu’on ne peut rien dire sur ses monuments, sans répéter ce que presque tout le monde sait. Cependant, je ne puis m’empêcher de faire connaître ici l’impression que produisit sur un voyageur l’aspect des ruines qui couvrent le sol de ce pays :
« Qu’on ne me parle plus de Rome, écrivait Norden au baron Stosch ; que la Grèce se taise, si elle ne veut pas être convaincue qu’elle n’a jamais rien su que par le moyen de l’Égypte. Quelle vénérable architecture ! quelle magnificence ! quelle mécanique ! quelle nation enfin, qui a eu le courage d’entreprendre des ouvrages si surprenants ; ils surpassent, en vérité, l’idée qu’on s’en peut former. » Norden, Voyage d’Égypte et de Nubie, p. 46 de la préface. L’armée française tout entière éprouva à l’aspect des mêmes ruines un sentiment semblable à celui de Norden. Denon, tome II, p. 27.
[339] Dans une partie de la nation, dit M. de Humboldt, le développement intellectuel peut faire des progrès très marquants, sans que la situation des dernières classes devienne plus heureuse. Presque tout le nord de l’Europe nous confirme cette triste expérience ; il y existe des pays dans lesquels, malgré la civilisation vantée des hautes classes de la société, le cultivateur vit encore aujourd’hui dans le même avilissement sous lequel il gémissait trois ou quatre siècles plus tôt. Essai politique, tome I, livre II, chap. VI, page 421 Même en comparant les classes instruites entre elles, la supériorité demeure aux peuples des pays chauds. Que peuvent opposer tous les peuples des pays froids du monde entier aux œuvres du Dante, de Pétrarque, de Boccace, du Tasse, de l’Arioste, de Métastase, d’Alfieri, de Galilée, de Gassendi, de Torricelli, de Machiavel, de Davila, de Bentivoglio, de Guichardini, de Raphaël, de Michel-Ange, de Canova et d’une multitude d’autres savants, poètes ou artistes qu’a produite la seule Italie, même depuis l’invasion des barbares ?
[340] La Chine est le pays qui a principalement servi de base au système de Montesquieu ; mais la Chine n’est pas un climat très chaud ; elle jouit, au contraire, d’une température fort douce. « Tout ce que dit de la Chine cet éloquent et ingénieux écrivain, et principalement ce qui a rapport au climat, est absolument inexact, et les conséquences qu’il en tire sont fausses... La Chine jouit d’un climat tempéré d’un bout de l’empire à l’autre. » Barrow, Voyage en Chine, tome I, ch. IV, p. 249 et 250.
La Chine jouissant d’un climat tempéré, les Chinois devraient être, d’après le système de Montesquieu, le peuple le plus inconstant et le plus changeant du monde.
[341] Raynal a partagé l’opinion de Montesquieu sur les climats, et celle de Rousseau sur les effets moraux de la civilisation. « À mesure que les sociétés s’accroissent et durent, dit-il, la corruption s’étend ; les délits, surtout ceux qui naissent de la nature du climat dont l’influence ne cesse point, se multiplient, et les châtiments tombent en désuétude, à moins que le code ne soit mis sous la sanction des dieux. » Hist. philosoph., tome I, liv. i, p. 88.
Voilà, dans cinq lignes, quatre erreurs, chacune desquelles, si elle était pleinement adoptée, suffirait pour plonger ou pour retenir à jamais un peuple dans la barbarie.
[342] « Les religions ont toujours été cruelles dans les pays arides, sujets aux inondations, aux volcans ; et elles ont toujours été douces dans les pays que la nature a bien traités. Toutes portent l’empreinte du climat où elles sont nées. » Raynal, Hist. philos., tome II, liv. III, p. 36.
[343] Voici comment un abbé physicien, Giraud Soulavie, explique les révolutions qui, à des époques diverses, se sont opérées parmi les hommes : « Les basaltes et les amygdaloïdes augmentent la charge électrique de l’atmosphère, et influent sur le moral des habitants, en les rendant légers, révolutionnaires et enclins à abandonner la religion de leurs pères. » De Humboldt, Essai politique sur la Nouvelle-Espagne, tome II, liv. V, ch. XII, p. 496.
« Je pourrais citer, dit un autre écrivain en parlant de l’adoucissement des mœurs, les atrocités qui ont souillé la Révolution et qui ont fait croire que Paris n’était pas ce bon peuple tant vanté ; ces atrocités n’ont été exercées que par des malheureux étrangers aux habitudes du café. » Robin, Voyage dans la Louisiane, tome I, ch. VIII, p. 137.
[344] Tel est l’aspect général sous lequel se sont présentés les peuples d’Amérique, lorsque les Européens en ont fait la découverte ; mais des différences de position ont produit plusieurs exceptions à cette division générale des peuples. Chez les nations même les plus civilisées, les parties de la population qui vivent sur les rivages de la mer, sur des golfes, ou sur les bords des fleuves, tirent de la pêche une partie considérable de leurs subsistances. Il en a été de même des peuplades américaines, sous quelque latitude qu’elles se soient trouvées situées ; plus la pêche a été facile ou plus les produits en ont été abondants, et moins les peuples se sont sentis disposés à adopter tout autre genre d’industrie. La difficulté ou l’impossibilité de cultiver le sol s’est jointe quelquefois à la facilité de la chasse ou de la pêche pour arrêter les progrès d’un peuple.
[345] Robertson observe qu’il faut, à une tribu composée de deux ou trois cents individus vivant des produits de la chasse, un territoire aussi étendu que quelques-uns des royaumes de l’Europe. History of America, b. iv, vol. II, p. 128 et 129.
[346] Ellis, Voyage à la baie d’Hudson, p. 181.
[347] Charlevoix, Nouvelle-France, tome II, liv. VIII, p. 97.
[348] Mackenzie, premier Voyage, tome II, ch. V, p. 59.
[349] Lewis et Clarke, Voyage à l’océan Pacifique, ch. V, p. 84 et 85. — Hennepin, Description de la Louisiane, p. 121.
[350] Hearne, Voyage à l’océan du nord, ch. II, IV, et IX, p. 12, 13, 23, 64, 65, 66 et 307. — Weld, Voyage au Canada, tome III, ch. IV, pag. 49. — Hennepin, Mœurs des sauvages de la Louisiane, pages 14 et 15.
[351] Charlevoix, Nouvelle-France, tome I, liv. I, pag. 51. — De Humboldt, Nouvelle-Espagne, tome III, liv. IV, ch. IX, p. 32 et 46.
[352] Lahontan, Voyage dans l’Amérique septentrionale, tome II, p. 145. — Hearne, ch. IV, p. 66. — Volney, Tableau du climat et du sol des États-Unis, tome II, p. 445 et 446. — La Pérouse, tome IV, p. 59.
[353] Charlevoix, Nouvelle-France, tome II, liv. VIII, p. 115. — Mackenzie, deuxième Voyage, tome I, p. 298, et tome III, ch. IX, p. 126. — Hearne, ch. IX, p. 305.
[354] Ellis, Voyage à la baie d’Hudson, p. 250 et 251. — Mackenzie, premier Voyage, tome II, ch. VII, p. 148 et 149. — Hearne, ch. II, VI, VII et IX, p. 32, 33, 151, 152, 186, 302 et 303. — Hennepin, p. 296 et 297.
[355] Hearne, ch. IV, p. 42.
[356] Hearne, ch. VI et VIII, p. 153 et 268. — La Pérouse, tome IV, p. 6 et 62. — Fleurieu, Voyage du capitaine Marchand, tome II, ch. IV, p. 83 et 84. — Azara, tome II, ch. X, p. 15, 54 et 63. — Bougainville, première partie, ch. VIII, tome I, p. 166.
[357] Lahontan, tome II, p. 110. — Weld, tome III, ch. XXXV, p. 115. — Hearne, ch. IX, p. 321. — Hennepin, Mœurs des sauvages de la Louisiane, p. 53.
[358] Charlevoix, Nouvelle-France, tome III, p. 266 et 267. — Robertson’s History of America, tome II, b. IV, pages 134 et 135.
[359] Robertson, vol. II, b. IV, p. 132 et 133. — Azara, tome II, ch. X, p. 62.
[360] Robertson observe que le gouvernement des indigènes du nord de l’Amérique a pour objet les affaires étrangères bien plus que les affaires domestiques ; et son opinion est fondée sur le témoignage de presque tous les voyageurs qui ont vécu chez ces peuples. Cependant, puisque les chasses et les pêches se font en commun, puisque c’est également en commun que la terre est cultivée et que c’est dans des magasins publics que les produits en sont déposés, n’a-t-il pas fallu une autorité quelconque pour faire la distribution ou le partage, soit du gibier, soit du maïs ? Mais peut-être les repas se font-ils aussi en commun.
[361] Raynal, tome VII, liv. XIII, p. 25.
[362] Azara, tome II, ch. X, p. 15 et 62.
[363] Hearne, ch. V et VIII, p. 116, 154 et 165.
[364] Volney, Tableau du climat et du sol des États-Unis, tome II, page 451.
[365] Cook, troisième Voyage, tome V, liv. IV, ch. I, p. 45.
[366] Hennepin, pag. 205 et 206. — Lewis et Clarke, chap. XVII, page 283.
[367] Hearne, ch. V, p. 97, 98, 99, 100, 101 et 104. — Mackenzie, deuxième Voyage, tome II, ch. II, p. 195 et 196. — Des hommes qui ont si peu de respect pour les propriétés de leurs compatriotes, doivent en avoir moins encore pour celles qui appartiennent à des étrangers ; aussi se montrent-ils généralement très disposés et très habiles à s’emparer de tout ce qui les tente. « Nous avions déjà éprouvé, dit La Pérouse en parlant de ceux de la côte nord-ouest, que les Indiens étaient très voleurs ; mais nous ne leur supposions pas une activité et une opiniâtreté capables d’exécuter les projets les plus longs et les plus difficiles : nous apprîmes bientôt à les mieux connaître. Ils passaient toutes les nuits à épier le moment le plus favorable pour nous voler ; mais nous faisions bonne garde.... Bientôt, ils m’obligèrent à lever l’établissement que j’avais sur l’île : ils y débarquaient la nuit du côté du large ; ils traversaient un bois très fourré dans lequel il nous était impossible de pénétrer le jour ; et, se glissant sur le ventre comme des couleuvres, sans remuer presqu’une feuille, ils parvenaient, malgré nos sentinelles, à dérober quelques-uns de nos effets : enfin, ils eurent l’adresse d’entrer la nuit dans la tente où couchaient MM. Lauriston et Darbaud, qui étaient de garde à l’observatoire ; ils enlevèrent un fusil garni d’argent ainsi que les habits de ces deux officiers qui les avaient placés par précaution sous leur chevet : une garde de douze hommes ne les aperçut pas, et les deux officiers ne furent point réveillés. » Tome II, ch. VII, p. 177, 178 et 179. — Voyez Cook, troisième Voyage, liv. IV, ch. I et II ; tome V, pag. 40 et 122. — Hennepin, p. 91.
[368] Charlevoix, Nouvelle-France, tome IV, liv. XIX, pag. 7. — Weld, tome III, ch. XXXV, p. 109. — Lahontan, tome II, p. 102. — J. Long, ch. IX, pag. 149. — La Pérouse, tome II, ch. IX, p. 216 et 217.
[369] Weld, tome II, ch. XXX, p. 248 et 249.
[370] J. Long, ch. IX, p. 147. — Weld, tome III, ch. XXXV, p. 109 — Michaux, Voyage à l’ouest des monts Alleghanys, ch. XVII, p. 175 et 176. — J. F. D. Smith, tome I, ch. XLIII, p. 173 et 174.
[371] Volney, Tableau du climat et du sol des États-Unis, tome II, p. 158 et 159. — Weld, tome II, ch. XIX, p. 248 et 249.
[372] Ulloa, Discours philosoph., tome II, disc. XVIII, p. 28.
[373] Un chef de sauvages du Canada s’étant enivré, en rencontra un autre contre lequel il portait, depuis vingt-deux ans, un sentiment de vengeance. Se voyant seul, il profita de l’occasion et le tua. Le lendemain toute la famille en armes demanda sa mort. Il vint au fort Miami, dit Volney, trouver le capitaine Marshal, commandant, de qui je tiens le fait, et lui dit : « Qu’ils veuillent me tuer, cela est juste ; mon cœur a éventé mon secret : la liqueur m’a rendu fou, mais tuer mon fils comme ils en menacent, cela n’est pas juste. Père, voyez si cela peut s’arranger. Je leur donnerai tout ce que je possède : deux chevaux, mes bijoux d’or et d’argent, mes plus belles armes ; excepté une paire. S’ils ne veulent pas accepter, qu’ils prennent jour et lieu ; je me rendrai seul et ils me tueront. » Tableau du climat et du sol des États-Unis, tome II, p. 458 et 459. — Voyez Charlevoix, Nouvelle-France, tome III, liv. XV, p. 180 et 181. — J. Long, ch. VII, VIII, X et XI, pag. 97, 99, 111, 125, 163 et 197. — Ellis, pag. 242. — J. F. D. Smith, tome I, ch. XXIV, p. 93 et 94. — Weld, tome III, ch. XXXV, pag. 116. — Dampier, tome I, ch. I, pag. 14. — Ulloa, Disc. philos., disc. XVII, pag. 15, 16, 17 et 19. — Robertson’s, History of America, vol. II, b. IV, p. 152, et note 38, p. 398.
[374] Lahontan, tome II, pag. 102. — Charlevoix, N.-F., tome IV, liv. XIX, p. 7. —Michaux, ch. XVII, p. 175 et 176. — Stedman, tome II, ch. XIV, p. 92 et 93. — Depons, tome III, ch. X, p. 112 et 113. — Ulloa, tome II, p. 19. — Raynal, tome V, liv. X, p. 256. — Cook, troisième Voyage, tome V, liv. IV, ch. II, p. 119.
[375] Charlevoix, Nouvelle-France, tome I, liv. V, p. 285 ; tome II, liv. VIII, p. 81 et 82. — Hennepin, p. 227. — J. Long, ch. X, p. 184 et 185. — J. F. D. Smith, tome I, ch. XXXIV, p. 173 et 174. — Robin, tome II, ch. LIV, p. 370.
[376] Hearne, ch. IX, p. 286, 287 et 288.
[377] Weld, tome III, ch. XXXV, p. 117. — Lahontan, tome II, page 117.
[378] Hearne, ch. IX, p. 287.
[379] La Pérouse, tome II, ch. IX, p. 218.
[380] Charlevoix, N. F., tome I, liv. II, p. 82 et 83 ; tome III, liv. XIII, p. 16.
[381] Hearne, ch. IX, p. 286.
[382] Hearne, p. 316 et 317, et ch. III, p. 49.
[383] Lahontan, tome II, p. 102. — Hennepin, p. 35 et 51. — De Humboldt, Essai politique, tome I, liv. II, ch. VI, p. 414. — Azara, tome II, ch. X, p. 60.
[384] Hearne, ch. IX, p. 312. — Weld, tome III, ch. XXXV, p. 137. — De Humboldt, Nouvelle-Espagne, tome I, liv. II, ch. VI, p. 414.
[385] Mackenzie, Premier voyage, tome I, p. 252.
[386] Hearne, ch. IV, p. 85. — Raynal, tome V, liv. X, p. 253.
[387] Ellis, p. 244 et 245.
[388] Hearne, ch. IX, p. 291, 292 et 293. — Mackenzie, tome I, p. 289 et 290.
[389] Lahontan, tome II, pages 138 et 139. — Hearne, chap. IV, p. 86 et 87.
[390] Mackenzie, deuxième Voyage, tome II, ch. I, p. 161 et 162.
[391] J. Long, ch. XIII, p. 248. — Hennepin, p. 38.
[392] Hearne, ch. IX, p. 289. — Mackenzie, tome I, p. 289.
[393] Hearne, ch. V, p. 99, 121, 122 et 123. — Mackenzie, tome I, p. 289. — Lahontan, tome II, p. 143. — Weld, tome III, ch. XXXII et XXXIV, p. 21 et 61. — Lewis et Clarke, ch. VI, p. 108, et ch. XVIII, p. 299. — Fleurieu, Voyage du capitaine Marchand, tome II, ch. V, p. 173 et 198. — Hennepin, p. 34, 35 et 36. — Azara, tome II, chap. X, p. 60.
[394] Hearne, ch. IV et V, p. 83, 88, 117, 118 et 122. — Mackenzie, deuxième Voyage, tome II, p. 204, et tome III, p. 268. — Charlevoix, N.-F., tome II, liv. VIII, p. 115. — J. Long, ch. X, p. 180. — Hennepin, p. 37 et 38. — Depons, tome I, ch. IV, p. 304 et 305.
[395] Mackenzie, deuxième Voyage, tome III, ch. XII, p. 268. — Charlevoix, tome I, liv. I, p. 43, et liv. III, p. 194. — Hennepin, page 33.
[396] La Pérouse, tome II, ch. XI, p. 303, et tome IV, p. 61. — Dauxion-Lavaysse, tome I, ch. VI, p. 344.
[397] Hearne, ch. V, pag. 192. — Lahontan, tome II, pag. 141. — Hennepin, p. 37 et 38.
[398] Hearne, p. 122 et 123.
[399] Lahontan, tome II, p. 130 et 131. — Azara, tome II, ch. X ; p. 60. — Raynal, tome VIII, liv. XV, p. 36 et 37.
[400] Hearne, ch. V, p. 104. — Mackenzie, prem. Voy., t. I, p. 289.
[401] Mackenzie, tome I, p. 282. — Hearne, chap. V, pag. 121. — Depons, tome I, ch. IV, p. 305 et 306. — Charlevoix, N.-F., tome I, liv. III, p. 194. — La Pérouse, tome II, ch. XI, p. 307.
[402] « Je n’assistais jamais à un de ces combats, dit Hearne, sans être vivement ému de voir l’objet de la querelle attendant, dans un morne silence, ce que le sort déciderait d’elle, tandis que son mari la disputait à son rival. À la pitié que je ressentais pour la pauvre victime se joignait la plus vive indignation, quand je la voyais passer entre les mains d’un homme qu’elle haïssait peut-être mortellement. La répugnance qu’éprouvent alors ces malheureuses à suivre leurs nouveaux maris va quelquefois si loin, que ceux-ci ont recours à la violence envers elles. J’ai vu plusieurs de ces infortunées mises absolument nues, et amenées de force à leur nouveau logement. » Ch. V, p. 100 et 101. — Cet usage de lutter pour la propriété des femmes a lieu chez toutes les tribus du Nord. Ibid., p. 99.
[403] Heargo, ch. IV, p. 83.
[404] J. F. D. Smith, tome I, ch. XIV, pag. 97. — Volney, Tableau, etc., tome II, p. 451. — Larochefoucault, tome I, p. 266 et 267. — Hennepin, p. 36. — Dampier, tome I, ch. I, p. 14.
[405] Hearne, ch. III, IV et V, p. 52, 84, 99 et 118. — Mackenzie, premier Voyage, tome I, pag. 241 et 242, et deuxième Voyage, tome II, ch. II, p. 200 et 201. — Hennepin, p. 36. — Robin, tome II, ch. IV, p. 372 et 373. — J. Long, ch. XIII, p. 250 et 251.
[406] Mackenzie, deuxième Voyage, tome II, ch. II, p. 200 et 201. — Dauxion-Lavaisse, tome I, ch. VI, p. 127, 330 et 331.
[407] Weld, tome III, ch. XXXV, p. 133 et 138. — Azara, tome II, ch. X, p. 17.
[408] Hearde, ch. IV, p. 86. — Hennepin, p. 18.
[409] Hearne, ch. V, p. 107.
[410] J. Long, ch. XIII, p. 250. — Hearne, ch. VIII, p. 246. — Mackenzie, premier Voyage, tome I, p. 282.
[411] Hearne, ch. X, p. 347.
[412] Mackenzie, premier Voyage, tome I, p. 282 et 283 ; deuxième Voyage, tome II, p. 199 et 200. — Hearne, ch. IX, p. 289.
[413] J. Long, ch. X, p. 177.
[414] La Pérouse, tome II, liv. VIII, pag. 205 et 206. — Fleurieu, Voyage du capitaine Marchand, tome II, ch. IV, p. 94.
[415] Charlevoix, N.-Fr., tome I, liv. III, p. 194 et 195, et tome II, liv. VIII, p. 99. — Hennepin, p. 38.
[416] Lahontan, tome II, p. 139. — La Pérouse, tome II, p. 303, et tome IV, p. 61. — Azara, tome II, ch. X, pag. 60. Dans la Guyane les maris sont très jaloux ; ils tuent à l’instant les femmes infidèles. Stedman, tome II, ch. XIV, p. 92. — Hennepin, p. 296 et 297.
[417] Hearne, ch. IX, p. 389.
[418] Hearne, ch. V, p. 122.
[419] Mackenzie, premier Voyage, tome I, pag. 289. — Hearne, ch. IX, p. 290 et 291. — J. F. D. Smith, tome I, ch. XXIV, p. 95. — Lahontan, tome II, pag. 135. Hennepin, p. 34. — Depons, tome I, ch. IV, p. 305.
[420] Hennepin, p. 35 et 36.
[421] Weld, tome III, ch. II, p. 62. — Mackenzie, premier Voyage, tome I, p. 241 et 242.
[422] Mackenzie, premier Voyage, tome I, p. 241 et 242. — Raynal, tome IV, liv. VII, p. 116. — Azara, tome II, ch. II, p. 93, 94, 115, 146, 152 et 156.
[423] Hearne, ch. IV, p. 83.
[424] Hearne, ch. IX, p. 312. — Quelque misérable que soit l’état des femmes, elles ont sur l’esprit de leurs maris beaucoup d’influence ; leur ascendant n’est nul que pour ce qui concerne leur propre état. — Mackenzie, premier Voyage, tome I, p. 289 ; et deuxième Voyage, tome II, ch. II, p. 200 et 201.
[425] Lahontan, tome II, p. 132 et 137.
[426] Weld, tome II, ch. XXII, p. 53.
[427] Lahontan, tome II, p. 132.
[428] Weld, tome III, ch. XXXIV, p. 61.
[429] Hearne, ch. V, p. 118 et 119.
[430] Fleurieu, Voyage du capitaine Marchand, tome II, ch. IV, p. 96 et 97. — La Pérouse, tome II, ch. IX, p. 228.
[431] Mackenzie, deuxième Voyage, tome II, ch. II, p. 199 et 200.
[432] Hearne, ch. IX, p. 290 et 291.
[433] Mackenzie, premier Voyage, tome I, p. 241 et 242.
[434] Mackenzie, deuxième Voyage, tome III, ch. XII, p. 268. — Lewis et Clarke, ch. XVIII, p. 299. — Charlevoix, N.-F., tome III, liv. XIII, p. 23. — Hennepin, p. 34 et 35. — Azara, tome II, ch. XV, page 293.
[435] Charlevoix, N.-Fr., tome II, liv. VIII, page 118, et livre IX, p. 228. — George-Dixon, tome II, p. 12 et 13.
[436] Mackenzie, importuné par les chiens des sauvages, près de la rivière à laquelle il a donné son nom, en tua un d’un coup de pistolet. « La femme à laquelle le chien appartenait, dit-il, en paraissait très chagrine, et déclara que la perte de cinq enfants, qui étaient morts l’hiver précédent, ne l’avait pas tant affectée que celle de cet animal... Quelques grains de verre suffirent pour dissiper sa douleur. » Premier Voyage, tome II, ch. VI, p. 87.
[437] Hearne, ch. IV, p. 86 et 87.
[438] Weld, tome III, ch. XXXV, p. 89.
[439] Tableau du climat et du sol des États-Unis, tome II, p. 452. — La Pérouse, tome II, ch. IX, p. 219. — Ulloa, tome II, disc. XVII, p. 9. — Depons, tome I, ch. IV, p. 306.
[440] Hennepin, p. 33 et 34.
[441] La Pérouse, tome II, ch. XI, p. 305.
[442] Hearne, ch. IX, p. 321.
[443] Ellis, pag. 245. — Volney, Tableau du climat et du sol des États-Unis, tome II, p. 444 et 445.
[444] Robertson’s History of America, vol. II, b. IV, p. 219. — Mackenzie, premier Voyage, tome I, p. 301 et 302, et deuxième Voyage, tome II, ch. II, p. 188, et tome III, ch. IX, pag. 95. — Hearne, ch. VII, p. 190 et 191.
[445] Hearne, ch. IX, pag. 317. — Mackenzie, deuxième Voyage, tome II, ch. II, p. 188.
[446] Lahontan, tome II, p. 110. — Weld, tome III, ch. XXXV, page 115.
[447] Weld, tome, III, ch. XXXV, p. 115. — La Pérouse, tome II, ch. XI, p. 305. — Hennepin, p. 52, 53 et 56. — Depons, tome I, ch. IV, p. 306 et 307. — Azara, tome II, ch. X, p. 23. — Le seul individu pour lequel un sauvage de l’Amérique ait une véritable affection, est l’ami qu’il a choisi. Le sentiment de l’amitié a quelquefois chez ces peuples une grande énergie. Hearne, ch. V, p. 121 et 122. — Volney, Tableau du climat et du sol des États-Unis, tome II, page 452.
[448] Robertson’s History of America, vol. II, note XXXV, p. 396.
[449] Weld, tome II, ch. XXX, p. 248 et 249. — Volney, tome II, p. 158 et 159. — Ulloa, tome II, disc. XVIII, p. 28.
[450] Hearne, ch. VIII, pag. 248. — Mackenzie, premier Voyage, tome I, p. 291 ; tome II, ch. V, p. 59 ; deuxième Voyage, tome II, ch. VII, p. 406. — Charlevoix, N.-Fr., tome III, liv. XIV, p. 85. — Lewis et Clarke, ch. III, p. 59. — G. Dixon, tome I, p. 512 et 513, et tome II, p. 8. — Vancouver, tome IV, liv. IV, ch. VI, p. 18 et 39, et tome V, liv. V, ch. X, p. 236.
[451] Hearne, ch. VI, p. 144 et 145. — Mackenzie, premier Voyage, tome I, p. 291. — Charlevoix N.-F., tome II, liv. VII, p. 3 et 4. — Lahontan, tome II, p. 181 et 182. — Hennepin, p. 63.
[452] Hearne, ch. V, p. 108 et 110. — Lahontan, tome II, p. 85. — Hennepin, p. 304. Les sauvages voient plus d’honneur à détruire leur ennemi par surprise qu’à le détruire en l’attaquant à force ouverte : telle était aussi la manière de voir des Spartiates : « À Sparte, dit Plutarque, le capitaine qui, par astuce ou par amiable voie, a fait ce qu’il a voulu, sacrifie aux dieux un bœuf : et celui qui l’a fait par bataille et force d’armes sacrifie un coq. » Vie de Marcellus.
[453] Mackenzie, premier Voyage, tome I, p. 158, 159 et 180. — Charlevoix, N.-F., tome I, liv. VI, pag. 377 et 378, et tome II, liv. VI et VIII, p. 19, 29, 43, 62 et 107. — Hennepin, p. 7.
[454] Hennepin, p. 53.
[455] Hennepin, p. 68. — Raynal, tome VIII, liv. XVI, p. 296.
[456] Lahontan, tome II, p. 184 et 185.
[457] Hennepin. p. 41. — Charlevoix, Nouvelle-France.
[458] Vancouver, tome IV, liv. IV, ch. VI, p. 28 et 39, et tome V, liv. V, ch. X, p. 236. — G. Dixon, tome I, p. 512 et 513, et tome II, p. 8. — Mackenzie, deuxième Voyage, tome II, ch. V, p. 310. — Lewis et Clarke, ch. XIV, p. 242. — Robin, tome II, ch. II, p. 305,
[459] Hearne, ch. II, p. 22. — Lahontan, tome II, pag. 145. — Volney, tome II, p. 446 et 447.
[460] Hennepin, p. 14 et 15.
[461] Charlevoix, N.-F., tome III, liv. XIII, p. 16 et 17.
[462] Montesquieu, qui a fait de la jalousie l’apanage des climats chauds, fait de l’ivrognerie l’apanage des climats froids. Cette dernière passion est une conséquence de la barbarie ou du défaut de développement intellectuel, et non une conséquence de la fraîcheur du climat : elle existe presque chez toutes les nations dont l’intelligence est peu développée. Les indigènes des Florides, ceux de la Guyane et de quelques autres parties de l’Amérique méridionale, n’y sont guère moins adonnés que les indigènes du Canada. Charlevoix, N.-F., tome III, liv. XIII, p. 16 et 17. — Dampier, tome I, ch. I, p. 14. — Ulloa, tome II, disc. XVII, pag. 15, 16, 17, 45 et 46. — Dauxion-Lavaysse, tome I, ch. VI, p. 338 et 339.
Il existe, d’un autre côté, dans les parties les plus élevées de l’Amérique septentrionale, quelques peuplades qui ont peu de goût pour les liqueurs fortes. Hearne, ch. IX, p. 288. — Mackenzie, premier Voyage, tome I, p. 292. — L’ivrognerie est fort commune en Perse, malgré la religion et l’influence du climat, ainsi qu’on peut le voir dans Chardin. Cependant il est vrai de dire que peuples des climats froids sont plus enclins à cette passion que ceux des climats chauds ; mais c’est encore plus à cause de leur barbarie qu’à cause du froid.
[463] Hearne, ch. II, p. 24.
[464] Hearne, ch. IV et V, p. 72, 73 et 111.
[465] Weld, tome III, ch. XXXV, p. 118.
[466] Hearne, ch. II, p. 24.
[467] Mackenzie, premier Voyage, tome I, p. 291 et 300.
[468] J. Long, ch. VII, pag. 101. — Weld, tome III, ch, XXXV, p. 140. — Raynal, tome VIII, liv. XV, p. 18.
[469] La Pérouse, tome II, ch. IX, p. 216 et 217.
[470] De Humboldt, Nouvelle-Espagne, tome II, liv. III, ch. VIII, page 419.
[471] Weld, tome II, ch. XXX, p. 247. — Lewis et Clarke, ch. III, p. 59. — Fleurieu, Voyage du capitaine Marchand, tome II, ch. IV et V, p. 46, 170 et 172. — Ulloa, tome II, disc. XVII, p. 15.
[472] Fleurieu, Voyage du capitaine Marchand, tome II, ch. IV, p. 88. — G. Dixon, tome II, p. 12 et 13.
[473] La Pérouse, tome II, ch. IX, p. 221. — Hennepin, pages 53, 54 et 55.
[474] Weld, tome III, ch. XXXV, p. 143 et 144. — La Pérouse, tome II, ch. IX, p. 221. — Fleurieu, Voyage du capitaine Marchand, tome II, ch. IV et V, pag. 94 et 144. — Cook, troisième Voyage, tome V, liv. IV, ch. III, p. 132 et 133.
[475] Mackenzie, deuxième Voyage, tome II, ch. II, p. 205. — Charlevoix, N.-F., tome III, p. 261 et 318. — Raynal, tome VIII, liv. XV, p. 49. — G. Dixon, tome II, p. 25. — La Pérouse, tome II, ch. IX, p. 216, 217 et 235. — Fleurieu, Voyage du capitaine Marchand, tome II, ch. V, p. 177. — Robertson’s History of America, b. IV, vol. II, p. 213, 214.
[476] Fleurieu, Voyage du capitaine Marchand, tome II, ch. IV, p. 88 et 89. — La Pérouse, tome IV, pag. 74 et 75. — G. Dixon, tome II, p. 12 et 13. — Raynal, qui oublie souvent les faits dont il vient de rendre compte, lorsqu’il s’agit de faire l’éloge des hommes de la nature, dit, en parlant des enfants : « Comme on ne leur apprend que ce qu’ils doivent savoir, ils sont les enfants les plus heureux de la terre. » Tome VIII, liv. XV, p. 43. Il dit ailleurs qu’on leur apprend à boire le sang de leurs ennemis, et à dévorer leur chair palpitante, ce qui vaut mieux sans doute que de leur apprendre à lire ; mais il oublie toutes les calamités inséparables de la vie sauvage ; on dirait qu’il n’y a de malheur que d’aller à l’école, et que la faim, le froid, la saleté, les maladies, l’abandon, ne sont rien ; ce n’est même rien que d’être enseveli vivant, car suivant lui-même c’est le sort réservé à tout enfant qui perd ses parents, et qui n’est pas assez fort pour se livrer à la chasse. Tome IV, liv. VII, p. 9 et 10. Il fait le tableau de tous les vices qui souillent la vie de l’homme sauvage ; puis il dit qu’il n’y a point de mauvais pères dans les forêts, et qu’ils sont tous dans les villes. Il ne manque plus que d’en dire autant pour les maris, après avoir fait le tableau de l’état des femmes.
[477] Hearne, ch. ix, p. 312 et 313. — Fleurieu, Voyage du capitaine Marchand, tome I, ch. v, pag. 168. — Raynal, tome VIII, liv. xvil, p. 361 et 362. — La Pérouse, tome IV, p. 65, 66 et 73.
[478] Hearne, ch. iv, p. 66.
[479] Ellis, p. 241 et 242. — Lahontan, tome II, p. 144 et 154.Mackenzie, premier Voyage, tome 1, page 236. — La Pérouse, tome IV, p. 63. — Lewis et Clarke, ch. XXI, p. 345. — Volney.
[480] Raynal, tome VIII, liv. xvii, p. 361 et 362. — Lewis et Clarke, ch. xx, p. 341. — La Perouse, tome IV, p. 64 et 65.
[481] La Pérouse, tome IV, p. 63 et 64. — Charlevoix, N.-F., tome I, liv. VI, p. 379. — Lahontan, tome II, p. 154. — Hearne, ch. IX, page 312.
[482] Charlevoix, N.-F., tome I, liv. V, p. 296 ; tome II, livre IX, p. 221 et 222 ; tome III, liv. XVIII, p. 394, 413 et 414. — Weld, tome III, ch. XXXIV, p. 63.
[483] Mackenzie, premier Voyage, tome I, p. 33-36.
[484] Charlevoix, N.-F., tome I, liv. IV, p. 230. — Lahontan, tome II, p. 102. — Hennepin, p. 14 et 51. — Azara, tome II, ch. X, p. 14 et 60. — De Humboldt, Essai politique, tome I, liv. II, ch. VI, page 414.
[485] Hearne, ch. IX, p. 308 et 309.
[486] Lahontan, tome II, p. 96, 97 et 151. — Volney, Tableau du climat et du sol des États-Unis, tome II, p. 452.
[487] Lahontan, tome II, p. 195.
[488] Charlevoix, N.-F., tome I, liv. IV et VI, passim. — Hennepin, J. Long, etc.
[489] Tome VIII, liv. XV, p. 52 et 53.
[490] Hennepin, p. 62. — Charlevoix, N.-F., tome I, liv. III, p. 199, et tome II, liv. VII, p. 73 et 74. — Lahontan, tome II, p. 98. — Weld, tome III, ch. XXXIII et XXXV, p. 14 et 81. — Robertson’s, History of America, vol. II, b. IV, pag. 237. — Ces sauvages, sans renoncer à leur orgueil, ont cependant fini par reconnaître la supériorité des blancs. J. Long, ch. VIII, p. 133.
[491] De Paw, Recherches philosoph. sur les Américains, tome I, troisième partie, p. 354 et 355.
[492] Hennepin, pag. 38 et 39. — Lahontan, tome II, pag. 93, 98 et 131. — Volney, tome II, p. 493. — Weld, tome III, pag. 115 et 116. — Raynal, tome VIII, liv. XV, p. 29.
[493] Les admirateurs de l’état de nature parlent rarement de morale sans se livrer à quelques déclamations sur les vices des peuples civilisés. Il existe sans doute des vices chez les nations civilisées ; mais ces vices ne sont pas le fruit de la civilisation ; ils ont été presque tous apportés de l’état de barbarie dont ils sont de malheureux restes. La passion de la vengeance et celle de la pitié peuvent se rencontrer chez tous les peuples du monde ; mais il est curieux de suivre la marche que ces deux passions ont suivie depuis les temps les plus barbares jusqu’à nos jours : il suffit pour cela de comparer le sort des prisonniers de guerre aux principales époques. « Quand ils sont près de leurs villages, dit Hennepin en parlant des guerriers sauvages de l’Amérique, ils font de grands cris auxquels ceux de leur nation connaissent que ce sont leurs guerriers qui reviennent avec des esclaves. En même temps les hommes et les femmes mettent leurs beaux atours, et les vont recevoir à l’entrée du village, où ils se rangent en haie pour faire passer les esclaves au milieu ; mais c’est une pitoyable réception pour ces infortunés ; car ces canailles se jettent sur eux comme des chiens sur leur proie, commençant dès lors à les tourmenter, pendant que les guerriers passent à la file, tout superbes de leurs exploits. Les uns donnent des coups de pied à ces pauvres esclaves, les autres des coups de bâton, plusieurs des coups de couteau, quelques-uns leur arrachent les oreilles, leur coupent le nez ou les lèvres, en sorte que la plupart succombent et meurent à cette pompeuse entrée ; ceux qui ont plus de vigueur sont réservés à un plus grand supplice. » Mœurs des sauvages de la Louisiane, p. 64 et 65.
Chez les Romains, dont les mœurs étaient un peu moins barbares que celles des Iroquois, les prisonniers de guerre suivaient le char du vainqueur à travers une insultante multitude ; mais ils n’étaient ni déchirés, ni mis à mort ; on se contentait de faire périr leurs chefs sous la hache ou dans des cachots ; les autres étaient vendus comme esclaves.
Chez les modernes les prisonniers de guerre sont différemment traités. Nous avons vu, en 1814, après une guerre de plus de trente ans, des troupes de prisonniers traverser Paris, dans l’état le plus misérable, au moment où cette ville allait être prise. La multitude ne les a point insultés ; elle leur a porté du pain.
Si nous faisions l’histoire des autres passions vicieuses, de la perfidie, de la paresse, de l’intempérance, même du jeu, nous trouverions qu’elles ont perdu de leur empire au moins autant que la vengeance.
[494] Robertson’s History of America, book IV, note 35, tome II, p. 395 et 396.
[495] Robertson’s History of America, vol. II, b. IV, p. 139.
[496] Robertson’s History of America, vol. III, b. IV, p. 287 et 288.
[497] Robertson, vol. III, b. VII, p. 283.
[498] Ibid., vol. II, b. VII, p. 339.
[499] Robertson, ibid., p. 338.
[500] Robertson, vol. II, b. IV, p. 145.
[501] Robertson, vol. III, b. VII, p. 341.
[502] Une femme, par exemple, est obligée de porter le fardeau dont il plait à son mari de la charger ; mais elle est souvent obligée de porter, en outre, le fardeau de l’individu qui a encore plus de force que son mari.
[503] Cette dénomination ferait soupçonner ou que les Incas n’appartenaient pas à une race de conquérants, ou qu’à l’époque de la conquête, ils étaient déjà très civilisés. Les conquérants et leurs descendants se glorifient, en effet, des triomphes qu’ils ont obtenus sur des hommes : ils se vantent d’avoir massacré des armées, incendié des villes, asservi des nations ; mais il n’y a que des hommes très civilisés, je pourrais même dire des savants ou des philosophes, qui se glorifient des triomphes qu’ils obtiennent sur les choses, en faveur de l’humanité.
Les honneurs rendus à l’agriculture par les incas du Pérou sont analogues aux honneurs que rend à cet art l’empereur de la Chine.
[504] Robertson, vol. III, b. VII, p. 336, 341 et 342.
[505] Robertson, vol. III, b. VII, p. 295 et 323.
[506] Charlevoix, tome I, liv. I, p. 42.
[507] Robertson, vol. III, b. VII, p. 337.
[508] Charlevoix, N.-F., tome II, liv. XI, p. 354, et tome III, liv. XIII, p. 49, 50 et 51. — Hennepin, pages 39 et 40. — Cook, troisième Voyage, tome V, liv. IV, ch. I, p. 39. — La Pérouse, tome II, ch. IX, p. 240 et 241.
[509] Robertson, vol. III, b. VII, p. 326.
[510] Robertson, vol. III, b. VII, p. 334. — Robertson attribue la douceur des mœurs et du gouvernement des Péruviens à la douceur de leur religion (vol. III, b. VII, p. 336) ; et c’est à la férocité de la religion mexicaine, qu’il attribue la dureté des mœurs et du gouvernement du peuple du Mexique. Mais quelles étaient les causes qui avaient produit une religion douce chez le premier de ces peuples et une religion atroce chez le second ? Si Robertson se fût livré à cette recherche, peut-être aurait-il trouvé que les mêmes causes qui avaient déterminé la nature des deux religions, avaient aussi déterminé la nature des mœurs et des gouvernements des deux peuples.
[511] Azara, tome II, ch. X et XI, p. 20 et 173. — De Humboldt, Voyage aux régions équinoxiales, tome VI, live VI, chap. XVIII, p. 218 et 219. — Hennepin, Mœurs des sauvages, p. 68 et 69.
[512] De Humboldt, Voyage aux régions équinoxiales, tome III, ch. IX, p. 297 et 298.
[513] Azara, tome II, ch. X, p. 22 et 23.
[514] Ibid., p. 92.
[515] Azara, tome II, ch. X, p. 160.
[516] De Humboldt, Voyage aux régions équinoxiales, tome III, liv. III, ch. IX, p. 296. — Azara, tome II, ch. X, p. 13 et 14. — Ulloa dit qu’en général les Indiens du Pérou, civilisés ou sauvages, sont très inhumains ; que ceux qui sont civilisés ne se livrent point à leur inclination parce que le gouvernement les en empêche ; mais qu’on leur voit faire à l’égard des animaux des choses qui ne laissent aucun doute sur leur barbarie naturelle. (Tome II, d. XVII, p. 10 et 11). Mais il est difficile de concilier ce qu’il dit ici, avec ce qu’il a dit ailleurs en parlant des mêmes peuples « Ils ont, dit-il, pour tous les animaux domestiques, mais surtout pour leurs llamas, un genre d’affection qui ne se voit chez aucun peuple de la terre ; toutes leurs démonstrations extérieures le manifestent assez... Avant de l’avoir mis au service, ajoute-t-il en parlant du llama, ils l’ont en général traité avec tant de modération que jamais, ou rarement, par la suite, ils ne le traitent durement en route ; au contraire, ils s’assujettissent absolument à sa marche, et se servent d’un sifflet pour le guider. » Tome I, disc. VII, p. 160.
Les Guaraoüns qui vivent aux bouches de l’Orénoque, sont moins indolents que les autres sauvages de l’Amérique méridionale, passionnés pour la danse, gais, sociables et hospitaliers. Ils sont habiles pêcheurs. Ils ont des chiens dont ils se servent pour prendre les poissons dans les bas-fonds. Ils caressent continuellement ces animaux et les traitent avec bienveillance. Dauxion- Lavaysse, tome I, ch. I, p. 3 et 4.
[517] Ulloa, tome II, disc. XVII, p. 41. — Les Européens se sont montrés plus traitables quand on les a dépouillés de leurs libertés communales.
[518] De Humboldt, Essai politique, tome I, liv. II, chap. VI, page 422.
[519] Hearne, ch. IX, p. 320.
[520] La Pérouse, tome II, ch. IX, p. 219.
[521] Bougainville, Voyage autour du Monde, deuxième partie, ch. II, tome II, p. 5. — Dentrecasteaux, Voyage à la recherche de La Pérouse, tome I, ch. XIV, p. 320. — Cook, premier Voyage, liv. I, ch. XVII, tome II, p. 537 et 538.
[522] Cook, troisième Voyage, liv. II, ch. X, p. 61 et 62.
[523] Ibid. ch. IV, tome II, p. 131, et deuxième Voyage, t. III, ch. VIII, p. 388.
[524] Cook, troisième Voyage, liv. II, ch. XI, tome III, p. 154.
[525] Bougainville, Voyage autour du Monde, deuxième partie, ch. III, tome II, p. 69. — Cook, deuxième Voyage, liv. II, ch. III, tome II, pag. 413, et troisième Voyage, liv. II, ch. XI, tome III, pages 141 et 142.
[526] Cook, premier Voyage, liv. I, ch. XIX, tome II, p. 360.
[527] Dentrecasteaux, Voyage à la recherche de La Pérouse, tome I, ch. XIV, p. 303. — Labillardière, tome II, ch. XII, p. 164 et 165.
[528] Cook, troisième Voyage, liv. II, ch. XI, tome III, p. 152.
[529] Bougainville, Voyage autour du Monde, deuxième partie, ch. III, tome II, p. 56.
[530] Cook, troisième Voyage, liv. III, ch. II, tome III, p. 229.
[531] Cook, troisième Voyage, liv. III, ch. IX, tome IV, p. 166. Les fils, pour succéder à l’autorité et aux terres de leurs pères, ont besoin de recevoir l’investiture du chef ou roi. Cook, troisième Voyage, liv. II, ch. XI, tome III, p. 30.
[532] Labillardière, tome II, ch. XII, p. 126, 127 et 163. — Cook, troisième Voyage, liv. II, ch. XI, tome III, p. 148.
[533] Cook, troisième Voyage, liv. II, ch. VIII, tome II, pag. 320 et 321.
[534] Cook, troisième Voyage, liv. II, ch. XI, tome III, p. 143, et liv. III, ch. VII, tome IV, p. 68 et 69. — Dentrecasteaux, Voyage à la recherche de La Pérouse, tome I, ch. IV, p. 303 et 309.
[535] Cook, premier Voyage, liv. II, ch. I, tome III, p. 30, troisième Voyage, liv. II, ch. VI, tome II, p. 197 et 198.
[536] Cook, premier Voyage, liv. I, ch. XVII, tome II, p. 562.
[537] Bougainville, deuxième partie, ch. II, tome II, p. 58. — La Pérouse, ch. XII, tome II, pag. 151. — Dentrecasteaux, tome I, ch. XIV, pag. 309, 310 et 315. — Cook, troisième Voyage, livre II, ch. XI, tome III, p. 130.
[538] Cook, troisième Voyage, liv. II, ch. VIII, tome II, p. 314 ; liv. II, ch. IX, tome III, p. 19, et liv. III, ch. IX, tome IV, p. 165 et 166.
[539] Cook, troisième Voyage, liv. I, ch. XI, tome III, p. 143.
[540] Cook, premier Voyage, liv. I, ch. XIX, tome II, pages 628, 629 et 630.
[541] Bougainville, Voyage autour du Monde, deuxième partie, ch. III, tome II, p. 70.
[542] Bougainville, 2e partie, ch. III, tome II, p. 70.
[543] Cook, premier Voyage, liv. I, ch. XIX, tome II, p. 629 et 630.
[544] Cook, troisième Voyage, liv. II, ch. XI, tome III, pag. 132 et 133.
[545] Bougainville, deuxième partie, ch. III, tome II, pag. 69. — Cook, troisième Voyage, liv. III, ch. XI, tome IV, p. 231 et 232.
[546] King, troisième Voyage de Cook, liv. V, ch. VIII, tome VII, page 152.
[547] Bougainville, deuxième partie, ch. III, tome II, p. 69. — Cook, deuxième Voyage, tome II, liv. I, ch. IV, p. 277. — Quelquefois c’est le chef qui ordonne le sacrifice, qui choisit lui-même la victime. Cook, troisième Voyage, liv. III, ch. II, tome III, page 249.
[548] Cook, troisième Voyage, liv. III, ch. II, tome III, pag. 234, 240 et 257.
[549] Cook, troisième Voyage, liv. II, ch. XI, tome III, pag. 139 et 141, et liv. III, ch. II, tome III, p. 256.
[550] Les prêtres, auxquels la faculté de choisir les victimes donne un pouvoir terrible sur les hommes asservis, persuadent aux rois qu’ils ne peuvent renoncer aux sacrifices des victimes humaines sans courir le plus grand danger. « Nous demandâmes, dit Cook, la raison de ces meurtres barbares. On se contenta de nous répondre qu’ils étaient nécessaires à la Natche (Dieu), et que la divinité exterminerait sûrement le roi, si on ne se conformait pas à l’usage. » Troisième Voyage, liv. II, ch. IX, tome III, p. 32.
Pour dominer plus sûrement sur l’esprit du peuple, ces prêtres ont dans leur temple une espèce de coffre que le même voyageur compare à l’arche des Juifs. « Lorsque nous en demandâmes le nom au valet de Tupia, il nous dit qu’il s’appelait Ewharee-no-Eatua, la maison de Dieu. » Premier Voyage, liv. II, chap. I, tome III, pages 7 et 8.
[551] Les Anglais écrivent taboo.
[552] Cook, troisième Voyage, liv. II, ch. IX, tome III, p. 6.
[553] Ibid., p. 46 et 47.
[554] Anderson, troisième Voyage de Cook, liv. II, ch. IX, tome IV, pages 165 et 166.
[555] Anderson, ibid., p. 170. — Cook, troisième Voyage, liv. III, ch. IX, tome IV, p. 134.
[556] Cook, troisième Voyage, liv. II, ch. XI, tome III, p. 151, et liv. III, ch. IX, tome IV, pag. 130. — Les prêtres ont trouvé le moyen de soumettre les rois eux-mêmes au tabou. Vancouver, liv. V, ch. I, tome IV, p. 169 et 170.
[557] Cook, premier Voyage, liv. I, ch. XVII, tome II, pag. 170 et 172. — Forster, deuxième Voyage de Cook, tome III, chap. X, pages 433 et 442.
[558] Anderson, troisième Voyage de Cook, l. III, ch. IX, tome IV, pag. 135 et 137. — Forster, deuxième Voyage de Cook, tome III, ch. III, p. 433 et suivantes.
[559] Cook, troisième Voyage, liv. II, ch. VI, tome IV, p. 30 et 31.
[560] King, troisième Voyage de Cook, liv. V, ch. VII, tome VII, p. 101 et 102.
[561] Cook, premier Voyage, liv. I, ch. XIX, tome II, p. 629 et 630.
[562] Bougainville, Voyage autour du Monde, deuxième partie, ch. III, tome II, p. 70. — Labillardière, Voyage à la recherche de La Pérouse, tome II, ch. XII, p. 115. — Cook, troisième Voyage, liv. II, tome III, p. 123 et 124, et liv. V, ch. VII, tome VII, page 111.
[563] Cook, premier Voyage, liv. I, ch. XVII, tome II, p. 515.
[564] Cook, Ibid., p. 541.
[565] Dentrecasteaux, Voyage à la recherche de La Pérouse, tome I, ch. XIV, p. 320.
[566] Cook, premier Voyage, liv. I, ch. XIX, tome II, p. 630. — Anderson, troisième Voyage de Cook, liv. II, ch. IX, tome IV, p. 165. — Cook, troisième Voyage, liv. III, ch. VI, tome IV, p. 31.
[567] Cook, troisième Voyage, liv. V, ch. VIII, tome VII, p. 136. — Rollin, Voyage de La Pérouse, tome IV, p. 26.
[568] King, troisième Voyage de Cook, ch. V, tome VII, liv. V, page 152.
[569] De Larochefoucault-Liancourt, Voyage aux États-Unis d’Amérique, première partie, tome III, p. 22.
[570] Cook, troisième Voyage, liv. II, ch. XI, tome III, p. 151.
[571] Cela peut expliquer comment le capitaine Marchand n’a vu dans les îles Marquises que des hommes grands et forts, comme le sont tous ceux des hautes classes, tandis que d’autres navigateurs en ont vu un grand nombre qui appartenaient à la classe asservie. Voyage cité par M. de Larochefoucault-Liancourt, tome III, première partie, p. 22.
[572] Cook, premier Voyage, liv. I, ch. XVII, tome II, pages 569 et 570.
[573] Bougainville, deuxième partie, ch. I, tome II, p. 21 et 22. — La Pérouse, tome II, ch. IV, pag. 105 et 106. — Cook, troisième Voyage, liv. III, ch. IX, tome IV, p. 134. — Wallis, tome II, ch. VI, page 184.
[574] La Pérouse, Voyage autour du Monde, tome II, chap. IV, p. 105 et 106. — Fleurieu, Voyage du capitaine Marchand, tome I, ch. II, p. 172 ; ch. III, p. 237, et tome II, ch. VII, p. 285. — Krusenstern, tome I, ch. VII, p. 160.
[575] Bougainville, deuxième partie, ch. III, tome II, pag. 58. — Labillardière, tome II, ch. XII, p. 151. — Dentrecasteaux, tome I, ch. XIV, pages 309, 310 et 315. — Cook, troisième Voyage, liv. II, ch. XI, tome III, p. 130.
[576] Bougainville, deuxième partie, ch. III, tome II, pag. 70. — Cook, premier Voyage, liv. I, ch. XVII, tome II, p. 564 ; troisième Voyage, liv. III, ch. IX, tome IV, p. 133, et liv. V, ch. VII, tome VII, p. 113 et 114. — Krusenstern, tome I, ch. IX, p. 216 et 217.
[577] Bougainville, deuxième partie, ch. II, tome II, p. 58.
[578] Ibid., p. 70.
[579] Anderson, troisième Voyage de Cook, liv. III, ch. IX, tome IV, p. 139 et suivantes.
[580] Cook, troisième Voyage, liv. II, ch. XI, tome III, p. 131.
[581] Voyage autour du Monde, tome III, ch. XXV, p. 274.
[582] Labillardière, tome II, ch. XII, p. 172. — Cook, troisième Voyage, liv. II, ch. XI, tome III, p. 131. — Bougainville, deuxième partie, ch. I, tome II, p. 21 et 22.
[583] Anderson, troisième Voyage de Cook, liv. II, chapitre IX, tome IV, p. 170.
[584] Dentrecasteaux, tome I, ch. XIV, pag. 308. — Labillardière, tome I, ch. VII, p. 251 et 252, et tome II, ch. XII, p. 99, 111 et 112. — Cook, premier Voyage, liv. I, ch. XI, tome II, p. 340 et 434, et troisième Voyage, liv. II, ch. IV, tome II, p. 133.
[585] Labillardière, tome II, ch. XII, pag. 96. — Cook, troisième Voyage, liv. V, ch. I, tome VI, pag. 272. — G. Dixon, tome I, page 327.
[586] King, troisième Voyage de Cook, liv. V, ch. VIII, tome VII, pages 143 et 144.
[587] Cook, troisième Voyage, liv. II, ch. VI, tome II, p. 221, et liv. II, ch. XII, tome IV, p. 321.
[588] Labillardière, tome II, ch. XI, p. 115 et 136. — Bougainville, deuxième partie, ch. III, tome II, p. 54 et 55.
[589] Labillardière, tome I, ch. VII, p. 261.
[590] Cook, troisième Voyage, tome II, liv. II, chap. VI et VIII, p. 201, 305, 316 et 317 ; liv. III, ch. IX, tome IV, p. 162 et 163. — Dentrecasteaux, tome I, ch. XIV, p. 307 et 309. — Labillardière, tome II, ch. XII, p. 172. — G. Dixon, tome I, p. 280 et 281.
[591] La Pérouse, tome II, ch. IV, p. 94 et 105. — Labillardière, tome II, ch. XI, p. 155 et 157. — Fleurieu, Voyage du capitaine Marchand, tome I, ch. I, p. 49. — Krusenstern, tome I, ch. IX, p. 223. — Cook, premier Voyage, liv. I, ch. X, tome II, p. 404 et 405 ; deuxième Voyage, tome III, ch. II et IV, p. 87 et 202 ; troisième Voyage, liv. II, ch. IV et X, p. 97 et 155. — Broughton, tome I, liv. I, ch. IV, p. 114.
[592] King, troisième Voyage de Cook, liv. V, chap. I, tome VI, page 274.
[593] Labillardière, tome II, ch. XII, p. 141, 142, 143 et 155.
[594] Anderson, troisième voyage de Cook, liv. III, ch. IX, t. IV, p. 335.
[595] Ne serait-ce pas ici le secret de la plupart des guerres qui ont déchiré l’Europe ?
[596] Bougainville, deuxième partie, ch. III, tome II, page 55. — Cook, troisième Voyage, liv. III, ch. III et IX ; tome III, page 287, et tome IV, p. 116.
[597] Anderson, troisième Voyage de Cook, liv. III, ch. XVIII. — King, Ibid, liv. V, ch. VII, tome VII, p. 95. — Krusenstern, tome I, ch. IX, p. 246.
[598] Cook, liv. II, ch. V, tome II, p. 486.
[599] Cook, troisième Voyage, liv. II, ch. II, tome III, p. 287. — King, troisième Voyage de Cook, liv. V, ch. VII, tome VII, page 97.
[600] G. Bligh, Voyage à la mer du Sud, ch. V, p. 97 et 98. — Vancouver, tome III, liv. II, ch. VII, pages 197 et 123. — Broughton, tome I, liv. I, ch. II et IV, p. 58, 59, 60, 62 et 104.
[601] Cook, deuxième Voyage, tome III, ch. X, p. 494 et 495 ; troisième Voyage, liv, III, ch. VI et VII, tome IV, p. 32, 81 et 82. — Broughton, liv. I, ch. II, tome I, p. 53.
« Je crois, dit Cook, que la conquête de ces îles n’a procuré à Pouni (le roi) d’autres avantages qu’un moyen de récompenser ses nobles, qui, en effet, se sont emparés de la meilleure partie des terres. » Lorsqu’un roi, fils d’un ancien conquérant, est dépossédé par un conquérant nouveau, il persiste à conserver le titre que la conquête donna jadis à ses ancêtres. Cook, premier Voyage, liv. I, ch. XIX, tome II, p. 631.
[602] Cook, deuxième Voyage, tome III, ch. VII, p. 300.
[603] Cook, premier Voyage, liv. I, ch. XV, tome II, p. 492.
[604] Si jamais il s’établissait dans ces archipels une classe manufacturière ou commerçante, ces guerres deviendraient moins fréquentes, parce que l’aristocratie territoriale pourrait lever, sur cette partie de la population, des impôts suffisants pour enrichir ou du moins pour faire vivre ses cadets. On aurait alors un ordre social analogue à celui qui existe en Angleterre.
[605] Krusenstern, tome I, ch. IX, p. 240 et 243.
[606] Fleurieu, Voyage du capitaine Marchand, tome I, chap. II, page 199.
[607] Krusenstern, tome I, ch. IX, p. 240. — Forster, cité dans le deuxième Voyage de Cook, tome III, ch. IV, p. 199.
[608] Cook, premier Voyage, liv. I, ch. VIII, tome II, pag. 581 et 382. — Anderson, troisième Voyage de Cook, liv. III, chap. IX, tome IV, p. 116 et 117.
[609] Bougainville, deuxième partie, ch. II, tome II, p. 24 et 31.
[610] Cook, troisième Voyage, liv. II, ch. X, tome III, p. 95 et 96. — Forster, cité dans le deuxième Voyage de Cook, tome IV, ch. II, p. 34. — Vancouver, liv. III, ch. VII, tome III, p. 110, 111 et 112.
[611] La Pérouse, tome II, ch. VI, p. 130, 131 et 132. — Rollin, Voyage de La Pérouse, tome IV, p. 25.
[612] Ibid., tome II, ch. II, p. 88 et 89.
[613] Cook, premier Voyage, liv. II, ch. VII et X, tome III, p. 234, 236 et 237 ; deuxième Voyage, liv. II, ch. III et V, p. 234, 235 et 490.
On n’a observé dans l’île de Pâques et dans la Nouvelle-Zélande, ni distinctions de rangs, ni maîtres, ni serviteurs, ni race conquise, ni race conquérante. L’anarchie la plus complète a paru régner dans l’île de Pâques ; cependant les terres y sont partagées en propriétés particulières. Cook, deuxième Voyage, tome III, ch. II et III, p. 109 et 149. — La Pérouse, tome II, ch. V, p. 116, et tome IV, p. 120. Dans la Nouvelle-Zélande, l’autorité d’aucun individu ne paraît s’étendre au-delà de sa famille. Si le besoin de la défense commune oblige un village à choisir un chef, on prend celui qui montre le plus de courage et de prudence. Anderson, troisième Voyage de Cook, liv. I, ch. III, tome I, p. 335.
[614] La Pérouse, tome II, ch. VI, p. 134 et 135.
[615] La Pérouse avait emporté, dans ses voyages, les idées que donne J.-J. Rousseau sur l’innocence de la vie sauvage et sur les vices qu’enfante l’état social. Il dit en conséquence que les Malais ne doivent pas être pris pour des sauvages ; qu’ils ont, au contraire, fait de très grands progrès dans la civilisation, et qu’il les croit aussi corrompus qu’ils peuvent l’être relativement aux circonstances où ils se trouvent. Mais à mesure qu’il a avancé dans ses voyages, l’expérience a corrigé cette erreur ; il a fini par se convaincre par de funestes expériences, ainsi qu’on le verra plus loin, que plus les hommes sont près de l’état sauvage et plus leurs vices sont multipliés. Dentrecasteaux, parti avec la même erreur, s’en est corrigé de la même manière.
[616] La Pérouse, tome II, ch. IV, p. 105.
[617] La Pérouse, tome III, ch. XIV, p. 279.
[618] Wallis, Voyage autour du Monde, tome II, chapitre V, pages 130 et 133.
[619] Broughton, Voyage de découvertes, tome I, liv. I, ch. II, page 56.
[620] Anderson, troisième Voyage de Cook, liv. I, ch. VIII, tome I, page 334.
[621] Cook, deuxième Voyage, tome I, ch. VIII, p. 445 et 446.
[622] Cook, premier Voyage, liv. II, ch. IV, tome III, pages 152 et 156.
[623] Ibid., ch. VII, tome III, p. 231.
[624] Troisième Voyage, liv. I, ch. VII, tome I, p. 257.
[625] Dentrecasteaux, tome I, ch. XII, p. 272. — Labillardière, tome II, ch. XII, p. 86. — Cook, premier Voyage, liv. II, ch. VII et XI, tome III, p. 322, 328 et 349, et deuxième Voyage, tome I, ch. VII, p. 397, et liv. II, ch. V, tome II, p. 485. — Forster, ibid., p. 488 ; troisième Voyage, liv. I, ch. VII, tome I, p. 283 et 284.
On peut être étonné que ces peuples aient montré un très bon caractère aux voyageurs anglais ; mais ce phénomène est facile à expliquer quand on connaît leur hypocrisie : « On leur inspira la terreur par les armes à feu, on leur fit des signes d’amitié, et on finit par gagner leur confiance. » Cook, premier Voyage, liv. II, tome III.
[626] Cook, troisième Voyage, liv. I, ch. VII, tome I, p. 289.
[627] Forster, cité dans le deuxième Voyage de Cook, tome I, ch. VIII, p. 418 et 419 ; et Cook, ibid., p. 454.
[628] Forster, cité dans le deuxième Voyage de Cook, liv. II, ch. V, tome II, p. 483 et 484. — « Les habitants de la Nouvelle-Zélande, dit Cook, semblent faire moins de cas des femmes que les insulaires de la mer du Sud, et telle était l’opinion de Tuipa, un de ces insulaires, qui s’en plaignait comme d’un affront fait au sexe. » Premier Voyage, liv. II, ch. XI, tome III, p. 353.
[629] Cook, troisième Voyage, liv. I, ch. VII, tome I, p. 289.
[630] Cook, troisième Voyage, liv. I, ch. VII, tome I, pages 282 et 283. — Il existe entre les habitants de la Nouvelle-Zélande et ceux des îles de la Société une différence qui mérite d’être observée. Les premiers n’ont chez eux aucune classe aristocratique, et en conséquence les femmes n’y sont pas élevées pour les plaisirs des grands ; aussi a-t-on observé chez elles des sentiments de pudeur qu’on n’a point remarqués chez les autres. Cook, premier Voyage, liv. II, ch. X, tome III, p. 328 et 329.
[631] La Pérouse, tome II, ch. IV, p. 94, 95, 105, 107 et 108.
[632] Labillardière, tome II, ch. XII, p. 146, 175 et 176. — Cook, troisième Voyage, liv. II, ch. XI, tome III, p. 132 et 133. — Vancouver, liv. III, ch. VII, tome III, p. 110, 10 et 112.
[633] Bougainville, deuxième partie, ch. II, tome II, pag. 58. — Cook, troisième Voyage, liv. II, ch. XI, t. III, p. 108, 110 et 111.
[634] Cook, troisième Voyage, liv. III, ch. XII, tome IV, p. 288. — King, troisième Voyage de Cook, liv. V, ch. VII, tome VII, p. 90.
[635] Bougainville, deuxième partie, ch. II, tome II, pag. 53. — Fleurieu, Voyage du capitaine Marchand, tome I, ch. II, p. 179. — King, troisième Voyage de Cook, liv. V, chap. VII, tome VII, page 113.
[636] La Pérouse, tome III, ch. XXIV, p. 237 et 238.
[637] Ibid.
[638] Cook, deuxième Voyage, tome III, ch. IV, p. 174.
La Pérouse défendait de tirer sur les voleurs, et pour prévenir les querelles il payait à ses matelots la valeur de ce qui leur était enlevé ; aussi trouva-t-il les insulaires plus audacieux.
[639] Fleurieu, Voy. du cap. Marchand, tome I, ch. I, p. 73.
[640] Krusenstern, tome I, ch. IX, p. 240. — Le penchant irrésistible que ces insulaires ont pour le vol est cependant pour tous les voyageurs un sujet de crainte.
[641] Krusenstern, tome I, ch. IX, p. 242.
[642] Ibid., p. 242 et 243.
[643] Fleurieu, Voyage du capitaine Marchand, tome I, ch. II, page 196.
[644] Fleurieu, Voyage du capitaine Marchand, t. I, ch. II, p. 206.
[645] Labillardière, tome I, ch. VII, p. 261.
[646] Dentrecasteaux, tome I, ch. XI, p. 235 et 236. — Labillardière, tome II, ch. X, p. 55.
[647] Cook, deuxième Voyage, tome I, p. 386 et 387. — Péron, tome I, liv. II, ch. XI, p. 269 — Labillardière, tome I, chap. V, p. 184 et 185. — L. Freycinet, liv. II, ch. I, p. 43.
[648] Péron, tome I, liv. III, ch. XII, p. 252, 253, 255 et 256.
[649] Dentrecasteaux, tome I, ch. XI, p. 236 et 237. — Labillardière, tome II, ch. X, p. 52, 53 et 54. — Péron, tome I, liv. III, ch. XII, p. 255 et 256.
[650] Péron, tome I, liv. III, ch. XI, p. 254 et 255.
[651] Ibid., ch. XIII, p. 280.
[652] Péron, tome I, liv. III, ch. XI, p. 282.
[653] Dentrecasteaux, tome I, ch. XI, pag. 235. — Labillardière, tome II, ch. X, p. 56.
[654] Cook, troisième Voyage, liv. I, ch. VI, tome I, p. 212. — Les femmes des îles de la Société et des îles des Amis, qui ont paru si prodigues de leurs faveurs, lorsqu’on leur a expliqué les mœurs des peuples d’Europe, les ont admirées, et ont prouvé par cela même combien peu leur volonté a d’influencé sur leur conduite.
[655] Péron, tome I, liv. III, ch. XX, sect. IV, p. 454.
[656] Péron, tome I, liv. III, ch. XIII, p. 236, 237, 244 et 285. — L. Freycinet, liv. II, p. 43 et 61.
[657] Ibid., p. 238. — Dentrecasteaux, qui n’avait vu ces peuples qu’un moment et qui avait l’imagination remplie des idées de J.-J. Rousseau sur la perfection de l’homme de la nature, a d’abord porté d’eux un jugement très favorable ; il s’exprime à leur égard avec l’enthousiasme de l’auteur du discours sur l’origine de l’inégalité parmi les hommes. Mais comme son opinion n’est prouvée par aucun fait, comme elle est démentie, au contraire, par les faits même qu’il cite, et comme une cruelle et longue expérience l’a obligé plus tard de la rétracter, j’ai jugé inutile de la rapporter ici.
[658] Péron, tome I, liv. III, ch. XX, p. 450.
[659] Ibid., p. 454 et 455.
[660] Phillip, ch. XIV, p. 161.
[661] L. Freycinet, liv. II, ch. IX, p. 292 et 293.
[662] Ces entailles existent souvent jusqu’à la hauteur de quatre-vingts pieds, et sont faites avec une hache de pierre. Collins, cité par Maithus, tome I, ch. III, p. 39 et 40 de la cinquième édition.
[663] Péron, tome I, liv. III, ch. XX, p. 463. Des déportés anglais se sont quelquefois réfugiés dans les forêts parmi les sauvages, pour échapper aux travaux auxquels ils sont condamnés ; mais la famine les a toujours contraints de revenir prendre leurs chaînes. Les fatigues et les privations de la vie sauvage ont paru excéder les fatigues et les privations auxquelles les condamnés sont assujettis. Phillip, ch. XII, p. 140 et 141. — Broughton, tome I, liv. I, ch. I, page 24.
[664] Péron, tome II, liv. IV, ch. XXIII, p.50. — Freycinet, liv. II, ch. IX, p. 292 et 293. — Phillip, ch. XIV, p. 161. — Broughton, tome I, liv. I, ch. I, p. 26. — Dampier, tome II, ch. XVI, p. 142.
[665] Collins, cité par Malthus, tome I, ch. III.
[666] Phillip, ch. IX, p. 95.
[667] Freycinet, liv. II, ch. IX, p. 293.
[668] Phillip, ch. XIV, p. 164.
[669] Péron, tome I, liv. II, ch. V, p. 89. — Labillardière, tome I, ch. IX, p. 415. — Cook, premier Voyage, liv. III, ch. IV, tome IV, p. 46 et 47. — Phillip, ch. VII, p. 69. — Broughton, tome I, liv. I, ch. I, p. 23.
[670] Cook, premier Voyage, liv. III, ch. VI, tome IV, p. 141. — Phillip, ch. XIV, p. 165.
[671] Labillardière, tome II, ch. XIII, p. 212.
[672] Dentrecasteaux, tome I, ch. XVI, p. 350.
[673] Labillardière, tome II, ch. XIII, p. 247. — Dentrecasteaux, tome I, ch. XVI, p. 349.
[674] Forster, cité dans le deuxième Voy. de Cook, tome IV, ch. VIII, p. 479 et 492. — Labillardière, tome II, ch. XII, p. 226 et 227.
[675] Forster, deuxième Voyage de Cook, tome IV, ch. VIII, p. 479.
[676] Dentrecasteaux, tome I, ch. XVI, p. 251 et 252.
[677] Labillardière, tome II, ch. XIII, p. 232. — Dentrecasteaux, ch. XV et XVI, p. 341 et 355.
[678] Dentrecasteaux, tome I, ch. XV et XVI, p. 341 et 355. — Labillardière, Voyage à la recherche de La Pérouse, tome II, ch. XIII, p. 197, 215, 216, 217 et 233.
[679] Cook, deuxième Voyage, tome IV, ch. VIII, p. 439. — Forster, ibid., p. 484 et 485.
[680] Labillardière, tome II, ch. XI, p. 184.
[681] Dentrecasteaux, tome I, ch. XVI, p. 355.
[682] Dentrecasteaux, tome I, ch. XV, pag. 340. — Labillardière, tome II, ch. XIII, p. 205, 206, 209 et 214. — Les nègres de Guinée ont l’habitude de manger une sorte de terre onctueuse qu’ils mêlent à leurs aliments et qui se dissout comme le beurre. (J. Mathews, lett. II et IV, p. 23 et 38.) L’habitude de manger de la terre leur en rend le besoin si grand, qu’ils ne peuvent s’en passer dans les colonies d’Amérique ; mais celle qu’ils mangent sur ce continent leur est toujours funeste. Alexandre de Humboldt, Tableaux de la Nature, tome I, p. 202 et 203.
[683] Labillardière, tome II, ch. XIII, p. 197.
[684] Ibid., p. 191 et 217. — Dentrecasteaux, ch. XV, p. 133 et 139.
[685] Cook, deuxième Voyage, tome IV, ch. IV, p. 163 et 164. — Forster, ibid., p. 369.
[686] Cook, deuxième Voyage, tome IV, ch. V, p. 249.
[687] Ibid., ch. IV, p. 193, et ch. V, p. 210 et 211.
[688] Forster, cité dans le deuxième Voyage de Cook, tome IV, ch. V, p. 237 et 286. — Cook, ibid., ch. VI, p. 351.
[689] Forster, deuxième Voyage de Cook, tome IV, ch. VIII, p. 479.
[690] Forster, ibid., ch. V, p. 271 et 272.
[691] Cook, deuxième Voyage, tome IV, ch. IV, p. 195.
[692] Forster, deuxième Voyage de Cook, tome IV, ch. V, p. 256.
[693] Cook, deuxième Voyage, tome IV, ch. II, p. 126.
[694] Barrow, nouveau Voyage dans la partie méridion. de l’Afrique, tome I, ch. I, p. 143 et 144. — Thumberg, Voyage en Afrique et en Asie, ch. III, p. 119.
[695] Levaillant, premier Voyage dans l’intérieur de l’Afrique, tome II, p. 227, 228 et 263.
[696] Levaillant, premier Voyage dans l’intérieur de l’Afrique, tome II, p. 255. — Barrow, nouveau Voyage, etc., tome I, ch. 1, page 147.
[697] Thumberg, ch. III, p. 119.
[698] Levaillant, premier Voyage, tome II, pag. 255, 262, 263 et 264.
[699] Levaillant, premier Voyage, tome II, p. 212, 213, 226 et 229.
[700] Ibid., p. 262.
[701] Barrow, Voyage dans la partie méridionale de l’Afrique, tome II, ch. V, p. 171 et 172.
[702] Levaillant, premier Voyage, tome II, p. 151.
[703] Levaillant, premier Voyage, tome I, p. 230 et 231 ; tome II, p. 90, et deuxième Voyage, tome III, p. 459 et 460. — Les capitaines ont cependant quelquefois assez de puissance pour s’emparer des femmes qui leur conviennent. Kolbe, tome I, ch. VI, p. 67.
[704] Levaillant, deuxième Voyage, tome II, p. 411, et tome III, p. 17 et 18.
[705] Sparrman, Voyage au cap de Bonne-Espérance, tome II, ch. VIII, page 90. — Levaillant, premier Voyage, tome II, page 55 et 56.
[706] Kolbe, tome I, ch. XV, p. 235, 236 ct 237.
[707] Kolbe, tome I, ch. XV, p. 238, 239, 240 et 252. — Levaillant deuxième Voyage, tome II, p. 187.
Kolbe dit que les femmes hottentotes ont le privilège de manger du lièvre ; mais on voit aisément à quoi se réduit ce privilège quand ont lit dans le voyage de Levaillant : « Les Hottentots ont pour la chair de lièvre une répugnance invincible, et ne peuvent se résoudre à en manger. »
[708] Kolbe, tome I, ch. XV et XVIII, p. 237, 282 et 283.
[709] Levaillant, premier Voyage, tome II, p. 51 et 52. — Kolbe, tome I, ch. XVII, p. 268 et 269.
[710] Levaillant, premier Voyage, tome II, p. 54 et 55.
[711] Kolbe, tome I, ch. VI, p. 59. — Levaillant, premier Voyage, tome II, p. 56, et deuxième Voyage, tome III, p. 89 et 90.
[712] Sparrman, tome II, ch. VIII, p. 93 et 94. — Kolbe, tome I, ch. XVII, p. 263.
[713] Kolbe, tome I, ch. XXV, p. 264, 265 et 267. — Sparrman, tome II, ch. VIII, p. 91, 92 et 94.
[714] Levaillant, premier voyage.
[715] Levaillant, premier Voyage, tome II, p. 87 et 88.
[716] Dampier, nouveau Voyage autour du Monde, tome II, ch. XX, p. 213, 214 et 218. — Kolbe, tome I, chap. VI, VII, XVI et XVII, pages 80, 81, 83, 84, 87, 89, 249 et 260. — Sparrman, tome I, chapitre V. — Levaillant, premier Voyage, tome II, pages 219 et 220. — Degrandpré, tome II, p. 186 et 187. — Thumberg, ch. III, page 108.
Les Européens ont commencé à leur faire contracter des habitudes de propreté. Barrow, tome I, ch. I, p. 63.
[717] Description du cap de Bonne-Espérance, tome I, chap. VI, page 80.
[718] Levaillant, premier Voyage, tome I, pag. 287 et 288. — Le moyen que Levaillant rapporte comme un fait incroyable est employé par les nègres de Mallicolo et même par les Arabes. Mollien, tome I, ch. I, p. 14.
[719] Levaillant, deuxième Voyage, tome III, p. 18 et 19. — Kolbe, tome I, ch. XVI, p. 250 et 251.
[720] Levaillant, premier Voyage, tome II, pag. 283, 287, 288 et 297 ; deuxième Voyage, tome I, p. 199, 229 et 230. — Barrow, Voyage dans la partie méridionale de l’Afrique, tome I, chap. I, pages 139 et 140.
[721] Thumberg, Voyage en Afrique et au Japon, ch. II, p. 120. — Levaillant.
[722] Levaillant, deuxième Voyage, tome I, p. 128 et 129.
[723] Kolbe, tome I, ch. XVI, p. 243. — On peut être étonné que des peuples pasteurs soient si souvent réduits à la famine, et qu’ils se nourrissent d’aliments si grossiers. La raison en est qu’ils élèvent des animaux, non pour les manger, mais pour en boire le lait ou pour transporter leurs bagages. Ce n’est que très rarement qu’ils peuvent se permettre de tuer un bœuf ou un mouton. Leurs pâturages ne sont ni assez étendus ni assez grands pour que chaque famille puisse avoir un nombreux troupeau. Levaillant, premier Voyage, tome II, p. 67.
[724] Levaillant, deuxième Voyage, tome II, p. 75.
[725] Kolbe, tome I, ch. VI, p. 67.
[726] Kolbe, tome I, ch. III et VI, p. 29, 60 et 61. — Leraillant, deuxième Voyage, tome I, p. 158 et 159, et tome III, p. 95, 98 et 99. — Barrow, Voyage dans la partie méridionale de l’Afrique, tome I, ch. I, p. 118, 135 et 136. — Raynal, tome I, liv. I, p. 393.
[727] Levaillant, premier Voyage, tome I, p. 232.
[728] Sparrman, tome I, ch. V, p. 263 et 264.
[729] Levaillant, deuxième Voyage, tome III, pag. 163 et 164. — Sparrman, tome I, ch. V, p. 263 et 264.
[730] Levaillant, tome I, ch. V, p. 259 et 260.
[731] Levaillant, premier Voyage, tome II, p. 305 et 306. — Ce voyageur, croit comme Kolbe, que les Boschismans, dont il n’a vu que trois qui traversaient une montagne opposée à celle sur laquelle il était, ne sont que des esclaves déserteurs de la colonie ; cette opinion est démentie par d’autres voyageurs plus instruits.
[732] Sparrman, tome II, ch. VIII, p. 22. — Levaillant, premier Voyage, tome II, p. 220 et 222.
[733] Péron, Voyage de découvertes aux terres australes, tome II, liv. IV, ch. XXXIII, p. 310. — Sparrman, tome I, ch. V, p. 264 et 265.
[734] Voyage de découv. aux terres australes, t. II, liv. IV, ch. XXXII, p. 310 et 311. — Péron croit que la manière dont les colons traitent ces enfants est la cause de leur attachement à la vie sauvage ; et il rapporte à l’appui de cette opinion un fait qui paraît décisif. Si ce voyageur philosophe eût eu le temps d’étudier les mœurs des colons, ce qui pour lui n’était qu’un doute se fut changé en certitude.
[735] Sparrman, tome I, ch. V, p. 265.
[736] L. Degrandpré, Voyage à la côte occidentale d’Afrique, tome I, ch. III, p. 171 et 172. — J. Mathews, Voyage to the river Sierra-Leone, on the coast of Africa, lett. V, p. 74. — G. Mollien, Voyage dans l’intérieur de l’Afrique, aux sources du Sénégal et de la Gambie, tome I, ch. II, p. 148.
[737] On peut voir quelles sont les plantes alimentaires de ce pays dans le Précis de la Géographie universelle, tome V, liv. XC, p. 7, et dans les auteurs cités par M. Malte-Brun.
[738] Voyage à la côte occidentale d’Afrique, tome I, ch. III, p. 167.
[739] Degrandpré, tome I, ch. II, p. 105, 106 et suiv.
[740] Voyage à la côte occidentale d’Afrique, tome I, ch. II, p. 52, 53, 54 et 55. — Les mêmes épreuves se pratiquent au Sénégal. Mollien, Voyage dans l’intérieur de l’Afrique, tome I, chap. II, page 105.
[741] Ibid., ch. III, p. 210.
[742] L. Degrandpré, tome I, ch. I et II, pag. 52 et suivantes. — G. Mollien, tome I, ch. III, pag. 148. — J. Mathew’s Voyage to the river Sierra-Leone, lett. V, p. 74.
[743] L’état social des peuples de la côte occidentale d’Afrique explique un phénomène dont on avait eu de la peine à se rendre raison : l’établissement à Saint-Domingue d’une monarchie complète, par le nègre Christophe. On trouvait, dans cette monarchie, les mêmes rangs, les mêmes titres, les mêmes dignités que dans le gouvernement impérial créé par Napoléon. Les admirateurs de ce conquérant ne doutaient pas que le roi Christophe ne l’eût pris pour modèle ; mais ses détracteurs disaient au contraire, que c’était au roi nègre qu’appartenait le mérite de l’invention. Si l’on eût songé aux institutions établies, de temps immémorial, chez les nègres de la côte occidentale d’Afrique, on n’eût pas contesté le mérite de Christophe : on eût reconnu qu’il avait transporté à Saint-Domingue les institutions de son pays natal ; qu’il s’était conformé, par conséquent, au génie de sa nation, et qu’il ne devait pas être mis au rang des serviles imitateurs. Ceci n’est pas un reproche aux auteurs immortels des institutions impériales ; c’est un sujet d’admiration pour le profond génie des nègres, qui ont atteint, dans un état encore barbare, ce haut point de perfection sociale que plusieurs de nos philosophes et de nos hommes d’État ont admiré.
[744] J.-G. Stedman, Voyage à Surinam et dans l’intérieur de la Guyane, tome III, ch. XXV, p. 73 et 74.
[745] L. Degrandpré, tome I, ch. III, p. 197.
[746] Mollien, Voyage dans l’intérieur de l’Afrique, tome I, ch. III, p. 143. — Degrandpré, tome II, ch. IV, p. 54, 55 et 56.
[747] Mollien, tome I, ch. II, p. 47 et 48.
[748] J. Mathew’s, lett. VI, pag. 116. — L. Degrandpré, tome I, ch. II, p. 101, 102 et 149. — Raynal, Hist. philosoph., tome VI, liv. XI, p. 92.
[749] Degrandpré, tome I, ch. II, p. 109, 110 et 111.
[750] Mollien, tome I, ch. IV, p. 292 et 293.
[751] Mollien, tome I, ch. IV, p. 292 et 293. — Raynal, tome VI, liv. II, p. 192 et 193. — Degrandpré, tome I, ch. II, p. 102 et 103.
[752] J. Mathew’s Voyage to the river Sierra-Leone, 5th. lett., pag. 86 et 87.
E pur si muove !
[III-1]
Des rapports observés entre les moyens d’existence et l’état social des peuples d’espèce mongole, de l’Orient et du centre de l’Asie. — Parallèle entre les mœurs des peuples de cette espèce qui vivent sous un climat froid, et les mœurs de ceux qui vivent sous un climat tempéré ou sous un climat chaud.
L’Asie renferme des nations des trois principales divisions qu’on a faites du genre humain : elle renferme des peuples d’espèce mongole, des peuples d’espèce caucasienne, et des peuples d’espèce malaie. Les peuples de ces trois espèces se sont quelquefois mélangés entre eux sur divers points ; cependant, le continent asiatique est resté divisé de manière que chaque espèce en a toujours exclusivement occupé une fraction plus ou moins considérable.
[III-2]
Dans la partie la plus occidentale, la masse de la population se compose d’individus classés sous le nom d’espèce caucasienne. À l’extrémité australe et dans les îles qui en sont voisines, on trouve des peuples classés sous le nom d’espèce malaie. Dans les autres parties, la masse de la population appartient presque tout entière à l’espèce mongole, ou à des variétés de cette espèce. C’est uniquement des mœurs de celle-ci que nous avons à nous occuper dans ce moment [1].
En examinant quelles sont les parties de l’Asie sur lesquelles les facultés physiques et intellectuelles des nations d’espèce mongole sont le plus développées, nous avons trouvé les peuples les plus faibles, les moins intelligents et les moins nombreux, sous les climats les plus froids de ce vaste continent ; et nous avons observé qu’à mesure qu’on approchait de la ligne équinoxiale, les hommes de cette espèce étaient plus grands, plus forts, plus intelligents, ou plus industrieux. Il s’agit de savoir maintenant si la même gradation que nous avons observée relativement au développement physique et au développement intellectuel, existe relativement au développement moral ; si, en partant des climats les plus froids et en nous approchant de l’équateur, nous trouverons que les passions bienveillantes se développent, et que les passions contraires s’affaiblissent ou s’éteignent ; s’il existe chez les peuples des climats chauds, moins d’activité, d’énergie ou de courage que chez les peuples des climats froids.
Les peuples qui habitent à l’extrémité septentrionale de l’Amérique, ceux des îles Aléoutiennes placées entre le nord de l’Amérique et de l’Asie, et ceux qui habitent au nord-est de ce dernier continent, appartiennent tous à la même espèce d’hommes. J’ai fait connaître les mœurs grossières et barbares des premiers, en parlant des peuples de l’Amérique septentrionale [2]. On va voir que les mœurs des peuplades du nord-est de l’Asie et des îles qui semblent lier ce continent à celui d’Amérique, ne sont ni plus douces ni plus pures [3].
Les habitants du Kamtchatka et ceux des îles Aléoutiennes ne se sont jamais élevés au-dessus de l’état de peuples chasseurs et pêcheurs. La terre, les rivières et la mer ont donc toujours été parmi eux des propriétés communes. Il n’a pu exister d’autres propriétés privées que leurs habitations, leurs instruments de chasse ou de pêche, et leurs provisions. Ils n’ont donc presque pas eu besoin de gouvernement ; en temps de paix et en temps de guerre, il leur a suffi d’un chef pour les diriger dans leurs expéditions. Leurs principales relations ont dû être, par conséquent, des relations d’individu à individu, ou de horde à horde.
À l’arrivée des Russes dans ce pays, les femmes étaient traitées en esclaves. Un homme en avait quelquefois cinq ou six, et comme il ne pouvait maintenir l’ordre parmi elles au moyen de ses eunuques, il faisait habiter chacune d’elles dans une jourte séparée. Les femmes étant considérées comme la propriété de celui qui les possédait, un mari qui recevait une visite, n’avait rien de plus pressé que d’offrir une des siennes à son hôte ; s’il n’en avait qu’une, il lui offrait sa fille. Les femmes étaient échangées, louées, vendues au gré de leur possesseur ; en temps de disette, un mari donnait la sienne pour une vessie remplie de graisse, et il croyait faire un excellent marché. Il n’est pas besoin de dire les maux auxquels les femmes étaient assujetties : on peut en avoir une idée, par ce qu’on a vu chez des peuples placés dans des circonstances semblables. Le mépris pour les femmes entraînait les hommes dans un vice qu’on a cru longtemps particulier aux peuples des climats chauds : ce vice était si commun et inspirait si peu de honte, que plusieurs individus avaient un amant déguisé en femme.
[III-5]
Les rapports qui existaient entre les parents et les enfants, étaient analogues à ceux qui existaient entre les deux sexes. Un père traitait ses enfants comme il traitait ses femmes : il les prêtait, les louait ou les vendait ; et pour en céder la propriété il se contentait quelquefois de choses de la plus petite valeur. De leur côté, les enfants, lorsqu’ils étaient arrivés à un certain âge, n’avaient aucun respect pour les vieillards, et les traitaient comme ils avaient eux-mêmes été traités dans leur bas âge. Ces peuples n’avaient aucune idée de propreté ni de pudeur.
Dans leurs relations d’individu à individu, les insulaires étaient sans cesse en querelle, et ils commettaient le meurtre sans remords. Dans leurs relations de horde à horde, ils étaient toujours en guerre les uns contre les autres : les femmes étaient le butin qu’ils se proposaient dans leurs expéditions. À l’égard des étrangers qui les visitaient, ils étaient grossiers et inhospitaliers [4].
Ces mœurs ont probablement été modifiées par le séjour et par la domination des Russes : il est difficile de croire cependant qu’elles aient beaucoup gagné, lorsqu’on voit que la population, loin d’augmenter depuis qu’ils sont établis au milieu d’elle, a beaucoup diminué. On aurait d’ailleurs quelque peine à déterminer quel est le genre de vertu qui a pu naître de la servitude. Ces peuples paraissent, au reste, avoir été facilement subjugués : au jugement des Russes, il n’y a nulle part des hommes plus dociles et plus disposés à se soumettre au joug, que les habitants du Kamtchatka. On ne peut cependant attribuer leurs faiblesses ou leurs vices à la chaleur du climat, puisque l’hiver dure chez eux neuf ou dix mois, et que, pendant la plus grande partie de cette saison, le pays se couvre de neuf ou dix pieds de neige.
Les îles Kurilles, qui unissent en quelque sorte le Kamtchatka aux îles du Japon, et qui appartiennent évidemment à la même chaîne de montagnes, sont situées sous une latitude moins froide que les îles Aléoutiennes. Les peuples qui les habitent sont étrangers cependant à la vie agricole : la chasse et la pêche leur fournissent leurs principaux moyens d’existence. Ces peuples, si on les juge par ceux de l’île Saghalien, avec lesquels ils ont plusieurs rapports, paraissent avoir des mœurs beaucoup moins barbares que ceux des îles plus rapprochées du nord ; mais ils ne sont pas assez connus pour qu’il soit possible de décrire leur état social.
Les îles du Japon, qui embrassent environ quinze degrés de latitude, ont un climat très variable pendant tout le cours de l’année. Les hivers y sont froids ; la neige reste plusieurs jours sur la terre, même dans la partie méridionale. Les chaleurs de l’été y sont souvent modérées par les vents qui soufflent de la mer. Cependant, les peuples de ces îles ont été cités comme des exemples de l’influence corruptrice qu’exerce la chaleur du climat sur le caractère moral des nations. Montesquieu parle des mœurs atroces des Japonais, comme si en effet ce peuple était le plus corrompu et le plus féroce de la terre ; mais, outre qu’il se trompe quant à la température du climat, les autorités sur lesquelles il se fonde, méritent en général assez peu de confiance. Des missionnaires qui, après avoir été accueillis, honorés, respectés par une nation qui ne les avait pas appelés, tentent de la livrer à une puissance étrangère et se font bannir comme conspirateurs, peuvent être suspects de quelque partialité quand ils parlent d’elle.
Depuis qu’une conspiration formée par les Portugais dans ces îles, en 1737, en a fait exclure tous les Européens, à l’exception des Hollandais, les navigateurs ont eu peu de relations avec les habitants ; cependant, il est aisé de se convaincre, par le peu qu’ils en rapportent et surtout par le voyage de Thumberg, qui a pénétré dans le pays avec les Hollandais, que le caractère moral des Japonais est, sous beaucoup de rapports, supérieur au caractère moral des insulaires plus élevés vers le nord.
Les Japonais ont fait des progrès très grands dans tous les arts. La terre, divisée en propriétés privées, est chez eux bien cultivée ; ils ont donc un gouvernement plus ou moins compliqué. Suivant les voyageurs, ce gouvernement est théocratique et absolu. Thumberg assure cependant que le prince se conduit avec beaucoup de circonspection, selon les lois du pays et le conseil des grands. Il dit que les fonctions des administrateurs ne durent que cinq ans ; qu’au bout de ce terme, ils rentrent dans la vie privée, et sont obligés de rendre compte de leur gestion ; enfin, que chacun peut aisément obtenir justice des torts qu’il a éprouvés [5]. Rien ne démontre que ces agents de l’autorité se laissent aisément corrompre, et l’impossibilité dans laquelle ont été les Russes de rien faire accepter à un officier du gouvernement japonais, même à l’extrémité de l’empire, fait présumer le contraire [6]. Enfin, il est sans exemple, que les Japonais aient tenté de faire des conquêtes, et ils ont toujours repoussé les atteintes qu’on a voulu porter à leur indépendance ; caractères de modération et de courage dont peu de nations puissent se vanter [7].
Les Japonais n’ayant jamais été ni conquérants, ni conquis, ne connaissent ni l’esclavage domestique, ni l’esclavage de la glèbe, et le trafic des esclaves leur fait horreur. Chez eux, chacun exerce le métier qu’il lui plaît de choisir, et s’établit dans tel lieu de l’empire que bon lui semble. Leur gouvernement leur paie sur-le-champ tout ce qu’il leur achète ; il fait entretenir les grandes routes avec un soin extrême, et la prospérité du pays est telle que, suivant Thumberg, aucun autre ne peut l’égaler.
Les femmes du Japon jouissent d’une grande liberté, et par conséquent la polygamie est hors d’usage chez ce peuple, quoiqu’elle ne soit pas formellement prohibée. Les enfants sont élevés avec douceur ; jamais on ne les maltraite ; on s’abstient même de leur parler d’une manière dure. La douceur est si naturelle aux hommes de ce pays, qu’ils étaient révoltés de la manière brutale dont les Hollandais traitaient leurs domestiques. Ayant de la frugalité et de la prévoyance, on rencontre rarement chez eux la crapule ou l’ivrognerie ; la famine leur est inconnue, et ils ne paraissent pas même sujets à éprouver des disettes ; les vices qu’engendrent ces deux calamités leur sont donc étrangers. Ayant été trompés par les Européens, ils sont devenus circonspects à leur égard ; mais ils sont naturellement bons et confiants [8].
Les Japonais ont sans doute leurs vices comme tous les peuples ; ils paraissent ne pas mettre à la chasteté des femmes non mariées la même importance que nous ; ils donnent à leur souverain et à ses officiers des marques de respect que nos mœurs réprouvent ; leur orgueil national est très exalté, quoiqu’il ne diffère peut-être de celui des autres peuples que parce qu’il est moins dissimulé ; mais, à tout prendre, ils jouissent d’une somme de liberté civile infiniment plus grande et ils ont des mœurs moins vicieuses qu’aucun des peuples du nord de l’Asie et même du nord de l’Europe [9].
Les habitants des îles Lieu-Kieu ; qui paraissent être de la même race que les Japonais, qui ont adopté la même police relativement aux étrangers, et qui sont beaucoup plus rapprochés de la ligne équinoxiale, ne se sont fait connaître aux navigateurs européens que par une politesse et par une générosité qu’on ne trouverait peut-être chez aucun autre peuple. Non seulement ils ont accueilli avec douceur les voyageurs qui manquaient de secours, et leur ont témoigné la part qu’ils prenaient à leurs souffrances ; mais ils leur ont donné gratuitement et en aussi grande quantité qu’ils pouvaient le désirer, tous les vivres dont ils avaient besoin. Ils ne les ont pas admis à visiter l’intérieur de leurs îles, puisqu’il paraît que leurs lois s’y opposent ; mais ils leur ont refusé cette faveur avec douceur et en témoignant le regret de ne pouvoir la leur accorder [10]. Ces peuples, aussi industrieux et aussi anciennement civilisés que les Chinois, sont cependant plus rapprochés de l’équateur que les habitants des îles du Japon d’environ dix degrés, et ils devraient, par conséquent, avoir deux ou trois fois plus de vices, et être soumis à un gouvernement beaucoup plus tyrannique. Ils paraissent être les peuples les plus heureux de l’Asie.
Les peuples de la Chine appartiennent tous à l’espèce mongole ; mais ils se divisent, comme les peuples du centre de l’Amérique, en deux classes bien distinctes, ayant chacune des mœurs particulières : la classe des conquérants et celle des conquis. Les Tatars, qui forment la première, qui sont les moins nombreux, et qui craignent toujours d’être repoussés dans le nord d’où ils sont venus, ont cherché à prendre les mœurs des vaincus. Ils ont pris leur langue, leurs formes de gouvernement, leur costume ; mais, malgré eux et malgré l’influence des climats, ils ont conservé leurs mœurs primitives [11]. Ils sont grossiers, et orgueilleux, et ne sauraient faire d’autre métier que celui de soldat, si on ne les obligeait à concourir aux travaux de l’agriculture. Leur principale occupation consiste à maintenir la domination de leur chef, et à vivre comme lui sur la multitude qui travaille [12]. L’oisiveté, l’orgueil, l’ignorance, et le mépris pour les classes laborieuses, sont les caractères des descendants des conquérants, dans l’empire de la Chine, comme dans tous les pays du monde, sous quelque latitude qu’ils soient situés. Les honneurs qu’ils sont forcés de rendre à l’agriculture ne prouvent que l’empire qu’exerce un peuple civilisé sur les barbares mêmes qui l’ont conquis.
Quoique le chef tatare qui est à la tête de l’empire, ait pris la langue, les lois et le costume de la nation vaincue, quoiqu’il soit né dans le pays et que plusieurs générations se soient écoulées depuis la conquête, il conserve pour tous les descendants des conquérants la partialité que ses ancêtres avaient naturellement pour leurs pères ; il se considère toujours et est considéré par ses sujets comme Tatar ; c’est parmi les Tatars qu’il prend ses soldats, ses officiers, ses ministres, ses serviteurs de confiance, ses femmes, ses concubines, ses domestiques et jusqu’à ses eunuques [13].
La même partialité que montre le chef de l’empire pour les hommes d’origine tatare, se manifeste dans ses ministres. Dans toutes les difficultés qui ont lieu entre les Tatars et les Chinois, dit Macartney, la partialité a occasion de se manifester ; et l’on ne doit guère s’attendre que la balance de la justice soit tenue d’une main ferme entre le conquérant et le vaincu. Ce mal se fait cependant peu sentir dans les provinces méridionales, où l’on ne trouve d’autres Tatares que ceux qui sont élevés aux premiers emplois [14]. L’orgueil et la supériorité qu’affectent les hommes de cette race sont encore tels, qu’ils épouvantent les descendants des vaincus, et qu’un Chinois, quelle que soit sa dignité, ose à peine s’asseoir devant un Tatar de même rang [15]. Cela nous étonnera peu, si nous faisons attention qu’un peuple industrieux, agriculteur et ami de la paix, est soumis à une armée d’un million de fantassins et de neuf cent mille hommes de cavalerie [16].
Une secrète antipathie règne entre ces deux peuples. Les Chinois considèrent leurs conquérants comme des barbares, ignorants, fourbes, grossiers et méchants ; ils font des vices des Tatars les sujets habituels de leurs conversations ; ils désignent la trahison et la méchanceté par le nom même de leur nation [17]. De leur côté, les Tatars, convaincus de la haine que l’oppression engendre, ressentent pour les Chinois la même antipathie qu’ils leur inspirent, et savent mal s’en cacher ; quelque nombreuse que soit leur armée, ils n’ont aucune confiance dans la durée de leur domination ; ils semblent convaincus qu’un peuple asservi ne peut mettre un terme à ses humiliations et à ses souffrances que par l’expulsion ou la ruine de la race de ses vainqueurs ; et, comme ils ne veulent pas laisser les restes de leurs ancêtres chez un peuple ennemi, ils les font porter dans la terre qui fut le berceau de leur puissance [18].
Les Chinois ne connaissent pas l’emprisonnement ; ils paraissent ne pas connaître non plus les peines que nous nommons purement infamantes ; ils ne punissent, par conséquent, les délits que par des châtiments corporels : le bambou et l’exil pour les petits délits, et pour les grands la strangulation. La première de ces peines peut être graduée, depuis la simple menace, jusqu’au supplice le plus cruel ; elle laisse donc une latitude immense à l’arbitraire ; elle atteint indistinctement tout le monde, depuis le premier ministre jusqu’au dernier des manouvriers ; elle tombe sur l’individu d’origine tatare avec autant de rigueur que sur le Chinois ; pour la faire infliger, il ne faut qu’une plainte et l’ordre d’un officier civil ; elle est souvent infligée par la colère, et d’une manière cruelle [19]. Voilà assurément du despotisme ; mais il est remarquable que ce despotisme est exactement de la même nature que celui qui s’exerce dans le nord de l’Europe et de l’Asie ; la seule différence qu’on observe entre l’un et l’autre, c’est que celui qui existe dans les pays froids est le plus violent [20].
Une partie de la population de la Chine est soumise accidentellement à certaines corvées envers le gouvernement, et elle ne reçoit alors qu’un très faible salaire [21]. Dans les occasions où la multitude se rassemble, les officiers de police sont armés de fouets dont ils frappent la terre [22]. Des lois somptuaires mettent des bornes aux dépenses privées, et gênent ainsi la disposition de la propriété [23]. Enfin, en cas d’insolvabilité, on peut réduire en esclavage un débiteur et les membres de sa famille [24]. Ces lois et quelques autres analogues ne peuvent appartenir qu’à des nations qui ne sont pas entièrement libres ; et les peuples d’Europe peuvent avoir raison de préférer à la police des Chinois une police faite avec des baïonnettes qui ne frappent point la terre [25].
Il ne faut pas cependant que ces usages ou ces lois nous fassent oublier que les Chinois ne sont point esclaves de la glèbe ; qu’il n’y a d’esclaves parmi eux que les individus qui se vendent ou que les débiteurs insolvables [26] ; que ceux-là même peuvent, au bout d’un certain temps, réclamer leur liberté ; qu’ils ne sont soumis qu’à un impôt invariable sur les produits des terres, et que cet impôt ne leur enlève que le dixième de leurs revenus ; qu’ils ignorent cette multitude de contributions sous lesquelles gémissent tous les peuples libres de l’Europe ; que leur empereur ne peut condamner personne à mort de son autorité privée ; que, s’il veut perdre ou opprimer un ennemi, il est obligé de corrompre ou d’intimider les juges, ce qui n’est pas toujours nécessaire chez les peuples du nord ; que le gouvernement soumet les fonctionnaires qui sont à sa nomination, à des épreuves inconnues dans les États qui se prétendent les plus libres ; que, dans un empire qui surpasse de plus de 117 millions d’âmes, toute la population de l’Europe, le nombre des condamnés à une peine capitale s’élève rarement au-dessus de 200 dans un espace de temps assez long ; que tous leurs procès sont révisés dans la capitale de l’empire ; enfin, qu’il n’existe dans le pays aucune classe privilégiée, et que si le trône est héréditaire dans la famille régnante, le prince peut toujours choisir pour son successeur celui de ses enfants qui lui paraît le plus digne de gouverner [27].
[III-18]
La liberté des cultes est plus entière en Chine que dans aucun lieu du monde, sans en excepter les États-Unis d’Amérique : on n’y connaît nulle religion dominante ; le gouvernement ne paie, ni n’encourage aucun prêtre ; nul impôt n’est établi en faveur d’aucun clergé. Chacun travaille ou se repose les jours qu’il lui plaît, sans avoir à cet égard d’autres règles que ses besoins et ses opinions personnelles : les temples sont ouverts chaque jour, et l’on prie quand on le juge utile. On ne professe pas une opinion religieuse pour faire si cour à la puissance ; l’empereur a sa religion ; les mandarins ont la leur ; la majorité du peuple a la sienne. Chacun paie ses prêtres, s’il le trouve bon, les chrétiens comme les autres. Les prêtres ne sont point fanatiques ; ils ont des mœurs pures et régulières, et ne jouissent que de la considération qui s’attache au mérite personnel [28].
Les Chinois ont connu, comme tous les peuples de la terre, les persécutions religieuses : toutes les fois que le gouvernement a cru devoir accorder une protection particulière à une religion, il s’est trouvé dans cette religion des hypocrites ou des fanatiques qui lui ont persuadé qu’il était de son intérêt et de son devoir de proscrire toutes les autres. On a vu alors des disputes, des querelles, des massacres : les prêtres du parti dominant ont égorgé leurs adversaires, renversé leurs temples ; mais, depuis que la dynastie des Tatars s’est établie, aucune religion n’ayant reçu de marques particulières de sa faveur, elles ont toutes vécu d’accord [29].
Lorsque, chez un peuple, il règne une liberté complète d’opinions religieuses, on peut raisonnablement croire que la liberté de penser est fort peu gênée, sur toutes les matières du moins qui ne touchent pas le gouvernement. Aussi n’existe-t-il en Chine aucune restriction à la liberté de la presse : nulle précaution, nulle mesure antérieure à la publication, n’y prévient l’émission de la pensée. Chacun peut, à ses risques et périls, publier ce qu’il juge utile, et la profession d’imprimeur y est plus libre que ne l’est ailleurs le plus commun des métiers [30]. Il est bien probable que la crainte des châtiments est suffisante pour réprimer la licence et restreindre la liberté ; mais cette crainte, dont ne se contenteraient pas tous les gouvernements, gêne bien moins les hommes que les mesures avilissantes auxquelles se soumettent, sans murmure, des peuples qui prétendent que c’est en Asie que le despotisme est relégué [31].
La polygamie et la réclusion des femmes, qui en est la suite ordinaire, sont admises en Chine ; et il ne faut pas douter qu’il n’en résulte plusieurs genres de vices. Les femmes sont livrées à des hommes qu’elles n’ont jamais vus ; on pourrait dire que les termes sont égaux entre les époux, puisque les hommes acceptent des femmes qu’ils ne connaissent pas ; mais en cas d’erreur de part ou d’autre, il est clair que le désavantage est toujours du côté de la faiblesse [32]. Il est probable cependant qu’en Chine comme en Perse, avant de conclure un mariage, les deux parties savent quelle est la personne qu’ils doivent épouser. Suivant Chardin, les rapporteurs ou rapporteuses ont à cet égard tant d’exactitude, qu’on est plus instruit après les avoir entendus, que si on avait vu soi-même la personne. Et comme les facultés intellectuelles des femmes sont comptées pour rien, comme la réclusion est une garantie suffisante de leur vertu, enfin comme les qualités physiques sont les seules qu’on apprécie, il est bien probable que les inconvénients qui résultent de cette manière de procéder ne sont pas aussi graves qu’ils nous le paraissent. Il est beaucoup de pays où l’on ne fait pas plus de cas de l’intelligence des femmes qu’en Chine, où l’on est moins assuré de leur chasteté, et où l’on ne les connaît pas mieux, quoiqu’on soit admis à les voir. À tout prendre, il y a peut-être autant d’époux trompés, dans les pays où les sexes jouissent de la fréquentation la plus libre, que dans les États asiatiques [33].
Montesquieu attribue à la chaleur du climat la polygamie et la réclusion des femmes en Asie ; mais, outre que la plus grande partie du territoire de la Chine est sous un climat très tempéré, les femmes sont plus esclaves à mesure qu’on approche davantage des climats froids. L'empereur de la Chine ne peuple son sérail qu’au moyen des femmes qui lui sont volontairement livrées par leurs propres parents ; tandis que le Khan des Tatars choisit celles qui lui conviennent, et que, suivant le rapport fait à l’ambassadeur anglais, nulle fille ne peut se marier avant qu’il n’ait été examiné par des eunuques si elle est digne du sérail [34]. En Asie, la polygamie, la servitude des femmes et la castration existent donc sous les climats les plus froids comme dans les pays les plus chauds, et partout elles sont suivies des mêmes conséquences. Dans l’empire chinois, comme en Perse et dans tous les pays où la pluralité des femmes a lieu, elle n’est au reste qu’un luxe que se permettent un petit nombre de personnes riches et puissantes, mais que ne connaît pas la masse de la population. Dans les rangs inférieurs de la société, les femmes ne sont point recluses, et elles se livrent à de fort rudes travaux [35].
Suivant Barrow, les Chinois sont le peuple le plus timide et le plus lâche qui soit sur la surface de la terre ; ils remercient le magistrat qui les châtie, et baisent le bambou qui les frappe ; le seul acte de tirer une épée ou de présenter un pistolet suffit pour les faire tomber en convulsion. Il est bien possible, en effet, qu’un peuple auquel tous les arts et toutes les habitudes de la guerre sont étrangers, ne soit pas doué de ce genre de courage si commun parmi les peuples de l’Europe. Nous voyons parmi nous des multitudes d’hommes que l’aspect d’un officier de police, ou la menace d’un magistrat civil, font trembler de tous leurs membres, et qui n’oseraient dire leur pensée en présence de deux témoins. Ces hommes, jugés par les habitants d’un pays libre, seraient les plus lâches et les plus vils des mortels ; mais qu’on les place devant une batterie et que leur chef leur ordonne d’aller se faire tuer, ils y iront. Ces divers genres de lâcheté et de courage, ne sauraient être des productions du climat ; puisqu’on les trouve à la fois sur le même sol. Les Tatars qui gouvernent ne sont pas moins exposés à l’influence du climat que les Chinois qui sont gouvernés ; comment seraient-ils donc moins craintifs ?
Il est difficile d’ailleurs de se persuader que cette lâcheté reprochée à la population de la Chine, soit bien réelle, ou que du moins elle soit générale, lorsque les mêmes voyageurs qui nous en parlent, nous disent qu’on ne doit guère s’attendre que la dynastie tatare se maintienne assez longtemps sur le trône pour se confondre avec les Chinois [36] ; que, malgré les nombreuses armées du gouvernement, il se forme de troupes de voleurs si formidables, qu’ils menacent les villes les plus populeuses [37] ; que, sans raisonner sur le droit de changer leur gouvernement, plusieurs d’entre eux se plaisent à regarder un pareil changement comme propre à améliorer leur condition ; qu’ils sont enclins à prendre part aux révoltes qui se manifestent fréquemment tantôt dans une province et tantôt dans une autre [38] ; que la simple déclaration des droits de l’homme pourrait produire chez eux de la fermentation, parce qu’ils sont susceptibles d’impressions fortes et disposés aux entreprises ; qu’il existe parmi eux des hommes dont les principes ont pour base la haine de la monarchie, et qui ont l’espérance de la renverser [39] ; enfin, lorsque nous voyons que quelques pirates de la même nation, inspirent la terreur dans toutes les provinces méridionales, et y font craindre une insurrection générale [40].
L’inactivité et la paresse étant considérées comme particulières aux climats chauds, on ne sera point étonné que les Chinois, qui habitent pour la plupart un climat tempéré et variable, soient actifs et laborieux [41] ; mais ce qui étonnera sans doute, c’est que l’activité paraît s’accroître à mesure qu’on avance vers la ligne équinoxiale. À Ting-Hai, à moins de trente degrés de l’équateur, l’industrie et l’activité règnent dans toute la ville ; les hommes passent d’un air occupé dans les rues ; personne ne demande l’aumône ; tout le monde, sans exception, paraît se livrer au travail [42]. L’activité des Chinois est la même entre les tropiques : à Macao leur industrie est sans cesse agissante. Il est vrai que les Portugais, qui possèdent cette île à titre de conquérants, y ont apporté cette antipathie du travail commune à tous les possesseurs d’hommes. Quand ils ne peuvent vivre d’impôts, ils vont dans les rues, la tête haute et l’épée au côté, demander noblement l’aumône ; mais c’est la conquête, et non la chaleur du climat, qui a fait d’eux des gentilshommes [43] ; à Manille, où l’on voit des Portugais par milliers, ils sont sans cesse agissants, à côté des paresseux Espagnols [44].
Les colonies hollandaises placées presque sous l’équateur offrent un contraste plus frappant encore. Là, sous la même latitude et sur le même sol, on trouve trois populations différentes : les Hollandais, conquérants et maîtres ; les indigènes, esclaves conquis ou achetés, et des Chinois qui sont venus librement s’y établir, et qui ont la liberté d’abandonner le pays. Les Hollandais, si actifs, si industrieux, si économes dans leur pays natal, ont, dans l’île de Java, toutes les habitudes et tous les vices des conquérants : ils en ont l’oisiveté, l’orgueil, l’insolence, la prodigalité, le luxe et surtout la cruauté. Il n’existe de différence entre eux et une armée de soldats qu’en ce qu’ils ont joint le calcul et l’avidité du commerce aux vices propres à tous les conquérants. Les esclaves et la population asservie sont lâches, indolents, paresseux ; il en faut une multitude pour exécuter ce que ferait une seule personne libre avec facilité [45]. Enfin, cent mille Chinois, qui ne sont ni des vainqueurs, ni des vaincus, et qui n’ont ni l’orgueil des premiers, ni la bassesse des seconds, exécutent tous les travaux. Ces peuples industrieux, suivant Barrow, exercent seuls toutes les professions. Ils cultivent la terre, fournissent les marchés de végétaux, de volaille et de viande ; ils recueillent le riz, le poivre, le café et le sucre nécessaires à la consommation et à l’exportation. Ils font le commerce dans l’intérieur et sur les côtes ; ils servent de courtiers, de facteurs et d’interprètes aux Hollandais et aux naturels. Ils afferment et perçoivent les impôts et les revenus les uns des autres ; en un mot, ils ont le monopole de l’île entière [46]. Le même voyageur dit ailleurs qu’à Batavia les Chinois sont maçons, charpentiers, tailleurs, cordonniers, marchands en détail et courtiers ; qu’ils font tout ce qui exige des soins et de la peine, et que, sans eux, les Hollandais courraient risque de mourir de faim. Ces mêmes Chinois qui se distinguent par leur activité et par leur amour pour le travail, se font remarquer par leurs mœurs paisibles et par leur honnêteté [47].
Les habitants des Célébes, qui vivent sous l’équateur, sont agiles, robustes, industrieux, et ont beaucoup de courage. D’autres peuples situés sous la même latitude et dans les mêmes parages, tels que les Papous, les habitants de Céram et des îles de Mindanao, se distinguent, sinon par leur civilisation, au moins par leur énergie et leur audace [48]. Enfin, les peuples de l’Asie qui habitent le plus près de l’équateur, ceux de la presqu’île de Malaca, en sont aussi les plus courageux et les plus énergiques.
« Ces barbares, dit Raynal, enchérissent sur leurs anciennes mœurs, où le fort se faisait honneur d’attaquer le faible : animés aujourd’hui par une fureur inexplicable de périr ou de tuer, ils vont avec un bateau de trente hommes aborder nos vaisseaux, et quelquefois ils les enlèvent. Sont-ils repoussés, ce n’est pas du moins sans emporter avec eux la consolation de s’être abreuvés de sang. Un peuple à qui la nature a donné cette inflexibilité de courage, peut bien être exterminé, mais non soumis par la force [49]. »
Il est juste d’observer que ces derniers peuples sont classés au nombre de ceux qui appartiennent à l’espèce malaie.
Les voyageurs qui parlent des mœurs domestiques des Chinois, en rendent un compte peu favorable ; mais on ne voit pas bien comment des hommes qui ont été tenus en charte privée, ont pu en juger ; et ils ne sont pas toujours d’accord avec eux-mêmes [50]. On accuse les Chinois de manquer de bonne foi dans leur commerce avec les Européens ; et à cet égard les témoignages sont loin d’être d’accord. Il semble que, dans beaucoup de cas, les voyageurs ont ajouté plus de foi aux rapports qui leur ont été faits, qu’à leur propre expérience.
« Nous eûmes, dit Barrow, des preuves convaincantes et répétées de la sobriété, de l’honnêteté, de l’attention et de la délicatesse de nos équipages et de tous les Chinois qui nous approchaient [51]. » Est-il beaucoup d’étrangers qui puissent faire un tel éloge de la population de Paris ou de Londres ?
Macartney a observé que les Chinois pouvaient se livrer à un travail modéré pendant une plus longue durée de temps que la plupart des Européens des classes inférieures. Il a cherché la cause de ce phénomène, et il a cru la voir dans la supériorité d’éducation et de mœurs des premiers. On leur donne de bonne heure, dit-il, de meilleures et de plus saines habitudes ; ils restent plus longtemps sous la direction de leurs parents. Ils sont pour la plupart sobres ; ils se marient jeunes ; ils sont moins exposés aux tentations du libertinage, et moins sujets à contracter des maladies qui corrompent les sources de la vie [52].
En même temps qu’on accuse la classe générale des marchands de manquer de bonne foi et de probité, on dit qu’il ne faut pas les confondre avec ceux qui traitent avec les Européens à Canton, sous la sanction immédiate du gouvernement, et qui se sont toujours fait remarquer par leur loyauté et leur scrupuleuse exactitude [53].
« Nous avons, à plusieurs égards, dit Georges Dixon, des preuves incontestables de la supériorité de leur police sur tous les pays du monde ; car les subrécargues anglais laissent souvent à Canton, lorsqu’ils en partent pour se rendre à Macao, une somme de cent mille livres sterling au moins, et n’ont d’autre sûreté que le cachet des membres du hong et des mandarins [54].
Cependant, les plaintes que font les négociants européens qui fréquentent le port de Canton, sont trop générales pour qu’elles soient dénuées de fondement : mais est-il bien sûr que, si des négociants chinois venaient traiter dans les principales villes de l’Europe, sans entendre un seul mot de nos langues, et sans connaître aucune de nos habitudes, ils n’auraient pas à former les mêmes plaintes ? Pense-t-on qu’un vaisseau chinois qui viendrait dans les ports de Londres, aurait moins à craindre l’avidité, les ruses, les politesses des individus qui iraient lui offrir leurs services, qu’un vaisseau européen dans les ports de la Chine ? Croit-on, enfin, que le tableau qu’il aurait à faire de la populace qui l’aurait environné pendant son séjour, serait une représentation exacte de la population qu’il n’aurait pas vue ?
Quoi qu’il en soit, il n’est pas ici question de comparer des peuples d’espèce mongole à des peuples d’espèce caucasienne ; il ne s’agit que d’exposer quelles sont les circonstances sous les quelles des peuples qui appartiennent à la même espèce prospèrent le mieux, et quelles sont les positions dans lesquelles certaines passions se développent de préférence à d’autres.
Nous avons vu qu’à mesure qu’on avance du nord vers la ligne équinoxiale, la population de la Chine devient plus active et plus laborieuse ; qu’à Ting-Hai tout le monde, sans exception, paraît se livrer au travail, et que personne n’y demande l’aumône. Nous avons vu également que, dans les îles de l’Asie situées entre les tropiques, les Chinois se distinguent entre toutes les autres nations par leur probité et par la pureté de leurs mœurs, tandis qu’on fait de graves reproches à ceux qui sont plus élevés vers le nord. La raison de ces phénomènes se trouve dans la manière dont les conquérants se sont répandus dans le pays. Le plus grand nombre se trouvent autour de leur chef ; là, par conséquent, l’activité, l’industrie, le respect pour la propriété, sont peu en honneur. Dans les provinces méridionales de la Chine, au contraire, on ne trouve de Tatars que ceux qui remplissent les premiers emplois : ce sont donc les mœurs des hommes du pays qui y dominent : les vices et les préjugés importés du centre de l’Asie peuvent à peine s’y faire sentir.
Les peuples d’espèce mongole, du nord et du nord-est de l’Asie, ont-ils des mœurs plus douces et plus pures que les peuples de même espèce du sud-est ou du sud ? Ont-ils plus de générosité, de franchise et surtout de liberté ? La plus grande partie du nord de l’Asie et de l’Europe, depuis la mer du Kamtchatka jusqu’à la mer Baltique, fait partie de l’empire russe. L’on a déjà vu à quoi se réduisent les vertus et la somme de liberté qui appartiennent à quelques-uns des peuples répandus sur cet immense territoire ; on verra plus loin quelles sont les vertus et la liberté qui existent dans les autres parties de l’empire de Russie. Il resterait à savoir si les Tatars qui ne sont pas encore indépendants sont plus libres et plus vertueux que les Chinois.
« La vie militaire, dit Macartney, est plus faite pour un Tatar que pour un Chinois. L’éducation dure, les mœurs grossières, l’esprit actif, les inclinations vagabondes, les principes relâchés et la conduite irrégulière du Tatar sont plus propres à la guerre que les habitudes calmes, réglées, et les goûts domestiques, moraux et philosophiques des Chinois. La Tatarie semble faite pour produire des guerriers, et la Chine des lettrés [55]. »
[III-33]
Des rapports observés entre les moyens d’existence et l’état social de quelques peuples d’espèce mongole, de l’occident et du centre de l’Asie. — Parallèle entre les mœurs des peuples de cette espèce qui vivent sous un climat froid et les mœurs de ceux qui vivent sous un climat chaud.
La Perse nous présente un phénomène analogue à celui que nous avons observé en Chine : ce sont deux classes d’hommes qui appartiennent originairement à la même espèce, mais qui se sont trouvées dans des positions différentes. D’un côté sont les descendants des hommes qui, les premiers, s’approprièrent le sol en le cultivant ; de l’autre, les descendants des Barbares qui descendirent des montagnes et les subjuguèrent. Les premiers exercent les arts et cultivent la terre ; ceux-là forment la masse de la population. Les seconds, devenus par la conquête possesseurs de la meilleure partie du sol, en absorbent en grande partie les produits. Ceux-ci remplissent les emplois publics, commandent les armées, ou composent la cour du monarque : ce sont les grands. Les caractères physiques de cette partie de la population ont changé par des alliances avec des femmes d’espèce caucasienne ; mais les caractères moraux n’ont pas subi la même altération. Il faut ajouter que les armées auxquelles les grands commandent, sont sans cesse recrutées dans les montagnes du centre de l’Asie, et qu’ainsi la population industrieuse est constamment soumise à des hommes dont le caractère moral ne se forme que dans des contrées froides et stériles. Cette distinction était nécessaire pour faire comprendre la différence qui existe entre les mœurs des diverses classes de la population.
La Perse n’a pas été toujours ce qu’elle est aujourd’hui : plusieurs parties des déserts, qui sont maintenant inhabités, étaient jadis cultivées et renfermaient une population industrieuse. Les guerres que les habitants ont eues à soutenir contre des étrangers ont commencé la ruine de ce pays, et ce sont les soldats d’un lieutenant d’Omar et la religion de Mahomet qui l’ont complétée.
Le gouvernement de la Perse, comme celui de la Turquie, n’a pour principe que la conquête : tous les pouvoirs se trouvent donc concentrés dans les mains du chef de l’armée. Mais comme toute force peut être détruite par une force contraire, les conquérants ont fait intervenir un second pouvoir pour consolider leur possession : ils se sont dits les délégués et les ministres de l’Être suprême. Les Perses n’ont point créé de fictions sur les effets que produit la puissance de leurs princes : loin de supposer que leurs rois ne peuvent faire mal, ils disent, au contraire, qu’ils sont naturellement violents et injustes, et qu’il faut les considérer comme tels. Dans leur langage, se rendre coupable d’injustice et de violence, ou faire le roi, c’est exactement la même chose. S’ils se plaignent devant un magistrat d’un outrage excessif, et s’ils veulent exprimer le plus haut degré d’aggravation, ils disent : Il a fait le roi avec moi [56]. Mais, en même temps qu’ils jugent leurs rois par les faits qui se passent sous leurs yeux, ils admettent, comme point de religion, qu’ils leur doivent une obéissance pleine et entière, et qu’il ne leur est permis de résister que lorsque c’est la religion elle-même qui leur en fait un devoir. À leurs yeux, les ordres du roi sont au-dessus de toutes les lois humaines.
« Ainsi, dit Chardin, le fils doit être le bourreau de son père, ou le père de son fils, lorsque le roi lui commande de le faire mourir ; mais ils tiennent, d’une autre part, que ses ordres sont au-dessous du droit divin [57]. »
Ces maximes ne sont pas des doctrines de convention qu’on récite sans y croire ; elles sont le résultat d’une conviction profonde que les prêtres impriment dans les esprits, parce qu’elles forment la base de leur puissance, et qu’ils n’ont pas à craindre qu’elles soient tournées contre eux. Ayant déclaré les ordres des rois inférieurs à leurs doctrines, ils peuvent, sans aucun danger, les déclarer supérieurs à tout le reste. Parmi les grands, les sages eux-mêmes regardent les rois, non seulement comme les ministres de la justice, mais comme les oracles de la justice divine elle-même. C’est le principe de la fatalité, porté aussi loin qu’il peut s’étendre : ce principe leur donne cette inconcevable résignation aux volontés royales, qu’ils manifestent dans toutes les circonstances. S’il arrive que leur roi les condamne à périr, ils attendent sans murmurer l’arrêt de leur mort ; et quand on le leur apporte, ils aident souvent eux-mêmes à l’exécution [58].
Ayant appris, de la bouche de leurs prêtres, que leurs rois leur ont été donnés par la Divinité, et que la volonté royale n’a rien au-dessus d’elle si ce n’est la volonté divine dont les prêtres sont les interprètes, on ne doit pas être étonné si les grands de Perse s’honorent du titre d’esclaves du roi ; aussi c’est un titre qu’on ne donne qu’aux troupes qu’on veut honorer, et aux gens élevés à la cour ou nés dans les emplois [59]. Le titre de sujet, indiquant un homme conquis, est une qualification ignoble qu’on ne donne qu’aux paysans ou à des gens qui sont même au-dessous d’eux. Mais on dit, un esclave du roi, comme on disait jadis en France, un marquis [60]. Ce titre désigne que celui qui le porte est l’instrument ou l’allié du conquérant. S’ils parlent des bijoux ou des vêtements les plus précieux, ils disent qu’ils sont dignes de la garde-robe des esclaves du roi. S’ils parlent d’un ambassadeur qui a été admis à faire la révérence au monarque, ils disent qu’il a baisé les pieds des esclaves du roi. Enfin, s’ils parlent d’un fait héroïque exécuté par le roi lui-même, ils disent : Les esclaves du roi ont fait une grande action [61]. Rien n’est assez grand pour être digne du roi, et tout est attribué à ses esclaves, c’est-à-dire aux soldats ou aux officiers de son armée [62].
L’éducation des princes correspond aux idées que les prêtres donnent d’eux au reste de la nation. Enfermés avec des femmes et des eunuques, on leur apprend d’abord à lire, à écrire, à tirer de l’arc et à faire quelques ouvrages de la main ; mais ils ne reçoivent d’autre développement intellectuel que celui que leur donnent les prêtres ; et les prêtres ne leur enseignent que ce qui a rapport à la religion ; lire le Coran et savoir l’interpréter dans le sens que les prêtres désirent, c’est à quoi se réduit la science d’un prince. Il peut donc avoir, sur la divinité de sa personne, les mêmes idées que ses sujets, sans qu’il en résulte aucun danger pour le sacerdoce. Ce sont les idées de ses précepteurs qui règnent en lui, et ces idées n’ont rien de commun avec la morale ou avec l’humanité. Les prêtres ne se rendent pas seulement maîtres des princes en formant leur entendement ; ils se rendent maîtres des princesses en devenant leurs maris. Ce sont eux qui les épousent, et les enfants qu’ils ont d’elles ne sont pas moins capables de succéder au trône que les enfants des princes eux-mêmes [63].
On conçoit que, dans un pays où les prêtres sont parvenus à propager de telles maximes, et où les princes reçoivent d’eux une telle éducation, les rois ne sauraient avoir beaucoup de respect ni pour les personnes, ni pour les propriétés [64]. Aussi, le moindre désir du monarque est-il exécuté à l’instant où il se manifeste, sans que nul se permette ni d’en examiner la justice, ni d’en prévoir les conséquences. Si, dans un moment de dépit ou d’impatience, le roi dit, en parlant d’un grand de sa cour, qu’on lui arrache les yeux, l’individu le plus voisin les lui arrache, sans se le faire répéter. S’il dit, en parlant d’un vieillard qui a osé implorer pour un ami la clémence royale, qu’on écorche ce chien, à l’instant ses courtisans l’écorchent ; car en Perse, comme en Russie jusqu’au dernier siècle, il n’y a pas d’autres bourreaux, pour l’exécution des sentences royales, que le monarque et ses courtisans. Faire couper sept ou huit grands en pièces en sa présence ; envoyer leurs femmes et leurs filles dans des maisons de prostitution, après les avoir fait promener sur des ânes dans les rues ; faire arracher les yeux à ses enfants, à ceux de ses sœurs et de ses frères, excepté celui qui doit lui succéder ; confisquer les richesses qui le tentent, sont pour un roi de Perse des actions si familières et si habituelles qu’elles n’excitent pas même la surprise de ses sujets, et ses courtisans n’en sont pas moins avides de grandeur et de pouvoir, que ceux des gouvernements les plus modérés de l’Europe ; ce qui prouve, ce me semble, qu’un peuple peut être assez mal gouverné, même quand les ministres ne sont pas inviolables [65].
En Perse, les femmes des grands ne sont que leurs esclaves ; et comme la polygamie est parmi eux en usage, ils les tiennent dans la réclusion la plus sévère. Les femmes de cette classe de la population sont dépouillées de toute espèce d’autorité, et ne se mêlent pas même des affaires du ménage. Elles ne sont estimées ni pour leur esprit, ni pour leur adresse, ni pour aucun genre d’ouvrage ; elles ne sont considérées, en un mot, qu’en ce qu’elles servent aux plaisirs de leurs maîtres, et à la propagation de l’espèce. Cet abus de la force d’un sexe sur l’autre, et le mépris dont les faibles sont l’objet dans tous les pays où il n’y a point de justice, entraînent les grands à des habitudes et à des actions qu’on peut aisément deviner : des vices contre nature, des violences, des meurtres, des empoisonnements, des avortements, des infanticides [66].
Les grands exercent sur le peuple un pouvoir fort étendu ; mais ils ne peuvent pas cependant exercer sur lui un pouvoir égal à celui qui est exercé sur eux. L’usage des présents qui vont toujours des pauvres aux riches, la vénalité des fonctionnaires et les corvées auxquelles les paysans sont soumis, sont pour la population des charges fort pesantes auxquelles chacun cherche autant qu’il peut à se soustraire.
Lorsqu’un pays a été soumis à un tel régime par une armée conquérante, et que le pouvoir sacerdotal est venu prêter son autorité au pouvoir militaire, il est aisé de prévoir les mœurs qui doivent en être la conséquence. Faut-il attendre que les grands auront de la franchise et de l’élévation de caractère, devant un prince qui n’a qu’à faire un signe pour leur faire arracher les yeux ou pour les faire écorcher vivants ? Faut-il penser qu’en se voyant à tout instant à la veille d’être dépouillés de leur fortune, ils en seront fort économes, et s’imposeront des privations pour la transmettre à leurs enfants ? Faut-il penser qu’étant sans cesse exposés à l’injustice et à l’oppression, ils ne seront pas à leur tour injustes et oppresseurs, quand ils croiront pouvoir l’être impunément ? Faut-il espérer, enfin, que des femmes exposées continuellement au mépris et à la violence, et n’ayant aucun moyen de défense honorable, n’auront pas recours à la ruse, à la perfidie, pour adoucir leur captivité ou pour s’en venger ?
Si des hautes classes de la société on passe aux classes inférieures, pense-t-on que les mêmes causes n’y produiront pas les mêmes effets ? Que des hommes seront très confiants, s’ils n’ont aucune voie légale de se faire rendre justice quand ils sont trompés ? Qu’ils seront très laborieux, s’ils n’ont aucune certitude d’être payés de leurs peines, ou s’ils sont sans cessé exposés à s’en voir ravir le fruit ? Qu’ils seront très véridiques, si la vérité les expose à des châtiments arbitraires ? Qu’ils n’auront jamais recours à la ruse, s’ils n’ont que ce moyen d’échapper à la violence ? En Perse, les grands, suivant Chardin, sont flatteurs, fourbes, rampants, avides, imprévoyants, prodigués, paresseux. Il serait bien étonnant que cela ne fût pas ; ils ont cela de commun avec tous les esclaves ; et ceux des pays froids ne sont pas différents de ceux des pays chauds.
Cependant, quel que soit l’état actuel de la population de la Perse, il ne faut pas croire qu’elle soit plus esclave et plus vicieuse que celle de l’Asie septentrionale, ou même que celle de quelques pays du nord de l’Europe. Les paysans ne sont point attachés à la glèbe ; s’ils cultivent, comme ailleurs, un sol dont ils n’ont pas la propriété, ils ne le cultivent du moins qu’en vertu de conventions qu’ils ont librement faites ; quelquefois, ils ont la moitié des produits, souvent même les trois quarts, selon la nature du sol. Les terres du roi sont également cultivées par des fermiers qui les ont prises volontairement, qui ont une part plus ou moins considérable des fruits, et qui peuvent les abandonner quand le terme de leur bail est expiré. On ne voit point en Perse, comme dans le nord de l’Asie et même de l’Europe, un prince donner des milliers de paysans à ses courtisans, comme il leur donnerait des troupeaux. Quoique soumis à certaines corvées, semblables à celles qui ont existé dans toutes les contrées de l’Europe, les paysans de Perse vivent assez à leur aise.
« Je puis assurer, dit Chardin, qu’il y en a d’incomparablement plus misérables dans les plus fertiles pays de l’Europe. J’ai vu partout des paysannes persanes avec des carcans d’argent, et de gros anneaux d’argent aux mains et aux pieds, avec des chaînes qui leur pendent du cou sur le nombril, où sont passées tout le long des pièces d’argent, et quelquefois des pièces d’or. On voit de même des enfants parés avec des colliers de corail au cou. Ils sont bien fournis de vaisselle et de meubles ; mais, en échange de ces aises, ils sont exposés aux injures et quelquefois à des coups de bâton de la part des gens du roi et des vizirs, quand on ne leur donne pas assez tôt ce qu’ils demandent, ce qui s’entend des hommes seulement ; car, pour les femmes et les filles, on a des égards pour elles partout dans l’Orient, et il n’arrive jamais qu’on mette la main dessus [67]. »
Les domestiques qui servent dans les maisons des grands ne sont point esclaves comme ils le sont dans le nord de l’Asie et de l’Europe, et ils reçoivent des gages très élevés [68]. Les artisans ne sont pas non plus des esclaves ; ils travaillent ou se reposent quand cela leur convient, et mettent à leur travail le prix qu’il leur plaît [69].
Les Perses ne sont intolérants, ni envers les étrangers, ni envers ceux qui ne professent pas leur religion ; ils sont, au contraire, très hospitaliers ; ils accueillent et protègent les étrangers ; ils tolèrent même les religions qui leur paraissent abominables [70]. Enfin, ils ne se sont jamais avisés de mettre des entraves à la liberté de changer de lieu ; chez eux, chacun peut aller où bon lui semble, sortir du royaume ou y rentrer, sans que personne s’avise de lui demander un passeport [71]. Ils ne croient pas que leur gouvernement puisse leur demander compte de chacun de leurs mouvements, marquer chaque personne d’un signe particulier, et dénoncer, comme suspect ou même comme malfaiteur, tout individu qui ne sera pas revêtu du signe. Il n’y a que les hommes libres des climats froids et des climats tempérés de l’Europe, qui portent sur eux cette marque irrécusable de leur liberté.
[III-45]
Les mœurs générales de la masse de la population, sont de beaucoup supérieures à celles qui existaient au dix-septième siècle dans les États les plus civilisés de l’Europe.
« J’attribue la police que l’on tient dans les exécutions en Europe, dit Chardin, à la grande quantité de scélérats qui s’y trouvent ; comme, au contraire, le peu de régularité qu’on observe en Orient dans le jugement et dans l’exécution des criminels, aux mœurs de ce pays-là, qu’on peut dire humaines. En effet, l’on est si dépravé chez nous, que si l’on ne traitait pas les coupables plus rudement qu’en Perse, les villes et la campagne deviendraient autant de coupe-gorges où, comme en Mingrelie, chacun, par la crainte qu’il a de son voisin, serait obligé de coucher demi-vêtu, et son épée entre ses bras. On n’entend parler presque jamais en Perse, d’enfoncer les maisons, d’y entrer à vive force, et d’y égorger le monde. On ne sait ce que c’est qu’assassinat, que duel, que rencontre, que poison. Dans tout le temps que j’ai été en Perse, où j’ai fait tout mon séjour à la ville capitale, ou à la suite de la cour, ou bien en d’autres grandes villes, je n’ai vu exécuter qu’un seul homme, de manière qu’à celui-là près, tout ce que je puis rapporter des supplices de ce pays-là n’est que par ouï dire [72].
Il est vrai que la polygamie n’est prohibée à aucune classe de la société, et elle est pour les individus des deux sexes qui la pratiquent ou qui y sont soumis, une source de vices, de crimes et de malheurs ; mais les hommes qui appartiennent à la grande masse de la population n’ont en général qu’une femme ; les uns par raison, les autres, par nécessité. Dans les rangs ordinaires de la société, et chez les paysans, les femmes sont traitées avec douceur et ne sont exposées à aucun mauvais traitement, même de la part des grands et des employés du gouvernement ; ainsi, la partie la plus considérable de la population est exempte des vices qu’engendre la pluralité des femmes.
Au nord de la Perse existent des peuples qui, par l’élévation du sol encore plus que par le degré de latitude sous lequel ils se trouvent placés, vivent sous un climat comparativement froid. Or, ces peuples ont-ils plus d’activité, de courage, d’industrie, de mœurs que les peuples placés sous une latitude moins élevée ? Tout au contraire : ce sont les peuples les plus paresseux, les plus pauvres, les plus sales et les plus vicieux de ces pays. Chardin vit en Perse une ambassade de ces peuples ; et on lui raconta, dit-il, des choses prodigieuses de la disette de leur pays, et de leurs vilaines mœurs. L’ambassadeur et sa suite étaient des gens de mauvaise mine, mal vêtus et ayant l’air de brigands. Ils se tenaient si salement dans le palais où on les avait mis, ajoute-t-il, que cela n’est pas croyable ; à la réserve de la chambre de l’ambassadeur, tout était plein d’ordures et faisait mal au cœur [73].
Chardin, frappé du contraste que lui offrait la Perse antique, et la Perse sous le règne des soldats et des prêtres musulmans, a cherché à se rendre compte des causes de cette différence.
« J’ai fait cent fois réflexion, dit-il, sur un si étrange changement, et il m’est venu en pensée que cela venait premièrement de ce que les anciens habitants de la Perse étaient robustes, laborieux, et appliqués ; au lieu que les nouveaux habitants sont fainéants, voluptueux et spéculatifs ; secondement, de ce que les premiers se faisaient une religion de l’agriculture, et qu’ils croyaient que c’était servir Dieu que de labourer ; au lieu que les derniers ont des principes qui les portent au mépris de l’activité, qui les jettent dans la volupté, et qui les éloignent du travail [74]. »
Mais comment ce changement s’est-il opéré ? Pourquoi les Persans ont-ils cessé d’être robustes, laborieux, appliqués ? Pourquoi ont-ils cessé de se faire une religion de l’agriculture, et de croire qu’ils servaient Dieu en labourant la terre ? Pourquoi sont-ils devenus fainéants, spéculatifs, voluptueux ? Pourquoi ont-ils adopté des principes qui les portent au mépris de l’activité, qui les éloignent du travail et les jettent dans la volupté ? C’est parce que des peuples barbares ont importé chez eux leurs préjugés et leurs vices, et que les populations les plus actives et les plus laborieuses deviennent oisives et paresseuses, quand elles perdent la certitude de jouir du fruit de leurs travaux.
Il faut mettre au nombre des principales causes de la ruine de la Perse, les ravages commis par ses propres armées pour prévenir ou pour arrêter les invasions des armées étrangères. Montesquieu a attribué ces ravages à un esprit de système commun à tous les gouvernements despotiques ; on pourrait peut-être donner de ce phénomène une explication plus naturelle. Les armées de ce pays sont composées en grande partie des Tatars qui habitent au nord de la Perse, et l’on connaît l’horreur qu’ont ces peuples pour la culture et pour les villes. En transformant le pays cultivé en désert, les uns peuvent s’imaginer qu’ils accroissent l’étendue de leurs possessions ; les autres peuvent croire qu’ils retournent à leur état primitif. Comment les descendants des Tatars qui dominaient en Perse, ne seraient-ils pas flattés à l’idée de voir des pays fertiles se convertir en déserts, quand chez des peuples moins barbares, il se trouve des hommes qui éprouvent le désir de voir les campagnes se convertir en forêts et se couvrir de bêtes fauves ? Chaque race d’hommes semble avoir une tendance irrésistible à retourner à l’état d’où elle est partie ; et tout ce qui tend à l’en éloigner est pour elle un objet d’antipathie.
[III-49]
Des rapports observés entre les moyens d’existence et l’état social des peuples d’espèce caucasienne du sud-est de l’Asie. — Constitution d’un peuple nomade. — Parallèle entre les mœurs de ces peuples et les mœurs de peuples de même espèce, qui sont plus rapprochés du Nord.
En comparant les peuples d’espèce mongole qui habitent les contrées les plus élevées ou les plus froides de l’Asie, aux peuples de même espèce qui habitent les contrées tempérées ou chaudes, nous n’avons trouvé chez les premiers ni plus de vertus, ni moins de vices que chez les seconds. Nous avons vu, au contraire, que, suivant le rapport des voyageurs, les peuples des pays chauds ou tempérés sont moins vicieux, moins esclaves et moins barbares que les peuples des pays froids. De là on peut conclure, sans doute, que l’influence des climats sur les peuples de race mongole n’est pas telle que de savants philosophes l’ont pensé. Mais les faits relatifs aux peuples de cette espèce, pourraient ne rien prouver pour des peuples d’une espèce différente. Si plusieurs personnes ont pensé que la chaleur des tropiques produisait sur les Européens des effets qu’elle ne produit pas sur les noirs, et si elles se sont même fondées sur cela pour justifier la traite et l’esclavage, ne pourrait-on pas dire aussi [III-50] que la chaleur du climat produit sur les peuples d’espèce caucasienne des effets contraires à ceux qu’elle produit sur les peuples d’espèce mongole ? On pourrait même, pour établir ce système, se fonder sur les faits précédemment rapportés relativement aux Européens établis au sud de l’Asie ; là, nous avons vu, en effet, les peuples d’origine européenne perdre toute leur activité et la plupart de leurs qualités morales, à côté des actifs et honnêtes Chinois.
Les Arabes appartiennent à la même espèce que nous, et ils vivent sous un climat que nous pouvons dire brûlant, si nous le comparons à celui sous lequel vivent les peuples du nord de l’Europe. Plusieurs circonstances concourent à rendre très chaud le climat de l’Arabie : la latitude sous laquelle ce pays est situé, le peu d’élévation à laquelle il est placé au-dessus du niveau de la mer, un sol presque entièrement privé d’eau et dépouillé d’arbres, et surtout la position qu’il occupe entre les parties les plus ardentes de l’Asie et de l'Afrique. Si la chaleur du climat produit les effets physiques et moraux qu’on lui attribue, dans aucun pays ces effets ne doivent se montrer d’une manière plus évidente que chez les Arabes.
Les Perses, les Indous, les Chinois, ont plusieurs fois passé sous le joug des conquérants, et leurs mœurs se sont plus ou moins altérées. Les mœurs des Européens qui se sont établis dans les îles du sud de l’Asie, ont également été altérées par l’esprit de conquête et par l’asservissement et les mœurs des indigènes. Mais les Arabes, qui ne sont pas sortis de leur pays, ne se sont jamais mêlés à d’autres peuples ; jamais jusqu’à ces derniers temps les Bédouins n’ont été subjugués. Les voyageurs qui, les derniers, les ont visités, les ont trouvés tels que furent leurs ancêtres dans les temps les plus reculés. Rien, chez eux, n’avait troublé l’influence des lieux et du climat ; ils avaient les mêmes usages, les mêmes mœurs, le même langage et les mêmes préjugés qui existaient il y a près de trois mille ans [75].
Pour juger des mœurs des peuples arabes, il faut diviser ces peuples en trois classes, et les considérer séparément : ceux qui se sont adonnés à la culture et qui, étant voisins de l’empire des Turcs, ont été anciennement asservis par eux ; ceux qui sont restés errants dans les déserts, qui n’ont jamais abandonné la vie pastorale, et qu’on désigne sous le nom de Bédouins ; et ceux qui ont adopté la vie agricole, et qui habitent au centre et à l’extrémité australe de l’Arabie [76].
Les premiers, qui occupent une partie du sol de l’Afrique, et qui depuis longtemps sont soumis au gouvernement turc, ont pris les mœurs de tous les peuples asservis à la puissance ottomane ; ils ont perdu, dit Savary, la bonne foi et la droiture qui caractérisent leur nation ; ils ont pris tous les vices qui sont propres aux esclaves [77]. Ce n’est pas d’eux qu’il est ici question : j’exposerai leurs mœurs en parlant des peuples qui habitent la partie septentrionale de l’Afrique.
Les Bédouins se divisent en plusieurs tribus, et chaque tribu est composée de deux classes de personnes : les unes sont nobles, les autres ne le sont point. Les premières se désignent toutes sous le nom schecks ; ce ne sont, à proprement parler, que des chefs dont les familles se sont extrêmement multipliées. La noblesse arabe est héréditaire, et ne peut se transmettre autrement que par le sang : les califes eux-mêmes n’ont jamais eu la puissance de transformer en scheck un homme né dans les rangs inférieurs [78].
Chaque scheck est le gouverneur de sa famille et de ses domestiques ; s’il se juge trop faible, il s’unit à d’autres schecks, et ils nomment entre eux un chef commun qui dirige la tribu. Ce chef est toujours pris dans la même famille, dont tous les membres sont également éligibles, à quelque degré qu’ils soient les uns des autres. Les chefs des tribus se réunissent à leur tour pour nommer un chef général : c’est le grand scheck, ou scheck des schecks [79]. Ce chef général est également pris dans la même famille ; mais comme les familles se composent d’un grand nombre de membres, les électeurs ont beaucoup de latitude dans les élections [80]. Les schecks sont tellement nombreux, et exercent une telle influence, qu’ils paraissent former exclusivement la nation [81].
Suivant Volney, le gouvernement de cette société est tout à la fois républicain, aristocratique et même despotique, sans être décidément aucun de ces états. Il est républicain, puisque le peuple y a une influence première dans toutes les affaires, et que rien ne se fait sans un consentement de la majorité. Il est aristocratique, puisque la famille des schecks a quelques-unes des prérogatives que la force donne partout. Enfin, il est despotique, puisque le scheck principal a un pouvoir indéfini et presque absolu [82].
Dans chaque tribu l’autorité du chef est limitée par les mœurs ou les coutumes, par l’usage des élections, et surtout par la faculté qu’a chaque scheck d’abandonner avec sa famille la tribu à laquelle il est lié, et d’aller se joindre à une tribu différente. Cette faculté suffit quelquefois pour réduire à une extrême faiblesse ou même pour dissoudre entièrement une tribu puissante dont le chef a mécontenté les membres, et pour élever à une grande puissance une tribu faible dont le chef se conduit avec sagesse et modération. Il résulte de là que, dans chaque tribu, le scheck qui commande est plutôt le compagnon que le supérieur des schecks qui l’ont élu ; que les chefs des tribus se considèrent comme les égaux du grand scheck, et que tous sont également animés d’un esprit de liberté et d’indépendance. On ne paie au grand scheck qu’une contribution très légère ; souvent même on ne lui paie rien [83].
Les nobles arabes sont pasteurs et militaires, et ils ne dédaignent aucune fonction domestique : tel scheck qui commande à cinq cents chevaux, selle et bride lui-même le sien ; il lui donne l’orge et la paille hachée. Dans sa tente, c’est sa femme qui fait le café, qui bat la pâte, qui fait cuire la viande ; ses filles et ses parentes lavent le linge, et vont, la cruche sur la tête et le voile sur le visage, puiser l’eau à la fontaine. C’est précisément, dit Volney, l’état dépeint par Homère, et par la Genèse dans l’histoire d’Abraham ; mais il faut avouer qu’on a de la peine à s’en faire une juste idée, quand on ne l’a pas vu de ses propres yeux [84]. J’exposerai, dans le livre suivant, les causes de cette invariabilité de mœurs.
Les femmes ne sont esclaves dans aucune partie de l’Arabie, à moins qu’elles ne soient achetées de nations étrangères, et même, dans ce cas, elles sont traitées avec beaucoup de douceur. La polygamie n’y est cependant pas hors d’usage ; mais elle y est très rarement pratiquée, et seulement par quelques riches voluptueux [85]. Les individus les plus pauvres qui ont des filles d’une grande beauté, les donnent quelquefois à des hommes riches pour recevoir d’eux des présents considérables ; mais les hommes qui possèdent quelque fortune assurent au contraire une dot aux leurs [86]. Les femmes, en se mariant, conservent souvent l’administration de leurs biens ; et si elles sont riches, elles tiennent quelquefois, par ce moyen, leurs maris sous leur dépendance. Un mari peut répudier sa femme ; mais il ne le peut sans se déshonorer, à moins qu’il n’en ait de justes causes ; il est très rare que les hommes fassent usage de cette faculté. De son côté, une femme peut répudier son mari, si elle a des raisons de se plaindre de lui [87]. Les femmes occupent la partie écartée de la maison ; mais leurs appartements sont plus ornés et plus recherchés que ceux des hommes. Elles ont paru à Niebuhr aussi libres et aussi heureuses que peuvent l’être les Européennes, et il n’a pas jugé que leurs mœurs fussent moins pures [88].
Les Arabes achètent des esclaves des nations étrangères ; mais le sort de ces esclaves n’est pas différent de celui des domestiques chez les autres nations ; souvent même il est préférable, puisque ceux qui montrent de l’intelligence sont traités et élevés comme les enfants de la famille [89]. Les Bédouins qui ont subjugué des Arabes cultivateurs les ont soumis à un tribut : très pauvres eux-mêmes, ils ne laissent pas à ceux qu’ils ont subjugués le moyen de s’enrichir ; mais ils ne les traitent pas non plus en esclaves. Les paysans arabes assujettis aux schecks ne sont pas serfs de la glèbe comme les paysans russes ; s’ils trouvent leurs maîtres trop exigeants, ils ont la liberté de se retirer dans le lieu qu’ils jugent convenable, et d’adopter un autre genre d’industrie [90].
Les schecks qui ont conservé leur indépendance, sont très fiers de leur naissance : l’orgueil de famille est chez eux très exalté, surtout parmi ceux dont la famille a toujours fourni des chefs à leur tribu. Mais cet orgueil ne se manifeste qu’à l’égard des Arabes qui n’ont pas su défendre leur indépendance ; à leurs yeux, tout homme tributaire, cultivateur ou autre, est un homme avili, avec lequel ils ne voudraient pas s’allier [91]. Dans les relations que les personnes de la même tribu ont les unes avec les autres, il règne, dit Volney, une bonne foi, un désintéressement, une générosité qui feraient honneur aux hommes les plus civilisés [92].
Les Bédouins paraissent n’avoir jamais établi de magistrats pour la répression des injures individuelles ; chacun est donc obligé de pourvoir à sa propre sûreté et à celle des membres de sa famille. Il est résulté de là, chez les nobles, une délicatesse excessive sur le point d’honneur, et un esprit de vengeance qui est toujours porté à l’excès. Le meurtre est généralement puni par la mort du meurtrier ou de quelqu’un des principaux membres de sa famille ; c’est au plus proche parent du mort qu’est dévolu le devoir de le venger. Dans quelques tribus, les parents du défunt acceptent quelquefois une compensation en argent ; dans d’autres, toute composition est considérée comme honteuse. Cet esprit de vengeance se transmet souvent de père en fils, et ne finit que par l’extinction de l’une des deux familles. Il est le même chez les peuples cultivateurs que chez les pasteurs [93].
Les Bédouins ont deux espèces de propriétés : ils ont leurs troupeaux, leurs tentes, leurs meubles ; ce sont les propriétés privées. Ils ont de plus des pâturages, qui sont la propriété commune de chaque tribu. Quoique nomades, les Arabes ne sont pas étrangers à la propriété des terres : les pâturages ne sont pas divisés par individus ou par familles, mais ils le sont par tribus. Chacune d’elles possède une partie du désert qu’elle parcourt successivement, mais dont elle ne peut dépasser les limites sans empiéter sur le territoire d’une autre et sans s’exposer par conséquent à la guerre. Chaque tribu se considère comme souveraine sur son territoire, et ne se croit pas moins fondée à percevoir un droit de passage sur les voyageurs et les marchandises qui le traversent, que les princes d’Europe qui établissent sur les frontières de leurs États des lignes de douanes [94].
Il n’existe peut-être aucun peuple qui soit plus sobre que les Bédouins et qui vive de si peu. Six ou sept dattes trempées dans du beurre fondu, quelque peu de lait doux ou caillé, suffisent à la journée d’un homme. Il se croit heureux, s’il y joint quelques pincées de farine grossière ou une boulette de riz. Cependant quelle que soit leur sobriété, ils manquent souvent du nécessaire : ils mangent alors des rats, des lézards, des serpents grillés sur des broussailles, et surtout, des sauterelles. C’est à cette abstinence continuelle qu’il faut attribuer leur constitution délicate et leur corps petit et maigre, plutôt agile que vigoureux. La chair est réservée aux plus grands jours de fête ; ce n’est que pour un mariage ou une mort que l’on tue un chevreau ; les schecks riches et généreux peuvent seuls se permettre d’égorger de jeunes chameaux et de manger du riz cuit avec de la viande [95].
[III-60]
La vie vagabonde de ces Arabes, leur état habituel de détresse, et la nature de leurs propriétés, ont en grande partie déterminé leurs relations avec les étrangers. Accoutumés à vivre de fruits et de laitage, ils n’ont rien de ces mœurs cruelles que l’habitude de verser le sang donne aux peuples chasseurs. Leurs mains ne se sont point accoutumées au meurtre, ni leurs oreilles à la douleur ; ils ont conservé un cœur humain et sensible [96]. Ils ne sont donc pas ennemis des étrangers ; ils sont au contraire très hospitaliers à leur égard ; leur hospitalité ne se borne pas aux personnes qui partagent leurs croyances ou qui parlent leur langage ; elle est la même pour les chrétiens que pour les musulmans ; elle est une vertu commune à toutes les classes, depuis les plus pauvres jusqu’aux plus riches [97].
« Quand les Arabes sont à leur table, dit Niebuhr, ils invitent à manger avec eux ceux qui surviennent, qu’ils soient chrétiens ou mahométans, grands ou petits. Dans les caravanes, j’ai souvent vu avec plaisir qu’un muletier pressait les passants de partager son repas avec lui, et quoique la plupart s’en excusassent poliment, il donnait d’un air content de son peu de pain et des dattes qu’il avait à ceux qui voulaient les accepter ; et je ne fus pas peu surpris lorsque je vis en Turquie que de riches Turcs se retiraient dans un coin, pour n’être pas obligés d’inviter ceux qui pourraient les trouver à table [98]. »
Les Bédouins ne se bornent pas à partager le peu qu’ils ont d’aliments avec l’étranger qui leur demande l’hospitalité : ils le protègent contre toute insulte, quelque dangereuse que la protection puisse être pour eux. La tente d’un Bédouin est pour tout étranger qui y cherche un refuge, un asile inviolable, cet étranger fût-il son ennemi ; ce serait une lâcheté, une honte éternelle de satisfaire même une juste vengeance aux dépens de l’hospitalité. La puissance du Sultan, dit Volney, ne serait pas capable de retirer un réfugié d’une tribu, à moins de l’exterminer tout entière ; ce Bédouin, si avide hors de son camp, n’y a pas remis le pied, qu’il devient libéral et généreux [99].
Les Arabes, partageant avec les étrangers qui se présentent chez eux, ce qu’ils ont de subsistances, usent, chez les personnes qui les reçoivent, de la même liberté qu’ils donnent chez eux : ils s’attendent naturellement à être traités comme ils traitent eux-mêmes les autres : ce qui a fait dire qu’il faut les éviter comme amis et comme ennemis [100].
[III-62]
Il y a parmi les Bédouins des hommes qui rançonnent les étrangers qu’ils surprennent sur leur territoire ; mais, suivant Niebuhr, ces hommes sont les voleurs les plus civilisés du monde ; ils maltraitent rarement les personnes qu’ils pillent, à moins qu’elles ne fassent résistance ; ils se montrent hospitaliers même à leur égard ; ils leur rendent souvent une partie de ce qu’ils leur ont pris ; ils les accompagnent dans leur voyage, de peur qu’elles ne périssent dans le désert ; ils prennent soin d’elles, si, dans l’attaque, ils les ont blessées, ou s’ils les voient atteintes de quelque maladie. Souvent, les officiers turcs sont la cause des attaques des Arabes ; s’inquiétant peu de ce qui arrivera à ceux qui viendront après eux, ils mettent leur gloire à faire passer les caravanes sans payer ; et celles qui suivent, sont ensuite traitées en ennemies [101]. Les Bédouins pillent, quand ils le peuvent, les peuples avec lesquels ils sont en guerre ; mais ils ne sont ni si avides, ni si cruels que les corsaires européens ; la principale différence qui existe entre les uns et les autres, c’est que les premiers vont en course sur les mers, et les autres dans le désert.
[III-63]
Les Arabes cultivateurs, sur lesquels le joug des Turcs ne s’est point appesanti, ressemblent, sous beaucoup de rapports, aux Bédouins : comme ceux-ci, ils sont divisés en deux classes ; mais celle des schecks paraît renfermer une partie de la population encore plus considérable. On donne ce titre aux professeurs d’une académie, à certaines personnes employées dans les mosquées ou même dans les écoles inférieures, aux descendants des individus considérés comme des saints, aux magistrats des villes, à ceux des villages, et même aux chefs des Juifs [102].
Les hommes qui cultivent la terre ne sont point esclaves : le gouvernement perçoit sur les produits un impôt qui paraît peu considérable, lorsqu’on le compare à ceux que paient les Européens, et qu’on observe qu’il est le seul qui existe. Cet impôt est de dix pour cent du produit, pour les terres qui sont naturellement arrosées, et de cinq pour cent seulement du produit de celles qui ont besoin d’un arrosement artificiel. Les marchandises ne sont soumises à aucun droit de fabrication d’entrée ou de sortie [103].
Dans chaque ville et même dans chaque village, il y a un magistrat chargé de rendre la justice ; il est élu par les schecks ou principaux habitants ; il est payé par le gouvernement et ne peut rien recevoir des parties [104].
Les femmes sont entièrement libres ; on ne les marie que de leur consentement, et quoique la polygamie ne soit pas interdite, une femme, en se mariant, peut stipuler que son mari ne pourra ni en épouser une seconde, ni fréquenter ses esclaves. Les filles succèdent à leurs parents comme les garçons, mais elles ont une part un peu moins considérable. Une femme prend le quart des biens que son mari laisse en mourant, s’il n’a point d’enfants, et le huitième s’il a des enfants. Les femmes ne sont point recluses ; elles se couvrent seulement d’un voile, lorsqu’elles sortent [105].
Les étrangers, même lorsqu’ils ne professent pas la religion musulmane, sont traités par les Arabes cultivateurs avec autant de politesse que le seraient des musulmans dans les pays les plus civilisés de l’Europe ; ils sont même reçus par eux avec beaucoup moins de méfiance. Toute personne peut librement voyager dans leurs pays sans passeports, sans permission, et sans qu’aucun officier de police vienne s’enquérir ni d’où il vient, ni où il va, ni ce qu’il se propose. Nul ne s’avise de visiter son bagage ou de lui faire payer un droit d’entrée. Un étranger voyage, en un mot, dans ce pays beaucoup plus librement et avec autant de sûreté que dans aucun pays de l’Europe [106].
Dans aucune partie de l’Arabie, aucun voyageur n’a observé ces mœurs atroces, ni cette multitude de vices honteux que nous avons remarqués chez les grands de Perse ou chez les peuples qui habitent au nord de l’Asie, et que nous retrouverons chez des peuples de même race établis au nord de l’Afrique. C’est, au contraire, en parlant des cultivateurs indépendants que Savary a dit :
« Ces Arabes sont les meilleurs peuples de la terre ; ils ignorent les vices des nations policées : incapables de déguisement, ils ne connaissent ni la fourbe, ni le mensonge. Fiers et généreux, ils repoussent une insulte à main armée, et ne se vengent point par la trahison. L’hospitalité est sacrée parmi eux ; leurs maisons et leurs tentes sont ouvertes à tous les voyageurs, de quelque religion qu’ils soient [107]. »
La culture coûte en Arabie beaucoup de peines et de soins : les terres ont besoin d’être arrosées avec exactitude ; dans la partie montueuse de l’Yémen, les champs sont souvent en terrasses, et, dans la saison pluvieuse, on y conduit l’eau par des canaux du haut des montagnes ; dans la plaine, les habitants entourent leurs champs de digues pour y faire séjourner les eaux pendant quelque temps ; ils retiennent aussi par des digues celles qui descendent des montagnes, afin de s’en servir au besoin ; ainsi, quelle que soit la chaleur du climat, les habitants sont actifs et laborieux. Les arts ont cependant fait peu de progrès dans les villes ; j’en exposerai ailleurs les principales causes [108].
Les nombreuses hordes qui habitent sur les montagnes ou dans les gorges du Caucase appartiennent à la même espèce d’hommes que les Arabes ; mais le climat sous lequel la plupart d’entre elles sont placées, est très froid, surtout si on le compare à celui sous lequel vivent les Arabes. Celles même d’entre ces hordes qui occupent les gorges les plus profondes des montagnes, sont loin d’éprouver une chaleur égale à celle qui se fait sentir sur les côtes du sud de l’Arabie, puisque entre les deux pays il y a une différence de plus de trente degrés de latitude. Il n’existe cependant aucune supériorité morale, en faveur des hommes qui habitent le climat le plus froid ou le plus tempéré, sur ceux qui habitent sous un climat brûlant.
[III-67]
Chez la plupart des tribus du Caucase, la population se divise en deux classes : l’une de maîtres ou de nobles, l’autre de serfs qui cultivent le sol. Les premiers traitent les seconds comme du bétail : ils s’emparent du fruit de leurs travaux ; ils les vendent où les échangent, selon qu’ils jugent que cela convient à leurs intérêts. Le commerce de créatures humaines qui se fait dans ces contrées n’est pas moins actif que celui qui existe sur les côtes de Guinée. Souvent un noble, au lieu de vendre le cultivateur, lui enlève ses enfants, et les livre à des marchands d’esclaves, qui vont les revendre ailleurs.
Les relations qui ont lieu entre le mari et la femme, entre les parents et leurs enfants, sont analogues à celles qui existent entre un maître et ses esclaves. Un père vend son fils ou sa fille, un frère vend sa sœur, quand ils trouvent des marchands qui leur en donnent un bon prix. Les plus forts ou les plus subtils s’emparent des plus faibles, de leurs femmes ou de leurs enfants, et vont les vendre à des marchands de Constantinople. Ce genre de commerce occupe sur la mer Noire une partie de la marine turque.
Chacun étant le juge et le vengeur de ses propres injures, les offenses donnent naissance à des vengeances qui ne s’apaisent que par le sang, et qui exigent quelquefois l’extermination de la famille de l’offenseur. Ces hommes sont donc méfiants et craintifs : ils ne marchent qu’armés, et ne s’endorment qu’après avoir placé leur poignard sous leur oreiller. Le vol ou le brigandage est leur métier favori. Leurs femmes ont toutes les vices compatibles avec leur sexe.
En voyant le nom de nobles ou même de prince donné à la classe dominante de la population, il ne faut pas se figurer que cette classe possède de grandes richesses ; qu’elle porte des vêtements somptueux et habite dans des palais. Chez quelques-unes de ces hordes, les grands vont les pieds nus ou enveloppés de peaux, portent un grand bonnet de feutre, des habits et une chemise sales, mangent avec leurs doigts, et logent dans des huttes qui sont à moitié formées sous terre et qui ne reçoivent la lumière que par une porte, laquelle sert, en même temps, de passage aux habitants et à la fumée. Cet excès de misère n’exclut point l’orgueil aristocratique.
Ces hordes sont continuellement en guerre les unes contre les autres, et elles la font avec la même animosité que tous les peuples sauvages : elles pillent, brûlent ou massacrent tout ce qu’elles rencontrent sur leur passage. De tous les peuples de cette espèce qui habitent l’Asie, ce sont incontestablement les plus barbares.
Il y a quelques variations dans les mœurs des différentes hordes qui habitent le Caucase ; mais on observe qu’à mesure qu’on s'élève dans les montagnes, les habitants sont plus grossiers ou plus barbares. Quelques-uns errent dans les forêts, et joignent les vices que nous avons observés chez les sauvages, aux vices des brigands qui existent quelquefois chez des peuples civilisés [109].
[III-70]
Des rapports entre les moyens d’existence et l’organisation sociale de quelques peuples d’espèce caucasienne de la partie orientale de l’Afrique. — Du genre d’inégalité qui existe chez ces peuples. — Des mœurs qui déterminent leur état social, et de celles qui en sont des conséquences. — Des mœurs de quelques peuples nègres.
Les peuples qui habitent sur les côtes orientales et septentrionales de l’Afrique, ou pour mieux dire, sur la lisière de ce continent, depuis les montagnes où le Nil prend sa source, entre le huitième et le dixième degré de latitude nord, jusqu’à l’extrémité du royaume du Maroc ou au commencement du désert de Sahara, sont généralement classés parmi les peuples qui appartiennent à l’espèce caucasienne, ou sont considérés comme en étant des variétés. Ces peuples ne nous sont pas tous également bien connus ; il en est quelques-uns qui ont à peine été visités ; mais le peu que nous savons de ceux-ci suffit pour nous faire juger qu’ils diffèrent peu des peuples que nous connaissons mieux, et qui sont placés dans des circonstances analogues.
J’ai fait observer précédemment que, pour juger de la température moyenne d’un pays, il ne suffit pas de connaître le degré de latitude sous lequel il est situé, mais qu’il faut connaître de plus le degré d’élévation au-dessus du niveau de la mer auquel il est placé, et la position dans laquelle il se trouve relativement à d’autres contrées. En Amérique, par exemple, on peut, en restant entre les tropiques, avoir les avantages et les inconvénients de tous les climats, depuis ceux qu’offre la zone torride, jusqu’à ceux que présente la zone glaciale. Le climat est plus froid sur les montagnes qui sont sous l’équateur qu’il ne l’est dans les plaines qui sont à l’embouchure du Mississipi, sous le trentième degré de latitude nord. Au centre de l’Europe, on peut également passer d’un climat tempéré sous un climat froid en allant du nord au sud et en s’élevant dans les montagnes. La température moyenne des Alpes dans la vallée de Chamonix, sous le quarante-sixième degré de latitude nord, est plus froide que la température moyenne de la Hollande à l’embouchure du Rhin, près du cinquante-deuxième. Le climat est également plus froid sur le sommet des montagnes du centre de l’Asie que sur les bords de l’océan Arctique, où se rendent les eaux qui coulent de ces montagnes. Nous trouvons en Afrique des phénomènes semblables à ceux que présentent les autres parties du monde ; le Nil, comme le Rhin, court du sud au nord, et la température moyenne du point où il se décharge, sous le trente-et-unième degré de latitude nord, est plus élevée que celle des montagnes où il prend sa source, entre le huitième et le dixième de la même latitude. Ces montagnes, suivant un voyageur, sont aussi élevées que les Alpes, et il paraît que le sommet en est couvert de neiges éternelles, quoiqu’elles soient presque sous la ligne équinoxiale. Il faut ajouter que les peuples qui en habitent le revers septentrional, sont bornés au nord et à l’ouest par des déserts de sable, et à l’est par une mer inabordable, et qu’ils se trouvent, par conséquent, sans communications avec aucune nation civilisée. Ce sont des phénomènes qu’il faut ne pas perdre de vue quand on recherche quelle est l’influence des lieux et des climats : si, dans ces recherches, l’on n’avait aucun égard à l’élévation et à la position du sol, on tomberait dans de grandes et nombreuses erreurs.
Les Gallas habitent dans les montagnes qui courent de l’est à l’ouest de l’Afrique, et qui partagent ce continent en deux parties presque égales. Ils sont situés sous un climat froid, comparativement aux peuples du même continent, qui habitent sur les bords de la mer Rouge ou même de la Méditerranée. Ils n’ont pas été observés dans l’intérieur de leur pays ; mais Bruce a vu leur roi et leur armée au service du roi d’Abyssinie ; et ce qu’il nous dit de la constitution physique, de l’intelligence et des mœurs des principaux chefs de cette nation, qu’il a successivement observés, est suffisant pour nous faire juger de ceux qu’il n’a pas visités. Si l’on jugeait d’un peuple nombreux et civilisé par quelques individus que le hasard aurait fait rencontrer, on s’exposerait à ne pas porter toujours de lui un jugement très équitable ; mais en jugeant, par leurs chefs et par leurs armées, des peuples qui ne sont pas sortis de l’état de barbarie, on les juge presque toujours par l’élite de leur population [110].
Bruce, en sa qualité de vassal du roi d’Abyssinie et de soldat de son armée, jugea qu’il lui convenait de rendre visite au commandant en chef de l’armée de Gallas, qu’il nomme le sauteur, et qui se trouvait alors dans le pays. C’était un homme, fort grand et fort mince ; il avait le visage pointu, le nez long, les yeux petits, et les oreilles excessivement grandes. Il ne regardait jamais en face, ne fixait ses regards sur rien, mais portait continuellement ses yeux d’un objet sur un autre comme les hyènes. Cet homme avait la réputation du voleur le plus cruel et le plus impitoyable. Il s’occupait des soins de sa toilette au moment où il reçut la visite de Bruce.
« Il me parut, dit ce voyageur, très embarrassé de ma visite. Je le trouvai presque nu, car il n’avait qu’une espèce de torchon autour des reins. Il venait de se baigner dans le Kelti, et en vérité je ne sais trop pourquoi, puisqu’il se frottait les bras et le corps avec du suif fondu. Il avait déjà mis beaucoup de suif dans ses cheveux, et un homme était occupé à les lui tresser avec des boyaux de bœuf, qui, je crois, n’avaient jamais été nettoyés. Le sauteur avait, en outre, au cou deux tours de ces boyaux, dont un bout pendait sur la poitrine, comme ces colliers que nous appelons solitaires. Notre conversation ne fut ni longue, ni intéressante. J’étais suffoqué par une horrible odeur de sang et de charogne [111]. »
Le moment où Bruce observa le roi des Gallas, nommé Gangoul, fut celui auquel ce prince se montra dans sa plus grande magnificence : ce fut dans une audience solennelle de réception, que lui donna le roi d’Abyssinie. Gangoul était petit, maigre, tout de travers, et ne paraissait ni vigoureux, ni agile ; il avait la tête grosse, les jambes et les cuisses fort minces, proportionnellement à son corps, et un teint jaune ou livide qui semblait annoncer une mauvaise santé ; il paraissait âgé d’environ cinquante ans. Ce monarque se présenta armé d’une mauvaise pique et d’un plus mauvais bouclier ; il était monté sur une vache d’une grosseur moyenne, mais dont les cornes étaient énormes, et qui n’avait ni selle, ni harnais. Son costume royal répondait à son équipage.
« Ses cheveux, dit Bruce, étaient fort longs et entrelacés avec des boyaux de bœuf, de manière à ne pouvoir distinguer les cheveux des boyaux ; et ces singulières tresses tombaient la moitié sur les épaules et la moitié sur son estomac. Le chef Galla avait en outre un boyau autour du cou, et plusieurs autres qui lui ceignaient les reins et lui servaient de ceinture. Le visage et le corps de Gangoul étaient également bien oints de beurre, qui dégouttait de tous côtés. Une extrême confiance, une insolente supériorité se peignaient sur la figure de ce prince ; et, comme le temps était extrêmement chaud, avant qu’on le vît paraître, une odeur de charogne annonça son approche [112]. »
Bruce ne nous donne pas la description de l’armée : il se borne à la représenter comme une troupe de sauvages qui ne savent faire aucune distinction entre les amis et les ennemis ; qui pillent, démolissent ou brûlent les maisons des uns et des autres avec la même férocité [113] ; qui, lorsqu’ils se rendent maîtres d’un village, égorgent les femmes, les vieillards, les enfants, ne réservant, parmi les femmes, que celles dont ils peuvent espérer d’avoir des enfants, et qu’ils emmènent comme esclaves [114]. Mais la description qu’il nous donne des chefs et de leur magnificence, nous laisse peu de chose à désirer sur le développement intellectuel et sur le perfectionnement moral du peuple. On se ferait souvent une idée exagérée du bonheur d’une nation, si on le jugeait par les richesses de ses princes ou de ses grands ; mais on s’expose peu à rabaisser son industrie, en la jugeant par le genre de luxe qui est particulier à son roi ou à ses généraux.
Les peuples de l’Abyssinie, qui vivent dans les plaines, sont beaucoup moins barbares que ceux qui vivent dans les montagnes ; leurs facultés intellectuelles sont plus développées, et ils sont généralement moins féroces. Cependant, il faut ici, comme sur la côte occidentale du même continent, diviser la population en deux classes, ayant chacune des mœurs particulières : celle des hommes qui cultivent la terre à laquelle ils sont attachés, et celle des hommes qui en consomment les produits ; car les Abyssiniens sont soumis au même régime que les nègres qui vivent sous la même latitude, mais sur la côte opposée : ils sont assujettis au régime féodal.
Tout le pays, en comprenant sous ce mot les terres et les hommes qui les cultivent, est considéré par les grands comme leur propriété ; et la part de chacun est en raison de l’élévation de son grade. Le roi, comme chef des nobles, en a la meilleure part ; les princesses ont, après lui, les terres les plus fertiles, et probablement aussi les meilleurs cultivateurs [115]. La distribution des terres appartient au chef ; si donc il arrive qu’un grand perde les siennes, par suite de quelque crime ou autrement, elles retournent au roi, qui en dispose comme il lui plaît [116]. Un grand peut donner lui-même ses terres ou ses villages à un autre individu, et alors celui-ci est tenu envers lui aux mêmes obligations dont il est tenu lui-même envers le roi [117]. Ces obligations consistent principalement à rendre foi et hommage à son suzerain, à l’accompagner à la guerre lorsqu’il le requiert, et à se faire suivre de plus par un certain nombre d’hommes [118]. Si le roi ou un grand ont à exercer l’hospitalité envers un personnage qu’ils considèrent, ils lui donnent plusieurs villages, chacun desquels est tenu de lui fournir une partie des choses dont il a besoin [119].
La personne du roi est inviolable ; en conséquence, la responsabilité de ses actes tombe sur ses ministres ou sur ses conseillers. Comme chef de l’administration, il a un conseil formé de six grands du royaume, tous officiers de sa maison : ce sont les colonels de ses troupes, le grand échanson, le garde de la maison du lion (nom d’un appartement du palais), et le garde de l’appartement des banquets royaux. Chacun de ces conseillers est tenu de dire son avis ; mais c’est sous condition qu’il sera toujours de l’avis du prince ; car, s’il lui arrive d’être d’une opinion contraire, il est envoyé en prison. Afin de laisser aux délibérations la plus grande liberté, le roi n’y paraît point ; il se tient dans une espèce de loge fermée, au bout de la table du conseil : si la majorité fait connaître un avis qui ne soit pas le sien, c’est l’avis de la minorité qui l’emporte [120].
Le roi est le chef de la justice ; mais, comme il veut qu’elle soit indépendante, il ne l’administre par lui-même que lorsqu’il désire que l’accusé soit absous. Dans ses expéditions, il se fait toujours suivre de six juges de son choix, dont les jugements sont exécutés à l’instant même où ils sont rendus. Près du tribunal où ces juges siègent, il y a une petite fenêtre que cache un rideau de taffetas vert ; c’est derrière ce rideau que se place le roi. Un officier qu’on nomme la parole du roi, se place près de ce rideau pendant que les magistrats délibèrent, et, quand chacun d’eux a fait connaître son opinion, il s’avance et leur communique la volonté de l’invisible monarque. S’il dit, L’accusé est coupable, et il mourra, les juges prononcent sur-le-champ la sentence, et les bourreaux l’exécutent [121]. Les juges ne sont là que pour prendre sur eux la haine qui résulte de l’iniquité des jugements du prince, et pour donner à la justice un air d’indépendance.
Les rois de l’Abyssinie ne pensent pas que leurs ministres soient toujours justes ou infaillibles : ils supposent, au contraire, qu’ils sont injustes, et qu’ils se trompent souvent ; et comme il est de leur devoir de réparer l’injustice ou l’erreur, ils admettent le droit de pétition dans sa plus grande latitude ; il n’est pas un seul individu qui ne puisse faire entendre par lui-même ses plaintes au monarque.
« Il y a, dit Bruce, un usage bien singulier en Abyssinie ; c’est qu’il faut que les portes et les fenêtres du roi soient incessamment assaillies de gens qui pleurent, se lamentent et demandent justice à grands cris, dans tous les différents idiomes de l’empire, pour être admis en présence du monarque et faire cesser les torts prétendus dont ils se plaignent. Dans un pays aussi mal gouverné et exposé constamment à tous les malheurs de la guerre, on peut bien imaginer qu’il ne manque pas de gens qui ont de justes raisons de se plaindre ; mais si, par hasard, il ne s’en trouve pas assez, comme, par exemple, dans le fort de la saison des pluies, où l’on a peine à approcher de la capitale et à se tenir dehors, il y a une bande de misérables qu’on paie pour crier et se lamenter, comme s’ils avaient été véritablement opprimés [122]. »
Le roi laissant le soin de l’administration à ses conseillers, faisant rendre la justice par des magistrats, ne se réservant que la distribution des grâces et des faveurs, ne repoussant les réclamations de personne, appelant, au contraire, autour de lui tous les individus qui ont ou croient avoir des plaintes à former, il ne peut être responsable d’aucune injustice ou d’aucun acte d’oppression. Aussi, de toutes les maximes, la plus incontestable et la plus incontestée est l’inviolabilité de sa personne ; cette maxime est si profondément établie dans les esprits que, dans les nombreuses guerres civiles qui ont lieu dans ce pays, le roi est respecté au milieu des combats ; et que les chefs de ses sujets révoltés le font prier respectueusement de ne pas s’exposer dans les batailles, ou du moins de se distinguer par la couleur de son cheval ou de ses vêtements, afin qu’on ne soit pas exposé à le frapper, faute de le connaître [123].
Ce n’est pas seulement en vertu d’une maxime d’État que la personne du roi est inviolable, elle l’est aussi par l’effet d’une cérémonie religieuse ; à son avènement, dit Bruce, on lui verse sur la tête de l’huile d’olive, et, pour la faire pénétrer dans ses longs cheveux, il se frotte avec ses deux mains assez indécemment, et à peu près de la même manière que ses soldats se frottent la tête avec du beurre [124].
Pour donner à son autorité une plus grande force, et pour vaincre plus aisément la résistance que pourraient lui opposer ses propres sujets, le roi a, près de lui, un corps de soldats étrangers qu’il commande en personne, et qui est plus ou moins nombreux, selon qu’il croit avoir à vaincre une résistance plus ou moins forte. Quelques-uns des soldats sont quelquefois pris parmi les nationaux ; mais les officiers sont pris invariablement chez des nations étrangères [125].
À la mort du roi, son pouvoir passe à un de ses enfants. Aucune loi ou aucun usage ne transmet ce pouvoir à un d’eux de préférence aux autres. Celui d’entre eux qui se trouve ou le plus fort, ou le mieux protégé, ou le moins à craindre pour les hommes les plus puissants, est celui auquel la royauté demeure. Il semble que, jadis, le choix appartenait aux grands, puisque aujourd’hui l’élection est réputée faite par eux, lorsqu’en réalité c’est le premier ministre qui choisit.
Les maximes de l’État et les cérémonies de la religion faisant considérer la personne du monarque comme sacrée, les actes iniques ou oppressifs dont il est l’auteur, paraissant faits tantôt par ses conseillers, tantôt par les magistrats dont il dicte les jugements, les actes de grâce ou de faveur paraissant faits, au contraire, exclusivement par lui, le peuple le considère comme une espèce de divinité ou d’idole dont il adore les volontés ; et les grands, qui entretiennent avec soin cette espèce d’idolâtrie, se le disputent comme un instrument à l’aide duquel ils peuvent impunément opprimer ses adorateurs.
Le roi a plusieurs femmes, et par conséquent il peut avoir un grand nombre d’enfants. Pour prévenir les troubles que ces enfants pourraient causer, on les relègue dans un château situé au sommet d’une montagne. Là, on leur apprend à lire et à écrire ; mais, sur tout le reste, on les maintient dans la plus profonde ignorance ; car c’est l’intérêt des grands qui doivent régner au nom de quelqu’un d’entre eux [126]. À la mort de leur père, le ministre le plus influent se hâte de proclamer roi le plus jeune ou le plus imbécile : créateur de l’idole, il est, sous son nom, le maître de l’État [127].
L’inviolabilité du prince et le respect superstitieux dont les grands l’environnent pour commander plus aisément sous son nom, sont utiles à ceux qui peuvent s’emparer de lui, comme le respect qu’a un peuple pour une fausse divinité est utile aux prêtres qui font semblant de la servir ; mais cette inviolabilité et ce respect ne profitent pas plus au prince qui en est l’objet, que ne profitaient à Apollon les offrandes que recevaient ses prêtres. Le ministre qui s’est rendu maître de l’idole est au-dessus des superstitions vulgaires ; il ne voit en elle qu’un utile instrument de son ambition, et la traite en conséquence. Possesseur de tous les jeunes princes, il façonne leur intelligence de la manière la plus convenable à ses propres intérêts ; il détourne les choses consacrées à leur entretien, et les réduit quelquefois à une telle misère que plusieurs meurent de soif ou de faim ; s’il a quelque raison de les craindre, il les fait mettre secrètement à mort [128].
Le ministre n’a pas plus d’égards pour le monarque lui-même : il détourne à son profit les tributs que les peuples lui paient ; il lui fournit seulement ce qui lui est nécessaire pour sa subsistance journalière, ne le traitant pas mieux que le moindre particulier ne traiterait ses domestiques [129] ; les femmes du monarque sont quelquefois traitées d’une manière plus dure encore ; mais, quels que soient les sentiments qu’inspirent au prince les traitements dont ses enfants et ses femmes sont l’objet, il n’ose se permettre de les manifester [130]. Le roi, dans son palais, adoré par ses sujets comme une divinité, n’est, en un mot, que le prisonnier ou l’esclave des grands ; il n’est que l’instrument qu’ils emploient à l’oppression de ses stupides adorateurs [131].
Si, profitant du mécontentement que produit partout la tyrannie, un ambitieux parvient à insurger une partie de la population, il se garde bien de porter atteinte à des opinions qui doivent servir de base à sa puissance ; il manifeste, au contraire, pour la personne royale, le même respect que le vulgaire, sûr que, s’il parvient à s’en rendre maître, ce respect fera la plus grande partie de sa force contre ses ennemis [132].
Les habitants de ce pays, dans la vue peut-être de prévenir les troubles que causerait l’élection d’un chef, ont rendu la couronne héréditaire ; les ambitieux n’y fomentent donc pas de troubles pour se la disputer ; mais ils en fomentent sans cesse pour se disputer la possession de celui qui la porte. Si le ministre qui en est possesseur, soupçonne une province de vouloir s’insurger, il ordonne qu’à l’instant tout y soit mis à feu et à sang. On brûle tout ce que les flammes peuvent atteindre ; on extermine jusqu’au dernier des habitants [133]. De son côté, l’ambitieux qui aspire à devenir ministre, use de représailles contre les provinces fidèles au possesseur de la personne royale. Il fait mettre le feu à toutes les habitations ; il fait massacrer tous les habitants sans distinction de sexe ni d’âge. Si, de part ou d’autre, on épargne quelques individus, ce ne sont que les femmes qui ont assez de fraîcheur ou de jeunesse pour allumer les passions des vainqueurs, et elles deviennent leurs esclaves [134].
Lorsque le ministre possesseur de l’idole, reste vainqueur, il fait périr les vaincus dans les supplices, comme coupables de trahison et de révolte envers la majesté royale. Lorsque c’est, au contraire, le ministre prétendant à qui reste la victoire, il fait mettre à mort les partisans du ministre vaincu, comme coupables d’avoir soutenu l’oppresseur de leur roi. Les supplices en usage, dans de pareilles circonstances, sont de trois espèces : ils consistent à crucifier les condamnés, à les écorcher vivants, ou à leur crever les yeux et à les abandonner ensuite dans les champs, où ils sont dévorés par des bêtes féroces [135]. Les cadavres des condamnés sont ordinairement exposés sur les places publiques de la capitale, et rarement enterrés.
« Les rues de Gondar, dit Bruce, sont pavées des membres de ces malheureux, qui y attirent tant d’animaux féroces pendant la nuit qu’il est très dangereux de sortir. Les chiens s’emparent souvent de quelques membres qu’ils charrient aussitôt dans les cours et dans les appartements pour pouvoir les dévorer avec plus de sécurité, ce qui ne manquait pas de me révolter ; mais ils y revenaient si souvent que j’étais enfin obligé de leur laisser le champ libre [136]. »
Les hyènes et d’autres animaux carnassiers restent maîtres de la ville jusqu’au moment où le jour commence à paraître ; mais alors un officier du roi, ou plutôt du ministre, s’arme d’un grand fouet, se place devant la porte du palais, et le fait claquer avec tant de force qu’il met en fuite les bêtes féroces : c’est le signal qui annonce aux habitants que la personne royale va se lever et rendre la justice [137], c’est-à-dire préparer pour les bêtes féroces qu’on vient de chasser la proie de la nuit prochaine.
La première prérogative d’un ministre ou des grands, possesseurs du roi, c’est d’exiger des peuples restés fidèles ou subjugués tous les impôts qu’il leur est possible de payer ; ils partagent le produit de ces impôts entre eux selon le degré de leur influence. La charge en est si pesante, qu’il reste à peine aux hommes qui travaillent le plus, le moyen de soutenir leur existence. Dans quelques provinces, on voit les femmes, le visage crispé, ridé par le hâle, errer dans les champs aux ardeurs du soleil avec un ou deux enfants attachés sur le dos, et ramasser les graines de joncs sauvages pour en faire une espèce de pain [138].
Si les impôts établis d’une manière générale n’enlèvent pas à tous individus toutes les ressources qu’ils possèdent, on les atteint par des extorsions particulières. Bruce ayant visité la maison d’un premier ministre qui passait pour sévère, mais non pour injuste, la trouva remplie de victimes de son avidité.
« Je crus en y arrivant, dit-il, entrer dans la plus horrible prison ; car on y voyait chargés de fer, tant dans la maison que tout autour, plus de trois cents malheureux dont quelques-uns y étaient depuis vingt ans et à qui on ne voulait qu’extorquer de l’argent. Ce qu’il y avait de plus déplorable, c’est qu’après que ces infortunés avaient fait compter l’argent qu’on leur demandait, on ne leur rendait point la liberté. La plupart étaient même renfermés dans des cages de fer, et traités comme des bêtes féroces [139]. »
Quelles que soient les violences et les cruautés auxquelles les ministres et les grands se portent, le roi en est peu touché, même quand il en est témoin. Abruti par le genre d’éducation que lui donnent les grands qui l’environnent, habitué à se considérer comme un être d’une espèce supérieure, et à l’abri, par son inviolabilité, des calamités qui pèsent sur ses sujets, il regarde avec la plus profonde indifférence des maux qui ne peuvent pas l’atteindre. Bruce, témoin des cruautés qui se commettaient tous les jours, pendant son séjour en Abyssinie, en fut vivement affecté ; le roi lui ayant demandé s’il était malade, il répondit qu’il ne pouvait supporter les odieux spectacles dont il était le témoin.
« Quoique le monarque, continue le voyageur, s'efforçât de conserver un air de gravité, il ne pouvait presque s’empêcher de rire au récit d’un malheur qu’il regardait comme fort peu de chose [140]. »
Ce prince était un bon roi en Abyssinie [141].
Ne jouissant d’aucune protection légale, les peuples de ce pays sont très vindicatifs, et portent toujours la vengeance jusqu’à l’excès ; une de leurs maximes est de tuer toujours l’individu qu’ils offensent, de peur qu’il ne trouve le moyen de se venger [142]. Il existe des haines de village à village comme d’individu à individu : les cultivateurs ne sèment et ne labourent que les armes à la main ; quand le temps de la récolte arrive, ils ne la font qu’après l’avoir disputée et être restés maîtres du champ de bataille [143]. Les cruautés exercées sur ces peuples les habituent à en exercer eux-mêmes de semblables, et ils les font porter sur les animaux. Ils les dévorent en quelque sorte vivants : dans leurs expéditions, ils emmènent des bœufs avec eux, et en mangent des tranches crues, en évitant d’attaquer les parties essentielles à la vie [144]. Il paraît que le peuple juif était dans le même usage [145].
Les punitions étant arbitraires, chacun est obligé d’affecter les sentiments et les opinions qui conviennent aux plus forts ; la dissimulation et la perfidie sont des vices qu’on rencontre dans toutes les classes : ces vices, dit Bruce, leur sont aussi naturels que le souffle qu’ils respirent [146].
Le roi peut prendre autant de femmes qu’il juge convenable ; et lorsqu’une femme lui plaît, son ministre la lui livre, sans prendre même la peine de la consulter. La polygamie n’est pas en usage seulement pour le prince ; elle l’est pour tous ceux qui ont le désir et le pouvoir de posséder plusieurs femmes, et par conséquent pour tous les grands. Les femmes ne sont point recluses, et leurs mœurs sont tellement dissolues, que, suivant Bruce, chaque femme paraît commune à tous les hommes. Le sentiment de la jalousie paraît aussi étranger à ce peuple qu’à la plupart des insulaires du grand Océan [147].
Dans une des villes frontières, les habitants font, sous la protection du premier ministre, un commerce qui consiste à vendre ou à acheter des enfants. Les individus qui veulent vendre leurs propres enfants ou ceux qu’ils ont volés ou achetés à d’autres, les amènent à Dixan, et là ils trouvent des Maures qui les reçoivent et vont les vendre dans des pays plus éloignés. On y vend aussi des hommes ou des femmes qu’on y attire par surprise. Les individus qui se livrent le plus activement à ce commerce, sont les prêtres de la province de Tigré, et ceux du voisinage de la montagne de Damo [148]. Les Abyssiniens prétendent professer la religion chrétienne.
Les dévastations qui sont des conséquences des guerres suscitées par l’avidité, la tyrannie et l’ambition des grands ; l’épuisement que produisent des impôts immodérés et des extorsions sans cesse renaissantes ; enfin, les guerres qui existent entre les villages, font abandonner la culture de la terre, et produisent de fréquentes famines. Des populations entières sont alors emportées, et elles ne laissent après elles d’autres traces de leurs misères et de leurs souffrances, que les ossements qui blanchissent la terre [149]. Ainsi, des provinces se convertissent insensiblement en déserts ; les terres, restées sans culture, ne produisent que des herbes sauvages ; on ne rencontre plus d’autres habitations que quelques misérables huttes cachées dans des lieux écartés, et placées à de grandes distances les unes des autres ; enfin, l’on voit errer çà et là un petit nombre d’individus semblables à des squelettes, recueillant des graines d’herbes destinées à faire le pain qui doit soutenir leur misérable existence [150].
Entre les Gallas et les Abyssiniens, qui occupent la partie australe du bassin du Nil, et les Égyptiens, qui en occupent la partie septentrionale, il existe des peuples d’une espèce différente, qui paraissent s’être avancés du centre de l’Afrique. Ces peuples appartiennent à l’espèce éthiopienne, et professent la religion musulmane ; ce sont les peuples de Sennar, de Kordofan et de Darfour ; ils sont un peu plus éloignés de l’équateur, mais habitent pour la plupart un pays moins élevé que celui des Gallas et que celui des Abyssiniens. Ces peuples sont tous soumis à un gouvernement semblable, et paraissent, par leurs usages, s’être rendus maîtres du pays par la conquête. Leurs gouvernements sont militaires : les rois sont les distributeurs des terres, et la part que chacun en obtient est en raison du grade qu’il a dans l’armée. Les officiers supérieurs font cultiver leurs domaines par des esclaves, ou les donnent à des vassaux qui leur en paient une redevance. Les rois exigent le dixième des revenus des terres qu’ils distribuent, et ils ont des ministres pour en prendre soin. Leur autorité est héréditaire [151]. Dans le Sennar, quand le fils aîné du roi parvient au trône, tous ses frères sont mis à mort, à moins qu’ils ne se sauvent par la fuite [152].
Les femmes de Sennâr ne sont considérées que comme des esclaves ; leurs maris les vendent, même quand elles sont mères de famille, et celles du roi ne sont pas mieux traitées que celles des derniers de ses sujets [153]. Les deux sexes mènent une vie très licencieuse, et l’ivrognerie amène de graves désordres. Le vol et la vente des enfants sont très communs dans cet État, et contribuent à le dépeupler. L’industrie est si peu avancée, que les habitants ne savent passer le fleuve qu’à la nage ou sur le dos des bœufs [154]. Leur principal commerce, avant leur asservissement aux Turcs, consistait dans la vente des esclaves qu’ils prenaient à la guerre. Les mœurs de ces peuples ont, au reste, été peu observées. Ils ne conçoivent pas d’autres plaisirs que de posséder des femmes et de manger selon leur appétit [155].
Les Égyptiens sont de tous les peuples d’Afrique celui qui a excité la plus vive curiosité. Comme ce peuple est un des plus anciens dans les annales de la civilisation, il n’en est point qui ait éprouvé plus de vicissitudes, et qui, dans le même espace de temps, offre aux sciences morales un plus grand nombre d’expériences. Dans aucun pays, le despotisme n’a pris des formes plus variées ; dans aucun, il n’a été aussi facile d’en observer la nature et les résultats.
[III-95]
Des rapports observés entre les moyens d’existence et l’organisation sociale de quelques peuples d’espèce caucasienne du nord-ouest d’Afrique. — Du genre d’inégalité qui a existé ou qui existe encore chez ces peuples. — Constitution d’une aristocratie militaire.
Les peuples dont j’ai maintenant à décrire l’état social sont mieux connus que la plupart de ceux dont j’ai parlé dans les chapitres précédents. Nous savons mieux quelle est la manière dont les diverses fractions de la population se sont organisées pour s’assurer des moyens d’existence, et quels sont les effets qui sont résultés de l’emploi de ces moyens. Ici, nous trouvons encore des hommes organisés pour l’exploitation d’un peuple conquis : nous voyons, d’un côté, une aristocratie militaire vivant dans l’opulence, et suppléant au défaut du nombre par la force de son organisation ; et, d’un autre côté, une population nombreuse placée sur un sol fertile, mais vivant dans une misère profonde, et incapable de résister, parce qu’elle est désunie. C’est en observant l’organisation des dominateurs et les effets qui sont résultés de l’exercice de leur puissance, que nous apprendrons à connaître les conditions essentielles à la liberté d’un peuple : si nous voulons savoir quelles sont les conséquences du despotisme, nous devons étudier d’abord les éléments qui le constituent.
[III-96]
Lorsque des faits historiques remontent à des temps qui nous sont inconnus, c’est une entreprise vaine que de prétendre exposer les causes particulières qui les ont amenés. Quelque pénible que soit, en pareil cas, l’état de doute et d’ignorance, il est impossible d’en sortir sans abandonner la seule route qui soit propre à nous conduire dans la recherche de la vérité. Je ne tenterai donc pas d’expliquer quelles furent les causes qui produisirent l’ordre social observé en Égypte, dans les temps les plus reculés ; car je ne pourrais former, à cet égard, que de vagues conjectures ; il me suffira d’en exposer les traits principaux, ceux qui paraissent en même temps les mieux constatés et les plus féconds en conséquences.
L’Égypte, aux temps les plus anciens dont nous ayons connaissance, semblait n’être soumise qu’à un chef unique, auquel les Égyptiens donnaient le nom de pharaon, et que nous désignons sous le nom de roi. Ce roi transmettait son pouvoir à un de ses enfants, et sa personne n’était ni moins inviolable ni moins sacrée que celle des rois d’Abyssinie. Ce chef fut-il dans l’origine le général d’une armée conquérante ? S’empara-t-il de l’autorité publique par la conquête du pays et des habitants ? Fut-il d’abord un magistrat électif, et parvint-il à perpétuer son pouvoir dans sa famille par une usurpation ? Les Égyptiens se donnèrent-ils un magistrat unique pour se garantir des dangers des délibérations ? Rendirent-ils son pouvoir héréditaire pour prévenir les troubles des élections ? Nous l’ignorons ; mais il est probable que là, comme ailleurs, les faits précédèrent de longtemps les doctrines, et que, lorsqu’un certain ordre de choses eut été établi sur les ruines d’un ordre différent, on ne manqua pas de raisons pour prouver les avantages de l’un et les inconvénients de l’autre.
Les Égyptiens n’avaient en apparence qu’un chef héréditaire ; mais, en réalité, ils étaient gouvernés, ou, pour mieux dire, possédés par une caste de prêtres ; ils étaient soumis à l’aristocratie la plus énergique qui ait peut-être jamais existé. Le roi était élevé, nourri, servi, conseillé par des prêtres ; il n’avait d’autres pensées que celles qu’ils avaient gravées dans son esprit ; il n’exécutait d’actions que celles qu’ils lui conseillaient. Il se trouvait dans leurs mains depuis son enfance jusqu’à sa mort ; car il était toujours environné de six conseillers, et ces conseillers étaient choisis parmi eux. Si la dynastie régnante venait à s’éteindre, les prêtres en élisaient une nouvelle dans leur caste ; le roi n’était donc qu’un premier pontife ; c’était une espèce d’idole que les prêtres présentaient à l’adoration du peuple, idole qui, n’ayant à elle aucune idée, était douée de la faculté de manifester, en son propre nom, les volontés des hommes qui la possédaient.
Les prêtres transmettaient leur pouvoir à leurs enfants, et ne le communiquaient jamais à des individus qui n’étaient pas nés dans leur caste ; ils avaient, de plus, le monopole des connaissances, et ne parlaient entre eux qu’un langage inintelligible au reste de la population ; ils ne pouvaient donc être convaincus d’erreurs, de contradictions, d’incapacité ; rien ne pouvait affaiblir le respect superstitieux qu’ils inspiraient à la multitude pour leurs personnes, ni faire sortir leurs sujets de l’état d’abrutissement et de dépendance où ils les avaient placés.
Les prêtres formaient la première classe dans l’État ; la seconde se composait de militaires qui avaient le roi pour chef, et qui, par conséquent, n’obéissaient qu’aux prêtres.
Les terres étaient divisées en trois parts : la première appartenait aux prêtres ; la seconde appartenait au roi, et les revenus en étaient employés à payer ses conseillers et ses ministres qui étaient des prêtres ; la troisième appartenait aux soldats, c’est-à-dire aux gardiens et aux défenseurs des prêtres [156].
Tous les avantages de l’ordre social étant, suivant les historiens, possédés par une caste, la jouissance perpétuelle lui en était garantie par la nécessité dans laquelle chacun se trouvait, depuis le prince jusqu’au laboureur, de suivre la profession et de conserver le rang de son père. Cet ordre, quelque étranger qu’il soit à nos mœurs actuelles, n’a cependant rien d’extraordinaire ; c’est celui vers lequel tendent, dans tous les pays, les hommes qui, par ruse ou par violence, sont parvenus à se rendre maîtres de leurs semblables.
L’histoire ne nous a point appris quelle fut l’époque à laquelle les Égyptiens furent ainsi divisés en diverses castes, et où chaque individu se trouva circonscrit, en naissant, dans un cercle dont il lui fut défendu de sortir ; mais on peut croire sans témérité que, lorsqu’une partie de la population s’avisa de poser des bornes insurmontables à l’intelligence, à l’industrie et par conséquent aux richesses de toutes les autres, la société avait fait de grands progrès. Si les premiers hommes qui cultivèrent la terre ou qui construisirent des cabanes, n’avaient jamais pu faire autre chose ; si aucun de leurs descendants n’avait pu exercer d’autre profession que celle de leurs ancêtres, jamais l’Égypte n’eût eu ni prêtres ni rois ; jamais elle n’eût eu ni mathématiciens, ni architectes, ni astronomes. Quoique les historiens ne nous aient pas fait connaître l’ordre dans lequel se formèrent les arts et les institutions de ce peuple, il est permis du moins de mettre en doute si les monuments dont les ruines excitent encore l’admiration des voyageurs, furent l’ouvrage d’architectes par droit de naissance [157].
[III-100]
La possession exclusive des terres par les soldats et par les prêtres, et la nécessité imposée à chacun de suivre la profession de son père, peuvent faire penser que, dans un temps dont l’histoire ne nous a pas conservé le souvenir, le sol et les cultivateurs de l’Égypte furent la proie d’une armée conquérante ; car il serait difficile de voir à quel autre titre les terres seraient échues à deux classes qui, dans aucun pays, ne se font remarquer par leur amour pour le travail.
Possesseurs de la partie la plus considérable des terres, les prêtres possédaient aussi les seules habitations qui annonçassent de la richesse et de la puissance. Un voyageur, en visitant les lieux où furent les villes les plus célèbres, a été étonné de trouver partout des ruines de même nature. « Toujours des temples ! dit-il, pas un édifice public ; pas une maison qui eût eu assez de consistance pour résister au temps [158]. » Si les temples étaient si magnifiques, s’ils étaient si multipliées, c’est qu’ils étaient la demeure des prêtres ; ils étaient sans doute élevés en l’honneur des divinités du pays, comme on immolait à Rome des bœufs en l’honneur de Jupiter ; mais les dieux d’Égypte ne tenaient pas plus de place dans leurs temples, que n’en tenait le dieu du Capitole à la table de ses ministres. Les temples de l’ancienne Égypte, en les considérant sous leur vrai point de vue, n’étaient que les palais des grands ; des palais qu’une aristocratie à la fois territoriale et sacerdotale s’était fait construire sous des noms sacrés, par la partie industrieuse de la population [159].
Lorsqu’une armée conquérante trouve dans un pays qu’elle envahit, une aristocratie puissante, et une populace misérable qui la nourrit, la première est ordinairement condamnée à périr. Si elle n’est pas exterminée au moment de la conquête, ou si elle ne meurt pas dans la défense de ses possessions, elle est condamnée à s’éteindre dans le mépris et la misère. Elle est incapable de se livrer aux travaux qui pourraient la faire subsister, ou elle les dédaigne, parce que l’habitude de la domination les a rendus vils à ses yeux. Les nouveaux dominateurs l’emploient quelquefois partiellement comme moyen d’action sur les esclaves ; mais bientôt ils se débarrassent d’elle, parce que ses prétentions leur inspirent de la méfiance, et qu’ils ne peuvent trouver une sécurité complète que dans sa destruction. La partie asservie de la population est conservée, au contraire, parce qu’elle seule sait cultiver la terre ou exercer les arts ; qu’elle produit plus qu’elle ne consomme, et que ses nouveaux possesseurs ne peuvent exister que par elle.
Le sol de l’Égypte, enlevé à la partie industrieuse de la population par ses rois, ses soldats et ses prêtres, a passé successivement sous la domination des Assyriens, des Persans, des Grecs, des Romains, des Arabes, des Mamlouks et des Turcs. Sous Cambyse et ses successeurs, l’Égypte vit disparaître la race de ses premiers maîtres ; ses soldats héréditaires furent exterminés, ses prêtres avilis et dépouillés, ses rois expulsés. Les Grecs détruisirent ou expulsèrent à leur tour les dominateurs assyriens, et se mirent à leur place. Les conquérants romains détruisirent ou chassèrent les maîtres grecs, et furent détruits par des conquérants arabes. Les Arabes furent asservis ou dépossédés par des soldats qu’ils avaient achetés comme esclaves. Ceux-ci ont été ensuite subjugués par les Turcs, qui ont fini par en éteindre la race.
Si des historiens étrangers à l’Égypte ne nous avaient pas fait connaître qu’elle eût des rois, des soldats et des prêtres dont le pouvoir fut héréditaire, nous ignorerions qu’ils ont existé, ou nous ne pourrions former à cet égard que des conjectures. Cette première race de maîtres s’est si complètement éteinte, qu’il ne reste, pour en rappeler le souvenir, que quelques débris de monuments et le témoignage des historiens étrangers ; avec eux ont péri leur langage, leurs connaissances, leur religion et leurs croyances. La destruction de la plupart des autres races de dominateurs n’a pas été moins complète ; on chercherait vainement sur le sol de l’Égypte, des descendants des conquérants assyriens, grecs ou romains ; s’il reste encore quelques Arabes, ce ne sont, s’il est permis de s’exprimer ainsi, que des instruments de culture.
Mais la race des hommes primitivement asservis n’a pas également disparu ; elle s’est en grande partie conservée à travers toutes les révolutions ; ses mœurs et ses usages ont résisté aux violences des conquérants. Ses premiers possesseurs lui avaient enlevé la propriété du sol sur lequel elle vivait ; ils l’avaient condamnée à des travaux et à un abrutissement sans terme. Elle n’a pu sortir de l’avilissement dans lequel ses ancêtres furent plongés ; elle n’a pu reprendre les propriétés qui leur furent ravies, ni acquérir des lumières dont ses premiers possesseurs la privèrent ; mais elle est toujours restée neutre dans les querelles qui se sont élevées entre les conquérants. Elle les a vu détruire les uns après les autres, tandis qu’elle s’est en partie perpétuée et se conserve encore telle qu’elle existait il y a plus de deux mille ans.
« Je ne puis apprécier, dit Savary, que la partie (de l’histoire d’Hérodote) qui traite de l’Égypte, et c’est avec la plus grande satisfaction que j’ai retrouvé dans ce pays les mœurs, les usages qu’il a décrits avec quelques légères modifications que le changement de dominations et de religion y ont introduits [160]. »
Pour tracer le tableau des mœurs des habitants de l’Égypte, il faut diviser la population en deux classes : celle des dominateurs ou des maîtres qui, à diverses époques, ont formé l’aristocratie, et celle des sujets ou des esclaves qui composaient la masse de la population. Les mœurs des maîtres n’ont pas toujours été les mêmes : les conquérants qui ont successivement envahi ce pays, y ont porté les mœurs ou les usages qui étaient propres à leur nation. Ils ont été plus ou moins oppresseurs, plus ou moins vicieux, selon que le peuple auquel ils ont appartenu a été plus ou moins barbare [161].
[III-105]
Nous ne connaissons que d’une manière très imparfaite les mœurs des premiers possesseurs, celles de la triple aristocratie territoriale, sacerdotale et militaire, qui la première se rendit maîtresse des hommes et du sol. Cette aristocratie, comme celle des Malais dans les îles du grand Océan, semble n’avoir attaché de l’estime qu’aux qualités essentielles qui la constituaient, et avoir avili toute qualité qui aurait pu être acquise par la race assujettie. La pudeur, la chasteté n’étaient point des vertus ; car, si elles avaient été estimées, les femmes des sujets auraient pu avoir des droits à l’estime aussi bien que les femmes des maîtres.
Lorsque, vers le milieu du sixième siècle, les Arabes enlevèrent l’Égypte aux empereurs grecs de Constantinople, ce pays avait déjà beaucoup souffert de la domination des maîtres divers qui l’avaient possédé. Cependant, il était encore très florissant, si l’on en juge par l’enthousiasme qu’inspira à ces nouveaux conquérants la prise d’Alexandrie, et par la description qu’ils nous ont eux-mêmes donnée de cette ville [162]. L’Égypte, quoique souvent déchirée par les querelles des Arabes qui se disputaient le pouvoir, ne tomba point dans la barbarie. La géométrie, l’astronomie, la grammaire, la poésie furent cultivées, et les arts ne furent point négligés. L’agriculture fit même quelques progrès sous les califes, puisque c’est sous leur domination que la culture du riz fut introduite [163].
Un des chefs arabes auxquels l’Égypte était soumise, se proposant sans doute d’accroître son pouvoir, institue une milice qui soit étrangère tout à la fois aux Égyptiens et à sa propre nation. Salah-Nuginmeddin achète des Tatars les esclaves qu’ils viennent vendre au Caire ; il les fait dresser selon qu’il convient à ses vues, et en forme un corps militaire. Ces soldats sont désignés sous le nom de Mamlouks, terme qui signifie esclaves. Lorsque ces esclaves sont devenus assez nombreux et assez puissants pour vaincre les résistances que voulait surmonter leur maître, ils le massacrent, et mettent à sa place un homme pris parmi eux. Ils prouvent ainsi qu’un prince qui craint la force de sa nation et qui veut la surmonter, est obligé de créer une force plus grande qui a aussi une volonté et des intérêts que tôt ou tard elle sait faire triompher [164].
Une aristocratie purement militaire succède au gouvernement des Arabes, également militaire. Le pouvoir souverain se trouve entre les mains des principaux officiers des esclaves, appelés sangiaks, et que nous désignons sous le titre de beys. Ces grands choisissent parmi eux un chef, chargé de gouverner sous leur direction ; c’est leur président, ou pour mieux dire le général en chef de l’armée ; il est désigné sous le nom de sultan. Le pays est, au reste, divisé en vingt-quatre fractions, une pour chacun des principaux officiers ou beys. L’armée étrangère, créée par les chefs arabes, continue de se recruter de la même manière qu’elle avait commencé. Chacun des beys fait acheter au Caire ou à Constantinople de jeunes esclaves qui y sont amenés de Géorgie, de Circassie, de Natolie et quelquefois même de Nubie. Ces esclaves, dont la plupart sont nés de parents chrétiens, sont, en arrivant dans la maison de leur maître, circoncis, et instruits dans la religion de Mahomet. Ils sont, en même temps, dressés à manier un cheval, à lancer le javelot, à se servir du sabre et des armes à feu. Ils remplissent dans l’intérieur de la maison les divers offices auxquels leur éducation et leurs dispositions naturelles les rendent propres. Ils sont obligés de se raser et de vivre dans le célibat jusqu’à ce qu’ils soient élevés à quelque dignité ; alors ils laissent croître leur barbe et peuvent se marier. Arrivés au grade de cachef, ils sont chargés de l’exploitation des villes placées sous la dépendance de leur patron ; ils achètent pour leur propre compte des esclaves qui deviennent leurs gardes, et ils les dressent comme eux-mêmes ont été dressés. Ils n’ont plus qu’un pas à faire pour arriver à la dignité de bey [165].
L’influence de chaque bey ou sangiak, étant en raison du nombre, des talents et de la force de ses esclaves, chacun a le plus grand intérêt à multiplier les siens et à les rendre redoutables : ils sont pour lui le seul moyen de puissance et de sécurité. Un sangiak, dans l’étendue des pays soumis à son exploitation, n’a jamais pour subordonnés que des hommes choisis par lui parmi ses propres esclaves. Chaque province, chaque district a son gouverneur, chaque village son lieutenant, partout des maires qui veillent aux mouvements de la multitude. « Le système d’oppression, dit Volney en exposant cette organisation, est méthodique ; on dirait que partout les tyrans ont la science infuse [166]. »
Le pouvoir et les propriétés d’un bey ne passent point à ses enfants ; lui mort, les autres beys les accordent à l’esclave ou à l’affranchi qu’ils en jugent le plus digne, ou, pour mieux dire, à celui qui se montre le plus dévoué aux intérêts de la majorité des électeurs ; l’intérêt de famille est sacrifié à l’intérêt de l’occupation militaire. Si un fils succédait au pouvoir de son père, l’aristocratie militaire pourrait tomber dans des mains incapables de la conserver, et la population asservie pourrait tôt ou tard s’affranchir ; mais en faisant passer l’autorité dans les mains des affranchis les plus audacieux et les plus habiles, les liens de la servitude ne se relâchent jamais ; la subordination militaire conserve d’ailleurs toute sa puissance, et l’ambition de tous est constamment stimulée par l’espoir de l’avancement. L’usage des beys de faire passer leur autorité et leur fortune à des hommes qui ont été achetés comme esclaves, est si respecté, qu’il est sans exemple que quelqu’un d’entre eux ait tenté de le violer en faveur de quelqu’un de ses enfants [167].
Dans presque tous les pays où des conquérants s’établissent, ils finissent par se confondre plus ou moins avec la population conquise ; ils prennent, au moins en partie, ses mœurs, son langage, sa religion et même ses lois. Si leurs descendants conservent une partie des avantages que leur donna la force, ils se considèrent du moins comme une fraction du même peuple ; les uns et les autres ont une dénomination commune [168].
[III-111]
Les Mamlouks, depuis l’établissement de leur puissance jusqu’à leur destruction, sont tous d’origine étrangère ; ils sont presque tous amenés dans le pays en qualité d’esclaves, et achetés comme tels pour concourir à l’exploitation de la population conquise. Mais que deviennent leurs enfants ? Tombent-ils dans les rangs des hommes possédés, ou forment-ils une classe distincte ? Les Mamlouks, tant qu’ils ne sont parvenus à aucun emploi, sont entièrement esclaves et ne peuvent se marier : la plupart restent donc toujours célibataires. Ceux qui se marient, n’épousent pas des femmes qui appartiennent à la population exploitée, des femmes coptes ou arabes ; ils épousent de jeunes esclaves qui ont la même origine qu’eux, ou qui sont achetées chez des peuples de même race. Or, les individus qui appartenaient à ces peuples, lorsqu’ils ne s’unissent pas à des indigènes, ne peuvent pas se reproduire au-delà de la seconde génération. La race des esclaves affranchis refusant, par orgueil ou pour d’autres causes, de s’allier à la population exploitée, est ainsi condamnée, par la nature, à s’éteindre ou à se recruter sans cesse à l’étranger [169].
[III-112]
Mais, quoique étrangers par la naissance, les Mamlouks ne considèrent pas moins l’Égypte comme leur propre pays ; l’habitude et l’éducation font perdre à chacun le souvenir de ses parents et du lieu où il a reçu la vie ; amenés de pays différents, ils n’ont aucun intérêt commun par leur origine ; ils ne sont liés entre eux que par l’intérêt d’une exploitation commune [170].
Au commencement du seizième siècle, le sultan des Turcs, Sélim, envahit l’Égypte et détrône le sultan des Mamlouks. Après l’avoir mis en fuite, il le rappelle, lui rend le gouvernement ; mais, bientôt après, il le fait pendre à la porte du Caire. Soit que, par cet acte de rigueur, il ait compromis son autorité, soit qu’il veuille se montrer généreux envers les vaincus, il consent à traiter avec eux : il leur octroie une charte. Dans le préambule de cette charte, il admet l’existence du gouvernement républicain des vingt-quatre beys, mais sous les conditions suivantes : qu’ils reconnaîtront eux-mêmes la souveraineté du sultan de Constantinople et celle de ses successeurs ; qu’ils recevront, comme son représentant, le lieutenant qu’il lui plaira de leur envoyer ; qu’ils lui paieront un tribut en argent et en denrées ; que, pendant la guerre, ils lui fourniront douze mille hommes dont ils auront eux-mêmes le commandement, et que, pendant la paix, ils ne pourront entretenir plus de quatorze mille soldats ou janissaires. Les beys sont autorisés à suspendre le lieutenant du sultan, dans le cas où il attenterait à leurs privilèges, c’est-à-dire à leur pouvoir absolu sur la population asservie [171].
L’occupation militaire qui avait remplacé la domination des Arabes continue donc d’exister après la conquête des Turcs. Le pacha envoyé en Égypte a d’abord toute l’autorité que produit le souvenir d’une victoire récente ; mais, arrivant dans le pays sans aucune force qui lui soit propre, son autorité se réduit insensiblement à celle que peut lui donner l’intrigue. Dans les derniers temps, ce n’est plus qu’un fantôme que l’on renverse d’un souffle : les beys, à la tête des armées et des provinces, jouissent réellement de tout le pouvoir ; ils ne laissent un pacha en place qu’aussi longtemps qu’il favorise leurs desseins. Si ce représentant du sultan ose élever la voix pour défendre les intérêts de son maître, le divan ou conseil des sangiaks s’assemble à l’instant et le renvoie. Quelquefois, les sangiaks ne lui laissent même pas le temps d’entrer en fonctions ; ils l’obligent à quitter l’Égypte aussitôt qu’il y a mis le pied ; s’il est reçu, il n’a pas la liberté de sortir de son palais, sans la permission du chef des beys ; c’est un prisonnier d’État qui, au milieu de la splendeur dont il est environné, sent durement le poids de ses fers ; aussi, le poste qu’il occupe n’est-il considéré que comme une sorte d’exil [172].
Les sangiaks, ayant pour chef un d’entre eux auquel ils donnent le titre de scheik el balad (le vieux du pays), se partagent donc, comme avant la victoire des Turcs, l’exploitation de l’Égypte. Chacun d’eux place, sur tous les points du pays soumis à son commandement, depuis les villes les plus considérables jusqu’aux plus petits villages, un homme choisi parmi ses esclaves et chargé d’exploiter sa part du territoire. Pour seconder les beys et leurs agents, il existe de plus une armée subordonnée également composée d’étrangers : ce sont des janissaires, ayant la même origine, les mêmes privilèges et la même organisation que ceux qui existent dans les villes soumises à l’empire turc.
Ces janissaires sont ordinairement des hommes que leurs désordres ou leurs crimes ont obligés de se bannir de leur pays natal [173] : quelques-uns succèdent au pouvoir militaire de leurs pères [174] ; plusieurs, même parmi ceux que leurs crimes ont fait chasser de Constantinople, se livrent au commerce [175] ; mais presque tous vivent dans le désordre, se dispensent du service militaire, et parcourent les villes pour y saisir l’occasion de se livrer au vol et au pillage [176].
Les janissaires, quoique soumis d’ailleurs aux beys, ont le privilège de ne pouvoir être arrêtés et punis que par des hommes de leur propre corps, quels que soient les crimes dont ils se sont rendus coupables. Ainsi, il n’y a, en général, de crimes punis que ceux qui blessent les intérêts militaires ; les actions qui n’offensent que les hommes de la classe asservie, ne sont pas mises au rang des délits et restent sans punition, quand ce sont les maîtres ou leurs agents qui en sont les auteurs [177].
Les beys, ayant un pouvoir sans limites dans les terres de leur domination, transmettent à chacun de leurs officiers un pouvoir également illimité. Dans les moments où l’harmonie règne entre eux et où ils se considèrent comme égaux, il existe, dans la seule ville du Caire, plus de quatre cents personnes qui s’arrogent un pouvoir sans bornes, et qui exercent selon leurs caprices ce qu’il leur plaît d’appeler la justice [178].
Dans les villages et dans les villes peu populeuses, il suffit d’un délégué du bey et de quelques janissaires pour maintenir dans l’obéissance la population conquise ; mais dans les grandes villes, ces moyens pourraient ne pas être toujours suffisants : on en établit donc quelques autres. Tous les hommes exerçant la même profession ou faisant le même métier, sont réduits en corporations ; ils ont un chef chargé de surveiller les actions ou les opinions des membres, et d’en rendre compte aux possesseurs du pays ; la prévoyance est portée si loin à cet égard, que les filles publiques et les voleurs eux-mêmes sont formés en corps [179]. Les fonctions du prévôt des voleurs consistent sans doute à veiller d’une manière spéciale à la sûreté des propriétés des dominateurs.
Un moyen plus efficace encore que le précédent de maintenir dans l’asservissement la population conquise est adopté : c’est l’interruption de toute communication entre les habitants d’un même lieu. Dans toute ville un peu considérable, il existe aux deux extrémités de chaque rue, une porte confiée à la garde des janissaires. Si quelque acte de violence excite, sur un point, le soulèvement de la multitude, à l’instant les portes de la rue sont fermées, et l’insurrection ne s’étend pas plus loin ; ces portes sont fermées d’ailleurs tous les soirs et ne s’ouvrent qu’au jour. Chaque fraction de la population subjuguée se trouve ainsi renfermée dans une sorte de prison ; et si, dans le silence et les ténèbres de la nuit, les tyrans jugent à propos de faire des exécutions militaires, ils n’ont pas à craindre que les victimes se sauvent par la fuite ou qu’elles soient secourues [180].
La manière dont la justice s’administre entre les particuliers, est celle qui est en usage dans tout l’empire turc. Il existe à Constantinople un premier magistrat qui porte le titre de quâdi el uskar (juge de l’armée), titre convenable au magistrat d’une nation de conquérants. Ce grand cadi nomme les juges des villes capitales, et ceux-ci nomment les juges des villes de leur dépendance. Les fonctions de juge, comme toutes les autres, ne sont données qu’à ceux qui en offrent le plus d’argent, et ne le sont jamais pour plus d’un an : il faut donc que le cadi, dans le cours de cette année, rentre dans ses déboursés et fasse tous les bénéfices pour lesquels il a acheté sa place. On voit aisément quel doit être l’effet de ces dispositions dans des hommes qui ont en main la balance où les sujets viennent déposer leurs biens [181].
Les Égyptiens ayant été abrutis, et dépouillés de leurs propriétés par leurs antiques possesseurs ; ayant passé, après la ruine de ces premiers maîtres, sous le joug des armées assyriennes, persanes, grecques, romaines et arabes, on conçoit qu’une armée de barbares qui crée ou conserve l’usage des moyens d’oppression que je viens d’exposer, doit rencontrer peu de résistance : on conçoit que, quoiqu’elle ne soit composée que d’environ huit mille hommes, il doit lui être facile de maintenir près de quatre millions d’individus dans l’obéissance [182].
Si maintenant nous considérons la population d’Égypte dans son ensemble, nous verrons que, depuis les temps les plus reculés, elle s’est divisée en deux fractions : l’une, celle des peuples vainqueurs dont les individus ont tour à tour occupé tous les emplois de la puissance civile et militaire ; l’autre celle du peuple vaincu, qui a rempli toutes les classes subalternes de la société [183]. L’oppression qui a toujours été la conséquence nécessaire d’un tel régime, n’a laissé subsister chez les vaincus que les individus dont l’existence a été absolument nécessaire pour faire vivre les vainqueurs. L’Égypte n’a point de classe intermédiaire composée de négociants, de propriétaires, ou d’hommes exerçant les professions de médecin, d’avocat, ou autres analogues. Dans ce pays, tout est militaire, c’est-à-dire agent d’exploitation, ou tout est artisan, laboureur ou petit marchand, c’est-à-dire population exploitée [184]. S’il existe dans les villes populeuses quelques familles qui, par leur aisance, appartiendraient ailleurs à la classe moyenne, elles cachent leur fortune, et cherchent à se confondre, par les apparences de la pauvreté, avec les classes les plus misérables [185].
[III-120]
Les Mamlouks, en recevant un pacha turc, qui arrivait chez eux sans aucune force apparente, avaient cru ne rien perdre de leur puissance ; et, en effet, pendant longtemps, leur pouvoir semble n’avoir rien perdu. Le sultan Sélim avait confirmé, par sa charte, le pouvoir absolu de la république des beys sur la population conquise ; il les avait seulement obligés à prendre, dans les affaires de religion, l’avis du mollah ou grand-prêtre soumis à son autorité ; et il ne paraît pas que le gouvernement de Constantinople ait jamais manqué à ses engagements, en protégeant la population vaincue contre l’oppression de ses conquérants. Mais le seul fait d’avoir admis parmi eux l’agent d’une puissance étrangère, et d’avoir reconnu la souveraineté de cette puissance, donne à la Porte le moyen de les dominer les uns par les autres et de les détruire ensuite.
L’occupation des Turcs s'étant d’abord confondue avec celle des Mamlouks et l’ayant ensuite remplacée, qu’il me soit permis de rappeler ici l’origine de ce peuple et la nature de son gouvernement. On verra que la révolution qu’ils ont opérée en Égypte, s’est réduite à une mutation de personnes, mais que le système est resté à peu près le même.
Les Turcs ont aujourd’hui tous les traits physiques de la plupart des peuples d’Europe. Leurs ancêtres étaient cependant une race de Tatars ; ils appartenaient à ces hordes qui, du centre de l’Asie, ont porté la barbarie dans le monde entier. On se fatigue à rechercher leur origine ; leurs antiquités, suivant Voltaire, ne méritent guère mieux une histoire suivie que celles des loups et des tigres de leur pays. Un calife des Arabes de la dynastie des Abbassides, fit venir, pour sa garde, une troupe de cinq ou six cents de ces barbares ; ceux-là en appelèrent d’autres. Ils prirent parti dans les querelles qui s’élevèrent entre les Arabes, et finirent par subjuguer les hommes qui les avaient appelés ou reçus. Telle est l’origine de la puissance ottomane qui a tout englouti, de l’Euphrate jusqu’à la Grèce. Cette origine a été la même que celle des Mamlouks.
Les Turcs ont modifié leur constitution physique par leurs alliances et par leurs affiliations : ils ont toujours, comme les grands de Perse, tiré la plupart de leurs femmes de la Géorgie ou de la Circassie, et ils en ont pris l’élite ; longtemps aussi, ils ont exigé des Grecs le dixième de leurs enfants ; et ces enfants, élevés dans la religion musulmane et confondus avec les conquérants, ont fini par en faire partie [186]. Mais, s’ils sont parvenus à modifier leurs traits physiques, ils n’ont rien changé à leur caractère moral : ceux qui existent aujourd’hui sont aussi ignorants et aussi féroces que ceux qui, pour la première fois, abandonnèrent la Tartarie.
Suivant les usages des peuples barbares, le vaincu est entièrement à la discrétion du vainqueur ; il devient son esclave ; sa vie, ses biens lui appartiennent : le vainqueur est un maître qui peut disposer de tout, qui ne doit rien, et qui fait grâce de tout ce qu’il laisse.
« Tel, de tout temps, dit Volney, fut le droit des Tatars dont les Turcs tirent leur origine. C’est sur ces principes que fut formé même leur état social. Dans les plaines de la Tartarie, les hordes, divisées d’intérêt, n’étaient que des troupes de brigands armés pour attaquer ou pour se défendre, pour piller, à titre de butin, tous les objets de leur avidité.
« Déjà tous les éléments de l’état présent étaient formés. Sans cesse errants et campés, les pasteurs étaient des soldats ; la horde était une armée : or, dans une armée, les lois ne sont que les ordres des chefs ; ces ordres sont absolus, ne souffrent pas de délai ; ils doivent être unanimes, partir d’une même volonté, d’une seule tête : de là une autorité suprême dans celui qui commande ; de là une soumission passive dans celui qui obéit. Mais dans la transmission de ces ordres, l’instrument devient agent à son tour ; il en résulte un esprit impérieux et servile, qui est précisément celui qu’ont porté chez eux les Turcs conquérants : fier, après la victoire, d’être un des membres du peuple vainqueur, le dernier des Ottomans regardait le premier des vaincus avec l’orgueil d’un maître ; cet esprit croissant de grade en grade, que l’on juge de la distance qu’a dû voir le chef suprême de lui à la foule des esclaves. Le sentiment qu’il en a conçu ne peut mieux se peindre que par la formule des titres que se donnent les sultans dans les actes publics.
« Moi, disent-ils dans les traités avec le roi de France, moi qui suis, par les grâces infinies du grand, juste et tout-puissant Créateur, et par l’abondance des miracles du chef de ses prophètes, empereur des puissants empereurs, refuge des souverains, distributeur des couronnes aux rois de la terre, serviteur des deux sacrées villes (la Mecque et Médine), gouverneur de la sainte cité de Jérusalem, maître de l’Europe, de l’Asie et de l’Afrique, conquises avec notre épée victorieuse et notre épouvantable lance, seigneur des deux mers (Blanche et Noire), de Damas odeur du paradis, de Bagdad siège des califes, des forteresses de Bellegrad, d’Ario, et d’une multitude de pays, d’îles, de détroits, de peuples, de générations et de tant d’armées victorieuses qui reposent auprès de notre porte sublime ; moi, enfin, qui suis l’ombre de Dieu sur la terre, etc. [187] »
[III-124]
Du faîte de tant de grandeurs, le sultan ne considère la terre qu’il possède et qu’il distribue, que comme un domaine dont il est le maître absolu ; il ne considère les peuples qu’il a conquis que comme des esclaves dévoués à le servir, et les soldats qu’il commande, comme des valets avec lesquels il maintient ces esclaves dans l’obéissance. Volney compare l’empire turc à une habitation de nos îles à sucre, où une foule d’esclaves travaillent pour le luxe d’un seul grand propriétaire, sous l’inspection de quelques serviteurs qui en profitent ; il n’y voit d’autre différence, sinon que le domaine du sultan étant trop vaste pour une seule régie, il a fallu le diviser en sous-habitations, sur le plan de la première : telles sont les provinces sous le gouvernement des pachas. Ces provinces se trouvant encore trop vastes, les pachas y ont appliqué d’autres divisions, et de là cette hiérarchie de préposés qui, de grade en grade, atteignent aux derniers détails.
« Dans cette série d’emplois, ajoute Volney, l’objet de la commission étant toujours le même, les moyens d’exécution ne changent pas de nature. Ainsi, le pouvoir étant, dans le premier moteur, absolu et arbitraire, il se transmet arbitraire et absolu à tous ses agents ; chacun d’eux est l’image de son commettant ; c’est toujours le sultan qui commande sous les noms divers de pacha, de motsallam, de qûïem-maqam, d’aga ; il n’y a pas jusqu’au délibache qui ne le représente. Il faut entendre avec quel orgueil le dernier de ces soldats, donnant des ordres dans un village, prononce : C’est la volonté du sultan ; c’est le bon plaisir du sultan. La raison de cet orgueil est simple ; c’est que, devenant porteur de la parole et ministre de la parole du sultan, il devient le sultan même... Sans doute, comme disent les Turcs, le sabre du sultan ne descend pas jusqu’à la poussière ; mais, ce sabre, il le dépose dans les mains de son vizir, qui le remet au pacha, d’où il passe au motsallam, à l’aga, et jusqu’au dernier délibache, en sorte qu’il se trouve entre les mains de tout le monde, et frappe jusqu’aux plus viles têtes [188]. »
Dans chaque gouvernement, le pacha représentant le sultan, qui est l’ombre de Dieu sur la terre, possède donc une autorité absolue ; il réunit dans sa personne tous les pouvoirs, à l’exception de celui qui consiste à rendre la justice dans les affaires où le gouvernement n’est point intéressé ; il est chef et du militaire et des finances, et de la police et de la justice criminelle ; il a pouvoir de vie et de mort ; il peut faire à son gré la paix et la guerre : en un mot, son autorité n’a pas d’autres limites que les forces dont il dispose. Le principal objet de sa mission est de faire payer le tribut, c’est-à-dire de faire passer le revenu au grand propriétaire, à ce maître qui a conquis et qui possède la terre par le droit de son épouvantable lance. Quel que soit le moyen qu’il emploie pour arriver au but de sa mission, on ne lui en demande jamais compte ; on ne regarde que le résultat, c’est-à-dire le paiement. L’emploi de pacha étant vendu, le vizir les change de place aussi souvent qu’il peut, afin d’avoir des occasions de renouveler les ventes [189].
[III-127]
Des relations observées entre l’aristocratie militaire et la classe industrieuse, chez les peuples d’espèce caucasienne du nord-ouest de l’Afrique. — De l’influence de ces relations sur la prospérité du pays et sur le nombre de la population.
Nous voyons, dans le chapitre précédent, que l’aristocratie militaire qui succède au gouvernement des Arabes, ne se compose, à aucune époque, d’individus nés en Égypte : cette aristocratie, depuis son origine jusqu’à son extinction, se recrute chez les barbares du centre de l’Asie, ou chez des peuples non moins barbares du Caucase. En admettant dans son sein des enfants venus de l’un ou de l’autre de ces deux pays, elle ne donne à leurs facultés intellectuelles et à leurs facultés physiques que le développement le plus propre à rendre plus terribles leurs dispositions morales. Manier avec adresse des chevaux indomptés, savoir exécuter ou commander des évolutions militaires, se servir avec une rare habileté des armes les plus terribles, parler la langue du pays avec assez de facilité pour intimer les ordres de la puissance, et considérer les infidèles comme une proie livrée aux croyants, tels sont les talents ou les opinions requis pour parvenir aux premiers emplois [190]. Étant nés, et ayant reçu leurs premières impressions morales, dans des contrées où la civilisation n’a jamais pénétré, on peut les considérer comme des bêtes féroces que des maîtres habiles dressent au combat. Leurs vices ne sont pas le produit du sol ou du climat de l’Égypte ; ils sont le résultat de leur barbarie primitive, et passent des uns aux autres par tradition [191].
Nous voyons la population placée sur le sol de l’Égypte, divisée en deux grandes fractions : l’une peu nombreuse, mais fortement organisée, forme une aristocratie militaire ; l’autre très nombreuse, mais dépourvue de toute organisation, forme la masse de la population et n’a point de puissance. Dans une telle position, les Turcs arrivent et viennent prendre part aux profits de l’exploitation : leur intervention ne change rien à la division primitive ; ce sont de nouveaux maîtres qui viennent pour entrer en partage avec les anciens, jusqu’à ce qu’ils trouvent le moyen de les exterminer et de rester ainsi possesseurs exclusifs du sol et du peuple qui le cultive. Les relations des diverses fractions de la population étant connues, il reste à exposer l’action des unes à l'égard des autres, et l’influence de cette action soit sur les mœurs, soit sur les richesses.
Les étrangers qui se présentent en Égypte, peuvent distinguer, au premier aspect, les hommes qui appartiennent à l’aristocratie militaire, de ceux qui appartiennent à la population conquise : l’éclat et la prodigalité du luxe contrastent avec les lambeaux et la nudité de la misère, l’excès de l’opulence de quelques-uns avec le hideux dénuement de la classe la plus nombreuse. Si le commerce verse des richesses dans quelques familles, elles sont enfouies ou soigneusement déguisées ; les hommes qui les ont acquises n’en font qu’un usage clandestin, dans la crainte d’exciter la cupidité de la puissance, et d’être exposés aux extorsions que les gouvernants ont consacrées, sous le nom d’avanies ; de sorte que tous les individus qui appartiennent à la race conquise, présentent à peu près le même aspect [192].
Mais, quoique les hommes de la classe aristocratique ne se montrent que sous les dehors les plus brillants, quoiqu’ils soient couverts des vêtements les plus riches et montés sur des chevaux de prix, ils ne sont ni moins grossiers ni moins brutaux que les hommes des derniers rangs. La parure du luxe est l’enveloppe de la barbarie la plus complète, et si cette barbarie paraît plus hideuse et plus féroce encore dans la populace, c’est qu’elle y est à nu, et que les yeux ne sont pas trompés par le vernis de la magnificence. Si quelques arts sont cultivés, ils le sont par des étrangers. Les deux extrêmes de la population ont plus de rapport entre eux ; le bey et l’homme grossier de la lie du peuple, sont également ignorants, également fanatiques [193].
Les Égyptiens furent jadis dépouillés de leurs terres par une aristocratie sacerdotale et militaire. Nous ignorons par qui elles furent possédées sous les conquérants qui se succédèrent depuis les Assyriens jusqu’aux Arabes. Il est probable qu’elles changèrent de maîtres à chaque changement de domination.
Les Arabes, pour rester maîtres des terres, n’eurent donc qu’à prendre la place des derniers conquérants. Sous leurs successeurs, nous voyons que les terres se trouvent dans les mains de trois classes de personnes. La première partie, qui est la plus considérable, est dans les mains des beys et de leurs esclaves ; elle est possédée par l’aristocratie militaire. La seconde partie est possédée par les ulémas, ou prêtres musulmans. La troisième partie est possédée par des individus qui n’appartiennent à aucune de ces deux classes [194] ; mais les produits en sont absorbés par le tribut, payé au sultan. Ainsi, dans le dernier temps de la domination des Mamlouks, comme au temps des Pharaons, toutes les terres sont dans les mains des prêtres, des soldats, et de leur chef commun. Cependant, elles continuent d’être cultivées par les vaincus. On verra plus loin quelle est la part des produits que s’attribuent les maîtres, et quelle est celle qu’ils laissent aux cultivateurs.
Une république composée de vingt-quatre officiers militaires également ignorants, ambitieux et fanatiques, ne saurait rester en paix, surtout lorsqu’elle a dans son sein le délégué d’une puissance dont tous les efforts tendent à la mettre en état de guerre et à la détruire. La dignité de chef et les avantages qui y sont attachés, sont en effet, pour eux, des causes de dissensions continuelles ; chaque bey prend parti pour le candidat qu’il favorise, et le pays tout entier se transforme en champ de bataille [195]. Les Mamlouks, pour gagner les faveurs des beys leurs maîtres, se livrent aux mêmes vices et aux mêmes crimes que ceux-ci pour devenir chefs de l’aristocratie. Ces soldats dévorés d’ambition se prêtent à toutes les complaisances et aux passions les plus honteuses ; l’intrigue, la perfidie, la trahison, l’assassinat, sont leurs moyens ; le plus près du pouvoir en égorge le possesseur pour prendre sa place [196] ; le parti qui succombe dans les guerres, est dépouillé de ses propriétés en même temps que de son pouvoir [197].
Le délégué du sultan fomente les dissensions entre les beys ; il excite entre eux la jalousie, par les faveurs qu’il distribue à quelques-uns au nom de son maître ; et lorsqu’il s’est formé parmi eux un parti assez fort pour le soutenir, il fait égorger par ses esclaves les opposants en plein conseil. Un sultan, de son côté, ne compte sur la fidélité de son délégué qu’autant qu’il le voit disposé à travailler à la destruction des beys ; il suffit qu’un pacha soit soupçonné par son maître, pour qu’il soit obligé de se justifier par le meurtre de quelques-uns d’entre eux [198].
Si tels sont les rapports des grands entre eux, qu’on juge de ceux qui doivent exister entre les membres de cette aristocratie et la masse de la population. Les beys ne transmettent à leurs enfants, ni leurs propriétés, ni leur puissance ; soit qu’ils suivent par habitude une loi qui leur fut imposée par les Arabes leurs premiers maîtres, soit que l’instinct de la tyrannie leur ait appris que leur domination serait compromise par la dégénération de leur race et la transmission héréditaire du pouvoir, ils préfèrent des enfants adoptifs, choisis parmi leurs esclaves, aux enfants auxquels ils ont eux-mêmes donné le jour. Leurs enfants étant exclus de leur succession, il serait difficile qu’ils admissent à succéder à leurs propres pères les enfants nés dans les rangs inférieurs : aussi toute succession est-elle dévolue au gouvernement, c’est-à-dire aux membres de l’aristocratie. Un fils ne peut prendre possession de l’héritage de son père qu’après l’avoir acheté des chefs, et il n’est pas toujours sûr de l’obtenir : le plus offrant ou l’individu qui a le plus de crédit en obtient l’investiture [199].
Un enfant qui est parvenu à acheter des chefs les propriétés immobilières de son père, ne les conserve que sous les conditions les plus dures ; c’est à chaque instant une contribution à payer, un dommage à réparer. Maintenus par la charte du sultan Selim dans le pouvoir de lever des tributs arbitraires, les cachefs et les sangiaks continuent de commettre des vexations inouïes. Souvent, le malheureux agriculteur, au milieu de l’abondance qui l’entoure, manque du nécessaire et vend les instruments du labourage pour payer les impositions ; des extorsions multipliées le mettent dans l’impuissance de cultiver les terres les plus fertiles [200]. Dans les guerres qui ont lieu entre les membres de l’aristocratie, chacun d’eux se hâte d’exiger le tribut des cultivateurs sur le sol desquels il se trouve ; et si, après l’avoir perçu, il est vaincu, les cultivateurs sont obligés de payer le nouveau maître. Cette crainte de payer deux fois détermine les paysans à se révolter aussitôt que le pays est menacé de quelque trouble, et à attendre, pour se libérer, qu’une victoire décisive ait fait connaître celui des deux concurrents qui a le droit de percevoir le tribut ; mais ils sont durement châtiés de leur révolte, si celui auquel ils ont refusé de le payer reste vainqueur [201].
Les tributs ne se lèvent qu’à main armée ; chaque grand va camper, avec une troupe de brigands qui se sont faits soldats pour éviter le châtiment dû à leurs crimes, auprès des villages de sa domination ; lorsque, par crainte ou par violence, il a arraché aux cultivateurs les fruits de leurs travaux et épuisé leurs moyens d’existence, il se porte sur un autre point du pays et y commet les mêmes exactions. Si l’impossibilité de satisfaire son avidité pousse les paysans à la révolte, le pays présente des désordres d’un autre genre : les champs sont abandonnés ou ravagés ; les cultivateurs les quittent pour courir aux armes ; les troupeaux sont enlevés ou massacrés ; toutes les denrées deviennent la proie des ennemis et des brigands ; les routes, fermées par des bandes de voleurs, se refusent à toute espèce de communication et de rapports ; enfin, la désolation règne sur un sol que la fertilité dispute à la barbarie [202].
Les propriétés mobilières n’excitent pas moins l’avidité de la soldatesque gouvernante que les propriétés immobilières. Souvent, sans autre motif que l’avidité d’un homme puissant et la délation d’un ennemi, on cite devant un membre de l’aristocratie, un homme soupçonné d’avoir de l’argent ; on exige de lui une somme ; s’il la refuse, on le renverse sur le dos, on lui donne deux ou trois cents coups de bâton sur la plante des pieds, et quelquefois on l’assomme. Cent espions sont toujours prêts à dénoncer tout homme soupçonné d’avoir de l’aisance ; ce n’est que par les dehors de la pauvreté qu’il peut échapper aux rapines de la puissance. La fraction gouvernante s’attribuant, en un mot, à titre de conquête, le droit exclusif de toute propriété, ne traite la fraction gouvernée que comme un instrument passif de ses jouissances.
« On ne parle, dit Volney, que de troubles civils, que de misère publique, que d’extorsions d’argent, que de bastonnades et de meurtres. Nulle sûreté pour la vie et la propriété. On verse le sang d’un homme comme celui d’un bœuf [203]. »
Comme il n’existe pas de règle qui fixe les peines qui doivent être appliquées à chaque délit, tout individu chargé de maintenir l’ordre, détermine lui-même, pour chaque cas particulier, la peine qu’il lui plaît d’y attacher. Dans les villes populeuses, telles que le Caire, un officier de police, suivi d’une multitude de bourreaux, parcourt les rues de jour et de nuit ; il surveille les poids et mesures, et les marchandises portées au marché ; il fait enlever les personnes suspectes, arrête les voleurs, prévient ou réprime les séditions ; s’il surprend un marchand vendant à faux poids ou à fausse mesure, il lui fait sur-le-champ donner cinq cents coups de bâton, ou même lui fait trancher la tête. Cet officier juge sans examen et sans appel : au premier ordre, la tête d’un malheureux tombe dans un sac de cuir, où on la reçoit de peur de souiller la place. Les pachas font quelquefois eux-mêmes la police, et ne dédaignent pas de remplir les fonctions de bourreau. La terreur qu’inspirent ces officiers et les nombreux exécuteurs qui les accompagnent, est telle que tout le monde se cache ou prend la fuite du plus loin qu’on les aperçoit : un seul suffit quelquefois pour porter l’épouvante parmi le peuple [204].
L’administration de la justice entre les particuliers s’exerce d’une manière moins violente. Les officiers qui la rendent ne sont pas sous la dépendance des pachas ; mais, comme leur juridiction est fondée sur les mêmes principes, elle a les mêmes inconvénients. Dans un appartement nu, en dégât, et ouvert à tout le monde, le cadi s’assied sur une natte ou sur un mauvais tapis ; à ses côtés, sont des scribes et des domestiques. Les parties comparaissent et exposent elles-mêmes leurs raisons ; si elles se laissent emporter par la chaleur de la discussion, les cris des scribes et le bâton du cadi rétablissent l’ordre et le silence. Ce juge prononce enfin son arrêt, fondé sur l’infaillibilité du Coran, et si aucune des deux parties n’est l’objet d’une faveur particulière, elles sont mises à la porte à grands coups de bâton. La justice s’attribue le dixième de la valeur de la chose qui est en litige [205].
Mais, quoique les cadis soient indépendants des grands du pays, quoiqu’ils administrent publiquement la justice, ils sont loin d’être impartiaux ; ils ont les mœurs et les vices du pouvoir par lequel ils sont élus.
« L’expérience journalière constate, dit Volney, qu’il n’est point de pays où la justice soit plus corrompue qu’en Égypte, en Syrie, et sans doute dans le reste de la Turquie. La vénalité n’est nulle part plus hardie, plus impudente ; on peut marchander son procès avec le cadi, comme l’on marchande une denrée. Dans la foule, il se trouve des exemples d’équité, de sagacité ; mais ils sont rares par cela même qu’ils sont cités. La corruption est habituelle, générale ; et comment ne le serait-elle pas, quand l’intégrité peut devenir onéreuse et l’improbité lucrative ; quand chaque cadi, arbitre, en dernier ressort, ne craint ni révision ni châtiment ; quand, enfin, ce défaut de lois claires et précises offre aux passions mille moyens d’éviter la honte d’une injustice évidente [206].
[III-139]
La vénalité n’est pas un vice particulier aux hommes auxquels l’administration de la justice est confiée ; c’est un vice commun à tous les agents de la puissance, depuis les plus petits jusqu’aux plus élevés ; chez eux, c’est une coutume, un usage reçu ; il est convenu qu’avec de l’argent on parvient aux choses les plus difficiles ; il n’en faut même pas beaucoup pour arriver à son but [207].
Dans le temps où les membres de l’aristocratie étaient indépendants du gouvernement turc, eux seuls pouvaient se considérer comme chargés de veiller aux intérêts du pays. Le défaut de transmission de leurs propriétés à leurs enfants, et les dissensions qui s’élevaient entre eux, leur faisaient sans doute souvent négliger ces intérêts ; cependant, comme leur pouvoir durait, en général, autant que leur vie, et comme il est dans la nature de l’homme de se flatter sur son avenir, ils prenaient garde de ne pas laisser tarir, par une trop grande négligence, la source de leurs richesses. Mais aussitôt que l’autorité du sultan est reconnue, aussitôt que les beys se sont engagés à lui payer un tribut et ont admis la présence d’un pacha, les affaires changent de face. Les obligations relatives à la conservation des intérêts généraux, celles, par exemple, de pourvoir à l’entretien des canaux et de prévenir les invasions des Arabes bédouins, sont considérées comme étant à la charge du sultan. Les pachas ou les beys retiennent, pour cet objet, une partie des tributs qu’ils doivent leur payer ; mais, au lieu de les appliquer aux objets pour lesquels ils les retiennent, ils les détournent à leur profit. Ayant appris, par expérience, que leurs fonctions dans le pays n’auront qu’une courte durée, les pachas se hâtent d’en profiter, pour faire fortune et pour acquérir le moyen d’acheter la faveur des ministres du sultan ; ils tirent du pays ou des habitants tout ce qu’ils peuvent en arracher, mais ne font aucune dépense, soit pour veiller à la sûreté publique, soit pour la conservation des ouvrages nécessaires à la prospérité du pays [208].
La crainte des extorsions et l’absence de toute autorité qui veille à la conservation des propriétés publiques, produisent les effets qu’on doit naturellement en attendre. Personne n’ose se permettre de bâtir, de planter, ou de faire exécuter aucun genre d’ouvrage qui annoncerait qu’il a cumulé quelques économies. S’il se rencontre quelque imprudent qui veuille planter ou bâtir, il en est promptement puni par des avanies. Les hommes du pouvoir disent : Cet homme a de l’argent ; ils le font venir et lui en demandent ; s’il nie, il a la bastonnade ; s’il accorde, on la lui donne encore pour en obtenir davantage. S’il arrive que des hommes apportent quelques perfectionnements dans l’agriculture, ils sont obligés d’y renoncer presque sur-le-champ, parce que les contributions dont ces perfectionnements sont la cause, font plus qu’en absorber les produits. Chacun est donc obligé de donner à l’or ou à l’argent la préférence sur toute autre richesse, parce que c’est la plus facile à cacher. On laisse dépérir les maisons et les capitaux engagés dans l’agriculture ou dans d’autres branches d’industrie [209].
[III-142]
« Ils bâtissent le moins qu’ils peuvent, dit Denon en parlant des Égyptiens ; ils ne réparent jamais rien : un mur menace ruine, ils l’étayent ; il s’éboule, ce sont quelques chambres de moins dans la maison ; ils s’arrangent à côté des décombres : l’édifice tombe enfin, ils en abandonnent le sol, ou, s’ils sont obligés d’en déblayer l’emplacement, ils n’emportent les plâtras que le moins qu’ils peuvent ; c’est ce qui a élevé autour de presque toutes les villes d’Égypte et particulièrement du Caire, non pas des monticules, mais des montagnes dont l’œil du voyageur est étonné, et dont il ne peut tout d’abord se rendre compte [210]. »
Cependant, comme les hommes ne peuvent vivre privés d’habitations, les cultivateurs égyptiens élèvent de mauvaises huttes, soit avec des briques cuites au soleil, soit avec de la terre mêlée avec de la paille hachée. Dans les campagnes, ces huttes ont en général la forme d’une ruche ; elles se composent de deux pièces : l’une, au rez-de-chaussée, pour le propriétaire, sa famille, ses poules et ses poulets ; l’autre, au premier étage, pour ses pigeons. Dans quelques villages, ces huttes, à l’exception de la porte, n’ont d’autre ouverture qu’un trou pour donner passage à la fumée, et les habitants couchent sur la terre comme les sauvages. Là, couverts d’insectes dévorants, enveloppés par la fumée et suffoqués par la chaleur, ils sont assiégés par les maladies qu’engendrent la malpropreté, l’humidité et les mauvais aliments [211].
La plupart des habitants des villes ne sont pas mieux logés que ceux des campagnes. Les cités les plus populeuses et les plus florissantes ont entièrement péri, sous la domination des Mamlouks et des Turcs. Alexandrie, qui excita une si vive admiration parmi les Arabes, et qui était encore si brillante au quinzième siècle, ne présente plus, dans un espace de deux lieues, que colonnes de marbre, que débris de pilastres, de chapiteaux, d’obélisques, que des montagnes de ruines entassées les unes sur les autres [212]. Kous, si opulente du temps des Arabes, a également péri, sous la domination des Mamlouks et des Turcs : il ne reste, sur la place où elle exista, que quelques misérables chaumières [213]. Thèbes, Canope, Latopolis et d’autres villes moins célèbres, n’offrent plus que des ruines autour desquelles un petit nombre d’hommes retombés dans l’état sauvage, ont élevé quelques cabanes de terre [214]. Les restes des monuments que les barbares n’ont pu détruire, sont devenus les refuges de leurs troupeaux, et les colonnes de marbre des palais ont été sciées, et transformées en meules de moulin [215].
À mesure que le temps détruit les maisons des villes qui ne sont pas encore désertes, les habitants les remplacent par des constructions si frêles, que, si elles n’étaient pas épargnées par le climat, elles seraient détruites aussitôt que formées ; ce sont comme dans les villages, des huttes de terre ou de briques durcies au soleil [216]. Aucune maison n’étant réparée, on ne marche dans les rues qu’à travers les décombres ; les villes même qui de loin ont un certain air de grandeur, comme Damiette, présentent de près l’aspect de la destruction et de la misère. En voyant cet assemblage de trous, de grosses pierres, de canaux empestés, et de maisons ruinées, on croirait, dit un voyageur, que la ville vient d’essuyer un long siège suivi d’un assaut meurtrier [217]. La destruction des habitations étant quelquefois plus rapide encore que celle de la population, le peuple se resserre dans le plus petit espace possible : au Caire, deux cents individus occupent, selon Savary, moins de place que trente à Paris [218].
Si la crainte de paraître riche entraîne la destruction des propriétés privées, la soustraction des contributions et l’instabilité dans les emplois entraînent la ruine des propriétés publiques. Tous les édifices publics ou religieux qu’on trouve en Égypte, kans, fontaines, mosquées, n’offrent que des ruines, et ne sont propres qu’à servir de refuge aux chacals. Les monuments les plus admirables de la piété des califes et du goût exquis des architectes arabes, sont menacés d’une destruction prochaine ; ils s’écroulent comme les palais enchantés des beys, et suivent dans la poussière un tiers de la ville du Caire [219]. Les fontaines ruinées arrosent des jardins abandonnés, et les transforment en marais infects et impraticables [220]. Enfin, les forteresses et les châteaux qui appartiennent aux sultans, ne présentent que des ruines dans toute l’étendue de l’empire turc [221].
Les hommes qui sont chargés de la police, n’ont aucun soin, ni de la propreté, ni de la salubrité des villes. Les rues, étroites et tortueuses, ne sont ni pavées, ni balayées, ni arrosées, et sont presque toujours embarrassées de décombres, d’immondices et de cadavres d’animaux. Une multitude de chiens errants, maigres, décharnés, et rongés par une gale qui souvent dégénère en une espèce de lèpre, y forment une république indépendante, cantonnée par familles et par quartiers. Ces hideux animaux, qui n’ont point de maîtres et dont la multiplication n’est arrêtée que par le défaut de subsistances, se nourrissent de charognes, et les disputent aux dégoûtants vautours et à une foule de chacals cachés par centaines dans les jardins et parmi les décombres et les tombeaux. C’est à l’excessive multiplication de ces animaux immondes que les Égyptiens doivent d’être débarrassés des cadavres d’ânes et de chameaux jetés sans cesse dans l’intérieur ou dans les environs de leurs villes [222]. Dans la capitale, toutes les immondices se rendent dans un canal qu’on ouvre une fois l’année, dans les plus grandes chaleurs, pour le nettoyer, et qui infecte l’air par les matières putrides qu’il renferme [223].
Dans le temps où l’Égypte n’était encore soumise qu’au joug des Arabes, des lacs artificiels et des canaux nombreux portaient la fraîcheur dans les villes, en même temps qu’ils fertilisaient les campagnes ; mais, sous la domination des Mamlouks et des Turcs, ces ouvrages ont presque entièrement péri ; les canaux se sont fermés, les lacs se sont transformés en marais ou desséchés, et des contrées, jadis fertiles et florissantes, se sont changées en déserts de sable où le voyageur attristé ne trouve ni arbrisseaux, ni plantes, ni verdure [224]. L’industrie ayant en même temps cessé de mettre obstacle aux empiétements du Désert, les sables se sont avancés sur les terres cultivées et sur les villages.
« L’embouchure de la vallée du Nil (vis-à-vis de Benésouef) dit Denon, n’offre qu’une triste plaine, dont une bande étroite sur le bord du fleuve est seule cultivée : au-delà de cette bande, on aperçoit encore quelques restes de villages dévorés par le sable ; ils offrent le spectacle affligeant d’une dévastation journalière produite par l’empiétement continuel du Désert sur le sol inondé. Rien n’est triste comme de marcher sur ces villages, de fouler aux pieds leurs toits, de rencontrer les sommités de leurs minarets, de penser que là étaient des champs cultivés, qu’ici croissaient des arbres, qu’ici encore habitaient des hommes, et que tout a disparu [225]. »
Un voyageur a évalué au tiers du territoire de l’Égypte, la partie convertie en désert par la destruction des lacs et des canaux, ou par l’envahissement des sables [226] ; mais il est difficile de déterminer quelle fut, dans ce pays, l’étendue du terrain cultivé, quand on voit que les voyageurs ont trouvé, jusqu’au sein même du Désert, des vallées, et des bois pétrifiés [227]. N’est-ce pas une preuve que là il exista jadis des forêts et des rivières ? Et cette circonstance ne doit-elle pas nous autoriser à croire que la population s’étendait plus loin qu’on ne l’a cru communément [228] ?
Une partie des terres qui sont encore susceptibles de culture, restent souvent improductives, soit parce que les moyens de les ensemencer ont été enlevés aux laboureurs, soit parce que la nécessité de payer les impôts les a obligés de vendre leurs instruments de labourage, soit enfin parce que l’état de trouble et d’oppression dans lequel ils vivent habituellement, leur a fait craindre de voir détruire ou enlever leurs moissons. On rencontre ainsi, aux environs des villages, des terrains étendus et fertiles qui attendent vainement que la main du laboureur y répande la semence : dans les cantons ouverts aux Arabes, tels que les environs du couvent des Coptes, le terrain reste toujours en friche, ou le laboureur sème les armes à la main [229].
Enfin, les terres qui sont cultivées ne le sont que d’une manière grossière.
« L’art de la culture, dit Volney, est dans un état déplorable : faute d’aisance, le laboureur manque d’instruments, ou n’en a que de mauvais ; la charrue n’est souvent [III-150] qu’une branche d’arbre coupée sous une bifurcation et conduite sans roues. On laboure avec des ânes, des vaches, et rarement avec des bœufs ; ils annoncent trop d’aisance ; aussi, la viande de cet animal est très rare en Syrie et en Égypte [230].
Il est difficile de déterminer d’une manière bien exacte quel a été le décroissement de la population, depuis l’époque à laquelle l’Égypte se trouva dans l’état le plus florissant, jusqu’au temps où nous vivons. Dans les pays orientaux, on ne tient aucun registre des décès ni des naissances, et il n’est pas aisé aux voyageurs de pénétrer dans l’intérieur des familles. Si l’on veut s’informer, chez ces peuples, de la population des villes, ils parlent toujours de quelques centaines de milliers ; mais les évaluations qu’ils donnent ne reposent sur aucune base et sont en général fort exagérées [231] ; d’un autre côté, les évaluations des historiens, sur la population de l’ancienne Égypte, offrent beaucoup d’incertitude et ne paraissent pas exemptes d’exagération. Quand même on admettrait qu’il existait vingt mille villes du temps des pharaons, ainsi que le prétendent Pline et Hérodote, on n’aurait qu’une donnée fort incertaine, puisqu’il resterait à déterminer quelle était la population de chacune de ces villes [232].
Cependant, quoiqu’il nous soit impossible de savoir d’une manière exacte quel a été le décroissement de la population, il est aisé de voir que la destruction a été immense : plusieurs des villes les plus populeuses sont devenues désertes ; tous les habitants ont péri ; l’ancienne Alexandrie contenait environ trois cent mille personnes libres et plus du double d’esclaves ; la nouvelle n’est plus qu’une bourgade dont la population n’excède pas cinq à six mille individus [233] ; Faoué, qui, au quinzième siècle, était la ville la plus populeuse après le Caire, ne renfermait, au dernier siècle, que quelques pauvres habitants [234] ; la population de Cous, qui, à la même époque, n’était guère moins considérable, ne consistait plus, deux siècles plus tard, qu’en dix misérables pêcheurs. Je ne parle point de la nombreuse population de Thèbes remplacée par un petit nombre de sauvages qui vivent dans les cavernes des rochers comme des bêtes féroces, ni de celle de tant d’autres villes dont il ne reste que quelques vestiges, ou dont les savants ne peuvent qu’à peine déterminer l’emplacement [235] : la plupart de ces villes avaient été détruites longtemps avant que l’Égypte eût été envahie par les Arabes [236].
Savary, jugeant d’après les ruines qui couvrent encore le sol de l’Égypte, et considérant comme exagérés les rapports des historiens, a pensé que la population des villes était trois fois plus nombreuse dans l’antiquité qu’elle ne l’était de son temps [237]. À l’époque où il écrivait (en 1777, 1778 et 1779), il l’évaluait à quatre millions [238] ; et cependant, cette dernière évaluation paraît excéder de beaucoup la vérité, puisque Félix Mengin n’estime la population égyptienne, en 1823, qu’à 2 514 400 habitants [239]. Ainsi, la population d’Égypte a été réduite, sous la domination militaire qui a succédé au pouvoir des Arabes, à peu près au tiers de ce qu’elle était du temps des Romains, lorsqu’elle fournissait des subsistances à l’Italie et aux provinces voisines [240].
[III-155]
Parallèle entre la portion de richesses qui est laissée à la classe laborieuse, et la portion de richesses que s’approprie l’aristocratie militaire, chez les peuples d’espèce caucasienne du nord-ouest de l’Afrique. — Des mœurs qui résultent de la domination militaire. — État des femmes. — Progrès de la barbarie. — Influence de la sécurité sur les mœurs et sur l’industrie.
J’ai exposé, dans le chapitre précédent, les rapports qui ont été observés entre l’aristocratie militaire de l’Égypte et la classe laborieuse de la population : on a déjà vu une partie des effets que produit la servitude sur l’une et l’autre de ces deux classes. Il me reste à faire voir maintenant quelle est la manière dont les produits annuels des pays se distribuent entre les diverses classes de la population ; quelle est la portion de richesses que laissent à la classe industrieuse les chefs militaires qui dominent sur elle, et quelle est la portion qu’ils s’en attribuent eux-mêmes. J’exposerai ensuite quelles sont les mœurs qui résultent des relations qui ont lieu entre ces deux classes, et quelle est l’influence de ces mœurs sur l’état des femmes de tous les rangs. Je terminerai ce chapitre par l’exposition de quelques effets produits par la sécurité sur l’industrie et sur les mœurs.
Au Caire, la ville la plus considérable de l’Égypte, l’étranger qui arrive est frappé d’un aspect général de ruine et de misère ; la foule qui se presse dans les rues n’offre à ses regards que des haillons hideux et des nudités dégoûtantes ; une chemise de grosse toile bleue, ceinte d’un cuir ou d’un mouchoir rouge, un manteau noir d’un tissu clair et grossier, et une espèce de toque sur laquelle est roulé un grand mouchoir de laine rouge, tel est le costume de presque tous les habitants ; ils ont la poitrine, les bras, les jambes et les pieds nus, et la plupart ne portent pas de caleçons [241].
La population se présente sous un aspect plus misérable encore dans les villes moins populeuses, et par conséquent plus opprimées. À Saint-Jean-d’Acre, dit M. de Forbin, tous les sens sont désagréablement affectés par les difformités les plus hideuses ; des êtres qui semblent sortir du sépulcre, se traînent à demi nus, enveloppés dans de grandes couvertures d’un blanc sale, bariolées de noir ; leur tête est affublée de haillons qui leur servent de turban ; et l’on rencontre à chaque pas, à côté des victimes de l’ophtalmie, les victimes de la férocité de Gezzar-Pacha [242], des aveugles ou des malheureux sans nez et sans oreilles. Cette masse d’hommes, inerte, misérable et dégoûtante, demeure sans cesse couchée au soleil sous les murs des jardins du sérail [243].
[III-157]
Les habitants des campagnes ne se montrent nulle part qu’à demi couverts de haillons : parmi les hommes, les mieux vêtus ne portent qu’une mauvaise chemise bleue et une pagne de laine ; les autres n’ont pour tout vêtement qu’une partie de manteau brun qui tombe en lambeaux. Les femmes portent presque toutes l’empreinte et la livrée de la misère ; elles n’ont pas d’autre vêtement qu’une ample tunique à manches, leur servant de robe et de chemise, et ouverte de chaque côté depuis les aisselles jusqu’aux genoux : elles s’inquiètent peu que leurs moindres mouvements exposent leurs corps à la vue, pourvu que leur visage ne soit jamais à découvert. Les enfants sont entièrement nus [244].
Tous les individus qui appartiennent à la population asservie, ne sont pas sans doute également misérables ; mais, comme ils sont tous également exposés aux extorsions, le petit nombre de personnes qui auraient le moyen de se procurer de bons vêtements, s’en abstiennent, ainsi qu’on l’a déjà vu, de peur d’éveiller la cupidité des membres de l’aristocratie [245].
[III-158]
Les aliments réservés à la classe nombreuse du peuple, se composent de pain d’orge ou de doura, sans levain et sans saveur, d’ognons crus, de lentilles et de figues de sycomore ; ceux qui peuvent y ajouter, de temps en temps, du miel, du fromage, du lait aigre et des dattes, croient vivre dans l’abondance [246]. Lorsque les vents amènent des nuages de sauterelles, les hommes qui appartiennent à la masse du peuple, les ramassent, les salent, en font des provisions, les mangent, ou les échangent contre d’autres denrées [247]. Dans les temps de disette, ils se répandent par troupes dans les champs, et broutent de la luzerne [248] ; enfin, si la faim les presse, ils vont s’asseoir sur les cadavres des chameaux, et en disputent aux chiens les lambeaux putrides [249].
La disette continuelle dans laquelle ils vivent, les mauvais aliments dont ils se nourrissent, et l’air infecté qui les environne, donnent à la population des villes une foule de maladies. La population du Caire, la moins sujette à manquer d’aliments, est maigre et noirâtre ; les mendiants y ont une forme hideuse ; les enfants y ont l’air misérable et avorté. Ces petites créatures, dit Volney, n’offrent nulle part ailleurs un extérieur si affligeant ; l’œil creux, le teint hâve et bouffi, le ventre gonflé d’obstructions, les extrémités maigres et la peau jaunâtre, ils ont l’air de lutter sans cesse contre la mort [250].
Une multitude de personnes ont la vue perdue ou gâtée ; la quantité en est au point, dit le même voyageur, que, marchant dans les rues du Caire, j’ai souvent rencontré, sur cent personnes, vingt aveugles, dix borgnes, et vingt autres dont les yeux étaient rouges, purulents ou tachés ; presque tout le monde porte des bandeaux, indices d’une ophtalmie naissante ou convalescente [251]. Dans la haute Égypte, la mauvaise qualité des aliments engendre d’autres maladies, dont presque tous les habitants sont atteints [252].
Le sol de l’Égypte n’est point changé cependant, il produit toujours en abondance le riz, le froment, l’orge, le lin, les fèves, la canne à sucre, et une multitude d’autres végétaux ; toutes les plantes y sont vigoureuses, tous les arbres s’y couvrent de fruits ; on y élève une multitude de volailles ; un soleil toujours pur et brillant y éclaire une végétation admirable ; le sol, au moyen d’arrosements artificiels, peut y donner plusieurs récoltes dans l’espace de quelques mois [253]. Comment, au milieu de tant de richesses, peut-il exister une misère si générale ?
On voit dans les villes une population nombreuse, malsaine et couverte de haillons ; mais, au milieu de cette population, on voit aussi quelques hommes robustes, richement vêtus, et montés sur de magnifiques chevaux : ce sont les hommes de cette classe qui absorbent les moyens d’existence de toutes les autres. Tout ce que le sol, aidé du travail de l’homme, peut produire de mieux est réservé pour leurs tables ; tout ce qu’ils ne peuvent pas consommer en nature, est exporté à leur profit, et ils en emploient la valeur à acheter de riches étoffes, des ameublements somptueux ou les plus belles esclaves. Au milieu d’une populace affamée, les maîtres vivent dans l’abondance ; et, à côté de huttes de terre ou de maisons qui tombent en ruine, ils possèdent de riches palais et des jardins magnifiques [254].
Les palais des grands sont entourés de murs et ont un extérieur peu agréable ; mais, lorsqu’on a pénétré dans l’intérieur de ces espèces de forteresses, on y trouve des recherches de luxe et d’agrément ; de jolis bains en marbre, des étuves voluptueuses, des salons en mosaïques au milieu desquels sont des bassins et des jets d’eau, de grands divans composés de tapis pluchés, de larges estrades matelassées, couvertes de belles étoffes, entourées de riches coussins ; le parfum des orangers est apporté dans ces salons par un zéphir rafraîchi sous des berceaux d’arbres touffus. C’est là que, couché sur de moelleux et immenses tapis couverts de riches carreaux, tenant d’une main une pipe de la vapeur de laquelle il s’enivre, et de l’autre un chapelet dont il passe les grains dans ses doigts, et servi par de jeunes esclaves, le riche Musulman rêve sans objet, fait sans goût chaque jour la même chose, et finit par avoir vécu sans avoir cherché à varier la monotonie de son existence [255].
Les dominateurs différant des hommes conquis, par leur origine, par leur éducation, par leur puissance, par leurs richesses, et par leur religion, doivent nécessairement différer d’eux par leurs habitudes morales. Les Mamlouks et les Turcs, comme toutes les races de conquérants, ont toujours eu les vices qui sont des conséquences d’un abus continuel de la force. Une passion effrénée pour toutes les jouissances physiques, et une avidité extrême pour les richesses au moyen desquelles on peut se les procurer, ont été de tout temps les traits les plus saillants de leur caractère : de là, les extorsions, les avanies, et la vénalité dont on a vu tant de preuves. Le mépris et la cruauté envers les faibles, sont des vices qu’engendre également l’habitude de la violence : ces vices ont toujours été ceux des dominateurs de l’Égypte ; de là, la facilité avec laquelle ils versent le sang humain pour les fautes les plus légères [256].
La domination des maîtres n’ayant pour but que leurs jouissances, et ce but n’étant atteint que par la spoliation des sujets, il ne peut exister de justice pour personne, et la sécurité de chacun ne repose que sur la crainte qu’il inspire ; aussi nulle part la passion de la vengeance n’est portée plus loin que dans les pays soumis aux Turcs :
« Si la vengeance a des autels, dit Sonnini, c’est sans doute en Égypte ; elle y est la déesse, ou, pour mieux dire, le tyran des cours : et elle y est implacable. Non seulement la plupart des hommes dont le mélange forme la masse des habitants, ne pardonnent jamais, mais quelque éclatante que soit la réparation qu’on leur donne, ils ne se jugent satisfaits que quand ils ont eux-mêmes trempé leurs mains dans le sang de celui qu’ils ont déclaré leur ennemi. Quoiqu’ils conservent longtemps leur haine, et qu’ils la dissimulent jusqu’à ce qu’ils trouvent l’occasion favorable pour l’assouvir, les effets n’en sont pas moins terribles : ils n’en sont pas mieux raisonnés. Si un Européen, ou, comme ils parlent, un Franc, a provoqué leur animosité, ils la font retomber indistinctement sur un Européen, sans s’embarrasser si celui-ci est parent, ami, ou seulement de la même nation que celui dont ils ont reçu l’offense : ils ôtent ainsi à leur ressentiment ce qu’il peut avoir d’excusable, et leur vengeance n’est qu’une atrocité [257]. »
L’objet principal de la conquête est de s’emparer des produits du travail du peuple vaincu, et de se dispenser soi-même de toute occupation laborieuse. De toutes les races d’hommes, il n’en est aucune qui ait plus d’aversion pour le travail, et un penchant plus prononcé pour l’oisiveté que les Musulmans ; pour eux, changer de place est une fatigue, un homme qui se promène est un insensé ; chez eux, le meuble le plus recherché d’un appartement est le divan, où l’on est plutôt couché qu’assis ; leurs jardins ont des ombrages charmants, des sièges commodes, mais pas une allée où l’on puisse se promener [258] ; la forme même de leurs vêtements exclut tout genre d’activité : leurs hauts-de-chausses sont des jupons où les jambes sont engagées ; leurs grandes manches couvrent huit pouces au-delà du bout des doigts ; leur turban ne leur permet pas de baisser la tête ; toutes leurs coutumes enfin tendent vers le repos [259].
Habitués à ne voir dans les peuples conquis que des instruments de leurs jouissances, ils ne considèrent pas les femmes sous un point de vue différent : ils les achètent au marché comme les plus vils animaux ; ils les enferment ensuite dans les harems comme des esclaves, et les font élever de la manière qu’il convient à leurs passions. Une espèce de prostituées, auxquelles ils donnent le nom d’almé, viennent enseigner à ces esclaves des danses propres à réveiller les sens émoussés de leurs maîtres, et les instruire dans l’art de la débauche [260]. La polygamie est en usage en Égypte ; mais elle ne l’est que chez la race des maîtres.
Les mœurs de la classe dominante concourent dans tous les pays à former les mœurs de la population asservie ; il ne faut donc pas être surpris si la population d’Égypte a ses almés comme les grands : ce sont des prostituées qui parcourent à demi nues les lieux publics, et qui exécutent des danses que la décence ne permet pas de décrire. Les Égyptiens faisant leurs délices de ces sortes de spectacles, les places et les promenades en sont remplies [261] ; les jeunes filles ou les femmes auxquelles il n’est pas permis de sortir, en repaissent leurs regards à travers les jalousies de leurs fenêtres comme la populace des rues [262].
À aucune époque de leur vie, les femmes ne sont maîtresses d’elles-mêmes ; elles ne cessent d’être soumises à la puissance de leur père que pour passer sous la puissance d’un frère, d’un parent ou d’un mari. Elles n’ont la disposition de rien, ne peuvent posséder aucune propriété foncière, et sont continuellement recluses. Lorsqu’elles se marient, le mari est obligé de leur assurer des moyens d’existence pour le cas où elles seraient répudiées ; mais elles n’en sont pas beaucoup plus heureuses, puisqu’en sortant de la puissance de leur mari, elles retombent sous la puissance d’un parent [263]. Elles peuvent cependant échapper à la puissance maritale si elles sont violemment outragées ; mais, lorsqu’elles demandent le divorce, elles perdent non seulement les avantages qui leur ont été promis, mais les biens mêmes qu’elles ont apportés en se mariant [264]. En un mot, les femmes en Égypte ne se montrent que chargées des fers de l’esclavage ; elles ont des maîtres, et n’ont point d’époux [265].
[III-167]
Des femmes qui ne peuvent avoir aucune volonté, et qui, par conséquent, n’ont rien à donner ou à refuser, inspirent bientôt la satiété, le dégoût et la méfiance. Chez les hommes qui en ont plusieurs et qui, de plus, possèdent de jeunes esclaves, elles sont d’abord en rivalité les unes avec les autres et se voient toujours préférer les dernières venues [266]. Mais bientôt le dégoût suit la possession ; leurs maîtres les dédaignent et cherchent ailleurs de moins faciles plaisirs. La dépravation, qui partout est la conséquence de l’esclavage des femmes, est si générale, surtout chez les hommes puissants, qu’ils ne prennent pas la peine de s’en cacher.
« Les grands donnent l’exemple, dit M. de Forbin, et sont imités sur ce point d’une manière aussi dégoûtante que générale. Le second personnage du gouvernement cache si peu ses goûts infâmes, que l’on reconnaît ceux qui en sont l’objet, à la beauté de leurs chevaux, à la recherche de leur costume. Les femmes sont négligées au point que la vente des plus belles esclaves est souvent difficile. Les bains publics sont spécialement le théâtre de ces débauches hideuses [267]. »
La dépravation va plus loin encore ; mais ici la plume s’arrête et ne peut reproduire les hideux tableaux que nous ont présentés les voyageurs [268].
[III-168]
La servitude, le mépris et le délaissement des femmes leur donnent naturellement de l’antipathie pour leurs maîtres, et inspirent par conséquent à ceux-ci de la jalousie et de la méfiance : nulle part ces deux sentiments ne se manifestent avec plus de violence. L'entrée du lieu que les femmes habitent est interdite à tout autre qu’à leur maître : une mort assurée est réservée à tout homme qui tenterait de s’introduire parmi elles, ou seulement de leur adresser quelques paroles en les rencontrant hors de leur maison [269].
Les femmes du peuple conquis, même quand elles sont catholiques, sont soumises en Égypte à la même réclusion que les femmes des maîtres ; elles ne sont visibles que pour les prêtres et les moines ; dans leurs maladies, elles ne peuvent être vues de leur médecin [270].
Les fureurs qu’inspire la jalousie portent les hommes aux excès les plus horribles contre leurs femmes : il n’existe pas de magistrature qui puisse y mettre des bornes.
[III-169]
Dans le temps où l’Égypte fut occupée par l’armée française, quelques soldats de cette armée, à leur départ d’Alexandrie, rencontrèrent près de Béda, dans le Désert, une jeune femme, le visage ensanglanté ; elle tenait d’une main un enfant en bas âge, et l’autre main, égarée, allait à la rencontre de l’objet qui pouvait la frapper ou la guider. Leur curiosité, dit Denon, est excitée ; ils appellent leur guide, qui leur servait en même temps d’interprète ; ils approchent, ils entendent les soupirs d’un être auquel on a arraché l’organe des larmes ; une jeune femme, un enfant au milieu d’un désert ! Étonnés, curieux, ils questionnent ; ils apprennent que le spectacle affreux qu’ils ont sous les yeux est la suite et l’effet d’une fureur jalouse : ce ne sont pas des murmures que la victime ose exprimer, mais des prières pour l’innocent qui partage son malheur, et qui va périr de misère et de faim. Nos soldats, mus de pitié, lui donnent aussitôt une part de leur ration, oubliant leur besoin près d’un besoin plus pressant ; ils se privent d’une eau rare dont ils vont manquer tout à fait, lorsqu’ils voient arriver un furieux qui, de loin repaissant ses regards du spectacle de sa vengeance, suivait de l’œil ces victimes ; il accourt arracher des mains de cette femme ce pain, cette eau, cette dernière ressource de vie que la compassion vient d’accorder au malheur. Arrêtez, s’écrie-t-il ; elle a manqué à son honneur, elle a flétri le mien ; cet enfant est mon opprobre, il est le fils du crime. Nos soldats veulent s’opposer à ce qu’il la prive du secours qu’ils viennent de lui donner ; sa jalousie s’irrite de ce que l’objet de sa fureur devient encore celui de l’attendrissement ; il tire un poignard, frappe la femme d’un coup mortel, saisit l’enfant, l’enlève, et l’écrase sur le sol ; puis, stupidement farouche, il reste immobile, regarde fixement ceux qui l’environnent, et brave leur vengeance.
Je me suis informé, continue Denon, s’il y avait des lois répressives contre un abus d’autorité aussi atroce ; on m’a dit qu’il avait mal fait de la poignarder, parce que, si Dieu n’avait pas voulu qu’elle mourût, au bout de quarante jours on aurait pu recevoir la malheureuse dans une maison, et la nourrir par charité [271].
Si les femmes ne jouissent d’aucune protection lorsqu’elles se trouvent placées dans les derniers rangs de l’ordre social, on conçoit qu’elles ne doivent pas être mieux protégées lorsqu’elles appartiennent aux hommes puissants. Les magistrats, chargés de la police, peuvent faire sentir leur autorité aux hommes faibles ; mais comment réprimeraient-ils les désordres des grands ?
En considérant, d’une manière générale, les mœurs de la classe conquérante, on trouve que le caractère des hommes de cette classe se compose des vices suivants : l’avidité, la vénalité, la perfidie, la vengeance, la cruauté, l’oisiveté, le mépris du travail, et la passion de toutes jouissances physiques les plus brutales. Bruce a donc pu écrire sans exagération :
« Il n’y a peut-être pas au monde des hommes aussi brutaux, aussi injustes, aussi tyranniques, aussi oppressifs, aussi avares que la race infernale qui tient en ses mains le gouvernement du Caire [272] ».
Il faut ajouter à ce tableau des mœurs de l’aristocratie un orgueil immodéré. C’est là, selon Savary, que le Musulman, rongé d’ignorance, se croit l’être le plus sublime de l’univers, et s’attribue avec une certaine complaisance ces paroles du Coran : Vous êtes le peuple le plus excellent de l’univers ; vous commandez l’équité, vous défendez le crime [273].
Les mœurs des races conquises, celles des Arabes cultivateurs et celles des Cophtes, portent l’empreinte que leurs possesseurs leur ont donnée. Les Arabes qui ont renoncé à la vie pastorale, étant livrés sans défense à la race des conquérants, étant sans cesse exposés à se voir enlever les produits de leurs travaux, et leur destinée dépendant moins d’eux-mêmes que de leurs maîtres, sont défiants, sombres, avares, sans soins et sans prévoyance [274]. Les mêmes vices se rencontrent chez les Cophtes ; ils sont, de plus, nonchalants et portés à l’oisiveté : sachant qu’ils ne peuvent rien conserver au-delà de ce qui leur est rigoureusement nécessaire pour soutenir leur existence, il est rare qu’ils fassent des efforts pour obtenir davantage. Ils n’inventent rien pour mieux faire, et ne cherchent pas à profiter des inventions des autres. Ils repoussent les procédés qui les obligeraient à travailler debout : le menuisier, le serrurier, le charpentier, le maréchal, le maçon même travaillent assis [275].
Les hommes asservis ont tout à la fois les vices qui sont la conséquence de la servitude, et ceux que leurs maîtres leur communiquent ; mais ils sont cependant beaucoup moins vicieux que les dominateurs. Les Cophtes paraissent faibles et sans énergie à l’égard de leurs oppresseurs : sans armes, sans liaisons entre eux, sans chef pour les diriger, ils se laissent dépouiller sans résistance, et ne savent que difficilement se révolter [276] ; mais les extorsions, les violences, les meurtres, restent l’apanage des étrangers qui ont envahi leur pays, et qui y commandent en maîtres [277].
S’il est des vices qui sont particuliers à la classe des conquérants, et d’autres qui sont propres à la classe des vaincus [278], il en est aussi qui sont communs à l’une et à l’autre, et de ce nombre sont le mépris et la haine pour les étrangers. Lorsqu’une race d’hommes a établi sa domination sur une autre, et qu’elle est parvenue à la transformer en un instrument de culture, son premier soin est de lui inspirer de l’horreur pour le changement, de l’élever dans le mépris des hommes ou des choses qui pourraient lui donner l’idée d’un état moins misérable et lui inspirer le désir d’être mieux. De là, cet article du code sunnite, qui fait dire à Mahomet que toute innovation est une erreur, et que toute erreur conduit au feu. De là aussi, le mépris et la haine que tous les possesseurs d’hommes, à quelque titre que ce soit, ont attaché aux mots d’infidèles, d’hérétiques, de novateurs, et autres analogues [279].
Les Musulmans, et particulièrement les Turcs, étant de tous les conquérants les plus oppressifs, ont été ceux aussi qui ont inspiré à leurs sujets la haine et le mépris les plus forts contre les hommes qui n’ont adopté ni leurs croyances, ni leurs pratiques. Un des soins principaux des gouvernants et des prêtres musulmans en Égypte, a été, en conséquence, d’inspirer ces deux sentiments pour tous les hommes qui sont étrangers à leur domination [280]. Le moyen le plus efficace employé par les prêtres a été de persuader à leurs prosélytes que c’est à eux que les faveurs du ciel sont exclusivement dévolues, et qu’ils sont les seuls auxquels des jouissances éternelles soient réservées. En méprisant ou en insultant un homme qui ne partage pas leurs opinions et qui ne se livre pas à leurs pratiques, les Turcs s’imaginent donc qu’ils le traitent dans ce monde moins sévèrement que la Divinité ne le traitera dans l’autre ; ils croient qu’ils ne sauraient faire mieux que de partager les sentiments qu’ils attribuent à la Divinité, et pensent être humains et généreux, quand ils se bornent à être haineux et méprisants.
Les chefs des conquérants ont eu recours à un moyen qui n’a pas été moins puissant ; ils ont soumis aux conditions les plus humiliantes, ils ont désigné par les noms les plus avilissants les étrangers auxquels ils ont permis de vivre sur la terre conquise. Un Arabe, un Maure, un Égyptien, peuvent paraître dans les villes d’Égypte montés sur des mules [281] ; mais un Européen ne peut pas avoir d’autre monture qu’un âne ; il ne faut pas même que cette monture soit en trop bon état ; car, si elle était bien soignée, celui qui en serait le possesseur courrait le risque d’être soumis à une forte avanie [282]. L’usage des chevaux est exclusivement réservé aux conquérants ; c’est un des signes de la conquête, comme aller à pied est une des marques de l’asservissement [283].
Les Européens, ou les Francs, comme les Turcs les appellent, ne peuvent paraître avec leur costume national dans les villes d’Égypte, sans courir le danger d’être assommés par la populace ; il faut qu’ils soient vêtus de longs habits en usage en Orient ; mais il faut, en même temps, qu’une partie de ce vêtement, telle que la coiffure, indique qu’ils sont étrangers, et les désigne ainsi au mépris et en quelque sorte à la proscription [284]. S’ils veulent sortir du quartier qui leur est réservé, ils sont obligés, pour se garantir des insultes de la populace, de se faire accompagner de janissaires armés de bâtons ou de piques [285]. Si, dans leurs courses, ils passent devant la maison d’un grand, ou s’ils rencontrent quelque homme puissant, un prêtre, un homme en place, ils sont obligés de mettre aussitôt pied à terre, de se ranger pour laisser le passage libre, et de mettre la main sur la poitrine en signe de respect ; et, tandis qu’ils s’humilient ainsi devant la force ou l’imposture, les janissaires qui les accompagnent ou même leurs valets, s’ils sont Musulmans, restent fièrement assis sur leurs ânes [286]. L’ordre de mettre pied à terre est donné par les valets ou les janissaires qui précèdent les grands, et si, par inattention ou pour toute autre cause, il n’est pas exécuté au premier signe, il est accompagné de coups de bâton assez violents pour briser les membres du malheureux qui les reçoit [287]. Les Européens ne sont désignés que sous le nom de chien ; ce mot et celui de chrétien sont deux synonymes si fort en usage, que l’on n’y fait plus attention [288]. Enfin, le mépris attaché à la qualité d’étranger est tel, que, suivant Hasselquist, ceux qui ont commis quelque crime ne sauraient mieux l’expier qu’en allant au Caire pour y faire quelque séjour [289].
Depuis que l’Égypte est devenue la proie des barbares, elle est tombée de l’état le plus florissant dans la dégradation la plus profonde : ses villes les plus célèbres ont été renversées ; ses canaux se sont comblés, ses campagnes se sont en partie converties en désert ou sont restées sans culture ; la portion la plus éclairée de sa population s’est éteinte ; les sciences se sont éclipsées ; les arts ont disparu avec elles ; les mœurs se sont dépravées ; la pauvreté a succédé à la richesse. Mais, quoique la décadence ait été générale, quoique la tyrannie se soit appesantie sur le territoire tout entier, la barbarie ne s’est pas répandue sur le pays d’une manière égale. En partant d’un des points où le Nil se jette dans la mer, et en s’élevant jusqu’aux premières cataractes, on observe que les hommes deviennent plus vicieux et plus misérables. À l’extrémité de la haute Égypte, près de Syène, on ne rencontre plus que des sauvages. Nous chercherons ailleurs les causes de ce phénomène, qui n’est point particulier à l’Égypte ; je me bornerai ici à le constater.
La partie la plus cultivée de l’Égypte est le Delta, c’est-à-dire la partie du territoire qui se trouve comprise entre la mer et les deux branches que forme le Nil au-dessous du Caire. Au-dessous d’Atrib, dit Savary, les villages sont si rapprochés les uns des autres, que les bords du Nil semblent une longue ville qui n’est interrompue que par des jardins, et des bois odoriférants. Les arbres y sont variés, les troupeaux nombreux, la richesse du sol inépuisable [290]. Les cultivateurs y sont réduits, sans doute, au strict nécessaire ; leurs habitations y sont en mauvais état ; leurs vêtements les couvrent à peine, leurs aliments ne sont que de mauvaise qualité. Il existe cependant, dans toute la partie du territoire qu’on désigne sous le nom de basse Égypte, un nombre de familles plus ou moins grand qui jouissent d’une certaine aisance ; ce nombre est même plus considérable qu’il ne le paraît, chacun se croyant dans la nécessité de cacher ses moyens d’existence par la crainte des extorsions.
Mais à mesure qu’on s’élève dans la haute Égypte, les habitations deviennent plus rares, on y voit plus de terres incultes, les habitations sont plus mauvaises, les hommes y sont plus pauvres, plus misérables. À Syène, on trouve à peine quelques traces de culture ; on n’y voit plus qu’une nature pauvre, livrée à elle-même, et, sur des rochers, quelques habitations qui ressemblent à des huttes de sauvages [291].
Sonnini, conduit par un cheick à Gournoy, un des villages de la Thébaïde, se trouva, dit-il, dans le lieu le plus chétif, le plus affreux par son aspect de misère qu’il eût encore rencontré. Les huttes qui le composaient, mal construites en boue, n’étaient que de la hauteur d’un homme et n’étaient couvertes que de branches de palmiers [292]. Une partie des habitants de cette contrée ne vivaient que dans les cavernes ou dans les creux des rochers, et n’avaient pas plus d’industrie que les sauvages les plus stupides [293].
L’aspect des hommes était en harmonie avec celui des lieux.
« Jamais, dit Sonnini, je n’en avais vu d’aussi mauvaise mine : à demi noirs, le corps presque entièrement nu, de misérables haillons en couvrant seulement une partie ; la physionomie sombre et hagarde de la férocité ; n’ayant ni métier, ni goût pour l’agriculture, et, comme les animaux farouches des montagnes arides auprès desquelles ils vivent, ne paraissant s’occuper que de rapines : leur abord avait quelque chose d’effrayant. Mes compagnons, dont l’imagination avait été frappée de tout ce qu’ils avaient entendu débiter sur cet endroit vraiment détestable, paraissaient fort inquiets ; l’interprète syrien, aussi lâche que scélérat, versait des larmes de frayeur ; tous me blâmaient hautement et ne doutaient pas de notre perte, lorsqu’ils me virent assis sur le sable au milieu d’une douzaine de ces vilains fellahs [294]. »
Le sort des femmes est, chez ces peuples, comme chez tous les sauvages, plus misérable encore que celui des hommes. Sonnini n’eut pas le moyen de les voir, car la jalousie des maris les déroba probablement à sa vue. Mais, dans l’invasion de ce pays par les Français, Denon eut occasion d’en observer plusieurs, et voici la description qu’il en donne :
« Leur extrême laideur, dit-il, ne peut être comparée qu’à l’atroce jalousie de leurs maris ; j’en vis quelques-unes : comme j’inspirais au mari moins de peur que les soldats, ils en mirent un certain nombre sous ma sauvegarde, dans une cabane devant la porte de laquelle je m’étais établi pour passer la nuit. Surprises par la marche détournée des Français à la chute du jour, elles n’avaient pas eu le temps de fuir et de se cacher dans les rochers, ou de passer le fleuve à la nage ; elles avaient absolument la farouche stupidité des sauvages : un sol âpre, la fatigue, et une nourriture insuffisante, altèrent en elles tous les charmes de la nature, et donnent même à la jeunesse l’empreinte et la dégradation de la décrépitude [295]. »
On observe dans les mœurs la même dégradation progressive que dans l’agriculture et dans les autres arts industriels. Dans la basse Égypte, l’ambition et les vices des grands excitent souvent des troubles et des guerres ; mais, pendant que les chefs et leurs soldats cherchent à se détruire mutuellement, la masse de la population reste quelquefois paisible, et continue à se livrer à ses travaux [296]. Dans la haute Égypte, au contraire, les villages sont en guerre les uns contre les autres, les familles contre les familles ; une première goutte de sang versée devient la cause de haines inextinguibles ; la vengeance provoque la vengeance, et de représailles en représailles toutes les hordes tendent à leur extermination mutuelle : c’est un état pareil à celui qu’on a vu chez les sauvages de la Nouvelle-Zélande [297].
Mais de tous les vices, celui dont la gradation est la plus marquée est la haine pour les étrangers. À l’une des embouchures du Nil, à Rosette, ce sentiment se manifeste déjà d’une manière très sensible ; ce vice, de même que tous les autres, y est cependant moins prononcé que dans aucune autre partie du pays [298]. Au Caire, la haine et la mépris pour les étrangers se manifestent d’une manière plus forte, plus insultante [299]. Dans le Saïd, les sentiments de malveillance sont plus prononcés encore ; les Européens, dit Sonnini, y sont en horreur [300]. Enfin, dans la Thébaïde et à Syène, la plus haute partie de l’Égypte, les habitants rendent toute communication avec eux presque impossible ; s’ils se croient les plus forts, ils attaquent les étrangers qui se présentent chez eux ; s’ils se croient les plus faibles, ils se réfugient dans les creux des rochers comme des bêtes sauvages, ou se sauvent en passant le fleuve à la nage. La terreur ou la haine que leur inspirent les étrangers sont telles, que si, dans leur fuite, ils ne peuvent emporter leurs enfants, ils les jettent dans le fleuve ou les mutilent [301].
Le penchant que ces peuples ont pour le vol, et l’adresse avec laquelle ils s’y livrent, égalent ou surpassent même l’adresse et le penchant des peuples les plus sauvages observés par La Pérouse sur les côtes du nord-ouest de l’Amérique [302] ; ils ont, comme tous les autres Égyptiens, les vices qu’engendrent l’oppression et le mépris des femmes ; mais, chez eux, ces vices se montrent sous une forme encore plus hideuse [303].
Tel est l’état de dégradation auquel la domination combinée des Mamlouks et des Turcs avait réduit les peuples de l’Égypte à la fin du dix-huitième siècle. Mais depuis cette époque, ce pays a éprouvé une révolution nouvelle : les Mamlouks, longtemps divisés par les Turcs, ont été massacrés par eux ; et c’est ainsi qu’a fini leur république, et la charte par laquelle le sultan Sélim leur en avait garanti l'éternelle durée [304]. Dès ce moment, l’autorité ou la puissance du délégué du sultan n’a plus rencontré d’obstacles, et le gouvernement d’Égypte a eu toute la simplicité du gouvernement de Constantinople.
Les Égyptiens, loin d’avoir gagné à ce changement, sont, au contraire, tombés plus bas encore qu’ils n’étaient. Les propriétés territoriales manquaient de garantie ; le pacha s’en est entièrement emparé et les fait exploiter à son profit [305]. Ainsi, l’Égypte n’est plus, sous ce rapport, qu’un vaste domaine appartenant à un seul individu ; et la population agricole ne se compose que d’une immense multitude d’ouvriers dont le maître fixe arbitrairement le salaire, qui n’ont pas la faculté de travailler pour d’autres que lui, et qui, par conséquent, sont dans la même position que des esclaves.
Du temps des Mamlouks, il existait quelques arts grossiers au moyen desquels une partie de la population pouvait se procurer des moyens d’existence ; depuis que les Turcs sont devenus maîtres exclusifs du pays, le pacha s’est attribué l’exploitation exclusive de toutes les branches de manufacture [306] ; les petits fabricants qui jouissaient d’une sorte d’indépendance, ont été ainsi transformés en simples ouvriers : leurs salaires ont été arbitrairement fixés par le grand entrepreneur d’industrie ; et il n’a été en la puissance d’aucun d’eux de changer de maître.
Il existait dans les villes, avant le massacre des Mamlouks, un nombre assez considérable de marchands faisant le commerce au moyen de leurs capitaux, et ayant en conséquence autant d’indépendance que pouvait en comporter la nature de leur gouvernement ; le pacha s’est emparé de la vente exclusive des marchandises et même des denrées de première nécessité ; les marchands n’ont plus été que ses commis comptables ; il a fixé leurs salaires, il a pu les renvoyer comme tout maître peut congédier ses domestiques [307].
En même temps que le pacha s’est emparé du monopole de la culture des terres, de la fabrication, et de la vente des marchandises, et qu’il s’est ainsi rendu maître des moyens d’existence de tous les habitants, il a cherché à accroître la quantité des produits, soit en faisant creuser des canaux, soit en adoptant des procédés et des machines inventés chez les peuples civilisés de l’Europe ; mais ce progrès apparent n’est en réalité qu’une calamité nouvelle.
Quand même les produits du sol de l’Égypte seraient doublés, la population agricole ne serait ni mieux nourrie ni mieux vêtue, puisque le pacha peut ne lui laisser que ce qui est rigoureusement nécessaire pour ne pas mourir de faim : les cultivateurs égyptiens sont aujourd’hui dans une position semblable à celle des esclaves des colonies européennes : quelque riche que soit le produit de ces colonies, les esclaves ne s’en trouvent pas mieux ; ce qui excède les besoins du maître et de sa cour est exporté.
Les progrès des manufactures ne profiteront pas davantage à la population du pays : l’abondance des produits n’aura pas plus d’influence sur le sort des ouvriers que l’abondance des produits agricoles sur le sort des cultivateurs. Le pacha ne peut voir en eux qu’une autre classe d’esclaves ; fixant, d’une part, le taux de leurs salaires, et, de l’autre, le prix des objets nécessaires à leur existence, il simplifierait ses procédés sans aggraver leur sort, s’il les traitait comme un planteur traite ses nègres. Enfin, les profits du commerce ne resteront pas plus dans les mains des marchands, que les profits de l’agriculture ne resteront dans les mains des cultivateurs.
Mais, si un accroissement de produits ne rend pas plus heureux le sort de la population, il augmente de beaucoup la puissance du pacha ; il lui donne le moyen d’avoir une armée plus nombreuse et une marine plus redoutable. L’accroissement de ses richesses le met à même d’étendre la domination des Turcs, de mettre ainsi des barrières à la civilisation dans les pays où elle pouvait pénétrer, et de l’éteindre dans les lieux où il en existe déjà quelques étincelles [308].
En s’emparant du monopole de tous les genres d’industrie, le pacha a mis ses intérêts dans les mains des Arméniens et des Grecs les plus avides. Aussi, dit M. de Forbin, jamais le peuple égyptien n’a été pressuré, vexé et ruiné autant qu’à l’époque actuelle. La terreur impose silence aux murmures ; mais ce silence est celui de la mort [309].
Si l’impossibilité de satisfaire à l’avidité des agents du pacha, oblige les cultivateurs à chercher un refuge dans le Désert, leurs enfants sont enlevés, et c’est sur eux que s’appesantit la verge des Turcs.
« Une douzaine d’enfants, dit le même voyageur, nus, liés deux à deux avec des cordes, étendus sur le pavé de la cour du cachef (à Mankié) mouraient de faim et de soif. C’étaient des otages. Ces innocentes et faibles créatures connaissaient déjà les douleurs de la captivité, parce que leurs parents, dans l’impossibilité de payer le miry, s’étaient enfuis dans le Désert [310]. »
Dans les villes, et surtout dans la capitale, le peuple et spécialement les négociants étrangers regrettent le gouvernement des Mamlouks, qui ne se mêlaient en aucune manière du commerce [311]. Enfin, telle est la tyrannie qui pèse sur les habitants de toutes les classes, que chacun désire une révolution ; on appelle même à son secours les fléaux les plus cruels. Le peuple qui gémit sous l’oppression, est, comme un malade, persuadé qu’il éprouverait du soulagement si son mal changeait de nature [312].
La domination exclusive des Turcs a rendu plus dure la condition des habitants sous le rapport de leurs moyens d’existence ; mais elle n’a rien changé à la manière de faire la police ou de rendre la justice : ce sont toujours les mêmes agents, les mêmes principes, la même manière de procéder [313] ; il serait par conséquent superflu de rechercher si les mœurs se sont perfectionnées [314].
[III-189]
Nous avons trouvé chez les peuples d’Égypte tous les vices que des philosophes ont attribués à l’influence de la chaleur : la paresse, la méfiance, la jalousie, la vengeance, la cruauté et d’autres. Mais l’on se tromperait, si l’on pensait que ces vices sont inhérents à la nature du sol et du climat ; dans les temps où ce pays fit des progrès immenses dans les arts, il était ce qu’il est aujourd’hui. La véritable cause de la décadence et des vices de ce peuple est dans la domination à laquelle il est soumis : il suffit que cette cause cesse pour que les vices qu’elle engendre disparaissent avec elle.
La nonchalance qu’on observe parmi les hommes de la classe laborieuse disparaît, en effet, aussitôt qu’ils se croient assurés d’un salaire. Des voyageurs ont vu avec surprise que, lorsque ce peuple se met en action, il s’y porte avec une vivacité et une passion presque inconnues dans nos climats ; c’est ce qu’on observe surtout dans les ports et les villes de commerce. Un Européen ne peut s’empêcher d’admirer avec quelle activité les matelots, les bras et les jambes nus, manient les rames, tendent les voiles et font toute la manœuvre ; avec quelle ardeur les porte-faix déchargent un bateau et transportent les couffes les plus pesantes [315] ; toujours chantant et répondant par versets à l’un d’eux qui commande, ils exécutent tous les mouvements en cadence et doublent leur force en les réunissant par la mesure [316].
Les paysans, si méprisés sous le nom de fellahs, supportent des fatigues qui excèderaient les forces de la plupart des Européens ; ils passent des journées entières à tirer l’eau du Nil, exposés nus à un soleil que nous ne saurions supporter. Ceux d’entre eux qui servent de valets aux maîtres du pays suivent à pied tous les mouvements des cavaliers : à la ville, à la campagne, à la guerre, partout ils les suivent sans cesse et passent des journées entières à courir devant ou derrière les chevaux ; quand ils sont las, ils s’attachent à leur queue plutôt que de rester en arrière [317].
La patience avec laquelle ils supportent l’oppression tient au sentiment de leur impuissance et non à la faiblesse de leur caractère. L’opiniâtreté qu’ils montrent dans leurs haines et leur vengeance ; l’acharnement qu’ils portent dans les combats qu’ils se livrent quelquefois de village à village ; le point d’honneur qu’ils mettent à souffrir la bastonnade sans déceler leur secret ; la barbarie même avec laquelle ils punissent, dans leurs femmes et leurs filles, le moindre échec à la pudeur, tout prouve que, s’ils ont de l’énergie sur certains points, cette énergie n’a besoin que d’être éclairée pour devenir un courage redoutable [318].
Les Égyptiens ne manquent ni d’activité ni d’adresse ; privés d’instruments comme les sauvages, on est étonné du parti qu’ils savent tirer de leurs doigts et même de leurs pieds ; ils ont, comme ouvriers, une qualité précieuse, celle d’être patients, sans présomption, et de recommencer jusqu’à ce qu’ils aient fait à peu près ce qu’on exige d’eux ; ils possèdent toutes les qualités qui pourraient faire d’excellents soldats : ils sont éminemment sobres, piétons comme des coureurs, écuyers comme des centaures, nageurs comme des tritons [319] ; ils conservent leurs forces et leur activité jusqu’à l’âge le plus avancé. Dans le Saïd, la partie la plus brûlante de l’Égypte, on voit un grand nombre de vieillards, et plusieurs montent à cheval à l’âge de quatre-vingts ans [320].
Les artisans arabes, si inactifs et, en apparence, si stupides sous les yeux de leurs oppresseurs, montrent de l’activité et de l’intelligence, aussitôt qu’ils ont l’espérance d’en recueillir le fruit. On les a vus, dans la haute Égypte, à l’époque où ce pays était possédé par l’armée française, aller chercher nos soldats manufacturiers, leur offrir leurs services, travailler avec eux, et, sûrs d’un salaire proportionné à leur travail, s’efforcer de les satisfaire, recommencer leurs travaux pour y parvenir, regarder avec enthousiasme les effets du moulin à vent, et voir battre le mouton avec des saisissements d’admiration [321].
L’activité qu’on observe chez les matelots et chez les porte-faix qui sont au service des Européens, se manifesta chez les habitants des campagnes aussitôt que la présence de l’armée française leur fit concevoir l’espérance de recueillir leurs moissons ; les champs se couvrirent de cultivateurs ; les canaux furent creusés ; les paysans ne se détournèrent de leurs occupations que pour apporter de l’eau et des pastèques à nos soldats, dont la contenance pacifique ne les effraya plus [322].
Le même sentiment de confiance qui rendait l’activité aux classes laborieuses, détermina les hommes qui possédaient quelques richesses, mais qui n’osaient en faire usage, et en jouir publiquement.
« Un autre bonheur pour les habitants aisés, continue Denon, fut de pouvoir impunément se parer de leurs richesses, de venir chez nous, tous les jours, mieux vêtus, manger ensemble, sans essuyer une avanie ou un surcroît d’impositions. Nous fûmes nous-mêmes invités, traités avec magnificence par des gens bien vêtus que nous n’avions jamais aperçus, qui, pleins de sens et d’esprit, parlaient avec sagacité de nos intérêts et des leurs, de nos erreurs, de leurs besoins, parlaient de Desaix avec respect et confiance [323]. »
Un résultat non moins prompt, mais peut-être plus extraordinaire de l’établissement de la sécurité et de l’administration d’une justice impartiale, fut la cessation des vengeances.
« Une autre circonstance consolante pour le pays et pour nous, dit le même écrivain, c’est que les villages avaient arrêté entre eux que le rachat du sang était aboli, et la punition des nouveaux crimes renvoyée à notre équité. Le rachat du sang est un de ces fléaux, fils du préjugé et de la barbarie, qui élevaient des barrières entre chaque pays, et en interceptaient la communication : si une querelle particulière, un accident, avait causé la mort de quelqu’un, le défaut de justice, la vengeance, un honneur mal entendu, accumulaient représailles sur représailles, et dès lors une guerre éternelle ; on ne marchait plus qu’en nombre et armés : les visites d’affaires étaient des expéditions ; les chemins cessaient d’être pratiqués ; on n’y rencontrait plus que les piétons de la classe la plus abjecte, ce qui ne pouvait qu’ajouter au peu de sûreté des routes. L’oubli des erreurs passées fut donc la première influence heureuse de notre gouvernement [324]. »
[III-195]
Des rapports observés entre les moyens d’existence et l’organisation sociale des peuples d’espèce caucasienne de la côte septentrionale d’Afrique. — Des mœurs qui résultent des relations des diverses classes de la population. — Parallèle entre ces peuples et ceux de même espèce situés sous un climat plus chaud, sur le même continent.
De toutes les parties de l’Afrique sur lesquelles le gouvernement turc et la religion musulmane ont étendu leur empire, l’Égypte est celle qui est en même temps et la plus rapprochée de l’équateur et la moins élevée au-dessus du niveau de la mer. Si l’influence de la chaleur était telle que Montesquieu et d’autres écrivains l’ont supposé, ce pays devrait donc être le plus corrompu, le plus abruti, le plus misérable. En est-il, en effet, ainsi ? Tout le contraire : quoique l’Égypte ne soit plus aujourd’hui que l’ombre de ce qu’elle fut jadis, elle est de tous les pays qui ont subi le joug ottoman celui qui paraît le moins dégradé [325].
Les côtes septentrionales de l’Afrique sont tellement au-dessous de l’Égypte, que, suivant Norden, pour réduire ce dernier pays au même niveau, il faudrait encore près d’un siècle de la domination du gouvernement turc et une cessation de travail presque complète pendant la même durée de temps [326].
Les côtes septentrionales de l’Afrique, qu’on désigne sous le nom de Barbarie, sont habitées par deux races d’hommes comme l’Égypte, celle des vainqueurs et celle des vaincus ; les Maures et les Arabes ont été subjugués par une armée de Turcs qui se sont établis dans le pays. Pendant longtemps, les conquérants se sont reconnus les sujets du sultan de Constantinople ; ils ont reçu de lui leurs chefs et lui ont payé un tribut ; mais, enfin, ces chefs se sont rendus indépendants, en conservant toutefois les mœurs, les formes et la religion du gouvernement turc [327].
Peindre les mœurs et les procédés des gouvernements barbaresques, ce ne serait donc que reproduire, avec des couleurs plus sombres, le tableau que j’ai déjà tracé. On trouve en Barbarie les mêmes vices et les mêmes crimes que nous avons observés sous le ciel plus ardent de l’Égypte ; mais on les y trouve plus énergiques et plus horribles. L’arbitraire y est le même, mais les meurtres et les assassinats y sont plus communs ; ils sont accompagnés de circonstances plus atroces. On ne s’y borne pas, comme en Égypte, à donner la mort à son ennemi ; on y prolonge son agonie aussi longtemps qu’il est possible. En Égypte, on verse le sang par crainte, par vengeance, ou par le désir de dépouiller celui dont on convoite la fortune ; en Barbarie, les conquérants versent le sang, comme les tigres, pour le plaisir de le voir couler [328]. Dans le premier de ces deux pays, c’est un rival ou un concurrent étranger qu’on immole à sa sûreté ; dans le second, c’est son frère, son parent, ses enfants ou sa femme [329].
En Barbarie, comme en Égypte, les hommes qui vivent dans les villes, sont moins opprimés et moins misérables que ceux qui vivent dans les campagnes ; cependant, on y distingue, au premier aspect, les descendants des vainqueurs, des descendants des vaincus, ou les hommes du pouvoir, de ceux sur lequel le pouvoir est exercé. Les uns se font remarquer par un luxe barbare, les autres par une profonde misère ; c’est en parlant de ces peuples qu’un voyageur dit :
« Leurs longues robes flottantes de satin, de velours et de fourrures précieuses se déployaient au milieu de la foule d’êtres misérables qui n’avaient pour tout vêtement qu’un morceau de toile de coton brune, d’un tissu plus léger, mais ressemblant du reste à une couverture sale, et qui, par un contraste malheureux, servaient à relever l’éclat de ceux qui passaient au milieu d’eux pour se rendre auprès de nous [330]. »
Les extorsions dont la population est sans cesse menacée, sont cause qu’elle est aussi mal logée que mal vêtue, nul n’osant ni bâtir, ni réparer. Aussi, dans les villes, on ne marche que sur des décombres ; si l’on ne peut se dispenser de se former une habitation, on ne se donne jamais la peine de déblayer le sol : on bâtit sur des ruines. Les décombres que le temps à cumulés sur les mêmes lieux, sont si considérables, que les seuils des portes de quelques maisons se trouvent de niveau avec les terrasses ou le comble des maisons voisines [331].
Les campagnes sont presque entièrement désertes ; quelquefois, on parcourt trois ou quatre lieues de terres incultes sans rencontrer une habitation, ou, si l’on en rencontre quelques-unes, ce sont quelques misérables huttes remplies d’ordures et de vermine, et dont les habitants sont aussi sauvages que les bêtes féroces au milieu desquelles ils passent leur vie. Plusieurs, pour se soustraire aux violences des maîtres du pays, ont cherché un refuge dans les montagnes, et vivent dispersés au milieu des forêts, dans les creux des rochers, ou dans des cavernes creusées au sein de la terre ; ils n’ont ni moissons ni troupeaux. Ils se nourrissent de racines ou de fruits sauvages, ou de ce qu’ils ravissent à des hordes un peu moins barbares ; ils portent sur leur figure le caractère de la férocité et de la plus affreuse indigence ; ils sont presque nus, ont le teint olivâtre et le visage maigre et décharné [332].
Plus le despotisme rapproche les peuples de l’état sauvage, et plus le sort des êtres les plus faibles devient misérable : aussi, nulle part en Afrique les femmes ne sont traitées avec plus de mépris et de cruauté que sur les côtes septentrionales ; elles sont vendues par leurs parents aux hommes qui leur en offrent le plus haut prix ; et ceux qui les achètent les mettent au-dessous des derniers de leurs esclaves. Celles qui sont le partage des grands, sont mises à mort sur le moindre soupçon ; l’esclavage et la polygamie engendrent contre elles des complots toujours renaissants : elles vivent dans des transes continuelles, même quand leur conduite est exempte de blâme. Celles qui n’appartiennent point aux grands, et particulièrement celles qui habitent dans les campagnes, ne sont, à proprement parler, que des bêtes de somme qui exécutent les plus rudes travaux, ou qui, transportent les effets du ménage quand le mari décide qu’il faut de changer de lieu. [III-200] Si un homme juge à propos de se transporter au loin, il monte sur son cheval sans autre fardeau que ses armes ; il fait marcher devant lui et à pied sa femme chargée du bagage et même de la tente qui doit les mettre à l’abri, et il la frappe de sa lance, si elle retarde les pas du cheval. Si aucun travail n’appelle la femme à l’extérieur, elle est recluse dans une tente ou dans une cabane, où elle vit au milieu des ordures [333].
N’ayant que des aliments malsains et peu abondants, couvertes de haillons, accablées de travaux et de mauvais traitements, les femmes passent en un instant de l’enfance à la vieillesse.
« À peine sont-elles sorties de l’enfance, dit Poiret, que les signes d’une vieillesse prématurée s’annoncent sur leur visage ; les rides le sillonnent de bonne heure ; mais il est aisé de voir qu’elles ne sont que l’effet des travaux forcés et du malheur, et non le ravage des années. Il est impossible de les envisager sans se sentir ému de compassion. Les grâces touchantes du jeune âge n’ont pas le temps de se développer : de l’enfance à la vieillesse, il n’y a presque aucune gradation. Des yeux éteints, un air abattu et consterné, des joues enfoncées, le dos courbé par le poids du travail, dans tout leur extérieur les signes de la plus affreuse misère, l’abattement, l’ennui, une noire et sombre mélancolie, tel est le portrait de la plupart des Arabes montagnardes : elles se marient très jeunes, font peu d’enfants, et terminent de bonne heure leur malheureuse carrière [334]. »
Les hommes sont un peu moins misérables, par la raison qu’ils sont moins faibles ; mais les maux auxquels ils sont assujettis sont cependant fort nombreux. Sans cesse en guerre les uns contre les autres, obligés de défendre leur propre subsistance ou de disputer celle d’autrui pour ne pas périr de faim, ils vivent dans des alarmes continuelles, et sont assiégés de besoins toujours renaissants. La malpropreté dans laquelle ils vivent, les mauvais aliments dont ils se nourrissent, l’air malsain qui les environne, et leurs excès avec les femmes, donnent à ces peuples une multitude de maladies. Ce sont, dit Poiret, des maladies cutanées, des fièvres intermittentes ou putrides, des rhumatismes, l’épuisement des humeurs et du sang ; presque toutes les femmes ont la gale, et répandent au loin une odeur infecte [335].
L’esclavage et l’abus des femmes produit dans cette partie de l’Afrique les mêmes vices que nous avons observés dans les parties les plus méridionales. Ces vices se présentent sous des apparences si hideuses, que les voyageurs se sont bornés à les indiquer, et n’ont osé en tracer le tableau [336]. Le mépris des femmes, loin d’éteindre le sentiment de la jalousie, semble, au contraire, en accroître l’énergie ; ce sentiment pousse les hommes aux vengeances les plus cruelles. La femme supposée infidèle est enfermée dans un sac et jetée à la mer ; celui qu’on croit être son complice est brûlé, ou coupé en morceaux. Ces rigueurs ne rendent pas les femmes plus chastes [337].
Enfin, ces peuples ont pour la vengeance et pour le vol le même penchant et la même ardeur que les sauvages.
Dans tous les pays où les Turcs ont établi leur empire, ils ont porté leurs mœurs, leurs maximes, leurs manières de procéder ; cependant, les ravages qu’ils ont causés n’ont pas été les mêmes dans tous les pays et sous tous les degrés de latitude. La dégradation du peuple vaincu a été moins profonde dans la basse Égypte, qu’elle ne l’a été dans Saïd et dans la Thébaïde ; et les Maures ou les Arabes de la côte septentrionale de l’Afrique sont devenus plus barbares que les Égyptiens. Il s’est donc trouvé, ou dans la nature des peuples vaincus, ou dans la nature des lieux ou des climats, des circonstances qui ont plus ou moins résisté à l’influence du despotisme. Nous verrons ailleurs quelles ont été ces circonstances : je ne me suis proposé ici de faire voir quelle est l’influence de la servitude sur le sort des nations, et d’examiner si c’est à un peu plus ou à un peu moins de chaleur qu’il faut attribuer les mœurs de ces peuples ou la nature de leur gouvernement.
Les côtes d’Afrique, depuis l’extrémité septentrionale de l’Égypte jusqu’à l’extrémité du royaume de Maroc, sous le trentième degré de latitude nord, ont été occupées, pendant des siècles, par deux races d’hommes : l’une, qui est établie dans le pays depuis des temps antérieurs aux monuments historiques les plus anciens ; l’autre, dont l’arrivée dans le pays ne remonte qu’à quelques siècles. Cette dernière, originaire de climats comparativement froids, était barbare à l’époque de l’invasion ; non seulement elle n’est jamais sortie de la barbarie, mais elle y a plongé les populations conquises. L’introduction de la population conquérante en Égypte doit d’autant plus être considérée comme récente, que les conquérants n’ont jamais pu s’y multiplier par génération ; ils ne s’y sont maintenus qu’en se recrutant dans les lieux mêmes où leurs prédécesseurs avaient pris naissance.
Les races conquises ont donc été soumises, pendant une longue suite de siècles, à l’action d’un climat chaud ; les races conquérantes, au contraire, n’y ont jamais été soumises pendant le cours de deux générations. Il a dû résulter de là que les vices attribués à l’influence de la chaleur, tels que la mollesse, l’oisiveté, l’orgueil, la perfidie, la cruauté, ont dû devenir excessifs dans les races conquises ; tandis que les vertus attribuées aux climats froids, telles que la bonne foi, la générosité, l’amour du travail, ont dû se conserver au moins quelque temps chez les conquérants. Mais est-ce là ce que l’expérience a constaté ? N’a-t-on pas vu en Égypte les vices des races conquises s’affaiblir et disparaître avec l’oppression qui les a produits ? Les vices des conquérants n’ont-ils pas eu toujours la même énergie ? Ont-ils été plus faibles à Alger et à Tunis sous le trente-septième degré de latitude septentrionale qu’ils ne l’ont été en Égypte sous le vingt-cinquième ? Trouve-t-on à Constantinople et sur les bords de la mer Noire, entre le quarantième et le quarante-cinquième de latitude nord, des peuples plus vertueux et plus libres que ceux qu’on trouve à l’extrémité de l’Arabie, vingt-six degrés plus près de l’équateur [338] ?
L’Égypte et une partie des côtes septentrionales de l’Afrique ont été occupées par des peuples très avancés dans la civilisation ; pour prouver que c’est à la chaleur du climat qu’il faut attribuer leur dégradation actuelle, il faudrait commencer par établir que, lorsque ce pays se civilisa, le climat était froid ou tempéré ; autrement, il serait difficile d’expliquer comment une cause qui aurait plongé et qui retiendrait ces peuples dans la barbarie, ne les aurait pas empêchés d’en sortir.
[III-206]
Esquisse des mœurs de quelques peuples d’Europe. — Parallèle entre les mœurs de ceux qui habitent sous un climat froid, et les mœurs de ceux qui habitent sous un climat tempéré ou sous un climat chaud.
Lorsqu’on veut comparer les mœurs des nations placées sous différentes latitudes, on rencontre des difficultés qui sont presque insurmontables, et la première qui se présente, est de déterminer l’époque à laquelle on doit prendre les faits qui doivent servir de termes de comparaison. Il n’est, en Europe, aucun peuple dont les mœurs n’aient changé dans le cours des siècles ; les habitants de la Germanie, de l’Helvétie et des Gaules n’avaient pas, au temps de César et de Tacite, les mœurs qu’ils ont eues au quinzième siècle, et ils n’ont pas maintenant les mœurs qu’ils avaient à cette dernière époque. On trouve aujourd’hui, chez eux, plus d’humanité, plus de bonne foi, plus d’égards pour les êtres faibles, et surtout plus de respect pour les propriétés, sans y trouver moins de courage. Le climat a-t-il changé avec les mœurs ? Quand les légions romaines envahirent les Gaules, et portèrent leur domination jusqu’à la Vistule, le soleil s’était-il éloigné d’Italie pour se rapprocher de ces contrées ? S’avança-t-il vers le sud quand les Barbares du nord renversèrent l’empire romain ? Et s’est-il éloigné de nouveau, lorsque après des siècles de servitude, d’ignorance et de corruption, la liberté civile s’est établie, les esprits se sont éclairés et les mœurs se sont épurées ?
Mais en prenant les peuples de l’Europe moderne à un instant donné, quelles sont les différences morales que nous observons entre les uns et les autres ? Est-il vrai qu’en partant de l’extrémité septentrionale de notre continent, et en nous avançant jusqu’au cap Saint-Vincent, nous trouvons des peuples qui deviennent de plus en plus esclaves et vicieux ? Pour répondre à ces questions, il suffit de jeter un coup d’œil rapide sur quelques-unes des nations de l’Europe, et particulièrement sur celles qui habitent sous les climats les plus froids.
Les Lapons, quoique errants comme tous les sauvages, sont tributaires des Russes, des Danois et des Suédois. Ils sont si peu nombreux et si faibles, qu’ils ne peuvent être malfaisants. Dans leurs mœurs privées, ils ressemblent à la plupart des sauvages. Ils sont d’une paresse extrême, ne se livrant au travail que quand ils y sont forcés par la nécessité la plus rigoureuse. Ils supportent la faim avec facilité, et consomment une petite quantité d’aliments, parce qu’ils éprouvent souvent la disette ; mais, dans les moments d’abondance, ils montrent la même voracité que les bêtes de proie : deux d’entre eux peuvent, sans désemparer, manger la moitié d’un des plus gros cerfs. Les femmes ne paraissent être pour eux qu’une marchandise ; les pères livrent leurs filles à ceux qui leur en offrent le plus haut prix ; les maris offrent leurs femmes à tous ceux à qui ils veulent faire politesse. Dans leurs cabanes, ils n’ont qu’un seul lit pour toute la famille, et ce lit est formé de la peau de quelques animaux qu’ils ont tués à la chasse. Il n’est pas nécessaire d’exposer les mœurs qui résultent de ce mélange ; mais on peut dire que les idées de décence et de pudeur leur sont aussi étrangères qu’aux bêtes. Nous trouvons ici des mœurs analogues à celles que nous avons observées au nord-est de l’Asie, au Kamtchatka ou dans les îles Aléoutiennes [339].
Les Lapons sont pour la plupart esclaves des Russes ; mais les Russes eux-mêmes sont loin d’être libres. Quelle est donc la partie de leur population dans laquelle nous chercherons des mœurs pures, et toutes ces vertus dont on a fait l’apanage exclusif des climats froids ? Est-ce dans la classe des maîtres ou dans celle des esclaves ? Mais les maîtres eux-mêmes sont esclaves, puisqu’il n’en est pas un dont le prince ne puisse disposer comme bon lui semble. C’est donc chez un peuple d’esclaves qu’il faut aller chercher des sentiments généreux, le courage, l’activité, l’amour du travail, la sincérité, la franchise ? C’est chez des peuples qui jouissent, sinon de la liberté politique, au moins d’une grande somme de liberté civile, qu’il faut chercher la paresse, la ruse, la fausseté, la cruauté, la vengeance, et enfin tous les vices imaginables ? Il y a quelque chose de si extraordinaire dans ces propositions, qu’on se sentirait porté à l’incrédulité, même quand on n’aurait pas vérifié les faits.
Il n’est aucun peuple dont l’histoire n’ait constaté les vices et les crimes : au même degré de civilisation, ils se sont tous montrés à peu près les mêmes. Mais, s’il est en Europe des nations qui aient à cet égard surpassé les autres, ce sont celles qui en occupent la partie la plus septentrionale. Dans les guerres civiles ou religieuses qui ont déchiré les autres États européens, le fanatisme a souvent poussé les vainqueurs à des excès de barbarie dignes des peuples sauvages ; mais ces excès ont été passagers, et les sentiments d’humanité ont reparu avec le calme de la paix. En Russie, depuis le commencement du dixième siècle, c’est-à-dire depuis l’époque où l’histoire de ce pays nous est connue, jusque vers la fin du siècle dernier, les mœurs n’ont presque pas varié, et ces mœurs égalent, par leur grossièreté et par leur barbarie, celles des peuples les plus stupides et les plus féroces de l’Asie. Les vices de la population russe, couverts aujourd’hui d’un vernis de civilisation, mais présentés à nu par les historiens, surpassent tellement l’idée qu’on peut s’en former, qu’on ne peut essayer d’en tracer le tableau sans éprouver une répugnance invincible, et sans craindre que l’esquisse la plus faible ne soit prise pour de l’exagération.
Depuis un peu plus d’un siècle, les communications qui ont eu lieu entre les peuples du midi de l’Europe et les possesseurs d’esclaves de la Russie, ont donné à quelques-uns de ceux-ci des idées et des manières étrangères à leur patrie. Quelques familles riches de ce pays ont tiré des précepteurs, des artistes et des ouvrages des climats tempérés de l’Europe, pour former leur entendement, ou pour adoucir leurs mœurs, comme les grands de Perse ont fait venir des femmes du Caucase, pour réformer la laideur de leur constitution physique ; l’influence qu’ils ont ainsi reçue des peuples du midi, a pu s’étendre sur quelques autres individus. Mais ce n’est point par un petit nombre de familles privilégiées, qu’il faut juger une nation nombreuse ; c’est par les hommes qui sont les plus soumis à l’influence des lieux et des climats, c’est-à-dire par la masse de la population. Si l’on juge ainsi la nation russe, non seulement on ne lui trouvera aucune supériorité morale sur les peuples placés sous un climat chaud ou sous un climat tempéré, mais on trouvera qu’elle leur est de beaucoup inférieure.
En considérant la nation russe dans ses relations avec les nations étrangères, on trouve que, dans la victoire, elle a habituellement poussé la vengeance et la cruauté aussi loin que les peuples les plus sauvages ; que, dans les défaites, elle a porté la soumission et la bassesse plus loin qu’aucun autre peuple, et que dans les traités elle n’a montré que de la perfidie [340]. Depuis la prise de Constantinople, au commencement du dixième siècle, jusqu’à la guerre qui a eu pour résultat le partage de la Pologne inclusivement, la conduite des Russes à l’égard des vaincus n’a presque jamais varié. Préludant, par la violence et la débauche, au massacre des femmes, des enfants, des vieillards ; joignant l’ironie et l’insulte à la cruauté, et portant le raffinement dans l’invention des supplices, ils auraient pu donner des leçons aux despotes asiatiques les plus cruels. L’histoire des tigres, dit leur historien, serait moins révoltante que celle des hommes dans ces siècles de barbarie [341].
Dans la guerre qui a précédé le partage de la Pologne, les officiers et les soldats russes ont montré la même perfidie, la même cruauté et la même vengeance que nous avons observées chez les indigènes du nord de l’Amérique.
Tous les usages par lesquels les nations les plus barbares ont adouci le fléau de la guerre, ont été violés à l’égard des vaincus ; toutes les capitulations sont devenues des pièges ; la foi donnée aux prisonniers a toujours été trahie. Des gentilshommes qui s’étaient rendus prisonniers de guerre ont été massacrés de sang-froid : les chefs ont péri dans les supplices inventés pour les esclaves ; plusieurs ont été liés à des arbres, et exposés comme un but à l’adresse des soldats ; d’autres ont été enchaînés, pour que leurs têtes, enlevées avec dextérité au bout des piques, représentassent tous les jeux d’un carrousel. On a vu ainsi le carnage, qui n’a pour excuse que la nécessité des combats, devenu, par ces horribles variétés, l’amusement des vainqueurs. La barbarie a été poussée encore plus loin : on a laissé errer dans les campagnes des troupes entières après leur avoir fait couper les deux mains ; d’autres fois, par une inconcevable férocité, joignant l’ironie et l’insulte à la cruauté la plus inouïe, on a fait écorcher ces malheureux tout vivants, de manière que leur peau représentât l’habillement polonais [342].
Ce tableau, tracé de la main d’un grand historien, est exactement semblable à ceux qu’ont tracés d’autres historiens des usages des Russes dans presque toutes les guerres. On les voit, au dixième et au seizième siècle, se livrer à tous les plaisirs qu’ils se donnent à la fin du dix-huitième, et que Rulhière vient de nous faire connaître.
La cruauté n’est ordinairement qu’une conséquence de la lâcheté et de la crainte. Les hommes qui tremblent sans cesse, tels que les tyrans et les esclaves, se montrent terribles dans leurs victoires, soit qu’ils veuillent se venger des longs tourments que la peur leur a fait souffrir, soit qu’ils espèrent d’effrayer et de contenir leurs ennemis. Aussi, ces mêmes Russes, si féroces dans leur triomphe, se sont montrés les esclaves les plus soumis, aussi longtemps que le joug des Tatars s’est appesanti sur eux. Non seulement leurs chefs, dans leurs querelles, se soumettaient toujours aux décisions du khan ; mais aucun d’eux n’osait se mettre en possession de son apanage avant que d’être allé rendre hommage, en qualité de vassal, à ce chef de barbares. Les princes russes escortaient les collecteurs des taxes des Tatars et leur servaient en quelque sorte d’huissiers [343].
« Lorsque les envoyés du khan arrivaient à Moscou pour chercher le tribut, dit Rulhière, le grand-duc sortait de sa ville à leur rencontre, la tête nue, tenant en main un vase rempli de lait de jument, boisson la plus agréable à toutes les nations tatares ; et pendant que l’envoyé buvait, si quelque goutte tombait sur la crinière du cheval, le prince russe était obligé de l’essuyer avec la langue [344]. »
[III-216]
Les Russes, dans leurs rapports mutuels, n’ont jamais montré ni plus d’humanité ni plus d’élévation de caractère qu’ils n’en ont montré, dans leurs victoires ou dans leurs revers, à l’égard des vaincus ou des vainqueurs. Lorsque nous voyons dans notre histoire le chef de la horde des Francs abattre de sa propre main la tête d’un soldat qui l’a offensé, nous nous figurons un chef de sauvages à qui toute notion de justice est étrangère ; mais, lorsque nous voyons les souverains russes faire habituellement l’office de bourreaux jusqu’au dix-huitième siècle ; lorsque nous les voyons torturer, égorger de leurs mains impériales, non pas une victime, mais cinquante ou soixante ; lorsque nous voyons leurs nombreux courtisans se disputer l’honneur de partager leurs infâmes plaisirs ; lorsque nous voyons les victimes porter elles-mêmes l’instrument de leur supplice et adorer la main qui les égorge, il est impossible de ne pas reconnaître dans les uns une férocité, et dans les autres une bassesse inconnue dans toutes les autres parties de l’Europe [345]. Cette férocité et cette bassesse ne sont point particulières à une classe de la population ; elles se trouvent dans toutes. Si les sénateurs russes qu’un prince vient déclarer libres s’avancent immédiatement pour s’atteler à sa voiture, et s’ils reculent aussitôt, effrayés d’avoir montré tant d’audace, les paysans ne se montrent pas moins serviles envers leurs maîtres, ni moins cruels envers leurs ennemis [346].
Dans un pays où les personnes sont si peu respectées, les propriétés doivent être peu en sûreté ; aussi, les annales russes, comme celles de l’empire romain, nous présentent-elles la délation, la vengeance, la cruauté, comme des conséquences de l’avidité. À Moscou, de même qu’à Rome sous les empereurs, on voyait naguère les esclaves dénoncer leurs maîtres, se coalisant avec les grands pour perdre, par de fausses accusations, les hommes dont ils convoitaient les richesses, et des princes les encourageant pour avoir la meilleure part des dépouilles. Il n’est aucun pays en Europe où les Juifs n’aient été persécutés et où ils n’aient été rançonnés par les gouvernements ; mais ce n’est, je crois, qu’en Russie où on les a fait presque tous périr dans un massacre général, pour s’emparer de leurs biens [347].
Les Russes, dans les rapports des sexes entre eux, ont été plus corrompus qu’aucune autre nation européenne. Jusqu’au règne de Pierre Ier, les femmes ont été recluses chez eux comme elles le sont dans la plupart des pays de l’Asie. Elles étaient unies ou plutôt livrées, sans avoir été consultées, à des hommes qu’elles n’avaient jamais vus, et cela se nommait un mariage. Épouses et mères, elles n’étaient comptées pour rien, même dans l’intérieur de leur famille ; elles n’avaient aucune autorité domestique. Comme l’usage des eunuques n’était pas établi, il était résulté, dit Rulhière, de cette captivité des femmes au milieu d’esclaves, le dérèglement total des mœurs ; et quand Pierre Ier y fit naître la société, il n’eut à réformer qu’une austérité apparente de mœurs déjà dissolues [348]. Partout où les femmes sont esclaves, elles sont l’objet du mépris et des outrages des hommes ; celles des Russes étaient et sont encore plus outragées que celles d’aucune autre nation ; leur meurtre même n’était pas puni [349] ; mais si elles tuaient leurs maris, elles étaient soumises aux plus horribles supplices [350]. Ce mépris des femmes entraînait les hommes dans un vice commun chez les peuples esclaves, mais fort rare dans presque tous les autres États de l’Europe [351].
Ne connaissant pas d’autre manière de rendre la justice, en matière criminelle, que de soumettre à la bastonnade l’accusé, jusqu’à ce qu’il ait avoué son crime, et, s’il ne l’avoue pas, de soumettre l’accusateur à la même épreuve, jusqu’à ce qu’il ait rétracté son accusation [352] ; soumis, dans leurs procès civils, à des magistrats sans lumières et sans conscience, qui ne connaissent d’autres règles de justice que le crédit des plaideurs et l’argent qu’ils reçoivent d’eux [353], il serait insensé de chercher chez eux de la probité, de la sincérité, de la franchise. Qu’on ajoute à cela une ignorance profonde et un excessif orgueil, et on aura une faible idée de leurs mœurs nationales [354].
Voltaire, qui n’a jugé ce pays que sur les mémoires qu’il en a reçus, mais qui n’ignorait pas la barbarie et la corruption qui y régnaient avant Pierre Ier, a prétendu que ce prince y avait avancé la civilisation de trente siècles. Rulhière, qui l’a vu de plus près, en a jugé autrement. Ce qui restait de ce règne célèbre, dit-il, ce n’était pas un empire policé, comme les panégyristes de Pierre ne cessaient de le répéter ; c’était un peuple féroce armé de tous les arts de la guerre [355].
« À peine arrivé en Russie, dit ailleurs le même historien, tout ce que Tacite a peint prit à mes yeux un nouveau caractère de ressemblance. Les Russes, dans les progrès de leur civilisation, me donnèrent une faible idée de ce que Rome était devenue dans sa ruine ; cette triste conformité me frappa les yeux de toutes parts [356] ».
Les travaux législatifs de Catherine n’ont en rien avancé les mœurs ; tout cet ouvrage de faste et d’ambition se réduisit à conserver le despotisme en Russie et l’anarchie en Pologne. Le czar, dit le même écrivain, est cent fois plus despote que le grand-seigneur, puisqu’il est despote, en vivant avec ses sujets, sans qu’un muphti, l’Alcoran à la main, ait le droit de balancer ses volontés, sans avoir à garder le respect des anciennes coutumes, ni à ménager les mœurs d’une nation à qui la verge et la hache ont appris, depuis quatre-vingts ans, qu’elle en doit changer [357].
Je terminerai ces observations par le tableau que fait Rulhière des mœurs et des arts de ce pays, un demi-siècle après la mort de Pierre-le-Grand.
« Leur antique pauvreté et le faste asiatique ; les superstitions judaïques et la licence la plus effrénée ; la stupide ignorance et la manie des arts ; l’insociabilité dans une cour galante ; la fierté d’un peuple conquérant et la fourberie des esclaves ; des académies chez un peuple ignorant ; des ordres de chevalerie dans un pays où le nom même de l’honneur est inconnu ; des arcs de triomphe, des trophées et des monuments de bois ; l’image de tout et rien en réalité ; un sentiment secret de leur faiblesse, et la persuasion qu’ils ont atteint, dans tous les genres, la gloire des peuples les plus fameux ; voilà ce qui résulte, après un demi-siècle, de ces étonnants travaux de Pierre Ier, parce qu’il ne songea point à donner des lois, qu’il laissa subsister tous les vices, et qu’il se pressa d’appeler tous les arts avant que d’avoir réformé les mœurs [358]. »
Nous pouvons quitter le vaste territoire de Russie, et nous approcher des pays du Midi, sans craindre de nous éloigner de la morale même. Trouverons-nous chez les Polonais, qui ne vivent pas non plus sous un climat chaud, des mœurs beaucoup plus pures ? Bien des personnes ne peuvent entendre parler de la Pologne sans qu’aussitôt des idées de liberté et d’indépendance, se présentent à leur esprit. Elles ne songent pas que, sur ce territoire comme sur le territoire russe, il existe, depuis un temps immémorial, deux peuples : l’un nombreux, servile, pauvre et muet, comme tous les peuples esclaves ; l’autre peu nombreux, orgueilleux et bruyant, comme tous les dominateurs. Le premier travaille, souffre et se tait ; le second est paresseux, oppresseur et guerrier. Celui-ci a étourdi le monde du bruit de ses querelles, jusqu’à ce qu’il ait été asservi à son tour ; celui-là ne l’a jamais occupé de lui. L’existence de ces deux peuples sur le même sol est fort ancienne ; et, s’ils ne sont pas l’un et l’autre originaires du pays, ou s’ils n’y sont pas arrivés en même temps, il est probable que là, comme ailleurs, les esclaves sont les premiers occupants. La chaleur ou le froid du climat a donc agi sur eux aussi longtemps et avec plus de force que sur leurs possesseurs, puisqu’ils n’avaient pas, comme ceux-ci, le moyen de s’y soustraire. Comment est-il donc arrivé qu’étant bien plus nombreux que leurs maîtres, ils n’ont pas fait, pour secouer leur joug, les efforts qu’a faits une partie de la noblesse pour repousser la domination des Autrichiens, des Prussiens et des Russes ? Auraient-ils été échauffés par un soleil plus ardent que celui qui échauffait les gentilshommes ? Leurs fibres auraient-elles été relâchées par la chaleur ?
La plus grande partie de la population polonaise est esclave comme la population russe qui habite un climat plus froid ; mais il y a cependant entre l’une et l’autre une différence remarquable. Les esclaves russes, suivant Rulhière, font la force des armées de cet empire ; abrutis et féroces, ils regardent leur esclavage comme l’état naturel des hommes ; ils bénissent Dieu de leur état, et croient gagner le ciel, en subissant la mort pour obéir au czar [359]. Les esclaves polonais, au contraire, sont impatiens du joug auquel ils sont soumis ; dans les guerres que la noblesse polonaise a eues à soutenir, ils ont cherché à profiter de la présence des ennemis de leurs maîtres, pour conquérir leur liberté individuelle. Il est vrai que, dans les révoltes auxquelles les appelait la Russie, ils se sont vengés d’une manière cruelle de la longue oppression sous laquelle ils avaient gémi ; mais, en s’abandonnant à la férocité de leur naturel, ils ont laissé voir du moins qu’ils mettaient quelque prix à leur liberté, genre de vertu qui était encore inconnu chez les esclaves russes. La cruauté et l’esprit de vengeance des esclaves de Pologne n’ont été que trop bien constatés ; mais je n’ai rencontré nulle part l’éloge de leur sincérité, de leur franchise, et des autres vertus que Montesquieu attribue aux peuples des climats froids [360].
Les mœurs des nobles polonais ne peuvent être mises sur la même ligne que les mœurs des nobles russes ; il y a, dans un grand nombre des premiers, une fierté, et une élévation de caractère qu’on chercherait vainement chez les seconds. L’histoire est loin cependant de rendre un témoignage honorable des mœurs de cette partie de la population polonaise ; l’abrutissement, la misère, et la haine des esclaves, sont, dans tous les pays, des témoins irrécusables de l’ignorance, de l’orgueil, de l’avidité, de la cruauté des maîtres. Lorsqu’une population asservie acquiert ou conserve pendant des siècles la stupidité et la férocité des sauvages, il n’est pas possible de croire à la douceur de la domination. L’avidité de la plus grande partie de la noblesse polonaise n’est pas prouvée seulement par la misère de ses esclaves ; elle l’est surtout par la facilité avec laquelle les rois achetaient les suffrages. Cette facilité était telle, que, dans leurs diètes, les plus vertueux des Polonais ne voyaient pas d’autres ressources contre la corruption, que la nécessité de l’unanimité dans les délibérations : enfin, l’or de la Russie a eu plus de part que ses armes à l’asservissement de la Pologne [361].
On trouve dans d’autres parties du nord de l’Europe deux populations sur le même sol, comme en Russie et en Pologne ; mais, en général, les historiens observent peu les mœurs des peuples asservis ; ils ne s’occupent même de celles des maîtres que dans ce qui se rapporte aux divisions qui s’élèvent entre eux. Ce n’est pas l’histoire de l’espèce qu’ils décrivent, c’est celle des rois, de leurs cours, et tout au plus de leurs armées. Les populations qui cultivent le sol semblent en faire partie ; on ne s’occupe d’elles que pour faire connaître les ressources qu’elles ont fournies à leurs possesseurs [362]. On voit, cependant, qu’à mesure qu’on s’approche des climats tempérés, les hommes sont moins esclaves ; ceux qui cultivent la terre ont une part plus considérable dans les produits ; leurs personnes et leurs propriétés sont moins soumises à l’arbitraire ; ils ont par conséquent des mœurs plus douces, et ont moins besoin de recourir à la ruse et à la fourberie des esclaves ; il y a, à cet égard, quelques exceptions ; mais ces exceptions, ainsi que nous le verrons ailleurs, ne sont pas le produit de la fraîcheur du climat.
On trouve dans quelques parties de l’Allemagne, des peuples qui ont de meilleures mœurs et qui sont plus civilisés que des peuples plus rapprochés du midi. Mais le degré de froid ou de chaleur d’un pays ne s’estime pas seulement par le degré de latitude sous lequel il est placé, il s’évalue aussi par le degré d’élévation du sol au-dessus du niveau de la mer. Une partie des peuples qui sont placés sur les bords du Rhin, par exemple, jouissent d’un climat beaucoup plus chaud que celui sous lequel vivent les habitants de certaines montagnes de France, d’Italie ou d’Espagne. On ne peut tirer des uns ou des autres aucune conséquence en faveur du système de Montesquieu.
Quelques-unes des contrées les plus méridionales de l’Europe, l’Espagne, l’Italie et la Turquie, ont moins de liberté que la France et qu’une partie de l’Allemagne ; mais les deux premiers pays en ont plus, et le troisième n’en a pas moins que la Russie. Lorsque les Espagnols ont eu à combattre pour des intérêts auxquels ils tenaient réellement, ils n’ont montré ni moins d’activité ni moins de courage que les autres peuples de l’Europe. S’ils sont esclaves, c’est par la nature de leurs idées et de leurs préjugés ou par d’autres circonstances que je n’ai point à exposer dans ce chapitre, et non par la faiblesse de leur constitution physique ou par un manque de courage. Les Italiens, si facilement soumis par les armées d’Autriche, ne se sont pas montrés moins courageux que les peuples du nord, aussi longtemps qu’ils ont été commandés par des hommes qui leur inspiraient de la confiance. On peut voir, par les relations des campagnes de 1812, qu’une armée de dix-huit ou vingt mille Italiens ne craignait pas la rencontre d’une armée de quarante mille Russes, même sous un climat auquel ils n’étaient pas habitués, et dans des positions qui ne leur étaient pas favorables. Enfin, si les peuples situés dans les parties les plus méridionales de l’Europe ne jouissent d’aucune liberté politique, n’est-ce pas parce que les populations du Nord sont asservies ? N’est-ce pas le Nord qui pèse sur le Midi de tout le poids de son ignorance, de sa barbarie, de ses esclaves et de ses vices ?
[III-227]
Conclusion de ce livre.
En comparant entre eux les peuples qui appartiennent à la même espèce, il nous est impossible de découvrir chez ceux qui se rapprochent des pôles, aucune supériorité physique, intellectuelle ou morale, sur ceux qui se rapprochent de l’équateur ou qui vivent entre les tropiques ; nous voyons, au contraire, que plus on s’élève vers l’une ou l’autre des deux extrémités du globe, et plus les hommes sont rares, vicieux, stupides ; les mêmes phénomènes existent pour toutes les espèces : les individus d’espèce américaine sont soumis aux mêmes lois que ceux d’espèce mongole, ou que ceux d’espèce africaine. Faut-il conclure des faits nombreux que nous avons observés, que le froid et la chaleur produisent des effets contraires à ceux que Montesquieu et d’autres écrivains leur ont assignés ? Devons-nous penser qu’une température froide est un obstacle au perfectionnement des hommes, et que la chaleur, au contraire, tend à développer leurs facultés ?
Cette opinion se rapprocherait beaucoup plus de la vérité que l’opinion contraire : l’homme ne vit que par la chaleur ; les aliments dont il se nourrit ne croissent et ne se multiplient que par la chaleur. À mesure qu’on s’élève vers les climats froids, les espèces de végétaux qui sont propres à sa subsistance diminuent ; chaque espèce a une zone qui lui est propre, au-delà de laquelle elle ne peut plus croître ; mais les espèces qui peuvent se multiplier sous les climats chauds, sont plus nombreuses et fournissent une plus grande quantité de subsistances que celles qui peuvent se multiplier sous les climats froids ; même entre les tropiques, la plante qui fournit la principale nourriture des habitants, ne croît plus au-dessus de quinze cents cinquante mètres d’élévation, et le froment d’Europe ne dépasse pas trois mille mètres. Or, il n’est pas besoin de raisonnement pour prouver que moins la terre produit de subsistances propres à l’homme, et moins un peuple peut se développer. Des contrées qui ne produisent aucune plante dont les hommes puissent immédiatement se nourrir, ne peuvent être habitées que par des peuples chasseurs ou pasteurs.
Cependant, quoiqu’il soit vrai de dire qu’un climat sous lequel tout ce qui est nécessaire aux besoins des hommes peut croître en abondance, est, par cela même, favorable au développement et au perfectionnement du genre humain ; quoiqu’il soit prouvé par des faits nombreux et incontestables, qu’à mesure qu’on avance des pôles vers l’équateur, on trouve des peuples qui sont généralement plus éclairés, plus actifs, plus industrieux et plus moraux, il ne faut pas se hâter de conclure que l’effet immédiat d’une grande chaleur est de rendre les hommes intelligents et vertueux, et que l’effet immédiat de ce qu’on nomme un climat froid, est, au contraire, de rendre les hommes vicieux et stupides : un tel raisonnement serait aussi faux que le système contraire.
Si l’on avait à exposer quelle est l’influence de la température du climat sur le développement du genre humain, il y aurait plusieurs ordres de faits à vérifier ; et, au nombre des premiers, il faudrait mettre les différents degrés de température de l’atmosphère, sur chacun des points du globe ; il faudrait constater, par des observations multipliées, quelle est la chaleur moyenne qu’on éprouve, sinon sur tous les points de la terre, au moins sur les points où l’on trouve des associations d’hommes. Ces faits n’avaient point été constatés, lorsque le système qui place les vertus et la liberté dans les climats froids, et les vices et la servitude sous les climats chauds, a été adopté ; aujourd’hui même on n’a fait des observations que sur un très petit nombre de points. On a suppléé au défaut d’observations de ce genre par des observations d’une autre nature : on a remarqué le degré de latitude sous lequel chaque peuple se trouve placé. Cette base de raisonnement est tellement fausse qu’on ne peut l’adopter sans être conduit à soutenir que les hommes qui habitent près du sommet glacé des Alpes, vivent sous un climat plus chaud que ceux qui vivent dans les plaines de Provence où croissent la vigne et l’olivier.
Si, au lieu de prendre la latitude pour mesure de la température de l’atmosphère, on eût pris le degré d’élévation du sol au-dessus du niveau de la mer, on se serait encore trompé ; mais l’erreur eût été moins grande. Sur le niveau de la mer, lorsque l’atmosphère ne reçoit aucune influence très considérable de la terre, la température ne change, pour ainsi dire, que d’une manière insensible ; il faut parcourir un espace immense, pour passer d’une température moyenne à une température glaciale. Le navigateur qui part de l’équateur et qui s’élève vers l’un ou l’autre pôle, doit parcourir près de douze cents lieues avant que de trouver de l’eau à la température de la glace. Mais si, au lieu de suivre un plan horizontal, on suit un plan perpendiculaire, on passe, en fort peu de temps et en parcourant un espace de quelques mille toises, de la zone torride dans une zone glaciale. Il résulte de là qu’il suffit quelquefois d’une légère élévation du sol, pour placer un peuple sous le climat que Montesquieu considère comme froid ; tandis qu’au contraire une distance qui est considérable par la latitude, ne produit qu’une différence très légère dans la température.
Les philosophes qui ont jugé de la température moyenne d’un pays par le degré de latitude sous lequel ce pays est situé, devaient tomber et sont tombés en effet dans les erreurs les plus graves. Montesquieu, par exemple, a considéré l’Angleterre comme étant située sous un climat froid, et c’est à cette circonstance qu’il a attribué, soit l’insensibilité aux charmes de la musique, qu’il dit avoir observée parmi les Anglais, soit la liberté dont ils jouissent. Il a aussi considéré comme vivant sous un climat froid les peuples qui habitent sur la rive droite du Rhin ; et il a attribué à la froideur de ce climat, la sagesse de ces peuples et la résistance qu’ils opposèrent aux invasions des Romains. Cependant, la température moyenne de l’Angleterre est aussi douce que celle de la plus grande partie de la France, et celle d’une partie des bords du Rhin l’est davantage. La différence dans l’élévation ou la position des lieux, fait plus que compenser la différence de latitude. Montesquieu est tombé, à l’égard de l’Asie, dans des erreurs semblables à celles qu’il a commises sur quelques parties de l’Europe. Il a considéré le vaste empire de la Chine, comme étant placé sous un climat chaud, non seulement sans en connaître la température moyenne, mais même sans savoir quelle est l’élévation du sol et l’influence des montagnes ; je pourrais dire, sans bien regarder la latitude sous laquelle la plus grande partie de ce pays se trouve située.
Les erreurs dans lesquelles on est tombé à l’égard du continent américain, ne sont pas moins graves. La température de ce continent, soit à cause de l’élévation des montagnes, soit à cause de toute autre circonstance qu’il n’est pas de mon sujet de rechercher, est beaucoup plus froide que la température de l’ancien continent, à des degrés égaux d’élévation et de latitude. La différence d’un continent à l’autre est, suivant quelques savants, de quatorze ou quinze degrés de latitude, et suivant d’autres, de dix-huit [363]. La température de la France, sous le quarante-cinquième degré, doit donc être égale à la température qu’on trouve en Amérique sous le trentième ou sous le vingt-septième, toutes choses égales d’ailleurs. La Floride et une grande partie du Mexique se trouvent ainsi sous un climat que nous considérons comme tempéré. Il faut même remarquer qu’à mesure qu’on avance des deux extrémités de l’Amérique vers le centre, une partie du sol s’élève graduellement ; de sorte que les plus hautes montagnes se trouvent entre les tropiques. Ainsi, une partie de la chaleur qu’on devrait éprouver par une plus grande proximité de l’équateur, est perdue par l’effet d’une plus grande élévation du sol [364].
Robertson a tenu compte de ces faits, tant qu’il n’a eu qu’à décrire le climat et le sol de l’Amérique ; mais il les a perdus de vue aussitôt qu’il a voulu expliquer les causes du despotisme des caciques et des incas. Alors, il a vu dans la chaleur d’un climat sous lequel, suivant lui, mûrissent à peine des fruits que produit aisément le cap de Bonne-Espérance, la cause de l’asservissement des indigènes à leurs nobles ou à leurs princes, comme il a vu la cause de la prétendue liberté des sauvages dans le climat froid sous lequel ils vivent [365]. Pour juger de la température de l’atmosphère, il n’a plus tenu compte de rien que de la latitude ; il ne l’a même pas toujours bien consultée, puisqu’il a considéré comme libres des peuples tels que ceux des bouches de l’Orénoque, tandis qu’il a considéré les Mexicains et les indigènes des Florides comme des esclaves énervés par la chaleur [366].
Parmi les nombreux systèmes qu’on a imaginés, soit sur la formation des peuples et des gouvernements, soit sur leurs vices et sur leurs vertus, il n’en est aucun dont les conséquences soient plus étendues, que celui qui a été adopté sur l’influence du froid et de la chaleur. Dans ce système, la force et la faiblesse, les vertus et les vices, les bonnes et les mauvaises lois, la liberté et la servitude, la richesse et la pauvreté, en un mot, la prospérité ou la misère, sont des conséquences inévitables du degré de température sous lequel un peuple se trouve placé. Je dis que ces phénomènes sont des conséquences inévitables des causes auxquelles on les attribue, quoique Montesquieu conseille souvent de combattre l’influence du climat par les lois ; car, pour avoir des lois, il faut avoir des hommes, et des hommes ne peuvent penser et agir que d’une manière conforme à leur propre nature, qui est elle-même déterminée par le climat.
Cependant, quelque étendues que puissent être les conséquences de ce système, quelque imposants que soient les noms des hommes qui l’ont adopté, il aurait suffi peut-être que les faits qui auraient dû en faire la base, n’eussent pas été constatés, pour se dispenser d’en faire un examen approfondi. Mais je n’avais pas seulement en vue de détruire une erreur funeste, dont l’influence se fait sentir dans toutes les branches de la législation ; j’avais de plus à exposer quelle est la marche générale que la civilisation a suivie sur la surface du globe ; j’avais à exposer quelles sont les causes qui poussent les peuples vers leur prospérité, à leur insu et en quelque sorte sans leur participation, et quelles sont les causes qui les retiennent ou les repoussent vers la barbarie. Parmi les êtres animés, il n’en est aucun qui puisse exercer une plus grande influence sur sa propre destinée que l’homme ; il n’en est aucun qui ait plus de moyens de paralyser les causes qui tendent à lui nuire, ou de seconder celles qui lui sont favorables. Mais, pour agir dans l’un ou l’autre sens, il a besoin de voir distinctement quelles sont ces causes : s’il ne les connaît pas, il reste inactif ; s’il les juge mal, il agit en sens contraire de ses intérêts.
En considérant les diverses nations répandues sur la surface du globe, nous observons quelques phénomènes très remarquables ; nous voyons la civilisation se former autour de la terre ; se répandre de là graduellement vers les pôles, et s’arrêter à un certain degré d’élévation ; nous voyons les populations non civilisées des extrémités, tendre continuellement vers le centre, asservir les peuples qui ont déjà fait plus de progrès, et y porter leurs préjugés et leurs vices ; nous voyons des gouvernements analogues s’établir chez toutes les populations conquises ; nous voyons les conquérants perdre parmi les vaincus une partie de leur ignorance et de leur férocité, tandis que les peuples de même espèce qui restent dans leur pays originaire, conservent leurs mœurs primitives ; enfin, nous voyons, dans tous les pays, les vices inséparables de la barbarie, et la même dégradation morale presque partout où nous observons le même défaut de développement intellectuel.
Si nous n’observions ces phénomènes que sur quelques points du globe ou chez une seule espèce d’hommes, nous pourrions les attribuer à quelques circonstances fortuites, à l’apparition d’un génie extraordinaire qui aurait réuni des hommes épars, qui leur aurait enseigné les arts et donné des lois. Mais ces phénomènes sont généraux, ils ont existé sur tous les continents et chez des nations de toutes les espèces ; chacun des peuples les plus anciennement civilisés a attribué à quelques grands hommes les progrès qu’il avait faits : les Chinois, les Indous, les Perses, les Arabes, les Juifs, les Égyptiens, les Grecs, les Romains, les Péruviens, les Mexicains, ont eu leurs sages, leurs législateurs ; mais pourquoi les Kamchadales, les habitants des îles Aléoutiennes, les Esquimaux, les Groenlandais, les Iroquois, les Polonais, les Russes et les habitants de la Sibérie, n’ont-ils pas eu aussi les leurs ? Pourquoi trouvons-nous Bacchus dans l’Inde, en Égypte et en Grèce, et pourquoi ne le trouvons-nous pas dans la Sibérie, dans la Nouvelle-Zélande ou dans les îles des Renards ?
Mais, en même temps que nous voyons la civilisation se former sous des climats chauds et se répandre de là vers les climats tempérés, nous voyons les peuples encore à demi barbares, chasseurs ou pasteurs, se précipiter sur ceux qui, les premiers, ont cultivé la terre ; se les partager comme une proie, et ne les considérer que comme des instruments de culture, jusqu’à ce que la civilisation ait adouci les mœurs des conquérants, et rendu la liberté aux vaincus. Des écrivains célèbres et qu’on a dits philosophes, ont été en quelque sorte saisis d’admiration en voyant le régime féodal se former en Europe après les invasions des barbares, et s’établir, dans presque tous les États, d’une manière uniforme. S’ils avaient porté leurs vues plus loin, leur admiration eût été plus grande encore ; ils eussent trouvé le même régime, et, en grande partie, les mêmes lois, chez les nègres du centre de l’Afrique, chez les peuples non moins barbares de l’Abyssinie, chez les Malais qui ont envahi la plus grande partie des archipels des tropiques, et chez les peuples de race cuivrée qui avaient envahi le centre de l’Amérique avant l’arrivée des Européens.
Lorsque nous considérons les peuples avant la conquête, nous les voyons divisés en petites tribus indépendantes ou confédérées, ayant chacune des chefs élus par elle, se dirigeant d’après les volontés qu’elle manifeste, et reconnaissant que leur pouvoir n’a pas d’autre source que les vœux de leurs concitoyens. Nous observons le même ordre social dans toutes les parties de l’Europe : avant les conquêtes des Romains, l’Italie, les Gaules, l’Helvétie, la Germanie, la Grande-Bretagne se divisaient en une immense multitude de petites républiques. Nous observons le même ordre dans toutes les parties de l’Amérique : à l’exception du Mexique, du Pérou et des Florides, toutes les autres parties de ce continent étaient divisées en une si grande multitude de républiques, que des voyageurs ont porté au-delà de mille le nombre des langues qui y étaient parlées. Enfin, un tel ordre social a existé ou existe encore dans la plus grande partie de l’Afrique, en Arabie, dans une partie des montagnes du Caucase et dans le nord de l’Asie.
Mais, si nous considérons les peuples après la conquête, ou, pour mieux dire, après leur asservissement à des races étrangères, nous trouvons un ordre tout différent : nous voyons partout des maîtres plus ou moins nombreux, mais presque toujours héréditaires. Et ce qu’il y a de plus remarquable, c’est que les maîtres, sans rapporter à la force la source de leur pouvoir, lui donnent tous une origine divine. Les rois malais se considèrent comme les égaux de leurs dieux, et portent les mêmes noms ; leurs grands ne sont pas seulement les maîtres de la terre, ils sont aussi les seigneurs du soleil et du firmament. Les conquérants de race américaine s’attribuaient également une origine divine ; ils étaient les fils des astres, et les enfants du soleil. Les conquérants de race tatare donnent à leurs sujets les mêmes idées ; les sha de Perse, les sultans des Turcs se disent les lieutenants de Dieu sur la terre. Nous trouvons, dans les maximes politiques de tous les gouvernements qui ont une origine semblable, la même analogie que nous observons dans les titres qu’ils s’attribuent.
L’identité de mœurs, chez les peuples dont les facultés intellectuelles ont été peu développées, n’est pas moins frappante que l’identité de gouvernements. Si l’on compare entre eux les peuples qui sont placés aux extrémités polaires de chacune des principales parties du globe, on sera frappé de la ressemblance qui existe entre les uns et les autres. On ne le sera pas moins, si l’on compare l’intelligence et les mœurs des populations que des conquérants barbares ont longtemps opprimées, aux mœurs et à l’intelligence des peuplades qui n’ont jamais été civilisées. On trouvera chez les uns et chez les autres les mêmes calamités et les mêmes vices ; et les hommes qui se sont imaginé qu’on ne trouve de véritable liberté que chez les sauvages, ne seront pas peu surpris de voir que, s’il existe quelque différence entre ces peuples et ceux que l’esclavage civil et politique ont abrutis, cette différence est encore en faveur des derniers.
Dans l’observation de ces grands phénomènes, toutes différences d’espèces ou de races disparaissent : les Mongols au teint jaune, les Malais basanés, les Américains couleur de cuivre, les Nègres, les Caucasiens, tous portent la même physionomie morale, toutes les fois qu’ils se trouvent placés dans des circonstances analogues ; et, tandis que leurs caractères physiques restent invariables dans toutes les positions et sous toutes les latitudes, leurs mœurs portent l’empreinte des diverses circonstances locales au milieu desquelles ils sont placés.
Ayant observé la marche générale que la civilisation a suivie sur les principales parties du globe, et les points où elle s’est arrêtée, il me reste à exposer quelles ont été les principales causes de ses progrès, et quelles sont celles qui l’ont arrêtée ou qui l’ont fait rétrograder. Ce sera l’objet du livre suivant.
[III-241]
Des premiers objets sur lesquels se développent les facultés humaines. — Des rapports qui existent entre la distribution des diverses espèces d’hommes, sur la surface du globe, et la distribution de leurs moyens d’existence. — De la division naturelle des peuples. — De l’influence qu’exercent, sur la civilisation, la nature et la position du sol, la direction des eaux et la température de l’atmosphère. — Parallèle entre les peuples de diverses espèces, et entre les peuples barbares et les peuples civilisés. — Du développement de quelques facultés particulières chez diverses espèces d’hommes. — Des causes de ce développement. — De l’origine de l’esclavage.
Des premiers objets sur lesquels les facultés humaines se développent. — Des rapports qui existent entre la distribution de ces objets et la distribution des peuples sur la surface du globe. — De la division naturelle des nations, suivant la formation des montagnes et la division des eaux. — De l’influence qu’exercent sur les progrès des peuples la nature et la position du sol, le cours des eaux et la température de l’atmosphère.
Une multitude de causes influent sur le sort des nations, et contribuent soit à les retenir dans la barbarie, soit à leur faire faire des progrès, soit à les faire rétrograder. Pour connaître ces causes, on ne peut les chercher que dans les hommes eux-mêmes, ou dans les choses qui les environnent. Les causes qui sont en eux-mêmes, tiennent à leur organisation physique, à la manière dont ils peuvent être affectés, au développement dont leurs facultés intellectuelles et morales sont susceptibles. Celles qui sont dans les choses, se trouvent dans la nature, la configuration et l’exposition du sol, dans la latitude sous laquelle il est situé, dans l’élévation à laquelle il est placé au-dessus du niveau de la mer, dans les eaux qui l’arrosent ou le traversent, dans la direction quelles prennent, dans la température de l’atmosphère, dans la division des saisons et dans d’autres circonstances analogues. Nous avons vu d’abord quelques-unes des causes qui tiennent à la nature de l’homme ou à ses facultés intellectuelles et morales. En recherchant ensuite comment la civilisation s’est répandue sur la surface du globe, nous avons trouvé qu’elle s’est développée entre les tropiques ou dans les pays qui en sont les plus rapprochés ; qu’elle s’est répandue de là vers les zones tempérées, et que les peuplades les moins éloignées des pôles ou les plus isolées ont toujours été les plus barbares.
Si ce phénomène ne s’était manifesté que sur un seul continent ou chez une seule espèce d’hommes, on pourrait l’attribuer à des causes accidentelles et passagères ; mais il s’est montré, ainsi qu’on l’a déjà vu, sur tous les continents et chez toutes les espèces ; de toutes les peuplades de race cuivrée, on n’en a point rencontré de plus barbares que celles qui habitent aux deux extrémités du continent américain, au-delà du quarante-septième degré de latitude australe et de latitude boréale. Dans l’océan Pacifique, les peuplades les plus faibles et les plus barbares sont celles de la terre de Van-Diemen, de la Nouvelle-Hollande, de la Nouvelle-Zélande, des îles Aléoutiennes, ou des îles des Renards. En Asie, les nations barbares habitent sur les bords des fleuves qui se dirigent vers le pôle boréal, au-delà du cinquantième degré de latitude, ou sur l’immense plateau qui est au centre de ce continent. En Afrique, les peuplades les plus stupides ou les moins avancées qu’on ait découvertes, sont celles qui vivent au cap de Bonne-Espérance. Enfin, en Europe, la civilisation a commencé à se développer en Grèce et en Italie, elle s’est répandue de là sur les côtes méridionales de l’Espagne et de la France. Elle s’est avancée ensuite par degrés vers les régions les plus tempérées ; mais elle n’est pas encore arrivée et elle n’arrivera peut-être jamais jusqu’à l’extrémité boréale de l’empire russe [367].
[III-244]
Pour déterminer les principales causes qui, sous certaines latitudes ou dans certains lieux, ont arrêté les peuples dans leur développement, il est nécessaire de rappeler en quoi ce développement consiste, quelles sont les causes qui le produisent, et quelles sont les choses sur lesquelles il peut s’exercer. Un peuple peut se développer physiquement de deux manières : par la multiplication des individus dont il se compose, ou par l’accroissement des forces physiques de chacun de ces individus. La cause immédiate la plus active de cette multiplication ou de cet accroissement, est ou une augmentation de subsistances, ou une meilleure distribution ou un emploi mieux entendu de celles qui existent. Toutes les fois qu’une population se trouve réduite à ce qui lui est rigoureusement nécessaire pour vivre, et qu’il n’est pas en sa puissance de se procurer une plus grande quantité d’aliments, ou de mieux distribuer ceux qu’il possède, elle a atteint le dernier terme d’accroissement auquel il lui est possible d’arriver. Un peuple ne peut acquérir une plus grande quantité de subsistances, que par une de ces quatre manières : en multipliant les produits de son propre sol ; en acquérant, par des échanges, les produits d’un sol étranger ; en ravissant, par la force, les richesses des autres nations ; en apprenant à faire un meilleur emploi des produits qu’il possède. Si aucun de ces moyens n’est possible, aucun nouveau développement physique ne peut avoir lieu pour lui.
En considérant quels sont les principaux objets sur lesquels se développent les facultés intellectuelles des hommes, nous trouvons que ces objets sont relatifs ou à leurs aliments, ou à leurs vêtements, ou à leurs habitations. Multiplier, varier, perfectionner les produits de leur sol, les conserver le plus longtemps possible, les préparer de manière à les rendre agréables et sains, telles sont les premières opérations sur lesquelles ils exercent leur intelligence. Le premier besoin, après ceux de la faim et de la soif, est celui de se mettre à l’abri des injures du temps ; donner à leurs vêtements, avec le moins de peine et de temps possible, les qualités propres à les mettre à l’abri de l’intempérie des saisons, les varier de manière à les rendre légers ou chauds, selon le temps, sont encore des occupations qui absorbent une grande partie de leur intelligence. Enfin, les soins qu’exige l’architecture, depuis ceux qu’exige la simple construction d’une cabane jusqu’à ceux qui sont nécessaires pour construire et orner un palais, absorbent une autre partie de leurs facultés intellectuelles.
Il est une multitude d’autres connaissances qui semblent d’abord étrangères à la satisfaction d’un de ces besoins ; telles sont les mathématiques, l’astronomie, la géographie, la minéralogie, et d’autres ; mais si l’on veut se donner la peine d’examiner quel est le résultat définitif de ces connaissances, on verra qu’elles ne sont utiles que par les secours qu’elles fournissent aux arts ; et que les arts, à l’exception d’un très petit nombre de ceux qu’on nomme arts d’agrément, n’ont pas d’autre objet que d’augmenter, de varier ou de perfectionner nos aliments, de nous procurer des vêtements ou des demeures plus commodes et plus agréables, ou de défendre ces divers objets lorsque nous les possédons. Les recherches même qui portent sur la constitution physique de l’homme, n’ont pas d’autre but que d’accroître, de conserver ou de rétablir ses forces. Si donc il arrive qu’une peuplade soit parvenue au point de ne pouvoir se procurer de meilleurs vêtements ou des demeures plus commodes, tous les arts et toutes les sciences dont le résultat est de mieux nous vêtir ou de mieux nous loger, sont pour elle sans objet.
Il existe, sans doute, chez les peuples qui ont fait de grands progrès dans les sciences et dans les arts, d’autres jouissances que celles qui résultent immédiatement de la satisfaction de leurs besoins physiques ; mais, en général, ces jouissances sont étrangères aux personnes qui sont obligées de lutter sans cesse contre la nature ou contre leurs semblables, soit pour ne pas périr de froid ou de faim, soit pour ne pas être la victime d’un ennemi ; il y a peu de jouissances intellectuelles ou morales pour des individus qui n’ont ni loisir, ni sécurité, et qui sont continuellement occupés à se garantir de maux physiques. Les mêmes causes qui réduisent un peuple à ce qui lui est rigoureusement nécessaire pour se nourrir, se vêtir ou se loger, préviennent donc chez lui tout développement intellectuel ou moral, qui n’aurait pas pour objet de satisfaire immédiatement un de ces besoins.
Il est un genre de développement intellectuel qui paraît convenir à toutes les positions ; c’est celui qui se rapporte à la connaissance des mœurs. Il semble qu’un homme, quelle que soit la position dans laquelle il se trouve, peut observer les conséquences de ses actions ; qu’il peut prévoir quels seront les effets de la paresse, de l’intempérance, de la perfidie, de la vengeance, de la cruauté et d’autres passions malfaisantes, et qu’il peut par conséquent corriger ses mauvaises habitudes et celles de ses enfants. Il n’en est cependant pas ainsi ; les connaissances de ce genre sont, au contraire, les dernières que les hommes acquièrent. Diverses causes concourent à arrêter, à cet égard, leur développement intellectuel ; mais il en est une qui seule peut suffire pour expliquer leur ignorance. Les mœurs des nations sont presque toujours des conséquences d’une position donnée ; et lorsque cette position tient elle-même à des causes insurmontables, c’est en vain qu’on chercherait à détruire les vices qui en sont les effets [368].
Ayant indiqué quel est, en général, l’objet des connaissances humaines, et quelles sont les causes les plus influentes sur les mœurs, il sera facile de comprendre comment, dans certaines positions, il est des peuplades qui ont toujours été stationnaires et barbares, tandis qu’il en est d’autres qui, dans des positions différentes, ont fait d’immenses progrès, et sont devenues des nations florissantes. Pour expliquer ce phénomène, nous n’avons qu’à nous demander quelles sont les parties du globe sur lesquelles les peuples ont pu multiplier et varier leurs subsistances avec le plus de facilité ; quelles sont celles sur lesquelles il leur a été le plus facile de communiquer avec d’autres peuples, de profiter de leurs découvertes, d’échanger les produits de leur sol ou de leur industrie contre d’autres produits, de s’éclairer, en un mot, des lumières des autres, et de s’enrichir de leurs richesses ; quelles sont les parties sur lesquelles la végétation éprouve les interruptions les plus courtes, et celles où les saisons interrompent, pendant le moins de temps, les occupations de l’homme. Il n’est pas besoin, en effet, de raisonnements pour prouver que les parties du globe sur lesquelles l’industrie humaine a pu faire suivre aux choses nécessaires aux hommes un accroissement proportionné à l’accroissement de la population, ont été les plus favorables tout à la fois au développement de l’intelligence et à la multiplication de l’espèce ; et, que dans les parties, au contraire, sur lesquelles les hommes ont été en quelque sorte sans influence sur la nature, ils n’ont pu ni s’éclairer, ni se multiplier.
Nous ignorons dans quel ordre les végétaux et les animaux se sont répandus sur la surface de la terre ; mais nous pouvons affirmer, sans crainte d’être accusés de témérité, que, lorsque entre deux choses l’une peut exister sans l’autre, et que celle-ci ne peut pas exister sans celle-là, c’est la première qui a précédé la seconde dans l’ordre de la génération ; il a nécessairement existé des matières propres à nourrir la végétation, avant qu’il existât des végétaux, et les végétaux ont précédé les animaux qui ne peuvent vivre que par leur moyen. Ainsi, quoique nous ignorions quelle est la marche que le genre humain a suivie, en se répandant sur les diverses parties du globe ; quoiqu’à toutes les époques dont l’histoire nous a conservé le souvenir, il ait existé des [III-250] hommes dans les lieux où il en existe aujourd’hui, nous pouvons affirmer que chaque pays produisait déjà des végétaux ou des animaux, lorsqu’il a commencé à se peupler. Mais, si nous jugeons de ces productions par celles qu’on a trouvées dans les lieux que l’industrie humaine n’avait point changés, elles étaient très peu variées, et très peu propres à satisfaire immédiatement les besoins de l’homme.
Tous les lieux ne sont pas également favorables à toutes les productions, et toutes les productions, même dans les lieux qui sont propres à en favoriser le développement, n’ont pas une égale force. Il est des plantes qui ne croissent que sous la zone torride, d’autres que sous une zone tempérée, d’autres qui peuvent croître sous une zone presque glaciale ; dans telle région, on ne trouve que des mousses, des lichens et quelques saules ou quelques bouleaux rabougris ; dans telle autre, on trouve des sapins, des peupliers, des saules, des bouleaux ; dans telle autre, des chênes, des érables, des céréales ; dans telle autre, divers genres d’arbres à fruit et des matières sucrées. En général, les plantes qui renferment une grande quantité de matières nutritives propres à l’homme, ne se développent que sous une température douce, et ne croissent que lentement ; d’où il suit que, dans les lieux qui ne jouissent que de quelques mois d’été, les plantes nutritives périssent avant que le développement en soit complet, et que par conséquent elles ne peuvent jamais s’y propager sans l’emploi de moyens artificiels ; si le hasard ou l’industrie humaine y en apportent quelques germes, ils ne se développent pas ou restent improductifs. D’un autre côté, toutes les plantes qui croissent sur le même sol, n’ayant pas une égale force, les plus vivaces étouffent les plus faibles ou les rendent improductives ; de là il résulte que, lorsque la terre est abandonnée à sa fertilité naturelle, les productions changent avec les zones, mais que, sous chaque zone, on ne trouve qu’un petit nombre d’espèces qui se disputent, pour ainsi dire, le terrain, et se rendent mutuellement improductives. Il reste à voir maintenant comment ces diverses circonstances ont influé sur le développement de chaque peuple
En jetant un coup d’œil rapide sur la sphère terrestre, on s’aperçoit à l’instant que les parties qui sont situées sous la température la plus douce et la plus égale, qui sont les mieux arrosées, et qui possèdent avec d’autres les communications les plus faciles et les plus multipliées, sont aussi les plus peuplées et les plus anciennement civilisées. Dans les contrées les moins avancées, comme dans celles qui ont fait le plus de progrès, c’est dans les golfes, aux embouchures ou sur les bords des fleuves que nous trouvons les populations les plus nombreuses. Les peuples, dans leurs migrations et dans leur accroissement, sont assujettis à des lois aussi invariables que celles aux quelles sont soumis les animaux : ils se répandent dans tous les lieux qui leur offrent des moyens de vivre, et s’arrêtent là où ils ne trouvent plus de subsistances. En recherchant quel est l’ordre qu’ils suivent dans leurs migrations, on trouve qu’ils se distribuent par familles de la manière que les eaux se partagent ; si, dans chaque pays, on part du point où un fleuve se décharge dans la mer, et si l’on remonte jusqu’à sa source, en parcourant toutes les branches ou toutes les rivières qui y portent leurs eaux, on trouve, en général, sur l’une et l’autre rive, des peuples appartenant à la même famille, parlant la même langue ou des dialectes de la même langue, et ayant des mœurs analogues.
Ce phénomène, qui semble exister dans tous les pays, est surtout facile à observer en Europe. Plusieurs fleuves prennent leur source dans les montagnes des Alpes, à peu de distance les unes des autres ; mais ils ne suivent pas la même direction : un se dirige vers l’Océan ; un autre vers la Méditerranée, et plusieurs vers la mer Adriatique. Si l’on remonte de l’embouchure de ceux-ci jusqu’au point d’où ils partent, on trouve sur toutes leurs rives des peuples de race italienne. Si l’on remonte du point où le Rhin se décharge dans l’Océan, jusqu’au sommet des montagnes qui lui portent leurs eaux, on ne trouve des deux côtés que des peuples de race allemande ou germanique. Enfin, si l’on remonte des Bouches-du-Rhône jusqu’à sa source, on ne rencontre que des populations qui parlent la langue française ; il n’y a qu’un seul point sur lequel on trouve quelques familles germaniques. Dans les montagnes d’où ces fleuves partent, on trouve une confédération de peuples divers, et cette confédération se compose de Français, d’Italiens et d’Allemands.
Ces divisions existent indépendamment de toute combinaison politique et des gouvernements auxquels ces diverses populations sont soumises. Ainsi, les populations qui habitent sur les deux rives du Rhône et sur les terres qui portent leurs eaux dans ce fleuve, parlent toutes une même langue, quoiqu’elles soient partagées entre cinq gouvernements indépendants les uns des autres : celui de France, celui du Piémont, celui du Valais, celui du canton de Vaud et celui de Genève. Les populations qui vivent sur les terres dont les eaux coulent dans le Rhin, sont toutes également de race germanique, quoiqu’elles soient divisées entre les gouvernements de France, de Suisse, de Prusse, de Hollande, et d’autres. De même, les populations qui vivent sur les fleuves dont les eaux coulent vers l’Adriatique ou sur les terres inclinées de ce côté, appartiennent à la race italienne, quoique les unes fassent partie de la confédération suisse formée en majorité de peuples allemands, quoique les autres soient soumis à divers gouvernements italiens, et d’autres au gouvernement d’Autriche. Les combinaisons diplomatiques et les violences des gouvernements peuvent troubler l’ordre dans lequel les peuples se sont naturellement divisés ; mais cet ordre, quoique souvent troublé, n’a jamais pu être effacé.
La différence ou la diversité de gouvernements n’a donc pu détruire l’unité de population que la configuration du sol et le cours des eaux avaient produite ; l’unité de gouvernement a été également impuissante pour ramener à l’unité des populations que le cours des eaux et la configuration du sol avaient divisées. Le Piémont et la Savoie ont été longtemps soumis à la même autorité ; et cependant les mœurs, le langage et les intérêts des deux populations sont aussi distincts qu’ils l’étaient avant qu’elles fussent réunies. Les peuples qui habitent dans le bassin du Pô, ont fait partie de la famille italienne, même quand ils ont été soumis à la domination française. Les peuples qui habitent dans le bassin du Rhône, ont continué de faire partie de la famille française, même quand ils ont été assujettis à un gouvernement italien. La Suisse réunit, sous le même gouvernement fédéral, des Allemands, des Italiens, des Français ; et chaque population conserve sa langue, ses mœurs, ses intérêts et ses lois. Les divers gouvernements de France ont employé tous les moyens possibles pour donner de l’unité aux populations diverses qui leur étaient soumises : ils ont découpé le territoire en lambeaux ; ils ont porté l’uniformité dans la législation, dans l’administration, dans l’éducation ; ils ont, en quelque sorte, passé le niveau sur la surface du sol, et cependant ils ne sont point parvenus à y établir cette unité tant désirée. L’étranger qui y pénètre par un des fleuves qui se déchargent dans la Méditerranée ou dans l’Océan, trouve presque partout deux idiomes, celui du pays, et celui du lieu où siège le gouvernement. Le premier est parlé par la masse de la population, et borné seulement par le sommet des montagnes ; le second n’est parlé, hors du pays où il est naturel, que par les agents de l’autorité, par les académies qu’elle protège ou qu’elle paie, par ceux qui aspirent à la servir et par ceux qui se destinent à être intermédiaires entre elle et le peuple. On verra, lorsque j’aurai à parler des divisions territoriales, que les intérêts ne sont pas moins distincts que les langues [369].
En considérant le genre humain sous un point de vue plus étendu, nous le voyons se diviser en grandes masses, et suivre les grandes divisions du globe, comme nous l’avons vu se diviser en grandes familles, selon la configuration du sol et la direction des montagnes et des fleuves. Ainsi, les peuples qui habitent au centre de l’Asie et sur cette multitude de rivières ou de fleuves qui se dirigent vers l’est ou vers le sud, appartiennent, presque sans exception, à l’espèce mongole. Ceux qui habitent dans les îles de l’océan Pacifique, depuis la Nouvelle-Zélande jusqu’aux îles Sandwich, et de l’île de Pâques jusqu’à la presqu’île de Malaca, appartiennent presque tous à l’espèce malaie. Ceux qui habitaient sur le continent américain, avant l’arrivée des Européens, depuis la Terre de Feu jusqu’au détroit d’Hudson, appartenaient à l’espèce cuivrée. Une espèce toute différente était répandue sur le continent d’Afrique, à l’exception d’une partie du territoire arrosé par le Nil et des côtes septentrionales occupées par des peuples de race européenne. Les peuples se sont donc propagés d’une manière encore plus régulière que les plantes : les espèces ont occupé des continents entiers ; les familles particulières à chaque espèce se sont portées aux embouchures des fleuves, et en remontant les vallées, ont suivi la direction des eaux. Il est même remarquable que les points par lesquels les continents se touchent ou se rapprochent, sont souvent peuplés d’espèces appartenant tantôt à l’un et tantôt à l’autre. Nous voyons, par exemple, à l’extrémité boréale de l’Amérique, des peuples d’espèce mongole ; sur les côtes de l’Afrique et sur les parties de l’Asie les plus voisines de l’Europe, des peuples de même espèce que les Européens.
Il ne nous est pas possible de savoir quels sont les premiers points du globe qui ont été peuplés, et comment les peuples se sont répandus sur tous les points habitables ; mais, en supposant que tous ont eu un commencement semblable, en supposant pour tous, ce qui, à l’égard de quelques-uns, est prouvé par l’histoire, qu’ils ont commencé par être aussi barbares que ceux qui existaient dans le nord de l’Amérique, à l’époque où ce continent fut découvert, rien ne me semble plus facile que de déterminer les causes du développement successif des uns dans les mêmes vallées ou sur le cours des mêmes eaux, et de l’état stationnaire des autres.
En étudiant les parties du globe sur lesquelles la civilisation a fait le moins de progrès, on trouve que moins les peuplades sont avancées, et plus elles se concentrent dans des baies, sur les bords de la mer, à l’embouchure ou sur les bords des fleuves. Si elles s’écartent dans l’intérieur du pays, ce n’est qu’accidentellement et pour se livrer à la chasse ; même dans leurs excursions, elles suivent généralement le cours des eaux, soit qu’elles remontent, soit qu’elles descendent. Ce phénomène s’observe au nord de l’Asie, dans toute l’étendue de l’Amérique, dans la Nouvelle Hollande et dans toutes les îles où la culture n’a fait que peu de progrès. Lorsqu’une côte, quelque fertile qu’elle paraisse d’ailleurs, n’est coupée par aucun cours d’eau considérable, elle est généralement déserte ; ou, si elle est visitée par quelques peuplades, ce n’est que momentanément. Ainsi, une grande partie des côtes nord-est de l’Asie, une partie plus considérable encore des côtes de l’ouest de l’Amérique, et presque toutes les côtes de l’Arabie, de l’Afrique et de la Nouvelle-Hollande sont désertes ou n’ont qu’une population extrêmement faible. S’il se trouve des peuplades à demi barbares, dans l’intérieur non cultivé du pays, ce n’est que lorsqu’elles sont déjà parvenues à l’état de peuples pasteurs, comme les Arabes bédouins, les Tatars et les Mongols du centre de l’Asie, et quelques peuplades de l’Amérique méridionale.
Les causes qui, dans les pays non civilisés, portent ainsi les peuplades sur les bords ou à l’embouchure des fleuves, sont faciles à apercevoir. La quantité d’aliments que fournit à l’homme la terre abandonnée à elle-même, est presque entièrement nulle. Sous chaque zone, ainsi que je l’ai dit, la terre ne produit qu’un très petit nombre d’espèces de plantes ; celles dont la végétation est la plus vigoureuse, s’emparent du sol et étouffent toutes les autres, ou les frappent de stérilité. La plupart ne peuvent, par leur propre nature, produire aucune espèce de fruits ; celles qui seraient susceptibles d’en produire, sont presque toujours stériles, soit parce qu’elles se nuisent mutuellement, soit parce qu’elles sont gênées par des plantes parasites. Enfin, lors même qu’il se trouve des arbres ou des arbustes qui produisent quelques fruits, c’est une ressource qui ne peut durer que quelques jours ; d’abord, parce que ces fruits sont disputés à l’homme par les animaux, et, en second lieu, parce qu’ils périssent aussitôt qu’ils sont parvenus à leur maturité. Sous une zone tempérée, la terre abandonnée à elle-même ne fournit à l’homme des substances alimentaires végétales, ni pendant l’hiver, ni au printemps, ni pendant une grande partie de l’été. La zone torride, où la végétation n’a point de repos, où les arbres se couvrent de fleurs pendant qu’ils sont encore chargés de fruits, offre pendant plus de temps, et avec une certaine abondance, des substances nourrissantes ; mais elle est loin cependant d’en offrir durant tout le cours de l’année. Quant aux terres situées sous une zone glaciale, elles ne peuvent en fournir dans aucune saison ; le temps de la végétation y a si peu de durée qu’aucun fruit ne peut y mûrir ; les hommes ne peuvent y vivre que de gibier ou de poisson [370].
[III-260]
Les hommes qui n’ont adopté ni la vie pastorale, ni la vie agricole, sont donc attirés, sous toutes les zones, vers les lacs, les fleuves, les golfes, par le besoin de subsistances. Ils y jouissent des avantages de la pêche, en même temps que de ceux de la chasse. Les animaux y sont attirés par la facilité qu’ils y trouvent à vivre, et il est plus aisé de les y surprendre. Les plantes alimentaires, les racines, les baies, les fruits y viennent beaucoup mieux : le sol y est couvert de plus de terre végétale ; il est sous une température plus douce ; il est plus arrosé et moins ombragé ; l’air y circule plus librement ; les espèces y sont plus variées. Les eaux et les vents tendent sans cesse à transporter dans les vallées les diverses espèces de végétaux qui croissent dans les lieux plus élevés ; mais il est plus difficile que les plantes qui croissent dans les lieux bas, soient transportées dans les montagnes. Enfin, les vallées que parcourent les fleuves, représentent généralement un triangle dont le sommet est formé par la jonction de deux montagnes, et la base par les rivages de la mer : d’où il suit que plus on se rapproche de l’embouchure d’un fleuve ou du confluent de deux rivières, et plus l’espace de terre végétale qu’on rencontre est étendu.
En même temps que les eaux recèlent dans leur sein une partie considérable des subsistances de l’homme, qu’elles multiplient dans certains lieux les espèces de végétaux, et qu’elles attirent les animaux, elles offrent des routes plus ou moins faciles, à travers des forêts impraticables. Les terres abandonnées à elles-mêmes se couvrent presque toujours d’immenses forêts ; mais ces forêts ne ressemblent point à celles que nous voyons chez les nations civilisées. Dans celles-ci, les arbustes ou les broussailles sont détruits et enlevés, les arbres ne tombent jamais de vétusté ; les eaux des pluies, des ruisseaux, des rivières, ont des issues entretenues avec soin. Mais, dans les forêts qui appartiennent à des sauvages, rien de ce que la terre produit n’est enlevé ; les arbustes, les ronces, les broussailles couvrent le sol, et en rendent souvent l’accès impossible au chasseur ou au voyageur. Les arbres, ne pouvant être détruits que par le temps, tombent de vieillesse, et contribuent à rendre le pays impraticable. Enfin, les feuillages, les débris de végétaux, les terres entraînées par les pluies, arrêtent l’écoulement des eaux, en détournent le cours naturel, et transforment en marais des plaines immenses. Le pays se couvre alors d’insectes et de reptiles, et si les animaux peuvent encore y pénétrer, l’homme ne peut les y poursuivre qu’avec peine et à travers mille dangers. Les forêts que l’homme civilisé n’a pas soumises à son empire, sont tellement impraticables que les animaux eux-mêmes sont obligés d’y tracer des sentiers, et que ces sentiers sont souvent les seuls chemins par lesquels les hommes puissent les parcourir.
Les fleuves, chez les peuples sauvages qui habitent un sol couvert de forêts, ne présentent pas à la navigation les mêmes facilités que chez les peuples civilisés ; des arbres immenses tombés de vétusté ou déracinés par les eaux, en entravent souvent le cours, et en rendent la navigation dangereuse. Cependant, quelle que soit la difficulté de les parcourir, les peuples qui en habitent les bords et qui possèdent l’art de construire des canots, ont, dans les eaux, des moyens de transport très grands, comparativement à ceux que leur offre la terre. Il leur suffit de s’abandonner au courant pour parcourir des espaces immenses ; la facilité qu’ils ont à descendre, et la difficulté qu’ils ont à remonter, contribuent encore à les fixer aux embouchures des fleuves ou dans les golfes [371].
Toutes les causes qui contribuent à déterminer la demeure d’une peuplade de sauvages, contribuent à l’accroissement de la population et du développement des facultés humaines. Une tribu de sauvages, pour se livrer à la pêche avec succès et sûreté, ont besoin de trouver un lieu où le poisson soit attiré par le calme des eaux et par la facilité des subsistances, et où eux-mêmes soient à l’abri des orages. Ils choisissent la baie la plus calme et la plus profonde, ou se placent à l’embouchure d’un fleuve : ils bâtissent leurs cabanes sur les bords et y établissent leurs familles : là, ils commencent à perfectionner la navigation ; ils peuvent, selon le besoin, ou s’avancer dans la mer pour se livrer à la pêche, ou s’enfoncer dans les bois pour y poursuivre le gibier. La température y étant plus douce, la végétation y est plus continue ; il leur est plus facile d’en observer les progrès : l’idée de cultiver des plantes s’y présente donc plus naturellement à leur esprit. En même temps, la culture y est plus aisée pour eux : la terre qu’ils doivent défricher est celle qui est la moins éloignée du lieu où ils trouvent leurs subsistances habituelles. Il leur est plus facile de la surveiller, ils ont moins de temps à perdre pour s’y rendre ; il leur est plus facile d’en transporter les produits d’un lieu dans un autre. Enfin, la terre y est ordinairement plus fertile, par la raison qu’elle est sous un climat plus doux, étant moins élevée au-dessus du niveau de la mer. De là, la culture et la population s’étendent graduellement dans les vallées ; des villages se forment au confluent des rivières, parce que c’est là que la terre susceptible de culture a le plus d’étendue, que c’est le point de communication le plus facile entre deux populations, et que les subsistances peuvent y arriver de plusieurs côtés en même temps [372].
[III-265]
Les eaux ont donc sur la distribution et sur la civilisation des peuples une influence immense ; mais la configuration et l’étendue des diverses parties du globe, la nature du sol et la température de l’atmosphère ont sur le cours, sur la distribution, sur le volume et sur l’utilité des eaux, une influence non moins grande. Des fleuves qui, par un effet de la configuration du sol, se dirigeraient vers des mers sans issue, comme ceux qui portent leurs eaux dans la mer Caspienne, le lac d’Aral ou le lac du Soudan ; qui traverseraient des terres froides et stériles, comme quelques-uns de ceux du nord-ouest des montagnes d’Oural, ou qui seraient couverts de glaces pendant une grande partie de l’année, comme les fleuves placés à l’extrémité boréale de l’Asie et de l’Amérique, n’offriraient aux hommes que de faibles ressources. De même, des fleuves qui, par le volume de leurs eaux, couvriraient et rendraient inhabitable une espace immense de pays, ou qui n’arroseraient que des terres peu susceptibles de culture, comme les savanes de l’Amérique, seraient, pendant longtemps au moins, des obstacles à la civilisation, bien plus que des causes de progrès. En parlant de l’influence des eaux, il ne faut donc pas perdre de vue qu’elles ne sont que des moyens, et que ces moyens peuvent être rendus inutiles ou funestes, par une multitude de circonstances.
Ayant vu, d’une manière générale, quelles sont les causes qui déterminent les peuples dans la préférence qu’ils donnent à certains lieux sur d’autres, et quelles sont celles qui contribuent à hâter, à ralentir ou à arrêter leurs progrès, il ne me reste qu’à exposer les causes spéciales qui, sur chacune des principales parties du globe, ont retenu les peuples dans la barbarie, ou les ont fait avancer dans la civilisation.
[III-267]
De l’influence exercée sur les peuples d’Afrique, d’Asie, de la terre de Van-Diemen, et de la Nouvelle-Hollande, par les circonstances locales au milieu desquelles ces peuples ont été placés.
Les indigènes du cap de Bonne-Espérance étaient les peuples les moins avancés de l’Afrique, lorsque les Portugais en firent la découverte ; plusieurs causes avaient pu contribuer à les maintenir dans un état de barbarie ; mais nous devons mettre au nombre des principales, les circonstances locales au milieu desquelles ils se trouvaient placés.
Les Hollandais, en s’établissant dans ce pays, n’y trouvèrent qu’un sol dont la plus grande partie était complètement stérile, et dont les autres n’étaient couvertes que de quelques arbustes et d’immenses bruyères. Dans les vallées où les torrents avaient entraîné un peu de terre végétale, on trouvait une espèce d’ognon, qui, étant cuit, avait le goût de la châtaigne ; c’était le seul aliment que le règne végétal offrît à la population [373]. Non seulement le pays ne possédait ni fleuves ni rivières, mais rien n’était plus rare que d’y trouver un ruisseau : la possession d’un simple filet d’eau y fut et y est encore considérée comme une richesse [374]. La sécheresse y dévorait toutes les plantes, et la force des vents y est telle que nul arbre un peu considérable n’avait pu y croître. Les indigènes possédaient des troupeaux, sans qu’on sache comment ils les avaient acquis ; mais ils ne pouvaient en multiplier le nombre, puisqu’il n’était pas en leur puissance d’augmenter la quantité des fourrages.
Ces peuples n’avaient donc aucun moyen, soit d’accroître, soit de varier leurs subsistances ; ils ne pouvaient pas se livrer à l’agriculture, puisqu’ils manquaient d’eau, que leur sol ne produisait aucune plante qu’il leur fût utile de multiplier, et qu’ils se trouvaient isolés du reste du monde. Ne pouvant pénétrer dans l’intérieur de l’Afrique que par un désert, n’ayant aucun moyen de se livrer à la navigation, puisque leur pays ne produit point d’arbres, et nul peuple n’étant jamais parvenu jusqu’à eux, ils se trouvaient réduits aux seules ressources de leur sol et de leur propre génie. Il fallait, pour qu’ils eussent les moyens d’avancer de quelques pas, que d’autres peuples, placés dans une position moins défavorable, eussent fait des progrès dans l’art de la navigation et dans toutes les connaissances que cet art suppose ; il fallait que ces peuples se trouvassent intéressés à enrichir le Cap des productions qui existaient dans d’autres pays, et qu’ils eussent des capitaux suffisants pour les y naturaliser. Si les courants y avaient apporté quelques-unes des plantes que nous cultivons, elles ne s’y seraient point multipliées, parce qu’elles y dégénèrent en peu de temps : on ne peut les y cultiver qu’en en renouvelant sans cesse les graines [375].
Les sommes que les Hollandais dépensèrent pour s’établir au cap de Bonne-Espérance, pour y amener l’eau des montagnes et y naturaliser des végétaux et des animaux propres à leur subsistance, s’élevèrent, en vingt années, à quarante-six millions de francs ; et, après avoir fait ces dépenses, la plus grande partie du pays présentait encore l’aspect d’un désert [376]. La proportion des terres cultivées à celles qui ne sont pas susceptibles de culture est, suivant Cook, de un à mille. Les vallées, qui sont les seuls lieux où l’on trouve de la terre végétale, sont à une distance immense les unes des autres. Un colon qui veut apporter ses denrées au marché, a quelquefois neuf cents milles à parcourir (un peu plus de trois cents lieues), et il lui faut cinq jours de marche pour visiter le cultivateur le moins éloigné de son exploitation. Les espaces cultivés, pareils aux oasis des déserts de sable, semblent autant d’îles verdoyantes au milieu d’une mer sans bornes. On parcourt des espaces immenses sans rencontrer un brin d’herbe ; et les obstacles que la force des vents oppose à la multiplication des arbres, sont tels qu’à l’exception des plantations établies près de la ville, on n’en voit point, même dans les lieux cultivés, ayant plus de six pieds de haut et plus d’un pouce de grosseur, tandis que les racines sont de la grosseur du bras [377].
[III-271]
Les Européens ont multiplié au cap la vigne et diverses espèces de grains et de légumes ; ils ont, au moyen des ressources qu’ils ont trouvées dans leur propre pays, fertilisé des terres jadis stériles ; mais si, à la suite d’un naufrage, ils avaient été jetés nus dans ce pays et réduits aux ressources qu’il présentait aux indigènes, ils eussent été tout aussi incapables que ces peuples de faire le moindre progrès dans la civilisation [378].
L'Afrique est la partie du monde qui renferme le moins de fleuves et de rivières. Les embouchures des fleuves sont situées à des distances immenses les unes des autres, et les peuples qui en habitent les bords, ne peuvent presque point avoir de communication entre eux. Ces fleuves offrent, en général, peu de moyens à la navigation, soit parce qu’à leurs embouchures ils sont embarrassés de barres dangereuses, soit parce que dans leur cours ils offrent des obstacles insurmontables. Les rivières, qui sont également très peu nombreuses, ne parcourent point de plaines plus ou moins unies comme celles des autres continents ; elles tombent de cascade en cascade, et ne peuvent ainsi être navigables. Non seulement les peuples d’espèce nègre manquent de communications entre eux, mais ils ne peuvent recevoir les flottes des nations européennes.
Depuis le cap de Bonne-Espérance jusqu’au désert de Sahara, ces peuples sont isolés les uns à l’égard des autres, par la nature du sol et par l’Océan ; ils sont isolés des peuples civilisés, du côté de la Méditerranée, par des déserts de sable sans bornes ; du côté de l’océan Indien et de l’océan Atlantique, par l’absence de golfes, de havres et de fleuves navigables ; et du côté de la mer Rouge, par les mêmes causes, par une absence complète d’eau douce, et de plus par les dangers de la navigation. Si, à toutes ces causes, on ajoute l’isolement qui résulte de la différence des espèces et le genre de commerce que les Européens ont établi avec ces peuples, depuis la découverte de l’Amérique, on comprendra facilement comment ils ont fait moins de progrès que d’autres dans la civilisation. Cependant, si on les compare entre eux, on trouvera que ceux dont le territoire est le mieux arrosé ou le moins privé d’eau, sont aussi les moins retardés. Les Cafres, dont le pays est coupé par de petites rivières, sont moins reculés que les Hottentots, et les habitants du Congo le sont moins que les Cafres. Les côtes septentrionales de l’Afrique, depuis Tanger jusqu’à Alexandrie, ne sont coupées par aucun fleuve ; mais, outre qu’une grande partie est arrosée par plusieurs rivières, la Méditerranée les met en communication avec les peuples de l’Asie mineure et avec les peuples les plus anciennement civilisés de l’Europe : c’est à cette circonstance qu’il faut principalement attribuer les progrès auxquels parvinrent jadis quelques peuples de ces côtes. Les rivières qui se dirigent et vont se perdre au centre de ce continent, favorisent sans doute les progrès des peuples qui en habitent les bords ; mais les communications qu’elles offrent sont resserrées dans un cercle fort étroit, si on les compare à celles qui ont lieu par le moyen des mers. Ajoutons que ces peuples, placés sous un ciel brûlant, n’ont pas eu à exercer leur génie pour se former des vêtements ou des demeures, et que si nous supprimions de nos connaissances tout ce qui se rapporte à ces deux objets de nos besoins, nous réduirions dans un cercle fort étroit nos arts et nos sciences.
L’Égypte est la seule partie de l’Afrique qui soit traversée par un grand fleuve, qui puisse être abondamment arrosée, et qui, par le moyen des eaux, ait des communications nombreuses. Avant la découverte du cap de Bonne-Espérance, il n’existait aucun peuple qui eût des communications plus faciles et plus multipliées que celles dont jouissaient les Égyptiens. Ils communiquaient entre eux, par le Nil ou par des canaux, des extrémités les plus éloignées de leur territoire ; par la mer Rouge, ils communiquaient avec les Indes, la Perse et l’Arabie ; par la Méditerranée, ils communiquaient avec l’Asie Mineure, la Grèce, l’Espagne, l’Italie, la France, les côtes septentrionales de l’Afrique ; ils pouvaient même communiquer avec des peuples du nord par la mer Noire. Non seulement les Égyptiens pouvaient aisément communiquer avec tous les peuples civilisés ; mais le territoire qu’ils occupaient, était le seul point de communication entre les parties civilisées de l’Europe et du sud de l’Asie. Ils jouissaient ainsi du commerce du monde ; ils pouvaient s’enrichir de toutes les découvertes, et transporter sur un sol inépuisable toutes les productions connues. Aussi n’est-il point de pays, en Europe, qui ait surpassé la prospérité à laquelle l’Égypte parvint, et dont la civilisation remonte à une époque aussi reculée.
Ce pays est déchu de son ancienne grandeur, et sans doute une grande partie de sa décadence doit être attribuée aux peuples barbares qui l’ont successivement ravagé, et surtout à ceux qui ont fini par en rester les maîtres. Il ne faut pas croire toutefois que tous les maux aient été les produits de l’esclavage : Alexandrie serait peut-être encore aujourd’hui aussi florissante qu’elle l’était lorsqu’elle fut conquise par les Arabes, si elle avait continué d’être le centre du commerce entre l’Europe et l’Asie ; les Européens eussent été forcés de conserver ou de reporter la civilisation dans ce pays. Mais la découverte d’un passage au cap de Bonne-Espérance, et la colonisation de l’Amérique, ont fait prendre aux richesses du monde une route nouvelle : les ports de l’Égypte ont alors été désertés ; sa population, cessant de s’enrichir par le commerce, et étant sans cesse exposée aux extorsions de ses conquérants, s’est insensiblement éteinte, et ses villes n’ont plus présenté que des monceaux de ruines. Cependant, on aperçoit, jusque dans sa décadence, l’influence qu’exercent sur elle les eaux qui traversent son territoire et la facilité des communications. À mesure qu’on remonte le Nil, on s’aperçoit que les richesses diminuent, et que les habitants sont plus stupides et plus barbares ; au point où le fleuve cesse d’être navigable, on ne trouve plus que des sables arides, et quelques farouches sauvages qui vivent dans les creux des rochers.
Les indigènes de la terre de Van-Diemen, ceux de la Nouvelle-Zélande et ceux de la terre de Feu, qui appartiennent à trois espèces différentes, sont, ainsi qu’on l’a vu précédemment, les moins intelligents des espèces auxquelles ils appartiennent ; mais aussi ils habitent aux extrémités des terres australes, et il leur a été impossible de communiquer avec des peuples moins barbares qu’eux, jusqu’au moment où les Européens ont été assez avancés dans les sciences et dans les arts pour faire le tour du globe ; alors même ils n’ont eu que des communications extrêmement rares et en quelque sorte fugitives. Ils ne pouvaient donc faire aucun progrès physique, intellectuel ou moral, qu’en perfectionnant les productions naturelles de leur sol, au moyen de leur propre génie. Tous les progrès, toutes les découvertes des autres peuples ne pouvaient avoir d’influence sur eux ; ils les ignoraient et n’avaient aucun moyen de s’en instruire. Mais leur sol ne leur offrait aucune production dont la multiplication ou le perfectionnement pût leur être profitable ; leur barbarie ou leur stupidité avait donc, ainsi qu’on va le voir, une liaison intime avec les circonstances locales au milieu desquelles ils étaient placés.
La terre de Van-Diemen, arrosée de quelques petites rivières, annonçait la fertilité, avant que des Européens s’y fussent établis. Une partie était couverte d’une forêt impénétrable [379] ; dans quelques lieux, les indigènes, au moyen du feu, avaient détruit les plantes qui embarrassaient le sol [380] ; dans quelques autres, le pays ne présentait que de vastes marais [381]. Mais, quelque fertile que fût la terre, elle ne nourrissait qu’un très petit nombre d’espèces de végétaux ; parmi ces espèces, aucune ne présentait des aliments aux indigènes ; un seul arbre était susceptible de produire du fruit, et ce fruit était un poison [382]. Les productions végétales auraient pu être employées à la multiplication des animaux, et fournir ainsi des subsistances aux hommes ; mais les espèces d’animaux étaient encore moins nombreuses que celles des végétaux. Il n’existait sur cette terre aucun animal propre à la vie domestique ; ceux qu’on y trouvait ne pouvaient être presque d’aucune ressource, et il n’y avait aucun moyen de les multiplier [383]. Ne pouvant exercer leur intelligence ni sur le règne végétal, ni sur le règne animal, les indigènes auraient pu diriger leurs recherches sur le règne minéral, puisque le pays paraît contenir du fer ; mais les minéraux ne sont utiles que comme instruments, et à quoi des instruments peuvent-ils servir à un peuple qui ne possède ni végétaux, ni animaux utiles, et qui ne peut avoir avec d’autres peuples aucune communication ? Tirant toutes leurs subsistances de la mer, il n’était pas en leur pouvoir d’en rendre la source plus abondante : tout ce qu’ils auraient pu faire eût été de se perfectionner dans l’art de la pêche ; mais, pour se perfectionner dans cet art, ils auraient eu besoin d’avoir des moyens de navigation, et le seul bois que leur sol leur offrait était si pesant et présentait aux outils une telle résistance, qu’il ne leur était pas possible d’en faire usage [384].
La Nouvelle-Hollande, dont les indigènes ne sont guère moins barbares que ceux de la terre de Van-Diemen, ressemble, sous beaucoup de rapports, à l’Afrique. Ce continent, qui embrasse plus de cent mille lieues carrées de surface solide, ne présente presque de toutes parts que des côtes unies, formées de bancs de sable et privées d’eau douce. Les côtes australes, qui ont environ trente-cinq degrés de développement, paraissent presque entièrement privées d’eau douce ; les voyageurs n’ont pu y en découvrir assez pour en faire leur provision. Vancouver fut obligé de les abandonner, après en avoir visité une étendue de soixante et dix myriamètres ; Dentrecasteaux fut réduit à la même nécessité, après en avoir en vain parcouru cent soixante myriamètres (trois cent vingt lieues) [385]. Le manque d’eau douce y est tel que les indigènes, qui doivent bien connaître l’état du pays, sont obligés de creuser des puits pour en trouver [386].
L’intérieur du pays, dans cette partie du continent, ne paraît pas plus habitable que les côtes : il est parsemé de dunes couvertes de sable, qui offrent le spectacle de la plus grande aridité. L’intervalle qui sépare ces monticules du rivage, présente quelques arbustes dont le feuillage, d’une teinte noirâtre, indique l’état de souffrance. Les montagnes qu’on aperçoit dans l’éloignement, offrent elles-mêmes de grands espaces dénués de végétaux. Les parties les moins stériles n’ont que quelques arbustes clairsemés, au milieu desquels on voit, de distance en distance, un petit nombre d’arbres d’une hauteur médiocre [387]. Là où la pente et la nature du terrain sont propres à former quelques filets d’eau, les sables que les vents poussent et amoncèlent sur les rivages, en arrêtent l’écoulement, et transforment le pays en marais [388].
[III-280]
L’aridité observée sur les côtes du sud, est la même sur les côtes occidentales et en grande partie sur les côtes orientales. Sur celles-ci, on trouve des ruisseaux à de grandes distances les uns des autres, mais aucune rivière. Les indigènes du nord sont souvent obligés de creuser des puits, comme ceux des côtes du sud ; les Anglais eux-mêmes, après avoir choisi le lieu le plus convenable à un établissement, ont été obligés, comme les sauvages, d’employer le même procédé pour avoir une quantité suffisante d’eau douce [389]. Les parties basses du pays sont également, de ce côté, couvertes de marécages formés quelquefois par les eaux de source, mais plus souvent encore par les eaux de la mer [390]. Les grands arbres, dans les parties les plus rapprochées du rivage, sont placés à une telle distance les uns des autres, qu’ils ne gêneraient pas la culture, si le terrain était cultivé ; mais, à mesure qu’on avance dans les terres, le bois devient impénétrable [391]. Enfin, non seulement la côte orientale, qui est la plus susceptible de culture, n’est coupée par aucune rivière propre à la navigation ; mais, dans une étendue de vingt-deux degrés de latitude, elle cache partout des bas-fonds qui se projettent brusquement du pied de la côte, et des rochers qui s’élèvent tout à coup du fond en forme de pyramide [392].
« C’est un phénomène vraiment surprenant, dit Dentrecasteaux, que le vaste continent de la Nouvelle-Hollande, qui s’étend dans un espace de trente degrés de latitude et de quarante degrés de longitude, n’offre, dans presque toutes ses faces, qu’une terre sablonneuse et aride, et qui, sous des latitudes très différentes, conserve le même aspect et la même stérilité. L’on y découvre, il est vrai, quelques filets d’eau douce placés à de grandes distances les uns des autres ; mais ils ne peuvent être aperçus que par un effet du hasard. Les récits des voyageurs m’avaient fait connaître que les côtes orientales et occidentales étaient presque entièrement dépourvues d’eau ; et je me croyais d’autant mieux fondé à espérer d’en trouver à la côte méridionale, que je pensais y rencontrer les embouchures des grandes rivières ; mes espérances ont été entièrement frustrées [393]. »
Cependant, les côtes présentent quelquefois les apparences de l’embouchure d’un fleuve ; mais ces apparences sont toujours trompeuses.
« Vainement, dit Péron, le navigateur qui prolonge les côtes de cette terre immense, croit pouvoir découvrir à chaque instant l’embouchure d’un nouveau fleuve ; vainement il peut remonter au loin dans l’intérieur du continent avec les plus fortes embarcations ou même avec de gros navires ; la salure de ce prétendu fleuve ne diminue pas : on reconnaît bientôt qu’il n’a pas d’autres mouvements que ceux qui lui sont imprimés par le flux et le reflux de la mer. Cependant, la profondeur de ses eaux est si considérable, sa largeur est si grande, il s’enfonce tellement dans le pays, que l’illusion doit se soutenir encore.... La navigation est poursuivie plus avant ; des criques multipliées se laissent apercevoir ; elles paraissent comme autant de grands ruisseaux ; on s’y enfonce, et nulle part on ne trouve d’eau douce.... L’espérance affaiblie est pourtant soutenue par l’aspect imposant du bras principal, qui continue d’offrir tous les caractères apparents d’un grand fleuve. Déjà l’on a remonté l’espace de soixante ou quatre-vingts milles, on croit pouvoir s’avancer à une distance beaucoup plus considérable... Vain espoir ! Ce fleuve majestueux se termine tout à coup en un misérable ruisseau d’eau douce, incapable de porter les plus faibles embarcations, et où coulent à peine, à diverses époques de l’année, quelques pouces d’eau... Le voyageur étonné s’arrête, et lorsqu’il vient à s’apercevoir que le flux et le reflux sont presque aussi sensibles au terme de sa course que vers les côtes qu’il vient de quitter, il ne peut concevoir comment, dans un si grand espace, la pente du terrain peut rester si faible [394]. »
Les vents exercent sur les productions de la Nouvelle-Hollande une influence analogue à celle qu’exercent la nature et la configuration du sol : ceux qui soufflent du nord, de l’est et du nord-ouest, lorsqu’ils ont traversé ce continent, sont secs et brûlants ; ils sont quelquefois si enflammés, quoiqu’ils passent sur des montagnes immenses, qu’ils sont comparables à tout ce que l’Afrique peut offrir de plus redoutable en ce genre : leur souffle dévorant détruit tout ce qui se trouve exposé à leur action ; rien ne résiste à l’ardeur de ce campsin austral ; devant lui, la végétation la plus active se flétrit, les fontaines et les ruisseaux se dessèchent, les animaux périssent par milliers [395].
Les espèces de végétaux qui croissent sur ce continent sont peu nombreuses, celles auxquelles le sol et le climat conviennent le mieux étouffant les autres [396]. Les espèces d’arbres propres à la charpente ne sont qu’au nombre de deux ou trois du genre de l’eucalyptus. Ce bois dur et pesant, comme celui qui croit sur la terre de Van-Diemen, ne flotte jamais sur l’eau [397]. Lorsqu’il est scié et exposé pendant quelque temps au soleil, la résine qu’il renferme se fond, et il acquiert alors un tel degré de frangibilité, que les planches s’éclatent et se subdivisent en petites esquilles, comme si toutes les parties qui les composaient eussent été liées entre elles au moyen de cette résine [398]. Avec du bois de cette espèce, il était difficile que les indigènes formassent des bateaux propres à affronter les vagues des mers, et que leur intelligence s’étendît sur les arts et sur les connaissances que la navigation suppose ou qu’elle développe.
Parmi les arbres que produisait la Nouvelle-Hollande, avant l’arrivée des Européens, aucun ne portait de fruits propres à être la base de la subsistance des indigènes. Les voyageurs ont trouvé sur un seul point quelques choux palmistes ; mais, dans les autres parties, ils n’ont vu aucun arbre fruitier qui mérite d’être cultivé ; ils n’ont rencontré aucune plante céréale, aucun genre de légume, à l’exception de quelques pieds de céleri sauvage, et d’une espèce de bruyère dont les indigènes mangent les racines. Aucune de ces plantes ne se rencontre même sur les côtes du sud ; la partie la plus fertile de ce continent, celle qui est occupée par les Anglais, ne produisait naturellement que quelques framboises, des groseilles, et un fruit qui n’est pas de la grosseur d’une cerise [399]. La rareté des plantes alimentaires est telle, que, lorsqu’il est arrivé que des Européens se sont égarés, ils n’ont rien trouvé qui fût propre à soutenir leur existence, et que la plupart y sont morts de faim [400].
Les espèces d’animaux sont aussi peu variées à la Nouvelle-Hollande que celles des végétaux ; et, parmi ces espèces, on n’en a observé aucune de celles que nous avons réduites à l’état de domesticité, à l’exception du chien [401]. Le quadrupède qui fournit le plus d’aliments aux indigènes est le kangourou, dont la chair, quand il n’est plus jeune, ressemble à celle du renard. On y trouve aussi quelques animaux du genre de l’oppossum, et un petit nombre d’espèces d’oiseaux. L’absence de fruits et de plantes céréales contribue beaucoup à en restreindre les espèces [402]. On croit avoir reconnu les traces et avoir entendu les hurlements de quelques bêtes féroces ; mais les animaux de ce genre ne peuvent être considérés comme une ressource [403]. Les reptiles y sont très multipliés ; quelques-uns sont inconnus ; mais il en est plusieurs qui sont très dangereux. Les insectes y poursuivent l’homme avec tant d’acharnement, que, pour s’en garantir, les indigènes sont obligés de s’envelopper de fumée dans le temps des plus grandes chaleurs, et que cette précaution ne leur suffit même pas pour les en mettre à l’abri [404]. Enfin, les poissons, qui sont leur principale ressource, ne leur offrent pas de subsistance assurée : comme certains animaux terrestres, ils sont sujets à des migrations, et il y a des saisons où il n’est presque plus possible d’en trouver [405].
Les diverses peuplades de ce continent ne peuvent communiquer les unes avec les autres au moyen des courants d’eau, puisque le pays ne possède ni fleuves ni rivières navigables arrivant jusqu’à la mer. Les communications par terre leur sont très difficiles, parce que la stérilité du sol et le besoin des subsistances les placent à une grande distance les unes des autres, et qu’à mesure qu’on avance dans l’intérieur du pays, on le trouve couvert de bois et de marais impénétrables. Les rapprochements entre les peuples ne peuvent d’ailleurs être des causes de progrès qu’autant que les uns possèdent des ressources qui manquent aux autres, et qu’ils peuvent faire des échanges. Lorsque aucun d’eux ne possède rien qu’il soit utile ou possible de perfectionner ou de multiplier, il ne peut pas, à proprement parler, exister de communication entre eux [406].
Ainsi, le sol de la Nouvelle-Hollande, et la nature des produits qu’on y trouvait, suffisaient pour arrêter tout développement dans la population. Avant l’arrivée des Européens sur ce continent, les peuplades y étaient aussi nombreuses que le permettait l’état des subsistances ; elles ne pouvaient se livrer ni à l’agriculture ni à la vie pastorale, puisqu’elles ne possédaient ni végétaux ni animaux ; et il était encore moins en leur puissance de multiplier les poissons ou les animaux sauvages ; elles avaient porté l’art de la pêche aussi loin qu’il pouvait aller avec les faibles ressources qu’elles possédaient. Ces peuplades étaient bien plus reculées dans la civilisation, que les peuplades d’Afrique ; mais aussi elles étaient dans une position bien plus défavorable encore. Les Africains possédaient plusieurs de nos animaux domestiques et quelques plantes céréales ; les indigènes de la Nouvelle-Hollande n’en possédaient point. Les premiers pouvaient avoir eu, depuis des siècles, quelques communications, soit avec les Asiatiques, soit avec les peuples d’Europe ; les seconds, avant l’arrivée des navigateurs européens, ne pouvaient en avoir eu avec aucun peuple de la terre ; ils étaient dans un isolement aussi complet que les habitants de la terre de Feu.
Le sol de la Nouvelle-Hollande est, sous le seizième degré de latitude australe, le même que sous le trente-sixième ; il est aussi privé, d’un côté que de l’autre, de communications, d’eau douce, de productions végétales et d’animaux domestiques. Aussi, quelle que soit la différence de température entre les diverses parties de ce continent, il n’en existe aucune dans la population. Les hommes qui habitent à l’extrémité septentrionale, sont aussi faibles, aussi stupides, aussi peu nombreux, aussi misérables, en un mot, que ceux qui habitent à l’extrémité méridionale.
L’influence qu’exercent sur les progrès de la civilisation, la nature, l’exposition et la configuration du sol, la température de l’atmosphère, et le volume, la distribution et la direction des eaux ne se manifestent nulle part avec plus d’évidence que sur le vaste continent de l’Asie. Ce continent est divisé, par la configuration du sol et par le cours des eaux, en trois grandes parties. À l’extrémité méridionale, se trouvent la Chine, l’empire de Birman, l’Hindoustan, la Perse, l’Arabie et la Syrie ; au centre, la grande et la petite Bucharie, les déserts de Gobi et de Shamo et le pays des Mongols. À l’extrémité septentrionale, se trouve l’empire russe, depuis le cinquantième degré de latitude jusqu’à l’océan arctique, et depuis le Kamtchatka jusqu’aux montagnes d’Oural. Les fleuves de la partie septentrionale ne débouchent dans la mer qu’au-delà du soixante-dixième degré de latitude, à un point où elle a cessé d’être navigable.
Les eaux de la partie du centre se dirigent dans le lac d’Aral et dans la mer Caspienne, qui n’ont aucune communication avec l’Océan, ou dans la mer d’Ochotsk. Enfin, les eaux de la partie méridionale coulent dans la mer de la Chine, dans l’océan Indien, dans le golfe Persique et dans la mer Méditerranée.
L’Arabie, par sa position géographique, semble, au premier aspect, le pays le mieux situé pour communiquer avec tous les peuples du globe : par la Méditerranée, elle pourrait se trouver en relation avec toutes les nations de l’Europe ; par la mer Rouge, elle touche aux côtes orientales d’Égypte, de Nubie, de Sannâr ; enfin, par le golfe Persique et par l’océan indien, elle pourrait aisément communiquer avec la Perse, l’Hindoustan et la Chine. Elle se trouve donc placée de manière à pouvoir aisément s’approprier les productions, les connaissances, les procédés des nations les plus anciennement civilisées du globe. Cependant, depuis les temps les plus reculés, elle n’a fait aucun progrès. Les Arabes ont aujourd’hui le même développement intellectuel, les mêmes mœurs, le même genre de vie, et la même population qu’ils avaient il y a deux mille ans. Après avoir fait quelques progrès dans le Moyen-âge, ils sont retombés dans leur premier état, si même ils ne sont pas descendus plus bas encore. La nature et la configuration de leur sol rendent, en grande partie, raison de ce phénomène.
L’Arabie, suivant Niebuhr, ne peut être considérée que comme un amas de montagnes, entouré de tous côtés par une bande de terre aride et sablonneuse ; elle n’a ni fleuves ni rivières. Sur toute la côte occidentale, dans une étendue d’environ vingt-huit degrés, il n’existe que quelques torrents formés par les eaux de pluie, et qui sont à sec dans la plus grande partie de l’année. La côte orientale et la côte méridionale, depuis l’embouchure de l’Euphrate jusqu’au détroit de Babel-Mandeb, ne sont pas moins dépourvues d’eau douce ; la rivière d’Astan, la plus considérable de la côte orientale, ne coule que pendant la saison des pluies. La plus grande partie de l’Arabie n’est donc pas susceptible de culture ; elle ne présente que des déserts parsemés de rochers nus et de plaines basses, où l’action du soleil brûle tous les végétaux et réduit les terres en sable. La sécheresse y est si grande qu’il n’y pleut pas pendant des années entières, et que les rivières qui descendent des montagnes, se perdent dans les sables sans pouvoir arriver jusqu’à la mer [407]. Les terres qui sont situées au pied de quelques montagnes et qui sont susceptibles d’être arrosées artificiellement, sont cultivées, et la culture en est aussi soignée et aussi variée que le sol le permet [408]. Mais, sans le secours des eaux de ces rivières grossies dans la saison des pluies et qu’on détourne sur les terres, le cultivateur serait privé même du mince produit de ses moissons [409].
Le sol de l’Arabie se divise en deux fractions. L’une, qui est la plus considérable, est complètement privée d’eau courante ; elle ne possède d’eau douce que celle des puits, et n’est susceptible de produire que quelques plantes propres à nourrir des troupeaux. L’autre, qui possède quelques faibles rivières, est susceptible d’être arrosée et de produire diverses plantes alimentaires propres à l’homme. La population se divise de la même manière que le sol : une partie a adopté la vie pastorale depuis une époque plus reculée que les plus anciens monuments historiques ; l’autre partie a adopté la vie agricole et a fait dans l’agriculture les progrès que sa position et la nature du sol lui ont permis. La première s’est montrée dans ses mœurs aussi immuable que le Désert ; la seconde paraît avoir éprouvé des révolutions analogues à celles qu’a subies le commerce du monde. Celle-ci a perdu de son importance à mesure que les autres nations ont découvert des terres plus fertiles, des communications plus nombreuses, plus rapides et moins dangereuses.
Les peuples de l’Hindoustan et de la Chine, que l’on suppose les plus anciennement civilisés du globe, et qui sont, encore aujourd’hui, les plus nombreux, sont placés sur un territoire traversé presque d’une extrémité à l’autre par une multitude de rivières ou de fleuves. Ils jouissent d’une température assez douce et en même temps assez variée pour cultiver un grand nombre d’espèces de végétaux propres à leur servir immédiatement de subsistance. Ils possèdent le sol le plus fertile qui soit au monde, et ils peuvent aisément communiquer entre eux, par la mer, sur une étendue de côtes d’environ cinquante-cinq degrés. La Perse, qui peut avoir des communications maritimes avec tous les peuples du sud de l’Asie, manque de rivières et de fleuves, et par conséquent de communications intérieures ; une grande partie n’offre qu’un désert. Cependant, comme elle est plus susceptible d’être arrosée que l’Arabie, elle a jadis fait d’immenses progrès ; mais elle est redevenue stérile et dépeuplée, depuis que les barbares qui l’ont envahie, ont laissé périr les canaux qui en entretenaient la fertilité.
Au centre de l’Asie, entre le Tibet et les montagnes de Sibérie, est un vaste plateau qui, par la nature du sol, par l’élévation à laquelle il se trouve au-dessus du niveau de la mer, et par le défaut de fleuves ou de rivières, n’est susceptible de produire que quelques graminées et quelques plantes dures et articulées, propres seulement à servir de nourriture aux animaux. C’est du sein de cet immense désert que sortirent jadis, suivant une ancienne tradition, ces hordes de barbares qui se répandirent jusqu’à l’extrémité méridionale de l’Europe, et qui ne marquèrent leur passage que par des destructions et des ruines. Les hommes qui parcourent ces déserts sont aujourd’hui tels que furent leurs ancêtres dans les temps les plus reculés : placés sur un sol immuable, ils sont restés immuables comme lui.
Les peuples qui habitent au nord des montagnes du centre de l’Asie, au-delà du cinquantième degré de latitude boréale, sont placés sur un sol encore plus ingrat et plus isolé. Ils possèdent quelques troupeaux comme les hordes du désert de Gobi ; mais, la terre étant encore plus stérile, ils forment des peuplades moins nombreuses, et ont besoin, pour subsister, d’une plus grande étendue de pays. Ils sont toujours errants à la suite de leurs troupeaux ; lorsqu’ils ont planté leurs tentes, il est rare qu’ils passent plus de cinq ou six jours sans les lever, pour aller chercher ailleurs de nouveaux pâturages. Ayant adopté le même genre de vie que les Hottentots, ils en ont aussi les mœurs et la stupidité ; mais comme ils sont situés sous un climat beaucoup plus rigoureux, comme leur sol n’est presque susceptible d’aucune culture, et que d’ailleurs ils ne peuvent avoir aucune communication facile avec des nations civilisées, il est probable qu’ils ne sortiront jamais de l’état où ils se trouvent, à moins qu’il n’arrive une révolution dans le globe : ils sont condamnés par la nature même des lieux qu’ils habitent, à rester chasseurs ou pasteurs, et à errer éternellement de déserts en déserts. Les établissements que les Russes ont formés sur quelques points, ne sauraient vaincre les obstacles que la nature y oppose aux efforts de l’homme [410].
[III-296]
De l’influence exercée sur les peuples indigènes de l’Amérique, par les circonstances locales au milieu desquelles ils ont été placés ; ou des causes physiques de la civilisation des uns et de la barbarie des autres.
Il n’est aucune partie du globe qui ait éprouvé, dans un espace de temps aussi court, des révolutions aussi grandes que celles dont le continent américain a été le théâtre. Dans un très petit nombre de siècles, l’ancienne population a été en grande partie détruite ou asservie ; des peuples d’origine, de mœurs et de religions différentes s’y sont établis, et ont changé les mœurs et la religion de la plupart des anciens habitants, et jusqu’à la surface d’une grande partie du sol. Les végétaux et les animaux qui existaient dans les autres parties du monde, y ont été naturalisés, et s’y sont multipliés d’une manière prodigieuse. La température même de l’atmosphère a changé. Cette dernière révolution a été si rapide et si considérable que la vie d’un homme a suffi pour en marquer les progrès, et que les naturalistes n’ont pas pu croire qu’un effet aussi grand ait pu être produit par les modifications que l’industrie humaine avait fait subir au sol [411]. Ces révolutions et l’incertitude qui règne sur l’état auquel étaient parvenus les peuples américains au moment où leur pays fut envahi par les peuples d’Europe, rendent fort difficile l’observation des causes de la civilisation de quelques-uns et de la barbarie du plus grand nombre. Aussi me bornerai-je à exposer celles de ces causes qui ont été les plus influentes, sans contester la puissance de causes secondaires qui peuvent nous être inconnues.
On a beaucoup discuté sur la question de savoir de quelle manière l’Amérique avait été peuplée. La solution de cette question est étrangère à l’objet que je me propose. Que les Américains soient originaires du sol américain, ou qu’ils soient venus du nord de l’Asie ou du nord de l’Europe, peu importe ; il nous suffit de savoir que, dans leur migration vraie ou supposée, ils n’ont porté sur le nouveau continent rien qui appartient à l’ancien, et qu’au moment où les Espagnols sont arrivés parmi eux pour la première fois, ils n’ont trouvé ni dans leurs langues, ni dans leurs arts, ni dans leurs mœurs, rien qui annonçât une communication ancienne ou nouvelle avec aucun autre peuple du globe [412].
[III-298]
Ces peuples ne possédaient ni les animaux que les peuples d’Asie, d’Afrique et d’Europe ont réduits à l’état de domesticité, ni la plupart des végétaux dont ces peuples font la base de leur subsistance. Ils ne possédaient pas même les animaux les plus communs chez les peuples de l’océan Pacifique. Ils n’avaient donc, comme les indigènes de la Nouvelle-Hollande, de communications qu’entre eux, et ils étaient réduits, comme ceux-ci, aux ressources de leur propre sol. Ils pouvaient multiplier ou perfectionner les produits que leur pays natal leur présentait ; mais, sur tous les points, il ne leur offrait pas les mêmes facilités.
Le climat de l’Amérique, à égalité de latitude et d’élévation, est beaucoup plus rigoureux que celui des autres continents. On a vu précédemment que la différence avait été évaluée de quinze à dix-huit degrés du thermomètre de Réaumur ; le quarante-cinquième degré de latitude nord répond ainsi au soixantième en Europe. Dans le dix-septième siècle, les lacs et les petites rivières du Canada commençaient à geler au mois d’octobre, sous le quarante-septième degré de latitude, et la terre était couverte de trois ou quatre pieds de neige jusqu’au mois d’avril [413]. À la fin du dernier siècle, le climat était déjà beaucoup adouci : cependant, sous le soixantième, la terre ne dégelait jamais assez pour qu’il fût possible d’ensevelir les morts ; sous le soixante-neuvième degré, elle ne dégelait, dans le mois de juillet, qui est l’époque des plus grandes chaleurs, que de quatre ou cinq pouces [414]. La durée de l’hiver était donc ici plus longue que dans le Kamtchatka, où elle est cependant de huit ou neuf mois, puisque dans ce dernier pays on peut cultiver au moins quelques légumes et quelques céréales, ce qui n’est pas possible sur une terre éternellement glacée. Le climat d’Amérique n’est pas seulement plus rigoureux que celui de l’ancien continent ; il est aussi plus variable [415].
[III-3]
Depuis le quarante-septième degré jusqu’à l’embouchure de la rivière de la Mine-de-Cuivre, près du soixante-dixième, les productions sont analogues à la rigueur de la température qu’on y éprouve ; ce sont des sapins, des peupliers, des bouleaux, des saules, des spruces, des larix et des pâturages. Les espèces diminuent à mesure qu’on avance vers le pôle ; celles même qui peuvent résister à la rigueur du froid diminuent de force. Lorsqu’on arrive sous le soixante-neuvième, on ne voit plus qu’un petit nombre de saules rabougris, situés sur les bords des fleuves ; les plus grands ne s’élèvent pas au-dessus de trois pieds [416]. Les habitants de cette partie de l’Amérique ne pouvaient donc pas multiplier les productions végétales propres à la subsistance de l’homme, qui croissaient dans les autres parties moins froides de ce continent.
Cet immense pays est couvert de forêts, de pâturages, de lacs, de rivières, de marais, et peuplé d’animaux sauvages ; mais toutes les eaux qui coulent à l’est des montagnes pierreuses, ou au nord du lac supérieur, se dirigent vers une mer de glace inaccessible aux navigateurs, ou dans la baie d’Hudson, espèce de mer intérieure dont on ne peut sortir qu’avec difficulté, et en s’élevant jusqu’au soixante-troisième degré de latitude boréale [417]. Ainsi, en même temps que les indigènes étaient privés de productions végétales par la nature de leur sol et par la rigueur du climat, ils étaient sans communication avec des peuples placés dans une situation plus heureuse. Il fallait qu’ils tirassent leur subsistance de la pêche et de la chasse, et, s’il était en leur puissance de perfectionner l’art de prendre le gibier ou le poisson, il n’était pas du moins en leur pouvoir d’accroître la quantité qui en existait dans leur pays. Ces peuples étaient les moins civilisés de ceux qui occupaient la partie orientale de l’Amérique du nord, et cela devait être, puisqu’ils étaient ceux à qui il était le plus difficile de faire des progrès [418].
[III-302]
Les peuples situés à l’autre extrémité de l’Amérique septentrionale, les Mexicains et ceux qui habitaient à l’embouchure des rivières qui se déchargent dans le golfe du Mexique, étaient les plus civilisés de cette partie du continent américain. C’est chez eux que les produits de l’agriculture étaient les plus variés, et que le sol était le mieux cultivé ; mais aussi nulle part on ne trouvait un sol plus fertile, nulle part on ne jouissait d’une température plus douce, nulle part les communications des peuplades entre elles n’étaient ni plus nombreuses ni plus faciles [419]. Le maïs, qui faisait la base de la subsistance de ces peuples, était cultivé avec soin, et la culture s’en était répandue jusque dans le Canada ; mais il existait de plus sur leur sol, des fruits et d’autres plantes alimentaires qui n’avaient pu se propager dans le nord, par la raison qu’elles ne pouvaient croître que sous un climat chaud ou tempéré [420].
[III-303]
Dans l’Amérique méridionale, le peuple le plus avancé était celui du Pérou. Les indigènes du Paraguay, et une partie de ceux du Brésil, avaient fait aussi des progrès considérables, puisque chez eux la terre était déjà divisée en propriétés particulières. Mais les indigènes des bords et des bouches de l’Orénoque, ceux de la Guyane, ceux des bords du fleuve de l’Amazone, et ceux qui habitent au sud de Buenos-Aires, étaient encore dans l’état sauvage ; tous tiraient leurs principaux moyens d’existence de la pêche ou de la chasse. Ce sont là des phénomènes qui sont contraires, en apparence, à ceux que nous avons observés dans les autres parties du globe ; c’est sous des climats tempérés ou froids, sur les lieux élevés, sur les plateaux des montagnes, que nous trouvons des peuples marchant vers la civilisation ; et c’est sous un ciel brûlant, dans les lieux bas, à l’embouchure et sur les bords des grands fleuves, ou sur les rivages des mers, que nous trouvons des peuples barbares. Plusieurs causes physiques expliquent ces phénomènes.
Entre les tropiques, la saison des pluies commence avec le mois d’avril et ne finit que vers le mois d’août ; la quantité d’eau qui tombe alors est immense, et lorsqu’elle est reçue dans des bassins aussi vastes que ceux de l’Orénoque et de l’Amazone, elle couvre, pendant près de la moitié de l’année, les vallées les plus basses. Dans cette partie de l’Amérique, qui s’étend depuis le dixième degré de latitude septentrionale jusque vers le treizième de latitude méridionale, aussitôt que les pluies commencent, les moindres ravins se transforment en torrents, les rivières sortent de leurs limites et se répandent au loin ; les fleuves se débordent et ressemblent à des bras de mer : l’élévation à laquelle les eaux parviennent est telle, que les arbres les plus élevés, même lorsqu’ils sont très éloignés des rivages, ne laissent voir que leurs cimes, et servent de guides aux bateliers. L’Orénoque, sur une ligne de près des deux cents lieues, se répand sur l’une et l’autre rive à une distance de vingt ou trente lieues ; et cependant il s’élève aujourd’hui à une hauteur moindre que celle où il s’élevait jadis, puisque les marques d’inondation, qui restent sur les rochers, se trouvent à cent trente pieds au-dessus des plus hautes eaux actuelles [421].
[III-305]
« Cette rivière de l’Orénoque, qui nous paraît si imposante et si majestueuse, dit M. de Humboldt, ne serait donc qu’un faible reste de ces immenses courants d’eau douce qui, gonflés par des neiges alpines ou par des pluies plus abondantes, partout ombragés d’épaisses forêts, dépourvus de ces plages qui favorisent l’évaporation, traversaient jadis le pays à l’est des Andes, comme des bras de mers intérieures ? Quel doit donc avoir été l’état de ces basses contrées de la Guyane, qui éprouvent aujourd’hui les effets des inondations annuelles ? Quel nombre prodigieux de crocodiles, de lamentins et de boas doivent avoir habité ces vastes terrains convertis tour à tour en mares d’eaux stagnantes ou en plaines arides et crevassées.
« Le monde paisible que nous habitons, a succédé à un monde tumultueux. Des ossements de mastodontes et de véritables éléphants américains se trouvent dispersés sur les plateaux des Andes. Le mégathère habitait les plaines de l’Uruguay. En fouillant plus profondément la terre, dans les hautes vallées qui ne peuvent nourrir aujourd’hui des palmiers ou des fougères en arbres, on découvre des couches de houille enchâssant les débris gigantesques de plantes monocotylédones. Il fut donc une époque reculée où les classes de végétaux étaient autrement distribuées, où les animaux étaient plus grands, les rivières plus larges et plus profondes [422]. »
Mais, quoique le volume des eaux qui, dans la saison des pluies, coulent à l’est des Andes soit moins considérable qu’il ne l’a été jadis, il est encore assez grand pour expliquer comment les peuples qui vivent sur les bords ou à l’embouchure des rivières, n’ont pas fait dans l’agriculture et dans les autres arts de la vie civile, les mêmes progrès que les peuples de même espèce qui habitaient sur un sol moins sujet à ces grandes révolutions. Au moment où les pluies commencent, le débordement des eaux est si rapide et s’étend à une si grande distance, que les chevaux qui n’ont pas eu le temps d’atteindre les plateaux ou parties bombées des llanos, périssent par centaines. On voit alors les juments, suivies de leurs poulains, nager une partie de la journée pour se nourrir d’herbes dont les pointes seules se balancent au-dessus des eaux ; et, tandis que ces animaux vont ainsi chercher quelques brins d’herbes sur la surface des eaux, ils sont poursuivis par les crocodiles ; il n’est pas rare d’en rencontrer qui portent sur eux l’empreinte des dents de ces reptiles carnassiers [423].
Lorsque les pluies cessent et que les grandes chaleurs arrivent, les terres basses et couvertes d’arbres comme étaient celles de la Guyane à l’arrivée des Européens, ne présentent que des marais dangereux, et se couvrent d’insectes et de reptiles. Les débris de végétaux qui y tombent et la chaleur excessive du climat, forment sur la surface une croûte qui est quelquefois assez forte pour supporter les voyageurs ou les chasseurs ; mais, si elle s’entr’ouvre sous leurs pas, ils sont engloutis dans un abîme [424]. Sur toutes les côtes qui se prolongent des bouches de l’Orénoque jusqu’à l’embouchure de l’Amazone, on ne rencontre sur une ligne de quatre cents lieues qu’un rideau de palétuviers, alternativement détruit et renouvelé par la vase et par le sable. Derrière ce rideau, ce sont des savanes noyées par les eaux pluviales qui n’ont point d’écoulement ; et ces savanes se prolongent toujours latéralement au rivage, dans une profondeur plus ou moins considérable, suivant l’éloignement ou le rapprochement des montagnes [425]. Les terres plus élevées qui laissent aux eaux un écoulement libre, et où il n’existe point d’arbres capables d’intercepter les rayons du soleil, présentent un aspect différent ; c’est une steppe immense qui s’étend depuis la chaîne entière des montagnes de Caracas jusqu’aux forêts de la Guyane, et depuis les monts de Mérida, où des sources sulfureuses et bouillantes sortent de dessous des neiges éternelles, jusqu’au grand delta que l’Orénoque forme à son embouchure ; elle se prolonge au sud-ouest comme un bras de mer au-delà des rives du Méta [426]. Ici, l’herbe se réduit en poudre ; le sol se crevasse, comme s’il avait été ébranlé par des tremblements ; le crocodile et les grands serpents restent ensevelis dans la fange desséchée, jusqu’à ce que les premières ondées du printemps les réveillent d’un long assoupissement [427]. La terre est alors si aride, que les mulets rongent jusqu’au mélocactus hérissé d’épines, pour en boire le suc rafraîchissant, et pour y puiser comme à une source végétale [428].
Les mêmes causes qui rendent, dans cette partie de l’Amérique, la culture des terres si difficile, et nous pouvons même dire impossible à des peuples qui n’ont fait aucun progrès dans les autres arts, leur rendent la pêche plus aisée. À mesure que les fleuves et les rivières rentrent dans leurs limites, ils laissent dans les lieux enfoncés une quantité considérable de poissons. Les eaux de ces bassins naturels diminuent peu à peu par l’évaporation, et la pêche devient de plus en plus facile. Lorsque le terrain est complètement à sec, la quantité de poisson qui reste sur la surface est quelquefois si considérable qu’elle suffit pour infecter l’air [429]. La pêche, dans les fleuves, est d’ailleurs si facile, et les produits en sont si abondants, qu’il ne peut venir à la pensée des indigènes de s’adonner à un autre genre d’industrie [430].
Les lacs situés dans la partie la plus élevée du Pérou ne renferment de poisson d’aucune espèce ; et comme, à cette élévation, la terre n’est pas susceptible de culture, le pays est inhabité. Les poissons qu’on trouve dans les rivières les plus hautes ne sont que de deux espèces ; ceux qui appartiennent à l’une n’ont qu’un pouce et demi de longueur ; ceux qui appartiennent à l’autre n’ont pas plus d’un tiers de vara : les eaux de Quito sont encore moins poissonneuses [431]. Les peuples de ces montagnes ne pouvaient donc pas tirer leurs subsistances des rivières, comme ceux des bords de l’Amazone ou de l’Orénoque ; mais aussi, ils étaient à l’abri de ces inondations longues et périodiques, qui couvrent pendant près de six mois les terres les plus basses, et par conséquent la culture de la terre ne leur présentait pas les mêmes obstacles.
Une partie considérable de l’Amérique méridionale ne produit que du gazon dans la saison des pluies, et elle est presque entièrement stérile dans les temps de sécheresse. Depuis la rivière de la Plata jusqu’au détroit de Magellan, sur une étendue d’environ dix-huit degrés de latitude, la terre est si dépourvue d’arbres qu’à peine il est possible d’y rencontrer un buisson. Les plaines de Calaboze, qui ne sont également couvertes que de gazon, se prolongent, suivant quelques-uns, jusqu’aux steppes ou pampas de Buenos-Aires, dans une longueur de huit cents lieues. Cette immense étendue du continent américain est peu susceptible de culture, soit parce que le sol n’est couvert que de quelques pouces de terre végétale, soit parce qu’il est couvert de sel, comme le centre de l’Asie et de l’Afrique. Tout ce pays était désert à l’arrivée des Européens ; mais depuis que les animaux domestiques qu’ils y apportèrent s’y sont multipliés, les indigènes ont adopté le genre de vie et les mœurs des Tatars. Leur physionomie sociale a été ainsi déterminée, d’une manière peut-être irrévocable, par la nature de leur sol et des animaux qui y ont été introduits [432].
Les habitants de la terre de Feu, qui, de tous les peuples d’espèce cuivrée, sont incontestablement les plus mal constitués et les plus stupides, sont aussi les peuples les plus isolés et ceux à qui le sol offre le moins de ressources. Séparés de l’extrémité australe de l’Amérique par le détroit de Magellan, ne pouvant tirer d’ailleurs aucun secours de cette partie du continent, qui n’est qu’un désert parcouru par quelques peuplades de chasseurs, ils ne peuvent sortir de leur île, puisqu’elle est située sous une latitude trop élevée pour produire des arbres propres à la navigation. Dans la saison la moins rigoureuse, et lorsque le soleil demeure dix-huit heures sur l’horizon, le froid y est tel que le pays se couvre de neige, et qu’il peut même tuer en peu de temps des hommes qui n’y sont point accoutumés. Cette terre est située sous un climat beaucoup plus froid que celui de Norvège ou de la Laponie, quoique placée sous une latitude moins élevée [433]. Elle ne produit donc ni fruits, ni légumes propres à la subsistance de l’homme ; et quand même les indigènes parviendraient à s’en procurer des graines, ils ne sauraient les y multiplier. Les seuls animaux terrestres qu’on y ait aperçus, sont des faucons, des aigles, des vautours, des grives et quelques petits oiseaux. Le poisson même y est extrêmement rare, et celui qu’on y prend n’est pas bon à manger ; les coquillages et les moules s’y trouvent en abondance, et semblent être les seuls objets dont il soit possible de se nourrir [434]. Les habitants sont donc condamnés par leur position à être barbares, aussi longtemps qu’ils resteront isolés, et qu’ils seront dans l’impuissance de rien ajouter aux moyens d’existence qui leur sont offerts par leur sol ou par les eaux de la mer.
Il est facile de voir maintenant comment la nature et la configuration du sol, la température de l’atmosphère, le volume et la direction des eaux, ont déterminé les mœurs des peuples placés à l’est de la chaîne des montagnes qui courent du nord au sud de l’Amérique. Ceux qui habitent à l’extrémité boréale de ce continent, sont restés chasseurs et pêcheurs, parce que leur sol, peu susceptible de produire des substances alimentaires propres à l’homme, abondait en gibier, et que leurs lacs et leurs rivières abondaient en poisson. Ceux qui vivaient sous une latitude moins élevée, étaient devenus agriculteurs sans renoncer à la chasse ni à la pêche, parce que le maïs que leur sol était susceptible de produire, et qu’ils possédaient, pouvait se conserver longtemps ; que les lacs, les rivières et les forêts dont ils étaient environnés, leur présentaient encore de nombreuses ressources, et que la rigueur et la longueur des hivers ne leur permettaient pas d’autres occupations que la chasse et la pêche, pendant une grande partie de l’année. Ceux qui vivaient sur les bords ou à l’embouchure des fleuves de l’Amérique méridionale, étaient restés errants ou avaient établi leurs demeures sur le sommet des arbres, parce que le terrain tourbeux sur lequel ils étaient placés, était alternativement couvert par le débordement des eaux, ou desséché par les ardeurs du soleil, et que la pêche et la chasse leur offraient des ressources plus faciles que la culture du sol. Enfin, ceux qui vivaient sur les bords du golfe ou sur les plateaux du Mexique, ou dans le Pérou, s’étaient adonnés presque exclusivement à l’agriculture, parce que leur sol pouvait produire diverses espèces de végétaux propres à leur servir d’aliments ; qu’il pouvait être travaillé pendant une grande partie de l’année ; qu’il n’était pas sujet aux inondations ; que les rigueurs de l’hiver y étaient peu à craindre, et que la pêche et la chasse n’y présentaient que de faibles moyens d’existence [435].
Les peuples placés à l’ouest des mêmes montagnes ont été soumis à des influences locales non moins puissantes ; il serait facile de faire voir qu’ils ont été plus ou moins avancés selon que le sol sur lequel ils se sont trouvés a été plus ou moins arrosé, qu’il a été plus ou moins riche en terre végétale, qu’il a joui d’une température plus ou moins variable ; selon que la pêche ou la chasse ont été plus ou moins productives ; selon que les communications ont été plus ou moins faciles ; mais cette exposition nous conduirait trop loin et ne ferait que confirmer les observations que j’ai déjà faites [436].
[III-315]
De l’influence exercée sur les peuples d’espèce malaie du grand Océan, par les circonstances locales au milieu desquelles ils ont été placés. — Des causes physiques de civilisation et de barbarie.
Parmi les peuples d’espèce malaie que nous avons observés, il n’en est point de plus barbares que ceux de la Nouvelle-Zélande ; mais aussi nous n’en avons point trouvé qui fussent placés sous un climat aussi froid, et qui fussent plus isolés de tous les autres peuples. La Nouvelle-Zélande, du côté du sud, de l’est et de l’ouest, est aussi isolée que la terre de Feu et que la terre de Van-Diemen ; mais elle l’est moins du côté du nord. Si elle est trop éloignée des nombreux archipels qui sont situés entre les tropiques, pour communiquer aisément avec eux par la navigation, les courants des mers ont pu du moins porter sur son sol les productions végétales dont jouissent toutes les autres îles occupées par les peuples de même espèce. Aussi les voyageurs qui l’ont visitée ont-ils trouvé que la culture y avait déjà fait des progrès, et qu’elle produisait les mêmes végétaux que les îles plus rapprochées de l’équateur, à l’exception de celles qui ne peuvent croître qu’entre les tropiques. Cependant, soit, comme il est probable, qu’elle ait été peuplée plus tard que les îles plus rapprochées de l’équateur, soit que la distance à laquelle elle se trouve des autres, n’ait pas permis aux habitants de s’approprier leurs procédés, soit qu’une température moins douce ait été un obstacle au développement des moyens d’existence, et par conséquent de la population, la civilisation y est plus reculée qu’elle ne l’est dans les îles moins isolées, qui sont occupées par des hommes de même espèce. Dans la partie de la Nouvelle-Zélande la plus rapprochée des tropiques, on trouve des terres bien cultivées ; mais les parties situées vers le pôle austral sont couvertes de forêts impénétrables ; et, quoique les espèces d’arbres y soient variées, il n’en est aucune qui produise des substances alimentaires [437].
L’île de Pâques et les îles Sandwich, qui, après la Nouvelle-Hollande, renferment les populations les moins avancées de l’espèce malaie, sont aussi les plus éloignées des archipels des tropiques. Les indigènes y cultivent cependant une partie de tous les végétaux utiles que leur sol produit, et ils élèvent les mêmes animaux que les habitants des autres îles. Les îles du grand Océan, lorsque les navigateurs européens les ont visitées pour la première fois, étaient déjà toutes habitées. Cook dit n’en avoir rencontré qu’une seule qui fût déserte, et elle était tellement inabordable qu’elle n’était propre qu’à servir de refuge aux oiseaux. Il n’est donc pas possible de savoir dans quel ordre ces îles se sont peuplées, quel était le développement intellectuel des premiers hommes qui y abordèrent, quelles étaient les productions que le sol produisait naturellement, et quelles furent celles qui y furent importées. Mais, si l’on considère que, dans toutes, les habitants parlent la même langue, cultivent les mêmes végétaux et élèvent les mêmes animaux, on ne pourra s’empêcher de croire qu’au moment de leur dispersion sur l’océan, ils étaient à peu près aussi avancés qu’ils l’étaient au temps où ils furent découverts par les Européens.
Ces peuples entreprennent sur de simples bateaux des voyages fort éloignés ; et comme ils amènent souvent leurs femmes et leurs enfants avec eux, il est probable que quelques-uns se sont établis dans des îles qu’ils ont trouvées inhabitées, et que d’autres ont été portés par les courants ou jetés par les vents dans des îles désertes. Les événements de ce dernier genre n’ont pas dû être rares, puisque les navigateurs ont rencontré, dans les mers ou dans les îles, des hommes qui avaient été ainsi éloignés de leur pays, et qui n’avaient plus le moyen d’y revenir [438]. Ceux qui étaient rapprochés les uns des autres ont dû acquérir en peu de temps les végétaux et les animaux que possédaient leurs voisins ; ils ont pu se les procurer par des échanges, ou même par des guerres ; il leur a été également plus facile d’observer la manière dont on pouvait les multiplier ; les vents ou les courants pouvaient d’ailleurs pousser plus souvent vers leurs côtes les végétaux que la mer avait enlevés sur d’autres terres. Mais les îles isolées ou placées à une grande distance des archipels situés au sud de l’équateur, comme les îles Sandwich, l’île de Pâques et la Nouvelle-Zélande, ont dû être peuplées beaucoup plus tard, et il a dû s’écouler un temps considérable avant que les vents ou les courants portassent sur leurs rivages les végétaux qui pouvaient y prospérer.
Les espèces de végétaux qui fournissent des aliments à l’homme, et qui peuvent être arrosées, soit avec de l’eau douce, soit avec de l’eau de mer, sont peu nombreuses. M. de Humboldt n’en compte que cinq : le cocotier, la canne à sucre, le bananier, le mammei et l’avocater [439]. Cette faculté qu’ont ces plantes de croître au moyen de l’eau de mer, en favorise la migration de deux manières ; d’abord, parce que celles qui sont entraînées par les courants se multiplient naturellement sur les rivages où elles sont portées, et en second lieu parce que l’homme peut les cultiver sur des terres où il n’existe pas assez d’eau douce pour arroser les champs. En même temps que ces plantes peuvent être arrosées avec de l’eau de mer, elles ont besoin, pour se développer, d’une température douce et toujours égale ; de sorte que, si la tendance des vents et des courants est de les étendre sur les points les plus éloignés, la tendance de la température de l’atmosphère est d’en restreindre la multiplication entre les tropiques ou dans les lieux qui en sont à une petite distance. Or, le cocotier et la canne à sucre sont précisément les plantes qui sont les plus multipliées dans les archipels du grand Océan, situés entre l’équateur et le tropique du capricorne. Ainsi, les mêmes forces qui ont porté des hommes sur ces terres, y ont porté des plantes propres à les nourrir. L’artocarpus, ou arbre à pain, qui est chargé de fruits pendant huit mois de l’année, et dont trois pieds suffisent pour fournir des aliments à un individu adulte [440], est également cultivé dans ces îles ; mais il ne peut se multiplier et produire des fruits que dans la zone torride. Il a donc existé, pour les insulaires des tropiques, des causes de développement qui n’existent pas pour les indigènes de la Nouvelle-Zélande, et il en a existé pour ceux-ci qui ont été étrangères aux habitants de la terre de Feu.
La position insulaire des Malais a contribué à diriger leurs efforts vers la culture des plantes qu’ils ont trouvées sur leur sol, ou que les courants y ont apportées. Aucun des animaux qui peuplent les forêts de l’Asie et de l’Amérique ne pouvait passer et se multiplier sur leurs îles ; et si, par quelque circonstance qu’il est impossible de connaître, il s’y en était trouvé quelques-uns, ils auraient été promptement détruits. Aucune des îles peuplées par les hommes de cette espèce, à l’exception de la Nouvelle-Zélande, ne présente, en effet, une surface assez étendue pour offrir un refuge à des animaux contre les poursuites d’un peuple chasseur. Il n’était donc pas possible que la chasse présentât à ces peuples des moyens d’existence suffisants pour qu’ils en fissent leur unique occupation [441]. Ils ne pouvaient pas non plus s’adonner à la vie pastorale, puisque leur pays n’était point propre au pâturage, et qu’ils ne possédaient aucun animal qui pût vivre par ce moyen. D’un autre côté, les îles n’ont pas assez d’étendue pour que chacune d’elles pût renfermer plusieurs peuplades ennemies ; et tant que la navigation n’avait fait que peu de progrès, nul n’avait à craindre de voir ravager ses champs par des étrangers. Enfin, la végétation étant continuelle et rapide, rien n’était plus facile que d’en observer les progrès, et de discerner les plantes qu’il était utile de multiplier ou de détruire.
Il existe cependant, au milieu des archipels des tropiques, quelques peuplades qui sont très peu avancées ; mais deux circonstances peuvent, en grande partie, rendre raison du peu de progrès qu’elles ont fait. En premier lieu, elles appartiennent à une espèce différente des Malais ; et chez des peuples qui sont peu civilisés, la différence d’espèce est une cause d’antipathie si puissante, que la proximité, loin d’être favorable à leurs progrès, n’est propre qu’à les retarder. En second lieu, les terres occupées par ces peuplades sont celles qui ont le moins d’eau douce, et qui sont les plus stériles. C’est probablement à cette dernière circonstance qu’elles doivent de n’avoir point été envahies par des peuples d’espèce malaie.
[III-322]
De l’influence exercée sur quelques-uns des peuples d’Europe, par les circonstances locales au milieu desquelles ils ont été placés. — Des rapports qui existent entre ces circonstances et le genre de progrès qu’ils ont faits.
S’il fallait déterminer l’influence qu’ont exercée, sur tous les peuples de l’Europe, les diverses circonstances locales au milieu desquelles chacun d’eux a été placé, il serait nécessaire d’écrire un ouvrage en plusieurs volumes, et encore serait-on obligé de le laisser incomplet. Je me bornerai donc à indiquer les principales ; cette indication suffira à l’objet que je me propose. Chacun pourra d’ailleurs suppléer aisément à ce que j’aurai omis sur quelques peuples, en examinant la marche que d’autres ont suivie dans leurs progrès.
Les peuples de l’Europe ont fait dans la civilisation des progrès immenses depuis quelques siècles ; dans tous les États entre lesquels cette partie du monde se divise, les produits de l’agriculture et des manufactures sont plus variés, plus considérables, plus propres à satisfaire nos besoins qu’ils ne l’étaient à la fin de la république romaine ; mais la température de l’atmosphère a éprouvé une révolution non moins heureuse ; elle est aujourd’hui beaucoup plus douce qu’elle ne l’était à l'époque où les Romains commencèrent à porter leurs conquêtes au-delà de l’Italie. Au temps où Horace et Juvénal écrivaient, le Tibre se couvrait annuellement de glaces, et c’est un phénomène qu’on ne voit plus ; le bosphore de Thrace nous est représenté par Ovide, sous des traits qu’il n’est plus possible de reconnaître ; la Dacie, la Pannonie, la Crimée, la Macédoine même nous sont décrites comme des pays de frimas égaux à Moscou, et ces pays nourrissent maintenant des oliviers et produisent d’excellents vins ; enfin, notre Gaule, du temps de César et de Julien, voyait, chaque hiver, tous ses fleuves glacés de manière à servir de ponts et de chemins pendant plusieurs mois, et ces cas sont devenus rares et de courte durée. Cette révolution dans la température de l’atmosphère, est incontestablement une des causes qui ont le plus favorisé la migration de quelques-unes des plantes qui nous sont les plus utiles, et qui ont exercé sur l’agriculture, et sur les arts qu’elle exige ou qu’elle favorise, l’influence la plus heureuse.
Les parties de la terre qui ont été les plus anciennement civilisées, sont la Chine, l’Hindoustan, la Perse, une partie de l’Arabie, l’Égypte et l’Asie Mineure. La civilisation a passé de là dans les parties de l’Europe qui bordent la Méditerranée ; et elle n’est arrivée que beaucoup plus tard, sur les côtes et dans les îles de l’Océan. Lorsque les armées romaines envahirent l’île de la Grande-Bretagne, elles en trouvèrent les habitants nus et tatoués comme les sauvages de la mer du Sud [442]. Or, il suffit de la simple inspection de la sphère terrestre, pour être convaincu qu’avant la découverte d’un passage au cap de Bonne-Espérance, aucune partie du monde n’était mieux située que les îles de la Grèce et que les côtes qui bordent la Méditerranée, pour s’enrichir des productions et des découvertes des peuples de l’Égypte, et du sud de l’Asie. On peut suivre, en Europe, la marche des connaissances humaines, en partant de l’Égypte et en se dirigeant vers les îles et les côtes d’Europe qui en sont les plus rapprochées, vers celles qui sont les mieux arrosées et qui jouissent du climat le plus doux, si l’on a égard surtout au changement qu’a éprouvé la température de l’atmosphère, depuis la décadence de l’empire romain [443].
Les progrès que les sciences ont fait faire à la navigation, ont, il est vrai, fait subir au commerce une grande révolution ; les peuples qui, avant la découverte d’un passage au cap de Bonne-Espérance, se trouvaient les plus éloignés des contrées les plus civilisées et les plus riches de la terre, et qui ne pouvaient avoir avec elles aucune communication directe, comme quelques-uns des peuples du nord de l’Allemagne et ceux des îles Britanniques, ont eu des communications plus faciles peut-être que les peuples de l’Égypte, de la Grèce et de l’Italie ; mais ces communications n’ont commencé à exister que lorsque ces derniers peuples ont eu fait d’immenses progrès. Ce ne sont ni des Hollandais, ni des Anglais, ni même des Français qui ont ouvert à tous les autres peuples de l’Europe des communications faciles avec la plupart des nations du globe ; ce sont des Italiens, des Espagnols, des Portugais. Ceux-ci n’auraient probablement pas fait de longtemps ces grandes découvertes, si les Égyptiens n’avaient pas transmis aux Grecs, et, par ceux-ci, aux peuples d’Italie, leurs connaissances et celles des peuples civilisés de l’Asie.
Il serait fort difficile, peut-être même est-il impossible d’exposer, d’une manière spéciale, comment et dans quel ordre les végétaux, les animaux, les procédés et les découvertes utiles aux hommes, se sont répandus dans les diverses parties de l’Europe ; mais, si nous ne possédons pas les connaissances nécessaires pour marquer chacun des progrès de la civilisation européenne, nous pouvons indiquer du moins quelques phénomènes généraux propres à faire concevoir comment elle s’est répandue, et quelles sont les causes qui y ont mis obstacle ou qui l’ont favorisée.
En Europe comme en Asie, il est des pays qui ne sont susceptibles de produire aucun genre de végétaux propres à la subsistance de l’homme, telles sont les terres de l’extrémité boréale de l’empire russe. Dans ces contrées, il n’y a pas de progrès possible pour l’agriculture ; cet art ne peut même pas y exister, ni par conséquent aucun de ceux qui en dépendent. Il y a d’autres parties de l’Europe qui sont susceptibles de produire presque tous les genres de végétaux propres à nous servir de subsistances ; telles sont les terres qui sont baignées par la Méditerranée. Mais, entre un pays qui ne produit rien, et celui où presque toutes les productions de la terre peuvent croître, il y a un grand nombre d’intermédiaires ; on ne passe pas immédiatement de l’un à l’autre. On conçoit donc que les connaissances relatives à l’agriculture, et aux arts nombreux qui s’y rattachent, s’étendent à mesure qu’on passe d’un terrain qui n’est pas susceptible d’être cultivé, comme la Laponie, sur un terrain sur lequel peuvent croître les productions les plus variées et les plus utiles.
Ce progrès peut avoir lieu de deux manières : par le passage d’un sol stérile sur un sol qui ne l’est point ; ou bien par une révolution dans la température de l’atmosphère, qui rende le sol susceptible de produire des plantes qui en étaient exclues par la rigueur du climat. Si la France, par exemple, au temps où elle fut conquise par les Romains, était un pays aussi froid que le Canada, on ne pouvait y cultiver ni la vigne, ni l’olivier, ni le mûrier, ni beaucoup d’autres plantes utiles qu’on y cultive aujourd’hui. Il fallait, pour que la migration de ces plantes eût lieu, que le climat devînt assez doux pour qu’elles pussent s’y multiplier. Il fallait, de plus, qu’elles existassent dans un pays avec lequel on eût des communications faciles, et qu’on eût le moyen de s’instruire dans l’art de les propager, et dans l’art souvent plus difficile d’en employer les produits. L’absence d’une seule de ces circonstances suffisait pour que la population restât stationnaire pendant des siècles ; mais aussi la simple transportation d’une plante comme la vigne, d’un insecte comme le ver à soie, d’un animal comme le bœuf, ou d’un simple procédé agricole, était suffisante pour changer le sort d’une grande partie de la population.
Les peuples les premiers civilisés en Europe ont donc été ceux qui ont eu les communications les plus aisées et les plus nombreuses, et dont le sol a été susceptible de la meilleure culture. Ceux, au contraire, qui ont été le plus longtemps barbares, sont ceux qui ont eu le moins de communications, ou qui ont habité sur une terre peu propre à une culture variée ; ce sont les habitants de la Russie, de la Pologne, de la Courlande, de la Hongrie. Les Russes, avec un territoire européen qui excède en étendue tous les autres États de l’Europe pris ensemble, n’ont pas plus de points de communication que le royaume des Pays-Bas, et ces communications sont moins libres et moins aisées. Les eaux qui se dirigent du côté de l’est coulent dans la mer Caspienne qui n’a point d’issues, et qui est en grande partie environnée d’un désert. Celles qui se dirigent vers le sud arrivent à l’extrémité de la mer d’Azof ou au fond de la mer Noire, dont les Turcs peuvent arbitrairement fermer l’issue, et qui ne présente, du côté de l’Asie, que des côtes désertes. Les eaux qui coulent au nord, arrivent dans une mer de glace, et ne peuvent servir à la navigation. À l’ouest, les Russes n’ont que deux ports : celui de Saint-Pétersbourg, qui est couvert de glace une grande partie de l’année, et qui ne reçoit aucun fleuve propre à la navigation intérieure, et celui de Riga. Les communications par la mer Noire étaient nulles dans le temps ou les Phéniciens, les Grecs et les Romains avaient porté les produits de leur sol sur toutes les côtes du midi de l’Europe ; puisqu’à la fin de la république romaine, les côtes septentrionales de cette mer étaient considérées comme nous considérons aujourd’hui la Sibérie. On peut faire, sur les communications de la Pologne, de la Hongrie et d’une partie de l’Autriche, des observations analogues à celles que je viens de faire sur la Russie. Ces pays n’étaient pas seulement privés de communications avec toutes les parties civilisées du monde, ils étaient aussi privés, par la nature de leur sol et la température de leur climat, de la faculté de s’approprier la plupart des productions des contrées méridionales.
La révolution qui s’est opérée dans la température de l’atmosphère, et les progrès que la navigation a faits depuis la découverte de la boussole et d’un passage au cap de Bonne-Espérance, ont fait avancer d’un pas rapide, dans la carrière de la civilisation, plusieurs des peuples qui occupent les bassins du Rhin et de l’Elbe ; mais les progrès de ces peuples sont cependant postérieurs de beaucoup à ceux qu’avaient faits les peuples d’Italie ou de France, situés dans des positions également favorables.
La France est un des pays de l’Europe les mieux situés sous le rapport de la température de l’atmosphère et de la facilité des communications : par la Gironde, la Loire et la Seine, elle arrive dans l’Océan, et peut communiquer avec tous les peuples du nord, avec l’Espagne et le Portugal ; par le Rhône, elle peut communiquer avec tous les peuples du sud et de l’est ; intermédiaire entre l’Italie et l’Angleterre, elle peut aisément profiter des avantages de l’une et de l’autre ; en même temps qu’elle est située de manière à avoir des relations de commerce avec toutes les nations, elle jouit, sur un grand nombre de points, d’une température assez douce pour multiplier chez elle toutes les productions qui peuvent croître sous des climats tempérés ; cependant les bassins de ses fleuves ne sont pas assez vastes, ni ses côtes assez bien découpées pour offrir à la navigation intérieure et extérieure les moyens que possèdent d’autres pays : il ne faut pas douter que ce ne soit là un des obstacles qui s’opposent à sa prospérité.
L’Espagne paraît d’abord être un des pays les plus favorablement situés sous le rapport de la facilité des communications et de la température de l’atmosphère ; mais ce n’est là qu’une apparence. Les chaînes de montagnes qui traversent la péninsule, courent toutes de l’est à l’ouest ; les principaux fleuves prennent presque tous la même direction, et suivent des lignes qui ne divergent que de fort peu. Les points auxquels ils se déchargent, ne sont point soumis à la domination espagnole ; la partie inférieure des bassins est soumise au Portugal, ou, pour mieux dire, à l’influence de l’Angleterre. Il résulte de là que les Espagnols ne possèdent que la partie supérieure des grands bassins, et que, par conséquent, ils sont resserrés entre plusieurs montagnes sans qu’il leur soit possible d’arriver à la mer. Il ne faut excepter que les populations de l’est et celle du bassin du Guadalquivir ; car, du côté du nord, il n’y a point de cours d’eau qui communiquent avec l’intérieur. Les peuples qui habitent au centre de la péninsule sont dans une position analogue à celle des peuples qui habitent la partie supérieure du bassin du Nil. Il faut ajouter qu’une grande partie de l’Espagne est très élevée au-dessus du niveau de la mer, et qu’elle se trouve ainsi sous un climat beaucoup plus froid que les peuples qui habitent sur les bords du Rhin.
Les communications entre les individus et entre les nations, soit par le moyen des rivières, des fleuves, des mers, soit par tous autres moyens, ont donc été, sur toutes les parties de la terre, les agents les plus actifs de la civilisation. Si l’on recherche en effet quels ont été les événements qui ont exercé sur le sort des nations l’influence la plus étendue, on trouvera que c’est, ou la découverte de quelque grand moyen de communication, ou la destruction de quelque puissance qui tenait les peuples ou les individus dans l’isolement : ce sont l’astronomie et la boussole qui ont montré aux navigateurs la route qu’ils avaient à suivre pour se rendre, avec certitude, d’un lieu à un autre ; c’est la découverte de l’Amérique qui a porté dans ce nouveau continent toutes les productions et toutes les connaissances de l’ancien, et qui a porté dans l’ancien toutes les productions du nouveau ; c’est la découverte d’un passage aux Indes, par le cap de Bonne-Espérance, qui a fourni aux peuples les plus civilisés de l’Europe une communication sûre et facile avec tous les peuples les plus civilisés de l’Asie, et qui a donné aux uns et aux autres le moyen de faire un échange de leurs connaissances et de leurs richesses ; c’est l’imprimerie qui a donné à chacun le moyen de communiquer à tous ses idées, ses procédés, ses découvertes ; enfin, c’est la réformation qui a brisé, dans une grande partie du monde, les obstacles qui s’opposaient à la libre communication des pensées entre les hommes.
La nature du sol et la température de l’atmosphère ont, sur toutes les productions agricoles, une influence qu’il n’est pas nécessaire de démontrer ; mais, à leur tour, les produits de l’agriculture exercent sur presque tous les arts une influence non moins étendue. Il est évident qu’une nation dont le territoire nourrirait de nombreux troupeaux, ou produirait du coton, du lin, de la soie, aurait, pour se livrer à divers genres d’industrie, des avantages très grands sur celle dont le sol ne serait propre qu’à produire des vignes, toutes choses étant égales d’ailleurs. Mais il n’est pas moins évident qu’une nation qui trouverait dans la nature de son sol et dans le cours de ses eaux, les moyens de transporter et de travailler le coton, la laine, le lin, la soie, avec le moins de frais possible, pourrait donner à certaines branches d’industrie et de commerce un développement que ne saurait leur donner une nation qui ne possèderait pas les mêmes moyens de transport et de fabrication, quand même son sol produirait toutes les matières propres à être fabriquées.
[III-333]
Nous comprendrons mieux l’influence qu’exercent, sur la prospérité d’un peuple et sur les divers genres d’industrie auxquels il se livre, la nature de son sol, le cours de ses eaux et la température de l’atmosphère, si nous sortons des généralités, et si nous prenons un exemple particulier. Je choisirai de préférence l’Angleterre, comme étant, de tous les pays, celui qui, comparativement à l’étendue de son territoire, est, sans aucun doute, le plus industrieux, le plus riche et le plus puissant qui ait jamais existé.
L’Angleterre se distingue aujourd’hui de tous les autres peuples, par quatre caractères particuliers : par le perfectionnement de son agriculture, et surtout par celui des bestiaux ; par le nombre et l’activité de ses manufactures ; par l’étendue de son commerce et la force de sa marine, et par l’égalité avec laquelle la civilisation est répandue dans tout le pays. Il est des écrivains qui, s’imaginant qu’il n’est rien qu’on ne puisse faire avec des livres et des décrets, ne doutent pas que la nation anglaise ne doive ces divers genres de supériorité à la forme de son gouvernement, à la liberté de ses journaux, à ses juges, à son jury et à quelques autres institutions. Sans doute, tout cela y est pour beaucoup ; on ne peut pas contester que des législateurs par droit de naissance, ou choisis en majorité par les favoris du prince, une chancellerie qui ne rend jamais la justice avec précipitation, des sociétés bibliques nombreuses, un clergé puissant et richement payé, ne contribuent grandement à faire prospérer une nation. Cependant, quelque bienfaisantes que soient ces institutions, il est impossible de croire qu’elles suffisent pour engraisser et multiplier les troupeaux, pour fertiliser les terres, pour donner le mouvement à des machines, pour transporter, par la navigation, dans toutes les parties du pays, les richesses qu’il produit ou qu’il obtient par des échanges. Il existe donc d’autres causes de prospérité qu’il faut rechercher.
L’Angleterre, dans le temps des plus grandes chaleurs, n’est jamais échauffée par un soleil assez ardent pour dessécher le sol, et réduire les plantes en poussière, comme cela arrive dans les contrées méridionales de l’Europe. Elle n’éprouve jamais qu’une chaleur fort modérée, et sa position insulaire l’expose à des pluies douces et fréquentes. Si les étés sont moins chauds et moins secs qu’en France, les hivers sont beaucoup plus doux : la terre y reste rarement couverte de neige, et les gelées y sont peu fortes ; on trouve, dans les champs, des plantes que, dans le midi de la France, on ne pourrait conserver que dans des serres [444]. Il résulte de la nature du sol, de la température et de l’humidité de l’atmosphère, que la végétation des plantes les plus propres à la nourriture des bestiaux, n’est presque jamais interrompue, ni par un excès de sécheresse et de chaleur, ni par un excès de froid. Ainsi, en même temps que le sol produit une très grande quantité de fourrages excellents pour nourrir les animaux dans l’intérieur des bâtiments, le temps pendant lequel on est obligé de les renfermer, est beaucoup plus court que dans la plupart des autres pays. Il n’est pas nécessaire de faire voir comment ces diverses circonstances ont contribué à diriger l’industrie vers la multiplication et le perfectionnement des troupeaux, et comment ce perfectionnement et cette multiplication ont fourni à d’autres branches de l’agriculture, des moyens de travail et de production [445]. Il n’est pas nécessaire de faire voir non plus comment certaines branches de l’industrie agricole tendent plus que d’autres à exciter l’industrie manufacturière, soit en lui offrant des substances et des matières premières, soit en lui ouvrant des débouchés [446].
[III-336]
Le sol de l’Angleterre renferme des mines inépuisables de charbon. L’existence de ces mines agit de deux manières sur toutes les branches d’industrie. On n’a nul besoin de consacrer une partie de la surface du sol à la production du bois nécessaire au chauffage. La terre qui, en France et dans d’autres pays, est destinée à la production du bois, est employée en Angleterre à produire des fourrages ou des grains. Dans ce dernier pays, la valeur de la terre est en profondeur, au lieu d’être en superficie comme dans d’autres : les forêts, si je puis m’exprimer ainsi, se trouvent au-dessous du sol. Les mines de charbon ne servent pas seulement au chauffage des familles et à la préparation de leurs aliments, elles donnent, en outre, à la plupart des branches d’industrie une puissance que rien ne saurait remplacer. J’ai cherché à savoir quel serait, en Angleterre, le nombre de chevaux nécessaire pour mettre en mouvement les machines qui sont mues par la force que donne à la vapeur le feu de charbon, et quelle serait la quantité de fourrages nécessaire pour nourrir ces chevaux. Je n’ai pu acquérir à cet égard des informations telles que je les aurais désirées ; mais des Anglais qui connaissent bien leur pays et qui, par profession, s’occupent des objets que j’aurais voulu connaître en détail, m’ont assuré que, quand même un territoire aussi étendu que l’Angleterre et la France serait employé tout entier à produire des fourrages, ils le croiraient insuffisant pour nourrir un si grand nombre de chevaux. Une telle affirmation est sans doute exagérée ; cependant, lorsque l’on considère que les chevaux employés à mettre des machines en mouvement, ne travaillent que six heures sur vingt-quatre ; que, par conséquent, une machine de la force de dix chevaux en exigerait quarante toujours en état de travailler ; que, pour remplacer les vieux et les malades, et pour entretenir la race, il en faudrait un nombre à peu près égal ; enfin, qu’il existe un nombre incalculable de machines, parmi lesquelles il en est plusieurs de la force de quatre cents chevaux, j’ai été convaincu qu’en effet il faudrait convertir en pâturages un immense territoire pour remplacer les mines de charbon. Le sol de l’Angleterre recèle donc dans son sein une force d’industrie qu’aucune nation n’a encore trouvée chez elle ; il a, s’il est permis de s’exprimer ainsi, la vertu de produire des marchandises fabriquées, comme le sol d’une partie de la France a la vertu de produire des vins, de la soie et des huiles [447].
[III-338]
Le sol de l’Angleterre, en même temps qu’il renferme la matière qui doit donner le mouvement à ses machines, renferme tous les métaux dont elle a besoin pour les fabriquer ; de sorte qu’elle obtient, presque sans déplacement, les matières les plus lourdes et les plus encombrantes qui sont nécessaires à un peuple de fabricants.
Les côtes de l’Angleterre sont découpées de toutes parts de manière à offrir à sa marine des ports nombreux, et à permettre aux navires d’arriver, en quelque sorte, jusqu’au centre de son territoire. La Tamise, qui, par elle-même, n’a qu’un volume d’eau peu considérable, a si peu de pente de Richemont jusqu’à son embouchure, que, par l’effet de la marée, elle remplit l’office de deux grands fleuves qui courraient parallèlement l’un à l’autre, mais en sens contraires. Quand la marée monte, non seulement elle a assez de force pour arrêter les eaux de la Tamise et les gonfler de manière à la rendre navigable pour les plus gros navires, elle en a même assez pour établir un courant capable de porter jusqu’à Londres toutes les marchandises que le commerce du monde a amenées à l’embouchure du fleuve. Lorsque la marée descend, les eaux refoulées dans l’intérieur reprennent leur cours, et portent jusqu’à la mer les marchandises que la navigation intérieure a réunies sur le même point. L’intérieur du pays est coupé par de si nombreuses rivières et tellement disposé, qu’on a trouvé le moyen d’établir des canaux dans presque toutes les directions. Il est résulté de ces diverses circonstances et de l’état insulaire du pays, non seulement que l’industrie manufacturière et le commerce, ont eu des moyens de transport sûrs et peu coûteux, mais encore que l’industrie agricole a pu transporter, à peu de frais, ses produits des lieux où ils abondaient, dans les lieux où ils étaient moins communs, et qu’ainsi, sur toutes les parties du territoire, on a pu faire des progrès à peu près égaux [448].
[III-340]
J’ai négligé quelques-unes des circonstances physiques qui ont contribué à porter la prospérité de l’Angleterre au point où elle est parvenue ; mais celles que j’ai indiquées suffisent pour faire concevoir comment des causes qui existent dans la nature des choses, agissent sur les nations et contribuent à leur développement [449].
Si nous faisons maintenant le résumé des circonstances extérieures ou locales qui contribuent le plus au développement d’un peuple, nous trouverons que la position la plus favorable est celle où la terre, coupée par de nombreux courants d’eau douce, peut produire, dans un espace donné, la plus grande quantité et la plus grande variété de subsistances ; celle où la température de l’atmosphère et la division des saisons suspendent, pendant le moins de temps possible, les travaux de la végétation et ceux de l’industrie humaine ; celle où l’intérieur du sol renferme les richesses les plus considérables et les plus faciles à extraire ; celle où les communications extérieures et intérieures donnent aux échanges la plus grande facilité possible ; celle où les invasions sont le moins à craindre ; celle où la force et la nature des vents entretiennent la salubrité dans l’atmosphère, sans être un obstacle à la culture des terres, ni à la santé des habitants [450].
La position qui est, au contraire, la plus défavorable au développement et à la civilisation d’un peuple, est celle où le sol qu’il habite résiste le plus à la culture ; celle où la terre, privée de courants d’eau douce, est ou brûlée par l’ardeur du soleil, ou rendue stérile par la rigueur du temps ; celle où les travaux de la végétation et ceux de l’industrie éprouvent, par un effet de la température de l’atmosphère et de la division des saisons, les interruptions les plus longues et les plus irrégulières ; celle où le sol ne recèle que des substances minérales de peu de valeur, ou d’une extraction difficile ; celle où la configuration du sol et la position géographique rendent les communications et les échanges difficiles ou impossibles ; celle où la force, la direction ou la nature des vents s’opposent à la culture des terres, ou affectent, d’une manière pénible, les facultés physiques et morales de l’homme.
Il est une circonstance qui exerce sur la civilisation ou sur la barbarie de certains peuples une influence immense : c’est la position dans laquelle ils se trouvent relativement à d’autres peuples. Une nation qui serait placée au milieu d’une multitude de circonstances favorables à son développement, mais qui serait en même temps exposée aux invasions de peuples condamnés, par leur position, à une éternelle barbarie, ne pourrait faire des progrès que difficilement. C’est là un des obstacles les plus puissants qu’ont trouvés à leur avancement les peuples de la Perse, de la Chine, de l’Hindoustan, et, je pourrais dire, de presque toutes les parties du globe. L’action des peuples les uns sur les autres se fait sentir quelquefois à des distances immenses : pour trouver les causes de la barbarie de nations placées près des tropiques ou sur les rivages des mers, il faut aller les chercher près des pôles ou sur les plateaux des montagnes.
En parlant de l’influence qu’exercent sur les nations les circonstances qui les environnent, je suis donc bien loin de prétendre que cette influence ne puisse pas être paralysée, au moins en partie, par des causes plus puissantes. Les hommes ne sont pas soumis seulement à l’action des choses au milieu desquelles ils sont placés ; ils exercent les uns sur les autres une action qui n’est pas moins puissante. Cette action, qu’ils reçoivent et qu’ils impriment alternativement, a pour résultat, tantôt de les faire avancer, tantôt de les rendre stationnaires, tantôt de les faire rétrograder. J’exposerai, dans les chapitres suivants, les causes, la nature et les conséquences de cette action ; on en verra les causes dans la nature de leurs besoins, dans la diversité de leurs habitudes sociales, et dans le plus ou moins de développement de certaines de leurs facultés ; on en verra la nature dans les divers rapports qui existent entre eux, dans leurs systèmes religieux et politiques, et dans d’autres circonstances analogues ; on en verra les effets dans leurs vertus ou dans leurs vices, dans leurs erreurs ou dans leurs lumières, dans leurs richesses ou dans leur pauvreté, dans leur bonheur ou dans leur misère.
[III-344]
Du développement de quelques facultés particulières, chez les peuples des diverses espèces.
J’ai exposé, dans les chapitres précédents, quelles sont les principales causes qui concourent à retenir un peuple dans la barbarie, ou à lui faire faire des progrès ; j’ai fait voir les circonstances diverses sous lesquelles toutes les facultés humaines se développent presque en même temps, et les circonstances sous lesquelles elles ne peuvent se développer que d’une manière imparfaite. Je me propose d’exposer maintenant sous quelles influences ou par quelles causes quelques-unes de ces facultés se développent de préférence à d’autres. J’exposerai ensuite comment ce développement partiel de l’homme, dans certaines positions, détermine l’action que les nations exercent les unes sur les autres, et comment cette action influe sur les mœurs, les lois ou les institutions de la plupart d’entre elles. En faisant cette exposition, je continuerai de considérer les hommes dans leur constitution physique, dans leurs facultés intellectuelles et dans leurs facultés morales.
Le perfectionnement des organes physiques de l’homme peut avoir lieu de deux manières, ainsi qu’on l’a déjà vu : il peut consister dans la bonne constitution de chacune des parties matérielles dont l’individu se compose, ou bien dans la puissance que l’exercice a donnée à chacune de ces parties, de remplir certaines fonctions ou d’exécuter certaines opérations. Ces deux genres de perfectionnement influent plus ou moins l’un sur l’autre ; cependant il n’est pas rare de les voir exister séparément. On voit souvent un homme médiocrement constitué, qui est doué d’une grande habileté, et un homme qui est doué d’une organisation physique excellente, ne savoir faire presque aucun usage de ses membres. La facilité avec laquelle un homme exécute certaines opérations, ne prouve donc pas qu’il ait reçu, en venant au monde, une meilleure constitution que tel autre qui se montre moins habile.
Il serait fort difficile, peut-être même est-il impossible, dans l’état actuel des sciences, de déterminer toutes les causes qui contribuent à donner à l’homme une bonne organisation physique. Parmi celles qui nous sont connues, les principales et les plus immédiates sont des aliments sains et abondants, la satisfaction de nos besoins dans une juste mesure, l’exercice modéré de chacune de nos facultés, la tranquillité d’esprit ou le sentiment de la sécurité, et la modération dans toutes les jouissances. Il faut placer également au nombre des causes qui influent sur le développement de nos facultés physiques, quoiqu’elles n’agissent pas d’une manière immédiate, celles qui exercent quelque influence sur la qualité et sur l’abondance des subsistances, comme sont la nature du sol, la chaleur de l’atmosphère, et d’autres analogues ; celles qui déterminent la direction ou la force de nos passions, et celles surtout qui tendent à développer ou à restreindre nos facultés intellectuelles.
D’autres causes influent d’une manière immédiate sur la constitution physique de l’homme : telles sont les eaux, l’air atmosphérique, et d’autres circonstances locales dont on voit les effets, mais qu’on ne peut cependant pas toujours déterminer d’une manière exacte. En partant, par exemple, de la vallée que parcourt le Rhône avant que de se jeter dans le lac Léman, et en s’élevant dans les Alpes, on observe que la population change à mesure qu’on s’éloigne des terres qu’arrose le fleuve. Les hommes qui vivent dans les lieux élevés sont, en général, plus grands, plus forts et surtout moins sujets à certaines infirmités que ceux qui habitent dans la vallée, quoiqu’ils n’aient ni de meilleurs aliments, ni une manière plus régulière de vivre. Dans les vallées de la Tartarie, analogues à celles des Alpes, on trouve des peuples qui sont atteints des mêmes infirmités qu’une partie des habitants du Valais, quoiqu’ils n’appartiennent pas à la même race [451]. On trouve également au sud et au nord de l’Amérique, même dans les parties les plus fertiles, diverses contrées qui s’opposent au développement physique de l’homme [452]. Enfin, en Égypte, les hommes de race caucasienne ne se propagent pas après la seconde génération, à moins qu’ils ne s’allient aux indigènes [453]. Des causes qui tendent au développement physique d’un peuple, telles que l’abondance et la bonne qualité des subsistances, peuvent donc être paralysées par des causes plus puissantes quoique moins faciles à déterminer. Cela peut servir à expliquer comment, dans des positions qui paraissent semblables, on trouve des hommes si différents [454].
Le perfectionnement physique, qui consiste dans la puissance qu’ont quelques-uns de nos organes d’exécuter certaines opérations de préférence à d’autres, résulte surtout de l’étude et de l’habitude. On ne sait bien exécuter que ce qu’on a appris, et l’on n’exécute avec facilité et promptitude que les opérations auxquelles on s’est longtemps exercé. Il est vrai qu’un long exercice accroît la force de nos organes, et que cette force influe plus ou moins sur celle des générations qui viennent après nous. Un homme qui a fait depuis son enfance le métier de manier la rame, finit par avoir dans les bras plus de force que celui qui n’a jamais manié qu’une plume ; et celui qui a fait longtemps le métier de coureur, a plus de force dans les muscles des jambes que celui qui a toujours été sédentaire. L’un et l’autre peuvent transmettre à leurs descendants une constitution physique plus robuste que celle que transmet ordinairement aux siens un homme qui n’a développé que son intelligence. Mais ici, comme dans le cas précédent, des causes de développement physique peuvent être paralysées par des causes contraires ; l’effet que l’exercice produit sur nos organes, peut être paralysé par le défaut d’aliments ou par toute autre cause également puissante.
Le perfectionnement de nos facultés intellectuelles, comme le perfectionnement physique, s’entend de deux manières : il consiste dans la bonne constitution de l’entendement, ou dans la faculté que l’étude a donnée à l’esprit d’exécuter certaines opérations, de suivre l’enchaînement d’un certain ordre de faits ou d’idées. Il serait difficile de dire si toutes les causes qui concourent au développement physique de l’homme, concourent à lui donner un entendement sain, ou s’il est des causes qui tendent à développer certaines parties matérielles de l’individu, sans affecter les autres parties, ou même en les dégradant. Mais ce qui paraît hors de doute, c’est qu’il existe plusieurs causes qui agissent simultanément et dans le même sens, sur les organes physiques et sur les facultés intellectuelles. Les mêmes causes qui, dans quelques-unes des vallées des Alpes, et dans certaines parties de l’Asie et de l’Amérique, détériorent la constitution physique de l’homme, affaiblissent son intelligence ; et, en raisonnant par analogie, il est permis de penser que plusieurs des causes qui tendent à lui donner une bonne constitution, contribuent aussi à lui donner un bon entendement. On peut croire également et par la même raison, qu’en général, et lorsque aucune autre cause ne trouble l’ordre naturel, l’entendement des enfants participe de celui de leurs parents.
Le perfectionnement intellectuel, qui consiste dans la puissance de concevoir la nature et l’ordre de certains faits, de suivre l’enchaînement de certaines idées, résulte presque tout entier de l’étude [III-350] et de l’exercice. Mais l’exercice donne-t-il de la force aux organes intellectuels comme il en donne aux organes physiques ? L’homme qui consacre sa vie à méditer, accroît-il la force et les dimensions de son cerveau, comme celui qui se voue à l’exécution de certaines opérations mécaniques accroît la force et les dimensions de ses os et de ses muscles ? Le premier transmet-il à sa postérité, comme le second, une partie des qualités qu’il a acquises, lorsque aucune cause étrangère ne détruit l’influence qui résulte du fait de la génération ? Pour résoudre ces questions d’une manière satisfaisante, il faudrait peut-être des observations plus nombreuses et mieux suivies que celles qu’on a déjà faites ; aussi, quoique l’analogie nous porte à donner une solution affirmative, je me bornerai à faire remarquer que, si la force des organes intellectuels acquise par l’exercice, se transmettait en partie par la génération, lorsque aucun obstacle accidentel ne s’y oppose, les raisonnements qu’on a faits pour prouver la supériorité des espèces prouveraient tout au plus l’influence d’une longue et lente civilisation : dans cette hypothèse, la supériorité d’organisation intellectuelle devrait être considérée tour à tour comme résultat et comme cause [455].
[III-351]
Le perfectionnement moral des nations a des relations si intimes avec les causes qui influent sur leur développement physique et intellectuel, qu’il est impossible de les séparer : nous trouverons donc les causes de la nature, de la direction et de la force de leurs passions, dans les causes même qui déterminent leur genre de vie, et qui les obligent à exercer quelques-unes de leurs facultés, au préjudice de quelques autres.
On a longtemps agité la question de savoir quel est l’état le plus propre à favoriser le développement physique de l’homme. J.-J. Rousseau et d’autres écrivains moins célèbres, ont cru que l’état sauvage, qu’ils ont nommé l’état de nature, était le plus favorable. D’autres ont pensé, au contraire, que l’état de civilisation donnait à l’homme plus de forces physiques que l’état sauvage. On compte, au nombre de ceux-ci, de savants philosophes, des voyageurs admirés pour la profondeur et la justesse de leurs observations. Des deux côtés on a cité des faits nombreux, et ces faits ont paru également décisifs à ceux qui les ont invoqués. Une simple distinction entre les forces qui résultent seulement d’une bonne organisation primitive, et les forces qui sont le résultat d’un certain genre d’exercices, eût concilié des faits en apparence contradictoires.
On a vu précédemment comment la nature et la position du sol, le cours et le volume des eaux, la température de l’atmosphère, la division des saisons et d’autres circonstances analogues influent sur les productions végétales ou animales qui peuvent servir d’aliments aux hommes. La nature des productions que le sol peut donner étant déterminée, c’est une nécessité, pour les hommes qui doivent en faire leur subsistance, de développer celles de leurs facultés qui peuvent les mettre à même d’en obtenir la plus grande quantité possible, et de les appliquer à leur usage. Des hommes placés sur un lieu où leurs principaux moyens d’existence doivent être tirés de la pèche, sont obligés, par la nature des choses, de donner à chacune de leurs facultés le genre de développement qu’exige la profession de pêcheur. Ceux qui, par la nature des lieux, ne peuvent exister qu’au moyen des animaux sauvages qu’ils prennent, sont également obligés, sous peine de périr, de donner à leurs facultés physiques et intellectuelles le genre de développement que le métier de chasseur exige. Il en est de même de ceux que la nature de leur sol condamne à être pasteurs, comme les Arabes bédouins et les peuples qui habitent le plateau central de l’Asie ; il faut que ces peuples sachent faire tout ce que leur position demande d’eux, ou qu’ils périssent. Enfin, on peut dire la même chose de tous les hommes, en général, qu’ils soient civilisés ou qu’ils soient barbares : chaque individu, quelle que soit sa position, est obligé de développer quelques-unes des parties de lui-même de préférence à d’autres, et le genre de développement qu’il leur donne est déterminé presque toujours par les circonstances dans lesquelles il se trouve placé.
Si nous examinons maintenant quels sont les divers genres de supériorité que possèdent certains individus ou certains peuples, sur d’autres individus ou sur d’autres peuples, nous trouverons que ces supériorités consistent généralement à exécuter ce qui est indispensable à ceux qui les possèdent, et ce qui serait de peu d’utilité pour ceux qui en sont privés. La plupart des voyageurs, en voyant des peuples sauvages se soutenir légèrement au-dessus des vagues des mers ou les fendre avec rapidité, parcourir avec facilité des distances immenses, reconnaître à des indices imperceptibles pour eux-mêmes, le chemin qu’a suivi le gibier, se diriger avec sûreté à travers des forêts sans bornes, apercevoir leur proie à de grandes distances, distinguer les sons les plus légers, juger par l’odorat des plus faibles odeurs, n’ont pu s’empêcher d’admirer l’étendue de leurs forces et la finesse exquise de leurs sens ; ils n’ont pas balancé à dire que la civilisation énerve les forces physiques et enlève aux sens la plus grande partie de leur finesse. Le merveilleux de ces phénomènes disparaîtra si nous examinons en quoi ils consistent, quelles sont les causes qui les produisent, et les effets qui en résultent.
Le sens de la vue, chez les peuples barbares, est celui dont la finesse a le plus surpris les voyageurs. Parmi ceux qui ont visité le cap de Bonne-Espérance, il n’en est aucun qui n’ait admiré, chez les indigènes, la finesse de ce sens. Thumberg leur a trouvé une supériorité marquée sur les Européens [456]. Levaillant a été saisi d’étonnement en voyant les mêmes peuples discerner, au premier aspect, des choses qu’il ne pouvait lui-même apercevoir :
« Que la vue, dit-il, est un sens subtil chez le Hottentot ! Qu’il la seconde par une attention difficile et bien merveilleuse ! Sur un terrain sec, où, malgré sa pesanteur, l’éléphant ne laisse aucune trace au milieu des feuilles mortes, éparses et roulées par le vent, l’Africain reconnaît le pas de l’animal ; il voit le chemin qu’il a pris et celui qu’il faut suivre pour l’atteindre ; une feuille verte retournée ou détachée, un bourgeon, la façon dont une petite branche est rompue, tout cela et mille autres circonstances sont pour lui des indices qui ne le trompent jamais. Le chasseur européen le plus expert y perdrait toutes ses ressources ; moi-même je n’y pouvais rien comprendre [457]. »
Le même voyageur dit, en parlant des hommes d’une tribu de cette race, qu’il leur suffit de la vue pour découvrir les eaux souterraines ; ils se couchent le ventre contre terre, regardent au loin ; et, si l’espace qu’ils ont parcouru de l’œil recèle quelque source, ils se relèvent et indiquent du doigt le lieu où elle est. Il leur suffit, pour la découvrir, de cette exhalaison éthérée et subtile que laisse évaporer au dehors tout courant d’eau, quand il n’est pas enfoui à une trop grande profondeur [458]. Péron, moins admirateur des peuples barbares que Levaillant, dit cependant en parlant d’une tribu de Hottentots, qu’ils tirent de l’arc avec une rare justesse, et qu’ils ont l’organe de la vue exercé au-delà même de ce qu’on pourrait croire [459].
Des observations semblables ont été faites sur les indigènes d’Amérique. Les sauvages du Canada ont, suivant Weld, le regard vif et perçant ; la vue ne leur manque à aucun âge ; ils ne connaissent aucune maladie des yeux ; jamais on n’y aperçoit aucune tache, à moins qu’elle ne soit la suite de quelque accident [460]. Ils suivent, sur l’herbe ou sur les feuilles, la piste des animaux et des hommes, aussi bien que des peuples civilisés pourraient la suivre sur la neige ou sur le sable mouillé [461]. Les Américains du sud paraissent surpasser même ceux du nord : suivant un voyageur espagnol, ils ont la vue du double plus
502.longue et meilleure que les peuples d’Europe [462]. Ils découvrent les vaisseaux et toute sorte d’objets à une distance à laquelle il ne nous est pas possible de les apercevoir [463]. Cette faculté paraît commune à tous ceux qui ne sont pas civilisés.
Un voyageur anglais a fait une observation analogue sur les peuples d’espèce malaie.
« Les sens des peuples qui ne sont pas très policés, dit-il, sont infiniment meilleurs que les nôtres affaiblis par mille accidents. Nous fûmes surtout bien convaincus de cette vérité à Tahiti : les naturels nous montraient très souvent de petits oiseaux dans l’épaisseur des arbres, ou des canards au fond des roseaux ; et aucun de nous ne pouvait les apercevoir [464]. »
Les Arabes bédouins ont paru également avoir le sens de la vue d’une finesse remarquable ; ils peuvent suivre à la piste un chameau qui s’est égaré, sans se laisser tromper par les traces des autres chameaux qui ont passé par le même chemin ; ils savent découvrir par la vue, la profondeur où les eaux sont cachées ; il leur suffit d’examiner la nature du terroir et des plantes qu’il produit [465].
Enfin, les animaux eux-mêmes ont paru perdre la finesse de leurs organes, en vivant avec l’homme.
« Dans la plupart des animaux, comme dans l’homme, dit M. de Humboldt, la finesse des sens diminue par un long assujettissement, par les habitudes qui naissent de la stabilité des demeures et des progrès de la culture [466]. »
Les mêmes voyageurs qui ont admiré la finesse du sens de la vue, chez les peuples non civilisés, ont admiré aussi, chez les mêmes peuples, la finesse de l’ouïe et de l’odorat. Les Bédouins détestent les villes à cause des mauvaises odeurs qu’elles exhalent ; ils ne comprennent pas comment des gens qui se piquent d’aimer la propreté, peuvent vivre au milieu d’un air si impur [467]. Les indigènes du Canada ont l’odorat d’une telle finesse, suivant Weld, qu’ils peuvent indiquer l’approche d’un feu, bien longtemps avant que d’en sentir la chaleur et de l’apercevoir ; ils ont le sens de l’ouïe doué d’une finesse non moins grande [468]. Ils découvrent, autant par l’organe de l’odorat que par celui de la vue, les vestiges que des hommes ont laissé à leur passage, sur l’herbe la plus courte, sur la terre sèche et dure ; ils connaissent non seulement que ces traces ont été laissées par des hommes, mais encore quelle est la nation à laquelle ces hommes appartiennent [469]. Les mêmes peuplades qui, suivant Azara, ont la vue deux fois plus longue que les Européens, ont aussi l’ouïe bien supérieure à la nôtre [470]. Enfin Thumberg, qui a admiré la finesse de la vue des Hottentots, a trouvé que ces peuples avaient l’odorat d’une finesse non moins admirable [471].
La plupart des peuples sauvages ont, sur les peuples civilisés, un autre avantage physique ; celui de parcourir, en peu de temps et sans se reposer, de très grandes distances ; cette faculté cependant n’est pas développée chez tous au même degré. Plusieurs des indigènes du Canada, lorsqu’il s’agit de sauter ou de parcourir un petit espace, sont moins agiles que les Européens : ceux d’entre eux qui ont mesuré leurs forces à cet égard avec celles des Français ou des Anglais, ont toujours été vaincus ; mais ils ont montré une supériorité immense toutes les fois qu’il s’est agi de faire de longues marches, ou de supporter de longues fatigues [472]. Quelques-uns d’entre eux cependant courent avec une grande vitesse ; dans leurs chasses, ils poursuivent le gibier avec une ardeur extrême et parviennent souvent à l’atteindre [473]. Ces peuples font, suivant Weld, plusieurs centaines de milles dans des forêts à travers desquelles aucune route n’est tracée, sans se détourner de la ligne droite, et ils arrivent au lieu de leur destination, à l’instant même qu’ils ont fixé en partant. Ils traversent de grands lacs avec la même adresse, et, quoique le rivage se soit dérobé à leur vue pendant plusieurs jours, ils prennent terre, sans se tromper, à l’endroit qu’ils ont indiqué [474].
La plupart des indigènes du cap de Bonne-Espérance sont également remarquables par la rapidité et par la durée de leurs courses ; plusieurs d’entre eux suivent, pendant des heures entières, des chevaux allant au trot ou au galop ; même les plus âgés parcourent quelquefois l’espace de vingt milles dans une durée de trois ou quatre heures, et ne paraissent pas très fatigués ; quelques-uns courent pendant des journées entières après les élans qu’ils ont blessés ; ils parviennent ainsi à les lasser et à les atteindre [475].
[III-361]
Les peuples, dans l’état sauvage, se montrent, en général, aussi habiles à nager qu’à courir. Les indigènes de la Floride nagent avec une extrême vitesse ; les femmes passent les grandes rivières à la nage, en portant leurs enfants dans leurs bras [476]. Les Indiens qui habitent sur le golfe de Coriaco et surtout au nord de la péninsule d’Araga, sont si habiles nageurs, que, si une pirogue chargée de cocos chavire en gouvernant trop près du vent, droit contre la lame, le pêcheur qui la conduit la redresse et commence à en faire sortir l’eau, tandis que son fils rassemble les cocos en nageant à l’entour [477]. Les Guaranis se montrent plus habiles encore : leur adresse est telle que les missionnaires s’imaginent qu’ils nagent naturellement et sans l’avoir appris, comme certains animaux. Azara, témoin de la facilité avec laquelle ces peuples se soutiennent sur l’eau, n’a pu expliquer ce phénomène qu’en supposant qu’à égalité de volume, leurs corps sont plus légers que ceux des Européens. Tous les indigènes d’Amérique n’ont cependant pas la même adresse ; plusieurs n’osent se hasarder à passer les grandes rivières à la nage [478].
Les Malais répandus dans les îles de l’océan Pacifique ne sont pas moins habiles, pour la plupart, dans l’art de la natation. Ceux de l’île de Pâques nagent si parfaitement qu’avec la plus grosse mer, ils vont à deux lieues de large, et cherchent par plaisir, en retournant à terre, l’endroit où la lame brise avec le plus de force [479]. Les habitants des îles Marquises se livrent, dans leurs jeux, aux mêmes exercices ; ils ont une telle adresse et une telle agilité que, suivant Krusenstern, ils ne peuvent être égalés que par les requins [480]. Les habitants des îles Sandwich ne sont ni moins adroits ni moins forts ; ils plongent ou nagent avec tant de vélocité qu’en jetant en même temps deux pièces de monnaie dans la mer, l’une vers la proue et l’autre vers la poupe d’un vaisseau, un homme, en se précipitant dans les flots, s’empare de toutes les deux, avant qu’elles aient eu le temps de descendre à une profondeur trop grande pour être atteintes [481]. On a vu précédemment que c’est également en plongeant dans la mer, que les femmes des indigènes de la terre de Van-Diemen procurent des subsistances à leurs enfants et même à leurs maris [482].
Ce n’est pas seulement par les longs voyages qu’ils exécutent sans prendre aucun repos, ou par l’agilité avec laquelle ils fendent les vagues des mers, que les peuples non civilisés manifestent leurs forces ; c’est aussi par les fardeaux qu’ils portent ou qu’ils traînent. Un indigène du Canada regarde comme un jeu de faire, plusieurs jours de suite, dix lieues par jour chargé d’un poids de cent vingt livres : il marche avec son fardeau une journée entière, sans se reposer une seule fois [483]. Les femmes, qui ont l’habitude de suivre leurs maris à la chasse, et qui sont obligées de porter la provision ou le gibier, sont plus fortes encore. Celles de la Louisiane ont une telle vigueur, que, suivant Hennepin, elles font des voyages de deux cents lieues avec des fardeaux que trois Européens d’une force ordinaire auraient de la peine à soulever [484]. Nous avons vu que, d’après le témoignage de M. de Humboldt, un Caribe peut ramer contre le courant d’un fleuve pendant douze heures de suite, ce qui n’est assurément pas un signe de faiblesse.
Dans les îles des Amis, les matelots de l’équipage de Cook voulurent mesurer leurs forces dans le pugilat et dans la lutte avec les indigènes ; mais, dit ce voyageur, ils furent toujours battus, si j’excepte un petit nombre de cas où les champions du pays n’usèrent pas de leurs avantages, de peur de nous offenser [485]. Les matelots anglais, surtout ceux qui appartiennent à la marine royale et qui sont destinés à faire une longue et périlleuse navigation, sont cependant choisis parmi les hommes les plus robustes du pays, et ils sont généralement exercés dans l’art du pugilat. Les habitants des îles des Amis, qui les ont vaincus, sont loin, au contraire, d’être les plus forts de leur race ; ils sont de beaucoup inférieurs, soit aux habitants des îles des Navigateurs, soit à ceux de quelques-unes des îles Marquises [486]. La Pérouse a jugé que, dans leur constitution physique, ils n’avaient aucune supériorité sur ses matelots [487].
Si, sous plusieurs rapports, les hommes non civilisés ont des forces supérieures à celles des hommes civilisés, ils n’ont pas besoin de les réparer d’une manière aussi régulière pour les soutenir. Un indigène du Canada, du nord de l’Asie ou du cap de Bonne-Espérance, peut rester trois ou quatre jours sans aliments, sans être moins actif et même sans que sa gaieté en soit diminuée. Quand les Canadiens n’ont rien rencontré après plusieurs jours de chasse, et qu’ils sont réduits à vivre d’eau de neige, ils se livrent à des plaisanteries, s’interrogent mutuellement sur leurs dispositions amoureuses, et attendent patiemment que la fortune leur fasse rencontrer du gibier [488].
Cependant, des écrivains, entraînés par l’esprit de système, ou n’ayant observé qu’un petit nombre de faits, sans en rechercher les causes, ont affirmé, d’une manière absolue, que les forces physiques de l’homme, dans l’état sauvage ou barbare, sont inférieures aux forces physiques de l’homme dans l’état de civilisation ; ils ont ainsi créé un système qui est exactement le contraire de celui de J-J. Rousseau, mais qui ne repose pas sur des bases beaucoup plus solides. Rousseau, en voyant que, suivant les relations de quelques voyageurs, certains sauvages courent avec une grande vitesse, que d’autres fendent les vagues des mers avec une facilité extraordinaire, et que d’autres voient certaines choses, distinguent certains sons ou sentent certaines odeurs que les voyageurs n’aperçoivent pas ou ne distinguent pas eux-mêmes, s’est hâté d’en conclure que la civilisation énerve les forces physiques et émousse les sens de la vue, de l’ouïe et de l’odorat. D’autres écrivains, voyant, au contraire, des hommes civilisés exécuter des opérations inexécutables pour des hommes sauvages, se sont hâtés d’en tirer la conséquence qu’à mesure que les peuples se civilisent, ils accroissent leurs forces physiques. On verra, lorsque j’aurai rapporté les faits qui ont servi de fondement à ce dernier système, comment des deux côtés on est tombé dans l’erreur, pour avoir tiré des conclusions trop générales de quelques faits particuliers, et surtout pour n’avoir pas distingué le genre de perfectionnement qui consiste dans la bonne formation des organes, de celui qui est le résultat d’un certain genre d’exercices.
Lahontan a observé que les Canadiens, si infatigables à la course, avaient cependant moins de force que les Français toutes les fois qu’il s’agissait de porter un fardeau ou de le soulever, à l’aide des bras, et de le charger sur le dos [489]. La Pérouse a vu lutter quelques-uns de ses matelots avec les indigènes du nord-ouest de l’Amérique : les plus faibles, parmi les premiers, ont toujours vaincu les plus forts parmi les seconds [490]. Rolin, médecin qui accompagnait La Pérouse dans son expédition, dit qu’il n’a pas remarqué qu’aucun peuple sauvage eût une plus grande vitesse à la course, ni plus de perfection dans les organes des sens que les Européens ; s’il existe une différence dans la perfection de ces facultés, elle est, suivant lui, à l’avantage des nations policées [491]. Enfin, Péron a fait des expériences sur les indigènes de la Nouvelle-Hollande, sur les habitants de Timor, sur les matelots de son équipage et sur les colons anglais ; il a mesuré, au moyen du dynamomètre, la force des poignets et des reins des uns et des autres, et il a trouvé que les plus sauvages étaient ceux qui avaient fait avancer le moins l’aiguille de l’instrument destinée à marquer les degrés de force : il a conclu de là que le développement des forces physiques n’est pas toujours en raison directe du défaut de civilisation [492].
[III-368]
Des circonstances locales sous lesquelles quelques facultés particulières se développent, chez les peuples des diverses espèces.
On peut faire plusieurs questions sur les divers genres de supériorité ou d’infériorité qui ont été observés entre des hommes civilisés, et ceux qui ne sont pas encore sortis de l’état de barbarie : les différences qui existent entre les uns et les autres tiennent-elles à une différence d’espèces ? Sont-elles le résultat d’une meilleure constitution primitive, et cette constitution est-elle une conséquence nécessaire de l’état de civilisation ou de barbarie ? Sont-elles le résultat d’un exercice particulier, ou, en d’autres termes, les peuples barbares voient-ils mieux que nous certaines choses, parce qu’ils ont appris à les regarder, ou parce qu’ils ont les yeux constitués pour les mieux voir ?
Si les différences qu’on a observées tenaient à une différence d’espèce, les faits qu’on a rapportés ne prouveraient rien en faveur de la civilisation ou de la barbarie, puisque, dans presque tous les cas, on a comparé entre eux des hommes qui appartenaient à des espèces différentes : on a comparé aux hommes d’espèce caucasienne, tantôt des individus d’espèce cuivrée, tantôt des Malais, et tantôt des hommes d’espèce africaine. Les observations faites avec le plus de soin, comme celles de Péron, seraient aussi peu concluantes que les autres, puisque ce voyageur n’a comparé à des Européens que des hommes qu’il a crus d’espèce éthiopienne et des Malais [493]. Mais on verra tout à l’heure qu’il n’est pas possible de croire que les différences d’espèces aient produit celles qu’on a observées sur les divers degrés de force ou de finesse de nos organes. Il faut donc en chercher les causes dans une organisation plus parfaite, ou dans des exercices différents.
En observant ce qui se passe journellement autour de nous, nous voyons que les hommes doués de l’organisation physique la plus parfaite ne savent voir, ouïr, sentir, exécuter que ce qu’ils ont appris à regarder, à écouter, à sentir, à faire. Qu’on présente quelques pages d’écriture à l’homme doué de la vue la plus fine, mais qui n’a jamais appris à lire ; qu’on le prie de déterminer sur-le-champ les différences qui existent entre les lettres, et d’indiquer celles qui ont la même ressemblance ; il répondra probablement qu’il ne voit entre elles presque aucune différence, et qu’il ne peut pas savoir où chacune d’elles commence et où elle finit, ou quelles sont les parties qui appartiennent à chacune. Les personnes qui distinguent le mieux les caractères qui appartiennent à leur propre langue, peuvent se convaincre de cette vérité, en jetant les yeux sur les caractères propres à une langue qui leur est étrangère, sur des caractères hébreux, grecs ou chinois. Il n’est presque point de profession où l’on n’apprenne à voir des choses que ne voient pas, du moins avec la même facilité et la même promptitude, des personnes à qui cette profession est étrangère : un peintre voit, au premier coup d’œil, dans un tableau, ce que ne saurait y apercevoir la multitude qui le regarde ; un mécanicien habile aperçoit, en un instant, chacune des parties de la machine la plus compliquée, tandis qu’un ignorant n’y voit que de la confusion, et ne peut rien y comprendre.
On apprend à entendre de la même manière qu’on apprend à voir. Un homme qui écoute un discours prononcé dans sa propre langue, distingue, non seulement chacun des mots dont le discours se compose, mais chacune des syllabes dont chaque mot est formé : il peut s’apercevoir des répétitions des mêmes sons et des moindres défauts de prononciation. Mais celui qui écoute un langage auquel il est complètement étranger, ne peut distinguer ni les syllabes, ni les mots, ni les phrases ; il lui est impossible de s’apercevoir si la personne qui parle se répète ou ne se répète pas, si les mêmes sons reviennent à chaque phrase, ou si ce sont des mots différents. Les nuances qui distinguent les mots les uns des autres sont souvent si légères, qu’il lui est impossible de les saisir ; pour lui, ce n’est qu’une suite de sons qui ne paraissent pas plus différer les uns des autres, que ne diffèrent les sons des chants des oiseaux. Un homme qui s’est longtemps exercé à étudier la musique, discerne, dans un orchestre, non seulement le son que donne chaque instrument, mais chacune des fautes qui échappent aux musiciens. Celui qui est étranger à la musique, n’est pas seulement incapable de discerner chacun des sons d’un concert ; pour lui, ce n’est souvent que du bruit. Il n’est personne qui ne puisse avoir observé qu’en vivant habituellement au milieu d’un grand bruit, on finit par ne plus l’entendre, à moins qu’on n’y fasse attention ; tandis qu’on distingue un bruit moins fort auquel on n’est pas accoutumé, ou auquel on est attentif : un matelot, au milieu d’une tempête, distingue tous les commandements de son officier ; un passager n’entend que le bruit des vagues.
Le sens de l’odorat est soumis aux mêmes lois que les autres ; on ne distingue, par son moyen, que ce qu’on étudie ; on finit par ne plus apercevoir les odeurs dont on est continuellement frappé, et sur lesquelles on a cessé de porter son attention. Les hommes qui visitent les lieux consacrés à certaines fabrications, sont souvent affectés par des odeurs qui leur semblent insupportables, tandis que les individus qui en sont continuellement frappés finissent par ne plus les apercevoir.
La rapidité et la régularité de nos mouvements dépendent également des habitudes que nous avons fait prendre à quelques-uns de nos muscles, et de la régularité des exercices auxquels nous nous sommes livrés, bien plus que de la bonté de notre organisation physique. Un habile musicien meut ses doigts avec une rapidité et une régularité que ne saurait donner aux siens l’homme qui aurait la main la mieux faite, mais qui ne se serait pas livré à l’exercice du même art. Un maître d’armes a, dans ses mouvements, une vitesse, une justesse et une force que ne peut avoir dans les siens un homme resté étranger au métier des armes, quelque bien constitué et quelque fort qu’on le suppose.
Les individus auxquels la perte de la vue a rendu la finesse du tact nécessaire, finissent par donner à ce dernier sens une si grande perfection, qu’il remplace en quelque sorte le premier. Nous pouvons voir, tous les jours, des aveugles qui, par le seul moyen du toucher, distinguent toutes les inégalités produites sur un jeu de cartes par les diverses couleurs qui y sont appliquées. Les princes de Perse, que la politique ombrageuse de leur père ou de leur frère a privés de l’usage des yeux, finissent par donner au tact une finesse plus grande encore ; ils taillent en bois des figures d’hommes, de chevaux, d’oiseaux, de fleurs ; ils copient toutes sortes de figures en bosse, imitant le modèle au toucher comme on ferait à la vue ; ils peuvent juger même de la bonté du mouvement d’une montre [494].
Un homme habitué à porter des fardeaux, par l’habitude qu’il donne à ses muscles, et surtout par l’art avec lequel il sait conserver l’équilibre ou maintenir son aplomb, a, à cet égard, une supériorité immense sur celui qui n’a pas contracté les mêmes habitudes ; il peut porter un poids plus considérable et pendant une plus longue durée de temps. Enfin, celui qui exerce les muscles de ses jambes ou de ses bras à exécuter certains mouvements, comme les coureurs ou les rameurs, peut continuer les mêmes mouvements pendant une plus longue durée de temps, que celui qui n’a pas pris les mêmes habitudes. J’ai quelquefois observé des jeunes gens qui conduisaient des bateaux pour leur amusement, et qui luttaient dans cet exercice avec des bateliers de profession. D’abord, les premiers surpassaient les seconds par la rapidité ou par la force de leurs mouvements ; mais leurs forces étaient épuisées avant que celles des bateliers eussent éprouvé une diminution sensible ; il y avait, entre les uns et les autres, exactement les mêmes différences qu’on a observées entre quelques Européens et les indigènes du Canada, lorsqu’ils se sont mesurés à la course [495].
Pour observer les phénomènes dont je viens de parler, ou pour reconnaître l’influence de l’étude et de l’habitude sur chacun de nos organes, il n’est donc pas nécessaire de traverser les mers, d’aller suivre les sauvages dans les forêts, ou de comparer les diverses races d’hommes les unes aux autres ; il suffit de regarder ce qui se passe au milieu d’une ville, et quelquefois autour de soi, et sans sortir de sa maison. On va voir, en effet, que les phénomènes qui ont étonné tant de voyageurs, fait l’admiration de tant de philosophes, et donné naissance à tant de faux systèmes, ne diffèrent en rien, quant aux causes qui les produisent, des phénomènes dont nous sommes tous les jours les témoins.
Plusieurs des peuples indigènes du cap de Bonne-Espérance se distinguent, dit-on, par la finesse des sens de la vue, de l’ouïe et de l’odorat, et par la vitesse avec laquelle ils parcourent de grandes distances. Mais quelles sont les choses qu’ils voient ou qu’ils entendent mieux que les peuples civilisés ? Ils voient mieux les traces des bêtes sauvages qui leur servent d’aliments, ou les traces de celles dont ils peuvent eux-mêmes devenir la proie ; ils entendent mieux les bruits qui peuvent leur indiquer la présence d’une victime ou celle d’un ennemi ; ils sentent mieux les odeurs qui peuvent leur donner les mêmes indications. Placés dans un pays qui manque d’eau, ils savent discerner les vapeurs légères qui leur indiquent des sources souterraines ; c’est une étude dont la soif leur a fait une nécessité, mais à laquelle ils ne se seraient jamais livrés si leur pays eût été coupé par de nombreuses rivières. Obligés, pour ne pas périr de faim, de surprendre ou de poursuivre les animaux les plus légers à la course, dans un pays découvert, ils sont devenus d’excellents coureurs ; mais jamais ils n’auraient appris à courir, si, renfermés dans une île étroite, ils n’avaient pu vivre que de poisson. Ces peuples savent donc, mieux que nous, voir, entendre, sentir ce qu’ils ont appris à voir, à sentir et à entendre pendant tous les instants de leur vie, et ce qui n’a jamais fait l’objet de nos occupations : ils savent bien ce qu’ils ont bien étudié ; il n’y a rien là de merveilleux ; nous sommes tous dans le même cas.
Il ne faut pas s’imaginer que, pour acquérir ce genre de perspicacité, il soit nécessaire de posséder des qualités physiques extraordinaires, ou de faire des études plus longues que celles auxquelles sont obligés de se livrer les hommes qui veulent apprendre les plus communs des métiers. Levaillant, qui admirait, comme tant d’autres, l’homme de la nature, qui ne parlait qu’avec enthousiasme de la finesse de sens que le Créateur lui a donnée et que la société détruit, finit par acquérir lui-même cette sagacité, cette finesse qu’il admirait. Il connaissait, à des signes sûrs, les lieux où il pouvait trouver de l’eau, et ceux par où avait passé le gibier ; et pour posséder ces connaissances il ne lui fallut que l’étude et l’expérience de six mois [496].
Les objets que les indigènes du nord de l’Amérique voient, entendent ou sentent mieux que les hommes civilisés, sont ceux également sur lesquels se portent leurs études, et que nous n’avons presque aucun intérêt à observer : ils possèdent les connaissances ou les arts sans lesquels la chasse et la pêche leur seraient impossibles, et sans lesquels ils ne sauraient vivre. Obligés de parcourir des forêts immenses qui n’ont point de route, et ne possédant aucun moyen artificiel de se diriger, ils ont eu recours à des indications naturelles ; l’écorce des arbres est plus blanche et les branches sont ordinairement plus longues et plus vigoureuses du côté du sud que du côté du nord ; elles ont aussi plus de feuilles, et par conséquent les couches de végétaux sont plus profondes ; du côté du nord-ouest, l’écorce est plus épaisse et plus dure qu’elle ne l’est des autres côtés : c’est à des faits, à des observations de cet ordre ou à d’autres également simples que les indigènes doivent la faculté de se diriger sans guides, ou de reconnaître les lieux par où a passé le gibier ou l’ennemi [497] ; mais, comme ils ne sont jamais exposés à manquer d’eau, ils sont aussi incapables que nous de voir les vapeurs légères qui indiquent aux Hottentots des sources souterraines.
[III-378]
Le gibier changeant de lieu selon les saisons, et parcourant quelquefois des distances immenses, les indigènes du Canada sont obligés de le suivre, et passent quelquefois plusieurs jours sans en rencontrer. Dans cet exercice, ils sont forcés d’observer constamment la disposition des lieux, de discerner de loin si les objets qui frappent leurs regards sont les animaux qu’ils poursuivent ou les ennemis qu’ils doivent éviter. Ainsi, en même temps qu’ils exercent l’organe de la vue à discerner certains objets, ils donnent aux muscles de leurs jambes toute la force qu’ils sont susceptibles d’acquérir. Mais, s’ils donnent une grande puissance à une partie de leurs muscles, ils ne donnent aux autres que peu d’exercice ; un sauvage n’emploie ordinairement ses bras qu’à lancer des flèches, ou tout au plus qu’à porter ses armes. C’est sa femme qui est chargée de porter ou de traîner le gibier ; c’est elle qui dresse les tentes, qui coupe ou transporte le bois nécessaire à la préparation des aliments, ou même qui travaille à la terre, lorsqu’en effet il existe quelques commencements d’agriculture [498]. Aussi, les mêmes individus qui se montrent supérieurs aux peuples civilisés, quand il s’agit de faire de longues courses, leur sont généralement inférieurs toutes les fois qu’il s’agit de faire usage de leurs bras. La raison de cela est facile à voir : chacun se montre supérieur dans la partie qu’il a exercée.
Les qualités que possèdent les indigènes d’Amérique sont tellement le résultat d’un certain genre d’études ou d’exercices, que les colons qui se sont livrés aux mêmes occupations, les ont acquises et portées même plus loin qu’eux.
« Aujourd’hui, dit Volney, que l’on a, aux États-Unis, des exemples innombrables de colons des frontières, irlandais, écossais, kentokais, qui sont devenus en peu d’années des hommes des bois aussi habiles et aussi rusés, des guerriers plus vigoureux et plus infatigables que les hommes rouges, l’on ne croit plus à la prétendue excellence ni du corps, ni de l’esprit, ni du genre de vie de l’homme sauvage [499]. »
Les bergers espagnols de l’Amérique du sud ont le coup d’œil plus prompt et plus juste que les peuplades barbares du nord. Ils jugent, au premier aspect, quel est l’endroit le meilleur pour passer une rivière qu’on découvre à deux lieues de distance, quoiqu’ils ne l’aient jamais vue auparavant. Ils arrivent, de nuit et sans boussole, à un lieu marqué, quoique le pays soit horizontal, et qu’il n’existe, pour se conduire, ni arbres, ni chemins. Ils distinguent, à une distance immense, et avec une rapidité et une justesse inconcevables, les animaux qu’ils sont habitués à garder.
« Je n’avais qu’à dire à un de ces hommes, dit Azara : Tiens, voilà deux cents chevaux (et même davantage) qui sont à moi ; aies-en soin, et tu en répondras. Il les regardait un instant avec attention, quoiqu’ils fussent à paître quelquefois à la distance d’une demi-lieue ; cela suffisait pour les lui faire tous reconnaître, et pour qu’il ne s’en perdît pas un seul, quoiqu’il se contentât de les regarder de loin [500]. »
Ces mêmes hommes qui distinguent, à des distances immenses, les signes particuliers de chaque individu dont une nombreuse troupe de chevaux se compose, sont devenus, par l’exercice, les cavaliers les plus habiles. Ils montent, sans crainte, des chevaux fougueux et indomptés ; ils s’élancent quelquefois sur des chevaux sauvages, et savent les maîtriser ; ils montent jusqu’à des taureaux. Ils sont si habiles dans ce genre d’exercice, qu’ils soutiennent, sans fatigue, les courses les plus longues et les plus rapides [501].
Un naturaliste a attribué aux peuples d’espèce malaie la même finesse de sens, et particulièrement du sens de la vue, que d’autres ont attribuée aux Hottentots et aux Américains. Forster a cru que les habitants de Tahiti avaient la vue plus fine que les Européens, et la raison qu’il en donne, est que les premiers voyaient, dans le feuillage des arbres, de petits oiseaux, et au fond des marais, des canards que les marins de l’équipage de Cook ne pouvaient pas apercevoir. Il n’était pas nécessaire de faire le tour du monde pour faire une observation pareille ; si Forster, sans sortir de l’Angleterre, était allé quelquefois à la chasse avec quelques-uns de ses compatriotes, il se serait convaincu que les chasseurs expérimentés voient très distinctement et de fort loin, des objets que des chasseurs novices sont incapables d’apercevoir ; et cela ne prouve en aucune manière que les premiers sont doués d’une meilleure organisation physique que les seconds.
Plusieurs des insulaires de l’océan Pacifique se sont montrés supérieurs à la lutte aux matelots anglais ; mais ces peuples, outre les avantages qu’ils ont de jouir d’un air extrêmement pur et de vivre dans l’abondance [502], se livrent habituellement à tous les exercices gymnastiques qui étaient jadis en usage parmi les Grecs, et particulièrement aux exercices de la lutte et du pugilat [503] ; faut-il s’étonner que, dans ces exercices, ils aient montré de la supériorité sur des hommes qui y étaient étrangers, ou qui du moins ne s’y livrent que très rarement ? Lorsque des matelots anglais ont eu à combattre des hommes de même espèce, qui ne s’étaient pas également exercés, et qu’ils ont employé la méthode usitée dans leur pays, ils ont montré, sur leurs adversaires, la même supériorité que ceux-ci avaient montrée sur eux dans d’autres occasions [504].
Péron a trouvé que les indigènes de la Nouvelle-Hollande avaient, dans les poignets et dans les reins, moins de force que les Français, pour faire avancer l’aiguille du dynamomètre ; et la description qu’il donne de la constitution physique de ces hommes ne permet pas de supposer qu’ils soient doués d’une organisation très parfaite. Cependant, s’ils avaient eux-mêmes choisi la nature des expériences, s’ils avaient engagé les compagnons du naturaliste français à faire une course dans les forêts ou à travers des marais, ou à aller prendre des coquillages au fond de la mer, pense-t-on que le résultat aurait été le même ? Les hommes les plus forts de l’équipage n’eussent-ils pas été vaincus par les plus faibles des femmes de ce pays ?
Des peuples barbares se montrent habiles dans la natation, par la même raison que d’autres se montrent agiles et infatigables dans la course ; c’est une condition de leur existence. Mais, soit qu’il s’agisse de parcourir un grand espace, soit qu’il s’agisse de vaincre la résistance des vagues, on n’exécute pas l’une ou l’autre de ces deux opérations sans être doué d’une grande force musculaire ; seulement, de ce que certains muscles sont doués d’une grande puissance lorsqu’on les a habitués à se mouvoir dans un certain sens, il ne faut pas conclure que d’autres auraient une puissance égale, quand même on ne les aurait pas exercés.
On peut croire, avec M. de Humboldt, que les animaux que l’homme a privés de la liberté et qu’il a délivrés du soin, soit de pourvoir eux-mêmes à leur subsistance, soit de se garantir des dangers dont ils auraient été environnés s’ils étaient restés libres, ont moins de sagacité, sous certains rapports, que ceux qui ont conservé leur indépendance ; mais il ne faut pas s’imaginer que ce soit parce que leur organisation s’est affaiblie ou viciée ; c’est parce qu’ils n’ont point appris à discerner ou à entendre les mêmes choses. Un oiseau de proie qu’on aura tenu dès sa naissance dans une cage et auquel on rendra longtemps après la liberté, ne sera pas aussi rusé, ni aussi méfiant, et ne discernera pas d’abord aussi bien et à une aussi grande distance, les animaux dont il doit se nourrir, que celui que la faim et le danger auront continuellement instruit ; la raison en est que l’expérience profite aux bêtes comme aux hommes, quoique à un moindre degré [505].
J’ai dit que la prétendue finesse des sens des sauvages ne tient pas à une différence d’espèce. Deux faits incontestables en sont la preuve. Le premier, c’est que cette prétendue finesse a été observée chez des hommes de toutes les espèces, au même degré de civilisation. On a vu, chez les Arabes bédouins, à peu près les mêmes genres de supériorité que chez les Hottentots, les Malais et les indigènes d’Amérique. Le second fait, c’est que les Européens qui ont vécu parmi des peuples non civilisés appartenant à des espèces différentes, ont fini par acquérir, et même en peu de temps, les qualités qu’on avait crues propres à ces peuples ; quelques-uns les ont même portées plus loin qu’eux.
Quelles sont d’ailleurs les causes qui pourraient donner cette finesse aux sens des peuples sauvages, ou qui pourraient la détruire, quand elle existe, à mesure qu’ils se civilisent ? Si l’esprit de système n’avait pas, à cet égard comme à beaucoup d’autres, rendu les hommes aveugles ; si l’on avait voulu seulement se donner la peine de rechercher les causes des phénomènes dont on affirmait l’existence, on serait arrivé à des résultats opposés à ceux qu’on croyait avoir observés ; on aurait trouvé que les mêmes causes qui peuvent diminuer la finesse des sens dans l’état de civilisation, existent avec plus de puissance dans l’état de barbarie.
De tous les organes, le plus facile à offenser est celui de la vue ; il peut être blessé par un passage trop rapide de l’obscurité à la lumière, par la réverbération du soleil quand il frappe sur un sol couvert de neige ou de sable, par la poussière qu’emporte le vent, et surtout par une atmosphère chargée de matières acides ou salines. Or, toutes ces causes agissent dans l’état de barbarie comme dans l’état de civilisation ; mais, dans le premier, elles ont infiniment plus de force que dans le second. Un Hottentot, dans sa hutte, est environné d’une atmosphère moins pure que celle qui nous environne dans l’intérieur de nos maisons ; resserré avec sa famille dans un espace de quelques pieds, ne recevant de l’air que par une porte où lui-même ne peut entrer qu’en rampant, enveloppé d’une épaisse fumée pour se garantir du froid ou des insectes qui le poursuivent, et couché sur un sol couvert d’ordures dont les exhalaisons se font sentir au loin, on ne voit pas comment le contact d’une telle atmosphère avec l’organe de la vue, pourrait produire la perfection qu’on lui suppose. Les barbares de l’Asie et de l’Amérique, tant qu’ils restent dans leurs cabanes, ne vivent pas dans une atmosphère plus pure ou plus favorable aux yeux que celle dans laquelle vivent les Hottentots. On a vu, dans les descriptions que j’ai précédemment données, des habitations des indigènes du Canada, du Kamtchatka, de la Nouvelle-Hollande et de presque tous les pays non civilisés, qu’ils ne sont pas plus avancés à cet égard les uns que les autres. Il est vrai que les peuples qui habitent ces contrées, passent une partie considérable de leur temps au grand air ; mais tous les habitants de nos campagnes y passent une partie au moins aussi considérable du leur ; ils ont des habitations mieux aérées, moins enfumées et plus saines ; et l’air qu’on respire dans les pays cultivés, est au moins aussi pur que celui qu’on respire dans les forêts ou dans les terres marécageuses de la plupart des contrées sauvages.
S’il existe d’ailleurs des peuplades chez lesquelles les voyageurs n’ont observé aucun défaut dans l’organe de la vue, il en est d’autres chez lesquelles on a trouvé un grand nombre d’individus qui avaient les yeux malades ou gâtés, et celles-ci étaient toujours les plus sauvages. Les indigènes du nord de la Nouvelle-Hollande sont si loin de posséder cette finesse de vue que quelques philosophes ont attribuée aux sauvages, et que d’autres ont attribuée aux races colorées, qu’ils peuvent à peine apercevoir ce qui se passe autour d’eux.
« Leurs paupières, dit un voyageur en parlant des peuples qui habitent au nord de ce continent, sont toujours demi-fermées, pour empêcher que les mouches ne leur donnent dans les yeux : aussi, sont-elles si incommodes, que, quelque chose qu’on fasse avec son éventail, on ne peut les empêcher de donner au visage ; et, sans le secours des deux mains, elles entreraient jusque dans les narines, et même dans la bouche si les lèvres n’étaient pas bien fermées. De là vient qu’étant incommodés de ces insectes dès leur enfance, ils n’ouvrent jamais les yeux comme les autres peuples : aussi, ne sauraient-ils voir de loin, à moins qu’ils ne lèvent la tête comme s’ils voulaient voir quelque chose qui fût au-dessous d’eux... Ces mêmes habitants s’enfuyaient toujours de nous ; cependant, nous en primes plusieurs ; car, comme je l’ai déjà remarqué, ils ont les yeux si mauvais, qu’ils ne nous voyaient que quand nous étions près d’eux [506]. »
On peut faire, sur le sens de l’odorat, des observations analogues à celles que j’ai faites sur le sens de la vue. Si quelque chose peut en accroître la finesse, c’est l’habitude de respirer un air pur et dégagé de toutes sortes d’exhalaisons ; mais on a vu précédemment que rien n’égale la saleté des huttes des sauvages et la mauvaise odeur qu’elles exhalent. La malpropreté de leurs vêtements et de leurs personnes est la même que celle de leurs habitations ; elle a révolté tous les voyageurs qui les ont visités ; la puanteur qu’ils répandent est telle, que souvent on les sent longtemps avant que de les voir : or, il est difficile de concilier cette saleté et cette puanteur avec la délicatesse d’odorat qu’on leur suppose. Des hommes qui mangent la viande et le poisson pourris, et qui vivent habituellement dans l’ordure, ne sauraient être très frappés par une mauvaise odeur quand elle est légère. Ils peuvent sans doute s’apercevoir plus facilement que nous des odeurs qui leur sont étrangères, et auxquelles nous sommes habitués ; mais aussi nous pouvons nous apercevoir plus facilement qu’eux des odeurs qu’ils répandent, et que nous trouvons offensives.
Les peuples barbares ayant toujours des ennemis à surprendre, ou craignant sans cesse d’être surpris, doivent être plus attentifs que nous ne le sommes à toute espèce de bruits. Lorsque les sons qui nous frappent ne peuvent réveiller ni nos craintes, ni nos espérances, et qu’ils ne nous causent immédiatement aucun plaisir, nous n’y faisons plus attention, et nous cessons même de les entendre toutes les fois que quelque autre chose excite fortement notre attention ; mais ce n’est pas parce que le sens de l’ouïe a moins de finesse, c’est parce que nous sommes moins attentifs ; nous saisissons le son le plus léger auquel nous nous attendons ; il suffit, pour s’en convaincre, d’assister à quelque concert. Si donc l’on fait abstraction de l’intérêt qu’on a à écouter ou à ne point écouter certains bruits, il sera impossible de trouver, dans la position d’un sauvage, des causes qui puissent accroître chez lui la finesse de l’ouïe.
Ne pouvant découvrir, dans la position des peuples non civilisés, aucune cause qui soit propre à accroître immédiatement la finesse de leurs sens, il resterait à savoir s’il n’existe pas des causes qui tendent à produire le même effet d’une manière indirecte ; si, par exemple, il ne suffirait pas de manger de la viande ou du poisson crus ou pourris, pour accroître la finesse de l’odorat ; si l’on ne pourrait pas accroître la finesse de la vue, en se gorgeant d’aliments et en supportant la famine alternativement, ou en respirant un air chargé d’exhalaisons méphitiques ; si l’on n’accroîtrait pas la finesse de l’ouïe, en passant fréquemment d’un exercice violent à une oisiveté absolue. C’est aux admirateurs de l’état de nature et des systèmes de Rousseau, qu’il appartient de résoudre ces questions.
[III-390]
Des effets qui résultent du développement de quelques facultés particulières, chez les peuples des diverses espèces. — Origine de l’esclavage.
Mais, si les progrès de la civilisation ne détruisent ni la finesse de nos sens, ni la bonne constitution de nos organes, ils en dirigent l’application vers d’autres objets ; cette différence de direction mérite d’être observée, car elle a eu et elle a encore une influence immense sur presque toutes les nations du globe : ce n’est que par elle que nous pouvons expliquer l’action des peuples les uns sur les autres, et comment les nations les plus barbares ont presque toujours déterminé les mœurs, les préjugés, les institutions des peuples qui avaient fait les premiers progrès.
Un peuple ne peut passer de l’état de chasseur ou de pasteur, à l’état d’agriculteur, sans perdre, par cela même, les facultés et les habitudes qu’il devait à son premier état, et sans en prendre de nouvelles. Comme chasseur, il exerçait les muscles de ses jambes, afin de suivre le gibier dans ses migrations, ou pour l’atteindre après l’avoir blessé ; comme agriculteur, il est obligé d’exercer les muscles de ses bras, pour couper ou déraciner des arbres, cultiver la terre, recueillir ses récoltes. Comme chasseur, il exerçait sa vue à distinguer, sur la surface du sol, les traces les plus légères que les animaux y avaient imprimées, à connaître les signes qui devaient le diriger à travers les forêts, ou lui montrer les gués des rivières, à juger de l’ensemble des pays, à observer les lieux propres à servir au gibier de retraite ou de passage, à diriger ses flèches ou sa lance ; comme agriculteur, il l’exerce à discerner les plantes qu’il lui est utile de multiplier, et celles qu’il lui importe de détruire, à juger du cours des saisons, des variations de l’atmosphère, ou d’autres phénomènes analogues. Dans son premier métier, l’incertitude de la chasse ou de la pêche, et la difficulté de conserver longtemps ses provisions, l’habituaient à supporter de longues abstinences ou à consommer, en un seul repas, une énorme quantité d’aliments ; dans le second, il faut qu’il distribue, de manière à les faire durer pendant le cours d’une année, les produits d’une seule récolte, et qu’il contracte, par conséquent, des habitudes d’ordre et d’économie. Enfin, en sa qualité de chasseur, il était errant comme les animaux ; il pouvait, sans suspendre l’exercice de son industrie, aller au loin surprendre son ennemi, ou fuir dans des lieux éloignés s’il craignait d’être surpris par lui : en sa qualité de cultivateur, il ne peut pas s’éloigner de son champ sans suspendre ses travaux ou sans abandonner ses récoltes et les exposer au pillage.
Si maintenant on met en présence deux peuples, l’un qui est resté nomade ou chasseur, l’autre qui est devenu agriculteur, et si l’on compare le genre de développement que celui-là a donné à ses facultés, au genre de développement que celui-ci a donné aux siennes, on trouvera que le premier possède toutes les qualités et tous les vices qui peuvent faire de lui un peuple conquérant, et que le second est privé de toutes les qualités qui seraient nécessaires pour se garantir de la destruction et de l’esclavage. Avoir une connaissance parfaite des lieux qui doivent être le théâtre de ses exploits ; savoir quelles sont les positions les plus propres à surprendre sa proie ou son ennemi ; connaître les défilés par lesquels il peut s’échapper ; être agile et infatigable à la course ; changer rapidement de positions ; supporter la faim et la soif pendant plusieurs jours ; se glisser, comme des serpents, à travers les forêts sans être aperçu, ou arriver sur des chevaux indomptés avec la rapidité des oiseaux de proie ; frapper son ennemi de surprise et d’effroi, et lui donner la mort d’une main sûre, voilà quelles sont les facultés qui distinguent une horde de chasseurs sauvages, et qui peuvent faire d’elle l’armée la plus redoutable. Ajoutons qu’une horde de chasseurs ou de nomades, quoiqu’elle ait toujours un territoire qui lui est propre, contracte nécessairement l’habitude d’envahir le territoire des tribus voisines, soit pour ne pas abandonner la poursuite du gibier qu’elle a découvert sur son propre sol, soit pour y chercher des subsistances lorsque la faim la presse et qu’elle n’en trouve pas ailleurs. Une peuplade qui s’est adonnée à l’agriculture et aux arts paisibles qu’elle nécessite ou qu’elle favorise, ne possède, au contraire, aucune de ces facultés : elle ne connaît de lieux que ceux qu’elle cultive, et ne les connaît que sous les rapports des produits qu’ils donnent ; elle ne sait ni éviter, ni poursuivre un ennemi. Les habitudes régulières qu’elle qu’elle a contractées la rendent incapable de supporter le genre de fatigue qu’exige le métier de soldat : elle n’en a ni les connaissances, ni les passions [507].
Que l’on se rappelle maintenant les causes qui ont développé la civilisation sur les diverses parties du globe ; comment elle a pris naissance sous les climats les plus doux, sous ceux où, pendant le cours d’une année, la végétation éprouve l’interruption la plus courte ; comment elle s’est répandue par degrés sous les climats tempérés ; enfin, comment et pour quelles causes les peuples placés sous des climats froids sont restés barbares, et l’on concevra les nombreuses irruptions que les peuples du nord ont faites sur les peuples du midi, et l’impossibilité dans laquelle ceux-ci se sont trouvés de se défendre ; on concevra comment les peuples de la Chine, de la Perse, de l’Hindoustan, adonnés à l’agriculture, ont dû subir, quoique supérieurs en nombre, le joug des barbares descendus des montagnes centrales de l’Asie, et comment nous trouvons des phénomènes semblables presque sur toutes les parties du globe.
Mais cet asservissement ne doit pas être attribué à la faiblesse, à la lâcheté ou aux vices des nations qui, les premières, ont été policées : la supériorité qu’ont obtenue les peuples du nord, n’a pas été le résultat d’une supériorité dans leur organisation physique, dans leur développement intellectuel, ou dans leurs qualités morales ; car j’ai fait voir dans le livre précédent, qu’en général, et en admettant quelques exceptions, les peuples qui vivent entre les tropiques ou qui en sont le moins éloignés, ont une meilleure constitution, sont plus développés dans leur intelligence, et ont moins de vices que les peuples de même race qui se rapprochent des pôles, ou qui vivent sous ce qu’on nomme des climats froids : ce n’est pas non plus à la supériorité du nombre, car, entre un pays abandonné à sa fertilité naturelle, et un pays bien cultivé, la population est à peu près comme un est à deux mille, à égalité d’étendue ; c’est donc ailleurs qu’il faut chercher les causes du genre de supériorité qu’ont montré jadis les peuples barbares sur les nations civilisées.
Des agriculteurs ou des artisans, quelle que soit leur profession, sont mieux nourris, et exercent leurs organes physiques avec plus de constance et de régularité que des hommes qui vivent de chasse. Il faut un emploi de forces physiques plus considérable et plus soutenu pour déraciner un arbre, labourer et ensemencer un champ, que pour manier une pique ou lancer une flèche. Il faut plus d’intelligence pour réduire un animal sauvage à la vie domestique, pour faire une charrue, cultiver un champ ou soigner un troupeau, qu’il n’en faut pour fabriquer un arc ou un casse-tête, ou pour donner la mort à un daim. Il faut plus de prévoyance, d’économie, de tempérance, et, en un mot, de bonnes habitudes, pour vivre des produits de la terre cultivée, qu’il n’en faut pour vivre des produits de la pêche, de la chasse, ou même du laitage de ses troupeaux. Il faut plus de constance et de vrai courage pour mettre en culture une terre couverte d’arbres improductifs, de broussailles ou de marais, qu’il n’en faut pour aller affronter les armes d’un ennemi, lorsqu’on y est poussé par la famine ou par la crainte de quelque châtiment. Et cependant, quoiqu’il y ait une somme plus grande de forces physiques, d’intelligence, de bonnes mœurs et même de vrai courage du côté de l’agriculteur que du côté du chasseur ou du soldat, il ne faut pas douter que le premier ne soit vaincu par le second, s’ils en viennent aux prises. La raison en est dans la nature même de leurs occupations : le premier n’a appris à lutter que contre les choses privées de vie ou de sensibilité ; il a mis sa science, non à détruire, mais à diriger les forces productives de la nature ; pour vaincre, il n’a eu besoin ni artifices, ni de ruses, ni de fourberies ; le second n’a appris à lutter que contre des êtres pleins de vie ; il a mis sa science à surprendre, à tromper, à blesser, à donner la mort.
Lorsque des hordes de chasseurs ou de nomades sont dans un état de repos, il n’existe généralement entre eux aucune espèce de subordination sociale ; mais, lorsqu’ils vont dans une expédition de guerre ou de chasse, ils se mettent tous sous la direction du chasseur ou du guerrier le plus habile ; au moment où ils approchent du danger, leur subordination est telle, qu’elle égale celle de l’armée la mieux disciplinée ; cette soumission aveugle à un chef finit ordinairement avec le danger qui l’a fait naître. Mais, si, au lieu d’exterminer complètement le peuple conquis, la horde conquérante en conserve une partie pour l’exploiter à son profit, il faut qu’elle reste organisée, et qu’elle continue d’être soumise à son chef ; car ce n’est que par leur coalition et par leur soumission à un chef commun, que des maîtres peuvent se mettre en sûreté contre leurs esclaves. Voilà comment l’anarchie que nous avons observé chez tous les peuples barbares, se transforme en despotisme militaire, ou comment le pouvoir que s’arrogeait chaque individu avant l’expédition, se concentre dans un seul après la conquête. Mais les vaincus ne sont pas plus les fondateurs de ce despotisme, que le voyageur, dépouillé par des brigands, n’est l’auteur de la coalition que ces brigands ont formée pour se rendre maîtres de sa fortune. Ce n’est pas non plus de la chaleur du climat qu’est sorti le pouvoir arbitraire et la multitude de vices qui l’accompagnent : ce sont des hordes barbares qui ont enfanté l’un et apporté la plupart des autres ; et l’on sait de quels pays ces hordes sont descendues [508].
[III-398]
Les historiens qui ont étudié les mœurs et les institutions des peuples, et qui en ont recherché l’origine, ont trouvé chez les nations les plus éclairées du continent européen, une partie des institutions et des mœurs observées par Tacite chez les sauvages de la Germanie. Les nations les plus civilisées de l’Europe moderne, dit Gibbon, sortirent des forêts de la Germanie, et dans les institutions grossières de ces barbares nous pouvons distinguer encore les premiers principes de nos lois et de nos mœurs actuelles [509]. Le phénomène que fait observer ici cet historien, et que d’autres avaient observé avant lui, se retrouve chez tous les peuples que des barbares ont subjugués. Les conquérants ont traîné partout avec eux leurs préjugés, et les vices qui sont des conséquences naturelles de la barbarie et de l’esclavage, Presque partout, ils se sont organisés d’une manière analogue, pour perpétuer leur domination et la durée de la servitude. On verra, lorsque je traiterai de l’esclavage, que, dans tous les pays, il a été engendré par les mêmes causes, et a produit les mêmes effets,
Voyant, sur tous les continents, les peuples barbares, chasseurs ou pasteurs, se précipiter continuellement sur les peuples agricoles et les asservir, et ne voyant presque jamais ceux-ci se précipiter sur ceux-là et en faire des esclaves, on a dû penser naturellement que les premiers, placés ordinairement sous un climat rigoureux, étaient doués d’un grand courage, et que les seconds, placés au contraire sous un climat plus doux, étaient essentiellement lâches. Si l’on avait seulement fait attention au genre de vie des uns et des autres, et aux mœurs qui en sont la conséquence, on aurait vu que le plus ou moins de courage était une circonstance étrangère à ces deux phénomènes. Une horde de barbares, qui abandonne la poursuite d’un troupeau de buffles ou de daims, pour se précipiter sur une peuplade d’agriculteurs, ne change pas de métier ; ce n’est jamais qu’une partie de chasse ; la seule différence qu’elle aperçoive entre les deux cas, c’est que la proie est moins riche dans le premier que dans le second. Mais une peuplade d’agriculteurs ne [III-400] pourrait pas, avec le même profit et la même facilité, aller à la poursuite d’une horde de sauvages ; les hommes qui vivent de proie ont besoin, comme les bêtes féroces, d’une vaste étendue de terrain pour subsister ; il n’est guère moins difficile d’asservir une troupe de chasseurs sauvages que de soumettre une bande de loups ; on peut en tuer quelques-uns, quand on les surprend ; mais, s’ils se dispersent, il n’est plus possible d’aller à leur poursuite ; enfin, s’il était possible de les subjuguer, à quoi seraient-ils bons pour ceux qui les auraient pris ? Y aurait-il compensation entre les dangers et les avantages ?
Mais, si, aux premiers âges de la civilisation, les barbares ont, dans la lutte, un grand avantage sur les peuples qui ont renoncé à la vie sauvage, les peuples très civilisés, ceux qui ont donné à leurs facultés un développement très considérable, ont, sur les barbares, un avantage plus grand encore. Si un chef de horde, comme Clovis, se présentait sur les frontières de France, suivi de quatre ou cinq mille sauvages, pense-t-on qu’il irait bien loin, et qu’il lui suffirait d’avoir l’appui secret des évêques pour se rendre maître du pays ? Si quelques bandes de pêcheurs et de chasseurs saxons se présentaient aujourd’hui dans leurs nacelles, sur les côtes d’Angleterre, pour faire la conquête de l’île et en réduire les habitants en esclavage, croit-on que les Anglais en seraient fort effrayés ?
[III-401]
Ayant exposé les faits tels que l’expérience les a constatés, qu’il me soit permis de les réduire à leur expression la plus simple, ou de les transformer en propositions générales ; il sera beaucoup plus facile d’en suivre l’enchaînement.
La puissance de nos organes résulte de deux choses : de la bonté de leur constitution, et de l’exercice qu’on leur a donné. La bonté de leur constitution résulte généralement de la bonne qualité et de l’abondance de nos aliments, de la satisfaction modérée et régulière de nos besoins, de l’absence de toute inquiétude d’esprit, de la pureté de l’air atmosphérique, de la salubrité des eaux, et d’autres circonstances physiques analogues.
Dans l’état de civilisation, les hommes possèdent des aliments plus sains et plus abondants que dans l’état de barbarie ; ils satisfont leurs besoins d’une manière plus régulière ; ils sont menacés de moins de dangers et sont agités de moins de craintes ; l’air qui les environne, dans leurs habitations, est infiniment plus pur qu’il ne l’est dans la hutte des sauvages, et l’air qui les environne à l’extérieur ne l’est pas moins que celui qu’on respire dans des forêts ou dans des terres incultes et souvent marécageuses ; les eaux dont ils s’abreuvent sont aussi salubres. Dans l’état de civilisation, il existe donc pour l’homme, des causes propres à lui donner une bonne constitution, qui n’existent pas dans l’état de barbarie.
[III-402]
On n’observe, dans les circonstances qui environnent l’homme sauvage ou barbare, aucune cause physique qui soit propre à accroître la finesse ou la force de ses organes, et particulièrement de ceux de la vue, de l’ouïe et de l’odorat. Aucune observation, aucune expérience ne constatent que cette prétendue finesse soit le résultat de la nature des aliments dont il se nourrit, des eaux qu’il boit, de l’air atmosphérique qu’il respire, et d’autres causes analogues ; de sorte que ceux qui veulent nous persuader que l’organisation de l’homme est meilleure dans l’état de barbarie que dans l’état de civilisation, sont réduits à affirmer des effets dont ils ne voient pas les causes.
Un individu d’une constitution faible ou médiocre, qui s’habitue à exécuter certaines opérations, parvient à donner aux organes qu’il exerce, une puissance que n’a point l’individu le mieux constitué qui ne s’est pas livré aux mêmes exercices ; un individu faiblement constitué qui, par sa position, est dans la nécessité, par exemple, de faire des courses longues et fréquentes, parvient à courir plus vite et plus longtemps que l’individu le mieux constitué qui n’a pas contracté la même habitude.
De même, celui qui exerce l’organe de la vue à voir ou à discerner certains objets, l’organe de l’ouïe à entendre ou à distinguer certains sons, l’organe de l’odorat à sentir certaines odeurs, parvient, quoique doué d’une organisation faible, à mieux voir ces objets, à mieux entendre ces sons, à mieux sentir ces odeurs, que l’homme le mieux organisé qui ne s’est point livré aux mêmes exercices.
Ainsi, de ce que des hommes barbares courent plus vite ou plus longtemps que des hommes civilisés, de ce qu’ils nagent avec plus de facilité ou de vitesse, de ce qu’ils voient mieux certaines choses, entendent mieux certains sons, ou sentent mieux certaines odeurs, on ne peut pas tirer la conséquence qu’ils ont une meilleure constitution physique, et qu’ils ont plus de finesse dans les sens de la vue, de l’ouïe et de l’odorat.
De deux individus qui seraient également constitués et qui se livreraient aux mêmes exercices, celui qui possèderait sur l’autre certains avantages, tels que de meilleurs aliments, de meilleurs vêtements et une habitation plus propre et plus salubre, deviendrait supérieur à celui qui serait privé des mêmes avantages : d’où il suit que des hommes civilisés qui se livrent aux mêmes exercices que des sauvages, sans renoncer aux avantages des peuples civilisés, doivent se rendre et se sont rendus en effet supérieurs à eux.
Dans toutes les positions, le genre d’exercice que les peuples donnent, de préférence, à leurs facultés ou à leurs organes, est celui qui est le plus propre à leur procurer des subsistances ; et comme la nature et l’abondance des subsistances sont déterminées par la nature et l’élévation du sol, par le cours des eaux, par la facilité des communications et par d’autres circonstances analogues, il s’ensuit que les mêmes circonstances physiques qui déterminent la nature des moyens d’existence d’un peuple, déterminent aussi le genre d’exercices que ce peuple donne à ses facultés, et le genre de supériorité qu’il acquiert sur d’autres peuples.
Les terres placées sous une température rigoureuse et celles qui manquent d’eau douce, offrent à diverses espèces d’animaux des substances alimentaires, tandis que souvent elles n’en offrent point aux hommes ; des peuples ne peuvent donc se répandre sur des terres de cette nature, qu’en devenant chasseurs ou pasteurs, en adoptant la vie nomade ; et ils ne peuvent adopter ce genre de vie, sans donner à leurs organes le genre d’exercice qui est le plus favorable à la vie militaire et qui peut faire d’eux des conquérants ; les mêmes qualités qui les rendent propres à poursuivre, à surprendre, à tuer ou à subjuguer des animaux, les rendent propres à poursuivre, à surprendre à tuer ou à subjuguer des hommes.
Les hommes qui, par les avantages que leur sol et leur position géographique leur présentent, se livrent à l’agriculture, aux arts paisibles ou au commerce, donnent à leurs facultés un exercice plus constant et plus régulier que les nomades ; ils acquièrent une somme de forces physiques plus considérable ; ils donnent à leurs facultés intellectuelles plus d’étendue, et à leurs mœurs plus de pureté ; mais ils perdent en même temps les qualités et les vices qui sont propres à la vie militaire.
Par le genre de leurs exercices et par la nature de leurs passions, les premiers de ces peuples tendent donc sans cesse à détruire ou à subjuguer les seconds ; et ceux-ci manquent des qualités propres à la résistance, aussi longtemps que les arts et les sciences n’ont pas fait de grands progrès ; de là sont résultés l’asservissement de la plupart des peuples civilisés aux peuples barbares, et la tendance qu’on a toujours observée chez les tribus du nord, à se précipiter sur les peuples placés sous des climats moins rigoureux.
Enfin, les peuples barbares qui abandonnent leur propre pays, emportent, dans leurs migrations, leurs vices, leurs préjugés, leurs passions et le genre d’institutions, le plus propre à maintenir leur empire ; en établissant l’esclavage, ils font naître tous les vices qui sont des conséquences naturelles d’un tel état ; et, comme il n’est presque point de peuples civilisés qui, à une époque plus ou moins éloignée, n’aient été subjugués par des barbares, il faut chercher le principe des préjugés, des vices et des mauvaises institutions qui dominent chez eux, dans les contrées qui sont encore le domaine de la barbarie et dans celles où l’esclavage est établi.
Il est vrai que ces institutions, ces vices et ces préjugés sont modifiés par le mélange des peuples et par l’asservissement des uns aux autres : aussi attendrai-je, pour en faire l’exposition et pour en examiner les conséquences, d’avoir traité de l’esclavage.
Dans l’état de barbarie, tous les individus de la même horde qui appartiennent au même sexe donnent à leurs organes le même genre de développement ; d’où il suit qu’il ne peut exister entre les uns et les autres que de petites différences, et que, par conséquent, il y a peu d’inégalités entre ceux qui sont du même sexe et du même âge ; il suit encore de là qu’il peut bien se commettre parmi eux beaucoup de violences individuelles, mais qu’il est presque impossible qu’il s’y établisse une oppression méthodique, et en quelque sorte régulière.
Dans l’état de civilisation, on trouve que tous les organes, toutes les facultés de l’homme se développent, lorsque l’on considère les populations en masse ; mais lorsque l’on considère les hommes individuellement, on trouve que chacun ne développe jamais qu’une partie de lui-même. Non seulement un individu n’exerce, en général, qu’une partie de ses organes, mais il ne donne à cette partie qu’un certain genre d’exercice. L’homme qui a appris à ses bras à diriger l’instrument qui lui sert à gagner sa vie, ne saurait s’en servir à manier une arme, s’il avait à se défendre ; et celui qui s’est habitué à manier des armes ne saurait souvent faire usage de ses bras pour se livrer au plus aisé des métiers. La division des occupations, qui a donné à chaque homme le moyen d’exécuter certaines opérations dans le moins de temps possible, l’a rendu souvent incapable de faire autre chose.
En opposant l’un à l’autre deux peuples qui ont donné à leurs organes deux genres de développement différents, j’ai fait voir comment celui qui possède le plus d’intelligence, de bonnes habitudes, de forces physiques et même de véritable courage, peut être détruit ou subjugué par celui qui en possède le moins. Il y aurait maintenant à examiner ce qui arrive lorsque, dans le sein du même peuple, il se forme des classes qui se développent ainsi d’une manière partielle et analogue à celle que nous avons observée. En recherchant quelle est l’influence que ces classes exercent les unes sur les autres, peut-être trouverions-nous qu’elle est exactement de la même nature que celle qui a lieu entre deux peuples différents ; mais cette recherche serait ici anticipée : elle sera plus facile lorsque nous aurons suivi les conséquences du phénomène que j’ai exposé dans ce chapitre.
[III-408]
Parallèle entre l’homme sauvage et l’homme civilisé. — Système de J.-J. Rousseau.
Si, pour détruire une erreur, il suffisait d’avoir clairement établi la vérité contraire, je ne m’occuperais pas ici du système de Rousseau, sur l’homme de la nature ; mais rien n’est plus commun que de rencontrer des personnes qui, de très bonne foi, donnent leur assentiment à deux assertions opposées. Les habitudes de l’esprit ne sont pas plus faciles à détruire que celles du corps ; peut-être même le sont-elles moins ; lorsqu’on a contracté l’habitude de porter certains jugements, on la conserve, même lorsque, sous une autre forme ou sous d’autres noms, on adopte plus tard une opinion contraire. Les impressions de la jeunesse sont toujours les plus fortes et les plus ineffaçables ; celles qu’on reçoit dans un âge mur sont, en général, peu durables ; si donc il arrive qu’on rectifie tard les fausses idées qu’on a reçues dès l’enfance, peu à peu la rectification s’efface, et les anciennes erreurs reprennent leur empire ; de là vient sans doute qu’il n’y a d’instruction profitable que celle qu’on donne à des jeunes gens. Ce n’est donc que pour ceux qui se seraient déjà livrés à l’étude des ouvrages de Rousseau, et qui auraient formé leurs opinions sur les siennes, que j’écris ceci ; les autres peuvent passer ces observations sans les lire ; car ils n’y trouveront, sous une forme nouvelle, que ce qu’ils savent déjà.
Rousseau, en recherchant quelle a été l’origine de l’inégalité parmi les hommes, a voulu démontrer que, dans l’état qu’il a nommé de nature, les hommes sont mieux constitués, possèdent une somme plus grande de forces physiques, sont plus nombreux et moins vicieux, et jouissent par conséquent de plus de bonheur que dans l’état de civilisation : il suffira d’un petit nombre de faits incontestables pour renverser ce système.
Trois causes, suivant Rousseau, concourent à donner à l’homme de la nature une bonne constitution physique et une grande force : l’abondance d’aliments, l’exercice continuel de ses membres, l’absence de toute passion violente ou la tranquillité d’esprit. Il s’agit de démontrer comment ces causes existent dans l’état sauvage.
Buffon a prétendu que la terre abandonnée à elle-même est plus fertile que la terre cultivée ; de ce fait, Rousseau tire la conséquence que la terre, lorsqu’elle est inculte, offre à l’homme plus d’aliments que lorsque c’est l’homme lui-même qui en dirige les productions. La terre couverte de forêts immenses que la cognée ne mutila jamais, dit-il, offre à l’homme des magasins à chaque pas.
[III-410]
L’assertion de Buffon peut être vraie dans quelques cas ; mais elle ne l’est pas toujours : il est beaucoup de terres qui ne sont fertiles que parce que l’industrie humaine les a rendues telles ; l’Égypte, l’Arabie, la Perse, le cap de Bonne-Espérance, produiraient fort peu de chose, si les hommes n’avaient pas su y conduire de l’eau ; la Hollande et d’autres terres continuellement couvertes d’eau, seraient également très peu productives, si les hommes n’avaient pas su les dessécher.
Mais, en admettant la proposition de Buffon, on ne peut pas admettre la conséquence que Rousseau en a tirée, sans reconnaître, premièrement, que les hommes peuvent se nourrir de toutes les plantes que la terre leur présente, ou que, quand elle est inculte, elle produit de préférence les substances qui sont les plus propres à leur nourriture ; et, en second lieu, que ces substances se conservent mieux et plus longtemps lorsqu’elles sont abandonnées sur le sol, que lorsqu’elles sont enfermées dans des magasins ; mais parmi ces propositions, il n’en est pas une qui ne soit une évidente absurdité ; non seulement cette prétendue abondance d’aliments produite par la terre quand elle est inculte, n’est prouvée par aucun fait, mais elle est démentie par tous les faits qui ont été constatés sur toutes les parties du globe non soumises à la culture : à cet égard je ne connais pas d’exception.
La première condition requise pour donner à l’homme une constitution robuste n’existe donc pas. La seconde, celle qui consiste dans un exercice constant, mais modéré, des forces musculaires, est mieux remplie dans l’état de civilisation que dans l’état de barbarie. L’homme, dans l’état sauvage, a, suivant Rousseau, plus de forces physiques que l’homme civilisé, par la raison que le premier est obligé de tout exécuter avec le seul secours de ses mains, tandis que le second n’exécute rien qu’au moyen de machines : nous ne savons pas courir, parce que nous avons des chevaux pour nous porter ; nous ne savons pas grimper sur les arbres, parce que nous avons des échelles pour y monter ; nos poignets sont incapables de rompre de fortes branches d’arbres, parce que nous possédons des scies et des haches ; les sauvages exécutent parfaitement chacune de ces opérations, par la seule force de leurs muscles, précisément parce qu’ils ne possèdent aucune de ces machines qui nous énervent.
Ici, Rousseau paraît avoir fort mal saisi la liaison des effets et des causes. Nous voyons parmi nous une multitude de gens qui sont peu légers à la course, tels que maçons, charpentiers, cordonniers, tailleurs et d’autres encore ; mais, si ces diverses classes d’hommes ont les jambes engourdies, est-ce parce qu’ils ont fait un usage trop fréquent de chevaux ? Nous voyons aussi beaucoup de personnes très peu habiles à grimper sur les arbres ; je crois les médecins, les avocats, les magistrats, les membres de nos académies, fort mauvais grimpeurs ; mais est-il bien sûr que, s’ils n’avaient pas eu d’échelles, ils grimperaient beaucoup mieux ? Enfin, il est des hommes qui n’ont pas, dans les bras, une grande force musculaire ; en général, les dessinateurs, les peintres, les graveurs, les écrivains et une multitude d’autres ont les mains peu faites à rompre de fortes branches d’arbres ; est-il bien juste cependant, d’en faire un reproche au mécanicien qui inventa la hache ou la scie ?
L’homme, dans l’état de barbarie, exerce, ainsi que je l’ai déjà fait observer, la partie de lui-même au moyen de laquelle il peut le plus facilement s’emparer des aliments qui lui sont offerts par la nature inculte ; il devient coureur, s’il a besoin de poursuivre le gibier, nageur et plongeur si c’est dans les eaux qu’il doit poursuivre sa proie. Mais c’est une erreur de croire qu’il donne une force égale à chacune des parties de lui-même par l’exercice : comment un sauvage prendrait-il l’habitude de grimper ou de rompre de fortes branches, dans des pays qui seraient dénués d’arbres comme les savanes de l’Amérique, les steppes du centre de l’Asie, les déserts de l’Arabie et une grande partie de l’Afrique ? Pourquoi, dans les pays qui sont couverts de forêts, se livreraient-ils à des exercices de ce genre, si les arbres ne produisent point de fruits, ou si, dans le cours d’une année, ceux qui en produisent, n’en donnent que pendant quelques jours ? Les sauvages sont si peu habiles à grimper sur les arbres, que ceux de la Nouvelle-Hollande ne peuvent s’élever jusqu’aux branches qu’en faisant sur le tronc des entrailles avec une pierre [510], et que dans toutes les relations des voyageurs on ne trouve pas l’exemple d’une seule horde dont les individus soient habiles à grimper. Rousseau suppose que le sauvage exercera ses forces en luttant contre les bêtes féroces ; mais, si un tel exercice est fréquent, il sera fort dangereux, et s’il ne l’est pas, il sera peu utile pour le développement des forces. On ne peut éviter l’un et l’autre de ces deux inconvénients, qu’en supposant qu’il se trouvera quelques ours complaisants, qui viendront, tous les matins, donner gratuitement à l’homme de la nature une leçon de gymnastique.
Si Rousseau n’avait pas vu le monde entier dans les membres de quelques académies, il se serait facilement aperçu que, dans un pays civilisé, il se fait un déploiement de forces musculaires bien plus considérable que celui qui se fait dans un état barbare. Le sauvage applique immédiatement ses mains sur la branche qu’il veut rompre, et les effets qu’il produit ne peuvent jamais être fort considérables ; l’homme civilisé applique les siennes sur le manche d’une cognée, et, en quelques instants, il abat un chêne. Le premier applique ses mains sur la pierre qui le gêne et qu’il veut déplacer ; le second applique les siennes au bout d’un levier, et produit un effet décuple. De part et d’autre, il y a également exercice des forces musculaires ; mais la même force qui ne produit qu’un d’un côté, produit cent ou mille de l’autre. Il est une multitude d’arts mécaniques dans lesquels les hommes qui les exercent, sont obligés de faire un usage constant de leurs forces : laboureurs, menuisiers, mineurs, maçons, forgerons, matelots, tous font usage de leurs membres ; et, en les appliquant à des instruments ou à des machines, ils multiplient leurs forces au lieu de les affaiblir. Il est vrai que des hommes civilisés donnent généralement plus de forces aux muscles des bras qu’aux muscles des jambes, et que c’est le contraire qui arrive chez la plupart des peuples sauvages ; mais existe-t-il quelque bonne raison qui puisse nous faire apprécier la force par la place qu’elle occupe, plutôt que par les résultats qu’elle produit ?
La sécurité ou la tranquillité d’esprit, qui est la troisième condition dont Rousseau fait dépendre la bonne constitution et la force physique de son homme de la nature, n’existe pas même suivant lui, puisqu’il le décrit toujours voisin du danger ou luttant contre les bêtes féroces. Il est vrai que, chez les peuples qui sont dans un état complet de barbarie, on ne trouve pas un gouvernement qui donne à un individu et à ceux qu’il emploie comme ses agents, un pouvoir sans bornes sur tous les autres ; mais ce pouvoir se trouve dans les mains de chacun à l’égard de tous.
Dans un pays civilisé, il existe des biens et des maux particuliers à chaque état ou à chaque position ; dans l’état sauvage, tous les individus exerçant le même métier, sont tous exposés aux mêmes maux, et peuvent jouir des mêmes biens. Or, pour prouver la supériorité de la vie sauvage sur la vie civilisée, Rousseau a rassemblé toutes les calamités auxquelles on est exposé dans toutes les positions, et il les a présentées comme étant le lot réservé à chaque individu ; mais il ne faut pas être doué d’une grande sagacité, pour s’apercevoir que ce n’est là qu’un sophisme. Le soldat qui ne quitte pas la terre n’est pas exposé aux naufrages ; le laboureur ne court pas les risques du matelot, ni le matelot les risques du mineur. Il faudrait, pour que la comparaison fût juste, que les maux propres à chaque état excédassent ceux qui accompagnent la vie sauvage.
Il est un autre genre de sophismes qu’on rencontre souvent dans le discours de Rousseau. Le but qu’il se propose étant de prouver que les maux attachés à la vie sauvage sont inférieurs à ceux qui sont attachés à l’état de civilisation, il ne répond aux objections qu’il prévoit, qu’en changeant l’état de la question. Si on lui objecte, par exemple, que l’adresse de l’homme de la nature ne peut égaler la force de certaines bêtes féroces, il en convient ; mais, dit-il, l’homme est vis-à-vis de ces animaux dans le cas des autres espèces plus faibles qui ne laissent pas de subsister. L’espèce humaine a subsisté sous Commode et sous Néron, et cela ne prouve pas qu’elle ait été bien. Il n’était pas question de prouver d’ailleurs que l’homme de la nature est aussi heureux que certaines bêtes sauvages ; mais qu’il est plus heureux que l’homme civilisé.
Rousseau prévoit une autre objection : si la femme vient à périr, l’enfant risque fort de périr avec elle. Sans doute, dit-il ; mais ce danger est commun à cent autres espèces. Était-ce là la question ? S’agissait-il de prouver qu’il y a cent espèces de bêtes qui ne sont pas plus heureuses qu’un sauvage ? On objecte que l’homme de la nature aura des maladies, qu’il lui arrivera des accidents. Rousseau fait sa réponse ordinaire : l’espèce humaine n’est pas, à cet égard, de pire condition que toutes les autres.
Une objection plus grave s’est présentée : Que deviendra l’homme de la nature dans sa vieillesse ? Chez les vieillards qui agissent et transpirent peu, dit Rousseau, le besoin d’aliments diminue avec la faculté d’y pourvoir, et ils s’éteignent sans qu’on s’aperçoive qu’ils cessent d’être. Les vieillards agissent peu, il est vrai, dans les États civilisés, parce qu’on pourvoit à leurs besoins, et qu’ils n’ont point d’efforts à faire pour repousser le danger. Mais, dans l’état de nature, seront-ils moins obligés que les jeunes gens de s’exercer à la fatigue, de défendre, nus et sans armes, leur vie et leur proie contre les autres bêtes féroces, et de leur échapper à la course ? Seront-ils moins obligés de sauter, de courir, de grimper ? Trouveront-ils les lions et les tigres moins féroces ? Si, au lieu de dévorer un daim dans un repas, ils se contentent d’un lièvre, faudra-t-il qu’ils en soient moins légers à la course ?
Un des principaux caractères que Rousseau reconnaît dans l’homme sauvage, c’est l’imprévoyance ; c’est la facilité qu’il a de céder aux premières impressions que les choses font sur lui ; et, en même temps, il indique l’absence de vices comme la principale cause de son bonheur. Mais n’est-ce pas là une contradiction manifeste ? Un vice est-il autre chose que l’habitude de se livrer à une action qui produit un plaisir immédiat, et dont le mal est ordinairement éloigné ? Aussi, l’absence de vices chez les sauvages n’est-elle pas moins démentie par les faits que toutes les autres assertions que j’ai déjà réfutées.
L’attachement que des sauvages ont montré pour leur genre de vie, a été considéré comme une preuve de la supériorité de l’état de barbarie sur l’état de civilisation. En raisonnant ainsi, il n’y a point d’habitude vicieuse dont on ne puisse prouver la bonté ; car, quel est l’individu qui ne tient pas aux vices dont il est atteint ? Il s’est trouvé des hommes qui ont renoncé à la vie civile pour vivre parmi des sauvages ; et c’est encore un fait qui a servi d’argument contre la civilisation. Nous n’avons aucun moyen de connaître toutes les causes qui ont déterminé la conduite de certains individus ; mais, si nous nous en rapportons au témoignage de plusieurs voyageurs, nous considérerons difficilement ces faits comme propres à justifier le système de Rousseau. Suivant Charlevoix, les Européens qui se sont déterminés à vivre parmi les sauvages, n’y ont été généralement portés que par les appâts que leur offrait une vie licencieuse. L’attestation de ce missionnaire se trouve d’ailleurs confirmée par celle d’un voyageur philosophe [511]. Enfin nous avons vu précédemment des déportés anglais, après s’être réfugiés dans les forêts parmi les sauvages, revenir reprendre leurs fers et leurs travaux, malgré les craintes qu’ils avaient d’être sévèrement punis de leur fuite. Leur retour ne prouve pas en faveur de la vie sauvage.
Je ne pousserai pas plus loin l’examen de ce système : si je n’en ai pas assez dit pour convaincre ceux qui en sont les admirateurs, j’en ai dit beaucoup trop pour ceux qui ne s’en laissent pas imposer par l’éclat du style, et qui jugent des pensées, non par l’harmonie des mots dans lesquels elles sont rendues, mais par les vérités utiles qu’elles renferment. Qu’il me soit seulement permis de consigner ici le témoignage de deux voyageurs célèbres, qui, après avoir admiré le système que j’ai combattu, ont été désabusés par une longue expérience.
« Les philosophes, dit La Pérouse, se récrieront en vain contre ce tableau (de l’état des sauvages). Ils font leurs livres au coin de leur feu, et je voyage depuis trente ans ; je suis témoin des injustices et de la barbarie de ces peuples qu’on nous peint si bons, parce qu’ils sont très près de la nature ; mais cette nature n’est sublime que dans ses masses ; elle néglige tous les détails. Il est impossible de pénétrer dans les bois que la main des hommes civilisés n’a point élagués ; de traverser les plaines remplies de pierres, de rochers, et inondées de marais impraticables ; de faire société enfin avec l’homme de la nature, parce qu’il est barbare, méchant et fourbe [512]. »
Dentrecasteaux qui, en commençant son voyage, était imbu de toutes les opinions de Rousseau, et qui fut saisi d’admiration à l’aspect des premiers sauvages qu’il aperçut, et de la magnificence de la terre abandonnée à sa fertilité naturelle, termine ainsi sa relation :
« Autant nous avions eu de plaisir, au commencement de la campagne, à contempler dans des pays nouveaux les beautés de la nature sauvage, autant nous en eûmes à retrouver une terre cultivée et des hommes civilisés. Les mêmes beautés de la nature brute, qui nous avaient d’abord transportés, ne nous frappaient plus que par leur triste monotonie : nous n’éprouvions que du dégoût à rencontrer des déserts pareils à ceux de la Nouvelle-Hollande. Le sentiment de curiosité qui avait excité en nous le désir de visiter les peuples sauvages et de connaître leurs mœurs, était entièrement éteint. Ces hommes, si voisins de l’état de nature, et sur la simplicité desquels nous avions eu des idées exagérées, ne nous inspiraient que des sentiments pénibles : nous avions vu plusieurs d’entre eux se livrer aux excès de barbarie les plus révoltants ; et tous étaient encore plus corrompus que les peuples civilisés. Nos yeux, fatigués depuis longtemps du spectacle de côtes arides et désertes, se reposaient avec une douce satisfaction sur un pays fertile, qui nous rappelait nos anciennes habitudes ; et notre âme, jadis accablée du poids de ses réflexions sur le sort de ces peuples féroces, s’épanouissait à l’aspect du bourg de Cajeli, de ses mosquées, de ses maisons, assez nombreuses pour former une espèce de cité. Nous ne faisions plus de veux que pour nous rapprocher de notre patrie ; à cet éloignement de notre terre natale, tout Européen devenait un compatriote ; tout Français eût été de notre famille [513]. »
[III-421]
Parallèle entre les diverses espèces d’hommes. — De la supériorité des unes à l’égard des autres. — Des causes de cette supériorité. — De la difficulté de constater l’existence de ces causes.
Parmi les recherches auxquelles je me suis livré dans le cours de cet ouvrage, il n’en est point dans lesquelles je suis entré avec plus d’hésitation et de méfiance que celles dans lesquelles je m’engage maintenant. Les différences intellectuelles et morales qui existent entre les diverses espèces d’hommes, ont été si négligemment observées, et les causes qui agissent sur les nations sont si nombreuses et souvent si imperceptibles, qu’il est fort difficile, pour ne pas dire impossible, de déterminer quel est le degré de développement dont chaque espèce est susceptible. On a vu, dans les chapitres précédents, combien sont nombreuses les circonstances physiques qui contribuent à rendre un peuple stationnaire ou progressif ; l’influence que ces diverses circonstances exercent est telle, que lorsqu’on les considère attentivement il faut un certain effort d’esprit pour ne pas se laisser entraîner à l’opinion que les peuples sont faits ce qu’ils sont, par l’action qu’exercent sur eux les choses qui les environnent, et par les modifications diverses que les mêmes choses sont susceptibles d’éprouver. Si, à l’influence de ces circonstances physiques et matérielles, on ajoute l’influence, qui n’est guère moins puissante, de quelques circonstances morales, telles que la diversité des religions, l’action des nations les unes sur les autres, la différence des langues, et d’autres analogues, on comprendra combien il faut de circonspection, lorsqu’il s’agit d’assigner la cause spéciale qui a produit tel ou tel degré de développement. Pour avoir la certitude qu’une différence intellectuelle ou morale qu’on observe entre deux peuples, tient uniquement à une différence d’espèce, il faudrait qu’ils fussent tous les deux dans une position semblable sous tous les autres rapports ; car s’il existe pour l’un des causes de supériorité qui n’existent pas pour l’autre, et si ces causes ne sont pas inhérentes à la nature même de l’homme, la différence des espèces n’explique plus rien.
Mais, en même temps que ces recherches sur les différences caractéristiques des races sont très difficiles, elles sont d’une haute importance : une multitude de causes, qui se trouvent tantôt dans les hommes eux-mêmes et tantôt dans les choses au milieu desquelles ils sont placés, contribuent à rendre les peuples progressifs ou stationnaires ; et il ne peut exister de sciences morales ou politiques, si l’on ne connaît pas les liaisons qui existent entre chacune de ces causes et les effets qu’elle produit ; mais ces causes agissent-elles dans le même sens, sur les hommes de toutes les espèces ? Agissent-elles sur tous avec une égale force ? Si la simple exposition des bons et des mauvais effets d’une action et d’une habitude, par exemple, contribue au perfectionnement des mœurs d’une nation d’espèce caucasienne, contribuera-t-elle également, et dans la même proportion, au perfectionnement d’un peuple d’espèce mongole ? Si les sophismes et les erreurs, dans les sciences morales, ont pour effet de dépraver les hommes d’espèce mongole, auront-ils un effet semblable sur des peuples d’espèce américaine ou d’espèce malaie ? La faculté que nous avons de rechercher ou de saisir la liaison qui existe entre telle cause et l’effet qu’elle produit, a-t-elle été donnée aux hommes de toutes les espèces ? Les vérités que les uns peuvent discerner, peuvent-elles être discernées aussi par les autres ? Les passions, qui, dans une position donnée, agitent les hommes de telle espèce, agitent-elles les hommes de telle autre dans une position semblable ? Les impressions qui déterminent l’action de quelques-uns, peuvent-elles déterminer l’action de tous ?
Si les causes qui agissent sur une espèce ne produisaient pas sur une autre les mêmes effets, il faudrait traiter séparément de chacune d’elles ; il faudrait que chacune eût une science et des maximes qui lui fussent propres ; car les faits qu’on aurait observés relativement à une, et les raisonnements auxquels ces faits auraient servi de base, ne prouveraient rien pour aucune des autres. Mais, comme on peut observer entre des nations qui appartiennent à la même espèce, des différences aussi grandes que celles qu’on dit exister entre des peuples appartenant à des espèces différentes, on serait obligé de faire à l’égard des premiers, les mêmes raisonnements qu’on aurait faits à l’égard des seconds. Chaque peuple aurait alors des règles qui lui seraient propres ; et il n’y aurait presque plus de science possible, puisque les faits particuliers ne pourraient jamais donner lieu à une proposition générale. Un philosophe a observé qu’il y a plus loin de l’intelligence de tel homme à l’intelligence de tel autre, que de l’intelligence de telle bête à l’intelligence de tel homme. On peut dire aussi qu’il y a plus loin de l’intelligence et des mœurs de tel peuple à l’intelligence et aux mœurs de tel autre de même espèce, qu’il n’y a loin entre tel peuple d’espèce caucasienne et tel peuple d’espèce mongole. Nous trouverions plus d’analogie entre les paysans de la Chine ou même de la Perse et les paysans de quelques parties de France ou d’Italie qu’entre les serfs russes ou polonais et les cultivateurs du nord de l’Amérique. On pourrait donc appliquer à des peuples de même espèce les raisonnements qu’on fait quand on compare entre elles des nations d’espèces différentes.
L’idée qu’une même cause ne produit pas des effets semblables, quand elle agit sur des peuples qui n’appartiennent pas à la même espèce, n’est pas, au reste, aussi nouvelle qu’elle peut le paraître d’abord ; elle a servi et sert encore d’excuse aux Européens qui ont réduit en servitude des hommes d’espèce éthiopienne ou d’espèce américaine. Les mêmes individus qui pensent que l’esclavage des blancs n’est propre qu’à les démoraliser et à éteindre chez eux tout principe d’activité et d’industrie, ne mettent pas en doute que l’esclavage des noirs ou des cuivrés ne soit le moyen le plus propre à les rendre moraux, actifs, industrieux. Ils considéreraient la servitude des paysans de leur propre pays comme la calamité la plus terrible qui pût tomber sur eux ; mais ils pensent ou du moins ils publient que les noirs qui cultivent les terres de leurs colonies, sont au moins aussi heureux que ces mêmes paysans ; et la raison qu’ils en donnent est qu’ils sont esclaves. Il faut donc que, d’après leurs observations, les mêmes causes produisent des effets opposés, quand elles agissent sur des hommes d’espèces différentes.
Si les peuples de chaque espèce étaient restés sur le sol que la division du globe et la direction des eaux ou des montagnes semblaient leur avoir assigné, les questions sur les différences des espèces n’eussent pas eu l’importance qu’elles ont aujourd’hui. Mais, depuis que les Européens ont envahi le continent américain, et se sont mêlés avec des nations de race cuivrée, sans cependant se confondre avec elle ; depuis qu’ils ont peuplé les îles qu’ils ont conquises, d’individus de race éthiopienne, en leur refusant toutes les prérogatives qui nous paraissent inhérentes à la nature de l’homme ; depuis que les Américains du sud se sont partagés en nations indépendantes, composées d’hommes de plusieurs espèces ; depuis que des peuples d’Europe ont porté leur domination dans une partie de l’Afrique, dans les îles placées à l’extrémité australe de l’Asie, dans l’Hindoustan, et même chez quelques nations du grand Océan ; enfin, depuis que les hommes les plus éclairés de l’Europe et de l’Amérique tendent vers l’abolition graduelle de l’esclavage partout où il existe, il est devenu du plus grand intérêt de rechercher quelles sont les différences qui peuvent exister entre les diverses espèces, et quelles conséquences morales et politiques peuvent résulter de leur mélange, soit pour les nations d’Europe, soit pour les nations des autres continents.
Les recherches auxquelles je me suis livré dans les chapitres précédents, nous ayant fait découvrir d’ailleurs quelques-unes des principales causes qui ont amené l’asservissement des peuples industrieux à des peuples barbares, et le but que je me suis proposé dans cet ouvrage m’obligeant à rechercher quels sont la nature et les effets de l’esclavage, il est nécessaire d’examiner comment ces effets sont modifiés par la différence des espèces. Nous pouvons nous apercevoir, au premier aspect, que, lorsque des hommes en asservissent d’autres qui appartiennent à la même espèce, l’esclavage ne produit pas tous les effets qu’il engendre, quand le maître et l’esclave appartiennent à des espèces différentes. Dans le premier cas, aucune marque extérieure ne distingue les hommes asservis des hommes libres ; les esclaves n’ont aucun moyen de connaître leurs forces et de les comparer à celles de leurs maîtres. Dans le second cas, au contraire, chacun porte sur lui-même, chacun transmet à ses descendants les marques indélébiles de la classe à laquelle il appartient. Chaque individu qui en rencontre un autre, peut juger, au premier aspect, s’il doit le compter parmi ses amis ou parmi ses ennemis.
« Gardons-nous, disait un sénateur romain, à qui l’on proposait de distinguer, par un costume particulier, les hommes asservis des hommes libres, gardons-nous de leur donner le moyen de se compter et de nous compter. »
Une différence plus prononcée que celle que craignait le sénat romain, et qui eût été une cause si énergique d’affranchissement chez les anciens peuples d’Europe, existe partout où des hommes d’une espèce ont asservi des hommes appartenant à une espèce différente, et c’est la nature elle-même qui l’a établie.
Dans les pays même où l’esclavage domestique est à peu près aboli, mais où il existe sur le même sol des hommes qui n’appartiennent pas tous à la même espèce, il est impossible que ce mélange ou cette confusion n’ait point de conséquences en morale et en politique, surtout s’il est vrai, comme le pensent quelques écrivains, que les hommes de toutes les espèces ne sont pas susceptibles du même développement intellectuel et du même perfectionnement moral. Une différence de capacité et de morale ne peut qu’en produire d’autres dans la création et la distribution des richesses, dans l’accroissement des diverses parties de la population, dans la division et la distribution des pouvoirs politiques, et par conséquent dans la législation, dans la nature et les effets du gouvernement. Si aux différences physiques, si propres à perpétuer les antipathies nées de la conquête, viennent se joindre des différences d’intelligence, de mœurs, de richesses, comment sera-t-il possible, par exemple, d’établir cette égalité vers laquelle tendent tous les peuples d’Europe, et qui existe entre les blancs des républiques américaines ? S’il n’y a point d’égalité entre les espèces, comment éviter les jalousies, les antipathies, les haines qui doivent être la conséquence naturelle de la domination des unes sur les autres ? Comment ces diverses passions n’engendreront-elles pas tôt ou tard l’oppression et les vices qu’elle produit ? Comment, enfin, l’habitude d’opprimer des hommes d’une espèce différente, ne produira-t-elle pas l’habitude d’opprimer les hommes de sa propre espèce ?
Ces questions n’intéressent pas seulement les nouvelles républiques de l’Amérique du Sud ; elles intéressent aussi les peuples du Canada où l’on trouve également confondus ensemble des hommes de diverses espèces ; elles intéressent les États-Unis où l’esclavage a introduit une population de noirs au milieu d’une population de blancs ; elles intéressent toutes les colonies que les Européens ont établies dans les îles d’Amérique ou d’Asie ; elles intéressent l’immense population de l’Hindoustan ; enfin, elles intéressent même les peuples de l’Europe, car de l’habitude que prennent les plus puissants d’opprimer au loin des nations d’espèces différentes, naît l’habitude d’opprimer des peuples voisins de même espèce, ou même d’opprimer ses propres concitoyens. J’exposerai ailleurs comment ces vices, ou ces maux peuvent naître les uns des autres ; je n’ai qu’à examiner ici les causes qui peuvent y donner naissance.
Un savant Anglais qui s’est livré à de profondes recherches sur la nature des diverses espèces d’hommes, a pensé que les peuples d’espèce caucasienne sont supérieurs aux peuples de toutes les autres espèces, par leur constitution physique, par leurs facultés intellectuelles et par leurs facultés morales. Il a vu les causes de leur supériorité acquise, non dans des circonstances locales, telles que la nature ou l’exposition du sol, le cours et la qualité des eaux, la température de l’atmosphère, la salubrité de l’air et autres analogues, mais dans la nature même des individus. Toutes les circonstances physiques dont l’influence nous a paru immense, semblent même n’avoir pas attiré son attention, car il ne les a comptées pour rien. Cette négligence l’a fait tomber, au reste, dans des erreurs que j’aurai occasion de faire remarquer, et qui lui font perdre un moment le caractère d’un savant qui recherche la vérité, pour lui donner les apparences d’un avocat qui défend une cause à laquelle il est lui-même intéressé [514].
Pour établir que les peuples de toutes les espèces ne sont pas susceptibles du même développement intellectuel et du même perfectionnement moral, on a fait deux genres de raisonnements : on a comparé d’abord quelques-uns des organes physiques des peuples d’espèce caucasienne, aux organes physiques correspondants des peuples des autres espèces ; on a cru apercevoir que l’organisation des premiers était supérieure à celle des seconds, et de là on a tiré la conséquence que l’intelligence et les mœurs de ceux-là étaient supérieures à l’intelligence et aux mœurs de ceux-ci : on a ensuite comparé les mœurs et les ouvrages des nations d’espèce caucasienne, aux mœurs et aux ouvrages des nations des autres espèces ; on a trouvé que les premières surpassaient les secondes, et de ce fait on a conclu que celles-ci étaient inférieures par leur propre nature, et n’étaient pas, par conséquent, susceptibles d’arriver au même degré de perfectionnement que celles-là.
Il y a, dans ces raisonnements, deux ordres de faits qu’il importe de distinguer : ceux qui sont relatifs à l’organisation physique des peuples de chaque espèce ; ceux qui sont relatifs aux progrès moraux et intellectuels des uns et des autres. Les faits du premier ordre, ceux qui sont relatifs à l’organisation physique, sont considérés tout à la fois comme causes et comme signes du plus ou moins de capacité qui appartient à chaque espèce. Les faits du second ordre, ceux qui se rapportent au développement intellectuel déjà acquis, sont considérés comme effets et comme signes de cette même capacité. Il y a, sur ces deux ordres de faits, deux questions à faire : la première est celle de savoir s’ils ont été bien observés, et si l’on a tenu compte de tous ; la seconde est celle de savoir si, en les supposant tous bien observés, on peut les considérer comme les causes ou comme les effets du phénomène dont on veut constater l’existence, c’est-à-dire du plus ou moins d’aptitude à la civilisation.
Avant que de nous engager dans cette discussion, je dois faire observer que je ne me propose, ni de prouver que les peuples de toutes les espèces sont susceptibles des mêmes degrés de développement, ni de constater quelles sont les différences essentielles qui existent entre les hommes de chaque espèce. J’ai de la peine à croire que l’une ou l’autre de ces deux questions puisse être résolue d’une manière satisfaisante ; mais, en les supposant susceptibles d’une bonne solution, je suis très convaincu qu’on est encore loin de posséder tous les éléments qui seraient nécessaires pour les résoudre. Le seul objet que je me propose, dans ce moment, est d’examiner s’il est prouvé, comme on le suppose, que les différences intellectuelles et morales observées entre certaines nations, tiennent uniquement à une différence d’espèces. J’examinerai ensuite quelles conséquences peuvent avoir sur leurs mœurs et sur leur développement intellectuel, les différences physiques qu’on observe entre les unes et les autres, lorsque, par suite de la conquête ou de l’esclavage, ces nations se mêlent entre elles.
Nous avons observé précédemment que nos organes physiques sont les premiers instruments que la nature met au service de notre intelligence ; et de ce fait nous avons conclu que l’individu qui est doué des meilleurs organes, est aussi celui qui peut faire le plus de progrès, si toutes choses sont égales d’ailleurs. Il s’agit donc de savoir quelle est la race qui est douée de la meilleure organisation physique ; quelle est celle qui a la meilleure ouïe, la meilleure vue, le meilleur odorat, les mains les plus souples, le tact le plus fin, les jambes les plus agiles, les muscles les plus forts ?
[III-433]
On trouve, dans les relations de plusieurs voyageurs, que les peuples d’espèce malaie, d’espèce mongole, d’espèce éthiopienne et d’espèce américaine voient, entendent et sentent mieux que les peuples d’espèce caucasienne ; on y trouve aussi que les Malais, les Mongols et les indigènes d’Amérique ont les extrémités formées de la même manière que nous, mais avec plus de délicatesse. Mais on ne rencontre, dans aucun ouvrage, pas même chez les écrivains qui considèrent l’espèce caucasienne comme étant naturellement supérieure à toutes les autres, aucune observation de laquelle on puisse induire que les organes externes des Européens sont au-dessus de ceux des peuples des autres espèces. La supériorité des organes de la vue, de l’ouïe et de l’odorat qu’on croit avoir observée chez les peuples d’espèces colorées, est, à mon avis, plus apparente que réelle ; mais il est sûr du moins que nul n’a observé que les peuples d’espèce caucasienne eussent, à cet égard, aucune supériorité sur les autres.
Si, au lieu de considérer séparément chacun des organes externes de l’homme, on considère l’individu physique dans tout son ensemble, on trouve que toutes les espèces varient à peu près de la même manière. Il existe cependant quelques différences entre les unes et les autres : les peuples d’espèce mongole sont les plus petits ; ceux d’entre eux qui ont la taille la plus élevée, ne sont pas plus grands que les plus petits des Malais, et que les hommes de taille moyenne chez les autres espèces. Les peuples d’espèce malaie sont au contraire les plus grands et les mieux constitués. On pourrait trouver, chez d’autres espèces, quelques individus aussi bien constitués et aussi grands qu’aucun d’entre eux ; mais on ne saurait y trouver des populations entières qu’il fût possible de comparer à des Hercule, à des Antinoüs, à des Ganimède. L’étonnement que la vue de quelques-uns de ces peuples a produit chez tous les voyageurs qui les ont visités, prouve assez qu’ils excèdent par la hauteur de leur taille et par la beauté de leurs proportions, les hommes les mieux faits chez les Européens. Les hommes de cette espèce qui sont placés sur les terres les moins fertiles, et sous le climat le plus rigoureux, sont encore de beaux hommes même comparativement aux Européens. Les habitants de la Nouvelle-Zélande, les plus misérables des peuples malais, sont, par la taille et la force, beaucoup au-dessus des peuples les plus misérables de l’Europe [515].
La taille moyenne des peuples d’espèce américaine est égale à la taille moyenne des Européens et des nègres ; on trouve parmi eux des peuplades qui paraissent excéder les proportions communes parmi nous ; il serait peut-être difficile de trouver, en Europe, des populations entières chez lesquelles la taille ordinaire fût au-dessus de six pieds ; mais il est vrai aussi qu’on trouverait difficilement chez les Européens des peuples aussi petits ou aussi mal faits que ceux qui habitent la terre de Feu. Faut-il conclure du dernier de ces phénomènes que les peuples d’espèce américaine sont beaucoup plus susceptibles de dégénération physique que les peuples d’espèce caucasienne ? Je ne saurais le penser ; il faudrait au moins trois conditions pour que la conclusion fût juste : la première, qu’on eût trouvé un peuple d’espèce européenne dans une position aussi défavorable à son développement, que la terre de Feu est défavorable au développement des peuples qui s’y trouvent ; la seconde, qu’il fût prouvé que les deux peuples étaient de forces et de dimensions semblables, en arrivant sur la terre où on les aurait observés ; la troisième, que les mêmes causes eussent agi sur l’un et sur l’autre pendant la même durée de temps. Mais c’est raisonner d’une manière peu juste, que de prétendre que les peuples d’espèce américaine sont plus susceptibles de dégénération que les peuples d’espèce caucasienne, par la raison que les premiers, quand ils sont plus misérables que les seconds, tombent dans une dégradation plus profonde. La seule conclusion raisonnable qu’on puisse tirer de ces faits, c’est que des causes semblables produisent sur les hommes des deux espèces des effets qui se ressemblent.
On trouve, parmi les hommes d’espèce éthiopienne, des peuplades qui ont la taille aussi élevée que ceux qui appartiennent à l’espèce européenne ; mais on en trouve aussi qui sont plus petites. Les causes de la grandeur des unes et de la petitesse des autres sont-elles dans la nature des individus, ou dans la nature du sol sur lequel ils vivent ? Les Boschismans sont-ils au-dessous des hommes les plus petits de l’espèce caucasienne, par la raison que leur race est plus susceptible de dégénération, ou par la raison que leur sol leur offre moins de subsistances ? Par la raison qu’ils forment une espèce particulière, ou par d’autres raisons qui nous sont inconnues ? Plusieurs causes ont probablement contribué à leur donner les dimensions que les voyageurs leur assignent ; mais il est difficile de croire que la nature de leur sol, leur position géographique, et leur manière de vivre, n’y aient en rien contribué, lorsqu’on voit que, s’ils sont les plus petits des hommes de leur espèce, ils en sont aussi les plus misérables.
Ainsi, en considérant l’organisation extérieure des hommes de chaque espèce, nous voyons que les instruments physiques dont peut disposer l’intelligence de chacune d’elles, ont à peu près la même perfection ou la même puissance. L’espèce caucasienne, que l’on considère comme la plus susceptible de développement, ne montre aucune supériorité sur les autres, ni dans l’organe de la vue, ni dans celui de l’ouïe, ni dans celui de l’odorat, ni dans celui du tact. Si l’on trouve, chez quelques-unes, des individus, ou même des peuplades entières, qui soient, par leurs dimensions, au-dessous ou au-dessus des individus ou des peuplades qu’on observe chez d’autres, il ne paraît pas qu’on puisse tirer de ces différences aucune conclusion relative à l’intelligence et aux mœurs d’aucune d’elles. On n’a point observé que l’intelligence des animaux soit en raison de leur masse ; et en comparant entre eux des hommes de même espèce, nous ne voyons pas qu’un individu qui a six pieds de haut, soit plus susceptible de perfectionnement intellectuel ou moral qu’un individu qui n’en a que cinq et demi ; nous ne voyons même pas que le premier soit plus susceptible que le second de donner à ses organes physiques ce genre de perfectionnement qui consiste à exécuter certaines opérations.
Si l’intelligence de tous les peuples, quelle que soit l’espèce à laquelle ils appartiennent, est pourvue des mêmes instruments physiques, quelles sont les parties d’eux-mêmes où il faut chercher les causes des différences de mœurs et de développement intellectuel qu’on croit exister entre eux ? Ces causes ne peuvent se trouver que dans la nature même de leurs facultés intellectuelles, ou dans la capacité de sentir plus ou moins vivement, plus ou moins longtemps certaines impressions. Il s’agit donc de savoir si l’on a observé, entre les peuples des diverses espèces, des différences essentielles dans la nature, la force ou l’étendue de leurs organes intellectuels, dans leur sensibilité, dans la manière dont ils peuvent être affectés, dans la nature, la force ou la direction de leurs passions.
On s’accorde généralement à considérer le cerveau comme le siège de toutes les facultés intellectuelles, et selon que cet organe se montre plus ou moins développé, on juge qu’un individu est plus ou moins susceptible de perfectionnement ; on est arrivé à cette conséquence en comparant entre eux, non seulement des individus de la même espèce, mais des animaux d’espèces ou même de genres différents. On a donc mis en parallèle des individus de diverses espèces, et l’on a cru voir que ceux qui appartiennent à l’espèce caucasienne avaient le cerveau plus développé que les individus des autres espèces ; de là on a tiré la conséquence que les premiers sont plus perfectibles que les seconds. Pour que ce raisonnement fût juste, il aurait fallu faire un nombre de comparaisons fort grand ; il aurait fallu surtout prendre les termes moyens dans chaque espèce, ou ne comparer du moins les extrêmes d’une espèce qu’aux extrêmes correspondants des autres. Mais ce n’est pas ainsi qu’on a procédé ; les comparaisons qu’on a faites sont fort peu nombreuses, au moins à l’égard de quelques espèces ; et il suffit de jeter les yeux sur les planches que quelques zoologistes ont jointes à leurs ouvrages, pour être convaincu qu’ils ont mis en parallèle l’extrême d’une espèce, avec l’extrême opposé d’une autre. Ils ont décrit, par exemple, un cerveau très développé de l’espèce caucasienne, à côté d’un cerveau très comprimé de l’espèce éthiopienne [516]. En suivant une méthode contraire, je ne doute pas qu’on ne pût prouver aisément que les nègres sont mieux organisés que les peuples de toutes les autres espèces.
Les caractères que des physiologistes attribuent aux peuples d’espèce nègre sont : un crâne comprimé latéralement et aplati sur le devant ; un front bas, étroit et projeté en arrière ; des mâchoires étroites et projetées en avant ; les dents de devant de la mâchoire supérieure placées obliquement ; un menton retiré et des yeux proéminents. Il n’est pas douteux qu’on ne puisse trouver des individus et peut-être aussi des peuplades de cette espèce à qui ces caractères ne conviennent ; mais est-il possible de reconnaître à ces traits ces Cafres, au front élevé, que des voyageurs ont considérés comme étant de la même famille que les Arabes, et dont les femmes seraient belles à côté des Européennes ? Peut-on y reconnaître ces Mandingues, ces Koromantins, ces Mozambigues, qui, au jugement d’un voyageur, ont la tête et le reste du corps aussi bien formé que les peuples d’Europe, et dont l’angle facial de quelques-uns dépasse quatre-vingts degrés [517] ? Il serait peu juste, sans doute, de caractériser l’espèce entière par les traits particuliers à ces tribus ; mais il n’est pas plus juste de la caractériser par les traits des peuplades qui s’éloignent le plus d’elles. Pour ne tomber dans aucun excès, il faudrait prendre le terme moyen ; mais, pour trouver ce terme, il faudrait qu’on eût des données positives sur chacune des variétés dont l’espèce entière se compose ; et c’est un résultat auquel les savants sont encore loin d’être parvenus.
Les peuples d’espèce malaie ont, suivant Blumenbach et Lawrence, la tête un peu étroite ; mais ce fait a-t-il été bien constaté ? N’aurait-on pas jugé de l’espèce entière par un nombre extrêmement petit d’individus, et n’aurait-on pas comparé ces individus pris au hasard, aux individus les mieux organisés de la race caucasienne ? J’ai lu, avec beaucoup d’attention, tout ce que les voyageurs reconnus pour les meilleurs observateurs, ont écrit sur les peuples nombreux qui appartiennent à cette espèce, et je n’ai trouvé chez eux aucune observation de laquelle on puisse induire que leurs organes intellectuels sont moins bien formés que ceux des peuples d’Europe. J’ai vu, au contraire, que tous ont été frappés de la beauté de leurs proportions ; qu’ils ont observé parmi eux des formes que nous sommes habitués à considérer comme idéales, parce que l’espèce à laquelle nous appartenons ne nous en offre pas d’aussi belles ; dans un grand nombre d’individus, la régularité des traits et la belle forme des têtes ont été l’objet de leur admiration [518]. Il est vrai que, quoique la beauté des proportions soit un des caractères des peuples de cette espèce, cette beauté n’existe pas chez tous au même degré : les habitants des îles Sandwich et quelques-uns de ceux de la Nouvelle-Zélande, sont de beaucoup inférieurs à ceux des autres îles ; mais il n’est pas impossible que ce soit par un petit nombre d’individus pris au hasard parmi les premiers, qu’on ait fixé les caractères propres à les distinguer tous [519].
[III-442]
Les peuples qui appartiennent à l’espèce mongole, sont décrits comme ayant la tête grosse et carrée ; mais on ne trouve, chez les voyageurs qui les ont visités, presque aucun renseignement sur la grandeur comparative de leur organe cérébral ; quelques-uns disent que des peuplades qu’ils ont visitées ont le front petit et bas, mais sans indiquer si les autres parties sont plus ou moins développées ; d’autres les disent extrêmement laids, mais ne donnent aucune indication qui soit propre à faire juger s’ils possèdent une intelligence susceptible d’un grand développement [520].
Les peuples d’espèce américaine sont ceux qui semblent réellement avoir le cerveau moins développé que les peuples des autres espèces : ce sont ceux du moins sur lesquels les voyageurs s’accordent le mieux. Cependant, si l’on compare le nombre des voyageurs qui n’ont point observé chez les indigènes d’Amérique, cette compression de cerveau, que l’on considère comme un de leurs caractères distinctifs, au nombre de ceux qui en ont été frappés, on trouvera que le second est extrêmement petit comparativement au premier. On serait peut-être même fondé à croire que ceux qui ont considéré le défaut de développement du cerveau comme un des caractères distinctifs de l’espèce américaine, ont appliqué aux nombreuses peuplades qu’ils ne connaissaient pas, les traits qu’ils avaient observés sur le petit nombre de celles qu’ils avaient visitées, si, parmi eux, il ne se rencontrait des savants dont le témoignage commande la confiance [521].
Si maintenant on considère que, dans toutes les espèces, à l’exception peut-être de la dernière, on trouve des peuples qui ont les organes du cerveau également développés ; que dans toutes, sans exception, les organes de la vue, de l’ouïe, de l’odorat et du tact ont la même finesse ou la même souplesse, et que l’on rencontre chez les espèces qu’on croit les plus susceptibles de perfectionnement, des nations aussi barbares, aussi vicieuses ou aussi esclaves, que chez les espèces qu’on a jugées les moins perfectibles, on concevra que, dans l’état actuel de nos connaissances, il est fort difficile et peut-être même impossible de déterminer quel est le degré de civilisation auquel il est donné à chaque espèce de parvenir. Et s’il est impossible de marquer le point auquel telle ou telle espèce doit s’arrêter par l’effet même de sa propre nature, comment serait-il possible de déterminer le degré de perfectibilité qui appartient à chacune ? Quel est l’ordre de vérités qui, intelligibles pour les peuples de certaines espèces, ne sauraient jamais être comprises par des peuples d’espèces différentes ? Quel est l’ordre d’opérations qui, exécutables par les organes de tels peuples, ne sauraient être exécutées par les organes de tels autres ? Quels sont les vices, quelles sont les vertus qui sont réservés à tels ou tels peuples et qui sont les suites naturelles de telle ou telle organisation ? C’est ce que personne ne saurait déterminer.
Les peuples des diverses espèces pourraient, il est vrai, être doués d’une organisation semblable, au moins en apparence, et ne pas être doués du même degré de sensibilité ; ils pourraient ne pas avoir la même énergie, ou ne pas être affectés des mêmes passions. Mais a-t-on jamais fait des observations propres à confirmer une pareille conjecture ? N’avons-nous pas vu, au contraire, les peuples de toutes les espèces, manifester les mêmes passions dans des circonstances semblables ? N’avons-nous pas trouvé chez elles la même énergie, quand elles ont été mues par un même intérêt ? On verra, lorsque je comparerai les mœurs, les lois et l’intelligence des peuples aux diverses époques de leur civilisation, que tous paraissent susceptibles des mêmes passions et de la même énergie, et que, si les différences physiques qu’on observe entre les espèces, en produisent dans les affections, il n’a pas encore été possible de les apprécier [522].
Ainsi, en partant des comparaisons qu’on a faites entre la constitution physique, la sensibilité, et les affections morales de chaque espèce, à la constitution physique, à la sensibilité, et aux affections morales des autres, il est impossible de constater si toutes sont susceptibles du même degré de perfectionnement, ou si, par leur propre nature, quelques-unes sont condamnées à rester éternellement inférieures aux autres ; il est impossible surtout de déterminer le point de civilisation ou de perfectionnement auquel les peuples de telle espèce doivent s’arrêter, et le point auquel les peuples de telle autre espèce doivent parvenir ; les faits qu’on a observés sur la constitution physique et sur les facultés intellectuelles et morales des peuples des diverses espèces, sont encore trop peu nombreux, trop individuels, trop incertains, pour qu’il soit possible d’en tirer des conclusions générales, surtout quand il est question de condamner des populations entières à une éternelle barbarie [523].
[III-447]
De la supériorité des peuples d’espèce caucasienne sur les peuples des autres espèces. — Des causes auxquelles cette supériorité a été attribuée. — Suite du chapitre précédent.
Mais il est un second ordre de faits au moyen desquels on veut prouver que, par leur nature, les peuples des espèces colorées sont moins susceptibles de perfectionnement que les peuples d’espèce caucasienne : ce sont, d’un côté, les progrès que ceux-ci ont réellement faits ; et, de l’autre, les vices et la barbarie qu’on croit particuliers à ceux-là. S’il n’avait pas été dans la nature des peuples d’espèce caucasienne d’être plus perfectibles que les autres, comment, dit-on, se seraient-ils constamment montrés supérieurs à eux ? Comment, au milieu des révolutions qui ont agité le monde, ne serait-il jamais arrivé à une des espèces colorées de se montrer supérieure aux autres ? Comment tous les ouvrages de génie se trouveraient-ils du côté d’une seule espèce, tandis qu’il ne se trouverait rien du côté des quatre autres ? A-t-il jamais existé chez aucune autre espèce que la nôtre, rien qui soit comparable aux républiques de la Grèce, de Rome, ou même aux gouvernements monarchiques de la plupart des peuples de l’Europe ? Dans nos colonies, ne suffit-il pas d’un très petit nombre de blancs pour tenir dans la servitude une immense multitude de noirs ? Et suffirait-il d’un petit nombre de noirs pour tenir également dans la servitude des multitudes de blancs ? N’a-t-il pas suffi d’une poignée d’aventuriers européens pour renverser les empires fondés par des peuples d’espèce américaine, et pour subjuguer des nations entières ? Les peuples d’Europe établis en Amérique à côté des indigènes, n’ont-ils pas fait des progrès immenses, tandis que ceux-ci, loin de les imiter, non seulement n’ont pas fait un seul pas, mais sont tombés dans une dégradation plus profonde ? Les Chinois, qui sont les peuples les plus avancés de l’espèce mongole, ne sont-ils pas stationnaires depuis plus de quatre mille ans ? Enfin, a-t-on jamais vu des peuples d’espèce caucasienne, même dans leur état le plus barbare, dans une dégradation aussi profonde, dans un abrutissement aussi complet que les peuples les plus dégradés des autres espèces [524] ?
Si, au lieu de traiter la question qui nous occupe comme une question de parti, on l’avait traitée d’une manière scientifique ; si l’on avait recherché en quoi les espèces différent entre elles et en quoi elles se ressemblent, au lieu de s’attacher exclusivement à prouver la supériorité d’une seule sur toutes les autres, je ne doute pas qu’on n’eût évité la plus grande partie des erreurs dans lesquelles on est tombé ; on eût compris du moins que la plupart des faits qu’on a considérés comme décisifs, non seulement ne prouvaient rien en faveur de la thèse qu’on soutenait, mais pouvaient servir au besoin pour prouver la thèse contraire ; on eût senti surtout que, lorsqu’on veut établir une vérité, il ne faut pas faire usage de raisonnements qui se détruisent naturellement.
Pour prouver que tel effet est la conséquence de telle cause, il ne suffit pas de prouver l’existence de l’une et de l’autre ; il faut de plus démontrer la liaison qui existe entre les deux, ou établir qu’il n’a pas existé d’autres causes. Ainsi, pour établir que les peuples d’espèce caucasienne sont, par leur nature, plus susceptibles de perfectionnement que les autres, il ne suffit pas de prouver que tels peuples appartiennent à telle espèce et qu’ils ont fait tels progrès ; il faut prouver, en outre, qu’ils ont fait tels progrès, parce qu’ils appartiennent à telle espèce, ou bien que la seule cause de leurs progrès a été dans leur propre nature, et qu’ils n’ont été soumis à aucun autre genre d’influence : mais aucune de ces deux propositions n’a jamais été établie.
[III-450]
Les progrès de quelques peuples européens et l’état stationnaire ou la marche rétrograde de quelques peuples des autres espèces, sont assurément des phénomènes fort surprenants ; mais ils ne le sont pas davantage que la manière dont les diverses espèces d’hommes se sont réparties sur la surface du globe, et que tant d’autres phénomènes que ne peut pas expliquer la différence des espèces. Si l’on demandait pourquoi les peuples d’espèce nègre occupent l’Afrique et la Nouvelle-Hollande, et non pas l’Europe ; pourquoi les peuples d’espèce cuivrée se sont trouvés en Amérique plutôt qu’en Asie ; pourquoi les peuples d’espèce caucasienne ont été placés en Europe plutôt qu’en Afrique ou dans la Nouvelle-Hollande ; pourquoi ce sont des peuples cuivrés qui se sont trouvés sur la terre de Feu, plutôt que des peuples blancs ou noirs ; enfin, pourquoi on n’a pas trouvé des peuples de toutes les espèces également répandus sur tous les continents, on serait fort embarrassé de répondre, et la différence des espèces ne résoudrait probablement pas la question. Il est à remarquer d’ailleurs que le même raisonnement dont on se sert pour prouver que les Européens sont d’une nature plus perfectible que les peuples des autres espèces, prouverait que dans la même espèce il y a des peuples plus perfectibles que d’autres. Si l’on comparait ce qu’a produit le génie des peuples d’Italie à ce qu’a produit le génie des peuples de la Hongrie, de la Pologne, de la Courlande ou de la Russie, on trouverait une différence aussi grande que celle qui existe entre les Européens et les Asiatiques. Si l’on comparait les progrès que la petite ville de Genève a fait faire aux sciences et aux arts, aux progrès que nous devons à la capitale de l’empire autrichien, la différence serait plus grande encore. Faudrait-il conclure de cette différence que, par sa propre nature, un des deux peuples est plus susceptible de perfectionnement que l’autre ?
On veut prouver, par deux ordres de faits, que les peuples d’espèce caucasienne sont plus susceptibles de perfectionnement que les autres : on veut le prouver d’abord par l’organisation, ou, pour mieux dire, par le développement du cerveau ; on veut le prouver ensuite par les progrès que les peuples de cette espèce ont réellement faits. Mais, si ces faits sont des preuves pour l’espèce caucasienne, ils doivent également faire preuve pour toutes les autres ; laissons donc de côté, pour un moment, les Européens et les colonies qu’ils ont formées ; comparons entre eux les peuples des autres espèces, et voyons si les deux ordres de faits à l’aide desquels nous prouvons la supériorité de notre nature, pourraient également servir de preuve chez les peuples qui sont différents de nous-mêmes.
Suivant le rapport de tous les voyageurs, les peuples d’espèce malaie sont ceux qui ont l’organe du cerveau le plus développé ; ce sont ceux aussi qui sont les plus grands, les plus forts, les mieux faits, en un mot, les plus beaux. Les peuples d’espèce mongole sont, au contraire, au nombre de ceux qui ont, à ce qu’on assure, le cerveau le moins développé ; ils sont gros, petits, laids et mal proportionnés. Les organes de l’intelligence sont ceux qui dominent dans la tête des Malais ; ceux de l’animalité dominent, dit-on, dans la tête du Mongol. Ainsi, voilà un premier ordre de faits qui prouvent évidemment que les peuples malais sont, par leur propre nature, plus susceptibles de perfectionnement physique, moral et intellectuel que les peuples d’espèce mongole.
Mais, dans les siècles les plus reculés, les Indiens, les Chinois, les Japonais, les Perses et d’autres peuples d’espèce mongole avaient déjà fait d’immenses progrès dans la civilisation ; ils cultivaient la plupart des arts que nous connaissons ; ils possédaient les éléments des sciences ; ils avaient des mœurs douces et des lois sages, comparativement à ce que nous avons vu plus tard, même chez des peuples d’espèce caucasienne. Les peuples malais semblent, au contraire, ne jamais être sortis de la barbarie ; l’agriculture, le seul art qu’ils connaissent, se réduit, chez eux, à la culture de trois ou quatre plantes ; ils sont entre eux dans des guerres perpétuelles, et la plupart dévorent encore leurs prisonniers. Voilà un second ordre de faits qui prouve, non moins clairement que le premier, que les peuples d’espèce malaie sont moins susceptibles de perfectionnement moral et intellectuel que les peuples d’espèce mongole.
Dans ce parallèle, ce n’est pas une peuplade qui est opposée à une autre ; c’est une espèce tout entière qui est opposée à une autre espèce ; car, si l’on compare les classes qui se correspondent dans les deux, c’est-à-dire les plus civilisés de l’une aux plus civilisés de l’autre, et les plus barbares de celle-ci aux plus barbares de celle-là, on trouvera que la supériorité intellectuelle et morale est presque toujours du côté de l’espèce mongole. De ces deux ordres de faits, quel est donc celui qui fera preuve ? car, ici on ne saurait les invoquer tous les deux en même temps.
Si, au lieu de comparer les Malais aux Mongols, nous les comparons aux Éthiopiens ou aux indigènes d’Amérique, nous arriverons à des résultats semblables : nous trouverons souvent le développement des organes de l’intelligence d’un côté, et le perfectionnement intellectuel et moral de l’autre. Les peuples d’espèce cuivrée ont, d’après les témoignages des voyageurs, le cerveau moins développé que les Malais et même que la plupart des nègres. Cependant, à l’époque de l’invasion de l’Amérique, les peuples de cette espèce les plus civilisés étaient au moins aussi avancés qu’aucune peuplade malaie ou éthiopienne. On n’a trouvé, dans aucune des îles du grand Océan, des peuplades aussi civilisées que l’étaient les Mexicains et les Péruviens, à l’époque où ils furent asservis par les Espagnols. Enfin, les nègres, que quelques écrivains semblent placer au dernier rang sous le rapport des organes intellectuels, ne semblent avoir jamais eu des mœurs aussi barbares que la plupart des peuples malais qu’on place immédiatement après les peuples d’espèce caucasienne.
Il est difficile de croire à la justesse d’un raisonnement auquel il ne manque, pour prouver le contraire de ce qu’on veut établir, que d’avoir été fait dans un autre temps ; tel est cependant celui qu’on fait lorsqu’on veut prouver la supériorité de l’espèce à laquelle nous appartenons. On dit, en effet, que les peuples blancs sont plus susceptibles de perfectionnement que les peuples des autres espèces ; et la raison qu’on en donne, c’est qu’ils ont réellement fait plus de progrès, et qu’ils comptent un plus grand nombre d’hommes de génie. Mais ont-ils été toujours les plus avancés ? À toutes les époques, ont-ils compté le plus grand nombre d’hommes distingués dans les arts ou dans les sciences ? Tous les peuples qui appartiennent à cette espèce, n’étaient-ils pas au contraire plongés dans la barbarie la plus profonde, quand les Chinois, les Indous, et probablement aussi les Perses, avaient déjà fait d’immenses progrès [525] ? On considère l’état stationnaire des Chinois comme une preuve de l’infériorité de leur espèce : depuis quatre mille ans, dit-on, ils n’ont pas avancé d’un pas ; mais que conclure de là, si ce n’est qu’ils étaient déjà fort loin dans la civilisation, avant que le premier pas eût été fait par les peuples d’espèce caucasienne, et qu’ils étaient civilisés depuis plus de mille ans, avant que les peuples d’Europe eussent produit un seul homme de génie ? Si, quelque temps avant l’apparition d’Homère, les Chinois eussent fait des systèmes sur les différences des espèces, avec quelle facilité ils eussent prouvé la supériorité de la leur sur la nôtre ! De leur côté, quelle antiquité de civilisation ! et du nôtre, quelle antiquité de la barbarie ! quelle pauvreté d’hommes de génie ! Ils se sont arrêtés, dit-on. Cela peut être : mais, est-il bien sûr qu’il leur faudrait plus de génie pour arriver du point où ils sont parvenus, au point où se trouvent quelques peuples d’Europe, qu’il n’en fallut jadis à leurs ancêtres pour arriver de l’état où nous voyons les habitants des îles des Renards, au point où nous supposons que les Chinois se sont arrêtés ? Est-il d’ailleurs sans exemple de voir des peuples de notre espèce stationnaires ou même rétrogrades ? Les peuples qui habitent le sol de l’ancienne Grèce, de l’Asie mineure, des côtes septentrionales d’Afrique et de l’Égypte, depuis l’époque où ils furent asservis par les Romains, ont-ils marché dans la carrière de la civilisation d’un pas plus rapide que les Chinois, depuis le jour où un de leurs empereurs les décréta parfaits et immuables ? Les Calmoucks, à la face large et au front écrasé, ne se sont pas élevés, dit-on, au-dessus de la vie nomade. Soit : mais les Bédouins, à la face ovale et au front élevé, sont-ils montés beaucoup plus haut ? Si les premiers existent en plus grande proportion dans l’espèce mongole que les seconds dans l’espèce caucasienne, faut-il l’attribuer à la différence des espèces ou à la différence qui existe entre l’étendue des steppes du centre de l'Asie, et l’étendue des déserts de l’Arabie ? Si le sol de l’Europe eût été semblable en tout au sol du désert de Gobi, et si les Calmoucks eussent été placés sur un sol semblable au nôtre, est-il bien sûr qu’ils ne feraient pas aujourd’hui sur nous, les raisonnements que nous faisons sur eux [526] ?
[III-457]
On considère, comme une preuve de l’infériorité naturelle des autres espèces, la facilité avec laquelle elles se soumettent à des maîtres : la servitude paraît être, dit-on, leur état naturel ; quelques aventuriers espagnols ont soumis des millions d’Américains ; un petit nombre de colons tiennent en servitude des multitudes de nègres ; les Asiatiques ne conçoivent pas qu’ils puissent exister sans maîtres ; aucune de ces espèces n’a jamais eu rien de comparable à la république romaine, aux républiques de la Grèce, aux monarchies les plus civilisées de l’Europe ; jamais un petit nombre de nègres ne parviendraient à maintenir, sous leur domination, des multitudes de blancs pour leur faire cultiver leurs terres.
Ces faits, que l’on considère comme décisifs, prouvent en effet bien peu de chose. Du temps de la république romaine, la nature des peuples d’Europe n’était pas différente de ce qu’elle est aujourd’hui, les hommes qui habitaient sur les bords du Tibre, n’étaient pas d’une espèce supérieure à celle des hommes qui habitaient sur les bords du Rhône, de la Loire, du Rhin et de tous les fleuves qui arrosent toute la partie alors connue de l’Europe ; et cependant toute cette multitude de peuples furent vaincus, détruits, ou asservis par une population qui n’occupait qu’un point de l’Italie. Les Romains asservirent, non seulement tous les peuples d’espèce caucasienne qui existaient depuis les bords du Danube jusqu’aux bords du Tage, mais ceux même qui existaient sur les côtes septentrionales de l’Afrique, et ceux même de l’Asie qu’ils purent atteindre. Les soldats romains, pour asservir, presque sans exception, toutes les nations de cette espèce, n’arrivèrent pas chez elles, comme les Espagnols en Amérique, portés par des maisons ailées et flottantes, montés sur des animaux inconnus et terribles, armés d’un fer qu’ils possédaient seuls, et lançant un feu plus redoutable que celui du ciel ; ils ne parurent pas comme des dieux dont des oracles avaient prédit l’arrivée et les succès ; ils arrivèrent chez elles comme des hommes de même espèce, revêtus des mêmes armes, pourvus des mêmes moyens, et cependant rien ne leur résista. Comment est-il donc possible de présenter l’existence et l’agrandissement de la république romaine comme une preuve de la supériorité de l’espèce caucasienne sur les autres ? À quelle espèce appartenaient ces multitudes de nations vaincues, enchaînées, vendues comme de vils troupeaux par les légions romaines ? Quelle est, chez les autres espèces, celle d’entre elles où l’on ait vu les nombreuses nations dont elle était composée, asservies et presque détruites par un petit peuple sorti de son sein [527] ?
Un petit nombre de colons d’espèce caucasienne suffit, dit-on, pour tenir en servitude un nombre considérable d’individus d’espèce éthiopienne ; et si l’ordre actuel était renversé, si un petit nombre de nègres étaient maîtres d’un nombre vingt fois plus considérable de blancs, ils seraient incapables d’assurer la durée de leur empire. Ce n’est pas en comparant le nombre des esclaves noirs au nombre des colons, qu’on peut connaître la proportion qui existe entre les hommes asservis et leurs dominateurs. Les colons ne sont pas réduits à leurs seules forces ; ils sont soutenus par la puissance même des États dont ils font partie, et ils en tirent autant de force qu’il leur en faut pour assurer leur domination. Il faut donc, pour que la comparaison soit juste, mettre d’un côté les esclaves, et de l’autre les colons et les habitants de la mère-patrie, qui les appuient de leur puissance. Or, en procédant ainsi, on trouve que le nombre et les ressources des maîtres excèdent, dans une proportion immense, le nombre et les ressources des hommes asservis. Ici, la différence des espèces est sans influence ; car, si des hommes d’espèce caucasienne étaient possédés par des nègres, et si les derniers avaient sur les premiers la supériorité de nombre et de forces, l’esclavage ne serait pas moins solide qu’il l’est dans l’état actuel.
Mais si l’on veut faire une comparaison plus juste que celle qu’on a faite lorsqu’on a mis en parallèle le nombre des colons blancs et le nombre des noirs asservis, il faut comparer, dans l’antiquité, le nombre des citoyens au nombre de leurs esclaves ; et, chez les modernes, le nombre des seigneurs au nombre des serfs attachés à la glèbe. Dans la république d’Athènes, il existait, à ce qu’on assure, vingt mille citoyens et quatre cent mille esclaves : c’était vingt esclaves pour un homme libre, à peu près la même proportion qu’on observe dans les colonies entre les blancs et les noirs [528]. Nous ignorons quelle était, dans l’empire romain, la proportion entre les hommes libres et les hommes asservis ; mais, si l’on considère que tous les travaux se faisaient par des esclaves ; que les grands en avaient jusqu’à cinq cents, et quelquefois même jusqu’à mille, dans l’intérieur de la capitale, et qu’ils en avaient une multitude dans leurs domaines, on concevra que la proportion des hommes asservis aux hommes libres était au moins aussi grande dans l’empire romain qu’elle l’était en Grèce. Il suffisait donc d’un vingtième des hommes d’espèce caucasienne pour maintenir les autres dix-neuf vingtièmes dans une servitude plus dure que celle à laquelle les noirs sont assujettis ; et cette servitude se maintenait, non par le secours d’une force extérieure comme celle des noirs des colonies, mais par la seule puissance des maîtres. Cet asservissement des hommes d’espèce caucasienne, à un petit nombre de leurs semblables, est un phénomène qui n’a point d’analogues dans aucune autre espèce ; et ce phénomène exista depuis le moment où les Romains furent parvenus à leur plus haut degré de puissance, jusqu’à l’époque où leur empire fut renversé par les peuples barbares.
Après la chute de l’empire romain, un nouveau genre d’esclavage succéda à celui auquel l’invasion des Barbares avait mis un terme : ce fut la servitude de la glèbe. Le nombre des esclaves fut plus grand ici, comparativement au nombre des maîtres, qu’il ne l’avait été dans les républiques de l’antiquité. Cet esclavage s’est étendu sur la plupart des peuples de l’Europe, et a par conséquent atteint presque tous les hommes d’espèce caucasienne. Il s’est maintenu, comme chez les anciens, par le seul effet de la force et de l’organisation des maîtres. L’époque à laquelle la destruction de ce genre de servitude a commencé, dans quelques États, n’est pas bien loin de nous, et un système d’esclavage non moins dur, existe encore dans toute sa force en Russie, en Pologne, en Courlande, en Bohême, et dans presque tout le nord de l’Europe ; il se maintient pour ainsi dire de lui-même, et par le seul effet de l’abrutissement et de la stupidité des esclaves. Si, dans quelques lieux de cette partie de l’Europe, on rencontre des affranchis, ce ne sont pas des hommes qui ont brisé leurs fers par haine pour l’esclavage, comme les noirs de Saint-Domingue ; ce sont des esclaves auxquels leurs maîtres ont fait présent de la liberté. On a trouvé sur divers points du globe, chez des peuples de diverses espèces, un régime analogue au régime féodal qui a existé parmi nous ; mais chez aucune autre on n’a vu, ni cette multitude d’esclaves qui ont existé en Europe, depuis le commencement de la république romaine jusqu’à l’invasion des barbares, ni cette multitude de serfs de la glèbe qui leur ont succédé.
Mais il n’est pas nécessaire de se reporter au Moyen-âge ou à l’époque de la domination des Romains, pour se convaincre que, si le penchant à la tyrannie ou à la servitude est une preuve d’infériorité, les peuples de notre espèce n’ont rien, à cet égard, au-dessus des autres. En considérant, même dans leur état actuel, les diverses espèces entre lesquelles on a divisé le genre humain, on n’en trouve aucune chez laquelle l’esclavage domestique ou civil soit aussi répandu et mis en pratique d’une manière plus systématique et plus cruelle que chez les peuples d’espèce caucasienne. En Europe, près de la moitié de la population est encore esclave de la glèbe ; les Turcs n’admettent pas ce genre de servitude, mais ils admettent l’esclavage domestique à l’égard de ceux qui ne partagent pas leurs croyances. En Afrique, les peuples chez lesquels l’esclavage est le plus dur et le plus généralement établi, sont les colons du cap de Bonne-Espérance, les peuples d’Alger, de Tunis, du Maroc, et ceux des montagnes de l’Abyssinie, tous d’espèce caucasienne. En Asie, les peuples qui sont esclaves, ou qui en soumettent d’autres à l’esclavage, appartiennent à la même espèce. Les Japonais non seulement ne l’admettent pas, mais ils en ont horreur ; les Chinois le tolèrent pour un si petit nombre de cas, que les exceptions méritent à peine d’être comptées ; chez les Perses, les paysans, les ouvriers, les domestiques sont tous des hommes libres : l’esclavage civil ou domestique est donc presque inconnu chez les nations d’espèce mongole. Dans les îles du grand Océan, des peuples d’espèce malaie ont établi l’esclavage de la glèbe ; mais aucun n’a admis l’esclavage purement personnel. Enfin, en Amérique, l’esclavage domestique n’existe et ne se maintient que par la force des peuples de notre espèce. Avant l’arrivée des Européens sur ce continent, ce genre d’esclavage, le plus cruel et le plus immoral de tous, n’y était pas connu. Si le nombre des esclaves s’y multiplie encore, ce n’est que par les vices et par la force des peuples d’Europe. Et ce qu’il y a de plus étrange dans ces phénomènes, c’est qu’en même temps que nous citons les esclaves que nous avons faits sur d’autres races, comme preuves de la supériorité de notre esprit, nous disons que nous n’admettons pas l’esclavage, pour prouver la supériorité de nos mœurs.
Des hommes d’espèce caucasienne ont produit, ajoute-t-on, des ouvrages remarquables, même dans l’esclavage : les esclaves romains comptèrent parmi eux Épictète, Phèdre, Térence ; et quels sont les hommes de génie que les esclaves nègres de la Jamaïque ou de Sainte-Lucie ont vus naître parmi eux ? Cette absence de grands philosophes ou de grands poètes chez les esclaves nègres, n’est-elle pas une preuve infaillible de l’infériorité de leur espèce et de la supériorité de la nôtre [529] ? Il a été une époque à laquelle on pensait que le climat d’Amérique faisait dégénérer les hommes ; et l’on prouvait ce phénomène en disant que cette partie du monde n’avait jamais produit aucun savant ou aucun artiste remarquable. Ces deux manières de raisonner ont entre elles une grande analogie : prouver que les nègres forment une espèce inférieure, par la raison que les esclaves noirs employés à la culture du sucre, n’ont rien produit de comparable aux comédies de Térence ; ou prouver que les citoyens des États-Unis sont une race dégénérée, par la raison qu’ils n’ont produit aucun orateur comme Cicéron, ou aucun poète comme Virgile, n’est-ce pas, en effet, exactement la même chose ? Je doute, au reste, que le génie des esclaves russes, polonais ou courlandais, ait jamais été beaucoup plus fertile en poètes ou en philosophes que le génie des esclaves noirs, quoique les premiers soient infiniment plus nombreux que les seconds, et que leur sort soit moins misérable.
[III-466]
Du penchant à la servitude et de quelques autres vices attribués aux peuples d’espèces colorées. — De la supériorité attribuée à cet égard aux peuples d’espèce caucasienne. — Suite du chapitre précédent.
Les raisonnements que l’on fait lorsque l’on compare les peuples d’une espèce à ceux d’une autre, ne prouvent plus rien lorsqu’il s’agit de comparer entre eux des peuples de même espèce. Ici, les proportions sont exactement les mêmes entre les hommes qui commandent et ceux qui servent, que lorsque l’on compare entre eux des hommes qui appartiennent tous à l’espèce caucasienne. Si donc il est dans la nature de ceux-ci d’être libres, on ne voit pas pourquoi il ne serait pas dans la nature de ceux-là de l’être également, toutes les fois qu’ils ne seraient pas asservis par des hommes d’une autre espèce. On peut bien prétendre que les nègres sont les esclaves des blancs par la raison que les premiers sont d’une nature inférieure aux seconds ; mais par quel enchaînement d’idées peut-on arriver de la supériorité prétendue des blancs à l’asservissement de peuples d’espèce mongole par des peuples de même espèce, ou à l’asservissement des noirs par d’autres noirs ? En supposant la supériorité des blancs sur les autres espèces aussi étendue qu’on voudra, on n’arrivera jamais à tirer de ce fait la conséquence que les peuples d’espèce mongole, par exemple, sont faits pour être les esclaves les uns des autres. Les hommes, de quelque espèce qu’ils soient, sont assurément supérieurs aux animaux qu’ils ont asservis ; s’ensuit-il que, si les moutons étaient abandonnés à eux-mêmes, ils se diviseraient immédiatement en deux classes, une de maîtres et l’autre d’esclaves ?
S’il avait été dans la nature des Mongols, des Américains, des Éthiopiens, des Malais, d’être esclaves, ils seraient restés libres, jusqu’à ce que des peuples d’une autre espèce fussent venus les asservir ; car quels sont ceux d’entre eux qui auraient voulu résister à leur penchant naturel et se dévouer à être maîtres ? S’il avait été dans la nature des Mongols d’être esclaves, ceux du centre de l’Asie n’auraient-ils pas envahi la Chine pour se mettre de force au service des Chinois, et les contraindre, les armes à la main, de consommer dans l’oisiveté les fruits de leurs travaux ? On dit que l’esclavage est le résultat de l’ignorance et du vice, et que, par leur propre nature, les peuples étrangers à la race caucasienne n’étant pas susceptibles d’acquérir notre intelligence et nos mœurs, ne sont pas susceptibles de parvenir au même degré de liberté ; mais on ne fait ici que reculer la difficulté ; si tel genre de vices et tel degré d’ignorance sont propres à une espèce, tous les individus dont elle se compose doivent également en être atteints, et les effets doivent en être les mêmes sur tous ; tous, par conséquent, doivent tendre avec une égale force à être esclaves, et alors ils resteront libres faute de maîtres ; ou bien ils doivent tous tendre avec une force égale à être maîtres, et alors ils resteront libres faute d’esclaves.
Le penchant à la servitude ou à la domination n’est pas le seul vice que l’on croit inhérent à la nature des espèces colorées : la polygamie est aussi un trait à l’aide duquel on les caractérise. Il est vrai que nous avons trouvé cet usage établi chez les plus barbares des espèces mongole, malaie, américaine et éthiopienne ; mais cet usage n’existe, en général, que pour les chefs des nations où il est admis, et toutes les nations ne l’admettent pas. Ainsi, la polygamie n’est pratiquée ni au Japon, ni à la Chine, ni même en Perse, si ce n’est par l’empereur et par un petit nombre de grands. Les indigènes du Pérou, ceux du Mexique, et quelques autres peuples de même espèce, laissaient également l’usage de la pluralité des femmes à leurs chefs.
Mais les peuples d’espèce caucasienne se sont-ils montrés supérieurs sous ce rapport aux autres peuples ? Je laisse à ceux qui ont lu l’histoire des Juifs, à décider si leurs rois et leurs patriarches ont montré plus de délicatesse et de retenue dans leurs passions que les chefs des tribus américaines ou mongoles ; je me contenterai de citer des faits qui sont moins éloignés de nous. Il est évident, pour ceux qui connaissent l’histoire des peuples d’Europe, que la polygamie était jadis pratiquée par les chefs des tribus germaines et gauloises ; c’est un fait incontestable que les rois européens épousaient jadis plusieurs femmes [530]. Les Romains n’admettaient pas qu’on pût en épouser plusieurs ; mais chez eux le mariage n’excluait pas le concubinage. L’état de concubine était un état légal, et le nombre de femmes esclaves qu’un homme pouvait posséder était illimité. Les Russes ont admis longtemps la pluralité des femmes, et ce n’est que fort tard qu’ils ont semblé y renoncer ; je dis qu’ils ont semblé y renoncer, car la pluralité des femmes existe de fait partout où l’esclavage domestique est établi. De nos jours, les Turcs, les Arabes et tous les peuples des côtes septentrionales d’Afrique admettent la polygamie, et ces peuples n’appartiennent, sans doute, ni à l’espèce éthiopienne, ni à l’espèce cuivrée. Enfin, chez les Perses, on admet la pluralité des femmes ; mais cet usage est étranger à la masse de la population, qui est d’espèce mongole, tandis qu’il est fort pratiqué par les grands, qui, presque tous, appartiennent par une longue suite d’alliances à l’espèce caucasienne. De toutes les espèces de peuples, il n’en est peut-être aucune qui ait plus abusé et qui abuse encore plus que la nôtre de la pluralité des femmes ; comme il n’en est peut-être pas qui en ait moins fait usage que les peuples de race éthiopienne [531].
L’infanticide, que l’on considère aussi comme propre à caractériser les mœurs des espèces colorées, n’a jamais fait partie des mœurs générales d’aucune espèce. À une certaine époque, tous les peuples sans distinction ont été abandonnés au penchant naturel qui porte tous les êtres à la conservation de leur espèce. Les chefs n’ont pas cru qu’il fût plus nécessaire de faire un devoir aux parents de nourrir et d’élever leurs enfants, que de leur faire un devoir de se nourrir et de se conserver eux-mêmes ; ils n’ont pas plus songé à réprimer l’infanticide qu’à réprimer le suicide. Il a dû même se passer des événements bien extraordinaires et s’écouler bien du temps, avant qu’il soit venu à l’esprit des gouvernements, qu’ils pouvaient, pour la conservation des enfants, instituer des magistrats plus attentifs, plus surveillants et plus tendres que les pères et les mères. Quand les législateurs romains reconnurent aux pères un pouvoir absolu sur leurs enfants, ce ne fut pas un fait nouveau qu’ils introduisirent ; ce fut un fait aussi ancien que le genre humain, dont ils reconnurent l’existence et qu’ils constatèrent. Je dis que ce fait était aussi ancien que le genre humain, parce qu’il est dans la nature même des choses que l’être faible qui n’a par lui-même aucun moyen de conservation ni de défense, soit sous la puissance de l’être fort qui lui donne la vie, et qui peut ou le conserver ou le laisser périr. Le pouvoir de disposer de ses enfants d’une manière absolue, et par conséquent de leur donner la mort ou de les exposer, n’a donc pas été particulier aux Romains ; il a existé chez les peuples de toutes les espèces, et particulièrement chez tous les peuples de l’Europe. Il est évident même que ce pouvoir n’a pu être modifié, tant que les délits n’ont été que des offenses privées, et que la peine du meurtre s’est bornée à payer une indemnité aux parents du défunt [532].
[III-472]
Il est remarquable que les limites mises en Europe à la puissance des parents sur leurs enfants, datent à peu près de la même époque que l’établissement du despotisme. C’est quand la licence qu’entraîne l’esclavage domestique eut fait du mariage une charge insupportable, ou quand les guerres civiles et le despotisme des empereurs eurent brisé les liens de famille, qu’il fallut faire des lois pour contraindre les hommes à se conserver ou à se reproduire.
Les attraits du mariage n’ayant plus assez de force pour produire la conservation des familles, ils y suppléèrent par la crainte des amendes, et ils remplacèrent l’amour paternel par la peur des supplices. Ils punirent les pères qui ne conserveraient pas leurs enfants, par suite du même principe qui porterait un maître à châtier ceux de ses esclaves qui, par des sentiments de pitié, feraient périr les siens. Ils considérèrent la mort comme un refuge contre la tyrannie, et l’infanticide, de même que plus tard le suicide, fut puni comme une atteinte aux propriétés impériales. Ainsi, loin de considérer les actes des gouvernements, qui ont pour objet de contraindre les parents par la crainte des peines légales, à prendre soin de leurs enfants et à les élever, comme une preuve de la supériorité de nos mœurs, il faudrait les considérer comme des preuves d’une immoralité profonde, s’ils n’étaient pas une preuve des maux que produit une tyrannie effrénée [533].
Mais ces lois dont nous nous vantons, n’ont pas toujours existé chez les peuples de notre espèce, et il en est encore plusieurs chez lesquels elles sont inconnues. Les magistrats se mêlent en général fort peu de ce qui se passe dans l’intérieur des familles, chez les nations qui ont adopté la religion musulmane. Les Arabes, les Turcs, les Maures et plusieurs autres n’ont mis, si je ne me trompe, aucune restriction au pouvoir paternel. Les grands de Perse et de Turquie ne peuplent leurs harems que de femmes d’espèce caucasienne qui leur sont vendues par leurs parents ; naguère les beys d’Égypte recrutaient leurs Mamlouks d’hommes de la même espèce, qui leur étaient également vendus par les auteurs de leurs jours. Les hordes qui peuplent les montagnes du Caucase font un commerce d’hommes, de femmes et d’enfants aussi actif que celui qui a lieu sur les côtes d’Afrique. Comment donc les hommes de cette espèce se sont-ils montrés supérieurs aux autres à cet égard ?
Les Chinois ne répriment pas l’exposition des enfants ; mais les Européens, avec leurs lois pénales, et leurs maximes de morale, la répriment-ils beaucoup mieux ? N’est-il pas, au contraire, prouvé jusqu’à l’évidence, que les peuples de l’Europe, qui se disent les plus civilisés et les plus moraux, font périr, par suite de l’exposition, presque autant d’enfants que les Chinois ? En quel sens est-il donc vrai de dire que, par leur nature, les peuples d’espèce caucasienne sont plus moraux que les autres ? Quels sont les vices dont ils puissent se dire exempts ? Quelles sont les vertus qui leur sont particulières [534] ?
Macartney, comparant les mœurs des classes ouvrières de la Chine aux mœurs des mêmes classes chez les nations les plus civilisées de l’Europe, a trouvé que les premières étaient de beaucoup supérieures aux secondes ; et, sans doute, il aurait trouvé la différence bien plus grande, s’il avait fait entrer en comparaison toute cette partie de la population qui est encore attachée à la glèbe. Chardin a aussi comparé la masse de la population de la Perse, à la masse de la population des États d’Europe qui étaient alors les plus civilisés, et il est arrivé à un résultat semblable. Il est vrai que le même voyageur rapporte des cruautés effroyables commises par les rois, ou par les hommes de la cour ; mais ces hommes sont précisément ceux qui, en s’alliant continuellement à des femmes d’espèce caucasienne, ont perdu tous les traits qui caractérisent l’espèce mongole. Thumberg a fait au Japon des observations analogues à celles que Chardin avait faites en Perse ; il a vu les Japonais indignés de la manière brutale dont les Hollandais traitaient leurs domestiques ; un voyageur russe a tenté de faire accepter quelques présents à des officiers de ce pays, et il n’a pu en venir à bout. La Pérouse, dans les Philippines, a eu occasion d’en comparer les habitants aux peuples d’Europe, et il ne les a trouvés ni moins intelligents, ni moins industrieux, ni moins moraux. Malgré les vexations du gouvernement espagnol auquel ils sont soumis, les paysans ont un air de bonheur qu’on ne rencontre pas dans nos villages européens ; leurs maisons sont d’une propreté admirable [535]. Et ce ne sont pas ici de petits peuples d’espèce mongole que je compare à de grandes nations d’espèce européenne : car la Chine à elle seule égale, par sa population, toutes les nations qui appartiennent à cette dernière espèce.
Dans les pays où l’on trouve des hommes de diverses espèces mêlés ensemble et également libres, la supériorité des mœurs appartient rarement à l’espèce caucasienne. Dans les îles de l’Asie soumises aux Hollandais, on trouve parmi les colons européens une multitude de Chinois : des vices de tous les genres sont l’apanage des premiers ; tandis que les seconds, appartenant à l’espèce mongole, possèdent, au contraire, toutes les vertus sociales. Au cap de Bonne-Espérance, les colons hollandais sont, par leurs mœurs, de beaucoup inférieurs aux Hottentots qui vivent parmi eux, ainsi que je le ferai voir ailleurs en parlant de l’esclavage. Dans l’île Sainte-Hélène, on trouve, parmi les colons anglais, une multitude de nègres libres dont les ancêtres ont été autrefois apportés dans le pays en qualité d’esclaves, et ces nègres sont les hommes les plus laborieux et les plus moraux de l’île ; les colons blancs, dans leur orgueil, ont voulu les faire bannir du pays ; mais, après un mûr examen, on a trouvé que, depuis plusieurs années, il n’y en avait pas un seul qui eût jamais été accusé d’un crime, pas un seul qui, en âge de travailler, fût à charge à sa paroisse [536]. On a observé un phénomène analogue dans l’état de Massachussetts, lorsque les noirs y ont été affranchis : on n’a vu croître à l’époque de leur affranchissement, ni le nombre des meurtres, ni le nombre des vols [537]. Dans la Caroline, le nombre des blancs qui sont traduits en justice, comme coupables de délits ou de crimes, excède toujours de beaucoup le nombre des noirs qui sont mis en jugement, toute proportion gardée entre les deux classes de la population [538]. À Philadelphie, on a cru d’abord en visitant les prisons, que la population noire fournissait un nombre plus considérable de condamnés que la population blanche ; mais un examen approfondi a fait renoncer à cette opinion [539]. Les domestiques noirs sont souvent préférés aux blancs, parce qu’ils travaillent aussi bien, et qu’ils n’ont pas moins de bonne foi [540].
Les noirs conservent quelquefois, jusque dans l’esclavage, des qualités morales qui semblent incompatibles avec un tel état. À la Louisiane, ils ont les uns pour les autres une affection touchante. On ne les voit jamais se séparer sans se donner des marques d’intérêt ou d’amitié, ou se rencontrer sans se demander des nouvelles de leurs parents, de leurs amis, de leurs connaissances : ils se rendent réciproquement tous les bons offices qui dépendent d’eux. Ils sont tous d’une discrétion parfaite, surtout à l’égard des blancs ; si l’un d’eux est surpris en faute, il est rare qu’il dénonce ses complices : les châtiments les plus sévères ne peuvent que rarement lui en arracher l’aveu. Lorsqu’ils appartiennent à de bons maîtres qui leur laissent amasser un pécule, on voit des enfants qui restent esclaves, et qui emploient leurs petites économies à racheter leurs vieux parents. À l’époque de l’insurrection de Saint-Domingue, il s’est trouvé des esclaves qui, par pitié pour leurs maîtres, ont renoncé à la liberté qu’ils pouvaient acquérir, et les ont accompagnés dans leur fuite aux États-Unis. Les maîtres les en ont récompensés en les vendant aux premiers marchands d’esclaves qui se sont présentés [541].
[III-479]
De quelques causes particulières des progrès des Européens dans les diverses parties du monde. — Du perfectionnement moral des races dont les facultés intellectuelles sont supposées peu susceptibles d’être développées. — Conclusion.
Mais il est des faits plus remarquables que les précédents à l’aide desquels on prouve que toutes les espèces colorées sont, par leur nature, inférieures aux peuples d’espèce caucasienne : ce sont les progrès immenses que ces peuples ont faits sur les mêmes lieux où les autres étaient toujours restés barbares. Les colons anglais sont devenus une nation florissante dans l’Amérique septentrionale, à la place même qu’occupaient des peuplades d’espèce cuivrée qui n’étaient jamais sorties de l’état sauvage, et ces peuplades n’ont pas avancé d’un pas à côté des Européens. Les colons hollandais ont prospéré au cap de Bonne-Espérance sur le lieu même où les Hottentots et les Cafres n’avaient pu s’élever qu’à la vie nomade. Dans la Nouvelle-Hollande et sur la terre de Van-Diemen, des hommes d’espèce nègre étaient toujours restés dans la barbarie la plus profonde ; depuis que les Anglais s’y sont établis, ce pays marche vers la prospérité du pas le plus rapide. Ne sont-ce pas là des preuves manifestes que, par leur nature, les espèces colorées sont inférieures à la nôtre ?
[III-480]
En général, les progrès que fait un peuple ne sont qu’en raison des progrès qu’il fait faire à certaines choses : là où la nature est immuable, l’homme ne saurait lui-même changer beaucoup. Or, je demanderai quels sont les progrès que les Anglais ont fait faire aux choses qu’ils ont trouvées sur la terre de Van-Diemen et de la Nouvelle-Hollande, et par quels moyens leur ont-ils fait faire ces progrès ? Quels sont les végétaux qu’ils y ont multipliés ou perfectionnés ; les animaux qu’ils ont domptés et façonnés à la vie domestique ? Si, avec les secours de tous les genres qu’ils ont tirés d’Europe, rien de ce que le pays produit de végétaux ou d’animaux n’a été perfectionné, faut-il attribuer à la nature des indigènes l’état stationnaire dans lequel ils étaient restés ? Et ce que je dis des indigènes de la Nouvelle-Hollande, je puis le dire de ceux du cap de Bonne-Espérance et de ceux même du continent américain. Pour qu’une espèce d’hommes eût quelques motifs de se croire d’une nature supérieure à une autre, il faudrait qu’elle eût fait plus de progrès avec les mêmes moyens ; ce qui n’est pas arrivé dans les faits qu’on veut faire servir de preuves. Quant à l’état stationnaire ou la décadence des indigènes d’Amérique, à côté des colons européens, ce sont des faits dont les causes sont trop nombreuses et trop compliquées pour les exposer ici.
Il est deux phénomènes dont je crois avoir précédemment porté la démonstration jusqu’à l’évidence : l’un, que le développement de nos organes physiques, intellectuels et moraux dépend, en grande partie, des circonstances qui nous environnent ou de la position dans laquelle nous sommes placés ; l’autre, que des organes d’une constitution primitive médiocre, que l’on a longtemps exercés, possèdent une puissance supérieure à celle des organes les mieux constitués qui sont toujours restés dans l’inaction. Il résulte de là qu’en admettant qu’il existe des espèces qui, par leur propre nature, sont inférieures à d’autres, la différence qui existerait à cet égard pourrait être plus que compensée par une différence de position. Il est clair, par exemple, que des Européens qui auraient été placés dans le désert de Gobi, n’auraient pas pu acquérir le même développement auquel seraient parvenus des peuples d’espèce mongole, qui auraient été jetés sur les côtes ou dans les îles de la Grèce. Une multitude de circonstances pourraient donc rendre égaux des peuples qui seraient inégaux par leur nature, ou donner même une supériorité réelle à ceux qui seraient réellement inférieurs par leur organisation.
Il ne pourrait pas en être ainsi cependant, s’il était vrai qu’il est un certain nombre d’habitudes vicieuses qui sont inhérentes à la nature de certaines espèces, ou des habitudes vertueuses que ces mêmes espèces sont incapables de contracter. Mais en étudiant avec le plus de soin les descriptions des mœurs des peuples des diverses espèces, que les voyageurs ou les historiens nous ont données, il est impossible de rien découvrir qui puisse faire supposer qu’il existe de telles différences entre les peuples. W. Lawrence lui-même n’en a fait observer aucune ; il s’est borné à énoncer de vagues généralités, sans les appuyer sur aucun fait positif. Loin de trouver, chez quelques espèces, des vertus ou des vices inhérents à leur nature et étrangers aux hommes des autres espèces, nous voyons qu’au même degré de civilisation, ou dans une position semblable, tous les peuples se ressemblent par les mœurs et par le développement intellectuel. On a pu se convaincre de cette vérité en comparant entre eux les peuples dont j’ai précédemment décrit les mœurs ; mais elle deviendra plus frappante, lorsque j’aurai traité de l’esclavage domestique.
Le développement des facultés intellectuelles exerce sur les mœurs une influence très étendue : c’est un fait que je crois avoir précédemment établi. Il ne faut pas croire cependant que, pour posséder un certain nombre de bonnes habitudes, ou pour être exempt de certains vices, il soit nécessaire d’avoir donné à son intelligence un développement très considérable. Si, en prenant dans son ensemble la population du pays le plus civilisé, du pays où les mœurs sont les plus pures et les intelligences les plus éclairées, on compare le développement intellectuel que chaque individu a reçu, au développement dont il était susceptible, on trouvera que la plus grande partie des forces intellectuelles dont chaque homme a été doué, périssent sans qu’on en ait fait ni pu faire aucun usage. Il est peu d’ouvriers, de paysans, ou d’autres hommes, qui ne soient susceptibles d’acquérir les connaissances que possèdent la plupart des membres de nos académies, et qui cependant meurent dans l’ignorance la plus profonde : le développement intellectuel que chacun reçoit, n’est peut-être pas la centième partie de celui dont il est susceptible. Il est impossible qu’il en soit autrement, puisque chacun est obligé, pour vivre, de consacrer son temps à exécuter un certain nombre d’opérations mécaniques auxquelles peut suffire l’intelligence la plus bornée. Or, pour savoir en quoi diffèrent réellement deux peuples qui n’appartiennent pas à la même espèce, il ne suffit pas de comparer le développement intellectuel que chaque individu pourrait acquérir, s’il consacrait tout son temps et toutes ses forces à son instruction ; il faut comparer surtout le développement que chacun a le moyen d’acquérir réellement, en se livrant aux travaux que sa position exige. Je me ferai mieux comprendre en employant des expressions moins générales.
Supposons que le développement intellectuel que chaque individu de telle espèce est susceptible de recevoir, soit égal à dix, et que, par la nécessité de se livrer à une multitude d’opérations mécaniques, le développement effectif que chacun reçoit ne puisse jamais excéder un, il faudra calculer le degré de civilisation sur un et non sur dix ; car les neuf dixièmes qui, faute de temps ou de richesses, resteront sans développement, seront une force perdue. S’il était question de connaître les richesses d’une mine, on ne prendrait pas pour base de calcul la quantité d’or qui serait renfermée dans les entrailles de la terre ; on prendrait la quantité qu’il serait possible d’en extraire par des moyens donnés. Il en est exactement de même des richesses de l’intelligence ; la quantité qu’il n’est pas possible de développer peut être comptée pour rien.
Supposons, d’un autre côté, que le développement intellectuel que chaque individu de telle autre espèce est susceptible de recevoir, ne soit égal qu’à six, et que le développement effectif que les besoins de la société permettent à chacun d’acquérir, soit aussi de un ; il est évident que les deux peuples pourront parvenir au même degré de civilisation, quoique, par leur nature, il existe entre eux une grande inégalité. Il n’est pas moins évident que les peuples de cette dernière race pourraient parvenir à une civilisation double de celle du premier, si, au lieu de ne donner à leur intelligence qu’un sixième de la force qu’elle est susceptible d’acquérir, ils parvenaient à lui en donner deux sixièmes.
[III-485]
Ce raisonnement ne peut être applicable, il est vrai, qu’à la masse de la population de chaque espèce ; car, lorsqu’un peuple a déjà fait certains progrès dans la civilisation, il se trouve toujours un certain nombre d’individus plus ou moins grand qui donnent à leurs facultés tout le développement dont elles sont susceptibles. Il existerait donc toujours une différence en faveur de l’espèce douée de la meilleure organisation intellectuelle ; mais cette différence ne se trouverait que dans le très petit nombre d’hommes éclairés qui existerait dans chaque espèce, et n’en produirait aucune sur l’ensemble de la population. L’espèce la mieux organisée pourrait avoir la gloire des découvertes ; mais toutes en partageraient les profits. En effet, s’il faut des hommes doués d’un grand génie pour découvrir certaines vérités, pour inventer les procédés des arts les plus compliqués, il ne faut pas une capacité également étendue pour comprendre ces découvertes, ou pour exécuter ces procédés. Les hommes les plus ordinaires comprennent ou pratiquent ce que les hommes les plus extraordinaires ne sont parvenus à découvrir qu’après de longues veilles et de pénibles travaux. Ainsi, quand même il serait vrai que la race caucasienne a une intelligence plus susceptible d’être développée que celle des autres, on pourrait profiter chez toutes des découvertes qui seraient faites chez elle seule.
Enfin, quels que soient les progrès qu’ont faits quelques nations d’espèce caucasienne, dans les mœurs, les lois, les arts ou les sciences, il faut bien se garder de croire qu’en tout genre elles ont atteint la perfection. Cette vanité ne serait guère moins ridicule que celle qu’on a reprochée aux Chinois ; elle le serait d’autant plus que les mêmes nations qui se diraient parfaites, en se comparant aux peuples des autres espèces, sont celles qui se plaignent le plus haut des vices de leur ordre social. Cependant, si l’on admet que les peuples les plus civilisés sont encore susceptibles de faire d’immenses progrès, sur quoi pourrait-on se fonder, pour prétendre que les nations des autres espèces ne peuvent plus avancer ? S’il est possible qu’elles avancent, pourquoi n’arriveraient-elles pas au point où nous sommes ? Et si elles peuvent y arriver, quels sont les motifs de notre orgueil actuel ?
Quelles sont les conséquences qu’il faut tirer de ce qui précède ? Faut-il en conclure que toutes les espèces d’hommes sont égales par leur propre nature ? Non, assurément. Les seules conclusions raisonnables qu’on puisse en tirer, sont que, dans l’état actuel de nos connaissances, il est impossible de déterminer les différences essentielles qui existent entre les diverses espèces d’hommes, relativement à leurs facultés intellectuelles et morales ; qu’un système qui explique toutes les différences qu’on observe entre les nations, par une différence d’organisation dans les facultés intellectuelles, n’est pas plus conforme à la vérité que celui qui explique tous les phénomènes physiques, moraux et intellectuels par la température de l’atmosphère ; que, s’il existe quelques différences dans la nature des diverses espèces, ces différences peuvent être compensées par une multitude d’autres circonstances, de sorte que le peuple qui, par sa nature, est le moins susceptible de développement, peut cependant être plus développé que celui qui est le mieux organisé, mais qui est placé dans des circonstances moins favorables ; que la civilisation d’un peuple dépend, non du degré de développement dont il est susceptible par sa propre nature, mais de celui que sa position géographique lui permet de recevoir ; que les mœurs et l’industrie d’un peuple peuvent atteindre un haut degré de perfectionnement, quoique chaque individu ne donne pas à ses facultés intellectuelles tout le développement dont elles sont susceptibles par leur nature ; enfin, qu’on n’est pas plus fondé à fixer le point de civilisation auquel les espèces colorées doivent s’arrêter, qu’on ne serait fondé à déterminer le point auquel s’arrêteront les peuples d’espèce caucasienne.
Mais s’il est encore impossible de déterminer quelles sont les différences morales et intellectuelles qui existent entre les diverses espèces, et qui sont des conséquences de la nature de chacune d’elles, il ne l’est pas également de déterminer les conséquences qui résultent de leur position, de leur séparation ou de leur mélange, de leur esclavage ou de leur liberté. J’ai déjà exposé quelle est l’influence qu’exercent sur les nations, quelle que soit l’espèce à laquelle elles appartiennent, les choses qui les environnent ; on a vu comment le genre de développement qu’elles reçoivent, est déterminé par la position où elles se trouvent, et comment ce développement détermine le genre d’action que les nations exercent les unes sur les autres. Il me reste maintenant à dire quelle est la nature de cette action, et quelles sont les conséquences qui en résultent sur l’intelligence, sur les mœurs et sur les lois des peuples qui l’exercent, et de ceux qui la subissent. Nous verrons en même temps comment cette action et les effets qu’elle produit se modifient, selon que les peuples qui se trouvent ainsi en contact, sont de la même espèce ou appartiennent à des espèces différentes.
[1] Il est bien évident que je ne m’occupe ici que des grandes masses : je n’ai nul besoin, pour l’objet que je me propose, ni de m’occuper des exceptions, ni de discuter l’origine de ces diverses populations.
[2] Liv. III, ch. XIV.
[3] Depuis près d’un siècle que les Russes se sont emparés de ces contrées, les indigènes ont été presque entièrement détruits : leurs gouvernements, leurs mœurs, leur religion ont été presque complètement effacés. Le petit nombre d’individus qui existent encore dans les îles Aléoutiennes ou dans la presqu’île du Kamtchatka ne sont plus en quelque sorte que des instruments de chasse, dont les Russes se servent pour se procurer des fourrures.
[4] Coxe, Nouvelles découvertes des Russes, ch. X, XI, XIII et XV.
[5] Thumberg, ch. XIII.
[6] Krusenstern, Voyage autour du Monde.
[7] Thumberg, ibid.
[8] Thumberg, ch. XI, XII et XIII.
[9] Les lois pénales d’un peuple sont quelquefois un moyen assez juste d’apprécier ses mœurs et surtout celles des hommes qui les gouvernent. Ce moyen n’est cependant pas infaillible ; et quand même il serait vrai que les lois pénales du Japon sont aussi sévères que l’a prétendu un voyageur, il ne s’ensuivrait pas que les mœurs de la masse de la population sont cruelles. Ces lois d’ailleurs sont sur quelques points moins sévères que celles d’aucun peuple de l’Europe. L’assassinat du prince, qui est en même temps le chef de leur religion, est puni de la mort simple ; quand le coupable est convaincu, il reçoit une épée du magistrat et se frappe lui-même. Que l’on compare ce procédé au supplice de Damiens et qu’on nous parle ensuite des mœurs atroces des Japonais.
[10] Broughton, Voyage de découvertes, tome II, liv. II, ch. II, page 52.
[11] Barrow, Voyage en Chine, tome II, ch. VII, p. 214 et 217.
[12] « En Chine, tout male d’origine tatare reçoit une paie depuis le moment de sa naissance, et est inscrit parmi les serviteurs du prince. Ces Tatars forment la garde à laquelle il confie la sûreté de sa personne. » Macartney, Voyage en Chine et en Tartarie, tome III, ch. II, p. 132 et 133 ; tome V, ch. II, p. 235, 236 et 243.
[13] Macartney, tome III, ch. II, p. 132.
[14] Voyage en Chine et en Tartarie, tome IV, ch. I, p. 49.
[15] Barrow, Voyage en Chine, tome II, ch. VIII, p. 217. — Macartney, tome III, ch. II, p. 43.
[16] Macartney, tome IV, ch. II, p. 122.
[17] Macartney, tome III, ch. II, p. 133 et 134, et ch. III, p. 338. — Les Chinois se rappellent encore que, lorsque les Tatars s’emparèrent de Pékin, pour la première fois, ils plantèrent des tentes pour eux, et logèrent leurs chevaux dans les palais des empereurs chinois. Ibid.
[18] Macartney, Voyage en Chine et en Tartarie, tome V, ch. III, page 339.
[19] Barrow, Voyage en Chine, tome I, ch. IV, p. 270, 271 et 301, et tome II, ch. VII, p. 157 et 163. — Macartney, tome IV, ch. I, pages 39 et 40.
[20] « Non seulement le peuple (dans le dernier siècle) était attaché à la servitude de la glèbe ; mais les grands, les princes mêmes dont les ancêtres avaient été des souverains, étaient, au moindre signe du despote, déchirés par les fouets ou meurtris par les baguettes.
« Si, ce qui n’était pas rare, une dame de la cour, dans un état d’ivresse, manquait à quelqu’un de ses devoirs, elle était publiquement fouettée. » Leveque, Histoire de Russie, tome IV, p. 134 et 135.
[21] Barrow, tome I, ch. IV, pag. 272. — Macartney, tome III, ch. IV, p. 273 et 274.
[22] Macartney, tome II, ch. IV, p. 332.
[23] Barrow, tome I, ch. IV, p. 250.
[24] Macartney.
[25] J’ai souvent entendu vanter, sur le continent, la manière dont les constables anglais font la police. Armés, dit-on, d’une légère baguette, il leur suffit de faire un signe pour se faire obéir par le peuple. J’ai vu faire cette police, particulièrement les jours où il y a grande réception à la cour. La légère baguette des constables est un bâton bariolé de diverses couleurs, court, et gros par un des deux bouts, à la manière des casse-têtes des sauvages ; un seul coup bien appliqué suffirait pour assommer un homme. Les constables qui en sont armés, et qui n’ont pas d’autres signes de leur autorité, sont si nombreux qu’on peut les croire redoutables. Cette police m’a rappelé la description que donne le capitaine Cook de la police en usage dans les îles de l’océan Pacifique. L’une et l’autre ont probablement la même origine : à tout prendre, les petits fouets des Chinois sont encore préférables.
[26] Un homme peut se vendre pour assister son père dans la détresse et pour le faire enterrer convenablement.
[27] Krusenstern, Voyage autour du Monde, tome II, ch. XXIV, p. 450. — Barrow, Voyage en Chine, tome II, ch. VIII, pag. 193 et 196. — Macartney, tome IV, ch. I, p. 31, 32, 41, 44, 45, 60 et 61 ; tome II, ch. IV, p. 377, et tome III, ch. II, p. 134 et 135. — Barrow, Voyage dans la partie méridionale de l’Afrique, tome II, ch. V, p. 252.
[28] Macartney, Voyage en Chine, tome III, ch. IV, pag. 266 et 263 ; tome II, ch. IV, p. 307 ; tome IV, ch. II, p. 173. — Barrow, Voyage en Chine, tome II, ch. VI, pag. 185 ; ch. X, pag. 320, et 331. — Mac-Leod, ch. VI, p. 194 et 195.
[29] Barrow, Voyage en Chine, tome II, ch. X, p. 320.
[30] Ibid. ch. VIII, p. 181 et 182.
[31] « En Chine, dit Barrow, la presse est aussi libre qu’en Angleterre, et chacun peut exercer la profession d’imprimeur ; ce qui est une chose singulière, et unique peut-être dans un gouvernement despotique. » Voyage en Chine, tome II, ch. VI, p 180.
Je suis loin de refuser le titre de gouvernement despotique au gouvernement chinois ; cependant, lorsque c’est par opposition à leur propres gouvernements que des Européens lui donnent cette qualification, il est impossible de ne pas se rappeler le mot de ce gentilhomme canadien qui, à demi nu, n’ayant ni propriété, ni industrie, et ne sachant vivre que de chasse, disait, en parlant d’un Indien, bon cultivateur et propriétaire d’une bonne ferme : Je vais dîner chez Thomas ; c’est le meilleur de tous les sauvages.
[32] Barrow, Voyage en Chine, tome I, ch. IV, p. 243 et 246.
[33] « Il semble, dit Chardin, que cette façon d’épouser une femme sans l’avoir vue auparavant, ne devrait produire que des mariages malheureux ; mais cela n’est point, et même l’on peut dire, en général, que les mariages sont plus heureux dans les pays où l’on épouse les femmes avant que de les avoir vues, que dans ceux où elles sont vues et fréquentées. » Tome II, p. 238.
[34] Macartney, Voyage en Chine et en Tartarie, tome V, ch. II, pages 341 et 342.
[35] Barrow, tome I, ch. IV, p. 248 et 250.
[36] Macartney, tome III, ch. II, p. 134.
[37] Barrow, tome III, ch. XII, p. 76.
[38] Macartney, tome III, ch. III, p. 173.
[39] Ibid., tome III, ch. III, p. 171.
[40] Krusenstern, Voyage autour du Monde, tome II, ch. XXIII, p. 370 et 371. — La maxime générale d’obéir au prince, dit Macartney, pourrait bien ne pas tenir dans toutes les âmes contre la nouvelle doctrine du droit sacré et du devoir de résister à l’oppression. » Tome III, ch. III, p. 174.
[41] Barrow, Voyage en Chine, tome III, ch. XII, p. 68 et 79.
[42] Macartney, tome II, ch. I, p. 50.
[43] « Il n’est pas très rare, pour un Anglais qui se trouve à Macao, d’être accosté par un Portugais portant un habit râpé, une bourse à cheveux, une épée, et demandant l’aumône. » Macartney, Voyage en Chine et en Tartarie, tome IV, ch. II, p. 174 et 175.
[44] Mac-Leod, Voyage de l’Alceste, ch. VII, p. 223.
[45] Thumberg, Voyage en Afrique, en Asie et au Japon, ch. VIII, p. 222 et 228. — Cook, premier Voyage, tome IV, liv. III, ch. XII, p. 345 et 346. — Dentrecasteaux, Voyage à la recherche de La Pérouse, tome I, ch. VII, p. 155 et 159, et ch. XXI, pag. 471. — Labillardière, tome II, ch. XV, p. 312 et 313. — Mac-Leod, ch. IX, p. 305 et 323. — Raynal, tome I, liv. II, p. 419, 432 et 446.
[46] Voyage dans la partie méridionale de l’Afrique et aux Indes, tome I, p. 36 de l’introduction.
[47] Voyage en Chine, tome I, ch. IV, p. 297.
[48] Raynal, Hist. philosoph., tome I, liv. II, p. 350.
[49] Histoire philosophique des deux Indes, tome I, livre I, pages 176 et 177.
[50] Ils disent, par exemple, que la propriété y est mal garantie, et ils assurent en même temps que sur un territoire qui a huit fois l’étendue de la France, on ne voit pas un coin de verre en friche (Macartney, tome II, ch. III, p. 202, et tome IV, ch. II, p. 117), et que « les Chinois sont tellement accoutumés à regarder une ferme comme leur propriété, tant qu’ils continuent à en payer la rente, qu’un particulier de Macao a couru risque de perdre la vie, pour avoir voulu augmenter la rente de ses fermiers chinois. » (Barrow, tome II, ch. VII, p. 189.) — Ils disent que leurs lois sont très bonnes en théorie ; qu’ils ont des maximes remplies de sagesse, mais que leurs mœurs sont vicieuses ; et ils assurent, en même temps, que là tout ancien proverbe a autant de force qu’une loi. (Barrow, t. I, ch. IV, p. 269.) — Comment donc les lois sont-elles sans force ? Comment la conduite est-elle en contradiction avec les maximes ?
[51] Barrow, tome I, ch. II, p. 134 et 135.
[52] Voyage en Chine et en Tartarie, tome III, ch. IV, p. 267.
[53] Barrow, Voyage en Chine, tome I, ch. IV, p. 303.
[54] Voyage autour du Monde, tome II, p. 179.
[55] Macartney, Voyage en Chine et en Tartarie, tome IV, ch. II, p. 124. — Les Tongouths abandonnent leurs pères infirmes ou accablés de vieillesse, comme quelques-uns des peuples du nord de l’Amérique. Barrow, Voyage en Chine, tome III, pag. 188.
[56] Voyage en Perse, tome V, ch. I, p. 219 et 220.
[57] Si le roi ordonne à un homme de tuer son père ou son fils, cet homme doit obéir, car il n’est pas contraire au droit divin de tuer son père quand le roi le commande ; mais s’il ordonne à un prêtre de rendre un bien usurpé, il ne doit pas être obéi, car le droit divin défend à l’Église de rendre au propriétaire le bien qu’elle possède, même quand elle l’a reçu d’un usurpateur : telle est la morale religieuse des prêtres de Perse. Chardin, tome V, ch. I et V, p. 219 et 381.
[58] Chardin, Voyage en Perse, tome IX, p. 97 et 98.
[59] Ibid., tome III, ch. XII, p. 435.
[60] Chardin, tome V, ch. IV, p. 308.
[61] Ibid., tome II, p. 110.
[62] On voit que les Perses, en attribuant aux ministres tous les actes du prince, ne sont pas dans une ligne moins constitutionnelle que Delolme et que la plupart de nos écrivains. Ils sont également fort constitutionnels sous le rapport de la responsabilité ministérielle : il est peu de ministres dont tous les biens ne soient tôt ou tard confisqués, ou qui ne soient étranglés ou même écorchés. Enfin, les Perses sont plus constitutionnels qu’aucun peuple de l’Europe sous le rapport du droit de pétition ; le palais de leur roi est habituellement environné de huit ou dix mille plaignants ou pétitionnaires, arrivés de tous les points de l’empire. Chardin, tome V, ch. II, p. 280... Le respect pour ces maximes n’est cependant ni un obstacle pour les mauvais ministres, ni une protection pour le public. Il ne faut pas conclure de là, sans doute, que ces maximes sont funestes ; la seule conséquence que je veuille en tirer c’est que la sécurité dont jouit un peuple est en raison des mœurs, des lumières et de l’organisation des diverses classes dont il se compose, et non en raison d’un certain nombre de maximes qu’on adopte ou qu’on rejette selon les circonstances.
[63] Chardin, Voyage en Perse, tome V, ch. III, p. 241 et 247, et ch. IV, p. 295. — On verra ailleurs quelle est en Perse et dans d’autres pays l’influence qu’exercent les prêtres sur la morale, les lois et la nature du gouvernement.
[64] Chardin peint en quatre mots le caractère des prêtres de Perse : ils sont, dit-il, faux et envieux, avides et perfides. Tome IX, page 198.
[65] Chardin, Voyage en Perse, tome III, p. 121 et 122 ; tome IV, ch. ix, p. 318 et 319 ; tome V, ch. u, p. 232, 241 et 242 ; tome IX, p. 212, 213 et 226.
[66] Chardin, tome II, p. 224, 228 et 241 ; tome III, p. 271 et 272 ; tome VI, ch. XII, p. 8, 19, 26 et 30.
[67] Chardin, tome V, ch. VI, p. 391 et 392.
[68] Chardin, tome IV, ch. XIV, p. 22.
[69] Ibid., tome III, ch. XI, p. 431 et 432 ; tome IV, ch. XVII, p. 91 et 93.
[70] Chardin, tome III, ch. XI, p. 408.
[71] Ibid., tome III, p. 272.
[72] Voyage en Perse, tome VI, ch. XVII, p. 99 et 100.
[73] Chardin, tome VIII, p. 176 et 177.
[74] Voyage en Perse, tome VIII, pag. 360.
[75] Savary, tome III, lett. II, p. 31, 33 et 37. — Volney, tome I, ch. XXIII, p. 338 et 339. — Niebuhr, Description de l’Arabie, p. 327 et 329. — Bruce, tome II, liv. I, ch. VI.
[76] Les Turcs avaient déjà pénétré dans les provinces les plus riches de l’Arabie ; mais le pacha d’Égypte, Mohammed-Aly, vient de soumettre à l’empire du sultan l’Arabie tout entière. Félix Mengin, Histoire de l’Égypte sous Mohammed Aly.
[77] Savary, Lettres sur l’Égypte, tome III, lett. II, p. 22 et 23.
[78] Niebuhr, Voyage en Arabie, tome II, sect. XXV, chap. V, p. 219. — Description de l’Arabie, p. 9.
[79] Niebuhr, Voyage en Arabie, sect. XXIV, ch. II, p. 175 et 179. — Description de l’Arabie, p. 328 et 329.
[80] Le chef qui gouvernait les tribus arabes au temps où Niebuhr les visita, comptait dans sa famille cent cinquante individus ayant tous le titre de scheck. Description de l’Arabie, p. 334.
[81] Niebuhr, Voyage en Arabie, tome II, sect. XXIV, chap. I, p. 170 et 171.
[82] Volney, Voyage en Syrie et en Égypte, tome I, ch. XXII, p. 367 et 368.
[83] Niebuhr, Voyage en Arabie, tome II, sect. XVI, ch. IV, et sect. XXIV, ch. II, p. 18, 19 et 175.
[84] Volney, Voyage en Syrie et en Égypte, tome I, ch. XXIII, page 371.
[85] Niebuhr, Voyage en Arabie, tome II, sect. XXVI, chap. I, pages 227 et 228.
[86] Ibid., p. 228 et 229.
[87] Niebuhr, Voyage en Arabie, tome II, p. 228, 229 et 330.
[88] Ibid., p. 227 et 236. — Description de l’Arabie, p. 31 et 32.
[89] Niebuhr, Voyage en Arabie, tome II, sect. XXVII, chap. II, page 279.
[90] Niebuhr, Description de l’Arabie, pag. 334. — Voyage en Arabie, tome II, sect. XXIV, ch. I, II et III, p. 170, 171, 176 et 182.
[91] Niebuhr, Description de l’Arabie, p. 14 et 15. — Voyage en Arabie, tome II, sect. XXV, ch. V, p. 217, 218 et 219.
[92] Niebuhr, Voyage en Arabie, tome II, sect. XXV, chap. IV, p. 210, 211 et suivantes. — Description de l’Arabie, p. 26 et 27. — Volney, tome I, ch. XXI, p. 362 et 363.
[93] Volney, Voyage en Syrie et en Égypte, tome I, ch. VI et XXIII, p.71, 361, 362 et 378.
[94] Niebuhr, Description de l’Arabie, p. 330.
[95] Volney, Voyage en Syrie et en Égypte, tome I, ch. XXI, pages 359 et 360. — Niebhur, Description de l’Arabie, tome II, sect. XVI, ch. IV, p. 21 et 22. — Hasselquist, Voyage dans le Levant, deuxième partie, p. 56 et 57. — Mollien, Voyage dans l’intérieur de l’Afrique, tome I, ch. I, pag. 14. — De Forbin, Voyage dans le Levant, p. 96 et 153.
Les Juifs, établis en Arabie, mangent des sauterelles comme les Arabes, et ils croient que ces insectes dont on voit en Orient de si fréquents nuages, furent l’aliment dont leurs ancêtres se nourrirent dans le désert. Ils se moquent des traducteurs européens de la Bible, qui, suivant eux, ont pris des sauterelles pour des oiseaux, et ont fait un miracle d’un phénomène tout naturel. Niebuhr, Description de l’Arabie, p. 152. — Job Ludolphe, dans le Traité des sauterelles, mis à la fin du supplément de sa Description d’Abyssinie, a adopté l’opinion des Juifs arabes. Voyez aussi la remarque, page 421, dans la traduction allemande de l’Histoire universelle, deuxième partie.
[96] Volney, tome I, ch. XXII, p. 376.
[97] Il n’existe chez les Bédouins aucune corporation de prêtres qui leur inspire de l’antipathie contre les personnes qui ne partagent pas leurs croyances, comme il en existe chez les Turcs. V. Denon, tome I, p. 94.
[98] Description de l’Arabie, p. 41 et 42.
[99] Voyage en Syrie et en Égypte, t. I, ch. XXII, p. 277 et 278.
[100] Volney, tome II, ch. XXXVII, p : 376.
[101] Niebuhr, Description de l’Arabie, p. 330, 331 et 332. — Voyage en Arabie, tome II, sect. XXIV, ch. I, p.171. — C’est à peu près de la même manière que les choses se passent en Europe. Si un individu, étranger ou non étranger, cherche à faire passer des marchandises sur le territoire d’un gouvernement sans payer les droits d’entrée, ce gouvernement s’en empare s’il les découvre ; personne ne s’avise pour cela de dire que les officiers des douanes sont des voleurs.
[102] Niebuhr, Description de l’Arabie, p. 13.
[103] Félix Mengin, Histoire de l’Égypte sous le gouvernement de Mohammed-Aly, tome II, p. 173, 174 et 175.
[104] Félix Mengin, p. 176.
[105] Ibid., p. 181, 182 et 183.
[106] Niebuhr, Description de l’Arabie, p. 36 et 40. — Voyage en Arabie, tome I, p. 256, 264 et 275.
[107] Lettres sur l’Égypte, tome III, lett. II, p. 26 et 27.
[108] Niebuhr, Voyage en Arabie, tome II, sect. XXVIII, ch. II, p. 315 et 316.
Les Turcs, après avoir longtemps semé la division parmi les tribus arabes, en distribuant des queues de cheval tantôt à un scheck et tantôt à un autre (Niebuhr, Description de l’Arabie, p. 337.), sont parvenus enfin à les asservir. S’ils peuvent établir leur domination parmi eux, il ne faut pas douter qu’ils n’achèvent de corrompre leur caractère moral, qu’ils avaient déjà beaucoup altéré.
[109] Chardin a décrit les mœurs de quelques-unes de ces peuplades dans le premier et le second volume de son Voyage. Voyez aussi les auteurs cités par Malte-Brun, Précis de la Géographie universelle, tome III, liv. XLVII.
[110] Les peuples qui vivent sur le revers des montagnes ou dans les vallées qui portent leurs eaux dans le Nil, présentent un phénomène qui mérite d’être observé. Ceux qui sont situés à la source de ce fleuve et dans toute l’étendue de l’Abyssinie appartiennent, suivant la description que Bruce en a donnée, à l’espèce caucasienne, et professent le christianisme. Ceux que l’on rencontre ensuite, soit qu’on suive le cours du fleuve, soit qu’on se dirige vers l’ouest, tels que les habitants de Sennar, de Kordofan et de Darfour, appartiennent à l’espèce éthiopienne et professent la religion musulmane. Enfin, les Coptes, qui sont les plus anciens habitants d’Égypte, sont classés dans les peuples de race caucasienne, et professent le christianisme. En général, toutes les terres qui portent leurs eaux dans le même fleuve, sont habitées par des peuples qui appartiennent à la même espèce et qui parlent la même langue ou du moins des dialectes de la même langue. Nous rencontrons ici une exception qui mérite d’être remarquée.
[111] J. Bruce, tome IX, liv. VI, ch. X, p. 80.
[112] J. Bruce, tome X, liv. VII, ch. IV, p. 167, 168 et 169.
[113] Ibid., tome IX, liv. VI, ch. X, p. 75, 76, 78 et 79.
[114] J. Bruce, tome XI, liv. VII, ch. XI, p. 44.
[115] J. Bruce, tome X, liv. VII, ch. I, p. 47.
[116] Ibid., ch. III, p. 132 et 133, et ch. VIII, p. 311 ; tome VIII, liv. V, ch. XI, p. 56.
[117] Ibid., tome VIII, liv. VI, ch. VII, pag. 358, et tome IX, liv. VI, ch. IX, p. 59.
[118] Ibid., tome VIII, liv. V, ch. XI, p. 62, et tome X, livre VII, ch. V, p. 193, et ch. VII, p. 291.
[119] Ibid., tome VIII, liv. V, ch. XI, p. 62.
[120] J. Bruce, tome VIII, liv. V, ch. XI, p. 32, 33, 34, 48 et 56. — Les rois d’Abyssinie peuvent dire à leurs conseillers, comme Xerxés aux siens : « Je vous ai fait venir ici, afin qu’on ne pense pas que j’agis d’après ma seule opinion ; mais je suis bien aise de vous dire en même temps que votre devoir est de vous conformer à mes volontés, plutôt que de chercher à me donner des conseils et à me faire des remontrances. » Hérodote, liv. VI.
[121] J. Bruce, tome VIII, liv. V, ch. XI, p. 32, 59, 60 et 61, et tome X, liv. VII, ch. III, p. 128, 129 et 130.
[122] J. Bruce, tome VIII, liv. V, ch. XI, p. 44, 45 et 46. — Pendant le séjour de Bruce en Abyssinie, le roi s’amusait à lui envoyer de ces pétitionnaires qui allaient gémir et se lamenter à sa porte, et qui, lorsqu’ils étaient fatigués, lui demandaient à boire afin de pouvoir continuer.
[123] J. Bruce, tome VIII, liv. V, ch. XI, p. 55 et 36 ; tome X, liv. VII, ch. II, VI et VII, p. 133, 242, 250 et 309. — Depuis que les jésuites ont pénétré dans ce pays, les rois ont cessé d’être inviolables dans les cas où le ciel est intéressé, et plusieurs ont été assassinés. Bruce, tome VIII, p. 35.
[124] J. Bruce, tome VIII, liv. V, ch. XI, p. 30 et 31. — Les ministres ne sont pas inviolables par les maximes de l’État, mais ils le sont plus que le roi, par la raison qu’il n’existe aucune puissance au-dessus de la leur.
[125] J. Bruce, tome VIII, liv. V, ch. XI, p. 106.
[126] J. Bruce, tome VIII, liv. V, ch. XI, p. 100 et 101.
[127] Ibid., p. 28 et 29.
[128] J. Bruce, tome VIII, liv. V, ch. XI, p. 100 et 101.
[129] Ibid., tome X, liv. VII, ch. IV, p. 150.
[130] Ibid., tome VIII, liv. V, ch. XI, p. 100 et 101, et tome XI, liv. VII, ch. X, p. 26.
[131] Ibid., tome XI, liv. VII, ch. XI, p. 50.
[132] J. Bruce, tome VIII, liv. V, ch. XI, p. 35 et 36, et tome X, liv. VII, ch. III, VI et VIII, p. 133, 242, 250 et 309.
[133] Ibid., tome VIII, liv. VI, ch. III, p. 243.
[134] J. Bruce, tome XI, liv. VII, ch. XI, p. 44. — Les étrangers qui veulent se rendre maîtres de ces peuples emploient le même moyen que les ministres et les grands du pays : ils s’emparent de l’individu dont on a fait pour le public un objet d’adoration ; ils l’environnent de gens dévoués à leurs intérêts, et ils se trouvent ainsi maîtres de la terre et des habitants. Ce moyen d’asservir une nation en s’emparant d’un chef héréditaire, est pratiqué même par les peuples les plus stupides : « Cette politique, dit Bruce, est très remarquable chez cette nation barbare des Funges, et il faut qu’elle leur ait bien réussi, car ils y sont constamment attachés. Dès qu’ils soumettent un pays, ils choisissent le prince qui y règne pour leur lieutenant, et le laissent jouir sous leurs ordres de leur autorité première. » Bruce, tome XII, liv. vin, ch. ix, p. 40. — Voyez des exemples dans le chapitre X du même livre. C’est par un moyen semblable que les Espagnols se rendirent maîtres de l’Amérique, et que les Anglais se sont rendus maîtres de l’Hindoustan. Les Romains en firent jadis un fréquent usage.
[135] J. Bruce, tome VII, liv. V, ch. VIII, pag. 326, 327, 351, 352 et 356.
[136] J. Bruce, tome VIII, liv. V, ch. XI, p. 68 et 69.
[137] Ibid., p. 39.
[138] J. Bruce, tome IX, liv. VI, ch. XIX, p. 394 et 395.
[139] Ibid., tome VII, liv. V, ch. V, p. 190 et 191.
[140] J. Bruce, tome X, liv. VII, ch. III, p. 140.
[141] Ibid., ch. II, p. 85.
[142] Ibid., ch. I, p. 33.
[143] J. Bruce, tome VII, liv. V, ch. IV, p. 163.
[144] Ibid., tome VII, liv. V, ch. V, p. 232, et tome VIII, liv. V, ch. IX, p. 96 et 97.
[145] Samuel, ch. XIV, vers. XXXI et XXXII.
[146] J. Bruce, tome VIII, liv. VI, ch. IV, p. 251.
[147] J. Bruce, tome VII, liv. V, ch. XI, p. 75, 76, 96 et 101.
[148] J. Bruce, tome VII, liv. V, ch. II, p. 143, 144 et suivantes.
[149] J. Bruce, tome XI, liv. VIII, ch. IV, p. 190.
[150] J. Bruce, tome VII, liv. V, ch. IV, p. 163 et 185 ; tome XI, liv. VIII, ch. I, p. 93, et tome XII, liv. VIII, ch. X, p. 90 et 91.
[151] J. Bruce, tome XII, liv. VIII, ch. IX, p. 18. — Félix Mengin, Histoire de l’Égypte sous le gouvernement de Mohammed-Aly, tome II, p. 225, 232 et 233.
[152] J. Bruce, tome XII, liv. VIII, ch. IX, p. 18.
[153] Ibid. ch. IX, p. 22.
[154] Félix Mengin, tome II, p. 218 à 222.
[155] Sonnini, Voyage dans la haute et basse Égypte, tome III, ch. V, p. 87 et 88.
[156] Cette division des terres, attestée par les historiens, n’a pas cependant paru très claire à d’Anville. Mémoires sur l’Égypte ancienne et moderne, p. 28.
[157] Il est bien prouvé, aux yeux de la plupart des Européens, que des hommes, en vertu de leur naissance et sans avoir fait aucune étude, peuvent posséder les lumières, les vertus et l’indépendance nécessaires à des magistrats et à des législateurs ; mais il n’est pas encore prouvé que le droit de la naissance fasse seul des médecins, des architectes, des peintres, ni même des cordonniers.
[158] V. Denon, Voyage dans la haute et la basse Égypte, tome II, pages 114 et 115.
[159] Sous un gouvernement théocratique, on ne distingue pas la maison du Dieu de la maison du prêtre. Dans Athalie, Racine fait dire au jeune Éliacin :
Ce temple est mon pays, je n’en connais point d’autre.
Et il est évident que le grand-prêtre, sa femme et ses enfants, et même les simples lévites, n’ont pas d’autre habitation. M. Denon a conjecturé que le roi d’Égypte avait sa demeure dans le temple même où il était élevé, servi et conseillé par des prêtres. « J’ajouterai aux diverses descriptions que j’ai faites de ce gigantesque monument, dit-il en parlant d’un temple de Karnak, qu’à la partie sud de la première cour, il y a un édifice particulier, compris dans la circonvallation générale, composé d’un mur d’enceinte... Est-ce là enfin les palais des rois, ou plutôt leur noble prison ? Ce qui pourrait le faire croire, ce sont les figures sculptées sur les parties latérales de la porte, représentant des héros tenant pas les cheveux des figures subjuguées ; des divinités leur montrent de nouvelles armes, comme pour leur promettre de nouvelles victoires tant qu’ils auront recours à elles pour les obtenir. » V. Denon, Voyage dans la basse et la haute Égypte, tome II, p. 255 et 256.
[160] Savary, Lettres sur l’Égypte, lett. X, tome I, p. 106.
[161] Voltaire reproche aux Égyptiens d’avoir été le peuple le plus lâche de la terre, et de s’être laissé vaincre par tous les peuples qui ont tenté de le conquérir. Ce peuple fut lâche, ignorant ou crédule, quand, pour la première fois, il fut soumis par une aristocratie militaire et sacerdotale ; mais ses descendants ne se montrèrent pas lâches lorsqu’ils laissèrent exterminer leurs dominateurs nationaux ou étrangers ; ils ne se montrèrent pas lâches quand ils laissèrent détruire les rois, les soldats et les prêtres qui les avaient dépouillés, par les Assyriens, les Assyriens par les Grecs, les Grecs par les Romains, les Romains par des Arabes, les Arabes par des Mamlouks, les Mamlouks par les Turcs. Quand des hommes se laissent rendre esclaves, ils condamnent leurs descendants à être la proie de tous ceux qui auront assez de force pour détruire ou déposséder leurs maîtres.
[162] Gibbon’s History of the decline and fall of the roman empire, vol. IX, ch. II, p. 437.
[163] Hasselquist, Voyage dans le Levant, première partie, p. 163. — Savary, Lettres sur l’Égypte, lett. II, tome I, p. 26.
[164] Mémoires de l’Académie des inscriptions et belles-lettres, tome XXI, p. 551. — Sonnini, Voyage dans la haute et la basse Égypte, tome II, ch. XXXIII, pag. 312 et 313. — Savary, tome II, lett. XV, p. 191.
Ce ne fut qu’après plusieurs révolutions que la domination des Arabes s’éteignit, et que le pouvoir des Mamlouks s’établit. Les races qui succédèrent aux califes, venues d’un climat comparativement froid, furent beaucoup plus barbares qu’eux. On peut voir d’Herbelot, Bibliothèque orientale ; et Deguignes. James Wilson’s History of Egypt, vol. II, b. VII, ch. II, p. 191 and 192, ch. III, p. 234 and 235, b. VIII, ch. I, p. 371 and 372.
[165] Savary, Lettres sur l’Égypte, tome II, lett. XV, p. 192 et suivantes. — Denon, tome II, p. 159.
L’état des Mamlouks peut nous expliquer un phénomène que nous avons observé en Perse : c’est l’honneur attaché au titre d’esclave, et l’avilissement attaché au titre qui correspond à celui de sujet ou de subjugué (subjectus). Il est évident que l’individu qui est acheté pour prendre part à l’exploitation d’une population conquise, doit se croire moins avili, quoique esclave, que les individus qui sont exploités. Il peut s’enorgueillir d’un titre qui le fait participer aux privilèges des maîtres.
[166] Volney, Voyage en Syrie et en Égypte, tome I, chap. XII, pages 181 et 182.
[167] J. Bruce, Voyage aux sources du Nil, tome I, liv. I, ch. I, p. 161 et 162. — Sonnini, tome II, ch. XXXIII, p. 309 et 310.
[168] Le mépris que manifestent tous les conquérants pour les peuples vaincus et pour leurs usages, et l’adoption de leur langage et de leurs mœurs, sont deux phénomènes qui paraissent contradictoires, mais qui sont cependant universels. De profonds publicistes, sans se mettre en peine de rechercher si leurs explications n’étaient pas démenties par les faits, ont attribué le triomphe de la langue et des mœurs des peuples asservis, à la politique ou à la condescendance des conquérants. Il est de ce phénomène une raison plus puissante : les vainqueurs mettent ordinairement au rang de leurs privilèges, de s’emparer des filles ou des femmes des vaincus, si elles leur plaisent ; c’est aussi parmi les vaincus qu’ils prennent leurs esclaves ou leurs domestiques. Or, les enfants parlent la langue de leur mère et des personnes qui prennent soin d’eux, de préférence à celle de leur père ; il n’est pas nécessaire d’en indiquer la raison. L’adoption de la langue entraîne nécessairement l’adoption des idées, des préjugés et d’une partie des mœurs. Cela explique comment les peuples du nord, qui s’emparèrent des Gaules et de quelques autres parties du midi de l’Europe, ne purent y établir la langue germanique, et comment l’idiome normand a été en grande partie étouffé en Angleterre par la langue des peuples conquis. Cela peut aussi nous faire réduire à sa juste valeur la sagesse et la modération si vantées des conquérants de la Chine. Quand deux peuples se confondent, c’est celui qui a le plus d’idées qui fournit naturellement à la langue le plus de termes.
[169] Volney, Voyage en Syrie et en Égypte, tome I, ch. VII, p. 98, 99 et 100. — Raynal, Hist. philosophique des deux Indes, tome VI, liv. XI, p. 10 et 11. — Wilson’s History of Egypt, vol. III, b. IX, ch. I, p. 55 et 56. — Les Ottomans sont dans le même cas que les Mamlouks ; ils ne peuvent perpétuer leur race qu’en épousant des indigènes. C’est ici un des exemples les plus remarquables de l’influence des climats et des lieux sur la nature d’un gouvernement, si, en effet, l’impuissance de se reproduire est causée par la nature des lieux ou du climat.
[170] Tous les beys d’Égypte ne descendaient pas cependant de parents chrétiens et n’avaient pas été achetés ; quelques-uns, quoique en petit nombre, étaient nés de parents mahométans et n’avaient jamais été esclaves. Niebuhr, Voyage en Arabie, tome I, p. 109.
[171] Le sultan Selim dit, dans le préambule de sa charte, qu’il accorde aux vingt-quatre sangiaks (ou beys ) un gouvernement républicain ; mais il résulte évidemment des dispositions de cette charte ou traité, qu’il se borne à confirmer l’ordre de choses précédemment établi, remplaçant seulement le sultan choisi par les beys, par un pacha, c’est-à-dire par un officier de son choix. La charte accordée aux Mamlouks est rapportée par Savary, tome II, lett. xv, p. 196, 197 et suivantes.
[172] Savary, tome I, lett. VIII, p. 90, et tome II, lett. XV, p. 201 202, 205 et 206.
[173] Niebuhr, Voyage en Arabie, tome II, p. 177. — Savary, tome II, lett. IV, p. 52 et 53.
[174] Bruce, tome II, liv. I, ch. IV, p. 167.
[175] Hasselquist, première partie, p. 168 et 169.
[176] Ibid., p. 152 et 159.
[177] Niebuhr, Voyage en Arabie, tome II, p. 177.
[178] J. Bruce, tome I, liv. I, ch. II, p. 160 et 161.
[179] Niebuhr, Voyage en Arabie, tome I, p. 112. — La réduction en corporations des diverses parties dont un peuple se compose, est un moyen si puissant d’établir ou de maintenir la servitude, que les barbaresques eux-mêmes ont jugé utile d’en faire usage pour mieux s’assurer la possession de leurs esclaves : « J’apprends, dit Niebuhr, qu’à Tripoli en Barbarie, les esclaves noirs choisissent entre eux un principal, et qui se fait connaître comme tel à la régence. On a expérimenté que ces sortes de gens y étaient quelquefois d’une grande utilité. Ils connaissent exactement tous leurs compatriotes, et ont l’œil sur ceux que chacun d’eux fréquente. Or, s’il arrive qu’un esclave noir déserte, le maître ne fait qu’en avertir le principal, et celui-ci ne tarde ordinairement guère à savoir quel chemin a pris le fugitif. » Niebuhr, ibid.
[180] Niebuhr, Voyage en Arabie, tome I, p. 112 et 113, et tome II, p. 239. — Il ne paraît pas qu’aucun de ces moyens de police ait été changé après le massacre des Mamlouks.
[181] Volney, Voyage en Syrie et en Égypte, tome II, ch. XXXIV, p. 356 et 357.
[182] Savary, tome III, lett. II, p. 19.
[183] Volney, Voyage en Syrie et en Égypte, tome I, chap. XII, page 179.
[184] Volney, Voyage en Syrie et en Égypte, tome I, chap. XII, pages 180 et 181.
[185] Lorsqu’une aristocratie, quels qu’en soient la nature et les éléments, est parvenue à se rendre maîtresse absolue d’un pays, tous ses efforts tendent à l’anéantissement des classes intermédiaires. Elle y est poussée par deux motifs : le premier est le désir de les dépouiller ; le second est le besoin d’assurer sa domination. Ce n’est jamais que dans son propre sein ou dans la classe moyenne que l’aristocratie trouve des hommes qui puissent lui opposer de la résistance. Les hommes des classes inférieures sont trop peu éclairés et trop occupés du soin de pourvoir à leur existence de chaque jour, pour opposer une résistance efficace quelque nombreux qu’ils soient d’ailleurs.
[186] Rulhière, Histoire de l’anarchie de Pologne.
[187] Volney, Voyage en Syrie, tome II, ch. XXXIII, p. 340, 341 et suivantes.
On voit que les Turcs ont placé dans le ciel la source de leur puissance ; ce moyen de mettre le principe de leur autorité hors de la portée de l’intelligence humaine a été employé par tous les conquérants, même par les plus barbares.
Le sultan, tenant son pouvoir de la Divinité même, ne peut pas être déposé, selon la doctrine des prêtres musulmans, quelques crimes qu’il ait commis contre son peuple ; mais il peut être déposé s’il viole les lois de l’Église, c’est-à-dire les prérogatives des prêtres. Les crimes qui ne tombent que sur les nations, ne sont pas des offenses faites à Dieu ; car, selon la théologie turque, Dieu a livré les peuples en proie à leurs despotes. Félix Mengin, Hist. d’Égypte, tome I, p. 166.
[188] Volney, Voyage en Syrie et en Égypte, tome II, chap. XLIV, pag. 344 et 345.
[189] Volney, p. 346 et 347. — On a cité, en faveur du despotisme turc, les soins que le sultan se donne pour le peuple de Constantinople ; mais ces soins qu’il rend à sa sûreté personnelle, n’existent pas pour le reste de l’empire ; l’on peut dire même qu’ils y ont de fâcheux effets ; car, si Constantinople manque de vivres, l’on affame dix provinces pour lui en fournir. Ibid., p. 345.
[190] Savary, tome II, lett. XV, p. 194, 195 et 196.
[191] Ceux qui pensent que les vices se développent de préférence sous les climats chauds, et les vertus sous les climats froids, n’ont qu’à comparer ce qu’était l’Égypte sous la domination des Arabes, à ce qu’elle est devenue sous les hommes venus de la Tartarie ou du Caucase.
[192] Sonnini, tome II, ch. XXXIII, p. 302.
[193] Sonnini, ibid., p. 303. Sonnini assure qu’aucun des beys ne savaient ni lire ni écrire ; Savary a dit le contraire ; mais dans un pays où l’on ne lit que le Coran et où aucun livre ne s’imprime, un homme peut savoir lire et écrire sans avoir une idée ou un sentiment plus juste.
[194] Volney, Voyage en Égypte et en Syrie, tome I, chap. XII, p. 172, 179 et 180. — Savary, tome II, lett. VII, p. 280. — Raynal Histoire philosophique des deux Indes, tome VI, liv. XI, p. 8.
[195] Sonnini, tome I, ch. XIV, p. 238 ; tome II, ch. XXIV, p. 79 et 80, ch. XXXIII, p. 316. — Savary, tome II, lett. XVIII, p. 280 et 281. — Hasselquist, première partie, p. 159.
[196] Sonnini, tome II, ch. XXXIII, p. 314 et 315.
[197] Savary, tome II, lett. III, p. 48. — « Régner quelques jours, dit Savary en parlant des beys, se livrer sans mesure à leurs passions, s’enivrer de tous les plaisirs, se détruire mutuellement, font toute leur ambition. J’en ai vu onze dans l’espace de trois ans, passer ainsi du sein des voluptés à la mort. Ils ont péri par le fer de leurs collègues, qu’un sort semblable attend. Un plus grand nombre s’est sauvé par la fuite. » Tome II, lett. VIII, p. 114.
[198] Savary, tome I, lett. VIII, p. 90, et tome II, lett. XV et XVI, p. 205, 206, 210, 211 et 212.
[199] Savary, tome II, lett. XVIII, p. 280. — Volney, Voyage en Syrie et en Égypte, tome I, ch. XII, p.172.
[200] Savary, tome II, lett. XVIII, p. 280.
[201] Sonnini, tome III, ch. LII, p. 304 et 312.
[202] Sonnini, tome III, ch. III, pag. 312. — Savary, tome II, lett. I, p. 48.
[203] Volney, Voyage en Syrie et en Égypte, tome I, chap. XII, p. 174, 175, 179 et 180.
[204] Niebuhr, Voyage en Arabie, tome I, pag. 112. — Norden, Voyage d’Égypte et de Nubie, troisième partie, tome I, p. 99. — Savary, tome II, lett. XIV, p. 184. — Volney, Voyage en Syrie et en Égypte, tome II, ch. XXXIII, p. 353, 354 et 355. — Les actes de rigueur contre les marchands qui vendaient à faux poids ou à fausse mesure n’ont jamais été capables d’introduire la bonne foi dans le commerce : « Il n’est pas de pays, dit Volney en parlant de l’empire turc, où l’on vende plus à faux poids ; les marchands en sont quittes pour veiller au passage de l’ouâli ou du mohteseb (inspecteur du marché). Sitôt qu’ils paraissent à cheval, tout s’esquive et se cache, ou produit un autre poids : souvent les débitants font des traités avec les valets qui marchent devant les deux officiers : et moyennant une rétribution, ils sont sûrs de l’impunité. » Voyage en Syrie et en Égypte, tome II, ch. XXXIII, p. 354 et 355.
[205] Volney, Voyage en Syrie et en Égypte, tome II, ch. XXXIV, p. 356, 357 et 359. — De Forbin, Voyage dans le Levant, p. 247.
[206] Voyage en Syrie et en Égypte, tome II, ch. XXIV, pag. 358 et 359
[207] Sonnini, tome III, ch. LII, p. 337 et 338.
[208] Niebuhr, Voyage en Arabie, tome II, p. 277 et 278. — Hasselquist, première partie, p. 251 et 252. — Savary, tome II, lett. XVIII, p. 281. — Volney, tome II, ch. XXXIII, p. 346 et 347. — De Forbin, pages 76 et 77.
Les motifs qui agissent sur l’esprit des pachas agissent sur l’esprit de leurs subordonnés : « Cette ville, dit Volney en parlant de Ramlé, est presque aussi ruinée que Loudd même. On ne marche dans son enceinte qu’à travers des décombres : l’aga de Gaze y fait sa résidence dans un seraï dont les planchers s’écroulent avec les murailles. « Pourquoi, disais-je un jour à un de ses sous-aga, ne répare-t-il pas au moins sa chambre ? Et s’il est supplanté l’année prochaine, répondit-il, qui lui rendra sa dépense ? » Voyage en Syrie et en Égypte, tome II, ch. XXXI, p. 307.
[209] Volney, Voyage en Syrie et en Égypte, tome II, ch. XXVIII et XXXI, p. 158, 159 et 311.
Il est un genre de propriétés qui ne sont pas exposées aux mêmes dangers que les autres : ce sont celles qui appartiennent aux prêtres. Si un homme veut mettre ses propriétés à l’abri de la violence, il lui suffit de faire ce que l’on appelle un ouaqf, c’est-à-dire une attribution ou une fondation d’un bien à une mosquée. Dès ce moment, il devient le concierge inamovible de son fonds ; et, au lieu d’en voir les produits enlevés par la puissance militaire, il les voit dévorés par les humbles desservants des mosquées. Volney, tome II, ch. XXXVI, p. 369 et 370. — Raynal, tome VI, liv. XI, p. 8. — Félix Mengin, Histoire de l’Égypte sous le gouvernement de Mohammed-Aly, tome I, p. 401 et 402.
[210] Denon, Voyage dans la basse et la haute Égypte.
[211] Hasselquist, première partie, pag. 160 et 224. — Norden, tome II, cinquième partie, p. 32. — Savary, tome II, lett. III et IV, p. 47 et 52. — Sonnini, tome III, ch. XXXIX et XLVIII, p. 32, 33, 227 et 228. — Volney, tome I, ch. XII, p. 173. — Denon, tome I, p. 222, 223, 281 et 282. — De Forbin, p. 203.
[212] Savary, tome I, lett. II, p. 26 et 27. — Le canton sur lequel fut bâtie Alexandrie était stérile et dépourvu d’eau douce ; mais c’était le seul port de mer de l’Égypte. D’Anville, Mémoires sur l’Égypte ancienne et moderne, § VII, p. 52.
[213] Savary, tome II, lett. VIII, p. 106.
[214] Sonnini, tome I, ch. XX, p. 395. — Savary, tome II, lett. IX et XI, p. 129 et 148. — Denon, tome II, p. 43 et 44.
[215] Savary, tome II, lett. VI, IX et XI, p. 81, 84, 129 et 148. Les villes les plus célèbres de l’Asie Mineure ont subi le même sort que celles de l’Égypte. Tyr, dont aucune ville semble n’avoir encore égalé la splendeur et les richesses, est ensevelie sous ses ruines : dix cabanes de pêcheurs remplacent cette cité célèbre. Hasselquist, première partie, p. 236 et 238.
[216] Savary, tome II, lett. III et IV, p. 47, 51 et 52. — Sonnini, tome III, ch. XL, p. 41 et 42. — Denon, tome I, p. 88 et 89.
[217] Savary, lett. XXII, p. 256. — De Forbin, p. 192, 193, 194 et 195. — Dans l’empire turc, il n’y a point d’auberge pour loger les voyageurs ; mais ils trouvent dans les villes des bâtiments qu’on appelle kans ou kervan-serâï et qui leur servent d’asile. Ces hospices, toujours placés hors de l’enceinte des villes, sont composés de quatre ailes régnant autour d’une cour carrée qui sert de parc. Les logements sont des cellules où l’on ne trouve que les quatre murs, de la poussière, et quelquefois des scorpions. Le gardien de ce kan est chargé de donner la clef et une natte ; le voyageur a dû se fournir du reste. Volney, Voyage en Syrie et en Égypte, t. II, ch. XXXVII, pages 383 et 384.
[218] Savary, tome III, lett. I, p. 15, 16 et suivantes.
[219] De Forbin, p. 208, 209 et 249. En 1823, le Caire avait 31 000 maisons ; sur ce nombre, 25 000 seulement étaient soumises à l’impôt, parce qu’il y en avait 6 000 qui étaient ou ruinées ou abandonnées. (Félix Mengin, Histoire de l’Égypte sous Mohammed-Aly, tome II, p. 317.) — Même dans les plus grandes villes les maisons sont basses, et n’ont que des jours rares, et marqués par des treillages : leur seul aspect annonce la présence du despotisme. Volney, Voyage en Égypte et en Syrie, tome I, ch. I, p. 4.
[220] De Forbin, p. 76 et 77.
[221] Hasselquist, première partie, p. 182, 251 et 252. — Volney, Voyage en Syrie et en Égypte, tome II, ch. XXIX et XXXVII, p. 216 et 376. Denon, tome I, p. 193.
[222] Hasselquist, deuxième partie, p. 17 et 18. — Sonnini, tome I, ch. XVII, p. 312 et 313 ; tome II, ch. III et XXII, pag. 20, 21, 301 et 302, et tome III, ch. XI, p. 61 et 62. — Volney, tome II, ch. III, p. 355 et 356. — Denon, tome I, p. 50.
[223] Hasselquist, deuxième partie, p. 116.
[224] Savary, tome I, lett. II et V, pag. 28, 29 et 58, et tome II, lett. II et XVII, p. 38, 276, 277 et suivantes. — Sonnini, tome I, ch. X et XX, p. 143, 144, 145 et 395 ; tome II, ch. XXII, p. 20 et 21, et tome III, ch. LII, p. 302 et 303.
[225] Denon, tome I, p. 246.
[226] Savary, tome II, lett. XVIII, p. 278 et 279.
[227] Denon, tome I, p. 271 et 272.
[228] Il paraît cependant que du temps même de Strabon, il n’y avait en Égypte de terres susceptibles de culture que celles qui pouvaient être arrosées par le Nil ; ce qui prouve que, si la culture s’est jadis étendue plus loin, la décadence est fort ancienne. Il faut bien admettre, en effet, qu’elle remonte à une époque très reculée, puisque du temps même de Pline il n’existait déjà plus de traces du lac Mœris. D’Anville, Mémoires sur l’Égypte, p. 22 et 153.
[229] J. Bruce, tome I, liv. I, ch. IV, p. 224 et 246. — Volney, tome II, ch. XXXVII, p. 379. — Denon, tome II, p. 24.
[230] Volney, tome II, ch. XXXVII, p. 378.
La Syrie offre le même spectacle que l’Égypte ; les villes n’y présentent plus que des ruines ; des terres jadis fertiles, y sont converties en déserts ; les laboureurs ne sèment, les artisans ne travaillent que pour se procurer ce qui leur est absolument nécessaire pour vivre ; ils cachent avec le plus grand soin leurs faibles produits ; ils n’ont pour habitations que de misérables huttes, pour vêtement qu’une chemise de toile bleue et une pagne de laine, pour aliment que de mauvais pain noir et des ognons. Le paysan vit dans la détresse, dit Volney, mais du moins il n’enrichit pas ses tyrans. Il n’y a d’exception à cet état habituel de détresse que pour les habitants des montagnes, que les Turcs n’ont pas pu atteindre.
[231] Niebuhr, Voyage en Arabie, tome II, p. 179.
[232] Si, dans les temps les plus reculés, l’Égypte renfermait dix-huit ou vingt mille villes, comme l’attestent Diodore et Hérodote sur la foi des anciens Egyptiens, il fallait que chaque lieue carrée de terrain en renfermât neuf ou dix ; et comme, dans le nombre, il en était de très populeuses, la plupart ne pouvaient être que des hameaux ou tout au plus de très petits villages. Voyez d’Anville, Mémoires sur l’Égypte ancienne et moderne, p. 28 et 29.
[233] Savary, tome I, lett. II, pag. 28 et 29. — Sonnini, tome I, ch. VII, p. 114. — Félix Mengin porte les habitants d’Alexandrie, en 1823, à 12 528.
[234] Savary, tome I, lett. V, p. 58.
[235] D’Anville, Mémoires sur l’Égypte ancienne et moderne.
[236] C’est sous l’aristocratie et le despotisme militaire des Romains que les arts, et nous pouvons même dire la civilisation, reçurent les coups les plus funestes, en Europe, en Afrique et dans l’Asie Mineure. Ce peuple, du temps de ses conquêtes, avait détruit de fond en comble les villes les plus florissantes et éteint dans presque tous les États la partie la plus éclairée de la population. Lorsque ses empereurs furent devenus chrétiens, Théodose, sollicité par les prêtres, ordonna le renversement de tous les temples consacrés aux anciens cultes, et le monde civilisé ne présenta plus que des monceaux de ruines. Les Égyptiens se révoltèrent contre l’exécution de cet ordre ; mais ils furent vaincus. James Wilson’s History of Egypt, vol. II, b. VI, ch. II, p. 90, 91 et 92.
[237] Savary, tome II, lett. XVIII, p. 279.
[238] Savary. Ibid.
[239] Histoire de l’Égypte sous Mohammed-Ali, tome II, p. 317. Il est difficile de croire que de 1779 à 1823, c’est-à-dire dans un espace de 44 ans, une population de quatre millions ait diminué de près de 150 000 individus. Ce qui me détermine surtout à croire que Savary a évalué trop haut la population totale de l’Égypte, c’est l’évaluation qu’il donne de la population de quelques villes particulières : suivant lui, le Caire avait de son temps 900 000 habitants ; suivant M. Mengin elle n’en a que 200 000 ; suivant Savary, Damiette avait 80 000 âmes ; suivant Mengin, elle n’en a que 13 600 ; une différence à peu près égale se trouve dans l’évaluation de la population de Rosette. — Savary, tome I, lett. XXII, p. 281 et 282, et tome III, lett. I, p. 15 et 16. — M. Mengin a évalué la population par le dénombrement des maisons fait par les soins du gouvernement. Histoire d’Égypte, tome II, p. 315 et 316.
[240] Savary, tome II, lett. XVII, pag. 279. — D’Anville n’évalue l’étendue de la terre cultivable de l’Égypte qu’à deux mille cent lieues carrées de vingt-cinq au degré, en comprenant dans cette étendue le terrain occupé par plusieurs lacs ; il croit même que ce nombre doit être réduit à deux mille. Mémoires sur l’Égypte, p. 25 et 26. Si, dans le temps de la plus grande prospérité de ce pays, la population s’éleva à huit millions d’habitants, chaque lieu carrée en renfermait quatre mille. Cette population est près de quatre fois plus forte que celle de la France ; mais on ne la trouvera pas cependant exagérée, si l’on fait attention que le pays très fertile ne renfermait ni montagnes, ni bois, ni pâturages, ni terres incultes, que les habitants des pays chauds consomment une quantité d’aliments bien moins considérable que celle que nous consommons, et que le sol peut fournir plusieurs récoltes dans le cours de la même année. En portant à huit millions la population de l’Égypte, le bassin du Nil, depuis la mer jusqu’aux premières cataractes, était peuplé dans la même proportion que l’est aujourd’hui le bassin de la Tamise.
[241] Volney, tome I, ch. XII, p. 4, 173 et 174.
[242] El Gezzar, le boucher.
[243] De Forbin, Voyage dans le Levant, p. 70 et 71.
[244] Sonnini, tome I, ch. XVI, pag. 288 et 289, et tome III, ch. XXXIX, p. 27 et 28. — Savary, tome II, lett. III et V, p. 46, 65 et 66. — Volney, tome I, ch. I, p. 4, et tome II, ch. XXXVII, p. 379. — De Forbin, p. 246.
[245] Savary, tome I, lett. XIII, p. 127 et 128. — Les cultivateurs ne pouvant pas se perdre dans la foule, comme les habitants des grandes villes, craignent encore plus d’attirer les regards des hommes puissants ; c’est surtout chez l’Arabe cultivateur que cette crainte se manifeste. « L’argent qu’il peut cacher, et qui représente toutes les jouissances dont il se prive, est tout ce qu’il peut croire véritablement à lui ; aussi, l’art de l’enfouir est-il sa principale étude : les entrailles de la terre ne le rassurent pas ; des décombres, des haillons, toute la livrée de la misère, c’est en ne représentant que ces tristes objets aux regards de ses maîtres qu’il espère soustraire ce métal à leur avidité ; il lui importe d’inspirer la pitié : ne pas le plaindre ce serait le dénoncer ; inquiet en amassant ce dangereux argent, troublé quand il le possède, sa vie se passe entre le malheur de n’en point avoir, ou la terreur de se le voir ravir. » Denon, tome I, p. 90 et 91.
[246] Norden, Voyage d’Égypte et de Nubie, tome I, troisième partie, p. 86. — Sonnini, tome II, ch. XXIV, p. 66 et 67. — Volney, tome I, ch. XII, pag. 172 et 173, et tome II, ch. XXXVII, p. 397 et 398.
[247] Voyage à Tripoli, ou relation d’un séjour de dix années en Afrique, traduit de l’anglais par Mac-Carthy, tome I, pag. 234 et 235.
[248] Denon, tome I, p. 282 et 283.
[249] Volney, tome I, ch, XII, p. 177. — Dans les montagnes du Liban et de Nablous, les paysans, lorsqu’il y a disette, recueillent les glands de chêne, et, après les avoir fait bouillir ou cuire sous la cendre, ils les mangent. Ibid., tome II, ch. XXXVII, p. 379.
[250] Ibid., tome I, ch. XVII, p. 223.
[251] Ibid., p. 217 et 218.
[252] Sonnini, tome III, ch. III, p. 314 et 315. — La nature du sol et du climat contribue à produire quelques-unes de ces maladies ; mais la misère et le défaut de propreté sont les principales causes : les classes les plus misérables y sont les plus sujettes.
[253] Savary, tome I, lett. IV, pag. 50 et 51, et tome II, lett. V, p. 65 et 66. — De Forbin, p. 192, 193 et 246.
[254] Savary, tome I, lett. XII, p. 18, 19 et suivantes. — Denon, tome I, p. 176, 177 et suivantes.
[255] Denon, tome I, p. 176, 177 et suivantes.
[256] Comme la confiscation est toujours une conséquence de la peine de mort, les moindres délits commis par les personnes riches ou aisées sont punis du dernier supplice ; les individus qui n’ont aucune propriété et qui, par conséquent, éprouvent des tentations plus fortes de porter atteinte à la sûreté d’autrui, sont traités beaucoup moins sévèrement.
[257] Sonnini, tome I, ch. VII, p. 118, 119 et 120. — Savary, tome III, lett. II, p. 22 et 23. — Cet esprit de vengeance porté à l’excès rend les Turcs attentifs à ne pas s’offenser mutuellement, et leur donne une sorte de politesse. Hasselquist, première partie, page 115.
[258] Savary, tome I, lett. XII, p. 118, 119 et 120.
[259] Denon, tome I, p. 189, 190 et 191.
[260] Savary a fait un tableau séduisant des danses et du chant de ces institutrices, qui, dit-il, se font payer fort cher et ne vont que chez les grands seigneurs et les gens riches. (Tome I, lett. XIV, p. 131, 132, 133 et suivantes.) Mais des voyageurs moins amis du merveilleux, ou, pour parler avec plus d’exactitude, plus amis de la vérité, n’ont vu dans les danses et les chants de ces femmes que des leçons de la plus grossière licence et de la plus dégoûtante obscénité. Hasselquist, première partie, p. 88 et 89. — Sonnini, tome III, ch. LIV, p. 145 et 146. — Volney, tome II, ch. XXXVIII et XL, p. 404, 447 et 448. — Denon, tome I, p. 153, 154 et suivantes.
[261] Savary, tome I, lett. XIV, p. 136 et 137.
[262] Sonnini, tome II, ch. XXXV, p. 373 et 374. — Volney, tome II, ch. XXXVIII, p, 404.
[263] Volney, tome II, ch. XL, p. 41 et 42.
[264] Savary, tome III, lett. III, p. 46 et 47.
[265] Sonnini, tome II, ch. XXII, p. 23 et 24. — Savary, tome I, lett. XV, p. 138 et 139. — Denon, tome II, p. 198, 199 et 200. Les femmes sont esclaves partout où leurs parents, au lieu de leur assurer une dot en les mariant, en reçoivent une valeur des hommes auxquelles ils les livrent ; et c’est ce qui se passe en Égypte. (Sonnini, tome II, ch. XXXV, p. 377 et 378.) Il est clair qu’alors un père livre sa fille, non à l’homme qu’elle désire prendre pour époux, mais à celui qui en paie le plus haut prix ; de son côté l’individu qui a payé pour obtenir une femme, la considère comme l’équivalent de ce qu’il a donné, et la traite comme une propriété acquise.
[266] Volney, tome II, ch. XL, p. 446 et 447.
[267] De Forbin, p. 291.
[268] Sonnini, t. I, ch. XV, p. 277, 278 et 279 ; t. III, ch. II, p. 297.
[269] Sonnini, tome I, ch. XV, p. 280.
[270] S’il s’agit de leur toucher le pouls elles présentent un poignet et une main bien enveloppés d’un linge, et ne laissent que la place pour appliquer les doigts sur l’artère ; s’il s’agit de les saigner, elles veulent ne laisser voir que le pli du bras, et il faut que le médecin use presque de violence pour obtenir que l’avant-bras reste libre ; si elles ont mal aux yeux, on exige que le médecin les guérisse sans les voir. « Je sortais presque toujours de ces retraites de la stupidité, dit Sonnini, l’âme remplie d’indignation contre des prêtres qui, loin de chercher à développer les germes de la raison, en faisaient disparaître la plus faible lueur. » Tome III, ch. XLIX, p. 233 et 234.
[271] Denon, tome I, p. et 72.
[272] J. Bruce, Voyage aux sources du Nil, tome I, ch. II, p. 159.
[273] Savary, lett. VI, tome I, p. 67. — Le Coran, tome I, p. 66.
[274] Denon, tome I, p. 90 et 91.
[275] Denon, tome I, p. 191 et 192.
[276] Savary, tome III, lett. II, p. 21.
[277] « J’ai habité le Caire, dit Félix Mengin, pendant vingt-deux ans ; je n’ai jamais eu connaissance qu’un Égyptien eût commis un de ces crimes de vol avec effraction, d’empoisonnement, d’assassinat prémédité. Ils semblaient réservés aux Mamlouks, comme ils le sont maintenant aux Turcs. » Histoire de l’Égypte sous le gouvernement de Mohammed-Aly, tome II, note de la page 299.
[278] Volney, tome II, ch. XL, p. 448 et 449.
[279] Ce sont toujours les classes qui profitent de la tyrannie ou qui vivent d’impostures, qui redoutent le plus toute communication d’idées avec des étrangers. Dans une insurrection qui eut lieu au Caire, pendant l’occupation de cette ville par les Français, les prêtres et les grands excitèrent du haut des minarets la populace au carnage ; mais le petit nombre de personnes qui appartenaient à la classe moyenne, se montrèrent humaines et généreuses envers les étrangers et en sauvèrent un grand nombre, quelles que fussent d’ailleurs les différences de mœurs, de religion et de langue. Denon, tome I, p. 205 et 206.
[280] Sonnini, tome I, ch. XV, p. 266 et 267.
[281] Hasselquist, première partie, p. 80. — Volney, tome I, ch. XV, page 209.
[282] Sonnini, tome II, ch. XXXV, p. 360 et 361.
[283] Volney, tome I, ch. XI, p. 153.
[284] Sonnini, tome II., ch. XXXIII, p. 305 et 306.
[285] Hasselquist, deuxième partie, p. 153 et 154, lettre à Linnæus.
[286] Niebuhr, Voyage en Arabie, tome I, p. 113 et 114, et Description de l’Arabie, p. 39. — Sonnini, tome II, ch. XXXIII, p. 305 et 306. —Volney, tome I, ch. XV, p. 209.
[287] Niebuhr, Voyage en Arabie, tome I, pag. 113. — Sonnini, tome II, ch. XXXIII, pag. 3o6 et 307. — En Angleterre, le dernier pays de l’Europe où des conquérants se sont établis, et où l’on est plus attaché qu’ailleurs aux anciens usages, les grands se font souvent précéder ou suivre, même quand ils vont à pied, par des valets armés de gros et longs bâtons comme ceux des valets turcs : cet usage fut sans doute établi par les Normands pour écarter de leur personne la canaille conquise, trop curieuse de les voir.
[288] Sonnini, tome I, ch. XV, p. 266 et 267. — Pour sentir l’étendue du mépris attaché à cette désignation, il faut se rappeler la manière dont les chiens sont considérés en Égypte. Les consuls des puissances européennes sont parvenus à obtenir l’autorisation d’aller à cheval le jour où le pacha daigne leur donner audience ; dans les autres occasions ils sont montés sur des ânes, et assujettis aux mêmes humiliations que tous les chrétiens. Niebuhr, Voyage en Arabie, tome I, p. 114.
[289] Hasselquist, deuxième partie, p. 153 et 154. — Dans une mascarade faite à Rosette, pendant le ramadan, en 1978, le chef des vidangeurs parut déguisé en Européen : la multitude, en le voyant paraître sous ce déguisement, le reçut avec des cris d’admiration et de joie. (Sonnini, tome III, ch. LIV, pag. 367.) Lorsque l’armée française se fut rendue maîtresse du Caire, les chefs demandèrent aux cheicks de leur faire amener les almés, qu’ils désiraient voir danser. « Le gouvernement du pays, dit Denon, des revenus duquel elles faisaient peut-être partie, mettait quelque difficulté à leur permettre de venir ; souillées par les regards des infidèles, elles pouvaient diminuer de réputation, perdre même leur état : ceci peut donner la mesure de l’abjection d’un Franc dans l’esprit d’un Musulman, puisque ce qu’il y a de plus dissolu chez eux, peut être encore profané par nos regards. » Tome I, p. 153, 154 et 155.
[290] Savary, lett. XXII, tome I, p. 254 et 255.
[291] Norden, Voyage d’Égypte et de Nubie, troisième partie, tome I, p. 93. — Denon, tome II, p. 81, 82 et 246.
[292] Sonnini, tome III, ch. L, p. 274 et 275.
[293] Sonnini, tome III, ch. XL, p. 53. — Denon, tome II, p. 271 et 272.
[294] Sonnini, tome III, ch. L, p. 274 et 275.
[295] Denon, tome II, p. 82 et 83. — Au Caire, si la multitude est misérable, il existe au moins un certain nombre de familles qui vivent dans l’aisance, et les chefs possèdent des richesses considérables ; mais il n’en est pas de même dans la haute Égypte. Voici la description que donne Sonnini, d’un prince arabe qui visitait ses possessions sur les ruines de Thèbes : « C’était un vieillard, petit, très laid, et tout perclus. Je le trouvai sous sa tente, enveloppé d’une méchante mandille de laine, toute déchirée et fort sale, qu’il entrouvrait à chaque instant pour cracher sur ses habits. Cet homme dégoûtant avait encore la coquetterie de teindre sa barbe en rouge. » Tome III, ch. XLVII, p. 209 et 210.
[296] Sonnini, tome II, ch. XXXIII, p. 316.
[297] Sonnini, tome III, ch. L, p. 277 et 281. — Denon, tome II, p. 267 et 268.
[298] Sonnini, tome I, ch. XV, p. 207 et 278.
[299] Sonnini, tome I, ch. XV, p. 266 et 267. — Norden, tome I, page 40.
[300] Sonnini, tome III, ch. XLIX, p. 243.
[301] Denon, tome II, p. 88.
[302] Sonnini, tome III, ch. XL et L, p. 53, 27 et 272. — Denon, tome II, p. 82 et 83. — Félix Mengin, Histoire de l’Égypte, tome I, p. 151. — « L’adresse des voleurs arabes, dit M. Jomard, était passée en proverbe parmi les troupes de l’expédition française : on ne peut lui comparer que l’audace de ces mêmes hommes. Ils dérobaient les armes, les équipages, les chevaux au milieu de nos campements ; les épées même au côté des officiers ; puis ils cachaient leur butin et eux-mêmes dans des moules de fourrage, au risque d’y étouffer. On a vu de ces gens, dans la haute Égypte, démolir le derrière des maisons pour dépouiller les soldats endormis, et cela avec une promptitude et une dextérité qui ne permettaient de s’en apercevoir que quand le voleur était déjà loin. Voici un trait dont j’ai été témoin sur le Nil. Un Arabe qui nageait derrière notre barque, parut subitement sur le tillac et enleva le turban du räys (pilote), puis se jeta dans le fleuve, qu’il traversa tout entier, nageant entre deux eaux ; il reparut ensuite sur la rive opposée, à quatre cents toises de nous. » Félix Mengin, Histoire de l’Égypte, tome I, note de la page 441.
[303] Sonnini, tome III, ch. XLVIII et LI, p. 231 et 297.
[304] Félix Mengin, Histoire de l’Égypte sous le gouvernement de Mohammed-Aly, tome I, p. 361, 362 et suivantes.
[305] Félix Mengin, tome I, p. 530 et 345 ; tome II, p. 337. — De Forbin, p. 243 et 244.
[306] De Forbin, p. 243 et 244. — Félix Mengin, tome II, p. 375.
[307] De Forbin, p. 309. — Félix Mengin, tome II, p. 394.
[308] Il a déjà porté, en effet, sa domination au centre de l’Arabie, où elle n’avait jamais été connue ; il est l’instrument le plus terrible dont le sultan se sert pour opprimer les Grecs, et il ne faut pas douter que, s’il vit assez longtemps, il ne détruise le peu d’indépendance qu’avaient toujours conservée les habitants des montagnes de la Syrie.
[309] Voyage dans le Levant, en 1817 et 1818, p. 250.
[310] De Forbin, Voyage dans le Levant, p. 247 et 248.
[311] Ibid., p. 309.
[312] Ibid., p. 209 et 210.
[313] Ibid., p. 249 et 300.
[314] Des personnes qui admirent ce pacha, ont trouvé entre lui et Napoléon Bonaparte une grande analogie : « On ne peut s’empêcher, dit M. Jomard, d’être frappé de la présence d’esprit et de la fermeté qui éclatent dans les paroles du vice-roi ; il semble qu’on y reconnaît le langage d’un conquérant trop fameux qui a exercé sur ses contemporains une si grande influence, par le seul ascendant de son caractère et de sa politique. On remarquera encore entre eux d’autres traits de ressemblance. Le vice-roi est d’une taille plus que médiocre ; ses déterminations sont subites ; ses marches promptes, inopinées. Ajoutez à ces traits communs une humeur violente et emportée. » Histoire de l’Égypte par Félix Mengin, tome I, note de la page 447.
M. Jomard aurait pu pousser beaucoup plus loin le parallèle : il eût pu comparer l’art avec lequel le pacha a trompé et détruit les Mamlouks, à l’art avec lequel Bonaparte trompa et perdit les amis de la liberté ; l’art que celui-ci mettait à faire fleurir les arts et à avilir les hommes, à étendre l’industrie et à en attirer les produits à lui par des impôts ; à l’art avec lequel celui-là exécuta les mêmes desseins ; enfin, il eût pu comparer la guerre que le pacha fait aux Grecs pour les soumettre au despotisme turc, aux guerres que Bonaparte fit aux républiques qu’il trouva établies, pour les soumettre au despotisme impérial.
[315] Les couffes sont des sacs de paille très usités en Asie.
[316] Volney, tome II, ch. XL, p. 438.
[317] Ibid., tome I, ch. XII, p. 184 et 185.
[318] Volney, tome I, ch. XII, p. 185 et 186.
[319] Denon, tome I, p. 322.
[320] Savary, tome III, lett. I, p. 2.
[321] Denon, tome I, p. 192 et 193.
[322] Ibid., tome II, p. 267 et 268.
[323] Denon, tome II, p. 267 et 268.
[324] Denon, tome II, p. 26 et 278. — Les changements de mœurs produits par l’établissement ou par la destruction du despotisme sont quelquefois très rapides. « Le gouvernement du Brésil, dit un voyageur, paraît tout à fait despotique, et il est pénible de voir que, sous une telle domination, les Anglais mêmes perdent cette franche liberté qui les caractérise. » Mac-Leod, Voyage de l’Alceste, ch. I, p. 9.
[325] D’Anville, Mémoires sur l’Égypte ancienne et moderne, page 30.
[326] Norden, Voyage d’Égypte et de Nubie, troisième partie, tome I, p. 93.
[327] Poiret, Voyage en Barbarie, ou Lettres écrites de l’ancienne Numidie, pendant les années 1785 et 1786, tome I, lett. XXIX, p. 210, 211 et 212. — Voyage à Tripoli, ou Relation d’un séjour de dix années en Afrique, traduit de l’anglais par Mac-Carthy, tome I, page 10.
[328] Poiret, tome I, lett. XV, p. 92, 93 et 94.
[329] Voyage à Tripoli, ou Relation d’un séjour de dix années en Afrique, tome I, p. 93, et tome II, p. 72 et 109.
[330] Voyage à Tripoli, tome I, p. 5.
[331] Voyage à Tripoli, tome I, pag. 11 et 14. — Poiret, tome I, lett. XV, p. 94, 95 et 96.
[332] Poiret, tome I, lett. XXII, p. 157. — Voyage à Tripoli, tome II, page 206.
[333] Poiret, tome I, lett. XXI, p. 140, 141 et 142. — Voyage à Tripoli, tome I, p. 258.
[334] Poiret, tome I, lett. XXI, p. 143 et 144.
[335] Poiret, lett. X, XVIII et XXI, p. 62, 115, 142 et 143.
[336] Poiret, tome I, lett. XV, p. 92 et 93.
[337] Poiret, tome I, lett. XXII.
[338] La police se fait à Constantinople exactement de la même manière qu’au Caire. J’ai exposé précédemment les mœurs des peuples de l’Arabie. Si le lecteur désirait connaître celles des peuples du bord de la mer Noire, il peut consulter les deux premiers volumes des Voyages de Chardin.
[339] Regnard, Voyage en Laponie, p. 101, 103, 109, 112, 157, 193 et 206.
[340] Autrefois les Russes, dans leurs négociations, tâchaient toujours de faire signer, par supercherie, une copie falsifiée des traités qu’ils signaient, et ils juraient sur cette fausse copie, croyant éluder par là la foi du serment. Rulhière, Hist. de l’anarchie de Pologne, tome II, liv. VIII, p. 552.
[341] Levesque, Histoire de Russie, tome I, pages 76, 77 et 85 ; tome III, p. 87 et 88.
[342] Rulhière, Hist. de l’anarchie de Pologne, tome III, liv. IX, p. 138 et 140.
[343] Levesque, Histoire de Russie, tome II, p. 59 à 77.
[344] Hist. de l’anarchie de Pologne, tome IV, liv. XII, p. 13 et 14.
[345] Levesque, Histoire de Russie, tome III, p. 71, 72, 73, 150 et 153 ; tome IV, p. 217, 220 et 222.
[346] Rulhière, Histoire de l’anarchie de Pologne, tome II, liv. V, p. 76, et tome III, liv. IX, p. 67.
Voici quels étaient les amusements d’un prince russe à la fin du seizième siècle : « Quelquefois, lorsque le czar voyait une foule de peuple rassemblée, il faisait lâcher les ours les plus vigoureux et les plus voraces de sa ménagerie. Il riait avec son fils de l’effroi des malheureux poursuivis par ces animaux féroces, de la douleur des époux dont ils enlevaient les femmes, des cris des faibles mères qui voyaient étouffer et déchirer leurs enfants sans pouvoir les secourir. Si les parents des victimes de ce barbare venaient se plaindre, on croyait leur faire grâce en leur donnant quelque argent, et en les assurant que le prince et son fils s’étaient bien divertis. » Levesque, Histoire de Russie, tome III, p. 149 et 150.
[347] Levesque, Histoire de Russie, tome I, pag. 398 et 199, et tome III, p. 145, 157, 158, 222 et 225.
[348] Histoire de l’anarchie de Pologne, tome IV, pag. 318. — Levesque, tome IV, p. 120.
[349] Levesque, Histoire de Russie, tome III, p. 162 et 165, et tome IV, p. 119 et 131.
[350] Levesque, tome III, p. 164 et 165.
[351] Le tableau que Rulhière a tracé de la cour de la célèbre Catherine, peut nous donner une idée des mœurs d’une nation où la conduite des grands sert d’exemple à tout le reste : « Quoique la douceur de ce dernier règne, dit cet historien, eût donné quelque politesse aux esprits et quelque décence aux mœurs, le temps n’était pas éloigné où cette cour barbare avait célébré par une fête la noce d’un bouffon avec une chèvre. La nouvelle cour prit donc aisément l’air et le ton d’un corps-de-garde en joie. »
Mais quelle était cette décence que le dernier règne avait donnée aux mœurs ? Le même historien va nous l’apprendre ; il nous dit, en parlant du grand-duc, mari de l’illustre Catherine, « Il avait pris l’envoyé de ce prince (du roi de Prusse, Frédéric II) dans une singulière faveur. Il voulait que cet envoyé, avant le départ pour la guerre, eût toutes les jeunes femmes de la cour. Il l’enfermait avec elles, se mettait, l’épée nue, en faction à la porte ; et dans un pareil moment, le grand chancelier de l’empire étant arrivé pour un travail, il lui dit : Allez rendre compte au prince Georges ; vous voyez bien que je suis soldat. » Histoire de l’anarchie de Pologne, tome IV, p. 318 et 345.
[352] Rulhière, tome IV, p. 341 et 342.
[353] Levesque, tome III, p. 179
[354] Raynal, Hist. philosoph., tome X, liv. XIX, p. 47 et 48. — Levesque, tome IV, p. 215.
[355] Rulhière, Histoire de l’anarchie de Pologne, tome III, liv. IX, page 145.
[356] Ibid., tome IV, p. 300. — Ibid., tome II, liv. VIII, p. 553.
[357] Rulhière, Histoire de l’anarchie de Pologne, tome III, liv. X, p. 316. — Volney, qui a fait un tableau si terrible de la servitude des sujets des sultans de Constantinople, en Syrie et en Égypte, a pensé cependant qu’ils étaient moins esclaves que les Russes. « Dans la Syrie et même dans tout l’empire turc, dit-il, les paysans sont, comme tous les autres habitants, censés esclaves du sultan ; mais ce terme n’emporte que notre sens de sujets. Quoique maître des biens et de la vie, le sultan ne vend point les hommes, il ne les lie point à un lieu fixe. S’il donne un apanage à quelque grand, l’on ne dit point, comme en Pologne et en Russie, qu’il donne cinq cents paysans ; en un mot, les paysans sont opprimés par la tyrannie du gouvernement, mais non dégradés par le servage de la féodalité. » Voyage en Syrie et en Égypte, tome II, ch. XXXVII, p. 372.
[358] Rulhière, Histoire de l’anarchie de Pologne, tome III, liv. IX, pages 144 et 145.
[359] Histoire de l’anarchie de Pologne, tome III, liv. IX, p. 67.
[360] Rulhière, tome III, liv. IX, p. 93 et 94.
[361] Rulhière, Histoire de l’anarchie de Pologne, tome I, liv. III, p. 220, et tome II, liv. VIII, p. 556 et 557. — Le tableau que fait Raynal de la Pologne, avant son asservissement, donne une idée bien peu favorable des mœurs de ses habitants :
« Parcourez ces vastes régions, dit-il, qu’y trouverez-vous ? La dignité royale avec le nom de république ; le faste du trône avec l’impuissance de se faire obéir ; l’amour outré de l’indépendance avec toutes les bassesses de la servitude ; la liberté avec la cupidité ; les lois avec l’anarchie ; le luxe le plus outré avec la plus grande indigence ; un sol fertile avec des campagnes en friche ; le goût pour les arts sans aucun art. » Histoire philosoph., tome X, liv. IX, pages 50 et 60.
[362] M. Al. de Humboldt a trouvé l’état des Indiens asservis par les Espagnols moins misérable que l’état des paysans de la Courlande, de la Russie et d’une partie de l’Allemagne septentrionale. Essai politique, tome II, liv. II, ch. VI, p. 421.
[363] Robertson, vol. II, b. IV, p. 23 et 24 ; p. 365, note XI.
[364] La même observation a été faite en Afrique : le colonel Gordon a constaté que depuis le cap de Bonne-Espérance jusqu’au vingt-et-unième degré de latitude australe le sol s’élève à deux mille mètres (mille toises) de hauteur. Labillardière, tome I, p. 89.
[365] Vol. II, b. IV, p. 23 et 24.
[366] Vol. II, b. IV, p. 338 et 139.
[367] Nous trouvons à peu près la même physionomie sociale à tous les peuples placés dans des circonstances analogues, quelle que soit d’ailleurs la race à laquelle ils appartiennent. La même analogie se trouve dans les animaux, et jusque dans les végétaux, même lorsqu’ils appartiennent à des espèces différentes. « Lors même que la nature ne produit pas les mêmes espèces sous des climats analogues, soit dans les plaines sur des parallèles isothernes, soit sur des plateaux dont la température approche de celle des lieux plus voisins des pôles, on observe cependant une ressemblance frappante de port et de physionomie dans la végétation des régions les plus éloignées. — Ce phénomène est un des plus curieux que présente l’histoire des formes organiques. » De Humboldt, Voyage aux régions équinoxiales, t. IV, liv. IV, ch. XII, p. 228.
[368] Cela explique comment des hommes éclairés, placés dans une fausse position, ont des vices malgré leurs lumières ; et comment des hommes ignorants, placés dans une position plus heureuse, ont souvent de bonnes habitudes malgré leur ignorance. Cela explique aussi le peu de succès qu’ont obtenu les missionnaires qui se sont imaginé que, pour corriger les sauvages de leurs vices, il suffisait de les prêcher, et de leur enseigner des dogmes.
[369] Toutes les eaux que la France verse dans la Méditerranée ou dans l’Océan, y arrivent par quatre fleuves, et par quelques rivières peu considérables, et la langue française n’est parlée que par un sixième de la population.
[370] Montesquieu, ayant observé que les populations les plus nombreuses se trouvent souvent dans les ports de mer, a cherché les causes de ce phénomène : il a bien aperçu que la facilité de s’y procurer des subsistances y contribuait ; mais il a soupçonné qu’il existait une cause encore plus puissante : « Peut-être, dit-il, que les parties huileuses du poisson sont plus propres à fournir cette matière qui sert à la génération. Ce serait une des causes de ce nombre infini de peuple qui est au Japon et à la Chine, où l’on ne vit presque que de poisson. Si cela était, de certaines règles monastiques, qui obligent de vivre de poisson, seraient contraires à l’esprit du législateur même. » Esprit des Lois, liv. XXIII, ch. XIII. — Il paraît qu’aux yeux de ce célèbre philosophe, les obstacles à l’accroissement de la population étaient moins dans la difficulté de nourrir et d’élever des enfants, que dans la difficulté de les engendrer. On ne conçoit pas comment il a pu entrer dans l’esprit d’un homme aussi judicieux que Montesquieu, qu’un peuple qui est aussi nombreux que celui de la Chine, qui habite un territoire immense très fertile, et qui le cultive tout entier avec le même soin que nous cultivons nos jardins, ne vit presque que de poisson. Les Esquimaux, les Groenlandais, les indigènes de la Nouvelle-Hollande, les habitants de la terre de Feu, ceux des côtes nord-ouest de l’Amérique et ceux du Kamtchatka ne vivent que de poisson ; pourquoi ne sont-ils pas aussi nombreux que les Chinois ?
[371] Les gouvernements ont tenté quelquefois de fixer eux-mêmes les places où les villes seraient bâties ; mais leurs décrets sont restés sans effet, toutes les fois que la position et la nature des lieux n’y ont pas attiré ou multiplié la population. On en trouve plusieurs exemples dans les États-Unis d’Amérique, et particulièrement dans l’État de Virginie. Un écrivain qui s’est montré tout à la fois savant philosophe et habile homme d’État, a exprimé l’influence des lieux en termes aussi courts qu’énergiques. Après avoir fait l’énumération des villes de Virginie, il a dit : « There are other places at which, like some of the foregoing, the laws have said there shall be towns ; but nature has said there shall not, and they remain unworthy of enumeration ». Jefferson’s Notes on the state of Virginia, Query XII, page 175.
M. de Humboldt a fait une observation analogue dans l’Amérique méridionale : « C’est l’aspect du pays, dit-il, qui contribue puissamment aux progrès plus ou moins rapides des missions. Elles s’étendent avec lenteur dans l’intérieur des terres, dans des montagnes ou des steppes, partout où elles ne suivent pas le cours d’une rivière. » Voyage aux régions équinoxiales, tome VI, liv. VI, ch. XVIII, p. 164.
[372] Cette tendance, ou, pour mieux dire, ce besoin qu’éprouvent les peuples de se porter d’abord à l’embouchure des fleuves ou des rivières, d’en suivre les bords et de se répandre dans les vallées qui y portent leurs eaux, n’expliquerait-il pas la division des langues et des dialectes qui en dérivent ? Les langues ne se forment qu’à mesure que l’intelligence se développe, que les connaissances s’étendent, que les idées se multiplient. La langue d’un peuple qui n’a pas fait plus de progrès que les indigènes de la terre de Van-Diemen ou de la terre de Feu, se réduit nécessairement à un très petit nombre de mots. Or, qu’on suppose un peuple dans un état aussi barbare, se dirigeant vers les côtes de France, et se mettant en possession des embouchures de la Seine, de la Loire et de la Garonne, et se répandant graduellement sur le littoral de ces fleuves, au bout de quelques siècles ils ne s’entendront plus les uns les autres, quoique les trois langues qui se seront formées par les progrès qu’ils auront faits, aient un certain nombre de racines communes. Les peuples, après s’être divisés en se portant à l’embouchure des fleuves, peuvent se subdiviser en suivant le cours des rivières qui y portent leurs eaux, et de cette subdivision peuvent naître de nouveaux dialectes.
[373] Raynal, tome I, liv. II, p. 403.
[374] Barrow, Voyage dans la partie méridionale de l’Afrique, tome I, p. 34 et 35 de l’introduction.
[375] Tous les légumes qui croissent en Europe, à l’exception de l’asperge et de l’artichaut, croissent au cap de Bonne-Espérance (Levaillant, premier Voyage, tome I, p. 18.) ; mais la plupart des fruits d’Europe, tels que les poires, les pommes, les cerises, les groseilles, les noisettes, y dégénèrent en peu de temps, les arbres n’y portent pas de fruit, ou n’en portent que de mauvaise qualité ; les légumes y dégénèrent aussi promptement, et on a besoin de tirer les graines d’Europe ; la vigne, l’oranger, le figuier et l’amandier sont les seuls qui y donnent de bon fruit. Le vent du sud-est, qui y règne pendant trois mois, y oppose à l’agriculture des obstacles presque invincibles : « Ce vent, dit Levaillant, dessèche la terre au point de la rendre incapable de toute espèce de culture ; il souffle avec tant de furie, que, pour préserver les plantes, on est obligé de faire à tous les carreaux de jardin, un entourage de forte charmille. La même chose se pratique à l’égard des jeunes arbres, qui, malgré ces précautions, ne poussent jamais de branches du côté du vent, et se courbent toujours du côté opposé, ce qui leur donne une triste figure ; en général il est très difficile de les élever. — J’ai souvent été témoin des ravages de ce vent ; dans l’espace de vingt-quatre heures, les jardins les mieux fournis sont en friche et balayés. » Levaillant, premier Voyage, tome I, p. 17 et 18. — Thumberg, ch. II, p. 16 et 17.
Levaillant a tenté de pénétrer dans l’intérieur de l’Afrique par le cap de Bonne-Espérance ; mais, si la description qu’il a faite du pays est exacte, il est encore plus difficile d’y voyager que dans les déserts de sable ; le sol est couvert de sel cristallisé dont les effets sont de détruire la vue, et de rendre impotable l’eau de pluie qui y tombe. Voyez le second Voyage, tome III, p. 128 et suivantes.
[376] Raynal, tome I, liv. II, p. 402, 403 et 404. — Barrow, Voyage dans la partie méridionale de l’Afrique, tome II, ch. V, p. 114, 115 et 116.
[377] Cook, premier Voyage, tome IV, liv. III, ch. XIV, p. 374, 375 et 376. — Sparrman, tome I, ch. VI ; p. 325 et 326, et tome II, ch. VIII, p. 8 et 9. — Thumberg, ch. III, p. 96. — L. Degrandpré, tome II, p. 172 et 173. — Barrow, tome II, ch. IV, p. 59 et 60, et ch. V, pag. 114 et 115. — « Nous n’avons point vu, pendant notre voyage, dit Cook, après avoir parcouru une grande partie du globe, de pays qui présente un aspect plus désert, et qui dans le fait soit plus stérile que le Cap. » Ibid. — Barrow estime que les sept dixièmes du pays ne portent aucune trace de verdure. Ibid.
[378] Quoique deux des peuples les plus intelligents et les plus industrieux de l’Europe, les Hollandais et les Anglais, ayant employé leurs capitaux et leur industrie à rendre le sol du Cap fertile, ce pays peut à peine fournir les grains nécessaires à la subsistance de sa faible population. On est obligé d’y importer de Batavia le bois de charpente, et quoique les aliments y soient fort chers, il en coûte autant pour se chauffer que pour se nourrir. Cook, premier Voyage, tome IV, liv. III, ch. XIV, p. 376. — Barrow, tome II, chap. IV, pages 59 et 60.
[379] Cook, troisième Voyage, liv. I, ch. VI, tome I, p. 220. — Bligh, ch. IV, p. 71. — Dentrecasteaux, tome I, ch. IV et XII, p. 54 et 268. — Labillardière, tome I, ch. V, pag. 131, 133 et 164, et tome II, ch. X, p. 19, 20 et 21. — Péron, tome I, liv. III, ch. XII et XIII, p. 231, 232 et 264.
[380] Dentrecasteaux, tome I, ch. II, pag. 51. — Péron, tome I, liv. III, chapitre XII, page 239 et 245. — Bligh, chapitre IV, p. 66.
[381] Labillardière, tome I, ch. V, p. 128, 129 et 116. — Péron, tome I, liv. III, ch. XI, p. 233.
[382] Cook, troisième Voyage, liv. I, ch. VI, tome I, p. 222 et 224, et liv. III, ch. IX, tome IV, p. 109. — Labillardière, tome II, ch. X, p. 10, 19, 20 et 25. — Freycinet, liv. II, ch. I, p. 40 et 41.
[383] Cook, troisième Voyage, liv. I, ch. VI, tome I, pag. 27, 28 et 225. — Dentrecasteaux, tome I, ch. XI, p. 267. — Labillardière, tome II, ch. X et XI, p. 7, 65 et 79. — Péron, tome I, liv. III, ch. XIII, p. 301.
[384] Le pied cube de ce bois, lorsqu’il est vert, dit Hamelin dans son journal, ne pèse pas moins de 79 livres 1/2, ou à peu près 39 kilog. (L. Freycinet, liv. II, ch. I, p. 40.) — Il n’en faut pas davantage pour expliquer comment les indigènes de Van-Diemen n’ont jamais construit de bateaux, et comment ils se sont bornés à naviguer dans leurs baies sur des écorces d’arbres liées ensemble.
[385] Dentrecasteaux, tome I, ch. VI, p. 222. — Labillardière, tome I, ch. IX, p. 424.
[386] Péron, tome I, liv. II, ch. V, p. 81.
[387] Labillardière, tome I, ch. IX, p. 381, 382, 383 et 384.
[388] Dentrecasteaux, tome I, ch. IX, p. 198 et 199.
[389] Dampier, tome II, ch. XVI, p. 140, 143 et 144. — Cook, premier Voyage, liv. III, ch. VI, tome IV, p. 127. — White, p. 98, 129, 130 et 189. — Phillip, ch. XIII, p. 136.
[390] Cook, premier Voyage, liv. III, ch. IV, tome IV, p. 22 et 40. — Phillip, ch. XI, p. 118 et 119.
[391] Cook, premier Voyage, liv. III, ch. I et II, tome III, p. 393, 391, 444 et 445. — White, p. 125, 129 et 331. — Phillip, ch. XI, pages 123 et 119.
[392] Cook, premier Voyage, liv. III, ch. III, tome IV, p. 1 et 2.
[393] Tome I, ch. VI, p. 222.
[394] Péron, tome I, liv. III, ch. XIX, p. 412 et 413.
[395] Ibid, ch. XII et XIX, p. 260 et 397.
[396] Ibid, tome II, liv. V, ch. XXXVIII, p. 369 et 368.
[397] Freycinet. liv. II, ch. IX, p. 287. — Labillardière, tome I, ch. V, p. 131, 132 et 162. — Cook, premier Voyage, liv. III, ch. I, tome III, p. 406, et ch. VI, tome IV, p. 128. — White, Voyage à la Nouvelle-Galles du sud, p. 114.
[398] White, Voyage à la Nouvelle-Galles du sud, p. 164 et 165. — Phillip, Voyage à Botany-Bay, ch. VII, p. 71 et 72.
[399] Dentrecasteaux, tome I, ch. IV, p. 212. — Péron, tome I, liv. II, ch. V, p. 78, 79 et 93, et liv. II, ch. XX, p. 463 ; tome II, liv. V, ch. XXXVII, p. 358. — L. Freycinet, liv II, ch. III, IV, V et IX, p. 142, 150, 161, 287 et 288. — Dampier, tome II, ch. XVI, p. 140, 142 et 143.
[400] Labillardière, tome I, ch. IX, p. 414, 415 et 416. — Péron, tome I, liv. III, ch. XVII, p. 353, et t. II, liv. IV, ch. XXVI, p. 130.
[401] Le chien, que plusieurs peuples de l’océan Pacifique élèvent, ne peut offrir que peu de subsistances, parce qu’il ne se nourrit lui-même que des aliments que l’homme peut consommer. Les seuls animaux que des peuples peu civilisés puissent utilement multiplier, sont ceux qui se nourrissent de matières au moyen desquelles les hommes ne peuvent pas vivre, tels que sont les herbivores.
[402] Dentrecasteaux, tome I, ch. IV, pag. 212. — Labillardière, tome I, ch. IX, p. 412. — Péron, liv. II, ch. V et IX, pag. 78, 79 et 183 ; tome II, liv. IV, ch. XXIV, pag. 76. — Freycinet, liv. II, ch. III et IX, p. 142 et 288. — Cook, premier Voyage, liv. III, ch. V, tome IV, p. 74 et 75. — Dampier, tome III, ch. XVI, p. 140. — Phillip, pag. 177 et 225. — White, pag. 166 et 171. — Broughton, tome I, liv. I, ch. I, p. 32.
[403] Labillardière, tome I, ch. V, p. 156 et 157. — Péron, tome I, liv. II, ch. IX, p. 383.
[404] Dentrecasteaux, tome I, ch. IX, pag. 200. — L. Freycinet, liv. II, ch. IV, p. 148. — Cook, premier Voyage, liv. III, ch. IV et V, tome IV, p. 27, 33, 41, 52, 76, 133, 134 et 135.
[405] L. Freycinet, liv. II, ch. IX, p. 289. — Dampier, tome III, ch. XVI, p. 140. — White, p. 169. — Phillip, ch. XI, p. 130.
[406] La Nouvelle-Hollande, comme l’Afrique, a des rivières qui paraissent former les lacs intérieurs ; mais les moyens de communications quelles offrent, ne sont pas moins bornés dans un continent que dans l’autre.
[407] Niebuhr, Description de l’Arabie, tome II, sect. XXIX, ch. II, p. 334, 335 et 336. — D’Anville, Mémoire sur le golfe Arabique.
[408] Les Arabes cultivent le riz, le blé, le maïs, l’orge, les dattes et beaucoup d’autres plantes. Voyez, sur le genre de leur culture et sur la quantité de produits qu’ils en retirent, Félix Mengin, Histoire de l’Égypte sous Mohammed-Aly, tome II, p. 165 et suivantes.
[409] Niebuhr, Description de l’Arabie, tome II, sect. XXIX, ch. II, page 336.
[410] Montesquieu, qui a pensé qu’un climat froid est propre à donner à l’homme un grand corps, a pensé aussi que c’est par choix et par goût que les peuples des pays froids sont chasseurs et nomades : « Dans les pays du Nord, dit-il, une machine saine et bien constituée, mais lourde, trouve ses plaisirs dans tout ce qui peut mettre les esprits en mouvement, la chasse, les voyages, la guerre. » Autant vaudrait dire que le froid qui règne dans les déserts de Shamo et de Gobi, inspire aux habitants du dégoût pour la vie champêtre et pour la culture de la vigne.
[411] Volney, Tableau du climat et du sol des États-Unis, tome I, ch. XI, pag. 286 et 297. — Mackenzie, premier Voyage, tome III, p. 336 et 344. — De Humboldt, Essai politique, tome II, liv. III, ch. VIII, p. 479. — Jefferson’s Notes on the state of Virginia, query VII, page 134.
[412] Les hommes ont une tendance presque invincible à croire que tous les animaux et tous les végétaux qu’ils classent sous la même dénomination, sont issus de deux individus qui ont été le type de l’espèce. Les livres qui servent de base à la religion chrétienne, nous ayant enseigné que les hommes descendent de deux parents communs, nous ne pouvons nous empêcher d’étendre cette croyance à chaque espèce de bêtes et même à chaque espèce de végétaux. De là les recherches des savants pour découvrir le lieu dans lequel fut créé le premier père des moutons, la première mère des ânes ou même le premier grain de moutarde. Ces recherches supposent résolue une question qui ne l’est point, et qui probablement ne le sera jamais. Le continent américain, lorsqu’il fut découvert, renfermait une multitude d’animaux et de végétaux qui n’avaient pu s’y propager ni par le nord de l’Asie, ni par le courant des mers : comment donc y étaient-ils arrivés ?
[413] Charlevoix, N.-F., tome III, liv. XVII, p. 319. — Lahontan, tome I, lett. II, p. 13.
[414] Mackenzie, premier Voyage, tome I, pag. 302, et tome II, ch. IV et V, p. 27, 28, 43, 44, 45 et 49.
[415] Les variations de température sont si considérables qu’à Philadelphie, après un hiver comme ceux de Prusse, on a un été comme ceux de Naples. À proprement parler, on ne connaît pas de printemps en Amérique ; on passe subitement d’un froid extrême à une extrême chaleur. Souvent aux États-Unis la température varie, dans l’espace de quelques heures, de douze ou quinze degrés de la graduation de Réaumur. Jefferson’s Notes on the state of Virginia, query VII, pag. 130, 131 et 132. — Larochefoucault-Liancourt, deuxième partie, tome IV, p. 54, et quatrième partie, pag. 118 et 119. — Volney, Tableau du climat et du sol des États-Unis, tome I, ch. XI. — De Humboldt, Nouvelle-Espagne, tome IV, liv. V, ch. XI, p. 528. — Weld, Voyage au Canada, tome I, ch. XVII, pages 278 et 281.
[416] Il ne faut pas oublier que, par le degré de froid, cette latitude correspond à peu près au soixante-dix-huitième en Europe.
[417] Ellis, pag. 197, 217 et 320. — Mackenzie, premier Voyage, tome II, ch. IV et V, p. 26, 27 et 28, et tome III, p. 336 et 337. — Volney, Tableau, etc., tome I, ch. II, p. 9, 10, 11 et 12.
[418] Buffon a prétendu que l’Amérique ne contenait qu’un tiers des animaux de l’ancien continent ; il résulte, au contraire, de la table comparative des quadrupèdes de l’ancien et du nouveau monde, donnée par Jefferson, que les espèces sont plus nombreuses dans celui-ci que dans celui-là. (Notes on the state of Virginia, query VI, p. 77 et 78.) — Les individus appartenant à chaque espèce, si l’on fait exception des animaux domestiques, étaient aussi infiniment plus nombreux en Amérique que dans les autres parties du monde : pour en être convaincu, il suffit de connaître l’immense quantité de fourrures que les Français et les Anglais ont tirées du Canada. Voyez Lahontan, tome I, lett. IV, VI et XI, pag. 36, 69 et 80. — Charlevoix, N.-F., tome III, liv. XII, XIV et XV, pag. 18, 83, 159 et 194. — Hennepin, p. 3 et 4. — Ellis, p. 269. — Mackenzie, premier Voyage, tome I, p. 59 et 60.
[419] « Le vaste royaume de la Nouvelle-Espagne, soigneusement cultivé, dit M. de Humboldt, produirait lui seul tout ce que le commerce rassemble sur le reste du globe, le sucre, la cochenille, le cacao, le coton, le café, le froment, le chanvre, le lin, la soie, les huiles et le vin. » Essai politique sur la Nouvelle-Espagne, tome I, liv. I, ch. II, p. 304 et 315.
Les communications qu’avaient les Mexicains avec leurs voisins, et qui pouvaient suffire à des peuples peu avancés, sont aujourd’hui insuffisantes pour un grand commerce : ce pays, du côté de l’est, manque de ports.
[420] Charlevoix, N.-F., tome I, liv. I, p. 45 ; tome II, liv. X, p. 251, et tome III, liv. XII, p. 18 et 19. — Lahontan, tome II, p. 57, 58 et 60. — Hennepin, p. 2, 3, 88 et 89. — M. de Humboldt croit que la vigne ne se trouvait pas en Amérique à l’arrivée des Européens. (Essai politique sur la Nouvelle-Espagne, tome II, liv. III, ch. VI, p. 441.) Cependant, Charlevoix, Hennepin et Lahontan assurent qu’ils ont trouvé sur les bords du Mississipi, dans les bois de la Floride et dans d’autres, des vignes qui y croissaient naturellement, qui s’étendaient sur les arbres et portaient des fruits excellents. Suivant Lahontan, le vin qu’on en faisait, après avoir longtemps cuvé, était noir comme de l’encre et était de la même qualité que celui des Canaries.
[421] Depons, tome I, ch. II, p. 123, et tome III, ch. XI, p. 301. — De Humboldt, Voyage aux régions équinoxiales, tome VI, liv. VI et VII, ch. XVI et XIX, p. 106, 245 et 373.
[422] Voyage aux régions équinoxiales, tome VI, liv. VII, ch. XIX, p. 373, 374 et 395.
[423] De Humboldt, Voyage aux régions équinoxiales, tome VI, liv. VI, ch. XVIII, p. 167 et 168.
[424] Stedman, tome II, ch. XX, pag. 263, 266 et 267. — Raynal, tome VI, liv. XII, p. 391, et tome VII, liv. XI, p. 52.
[425] Raynal, tome VI, liv. XII, p. 391.
[426] De Humboldt, Tableaux de la nature, tome I, p. 19 et 20.
[427] De Humboldt, Voyage aux régions équinoxiales, tome VI, liv. VI, ch. XVII, p. 44 et 45.
[428] De Humboldt, Voyage aux régions équinoxiales, tome VI, liv. VI, ch. XVII, p. 167.
[429] Stedman, tome III, ch. XXVIII, pag. 137. — De Humboldt, Essai politique sur la Nouvelle-Espagne, tome I, liv. V, ch. XII, pag. 495 et 496.
[430] Dauxion-Lavaysse, tome I, ch. VI, p. 301.
[431] Ulloa, Discours philosoph., disc. IX, p. 202, 209 et 210.
[432] Azara, tome I, liv. V, p. 103 et 104. — De Humboldt, Voyage aux régions équinoxiales, tome IV, liv. IV, ch. XI, p. 57.
[433] Bougainville, tome I, première partie, ch. IX, pag. 184. — Cook, premier Voyage, liv. I, ch. IV, p. 323, 324 et suivantes.
[434] Cook, deuxième Voyage, liv. I, ch. V, tome II, p. 338 et 343, et tome V, ch. VII, p. 258.
[435] Il semble que les Américains du nord ne cultivaient aucune espèce d’arbres fruitiers. Ce genre de culture, sous les climats froids ou tempérés, est toujours le dernier progrès que font des peuples agricoles. Je vois à cela plusieurs raisons : la première, c’est que les arbres ne portent des fruits qu’après plusieurs années de soins, et que là où la propriété est mal établie, on ne cultive que les objets dont on peut jouir immédiatement ; la seconde, c’est que le produit des arbres fruitiers est très casuel partout où la température de l’atmosphère est sujette à de grandes variations ; la troisième, c’est l’impossibilité de conserver les fruits pendant longtemps, tant qu’on n’a pour logement que des huttes. La culture des arbres fruitiers est un luxe que ne se permettent pas toujours des peuples d’Europe qui se croient très civilisés : il ne faut donc pas être surpris si les indigènes d’Amérique n’en étaient pas encore arrivés jusque-là.
On a vu que, dans le Pérou, on ne trouvait presque point de poisson ; on ne pouvait pas en trouver beaucoup dans le Mexique, puisqu’on y manque de grandes rivières ; mais, ce qui est remarquable, c’est que, suivant Ulloa, le Mississipi, qui est un des plus grands fleuves du continent américain, et qui porte ses eaux dans le golfe du Mexique, n’a que peu de poisson, et que celui qu’on y trouve est de mauvaise qualité. Ulloa, Discours philosophiques, tome I, disc. IX, p. 215 et 216.
[436] Dampier, tome I, ch. V, pag. 103. — De Humboldt, Voyage aux régions équinoxiales, tome VI, liv. VII, ch. XVII, p. 43 et 44. — Essai politique sur la Nouvelle-Espagne, tome II, liv. III, ch. VIII, p. 424 et 425. — La Pérouse, tome II, ch. VII, pag. 203 et 204. — Fleurieu, Voyage du capitaine Marchand, tome II, ch. IV et V, p. 22, 23 et 214. — Cook, troisième Voyage, liv. IV, ch. II, tome V, p. 75. — G. Dixon, tome II, p. 5 et 6.
[437] Cook, premier Voyage, liv. II, ch. III et IX ; tome III, p. 100, 306 et 307. — Deuxième Voyage, ch. V, tome I, p. 344, 345 et 347, et liv. II, ch. V, tome II, pag. 481, et troisième Voyage, liv. I, ch. VIII, p. 304 et 329.
[438] Cook, troisième Voyage, liv. II, ch. II, tome II, pag. 71, 72 et 73. — Lettres édifiantes et curieuses, tome XV, p. 196 et 298. — Le président de Brosses, Voyages aux terres australes, tome II, p. 443 et suivantes. — De Humboldt, Voyage aux régions équinox., tome I, liv. I, ch. I, pag. 141 et 142. Voyez ce dernier ouvrage, pag. 123 et 153, sur les effets des courants ou Gulf stream.
[439] Voyage aux régions équinoxiales, tome III, liv. III, ch. VIII, page 251.
[440] De Humboldt, Nouvelle-Espagne, tome III, liv. IV, ch. IX, page 146.
[441] Le continent d’Amérique, au temps où il fut découvert, renfermait diverses espèces de grands animaux, et plusieurs peuplades vivaient en partie des produits de la chasse ; mais dans les îles situées à l’est de ce continent on ne trouvait aucun animal dont la taille excédât celle du lapin, quoique ces îles soient bien plus rapprochées des côtes orientales que ne le sont des côtes de l’ouest ou des côtes de l’Asie les archipels de l’océan Pacifique habités par des Malais.
[442] Cæsar, B. G., lib. V, cap. IV.
[443] En France, les peuples les plus civilisés, du temps des Romains, étaient, en général, ceux qui habitaient sur les bords de la Méditerranée ; c’étaient des colonies formées par les Phocéens. En Angleterre, les peuplades les plus civilisées, du temps de César, étaient celles qui habitaient les côtes opposées à la France et à la Belgique ; c’étaient des colonies belges : elles prenaient le nom des cités d’où elles étaient venues. (Cæsar, B. G., lib. V, cap. IV.) Les peuplades les plus barbares étaient les montagnards d’Écosse et les Irlandais. (Gibbon’s History of the decline and fall of the roman empire, ch. XIII, tome II, p. 129.) En Germanie, les peuples qui avaient fait le plus de progrès étaient les Usbiens ; suivant l’opinion de César, ils étaient les plus civilisés, parce que, bordant le Rhin, ils étaient fréquemment visités par les marchands, et que le voisinage des Gaulois leur en avait fait goûter les mœurs. (Bell. Gall., l. IV, cap. I.)
[444] Les Romains avaient observé, avant nous, qu’en Angleterre le climat est plus tempéré, et le froid moins rude que dans les Gaules. Cæsar, B.-G. lib. V, cap. IV.
[445] Ce genre d’industrie sur lequel la nature du sol et du climat exercent une si grande influence, avait déjà été porté fort loin, avant que le pays eût été envahi par les Romains. Dans l’intérieur de l’île, on ne semait que peu de blé ; on vivait de laitage et de la chair des animaux. Suivant le rapport de César, la population y était immense et le bétail très nombreux. Bell. Gall., lib. V, cap. IV.
[446] En comparant la quantité de viande que chaque individu consomme journellement en Angleterre, à la quantité que chaque individu consomme en France, on a trouvé que le premier en consommait beaucoup plus que le second ; de là, on a conclu que la classe ouvrière était moins misérable en Angleterre qu’en France. Si l’on avait comparé la quantité de vin, de fruits, de légumes, de pain qui se consomme par individu dans ce dernier pays, à la quantité des mêmes denrées qui se consomme dans le premier, je ne doute pas qu’on eût trouvé une différence bien plus grande. Chacun consomme les productions que lui offre le sol qu’il habite ; et le plus misérable est celui qui, pour satisfaire ses besoins, est obligé de prendre le plus de peine ou d’exécuter la plus grande quantité de travail.
[447] Les membres du gouvernement anglais, dans les honneurs qu’ils ont rendus à Watt, après sa mort, ont reconnu que la nation anglaise eût été incapable de soutenir la lutte qui s’était engagée entre elle et la France, sans la force et les richesses que leur avaient données les machines à vapeur.
Je ne dis pas que la France ne puisse se livrer au même genre d’industrie que l’Angleterre, si elle possède les mêmes puissances ; mais si elle ne les possédait pas, il ne serait pas plus raisonnable à elle de vouloir lutter contre l’Angleterre à cet égard, qu’il ne serait raisonnable de la part de l’Angleterre de couvrir le sol de serres chaudes pour rivaliser avec la France dans la vente des vins. Un peuple qui, par la nature de son sol, récolte des matières premières, comme du lin, de la laine, du coton, de la soie, et qui veut faire le métier de fabricant sans en posséder les forces, ressemble à un agriculteur qui, après avoir recueilli le blé nécessaire à sa consommation, le ferait moudre dans des moulins à café par ses domestiques, afin de faire lui-même les profits du meunier dont les meules sont mises en mouvement par un courant d’eau.
[448] J’ai fait voir ailleurs que c’est pour n’avoir pas tenu compte de ces diverses circonstances, et pour n’avoir pas observé les différences qui existent entre l’Angleterre et la France, qu’on s’est engagé dans ce dernier pays dans de folles entreprises. Des garanties offertes aux capitaux et aux autres genres de propriétés, par les procédés des chambres législatives dans les entreprises industrielles, etc. (1826), ch. I, p. 14 et suivantes.
[449] L’Angleterre, qui, au temps où les Romains en firent la conquête, put à peine leur rembourser les frais d’établissement, fut pour eux une acquisition inappréciable un siècle et demi plus tard : presque tous les éloges qu’ils lui donnèrent pourraient lui convenir : « The Romans celebrated, and perhaps magnified, dit Gibbon, the extent of that noble island, provided on every side with convenient harbours : the temperature of the climate, and the fertility of the soil, alike adapted for the production of corn or of wines ; the valuable minerals with which it abounded ; its rich pastures covered with innumerable flocks and its woods free from wild beast or venomous serpents. » The History of the decline and fall, etc., chapitre XIII, tome II, p. 124 et 125.
[450] Je suis obligé, pour ne pas excéder les bornes que je me suis prescrites, de négliger plusieurs circonstances qui, sans être aussi importantes que celles que j’ai observées, exercent cependant une grande influence sur les facultés physiques des hommes, et, par conséquent, sur leurs facultés morales et intellectuelles : telles sont, par exemple, la nature des aliments, qui dépend elle-même de beaucoup de circonstances étrangères à l’homme ; les variations rapides de la température de l’atmosphère, qui paraissent hâter la vieillesse chez les hommes et surtout chez les femmes qui les éprouvent ; la nature et la direction des vents, qui, dans certains lieux, rendent l’existence si légère ou si pénible, l’esprit si actif ou si pesant ; la qualité des eaux ou la nature de l’air qui favorisent le développement de l’homme, ou qui le rendent difforme et stupide, comme dans quelques vallées de la Suisse et de la Tartarie, etc.
[451] Macartney, Voyage en Chine et en Tartarie, tome III, ch. II, p. 46.
[452] De Humboldt, Voyage aux régions équinoxiales, tome III, liv. III, ch. VIII, p. 228 et 229, et tome VI, liv. VII, chap. XIX, p. 314. — Weld, tome II, ch. XXI, p. 256.
[453] Voyez liv. III, ch. XXXII, p. 112 et 113 de ce volume.
454] On trouve dans les îles de l’océan Pacifique, placées entre les tropiques, les plus belles races d’hommes, et les voyageurs ne doutent pas que l’influence du climat n’ait été la principale cause de leur développement. Cependant, les Européens qui se sont établis à la Barbade, placée également sous les tropiques, paraissent avoir considérablement dégénéré : « J’ai été deux fois à la Barbade, dit Dauxion-Lavaysse, et j’ai vu beaucoup de Barbadiens dans les autres colonies : presque tous ceux qui descendent de familles anciennement établies dans le pays, ont la peau olivâtre ou bronzée, les yeux caves, le nez épaté, la bouche béante, les lèvres épaisses, les cheveux roussâtres et frisés. Ajoutez à cela une énorme paire de testicules, une hernie à vingt ou trente ans, un engorgement lymphatique à une jambe, quelquefois aux deux, et vous aurez le portrait d’un Barbadien. De tels homme inspireraient, comme des crétins, des sentiments de pitié, s’ils n’avaient encore dégénéré de leurs ancêtres plus au moral qu’au physique, et s’ils n’étaient les hommes les plus féroces et les plus ridiculement vains qu’il y ait peut-être sur la terre. Cependant il n’y a guère plus de deux siècles que ce pays est peuplé d’Européens. » Tome I, ch. VI, p. 241.
[455] L’animal qui vit le plus en société avec l’homme, le chien, paraît aussi le plus intelligent, et le plus susceptible de partager ses passions ; et le soin que prennent les chasseurs de conserver la pureté des races, semble prouver que les dispositions qu’on observe chez quelques individus se transmettent par le seul fait de la génération. Discutant un jour, avec M. de Volney, la question de l’influence de l’éducation sur tous les animaux, il me rapporta un fait que je ne puis m’empêcher de consigner ici, et qu’il tenait d’un de ses amis, officier de la maison de Louis XVI. Cet officier, dont j’ai oublié le nom, avait pris deux jeunes chiens de même race, un mâle, l’autre femelle, de l’espèce la plus commune, et il n’allait jamais à la chasse sans les emmener avec lui. Tout ce qu’il put obtenir de cette première génération, à force de caresses ou de châtiments, fut de leur faire supporter le bruit du fusil sans se cacher ou prendre la fuite. Les deux qu’il conserva de la seconde génération, ne manifestèrent aucun sentiment de peur à l’explosion de la poudre ; mais il fallut employer longtemps les châtiments et les récompenses pour les déterminer seulement à suivre les autres chiens qui étaient dressés. Ceux qui furent conservés de la troisième génération, furent aussi bons chasseurs que ceux qui étaient issus des races les plus renommées.
Un naturaliste anglais a fait sur des animaux de la même espèce des observations qui ne sont pas moins curieuses. Les peuples d’espèce malaie qui habitent les îles du grand Océan, élèvent des chiens pour s’en nourrir, comme nous élevons d’autres espèces d’animaux, et ces chiens sont aussi stupides que nos moutons. Ces chiens, se nourrissant des mêmes aliments que leurs maîtres, sont habitués à ronger des os d’animaux de leur espèce et même des os humains, dans les îles où les habitants sont anthropophages, comme dans la Nouvelle-Zélande. « Nous avions à bord un de ces petits chiens, dit Forster, qui sûrement, avant qu’on le vendit, n’avait jamais rien pris que le lait de sa mère, et cependant il dévora avec avidité une partie de la chair et des os du chien que nous venions de manger à dîner, tandis que plusieurs autres de race européenne, que nous avions embarqués au cap, s’éloignèrent et ne voulurent pas en manger. Le chien de la Nouvelle-Zélande, dit ailleurs le même voyageur, se jeta sur un de ces petits (chiens) qui était mort, et le dévora avec avidité. Il était monté si jeune sur notre bord qu’il n’avait pu acquérir l’habitude de manger de la chair des animaux de son espèce, et beaucoup moins de la chair humaine ; et cependant un de nos matelots qui s’était coupé le doigt l’offrit au chien, qui le saisit avidement, le lécha et le mordit tout de suite. » Forster, cité dans le deuxième Voyage de Cook, ch. IX, tome I, p. 459.
Les Chinois sont parvenus à donner de l’intelligence à un des animaux les plus stupides. Ceux d’entre eux qui vivent habituellement sur les fleuves, élèvent des canards, et ils les ont rendus si dociles qu’ils dirigent leurs mouvements par les moindres signes.
[456] Voyage en Afrique, en Asie et au Japon, ch. VI, p. 182.
[457] Levaillant, premier Voyage, tome I, p. 193 et 194.
[458] Levaillant, deuxième Voyage, tome III, p. 176 et 170.
[459] Péron, Voyage de découvertes aux terres australes, tome II, liv. IV, ch. XXXII, p. 309.
[460] Weld, Voyage au Canada, tome III, ch. XXXV, p. 91 et 92.
[461] Lahontan, tome II, p. 177.
[462] Azara, tome II, ch. X, p. 9.
[463] Dampier, Nouveau voyage autour du Monde, tome I, ch. I, p. 12. — Hennepin, Mœurs des sauvages de la Louisiane, p. 34. — Raynal, Hist. philos., tome VIII, liv. XV, p. 61 et 62.
[464] Forster, cité dans le deuxième Voyage de Cook, liv. II, ch. V, tome II, pages 451 et 452.
[465] Niebuhr, Voyage en Arabie, tome II, sect. XXIV, ch. I, p. 171.
[466] Voyage aux régions équinoxiales, tome VI, liv. VI, ch. XVII, page 76.
[467] Niebuhr, Description de l’Arabie, pag. 328. — Voyage en Arabie, tome II, sect. XXIV, ch. I, p. 171.
[468] Weld, Voyage au Canada, tome III, ch. XXXV, p. 92.
[469] Raynal, Hist. philos., tome VIII, liv. XV, p. 61 et 62.
[470] Azara, tome II, ch. X, p. 9.
[471] Voyage en Afrique, etc., ch. VI, p. 182. — Il est remarquable qu’aucun des écrivains qui a vanté la finesse de la vue, de l’ouïe et de l’odorat des peuples non civilisés, ne s’est avisé de vanter la finesse ou la délicatesse de leur goût ; le sens du goût a cependant beaucoup de rapports avec celui de l’odorat.
[472] Lahontan, tome II, p. 94. — J. Long. ch. VI, p. 68 et 69. — Weld, tome III, ch. XXXV, p. 90.
[473] Lahontan, tome II, p. 93. — Hennepin, p. 17.
[474] Weld, Voyage au Canada, tome III, ch. XXXV, p. 96 et 97.
[475] Kolbe, tome I, ch. VI, p. 86. — Sparrman, tome III, ch. XV, pages 170 et 171.
[476] Charlevoix, tome I, liv. I, p. 44.
[477] De Humboldt, Voyage aux régions équinoxiales, tome II, liv. II, ch. V, p. 372.
[478] Azara, tome II, ch. X, p. 68.
[479] La Pérouse, tome II, ch. IV, p. 106.
[480] Fleurieu, Voyage du capitaine Marchand, tome I, ch. I, p. 53. — Krusenstern, Voyage autour du Monde, tome I, ch. VI, page 193.
[481] Macartney, Voyage en Chine et en Tartarie, tome IV, ch. III, pages 200 et 201.
[482] Voyez le ch. XXV du liv. III, tome II, p. 414.
[483] Weld, tome III, ch. XXXV, p. 90 et 91.
[484] Mœurs des sauvages de la Louisiane, p. 14 et 17.
[485] Cook, troisième Voyage, liv. II, ch. VII, tome II, p. 273.
[486] Voyez le ch. VII du liv. III de cet ouvrage, tome II, p. 145.
[487] La Pérouse, tome III, ch. XXVI, p. 303.
[488] Hearne, Voyage à l’océan du Nord.
[489] Lahontan, tome II, p. 94. — Weld a confirmé Lahontan. Voyage au Canada, tome III, ch. XXXV, p. 90.
[490] La Pérouse, tome II, ch. IX, p. 208, 229 et 230.
[491] Voyage de La Pérouse, tome IV, p. 57.
[492] Péron rapporte, dans les termes suivants, les résultats de ses expériences et les conséquences qu’il en tire :
« En réunissant maintenant les résultats généraux des cinq séries d’expériences que je viens de rapporter, il s’ensuit, pour la force manuelle, les proportions suivantes exprimées en kilogrammes :
Terre de Diemen | 50,6 |
Nouvelle-Hollande | 51,8 |
Timor | 58,7 |
Français | 69,2 |
Anglais | 71,4 |
Pour la force des reins, les suivantes, exprimées en myriagrammes :
Terre de Diemen. (Voyez page 449.) | 11 |
Nouvelle-Hollande | 14,8 |
Timor | 16,2 |
Français | 22,1 |
Anglais | 23,8 |
D’où il résulte,
1° Que les habitants de la terre de Diemen, les plus sauvages de tous, les enfants de la nature par excellence, sont les plus faibles ;
2° Que ceux de la Nouvelle-Hollande, qui ne sont guère plus civilisés, sont plus faibles que les habitants de Timor ;
3° Que ces derniers à leur tour sont beaucoup plus faibles, soit des reins, soit des mains, que les Anglais et les Français.
Nous pouvons donc déduire de l’ensemble de ces résultats la conséquence suivante :
Le développement de la force physique n’est pas toujours en raison directe du défaut de civilisation ; il n’est pas un produit constant, il n’est pas un résultat nécessaire de l’état sauvage.
Péron, tome I, liv. III, ch. XX, sect. VI, p. 457.
[493] On ne pouvait tirer aucune conséquence même de la comparaison faite entre les forces des Français et celles des Anglais, puisque les premiers venaient de faire une longue navigation, et que les seconds ont reconnu, par expérience, que des marins après un long voyage ont moins de force qu’ils n’en avaient au moment du départ.
[494] Chardin, tome VIII, p. 57.
[495] Les historiens romains ont observé que les Gaulois, dans leurs guerres, montraient, au commencement du combat, une ardeur et une intrépidité très grandes ; mais qu’ils étaient bientôt fatigués, et que, pour les vaincre, il suffisait de savoir soutenir, pendant quelque temps, le premier choc. Les soldats romains se montraient, au contraire, également énergiques pendant toute la durée du combat. Quelles étaient les causes de la supériorité des seconds sur les premiers ? Les mêmes que celles qui donnent à un rameur de profession la supériorité sur un homme qui ne manie la rame qu’accidentellement.
[496] Levaillant dit, en parlant de l’instinct des animaux : Je n’ai jamais douté que l’homme n’ait reçu du Créateur en égale proportion les mêmes facultés ; sa corruption insensiblement lui a tout fait perdre ; les sauvages, d’autant plus près de la nature qu’ils s’éloignent de nous, ont aussi les sens bien plus subtils.
« Enfin, moi-même, et je me flatte d’inspirer quelque croyance, après avoir passé cinq ou six mois dans les forêts et les déserts, lorsqu’à leur imitation je présentais le visage de côté et d’autre, j’étais parvenu à sentir, à deviner comme eux, soit une rivière soit une mare. » Premier Voyage, tome II, p. 232 et 233.
Le même voyageur, après avoir parlé de l’art que possède une tribu de découvrir par la vue des eaux souterraines, ajoute : « J’ai tenté d’étudier l’art des Houzouanas pendant le temps que nous avons vécu ensemble. Je m’y suis exercé d’après leur exemple, et j’étais parvenu comme eux à des indications sûres. » Ibid., tome III, pages 176 et 177.
« Enfin, il dit, en parlant du talent qu’ont ces peuples de découvrir les traces les plus légères des animaux, que ce n’est qu’à force de temps et d’habitude qu’il s’est fait à cette partie devinatoire de la plus belle des chasses ». Ibid., tome I, p. 193 et 194.
Il résulte bien clairement de là que, dans un espace de cinq ou six mois, un homme civilisé peut s’élever jusqu’à la hauteur d’un Hottentot, ce qui prouve que notre corruption ne nous a pas absolument tout fait perdre ; mais je ne sais combien de mois il faudrait à un Hottentot pour s’élever à la hauteur de Newton, de Franklin ou de Voltaire.
[497] Robin, Voyage dans la Louisiane, tome II, ch. III, p. 327. — Weld, tome III, ch. XXXV, p. 97. — Volney, Tableau du climat et du sol des États-Unis, tome I, ch. IX, p, 249 et 250.
[498] Quelques-uns de ceux qui trafiquent avec les Anglais portent des fardeaux ; mais ce n’est qu’une exception.
[499] Volnay, Tableau du climat et du sol des États-Unis, tome I, ch. IX, p. 249 et 250.
[500] Voyage dans l’Amérique méridionale, tome II, ch. XV, p. 319.
[501] Azara, tome II, ch. XV, p. 307 et 308.
[502] Bougainville, deuxième partie, ch. III, tome II, pag. 50. — Dentrecasteaux, t. I, ch. XIV, p. 319 et 320. — Wallis, t. II, ch. VIII, page 197. — Cook, deuxième Voyage, tome II, chapitre I, pages 82 et 83.
[503] Cook, troisième Voyage, tome II, liv. II, chap. V et VII, pages 159 et 178.
[504] « Durant ses ébats avec une Zélandaise, dit Forster en parlant d’un des matelots de Cook, une autre Zélandaise lui vola sa jaquette et la donna à un jeune homme de ses compatriotes. Le matelot voulant la lui arracher des mains, reçut plusieurs coups de poing. Il crut d’abord que l’Indien badinait ; mais comme il s’avançait vers le rivage pour rentrer dans la chaloupe, le naturel lui jeta de grosses pierres. Notre matelot, entrant en fureur, redescendit à terre, alla saisir l’agresseur, et, après un combat à la manière anglaise, il le laissa avec un œil noir et le nez tout ensanglanté. » Deuxième Voyage de Cook, tome I, ch. viii, p. 424 et 425.
[505] Une expérience récente, faite en Angleterre, a prouvé jusqu’à l’évidence ce que j’avance ici. Un individu a voulu donner au public le spectacle du combat d’un lion, élevé dans une cage, contre des dogues habitués à combattre des bêtes féroces. Le lion quoique doué d’une grande force, a été aussi incapable de se défendre que l’aurait été un mouton : il n’a su faire usage ni de ses griffes ni de ses dents.
[506] Dampier, Nouveau voyage autour du Monde, t. II, ch. XVI, p. 140, 141 et 146.
[507] Lorsqu’en Angleterre il a été question de modifier ou d’abolir les lois sur la chasse, la meilleure raison qu’aient pu donner les défenseurs de ces lois, pour les maintenir, a été de dire que c’était des rangs des chasseurs que sortaient les meilleurs officiers de l’armée de terre, et d’en appeler, pour attester ce fait, au témoignage de leurs généraux. Ce raisonnement adressé à la population anglaise par la classe privilégiée, revient à ceci : les lois dont vous vous plaignez et qui vous oppriment, sont très utiles pour vous et vous devez les conserver ; car elles nous donnent les moyens, non seulement de vous opprimer vous-mêmes, mais encore d’aller opprimer d’autres nations sur leur propre territoire. Voyez les débats de la chambre des communes de 1825.
[508] Un écrivain qui a défendu quelques idées utiles, mais qui ne s’est pas tenu assez en garde contre l’esprit de système, M. Henri de Saint-Simon, a dit que les gouvernements sont toujours ce que les peuples les font, et que lorsqu’une nation a un mauvais gouvernement, c’est à ses propres vices ou à ses préjugés qu’elle doit s’en prendre. Cela peut, en effet, arriver quelquefois ; mais on ne peut en faire une proposition générale, sans contester des faits évidents, et sans arriver à des conséquences fort peu favorables à la liberté et à la morale. Il faut d’abord contester l’influence de la conquête ; il faut soutenir ou que les conquérants les plus barbares sont sortis du sein même des nations qu’ils ont asservies, ou qu’ils ont été les représentants légitimes des peuples qu’ils ont exterminés, ou que le tort a toujours été du côté des vaincus. Il faut soutenir, de plus, que tout homme qui a la force ou l’adresse de se rendre maître du pouvoir, peut se dire avec raison le représentant de la population, quelle que soit d’ailleurs la manière dont il gouverne :
La raison du plus fort est toujours la meilleure.
Il faut admettre, dans ce système, que les Romains, dignes du meilleur des princes sous Marc-Aurèle, furent dignes aussi du plus abominable des tyrans sous Commode, son fils.
[509] Gibbon’s History of the decline and fall of the roman empire, vol. I, ch. IX, p. 344. — Il n’est pas exact de dire que les nations les plus civilisées de l’Europe moderne sont sorties des forêts de la Germanie. Le pays occupé par les nations aujourd’hui les plus civilisées n’était pas désert à l’époque des invasions des barbares : il renfermait des nations nombreuses, non seulement avant que les Romains l’eussent ravagé, mais avant même qu’ils eussent asservi l’Italie, et qu’ils eussent appris qu’il existait des Germains ; si donc on trouve chez elles les préjugés, les vices, les institutions des barbares de l’ancienne Germanie, il faut en conclure que c’est par les conquérants qu’ils y ont été apportés. Si l’ancienneté des familles sur le sol se mesure par le temps qu’elles y ont demeuré, les descendants des barbares ou ceux qui se sont affiliés à eux, ne sont que de nouveau-venus comparativement aux autres. On n’est pas mieux fondé à considérer les nations civilisées comme étant issues d’eux, qu’on ne serait fondé à considérer les indigènes du Mexique et du Pérou comme les descendants des soldats de Pizarre ou de Cortez. Gibbon est tombé ici dans l’erreur commune à presque tous les historiens : il n’a vu les nations que dans leurs conquérants.
[510] Cook, premier Voyage, liv. III, ch. IV, tome IV, pag. 33. — Phillip, ch. XI, p. 124 et 125.
[511] Charlevoix, Nouvelle-France, tome III, liv. XIII et XVII, p. 44, 52 et 363. — De Larochefoucault-Liancourt, Voyage aux États-Unis, tome II, p. 109. — Volney, Tableau du climat et du sol des États-Unis, tome II, p. 448 et suivantes.
[512] Voyage autour du Monde, tome II, ch. IX, p. 217.
[513] Dentrecasteaux, tome I, ch. XXI, p. 470 et 471.
[514] Il est juste de dire cependant que W. Lawrence, lorsqu’il entre dans l’examen des différences intellectuelles et morales qu’il croit exister entre les diverses races d’hommes, avoue que ses recherches à cet égard n’ont jamais été bien loin, et qu’il va traiter un sujet auquel il est presque étranger.
[515] W. Lawrence dit, cependant, qu’on trouve chez l’espèce caucasienne des peuples aussi beaux que les plus beaux des malais, mais qu’on n’y en trouve pas d’aussi misérables ; et il cite en preuve de cette assertion les indigènes de la terre de Van-Diemen et de la Nouvelle-Hollande, qui n’appartiennent pas à l’espèce malaie. Les peuples nègres répandus dans quelques îles de l’océan Pacifique, ne diffèrent pas des malais seulement par leur constitution physique ; ils différent aussi d’eux par le langage.
[516] Voyez les gravures jointes à l’ouvrage de W. Lawrence, copiées sur celles données par Blumenbach.
[517] Dauxion-Lavaysse, tome I, ch. VI, p. 243 et 244. — Voyez précédemment, tome II, liv. II, ch. VIII, p. 161 et 162.
[518] « Les femmes sont en général très belles ; leur tête est surtout admirable ; elles l’ont bien proportionnée. » Krusenstern, tome I, ch. IX, p. 206. — Voyez Fleurieu, Voyage du capitaine Marchand, tome I, ch. II et IX, p. 97 et 206. — Rolin, Voyage de La Pérouse, t. IV, p. 420 ; et supra, t. II, liv. III, ch. VII, p. 142, 143 et 144.
[519] Le roi des îles Sandwich et plusieurs de ses courtisans ont visité l’Angleterre en 1824 ; mais personne, je crois, n’a observé qu’ils eussent le cerveau moins développé que les personnages correspondants qui existent chez les peuples européens. Il faut même remarquer que, de tous les peuples d’espèce malaie, ceux des îles Sandwich sont ceux dont on a le moins vanté l’organisation.
[520] Voyez Chardin, tome III, ch. XI, p. 303 et 304. — Macartney, Voyage en Chine et en Tartarie, tome III, ch. IV, p. 257. — Barrow, Voyage en Chine, tome I, ch. II, p.78 et 79. — King, troisième Voyage de Cook, tome VIII, liv. VI, ch. VII, pag. 63 et 64. — La Pérouse, tome III, ch. XVIII, XX et XXII, pag. 75, 104, 105, 125, 128 et 193. — Rollin, Voyage de La Pérouse, tome IV, p. 90, 91, 92 et 99. — Thumberg, ch. XIII, p. 411 et 412.
[521] M. Alexandre de Humboldt.
[522] Plusieurs écrivains ont cru que les peuples de d’espèce américaine n’étaient pas susceptibles d’acquérir le même degré d’intelligence que les peuples des autres espèces ; mais Azara est, je crois, le seul qui ait prétendu qu’ils ne sont pas doués du même degré de sensibilité physique. Cette question du plus ou moins de sensibilité qui appartient à chaque individu ou à chaque espèce, est peut-être une de celles dont la solution est impossible. Les hommes se montrent plus ou moins sensibles à la douleur, selon qu’ils sont habituellement exposés à plus ou moins de dangers. Les sauvages, et les esclaves soumis à des maîtres cruels, paraissent, en général, peu sensibles aux maux qui les affectent, non parce qu’il est dans leur nature de ne pas les sentir, mais parce qu’ils connaissent la douleur et qu’elle est familière à leur imagination. Les enthousiastes et les hommes doués d’une grande force de caractère, s’y montrent également peu sensibles ; mais c’est pour d’autres raisons. Azara dit que les indigènes d’Amérique sont si insensibles qu’ils ne se plaignent pas quand on les tue. Il faut bien admettre, en effet, que leur résignation prouve leur insensibilité, puisque autrement elle prouverait la dureté du régime dont la mort les délivre.
[523] Si la question sur le plus ou moins de perfectionnement dont les diverses espèces d’hommes sont susceptibles, n’était qu’une question de vanité, il ne vaudrait pas la peine de s’en occuper. Pour juger des conséquences que peut avoir un faux système à cet égard, on peut voir ce que j’ai dit dans le premier volume de cet ouvrage sur l’influence des sophismes et des faux systèmes.
J’ai dit précédemment (page 439) que les physiologistes qui ont comparé le développement cérébral des peuples d’espèce caucasienne au développement cérébral des peuples des autres espèces, ont comparé des extrêmes opposés ; et j’ai cité les gravures que W. Lawrence a empruntées de Blumenbach. Il suffit, pour être convaincu de cette vérité, de comparer ces gravures à la collection de crânes déposés au cabinet d’anatomie du jardin des plantes.
[524] Tous ces arguments en faveur de la supériorité des peuples d’espèce caucasienne, ont été faits par un professeur anglais de beaucoup de mérite, W. Lawrence. On peut les voir dans un ouvrage qu’il a publié depuis peu d’années sous le titre suivant : Lectures on physiology, osteology and the natural history of man, pages 481, 482 et suivantes.
[525] On dit que les Indous des hautes castes appartiennent à l’espèce caucasienne : si cela est, en effet, il faudrait en conclure que ce pays a été subjugué par des hommes de la même espèce que les Européens, et que ce sont les conquérants qui ont divisé la population en diverses castes. Or, un tel régime, loin de favoriser les progrès de l’esprit humain, n’est propre qu’à rendre un peuple stationnaire.
[526] Il y aurait un moyen d’expliquer comment les espèces dont l’organisation intellectuelle est la meilleure ont été cependant plus reculées que les autres ; comment des nations d’espèce caucasienne et d’espèce malaie, n’ont commencé à faire des progrès que longtemps après que les peuples d’espèce mongole ont été civilisés : ce serait de dire que les espèces n’ont pas toutes été créées à la même époque ; et que celles qui ont reçu la meilleure organisation, n’ont reçu l’existence que longtemps après les autres. Mais ce fait est-il susceptible de preuve ? C’est une question dont je laisse la solution aux savants ; mais aussi longtemps qu’elle ne sera pas résolue, on sera mal fondé à prétendre que les progrès ont été toujours du côté de l’espèce qui avait telle ou telle organisation.
[527] Dans un seul encan, César fit mettre en vente soixante-trois mille personnes d’une petite république des Gaules. Il paraît que la vente fut faite en bloc et sans compter, car le vendeur ne fait connaître le nombre d’individus vendus, que sur le rapport des acheteurs. Bell. Gall., lib. II, cap. VII.
[528] Les lois anglaises font aux colons un devoir de tenir sur leurs plantations un homme blanc et libre pour chaque vingtaine d’esclaves.
[529] Cette observation appartient à Jefferson.
[530] On ne peut pas douter que la polygamie ne fût en usage chez les Gaulois, puisque César dit en parlant d’un de leurs chefs, qu’il avait deux femmes, l’une qu’il avait épousée en Germanie, et l’autre dans les Gaules. (Bell. Gall., lib. I, cap. IX.) Il assure ailleurs que, lorsqu’un grand vient à mourir, les parents s’assemblent ; que s’il y a quelques soupçons de mort violente, on donne la question aux femmes, comme on la donnerait à des esclaves, et que, si l’on découvre quelque chose, elles périssent par le feu et dans les plus cruelles tortures. Ibid., lib. VI, cap. IV. Dans la Grande-Bretagne, les mœurs étaient loin d’avoir plus de délicatesse que dans les Gaules : une femme pouvait être commune entre dix ou douze hommes, surtout entre des frères, ou entre un père et ses enfants. Ibid., lib. V, cap. IV.
[531] Dans aucune espèce, la polygamie n’a jamais été d’un usage général : c’est un privilège que les chefs ou les plus forts se sont partout réservé. Il est vrai que les princes d’Europe, depuis l’adoption de la religion chrétienne, ont consenti à n’avoir qu’une femme ; tandis que les princes asiatiques et africains sont restés dans l’usage d’en avoir plusieurs. Mais il faut considérer aussi que ceux-ci n’admettent jamais dans leurs cours des femmes qui ne sont pas à eux, comme cela se pratique en Europe. Je laisse à décider à ceux qui ont lu les mémoires des cours, quel est, entre ces deux usages, le plus favorable aux mœurs.
[532] César assure que les Gaulois avaient droit de vie et de mort sur leurs femmes et sur leurs enfants : c’est un fait qu’il convertit en droit. Bell.-Gall., lib. VI, ch. IV.
[533] Il serait aisé de montrer que les actes par lesquels les gouvernements ont fait un devoir aux parents de nourrir et d’élever leurs enfants, et ceux par lesquels ils ont voulu prohiber l’exposition, ne produisent par eux-mêmes presque aucun effet. Pour nourrir et élever ses enfants, il ne suffit pas d’en avoir l’obligation ; il faut de plus en avoir les moyens, ce qu’un gouvernement ne saurait donner, sans distribuer aux uns ce qu’il aurait ravi aux autres. Voyez le premier volume de cet ouvrage, liv. II, ch. X, p. 433 et suivantes.
[534] Depuis l’année 1773 jusqu’en 1777, l’hospice de Paris a reçu 31 951 enfants abandonnés ; sur ce nombre, 21 985 sont morts dans le premier mois, et 3 491 dans le reste de la première année. À la fin de la cinquième année, il n’en restait plus qu’environ un septième. Depuis 1789 jusqu’en 1813, c’est-à-dire dans un espace de vingt-cinq ans, le nombre des enfants abandonnés à Paris s’est élevé à 109 650 ; et, sur ce nombre, il en est mort 39 330 avant que de sortir de l’hospice ; la plupart des autres meurent en nourrice, avant la fin de l’année. À Paris, le nombre des enfants abandonnés est au nombre des naissances à peu près comme un est à trois. On voit qu’à cet égard, nous n’avons rien à reprocher aux Chinois. Voyez le Rapport fait au conseil général des hospices, par un de ses membres, sur l’état des hôpitaux, des hospices et des secours à domicile à Paris, depuis le 1er janvier 1804, jusqu’au 25 janvier 1814, pages 125, 126 et suivantes.
[535] La Pérouse, tome II, ch. XV, p. 386 et 390.
[536] Macartney, Voyage en Chine et en Tartarie, tome IV, ch. III, p. 198.
[537] Larochefoucault, Voyage aux États-Unis, première partie, tome III, p. 235.
[538] Ibid., deuxième partie, tome IV, p. 27 et 28.
[539] Fearon, 4th report, p. 157 et 158.
[540] Larochefoucault, troisième partie, tome VI, p. 61.
[541] Robin, Voyage dans la Louisiane, tome III, chap. LXVII, pages 202, 203 et 204. Les esclaves sont, en général, moins corrompus que les maîtres. J’exposerai, dans le livre suivant, les causes de ce phénomène.
E pur si muove !
[IV-1]
De l’esclavage domestique considéré dans les faits qui le constituent et dans les effets qu’il produit, sur les facultés physiques, intellectuelles et morales des diverses classes de la population, sur les richesses, sur la nature du gouvernement, et sur les relations des nations entre elles. — De quelques genres d’associations qui se rapprochent de l’esclavage.
De l’importance du sujet de ce livre, dans l’état actuel des nations.
Nous avons vu, dans les livres précédents, quelle est l’action que les hommes exercent les uns à l’égard des autres individuellement ou collectivement, dans l’état le plus barbare où ils aient été trouvés ; nous les avons observés dans leurs relations de mari et de femme, de parents et d’enfants, de membres d’une même association, de chefs et de subordonnés, nous les avons considérés ensuite dans les relations qu’ils ont entre eux de horde à horde ou de nation à nation ; nous avons vu comment l’industrie, les mœurs et l’état social de chaque peuple sont d’abord déterminés par les circonstances locales au milieu desquelles ce peuple est placé ; et comment cette industrie, ces mœurs et cet état social déterminent ensuite l’action que les nations exercent les unes sur les autres ; enfin, nous avons vu quels sont les effets que cette action produit sur les facultés physiques, intellectuelles et morales de ceux qui l’exercent, et de ceux qui la subissent, sur la création et sur la distribution des richesses, et sur l’accroissement ou le décroissement de la population.
Nous avons ainsi été conduits à observer la nature, les causes et les effets du despotisme ou de l’asservissement politique. Nous avons vu des armées de barbares s’organiser pour envahir des pays occupés par des populations industrieuses, se partager, après la victoire, les terres et les hommes conquis, les exploiter en commun, vivre dans l’abondance et le luxe, ne laisser au peuple asservi que ce qui lui est rigoureusement nécessaire pour travailler, s’abandonner à l’oisiveté ou ne se livrer qu’aux exercices propres à maintenir dans l’esclavage la population vaincue. Nous avons à observer maintenant un état analogue au précédent : c’est celui d’un pays où l’on voit sur le même sol deux peuples : l’un, qui exécute tous les travaux, ne jouit d’aucune sûreté, et vit dans la plus profonde misère ; l’autre, qui vit dans l’oisiveté, consomme les produits du travail du premier, et dispose de lui de la manière la plus absolue. La principale différence qui existe entre cet état et celui que j’ai précédemment décrit, consiste en ce que, dans ce cas, l’exploitation de la population asservie s’opère d’une manière plus individuelle que dans l’autre, et en ce que les hommes asservis sont abandonnés à un arbitraire plus actif et plus continu ; cet état est celui qu’on désigne sous le nom d’esclavage domestique.
Il existe, entre l’esclavage politique et l’esclavage domestique, une différence analogue à celle que nous observons entre les propriétés territoriales d’une horde de barbares, et les propriétés territoriales d’un peuple civilisé : dans le premier cas, le territoire national appartient à tous en commun ; dans le second, les parts sont faites, et chacun dispose de la sienne comme bon lui semble. De même, dans l’esclavage politique, le peuple asservi est exploité en commun, et les produits en sont partagés entre les maîtres, chacun ayant une part selon son grade ; dans l’esclavage domestique, au contraire, la population asservie est divisée en fractions entre les maîtres, et chacun exploite la sienne et en dispose comme il juge convenable. Ces deux états sont susceptibles de diverses modifications : si le chef des possesseurs partage les produits de l’exploitation d’une manière arbitraire, et si le pouvoir militaire reste concentré dans ses mains, comme cela se pratique en Perse, en Turquie et dans d’autres pays, cela se nomme du despotisme ; si, au contraire, les maîtres se partagent entre eux, selon leurs rangs et d’une manière régulière, les produits du peuple subjugué, cela se nomme de l’aristocratie. Le despotisme et l’aristocratie n’ont point dans tous les pays la même intensité : les intervalles qui séparent les aristocraties de Berne, de la Grande-Bretagne, des archipels du grand Océan et des nègres du centre de l’Afrique sont fort grands. Il peut également y avoir une grande distance entre le despotisme, tel qu’il est exercé dans l’empire turc, et celui qui est exercé dans l’empire russe. L’esclavage domestique paraît susceptible de moins de gradations que l’esclavage politique ; cependant, nous verrons qu’il est aussi sujet à de grandes variations.
Il est dans la nature de l’homme, que tout vice et toute vertu produisent pour les individus qui les ont contractés, une certaine somme de biens et de maux, ou de plaisirs et de peines. Or, l’esclavage, quelle qu’en soit la nature, a toujours pour objet dans l’intention de ceux qui l’établissent, de faire tomber sur les hommes asservis tous les maux qu’engendrent les vices des diverses classes de la population, et de leur ravir en même temps tous les biens qui sont les conséquences naturelles de la pratique des vertus. Cette intention, qui a pour but de paralyser des lois inhérentes à la nature humaine, peut-elle être accomplie ? Est-il en la puissance d’un certain nombre d’hommes de s’attribuer le monopole des jouissances, et de rejeter toutes les peines et tous les travaux sur une partie plus ou moins nombreuse de la population ? Cette question sera résolue dans le cours de ce livre. Mais mérite-t-elle d’être soumise à l’examen ? N’a-t-elle pas été déjà suffisamment éclaircie ? Et, si elle ne l’a pas été, avons-nous quelque intérêt à ce qu’elle le soit ?
Il est, parmi nous, des personnes qui s’imaginent que la raison humaine a déjà fait tant de progrès, qu’il n’y a plus d’erreurs à détruire dans le monde. Suivant elles, il ne s’agit plus que d’exposer la vérité dans un petit nombre de maximes, et de savoir la mettre en pratique. Je ne doute pas qu’en lisant le titre de ce livre, ces personnes n’éprouvent un sentiment analogue à celui que produirait sur un savant de nos jours, la vue d’un ouvrage qui aurait pour objet de réfuter les erreurs de l’alchimie. Est-il possible d’écrire sur un tel sujet sans nous reporter deux ou trois mille ans en arrière, ou du moins dans la barbarie du Moyen-âge ? Qui songe aujourd’hui à défendre ou à rétablir un tel système ? Parler de l’esclavage domestique à des peuples qui sont arrivés à la monarchie constitutionnelle et au gouvernement représentatif, à des peuples qui ont médité sur la liberté de la presse et sur la responsabilité des ministres, n’est-ce pas ramener aux premiers éléments du calcul des hommes qui ont l’esprit familiarisé avec les écrits de Newton et de Laplace ?
Il semble, en effet, lorsqu’on ne considère que la superficie de la société au milieu de laquelle on vit, et qu’on ne porte pas ses regards au-delà du petit cercle dont on se trouve environné, qu’il n’est pas plus nécessaire de traiter de la nature et des effets de l’esclavage, que de traiter des erreurs les plus grossières qui ont disparu depuis des siècles. Mais, lorsqu’on ne se laisse pas enivrer par les éloges continuels que des écrivains donnent à l’époque actuelle, éloges que se sont donnés, au reste, les peuples de tous les âges ; lorsque, laissant de côté les livres dans lesquels sont consignés, à côté de nos systèmes, les témoignages irrécusables de notre vanité, on porte ses regards sur ce qui se passe dans le monde, on se sent un peu moins disposé à céder à ces mouvements d’orgueil ; loin de croire que les nations soient aussi avancées dans les sciences de la morale et de la législation, que quelques écrivains le prétendent, on est porté à penser, au contraire, qu’elles sont encore environnées d’épaisses ténèbres, et qu’elles n’en possèdent peut-être pas même les premiers éléments.
Que les hommes qui croient que les peuples sont déjà très avancés dans ces sciences, se donnent la peine d’aller écouter ce qu’on enseigne dans les hautes écoles des nations les plus civilisées, dans celles où ces sciences doivent être le mieux connues. Qu’est-ce qu’ils y entendront ? Des professeurs qui, suivant les principes d’une législation considérée comme la raison écrite, apprennent à leurs élèves que les hommes se divisent en deux classes ; que les uns sont des personnes, et que les autres sont des choses; que les hommes, qui sont des personnes, jouissent de toutes les garanties légales ; mais que les hommes qui sont des choses, n’ont ni droits ni volontés ; que ces hommes-choses, capables de créer des richesses par leurs travaux, sont incapables de rien faire pour eux-mêmes, de rien acquérir, de rien posséder ; qu’ils peuvent s’unir passagèrement à une femelle de leur espèce, mais qu’ils ne peuvent pas former cette union durable et permanente que nous désignons sous le nom de mariage ; que parmi eux l’union des sexes ne peut produire aucun devoir réciproque ; qu’ils peuvent engendrer des enfants, mais qu’ils ne peuvent avoir sur eux aucune autorité ou aucune puissance ; qu’ils ne sont tenus, à leur égard, à aucun devoir, et que, de leur côté, ils ne peuvent rien en exiger ; qu’ils sont incapables de contracter aucune obligation, mais qu’ils ont néanmoins une multitude de devoirs à remplir envers les hommes qui sont des personnes ; qu’en leur qualité de choses, ils sont incapables de rendre témoignage, mais qu’on peut, en leur qualité d’hommes, les appliquer à la torture pour leur arracher la vérité sur des faits qui leur sont étrangers ; que, sensibles en leur qualité d’hommes, ils doivent se montrer insensibles en leur qualité de choses, et que de leur part tout acte de défense ou de conservation, à l’égard de leurs possesseurs, est un crime.
Et qu’on ne pense pas qu’en exposant à leurs élèves ces phénomènes de l’état social des peuples barbares, nos savants professeurs les leur présentent comme des faits dont il est bon d’étudier la nature, les causes et les conséquences. Non, pour eux, ce sont des droits ou des principes de législation ; à leurs yeux, l’asservissement des neuf dixièmes de la population, aux caprices et aux passions d’un petit nombre d’individus, est une manière d’être aussi naturelle qu’une autre. On parcourrait vainement tous leurs livres de jurisprudence, et les ouvrages élémentaires dans lesquels ils en ont exposé les principes, qu’on n’y trouverait pas une seule réflexion, ni sur les causes, ni sur les effets de la servitude, pas un seul rapprochement entre les faits qu’ils décrivent, tels que la force et la stupidité les avaient établis, et les phénomènes qui furent les résultats de ces faits. Les jeunes gens auxquels on apprend à diviser ainsi les hommes en choses et en personnes, sont particulièrement ceux qui se destinent à l’administration de la justice, ou à remplir d’autres fonctions du gouvernement ; et il n’est pas rare de les voir appliquer plus tard, sous des dénominations différentes, les doctrines qu’ils ont puisées dans la raison écrite.
Si l’on passe des phénomènes qui sont enseignés dans les écoles, sous le nom de doctrines, à ceux qui sont défendus hautement dans les assemblées législatives, on ne trouvera entre les uns et les autres qu’une différence de mots : au lieu de diviser les hommes en personnes et en choses, on les divise en propriétaires et en propriétés. Les hommes qui sont des propriétaires, doivent jouir de toutes les garanties légales ; les hommes qui sont des propriétés, doivent être traités comme des meubles que l’on conserve, que l’on use ou que l’on brise arbitrairement. Cette distinction entre les êtres humains qui sont des personnes ou des propriétaires, et les êtres humains qui sont des choses ou des propriétés, n’est pas professée seulement en théorie ; elle est écrite dans la législation, et reconnue par les gouvernements des peuples qui sont les plus éclairés, comme ceux de la France, de l’Angleterre, des Pays-Bas, et même des États-Unis d’Amérique. Les Anglais possèdent dans leurs colonies environ 800 000 de ces propriétés qui sont des hommes ; les citoyens des États-Unis en possèdent un peu plus d’un million ; les Français, les Hollandais et les Espagnols en possèdent un nombre un peu moins considérable, et ce n’est pas leur faute s’ils n’en possèdent pas davantage. À la vérité, tous les individus qui sont propriétaires ne possèdent pas de ce genre de propriétés ; mais tous, sans exception, paient des impôts considérables pour conserver à ceux d’entre eux qui en possèdent, la faculté d’en disposer de la manière la plus absolue.
Ce qu’il y a de plus singulier, c’est que les mêmes hommes qui seraient disposés à se révolter contre leur gouvernement, s’il exigeait d’eux arbitrairement une portion de leurs revenus ou une partie de leur temps, se révolteraient également contre lui, s’il voulait garantir aux hommes mis au rang des propriétés, une partie de leur temps ou des produits de leurs travaux. Ravir aux premiers une portion de leur fortune, les enfermer de force pendant quelques heures dans tel ou tel lieu ; leur infliger, sans jugement légal, la peine la plus légère, ce sont des offenses contre les mœurs, contre les lois, contre la religion, contre la nature humaine ; mais ce sont des attentats également graves que de ne pas souffrir que les seconds soient dépouillés, enchaînés, emprisonnés, torturés, mis à mort, sans examen ni jugements. Porter atteinte à la puissance qui garantit à ceux-là la sûreté de leurs biens et de leurs personnes, est un acte de tyrannie qui justifie la révolte, et mérite le dernier supplice ; mais attenter à la force qui soumet les seconds à des spoliations et à des violences continuelles, est un acte non moins criminel. Les premiers, en s’appropriant régulièrement tous les produits des travaux des seconds, font des actes justes et légitimes ; mais les seconds qui tentent de reprendre une petite partie des fruits de leur travail, qu’on leur a ravis, commettent une spoliation, un vol qui mérite d’être puni de châtiments arbitraires.
Et qu’on ne s’imagine pas qu’en rapportant ces preuves irrécusables des immenses progrès que les peuples ont faits dans les sciences morales, je vais les prendre chez les nations les plus ignorantes, ou dans les temps les plus barbares. Je les prends, au contraire, chez un des peuples les plus éclairés, et à une époque qui n’est pas éloignée de nous : c’est dans les débats qui ont eu lieu il y a moins d’une année, en Angleterre, au sein même du parlement, ou dans les écrits qui ont été publiés vers la même époque, par les planteurs anglais ou par leurs amis. Il est même remarquable que la société formée pour la mitigation et pour l’abolition graduelles de l’esclavage, n’a pas cru prudent de demander la cessation immédiate de cette distinction entre les hommes qui se disent des propriétaires et ceux qui sont dits des propriétés. Cependant, elle a rencontré une opposition très vive ; ses adversaires ont considéré ses tentatives de faire accorder quelque protection légale à 800 000 êtres humains, comme des atteintes à la justice. On est allé bien plus loin dans les colonies : là, les possesseurs d’hommes ont considéré comme une tyrannie insupportable, tout obstacle apporté à la violence et à la cruauté ; ils ont vu dans les hommes qui ont voulu faire étendre sur tous les garanties légales, des provocations au meurtre et au brigandage ; ils ont traité de spoliation la nécessité dans laquelle on a voulu les mettre de ne pas ravir à la partie la plus nombreuse de la population tous les produits de ses travaux. On n’est pas plus avancé dans les autres États de l’Europe, qu’on ne l’est dans l’empire britannique ; on peut même dire qu’on l’est beaucoup moins ; car personne n’y songe à effacer de la législation la distinction entre les hommes qui sont mis au rang des choses, et les hommes qui sont des personnes. Le métier d’enlever, d’acheter ou de vendre des hommes est, sinon protégé, au moins faiblement poursuivi : il y aurait moins de danger à introduire et à vendre, dans telle colonie européenne, une cargaison d’hommes, de femmes et d’enfants dont on se serait rendu maître par la violence, qu’à y introduire et à y vendre certaines marchandises qu’on aurait légitimement acquises du propriétaire [1].
[IV-13]
Si l’on passe des maximes et des pratiques des nations qui se disent les plus civilisées, aux maximes et aux pratiques des nations qui le sont moins, on y trouvera l’esclavage bien plus étendu encore. Dans la législation de l’empire russe, comme dans notre législation coloniale, la population se divise entre des hommes qui sont des personnes, et des hommes qui sont des choses ; et le nombre des seconds est infiniment plus grand que le nombre des premiers. Il en est de même en Pologne et dans presque tout le nord de l’Allemagne. Pense-t-on qu’un homme qui, dans ces pays, s’aviserait d’attaquer cette classification, et de prouver que si, par leur propre nature, ils ne sont pas tous des personnes, ils doivent tous être mis au nombre des choses, n’avancerait que des propositions évidentes aux yeux de tous ? Croit-on qu’en y exposant tous les résultats que produit l’esclavage, il ne ferait que reproduire des observations que chacun a déjà faites ?
L’esclavage est une manière d’être fort ancienne parmi les hommes ; mais c’est se tromper étrangement que de s’imaginer qu’une chose est connue par la raison qu’elle est ancienne, et qu’on en parle depuis longtemps : la plupart des sciences ne datent que de nos jours, et les choses qui en sont l’objet sont aussi vieilles que le monde. La servitude personnelle a paru un état si naturel aux philosophes de l’antiquité, qu’ils semblent tous avoir pensé que le genre humain ne pouvait pas exister autrement ; ceux même qui ont exposé avec le plus de talent les effets du despotisme, n’ont pas paru se douter qu’il existât quelque analogie entre cet état et les relations qui existent entre un maître et ses esclaves. Les jurisconsultes modernes, qui convertissent en principes de droit les phénomènes décrits par les jurisconsultes romains, n’ont pas même songé à exposer les conséquences de l’esclavage ; et si quelques philosophes du dernier siècle en ont fait le sujet de leurs déclamations, d’autres ont paru le considérer comme une condition nécessaire de tout état social régulier [2].
Puisque l’esclavage existe encore dans un grand nombre d’États, et que dans tous on rencontre un nombre considérable de personnes qui le défendent ou qui l’attaquent, il faut bien que les phénomènes qui en résultent, ne soient pas évidents pour tout le monde ; s’ils l’étaient, on ne disputerait plus. L’intérêt qu’on croit avoir à le défendre ou à l’attaquer ne suffirait pas pour le mettre en discussion ; car, lorsque des faits deviennent évidents ils cessent par cela même d’être un objet de controverse, quels qu’en soient les résultats. Il suffit d’ailleurs que l’esclavage existe encore chez un grand nombre de nations, pour qu’elles soient toutes intéressées à connaître les effets qu’il produit. À toutes les époques, les peuples ont exercé les uns sur les autres une influence très étendue, et la nature de cette influence a toujours dépendu des mœurs, de l’intelligence, des richesses et du gouvernement de la nation qui l’a exercée ; mais, comme l’esclavage influe lui-même d’une manière puissante sur les mœurs, l’intelligence, les richesses et le gouvernement des nations chez lesquelles il est établi, il s’ensuit que les peuples qui le repoussent de leur sein, en seront affectés aussi longtemps qu’il existera chez d’autres peuples.
Enfin, l’esclavage n’est pas un état tellement déterminé qu’on ne puisse le modifier sans le détruire : depuis le point où un homme ne jouit d’aucune liberté, jusqu’au point où il est parfaitement libre, il est une multitude de degrés intermédiaires. Un peuple ne passe presque jamais de l’un à l’autre, d’une manière rapide ; ce mouvement, tantôt progressif et tantôt rétrograde, paraît même si naturel aux hommes, qu’il semble avoir été éprouvé par toutes les nations du globe ; lorsqu’il n’est pas très rapide, les peuples l’éprouvent souvent sans s’en apercevoir. Le meilleur moyen de juger, à chaque époque, le degré de liberté dont on jouit, c’est d’exposer nettement chacun des éléments dont se forme la servitude la plus complète, et de voir ensuite quels sont ceux de ces éléments qui existent ou qui ont été détruits. En procédant ainsi, tel peuple qui se croit libre, pourrait bien s’apercevoir qu’il a peu de chemin à faire pour être complètement esclave.
On ne doit jamais perdre de vue qu’en écrivant cet ouvrage, je ne m’occupe que des masses, et que je n’ai pas à exposer les faits qui ne sont que des exceptions individuelles aux faits généraux que je décris. En parlant des effets que l’esclavage produit sur les facultés physiques, intellectuelles et morales des diverses classes de la population, je n’ai donc point à parler des maîtres ou des esclaves qui, par des circonstances particulières et accidentelles, auront échappé à ces effets. Il est sans doute possible de rencontrer un esclave adroit ou d’une constitution vigoureuse, sans qu’on puisse tirer de ce fait la conséquence que l’esclavage a pour résultat de développer l’industrie ou de fortifier les organes physiques de la population asservie. On peut rencontrer aussi, dans un pays d’esclaves, un petit nombre de maîtres éclairés, sans qu’on puisse en conclure que la possession d’un pouvoir arbitraire sur une partie de l’espèce, est favorable au développement des facultés intellectuelles. Enfin, on peut rencontrer, soit parmi les esclaves, soit parmi les maîtres, un homme qui ait des mœurs pures ou même sévères, sans qu’il en résulte que l’esclavage est favorable aux bonnes mœurs.
[IV-18]
Nature des divers genres d’esclavage domestique.
J’ai exposé précédemment quelles sont les circonstances sous lesquelles certaines facultés de l’homme se développent de préférence à d’autres ; j’ai fait voir que la plupart des causes qui contribuent à maintenir un peuple dans la barbarie, tendent à lui donner toutes les qualités et tous les vices qui sont propres à faire de lui un peuple conquérant ; j’ai fait voir aussi que les mêmes causes qui déterminent un peuple à adopter la vie agricole, ou à exercer d’autres arts paisibles, lui font négliger d’abord l’exercice des facultés qui lui seraient nécessaires pour sa défense : de là, j’ai tiré la conséquence que l’esclavage, et les vices et les préjugés qui en sont inséparables, ont dû être et ont été réellement portés des pays âpres et froids, vers ceux qui, par leur température, sont les plus propres à la culture.
Mais il ne faut pas perdre de vue que cette action des peuples les uns sur les autres, résulte d’une différence d’exercices, de développements et de besoins, et qu’il n’est pas le produit immédiat et nécessaire d’une différence dans la température de l’atmosphère, comme l’ont pensé plusieurs philosophes. Si, lorsqu’un peuple de barbares a envahi le territoire d’un peuple civilisé, et qu’il en a réduit les habitants en servitude, il conserve ses préjugés et ses habitudes ; s’il continue à se livrer aux exercices qui ont fait de lui un peuple conquérant, il est clair qu’il restera propre à la vie militaire et qu’il en aura toutes les passions, quoique placé sur le sol le plus favorable à l’agriculture ou à d’autres genres d’industrie. C’est même ce qui est arrivé dans tous les pays plus ou moins civilisés, lorsqu’ils ont été soumis par des peuples barbares. Pour maintenir leur empire, les individus de la caste conquérante et ceux qui se sont affiliés à eux, ont conservé ou acquis toutes les qualités et tous les vices développés sous d’autres climats. On a pu voir alors des armées conquérantes sortir des pays les plus favorables à la civilisation, et se porter sur des populations moins heureusement situées, pour les asservir à leur tour. En pareil cas, ce ne sont pas les vices des pays propres à la civilisation qui agissent sur les peuples situés dans des contrées moins favorables ; ce sont les vices et les préjugés de la barbarie qui réagissent sur les peuples au milieu desquels ils ont pris naissance, ou sur des peuples placés dans une position analogue.
Il ne peut pas être question d’exposer ici toutes les circonstances particulières qui, dans chaque pays, ont concouru à l’établissement de l’esclavage ; il suffit que j’aie exposé les causes générales qui ont mis les nations en guerre, et qui ont assuré le triomphe des unes sur les autres. Il ne s’agit maintenant que d’examiner ce qui constitue l’esclavage, et d’exposer les effets généraux que cet état a produits dans les lieux où il a été établi. Pour connaître ces effets dans toute leur étendue, il faut les chercher dans les facultés physiques, intellectuelles et morales des diverses classes de personnes qui en éprouvent les effets immédiats ; dans l’accroissement ou le décroissement de chacune des classes de la population ; dans les principes moraux ou religieux des maîtres et des esclaves ; dans la formation, la distribution et la consommation des richesses nationales ; dans l’industrie et le commerce des nations qui possèdent des colonies exploitées par des esclaves ; dans les progrès ou dans l’état stationnaire des peuples étrangers ; dans la nature des gouvernements, et enfin dans les relations mutuelles des nations.
L’esclavage, n’étant pas un état tellement déterminé qu’il ne soit susceptible de plus et de moins, n’a pas eu les mêmes caractères dans tous les temps et chez tous les peuples ; et les effets qu’il a produits ont été plus ou moins étendus, selon qu’il a eu plus ou moins d’intensité. On pourrait en diviser l’histoire en trois grandes périodes ; la première est celle qui a eu lieu depuis les temps les plus anciens qui nous sont connus, jusqu’à la chute de l’empire romain ; la seconde est celle du régime féodal ; la troisième celle de l’établissement des colonies européennes en Amérique ou dans quelques autres parties du monde, depuis le seizième siècle jusqu’à nos jours. Ces périodes ne sont pas aussi distinctes dans l’histoire, qu’elles le sont ici ; les Romains, dans les derniers temps de l’empire, avaient des esclaves qui ressemblaient beaucoup à ceux de la glèbe ; et, après l’invasion des barbares, il a continué d’exister un genre d’esclavage qui différait peu de celui qui existait du temps de la république ; mais, comme je me propose moins de faire l’histoire de la servitude que d’en exposer les effets, je n’ai pas besoin ici d’une plus grande précision dans l’ordre des temps.
Durant la première de ces trois époques, l’esclavage a été admis par toutes les nations européennes. Il n’existait aucune distinction d’espèce entre les maîtres et les esclaves. Les hommes asservis étaient employés à toute sorte d’occupations ; il n’y avait d’exception que pour les fonctions publiques et pour le service militaire. Il résultait de là que l’action exercée par les peuples les uns à l’égard des autres, n’avait jamais pour but de mettre des bornes au pouvoir des maîtres sur leurs esclaves. Il n’arrivait même que très rarement qu’un peuple, après la victoire, songeât à revendiquer les prisonniers qu’on avait faits sur lui. Dans l’alternative d’abandonner ceux de ses concitoyens qui n’avaient pas le moyen de se racheter, ou de s’exposer à rendre les hommes qu’on possédait à titre de propriétaire, on prenait le parti qui semblait le plus lucratif. La restitution d’une armée de prisonniers, pour la nation qui l’aurait obtenue, n’aurait, en général, profité qu’aux classes pauvres d’où sortaient les soldats ; mais la restitution d’une multitude d’esclaves, pour le peuple qui l’aurait faite, aurait pesé particulièrement sur la classe aristocratique. Les patriciens romains qui, pour prendre les habitants d’une ville et les transformer en esclaves, perdaient un certain nombre de soldats, ne voyaient dans cette opération qu’une bonne affaire. C’était un échange dans lequel tout était gain pour l’aristocratie ; car un bon esclave étranger valait mieux pour elle que deux prolétaires nationaux : c’est sur cet intérêt que la législation était calculée [3].
Par les mêmes raisons qu’un peuple n’agissait jamais sur un autre pour mettre des bornes au pouvoir des maîtres sur leurs esclaves, une classe de la société n’agissait jamais sur les autres dans un but semblable. Les hommes les plus influents étaient ceux qui possédaient le plus grand nombre d’esclaves ; et leur autorité, comme membres du gouvernement, ne tendait qu’à étendre ou à garantir le pouvoir qu’ils possédaient en qualité de maîtres ou de propriétaires. Si la religion intervenait quelquefois dans les affaires de l’État ou dans les guerres étrangères, c’était toujours pour seconder le pouvoir de l’aristocratie, ou pour partager le butin fait par les conquérants. Les prêtres d’Apollon présageaient la victoire à tous ceux qui invoquaient leur dieu, pourvu qu’on leur promît la dîme des dépouilles ; et loin de réclamer la liberté des captifs ou des captives, ils exigeaient que leur part leur fût délivrée en nature, quand ils étaient jeunes [4].
L’esclavage, pendant la seconde époque, a été également admis par toutes les nations de l’Europe ; mais il a eu cependant alors un caractère particulier ; les esclaves ont été généralement attachés à l’agriculture, et ont été considérés comme faisant partie du sol qu’ils cultivaient. Les autres genres d’industrie n’ayant fait que très peu de progrès, les possesseurs d’hommes ne pouvaient se procurer que très difficilement un petit nombre d’objets de luxe. Ils étaient, par conséquent, obligés de consommer eux-mêmes immédiatement et sans échange la plus grande partie des revenus qu’ils retiraient des terres qu’ils avaient envahies ; et, comme il est impossible qu’un individu consomme, en pareil cas, le fruit des travaux de cent, les hommes possédés étaient soumis à des travaux moins rudes ou avaient à consommer une part plus grande dans les produits. L’autorité qui unissait les maîtres étant d’ailleurs très faible, celui d’entre eux qui aurait traité trop durement ses esclaves, aurait pu les voir déserter de ses domaines pour se livrer à un autre maître [5]. Enfin, le chef commun des maîtres les trouvait souvent disposés à lui résister, et, pour les assujettir, il cherchait un point d’appui chez leurs esclaves : ceux-ci profitaient donc des pertes que ceux-là éprouvaient dans leur indépendance. Ces causes et quelques autres qu’il est inutile de rapporter, contribuèrent à rendre l’esclavage moins dur à la seconde époque qu’il ne l’avait été à la première. Les esclaves qui sont encore attachés à la glèbe dans plusieurs parties de l’Europe, sont infiniment moins misérables que ne l’étaient ceux qui existaient avant la chute de l’empire romain.
À la troisième époque, l’esclavage domestique s’est montré sous un nouvel aspect. Les esclaves n’ont plus appartenu à la même espèce ou à la même race que les maîtres ; ils ont différé d’eux par la couleur, par les traits, par la religion, par le langage. Les hommes asservis ont été portés sur des îles ou sur des portions de continent dans lesquelles la servitude a été circonscrite ; ils ont été généralement voués à une branche spéciale de travaux agricoles. Les produits obtenus par eux ne pouvant être consommés sur les lieux, mais étant destinés à être livrés au commerce, et un individu ayant acquis la puissance de consommer d’immenses richesses, au moyen des progrès qu’ont faits les arts, on a exigé d’eux des travaux excessifs, et on ne leur a laissé que ce qui a été rigoureusement nécessaire pour les faire vivre. Mais, d’un autre côté, les possesseurs d’hommes n’ont pas été absolument maîtres chez eux : soumis à des gouvernements ou à des nations qui n’ont pas admis la servitude domestique sur leur propre territoire, ils ont été entravés dans l’exercice de leur puissance. Les hommes qui n’ont pas été appelés à prendre part aux bénéfices de la servitude, se sont alors plus ou moins prononcés, ainsi que cela arrive toujours, en faveur des opprimés contre les oppresseurs. Enfin, parmi les sectes entre lesquelles le christianisme s’est divisé, les plus morales ont énergiquement demandé l’abolition de l’esclavage, et quelquefois elles ont fortifié leurs préceptes par leurs exemples [6].
Ainsi, quoique les résultats généraux de la domination et de la servitude aient été à peu près les mêmes dans tous les temps, on conçoit que ces résultats ont dû être modifiés par les circonstances que je viens de faire observer, ou par d’autres analogues. Il était nécessaire de les indiquer, avant que d’aller plus loin, afin de mieux voir les relations qui existent entre les effets et les causes.
Selon les usages des Romains, les hommes tombaient dans l’esclavage de plusieurs manières. Tous les soldats pris les armes à la main, toutes les personnes trouvées dans une ville emportée d’assaut étaient esclaves des vainqueurs. Ces esclaves de tous les âges, de tous les sexes, de tous les rangs, étaient vendus à l’enchère au profit de la république. Quelquefois, ils étaient vendus en détail ; d’autres fois ils étaient vendus en gros à des marchands qui suivaient les armées, et qui allaient les revendre dans les foires ou marchés [7]. Des enfants romains devenaient esclaves, s’ils étaient vendus par leurs pères ; des débiteurs, s’ils étaient livrés comme tels à leurs créanciers. Un père pouvait vendre ses enfants quoiqu’ils fussent mariés ; il pouvait vendre aussi ses petits-enfants. La vente d’un citoyen par un autre, même du consentement de celui-ci, fut d’abord déclarée illégale ; mais, comme il arriva que des individus se laissèrent vendre pour réclamer leur liberté après avoir profité du prix pour lequel ils avaient été vendus, et comme ces ventes frauduleuses nuisaient à la prospérité du commerce de la république, on finit par les déclarer valables. Les hommes condamnés pour crimes étaient quelquefois réduits en servitude, et devenaient une propriété publique ; enfin, tout enfant né d’une femme esclave était esclave.
Il existait à Rome un marché toujours ouvert dans lequel étaient exposés en vente des hommes, des femmes, des enfants. Ce marché était abondamment fourni par les citoyens qui spéculaient sur ce genre de marchandise, et surtout par les illustres patriciens qui étaient mis à la tête des armées. Un consul qui parvenait à se rendre maître d’une ville industrieuse, et qui, après avoir fait égorger presque tous les hommes en état de porter les armes, conduisait en triomphe au marché quarante ou cinquante mille individus de tout sexe et de tout âge, produisait une admiration qui dure encore. On voyait régner dans ces marchés, la bonne foi, la loyauté et toutes les vertus romaines : afin de ne pas tromper les acheteurs, les marchands mettaient à nu leurs marchandises ; la mère de famille et la jeune fille étaient, aussi bien que les hommes, dépouillées de leurs vêtements, exposées publiquement aux regards des curieux, et soumises à tous les examens propres à prévenir les fraudes. C’est au milieu de ce marché que le jeune homme à grande fortune et le vieux soldat que la guerre avait enrichi, allaient acheter les femmes dont ils avaient besoin ; c’est là aussi que les respectables matrones allaient choisir les jeunes hommes nécessaires au service de leur maison.
Afin de donner aux vendeurs et aux acheteurs toutes les facilités possibles et d’augmenter ainsi la prospérité du commerce, on n’avait aucun égard aux liens de famille qui pouvaient exister entre les individus exposés en vente. Lorsque après la prise d’une ville industrieuse, la population était mise en détail aux enchères, le mari était vendu à un individu, la femme à un autre, la fille à un troisième, et ainsi du reste de la famille, selon que les goûts ou les caprices des enchérisseurs en décidaient. La même liberté régnait dans les ventes privées que dans les ventes publiques : le citoyen qui possédait plusieurs couples d’êtres humains, pouvait vendre les enfants et garder la mère, ou vendre la mère et garder les enfants, selon que ses intérêts le demandaient. Quant au père, on ne se donnait même pas la peine de savoir s’il existait, ou qui il était : l’enfant qui naissait d’une femme mise au rang des choses, n’était lui-même qu’une chose, fût-il le fils d’un sénateur ou d’un consul.
Les Romains étant un peuple fort jaloux de leur liberté, et leurs premiers législateurs leur ayant inspiré pour la propriété un respect religieux, aucune force ne protégeait les hommes ou les femmes qui étaient des choses, contre les violences des hommes ou des femmes qui étaient des personnes ; une force qui eût protégé les premiers contre les seconds, eût été une atteinte à la propriété. Si les individus, hommes ou femmes, qui appartenaient à un citoyen romain, se montraient rebelles à ses désirs quels qu’ils fussent, le magistrat de la république arrivait avec une force suffisante pour soumettre cette propriété révoltée, et veillait ainsi au maintien du bon ordre et des bonnes mœurs [8].
Un individu qui, suivant les mœurs romaines, était placé au rang des choses, n’avait donc aucune propriété, pas même celle de la plus petite partie de sa personne. Il n’avait que l’industrie qu’il plaisait à son maître de lui faire exercer ; les produits de son travail lui étaient constamment ravis par l’homme qui le possédait. Il n’avait d’aliments, de vêtements, de logement que ceux que son maître lui accordait. Il n’existait pour lui aucun lien de famille : il ne pouvait rien ni pour la femme à laquelle il s’unissait, ni pour les enfants auxquels il avait donné le jour ; il ne pouvait ni les protéger contre l’insulte, ni leur accorder le moindre secours dans leurs besoins ; il ne pouvait rien exiger de sa femme, pas même la fidélité ; il ne pouvait rien exiger de ses enfants, pas même la déférence ; de son côté, la femme ne pouvait rien exiger de son mari, pas même une simple protection ; elle ne pouvait rien lui devoir, pas même la chasteté [9].
L’esclavage de la glèbe qui a existé chez toutes les nations de l’Europe, et qui est encore l’état d’une partie considérable des nations du nord, est moins dur sous beaucoup de rapports que l’esclavage usité chez les Romains. Les esclaves sont en quelque sorte considérés comme faisant partie du sol, et passent d’un maître à l’autre avec la terre sur laquelle ils se trouvent. Ils ne sont donc point vendus en détail au marché, et par conséquent les liens de famille ne sont pas brisés parmi eux, comme ils l’étaient parmi les esclaves romains. Les produits qui résultent de leurs travaux pouvant difficilement être transportés au loin, étant de peu de valeur comparativement à leur volume, il en reste aux cultivateurs une part plus ou moins considérable.
L’esclavage introduit dans les colonies d’Amérique ressemble, sous plusieurs rapports, à celui qui existait chez les Romains ; mais il en diffère sous trois points remarquables : les esclaves et les maîtres appartiennent à des espèces différentes ; les produits obtenus par les travaux des esclaves sont généralement destinés à l’exportation, et par conséquent la population asservie est réduite à ce qui lui est rigoureusement nécessaire pour vivre ; enfin, les maîtres sont placés sous l’influence de nations qui n’admettent point l’esclavage sur leur territoire, et ne peuvent par conséquent se livrer sans réserve à leurs inclinations naturelles. On verra, plus loin, comment ces diverses circonstances concourent à modifier l’existence des diverses classes de la population.
[IV-33]
De l’influence de l’esclavage sur la constitution physique et sur les facultés industrielles des maîtres et des esclaves.
Pour juger des effets que produit l’esclavage sur les diverses classes de la population, il est nécessaire, avons-nous dit, de considérer les hommes dans leurs facultés physiques, intellectuelles et morales ; mais il faut, de plus, se rappeler les diverses espèces de perfectionnement ou de dégradation dont ces facultés sont susceptibles.
Le perfectionnement de nos organes physiques s’entend de deux manières, ainsi qu’on l’a vu précédemment : dans un sens, il se prend pour la bonne constitution de chacun de ces organes ; dans l’autre, pour l’aptitude que l’exercice leur a donnée de remplir les diverses fonctions qu’exige le bien-être de l’individu, de sa famille et même de son espèce.
L’esclavage n’est pas toujours un obstacle au premier genre de perfectionnement physique chez les individus qui appartiennent à la race des maîtres ; il n’a pas nécessairement pour effet d’empêcher les individus de cette race d’avoir des aliments sains et abondants, de leur faire respirer un air insalubre, ou même de leur interdire les exercices qui sont les plus propres à développer leurs forces physiques et un certain genre d’adresse. Des barbares qui, après avoir réduit en servitude un nombre considérable d’hommes industrieux, trouvent dans la domination le moyen de vivre dans l’abondance, peuvent continuer à se livrer aux exercices qui les ont rendus vainqueurs. Après avoir été chasseurs et guerriers par besoin, ils peuvent rester tels par plaisir, par habitude, par préjugé, et surtout par politique ; c’est le moyen le plus sûr, non seulement de faire de nouveaux esclaves et de rétablir leurs fortunes par le pillage, mais encore d’assurer leur domination sur les premiers hommes qu’on a asservis.
Chez les anciens, comme chez les modernes, nous voyons tous les peuples, qui avaient fondé leur existence sur l’asservissement d’une partie de leur espèce, faire de la chasse, de l’exercice des armes et des jeux gymnastiques, les privilèges des maîtres. On sait à quels exercices se livrèrent les peuples de la Grèce, aussi longtemps qu’ils conservèrent leur indépendance. Les Romains, tant qu’il exista à leur connaissance des hommes industrieux et libres à réduire en servitude, ne discontinuèrent pas de s’exercer à manier des armes, à traverser des fleuves à la nage, à faire de longues courses chargés d’un lourd bagage, à donner à leur voix le son le plus propre à inspirer la terreur à leurs ennemis : quelquefois ils poursuivaient le cours de ces exercices jusque dans la vieillesse la plus avancée [10]. Nous voyons également, dans les divers États de l’Europe, après l’invasion des barbares, les exercices propres à développer un certain genre de forces musculaires, tels que la chasse, l’escrime, les tournois, rester au nombre des privilèges des nouveaux dominateurs [11]. Enfin, dans les îles du grand Océan, où une partie de la population vit aux dépens de l’autre, les individus de la race des maîtres se livrent tous à des exercices gymnastiques et à l’usage des armes. L’esclavage, loin d’être une cause de dégradation des organes physiques chez la classe des dominateurs, a contribué au contraire à renforcer leur constitution ; il leur a fourni des aliments en abondance, il les a dispensés des travaux qui auraient pu vicier leurs organes, et leur a donné le moyen, ou même leur a imposé la nécessité de se livrer aux exercices les plus favorables à leur développement.
[IV-36]
Une autre cause a contribué, dans presque tous les pays, au perfectionnement physique des maîtres ; c’est la faculté de s’emparer des plus belles femmes qui se rencontraient parmi les esclaves. Cet usage, pratiqué pendant des siècles, a dû finir par établir une différence sensible entre les deux classes de la population ; car la même cause qui contribue à perfectionner l’une, a nécessairement pour effet de produire la dégradation de l’autre.
Cette faculté de s’emparer des femmes les plus belles, a produit, pour la classe des dominateurs, des effets moins étendus dans les pays où l’orgueil aristocratique a interdit toute union légitime entre un maître et son esclave ; mais, dans les pays où un tel orgueil n’a point existé, l’exercice de cette faculté, pendant quelques siècles, a suffi, en quelque sorte, pour changer l’espèce : c’est ce qu’on observe particulièrement chez les Persans et chez les Turcs, et peut-être est-ce à une pareille faculté qu’il faut attribuer, au moins en partie, la beauté des formes grecques [12].
[IV-37]
Si nous jugions de la constitution physique des hommes de l’antiquité, qui appartenaient à la classe des maîtres, par celles de leurs statues qui sont arrivées jusqu’à nous, ou par ce que nous ont raconté de leurs forces quelques-uns de leurs historiens, nous nous ferions peut-être des idées exagérées de la bonté de leur constitution physique ; car il est probable que les statuaires d’alors, comme ceux d’aujourd’hui, ne prenaient pour modèles que les hommes qui étaient les plus remarquables par la régularité et la beauté de leurs formes ; cependant, lorsqu’on fait attention, d’un côté, à toutes les circonstances qui concouraient à leur développement, et qu’on se rappelle, d’un autre côté, les descriptions que nous donnent des voyageurs modernes de quelques peuples situés dans des circonstances analogues, il est difficile de ne pas croire que ces peuples jouissaient d’une excellente organisation physique.
Mais les mêmes circonstances qui concouraient à donner aux maîtres une bonne organisation, concouraient à vicier l’organisation des esclaves ; ceux-ci n’avaient d’aliments, de vêtements, d’habitations qu’autant qu’il plaisait aux maîtres de leur en laisser [13]. Tout exercice qui aurait pu leur donner de la force, de l’adresse et du courage, leur était interdit comme étant dangereux pour leurs possesseurs [14]. Le petit nombre d’opérations mécaniques auxquelles ils étaient obligés de se livrer, dans l’intérêt de leurs maîtres, ne pouvaient développer que quelques-uns de leurs organes. Ce développement ne pouvait même être que très restreint, parce qu’un exercice forcé, excessif et accompagné de privation d’aliments, est une cause de faiblesse bien plus qu’une cause de force. Qu’on ajoute à ces considérations que les hommes asservis ne pouvaient avoir pour compagnes que les femmes les moins belles, les autres devenant les concubines des maîtres, et l’on concevra aisément comment la partie asservie du genre humain a dû tous les jours se dégrader davantage. Nous possédons peu de documents propres à nous faire connaître quelle fut, chez les peuples de l’antiquité, la constitution physique des esclaves ; mais on peut croire, sans craindre de se tromper, que ce ne fut pas parmi les Ilotes que Phydias alla chercher ses modèles [15].
[IV-39]
Il serait difficile de juger des effets que peut produire un long esclavage sur la constitution physique des esclaves dans les colonies européennes. L’excès des travaux auxquels ils sont soumis, les mauvais traitements dont on les accable, et le défaut d’aliments sains et abondants, ne leur ont jamais permis de s’y perpétuer au-delà d’un petit nombre de générations. Il a fallu, pour que l’espèce ne s’éteignît pas, qu’elle fût constamment renouvelée par des hommes libres importés des côtes d’Afrique. Suivant un historien, le nombre des esclaves, dans les colonies françaises, décroissait d’un quinzième toutes les années ; et cependant ces esclaves étaient traités moins durement que ceux des colons anglais et hollandais [16].
Le perfectionnement physique qui consiste dans l’art d’employer nos organes, et qui est le résultat de l’exercice, a des rapports si intimes avec le développement intellectuel et le perfectionnement moral, qu’il est difficile d’exposer la manière dont le premier est affecté par l’esclavage, avant que d’avoir exposé les effets que la même cause produit sur les idées et sur les mœurs. Cependant, comme chacune des parties de l’homme réagissent sur les autres, et comme il est impossible de faire connaître tous les phénomènes en même temps, il faut bien les exposer les uns après les autres, en commençant par ceux qui sont les plus évidents.
On a vu précédemment que le genre de perfectionnement que l’exercice donne à nos organes physiques, s’évalue par les avantages qui en résultent pour l’individu, pour sa famille, pour sa nation, et enfin pour le genre humain. On ne peut procéder, dans l’appréciation de ce perfectionnement, autrement qu’on ne procède dans le jugement des actions, des habitudes et des lois humaines [17]. Il me semble évident, par exemple, que l’homme qui, à force d’étude et d’exercice, a donné à ses mains la puissance de fournir à deux individus les choses nécessaires à leur existence, sans nuire à personne, a acquis dans cette partie de lui-même un perfectionnement plus grand que celui qu’a acquis un homme qui ne peut fournir qu’à l’existence d’un seul. Il ne paraît pas moins évident qu’on ne saurait considérer comme un perfectionnement la puissance qu’un individu a donnée à quelques-uns de ses organes, de procurer des moyens d’existence à une famille, s’il ne peut obtenir ce résultat qu’en en faisant périr deux. Pour adopter une opinion contraire, il faudrait faire consister le perfectionnement du genre humain dans sa destruction [18].
Le premier effet que l’esclavage produit, à l’égard des maîtres, est de les dispenser des travaux qui fournissent immédiatement aux hommes des moyens d’existence. Le second est de leur faire voir ces travaux avec mépris : nous trouvons chez les maîtres de toutes les races et de toutes les époques les mêmes sentiments. Dans tous les temps, les possesseurs d’hommes ont considéré comme un acte avilissant l’application de leurs organes à un travail productif. Cette manière de juger s’était si bien établie chez les peuples de la Grèce, que leurs philosophes qui, comme cela arrive presque toujours, n’ont fait que réduire en maximes générales les phénomènes qu’ils ont observés, en ont fait un principe de politique. Dans un État parfaitement gouverné, dit Aristote, les citoyens ne doivent exercer ni les arts mécaniques, ni les professions mercantiles, il ne faut pas même qu’ils soient laboureurs [19]. Si l’on veut que ceux qui doivent cultiver la terre soient tels qu’on peut les souhaiter, il faut essentiellement que ce soient des esclaves, mais non pas de même nation, ni d’un cœur trop élevé [20]. Platon avait les mêmes idées sur tous les travaux industriels ; ils lui inspiraient tant de mépris qu’il s’indignait qu’on eût avili les sciences jusqu’au point de les rendre utiles en les appliquant aux arts [21].
Les Romains, au commencement de leur république, et avant qu’ils eussent acquis par la victoire un nombre suffisant d’esclaves pour faire exécuter les travaux qui étaient nécessaires à leur existence, ne méprisèrent aucune occupation utile. Mais à mesure que leurs esclaves se multiplièrent, ils dédaignèrent eux-mêmes les arts mécaniques, le commerce, et même l’agriculture qu’ils avaient d’abord honorée [22]. Les campagnes qui, dans l’origine, avaient été cultivées par des mains libres, se peuplèrent rapidement d’esclaves, et les citoyens en disparurent [23]. Les hommes même qui tenaient le plus aux anciennes mœurs, comme M. Caton, renoncèrent à la culture des champs [24]. L’abandon de l’agriculture, par les hommes libres, devint si général, que, lorsque Caïus Gracchus traversa la Toscane pour se rendre à Numance,
« il trouva, dit Plutarque, le pays presque désert, et ceux qui y labouraient la terre ou y gardaient les bêtes pour la plupart esclaves barbares, venus de pays étranger [25]. »
Le grand nombre d’esclaves qu’on avait acquis dans les guerres, ayant fait tomber dans leurs mains l’exercice de toutes les professions productives, on établit comme maxime de politique, que ces professions étaient avilissantes, et qu’il était indigne d’un citoyen de les exercer. Nous avons besoin, disait Menenius au sénat, de soldats aguerris, et non pas de laboureurs, de mercenaires, de marchands, ou d’autres gens de cette espèce, accoutumés à exercer des professions viles et méprisables [26]. Le reproche le plus grave qu’Antoine adressait à Octave, n’était pas de s’être rendu coupable d’hypocrisie, de vengeance ou de cruauté ; c’était d’avoir eu, parmi ses ancêtres, un homme qui avait exercé une industrie utile, qui avait été banquier [27]. Les lois suivirent naturellement la marche des mœurs et des idées ; bientôt il cessa d’être permis aux citoyens de se livrer à aucun métier, ou d’exercer aucun commerce. L’on parvint ainsi au dernier degré de perfection qu’avait marqué Aristote [28].
[IV-44]
Il est cependant une industrie que l’esclavage n’avilissait point aux yeux des maîtres ; c’est l’industrie qui consiste à dresser, à louer, à acheter et à vendre des hommes. L’aristocratie romaine, qui aurait cru s’avilir en appliquant ses nobles mains à la culture d’un champ ou à l’exercice d’une profession, ne croyait pas déroger en dressant elle-même ses esclaves à faire les métiers qu’elle jugeait les plus vils, même celui de gladiateurs. Un citoyen qui eût été loueur de chevaux, eût été peut-être noté d’infamie, mais un sénateur ou un consul pouvait être loueur d’hommes sans déroger à sa dignité [29]. Un des ancêtres d’Octave avait, disait-on, déshonoré sa postérité en faisant la banque ; mais M. Caton achetait et vendait des hommes, il vendait particulièrement les vieux, qui ne lui rapportaient que peu de profit et qui pouvaient devenir inutiles, et Caton était le gardien des mœurs [30].
[IV-45]
L’esclave de la glèbe en Europe a produit sur les maîtres, sur leurs descendants et sur ceux qui se sont affiliés à eux, un effet exactement semblable à celui qu’il produisit sur les maîtres grecs et sur les maîtres romains. L’industrie et le commerce ont été jugés avilissants, et tout homme noble qui s’y est livré, a par cela même dérogé ; il a fallu d’abord, pour vivre noblement, tirer immédiatement sa subsistance des travaux de la population asservie. Lorsque la servitude de la glèbe a été abolie, il a fallu tirer sa subsistance de la même source, sous la forme de contributions, à moins qu’on n’ait eu des terres suffisantes. On a considéré comme seules professions nobles, l’état militaire et l’état de fonctionnaire public ; dans l’une comme dans l’autre, quand on ne vit pas de pillage, on vit au moins de contributions, ce qui quelquefois se ressemble fort.
Dans les colonies, les individus même qui sont sortis des derniers rangs de l’ordre social, ont considéré tous les travaux utiles comme avilissants, à l’instant où ils sont devenus possesseurs d’hommes. Au cap de Bonne-Espérance, un paysan ne travaille jamais ; son unique occupation, c’est la chasse [31]. Un soldat qui, après avoir obtenu son congé, se livre à une profession manuelle, cesse de travailler dès qu’il est en état d’acheter un esclave [32]. Non seulement les travaux agricoles et le commerce sont dédaignés par les maîtres et abandonnés aux esclaves, mais les simples artisans n’exercent leur métier que par les mains de leurs noirs [33]. Un manœuvre européen de la race des maîtres, eût-il été flétri comme malfaiteur, s’il devenait possesseur d’un homme, croirait aussitôt qu’il ne peut plus se livrer à un travail productif sans déroger à sa noblesse. Le mépris et l’aversion qu’ont les maîtres, dans cette colonie, pour les travaux utiles, sont tels qu’un homme qui a étudié les mœurs de ce peuple, a pensé que, pour faire faire des progrès au pays, il fallait y appeler des Chinois [34].
Les Hollandais, qui savent si bien apprécier chez eux tous les genres de travaux utiles, se montrent à Batavia, tels qu’ils sont au cap de Bonne-Espérance. À l’instant où ils parviennent à y être des possesseurs d’hommes, ils éprouvent pour toute occupation industrielle un mépris et une aversion insurmontables [35]. Ces sentiments ont sur eux un tel empire que, suivant un voyageur, ils se laisseraient mourir de faim plutôt que de travailler : ce sont des Chinois libres qui exécutent la plupart des travaux nécessaires à leur existence [36]. Dans leurs colonies d’Amérique, aujourd’hui soumises au gouvernement anglais, les Hollandais font faire tous les travaux de la ville et de la campagne par leurs esclaves ; ce sont des esclaves qui ont le soin intérieur de la maison, qui cultivent la terre, qui vont à la chasse et à la pêche, qui exercent les arts de charpentier, de tonnelier, de maçon, et même de chirurgien [37].
L’effet de l’esclavage sur les Anglais a été le même que sur les Hollandais. À Sainte-Hélène, où l’esclavage a été longtemps admis, les hommes de la race des maîtres ne se livrent à aucun travail : l’île est cultivée presque exclusivement par des nègres, affranchis ou descendants d’affranchis [38].
Dans la partie méridionale des États-Unis d’Amérique, un homme cesse de travailler du moment qu’il est possesseur de deux esclaves, car un seul ne suffirait pas pour le faire subsister. Posséder des hommes est l’objet principal de l’ambition de chacun ; il n’y a pas d’autre moyen de vivre noblement et d’être admis parmi les maîtres. Il n’est aucun genre de travail qui ne soit exécuté par des esclaves ; eux seuls sont agriculteurs, charrons, charpentiers, tourneurs, serruriers, fabricants d’étoffes, tailleurs, cordonniers [39]. La crainte qu’ont les maîtres de déroger en travaillant, est telle, suivant M. de Larochefoucault, que, s’il se manifeste un incendie chez eux, c’est à leurs esclaves qu’ils abandonnent le soin de l’éteindre : ils s’aviliraient en se mêlant parmi eux [40]. Là, on mesure la considération par le nombre d’esclaves que chacun possède ; celui qui n’en a que cinquante, a moitié moins de mérite que celui qui en a cent [41]. Quant à celui qui n’en possède point et qui est réduit à vivre du produit de ses propres travaux, il est tellement méprisé et délaissé, qu’il est obligé de quitter le pays et de porter ailleurs son industrie.
Ainsi, quoique l’esclavage ne vicie pas nécessairement les organes physiques des hommes qui appartiennent à la classe des maîtres, il a pour effet d’en rendre l’exercice nul dans tous les genres d’occupation qui sont nécessaires à l’existence des peuples. Ce sont des instruments qui, non seulement sont inutiles au genre humain considéré en masse, mais qui ne servent à l’individu qui en est pourvu, que par le mal qu’ils produisent pour une multitude d’autres. Si, par quelque grande catastrophe, la race des maîtres disparaissait tout à coup d’un pays où l’esclavage est admis, il n’est aucun genre de travail qui demeurât suspendu, aucune richesse dont on eût à déplorer la perte. Les travaux prendraient une direction plus utile aux hommes, les intervalles de repos seraient mieux ménagés : mais le travail gagnerait en énergie et en intelligence beaucoup plus qu’il perdrait en durée.
Les effets que la servitude produit, relativement aux organes physiques des esclaves, sur le genre de perfectionnement qui résulte de l’exercice, sont moins faciles à connaître que ceux que produit la même cause relativement aux organes physiques des maîtres. Les écrivains de l’antiquité nous ont fait connaître les idées et les mœurs des diverses races de dominateurs ; mais ils se sont peu occupés de décrire les idées et les mœurs des populations asservies. Les objets d’art qui nous restent des anciens, ne peuvent nous donner à cet égard que de faibles lumières, soit parce que nous ignorons quelle est la progression que suivit l’esclavage dans chaque État, soit parce que nous ne possédons, en général, que l’histoire des nations conquérantes.
[IV-50]
L’Italie, avant la conquête des Romains, était couverte d’une multitude de nations industrieuses et déjà très avancées dans la civilisation ; mais les historiens de Rome ne nous parlent d’elles que pour nous faire connaître les campagnes que les armées romaines ont ravagées, les villes qu’elles ont détruites, les richesses qu’elles en ont emportées, le nombre des combattants qu’elles ont égorgés, le nombre des personnes libres dont elles ont fait des esclaves. Nous ne connaissons pas beaucoup mieux l’état social de la plupart des autres peuples d’Europe avant leur asservissement.
Nous ignorons ou du moins nous ne connaissons que d’une manière très imparfaite, l’industrie des esclaves romains ; mais quand même nous aurions une connaissance complète de ce qu’elle fut depuis le commencement jusqu’à la fin de la république, elle ne pourrait nous servir à juger des effets que l’esclavage produit sur l’industrie de la population asservie. Les Romains, depuis l’expulsion de leurs rois jusqu’à l’établissement de l’empire, ont été constamment en guerre, et presque toujours avec des peuples moins barbares qu’eux. Les victoires qu’ils ont remportées et les villes innombrables qu’ils ont détruites, leur ont donné le moyen d’importer annuellement sur leur territoire, en qualité d’esclaves, un nombre immense de personnes qui avaient toujours été libres et industrieuses. Ces personnes ont nécessairement été employées à exécuter leurs travaux, ou à instruire leurs autres esclaves : mais, quelle qu’ait été leur adresse ou leur habileté dans les arts, on ne peut la considérer comme l’effet de la servitude, puisque c’était sous la liberté qu’elle s’était développée. Il faut, pour bien juger des effets que produit l’esclavage sur l’industrie des hommes asservis, se porter au temps où des hommes libres et industrieux cessèrent d’être faits esclaves, c’est-à-dire à l’époque où, toute la partie du monde connu ayant été conquise, il n’exista presque plus de guerre de nation à nation. Or, il est évident qu’à partir de cette époque, tous les arts tombèrent rapidement en décadence.
Aucun peuple n’a jamais possédé un aussi grand nombre d’esclaves que le peuple romain ; aucun n’a jamais été si constamment en guerre ; mais, quoiqu’il reste encore de lui de grands travaux, il ne faut attribuer ceux qui ont exigé de l’adresse ou de l’intelligence, ni à la classe des maîtres, ni à celle des esclaves. La ville de Rome ne fut longtemps, ainsi que l’a observé Montesquieu, qu’une enceinte de murs destinée à mettre à l’abri les produits des rapines ou du pillage, et fort ressemblante aux villes de Barbarie. Les chefs qui revenaient vainqueurs, attachaient à leurs portes, à l’exemple de quelques chasseurs sauvages, les dépouilles sanglantes des ennemis vaincus, et ces dépouilles n’étaient jamais enlevées. La plupart des monuments publics étaient semblables à ceux dont les soldats victorieux ornaient le devant de leurs maisons. Jusqu’au moment où les Romains se rendirent maîtres de Syracuse et la mirent au pillage, Rome conserva le même aspect. Suivant le témoignage de Plutarque,
« elle était seulement pleine d’armes barbaresques, et de harnais et de dépouilles toutes souillées de sang et couronnées de trophées et de monuments de victoire et de triomphe, gagnés sur divers ennemis, qui n’étaient point spectacles plaisants, mais plutôt effroyables à voir [42]. »
Les tableaux, les statues et les autres objets d’art que les Romains emportèrent de Syracuse, furent les premières choses de ce genre qu’ils possédèrent : jusqu’alors ils n’avaient rien connu de semblable [43].
Il existait cependant à Rome quelques monuments publics d’une plus haute antiquité ; mais, si les Romains libres ou esclaves avaient concouru à les élever, ce n’avait été qu’en qualité de manœuvres ; ce sont les autres États libres de l’Italie qui avaient produit les artistes. Les ouvrages faits sous le dernier des Tarquin, tels que les égouts, les temples, les places publiques, furent dirigés et exécutés par des Toscans ou des Étrusques [44]. Lorsque ce roi voulut placer sur un temple qu’il avait fait construire, un chariot en terre cuite, il ne trouva pas dans son royaume un artiste capable de l’exécuter ; il fut obligé de le faire faire chez les Véïens [45]. C’est par le pillage ou par les tributs qu’ils imposaient aux vaincus, que les Romains se procuraient des objets de luxe. L’agriculture, quoiqu’elle n’eût peut-être pas été portée très loin, dégénéra promptement, ainsi qu’on le verra bientôt, aussitôt qu’elle eut été abandonnée aux esclaves. Quant aux arts les plus communs de la vie, il serait difficile de déterminer exactement quel est le point auquel ils étaient parvenus ; mais nous verrons bientôt que ce n’était pas par des esclaves qu’ils pouvaient être perfectionnés, et encore moins inventés.
Je devrais exposer maintenant ici quelle est l’influence que l’esclavage exerce sur le genre de perfectionnement qui tient à l’adresse donnée par l’exercice aux organes physiques des esclaves, soit dans le système de la servitude de la glèbe, soit dans le système colonial ; mais le développement de ces organes est tellement subordonné au développement intellectuel et aux passions des maîtres, qu’il est nécessaire d’exposer quelle est l’influence que l’esclavage produit sur l’esprit de ceux-ci, avant que d’exposer l’influence que la même cause produit sur l’intelligence et l’industrie de ceux-là.
[IV-54]
De l’influence de l’esclavage domestique sur les facultés intellectuelles des maîtres et des esclaves.
Pour connaître comment l’esclavage agit sur les facultés intellectuelles des maîtres, il faut les considérer sous plusieurs points de vue différents ; il faut les considérer dans les rapports qu’ils ont entre eux, dans ceux qu’ils ont avec le gouvernement, et dans ceux qu’ils ont avec la population asservie.
Chez les Romains, depuis le commencement jusqu’à la fin de la république, les hommes qui appartenaient à la classe des maîtres, n’étaient pas subordonnés les uns aux autres, comme les vassaux sous le régime féodal. S’ils n’étaient pas égaux entre eux, nul ne pouvait du moins commander à un autre, à moins d’avoir été investi d’une magistrature par une partie de la population. De là résultait, pour tout homme qui aspirait à exercer quelque influence sur ses concitoyens, la nécessité de gagner leur confiance, soit par des discours, soit par des actions. Il fallait, par conséquent, que l’art de la parole fût cultivé, ainsi que toutes les connaissances qui s’y rattachent ; avant que d’être orateur, un citoyen devait être grammairien, logicien, moraliste, jurisconsulte, publiciste. C’est aussi dans ces parties des connaissances humaines, que les hommes qui appartenaient à la classe des maîtres, firent de grands progrès, aussi longtemps que, parmi eux, nul n’eut le moyen de mettre la force ou l’autorité à la place du raisonnement. Ce genre de développement, loin d’être jugé avilissant pour les maîtres, devait être, au contraire, jugé honorable, parce qu’il accroissait la puissance de l’homme sur l’homme. Il était, d’ailleurs, le résultat de la liberté ; car les citoyens n’étaient, les uns à l’égard des autres, ni des maîtres, ni des esclaves.
Mais si un individu de la classe des maîtres était dans la nécessité de développer ses facultés intellectuelles dans les rapports qu’il avait avec ses égaux, il n’était pas dans la même nécessité dans ses rapports avec ses esclaves. À l’égard des premiers, il était un homme libre ; il n’avait de force que le raisonnement. À l’égard des seconds, il était un despote ; il n’avait rien à expliquer, rien à démontrer ; il lui suffisait de commander. Il existait donc, chez les hommes de cette classe, deux obstacles insurmontables aux progrès des connaissances qui ont pour objet d’accroître la puissance de l’homme sur la nature : le premier, est l’avilissement dans lequel l’esclavage avait fait tomber tous les travaux industriels, et qui interdisait aux hommes libres de s’en occuper ; le second, la faculté que possédaient les maîtres d’employer la force ou l’autorité au lieu du raisonnement. Lorsque, à leur tour, les maîtres eurent été asservis, les connaissances qu’ils avaient acquises du temps de leur liberté s’éteignirent, et l’esclavage domestique continua d’agir sur eux. Relativement à leur gouvernement, ils ne furent plus que des esclaves ; relativement à leurs esclaves, ils continuèrent d’être des despotes : il leur était difficile, avec cette double qualité, de faire des progrès intellectuels.
Sous le régime féodal, les maîtres n’ont pas été organisés comme l’étaient ceux de la Grèce et de Rome. Ils ont fait entre eux un usage plus fréquent de la ruse, de la fourberie ou de la force que de l’éloquence et de la raison ; aussi ne trouve-ton rien, chez eux, qui annonce un développement quelconque de l’art de la parole et des connaissances qui s’y rapportent. Ceux de ces peuples qui, sans cesser d’être possesseurs d’esclaves, sont tombés sous le despotisme d’un individu ou d’une famille, comme les Polonais et les Russes, se sont trouvés dans une position semblable à celle où furent les Romains après l’établissement de l’empire. Ils ont eu à souffrir les inconvénients attachés à deux conditions opposées, à celle d’esclave et à celle de maître ; aussi, avons-nous vu précédemment que les philosophes qui étaient allés étudier les mœurs de ces peuples, avaient été surpris de les trouver semblables à ce que furent les Romains dans leur décadence.
Les colonies fondées par les Européens en Afrique, en Amérique, et dans les Antilles, n’ont pas été livrées à elles-mêmes ; les gouvernements des peuples qui les ont fondées, ont conservé sur elles une puissance à peu près égale à celle dont ils jouissaient sur le territoire national. Cette puissance a même été quelquefois plus étendue dans les colonies que dans la mère-patrie : c’est ce qui est arrivé particulièrement dans les colonies françaises. Les maîtres, ne jouissant en général d’aucune liberté politique, et ne formant même pas, à proprement parler, des nations indépendantes, n’ont eu à développer aucune de ces facultés intellectuelles qui, dans les pays où la liberté politique est établie, assurent l’empire à ceux qui leur ont donné le plus d’extension. Les colonies anglaises sont les seules auxquelles le gouvernement de la mère-patrie ait toujours laissé quelque pouvoir politique ; et ce sont aussi les seules dans lesquelles on ait trouvé le genre de développement dont je viens de parler. Dans les autres, les maîtres ont généralement montré la stupidité qui est le propre des despotes et des esclaves, à moins qu’ils n’aient reçu leur éducation dans des pays où l’esclavage domestique ne faisait pas sentir son influence : c’est du moins ce que nous attestent les voyageurs, et l’état même dans lequel se trouvent les pays où l’esclavage est admis.
Les colons hollandais du cap de Bonne-Espérance ont un tel mépris pour toute espèce d’instruction que, quoiqu’ils ne soient pas assez riches pour envoyer leurs enfants étudier en Europe, le gouvernement, ni le clergé, ni la persuasion, ni la force, n’ont jamais pu les obliger à se cotiser pour l’établissement d’une école publique. Il n’existe, dans la ville du Cap, ni libraires, ni sociétés littéraires ; rien n’est plus rare que de voir un livre dans une maison [46] ; l’instituteur le plus habile peut tout au plus donner des leçons d’écriture [47]. Privés de tous les plaisirs de l’esprit, de ceux de la conversation, comme de ceux de la lecture, pour eux le jour présent n’est jamais que la répétition du jour passé. Rien, dit Barrow, n’interrompt cette triste uniformité que la visite accidentelle d’un voyageur, ou la visite moins agréable des Boschismans ; si quelque chose vient la varier, c’est la défiance pour les Hottentots qui les servent, et la crainte d’être égorgés par leurs propres esclaves. Leur ignorance est telle, suivant le même voyageur, qu’on ne les verra jamais profiter de nouvelles plantes que les étrangers leur apportent, ni perfectionner celles qu’ils possèdent depuis longtemps, à moins qu’un grand nombre d’étrangers industrieux ne viennent leur en donner l’exemple [48].
Les colons hollandais d’Amérique, placés relativement à leur gouvernement et à leurs esclaves, dans la même position que ceux du cap de Bonne-Espérance, ne cultivent pas plus qu’eux leurs facultés intellectuelles.
Les colons français de la Louisiane, aussi longtemps qu’ils n’ont joui d’aucune liberté politique, sont restés étrangers aux arts, aux sciences et même aux connaissances les plus ordinaires. Ils ont livré l’éducation de leurs enfants à leurs esclaves, et n’ont pu avoir par conséquent des idées plus étendues que celles de leurs instituteurs [49]. Leur réunion aux États-Unis doit sans doute les avoir mis dans la nécessité de donner à leurs facultés intellectuelles quelques développements analogues à ceux que les maîtres romains donnaient aux leurs avant leur asservissement ; mais le maintien de l’esclavage ne peut que les avoir écartés de toutes les connaissances qui donnent à l’homme le moyen d’agir sur les choses.
Les Espagnols-Américains, en leurs qualités de sujets, de conquérants et de maîtres d’esclaves, n’ont pas été plus disposés que les colons français et hollandais à développer leurs facultés intellectuelles. Avant que ces peuples eussent conquis leur indépendance, on ne rencontrait dans les plus grandes villes, telles que Caracas, aucun établissement public propre à caractériser un peuple instruit et civilisé. Il existait, il est vrai, quelques collèges de théologie dans lesquels on enseignait aussi le droit canon, le droit civil et même un peu de médecine ; mais on n’exigeait guère des élèves que de savoir défendre la doctrine de l’immaculée conception [50]. Les hommes même les plus instruits du pays, ne connaissaient pas les plantes précieuses qui croissaient autour d’eux ; ils faisaient venir de loin et à grands frais, des racines qu’ils foulaient sous leurs pieds [51]. Cependant, comme le nombre des esclaves était peu considérable, comme dans quelques parties du pays on n’en trouvait même presque pas, les hommes libres, obligés de travailler, ont quelquefois aussi été obligés d’exercer leur intelligence sur les objets de leur travail [52].
Les Anglo-Américains qui ont tiré leur subsistance du travail de leurs esclaves, se sont trouvés, sous plusieurs rapports, dans une position analogue à celle où étaient les Romains avant le renversement de leur république ; libres, les uns à l’égard des autres, ils ont été despotes relativement à la population asservie. Le développement de leurs facultés intellectuelles a répondu à cette double position ; en leur qualité de maîtres, ils ont dédaigné les connaissances qui leur eussent donné le moyen d’agir sur les choses ; ils n’ont agi sur la nature que par leur autorité et par les muscles de leurs esclaves ; mais, comme en leur qualité d’hommes libres ils ne pouvaient employer la force à l’égard de leurs concitoyens, ni à l’égard de leurs confédérés, il a fallu qu’ils fissent usage de leur intelligence ; il a fallu qu’ils acquissent par leurs talents ou par leur caractère, l’autorité que la violence ne pouvait leur donner. Washington et Kosciusko, destinés à combattre ou à gouverner des hommes, pouvaient naître sur une terre exploitée par des esclaves ; mais Franklin, destiné à éclairer le monde et à accroître la puissance de l’homme sur la nature, ne pouvait se développer que dans un pays où les arts étaient exercés par des mains libres. Si les États du sud ont fourni à l’union un plus grand nombre d’hommes propres au gouvernement que les États du nord, et si les États du nord ont donné naissance à un nombre plus grand d’hommes actifs et laborieux que les États du sud, ce n’est point au hasard qu’il faut attribuer ce phénomène ; c’est à la présence de l’esclavage d’un côté, et à la présence de la liberté de l’autre. Là, on aspire principalement à agir sur les hommes, soit par le talent, soit par la force ; ici, on aspire surtout à agir sur les choses, et à les rendre propres à satisfaire nos besoins. On va voir quelles sont les différences qui se trouvent dans les résultats de ces deux directions, relativement aux facultés industrielles [53].
Les Hollandais sont au nombre des peuples les plus intelligents, les plus actifs, et les plus industrieux de l’Europe ; mais dans les colonies où ils font faire leurs travaux par des esclaves, ils ne montrent ni intelligence, ni activité, ni industrie. Au cap de Bonne-Espérance, leur charrue est une lourde machine, traînée par quatorze ou seize bœufs, qui ne fait que racler la surface du sol, et qui même n’y pénètre pas du tout, lorsqu’il est un peu ferme. Si les paysans ont besoin de cordes, ils se servent de longes de cuir ; s’ils ont besoin de fil, ce sont les fibres des bêtes fauves qui leur en tiennent lieu ; s’ils ont besoin d’encre, ils en font avec de l’eau, de la suie, et un peu de sucre. Si la nécessité ne rendait inventif et ne forçait au travail, dit Barrow, le paysan du Cap ne s’aiderait en rien et se laisserait manquer de tout. Il faut que la contrée soit couverte de cailloux tranchants, pour qu’il se fasse des souliers avec la peau de ses animaux. On peut juger, par la manière de vivre des maîtres, de l’industrie des esclaves [54].
[IV-63]
Dans les colonies d’Amérique où tous les travaux manuels sont exécutés par des esclaves, les maîtres sont obligés de faire venir des pays où l’esclavage n’est point admis, tout produit industriel qui, pour être obtenu, exige quelque intelligence. Les maîtres peuvent employer leurs esclaves à abattre et à transporter des arbres ; mais, s’il s’agit de construire des navires, il faut qu’ils envoient ces arbres dans les pays où l’on trouve des ouvriers libres [55]. Ils peuvent leur faire cultiver grossièrement la terre, et obtenir du blé par leurs travaux ; mais, quand il faut convertir ce blé en farine, on est obligé de l’envoyer dans des lieux où l’on trouve des ouvriers capables de faire des moulins [56]. Les esclaves ne peuvent même pas se livrer à tous les soins qu’exige l’agriculture ; ils n’ont ni assez d’intelligence, ni assez de soin pour cultiver des légumes ou des arbres à fruits [57]. Enfin, leur incapacité est telle, que l’agriculture est encore dans l’état le plus barbare, et les maîtres font venir d’Angleterre le charbon qui leur sert de chauffage, quoiqu’ils n’aient les forêts qu’à six milles de distance [58]. Quelquefois même ils en font venir jusqu’à la brique dont ils bâtissent leurs maisons [59].
Les esclaves employés au service intérieur de la maison ne sont pas plus habiles que ceux qui sont employés aux autres genres de travaux.
« Sans idées conservatrices d’ordre et d’économie pour eux, dit un voyageur, ils ne sauraient en avoir pour leurs maîtres : aussi, ceux qu’on réserve pour la domesticité intérieure des maisons, ont-ils un service désagréable. On ne peut les accoutumer à cet arrangement journalier dont l’homme social est soigneux et jaloux ; il faut chaque jour leur répéter l’ordre de tous les jours ; il faut le leur redire à tous les moments ; et une maîtresse de maison dont la famille est nombreuse, dont les détails sont un peu multipliés, se trouve assez occupée toutes les heures du jour, seulement à commander plusieurs de ses domestiques. Ce qui leur est le plus recommandé, comme plus important, n’est pas mieux exécuté que ce qui est indifférent ; et ces vases, ces meubles chéris pour leur prix ou leurs formes, vont être brisés ou mutilés, comme la chose la plus indifférente, tant leur attention est incapable de discerner ou de se rappeler les circonstances où il faut redoubler de surveillance et de précaution [60]. »
Les causes de l’incapacité des esclaves dans tous les genres d’industrie sont faciles à apercevoir. La main n’exécute bien que ce que l’esprit a bien conçu ; nos organes physiques ne sont, ainsi que je l’ai déjà dit, que les instruments de notre intelligence, et lorsque l’intelligence n’a reçu aucun développement, elle ne peut diriger que mal les organes qui sont à sa disposition. Or, dans les pays où l’esclavage est établi, non seulement les maîtres sont incapables de développer les facultés intellectuelles de leurs esclaves, mais ils ont presque tous une tendance naturelle à en arrêter le développement ; le besoin de la sécurité, plus fort que la passion de l’avarice, les oblige à tenir les hommes asservis aussi près de la brute que cela leur est possible. Le voyageur que je viens de citer rapporte qu’un colon français de la Louisiane répétait sans cesse qu’il ne craignait rien tant que des nègres avec de l’esprit ; il dit que son attention se portait à empêcher qu’ils n’en acquissent, et qu’il n’y réussissait que trop [61]. Il n’y a rien là qui doive nous surprendre ; tels ont été, à toutes les époques, les sentiments et la conduite de tous les possesseurs d’hommes ; les colons ne jugent pas autrement que ne jugeaient les Romains. Le censeur Caton ne voyait rien de plus dangereux que des esclaves avec de l’intelligence ; quand les siens ne travaillaient pas, il les condamnait à dormir, tant il avait peur qu’ils ne s’avisassent de penser [62]. Les Anglo-Américains des États du sud, qui sont aujourd’hui les moins ignorants et les moins brutaux des maîtres, repoussent cependant avec effroi l’idée de faire apprendre à lire à leurs esclaves. Les colons soumis au gouvernement anglais, ne voient pas avec moins de terreur les efforts que font plusieurs habitants de la Grande-Bretagne, pour donner quelques lumières à leurs esclaves. Dans quelques colonies, ils ont repoussé ou condamné à mort des missionnaires qui venaient enseigner la religion chrétienne. Ils ont démoli, de leurs propres mains, le temple dans lequel des hommes asservis s’assemblaient, pour entendre la lecture de l’Évangile. Les mêmes hommes qui auraient cru s’avilir en posant eux-mêmes une pierre pour la construction d’un édifice, n’ont pas craint de déroger en se livrant à la destruction d’un temple [63].
[IV-67]
Les maîtres se croyant intéressés à prévenir le développement des facultés intellectuelles de leurs esclaves, et ceux-ci ne pouvant avoir ni le désir, ni le moyen de s’éclairer, on conçoit qu’ils doivent être dans un état fort voisin d’un complet abrutissement.
« De tels hommes, dit Robin, doivent avoir l’intelligence extrêmement bornée, et elle l’est en effet à un degré dont l’Européen prend difficilement la mesure. J’en ai vu ne pas pouvoir faire le compte de cinq à six pièces de monnaie ; il est rare d’en trouver en état de dire leur âge, celui même de leurs enfants, ou de déterminer depuis combien d’années ils sont sortis de leur pays, dans quel temps ils ont appartenu à tels maîtres, ou sont passés à tels autres. Avec si peu d’idées du passé, ils doivent en avoir beaucoup moins de l’avenir ; aussi, ils sont d’une insouciance déplorable. Ils usent ou plutôt gâtent ce qu’ils ont de vêtements particuliers, sans penser, s’ils en auront un jour besoin ; ils brisent et détruisent ce qui se trouve sous leurs mains, avec la même insouciance ; ce qui les flatte le plus, ils l’abandonnent ensuite avec la plus grande indifférence [64]. »
Cependant, c’est par leurs esclaves que les colons font exercer toute espèce de métiers ; mais, comment des métiers peuvent-ils être exercés par des hommes que tout concourt à rendre stupides ? Qui peut se charger de les instruire dans les arts ? Ce ne sont pas les maîtres, puisqu’ils les ignorent et qu’ils craindraient de s’avilir en les exerçant : il faut donc que les esclaves soient dressés par des esclaves. Celui qui enseigne n’a aucun intérêt à rien enseigner ; celui qu’on instruit n’a aucun intérêt à rien apprendre, et le maître commun tend à les abrutir tous les deux. Aussi, n’ont-ils aucune idée de ce qui est beau, utile, commode.
« J’ai eu occasion d’en employer de plusieurs professions, dit le voyageur que je viens de citer, et je les ai toujours trouvés au-dessous de la médiocrité du talent, même pour le pays. La même chose qu’ils me faisaient deux fois, avait à chaque fois des imperfections particulières [65]. »
Il résulte des faits qui précèdent, premièrement que l’esclavage n’a pas nécessairement pour effet de vicier les hommes qui appartiennent à la classe des maîtres dans la constitution de leurs organes physiques, mais qu’il a toujours eu pour résultat d’empêcher l’application de ces organes au perfectionnement des choses que la nature a mises à notre disposition. Il en résulte, en second lieu, que l’esclavage a pour effet de favoriser le développement intellectuel des individus de la même classe, en tout ce qui est propre à étendre l’empire de l’homme sur ses semblables, mais qu’il a pour effet aussi d’arrêter le développement des mêmes facultés sur tout ce qui peut étendre l’empire de l’homme sur la nature. Il en résulte, en troisième lieu, que l’esclavage a pour effet de vicier les hommes qui appartiennent à la classe des esclaves, dans la constitution de leurs organes physiques, et de les mettre dans l’impuissance d’en faire aucun emploi avantageux, soit pour eux-mêmes, soit pour les autres. Il en résulte, enfin, que l’esclavage est un obstacle invincible au développement des facultés intellectuelles de la même classe de la population.
[IV-70]
De l’influence de l’esclavage sur l’existence des personnes libres et industrieuses qui n’ont point d’esclaves.
Les effets de la servitude sur les mœurs des maîtres et des esclaves, sont des phénomènes fort importants à observer ; mais il est nécessaire, avant que de nous livrer à ces observations, d’exposer les effets que la même cause produit sur les organes physiques et sur les facultés intellectuelles des hommes qui vivent dans un pays où l’esclavage est établi, mais qui, pour exister, ont besoin d’exercer quelque branche d’industrie.
L’esclavage ne produit pas chez les modernes, sur cette dernière classe d’hommes, exactement les mêmes effets qu’il produisit chez les peuples de l’antiquité. Deux causes ont amené les différences que nous allons observer dans ces effets. Chez les anciens, un peuple voyait presque toujours dans un autre un ennemi ; si l’on songeait à émigrer, ce n’était jamais que les armes à la main. Chez les modernes, au contraire, il peut y avoir inimitié entre deux gouvernements, ou entre un gouvernement et une nation ; mais entre deux nations il ne peut plus exister de guerre. Il n’y a d’exceptions à cet égard que chez les sauvages. Un individu qui entend la langue d’un peuple étranger, peut aller s’établir sur son territoire, et y exercer son industrie : il peut avoir à craindre les vexations du gouvernement, mais il n’en a aucune à redouter de la population. Il est aujourd’hui un grand nombre de nations du milieu desquelles l’esclavage domestique a complètement disparu ; de sorte que, si un homme qui n’est ni un esclave ni un maître, a à souffrir de l’existence de l’esclavage, il peut aller s’établir dans un pays où il n’aura pas à éprouver le même genre de maux. Chez les peuples de l’antiquité qui nous sont les plus connus, les hommes n’avaient pas cette ressource : un Romain qui n’avait que ses bras pour toute fortune, ne pouvait aller s’établir dans un pays où il n’existait pas d’esclaves ; et les émigrations eussent été difficiles quand le monde connu eût été conquis.
Un sentiment commun à tous les hommes, de quelque classe qu’ils soient, est l’horreur du mépris ; beaucoup de personnes se résignent à être ignorées, inconnues, mais nul ne peut se résoudre à être méprisé ; les individus même qui sont nés dans l’esclavage, se révoltent à la manifestation de ce sentiment. Nous avons vu qu’un des premiers effets de l’esclavage est d’avilir toutes les occupations qui exigent que l’homme agisse sur les choses, dans le but d’en accroître l’utilité ; nous avons vu également que le mépris dont ces occupations sont l’objet, se répand toujours sur les personnes qui s’y livrent. Il résulte de là que, dans un pays où l’esclavage est établi, un homme qui n’appartient ni à la classe des maîtres, ni à celle des esclaves, est obligé, ou de rester oisif, ou d’être méprisé, ou de porter ailleurs son industrie. Le dernier parti est celui que prennent en général tous les hommes qui en ont le moyen ; au cap de Bonne-Espérance, ainsi qu’on l’a vu, les artisans eux-mêmes n’exercent leur métier que par les mains de leurs esclaves ; aux États-Unis, les ouvriers libres disparaissent de tous les lieux où il existe des esclaves ; et l’émigration des uns est en raison de l’importation des autres [66].
Outre le mépris qui s’attache aux occupations industrielles dans les pays exploités par des esclaves, il existe une autre cause d’émigration qui exerce une grande influence ; c’est la difficulté de se procurer un travail constant et régulier. Un ouvrier libre se trouve en concurrence, non avec les esclaves qui exercent la même industrie que lui, mais avec les maîtres auxquels ces esclaves appartiennent et qui vivent du revenu qu’ils en retirent en les louant. Ces concurrents, qui jouissent souvent d’une autorité très étendue, trouvent parmi leurs égaux un appui qu’un simple ouvrier, jugé d’avance méprisable, chercherait vainement auprès d’eux. Il est possible, cependant, que des hommes qui n’ont pas d’autre moyen d’existence que leur travail, n’aient pas le moyen d’aller former ailleurs un établissement : ils sont placés alors entre la honte qui s’attache à la mendicité, et le mépris qui est inséparable des occupations industrielles ; le premier parti est souvent celui qu’ils préfèrent, parce qu’aux yeux d’un maître un mendiant est au-dessus d’un esclave. Si des hommes libres consentent quelquefois à travailler, ce n’est qu’autant que l’élévation du salaire compense le mépris attaché au travail, et même alors un ouvrier libre achète des esclaves ou disparaît, aussitôt qu’il a fait quelques économies [67]. Une classe moyenne ne peut même que difficilement se former dans le pays ; car, lorsqu’un homme n’a qu’une petite propriété, il se hâte de la vendre pour aller s’établir ailleurs [68].
Nulle part, l’esclavage domestique n’a produit sur les hommes qui n’appartiennent, ni à la classe des maîtres, ni à celle des esclaves, des effets plus remarquables et plus terribles que dans la république romaine.
Il paraît que, dès le commencement de la république romaine, la population se trouva divisée en deux classes : à la première, qui formait l’aristocratie, étaient exclusivement dévolues les fonctions civiles, militaires et sacerdotales ; à la seconde étaient dévolus le soin des troupeaux, la culture des terres, les arts et le commerce [69]. Les Romains ne pouvaient pas posséder alors un grand nombre d’esclaves ; il fallait bien, par conséquent, que l’industrie fût exercée par des mains libres. Les choses changèrent à mesure que les esclaves devinrent plus nombreux ; les maîtres les employèrent d’abord à la culture des terres ; et, dès ce moment, les cultivateurs libres commencèrent à disparaître des campagnes. Vers la fin de la république, le sol de l’Italie n’était exploité que par des esclaves de toutes les nations ; et, comme un des effets de l’esclavage est de réduire aux moindres dimensions possibles l’intelligence de la population asservie, il fallut que l’agriculture fût réduite aux opérations les plus simples et les plus faciles. Les champs furent donc convertis en pâturages, et une population intelligente et libre fut remplacée par des troupeaux, et par des captifs que leurs qualités de pâtres et d’esclaves rendaient doublement stupides.
Les habitants libres des campagnes avaient pu se réfugier à Rome ou dans quelques autres villes, lorsque la culture des terres et le soin des troupeaux furent livrés aux esclaves ; mais il n’y eut plus de refuge possible lorsque l’aristocratie commença à faire exercer à son profit, par les mains de ses esclaves, les arts et le commerce. Il n’y eut alors de moyens d’existence assurés que pour les maîtres et pour les hommes qui leur appartenaient ; il fallut que la classe nombreuse de la population, qu’on a désignée sous le nom de prolétaire, vécût au moyen des distributions publiques, du pillage qu’elle faisait en temps de guerre, des sommes que les grands lui distribuaient pour acheter son suffrage, des emprunts qu’elle faisait et qu’elle n’avait jamais le moyen de rendre, ou bien de quelque industrie exercée clandestinement. Le nombre des familles qui se trouvaient dans cette nécessité devint immense ; dans le dénombrement qui eut lieu vers l’an 278 de la fondation de Rome, le nombre des citoyens, dit un historien, montait à 110 000 hommes, sans compter les enfants, les valets, les marchands, les artisans, et une infinité d’autre petit peuple qui gagnait sa vie du travail de ses mains, et auquel il n’était pas permis de négocier publiquement, ni d’exercer aucun métier. Il était difficile de soulager tant de monde, qui allait à trois fois autant que les citoyens mêmes [70].
[IV-78]
L’histoire de Rome offre des phénomènes qu’on ne trouve dans l’histoire d’aucun autre peuple : c’est une suite de séditions et de guerres causées par la dureté des créanciers et par une multitude de débiteurs insolvables. On a d’abord de la peine à concevoir comment des hommes destitués de toute ressource, qui considéraient le travail comme avilissant, et auxquels il n’était pas permis d’ailleurs de se livrer au commerce ou à l’industrie, trouvaient de l’argent à emprunter, et comment un débiteur, maltraité par son créancier, pouvait exciter une sympathie telle, qu’il lui suffisait de se montrer pour causer une insurrection. Mais cela s’explique aisément : tout débiteur insolvable pouvait être réduit à l’esclavage, et non seulement lui, mais encore ses enfants [71] ; les grands, qui possédaient exclusivement des richesses, étaient intéressés à capter par des prêts ou des dons les suffrages de la multitude ; l’aspect d’un débiteur outragé rappelait à la masse de la population qu’elle ne s’appartenait plus, et que les hommes auxquels elle s’était vendue en empruntant, pouvaient exercer, sur la plupart des individus dont elle se composait, des cruautés semblables à celles dont on lui montrait les marques.
Les hommes qui se sont constitués les défenseurs de la partie de la population la plus nombreuse, ont été, dans tous les temps, l’objet de tant d’accusations de la part des oppresseurs, que nous sommes tout naturellement disposés à flétrir leurs reproches et leurs plaintes du nom de déclamations. Il ne serait donc pas impossible que quelques lecteurs accusassent d’exagération la harangue que Plutarque met dans la bouche de Tibérius Gracchus, lorsqu’il lui fait dire :
« Les bêtes sauvages qui sont en Italie, ont au moins leurs gîtes, leurs tanières, leurs cavernes, où elles peuvent se retirer ; mais les hommes qui combattent et meurent pour la défendre, n’y possèdent autre chose que l’air et la lumière, et sont contraints d’aller, errant çà et là, avec leurs femmes et leurs enfants, sans séjour et sans maison où ils puissent se loger [72]. »
Mais, lorsqu’on voit les sénateurs eux-mêmes dire en plein sénat qu’il y a deux peuples dans Rome, l’un gouverné par l’indigence et la bassesse, l’autre par l’abondance et par l’orgueil [73] ; lorsqu’on voit César repeupler Corinthe, Carthage et plusieurs autres villes avec des Romains qui n’avaient point de retraite, et en envoyer jusqu’à 80 000 au-delà de la mer en une seule fois [74], il est difficile de ne pas croire à l’excessive misère à laquelle la multiplicité des esclaves avait réduit la partie de la population qui n’appartenait pas à la classe des maîtres [75].
Ainsi, l’esclavage eut, chez les Romains, l’effet qu’il a eu dans les colonies formées par les Européens en Amérique : il avilit, aux yeux de la population libre, tous les travaux utiles, et il fit disparaître des campagnes où il fut introduit les hommes libres qui les cultivaient. Il eut pour effet, relativement aux habitants des villes, de les rendre incapables d’exercer aucun genre d’industrie, et de les empêcher de développer leurs facultés intellectuelles sur les moyens qui auraient pu les faire vivre, sans nuire à personne. Il ne leur laissa la puissance d’exercer leurs facultés physiques et intellectuelles que dans l’art d’asservir ou de détruire des peuples, c’est-à-dire dans l’art de multiplier le nombre des esclaves, d’accroître ainsi l’orgueil et la puissance de l’aristocratie, et d’augmenter par conséquent leur propre misère.
On comprendra mieux comment l’esclavage ne laisse aucun moyen d’existence honorable aux hommes libres qui ont besoin d’exercer leur industrie, lorsque j’aurai exposé les effets qu’il produit sur les mœurs et sur les richesses.
[IV-80]
De l’influence de l’esclavage sur les mœurs des Romains.
Si, pour juger des effets moraux de l’esclavage, nous n’avions que les observations faites par les colons européens sur eux-mêmes ou sur leurs esclaves, nous ne saurions ce que nous devons en penser ; car aucun d’eux ne s’est encore avisé d’écrire sur un tel sujet. Dans les pays mêmes où les maîtres jouissent d’une liberté civile et d’une liberté politique très étendues, comme aux États-Unis d’Amérique, personne ne s’est permis de rechercher et encore moins d’exposer les effets que la servitude produit sur les mœurs. Ces pays ont donné naissance à de grands généraux, à des hommes d’État habiles, mais à peu d’observateurs de la nature humaine [76]. Il a fallu, pour qu’il nous fût possible de nous former quelques idées sur l’objet de nos recherches, que des hommes nés et élevés dans des pays où l’esclavage n’est plus admis, allassent en étudier les effets dans les lieux où il existe. Les contrées d’Europe où la servitude domestique est encore établie, n’ont pas été plus fertiles en observateurs : ce que nous connaissons des effets que l’esclavage y produit, nous le devons à des hommes qui y étaient étrangers, et qui n’appartenaient ni à la classe des maîtres ni à celle des esclaves.
Les peuples de l’antiquité n’ont pas été moins réservés à cet égard que les peuples modernes. Les philosophes de la Grèce et de Rome ont écrit sur une multitude de sujets ; mais aucun, même parmi les moralistes, n’a abordé le sujet de l’esclavage. On pourrait croire que l’état d’asservissement d’une partie du genre humain à l’autre, leur a paru si naturel, qu’ils n’ont pas conçu qu’il pût exister une autre manière d’être. Cependant, lorsqu’on voit les possesseurs d’hommes qui existent de notre temps, garder, sur l’esclavage, le même silence que ceux de l’antiquité, ou ne prendre la parole que pour répondre à ceux qui l’attaquent, ne peut-on pas croire aussi que le sujet est par lui-même si terrible, soit pour les hommes qui commandent, soit pour ceux qui obéissent, que nul n’a eu le courage d’en faire l’objet de ses recherches ? Nous ne pouvons avoir, pour juger des effets de l’esclavage chez les anciens, les ressources que nous possédons pour juger des résultats qu’il produit chez les modernes. Non seulement nous ne connaissons aucun ouvrage de l’antiquité écrit par un homme qui appartint à un peuple chez lequel l’esclavage ne fût point admis ; mais nous ignorons s’il exista jadis de tels peuples. L’histoire ne nous parle des esclaves que dans les circonstances rares où ils ont inspiré des craintes ou donné des secours à leurs maîtres, ou dans les circonstances moins rares où ils ont été sacrifiés aux amusements de leurs possesseurs.
Mais, si les historiens ne se sont pas occupés de faire connaître à la postérité les relations qui existaient entre les maîtres et les esclaves ; s’ils n’ont pas observé la liaison qui existait entre l’esclavage et les mœurs qu’ils ont décrites, il est facile de suppléer à leur silence ; ils nous ont exposé les faits ; c’est à nous à examiner comment ces faits s’enchaînent. Les événements qu’ils ont décrits et les lois dont ils ont constaté l’existence, s’accordent d’ailleurs si bien avec ce que nous connaissons des conséquences de l’esclavage chez les modernes, qu’on peut à peine considérer leur silence sur la liaison des effets et des causes, comme une lacune dans l’histoire du genre humain.
En parlant des mœurs que l’esclavage domestique produit chez les diverses classes de la population, je dois rappeler ici une observation que j’ai faite précédemment ; c’est que je n’ai à m’occuper que des mœurs de la partie la plus nombreuse de la population, et que quelques exceptions individuelles, produites par des circonstances particulières, ne peuvent rien prouver contre des faits généraux quand ils sont bien constatés.
Nous avons vu, dans le chapitre précédent, qu’un des premiers effets de l’esclavage est d’arrêter le développement des facultés intellectuelles des diverses classes de la population, sur les phénomènes de la nature ; les hommes que la force ou la ruse a investis du pouvoir de commander à d’autres, cessent d’appliquer leur intelligence ou leurs organes physiques à l’étude ou au perfectionnement des choses ; ils n’agissent plus sur elles que par l’intelligence et par les organes physiques de leurs esclaves. De leur côté, les esclaves n’étant mus que par la crainte des châtiments, ne livrent à leurs maîtres que la portion de leurs forces qu’ils ne peuvent pas leur refuser ; celles qui peuvent être cachées, comme la plus grande partie des forces intellectuelles, sont toujours soustraites à leur empire, et restent sans développement. Un maître peut commander à son esclave d’exécuter bien ou mal une chose dont il lui montre le modèle ; il peut bien le contraindre à répéter certaines paroles, à apprendre par cœur certains livres ; mais il ne saurait exiger de lui une découverte ou seulement une pensée nouvelle ; il ne saurait exiger de lui le perfectionnement de rien.
Il est même évident que lorsque, chez une nation, une partie de la population n’agit sur les choses que par l’intermédiaire de l’autre partie, et que celle-ci se trouve réduite à exécuter machinalement ce que celle-là lui prescrit, tout ce qui tient aux sciences, aux arts, à l’industrie, doit marcher rapidement vers la décadence. Les objets que produit l’industrie humaine ne sont pas éternels ; la plupart se détruisent même assez rapidement. Si les choses qui sont à notre usage et qui forment l’aisance d’un peuple civilisé, n’étaient pas incessamment renouvelées, les nations les plus riches seraient en peu de temps réduites au même état que les sauvages. Mais, lorsque tous les travaux nécessaires au bien-être d’un peuple tombent dans les mains des esclaves, lorsque la partie industrieuse de la population se trouve réduite à exécuter aveuglément ce que lui prescrivent des maîtres qui sont étrangers aux sciences, aux arts, à l’industrie, il arrive nécessairement qu’on a tous les jours de plus mauvais modèles. Le praticien romain qui, par la prise d’une ville, devenait possesseur d’un homme libre et industrieux, pouvait l’employer à instruire ses esclaves ; il pouvait leur donner pour modèles les objets d’art que cet homme avait produits ; mais quand il n’exista plus de peuples industrieux à asservir, il fallut qu’un homme né esclave fût employé à instruire un autre esclave, et le disciple dut toujours être pire que le maître : l’ouvrage grossier que l’un avait fabriqué, devint le modèle d’un ouvrage plus grossier encore. Les maîtres ne pouvaient exiger davantage, car leur goût n’était formé que par les choses qu’ils avaient sous les yeux, et il n’était pas en leur puissance de concevoir et encore moins de faire exécuter quelque chose qui fût au-dessus de l’intelligence, ou de la capacité d’un esclave élevé par un autre esclave [77].
L’esclavage, qui est un obstacle au développement des facultés intellectuelles dans l’étude des sciences naturelles et des arts industriels, n’est pas toujours un obstacle à ce que ces mêmes facultés se développent chez les maîtres, dans les arts qui sont propres à donner à l’homme un empire sur ses semblables. Aussi voyons-nous que chez les peuples de l’antiquité les hommes qui appartenaient à la classe des maîtres, cultivèrent les arts de la guerre, de l’éloquence et du gouvernement aussi longtemps qu’ils ne furent pas eux-mêmes asservis. Les époques auxquelles ils déployèrent à cet égard le plus de talents, furent celles où les luttes, pour arriver au commandement, furent les plus violentes. Mais, quand Rome n’eut plus d’ennemis extérieurs à combattre, que les maîtres eurent été asservis par un des plus puissants d’entre eux, il n’exista plus pour les possesseurs d’hommes de sujets d’activité intellectuelle ou physique. Une des premières conséquences morales que l’esclavage produisit chez les maîtres, avant même que la liberté politique eût été détruite, fut l’amour de l’oisiveté. Nous verrons qu’en effet cette passion est inséparable du mépris qui s’attache aux occupations industrielles, toutes les fois que les possesseurs d’hommes ne peuvent pas employer leur activité à étendre leur domination sur leurs semblables. Ce phénomène se reproduit à toutes les époques et sous tous les climats.
De l’absence d’activité intellectuelle et physique, et de la possession de richesses acquises par le pillage ou par l’oppression, naquit une passion effrénée pour toutes les jouissances sensuelles. La gourmandise et la voracité des grands arrivèrent à un point dont il est impossible aujourd’hui de se faire aucune idée ; la terre fut ravagée pour fournir à leurs débauches, et les richesses d’une province furent englouties dans un repas [78]. La mollesse se joignit à la sensualité : la coutume de s’étendre sur des coussins pendant qu’ils prenaient leurs aliments, fut apportée de l’Orient, et bientôt elle fut adoptée par les femmes comme elle l’avait été par les hommes. Pendant que les maîtres étaient ainsi mollement couchés sur le duvet et la pourpre, des esclaves étaient toujours présents pour leur épargner le moindre mouvement, tandis que d’autres, avec des éventails, prenaient soin de rafraîchir l’air, ou de les garantir des mouches. Un plat extraordinaire leur causait tant de plaisir, qu’il était apporté au son de la flûte [79].
Les femmes n’étant point recluses comme elles le sont dans quelques contrées de l’Orient, et la maison d’un grand renfermant une multitude de jeunes esclaves des deux sexes, les mœurs des maîtres éprouvèrent promptement les effets qui devaient résulter d’un tel mélange. En lisant les écrivains de l’antiquité, on observe que chez ces peuples l’amour n’avait aucun des caractères de délicatesse qu’il a chez les modernes ; c’était presque toujours une passion brutale qui ne différait en rien de celle des animaux. La raison de cette différence est sensible : un maître qui n’avait qu’à manifester un signe de sa volonté pour faire battre de verges une jeune esclave, ou même pour la faire mettre à mort, devait être accoutumé à peu de résistance. L’homme ne s’abaisse à la persuasion et à la prière, il ne se résigne à l’attente, que lorsqu’il ne peut pas faire usage de la force et de l’autorité. L’habitude de vivre avec des esclaves fut pour les jeunes gens des deux sexes une cause de corruption très active. Chez ceux qui possédaient un grand nombre d’esclaves, l’intervalle qui séparait la naissance de l’extinction des désirs, devait toujours être d’une courte durée ; et chez un peuple au sein duquel l’aristocratie avait jeté de profondes racines, l’exemple des grands devait toujours entraîner la multitude. Aussi, l’histoire est-elle remplie de faits qui attestent l’immoralité de toutes les classes de la population ; quand le nombre des esclaves se fut très multiplié, la corruption devint telle qu’on parut oublier jusqu’aux lois même de la pudeur [80].
En général, les historiens se mettent peu en peine de nous faire connaître les mœurs privées des nations ; la vie domestique, qui est presque tout dans l’existence de l’homme, paraît à peine digne de fixer leurs regards. Il nous est donc impossible de bien savoir quelle est la manière dont les femmes romaines étaient traitées par leurs maris, et quel est le genre de bonheur qui était réservé au sexe le plus faible. Mais, lorsque nous voyons que tout individu qui jouissait d’une fortune un peu considérable, possédait ou pouvait acquérir une multitude de jeunes esclaves, il est difficile de croire que les hommes à grande fortune fussent des maris très attentifs. Il est également difficile de croire que les femmes qui voyaient des rivales dans chacune de leurs esclaves, fussent des épouses fidèles, ou qu’elles ne fussent pas dévorées de jalousie [81]. L’histoire ne rapporte pas les discordes particulières auxquelles l’existence de l’esclavage donna naissance entre les époux, ni les crimes individuels qui furent les conséquences de ces discordes. Mais un fait qu’elle nous atteste, suffit, à lui seul, pour nous faire juger de l’intérieur des familles au sein desquelles il existait un grand nombre d’esclaves : c’est la conspiration des femmes des patriciens contre leurs maris ; c’est la condamnation à mort, en une seule fois, de cent soixante d’entre elles, toutes femmes de sénateurs, convaincues, à leur égard, du crime d’empoisonnement [82].
[IV-90]
Ce fut, sans doute, pour se mettre à l’abri de ces actes de désespoir de la part de leurs femmes, que les hommes finirent par leur accorder la faculté de la répudiation, faculté qui n’avait, pendant longtemps, appartenu qu’aux maris. Mais alors naquit un autre genre de désordres ; les hommes ne renoncèrent pas à leurs esclaves ; mais leurs femmes, blessées des préférences que celles-ci obtenaient sur elles, changèrent de maris aussi souvent qu’elles en eurent le moyen. Ces changements devinrent si fréquents, qu’ils firent dire à quelques écrivains, que les femmes ne comptaient plus les années par le nombre des consuls, mais par le nombre de leurs maris.
La conduite licencieuse du sexe le plus fort entraîne nécessairement la dépravation du sexe le plus faible ; il était impossible qu’une fille élevée au milieu d’une foule de femmes esclaves, témoin en quelque sorte obligé de leur corruption et des liaisons qui existaient entre elles et ses frères ou son père, fût une épouse fort retenue. Aussi, ne trouve-t-on nulle part des exemples d’une dépravation aussi grossière que celle des femmes romaines. Si l’histoire a conservé les noms de quelques-unes d’entre elles recommandables par leurs mœurs, ce ne sont que des exceptions rares qui attestent la corruption générale. L’écrivain de l’antiquité qui s’est le plus attaché à décrire les mœurs privées des individus dont il a publié la vie, ne parle presque jamais d’un homme célèbre sans faire mention en même temps des débauches de ses sœurs, de ses filles ou de sa femme. Suivant lui, les filles et les femmes des grands faisaient un commerce de leurs charmes ; c’était pour de l’argent qu’elles se livraient à leurs amans. L’adultère et l’inceste étaient des crimes si communs et si publics dans les derniers temps de la république, qu’il semble que les grands ne prenaient plus la peine de s’en cacher [83]. Le sénat crut arrêter ce désordre en exilant les femmes les plus connues par le dérèglement de leurs mœurs ; mais ce fut un impuissant remède ; une multitude d’hommes et de femmes formèrent d’effroyables associations pour se livrer en commun à la débauche [84]. Une de ces associations fut découverte à l’époque la plus florissante de la république : le nombre des coupables, dont les femmes formaient la plus grande partie, s’éleva au-dessus de 7 000 ; plus de la moitié furent condamnés au dernier supplice. Les femmes qui étaient sous la puissance de leurs pères, de leurs maris, ou de leurs tuteurs, leur furent livrées pour être mises à mort en particulier ; les autres, dit Tite-Live, furent exécutées en public, à défaut de parents autorisés par la loi à se charger de l’exécution [85].
N’ayant à se livrer à aucune occupation d’esprit, et laissant les travaux industriels à leurs esclaves, les Romains se montrèrent aussi passionnés pour les jeux et les spectacles qu’ils l’étaient pour les jouissances physiques ; mais ces jeux et ces spectacles n’étaient pas ceux qui auraient plu à une population active et intelligente, ayant besoin de délassement ; c’étaient ceux qui convenaient à un peuple oisif, grossier, ignorant, et susceptible d’être ému seulement par les mouvements physiques les plus violents ; des courses de chars et de chevaux, la lutte, le pugilat, des représentations de batailles, des combats de bêtes féroces, et surtout des combats de gladiateurs, tels étaient les jeux pour lesquels les individus de toutes les classes se passionnaient, les femmes aussi bien que les hommes, les patriciens aussi bien que les plébéiens [86].
[IV-93]
Le besoin de spectacles violents se développa à mesure que les esclaves se multiplièrent, c’est-à-dire à mesure qu’il devint plus facile de vivre dans l’oisiveté. Les généraux qui voulurent gagner les faveurs de la multitude, n’eurent pas de meilleur moyen que de faire venir de toutes les parties de la terre des multitudes de bêtes féroces pour les faire détruire les unes par les autres, ou de donner des combats de gladiateurs. Il paraît que d’abord il avait suffi au peuple de Rome de voir des combats de cailles ou de coqs ; mais quand ses armées eurent détruit ou réduit en esclavage un nombre immense de peuples libres et industrieux, il fallut lui donner des combats d’hommes, de lions ou de tigres. Pompée, dans son second consulat, fit paraître cinq cents lions et dix-huit éléphants ; le carnage de tous ces animaux amusa le peuple de Rome pendant cinq jours entiers. Les combats de gladiateurs suivirent, dans leur accroissement, la même progression que les combats de bêtes féroces. On ne sacrifia qu’un petit nombre de victimes, tant que la rareté des esclaves en tint le prix très élevé ; mais, quand les hommes asservis devinrent une marchandise commune et sans valeur, on fut prodigue de sang humain. César et Pompée qui, dans ce genre de marchandise, furent deux des plus grands fournisseurs de la république, en firent périr dans le cirque un nombre immense. Trajan se montra plus généreux encore : il donna à ses heureux sujets une fête qui eut 123 jours de durée ; et chaque jour il fit égorger, pour leurs menus plaisirs, environ 90 animaux féroces et près de 82 hommes, en tout 10 000 hommes et 11 000 bêtes [87]. Aussi, les littérateurs du temps ont-ils fait passer jusqu’à nous la mémoire de cet excellent prince, et sa gloire a-t-elle été portée jusqu’au ciel par des littérateurs du nôtre [88].
Lorsqu’un homme est placé dans une position telle, qu’il ne peut se livrer à aucun travail sans qu’aussitôt le fruit de ses peines lui soit ravi, il cesse naturellement de travailler. Si l’on veut qu’il se livre à quelque genre d’occupation, il faut que le principe d’activité qu’on a détruit en lui, soit remplacé par un autre principe ; la crainte des peines doit faire alors ce que ne fait plus l’espoir des récompenses. Il n’est donc pas possible de mettre en doute que les Romains n’aient excité au travail, par des châtiments, les hommes qu’ils avaient asservis, comme les y excitent les maîtres des colonies modernes. Mais en quoi consistaient ces châtiments ? Par quel genre de supplices les esclaves étaient-ils forcés à exécuter les travaux qui leur étaient prescrits ? Quels étaient les aliments, les vêtements, les habitations que les maîtres leur donnaient ? Les historiens de Rome ne se sont pas plus occupés du traitement des esclaves que les nôtres ne s’occupent du traitement de nos animaux domestiques. Il est aisé de voir cependant qu’à mesure que la multiplication des esclaves en fit baisser la valeur, leur sort devint de plus en plus misérable.
Dans les premiers temps, les peuples vaincus furent incorporés parmi les citoyens et jouirent des mêmes prérogatives ; ceux qui furent réduits en esclavage devinrent les compagnons de travail de leurs maîtres ; ils eurent les mêmes aliments et probablement aussi les mêmes vêtements. Lorsque le nombre s’en fut accru, les travaux leur furent exclusivement abandonnés ; il devint honteux de se livrer à aucun genre d’industrie. L’usage pratiqué par plusieurs nations barbares, d’immoler quelques prisonniers sur le tombeau des généraux tués dans les combats, avait fait égorger quelques esclaves. On multiplia les victimes à mesure que le nombre des captifs en fit baisser le prix ; bientôt la croyance religieuse, qui avait commandé ces meurtres, fut perdue de vue ; et, après avoir fait tuer quelques hommes pour obéir à une horrible superstition, on en fit égorger des milliers pour se donner le plaisir de voir couler du sang.
Les maîtres, en renonçant au travail et en se livrant avec une sorte de fureur à toutes les jouissances physiques, multiplièrent les fatigues de leurs esclaves, et leur laissèrent une part moins grande dans les produits de leurs travaux ; ils furent obligés par conséquent de donner aux châtiments deux fois plus d’intensité ; il fallut les augmenter d’abord, parce qu’on exigea de la population asservie une quantité de travail plus considérable, et ensuite parce qu’en exigeant d’elle de plus grandes fatigues, on accorda moins à ses besoins. Les supplices et l’avilissement auxquels étaient assujettis les citoyens que leurs dettes avaient rendus esclaves, peuvent nous donner une idée de la dégradation et des châtiments réservés aux étrangers qui étaient tombés en servitude par suite des malheurs de la guerre. Nous voyons souvent, dans l’histoire, des esclaves d’origine romaine s’échapper des prisons où ils étaient détenus, se présenter sur les places publiques le corps déchiré par les verges, et implorer la protection de leurs concitoyens. Ce n’était pas seulement le désir d’obtenir d’eux des travaux excessifs qui avait produit les cruautés dont ils portaient les sanglants témoignages ; c’était la résistance qu’ils avaient opposée aux infâmes passions de leurs maîtres. Mais ces cruautés ne sont racontées par l’histoire qu’à cause des séditions qu’elles amenèrent ; celles qui furent exercées sur des esclaves d’origine étrangère, celles mêmes qui, exercées sur des individus nés Romains, ne donnèrent lieu à aucun événement politique, ont été ensevelies dans l’oubli ; elles ont toujours été considérées comme l’exercice légitime de la puissance d’un maître sur sa propriété [89].
La multiplication des esclaves et les cruautés dont ils furent l’objet, devaient compromettre et compromirent en effet la sûreté de leurs possesseurs. Les patriciens romains, pour se mettre à l’abri de leurs conspirations, avaient soin de fomenter entre eux des divisions, des discordes ; ils ne se croyaient en sûreté que lorsque chacun de leurs esclaves se méfiait de tous les autres. Ils portèrent plus loin les précautions : une loi fut rendue, qui ordonna que, toutes les fois qu’un maître serait trouvé mort chez lui, tous ses esclaves, de quelque âge et de quelque sexe qu’ils fussent, seraient, sans forme de procès, envoyés au supplice. L’application de cette loi en fit périr sans doute un grand nombre ; nous voyons, dans les Annales de Tacite, qu’un citoyen ayant été trouvé mort dans sa maison, quatre cents esclaves qu’il possédait, furent égorgés par ordre du sénat ; les enfants et les femmes ne furent pas plus épargnés que les hommes d’un âge mûr [90].
Toutes les fois que des hommes sont condamnés à des travaux sans relâche et sans fruit, qu’ils ne sont maîtres d’aucun de leurs mouvements, et qu’ils sont constamment exposés au mépris, à l’insulte et à des châtiments arbitraires, la mort simple cesse d’être une peine ; il faut, pour qu’elle devienne redoutable, qu’elle soit accompagnée de tourments qui excèdent par leur intensité, toutes les douleurs répandues dans le cours de la vie. Il fallut donc que les Romains qui voulaient punir de mort leurs esclaves, imaginassent des supplices propres à effrayer les hommes les plus fatigués de supporter la vie. Ces supplices ne pouvaient être déterminés que par les caprices des maîtres, puisque les lois ne voyaient dans les esclaves que des propriétés. L’usage de les déchirer à coups de verges, et de les clouer ensuite à une croix, fut le genre de supplice le plus généralement adopté. Les tourments de l’individu qu’on avait ainsi cloué, duraient plusieurs jours avant que la mort vînt y mettre un terme, à moins que, par pitié, l’exécuteur n’eût attaqué quelqu’une des parties essentielles à la vie. Les écrivains qui nous ont donné la description de ce supplice, ne disent pas qu’on en ait exempté les femmes, ni même les enfants de l’âge le plus tendre, qu’on condamnait à périr quand leur maître était mort par une cause inconnue [91].
Cependant, il est un degré de misère qu’aucune crainte ne saurait rendre supportable ; les esclaves romains se révoltèrent souvent, quelque soin que les maîtres prissent de les abrutir et de les diviser. Les nombreuses séditions que les historiens [IV-100] rapportent sont presque toutes causées par des débiteurs réduits en esclavage [92]. Les esclaves d’origine étrangère ne pouvaient pas trouver les mêmes ressources dans la population libre ; ils n’y avaient ni parents, ni amis, ni patrons ; pour eux, personne dans la république n’éprouvait la moindre sympathie. Néanmoins, ils parvinrent à organiser des conspirations, et se montrèrent quelquefois redoutables à leurs possesseurs ; mais leurs efforts furent toujours trahis par leur inhabileté dans les armes ; ils n’eurent pas d’autres résultats que d’augmenter la dureté des maîtres, et d’accroître les malheurs de leurs victimes.
L’orgueil qui se manifesta dans l’aristocratie romaine, dès le moment de sa formation, ne fit que s’accroître à mesure que les patriciens étendirent leur pouvoir sur un plus grand nombre d’esclaves. Les hommes qui n’appartenaient pas à cette caste et qu’on désignait sous le nom de plébéiens, furent d’abord tellement avilis, qu’ils furent exclus des fonctions civiles, des fonctions sacerdotales, et des commandements militaires. Les patriciens, craignant de souiller la pureté de leur sang par des alliances avec des plébéiens, s’interdirent eux-mêmes, par une loi, d’épouser des personnes qui n’appartiendraient pas à leur caste ; ils ne laissèrent aux autres femmes que l’honneur d’aspirer à être leurs concubines. En même temps qu’ils opprimaient, en qualité de corps privilégié, la multitude placée au-dessous d’eux, chacun des membres de ce corps vendait sa protection à une fraction de cette multitude. Il était impossible que cette protection diminuât en rien les privilèges des patriciens, puisque, dans chaque cause, les protégés n’avaient pour appui qu’un seul individu contre l’aristocratie tout entière. Mais si les protégés y gagnaient peu de chose, les protecteurs y gagnaient beaucoup : les clients, qui ne pouvaient pas épouser les filles de leurs patrons, étaient obligés de leur faire une dot, si elles n’étaient pas riches ; ils étaient obligés de plus de les racheter eux et leurs enfants, s’ils tombaient en servitude [93]. Toute personne qui n’appartenait pas à la classe aristocratique, devait se choisir un patron parmi ses membres, et tout individu qui avait un patron, était abject [94].
Si l’orgueil des grands possesseurs d’hommes était excessif à l’égard des individus qui se trouvaient dans les rangs des plébéiens, il était bien plus énergique encore à l’égard des hommes qui avaient passé par l’état d’esclave. Le titre seul d’affranchi inspirait un tel mépris pour celui qui le portait, qu’il a passé jusqu’à nous, à travers les siècles et les révolutions ; nous jugeons tous comme si nous étions des descendants de sénateurs romains. Ce mépris ne s’arrêtait pas sur les individus qui avaient eu le bonheur d’échapper à la servitude : il passait à leurs descendants et les poursuivait jusqu’à la dernière postérité. Quant aux hommes qui se trouvaient en état d’esclavage, les maîtres les voyaient à une telle distance au-dessus d’eux, qu’ils ne pouvaient pas s’imaginer qu’ils eussent quelque chose de commun ensemble.
Les hommes qui ne tendent vers leur prospérité qu’en se livrant à l’étude des choses, ou en agissant sur elles, n’ont aucun succès à attendre de la ruse ou de la fourberie : ce n’est point par surprise qu’un agriculteur peut tirer de ses champs une riche moisson, ou qu’un manufacturier peut mettre en jeu des machines ; pour eux, il n’y a de succès que dans la vérité, ni de ruine que dans l’erreur. Mais il n’en est pas de même des hommes aux yeux desquels l’industrie est avilissante, qui ne voient l’honneur que dans le commandement, et qui fondent leur prospérité sur le travail gratuit du reste de la population ; pour ceux-ci, la ruse et la mauvaise foi se placent parmi les premiers moyens de succès ; la franchise et la vérité sont des causes de ruine. Nous ne connaissons, en effet, aucun peuple qui ait porté l’art de séduire, de corrompre ou de tromper les hommes, aussi loin que l’aristocratie romaine ; pour maintenir ses esclaves dans l’obéissance trois moyens lui suffisaient : l’abrutissement, la force et la terreur ; mais, pour réduire les plébéiens à n’être, dans ses mains, que des instruments, ou pour subjuguer et dépouiller les nations étrangères, elle avait besoin de plus de recourir à la ruse et à la perfidie. Aussi ne cessa-t-elle jamais d’en faire usage, depuis son origine jusqu’à sa destruction ; l’art profond avec lequel elle trompa les nations, lui servit peut-être plus à les rendre esclaves que les armes de ses légions [95].
[IV-104]
On peut juger par ce qui précède, des effets que l’esclavage produisit sur les mœurs de cette partie du peuple qui tenait le milieu entre l’aristocratie et ses esclaves. La plupart des vices que j’ai déjà fait observer lui étaient communs avec les patriciens ; on trouvait chez les uns comme chez les autres, le mépris du travail, l’amour de l’oisiveté, le besoin des jouissances physiques, l’avidité, la passion des spectacles les plus grossiers, la cruauté, l’orgueil, la perfidie et la vengeance. Quelques-uns de ces vices étaient modifiés cependant par la différence des positions sociales ; le patricien, dans son orgueil, ne voyait rien au-dessus de lui ; le plébéien était orgueilleux à l’égard des esclaves, des affranchis et des étrangers qu’il opprimait ; mais, à l’égard de l’aristocratie, il était l’homme le plus vil et le plus rampant ; il avait encore moins d’indépendance et de dignité personnelle, que n’en ont chez les modernes les mendiants de profession [96]. On verra mieux quelles furent les mœurs de cette classe de la population, quand j’exposerai l’influence de l’esclavage sur la nature du gouvernement, et sur les rapports des nations entre elles [97].
[IV-106]
De l’influence de l’esclavage sur les mœurs des maîtres et des esclaves dans les colonies modernes, et particulièrement dans les colonies hollandaises.
Les effets moraux que l’esclavage de la glèbe a produits sur les mœurs des maîtres et des esclaves, après la chute de l’empire romain, sont analogues à ceux que j’ai exposés dans le chapitre précédent ; cependant, ils se sont manifestés avec moins d’énergie, parce que la domination a été moins violente : chez les Romains, l’esclavage produisit dans la race des maîtres le mépris de tous les travaux industriels ; chez les modernes, il a produit un effet semblable, et il n’a pas encore complètement cessé : chez les premiers, pour vivre honorablement, il fallut vivre aux dépens d’une partie de l’espèce humaine, subjuguer des hommes par la ruse ou par la force, s’emparer des richesses déjà produites par eux, et les forcer à en reproduire de nouvelles pour s’en emparer encore, furent les seuls emplois que se réserva l’aristocratie ; chez les seconds, il n’a été permis de s’enrichir que par le pillage des nations vaincues, ou par les contributions levées sur les classes laborieuses ; les richesses acquises par l’industrie et le commerce ont été longtemps considérées comme viles, et dignes tout au plus des affranchis : les premiers repoussaient des fonctions publiques toutes personnes qui n’étaient pas sorties de leurs rangs ; les seconds ont tenu la même conduite toutes les fois qu’ils en ont eu la puissance : ceux-là considéraient toute alliance avec une famille qui n’était pas de la classe des maîtres, comme propre à souiller la pureté de leur sang ; ceux-ci ont porté un jugement semblable. Il serait inutile de pousser plus loin la comparaison, puisque, parmi nous, il n’existe rien de semblable à ce qui avait lieu en Europe avant la chute de l’empire romain.
Habitués à juger des peuples de l’antiquité par des héros de théâtre ou par les descriptions fantastiques des poètes, nous ne pouvons passer des possesseurs d’hommes des anciens temps, aux possesseurs d’hommes des colonies modernes, sans faire à nos idées une forte violence. Cependant, dans tous les pays, à toutes les époques et chez toutes les races, des causes semblables ont produit les mêmes effets. Nous avons vu, dans le quatrième chapitre de ce dans toutes les colonies modernes où l’esclavage a été établi, les maîtres ont considéré le travail comme avilissant, qu’ils l’ont abandonné à leurs esclaves, et ont cessé d’appliquer leurs organes physiques et même leurs facultés intellectuelles, à la production des choses nécessaires à leur existence. Sous ce rapport, ils ont été dans la même position, et ont pris les mêmes idées que les possesseurs d’hommes de l’antiquité ; mais, sous d’autres rapports, leur position a été différente. Les Romains, pour remplacer les esclaves que les misères attachées à la servitude faisaient incessamment périr, pour en multiplier le nombre, pour dépouiller les nations dont ils convoitaient les richesses, et pour se garantir des agressions étrangères, étaient obligés d’avoir sans cesse les armes à la main ; ils étaient, par conséquent, dans la nécessité d’exercer continuellement leurs forces physiques. Les possesseurs d’hommes des colonies modernes n’ont pas été, en général, dans la même nécessité ; ils n’ont pas eu besoin, comme les Romains, de faire la traite à main armée ; d’avides et féroces spéculateurs l’ont faite pour eux. Ils n’ont pas eu besoin de s’exercer aux armes pour leur défense ; les gouvernements, sous la protection desquels ils ont acquis des esclaves, se sont chargés de veiller à leur sûreté, et de les garantir des dangers auxquels les exposeraient leur cruauté, leur orgueil et leur avarice. Ils n’ont pas eu besoin de se procurer par les armes les objets de luxe qu’ils ne peuvent obtenir du travail de leurs esclaves ; des gouvernements ont établi, à leur profit, dans la mère-patrie, le monopole des denrées que ces esclaves peuvent produire, et ce monopole leur a donné le moyen d’acquérir les richesses qui ne peuvent être produites que par des mains libres. Ils ont été délivrés ainsi de tout travail de corps et d’esprit ; ils n’ont eu qu’à s’abandonner à l’oisiveté, et à s’occuper de leurs jouissances physiques ; et c’est en effet à cela que se bornent leurs soins.
Les possesseurs d’esclaves du cap de Bonne-Espérance ne connaissent pas de jouissances plus vives que de se livrer à l’oisiveté, et de satisfaire leur appétit ; boire, manger, dormir, ou faire quelques visites, sont les principales occupations d’un colon [98]. Pour lui, tous les jours se ressemblent ; et voici comment il en fait l’emploi : à peine est-il levé, qu’il boit son café, et fume sa pipe en se promenant, en bonnet de nuit, devant sa porte ou autour de sa maison ; à neuf heures, il déjeune copieusement, reprend sa pipe, se promène ou fait des visites jusqu’à midi ; à midi, il se remet à table, fait un dîner plus copieux encore, se couche, et dort jusqu’à cinq heures ; en se réveillant, il reprend sa pipe, se met à boire, se promène ou fait des visites pendant trois ou quatre heures ; à neuf heures, il se remet à table ; on lui sert huit, dix et même vingt plats de viande et de poisson, accommodés de diverses manières ; il boit et mange comme si ce qu’il a bu et mangé dans la journée n’avait fait qu’aiguiser son appétit : c’est ainsi, dit Barrow, que tous les jours ce glouton s’abandonne à la paresse et s’engraisse dans le sommeil [99].
[IV-110]
L’oisiveté et la gloutonnerie ne sont pas le partage seulement des riches possesseurs d’esclaves qui vivent à la ville ; les fermiers eux-mêmes sont d’une paresse sans égale, dans toute l’étendue de la colonie ; dormir et manger est l’emploi de toute leur vie ; ils laissent incultes des terres qui fourniraient aux besoins d’un grand nombre de familles industrieuses ; ils renoncent même à se procurer du pain et des végétaux salutaires, plutôt que de se livrer à un léger travail ; ils se contentent de la chair que leur fournissent leurs troupeaux, parce que, pour l’obtenir, il ne leur faut ni travail, ni intelligence [100].
Il n’y a pas plus d’activité chez les femmes que chez les hommes, elles se lèvent, boivent, mangent et dorment aux mêmes heures que leurs maris ; leurs occupations se bornent à gourmander leurs esclaves et à leur assigner leur travail ; elles se débarrassent même du soin de leurs enfants, quand elles en ont le moyen : chacun d’eux est commis par elles à la garde et aux soins d’un esclave [101].
Chez les Romains, les maîtres appartenant à la même espèce d’hommes que les esclaves, les enfants nés dans l’esclavage n’apportaient, en venant au monde, aucune marque au moyen de laquelle on pût juger des liaisons qui existaient entre les femmes esclaves et leurs maîtres ; il n’en a pas été de même dans les colonies modernes ; toutes les fois qu’une femme esclave a donné le jour à un enfant, on a pu juger, par la couleur de cet enfant, à quelle espèce d’hommes appartenait son père. Il a été d’autant plus difficile de se tromper sur les liaisons des maîtres avec leurs femmes asservies, qu’il n’y a jamais eu de mariage entre les blancs et les noirs ; tout enfant de sang mêlé a été le produit d’une union immorale, il a été presque toujours le fruit de la violence du maître sur son esclave. Ainsi, pour connaître quels sont les effets que l’esclavage produit sur les mœurs, relativement à l’union des sexes, il est peu nécessaire de rechercher, dans les voyageurs, quelles sont les relations qui existent entre un maître et les femmes qu’il possède à titre d’esclaves ; il suffit d’examiner quelles sont les couleurs diverses entre lesquelles la population se partage.
« En arrivant au cap de Bonne-Espérance, dit Levaillant, on est surpris de la multitude d’esclaves aussi blancs que les Européens qu’on y voit [102]. » Cependant, jamais aucun blanc n’a été réduit en esclavage dans ce pays ; les esclaves, au contraire, y ont toujours été d’origine éthiopienne. Comment est-il donc arrivé que leurs descendants sont devenus blancs ? Par une longue suite de violences des maîtres sur les femmes réduites en servitude. De leurs liaisons avec des Éthiopiennes sont nées des filles mulâtres ; de leurs liaisons avec celles-ci sont nées des filles moins foncées encore ; enfin, les traces de sang éthiopien ont disparu, et les esclaves ont fini par être de la même espèce que leurs possesseurs.
Mais, dans ce changement de races, il est un phénomène qu’il est important d’observer, parce que nous le retrouverons dans presque toutes les autres colonies. Un colon n’affranchit pas les enfants qui naissent de lui et de ses femmes esclaves ; il exige d’eux les travaux et la soumission qu’il exige de tous les autres. Il les vend, les échange ou les transmet à ses héritiers selon qu’il le juge convenable. Si un de ses enfants légitimes les reçoit à titre de succession, il ne fait entre eux et ses autres esclaves aucune distinction ; un frère devient ainsi le propriétaire de ses sœurs et de ses frères. Il exerce sur eux la même tyrannie ; il exige d’eux les mêmes travaux ; il les déchire du même fouet ; il assouvit sur eux les mêmes désirs. Cette multitude d’esclaves blancs qui étonnent les regards d’un Européen, sont donc presque toujours les fruits de l’adultère et de l’inceste. Un voyageur observe qu’il existe si peu d’affection entre les parents, dans cette colonie, qu’on voit rarement deux frères converser ensemble [103]. Comment un frère pourrait-il avoir de la tendresse pour un autre, quand peut-être il a dix ou douze frères et sœurs qu’il considère comme la plus vile des propriétés, et qu’il emploie à satisfaire les passions les plus brutales ? Chez les gens sans éducation, les mœurs se manifestent ordinairement par le langage, et, suivant Barrow, celui des habitants du Cap est d’une indécence qu’on ne tolérerait dans aucune société [104].
Les esclaves ayant plus ou moins de valeur, selon qu’ils tiennent plus ou moins de l’espèce blanche ou de l’espèce noire, les colons favorisent les liaisons de leurs femmes esclaves avec les soldats européens préposés à la garde de la colonie ; toute négresse que son maître ne réserve pas pour son usage, obtient de lui la permission de consacrer le dimanche au soldat de la garnison qui a daigné l’honorer de ses regards [105].
Toutes les fois que dans un pays on voit une partie de la population vivre dans l’oisiveté, la mollesse et l’abondance, on peut être assuré qu’il en existe une autre partie beaucoup plus nombreuse, qui vit dans une extrême misère, et qui est condamnée à un travail sans relâche. Au cap de Bonne-Espérance, les possesseurs d’hommes ne travaillent jamais, et consomment une quantité d’aliments immense. Les esclaves employés à la culture sont mal nourris, mal vêtus, accablés de travaux, et châtiés avec la plus grande rigueur [106]. Les esclaves attachés au service personnel de leurs maîtres et vivant à la ville, sont les seuls qui soient bien vêtus et bien nourris [107]. Il y a, entre eux et ceux qui sont employés aux travaux des champs, la même différence qu’il y a, dans certains États de l’Europe, entre les laquais qui fourmillent dans les maisons des grands, et les ouvriers qui vivent dans la misère en travaillant quatorze heures par jour. C’est de l’analogie qu’on observe entre les hommes qui commandent, que naît l’analogie qu’on observe entre les hommes qui obéissent. Nous trouverons le même phénomène dans toutes les colonies.
Les esclaves employés aux travaux les plus pénibles n’y étant excités par l’espérance d’aucun profit, il n’y a que la crainte des châtiments qui puisse les y contraindre ; la cruauté des colons envers eux est telle, qu’il n’est aucun voyageur qui n’en ait été révolté. La moindre contradiction, le moindre retard dans l’exécution de leurs désirs les irritent et les rendent féroces ; ils finissent par trouver, dans l’exercice de la cruauté, une sorte de jouissance.
« J’ai connu quelques colons, dit Sparrman, qui, non seulement dans la chaleur de la colère, mais de sang-froid et par réflexion, ne rougissaient pas de se faire eux-mêmes bourreaux, de déchirer, pour la moindre négligence, le corps et les membres de leurs esclaves, de prolonger exprès leur supplice et leurs tortures, et, plus cruels que des tigres, de jeter sur leurs blessures du poivre et du sel ; mais, ce qui me parut encore plus étrange et plus horrible, ce fut d’entendre un de ces colons chrétiens décrire, avec une apparence de satisfaction, tout le procédé de ces exécutions diaboliques, et même se glorifier de les pratiquer lui-même, s’épuiser en sophismes pour justifier ces excès, et, en général, le trafic des esclaves auquel il était personnellement intéressé [108]. »
L’instrument dont les colons se servent pour châtier leurs esclaves, est un fouet d’une énorme dimension, dont ils font également usage pour conduire les chevaux. Ils l’appliquent quelquefois avec tant de fureur, que si la victime n’expire pas sous les coups, il est difficile qu’elle en échappe. Barrow, témoin des violences continuelles commises sur les esclaves, en rapporte quelques-unes qui peuvent faire juger des mœurs particulières à leurs maîtres.
« Nous vîmes, dit-il, une jeune femme hottentote, tenant un enfant dans ses bras, et gisant sur la terre dans l’état le plus déplorable. Elle avait été déchirée de la tête aux pieds avec un de ces fouets terribles faits avec du cuir de rhinocéros ou de vache marine, et connus sous le nom de sambocs. Son corps n’était exactement qu’une plaie ; son enfant, en se cramponnant autour d’elle, n’avait pas échappé aux coups. Nous eûmes beaucoup de peine à la mettre dans une situation propre à recevoir les secours de la médecine. Mais elle était tellement meurtrie et la fièvre éclata avec tant de violence, qu’on désespéra de sa vie pendant plusieurs jours. Le seul crime reproché à cette femme était d’avoir tenté de suivre son mari, qui était du nombre des Hottentots qui avaient résolu d’implorer la protection anglaise [109]. »
« La ferme voisine, ajoute le même voyageur, nous offrit un exemple de brutalité encore plus horrible. Nous vîmes dans un coin de la maison un bel enfant hottentot d’environ sept ans, qui avait aux pieds une chaîne de fer de dix ou douze livres ; ses jambes étaient enflées, et les fers pénétraient dans les chairs. Ce pauvre enfant était si accablé sous leur poids, qu’il se traînait et ne pouvait marcher ; il y avait plus d’un an qu’il était dans cet état [110] ».
Quelquefois, la colère des maîtres l’emporte sur leur cruauté, et ne leur laisse pas le temps de prolonger les tourments de leurs esclaves ; suivant le témoignage du même voyageur, un Hottentot refusant de fusiller un déserteur, sur l’ordre de son maître, celui-ci l’étendit à ses pieds d’un coup de fusil, et fit massacrer ensuite le déserteur, sa femme et son enfant [111].
Le gouvernement hollandais, pour mettre un frein à la cruauté des colons, leur avait défendu de leur donner la mort ; il avait même autorisé les esclaves à porter plainte devant les magistrats, dans les cas où ils seraient injustement maltraités ; mais ces règlements n’ont jamais été exécutés [112].
« Si un blanc tue son esclave, dit Barrow, il l’enterre et on n’en parle plus ; s’il tue celui d’un autre, il se tire d’affaire en payant sa valeur au maître, à moins que celui-ci, implacable dans son ressentiment, ne le traduise devant la cour de justice, ce qui, je crois, n’est jamais arrivé [113]. »
En même temps qu’un maître, ou même tout homme libre, peut impunément maltraiter un esclave, il est interdit à celui-ci, sous peine de mort, de lever la main pour se défendre : le seul acte d’avoir frappé un Européen est puni du dernier supplice, parce qu’on présume que le coup a été porté dans l’intention d’assassiner [114].
La mort réservée aux esclaves n’est pas la simple privation de la vie. Les maîtres ont senti, comme ceux de l’antiquité, qu’un tel châtiment paraîtrait léger à des êtres pour lesquels la vie n’est qu’un long supplice. Ils ont donc cherché un genre de mort qui pût remplacer la crucification dont les Romains faisaient usage. Sparrman a plusieurs fois été témoin des peines infligées aux esclaves ; il les a vu déchirer par le fouet, ou livrer au dernier supplice, et il en rend compte dans les termes suivants :
« J’ai plusieurs fois été témoin, dit-il, de ces scènes atroces. J’ai souvent entendu, surtout le matin et le soir, les cris et les gémissements de ces malheureux. Dans ces cruels instants, ils demandent grâce ; mais, m’a-t-on dit, ils implorent avec encore plus d’instance un verre d’eau qu’on a grand soin de leur refuser, tant leur sang est enflammé par les souffrances. L’expérience a montré qu’alors un verre d’eau, ou toute autre boisson, leur donnait la mort dans l’espace de quelques heures et quelquefois dès qu’ils avaient bu. La même chose arrive aussi à ceux qui sont empalés vivants, après avoir été rompus, ou même sans avoir subi ce supplice. On leur enfonce la pique le long du dos et des vertèbres du cou, entre la peau et l’épiderme, en sorte que le patient est dans la position d’un homme assis. Cependant, quelques-unes de ces victimes vivent encore l’espace de plusieurs jours dans cette position, lorsque le temps est sec ; mais, s’il devient pluvieux, leurs plaies se gangrènent, et leurs tourments finissent en quelques heures avec leur vie [115].
Les cadavres des hommes qui ont ainsi péri dans les supplices, sont suspendus à des chaînes sur les grands chemins ; et ils y restent jusqu’à ce qu’ils soient dévorés par les vautours, ou qu’ils tombent en pourriture [116].
La perfidie n’est pas considérée comme un vice par les colons : quiconque trompe son voisin, dit Barrow, passe pour un habile homme. La vérité n’est pas au nombre des vertus morales, et le mensonge est pris pour de l’esprit. La propriété n’est pas plus respectée que la vérité ; le vol n’est pas regardé comme une action criminelle ; il ne déshonore pas. En un mot, les colons, suivant le même voyageur, n’ont de l’activité que pour faire le mal : ils applaudissent toujours aux crimes heureux [117].
Indifférents sur tout ce qui touche à leur réputation relativement aux mœurs, les colons sont d’une susceptibilité extraordinaire sur la distinction des rangs. L’homme qui donne sa fille à l’individu le plus infâme, sans craindre de déroger, se croirait déshonoré si sa femme ou sa fille avaient perdu leur rang à l’église. La préséance est une des principales causes de leurs nombreuses querelles ; avoir le premier pas dans l’église, ou placer son siège le plus près de la chaire, est pour eux une affaire de la plus haute importance [118]. Leur orgueil, qui leur fait voir avec tant de mépris toute personne qu’ils jugent d’un rang inférieur, se manifeste envers tout homme dont ils n’ont rien à espérer ni rien à craindre, et particulièrement envers les étrangers. La plupart d’entre eux n’ont cependant pour ancêtres que des mendiants, des malfaiteurs et des prostituées, qui furent jadis déportés dans ce pays par le gouvernement hollandais. Mais en même temps que les colons manifestent le plus insolent orgueil envers tout homme qu’ils supposent d’un rang inférieur au leur, ils se montrent d’une servilité et d’une bassesse sans bornes, envers les principaux membres du gouvernement auquel ils sont soumis : ils réunissent ainsi dans leurs personnes les vices des maîtres et ceux des esclaves [119].
Les possesseurs d’hommes de la Guyane ont, sous plusieurs rapports, les mêmes mœurs que ceux du cap de Bonne-Espérance ; cependant, comme il existe plusieurs différences entre la nature du sol et des productions des deux pays, on observe dans les mœurs et dans les rapports qui existent entre les diverses classes de la population, des différences correspondantes.
Le sol du cap de Bonne-Espérance est généralement pauvre ; il est employé à élever des troupeaux, à produire les mêmes espèces de grains qu’on recueille en Europe, et différentes espèces de vins. Si l’on fait exception des vins, tous les produits du pays sont consommés sur les lieux, ou vendus aux navigateurs qui manquent de provisions. Aucun de ces produits n’exige de travaux pénibles et continus ; ceux qui sont les plus nécessaires à la vie, sont ceux qui exigent le moins de fatigues, et qui se vendent au plus bas prix. La viande de boucherie, qui est la base de la subsistance de la population, se donne presque pour rien. Il résulte de là que les maîtres ne peuvent ni acquérir de grandes richesses, ni s’adonner à un grand luxe ; et qu’ils ne sont excités par aucun intérêt puissant, à exiger de leurs esclaves un travail excessif, ou à les priver des aliments qui leur sont nécessaires pour réparer leurs forces. Un esclave préposé à la garde d’un troupeau, n’a pas à se donner beaucoup plus de peine qu’un homme libre ; il peut être presque aussi paresseux que son maître. Le cultivateur qui peut bien nourrir un esclave avec une valeur de deux ou trois sous par jour, ne peut aspirer à faire de grandes économies sur sa nourriture. Aussi, quoique les esclaves de cette colonie soient durement traités, ils sont moins mal nourris que ceux des autres colonies.
Le sol de la Guyane est, au contraire, d’une très grande fertilité ; la chaleur du climat le rend impropre à servir de pâturage, ou à produire des céréales ; mais elle le rend très propre à produire du sucre ou d’autres denrées qui ne croissent qu’entre les tropiques. Ces productions ne s’obtiennent que par de longs et pénibles travaux ; elles ont, comparativement aux céréales et à la viande de boucherie, une grande valeur, et sont généralement destinées à l’exportation. Il résulte de là que les maîtres peuvent avoir plus de luxe et se donner des jouissances plus nombreuses et plus variées que les colons du cap de Bonne-Espérance ; mais il en résulte aussi qu’ils sont plus intéressés à exiger de leurs esclaves un travail plus pénible et plus continu, et à ne leur laisser que ce qui leur est rigoureusement nécessaire pour vivre. Les esclaves étant soumis à des fatigues plus dures, et n’ayant que des aliments peu abondants et de mauvaise qualité, perdent plus vite leurs forces et vivent moins longtemps ; mais les pertes que le maître fait de cette manière, sont plus que compensées par le surcroît de travail qu’il obtient d’eux, et par les économies qu’il fait sur leur subsistance et leurs vêtements [120].
Les différences dans la nature et les productions du sol et dans la température de l’atmosphère étant connues, on comprendra facilement les différences qui existent dans les mœurs des deux populations.
Les colons hollandais de la Guyane ont pour le travail, soit de corps, soit d’esprit, la même aversion et le même mépris que les autres possesseurs d’hommes : leur vie tout entière est consacrée à l’oisiveté et à la satisfaction de leurs jouissances physiques ; ils n’ont de distractions que celles qu’ils trouvent dans les châtiments de leurs esclaves et dans les soins de leur propre sûreté. Placé sous un climat brûlant, le planteur qui vit au milieu de sa plantation, se lève avec le soleil ; il se rend sous une espèce de portique appelé piazza : là il trouve son café, sa pipe, et six des plus beaux esclaves de l’un et de l’autre sexe prêts à le servir. Le chef de la plantation ou commandeur se présente pour faire son rapport de ce qui s’est passé la veille ou dans le cours de la nuit ; il est suivi des esclaves cultivateurs, coupables de quelque négligence, des esclaves exécuteurs, armés d’un fouet terrible, et de l’esclave chirurgien qui doit panser les blessures. Le rapport entendu, le maître fait un signe, et aussitôt les accusés sont attachés aux colonnes du portique ou à un arbre, et déchirés à coups de fouet, jusqu’à ce qu’un nouveau signe arrête la fureur des bourreaux. S’il est résulté des châtiments quelque blessure grave, l’esclave chirurgien la panse, et les esclaves punis sont renvoyés au travail. À son tour, le chirurgien fait son rapport sur la santé des autres esclaves, et les plus jeunes sont passés en revue.
« Sa seigneurie, dit Stedman, se promène alors dans son vêtement du matin, qui consiste en un caleçon de toile de Hollande, la plus fine, en bas de soie blancs, et en pantoufles de maroquin jaune ou rouge ; le col de sa chemise reste ouvert, et il ne porte en-dessus qu’une robe flottante de belle toile des Indes ; sa tête est couverte d’un bonnet de coton d’une finesse extrême, et d’un énorme castor qui garantit de l’ardeur du soleil son maigre et sombre visage…
« Ayant erré lentement autour de sa maison, ou étant monté à cheval pour visiter ses champs et calculer l’augmentation de ses richesses, il revient sur les huit heures, afin de s’habiller s’il a envie de faire quelques visites, sinon il reste tel qu’il est. Dans le premier cas, il échange seulement son caleçon contre une culotte d’une toile légère ou de soie ; ensuite, il s’assied, et tend les deux jambes à un jeune nègre qui les chausse ; un autre en même temps le coiffe ou le rase ; un troisième est occupé à écarter de lui les moustiques. Cette partie de sa toilette achevée, il prend une autre chemise, passe un autre habit toujours de toile blanche ; alors, sous un vaste parasol porté par un jeune nègre, on le conduit à sa barge, qui l’attend avec six ou huit rameurs, et que son commandeur a eu soin de pourvoir de fruits, de vin, d’eau et de tabac. S’il ne s’éloigne pas de la plantation, il déjeune à dix heures. À la chaleur du jour, il s’étend dans son hamac et dort. Pendant son sommeil, deux jeunes négresses l’éventent pour le rafraîchir. À trois heures, il s’éveille, se lave, se parfume, et se met à table où il trouve tout ce qui peut flatter sa sensualité. À six heures, la même scène que le matin avec le commandeur, les esclaves qui ont failli et les exécuteurs ; ensuite, le punch, le jeu, la pipe. À dix heures, ajoute Stedman, monseigneur choisit dans son sérail celle de ses esclaves avec laquelle il veut passer la nuit. Le lendemain les mêmes scènes se répètent [121]. »
Il n’est pas besoin de dire qu’un maître qui est armé d’un pouvoir sans limites, qui ne vit habituellement qu’au milieu de ses esclaves, et qui n’a rien à craindre de l’opinion, ne saurait trouver aucune résistance chez les femmes soumises à son empire ; mais, ce qu’il faut observer, c’est que tous les hommes auxquels il délègue une part de sa puissance, jouissent à peu près du même privilège que lui ; le commandeur, sur le rapport duquel les esclaves sont châtiés, sans qu’il leur soit permis de rien dire pour leur défense, est plus redoutable que le maître lui-même, puisqu’il n’est pas arrêté par la crainte de détruire sa propriété; il n’y a pas jusqu’aux esclaves qui remplissent les fonctions de bourreaux, qui ne jouissent d’une sorte de puissance ; car, dans leurs mains, le fouet peut être un instrument plus ou moins terrible, selon qu’ils sont bien ou mal disposés.
Il arrive quelquefois cependant qu’une femme esclave résiste aux désirs du maître ou du commandeur, surtout si elle a fait un choix parmi ses compagnons d’infortune : en pareil cas, la résistance est punie par le châtiment le plus sévère. Le premier exemple de cruauté dont Stedman fut témoin, en arrivant à Surinam, fut produit par une telle cause. Une belle fille, âgée d’environ dix-huit ans, et entièrement nue, était attachée à un arbre par les bras. Dans cette position, deux nègres, armés de deux fouets énormes, lui en infligèrent deux cents coups. Au moment où Stedman l’aperçut, elle venait de subir son châtiment : la tête penchée sur le sein, le sang ruisselant de la tête jusqu’aux pieds, elle présentait le plus épouvantable spectacle.
« Je courus au commandeur, dit Stelman, et le suppliai de la faire détacher promptement, puisqu’elle avait totalement subi son supplice. Il me répondit tout simplement que, pour empêcher les étrangers de se mêler de son administration, il s’était fait une règle invariable de doubler le châtiment toutes les fois qu’on intercéderait pour le coupable, et le barbare fit recommencer l’exécution à l’instant. Je voulus, mais vainement, l’arrêter ; il me déclara que le moindre délai, loin d’arrêter sa détermination, ne rendrait sa vengeance que plus implacable et plus terrible. Je n’eus d’autre parti à prendre que de fuir ce détestable monstre, et de le laisser se rassasier de sang comme une bête féroce... Ayant cherché le motif de cette barbarie, j’appris avec certitude que le seul crime de cette infortunée était de s’être constamment refusée aux embrassements de son détestable bourreau [122]. »
Les femmes des maîtres n’ont pas des mœurs plus pures ni plus douces que celles de leurs maris ; elles s’abandonnent aux mêmes désordres qu’eux, quand elles en trouvent l’occasion, ou elles sont dévorées de jalousie, et se portent aux excès les plus violents envers les femmes esclaves qui sont l’objet de leurs soupçons. Stedman, qui raconte de si nombreux exemples de l’immoralité des hommes, a voulu se montrer moins sévère à l’égard des femmes ; il nous apprend cependant qu’elles s’abandonnent, en général, à toutes leurs passions, et principalement à la plus constante cruauté [123]. Il dit qu’en peu de mois les officiers qui étaient allés dans cette colonie pour soumettre ou détruire des esclaves réfugiés dans les forêts, furent, en grande partie, mis sur les bords de la tombe par les bontés des dames [124]. Il raconte qu’une des grandes dames de la colonie, dans les repas qu’elle donnait aux officiers, faisait servir ses convives par les plus belles de ses esclaves complètement nues, et qu’elle justifiait cet usage en disant qu’il leur enlevait le moyen de cacher leur grossesse. Enfin, il assure que l’impudence des femmes de la bonne compagnie était telle, qu’elle faisait rougir les officiers européens qui n’y étaient pas habitués [125]. Cependant il se fait un scrupule de révéler tous les faits dont il a été témoin : « Je dois, dit-il, tirer le rideau sur toutes les imperfections du sexe dans ce climat. »
La licence des mœurs ne calme pas les fureurs de la jalousie. Cette passion se montre d’autant plus terrible, que les malheureuses qui la causent sont dans un état plus abject, et qu’elles sont plus dénuées de protection. Une femme qui fait châtier une de ses esclaves, cherche surtout à la défigurer et à la rendre hideuse : c’est sur le sein qu’elle fait appliquer les coups de fouet, quelquefois même des coups de poignard. Stedman raconte qu’une dame créole apercevant dans sa plantation une jeune et belle esclave, lui fit aussitôt appliquer un fer brûlant sur le front, sur les joues et sur la bouche, et ordonna qu’on lui coupât en même temps le tendon d’Achille. Elle fit ainsi, en un instant, d’une belle personne une espèce de monstre de difformité. Les sentiments les plus exaltés chez tous les possesseurs d’hommes sont l’orgueil, et l’amour des jouissances physiques ; une femme esclave qui est l’objet des préférences de son maître, offense donc sa maîtresse de la manière la plus sensible ; elle l’humilie à ses propres yeux, et lui ravit une partie de ses plaisirs ; c’est plus qu’il n’en faut pour allumer sa vengeance et sa cruauté [126].
Les effets de la jalousie ne s’arrêtent pas sur les femmes qui en sont l’objet ; ils s’appesantissent particulièrement sur les enfants qui, par leur couleur, annoncent qu’ils doivent le jour à leur maître ou à des hommes de son espèce. Ces enfants, quel que soit le sexe auquel ils appartiennent, sont odieux aux femmes des maîtres, parce qu’ils sont une preuve irrécusable des préférences que leurs esclaves obtiennent sur elles ; mais, s’ils appartiennent au sexe féminin, ils sont odieux de plus, parce que leurs maîtresses voient en elles des rivales futures pour elles-mêmes ou du moins pour leurs filles [127].
Les maîtres pourraient mettre les enfants qu’ils ont de leurs esclaves, à l’abri des violences de leurs femmes : il leur suffirait de leur donner la liberté ; mais deux obstacles s’y opposent : les mœurs, et les lois qui n’en sont que l’expression. La tendresse qu’un père manifeste pour ceux de ses enfants qui sont nés dans l’esclavage est, en général, considérée comme une faiblesse et presque comme une folie. Leur donner la liberté, c’est se dépouiller d’une propriété utile et se priver de la faculté de disposer d’eux arbitrairement ; il les laisse donc confondus avec ses autres esclaves ; il les vend, il les échange, ou les transmet à son héritier [128].
On a pu, par ce qui précède, se faire une idée du luxe et des jouissances des possesseurs d’hommes à Surinam ; il reste à exposer par quels travaux et par quelles peines ces avantages sont achetés.
Le sucre est la principale denrée qu’on retire de ce pays ; et comme, dans toutes les colonies, cette denrée exige les mêmes travaux et demande les mêmes soins, on peut appliquer à toutes ce que je dirai d’une seule.
[IV-132]
Les travaux de l’agriculture, dans les colonies, sont tous exécutés à force de bras ; on ne fait usage ni de machines, ni de la force des animaux. Dès le lever du soleil, les claquements des fouets annoncent aux esclaves qu’il est temps de se rendre au travail. Dans chaque plantation, un conducteur, armé d’un fouet de charretier, les conduit aux champs par troupes ; et, pendant qu’ils travaillent, il marche à leur suite, pressant à coups de fouet ceux qu’il ne juge pas assez diligents [129]. Les enfants, dès l’âge de six ou sept ans, sont aussi menés aux champs par troupes, pour en arracher les mauvaises herbes ou pour se livrer à d’autres travaux. L’esclave qui les conduit est armée d’une longue baguette, et elle en frappe les plus tardifs ou les plus maladroits : pour eux, comme pour leurs pères, il n’existe pas d’autres motifs d’activité que les châtiments.
En même temps qu’ils sont soumis à des fatigues sans termes, et qu’ils sont sans cesse exposés à être déchirés à coups de fouet, les esclaves n’obtiennent qu’une nourriture peu abondante, peu substantielle, et qui jamais ne varie : c’est de la farine de manioc, quelques harengs, un peu de légumes qu’ils cultivent eux-mêmes. Il leur est rigoureusement interdit de manger de la canne à sucre qu’ils cultivent ; celui qui serait seulement soupçonné d’en avoir goûté aurait les dents arrachées [130].
[IV-134]
Les fautes ou les négligences sont punies, ainsi qu’on l’a déjà vu, par un nombre de coups de fouet appliqués sur les parties nues du corps, selon la volonté ou les caprices du maître ou du commandeur ; souvent aussi on fend le nez, ou on coupe les oreilles aux esclaves qui ont entre eux des querelles. Les règlements défendent aux maîtres de donner la mort à leurs esclaves ; mais ils sont aisément éludés ; le témoignage des blancs libres étant seul admis, il n’est pas possible de trouver des témoins pour convaincre les coupables. On ne trouverait d’ailleurs ni accusateurs pour le poursuivre, ni juges pour le condamner, puisque les magistrats appartiennent à la classe des maîtres et font cause commune avec eux. Aussi, n’est-il pas rare de trouver des colons qui se font un jeu de la vie de leurs esclaves ; s’ils en ont dont ils veulent se débarrasser, ils les entraînent avec eux à la chasse, et aussitôt qu’ils sont parvenus dans un lieu écarté, ils les tuent d’un coup de fusil. Quelquefois, ils les font périr dans de longs et douloureux supplices en présence de tous leurs autres esclaves, et alors la mort est attribuée à un accident, ou à la faiblesse de la constitution du patient [131].
Les fautes légères des esclaves étant punies par les châtiments les plus graves, et la vie étant dépouillée de tout ce qui peut la rendre chère, les fautes graves ou les délits ne peuvent être punis que par de grands supplices. Un esclave que l’excès du malheur porte à se détruire, doit prendre garde de ne pas survivre à la tentative qu’il fait ; car, s’il en échappe, il expie dans de longs tourments l’atteinte qu’il a voulu porter, dans sa propre personne, à la propriété de son possesseur. On le déchire à coups de fouet, en prenant garde toutefois de n’offenser aucune partie essentielle à la vie ; ou bien on le soumet au supplice du spanso-bocko, qui est plus cruel encore [132].
[IV-135]
Les colons s’adressent quelquefois aux magistrats pour faire punir leurs esclaves : ils ont cette précaution dans les cas où ils craignent que les esclaves n’expirent pendant l’exécution du châtiment ; si cela arrive quand c’est par ordre du juge que la peine est infligée, ils n’ont pas à craindre d’être condamnés à l’amende. Un maître qui a repris un esclave fugitif, peut requérir la cour de justice de lui faire couper une jambe, pour prévenir le même délit. Stedman, pendant son séjour à Paramaribo, vit neuf exécutions de ce genre, autorisées par les magistrats, et faites par le chirurgien de l’hôpital. Quatre des patients moururent immédiatement après l’opération, et un cinquième se fit mourir lui-même en arrachant ses bandages pendant la nuit [133]. Les crimes plus graves que la fuite, tels que la révolte, la résistance et autres semblables, sont punis des tourments les plus longs et les plus cruels que l’imagination des maîtres puisse inventer. Être brûlé à petit feu, rompu vif, ou écartelé par quatre chevaux, sont des supplices qu’on fait subir indistinctement à des vieillards, à des femmes et même à des enfants, et ces supplices ne sont pas rares. Si l’on veut prolonger les tourments du patient, on le suspend par les côtes à un crochet de fer, et il reste là vivant quelquefois pendant trois jours, les pieds et la tête pendants vers la terre [134].
La constance et la fermeté des esclaves se mettent au niveau de la cruauté des maîtres. Quelle que soit la rigueur des supplices qu’on leur inflige, il ne leur arrive presque jamais de proférer une plainte. Ils montrent, dans les tourments, la constance que nous avons observée chez les sauvages tombés dans les mains de leurs ennemis. Quelquefois, ils cherchent à irriter leurs bourreaux par des sarcasmes ou des plaisanteries ; ils les bravent en accusant leur cruauté d’impuissance. Savoir souffrir et mourir est la seule gloire dont les maîtres ne puissent priver leurs esclaves [135].
L’orgueil des maîtres dans cette colonie est égal à leur cruauté. Ils considéreraient comme une insolence intolérable de la part d’un esclave, l’action de boire ou de manger en leur présence, ou en présence d’un homme de la même espèce qu’eux. Un mot, même un regard, qui ne porteraient pas ce caractère d’abaissement qu’on exige de la population asservie, seraient suivis des châtiments les plus terribles. L’esclave qui passerait auprès d’un simple matelot et qui négligerait de lui donner quelques signes de respect, s’exposerait à avoir le crâne fracassé à coups de bâton, pour une telle insolence. Cette susceptibilité n’existe pas seulement à l’égard des esclaves ou des hommes de couleur ; elle existe à l’égard de tout homme qu’un maître juge d’un rang inférieur au sien [136].
On pourrait supposer que les mœurs que nous observons dans les colonies hollandaises, tiennent à d’autres causes qu’à l’existence de l’esclavage et à l’espèce de culture à laquelle les esclaves sont employés ; on pourrait croire que les premiers habitants de ces colonies n’ont été que le rebut de la société de la mère-patrie, et que les mœurs actuelles ne sont que des conséquences nécessaires des mœurs qui existaient à l’époque de la colonisation ; mais on va voir qu’il existe des mœurs semblables dans les colonies anglaises, françaises et espagnoles, où l’esclavage est admis, et où l’on observe quelque analogie dans la nature des travaux auxquels la population asservie est assujettie.
Les mœurs des Hollandais établis dans les îles de la Sonde, nous sont un peu moins connues que celles des colons du Cap, et de ceux de la Guyane. On voit cependant, par ce qu’en disent les voyageurs, qu’elles diffèrent peu de celles que nous avons déjà observées ; l’oisiveté, l’orgueil et la cruauté sont les caractères qui, dans ces îles, ont frappé d’abord les observateurs. On a vu précédemment que l’aversion des Hollandais pour tout genre d’occupation y est si forte, que, sans les Chinois, ils seraient exposés à manquer de tout. L’orgueil a marqué les rangs, dans ces îles, avec autant de force que dans aucun pays. Les titres de grand-marchand, de marchand, de sous-marchand, de teneur de livres, d’assistant, répondent aux titres de prince, de duc, de conte, de marquis, de baron, de chevalier. Ceux qui les portent se distinguent par un costume particulier, et ont plus de morgue et d’insolence que n’en a la noblesse dans aucun pays de l’Europe. Les chefs militaires portent les mêmes titres : un major peut prétendre au rang de grand-marchand ; un capitaine n’est élevé qu’au rang de sous-marchand [137]. Les chefs supérieurs ne sortent jamais de chez eux sans se faire précéder de gardes. Quand un gouverneur passe dans sa voiture, tout le monde s’arrête, les personnes qui sont en équipage mettent pied à terre, et l’on s’incline avec respect devant la dignité du grand personnage ; les sénateurs seuls sont exceptés de cette marque de respect. Les grands exigent pour leurs femmes tous les mêmes honneurs qu’ils exigent pour eux [138].
Dans les pays où l’esclavage existe, le premier titre à la considération, c’est d’être de la race des maîtres ; la première cause de mépris, c’est d’être de la race des esclaves. Ces dispositions se manifestent à Batavia avec la même énergie que dans la Guyane et au cap de Bonne-Espérance. Si des hommes de la race des maîtres commettent des crimes, ils n’en sont point punis, ou ils ne le sont que très légèrement ; mais, si des hommes de la race asservie commettent des fautes, ils sont pendus, rompus vifs, ou empalés sans miséricorde [139].
[IV-140]
De l’influence de l’esclavage domestique sur les mœurs des maîtres et des esclaves dans les colonies anglaises.
Les colonies anglaises, dans les îles ou sur le continent d’Amérique, peuvent être divisées en deux classes, selon le plus ou le moins de fertilité du sol : les unes ne sont pas assez fertiles pour que le sucre puisse y être avantageusement cultivé ; elles produisent des denrées qui sont, en grande partie, consacrées à la consommation immédiate des habitants : la principale production des autres, au contraire, consiste en sucre ; et cette denrée est exportée, soit dans la mère-patrie, soit dans d’autres pays. Le traitement des esclaves est dur dans toutes ; mais il l’est infiniment plus dans les dernières que dans les premières : dans celles-ci, ils sont mieux nourris, moins accablés de travail, et moins châtiés que dans celles-là. Les raisons de cette différence sont les mêmes que celles que j’ai fait observer, dans le chapitre précédent, en parlant du cap de Bonne-Espérance et de Surinam [140].
[IV-141]
Un grand nombre des propriétaires des colonies anglaises, ceux particulièrement dont les terres sont assez riches pour produire du sucre ou d’autres denrées propres à l’exportation, résident habituellement en Angleterre avec leurs familles, et font diriger leurs plantations par des agents. N’ayant aucun rapport direct avec leurs esclaves, n’exigeant rien d’eux par eux-mêmes, et ne leur faisant infliger spécialement aucune punition, ils ne peuvent prendre les mœurs qui caractérisent les maîtres. Leurs femmes et leurs enfants sont encore plus qu’eux-mêmes à l’abri de l’influence de l’esclavage ; car ils ignorent ou ne connaissent qu’imparfaitement les sources des revenus dont ils vivent. La qualité de possesseurs d’hommes doit donc influer moins fortement sur leurs idées et sur leurs habitudes sociales ; la principale influence qu’elle produit sur eux, c’est de fausser leur jugement sur les principes de la morale, de les placer plus que les autres Anglais sous la dépendance de leur gouvernement, et de les disposer par conséquent à soutenir toutes ses mesures [141].
[IV-142]
Mais, quoique les facultés intellectuelles et morales des maîtres qui vivent en Angleterre soient moins affectées par l’existence de l’esclavage dans les colonies, que les facultés intellectuelles et morales de ceux qui vivent parmi leurs esclaves ; quoiqu’ils ne puissent pas ressentir cet appétit de toutes les jouissances physiques, que nous avons observé chez les colons du cap de Bonne-Espérance et de Surinam, ils ne sont guère moins intéressés à exiger de leurs esclaves tout le travail qu’il est possible d’obtenir d’eux, et à ne leur laisser que ce qui leur est rigoureusement nécessaire pour vivre.
Un planteur qui vit au milieu de sa plantation est intéressé à faire croître, au moins pour sa consommation personnelle et celle de sa famille, diverses espèces de végétaux qu’on ne peut jamais tirer de loin ; il est également intéressé à élever quelques espèces d’animaux, et il est difficile qu’il calcule tellement les produits de ce genre, qu’il n’en reste absolument rien pour un certain nombre de ses esclaves, après que les besoins de sa famille ont été satisfaits. Si le sol qu’il cultive n’est pas assez riche pour produire des denrées propres à être exportées au loin, il faut que ses revenus soient consommés en nature sur les lieux ; et, comme le prix ne peut en être très élevé, ses esclaves en profitent. Mais un planteur qui vit en Angleterre, ne peut tirer son revenu que des denrées qui sont vendues, et rien n’est vendu que ce qui est exporté. Tout produit qui se consomme sur les lieux, s’il n’est pas rigoureusement nécessaire à la vie de ses esclaves, non seulement n’a point de valeur pour lui, mais lui cause une perte ; car ce produit ne peut croître qu’autant qu’on y consacre et du temps et du terrain. D’un autre côté, les planteurs anglais vivant dans un pays où il existe d’immenses fortunes, et où les richesses sont indispensables à la considération, ils sont excités par un sentiment de vanité à attirer en Angleterre tout ce qu’il est possible de faire produire à leurs plantations. Enfin, les agents auxquels est confiée l’exploitation des terres et des hommes qui la cultivent, ne sont pas retenus, dans l’exercice de leur pouvoir, par la crainte de détruire leur propriété ; l’avarice ne peut être un frein à aucune autre de leurs passions. Ces diverses circonstances, si elles influent peu sur les mœurs des familles des planteurs, ont, comme on le verra bientôt, une grande influence sur le sort des esclaves.
Il est impossible que les agents employés par les planteurs se livrent à cette oisiveté d’esprit et corps que nous avons observée chez les possesseurs d’hommes des colonies hollandaises ; mais leur activité ne s’exerce que sur des êtres humains ; ils n’agissent sur les choses que par l’intermédiaire des esclaves ; ils considèrent comme indigne d’eux l’action de l’homme sur les choses [142]. Il est également impossible qu’ils s’adonnent au même luxe, puisqu’ils n’ont pas les mêmes richesses. Les jouissances physiques qu’il leur est permis de se procurer ne peuvent être qu’en raison des salaires qu’ils reçoivent et des richesses qu’ils trouvent le moyen de soustraire à leurs maîtres. En général, ces hommes ne se marient point, soit parce qu’un planteur ne voudrait pas employer des agents qui seraient chargés de famille, soit parce que des femmes, nées et élevées dans des pays libres, seraient incapables de s’accoutumer aux vices grossiers et aux violences dont elles seraient obligées d’être incessamment les témoins [143]. En parlant des colonies anglaises les plus riches, et particulièrement de la Jamaïque, nous avons donc peu à nous occuper des mœurs des femmes et des enfants légitimes de la classe des maîtres, le nombre en étant très borné [144].
Tous les hommes auxquels quelque pouvoir est délégué dans les colonies anglaises, disposent de toutes les femmes esclaves avec le même arbitraire que nous avons trouvé dans les autres colonies. Dans l’île de la Jamaïque, tous les blancs, sans distinction de rangs, s’abandonnent ouvertement à la plus grossière licence ; tout homme non marié tient chez lui une concubine noire ou mulâtre, et cela n’empêche pas ses parentes ou les femmes de sa connaissance de lui rendre visite, de s’asseoir à sa table, de jouer avec ses enfants. Un homme, même lorsqu’il est marié, peut vivre publiquement avec une femme noire ou de couleur, sans en être moins considéré, surtout s’il a une importance personnelle, et s’il jouit de quelque influence dans la colonie. Celui qui fait la cour à une femme libre qu’il se propose d’épouser, ne croit pas nécessaire de renoncer à la concubine qu’il tient publiquement ; et la future épouse n’est pas assez exigeante pour lui en demander le sacrifice. Les membres du clergé eux-mêmes vivent souvent avec des concubines noires ou mulâtres, sans renoncer à leurs fonctions ; la raison qu’ils en donnent, est qu’ils ne sont pas pires que leurs voisins, et qu’il doit leur être permis de vivre comme tout le monde vit [145]. Enfin, il règne une telle licence dans l’union des sexes, et les femmes sont traitées avec tant de mépris, qu’un homme qui est en visite chez un ami, ne se fait aucun scrupule, quand l’heure de se coucher arrive, de demander ouvertement qu’on lui envoie une des esclaves de la maison [146].
Mais, quoiqu’on ne puisse attendre beaucoup de retenue de la part de femmes que tout tend à dégrader et à corrompre, ce n’est pas toujours sans violence que les maîtres parviennent à en obtenir la possession. Un homme, quoique esclave, reste quelquefois le gardien et le surveillant de sa fille ; et la fille obéit aux ordres de son père jusqu’à ce que son maître, ou celui auquel il a délégué son pouvoir, lui intiment des ordres contraires. La femme reste également sous la protection de l’homme qu’elle a choisi pour mari, et reconnaît son autorité jusqu’au moment où une force supérieure la sépare de lui. Si donc un maître ou un de ses délégués veut abuser d’une jeune fille que son père protège, ou d’une femme que son mari défend, il s’établit un conflit entre le pouvoir du maître et l’autorité paternelle ou l’autorité maritale ; et ce conflit se termine toujours par le châtiment du père ou du mari, et par le rapt de la fille ou de la femme. La résistance, en pareil cas, serait vaine, puisque la force publique viendrait se joindre à la force du maître et de ses satellites, et que les magistrats des colonies, par cela seul qu’ils rendent irrésistibles les forces des possesseurs d’hommes sur leurs esclaves, sont les protecteurs nécessaires du viol et de l’adultère. Un mari auquel un maître a ravi sa femme, et qui a été sévèrement châtié parce qu’il a refusé de la céder volontairement, peut s’en plaindre au magistrat ; mais il devra se considérer comme fort heureux si sa plainte n’est pas suivie d’un nouveau châtiment [147].
[IV-148]
Les esclaves doivent être à leur travail au lever du soleil, c’est-à-dire à cinq heures du matin, et ils ne peuvent le quitter qu’à la nuit ; ils n’ont de repos que pour le temps de leur déjeuner et de leur dîner ; on leur accorde une demi-heure pour le premier repas et deux heures pour le second ; de sorte que le temps du travail est d’environ douze heures par jour [148]. Mais lorsque la saison de la récolte arrive, il faut que le travail redouble ; un esclave est alors obligé de travailler pendant trois nuits par semaine, sans que cette surcharge diminue en rien ses occupations de la journée : femmes, enfants, vieillards, tout le monde est soumis à la même condition [149]. En rentrant le soir dans leurs cabanes, qui sont formées ordinairement de quelques troncs d’arbres, à travers lesquels le vent et la pluie ont un libre passage, les esclaves ne trouvent rien de préparé ; il faut qu’ils se procurent eux-mêmes le bois dont ils ont besoin, qu’ils allument leur feu, et donnent à leurs aliments la préparation qu’ils jugent convenable : ils sont également obligés de prendre sur la nuit le temps dont ils ont besoin pour faire leurs vêtements, ou pour blanchir le peu dont ils se couvrent [150].
Dans les colonies où les esclaves ne tirent pas leurs provisions de la terre qu’ils cultivent pour leur propre compte, les maîtres leur accordent, par semaine, environ cent vingt-six onces de blé et cinq harengs. Chacun a ainsi à consommer par jour les cinq septièmes d’un hareng et dix-huit onces de blé, toutes les fois que l’avarice des maîtres ou de leurs agents ne soustrait rien à cette ration légale [151]. Dans les colonies où les esclaves cultivent eux-mêmes leurs provisions, ils n’ont que le dimanche pour se livrer à cette culture ; il faut même qu’ils prennent sur ce jour le temps nécessaire pour aller au marché, placé quelquefois à une distance de dix ou douze milles, et qu’ils se livrent à tous les autres travaux que demandent les soins de leurs familles [152]. Ils sont obligés de faire en outre leurs vêtements avec un peu de toile grossière que les maîtres leur [IV-150] accordent. Quant à leur lit, on ne juge pas qu’ils aient besoin d’autre chose que de la terre et quelquefois d’un peu de feuillage [153].
Si les esclaves sont aussi mal nourris, aussi mal vêtus et aussi mal logés, qu’est-ce donc qui peut les stimuler au travail excessif qu’on exige d’eux ? les châtiments continuels qu’on leur inflige. Les esclaves des deux sexes sont conduits en troupes dans les champs, par des hommes dont le bras vigoureux est armé d’un long et pesant fouet. Afin qu’ils puissent mieux sentir cet emblème de l’autorité des maîtres, comme ceux-ci l’appellent, ils ont les épaules nues pendant le travail [154]. On donne à chaque douzaine d’esclaves un conducteur ; de sorte que, lorsque la troupe est un peu nombreuse, les claquements des fouets retentissent incessamment à leurs oreilles [155]. Chaque coup de cet instrument déchire la peau, et les conducteurs en font un si fréquent usage que les hommes qui ont observé le plus grand nombre d’esclaves, n’en n’ont pas rencontré un seul dont le corps ne portât des marques de violences [156]. Les enfants, dès qu’ils sont capables de faire quelque travail, sont conduits dans les champs par troupes, et traités avec la même violence que leurs pères et leurs mères [157].
Les moindres fautes, le moindre relâchement dans le travail sont punis de coups violents ; il n’est pas même permis aux esclaves de rompre le silence ; si une conversation s’établit entre eux, et qu’elle ne cesse pas au premier ordre, le conducteur administre une volée de coups à toute la troupe, en commençant par le premier et finissant par le dernier [158]. Ce n’est pas assez pour les esclaves d’être sévèrement punis pour les fautes les plus légères, il faut, de plus, qu’ils se montrent insensibles aux châtiments infligés aux personnes qui leur sont les plus chères. Des femmes qui n’auraient pas la force de retenir leurs pleurs et d’étouffer leurs sanglots au bruissement des coups de fouet qui déchirent les muscles de leurs frères, de leurs maris ou de leurs enfants, seraient elles-mêmes soumises au même supplice. Celle qui, dans une pareille circonstance, oserait dire un mot pour implorer la pitié de son maître, fût-elle dans un état de grossesse, s’exposerait à être étendue nue, la face contre terre, à avoir les membres attachés à quatre piquets, et à être ensuite déchirée à coups de fouet jusqu’au point de rendre le dernier soupir. Si l’exécuteur, ému de pitié, ou affaibli par la fatigue, diminuait la force de ses coups, son maître, armé d’un lourd bâton, et placé derrière lui, aurait bientôt trouvé le moyen de réveiller son énergie [159].
[IV-153]
Les règlements coloniaux ne permettent pas aux maîtres de tuer leurs esclaves ; au contraire, ils le leur défendent. Le maître qui se rendrait coupable d’un tel crime s’exposerait dans quelques îles à être poursuivi judiciairement, et à être condamné à une amende de dix livres. Si la personne tuée n’était pas du nombre de celles qui sont considérées comme sa propriété, il pourrait de plus être condamné à en payer la valeur à celui qui en est réputé propriétaire [160]. Mais ces règlements ne sont guère exécutés ; et les maîtres peuvent tuer pour rien les hommes ou femmes qu’ils possèdent. Les cours de justice n’admettent que le témoignage des personnes de la race des maîtres, et outre que ces personnes font toujours cause commune, contre les esclaves, rien n’est si facile à un maître d’entraîner sa victime dans un lieu où il n’y a pas de témoins [161].
Les maîtres n’admettent pas, en général, qu’il puisse exister de mariage légal, ni de mariage religieux, entre deux personnes possédées par une troisième à titre de propriété : les exceptions qui existent à cet égard sont si peu nombreuses, qu’elles méritent à peine d’être comptées [162]. Si donc un homme et une femme esclaves s’unissent, sous quelques conditions que ce soit, il n’y a pas sur la terre d’autorité qui leur garantisse l’exécution de leurs promesses mutuelles. Le mari aurait inutilement recours au maître ou au commandeur, pour se plaindre des infidélités ou de l’abandon de sa femme ; la femme ne se plaindrait pas moins inutilement de son mari ; les plaintes de l’un ou de l’autre, ne seraient écoutées que dans la mesure de l’intérêt ou des passions de leur possesseur commun ; l’homme et la femme esclaves, en un mot, devant tout à leur maître, ne peuvent, par cela même, rien se devoir mutuellement. Les enfants se trouvent placés, relativement à leurs parents, dans la même position où le mari et la femme se trouvent à l’égard l’un de l’autre ; la raison en est la même, les maîtres ne reconnaissent pas une autorité ou des devoirs qui mettraient des limites à leur puissance.
Cependant, quoiqu’il n’existe, pour la population asservie, aucune autorité destinée à faire respecter les liens de l’association conjugale ou de la parenté ; quoiqu’une force invincible tende sans cesse, au contraire, à relâcher ou à dissoudre ces liens, les esclaves se forment en familles et restent unis jusqu’à ce que la violence les sépare. L’homme et la femme qui se sont librement associés, se forment une cabane et y vivent en commun ; c’est en commun qu’ils prennent soin de leurs enfants, et qu’ils leur consacrent le temps dont il leur est permis de disposer. Le père et la mère n’ignorent pas que leurs descendants, naissant esclaves comme eux, ne pourront ni les soulager dans leurs travaux, ni les secourir dans leur vieillesse, et qu’ils appartiendront tout entiers à leurs maîtres. Cependant, ils ont pour eux la même tendresse, et leur font les mêmes sacrifices que s’ils pouvaient attendre d’eux les secours les plus efficaces, les soins les plus attentifs. La mère, que les cris de son fils appellent, suspend le travail des champs, et court lui présenter le sein, avec la certitude que, si elle est surprise, elle sera déchirée par le fouet d’un impitoyable maître [163]. Dans les îles où la population asservie peut disposer, pour elle-même, d’un peu de temps, un père et une mère se soumettent aux travaux les plus fatigants, s’imposent les plus dures privations dans l’espoir de faire quelques économies. Si, parvenus au terme de leur carrière, ils parviennent à amasser un petit trésor, ils vont l’offrir à leur maître, non pour se racheter eux-mêmes, mais pour acheter la liberté de quelqu’un de leurs enfants [164].
Les possesseurs d’hommes ne peuvent empêcher complètement la formation des familles, puisque cette formation est une condition nécessaire de la reproduction de leurs propriétés, ou de leurs possessions ; mais, lorsque leurs intérêts on leurs convenances le demandent, ils ne se font aucun scrupule de vendre les membres de la famille à des acheteurs divers, et de les séparer de manière qu’ils ne puissent même pas conserver l’espérance de se revoir, quel que soit l’attachement qu’ils aient les uns pour les autres. Ainsi, un mari voit vendre sa femme, ou une femme son mari pour aller cultiver une autre plantation, ou habiter dans une autre île, tandis que celui des deux qui n’est pas vendu reste dans la même demeure ; une mère et un père voient quelquefois vendre successivement chacun de leurs enfants, et perdent jusqu’à l’espérance de savoir ce qu’ils sont devenus. Si, dans ces moments d’une éternelle séparation, une mère s’abandonne à son désespoir, si elle laisse entendre des cris ou des gémissements, le redoutable fouet du commandeur, en lui déchirant les muscles, lui apprend à supprimer des larmes ou des cris qui annoncent qu’elle a méconnu l’autorité de son maître [165].
[IV-157]
Les hommes et les femmes asservis supportent l’excès des travaux auxquels on les soumet ; ils supportent la privation d’aliments et de vêtements ; ils supportent l’injure, le mépris, les châtiments ; mais il est rare qu’ils puissent survivre aux séparations auxquelles la cupidité les condamne. Des hommes qui ont ainsi perdu leurs femmes ou leurs enfants, renoncent souvent à la vie, et cherchent à se détruire sans exciter toutefois les soupçons de leurs maîtres. Le moyen le plus habituel qu’ils emploient, est de manger des substances qui altèrent leur constitution et les conduisent insensiblement au tombeau ; ils espèrent qu’après avoir quitté la vie, ils se retrouveront, avec les objets de leurs affections, dans leur pays originaire. Des tyrans ont fait servir cette opinion à prolonger la durée de leur tyrannie : ils ont persuadé à la population asservie que tout individu qui avait la tête tranchée, était privé du bonheur de revoir son pays natal. Toutes les fois que les colons se sont aperçus que le désespoir de quelques-uns de leurs esclaves les entraînait vers leur propre destruction, ils les ont fait décapiter, et ont planté leurs têtes devant leurs compagnons de servitude. Ainsi, la mort a cessé d’être un asile contre les maux les plus intolérables, et les maîtres ont trouvé jusque dans les croyances religieuses, des auxiliaires de leurs vices et de leurs crimes [166].
Cette esquisse des mœurs des habitants des colonies anglaises est loin d’être complète ; mais on les connaîtra mieux lorsque j’aurai exposé les autres effets que l’esclavage produit sur les diverses classes de la population [167].
[IV-159]
De l’influence de l’esclavage domestique sur les mœurs des maîtres et des esclaves dans les États-Unis d’Amérique.
J’ai fait observer, dans le livre second de cet ouvrage, que, si l’on veut ne pas tomber dans de nombreuses erreurs, il faut distinguer la puissance dont une loi se compose, et la description des dispositions d’une loi. Les éléments de puissance qui constituent une loi, se trouvent dans les hommes ou dans les choses ; ce sont des faits dont chacun peut vérifier l’existence par l’observation. La description des dispositions d’une loi est l’énoncé écrit du phénomène matériel que la loi produit ; cette description peut être incomplète, infidèle ou entièrement fausse. Quelquefois le phénomène réel que produit la puissance à laquelle nous donnons le nom de loi, est moins malfaisant que celui qui a été décrit ; quelquefois le phénomène décrit est, au contraire, moins malfaisant que le phénomène réel. C’est surtout en jugeant des États-Unis de l’Amérique, qu’il importe de ne pas perdre de vue cette distinction ; car nulle part il n’existe une plus grande différence entre la description des théories et l’état réel de la société [168].
Quand les Anglo-Américains voulurent combattre pour leur indépendance, ils sentirent qu’ils avaient besoin d’invoquer des principes de morale et de justice, qui fussent favorables aux opprimés. Ils proclamèrent, en conséquence, que tous les hommes naissaient libres et égaux, et que tous avaient le droit de résister à l’oppression : ces principes, qui leur étaient nécessaires pour justifier leur insurrection contre le gouvernement de la métropole, devinrent le fondement de la plupart des constitutions particulières des divers États. Mais, lorsque les esclaves voulurent à leur tour employer à l’égard de leurs maîtres les principes que ceux-ci avaient employés à l’égard du gouvernement anglais, les possesseurs d’hommes trouvèrent que ces principes n’étaient point applicables. Les esclaves ne prirent pas les armes, à l’exemple de leurs maîtres, pour faire triompher leurs maximes : ils s’adressèrent aux cours de justice pour en obtenir l’application. Dans les États où ils étaient peu nombreux, et où il existait un grand nombre de citoyens qui n’appartenaient ni à leur classe, ni à celle des maîtres, ils gagnèrent leur cause, parce qu’ils furent jugés par un parti neutre. Dans les États, au contraire, où la population presque tout entière se divisait en maîtres et en esclaves, les premiers étant juges, les seconds furent condamnés. Ce fut la force, et non une description philosophique, qui fut la loi [169].
[IV-161]
Ainsi, quoiqu’on trouve dans presque toutes les constitutions des États-Unis, que tous les hommes sont libres et égaux, et d’autres maximes semblables, il ne faut pas se figurer que l’état réel de la société est tel qu’il a été décrit par des philosophes, dans des registres ou des livres auxquels on donne le nom de constitutions. Ce sont là de fausses descriptions analogues à celles dont j’ai parlé ailleurs ; elles peuvent être un sujet d’orgueil pour ceux qui en furent les auteurs ou pour ceux à qui elles ont été transmises, mais elles n’ont aucune influence sur le sort d’une grande partie de la population. Les Anglo-Américains sont divisés en trois classes très distinctes, sans compter celles des riches et des pauvres, des ignorants et des gens instruits ; ces trois classes sont : 1° celle des individus de race européenne, nés de parents libres ; 2° celle des affranchis ou de leurs descendants nés d’Européens et d’individus de race éthiopienne ; 3° celle des esclaves. Chacune d’elles est dans une position qui lui est propre.
Des voyageurs européens, en arrivant aux États-Unis, ont été surpris de voir que l’état réel de la société ne répondait pas aux idées qu’ils s’en étaient formées par la lecture de leurs déclarations de principes ; mais, en examinant quelle a été l’origine de ces peuples et les circonstances dans lesquelles ils sont placés, ils ont fini par se convaincre qu’ils avaient eu tort de concevoir de trop belles espérances ; en considérant franchement toutes ces circonstances, dit Fearon, nous ne devons pas être surpris de trouver que les théories des Américains sont plus avancées de deux siècles au moins que leurs pratiques [170].
Deux circonstances ont contribué à établir cette discordance entre un système qui est la description d’un état social imaginaire, et la pratique que l’état réel de la société. Lorsqu’ils ont formé leurs systèmes, les Américains se sont considérés dans leurs rapports avec le gouvernement d’Angleterre par lequel ils étaient opprimés. Lorsqu’ils ont établi leurs pratiques, ils se sont considérés dans leurs rapports mutuels, et surtout dans les rapports qu’ils avaient avec des hommes dont ils étaient les oppresseurs, c’est-à-dire avec leurs esclaves ou les descendants de leurs esclaves. D’un autre côté, les hommes qui ont décrit l’état social dont ils désiraient l’établissement, étaient des philosophes plus avancés que ne l’était la population ; ils ont consulté leurs idées bien plus qu’ils n’ont consulté les relations sociales, les préjugés et les habitudes de leurs compatriotes. Or, ce sont ces habitudes, ces préjugés et ces relations qui ont fait la loi telle qu’elle existe [171].
J’aurais pu, en décrivant les effets moraux que produit l’esclavage domestique dans les colonies anglaises, exposer ceux qu’il produit dans les États-Unis d’Amérique, puisque ces populations ont toutes la même origine, et ont été longtemps soumises aux mêmes lois. Mais, depuis environ un demi-siècle, il existe de si nombreuses différences entre les colonies assujetties au gouvernement anglais, et les républiques du nord de l’Amérique, qu’on pourrait aisément supposer que ce qui est vrai pour les unes peut ne pas l’être pour les autres. Nous aurons d’ailleurs bien mieux constaté les effets moraux de l’esclavage, lorsque nous aurons exposé ce qu’ils sont sous toutes les formes de gouvernement, et avec tous les genres de culture.
L’esclavage domestique a jadis existé presque dans toute l’étendue des États-Unis ; mais le nombre des esclaves n’a pas été partout dans la même proportion. Dans les États du nord, ils étaient en petit nombre, comparativement aux hommes libres ; là, ils ont été affranchis, et l’esclavage a été déclaré illégal. Dans les États du sud, au contraire, les esclaves étaient très nombreux, comparativement aux maîtres, et ils ont été maintenus dans l’esclavage, malgré les déclarations sur les droits de l’homme. Tous ces États ayant adopté des gouvernements et des principes semblables, à quoi faut-il attribuer la différence de leur conduite ? Faut-il penser que les esclaves du nord ont été des hommes plus énergiques que les esclaves du sud ? Faut-il croire que les maîtres des pays froids ont été plus généreux ou moins enclins au despotisme que les maîtres des pays chauds ? Aucune de ces deux causes n’a produit le phénomène que nous observons ici.
Les esclaves qui existaient dans les États du nord, ne sont pas devenus libres par leurs propres forces : leur liberté leur a été restituée, sans qu’ils eussent rien fait pour la reprendre. Ce n’est pas non plus par la générosité de leurs maîtres qu’ils sont devenus libres ; c’est par l’action des hommes qui n’étaient ni dans la classe des maîtres, ni dans celle des esclaves ; ces hommes, formant la partie la plus nombreuse de la population, ont imprimé le mouvement à tout le reste. Dans les États du sud, il n’existait presque point d’hommes qui ne fussent esclaves ou maîtres ; et l’action des uns a été paralysée par celle des autres. En Amérique, comme dans tous les pays, les hommes qui tendent avec le plus d’énergie à la destruction de l’esclavage ne sont pas ceux qui gémissent dans la servitude, et encore moins ceux qui profitent de la domination ; ce sont ceux qui n’appartiennent ni à l’une ni à l’autre de ces deux classes ; ceux qui n’ont ni la lâcheté, ni l’abrutissement, ni l’ignorance des esclaves, ni l’orgueil, ni l’oisiveté, ni les préjugés des maîtres.
Nous avons vu précédemment que, dans la partie des États-Unis où l’esclavage est établi, il a pour effet d’avilir toutes les occupations industrielles ; l’action immédiate des organes de l’homme sur la nature est devenue le partage exclusif des esclaves. Les maîtres n’ont considéré comme digne d’eux que l’action de l’homme sur d’autres hommes ; ils n’ont généralement agi que comme maîtres ou comme gouvernants. Aucun de ces deux genres d’action n’exige beaucoup d’exercices physiques ; le premier ne demande pas de grands efforts d’esprit, ni même quelquefois le second. L’oisiveté a donc été le partage des Anglo-Américains du sud aussi bien que celui des colons des îles [172]. Suivant un voyageur, un riche possesseur d’esclaves de la Virginie fait consister sa principale occupation dans la satisfaction de ses jouissances physiques : manger, boire ou dormir sont les seules manières dont il sait employer son temps ; il se lève pour déjeuner, puis il s’étend sur son lit, et s’endort. À midi, il boit une sorte de liqueur ; il dîne à deux ou trois heures, et, après son repas, il se remet encore sur son lit. Pendant son sommeil, deux esclaves sont employés à rafraîchir l’air, à le garantir des mouches avec un balai de jonc. À son réveil, il se remet à boire, et continue jusqu’au soir, où il soupe [173]. Un maître ni une maîtresse, ne faisant rien par eux-mêmes et ne se donnant même pas la peine de prendre soin de leurs enfants, ont besoin d’une multitude d’esclaves, même quand ils ne jouissent pas d’une grande fortune : il en faut une vingtaine pour le service d’une maison. Marcher est une fatigue, surtout pour les femmes : aussi, elles ne sortent à pied dans aucune saison de l’année ; la course la plus rapprochée est toujours faite en voiture, et, à cet égard, leurs maris ne sont guère moins paresseux qu’elles. La principale distraction des hommes est le jeu, et quelquefois la chasse [174].
[IV-167]
Dans la Louisiane, où les esclaves sont très nombreux, l’indolence et l’oisiveté des femmes est extrême. Elles ne sauraient se baisser pour ramasser un chiffon échappé de leurs nonchalantes mains ; elles ne marchent pas, dit Robin, elles se traînent ; il faut qu’une esclave les suive, pour leur épargner la fatigue de porter leurs ridicules. Une excessive paresse se manifeste jusque dans leur langage ; leur prosodie est languissante, leurs accents sont traînants ; chaque syllabe s’allonge comme si la voix expirante articulait ses derniers sons. On dirait qu’elles regrettent de ne pouvoir rejeter sur leurs esclaves la fatigue de la pensée et le travail de la parole. Ni la nouveauté des objets, ni des événements inattendus ne peuvent les faire sortir de leur apathie ; mais, si elles éprouvent une contrariété, si leur orgueil reçoit une légère atteinte, elles se réveillent de leur assoupissement et montrent dans leurs vengeances l’énergie des despotes [175].
L’influence de l’esclavage s’étend même sur les personnes libres qui ne possèdent point d’esclaves, même sur les individus de la classe ouvrière ; ils sont moins entreprenants, moins robustes, moins éclairés, moins propres à convertir le désert en pays cultivé, que ne le sont les personnes de la même classe dans les États où l’esclavage n’est point admis. Les femmes de ces derniers États, marchent hardiment au-devant de leurs chariots dans leurs migrations ; tandis que dans les pays où il existe des esclaves, les femmes des cultivateurs ne vont qu’à cheval, ou se traînent nonchalamment à la suite des bagages [176]. Aussi, existe-t-il dans ces derniers pays une étendue de terres incultes, bien plus vaste que celle qui existe dans les pays où l’esclavage est aboli [177].
Les Anglo-Américains, dans leurs liaisons avec leurs femmes esclaves, sont plus réservés que ne le sont les colons anglais ; chez eux, l’opinion flétrit tout individu qui vit ouvertement, non pas seulement avec une esclave, mais avec une femme qui porte quelques signes d’origine africaine ; mais cette sévérité de mœurs est plus apparente que réelle ; il existe dans les États où l’esclavage est admis, et particulièrement en Virginie, des multitudes d’esclaves qui, par leur couleur, décèlent le secret de leur origine ; l’abus que les maîtres ont fait à cet égard de leur puissance, a été tel, qu’un grand nombre d’esclaves ont perdu jusqu’à la nuance qui aurait pu indiquer leur origine africaine [178]. L’influence de l’esclavage s’est étendue jusque sur les mœurs d’un grand nombre de ministres de la religion ; la proscription des jésuites n’ayant pas atteint les riches établissements que ces religieux avaient formés dans quelques-uns de ces États, ils sont restés en possession de leurs terres et de leurs femmes esclaves ; dans un petit nombre de générations, les descendants de ces femmes, sans cesser d’être esclaves, ont perdu les traits et la couleur des peuples d’Afrique, et sont devenus aussi blancs que leurs maîtres [179].
Dans l’État de la Louisiane, les liaisons entre les hommes de la classe des maîtres, et les femmes de la classe des esclaves, ne sont pas proscrites par l’opinion, comme elles le sont chez les Anglo-Américains ; aussi, les blancs, mariés ou célibataires, se lient publiquement avec des femmes de cette classe ; cette licence des mœurs s’étend jusque dans les campagnes. De leur côté, les femmes des maîtres favorisent la prostitution de leurs femmes esclaves avec les blancs, soit pour qu’elles leur donnent des enfants d’une plus belle espèce, soit pour éviter les frais de leur entretien, soit même pour prendre part aux profits de leur métier. « L’indulgence s’accroît pour les femmes esclaves, dit Robin, selon qu’elles peuvent mieux se passer des secours du maître ; la dame de la maison, que ce soin ordinairement regarde, voit, de son appartement, les amans aller et venir chez sa négresse, et la nuit elle favorise aussi complaisamment leur entrée. Ce sont les mêmes mœurs que nous avons observées au cap de Bonne-Espérance [180].
L’abus de la force sur les femmes esclaves, influe sur le jugement que le public porte relativement à la conduite des femmes libres. La prostitution n’est pas un vice qui soit flétri avec la même sévérité qu’il l’est dans la plupart des États de l’Europe. La femme qui s’y est publiquement livrée, trouve facilement à se placer en qualité de domestique, ou même à se marier si elle en a le désir [181]. Telle est l’influence de l’esclavage, que, suivant l’expression d’un voyageur philosophe, là où il est établi, tous les dangers moraux sont communs [182].
La passion du jeu, qui se développe presque toujours dans le désœuvrement en même temps que la passion des jouissances physiques, a été portée à l’excès dans les États où les esclaves ont été les plus nombreux. On a tenté de la réprimer par des actes de la législature ; mais, après avoir décrété des peines contre les joueurs, les législateurs et les magistrats ont été les premiers à se moquer de leurs décrets [183]. On a vu quelquefois des bandes d’esclaves former l’enjeu d’un pari, à une course de chevaux, et passer pendant des journées entières d’une troupe de joueurs ivres à l’autre [184]. Les possesseurs d’hommes des États-Unis montrent, à l’égard de la plupart de leurs esclaves, les mêmes vices que nous avons observés dans les colonies anglaises. Ne cultivant point la canne à sucre, ils n’ont pas besoin d’exiger d’eux les mêmes travaux ; mais, à cela près, c’est la même avidité, les mêmes craintes, la même cruauté et le même orgueil. S’ils traitent un peu mieux un certain nombre de leurs esclaves, c’est parce qu’ils résident eux-mêmes dans le pays, tandis que les possesseurs anglais résident habituellement dans la métropole. Un homme peut étaler son luxe dans les esclaves qui peuplent l’intérieur de sa maison, comme dans les chevaux qu’il attelle à sa voiture. Un possesseur d’hommes, américain, lorsqu’il est riche, tient quelquefois, en effet, à ne voir autour de lui que des esclaves qui sont bien nourris et bien vêtus [185]. Ce sont des preuves vivantes de son luxe et de son opulence ; c’est la mesure de la considération et du respect qu’il attend de ses concitoyens.
Mais les esclaves qui sont attachés à la culture sont traités d’une manière différente, quelle que soit d’ailleurs la richesse de l’individu auquel ils sont assujettis. Les huttes dans lesquelles ils sont logés, sont formées de troncs d’arbres non équarris, et si mal joints ensemble, que, pendant la nuit, la lumière se répand à l’extérieur comme à travers une lanterne. Les meubles consistent en quelques grossiers ustensiles de bois : quant aux lits, des esclaves sont supposés n’en avoir jamais besoin, et ils couchent sur la terre, ou sur quelques feuilles sèches ; ceux qui appartiennent aux maîtres les plus humains n’obtiennent, de plus que les autres, qu’une mauvaise couverture. Dans la mauvaise saison, quand le vent et la pluie passent à travers les troncs d’arbres dont leurs misérables habitations sont formées, ils n’ont pas d’autres moyens de se garantir du froid et de l’humidité pendant la nuit, que de tenir le feu constamment allumé. Leur nourriture est analogue à leur habitation : on leur distribue un peu de riz, de blé de Turquie et de poisson sec ; les maîtres ont calculé quel est le prix le plus bas auquel il est possible de soutenir l’existence humaine, et les aliments qu’ils leur ont accordés, n’ont été que les résultats de ce calcul [186].
[IV-173]
Les esclaves peuvent être châtiés pour deux causes différentes : pour ne pas s’être conformés aux volontés ou aux caprices de leurs possesseurs, ou pour avoir enfreint les règlements de police auxquels ils sont assujettis. Dans le premier cas, c’est le maître offensé ou son délégué qui détermine lui-même la mesure du châtiment ; dans le second, c’est un officier de police. Le maître n’a point sur son esclave un pouvoir sans limites : il lui est défendu de le tuer, sous peine d’environ cent livres sterling d’amende si l’homicide est prémédité, et sous peine d’une amende d’environ cinquante livres sterling si l’homicide est volontaire, mais sans préméditation. Une amende de quatorze livres est imposée à tout possesseur d’hommes qui, en châtiant un homme, une femme ou un enfant autrement qu’à coups de fouet, de verges ou de lanières, leur coupe la langue, les membres, ou leur inflige d’autres tortures. Le possesseur, dont l’esclave a été estropié ou cruellement battu, est présumé auteur de la contravention, à moins qu’il n’affirme le contraire sous la foi du serment [187]. Les châtiments sont si communs et si sévères, même dans les villes, que les claquements de fouet et les cris des victimes n’attirent pas même l’attention des passants, et qu’il n’est pas rare de voir des esclaves qui se donnent la mort [188].
Le penchant à la cruauté que donne l’exercice du pouvoir arbitraire à ceux qui le possèdent, est fortifié par la crainte que leur inspire le désespoir de leurs victimes. Pour contraindre au travail des hommes auxquels on en ravit sans cesse le fruit, on est obligé de recourir aux châtiments ; et, pour prévenir les vengeances dont ces châtiments inspirent le désir, on est forcé de recourir à des cruautés nouvelles. Les Anglo-Américains n’ont pu imaginer encore d’autres moyens de contenir la population asservie, que l’abrutissement, la division et la terreur.
Il est expressément défendu à tout possesseur d’hommes de développer les facultés intellectuelles des individus qu’il possède à titre de propriété. Celui qui serait convaincu d’enseigner à écrire à un de ses esclaves serait puni d’une amende sept fois plus forte que celle qu’il encourrait en lui coupant les mains ou la langue. Dans ce dernier cas, il ne serait condamné qu’à une amende de quatorze livres ; dans le premier, il en encourrait une de cent [189]. Il est également défendu à tout possesseur d’hommes de leur laisser faire aucun genre de trafic pour leur propre compte, une telle licence ne pouvant être propre qu’à leur inspirer du goût pour la liberté [190].
Toute réunion est interdite aux hommes asservis ; un individu de la race des maîtres, qui trouve, sur un grand chemin, plus de sept esclaves ensemble, est tenu de leur administrer des coups de fouet, sur le derrière nu (on the bare back), sans qu’il lui soit permis cependant d’excéder le nombre de vingt coups pour chacun. Nul individu de la race des esclaves ou de sang mêlé ne peut paraître dans les rues après la tombée de la nuit sans une permission spéciale. Les délinquants, libres ou esclaves, sont enlevés par une police militaire qui parcourt sans cesse les rues, et punit selon les circonstances [191]. Un esclave, à moins qu’il ne soit aveugle ou estropié, ne peut paraître en public avec une canne ou un bâton, sous peine de vingt-cinq coups de fouet ; s’il est attaqué, il lui est interdit de se défendre. La peine de vingt-cinq coups de fouet est infligée à celui qui est trouvé dormant, sans une permission écrite, dans un lieu qui n’appartient ni à son possesseur, ni à celui par lequel il est immédiatement employé [192]. Ces précautions ne suffisent pas pour rassurer les maîtres ; ils se croient sans cesse menacés d’une insurrection, et sont habituellement armés de poignards [193]. Les maîtres de la Louisiane vivent dans des alarmes continuelles ; ils sont toujours épiant, écoutant aux cases des nègres. Le moindre propos couvert, quelques liaisons plus marquées redoublent leurs craintes et leur espionnage ; pendant la nuit, ils font eux-mêmes de fréquentes patrouilles [194].
L’acte par lequel les Américains ont fixé les amendes qui sont imposées aux maîtres qui égorgent leurs esclaves, et à ceux qui les mutilent autrement qu’à coups de fouet, de verges et de lanières, déclare, au reste, de la manière la plus formelle, que la cruauté est non seulement condamnable chez des hommes qui se disent chrétiens, mais qu’elle est odieuse aux yeux de tous les hommes qui ont quelque sentiment de vertu et d’humanité [195]. Cette espèce d’hypocrisie n’est pas rare dans les pays où il existe des esclaves : j’aurai bientôt occasion d’en citer d’autres exemples.
[IV-177]
Les violences continuelles commises sur des individus asservis, soit dans l’intérieur des familles, soit par des officiers de police, dépravent, presque dès leur naissance, les individus qui appartiennent à la race des maîtres. L’existence de l’esclavage parmi nous, dit un philosophe américain, doit avoir sans doute une funeste influence sur les mœurs du peuple. Le seul commerce qui existe entre un maître et son esclave, est un exercice continuel des plus violentes passions : d’un côté, le despotisme le plus inflexible ; de l’autre, la plus dégradante soumission. Nos enfants sont témoins de ces relations, et ils apprennent à les imiter. Le parent s’emporte ; l’enfant le regarde ; il saisit chacun des traits de la colère, prend les mêmes airs parmi les jeunes esclaves, et s’abandonne aux passions les plus odieuses. Ainsi, nourri, élevé et continuellement exercé à la tyrannie, il ne peut qu’en porter les caractères. L’homme qui, au milieu de telles circonstances, peut conserver des manières douces et des mœurs pures, doit être considéré comme un prodige [196].
L’habitude de l’arbitraire et de la violence envers la population asservie, rend les maîtres violents, vindicatifs et cruels les uns à l’égard des autres. Les querelles sont fréquentes parmi eux ; elles se terminent ordinairement par le duel, et il est rare qu’un des deux combattants ne soit pas frappé de mort. Celles qui ont lieu entre des hommes qui appartiennent aux rangs inférieurs de la société, ont aussi un degré de violence qu’elles ont rarement dans les pays où l’esclavage domestique est inconnu. Les combattants, dans leur fureur, cherchent à se mutiler les uns les autres, à s’emporter le nez, à s’arracher les yeux ou les oreilles. Celui des deux qui est le plus fort traite le plus faible en esclave ; et, en effet, il n’y a pas d’autre différence entre les maîtres et les esclaves que la force. La liberté et l’égalité règnent partout où cette différence disparaît [197].
L’orgueil a toujours été, dans tous les pays, un des traits saillants de toute aristocratie ; et, comme la division de la population en maîtres et en esclaves, est le degré le plus élevé du système aristocratique, nulle part l’orgueil humain n’est plus exalté que dans les pays où la partie laborieuse de la population est considérée comme la propriété des oisifs qui vivent des produits de son travail.
Les personnes asservies sont traitées, dans les États-Unis, avec autant de mépris que les objets les plus vils ; elles sont vendues au marché comme des bêtes. Le commerce de ce genre de marchandise n’est pas moins honoré que tout autre. Les hommes, les femmes et les enfants, exposés en vente, sont mis à nu, et examinés avec le soin qu’on apporte dans l’examen d’un cheval dont on veut faire l’acquisition. On leur ouvre la bouche de force pour examiner les dents ; on vérifie s’ils ont la vue bonne ; on les tourne, on les retourne pour voir s’ils n’auraient pas quelque vice caché. Les femmes de la race des maîtres vont elles-mêmes à ce marché pour acheter les individus dont elles ont besoin, et font elles-mêmes, pour n’être pas trompées, toutes les vérifications usitées en pareille circonstance ; elles ne paraissent pas même se douter des lois de la pudeur. Dans ces ventes, on n’a aucun égard aux liens de parenté : on vent le mari séparément de la femme, les enfants séparément de leur mère, selon que le demandent les convenances du vendeur et de l’acheteur [198].
Le mépris que les hommes de la race des maîtres font tomber sur les esclaves, se répand sur tous les individus qui portent dans leurs veines une goutte du sang de la race asservie. La teinte la plus légère, qui annonce qu’une personne compte au rang de ses ancêtres un individu d’espèce éthiopienne, suffit pour la faire traiter avec le mépris le plus profond, de la part de l’homme le plus vil auquel on ne peut pas reprocher une telle souillure. Dans les États mêmes où l’esclavage est proscrit, l’orgueil des blancs, à l’égard des personnes qui ont quelque teinte de couleur, est aussi exalté qu’il puisse l’être. Les mœurs les plus pures, les connaissances les plus étendues et les plus variées, le jugement le plus droit, l’industrie la plus active, les richesses les plus honorablement acquises, ne peuvent racheter le crime d’être lié par le sang à une race opprimée. Toute personne coupable de ce crime est exclue sans distinction de tous les lieux où se réunissent les individus qui appartiennent à la race des oppresseurs. Dans les théâtres, les personnes de cette caste sont reléguées dans une galerie particulière ; elles n’osent pas même se montrer dans les temples à côté des blancs qui professent la même religion qu’elles ; il faut, si elles veulent remplir les devoirs que leur prescrit leur culte, qu’elles fassent construire des églises qui leur soient propres. Un homme qui se voue par métier à rendre quelque genre de services personnels, doit opter entre les deux castes ; celui qui rendrait un service à une personne de couleur, perdrait, par cela même, les pratiques qu’il aurait dans la caste des blancs. Un blanc, condamné pour ses crimes, ne mangerait point à la table où un homme de couleur serait assis ; il faut, dans les prisons, une table pour les criminels de chaque couleur. Enfin, quoique des actes de législature proclament indistinctement que tous les hommes sont égaux, il est des États où un homme qui remplirait d’ailleurs toutes les conditions requises pour être citoyen, ne croirait pas pouvoir en sûreté se présenter dans une assemblée pour en exercer les droits, s’il portait la marque la plus légère d’origine africaine. Il y a encore ici une différence immense entre les puissances qui régissent la société, et les fausses descriptions auxquelles on donne le nom de lois [199].
Dans les États où il existe un grand nombre d’esclaves, l’estime étant presque exclusivement attachée à l’aristocratie de la couleur, une femme blanche ne peut déchoir par la conduite la plus vicieuse, ni rien perdre par conséquent de son orgueil ; mais aussi une femme qui porte sur son teint la nuance la plus légère de sang africain, quelque vertueuse qu’elle soit, ne peut sortir de son abaissement. Les femmes des maîtres de la Louisiane sont si fières de la noblesse de leur peau, qu’il nous est difficile de nous faire une idée de leur orgueil.
« Une de celles-ci, mariée et connue par des intrigues avec des hommes en place, dit Robin, entre un jour dans un grand bal. Il y a ici du sang mêlé, s’écrie-t-elle superbement. Ce propos court dans le bal ; on y remarque, en effet, deux demoiselles quarteronnes, estimées par l’excellente éducation qu’elles avaient reçue, et bien plus encore par leur conduite décente. On les avertit, et elles sont obligées de s’éclipser en hâte, devant l’impudique dont la société aurait été pour elles une véritable souillure [200]. »
L’influence de l’esclavage sur les mœurs de la classe des maîtres, n’est pas renfermée dans les États où il existe un grand nombre d’esclaves ; elle se fait sentir dans toute l’étendue de l’Union. L’existence de l’esclavage dans les États-Unis, dit un voyageur, produit l’effet le plus sensible sur le caractère national ; il donne de la brutalité aux esprits des habitants du sud et de l’ouest ; il abaisse le ton des sentiments de droiture et d’humanité dans toutes les parties du pays, et contribue d’une manière insensible à établir l’immense différence qui existe entre la théorie et la pratique [201].
Les individus nés et élevés dans la servitude, ont, aux États-Unis, les mœurs qu’ils ont dans tous les pays. Tenus dans l’abrutissement par l’orgueil des maîtres, n’ayant ni le moyen, ni le désir de s’instruire, obligés de s’interdire tout exercice qui aurait pour résultat d’accroître leur adresse et leur puissance, contraints de souffrir l’injure et la violence, ne connaissant aucune autorité qui les protège, et la défense leur étant interdite, la plupart de leurs sentiments moraux sont éteints ou dégradés ; l’on ne conçoit pas quelle qualité morale pourrait leur être propre, à moins que ce ne soit la patience à souffrir les vices de leurs maîtres.
L’homme qui, pour la première fois, aperçoit un esclave, dit un voyageur anglais, éprouve une sensation pénible ; il voit devant lui un être pour lequel les lois de l’humanité sont renversées, qui n’a connu de la société que les injustices, qui n’a éprouvé de la part de ses semblables qu’un dur et atroce égoïsme. La rampante humilité, les expressions serviles avec lesquelles un noir approche d’un blanc, frappent les sens, non comme la politesse d’un paysan français ou italien, qui donne de la grâce à la pauvreté, mais avec l’indication d’une âme brisée. Le son du fouet se fait sentir dans les accents de sa soumission ; son œil, qui évite le mien, a puisé la crainte dans les regards de l’homme sous lequel il travaille. L’habitude empêche les habitants du pays de faire de semblables observations ; et il ne faut pas espérer que des objets qu’on a sans cesse sous les yeux, produisent le même effet qu’ils causent lorsqu’on les observe pour la première fois. Mais l’individu qui, voyant un esclave pour la première fois de sa vie, le regarde avec la même indifférence que tout autre objet que le hasard lui fait rencontrer, peut se réjouir du bonheur qu’il a eu de naître libre, mais dans le fond de l’âme il est un esclave. Comme être moral, il est même de beaucoup au-dessous du noir ; car, si celui-ci a perdu le sentiment de la liberté, c’est par la tyrannie qu’on a fait peser sur lui, et non par une insensibilité qui lui soit naturelle [202].
Les effets moraux de l’esclavage dans les États-Unis d’Amérique, diffèrent donc de fort peu de ce qu’ils sont dans les colonies soumises au gouvernement anglais. Il faut dire cependant que les esclaves y sont, en général, moins mal nourris, excédés de moins de fatigues, et traités avec moins de cruauté : ce qui le prouve c’est l’accroissement de la population asservie. Mais, s’ils éprouvent des traitements moins durs, il ne faut l’attribuer ni à la nature de l’esclavage, ni à la nature du gouvernement ; il faut l’attribuer à des circonstances accidentelles. La première est une différence dans la nature du sol et par conséquent de la culture ; les denrées que cultivent les Américains exigent un travail moins forcé, et ont une valeur moins grande que celles qui sont cultivées à la Jamaïque ou dans la Guyane ; les esclaves qui cultivent le riz sont accablés de moins de travail et moins mal nourris que ceux qui cultivent du sucre ; ceux qui cultivent le blé, comme ceux de Russie ou de Pologne, sont obligés de moins travailler, et sont mieux nourris que ceux qui cultivent le riz ; enfin, ceux qui sont préposés à la garde des troupeaux, comme ceux des Arabes, sont à peu près au niveau des maîtres.
La seconde circonstance qui influe sur les effets de l’esclavage, est la résidence des maîtres sur leurs propriétés ; les esclaves les mieux traités sont toujours ceux qui sont attachés au service personnel de la famille du maître. Dans nos États d’Europe, les laquais qui fourmillent dans les maisons des grands, travaillent moins et sont mieux logés, mieux vêtus, et mieux nourris que les ouvriers qui cultivent la terre ; dans les pays où l’esclavage est admis, la différence est plus grande encore, entre les esclaves attachés à la culture, et ceux qui sont attachés au service de la maison. Mais les propriétaires des colonies anglaises résident presque tous dans la métropole ; de sorte que ce sont des valets anglais qui jouissent des avantages de la domesticité, avantages qui, chez les Anglo-Américains du sud, sont le partage des esclaves.
Enfin, la troisième circonstance qui influe sur les effets de l’esclavage, est l’action des États qui l’ont proscrit sur ceux qui l’ont conservé. Cette action, qui est continue, est d’autant plus forte, que les premiers sont plus nombreux, plus éclairés, plus industrieux et plus riches. L’Angleterre, il est vrai, agit aussi sur ses colonies pour tempérer les effets de l’esclavage ; mais l’action qu’elle exerce ne se fait sentir que depuis un petit nombre d’années ; et cette action est en partie paralysée par l’éloignement des colonies, par l’influence qu’exercent dans la métropole les propriétaires d’esclaves, et par la nature de son gouvernement [203].
[IV-187]
De l’influence de l’esclavage sur les mœurs des maîtres et des esclaves dans les colonies françaises.
Les colonies françaises ont perdu une grande partie de l’importance qu’elles avaient jadis ; Saint-Domingue, qui était la plus considérable, forme une république indépendante, et elle ne compte, dans son sein, ni maîtres, ni esclaves ; la Louisiane forme une partie des États-Unis, et j’en ai parlé en décrivant les mœurs des maîtres de cette partie de l’Amérique ; l’île de France et quelques autres peu considérables, sont sous la puissance de l’Angleterre. La Martinique et la Guadeloupe sont les seules qui nous restent, et qui méritent d’être comptées.
La population entière de la première était, en 1805, de 95 413 ; sur ce nombre, on comptait 9 206 blancs, 8 630 gens de couleur, et 77 577 esclaves. La population de la seconde était portée, en 1788, à 101 971 habitants ; savoir : 13 476 blancs, 3 044 gens de couleur libres, et 85 461 esclaves. Aujourd’hui, l’on estime que la population s’élève à 159 520 individus ; mais nous ignorons si, dans cet accroissement, les proportions qui existaient entre les diverses classes de la population n’ont pas été altérées. En supposant qu’elles soient les mêmes, la population coloniale, qui s’élève à environ 255 000 individus, se répartit à peu près de la manière suivante : 25 000 ou 30 000 individus qui sont des personnes ou des propriétaires, 190 000 ou 200 000 individus qui sont des choses ou des propriétés, et 20 000 ou 25 000 individus qui tiennent tout à la fois de la nature des choses et de la nature des personnes. Comme l’esclavage exerce une influence immense, non seulement sur la population chez laquelle il est établi, mais encore sur les peuples qui se trouvent en contact avec elle, il était nécessaire de faire connaître, au moins approximativement, le nombre des personnes qui prétendent en tirer quelques avantages, afin de mieux apprécier ce qu’il coûte à ceux qui en portent le poids [204].
Le nombre des individus qui appartiennent à la race asservie est très grand, comparativement à ceux qui appartiennent à la race des maîtres : il est presque de un à dix. Les travaux auxquels les esclaves sont assujettis, et les produits que les maîtres en retirent, sont de la même nature que ceux des colonies anglaises. Ces produits sont également destinés à l’exportation, et, par conséquent, les esclaves sont réduits à la moindre consommation possible. Les principales circonstances de l’esclavage étant les mêmes que celles que nous avons précédemment observées, les effets moraux qu’il produit ne peuvent être différents. Aussi, me bornerai-je à en indiquer les principaux traits, pour éviter, autant qu’il se peut, la monotonie qui s’attache nécessairement à la description d’une série de phénomènes qui sont partout les mêmes.
Dans les colonies françaises, comme dans toutes les autres, le premier effet de l’esclavage a été d’avilir, aux yeux des hommes de la classe des maîtres, toute occupation industrielle. Tous les travaux de l’agriculture sont donc restés le partage des esclaves : dans les bourgs ou dans les villes, tous les arts, toutes les professions lucratives sont exercés ou par des esclaves au profit de leurs maîtres, ou par des affranchis ou descendants d’affranchis. Tout individu blanc est noble, en vertu de la couleur de sa peau ; et tout individu noble est tenu, sous peine de déroger, de vivre des produits du travail d’autrui [205].
Le mépris des classes laborieuses est inséparable du mépris du travail : tout homme qui porte sur lui quelques marques d’origine africaine est donc avili par ce seul fait. Ici, comme aux États-Unis d’Amérique, rien ne peut absoudre un homme ou une femme du crime d’avoir le teint plus ou moins brun, ni la probité, ni les talents, ni la fortune, ni la conduite la plus pure et la plus irréprochable ; mais aussi il n’est point de vice qui puisse flétrir un homme ou une femme qui a l’honneur d’avoir la peau blanche. Dans les colonies où le nombre des blancs a été considérable, comme à Saint-Domingue, l’aristocratie ne s’est pas bornée à flétrir les personnes issues des deux races ; elle s’est elle-même subdivisée. Les hommes qui ont possédé un grand nombre d’esclaves, se sont appelés les grands blancs, et ils ont désigné sous le nom de petits blancs ceux qui en ont possédé un nombre moins considérable [206].
Les liaisons qui existent entre les maîtres et leurs femmes esclaves, sont les mêmes que nous avons observées dans les autres colonies. Suivant un voyageur, il résulte de ces liaisons des vices et des crimes inconnus dans les régions de l’ancien monde les plus dépravées. Un père y voit avec indifférence la prostitution de sa fille : il devient même, au besoin, le confident de ses nombreux amants. Souvent, un possesseur laisse dans l’esclavage les enfants qu’il a de ses esclaves, et les transmet à ses héritiers avec ses autres biens. Souvent encore il les vend ; et ces exemples sont si fréquents, que l’habitude ne laisse même pas de place au remords [207].
La cruauté des colons est en raison de leur immoralité ; ils traitent les individus de la race asservie avec beaucoup plus de mépris et de brutalité que n’en montrent parmi nous les hommes les plus grossiers à l’égard des plus vils animaux [208]. Lorsqu’il s’agit d’un châtiment qui peut entraîner la mort de l’esclave, le maître est obligé cependant de s’adresser à une commission, à laquelle on donne le nom de chambre ardente. Mais, devant cette commission, le maître ou son économe est tout à la fois accusateur, témoin et rapporteur, et c’est lui qui dicte la sentence. Il arrive même quelquefois qu’un individu qui possède beaucoup d’esclaves, un grand blanc, condamne lui-même au supplice du feu un de ses esclaves, et fait exécuter la sentence, de son autorité privée, au milieu de sa plantation [209]. Ici, comme à la Louisiane et à Surinam, les femmes sont encore plus cruelles que les hommes, surtout à l’égard des esclaves de leur sexe qui peuvent leur inspirer quelque jalousie [210].
Il s’est trouvé des personnes, cependant, qui ont vanté le régime auquel sont soumis les esclaves dans les colonies françaises ; on a prétendu qu’il existait de vastes et magnifiques hôpitaux dans lesquels ils étaient reçus pendant leurs maladies ; que les maîtres avaient des magasins dans lesquels ils tenaient toujours une grande provision de vivres, et que l’opinion générale, parmi les colons, était que, pour être bon administrateur, il fallait traiter doucement ses esclaves [211]. Ces faits pourraient être vrais, sans que les esclaves en fussent moins misérables ; on peut être fort maltraité dans un vaste hôpital ; un maître peut avoir des magasins, et ne donner à ses esclaves qu’une mauvaise et chétive subsistance ; enfin, un homme peut débiter de belles maximes, et se conduire d’une manière atroce. Chez les possesseurs d’hommes, les mots ont souvent une signification opposée à celle qu’ils ont chez nous ; cela doit être, puisqu’ils ne voient que des choses là où nous voyons des êtres humains ; ce qu’ils appellent liberté, garantie, nous l’appelons oppression, arbitraire ; ce qu’ils appellent modération, nous l’appelons violence, cruauté [212].
Une seule observation peut nous faire juger de la douceur des maîtres et du bonheur des esclaves dans nos colonies. Depuis que le gouvernement anglais a prohibé l’importation de nouveaux esclaves dans ses colonies, la population asservie est un peu moins cruellement traitée qu’elle ne l’était auparavant ; cependant, nous avons vu qu’elle est encore exposée à des violences excessives. Sous le régime actuel, la diminution la plus forte à laquelle on ait pu estimer le décroissement annuel de la population esclave de la Jamaïque, a été de 1,5% ; dans l’île de la Trinité, qui est celle où le décroissement est le plus rapide, il est de 3% 2/5 toutes les années [213]. Suivant Raynal, la perte annuelle des noirs s’élevait, dans nos colonies, à 5%, et les accidents la faisaient monter à 6% 2/3 ; il fallait donc que nos esclaves fussent encore plus maltraités que ne le sont ceux des colonies anglaises. On a observé, dans ces colonies, que le décroissement annuel de la population asservie est en raison directe de la quantité de sucre qu’on fait produire à chaque esclave [214] ; et puisque Saint-Domingue était la colonie qui en produisait le plus, comparativement à la population, on peut en conclure que les esclaves y étaient, au moins, aussi misérables que dans aucune autre île.
Enfin, plusieurs colonies françaises sont depuis plusieurs années sous la domination du gouvernement anglais ; les maîtres sont obligés, par conséquent, de renfermer leur pouvoir dans les limites circonscrites par les lois anglaises ; mais ces lois, qui obligent les possesseurs d’hommes à laisser un certain intervalle entre le châtiment et l’offense, qui limitent le nombre de coups de fouet qu’il est permis d’infliger à chaque fois, et qui exigent qu’on dresse procès-verbal de l’infliction de la peine, ne sont pas moins gênantes pour les colons originaires de France, qu’elles ne le sont pour ceux qui sont originaires d’Angleterre : les uns comme les autres se plaignent de ne pouvoir pas se livrer, avec assez de liberté, à la violence de leurs passions [215].
[IV-198]
De l’influence de l’esclavage sur les mœurs de quelques peuples de l’Amérique méridionale, originaires d’Espagne.
Si je décris les effets moraux que l’esclavage a produits dans quelques-unes des contrées de l’Amérique, jadis soumises à l’Espagne, ce n’est pas pour faire connaître des phénomènes nouveaux ; c’est pour mieux constater que ceux que j’ai rapportés dans les chapitres précédents, ne sont que les résultats des causes auxquelles je les ai attribués. On ne peut disconvenir que l’oisiveté, l’orgueil, le mépris du travail, la passion des jouissances physiques, ne soient des vices qui caractérisent les Anglo-Américains du sud et les autres possesseurs d’hommes des îles et du continent d’Amérique ; mais on ne convient pas également que ces vices soient les résultats de l’esclavage ; suivant quelques personnes, ils ne sont produits que par la chaleur du climat. Si les hommes des classes laborieuses cessaient d’être stimulés par le fouet, dit-on, ils seraient aussi paresseux que les maîtres ; ils ne se livreraient qu’au travail qui leur serait rigoureusement nécessaire pour subsister, et ils se contenteraient de si peu de chose, qu’ils ne s’élèveraient pas au-dessus des sauvages. Nous verrons tout à l’heure si l’expérience confirme cette assertion.
[IV-199]
De toutes les colonies formées par les peuples d’Europe, il n’en est point dont l’approche ait été plus sévèrement défendu aux étrangers, que les colonies espagnoles [216]. Le gouvernement d’Espagne ne s’est pas borné à interdire à ses sujets d’Amérique tout échange de marchandises avec des nations autres que la sienne ; il leur a interdit aussi toute espèce de commerce intellectuel. Il n’est point d’ouvrage philosophique publié chez les peuples que nous considérons comme les plus éclairés, dont l’entrée n’ait été sévèrement interdite sur tout le vaste territoire que l’Espagne possédait en Amérique. Pour veiller à l’exécution de cette défense, on ne s’en est pas rapporté au zèle des douaniers ordinaires ; on a placé sur divers points du pays plusieurs tribunaux d’inquisition, et ces tribunaux ont placé leurs officiers dans tous les lieux par où ils ont cru que quelque rayon de lumière pourrait pénétrer [217]. L’imprimerie a été proscrite même dans les villes les plus populeuses, et les agents du gouvernement ont eux-mêmes renoncé à se servir de ce moyen de multiplier les copies de leurs ordonnances, de peur que l’usage qu’ils en feraient, ne contribuât à éclairer la population [218].
[IV-200]
En même temps que le gouvernement espagnol usait de toute sa puissance pour plonger ou retenir ses sujets d’Amérique dans l’ignorance la plus profonde, des croyances et des pratiques nées dans des temps barbares tendaient avec force à la corruption de la morale et à la multiplication des crimes. Le commerce des indulgences, qui faisait une partie du revenu du clergé romain et du gouvernement de la métropole, avait reçu la plus grande extension [219]. Le gouvernement papal livrait au gouvernement espagnol, et celui-ci livrait au commerce dans ses colonies, cinq espèces de bulles : la bulle des vivants, celle des morts, celle du laitage et des œufs, celle la composition, et celle de la croisade [220]. Tout acheteur de la bulle des vivants, eût-il tué son père, sa mère et ses enfants, eût-il été coupable de tous les crimes qui outragent le plus l’humanité, pouvait aller trouver un prêtre, exiger de lui une entière absolution, et mettre ainsi sa conscience en repos [221]. La bulle de composition avait le merveilleux effet de rendre légitime propriétaire l’injuste détenteur du bien d’autrui ; le voleur qui, au milieu d’une foule de personnes, était parvenu à escamoter une bourse bien garnie, n’avait qu’à aller trouver le marchand d’indulgences et à lui délivrer une petite part de sa prise, et l’un et l’autre devenaient légitimes possesseurs du bien volé [222]. Il faut ajouter qu’un malfaiteur qui s’était rendu coupable d’un crime et qui ne se croyait pas en sûreté dans sa caverne, n’avait qu’à se réfugier dans une église pour devenir inviolable [223]. Chacune de ces circonstances ayant sur les mœurs une grande influence, il était nécessaire d’en tenir compte, pour ne pas rapporter à l’esclavage des vices ou des crimes qui auraient pu être produits par d’autres causes [224].
[IV-202]
Les Espagnols n’arrivèrent point en Amérique, comme les Anglais et les Hollandais, pour mettre en culture de vastes forêts ou des terres marécageuses ; ils y arrivèrent en qualité de conquérants et dans l’intention de vivre sur une population qui avait déjà fait des progrès dans la culture. Les hommes et les terres furent partagés entre les conquérants en raison de leurs grades, et la plupart des coutumes du gouvernement féodal passèrent d’Espagne en Amérique. Les nouveaux possesseurs y portèrent particulièrement l’usage des majorats, suivant lequel le premier né d’une famille hérite des propriétés territoriales de son père à l’exclusion de ses frères et sœurs. La population se trouva ainsi partagée en deux castes, celle des conquérants et celle des peuples conquis : les premiers auraient pu être distingués des seconds par leurs titres, par leurs richesses, ou par l’étendue de leurs possessions ; mais la nature avait établi entre eux des distinctions plus prononcées, celles qui distinguent les deux espèces, et particulièrement celle de la couleur. Depuis la conquête, un grand nombre d’Espagnols ont passé en Amérique et s’y sont établis : ceux-ci n’y sont pas arrivés en conquérants, mais comme appartenant à la même famille. Des individus d’espèce éthiopienne y ont été amenés comme esclaves ; ils ont été employés à la culture et se sont plus ou moins multipliés dans quelques provinces. Ces diverses races se sont mêlées entre elles, et en ont produit de nouvelles, chacune desquelles a été distinguée par une teinte plus ou moins foncée.
Mais, quoique les indigènes aient été conquis et soumis d’abord à un régime très dur, ils n’ont pas été traités comme le sont les esclaves chez les Anglo-Américains, ou comme le sont les esclaves des colonies européennes. Avant même que les colons eussent conquis leur indépendance, les habitants primitifs étaient devenus presque entièrement libres ; et le nombre des esclaves importés d’Afrique était très peu considérable. Nous ne connaissons pas exactement quelle est, sur tous les points, la proportion qui existe entre les personnes libres et les esclaves ; mais il est facile de juger des parties qui nous sont inconnues par celles que nous connaissons le mieux, par le Mexique et par la Terre-Ferme.
M. de Humboldt a estimé la population totale de la partie du continent américain, jadis soumise à l’Espagne, à environ quatorze ou quinze millions. Sur ce nombre, il a pensé qu’on pouvait compter trois millions de créoles blancs, deux cent mille européens, et tout le reste d’indigènes, de noirs ou de métis [225]. Le Mexique seul comprenait, en 1808, 6 500 000 individus de la population totale ; mais, dans ce nombre, on comptait très peu d’individus d’espèce éthiopienne, et presque point d’esclaves. On pouvait parcourir toute la ville de Mexico sans rencontrer de visage noir ; le service d’aucune maison ne s’y faisait jamais avec des esclaves. Sous ce rapport, le Mexique avait déjà un avantage immense sur les États-Unis [226]. Les contrées dans lesquelles on trouvait le plus d’esclaves étaient Caracas et Lima [227]. La province de Venezuela, que le gouvernement espagnol désignait sous le nom de capitainerie générale de Caracas, contenait, à la même époque, suivant M. de Humboldt, près d’un million d’habitants, sur lesquels on comptait soixante mille esclaves [228]. Ainsi, la proportion des individus esclaves aux personnes libres, était un peu moins de un à seize, dans les provinces où les premiers étaient les plus nombreux ; il faut même ajouter que la population asservie se concentrait particulièrement dans les villes. Dans les provinces de Cumana et de Barcelone, où les esclaves étaient nombreux comparativement au Mexique, la population entière s’élevait à 110 000 habitants, et le nombre des esclaves n’excédait pas 6 000. On comptait donc par esclave un peu plus de dix-huit personnes libres [229].
Dans une grande partie de l’Amérique espagnole, les esclaves étaient employés à la garde des troupeaux, ou à d’autres travaux domestiques peu fatigants. D’un autre côté, les denrées alimentaires étant généralement peu chères, ou n’étant pas susceptibles d’exportation, les maîtres ne pouvaient pas faire de grandes économies sur la nourriture de leurs esclaves [230]. Les mœurs et les lois du pays étaient plus favorables que dans aucun autre aux affranchissements : il était très commun qu’un maître léguât la liberté à tous ses esclaves par testament [231]. Si un individu asservi avait des raisons de croire qu’il était devenu un objet d’antipathie pour son possesseur, rien ne lui était plus facile que d’obtenir du magistrat d’être vendu à un autre maître [232]. Enfin, le gouvernement avait fixé le prix auquel un esclave pouvait acheter sa liberté ; et il ne s’agissait, pour chaque individu, que de trouver la somme que la loi l’obligeait de donner à son maître [233]. Ces circonstances étant connues, il s’agit de voir comment elles ont influé sur les mœurs des diverses classes de la population.
On voit, par ce qui précède, que les divisions par les couleurs sont celles qui dominent toutes les autres. Les individus d’origine purement européenne, ou ceux chez lesquels les caractères propres à cette race sont les plus prononcés, se placent au premier rang. Aucun d’eux, en Amérique, ne peut se considérer à l’égard d’un autre comme un conquérant ou comme descendant d’un ancien maître. Il règne donc, en général, chez les hommes de cette classe, quelles que soient d’ailleurs leur fortune et leur naissance, un sentiment d’égalité très énergique, lorsqu’ils se considèrent les uns à l’égard des autres. Si un des hommes titrés du pays manifeste l’intention d’humilier un homme né dans la classe commune, l’orgueil de celui-ci se soulève, et le place à son niveau : « Serait-il possible, lui dit-il, que vous crussiez être plus blanc que moi [234]. » Si un homme dans la misère est offensé de la vanité de celui qui possède une grande fortune, il se met à l’instant au niveau de lui : « Ce blanc si riche, se croirait-il plus blanc que moi ? » Suivant M. de Humboldt, ce sentiment d’égalité a pénétré toutes les âmes : partout où les hommes de couleur sont regardés ou comme esclaves ou comme affranchis, c’est la liberté héréditaire, c’est la persuasion intime de ne compter parmi ses ancêtres que des hommes libres, qui constitue la noblesse : on trouve cet esprit au Mexique comme au Pérou, à Caracas comme à l’île de Cuba [235].
Les familles qui descendent des anciens conquérants, et celles qui tenaient en Espagne un rang distingué, prétendent former sans doute une noblesse particulière ; mais ces prétentions sont généralement repoussées par tous les hommes de leur race. Ces hommes ont une telle idée de leur égalité, suivant Azara, que quand bien même le roi aurait accordé des lettres de noblesse à quelques particuliers, du temps de la domination espagnole, personne ne les aurait regardés comme nobles, et qu’ils n’auraient obtenu ni distinctions, ni services de plus que les autres [236]. Il est résulté de cet esprit d’égalité que, dans les villes, un blanc n’a osé se mettre au service d’un autre, tant il a craint de s’avilir ; dans le temps où le gouvernement espagnol dominait encore dans ces contrées, un vice-roi même n’y aurait pu trouver un laquais, ou un cocher parmi les individus d’espèce purement européenne [237].
[IV-208]
Le sentiment d’égalité qu’on observe chez les hommes de cette classe, quand ils se comparent à des hommes de leur espèce qui possèdent une grande fortune, ou qui jouissent d’une ancienne illustration, est loin d’exister quand ils se comparent aux indigènes, aux nègres ou aux métis. Le degré de mépris qui tombe sur les descendants des peuples conquis ou asservis, est moins en raison du plus ou moins de couleur qu’en raison de l’espèce. Les indigènes, qui ont été les premiers exploités, et qui sont par conséquent l’espèce sur laquelle la servitude a pesé le plus longtemps, sont les plus méprisés. Les individus d’espèce éthiopienne sont placés immédiatement au-dessus d’eux ; les individus issus du commerce d’un blanc et d’une négresse viennent ensuite ; de sorte que, plus une personne approche de la race des maîtres, et moins elle est avilie. Le gouvernement espagnol voulut renverser jadis cette mesure d’appréciation ; il déclara que les mulâtres formeraient le plus bas échelon de l’ordre social, mais il échoua contre la force de l’opinion [238]. Dans d’autres temps, il a accordé des lettres de blanc à des hommes de couleur ; mais ses efforts n’ont pas eu beaucoup plus de succès. Il a pu conférer lui-même directement quelques faveurs à des individus de cette classe ; mais partout où les blancs ont dominé, ils les ont exclus des emplois [239].
[IV-209]
Cependant, quelle que soit la fierté des descendants des Européens quand ils se comparent aux individus des autres races, elle est loin de porter ces caractères d’insolence et de dureté que nous avons observés chez les blancs des autres colonies, et jusque chez les Anglo-Américains du nord. Les indigènes, les noirs, les mulâtres, ne sont point exclus des églises où les blancs se rassemblent ; la seule distinction qui puisse les blesser, consiste dans le privilège dont jouissent les femmes des blancs, de se placer dans l’église, sur des tapis qu’elles y font porter [240]. On ne lit nulle part que, dans les théâtres, ils soient relégués dans des lieux particuliers ; que leurs enfants soient exclus des écoles publiques, ou qu’ils soient assujettis à ces distinctions humiliantes et brutales que nous avons trouvées chez les habitants de New-York, et même chez ceux de Philadelphie [241].
[IV-210]
Le mépris du travail est inséparable du mépris des classes laborieuses ; il ne faut donc pas être étonné qu’il se soit montré dans les colonies espagnoles, comme dans toutes les autres. Mais il est remarquable, cependant, que ce mépris s’est particulièrement manifesté dans les lieux où les esclaves ont été les plus nombreux, et qu’il s’est éteint dans la plupart de ceux où les travaux ont été exécutés par des hommes libres. Dans la ville de Caracas, sur une population que Depons évalue à 41 000 ou 42 000 habitants, on compte environ 14 000 esclaves et environ 10 000 ou 11 000 blancs ; le reste de la population se compose d’affranchis et d’un très petit nombre d’indigènes [242]. Là, les descendants des Européens ont pour le travail un profond mépris ; ils croiraient s’avilir s’ils se livraient à aucun genre d’industrie [243]. Tous les métiers, tous les arts mécaniques sont abandonnés aux affranchis, qui ne s’y livrent qu’avec répugnance, et qui préfèrent souvent la mendicité [244]. La cause de leur inactivité ou de leur défaut d’énergie est la même que celle qui produit l’oisiveté des blancs : l’aversion ou le mépris des occupations industrieuses [245]. La mendicité est si commune, que le nombre des mendiants s’élève à 2 400 [246].
Dans la même province, mais dans les lieux où il paraît moins d’esclaves, les Européens sont actifs et industrieux. Les habitants de Valence, qui se considèrent tous comme issus de familles nobles, même en Espagne, dédaignaient toute occupation industrieuse, il y a un peu plus d’un demi-siècle ; mais un gouverneur ayant été obligé, pour prévenir la disette, de leur faire une loi du travail, le préjugé nobiliaire est tombé, et dès ce moment la population est devenue industrieuse [247]. Cependant, on a vu, longtemps après, les hommes d’origine européenne se retirer à la campagne, afin de s’y livrer au travail avec plus de liberté, et de se dérober ainsi à l’influence du préjugé qui flétrit une vie laborieuse, partout où il existe quelques traces d’esclavage [248]. La population qui, en 1801, n’était que de 6 500 personnes, s’était déjà élevée à 10 000 en 1810. À cette dernière époque, il existait dans la ville beaucoup d’industrie et d’aisance ; les campagnes étaient bien cultivées, et la misère avait disparu [249].
Sur la partie orientale du lac de Valence, et dans l’une des vallées d’Aragua, est un village qui méritait à peine le nom de hameau il y a cinquante ans ; la population se composait alors d’individus d’origine biscayenne, n’ayant ni préjugés, ni maîtres, ni esclaves. Vingt-cinq ans plus tard, le hameau était devenu une jolie petite ville de huit mille âmes ; les trois quarts des maisons étaient bâties en maçonnerie et avaient autant d’élégance que de solidité ; l’industrie, l’activité, en un mot l’amour du travail, formaient la passion dominante des habitants. De nombreuses plantations de coton, d’indigo, de café, de blé, faites avec intelligence et entretenues avec soin, attestaient combien ces hommes étaient laborieux ; ces plantations s’étendaient déjà dans toutes les vallées d’Aragua. Soit qu’on y entrât par Valence, soit qu’on y arrivât par les montagnes de San-Pedro, qui les séparent de Caracas, on se croyait transporté chez un autre peuple, et dans un pays possédé par la nation la plus industrieuse et la plus agricole.
« On ne voit, dit Depons, dans toute l’étendue de quinze lieues, est et ouest, qu’occupent ces vallées, que denrées coloniales artistement arrosées, que des moulins à eau, que des bâtiments superbes pour servir à la fabrique et à la préparation de mêmes denrées. Il faut ajouter que tous les travaux les plus pénibles, tels que les plantations, les sarclaisons et les récoltes s’exécutent par des ouvriers libres payés à la journée ; que les indigènes eux-mêmes sont laborieux ; que l’aisance, la propreté, les bonnes mœurs règnent partout, et qu’on n’y rencontre presque point d’esclaves [250]. »
On trouve, dans les mêmes contrées, d’autres villes où l’activité et l’industrie règnent également. À Vittoria, ville peuplée de 7 800 individus, de gens de toutes les couleurs, tout le monde travaille sans distinction [251]. À Carora, à dix degrés seulement de l’équateur, une population de 6 200 habitants, placée sur un sol ingrat, se livre tout entière à l’industrie, sans distinction de castes ni de couleurs [252]. À Mérida, sous le huitième degré huit minutes au nord, sur une population de 11 500 individus, aucune classe ne dédaigne le travail, et l’aisance qui règne dans la ville, n’y laisse point voir de malheureux [253].
Les hommes d’origine européenne n’ont donc pas ici, pour le travail et l’industrie, le mépris que nous leur avons trouvé dans tous les pays où il existe de nombreux esclaves. Ils n’ont pas non plus pour les noirs ou pour les hommes de couleur, le même mépris, puisqu’ils consentent à se mêler avec eux et à concourir aux mêmes travaux [254]. Ce phénomène est d’autant plus digne d’observation que le contraste qu’il présente est plus frappant ; les Hollandais et les Anglais, si industrieux dans leur pays natal, méprisent tous le travail et deviennent oisifs, en passant dans une contrée où il existe un grand nombre d’esclaves ; les Espagnols, qui ont au contraire la réputation d’être oisifs dans leur propre pays, deviennent laborieux en passant dans un pays où il y a peu ou point d’esclaves. La température du climat ne peut expliquer l’activité des uns ou l’oisiveté des autres ; car le soleil qui échauffe les vallées d’Aragua n’est pas moins ardent que celui qui éclaire le cap de Bonne-Espérance. En même temps que les habitants de ces contrés, qui sont d’origine européenne, ont moins d’aversion pour le travail que ceux des colonies anglaises et hollandaises, on observe qu’ils ont plus d’intelligence. « La vérité, dit Depons, est que les créoles de la Terre-Ferme ont l’esprit vif, pénétrant, et sont plus susceptibles d’application que les créoles de nos colonies [255]. »
Il est une passion particulière aux castes dominantes, qui s’est longtemps conservée chez les Hispano-Américains, et qui probablement ne s’est pas éteinte, quand ils ont conquis leur indépendance, c’est un amour excessif des grades et des emplois ; commander ou gouverner est la passion des descendants ou des affiliés de tous les conquérants, même quand, sous d’autres rapports, ils ont pris les mœurs des nations civilisées. Il faut ajouter cependant que cette passion n’est point exclusive des travaux qu’exigent les besoins de la société, et que, par conséquent, elle est moins malfaisante dans ce pays qu’elle ne l’est dans beaucoup d’autres. « On voit quelquefois, dit M. de Humboldt, ces officiers de milices en grand uniforme et décorés de l’ordre royal de Charles III, assis gravement dans leurs boutiques, se livrer aux plus petits détails de la vente des marchandises ; mélange d’ostentation et de simplicité de mœurs, qui étonne le voyageur européen [256].
Aucun des voyageurs qui ont visité ces contrées, ne dit avoir remarqué chez les habitants cette passion des jouissances physiques, que nous avons observée chez les possesseurs d’hommes, quels que soient d’ailleurs les lieux et les époques dans lesquels ils aient vécu. On n’a pas non plus observé chez eux cette immoralité dans l’union des sexes que nous avons trouvée chez la plupart des maîtres des colonies. Depons assure, il est vrai, que dans une des villes où il existe le plus d’esclaves, les femmes blanches ont souvent pour rivales les femmes de couleur, et que la discorde se manifeste dans le sein d’un grand nombre de ménages ; mais il a attribué ce défaut d’harmonie entre les époux, à des causes étrangères à l’esclavage. Il ne dit rien surtout qui puisse faire soupçonner qu’il existe quelque analogie entre les mœurs de ce pays et celles de Surinam ou de la Jamaïque [257].
[IV-217]
Les esclaves étant peu nombreux, n’inspirent aux maîtres aucune crainte ; d’où il suit que leurs possesseurs ne se croient point intéressés à les abrutir, à les tenir dans un état continuel de terreur et à les marquer d’un fer brûlant pour les reconnaître [258]. De là il résulte aussi qu’on n’est pas obligé de faire des lois qui attentent à la sûreté de tous, pour garantir à quelques maîtres ce qu’ils appellent leurs propriétés.
Mais, quoique ces circonstances tendent à rendre le sort des esclaves moins misérable, ceux d’entre eux qui sont attachés à des plantations, ont beaucoup à souffrir de la pauvreté, de l’avarice ou de la cruauté de leurs maîtres. Un des effets que l’esclavage a produits dans les colonies espagnoles, comme dans toutes les autres, a été de retenir ou de plonger les possesseurs d’esclaves dans la misère. Beaucoup d’entre eux n’ont souvent pour se loger avec leur nombreuse famille, qu’un misérable appartement qui ne les met pas à l’abri de la pluie, et ils couchent sur des cuirs faute de lits. D’autres sont tellement accablés de dettes, que les intérêts qu’ils en paient à leurs créanciers, absorbent la plus grande partie de leurs revenus [259]. Il faut donc qu’ils économisent le plus qu’ils peuvent sur les dépenses de leur maison, et sur celles de leurs esclaves.
Dans les plantations, la maison du propriétaire, placée sur un tertre de quinze à vingt toises d’élévation, est entourée des cases des nègres. On assigne à ceux qui sont mariés un petit terrain à cultiver, et ils y emploient les samedis et les dimanches, seuls jours de la semaine dont ils puissent disposer. Il faut qu’avec le terrain et le temps qu’on leur accorde, ils pourvoient eux-mêmes à leur subsistance et à celle de leur famille. Suivant Depons, les propriétaires, à l’exception d’un petit nombre, laissent leurs esclaves couverts de haillons, et ne leur donnent d’autres vivres que ceux qu’ils cultivent eux-mêmes dans les morceaux de terre qui leur sont répartis. Ils ne s’embarrassent point si la récolte a été bonne ou mauvaise, si le temps a été favorable, ou s’il a été contraire ; tant pis pour l’esclave si elle a manqué. La subsistance de ceux qui sont employés au service de la maison, n’est pas mieux assurée que celle des autres ; les rations qu’on leur distribue le matin pour toute la journée, peuvent suffire à peine au déjeuner. Ils n’ont pas d’autres vêtements que ceux qu’on nomme de livrée, parce qu’ils s’en parent quand ils suivent leurs maîtres ; mais aussitôt qu’ils rentrent, ils s’en dépouillent et restent nus, ou bien ils se couvrent de quelques misérables chiffons. Les maîtres, du reste, vantent leur bonheur, dit M. de Humboldt, comme dans le nord de l’Europe les seigneurs se plaisent à vanter l’aisance des paysans attachés à la glèbe [260].
Il ne paraît pas que les maîtres fassent conduire leurs esclaves dans les champs par des individus armés de fouets comme cela se pratique dans les autres colonies ; mais il se trouve quelquefois parmi eux des hommes qui les traitent d’une manière fort cruelle. Le petit nombre de ceux qu’ils possèdent, n’est pas pour eux une raison d’être plus humains.
« À Cariaco même, dit M. de Humboldt, peu de semaines avant mon arrivée dans la province, un planteur qui ne possédait que huit nègres en fit périr six, en les fustigeant de la manière la plus barbare. Cet acte de cruauté avait été précédé, dans la même année, d’un autre dont les circonstances étaient également effrayantes [261]. »
Un voyageur espagnol assure cependant qu’on ne connaît point, dans ces contrées, ces châtiments atroces qu’on prétend nécessaires pour tenir la population dans la soumission ; il dit que le sort des esclaves ne diffère en rien de celui des blancs de la classe pauvre, et qu’il est même meilleur ; qu’ils sont bien habillés et bien nourris ; que, dans leurs maladies, ils sont soignés par les femmes même de leurs maîtres ; qu’on laisse marier les hommes avec des femmes indiennes, afin que leurs enfants naissent libres ; que plusieurs refusent la liberté qu’on leur offre, et ne veulent l’accepter qu’à la mort de leur maître ; enfin, que les siens ne voulurent l’accepter que par force [262].
Ces témoignages paraissent d’abord contradictoires, et cependant il est aisé de les concilier. Les deux premiers voyageurs parlent d’une province où l’on cultive des denrées propres à l’exportation, et où on ne les obtient que par un travail pénible ; le troisième parle d’une province où l’on s’occupe plus particulièrement de l’éducation des bestiaux. J’ai déjà fait observer ailleurs que les Arabes bédouins traitent souvent leurs esclaves comme les membres de leurs familles, surtout quand ils se montrent intelligents. Deux faits suffisent, au reste, pour caractériser la différence qui existait entre l’esclavage établi dans les colonies espagnoles et celui des colonies hollandaises ; dans celles-ci, les magistrats, sur la demande des maîtres, faisaient couper une jambe à l’esclave accusé de vouloir prendre la fuite ; dans celles-là, un magistrat affranchissait des esclaves qui se plaignaient justement d’avoir été traités avec cruauté par leurs maîtres, dans des mouvements de colère. Il faut ajouter que dans la première le magistrat était un possesseur d’esclaves, tandis que dans la seconde le magistrat n’en possédait point [263].
[IV-221]
Ainsi, quoique les colonies espagnoles fussent soumises au joug de l’inquisition, quoique l’introduction de tout ouvrage qui aurait pu étendre les idées ou réformer les mœurs de la population, y eussent été sévèrement interdits ; quoique nul étranger ne fût admis à s’y établir, et que les indulgences et les asiles accordés aux criminels tendissent à y multiplier les vices et les crimes, les mœurs de la population étaient infiniment supérieures à celles de tous les autres peuples des îles ou du continent d’Amérique, chez lesquels il existait de nombreux esclaves.
Il résulte de là une conséquence qui mérite d’être observée, c’est que ni l’existence des journaux, ni la libre introduction de tous les ouvrages philosophiques, ni les communications avec des étrangers, ni même l’influence de la religion, ne peuvent neutraliser l’influence de l’esclavage ; toutes ces causes, si puissantes chez les peuples où l’esclavage n’existe plus, ont existé relativement aux colonies anglaises et hollandaises, et elles n’y ont jamais produit aucun effet [264].
[IV-223]
De l’influence de l’esclavage sur la liberté des individus qui appartiennent à la classe des maîtres, et sur l’existence de ceux qui n’appartiennent ni à la classe des maîtres, ni à celle des esclaves.
Dans les pays ou la population se divise en hommes libres et en esclaves, une grave difficulté se présente d’abord pour les premiers. Comment garantiront-ils l’existence de la servitude, sans compromettre leur propre liberté ? ou comment garantiront-ils leur propre liberté sans affaiblir ou sans briser les liens de la servitude ? Tout individu sera-t-il présumé libre, jusqu’à ce qu’on ait prouvé qu’il est esclave ? Sera-t-il présumé esclave jusqu’à ce qu’on ait prouvé qu’il est libre ? Pendant les procès auxquels donneront lieu les contestations sur l’état des personnes, à qui appartiendra la possession provisoire de l’individu dont la liberté sera mise en question ? Si une personne est présumée libre jusqu’à ce qu’il ait été prouvé qu’elle ne l’est point, comment les maîtres parviendront-ils à garder leurs esclaves ? Comment les poursuivront-ils, s’ils prennent la fuite ? Comment sauront-ils dans quels lieux ils se sont réfugiés ? Si, au contraire, tout individu est présumé esclave, jusqu’à ce qu’il ait été prouvé qu’il est libre, comment les personnes libres ne seront-elles pas sans cesse exposées à être traitées en esclaves ?
[IV-224]
Il ne faut pas douter que des questions semblables ne se soient souvent élevées chez les peuples qui admirent jadis l’esclavage domestique, et qu’elles n’aient compromis la liberté de beaucoup de personnes, et troublé la sécurité du plus grand nombre. L’histoire de Rome nous a transmis le souvenir du procès auquel donna lieu la personne de Virginie, parce que le meurtre de cette jeune fille produisit une révolution ; mais, si son père ne lui eût pas plongé un poignard dans le sein, pour la soustraire aux embrassements impudiques du décemvir, elle eût passé des bras de sa mère sous la puissance du patricien qui la convoitait, et l’histoire n’eût jamais parlé d’elle. Comment pouvait-il exister quelque sécurité pour des enfants, des pères et des mères, dans un pays où il existait toujours un marché ouvert pour la vente d’êtres humains ? dans un pays où chacun confiait ses enfants à la garde de ses esclaves, et où il n’était presque plus possible de les trouver quand ils avaient disparu [265] ?
Dans les colonies anglaises, toute personne d’origine éthiopienne, ou portant la plus légère teinte de la couleur qui distingue les peuples de cette espèce, est présumée esclave jusqu’à la preuve contraire. Un individu de l’espèce des maîtres, pourvu qu’il soit de race pure, peut donc s’emparer de toute personne, homme, femme ou enfant, qui est un peu colorée, et la retenir à titre de propriété, jusqu’à ce qu’elle prouve qu’elle est libre, ou jusqu’à ce qu’elle soit réclamée par un autre propriétaire. Celui qui peut enlever, par ruse ou par violence, les titres qui prouvent que tel ou tel individu est libre, fait de lui un esclave par ce seul fait ; et, pour se l’approprier, il lui suffit d’en prendre possession. Si une personne a le malheur de perdre les titres qui prouvent qu’elle n’est point esclave, elle le devient, quand même personne ne se présenterait pour la revendiquer à titre de propriétaire. Dans ce cas, l’autorité publique s’empare d’elle, l’enferme dans une maison de force, et annonce, par la voie des journaux, que si, dans tel délai, personne n’en a réclamé la propriété, elle sera vendue publiquement, ce qui, en effet, est exécuté [266].
Dans les parties des États-Unis où l’esclavage est établi, il existe une loi semblable. Un acte adopté en 1740 dans les Carolines, et confirmé à perpétuité en 1783, déclare que tous les noirs et mulâtres qui sont dans ces colonies, ainsi que leurs enfants, nés et à naître, sont et demeureront à jamais esclaves. Dans une seconde disposition, il est dit que tout noir sera toujours présumé esclave, jusqu’à la preuve du contraire. Il résulte de ces deux dispositions des iniquités exactement semblables à celles qui ont lieu dans les colonies anglaises. Si une personne libre perd les titres qui prouvent sa liberté, ou s’ils lui sont ravis par fraude ou par violence, elle devient l’esclave du premier individu qui juge à propos de s’emparer d’elle [267].
L’existence de l’esclavage dans les États du sud influe même sur la liberté des citoyens dans les États du nord. Les gouvernements de ces derniers États ont compris que s’ils admettaient sur leur territoire le principe établi en France, que tout homme est libre dès qu’il a posé le pied sur le territoire, les esclaves du sud tendraient sans cesse à émigrer sur leur propre sol. Mais, comme ils ne voulaient ni favoriser la fuite des esclaves, ni reconnaître expressément la légitimité de l’esclavage, ils ont eu recours à des moyens détournés : ils ont fait des lois qui maintiennent l’esclavage d’une manière indirecte, et qui s’appliquent aux hommes de toutes les couleurs.
Dans notre législation, l’obligation de faire une chose ou de rendre certains services, se résout en dommages, lorsque celui par lequel elle a été contractée, ou au nom de qui elle l’a été, ne veut pas, ou ne peut pas la remplir. S’il en était autrement, on arriverait à l’établissement de l’esclavage, puisqu’un homme aurait la faculté de se vendre, et que celui qui l’aurait acheté aurait la faculté de l’aliéner.
Les Anglo-Américains ne pouvant se résoudre à proscrire franchement l’esclavage, ont trouvé le moyen de conserver la chose et de bannir le nom. Chez eux, l’obligation de faire une chose, ou de rendre certains services, ne se résout jamais en dommages-intérêts : quand elle a été contractée, il faut, de gré ou de force, qu’elle soit exécutée. L’individu engagé ne peut pas espérer de se soustraire à son engagement par la fuite ; car la loi défend à toute personne de lui donner asile, sous peine d’amende. Il est ramené à son maître par la force publique aussitôt qu’il est repris, et il est condamné, de plus, à servir pendant un nombre de semaines égal au nombre des jours qu’il a fait perdre à son propriétaire. Si le maître ne veut pas le poursuivre, il le vend à celui qui veut l’acheter, et l’acquéreur est substitué à sa place. En vertu de cette loi, si le citoyen d’un État où l’esclavage est proscrit veut avoir des esclaves, il se rend dans un des États où il est permis d’en acheter ; mais, au lieu de se faire faire un acte de vente, il se fait faire un acte d’apprentissage pour dix ou quinze années [268], et il amène chez lui ses apprentis, dont il use comme de sa propriété. Au terme fixé pour l’apprentissage, il a le choix de les laisser en liberté, ou d’aller les revendre à perpétuité dans le pays où il les a achetés. Celui qui les revend, peut, au moyen du prix qu’il en retire, se procurer de nouveaux apprentis, qu’il ira vendre encore avant l’expiration du terme de l’apprentissage. Les habitants du sud qui vont dans le nord, peuvent y amener leurs esclaves, et les emmener ensuite, sans que cela paraisse faire la moindre difficulté. Les constitutions des pays où cela se pratique disent, en termes exprès : Tous les hommes sont nés également libres et indépendants [269].
Les mesures prises pour prévenir ou rendre vaine la fuite des esclaves, ont établi un genre de commerce qui ressemble beaucoup à la traite des blancs. Des capitaines américains prennent, en Europe, des individus qui s’engagent à un certain nombre d’années de service, pour payer leur passage aux États-Unis. Ces capitaines, arrivés dans leur pays, font annoncer dans les journaux qu’ils amènent tel nombre de personnes de tel âge, de tel sexe, de telle profession, et qu’ils en feront la vente publique à tel ou tel jour. Les passagers sont vendus, en effet, au plus offrant, qui peut, à son tour, aller les revendre dans les pays où le prix de la main-d’œuvre est le plus élevé. Des hommes, et même des femmes, peuvent ainsi être vendus et revendus jusqu’à ce que le terme de leur engagement soit expiré. Des Américains peuvent aussi se vendre eux-mêmes ou vendre leurs enfants, pour un nombre d’années déterminé [270].
Dans les États du sud, tout individu étant présumé esclave, par cela seul qu’il a le teint plus ou moins foncé, et tout homme qui se livre à un travail manuel quelconque étant avili, il s’ensuit que les individus qui ont échappé à l’esclavage sans s’être élevés à la dignité d’oisifs et de possesseurs d’hommes, restent dans le mépris le plus profond. Le mépris étant le produit de leur couleur et du besoin qu’ils ont de travailler, ils ne peuvent espérer de se faire estimer par aucune qualité morale ; il n’est point de vertu capable d’affaiblir l’effet que produit la couleur de leur teint. Un vice qui leur donne le moyen de s’enrichir ou seulement de vivre dans l’oisiveté comme la race des maîtres, les rend plus estimables aux yeux de ceux-ci, qu’un travail honorable qui les enrichit, mais qui a le désavantage de les faire descendre au niveau des esclaves. Il faut donc qu’ils soient oisifs et paresseux, pour être moins méprisés ; car la pauvreté oisive est encore moins avilie que l’aisance laborieuse [271].
[IV-230]
L’avilissement dans lequel sont plongés les individus qui ont besoin, pour exister, de se livrer à quelque genre d’industrie, les détermine à quitter le pays, et à se réfugier dans les pays cultivés par des mains libres, aussitôt qu’ils en ont les moyens. Ceux mêmes qui ont quelques petites propriétés se hâtent de les vendre, pour aller en acheter dans les pays où un homme libre peut travailler sans être avili [272]. Dans ces pays, les hommes de couleur ont encore à souffrir le mépris qui est attaché à leur teint ; mais, en travaillant, ils ne se dégradent pas, ils ne se mettent pas au-dessous des blancs. La désertion des hommes qui n’appartiennent ni à la classe des maîtres, ni à celle des esclaves, se manifeste de plusieurs manières ; mais il n’en est aucune qui la démontre d’une manière plus frappante que l’aspect général du pays, et le grand nombre de personnes de couleur qu’on rencontre dans les États du nord. Dans la Caroline du sud, il n’y a ni classes, ni propriétés intermédiaires : tout est planteur ou esclave. Un planteur est sur sa plantation entouré de ses nègres, qui couchent dans de mauvaises cahutes près de sa maison. À quelques milles de là un autre vit de la même manière, et puis un autre ; enfin, toujours de même, tant que s’étend la partie basse de la Caroline du sud [273].
Si le misérable état des noirs, dit Francis Hall, leur laissait le moyen de réfléchir, ils pourraient rire dans leurs chaînes, en voyant combien l’existence de l’esclavage a rendu le pays hideux. Les villages riants et l’heureuse population des États de l’est et du centre, sont remplacés ici par les équipages splendides d’un petit nombre de planteurs, et par une misérable population de noirs rampant dans de sales huttes ; car, après avoir traversé les Susquehanna, on ne rencontre presque plus de villages, mais seulement des plantations ; ce seul mot en dit plus que des volumes [274].
Cependant, quoique les hommes pour lesquels le travail est un besoin, émigrent autant qu’ils le peuvent des pays cultivés par des esclaves dans les pays où le travail est exécuté par des mains libres, tous n’ont pas cette faculté. Dans les villes, il en reste plusieurs qui sont retenus par leurs habitudes, par l’espoir du gain, ou par l’impossibilité de se transporter ailleurs. La condition des personnes de cette classe, dit le voyageur que je viens de citer, est à peine préférable à celle des esclaves. Sujets au même mode de procédure, exposés à la même surveillance, privés des droits ou des privilèges des citoyens, environnés de pièges de tous les genres, légaux et illégaux, leur liberté paraît une moquerie ajoutée à l’oppression de la servitude. La loi déclare que toute personne de couleur est présumée esclave, et toutes les feuilles publiques sont les commentaires journaliers de cette injuste et barbare disposition ; elles annoncent tous les jours que des hommes de couleur ont été arrêtés sur le soupçon d’être esclaves ; qu’ils ont été mis en prison, et que, si aucun propriétaire ne se présente, ils seront vendus pour payer leur dépense [275].
On a vu quelquefois des hommes de la race des maîtres se coaliser pour réduire en servitude des hommes de couleur libres. Lorsque ce genre de voleurs avaient jeté leur dévolu sur leur victime, homme ou femme, un d’eux portait contre elle une fausse accusation ; sur cette plainte, un mandat d’arrêt était lancé, et l’accusé mis en prison. Là, sans amis et sans argent, il attendait d’être jugé pour un crime qu’il ignorait, et sur une accusation portée par un inconnu. En peu de temps, il perdait courage, et ses craintes lui faisaient prévoir ce qui pourrait lui arriver de pire. Un officier de police se présentait alors ; il lui exagérait les dangers de sa situation, et lui exposait combien était petite la chance qu’il avait de recouvrer sa liberté, même quand il serait reconnu innocent, à cause de ses dépenses dans la prison ou des frais de justice. Mais, ajoutait-il, je connais un digne homme qui s’intéresse en votre faveur, et qui fera ce qui est nécessaire pour vous faire recouvrer votre liberté ; il ne vous impose pas d’autre condition que de le servir pendant un certain nombre d’années. Le digne marchand d’esclaves paraissait alors sur la scène ; il faisait au malheureux un tableau charmant de la vie de campagne qu’il allait mener. L’acte d’esclavage était passé ; la victime était jetée sur un vaisseau, et on n’entendait plus parler d’elle. Ce trafic a duré longtemps avant que d’être découvert [276].
Dans les colonies anglaises, le sort de la partie de la population qui n’appartient ni à la classe des maîtres, ni à celle des esclaves, diffère peu de ce qu’il est dans la partie méridionale des États-Unis. Les mœurs des maîtres y étant les mêmes, les esclaves у étant traités d’une manière plus dure encore, et les lois sur les hommes de couleur libres у étant semblables, le sort de ces hommes ne peut pas y être différent ; à peu de chose près, il est aussi dur que celui de la population asservie. Les craintes qu’inspirent aux possesseurs d’esclaves les hommes de couleur libres, paraissent même plus vives dans les colonies anglaises qu’elles ne le sont aux États-Unis, si nous en jugeons par les mesures qui ont été prises pour prévenir leur multiplication. Dans presque toutes les îles, une forte amende est imposée sur les maîtres qui affranchissent leurs esclaves ; dans plusieurs, il est défendu aux noirs et aux hommes de couleur, sous peine de confiscation, d’acquérir des terres à titre de propriétaires, et de louer une maison pour un terme qui excède sept années ; dans quelques-unes, un esclave ne peut être affranchi avant qu’il ait atteint l’âge de quarante années et sous la condition qu’il sera immédiatement déporté [277].
Enfin, dans les colonies françaises les hommes de couleur libres sont traités par la race des maîtres, presque aussi durement que les esclaves : il n’existe pour eux presque aucune espèce de garantie.
Dans tous les pays où la masse de la population se divise en maîtres et en esclaves, les individus qui n’appartiennent ni à l’une ni à l’autre de ces deux classes, n’ont qu’une existence précaire, et ne peuvent presque pas sortir de l’indigence. Le service de l’intérieur des maisons et les travaux de la campagne étant faits par des individus asservis, il ne reste pour les ouvriers libres que des travaux accidentels. Les arts ne peuvent être une ressource pour eux, soit parce que l’existence de l’esclavage en empêche le développement, ainsi qu’on le verra dans le chapitre suivant, soit parce que les maîtres s’en attribuent le monopole au moyen de leurs esclaves. Ils sont donc condamnés à une éternelle indigence, d’abord par l’opinion qui avilit les hommes laborieux, et ensuite par l’impossibilité de se livrer à aucune occupation lucrative. Lorsque, dans un tel pays, des individus de la classe des maîtres tombent dans la misère, ils ne peuvent presque plus en sortir, à moins que ce ne soit par des conquêtes ou des concussions.
Les mœurs de la partie de la population dont je me suis occupé dans ce chapitre, tiennent tout à la fois de celles des maîtres et des esclaves, sans être cependant aussi vicieuses que celles des uns ou des autres. Elles tiennent des mœurs des maîtres, par l’estime accordée à l’oisiveté, par le mépris pour la population asservie, et par les vices que l’oisiveté engendre. Elles tiennent des mœurs des esclaves par la bassesse à l’égard des maîtres, par la fausseté qui naît du sentiment de l’oppression, et par la lâcheté que donne le sentiment de la faiblesse [278].
[IV-237]
De l’influence de l’esclavage domestique sur la production, l’accroissement et la distribution des richesses.
Le travail fait par des esclaves est-il moins dispendieux que celui qui est exécuté par des hommes libres ? Cette question, sur laquelle des écrivains fort éclairés se sont divisés, me semble peu philosophique. Ne préjugerait-elle pas, en effet, que les hommes qui concourent à la production des richesses, ne sont que des machines dont un petit nombre d’oisifs peuvent arbitrairement diriger, accélérer ou ralentir les travaux, et qui ont d’autant plus de valeur qu’elles absorbent une part moins considérable des richesses qu’elles produisent ? Que des voleurs de grand chemin discutent entre eux, si les propriétés qu’ils acquièrent en rançonnant les voyageurs leur coûtent plus cher que celles qui sont acquises par des hommes qui exercent quelque branche d’industrie, je le conçois ; que des pirates mettent en discussion si les peines, les soins et les dangers de la piraterie sont plus grands ou plus productifs que les peines, les soins et les dangers du commerce maritime, je le conçois encore ; pour les premiers comme pour les seconds, la question peut ne pas être éclaircie, et ni les uns ni les autres n’ont à la discuter, ni comme moralistes, ni comme législateurs. Mais élever une question analogue chez des peuples policés, et en traitant une science, c’est, à ce qu’il me semble, renoncer à l’impartialité qui doit présider à toute recherche scientifique, et rétrograder vers la barbarie. Adam Smith, dont l’esprit était d’ailleurs si juste, a mal posé la question, et il a entraîné dans l’erreur presque tous ceux qui l’ont traitée après lui [279].
J’ai fait observer ailleurs que, lorsqu’on traite des sciences morales, il faut écarter avec soin les dénominations qui peuvent fausser notre jugement, en nous faisant voir des êtres différents dans des individus qui sont de même nature. Il ne peut y avoir dans les sciences morales, pas plus que dans les sciences physiques, ai-je dit, ni maîtres ni esclaves, ni rois ni sujets, ni citoyens ni étrangers. Il ne peut y avoir que des hommes ou des agrégations d’hommes, différant entre eux par leurs habitudes, par leurs préjugés, par leurs lumières, par leurs prétentions, agissant bien ou mal les uns sur les autres et portant des noms divers [280].
En partant de ce fait, on ne peut donc voir dans les esclaves comme dans les maîtres, que des créatures humaines, et dès lors la question posée au commencement de ce chapitre revient à celle de savoir si le travail qu’un homme obtient d’un grand nombre d’autres en leur déchirant la peau à coups de fouet, lui coûte plus que le travail qu’il obtiendrait d’eux en leur en payant un juste salaire. On voit, par la manière dont la question a été posée, que les premiers écrivains qui l’ont agitée, se sont trouvés dans la race des maîtres, et que c’est principalement dans l’intérêt des plus forts qu’ils l’ont examinée. Jamais des hommes asservis ne se fussent avisés de mettre en question, si les fatigues et les souffrances au prix desquelles ils obtiennent leur chétive subsistance, sont moins grandes que les travaux et les peines au moyen desquels des ouvriers libres achètent leur salaire. Cette question est cependant la même que la précédente ; il n’y a de différence entre l’une et l’autre, qu’en ce que dans la première ce sont les maîtres qui examinent si la servitude est conforme ou contraire à leurs intérêts, tandis que dans la seconde ce sont les esclaves qui se livrent à un semblable examen [281].
[IV-240]
Le calcul qu’a fait Adam Smith, lorsqu’il a voulu comparer le prix du travail exécuté par des hommes libres au prix du travail exécuté par des hommes asservis, aurait dû le convaincre qu’on ne pouvait établir à cet égard aucun parallèle, et que la question, ainsi considérée, n’était pas même du domaine des sciences morales. Pour déterminer le prix de deux choses, il ne suffit pas, en effet, de les comparer l’une à l’autre ; il faut un troisième terme de comparaison ; il faut des hommes qui aient besoin d’effectuer un échange ; mais si c’est un être humain qui entre dans le marché ou qui en est la matière, comment en déterminera-t-on la valeur ? Sera-ce par la demande de l’individu qui le tient asservi, et par l’offre de celui qui veut en acquérir la possession ? Mais ici une difficulté se présente : c’est de savoir pourquoi, dans la fixation du prix, on ne consultera pas la volonté de l’homme possédé, aussi bien que la volonté de celui qui le possède ; quelle est l’échelle sur laquelle un homme peut fixer la valeur d’un homme ? Ce n’est pas tout : lorsque le prix d’un homme a été convenu entre le vendeur et l’acheteur, et que celui-ci l’a payé, il doit faire son marché avec l’homme vendu pour obtenir de lui qu’il travaille ; mais que lui offrira-t-il pour se faire livrer cette marchandise que nous appelons du travail, et dont nous cherchons à connaître le prix ? Il lui offrira ce qui lui est rigoureusement nécessaire pour vivre, plus un nombre de coups de fouet suffisant pour le contraindre à accepter le marché : or, ce dernier poids jeté dans la balance trouble singulièrement le calcul.
Supposons, en effet, qu’un individu, ayant la bourse légère et le bras vigoureux, se présente chez un marchand ; qu’il offre de lui payer un dixième de sa marchandise en bonne monnaie, et le surplus en coups de bâton ; s’il est assez fort pour faire agréer sa proposition, faudra-t-il considérer le traité comme ayant fixé le cours régulier des marchandises ? Tel est cependant le calcul que font les possesseurs d’hommes, quand ils comparent ce que coûte le travail d’un ouvrier asservi à ce que coûte le travail d’un ouvrier libre.
Un planteur peut croire que le travail d’un homme qu’il tient enchaîné et qu’il stimule à coups de fouet, ne lui coûte que le prix auquel il l’a acheté, et les frais de son entretien, comme un pirate peut croire que les marchandises et les hommes dont il s’est rendu maître, ne lui ont coûté que quelques livres de poudre et quelques boulets de canon ; mais nous, qui n’avons aucun tarif pour fixer la valeur de nos semblables ; nous, qui ne savons pas quel est le prix légitime auquel on achète la faculté de faire violence à des hommes, à des enfants ou à des femmes ; nous, qui n’admettons pas que la partie la plus considérable du genre humain ait été créée pour les plaisirs d’un petit nombre d’oisifs ; nous, qui ne pouvons voir dans les relations qui ont lieu entre un maître et ses esclaves, que l’action de la force et de la brutalité sur la faiblesse et sur l’ignorance ; nous, aux yeux de qui les esclaves sont des hommes aussi bien que les maîtres, et qui devons calculer ce que coûte un produit, non pas à tels ou tels individus, mais au genre humain tout entier ; nous, qui ne pouvons pas ne compter pour rien les violences et les misères auxquelles des populations sont assujetties pour les plaisirs d’un petit nombre d’individus, nous devons raisonner autrement que des possesseurs d’hommes.
Nous devons exposer, sans doute, les effets que produit la servitude sur l’accroissement et sur la diminution des richesses ; mais, en faisant cette exposition, nous ne devons pas oublier que les richesses ne sont qu’un moyen, et que nous devons les évaluer, moins par la quantité, que par l’influence qu’elles exercent sur le bien-être des nations. Nous devons prendre garde surtout, lorsque nous calculons la somme de richesses produites dans une circonstance donnée, de ne pas jeter les yeux seulement sur celles que possède une petite fraction de la population ; nous devons considérer celles que possèdent toutes les classes d’hommes, sans distinction de rangs ni de nations. Si nous calculons d’un côté ce que coûte à un possesseur de terres ou à un manufacturier le travail qu’il fait faire, nous devons calculer, de l’autre, ce que coûte à l’homme pauvre la subsistance qu’il achète avec du travail. Le pays le plus misérable est celui dans lequel il faut donner la somme la plus considérable de travail pour obtenir la somme la plus petite des moyens d’existence, car dans tous les pays la masse de la population se compose de familles laborieuses.
Extorquer les capitaux du riche par des violences, ce n’est pas créer des richesses ou en accroître la somme, c’est les déplacer ; de même, extorquer le travail du pauvre par des coups de fouet ou par des moyens analogues, ce n’est pas diminuer les frais de production, c’est ravir à la masse de la population ses moyens d’existence pour engraisser un petit nombre d’oisifs. Ce qui est vrai pour des individus comparés à des individus, est vrai pour des nations comparées à d’autres nations ; il n’y a de différence entre le premier cas et le second, qu’en ce que, dans celui-ci, le brigandage est établi sur une base plus large.
Adam Smith et quelques-uns des écrivains qui sont venus après lui et qui ont traité la même question, semblent avoir cru que, pour juger de l’effet que l’esclavage domestique produit sur les richesses, il suffisait de calculer ce que coûte à un entrepreneur le travail d’un homme esclave et le travail d’un homme libre ; c’est à peu près comme si l’on jugeait de la difficulté de faire avancer une pesante voiture, par la résistance que lui offrent les atomes qui voltigent dans les airs.
Pour juger de l’influence de l’esclavage sur les richesses, il faut comparer d’abord la quantité qui en est produite dans un pays où l’esclavage est inconnu, à la quantité qui en est produite dans un pays où tous les travaux sont exécutés par des esclaves, toutes circonstances étant égales d’ailleurs ; il faut examiner ensuite comment, dans l’un et l’autre pays, ces richesses se distribuent entre les diverses classes de la population ; il faut déterminer de plus quelle est l’influence qu’exercent les divers modes de distribution sur la consommation ; enfin, il faut examiner quelle est la somme de travaux ou de peines au prix desquelles elles sont achetées.
Toutes les richesses que possèdent les nations sont le produit du travail de l’homme combiné avec les forces de la nature. La plupart des choses qui existent, concourent sans doute, de concert avec l’industrie humaine, à la formation des objets qui nous sont nécessaires. L’air, la terre, l’eau, le feu, le vent, nous prêtent leurs forces, pour produire des richesses, pour créer, ou pour mettre en mouvement des machines productives. Mais, si l’homme n’avait jamais su diriger ces forces, il n’existerait pas plus de richesses dans les pays qui sont aujourd’hui les plus florissants, qu’il n’en existait dans la Nouvelle-Hollande avant que les Européens y fussent arrivés. Si tout travail cessait chez les nations les plus riches, elles auraient en peu de temps disparu de la surface de la terre, et le sol qu’elles habitent serait, dans un petit nombre d’années, semblable aux déserts sur lesquels la civilisation n’a jamais pénétré.
Il ne peut donc pas, à proprement parler, exister de richesses, à moins que l’homme ne concoure à les produire. Mais, comment peut-il y concourir ? De trois manières : par le développement de son intelligence, qui lui fait connaître les forces de la nature et qui lui apprend à en tirer parti ; par l’habileté qu’il donne à ses organes physiques d’exécuter les opérations que son intelligence a conçues ; enfin, par des habitudes morales qui lui donnent le moyen de conserver et d’accroître ses richesses, ou d’en disposer de la manière la plus avantageuse. Il est donc nécessaire, pour apprécier les effets que l’esclavage produit sur l’accroissement ou la diminution des richesses, de juger d’abord des effets qu’il produit sur toutes les facultés humaines.
Le premier effet que l’esclavage a toujours produit sur les mœurs des maîtres, a été d’avilir à leurs yeux le travail de l’homme sur les choses. Nous ne trouvons à cet égard aucune exception ni chez les anciens, ni chez les modernes ; les maîtres grecs ont pensé comme les maîtres romains ; les possesseurs des noirs ou des hommes de couleur comme les possesseurs de blancs attachés à la glèbe. Le travail étant avili, les maîtres renoncent à toute profession industrielle ; ils s’abstiennent d’appliquer leurs organes physiques à la production des choses nécessaires à l’existence de l’homme. Ainsi, partout où la population est divisée en maîtres et en esclaves, l’action des premiers sur les choses est complètement perdue pour la production des richesses.
En même temps que l’esclavage inspire aux individus de la classe des maîtres le mépris du travail, l’oisiveté à laquelle il les condamne fait naître chez eux la passion des jouissances physiques et de tout ce qui peut rompre la monotonie de leur existence, sans exiger d’eux aucune fatigue : la table, les femmes, les jeux de hasard, les spectacles absorbent alors tout le temps qui n’est pas consacré à la domination ou au sommeil ; si à cet égard il a existé quelques exceptions individuelles, on n’en trouve point en considérant les nations en masse. Ainsi, tandis que l’esclavage rend nul le travail des maîtres, et qu’il met à leur disposition les richesses produites par le travail d’autrui, il leur donne les vices nécessaires pour les dissiper. Et comme la production annuelle des richesses est en raison composée du travail et de la cumulation des capitaux, il est clair que la production ne peut jamais être très grande là où tous les revenus sont consommés improductivement à mesure qu’ils sont produits.
Les travaux intellectuels sont un peu moins avilis chez les individus de la classe des maîtres, que ne le sont les travaux manuels ; cependant, il est très rare de voir des maîtres développer leur intelligence, à moins que ce ne soit pour multiplier le nombre de leurs esclaves, pour consolider ou pour étendre leur domination. Dans les pays où ils ont conservé leur liberté politique, ils exercent quelquefois leur esprit dans l’art de persuader ou de commander ; mais jamais ils ne l’exercent dans l’art de rendre plus productif le travail de l’homme sur la nature. Ils croiraient, en se livrant à des études de ce genre, qu’ils se fatiguent pour épargner de la peine à la population asservie, et ils ne lui portent pas assez d’intérêt pour chercher à lui rendre le travail plus léger. Quant aux maîtres qui ne jouissent d’aucune liberté politique, les vices et les préjugés que leur donne l’esclavage, ne leur permettent de développer leur intelligence sur rien. S’il se trouve des individus qui sortent de la classe commune, ils ne cherchent guère qu’à acquérir les connaissances qui leur paraissent les plus favorables à leur propre affranchissement. Les facultés intellectuelles et morales des maîtres sont donc perdues pour la production et la conservation des richesses, aussi bien que leurs forces physiques.
L’effet que produit l’esclavage sur les facultés intellectuelles de la partie de la population qui est asservie, est encore plus étendu que celui qu’il produit sur les facultés intellectuelles des maîtres. Trois causes concourent à l’abrutissement des esclaves : la première est le soin que les maîtres prennent de les rendre stupides, pour assurer leur propre sécurité ; la seconde, les travaux dont ils les accablent, et qui ne leur laissent le temps de réfléchir sur rien ; la troisième, l’absence complète de tout intérêt à s’éclairer.
Un esclave ne cherche à développer son intelligence que pour échapper à la violence de son maître ; il devient rampant, menteur ou flatteur ; mais quelle raison aurait-il de devenir plus intelligent et plus industrieux, puisqu’il ne peut jamais disposer des produits de son industrie ? Chez lui tout principe d’activité est éteint. Quel motif en effet pourrait avoir un esclave de faire quelque progrès ? Pour qui se donnerait-il de la peine ? Pour lui-même ? il ne peut rien sur sa propre destinée. Pour ses enfants ou pour sa femme ? il ne peut rien pour eux ; il ne peut leur transmettre ni richesses, ni lumières, ni sentiments. Pour ses compagnons de servitude ? il ne peut leur rendre aucun service, et à leur tour ils ne peuvent rien pour lui. Travaillerait-il pour sa réputation, pour sa gloire ? il n’y en a point pour des esclaves. Pour la race des maîtres ? ce sont des ennemis que son intérêt est de détruire. Il ne peut exister, en un mot, parmi des esclaves ni transmission de richesses, ni transmission de connaissances, ni transmission d’idées morales. L’esclave n’est comptable que de l’emploi de ses forces physiques brutes, et quand il en a livré le produit à son maître, celui-ci n’a plus rien à lui demander. L’esclavage a donc pour effet de faire descendre les esclaves au dernier terme de misère et d’abrutissement auquel il soit possible à l’homme d’arriver, et de rendre stationnaire ou rétrograde toute la partie de la population asservie.
Les esclaves n’ont pas plus d’influence, par leurs mœurs, sur la production et l’accroissement des richesses, qu’ils n’en ont par leurs facultés intellectuelles. Réduits à ce qui leur est rigoureusement nécessaire pour vivre, ils n’ont rien à économiser ; et quand même il leur resterait du superflu, ils ne feraient aucune économie, puisqu’ils ne peuvent rien posséder en propre. Ceux qui ont quelque puissance sur les richesses possédées par leurs maîtres, sont intéressés à en consommer le plus possible. Pour eux, prendre n’est pas voler, c’est se remettre en possession d’une valeur que leurs travaux ont produite, et dont le prix ne leur a été payé qu’à coups de fouet. S’il leur arrive de s’emparer de quelque valeur, il faut qu’ils la consomment à l’instant, ou qu’ils courent le risque d’en être dépouillés ; ils sont à cet égard dans la même position que les sauvages. Enfin, toutes les facultés de la partie de la population qui n’appartient ni à la classe des esclaves, ni à celle des [IV-250] maîtres, sont également nulles pour la production des richesses. Quand les hommes de cette classe n’ont pas le moyen d’émigrer, ils vivent dans l’oisiveté ; ils mendient ou volent ; aux yeux des maîtres, ce genre de vie est moins déshonorant que le travail : il est plus analogue à la manière dont ils vivent eux-mêmes. Dans un pays exploité par une population asservie, il ne reste donc pour la production des richesses, que les organes physiques des esclaves, destitués de tout principe d’intelligence et d’activité, et stimulés seulement par l’action du fouet. Or, des châtiments corporels peuvent bien exiger certain mouvement du corps, mais ils ne peuvent créer cette énergie que donne une volonté libre ; et quand même ils parviendraient à la créer, une force destituée d’adresse, d’intelligence et de moralité, ne saurait produire et encore moins conserver beaucoup de richesses, quelque énergique qu’elle fût d’ailleurs.
Les faits généraux que j’énonce ici ne sont pas de simples conjectures tirées de la connaissance que nous avons de la nature de diverses espèces d’hommes ; ce sont des observations faites chez tous les peuples qui ont eu des esclaves. De ces faits, il résulte trois conséquences : la première, que l’esclavage s’oppose à la cumulation des capitaux qui constituent la richesse ; la seconde, qu’il est un obstacle à toute invention, ou à l’adoption de toute découverte propre à faciliter la production ; la troisième, qu’il est un obstacle à l’exercice de tout art qui exige, de la part de l’artiste, de l’attention, de l’intelligence, de l’adresse.
Pour savoir si les faits particuliers répondent à ces observations, il suffit de connaître quelles sont les diverses branches d’industrie exercée par les maîtres ou par les esclaves ; quels sont les travaux auxquels se livrent des individus qui n’appartiennent à aucune de ces deux classes, et quelle est l’abondance dont les uns et les autres jouissent [282].
Nous ne connaissons pas assez quelle fut l’industrie des peuples anciens, depuis leur origine jusqu’à leur décadence, ni quelle fut la part qu’y prirent les diverses classes de la population, pour entrer à cet égard dans des détails bien précis. Nous voyons seulement que tout dégénéra, lorsque les conquêtes des Romains, ayant mis tous les peuples au même niveau, eurent multiplié jusqu’à l’excès le nombre des esclaves, et lorsque l’état de paix ne permit plus de réduire des hommes libres en servitude. Nous pourrons juger d’ailleurs des effets que l’esclavage produisit dans tous les arts, par l’influence qu’il exerça sur l’agriculture, suivant le témoignage même des écrivains de cette nation [283].
J’ai déjà fait observer qu’à mesure que le nombre des esclaves s’était accru en Italie, le pays était devenu moins fertile, et qu’il avait fini par être converti en pâturages. Pline s’est demandé quelle avait été la cause de ces abondantes récoltes qui existaient dans les premiers temps de la république ; et la principale cause qu’il en a trouvée, est que, dans ces temps, des hommes parvenus à la dignité consulaire cultivaient leurs champs de leurs propres mains, tandis que de son temps la culture en a été livrée à des misérables chargés de fers, et portant sur leurs fronts la marque de leur servitude. Columelle et Varron ont observé également la funeste influence qu’exerça l’esclavage sur l’agriculture [284].
« Les propriétaires, dit un savant historien de notre temps, ayant étendu leur patrimoine à Rome, par les terrains confisqués sur les peuples conquis ; en Grèce, par les richesses qu’ils devaient au commerce ; ils abandonnèrent le travail manuel, et bientôt après ils le méprisèrent. Ils fixèrent leur séjour dans les villes ; ils confièrent l’administration de leurs terres à des régisseurs et à des inspecteurs d’esclaves ; et dès lors la condition de la plus grande partie des habitants des campagnes devint intolérable. Le travail, qui avait établi un rapport entre les deux rangs de la société, se changea en une barrière de séparation : le mépris et la dureté remplacèrent les soins ; les supplices se multiplièrent, d’autant plus qu’ils étaient ordonnés par des subalternes, et que la mort d’un ou de plusieurs esclaves, ne diminuait point la richesse des régisseurs. Ces esclaves, mal nourris, maltraités, mal récompensés, perdirent tout intérêt aux affaires de leurs maîtres et presque toute intelligence. Loin de soigner avec affection les produits de la terre, ils éprouvaient une secrète joie toutes les fois qu’ils voyaient diminuer la richesse, ou tromper les espérances de leurs oppresseurs...
« L’étude des sciences et l’habitude de l’observation, firent faire, il est vrai, des progrès à la théorie de l’agriculture ; mais en même temps sa pratique déclinait rapidement, et tous les agronomes de l’antiquité s’en plaignent [285]. Le travail des terres fut absolument dépouillé de cette intelligence, de cette affection, de ce zèle qui avaient hâté ses succès. Les revenus furent moindres, les dépenses plus considérables, et dès lors on chercha à épargner sur la main-d’œuvre plutôt qu’à augmenter ses produits. Les esclaves, après avoir chassé des campagnes tous les cultivateurs libres, diminuèrent eux-mêmes rapidement en nombre. Pendant la décadence de l’empire romain, la population de l’Italie n’était pas moins réduite que l’est aujourd’hui celle de l’Agro romano, et elle était en même temps descendue au dernier degré de souffrance et de misère [286]. ».
Les effets que produit l’esclavage sur les richesses dans les colonies, sont encore plus faciles à apprécier que ceux qu’il produisit chez les anciens. L’agriculture est presque la seule branche d’industrie qui existe dans les colonies où l’esclavage est établi ; mais elle y est exercée sans soins, sans intelligence. On a vu ailleurs quelle est la stupidité des paysans du cap de Bonne-Espérance ; elle est telle qu’on peut être tenté de mettre en doute si, sous le rapport du développement intellectuel, les colons sont au-dessus de leurs troupeaux. Ils sont riches dans ce sens qu’ils sont abondamment pourvus de viande de boucherie, leurs troupeaux se multipliant sans aucun soin de leur part ; mais, à cela près, ils sont dépourvus de toutes les commodités de la vie. Quant à la population esclave, là, comme ailleurs, elle est réduite au dernier degré de misère ; elle est possédée, et ne possède rien [287].
Dans les colonies anglaises, l’agriculture est également le seul art qui soit cultivé, et il l’est de la manière la plus misérable. L’art d’employer la charrue et le travail des animaux y est encore inconnu ; on ne sait y remuer le sol qu’au moyen d’une houe que peut soulever à peine la faible main des hommes ou des femmes esclaves. Les progrès qu’a faits l’agriculture dans la plupart des États européens y sont également ignorés ; et des récoltes qui épuisent le sol, s’y succèdent sans interruption et sans repos [288]. Enfin, pour donner une idée des progrès que les arts ont faits dans ces colonies, il suffira de dire que quelques-unes comptent la brique parmi les objets d’importation qu’elles tirent de l’Angleterre [289].
On a vu précédemment que la population esclave des colonies anglaises est plus mal nourrie, plus mal vêtue, plus mal logée que les classes les plus misérables des pays de l’Europe les plus pauvres. La portion de richesses dévolue à cette partie de la population est donc presque nulle ; elle ne peut décroître sans que la famine ou d’autres fléaux analogues se manifestent. Cependant, le nombre de cette partie de la population excède 800 000 personnes [290].
En voyant les travaux excessifs qui sont imposés aux esclaves, et la misère à laquelle ils sont condamnés, on pourrait être naturellement porté à croire que les maîtres du moins possèdent de grandes richesses ; mais il n’en est point ainsi. Ils ne sont qu’au nombre de 1 700[291] ; cependant les neuf dixièmes sont toujours dans la détresse ; ils ne peuvent pas trouver le moyen de payer leurs dettes, quoiqu’un impôt très fort leur donne en quelque sorte le monopole de la vente de leurs denrées en Angleterre. Leurs vastes possessions ne peuvent presque plus payer les frais d’exploitation ; et la plupart n’ont pas le moyen de satisfaire leurs créanciers.
L’état des colonies françaises est encore pire que celui des colonies anglaises. La population asservie n’y est pas moins misérable, et la classe des possesseurs d’hommes y jouit encore de moins d’aisance. Les esclaves qu’aucun intérêt n’excite, et qui ne sont mus que par la crainte, ne se livrent au travail qu’avec une nonchalance extrême. Un voyageur qui les a observés dans la Martinique, a trouvé qu’à égalité de prix, ils faisaient à peine la dixième partie des travaux que des ouvriers exécutent en France.
« Je voyais fréquemment à Saint-Pierre, dit Robin, une quarantaine d’esclaves porter d’un air morne, sur leurs têtes, de petits paniers de fumier qu’ils venaient prendre au bord de la mer, pour se rendre à une habitation voisine. Quelle différence, me disais-je, de charge et de pas avec nos Bourguignons grimpant leurs raides coteaux, courbés sous le poids de leurs hottes, remplies de terre humide et compacte, et avec nos robustes paysannes égayant encore leur course pénible par des chants villageois ! Sept à huit sous paient la journée vigilante de celles-ci, et quatre à cinq fois autant ne paieraient pas la brute esclave, qui ne presse un peu ses pas que sous la douleur du fouet. Ces esclaves ne font donc pas produire à l’agriculture autant que nos paysans libres ; de là, les denrées, fruit de leur travail, sont nécessairement plus chères. Il faut donc aussi que l’Européen les paie plus que si elles venaient de mains libres [292]. »
On pourrait penser que l’état de barbarie dans lequel sont restés tous les arts dans les colonies formées par les Européens, doit être attribué à l’oppression que les métropoles ont fait peser sur elles ; mais l’effet de cette oppression a été presque insensible à côté de celui qui est résulté de l’esclavage. Les États-Unis d’Amérique jouissent, depuis plus d’un demi-siècle, de l’indépendance la plus complète ; ils ont, de plus, l’avantage de posséder les gouvernements les moins dispendieux ; les hommes qui appartiennent à la classe des maîtres, y jouissent d’une liberté civile et politique plus grande que celle des peuples les plus libres de l’Europe ; et cependant, dans ceux de ces États où l’esclavage est établi, il existe peu de richesses, et presque aucune branche d’industrie n’a pu se développer. Ce phénomène est d’autant plus remarquable que tous les arts font des progrès rapides dans les États où les travaux sont exécutés par des hommes libres.
L’agriculture est à peu près le seul art qui soit exercé dans les États du sud ; mais les opérations de cette branche d’industrie ne sont pas aussi nombreuses, aussi variées, aussi compliquées qu’elles le sont chez la plupart des peuples européens ; elles sont aussi simples et aussi peu nombreuses que l’exigent les intelligences bornées des esclaves. L’usage de la charrue est aussi étranger dans quelques-uns que dans les colonies anglaises [293].
Le riz, le maïs et le coton sont les principales et presque les seules productions qui y soient cultivées ; l’on n’y trouve presque aucun des nombreux végétaux qui enrichissent notre sol, quoiqu’il fût aisé, pour des cultivateurs libres, de les у faire venir tous ; ceux que l’on y rencontre s’y vendent à un prix excessif. Ce sont les ouvriers libres de New-York ou de Philadelphie, qui fournissent aux possesseurs d’hommes des États du sud, des pommes de terre, des oignons, des carottes, des betteraves, des pommes, de l’avoine, du maïs et même du foin. La plupart des arbres à fruits ne sont connus que de nom dans certaines parties du pays ; pour faire exécuter les opérations les plus grossières de l’agriculture, des coups de fouet suffisent ; mais ils sont insuffisants pour former l’intelligence et l’activité nécessaires à un jardinier [294].
En même temps que l’ignorance des propriétaires et l’incapacité des esclaves les mettent dans l’impossibilité de cultiver les plantes qui, parmi nous, sont les plus communes, une succession de récoltes qui ne varient jamais épuisent la terre et la rendent de moins en moins propre à donner les produits qu’on lui demande. La détérioration du sol, partout où l’esclavage est établi, est un fait si notoire dans les colonies et dans la partie méridionale des États-Unis, qu’on ne croit pas nécessaire d’en donner des preuves. Les colons de la Jamaïque qui sollicitent auprès du parlement d’Angleterre, un accroissement de droits en faveur de leur sucre, en donnent pour raison qu’ils ne peuvent plus le produire à bas prix, parce que le sol, qui est très fertile quand il est neuf, est stérile quand il est vieux. Dans les îles de Bahama et dans quelques parties de la Dominique, une étendue considérable de terres jadis fertiles, sont devenues tellement stériles, que les propriétaires ont perdu les moyens d’employer et de nourrir leurs esclaves. Plusieurs pétitions présentées, il y a peu d’années, au parlement anglais, par les colons, établissent les mêmes faits. Enfin, les derniers voyageurs qui ont visité le sud des États-Unis, ont été témoins du même phénomène [295].
L’art d’élever et de soigner des animaux domestiques n’est pas mieux connu que celui d’aménager les terres, ou que celui de cultiver des végétaux. On les laisse dans les bois pendant tout le cours de l’année, et ils pourvoient à leur subsistance comme ils peuvent ; en hiver, on se borne à donner un peu de paille de maïs aux bœufs qu’on destine au marché. La viande de boucherie est donc de mauvaise qualité, et toujours inférieure à ce qu’elle est dans les pays où la culture est exercée par des mains libres [296].
La culture ayant fait infiniment plus de progrès dans les pays où tous les travaux sont exécutés par des hommes libres, que dans ceux où ils sont abandonnés aux esclaves, il existe dans les seconds des forêts plus vastes et plus rapprochées que dans les premiers. Le bois de charpente et de chauffage devrait donc être moins cher dans les États du sud que dans les États du nord : il devrait y être d’autant plus commun qu’on doit en consommer moins, le climat étant plus doux. Les forêts, dans les pays exploités par des esclaves, ne sont, en effet, qu’à cinq ou six lieues des villes les plus considérables, et particulièrement de Charleston ; cependant, ce sont les États du nord exploités par des hommes libres, qui envoient aux États du sud des planches pour construire leurs maisons ; ce sont les mineurs libres de l’Angleterre qui leur expédient du charbon pour leur chauffage [297].
Des hommes qui, ayant des forêts immenses presque à leurs portes, sont cependant obligés de tirer de l’étranger des planches pour la construction de leurs maisons, et du charbon pour leur chauffage, ne sauraient avoir une capacité suffisante pour exercer l’art du charpentier, du menuisier ou du maçon ; et comme ils ne peuvent se faire expédier des maisons de New-York ou de Philadelphie, ils font venir à grands frais les ouvriers dont ils ont besoin pour les construire. Ces ouvriers, avant que d’arriver au lieu de leur destination, ont quelquefois deux cents lieues à parcourir ; pour obtenir qu’ils aillent travailler dans un pays d’esclaves, il faut leur payer les frais de voyage et de retour ; il faut les indemniser du mépris qu’on attache à l’exercice des arts et des métiers, et élever par conséquent le prix de leurs journées au-delà de ce qu’il serait dans leur propre pays [298]. Quand une maison a été construite, il faut l’entretenir : un peu plus tôt ou un peu plus tard, elle a besoin de réparation ; mais les ouvriers libres disparaissent aussitôt que les travaux pour lesquels on les a appelés sont terminés, et les esclaves, dont l’insouciance et la maladresse sont propres à tout dégrader, ne peuvent porter remède à rien. Si les vitres des fenêtres sont cassées, si les portes sont brisées, si le toit a besoin de réparation, il faut attendre des années avant que de pouvoir rien réparer. Aussi, est-il peu de maisons qui soient en bon état, et il arrive quelquefois de voir une table somptueusement servie et couverte d’argenterie, dans une chambre où la moitié des vitres manquent depuis dix ans [299].
Il faut, pour construire des navires, soit dans les entrepreneurs, soit dans les ouvriers, plus d’intelligence et plus d’adresse qu’il n’en faut pour construire des maisons. Il est donc presque inutile de dire que le petit nombre de vaisseaux qui sont construits dans les ports des États du sud, le sont par des ouvriers venus du nord. Je dois ajouter que le fret dans les seconds est beaucoup plus cher que dans les premiers, et que, par ces deux raisons réunies, ceux-ci ne peuvent presque pas avoir de marine [300].
Les esclaves étant incapables d’exercer les arts les plus communs qui demandent du soin et de l’intelligence, tels que ceux du jardinier, du menuisier, du charpentier, du maçon, sont incapables à bien plus forte raison d’exercer aucun de ceux qui demandent plus d’adresse, ou des facultés intellectuelles plus développées. Ce n’est pas chez un peuple où tous les travaux sont livrés à des hommes asservis, qu’on peut espérer de trouver ni un horloger, ni un mécanicien, ni un graveur, ni une multitude d’autres artistes dont les talents nous sont devenus indispensables. Il faut donc que les maîtres tirent de l’étranger non seulement une partie de leurs aliments, mais tous les produits manufacturés.
La plupart des substances alimentaires sont généralement plus chères dans les États du sud, qu’elles ne le sont dans les États du nord ; il n’est point de voyageur qui n’ait été frappé de la différence. Les objets manufacturés y sont plus chers encore ; outre les frais de transport qu’il faut payer de plus, le commerce y demande de plus gros bénéfices [301].
Des esclaves étant incapables de porter dans la culture de la terre l’exercice et l’intelligence qui appartiennent à des hommes libres, les produits qu’ils en obtiennent ne sont ni aussi considérables, ni aussi variés. Ces produits sont presque tous de même nature ; ils ne peuvent donc être immédiatement consommés sur les lieux, les maîtres ne peuvent en jouir qu’au moyen d’exportations et d’échanges, puisqu’ils n’ont pas autour d’eux une population industrieuse qui puisse les consommer. Il résulte de ces diverses circonstances que les terres ont beaucoup moins de valeur dans les pays cultivés par des esclaves, que dans les pays cultivés par des hommes libres ; la différence est de près du double [302]. Ainsi, un propriétaire des États du sud, qui a une terre égale, en bonté et en étendue, à celle que possède un propriétaire des États du nord, n’a cependant que la moitié du revenu de celui-ci, et avec ce revenu il est obligé de payer tout beaucoup plus cher. Que l’on ajoute à ces diverses causes de misère les effets des vices que l’esclavage produit, et l’on sera convaincu qu’il est impossible que les possesseurs d’hommes ne soient pas dans une détresse continuelle [303].
[IV-266]
Si les richesses possédées par les maîtres sont peu considérables, celles qui sont possédées par la population esclave sont complètement nulles ; dans aucune partie de l’Europe, sans excepter même les pays occupés par les Turcs, il n’existe aucune classe d’hommes aussi avilie, et aussi misérable que celle qui est attachée à la culture des terres dans la partie méridionale des États-Unis.
J’ai précédemment fait observer que, dans les transactions qui ont lieu entre les hommes possédés et leurs possesseurs, ceux-ci offrent aux premiers, en échange de leur travail, ce qui leur est rigoureusement nécessaire pour vivre ; et que la chose offerte ayant une valeur inférieure de beaucoup au travail demandé, la différence se paie en coups de fouet. Ce dernier genre de marchandise, qui détermine l’homme possédé à livrer son travail à son possesseur, coûte peu à ceux qui la délivrent ; d’où il suit, à ce qu’il semble, que les hommes de la classe des maîtres, achètent la valeur que nous appelons du travail, à aussi bas prix qu’il est possible. Mais la réalité ne répond point aux apparences ; nulle part la main-d’œuvre n’est aussi chère que dans les pays cultivés par des esclaves. Cette cherté est un fait si manifeste, qu’il a frappé la plupart des voyageurs.
Au cap de Bonne-Espérance, où la viande se vend quatre sous la livre (deux sous anglais) et le pain bis deux sous, un esclave est loué à raison de cinquante sous par jour (deux schellings) et un ouvrier libre six ou sept francs (cinq ou six schellings). Cette cherté du travail est l’obstacle le plus grand qui s’oppose aux progrès de la colonie. Suivant Barrow, on ne saurait espérer de grandes améliorations, à moins qu’on ne trouve le moyen d’augmenter la quantité du travail, et de diminuer le prix de la main-d’œuvre [304].
Dans la partie des États-Unis où il existe des esclaves, la main-d’œuvre est plus chère encore qu’elle ne l’est au cap de Bonne-Espérance. À Charleston en Caroline, et à Savannah en Géorgie, un ouvrier blanc de l’état de menuisier, charpentier, maçon, ferblantier, tailleur, cordonnier, gagne deux piastres par jour, et n’en dépense pas tout à fait une [305]. Ce haut prix de la main-d’œuvre ne permet pas aux habitants de faire abattre et transporter à une distance de six milles, les arbres de leurs forêts, dont ils ont besoin pour leur chauffage. Ils trouvent qu’il leur en coûte moins de payer en Angleterre les mineurs qui tirent le charbon du sein de la terre, les propriétaires qui le vendent, et les marins qui le transportent [306]. C’est également à la cherté de la main-d’œuvre, qu’il faut attribuer le haut prix de la plupart des choses nécessaires à la vie, et la préférence qu’on donne aux denrées qui sont importées des États libres, sur celles qui pourraient être produites dans le pays [307]. Les terres étant moins chères de moitié dans les États où il existe des esclaves, que dans ceux où il n’en existe point, le prix excessif de la plupart des produits agricoles ne peut avoir pour cause que la cherté de la main-d’œuvre. Dans le Maryland, comme au cap de Bonne-Espérance, la journée d’un homme libre est évaluée trois fois la valeur de la journée d’un esclave.
La journée de travail qui coûte deux piastres en Géorgie ou dans la Caroline du sud, n’en coûte qu’une dans l’État de New-York [308]. Au Mexique, où l’on ne trouve presque point d’esclaves, les meilleurs ouvriers qui travaillent aux mines, gagnent 25 ou 30 francs par semaine, sans y comprendre le dimanche ; les ouvriers qui travaillent à l’air libre, comme les laboureurs, se contentent, par semaine, de 7 fr. 80 sur le plateau central, et de 9 fr. 60 près des côtes [309]. Dans la vallée d’Aragua, où presque tous les travaux sont également exécutés par des hommes libres, et où croissent le sucre, le coton et l’indigo, la main-d’œuvre est moins chère qu’en France ; on ne paie un ouvrier libre que 4 ou 5 piastres par mois, sans la nourriture, qui est très peu coûteuse à cause de l’abondance de la viande et des légumes [310].
[IV-270]
Dans la Louisiane, où les ouvriers libres sont très rares, parce qu’ils cessent de travailler aussitôt qu’ils ont acquis le moyen d’acheter un homme qui travaille pour eux, la main-d’œuvre est plus chère encore qu’elle ne l’est au cap de Bonne-Espérance. Un maître qui possède un bon esclave, le loue à raison de 20 ou 30 piastres par mois, et comme on a observé que la journée d’un bon ouvrier libre vaut deux ou trois fois la journée d’un ouvrier asservi, on peut calculer à quel prix revient le travail [311]. La cherté de la main-d’œuvre oblige les possesseurs de terres à négliger les détails de l’économie agricole, et à renoncer à la multiplication des denrées [312]. De là, la rareté des légumes dans les marchés, et le prix excessif auquel ils se vendent. La viande de boucherie qu’on obtient sans travail, parce que les animaux se multiplient sans qu’on en prenne soin, est beaucoup moins chère [313].
[IV-271]
La différence entre le prix de la main-d’œuvre dans les États libres, et le prix de la main-d’œuvre dans les États où les travaux sont exécutés par des esclaves, se manifeste à l’aspect seul du pays ; dans les États du nord où des hommes libres cultivent la terre, les forêts disparaissent avec rapidité, et les campagnes se couvrent de cultivateurs ; dans les États du sud où presque tous les travaux sont faits par des esclaves, les défrichements, au contraire, se font avec une telle lenteur qu’il n’est pas possible de prévoir l’époque à laquelle le pays tout entier sera mis en état de culture ; dans les premiers, les possesseurs de terres en retirent un revenu plus ou moins considérable, après avoir payé le prix de la main-d’œuvre ; dans les seconds, les frais d’exploitation égalent ou surpassent la valeur des produits [314].
Nous avons vu que, suivant M de Humboldt, un bon cultivateur libre qui travaille dans les lieux les plus pénibles, gagne au Mexique, pour six jours de travail, 9 fr. 60, ce qui lui fait 1 fr. 60 par jour ; et que, dans les vallées d’Aragua, un ouvrier se contente de 4 ou 5 piastres par mois. Nous avons vu, en même temps, qu’un bon esclave se loue au cap de Bonne-Espérance, 2 fr. 50 par jour, et à la Louisiane environ 5 fr. 50, ou 30 piastres par mois. Mais un esclave ne fait guère que le tiers du travail d’un homme libre ; supposons cependant qu’il en fait la moitié, et qu’il le fait avec la même intelligence, ce qui n’arrive jamais : dans cette supposition, la quantité de travail qu’un agriculteur des vallées d’Aragua fait exécuter par un ouvrier libre pour une somme de 6 francs, coûte 9 fr. 50 à un cultivateur du Mexique, 30 francs à un cultivateur du cap de Bonne-Espérance, et 60 francs à un cultivateur de la Louisiane. Ici on ne peut pas dire que la différence du prix résulte de la différence dans le climat ou dans le genre de culture ; car, si le Mexique produit toutes les denrées de l’Europe, il produit aussi toutes les denrées qui peuvent croître sous les tropiques. En voyant de tels résultats, comment n’est-il pas évident, pour les hommes les plus aveugles, que si les propriétaires qui font cultiver leurs terres par des esclaves, ne sont pas déjà complètement ruinés, ils le seront infailliblement dans un petit nombre d’années.
Et qu’on ne pense pas que c’est à la différence qui existe entre le climat du sud et le climat du nord, ou à la différence qui existe entre les hommes blancs et les hommes noirs, qu’il faut attribuer les phénomènes que nous observons ici. Les Espagnols qui n’ont point eu d’esclaves, et qui ont joui de quelque liberté, se montrent, sous la zone torride, sobres, intelligents, actifs, industrieux comme les Anglo-Américains du nord. Ils prouvent et ils prouveront tous les jours davantage que les denrées des tropiques peuvent être cultivées par des hommes libres encore mieux que par des esclaves. Nous avons vu d’ailleurs que les phénomènes produits par l’esclavage sous la zone torride, se manifestèrent sous les climats les plus tempérés, aussitôt que les Romains у eurent introduit un régime analogue à celui qui existe aujourd’hui dans nos colonies ou dans une grande partie des États-Unis ; cependant les cultivateurs ou les ouvriers appartenaient alors à la même espèce d’hommes que les maîtres. Dans le nord de l’Europe, où l’esclavage existe encore, les maîtres et les esclaves sont de même espèce, et ni les uns ni les autres n’y sont énervés par un excès de chaleur ; cependant, l’esclavage y produit exactement tous les effets que nous avons observés dans tous les autres pays ; ce sont les mêmes préjugés, la même ignorance, les mêmes vices, la même misère ; les seigneurs russes qui ont affranchi leurs esclaves, et qui ont fait cultiver leurs terres par des mains libres ont doublé leurs revenus [315].
[IV-274]
Depuis deux siècles, les arts et les sciences ont fait des progrès immenses ; mais en quoi ont contribué à ces progrès les peuples qui sont divisés en maîtres et en esclaves ? Je ne voudrais pas assurer qu’ils y ont été complètement étrangers ; mais j’avoue que je ne connais aucune invention, aucune idée nouvelle qui puisse leur être attribuée. Non seulement ils paraissent avoir été étrangers aux progrès de l’esprit humain, ils sont même restés en arrière des autres peuples de plusieurs siècles. Ne comparons point les progrès des colonies anglaises au progrès de leur métropole, ni les progrès des colonies françaises à ceux de la France ; la différence serait trop immense. Demandons-nous seulement quelles sont les branches d’industrie qui sont exploitées par des maîtres ou par des esclaves, dans les pays que nous connaissons le mieux ; demandons-nous quel est le degré de perfectionnement auquel ces branches d’industrie ont été portées.
Deux des principales causes des progrès qu’ont faits les arts et les sciences chez les modernes, sont la division des occupations, et l’usage des machines : or l’esclavage domestique met un obstacle invincible à l’usage des machines et à la division des occupations. Les arts ont été portés si loin, et les occupations qu’ils exigent ont été tellement divisées, que l’individu dont les besoins sont les plus bornés, ne peut espérer de les satisfaire sans le concours de plusieurs milliers de personnes. Suivant une observation d’Adam Smith, la seule fabrication d’une épingle exige la coopération immédiate de dix-huit ou vingt individus ; si l’on ajoute à ce nombre les individus qui ont fabriqué les outils ou les machines nécessaires aux ouvriers ; ceux qui ont tiré le métal de la mine et qui lui ont donné les diverses préparations dont il a besoin, on en trouvera un nombre immense. Le nombre sera bien plus grand encore, si l’on calcule le nombre de mains qui concourent à produire l’étoffe la plus commune, depuis celui qui fournit la matière première jusqu’à celui qui délivre la marchandise au consommateur : or, parmi cette multitude d’opérations, il n’en est que très peu qui puissent être exécutées par des esclaves.
L’esclavage offre de tels obstacles à la multiplication des richesses, que, si les peuples chez lesquels il est en usage étaient livrés à leurs propres forces, s’ils n’avaient de communications qu’entre eux, en peu d’années ils tomberaient encore plus bas que les nègres du centre de l’Afrique ; ils n’auraient pas d’autres maisons que des huttes de paille ; ils n’auraient pour vêtements que des peaux de bêtes, et pour instruments d’agriculture que des branches d’arbres. Des esclaves peuvent se livrer à quelques genres de fabrication quand des ouvriers libres les élèvent et leur fournissent des instruments et des machines ; mais je ne craindrai pas d’affirmer que, quand même tous les esclaves des États-Unis s’uniraient à ceux des colonies européennes, et mettraient en commun leur intelligence et leur adresse, ils ne parviendraient pas à fabriquer une bonne épingle.
Ayant exposé l’influence que l’esclavage produit sur la formation des richesses, il me reste à faire voir l’influence que la même cause exerce sur leur distribution.
Au rapport de Plutarque, un patricien romain disait qu’un citoyen n’était pas riche s’il n’avait pas les moyens d’entretenir une armée. Faut-il conclure de là que la population romaine possédait d’immenses richesses ? On pourra se faire aisément une idée de celles qu’elle possédait, en examinant quel était le sort de chacune des principales classes entre lesquelles elle était divisée.
Les esclaves, dont le nombre était immense dans les derniers temps de la république, ne possédaient rien en propre. Ceux qui cultivaient les terres étaient enchaînés comme des forçats ; ils étaient presque nus, n’avaient pour habitations que des antres souterrains dans lesquels ils étaient enfermés pendant la nuit, et se nourrissaient des aliments les plus grossiers. Les esclaves attachés au service personnel des maîtres, étaient moins misérables ; quelques-uns pouvaient même jouir d’une certaine aisance ; mais aucun n’avait rien qu’il pût dire à lui. Le nombre des esclaves peut être évalué à quatre fois le nombre des maîtres, sans être porté très haut.
Les individus qu’on désignait sous le nom de prolétaires, n’étaient guère moins misérables que les esclaves ; ils ne possédaient point de terres, et la plupart n’avaient pas d’habitations dans lesquelles il leur fût permis de se reposer. Les arts ou les métiers qui étaient alors connus, étant exercés par des esclaves au profit de l’aristocratie, il n’existait en général, pour les prolétaires, d’autres moyens d’existence que les distributions publiques, ou quelques métiers qu’ils exerçaient clandestinement. Le nombre d’individus de cette classe que renfermait la ville de Rome, dans les derniers temps de la république, s’élevait à plus de 300 000 ; c’était les deux tiers de la population libre.
Il restait donc environ 100 000 individus qui n’étaient ni esclaves, ni obligés de vivre de distributions gratuites ; mais, entre un individu qui se trouve dans la classe des mendiants, et celui qui vit dans l’abondance, il existe une multitude de degrés intermédiaires. On ne peut pas douter que dans cette troisième classe, il n’y eût un nombre plus ou moins grand de familles aisées ; mais on ne peut pas douter non plus qu’il n’y en eût beaucoup qui touchaient à la classe des prolétaires, ou qui étaient accablés de dettes.
Les richesses se trouvaient donc concentrées dans un très petit nombre de mains ; et les esclaves en formaient une grande partie. Ainsi, dans les temps même où la république paraissait avoir atteint le plus haut degré de prospérité, l’immense majorité de la population vivait dans la misère la plus profonde ; elle était plus pauvre et plus avilie que ne le sont, chez les modernes, les individus placés aux derniers rangs de l’ordre social. Les grands qui possédaient des richesses, ne les avaient point créées par leur industrie ; ils les avaient ravies aux peuples industrieux qu’ils avaient vaincus ; la fortune d’un patricien ne se composait que des débris des fortunes de plusieurs milliers de familles ; un consul ne pouvait s’enrichir que par le pillage et la ruine de plusieurs villes.
Les Romains ont consommé les richesses des nations qu’ils ont conquises : ils ont converti en pâturages ou en déserts des contrées florissantes ; mais il serait difficile de dire quelles sont les richesses qu’ils ont créées.
Dans les colonies anglaises, le nombre des esclaves s’élève à plus de 800 000 ; les individus de cette classe sont plus misérables que ne le sont chez nous les ouvriers les plus pauvres ; ils n’ont ni terres, ni maisons, ni vêtements. La partie la plus considérable des richesses est concentrée dans les mains des planteurs, dont le nombre ne s’élève qu’à 1 700 ou 1800 ; dans ce nombre, la plupart peuvent à peine payer leurs dettes, et fournir aux frais d’exploitation ; presque toutes les années, ils sont obligés de faire au parlement anglais l’exposition de leur détresse, et de solliciter des monopoles, c’est-à-dire des impôts en leur faveur, sur la population libre de l’Angleterre. Les contributions qu’ils perçoivent sur les Anglais, au moyen des monopoles qui leur ont été accordés, sont la partie la plus claire de leurs revenus. Il faut ajouter à ce tableau des richesses, celles que peuvent posséder quelques hommes de couleur libres, dans les villes des colonies [316].
Dans la partie méridionale des États-Unis, le nombre des esclaves s’élevait, en 1810, à près de 1 200 000. Cette partie de la population, qui s’est augmentée depuis cette époque, est presque aussi misérable que la population correspondante qui existe dans les colonies anglaises. Les richesses se concentrent encore ici dans les mains des possesseurs de terres, puisque, dans le pays, il n’existe presque pas d’autres branches d’industrie que l’agriculture. Quoique plusieurs individus affectent un grand luxe, il est difficile de croire qu’ils possèdent tous de grandes richesses, lorsqu’on voit le prix excessif de la main d’œuvre, la nonchalance et l’incapacité des esclaves, les seuls individus qui travaillent, et la cherté de toutes les productions qu’on est obligé de tirer de l’étranger.
La partie française de Saint-Domingue avait, en 1788, une population de 520 000 habitants ; sur ce nombre, 452 000 ne possédaient rien, puisqu’ils étaient esclaves ; ils n’avaient pour habitations que de misérables huttes, pour vêtements qu’un pagne de toile bleue, et pour aliments que ce qui leur était rigoureusement nécessaire pour ne pas mourir de faim. Les richesses territoriales, qui étaient presque les seules qui existaient dans le pays, se concentraient dans les mains d’environ 40 000 individus d’origine européenne ; mais, parmi ceux-ci, il se trouvait un grand nombre de familles qui avaient plus de dettes que de biens, ou qui ne possédaient qu’une fortune très bornée.
Nous observons les mêmes phénomènes à la Martinique et à la Guadeloupe. Dans cette dernière île, le nombre des individus plongés dans la plus profonde misère, s’élevait à 85 471, en 1788 ; tandis que le nombre des maîtres blancs ne s’élevait qu’à 13 466. La population était à peu près la même dans la Martinique, en 1815 ; le nombre des individus réduits à la plus excessive misère s’élevait à 77 577, tandis que le nombre des individus d’origine européenne, ne s’élevait qu’à 9 206. Aujourd’hui, la misère de la classe laborieuse est aussi profonde qu’elle l’était à cette époque ; des siècles de travail et de privation n’ont rien ajouté au bien-être des hommes de cette classe. Mais la classe des maîtres s’est-elle enrichie de tout ce qu’elle a ravi à la classe laborieuse ? Les fatigues et les privations qu’elle lui a imposées ont-elles mis dans ses mains une somme très considérable de richesses ? Bien loin de là, les planteurs de nos colonies ont improductivement consommé, d’abord tout ce qu’ils pu arracher à la population asservie, et ensuite toutes les valeurs qu’ils ont empruntées. Aujourd’hui, les dettes de la plupart d’entre eux excèdent de beaucoup la valeur de leurs possessions ; cependant, les colons ayant en France le monopole de la vente de leurs produits, perçoivent sur la population française un impôt très lourd, puisqu’elles nous font payer leurs denrées beaucoup plus cher que nous ne les paierions si le commerce était libre.
De ce qui précède, il résulte, premièrement que l’esclavage est un obstacle invincible à la formation et à la cumulation des richesses, parce qu’il ravit à la classe laborieuse tout moyen de travailler avec intelligence et de faire des économies, et qu’il donne à la classe des maîtres, des vices qui leur font consommer improductivement le fruit du travail de la population asservie ; il en résulte, en second lieu, que, dans les pays exploités par des esclaves, le travail est infiniment moins productif pour l’ouvrier et surtout pour le maître, qu’il ne l’est dans les pays où tous les travaux sont exécutés par des hommes libres ; enfin, il en résulte que, dans l’état d’esclavage, la petite quantité de richesses qui peuvent être produites, se distribuent de la manière la plus contraire à l’égalité, à la morale et à la justice.
[IV-283]
De l’influence de l’esclavage domestique sur l’accroissement des diverses classes de la population.
On a vu, dans les chapitres précédents, comment l’esclavage domestique affecte les diverses classes de la population, dans leurs mœurs, dans leurs facultés intellectuelles, dans leurs organes physiques et dans leurs richesses : j’ai à exposer maintenant comment il les affecte dans leur multiplication.
Des philosophes ont observé que tous les êtres du règne animal, et même du règne végétal, tendent à se multiplier à l’infini, et qu’ils se multiplient en effet jusqu’à ce qu’ils se soient mis au niveau des moyens d’existence qui leur sont offerts. Le genre humain ne fait point exception à cet égard à la règle universelle ; cependant, les différences qui existent entre lui et tous les autres genres d’animaux, produisent quelques différences remarquables dans les lois d’accroissement et de décroissement auxquelles il est assujetti.
Les hommes, par leur propre nature, tendent à se perfectionner, c’est-à-dire à développer leurs facultés physiques, intellectuelles et morales ; ils tendent en même temps à transmettre à leurs descendants les divers genres de perfectionnement qu’ils croient avoir acquis. De cette qualité, qui leur est particulière, il résulte qu’aussitôt qu’un peuple a fait les premiers pas dans la civilisation, il se trouve chez lui des individus ou des familles qui sont, ou qui s’imaginent être plus avancés que les autres. Elles ont ou croient avoir des connaissances plus variées, des idées plus élevées, des mœurs plus pures ou plus douces, des manières plus polies, une puissance plus grande, une fortune plus considérable ou d’autres avantages analogues. Par cela même que chaque individu tend à s’élever et à voir prospérer sa race, chacun éprouve une répugnance invincible à descendre dans un rang inférieur, ou à y voir descendre ses enfants.
Les hommes peuvent se diviser et ils se divisent en effet quelquefois sur quelques-unes des qualités qui constituent la grandeur ou la dégradation ; il existe des erreurs à cet égard comme il en existe sur une multitude de sujets, et ces erreurs produisent tous les effets dont j’ai parlé dans le premier livre de cet ouvrage ; mais il n’est personne qui n’éprouve, plus ou moins, la tendance que je fais observer ici ; il n’est personne qui n’aspire à s’approcher le plus qu’il peut de ce qui, dans ses idées particulières, constitue la grandeur, et à s’éloigner de ce qui constitue la dégradation ; ceux qui sont les plus amoureux de l’égalité, sont peut-être ceux chez lesquels cette tendance est la plus forte ; s’ils sont satisfaits de la position dans laquelle ils sont placés, ils n’aspirent pas à descendre, ou à faire descendre leurs égaux, ils cherchent à élever à leur niveau le plus grand nombre d’individus possible.
Ce phénomène, qui se manifeste chez les peuples de toutes les espèces et à tous les degrés de civilisation, avait besoin d’être observé pour prévenir les fausses conséquences qu’on pourrait tirer d’un autre phénomène que je viens de rappeler, de la tendance qu’ont tous les êtres organisés à se multiplier, jusqu’à ce qu’ils ne trouvent plus de moyens d’existence. Les hommes obéissent à cette dernière tendance, comme tout ce qui existe ; mais ils n’y obéissent qu’autant qu’ils le peuvent, sans descendre du rang auquel ils sont parvenus, et sans faire déchoir leur race. Dans l’ordre social, les moyens d’existence varient avec les mœurs et les idées de chacune des classes de la population : ce qui suffit pour élever une famille d’ouvriers, ne suffirait pas pour élever une famille, dans la classe moyenne ; ce qui suffit à celle-ci serait insuffisant pour élever une de ces familles qui, dans les monarchies, sont placées aux premiers rangs ; enfin, une fortune qui donnerait à un homme de cour le moyen d’élever une famille, pourrait ne pas le donner à un prince. Il résulte de là que chacun se considère comme touchant au dernier terme de ses moyens d’existence, lorsqu’il ne peut pas se marier sans descendre et sans faire descendre ses enfants à un rang qu’il juge inférieur à celui dans lequel il a été élevé ; et un homme peut arriver à ce point, non seulement sans manquer de rien de ce qui est nécessaire à la vie, mais avec une fortune suffisante pour élever plusieurs familles de laboureurs.
Dans les pays où la plupart des travaux sont exécutés par une race asservie, les hommes qui appartiennent à la classe des maîtres, ne peuvent donc pas se multiplier aussi rapidement que les esclaves. S’il faut, par exemple, le travail de vingt esclaves pour faire vivre dans l’oisiveté un homme de la classe des maîtres, le nombre des possesseurs d’hommes ne peut pas s’accroître de dix individus, sans que le nombre des hommes possédés ne s’accroisse de deux cents. Si l’accroissement du nombre des esclaves avait lieu dans une proportion moins grande, il faudrait que les maîtres consommassent moins de richesses ou se livrassent à quelque genre de travail, ce qui, dans leurs idées, les dégraderait en les rapprochant de leurs esclaves. Dans un pays où il se formerait de grandes fortunes, le nombre des esclaves devrait s’accroître dans une proportion plus grande encore ; puisque plus un individu consomme des richesses, et plus il faut de mains qui travaillent pour lui.
Les faits constatés dans les colonies répondent aux déductions que nous tirons de la nature de l’homme. Dans la Jamaïque, la plus considérable des colonies à sucre de l’Angleterre, la population se divisait, en 1658, en 1 400 esclaves, et 4 500 personnes libres. Depuis cette époque, les deux classes se sont multipliées dans les proportions suivantes : de 1658 à 1670, le nombre des personnes libres s’est accru de 3 000, le nombre des esclaves de 6 600 ; de 1670 à 1734, le nombre des personnes libres s’est accru de 3 100, celui des esclaves de 78 546 ; de 1734 à 1746, le nombre des personnes libres s’est accru de 2 356, celui des esclaves de 25 882 ; de 1746 à 1768, le nombre des personnes libres s’est accru de 7 947, celui des esclaves de 54 486 ; de 1768 à 1775, les personnes libres ne se sont accrues que de 553, les esclaves ont augmenté de 24 000, auxquels il faut ajouter 3 700 affranchis [317] ; enfin, de 1775 à 1817, le nombre des esclaves s’est accru de 155 000 ; tandis que le nombre des maîtres paraît s’être accru d’une manière plus lente encore que dans les années précédentes [318].
Dans l’île d’Antigoa, nous observons un phénomène plus curieux encore que le précédent, mais qui n’est cependant que le résultat des mêmes causes. En 1741, le nombre d’individus qui appartenaient à la classe des maîtres s’élevait à 3 538, tandis que le nombre des esclaves s’élevait à 27 418 ; il existait donc près de neuf esclaves pour une personne libre. À partir de cette époque, le nombre des individus libres commença à décroître, et cependant celui des esclaves continua de s’augmenter [319]. Enfin, en avril 1821, le nombre des premiers était tombé de 3 538 à 1 980 ; et le nombre des seconds s’était élevé de 27 418, à 32 259, plus 4 182 affranchis [320]. Il résulte de là que, dans un espace de 80 ans, près de la moitié de la race des possesseurs d’hommes s’est éteinte, tandis que la race des hommes possédés s’est accrue de près d’un tiers. Le décroissement de la première et l’accroissement de la seconde ne doivent pas même s’arrêter là ; car dans la classe des personnes libres, le nombre des hommes excède celui des femmes de 300, tandis que dans celle des esclaves le nombre des femmes excède celui des hommes de 2 153[321].
Les deux classes de la population ont suivi, dans les colonies françaises, à peu près la même progression dans leur accroissement. En 1700, le nombre de personnes libres d’origine, était, à la Martinique, de 6 597 ; le nombre des esclaves était de 14 566 ; le nombre des affranchis et des indigènes s’élevait seulement à 507. De 1700 à 1736, le nombre des esclaves s’accrut de 57 434, et il s’accrut de 8 000 de 1736 à 1778. Dans un intervalle de 78 ans, les esclaves s’accrurent donc de 65 434, tandis que le nombre de personnes libres d’origine ne s’accrut que de 6 000. La même différence d’accroissement, entre les personnes libres et les esclaves, a eu lieu à la Guadeloupe, puisqu’en 1777 on y comptait 100 000 esclaves, et seulement 12 700 individus d’origine libre [322].
La proportion entre les personnes libres et les esclaves était à peu près la même à Saint-Domingue. Dans l’espace d’un siècle et demi, le nombre de personnes libres d’origine s’est élevé à 40 000, tandis que le nombre de personnes asservies s’est élevé jusqu’à 452 000, et le nombre d’affranchis à 28 000 : tel était l’état de la population en 1788[323]. Depuis cette époque, les hommes de la race asservie ont conquis leur liberté ; leur nombre s’est élevé jusqu’à 935 335, et les individus de la race des maîtres ont disparu.
Les États-Unis d’Amérique nous présentent un phénomène qui ne mérite pas moins que les précédents de fixer notre attention. Les divers États dont la fédération se compose n’admettent pas tous le système de l’esclavage, tel du moins qu’il est pratiqué dans les îles à sucre. Plusieurs de ces États n’ont jamais eu qu’un très petit nombre d’esclaves, et, sur vingt-deux, il en est douze qui en ont décrété l’abolition. Il est résulté de là que, dans les parties de l’Union qui ont été exploitées par des hommes libres d’origine européenne, cette partie de la population s’est accrue d’une manière très rapide. Cependant, en partant d’une époque donnée, on trouve que les individus de la race asservie se sont multipliés dans la même proportion que les individus de race européenne. En 1784, on comptait aux États-Unis 2 650 000 blancs, 600 000 esclaves et 50 000 affranchis. Depuis cette époque jusqu’en 1790, le nombre des esclaves s’accrut de 297 719, c’est-à-dire qu’il fut presque doublé dans un espace de six années, tandis que le nombre des hommes libres, en n’y comprenant pas les affranchis, ne s’accrut que d’environ un quart, ou de 62 607. De 1790 jusqu’à 1800, le nombre des esclaves se multiplia de 200 000 ; celui des hommes libres, y compris les affranchis, se multiplia de 1 172 210. De 1800 à 1804, le nombre des esclaves s’accrut de 95 051 ; celui des affranchis s’éleva à 126 000 ; celui des blancs s’accrut d’environ 600 000. Enfin, en 1809, la population des affranchis et des esclaves s’élevait à 1 305 000, et celle des individus d’origine européenne à 5 810 000. Ainsi, la proportion entre les hommes des deux races était, en 1809, la même qu’en 1784 ; l’une et l’autre s’étaient accrues un peu plus que du double [324].
Dans le Brésil, la disproportion, entre les personnes libres et les esclaves, a été moins grande. En 1798, sur une population de 3 300 000 individus, on comptait 800 000 blancs ; le surplus se composait d’un million d’indigènes, d’un million d’esclaves, et de plusieurs individus de races mélangées [325]. Diverses causes ont contribué à multiplier le nombre des blancs dans ce pays, plus que dans les colonies françaises et anglaises, et il faut sans doute mettre au nombre des principales, l’existence d’un grand nombre d’indigènes, la différence de culture, la persévérance avec laquelle la mère-patrie a continué à envoyer dans ce pays les hommes condamnés par les tribunaux, et particulièrement ceux qui étaient proscrits par l’inquisition, tels que les Juifs et les individus soupçonnés de philosophie et d’opinions condamnées par le clergé romain [326].
[IV-293]
Les Espagnols, ayant envahi la partie la plus civilisée de l’Amérique, n’eurent pas besoin d’acheter des Africains pour leur faire cultiver le sol ; les indigènes continuèrent de se livrer à la culture, et le régime auquel ils furent assujettis eut plus d’analogie avec le système féodal qu’avec le genre d’esclavage établi dans les îles. Aussi, quoique l’esclavage domestique ne fût point prohibé dans les colonies espagnoles, il n’y existait qu’un très petit nombre d’esclaves au moment où elles se sont déclarées indépendantes, et les esclaves y étaient traités d’une manière moins dure que dans aucun autre pays [327].
[IV-294]
Le nombre des esclaves s’accroît donc, en général, d’une manière plus rapide que celui des maîtres ; cependant, l’accroissement n’est pas uniforme dans tous les cas ; il arrive quelquefois que les proportions varient. Plusieurs causes contribuent à ces variations ; les principales sont, tantôt l’affranchissement, et tantôt l’importation d’un plus grand nombre d’esclaves ; si, par quelques circonstances accidentelles, le nombre des affranchis est plus considérable dans une année que dans une autre, le nombre des maîtres paraît s’accroître dans une proportion plus rapide que celui des esclaves ; de même, si des circonstances extraordinaires favorisent l’importation des esclaves, ceux-ci paraissent se multiplier plus rapidement que les maîtres. Dans le premier cas, ce n’est pas la race des maîtres qui se multiplie, quoique le nombre des hommes libres devienne plus considérable ; c’est, en quelque sorte, une classe moyenne qui sort de l’une et de l’autre, et qui participe des qualités et des vices de toutes les deux.
Le nombre des hommes possédés se multipliant dans une proportion plus grande que leurs possesseurs, ne faut-il pas conclure de ce phénomène que la condition des premiers est moins misérable qu’elle ne le paraît ? Cette conséquence serait juste, en effet, si l’accroissement des esclaves avait lieu par génération ; mais ce n’est pas ainsi qu’il s’opère : il a lieu par l’importation continuelle de nouveaux esclaves. La population asservie, bien loin de se multiplier naturellement dans l’esclavage, décroît, au contraire, d’une manière rapide.
Dans le temps où l’île de Saint-Domingue était possédée par des maîtres d’origine européenne, la perte des individus asservis s’élevait tous les ans à un vingtième, et les accidents la faisaient monter au quinzième [328]. Ainsi, les possesseurs d’hommes de cette colonie fondaient leur revenu sur la destruction annuelle de 30 130 personnes, et sur les supplices et les privations infligées à 450 000. Dans le cours d’un siècle, le nombre d’êtres humains détruits, s’élevait à plus de trois millions, sans compter un nombre au moins égal d’individus qu’il fallait égorger sur les côtes d’Afrique, pour tenir au complet le nombre des esclaves. Saint-Domingue, disait-on, était la reine des colonies.
Les esclaves ne sont pas également misérables dans tous les pays. Leur sort dépend du genre de travail qu’ils ont à exécuter, et des subsistances qui leur sont accordées ; et ces circonstances varient avec la nature et la position du sol, et avec les relations commerciales. Leur sort dépend également de la facilité avec laquelle les maîtres peuvent remplacer ceux que la misère et les mauvais traitements font périr, facilité que les gouvernements diminuent ou accroissent, selon qu’ils protègent ou répriment le commerce des esclaves. Il ne faut donc pas juger du décroissement de la population esclave dans toutes les colonies, par celui qui a été observé dans l’île de Saint-Domingue.
Les colonies anglaises dans lesquelles les productions sont analogues à celles que donnait autrefois Saint-Domingue, sont celles dans lesquelles le décroissement est le plus rapide. Ce décroissement a beaucoup diminué depuis que le gouvernement anglais a restreint le pouvoir des maîtres sur les esclaves, surtout depuis qu’il a sévèrement interdit la traite. Il est évident que, dès ce moment, les possesseurs d’hommes ont été dans la nécessité de ménager leurs possessions, sous peine de ne pouvoir pas les renouveler. Cependant, telles sont les calamités attachées à l’esclavage, que même depuis cette époque, la population asservie continue de décroître. Dans l’île de la Trinité, le décroissement annuel est de 3% 3/5 ; à Demerari, il est de 2 à 3% ; à Sainte-Lucie, il est de 2,1%. Dans quelques îles où le sucre n’est point cultivé, le décroissement est nul [329].
Dans tous les pays, les possesseurs d’hommes ne considèrent comme digne d’eux que le commandement ; tout autre genre d’occupation leur paraît indigne de leurs nobles mains. Les possesseurs d’hommes des colonies ne peuvent tirer un revenu que de leurs terres, et ce revenu est toujours en raison du nombre de leurs esclaves. Si donc ils continuent de les traiter avec leur cruauté accoutumée, ils détruiront la source de leurs richesses, puisqu’il deviendra tous les jours plus difficile de les recruter sur les côtes d’Afrique. Si au contraire, le sort des esclaves est adouci, ils augmenteront en nombre ; mais alors les possesseurs auront à craindre un autre danger, celui de voir multiplier cette partie de la population dans une proportion telle, que leur sécurité sera de plus en plus compromise.
Dans les États où l’esclavage domestique n’est point toléré, la crainte de tomber dans une excessive misère est un obstacle à un accroissement de population disproportionné aux moyens d’existence. La plupart des domestiques s’imposent le célibat parce que, s’ils avaient des enfants, leurs gages ne pourraient suffire à les élever, et qu’ils ne pourraient tout à la fois soigner leur propre famille et exécuter les travaux attachés à la domesticité. Mais quand des ouvriers ou des domestiques sont considérés comme la propriété des maîtres, ils ne craignent pas d’être renvoyés ; s’ils ont des enfants, c’est le possesseur qui doit les faire élever. Il faut, par conséquent, qu’il reste chargé de toutes les dépenses de la famille, et que de plus il renonce aux services de la mère pendant qu’elle prend soin des enfants. Les esclaves étant essentiellement imprévoyants et n’ayant à craindre ni d’être renvoyés, ni de voir descendre leur postérité dans un rang plus bas, doivent s’abandonner naturellement à toutes leurs passions. Les maîtres se trouvent donc dans l’alternative de recourir à des violences pour restreindre la multiplication des hommes asservis, ou de voir croître autour d’eux une population ennemie qui absorbe leurs revenus en même temps qu’elle menace leur existence.
Telle est déjà la position critique dans laquelle se trouvent les Anglo-Américains du sud, et dans laquelle se trouveront tôt ou tard tous les maîtres des colonies. Comment en sortiront-ils ? C’est une question que l’expérience n’a pas encore résolue d’une manière satisfaisante ; mais il est temps d’y penser.
[IV-299]
De l’influence de l’esclavage domestique sur l’esprit et la nature du gouvernement.
J’ai fait observer précédemment que les peuples changent de maximes selon le point de vue sous lequel ils se considèrent ; s’ils se regardent dans leurs rapports avec les individus que la force ou le hasard leur a donnés pour maîtres, ils proclament volontiers comme des principes de droit ou de morale, la liberté individuelle, la liberté des opinions, le respect du travail et des propriétés ; mais s’ils se considèrent dans leurs rapports avec les individus que la violence ou la ruse leur a soumis, ils invoquent la légitimité de leurs possessions, l’inviolabilité des lois ou des forces existantes, le respect des autorités établies par la divinité elle-même ; ce qui signifie toujours que ceux qui ont été les plus forts, désirent de conserver les avantages de la force, même quand elle les abandonne.
Cette double doctrine ne se manifeste nulle part d’une manière plus naïve que dans les États où il existe une classe de maîtres et une autre d’esclaves, et où les individus de la première ne sont pas complètement asservis. Un homme qui tenterait, en Amérique ou en Angleterre, une usurpation [IV-300] semblable à celle qu’un chef d’armée exécuta en France à la fin du dernier siècle, se verrait foudroyé de toutes parts avec les maximes des droits imprescriptibles de l’homme ; mais celui qui s’armerait des mêmes maximes pour appeler à la liberté des hommes dont on dispose comme de bêtes, et qu’on traite beaucoup plus cruellement, soulèverait contre lui l’opinion générale, et serait poursuivi comme un malfaiteur.
Mais c’est vainement que les possesseurs d’hommes se forment deux morales et deux justices : ils peuvent les établir dans la théorie ; tôt ou tard, il faut que, dans la pratique, l’une ou l’autre règne en souveraine. Ce qui est juste et vrai est tel par lui-même ou par la nature des choses, et non par un effet des caprices de la puissance. La plus folle ou la plus insolente des prétentions serait celle d’un individu qui s’imaginerait que c’est à lui qu’il appartient de rendre une proposition fausse ou vraie, juste ou injuste, selon que cela convient à ses intérêts. Ce qui serait absurde dans un individu, est absurde dans une collection d’individus, quelque nombreuse qu’elle soit ; le genre humain se lèverait tout entier pour déclarer faux un axiome de géométrie, que les choses resteraient les mêmes ; il y aurait seulement dans le monde une absurdité de plus ; or, les vérités morales ne dépendent pas plus de nos caprices que les vérités physiques ou mathématiques. Un homme qui, par ruse ou par violence, parviendrait à s’emparer de la personne d’un autre ; qui l’entraînerait de force dans sa maison ou sur son champ, où il le contraindrait à coups de fouet à travailler pour lui, ne serait pas jugé par un moraliste autrement que comme un brigand qu’il est urgent de réprimer. Si cet homme, arrivé chez lui, s’avisait d’écrire dans un registre et de proclamer, au sein de sa famille, qu’il est légitime propriétaire de la personne qu’il a ravie, qu’il a le droit de disposer d’elle selon ses caprices, et que nul ne peut, sans iniquité, mettre des bornes à ses violences, ces déclarations ni ses prétentions ne changeraient rien à la nature des faits. Ce qui, dans un individu, serait un crime, en est également un dans une multitude armée ; une bande qui, au lieu de s’emparer d’une personne, s’emparerait de cinquante ou de cent, serait dans un cas semblable à celui de l’individu que j’ai déjà supposé ; il n’y aurait pas d’autre différence si ce n’est que le crime serait beaucoup plus grave dans le second cas que dans le premier. Mais une nation n’est qu’une collection d’individus, et quand elle procède comme ceux que j’ai supposés, elle se trouve dans le même cas ; les déclarations qu’elle fait et qu’elle écrit avec plus ou moins de solennité, que tel ou tel acte est juste, que telle ou telle possession est légitime, ne changent rien à la nature des choses. En pareil cas, la loi c’est la force ; la légitimité c’est la conformité de la conduite des faibles à la volonté des plus forts. Pour apprécier l’esclavage, nous n’avons donc point à nous occuper de ce que les peuples qui l’ont établi ont écrit dans les registres de leurs délibérations ; leurs résolutions et leurs écritures, même quand ils les appellent des lois, ne peuvent en changer ni la nature, ni les causes, ni les effets.
Lorsque l’esclavage domestique existe chez un peuple, et que les individus de la classe des maîtres veulent établir un gouvernement, ils doivent tenir à ceux d’entre eux auxquels ils confient les fonctions de magistrats, de chefs militaires ou d’administrateurs, à peu près le langage suivant :
1° Vous n’exercerez aucune violence sur nos personnes quand même vous en auriez la force, parce que, à notre égard, la force ne serait pas la justice ; vous empêcherez qu’aucune cruauté ne soit exercée contre nous ; vous réprimerez toutes les atteintes portées à notre sûreté, sans acception de personnes ; vous nous écouterez tous également, et vous administrerez la justice avec impartialité, toutes les fois que nous vous adresserons nos plaintes ; mais vous n’accorderez aucune protection aux hommes ou femmes que nous possédons, et s’il nous plaît d’exercer des violences ou des cruautés sur eux, vous nous prêterez main-forte en cas de besoin, parce que, à leur égard, la force et la cruauté sont la justice ; non seulement vous ne réprimerez aucune des atteintes qui pourraient être portées par nous à leur sûreté, mais, s’ils venaient se plaindre, vous ne les écouterez point, et vous ferez toujours acception de personnes ; entre eux et nous, vous administrerez toujours la justice d’une manière partiale.
2° Vous protégerez la faculté dont nous prétendons jouir d’aller ou de venir à notre gré, de changer de lieu aussi souvent que cela nous conviendra ; vous empêcherez surtout que nul ne nous enferme, soit chez nous, soit dans aucun autre lieu, excepté dans le cas où nous serions accusés de quelque crime contre les maîtres, et en observant les formes légales que nous aurons établies ; mais vous protégerez en même temps la faculté dont nous prétendons jouir, d’empêcher les personnes que la force nous a soumises, d’aller ou de venir à leur gré, ou de changer de place lorsque cela leur convient ; vous nous aiderez, en cas de besoin, à les enfermer dans tel lieu qu’il nous plaira choisir, sans que nous ayons besoin de motiver nos volontés ou d’observer aucune formalité légale.
3° Vous protégerez notre industrie et l’usage que nous entendons faire de notre intelligence et de nos membres ; vous nous garantirez la faculté de suivre la profession qui conviendra le mieux à nos moyens, et de travailler ou de nous reposer selon que nous le jugerons utile à nos intérêts ; mais vous protégerez aussi la faculté que nous avons, de donner aux hommes possédés par nous, l’industrie qui nous convient, et de régler l’usage de leurs facultés selon nos caprices ; vous ne souffrirez point qu’ils travaillent ou se reposent selon leurs besoins ; mais vous les obligerez à travailler ou à rester oisifs selon les nôtres.
4° Vous nous garantirez la faculté de manifester nos opinions, soit verbalement, soit par des écrits imprimés ou autres ; vous souffrirez que chacun de nous exprime hautement ce qu’il pense, quand même nos pensées pourraient vous déplaire ou contrarier vos projets ; mais vous nous garantirez, en outre, la faculté d’empêcher que les hommes qui nous sont soumis, manifestent, par aucun moyen, des opinions qui puissent nous déplaire ; et s’ils contreviennent à nos défenses à cet égard, vous protégerez les châtiments arbitraires qu’il nous plaira leur infliger.
5° Vous nous garantirez la faculté d’exercer le culte religieux que nous jugerons le plus raisonnable ou le plus agréable à la Divinité, ainsi que la faculté de prier ou de nous reposer tel jour que nous aurons choisi, et vous n’userez d’aucune force pour nous imposer vos propres croyances ; mais vous nous garantirez de plus la faculté de faire exercer, par les hommes qui nous sont soumis, le culte qu’il nous plaira de leur imposer, et de les empêcher de rendre à la Divinité tel hommage qui pourrait leur être commandé par leur conscience.
6° Vous ne percevrez sur nos revenus, ou sur les produits de nos travaux, que les sommes qui vous seront rigoureusement nécessaires pour une bonne administration, et vous nous rendrez un compte clair, net et public de toutes celles que vous aurez perçues et dépensées ; mais, en même temps, vous protégerez la faculté que nous avons de nous approprier le fruit des travaux des hommes qui nous sont soumis, et de ne leur laisser que qui leur est rigoureusement nécessaire pour soutenir leur existence ; car, à leur égard, les extorsions sont de la justice.
7° S’il s’élevait parmi nous, qui sommes les maîtres, des hommes qui voulussent nous soumettre à un pouvoir arbitraire, vous ferez usage de votre puissance pour les réprimer et pour nous protéger ; vous les punirez suivant toute la rigueur des lois ; mais, s’il s’élevait des hommes qui voulussent soustraire à notre arbitraire les individus que la force nous a soumis, vous vous souviendrez que vous êtes les protecteurs de cet arbitraire ; vous livrerez aux tribunaux tout individu qui tenterait de protéger, contre nos violences, les personnes que nous possédons, pour les placer sous la protection de la justice.
8. Vous protégerez surtout la vertu de nos filles et de nos femmes, et vous punirez avec rigueur les misérables qui oseraient attenter à leurs personnes ; mais vous nous protégerez aussi dans l’exercice du pouvoir arbitraire que nous entendons exercer sur les filles ou sur les femmes des hommes qui nous sont soumis ; si un mari s’avisait de défendre sa femme, ou un père sa fille, contre nos entreprises, vous nous prêterez la force dont vous disposez, pour les châtier de leur témérité, et faciliter ainsi l’accomplissement de nos désirs.
« Vous jurez d’être fidèles à cette déclaration des droits de l’homme et des droits du maître ; et si vous y manquez, en protégeant contre nos extorsions, contre notre violence, et même contre notre luxure, les hommes ou les femmes que la force nous a soumis, nous espérons de la sagesse et de la justice de l’Être suprême qui nous entend, qu’il vous punira de vos prévarications par des châtiments éternels. »
L’esprit humain se prête si facilement aux diverses impressions qu’on veut lui donner, et il est si difficile de se rendre raison des opinions qu’on a reçues dans l’enfance, que je conçois très bien que des possesseurs d’hommes inculquent dans l’esprit de leurs enfants, une série de propositions contradictoires, semblables à celles dans lesquelles je viens de réduire les prétentions d’un planteur ou d’un Anglo-Américain du sud. Je conçois même qu’après avoir lu ces propositions que les colons français, hollandais et anglais, ou américains, aspirent à mettre en pratique, les uns et les autres les trouvent raisonnables et justes, précisément parce qu’elles sont absurdes. Mais c’est se tromper étrangement que de s’imaginer que les hommes règlent leur conduite par les formules qu’on leur fait réciter, et non par leurs besoins ou par leurs habitudes. Les brigands italiens et espagnols qui vont s’embusquer sur les grandes routes, pour dévaliser les voyageurs, ne sont ni des idolâtres, ni des athées ; ils ont le même évangile, et une foi aussi robuste que les hommes honnêtes et industrieux qui peuplent nos grandes villes. Ils savent réciter les maximes morales et religieuses qu’on leur a apprises dès leur enfance, aussi couramment qu’un Anglo-Américain du sud peut réciter les droits de l’homme et les droits du maître inscrits dans les lois de son pays ; cependant, leurs maximes et même leurs croyances ne suffisent pas pour mettre les voyageurs en sûreté.
Les hommes ne sont dirigés que par l’habitude et par l’exemple ; quelque contradictoires que soient leurs doctrines ou leurs raisonnements, ils se montrent dans leur conduite conséquents à ce qu’ils ont toujours pratiqué ou vu pratiquer. Ce n’est point dans les écoles ou dans les livres des législateurs, que les citoyens se forment au gouvernement ; c’est dans leurs maisons et dans les relations qu’ils ont avec les individus qui les environnent. Un enfant qui, depuis sa naissance jusqu’au moment où il est parvenu à l’âge d’homme, se voit environné de maîtres et d’esclaves, observe nécessairement les relations qui existent entre les uns et les autres. Il ne voit, dans ces relations, que ce qui s’y trouve en effet, l’emploi continuel de la force contre la faiblesse ; le triomphe constant des désirs et des caprices des uns, et l’abnégation complète de la volonté des autres ; l’autorité au lieu de raisonnement. Il ne peut pas encore parler, qu’il a déjà pris le ton absolu et l’air impérieux d’un maître ; il voit dans ses parents les membres d’un gouvernement ; dans les esclaves, il voit des sujets : il a contracté les habitudes d’un despote avant même que de savoir ce que c’est que des magistrats.
Quelle est la différence, qu’un homme ainsi élevé, peut voir entre les individus qu’il possède à titre d’esclaves, et les individus qui ne sont point dans l’esclavage ? Il n’en est que deux, c’est la force, et le préjugé que les uns sont nés pour obéir, travailler et souffrir, et les autres pour commander et vivre dans l’oisiveté. Chaque individu libre, pour considérer tous les autres comme ses esclaves, n’a donc besoin que de se trouver investi du commandement, et de posséder des instruments qui lui donnent sur ses égaux la force qu’il a sur ses esclaves. Or, nous verrons bientôt que ces instruments ne peuvent être difficiles à trouver dans les pays où une partie de la population est née et élevée dans la pratique de l’arbitraire, et où l’autre partie est façonnée pour la servitude.
Un des effets les plus remarquables de l’esclavage est de mettre dans une contradiction perpétuelle les hommes qui exercent une partie de l’autorité publique, et de les condamner à approuver ou à flétrir alternativement les mêmes actions. Il faut ou qu’ils mentent sans cesse à leur conscience, ou qu’ils se flétrissent eux-mêmes dans leurs jugements. Cette nécessité est le résultat de l’opposition qui existe entre les prétentions que forment les maîtres en leur qualité de citoyens, et celles qu’ils veulent exercer en leur qualité de possesseurs d’hommes. Afin de mieux faire comprendre ma pensée, je citerai quelques exemples.
Un individu qui possède un troupeau d’hommes ou de femmes, en emploie une partie à cultiver ses terres ; il loue les autres à des gens qui lui en paient le louage. Mais, comme cela se pratique, il ne laisse aux uns et aux autres que ce qui leur est rigoureusement nécessaire pour ne pas mourir de faim ; quant à lui, il vit dans l’abondance au moyen du produit de leurs travaux. Cet homme, après avoir arraché aux malheureux que la force lui a soumis, tout ce que leur travail a pu produire, va dans une cour de justice en qualité de magistrat ou même de juré. Il se place sur son siège ; des ouvriers ou des artisans se présentent et demandent la condamnation d’un homme qui, après les avoir longtemps fait travailler, a refusé de leur payer leur salaire. Les faits sont constatés ; les lois sont positives ; le magistrat condamne l’individu amené devant lui, attendu qu’il est injuste de faire travailler les gens, et de ne pas leur payer la valeur de leur travail. La sentence prononcée, notre magistrat descend de son siège, et va dîner avec le produit d’un travail qu’il n’a payé que par des coups de fouet.
Un autre possesseur d’hommes donne à un de ses esclaves un ordre qui n’est pas assez promptement exécuté, ou bien il s’imagine que cet esclave a manifesté une opinion peu respectueuse. À l’instant, il commande qu’on le dépouille, lui fait attacher les membres à quatre piquets, et lui administre deux cents coups de fouet. L’expédition finie, et encore tout bouillant de colère, ce maître passe dans une salle de justice, et va siéger sur le banc des magistrats. Là, il attend que la force publique lui amène les malfaiteurs qui doivent être soumis à un jugement ; un accusé se présente ; son crime est de s’être montré trop sensible à l’injure, et d’avoir infligé un châtiment barbare à un être plus faible, qui lui avait manqué de respect. Les lois étant encore positives, le magistrat prononce la sentence ; il condamne l’accusé à des peines infamantes. Le jugement prononcé, il va faire déchirer à coups de fouet les enfants et les femmes qu’il tient enchaînés.
Un troisième, pressé d’argent, s’adresse à un marchand d’esclaves ; celui-ci consent à lui en acheter quelques-uns, mais il ne veut en recevoir que de jeunes. Notre possesseur va dans sa plantation ; il choisit les plus beaux enfants ; les arrache des bras de leurs mères ou de leurs pères, et les livre au marchand ; et si les cris des parents blessent ses oreilles, il leur fait imposer silence à coups de fouet. Mais notre planteur est magistrat ; quand il a réglé ses propres affaires, il faut qu’il administre la justice ; il va donc prendre sa place auprès de ses collègues, et une cause importante attire son attention. Une mère dans le désespoir se présente ; un misérable lui a enlevé son fils et l’a vendu au loin comme esclave ; le fait est constaté, le malfaiteur est dans les mains de la justice ; mais il n’est pas possible de retrouver l’enfant qui a été ravi. Le magistrat fait encore son devoir : il condamne à être pendu l’accusé qu’il sait ne pas être plus coupable que lui-même, ni que la plupart des autres possesseurs d’hommes.
Un quatrième est appelé comme magistrat ou comme juré : il doit prononcer sur une grave accusation portée contre un de ses concitoyens. Un père a dénoncé un attentat commis avec violence contre la pudeur de sa fille ; il a saisi le scélérat, et il produit de nombreux témoins de son crime. Nos juges possesseurs d’hommes font encore l’application de la loi : l’accusé est condamné et pendu sans miséricorde. Mais le fait pour lequel il subit le dernier supplice n’est pas considéré comme un crime en lui-même : les témoins, les jurés et les juges eux-mêmes, après avoir condamné ou fait condamner l’accusé et avoir été les témoins de son supplice, rentreront chez eux et pourront se livrer, avec impunité, à des attentats plus graves encore que celui qu’ils viennent de punir ; ils pourront les commettre contre des êtres plus faibles, et même contre leurs sœurs ou contre leurs propres filles nées dans la servitude.
Enfin, il n’est presque pas un crime, de quelque nature qu’il soit, auquel un individu ne puisse impunément se livrer en sa qualité de possesseur d’hommes, et qu’il ne puisse être appelé à punir en qualité de magistrat. De cette opposition entre la conduite, et les principes qui doivent diriger le jugement, il résulte que les sentiments moraux s’éteignent, et que la justice n’est plus qu’une force brutale, dirigée par l’orgueil et par l’intérêt des maîtres. Lorsque les mêmes dispositions se rencontrent chez tous les hommes dont un gouvernement se compose, depuis les plus humbles fonctionnaires jusqu’aux chefs de l’État, peut-il exister de la sécurité pour un seul individu ? Peut-on espérer que des hommes qui se livrent habituellement chez eux à l’arbitraire, à la violence et à tous les vices, deviendront tout à coup justes, humains, désintéressés, et que ce miracle s’opérera dans leur personne, par cela seul qu’ils changeront de dénomination ?
Un des faits les mieux constatés dans les sciences morales, c’est que l’habitude d’exercer l’arbitraire en donne le besoin et en quelque sorte la passion ; lorsque des hommes se sont habitués à vivre sur leurs semblables, tout autre genre de vie leur est en horreur ; le travail qui s’exerce sur les choses, est tellement vil à leurs yeux, qu’il ne peut convenir qu’à des esclaves. Nous avons constaté ce fait, non par quelques observations isolées et individuelles, mais par des observations faites sur des races entières, chez les peuples de toutes les espèces, sur les principales parties du globe, et à toutes les époques de la civilisation.
Un autre fait qui n’est pas moins bien constaté que le précédent, c’est que, lorsque des possesseurs d’hommes ne peuvent pas rétablir leurs fortunes par le pillage des nations étrangères, ils ne reconnaissent pas d’autres moyens honorables de s’enrichir que le pillage de leurs propres concitoyens. Nous avons vu, en effet, que quoique les colons anglais et français eussent obtenu, pour la vente de leurs denrées, des monopoles dans des marchés très étendus, ils étaient tous dans la détresse. Un phénomène semblable se manifesta chez les Romains, lorsque le nombre des esclaves se fut très multiplié, et surtout lorsque l’état de paix eut concentré dans les mains du maître de l’empire les impôts levés sur les peuples vaincus. Les principaux complices de Sylla, de Catilina, de César, étaient des maîtres ruinés, qui n’avaient pas même le moyen de payer leurs dettes.
Des deux phénomènes que je fais observer ici, il en résulte un troisième qui mérite d’être remarqué ; c’est la tendance de tous les maîtres à s’emparer du gouvernement. Chacun, selon sa position, aspire à obtenir un emploi qui le mette à même d’agir sur des hommes et de s’enrichir, ou de vivre du moins, s’il le peut, sans travailler. Tacite observait, de son temps, que les Romains renonçaient volontiers à la liberté, pour entrer en partage des produits que donne l’exercice du pouvoir arbitraire. Des voyageurs ont déjà observé chez les Anglo-Américains une avidité d’emplois publics, plus grande que celle que nous observons dans la plupart des États de l’Europe. S’ils avaient recherché de quels rangs sortaient les aspirants, il ne faut pas douter qu’ils n’eussent trouvé que le plus grand nombre appartenaient à des familles possédant ou ayant jadis possédé des esclaves. Il est un fait irrécusable que confirme cette observation : c’est le grand nombre d’hommes qu’ont fourni au gouvernement fédéral les États exploités par des esclaves. L’État de Virginie seul en a fourni plus qu’aucun des États du nord, quoiqu’il leur soit de beaucoup inférieur par l’industrie, par les richesses et par les lumières. Dans les États du nord, où l’esclavage est à peu près aboli, on naît agriculteur, manufacturier, commerçant, artisan. Dans les États du sud, quand on naît possesseur d’hommes on naît gouvernant, ou l’on n’est propre à rien [330].
L’existence de l’esclavage poussant les hommes de la classe des maîtres vers les emplois du gouvernement, leur faisant un besoin de s’enrichir par ce moyen, et leur donnant en même temps les préjugés et les habitudes de l’arbitraire, il reste à voir quelles sont les ressources que présentent les diverses classes de la population aux gouvernants qui aspirent à se maintenir dans le pouvoir et à établir le despotisme.
Je dois faire observer d’abord que les mêmes mots n’ont pas, dans un pays où l’esclavage est établi, le même sens qu’ils ont dans un pays où il n’existe point d’esclaves. Lorsque des Anglo-Américains ou des planteurs de la Jamaïque, ou même des seigneurs polonais, disent que les propriétés doivent être garanties, et que nul ne doit être dépouillé des siennes sans avoir été préalablement indemnisé, ils n’attachent point à ces mots la même signification que nous. À leurs yeux, garantir les propriétés, c’est abandonner à leur arbitraire les hommes, les femmes, les enfants que la force leur a soumis ; porter atteinte à la propriété, c’est mettre la population asservie à l’abri de la violence ; c’est lui garantir une portion du fruit de ses travaux ; c’est, en un mot, donner des limites à l’arbitraire de ses possesseurs. Cela étant entendu, on comprendra facilement comment il est de l’intérêt de la population esclave, de seconder de tous ses efforts les hommes qui aspirent à l’asservissement des maîtres.
De tous les genres de despotisme, il n’en est point de plus actif, de plus violent, de plus continu que celui qu’exerce un maître sur ses esclaves. Les violences et les extorsions qu’exerce un despote sur la masse d’une population, ne sont rien en comparaison des extorsions et des violences qu’ont exercées, de tout temps, la plupart des maîtres. Peut-on établir quelque analogie entre la plupart des sujets de Tibère et de Néron, et ces multitudes d’esclaves que les propriétaires romains faisaient travailler dans leurs champs, chargés de chaines, stimulés à coups de bâton, privés de vêtements, nourris d’aliments grossiers et peu abondants, et enfermés pendant la nuit dans des cavernes souterraines ? Le sort des paysans de Perse n’est-il pas cent fois préférable à celui des esclaves des colonies anglaises, françaises, hollandaises ou espagnoles ? L’intérêt de tous les esclaves les dispose donc à seconder tout ambitieux qui se présente pour asservir la race des maîtres, et quand même leurs efforts auraient pour résultat d’établir le gouvernement le plus tyrannique qui ait jamais existé, ce gouvernement serait pour eux un bienfait.
Entre les maîtres et les esclaves, il est une classe d’hommes pour laquelle l’asservissement des premiers est un bienfait et un progrès, c’est la classe des affranchis ; les hommes de cette classe ont à gagner, de trois manières, à l’établissement d’un gouvernement absolu ; d’abord, ils cessent d’être exclus des fonctions publiques, les maîtres n’ayant plus la nomination aux emplois ; en second lieu, ils sont moins avilis, parce que les maîtres peuvent moins facilement les opprimer, et que le pouvoir établi au-dessus d’eux les met tous au même niveau ; enfin, les maîtres peuvent moins facilement s’emparer du monopole de toutes les professions industrielles ; le gouvernement, ne pouvant pas exploiter chaque individu en particulier, est obligé d’établir des impôts sur la masse de la population, et il faut qu’il accorde une sorte de protection à tout individu qui travaille.
Dans l’ancienne Rome, tous les hommes qui voulurent tenter d’établir le despotisme cherchèrent et trouvèrent un appui dans les classes de la population qui n’appartenaient ni aux maîtres, ni aux esclaves, c’est-à-dire parmi ceux qu’on désignait sous le nom de prolétaires. Nous voyons d’abord les hommes de cette classe vendre, en leur qualité de citoyens, leurs suffrages à ceux qui leur en offrent le plus d’argent. Nous les voyons ensuite s’allier à Marius, et le seconder dans toutes les mesures qui ont pour objet l’asservissement ou la destruction des maîtres. Nous les voyons bientôt après devenir les alliés de César, remplir les cadres de ses légions, et marcher avec lui à la conquête de Rome. Nous les voyons, à la mort du dictateur, s’allier à de nouveaux tyrans, et venger sur les grands le meurtre de leur chef. Plus tard, nous les voyons s’allier à Néron, le servir de toute leur puissance, et le regretter après sa mort. Enfin, nous les voyons, sous le nom de légionnaires, rester maîtres de l’empire, le vendre au plus offrant, et le reprendre pour le vendre encore, quand le possesseur cesse de se conformer à leurs volontés.
Est-il nécessaire d’indiquer les causes de la persévérance des hommes qui ne sont ni esclaves, ni possesseurs d’esclaves, à s’allier à tous les ennemis des maîtres ? N’avons-nous pas vu ceux-ci s’emparer de toutes les terres, à titre de propriétaires ou sous le nom de fermiers de la république, et les faire exploiter exclusivement par les mains des étrangers possédés sous le nom d’esclaves ? Ne les avons-nous pas vus chasser ainsi de toutes les campagnes d’Italie les cultivateurs libres et ne leur laisser aucun moyen d’existence ? Ne les avons-nous pas vus s’emparer dans le sein de Rome, au moyen de leurs capitaux et de leurs esclaves, de toutes les branches d’industrie et de commerce ? Ne les avons-nous pas vus flétrir d’abord et prohiber ensuite le travail exécuté par des mains libres, afin de mieux s’en assurer le monopole par les mains de leurs esclaves ? Les classes libres qui correspondaient, à Rome, à nos classes laborieuses, ne pouvaient donc pas avoir d’ennemis plus redoutables ni plus cruels que les possesseurs d’hommes. La classe des maîtres, qui était, pour les individus possédés, le fléau le plus terrible, était, pour tous les individus classés sous le nom méprisant de prolétaires, un fléau non moins redoutable. Pour de tels hommes, Marius, César et Néron lui- même étaient des bienfaiteurs ; car, en même temps qu’ils leur donnaient des moyens d’existence, ils détruisaient leurs ennemis.
Mais, lorsqu’il existe, au sein d’une nation, une classe aristocratique dont tous les membres cherchent à s’arracher le pouvoir, et à s’enrichir par son moyen quand ils le possèdent, une classe nombreuse qui ne possède ni propriétés, ni industrie, et une classe plus nombreuse encore qui non seulement ne possède rien, mais qui est considérée comme la propriété de l’aristocratie, les guerres civiles qu’enfante l’habitude et l’amour de la domination, prennent un caractère d’avidité et de cruauté dont on ne peut avoir aucune idée chez les peuples qui n’ont point d’esclaves. C’est alors que tous les vices développés dans l’intérieur des familles par l’usage perpétuel de l’arbitraire, se manifestent au grand jour, et s’exercent sur la masse entière de la population ; chaque chef est le représentant de tous les vices de la fraction de peuple qu’il gouverne. La haine, la vengeance, la délation mettent en mouvement une population d’esclaves ou d’affranchis ; l’orgueil, l’ambition, la cruauté, l’avidité mettent les armes dans les mains des maîtres, et une population de prolétaires devient l’instrument de tout ambitieux qui veut la servir. La crainte, l’ambition, la vengeance, commandent des proscriptions qui sont toujours suivies de la confiscation des biens, et de la ruine des familles ; et, d’un autre côté, le besoin de richesses et la nécessité de récompenser les misérables qui servent d’instrument, font proscrire les individus ou les familles qui ont assez de richesses pour tenter les vainqueurs. Tels sont les caractères des guerres civiles des Romains, depuis le moment où les grands eurent acquis un grand nombre d’esclaves, jusqu’au renversement de leur empire.
Lorsque nous lisons, dans l’histoire romaine, les plaintes que forment les patriciens sur l’influence des affranchis, sur leurs délations, et sur le zèle qu’ils mettaient à servir les empereurs, nous sommes naturellement disposés à prendre parti pour les maîtres contre leurs anciens esclaves ; nous ne voyons pas que c’est là le commencement de la terrible réaction des hommes asservis contre leurs oppresseurs, réaction qui avait le même but et le même principe que celle des prolétaires, et qui ne devait plus cesser que par l’extermination complète de la race des maîtres. Un affranchi pouvait avoir quelques obligations à l’individu qui lui avait rendu la liberté ; ces obligations étaient analogues à celle qu’inspire un voleur, ou l’héritier d’un voleur, à l’individu auquel il restitue une partie des biens qui lui ont été volés, pouvant impunément les retenir. Mais la reconnaissance d’un affranchi ne pouvait pas plus s’étendre sur toute la classe des maîtres, que ne pourrait s’étendre sur la classe entière des voleurs la reconnaissance d’un homme auquel un bien volé aurait été restitué. Les affranchis et les esclaves formaient une nation particulière, essentiellement ennemie de la classe des maîtres ; le nom même d’affranchi était une flétrissure qui ne pouvait être effacée que par la destruction de la race qui l’avait imposée.
Chez les peuples parmi lesquels aucune justice n’est établie, les vengeances individuelles ou de famille deviennent terribles et passent de génération en génération, jusqu’à ce qu’elles aient été satisfaites, ou jusqu’à ce que les races qui en sont l’objet aient été complètement détruites. C’est encore un caractère commun aux hommes de toutes les espèces, et que nous avons observé chez toutes les races et sous tous les climats. Or, les relations de maître et d’esclave ne laissent point de place à la justice ; elles en excluent jusqu’à l’idée. La vengeance qui fermente dans le sein de l’esclave, est d’autant plus énergique qu’elle est plus dissimulée, que les injustices se multiplient de jour en jour, et que chaque individu, outre ses propres outrages, est le témoin journalier de ceux qui sont faits à son père, à sa mère, à ses sœurs, à ses frères, à ses fils ou à ses filles. Quand des crimes ont été ainsi cumulés pendant des siècles, et que les obstacles qui en rendent le châtiment impossible, finissent par se rompre, faut-il s’étonner de la violence de la réaction, et de la persévérance avec laquelle les races opprimées poursuivent leurs oppresseurs ?
Plusieurs des tyrans romains qui succédèrent à la république des maîtres, furent des monstres par leurs cruautés, si nous les comparons aux mœurs des peuples actuels de l’Europe ; mais, si nous comparons leur conduite à l’égard des maîtres, à la conduite de ceux-ci à l’égard de leurs esclaves, nous les jugerons d’une manière moins sévère. Tibère n’a jamais manifesté à l’égard de ses sujets, les sombres défiances, l’avarice, la cruauté ni le mépris que manifestaient et que manifestent encore de nos jours les possesseurs d’hommes envers leurs esclaves. À aucune époque, ni dans aucun pays, aucun tyran n’a réduit ses sujets à l’excès de dénuement et de misère auquel étaient réduits les cultivateurs enchaînés des campagnes romaines ; aucun n’a jamais fait descendre ses sujets à la condition des esclaves des colonies modernes.
Il est vrai que les sujets des despotes romains, sur lesquels pesaient les malheurs de la servitude, étaient plus nombreux que les esclaves d’un des membres de l’aristocratie ; et qu’un ordre de Tibère ou de Néron frappait un plus grand nombre d’individus que l’ordre d’un riche possesseur de terres. Mais, pour juger équitablement, il faut comparer les violences, les extorsions, les cruautés de tous les maîtres, aux violences, aux extorsions, aux cruautés d’un seul despote : il faut comparer les effets du despotisme collectif des premiers, aux effets du despotisme individuel du second. Or, en faisant cette comparaison, on conçoit très bien comment les hommes qui avaient appartenu ou qui appartenaient encore à la race asservie, cherchaient un abri sous un pouvoir qui se montrait l’ennemi des riches possesseurs d’esclaves. Les possesseurs d’hommes, pour mieux assurer leur domination, avaient soin d’abrutir leurs esclaves, d’entretenir entre eux la méfiance, d’encourager, de récompenser la délation. Lorsqu’ils eurent été asservis à leur tour, ils recueillirent le fruit de ce qu’ils avaient semé : les affranchis mirent en pratique à leur égard, les leçons qu’ils avaient reçues quand ils étaient esclaves.
Ce serait, au reste, juger d’une manière fort étroite que de s’imaginer que le despotisme ne commença, à Rome, que le jour où elle eut des empereurs ; Rome eut des despotes le jour même où un homme eut la faculté de disposer d’un autre d’une manière arbitraire ; le jour où un individu put impunément maltraiter, rançonner, abrutir un autre individu. Si les hommes asservis et les affranchis avaient eu leurs historiens, comme les maîtres ont eu les leurs, et si ces historiens nous avaient décrit les vices et les crimes des maîtres, l’histoire des empereurs nous paraîtrait moins horrible ; nous ne trouverions sous leurs règnes que l’application en grand des doctrines établies et pratiquées sous la république.
Ainsi, dans un État où une partie de la population est possédée par l’autre à titre de propriété, nous trouvons qu’une grande partie de la classe des maîtres est naturellement disposée à envahir le pouvoir, et à s’emparer des richesses créées par d’autres ; nous trouvons que la partie de la population qui ne peut vivre que de son travail et dont l’esclavage avilit ou empêche l’industrie, est également disposée à se liguer avec tout individu qui se propose d’asservir ou de détruire la race des maîtres ; enfin, nous trouvons que le despotisme même le plus violent, qui affaiblit ou qui détruit le pouvoir des maîtres, est un bienfait pour les esclaves ; la tendance de la masse de la population, la porte donc vers l’établissement du despotisme d’un seul, et quand le despotisme est établi, il est exercé avec la rapacité, la brutalité, la cruauté et la stupidité que mettent des maîtres dans l’exploitation de leurs esclaves.
Diverses circonstances modifient, dans les colonies européennes et chez les Anglo-Américains du sud, les effets que produit l’esclavage domestique sur l’esprit et sur la nature du gouvernement. Les colonies ne sont point indépendantes : elles reçoivent des gouverneurs et une partie de leurs magistrats et de leurs militaires, des pays auxquels elles sont soumises. Ces militaires, ces gouverneurs, ces magistrats sont nés et élevés chez les peuples qui n’admettent point l’esclavage domestique, et qui, par conséquent, peuvent ne pas avoir les vices que la servitude engendre. Par la perte complète de toute indépendance nationale, les possesseurs d’hommes des colonies évitent une partie des maux attachés à leur position. Il faut qu’ils soient possédés par un pouvoir étranger à leur pays, par un pouvoir sur lequel ils ne peuvent avoir d’influence, pour ne pas être les victimes de l’état social établi parmi eux. De là il résulte qu’ils sont tout à la fois atteints des vices et des calamités qui appartiennent à l’esclavage et à la domination ; en leur qualité de possesseurs d’hommes, ils ont les vices et les maux réservés aux despotes ; en leur qualité de sujets d’un pouvoir étranger, ils ont les vices qu’imprime la servitude. Mais cet état ne saurait être éternel ; la domination est une charge pesante pour les nations qui l’exercent ; elle ne durera qu’avec les erreurs qui la soutiennent et qui sont déjà bien affaiblies. Lorsqu’elle n’existera plus, la domination des maîtres les uns sur les autres se fera sentir, et l’on verra quelles en sont les conséquences.
[IV-326]
Une seconde circonstance concourt à modifier les effets de l’esclavage ; c’est la faculté qu’ont les maîtres de faire élever leurs enfants chez des nations où l’esclavage domestique est hors d’usage. En employant ce moyen, ils peuvent jusqu’à un certain point affaiblir les mauvais effets que produit sur l’intelligence et sur les mœurs, le spectacle continuel de la violence et de la servilité ; mais cette ressource ne peut être employée que par des familles riches, et par conséquent elle est hors de la portée de la masse de la population.
Une troisième circonstance qui a pour effet de modifier les effets de l’esclavage, est la faculté qu’ont les hommes libres de la classe industrieuse d’émigrer chez les nations où le travail n’est point avili. L’usage de cette faculté condamne les nations esclaves à rester éternellement stationnaires ; mais aussi elle délivre en partie les maîtres des dangers qu’aurait pour elle une classe nombreuse qui n’aurait ni propriétés, ni industrie. La facilité de l’émigration peut ne pas être la même dans tous les pays ; elle est plus grande chez les Anglo-Américains du sud, qu’elle ne l’est dans les colonies françaises : d’où il suit que le danger n’est pas égal pour tous les possesseurs d’esclaves.
Les effets de l’esclavage sont modifiés par une quatrième circonstance chez les Anglo-Américains du sud : par l’influence qu’exercent sur eux les États du nord. Il est évident, en effet, qu’un des principaux résultats de la fédération est de prévenir, dans les États du sud, soit les usurpations de pouvoir, soit les insurrections des esclaves. La division du pays en divers États indépendants, contribue également à rendre les usurpations difficiles. Un individu qui aurait subjugué un État, pourrait n’avoir pas le moyen de subjuguer les autres.
En exposant les diverses manières dont les Anglo-Américains agissent sur les esclaves, il en est une qui paraît incroyable, tant, dans nos mœurs, elle est absurde et atroce : c’est l’interdiction absolue imposée à tous les maîtres d’apprendre à lire à leurs esclaves ; un maître qui couperait les mains ou qui crèverait les yeux à un des hommes qu’il considère comme sa propriété, serait puni par les autres maîtres moins sévèrement que s’il lui avait appris à lire et à écrire. Nous ne devons pas considérer cette loi comme une atrocité gratuite ; elle est une des conditions de la liberté et de la sécurité des maîtres. Nous ne concevons pas que la liberté d’un peuple puisse se maintenir, si chacun ne jouit pas de la faculté de publier ses opinions ; mais nous ne concevons pas davantage que la servitude puisse se perpétuer dans un pays où la publicité règne. Les Anglo-Américains du sud, voulant rester libres, ont admis, pour tous les citoyens, la faculté illimitée de publier leurs opinions ; et voulant en même temps perpétuer la servitude parmi eux, ils ont fait une loi de l’abrutissement des esclaves. Ils ont déterminé qu’ils les rendraient assez stupides pour que la liberté de la pensée ne pût contribuer en rien à leur instruction. Si les esclaves savaient lire, en effet, il se trouverait bientôt des affranchis qui sauraient écrire ; et, dès ce moment, les maîtres ne pourraient plus assurer leur repos, qu’en soumettant à une censure préalable tous les écrits qui seraient publiés ou introduits sur leur territoire. Ils seraient, par conséquent, obligés de renoncer à une des portions les plus précieuses de leurs libertés, à celle qui sert de garantie à toutes les autres [331].
Cependant, les Anglo-Américains sentent déjà vivement les maux attachés à l’esclavage, et ils voudraient s’en débarrasser ; mais comment s’y prendre ? S’ils déportent annuellement une partie de leurs esclaves, les naissances excèderont les déportations ; car il faudra assurer la subsistance des déportés, et cela en réduira de beaucoup le nombre. S’ils les affranchissent, il faudra les éclairer et leur donner une industrie ; alors ils se multiplieront rapidement, ils profiteront des avantages de la publicité, voudront exercer les droits des citoyens, et les maîtres les jugeront redoutables. Si, pour prévenir le danger de leur domination, les hommes de la race des maîtres renoncent à une partie de leur liberté ; s’ils soumettent les écrits a une censure préalable, ils auront à craindre que, pour les opprimer, leurs gouvernements ne cherchent un appui dans les hommes de la race affranchie.
[IV-330]
De l’influence de l’esclavage domestique sur l’indépendance des peuples possesseurs d’esclaves.
L’effet immédiat de l’esclavage est de mettre l’homme possédé en état d’hostilité contre celui qui le possède ; cet état ne résulte pas seulement des violences et des extorsions auxquelles l’esclave est incessamment assujetti, il résulte surtout du désir inhérent à chaque individu de perpétuer son espèce et de contribuer au bien-être des générations à venir. Un homme qui est considéré comme la propriété d’un autre, et qui est ainsi tombé au dernier terme de dégradation auquel un être de son espèce puisse descendre, voit toutes les misères de la servitude s’étendre sur ses descendants jusqu’à la postérité la plus reculée. Aussi longtemps que durera sa race, les pères et mères seront impuissants pour adoucir le sort de leurs enfants, les maris ne pourront rien pour leurs femmes, les femmes pour leurs maris, les frères pour leurs sœurs, les enfants pour leurs parents ; tous les liens les plus chers au cœur de l’homme seront sans cesse brisés. Des hommes faits esclaves, ne peuvent donc pas avoir des ennemis plus terribles et plus persévérants que leurs maîtres, et que les descendants de leurs maîtres.
[IV-331]
Il suit de là que les mêmes motifs qui portent une population asservie à se rallier à tout homme qui veut priver les maîtres de leur puissance, et les soumettre à un gouvernement despotique, les porte à se rallier à une puissance étrangère qui aspire à les subjuguer. Des esclaves, ne possédant aucune propriété, ne craignent pas le pillage ; ils peuvent, au contraire, profiter du désordre qui suit une invasion, pour ressaisir quelque faible portion des richesses que leurs travaux ont produites ; il est possible même qu’en rendant des services aux vainqueurs, ils en soient récompensés par la liberté. Dans aucun cas, ils n’ont pas à craindre de voir empirer leur condition ; un changement de maîtres par suite d’une invasion, ne peut être considéré comme une calamité plus grande qu’un changement de maîtres par suite d’un échange, d’une vente, ou de toute autre transaction commerciale.
Aussitôt que des possesseurs d’hommes se trouvent en état de guerre avec une nation étrangère, ils ont donc à se mettre en garde contre deux sortes d’ennemis : d’abord, contre ceux qui se trouvent déjà dans l’intérieur de leurs familles, et ensuite contre ceux qui viennent pour les subjuguer. Il est rare que ces deux classes d’ennemis ne soient point d’intelligence ; ceux de l’intérieur servent volontiers d’espions et de guides à ceux de l’extérieur, en attendant que l’occasion de les seconder d’une manière plus efficace se présente. Les maîtres sont donc obligés d’avoir en même temps deux armées : l’une, qui surveille les mouvements des esclaves et qui prévienne ou réprime leurs insurrections ; l’autre, qui surveille et combatte l’ennemi étranger.
L’invasion d’un pays exploité par des esclaves, n’est pas favorisée seulement par la disposition dans laquelle se trouve la population asservie, de se rallier à tous les ennemis des maîtres, elle l’est aussi par la misère qui pèse généralement sur le pays, et par la facilité avec laquelle une puissance étrangère attire dans son parti les grands possesseurs accablés de dettes. Il n’est point de guerre chez les peuples modernes, qui n’entraîne une nation dans de grandes dépenses, et qui n’exige l’établissement de nouvelles contributions ; mais si la partie la plus nombreuse de la population est considérée comme une propriété, sur qui fera-t-on peser les impôts ? Ce ne peut pas être sur les esclaves, car ils ne possèdent rien, leurs maîtres ne leur laissant rien au-delà de ce qui leur est rigoureusement nécessaire pour subsister. Il faut donc fournir aux dépenses que la guerre exige, par les contributions levées sur les possesseurs d’esclaves ; mais ces contributions ne peuvent fournir que de faibles moyens, d’abord, parce que le nombre des contribuables est nécessairement très borné, et, en second lieu, parce que l’esclavage est un obstacle à la cumulation des capitaux dans les mains des maîtres. Ajoutons que l’état de détresse dans lequel se trouvent habituellement la plupart des possesseurs d’hommes, dispose un grand nombre d’entre eux à devenir les instruments de toute puissance qui veut les payer. Un État où la population laborieuse ne se compose que d’esclaves, est donc d’une extrême faiblesse, comparativement à une nation libre.
L’influence que l’esclavage exerce sur le nombre de la population, se fait sentir aussi sur l’indépendance nationale. Il est évident, en effet, que lorsqu’une faible population se trouve disséminée sur un vaste territoire, il est très difficile de s’opposer à une invasion. Il n’y a plus que des armées réglées qui puissent faire résistance, et, pour former ces armées, il faut dépeupler des provinces entières. C’est ce qu’on a vu dans la guerre qui a eu lieu, dans le dernier siècle, entre la Russie et la Pologne ; le recrutement des armées avait tellement épuisé d’hommes les provinces du nord, que les filles n’y trouvaient plus de maris. Suivant Rulhière, quand il y naissait un enfant mâle, on voyait aussitôt vingt filles nubiles accourir et s’offrir pour prendre soin de l’enfant, en restant servantes dans la maison où il était né, sans aucun autre salaire que la promesse de les épouser un jour [332]. Dans les contrées où, par une conséquence de l’esclavage, une population peu nombreuse est répandue sur un immense territoire, il suffit de la perte d’une bataille, pour livrer le pays tout entier à la discrétion de l’ennemi.
Enfin, les effets que l’esclavage produit sur la nature du gouvernement, influent d’une manière non moins étendue sur l’indépendance nationale. Il existe une relation si intime et si manifeste, entre la force d’une nation relativement à des puissances étrangères, et la nature de son gouvernement, qu’il n’est pas nécessaire de la démontrer. Si donc il est dans la nature de l’esclavage de vicier le gouvernement du peuple qui l’admet chez lui, ainsi que je crois l’avoir précédemment démontré, il est clair que, sous ce rapport, l’asservissement d’une partie de la population est une cause de faiblesse.
Les esclaves ne sont pas également misérables dans toutes les circonstances ; plusieurs peuvent même se trouver assez doucement traités pour s’attacher à leurs possesseurs. Les dangers que fait naître la servitude pour l’indépendance des maîtres, ne sont donc pas toujours les mêmes, et il est quelquefois arrivé que des esclaves ont été armés pour la défendre. Mais ce sont là des exceptions qui se présentent rarement, et sur lesquelles il n’est pas sûr de compter ; les Romains, dès le commencement même de leur république, et dans un temps où la servitude n’avait pas encore acquis le caractère de dureté qu’elle eut plus tard, virent leurs esclaves se rallier aux armées qui assiégeaient leur ville [333]. De la peur de voir insurger leurs esclaves naquit la politique de porter toujours la guerre sur le territoire de l’ennemi. Cette politique éloigna longtemps le danger ; mais, quand les légions furent impuissantes pour défendre les barrières de l’empire, la désertion des esclaves en accéléra la chute. Lorsque Alaric et Rhadagaise parcoururent l’Italie, leur armée se grossit de toute la foule qui parlait encore la langue teutonique, et de tout esclave qui pouvait se dire Goth ou Germain [334]. Rome, avant que d’avoir asservi toutes les nations qui avaient déjà fait quelques progrès dans la civilisation, pouvait faire subsister ses armées sur le territoire de ses ennemis ; mais, lorsque toutes les nations industrieuses eurent été asservies, l’empire se trouva hors d’état de supporter les frais de la guerre : les esclaves ne possédaient rien, et la plupart des maîtres étaient ruinés.
Les grands de Rome, à mesure que leurs armées envahissaient le territoire des autres nations, en faisaient disparaître les hommes libres ; ils les distribuaient comme esclaves dans des pays qui leur étaient étrangers. Ils se partageaient le sol pour en faire de vastes domaines, ou le prenaient à ferme de la république, et le faisaient exploiter par d’autres hommes amenés comme esclaves. Les prisonniers goths ou germains étaient dispersés dans les campagnes d’Italie, les prisonniers gaulois étaient transportés sur les côtes de l’Afrique ou de l’Asie mineure. Lorsque les peuples barbares fondirent de toutes parts sur l’empire, ils ne trouvèrent donc que des contrées à moitié désertes, et peuplées par des hommes pour lesquels l’invasion était un bienfait plutôt qu’une calamité. L’histoire ne nous dit pas ce que devenaient, à mesure que les conquérants avançaient dans le pays, les familles des possesseurs d’hommes, qui se trouvaient placées au milieu de leurs esclaves ; mais nous pouvons nous en faire une idée, par ce qui arriva dans le dernier siècle à la Pologne, dans la guerre qui en amena le partage.
Avant que la Pologne eût été partagée, son extrême faiblesse, résultat nécessaire de l’esclavage de la partie la plus nombreuse de la population, avait frappé les esprits.
« Le plus faible de ses ennemis, disait un historien, peut impunément, et sans précaution, entrer sur son territoire, у lever des contributions, détruire ses villes, ravager ses campagnes, massacrer ses habitants ou les enlever. Sans troupes, sans forteresses, sans artillerie, sans munitions, sans argent, sans généraux, sans connaissances des principes militaires, quelle résistance pourrait-elle songer à opposer ? Avec une population suffisante, assez de génie et des ressources pour jouer un rôle, la Pologne est devenue l’opprobre et le jouet des nations [335]. »
Dès que le gouvernement russe eut formé le dessein d’asservir les nobles polonais, il commença par exciter des soulèvements parmi les esclaves. Des écrits séditieux furent répandus parmi les paysans, ou affichés aux portes des églises ; en même temps, des émissaires secrets étaient envoyés dans les campagnes, pour exciter des insurrections. Une troupe de sauvages zaporoves venaient à suite des missionnaires russes et fournissaient des armes aux insurgés. Ceux-ci, dit Rulhière, les conduisaient de maisons en maisons. Tout ce qui n’était pas de la religion grecque, vieillards, femmes, enfants, gentilshommes, valets, moines, artisans, juifs et luthériens, tout fut massacré. Toute la noblesse éparse dans ses maisons en Ukraine у fut égorgée [336].
Dans les provinces où les esclaves n’avaient pas encore été insurgés, les possesseurs n’osaient abandonner leurs terres, dans la crainte que leur départ ne fût le signal de l’insurrection ; mais, en même temps, ils étaient saisis de terreur en se voyant, eux et leurs familles, au milieu d’une population ennemie, qui n’attendait qu’un signe pour les massacrer. Les troupes russes parcouraient le pays sans crainte et sans danger, convaincues qu’elles n’avaient besoin que d’un signal pour trouver des auxiliaires dans les paysans. Si les nobles polonais osaient se plaindre, l’ambassadeur russe leur faisait entendre qu’il soulèverait les esclaves, et par ce seul mot il leur commandait le silence. En effet, dit l’historien que je viens de citer, des émissaires étaient envoyés dans toute la Pologne pour y soulever les paysans : tout était fureur, désolation, désespoir [337]. Cependant, la noblesse n’avait point de troupe pour se défendre ; car pour en avoir, il aurait fallu armer des esclaves, et les esclaves étaient des ennemis [338].
Dans les guerres que le gouvernement russe a eues à soutenir, il ne s’est trouvé aucune puissance qui ait appelé ses paysans à l’indépendance ; mais, si l’on juge de ce que les maîtres doivent craindre de leurs esclaves, par ce qui se passa chez eux au commencement du dix-septième siècle, ils ne sont pas plus en sûreté que ne l’étaient les Polonais quand leur pays fut asservi. On vit alors, en effet, un esclave fugitif appeler à l’indépendance ses compagnons de servitude, se mettre à leur tête, livrer les villes au pillage, et s’emparer des filles et des femmes des maîtres.
« Leur exemple, dit un historien, répandit au loin l’esprit d’anarchie. Les paysans crurent que le temps était venu de rétablir l’égalité et d’exterminer la noblesse. Le sang des nobles coulait à longs flots, et leurs membres déchirés et exposés à la vue du peuple étaient autant de signaux qui l’appelaient à la liberté. Les forces qu’on rassembla contre eux furent aisément dissipées. Malheur aux nobles qui leur furent livrés par des traîtres, ou que le sort des armes fit tomber entre leurs mains. Ils s’étudiaient à les faire périr dans des supplices nouveaux [339]. »
Cependant, l’esclavage expose moins les Russes à être asservis par une nation étrangère, qu’il n’exposait les Polonais. Il existe plusieurs raisons de cette différence, mais une des principales est dans la nature du gouvernement. Quand les esclaves russes entrent dans l’armée, leurs maîtres n’ont plus d’empire sur eux, au moins en qualité de maîtres. Ils ne dépendent alors que du gouvernement ou des officiers qu’il leur donne, et leur sort est peu différent des soldats des autres nations ; le recrutement des armées est donc plus facile et moins dangereux. D’un autre côté, les nobles étant eux-mêmes les esclaves du gouvernement, peuvent exercer sur les paysans un pouvoir moins despotique. Les atteintes portées à la liberté des maîtres, affaiblissent, dans ce cas comme dans tous, les dangers attachés à l’asservissement des classes laborieuses. Rulhière observe que les esclaves de la Russie font la force de ses armées [340]. La raison en est simple : c’est qu’un paysan enrôlé est une espèce d’affranchi.
L’influence de l’esclavage sur l’indépendance des îles d’Amérique est si manifeste, que l’idée de l’existence des maîtres est inséparable de l’idée de leur asservissement à des peuples ou à des gouvernements qui existent sous d’autres climats. Les possesseurs d’hommes des colonies anglaises, françaises, hollandaises, espagnoles, ont besoin, pour conserver leur empire sur leurs esclaves, d’être sans cesse sous la protection d’armées étrangères. Ils peuvent passer alternativement sous la domination de toutes les puissances auxquelles le hasard de la guerre donne momentanément l’empire des mers ; mais il ne leur est pas permis d’espérer d’être maîtres de leurs destinées, aussi longtemps qu’ils règneront sur une population esclave ; leur asservissement est une condition inséparable de leur domination. La domination étrangère qui pèse sur les colons n’est pas pas celle qu’un gouvernement régulier exerce sur ses sujets ; c’est celle qu’exerce un maître sur ses propriétés. Il n’y a aucune analogie entre le pouvoir auquel est soumis un colon de la Martinique, et le pouvoir auquel est soumis un habitant de la France. Celui-ci trouve des garanties dans les tribunaux, dans les chambres, dans la publicité et dans l’opinion publique qui en est la conséquence ; celui-là ne peut en trouver que dans ses intrigues, dans son obéissance et dans la merci du pouvoir. Si les habitants des colonies inspirent quelque sympathie aux métropoles, cette sympathie n’existe que pour la partie de la population qui est opprimée, pour les esclaves et pour les hommes de couleur. Une multitude de sociétés se sont formées dans toutes les villes de l’Angleterre pour venir au secours des esclaves ; des hommes des plus recommandables de tous les rangs, sont entrés dans ces sociétés ; les écrivains ou les orateurs connus par l’indépendance de leur caractère, ont défendu et propagé leurs principes ; mais qui s’est jamais avisé de s’associer pour protéger les colons, ou pour mettre un terme à leur détresse ?
Les habitants d’Haïti, dont le plus grand nombre était esclave il n’y a pas fort longtemps, ont joui de fait de leur indépendance pendant près de trente ans ; ils l’ont maintenue contre une des premières puissances de l’Europe pendant le même espace de temps, et ils ont fini par la faire reconnaître par toutes les nations. Quelle est l’île exploitée par des esclaves et possédée par des maîtres, qui pourrait se flatter d’en faire autant ? La population de la Jamaïque est presque égale à celle d’Haïti ; et cependant quelle résistance opposerait-elle à une invasion, si la population libre de l’Angleterre lui retirait sa protection ? L’île de Cuba renferme aussi un grand nombre d’habitants ; mais si les maîtres y étaient abandonnés à leurs seules forces, ils seraient incapables d’opposer aucune résistance à une puissance qui s’unirait à leurs esclaves. La dépendance dans laquelle les maîtres se trouvent vis-à-vis de tout pouvoir étranger est telle, que les possesseurs des colonies françaises tremblent de voir paraître sur leurs côtes le pavillon haïtien, quoiqu’ils soient protégés par toute la puissance du gouvernement français, et qu’ils ne soient en guerre avec personne, si ce n’est avec leurs esclaves.
Les peuples des îles ou du continent d’Amérique qui font exécuter tous leurs travaux par des esclaves, sont d’une telle faiblesse, lorsqu’on les considère comme corps de nation, qu’il suffit de quelques esclaves fugitifs pour compromettre leur existence. Dans le temps où l’île d’Haïti était occupée par des colons français, quelques esclaves s’étant réfugiés dans les montagnes, s’y multiplièrent bientôt au point qu’ils pouvaient offrir un asile assuré à tout homme qui voulait aller les joindre, et qu’ils faisaient trembler toute la colonie. C’est là, dit Raynal, que, grâce à la cruauté des nations civilisées, ils deviennent libres et féroces comme des tigres, dans l’attente peut-être d’un chef et d’un conquérant qui rétablisse les droits de l’humanité violée [341]. La colonie hollandaise de Surinam a vu également son existence compromise par des esclaves réfugiés dans les forêts. Les guerres qui ont eu lieu entre les nègres indépendants et leurs anciens possesseurs, est devenue si dangereuse pour les derniers, qu’ils ont été obligés de suspendre leurs défrichements. Ils auraient été vaincus et exterminés, s’ils n’avaient été secourus par la mère-patrie et par des officiers et des soldats européens ; et ils ont fini par traiter de puissance à puissance avec les esclaves fugitifs [342].
Les possesseurs d’hommes des îles et du continent d’Amérique peuvent se flatter qu’ils auront peu de dangers à courir, aussi longtemps que les peuples de l’Europe et leurs gouvernements se croiront intéressés à conserver la domination qu’ils exercent sur eux. Mais cette croyance qui n’existe déjà plus dans la partie la plus éclairée des nations, pourra ne pas être de longue durée dans l’esprit des gouvernements ; tout le monde est déjà convaincu que les colonies coûtent fort cher et rapportent fort peu aux peuples dont les gouvernements se permettent ce genre de luxe. Qu’arriverait-il cependant, si tout à coup l’Angleterre, la France et les Pays-Bas, supprimaient de leurs sujets, comme charges inutiles, les monopoles accordés aux colons, et les énormes dépenses qu’exige leur sûreté ? Qu’arriverait-il, si on leur laissait le soin de se protéger et de se gouverner eux-mêmes ? Iraient-ils se placer sous la protection d’autres puissances ? Ils pourraient le tenter ; mais ils en trouveraient difficilement ; les Russes et les Turcs ne sont pas aussi fins que nous ; s’ils se font payer par les sujets qu’ils oppriment, ils se feraient payer, à plus forte raison, par ceux auxquels ils accorderaient une dispendieuse protection [343].
Il ne serait pas impossible d’ailleurs que dans une guerre entre deux puissances continentales, l’une d’elles cherchât à insurger les esclaves de l’autre.
« Nos colonies des Indes occidentales, dit un écrivain anglais, ne possèdent pas les ressources que nous avons aux Indes orientales. Elles ont toutes protesté contre toute intention de confier leur défense à des natifs du pays ; elles veulent, quoi qu’il en coûte d’hommes et d’argent, n’être gardées que par des soldats européens. Les esclaves excédant de vingt fois au moins le nombre des hommes libres, sont les principales causes de leurs craintes, et c’est contre eux qu’ils ont à multiplier leurs précautions. S’ils avaient eu la sagesse de s’attacher les noirs et les hommes de couleur, ils auraient pu se confier à eux dans le moment du danger ; mais dans quelle vue peut-on considérer maintenant ces colonies, si ce n’est comme un amas de matières combustibles qui n’attendent qu’une étincelle pour s’enflammer et produire la plus terrible des explosions ? Parler de la sécurité de possessions où les dix-neuf vingtièmes de la population sont courbés sous le joug et sous la plus dégradante servitude, est une véritable folie, surtout quand on considère qu’Haïti plane au-dessus d’elles dans la force et la vigueur d’une liberté nouvellement conquise par le sang et par la vengeance, et que l’Amérique méridionale a proclamé la liberté de tous ses esclaves... N’oublions pas d’ailleurs que nous n’avons aucune garantie contre une autre guerre avec l’Amérique. Nous lui avons montré le point vulnérable de nos colonies ; dans la dernière guerre, nous avons appelé ses esclaves à se placer sous nos étendards, à prendre les armes contre leurs maîtres et à conquérir leur liberté. Supposez que dans une autre guerre avec cette puissance, une armée de nègres américains font une descente dans la Jamaïque, avec le dessein d’affranchir leurs frères. Que pourraient opposer les blancs contre une telle force ? Nous pourrions envoyer d’Europe à leur aide, régiment après régiment ; le climat les moissonnerait à mesure de leur arrivée. Rappelons-nous ce qu’une poignée de nègres marons fut capable d’exécuter, il y a vingt-sept ans, contre les forces entières de la Jamaïque. Il ne leur fallut que deux cents combattants pour tenir toutes ces forces en haleine pendant huit ou neuf mois, et ils ne mirent bas les armes que sur la promesse d’une amnistie. Si, au lieu de n’avoir que deux cents hommes, ils en avaient eu cinq mille ou seulement deux mille, l’île était à jamais perdue pour l’Angleterre [344]. »
Les Anglo-Américains du sud sont moins menacés dans leur indépendance, par suite de l’esclavage établi parmi eux, que ne le sont les planteurs des îles. Les hommes de l’espèce des maîtres sont plus nombreux chez eux qu’ils ne le sont dans les colonies, et leur union avec les États qui n’ont plus d’esclaves, est pour eux une garantie. Il ne faut pas douter, cependant, que leur indépendance ne soit déjà affectée par l’existence, au milieu d’eux, d’une multitude d’esclaves. Si une puissance avec laquelle ils seraient en guerre formait quelques régiments de noirs ou d’hommes de couleur, parlant la même langue que ceux qu’ils tiennent asservis, et si elle les portait sur leur territoire, ils pourraient bien voir se renouveler chez eux le spectacle qu’a présenté la Pologne à l’époque de l’envahissement des Russes. Le soin que prennent les Anglo-Américains de tenir leurs esclaves dans l’abrutissement, en s’interdisant, sous des peines sévères, de leur apprendre à lire, rendrait les provocations à la révolte un peu plus difficiles ; mais aussi les insurrections n’en seraient que plus terribles, car les esclaves les plus abrutis sont toujours les plus féroces [345].
Tant que les principales îles d’Amérique seront exploitées par des esclaves, les dangers que présente l’esclavage à l’indépendance des Anglo-Américains du sud, seront moins grands, parce que les possesseurs blancs se feront un scrupule d’employer des moyens qui compromettraient leur propre existence ; mais cet état ne sera pas éternel ; déjà, une des îles les plus étendues et les plus fertiles n’est possédée que par des nègres ou par des hommes de couleur libres ; les Anglais, qui possèdent les îles les plus considérables, tendent à l’abolition de l’esclavage avec cette constance et cette énergie qui sont dans leur caractère ; ils parviendront à leur but comme ils y sont parvenus, quand ils ont voulu l’abolition de la traite. Ils ont commencé à interdire, dans leurs propres colonies, l’introduction et le commerce de nouveaux esclaves ; puis, ils ont fait subir aux autres nations la loi qu’ils s’étaient imposée ; maintenant, ils font quelques pas de plus ; ils marchent à l’abolition de la servitude. Je n’examine point s’ils s’arrêteront là, où s’ils exigeront que les autres suivent leur exemple ; si jamais ils l’exigeaient, j’ignore où serait la résistance qu’ils pourraient rencontrer. Je veux seulement faire observer que l’affranchissement des esclaves des colonies anglaises, placera les Anglo-Américains du sud dans la position la plus critique, à moins qu’ils ne se hâtent de suivre l’exemple qui leur est donné. L’époque à laquelle les Anglais seront parvenus au but vers lequel ils tendent de concert avec leur gouvernement, peut être éloignée relativement à la vie d’un homme, mais elle est fort prochaine relativement à l’existence d’une nation [346].
[IV-349]
L’existence de l’esclavage menace l’indépendance des Anglo-Américains du sud d’une autre manière. On a vu, lorsque j’ai exposé les effets de l’esclavage relativement à l’accroissement des richesses et des diverses classes de la population, que, dans les pays où tous les travaux sont exécutés par des hommes asservis, les richesses ne s’accroissent qu’avec une extrême lenteur, et que la population se multiplie d’une manière plus lente ; souvent même la population et les richesses décroissent simultanément. Dans les États de l’Union, où tous les travaux sont exécutés par des mains libres, les richesses et les hommes se multiplient, au contraire, avec une rapidité dont on n’avait pas d’exemple ; non seulement le nombre des individus s’accroît rapidement dans chaque État ; mais le nombre des États libres tend à se multiplier. Il suivra nécessairement de là, que plus les Anglo-Américains du nord prospéreront, et plus les États du sud perdront de leur importance ; leur influence décroîtra en raison de l’accroissement de la population, des richesses et des lumières des autres États.
Sans doute, une fraction de population peut croître en nombre, en richesses et en lumières sans que les autres fractions en souffrent ; il arrive même souvent que cet accroissement est un bien pour elles ; mais cela n’a lieu que lorsqu’il y a identité de sentiments, d’opinions, d’intérêts : or, cette identité ne peut pas exister entre une [IV-350] population composée d’hommes industrieux et libres, et une population composée de possesseurs d’esclaves. Les premiers attachent l’honneur à l’activité, au travail, à l’économie, aux bonnes mœurs ; ils attachent le mépris à la paresse, à l’incapacité, à la dissipation. Les seconds attachent l’honneur à l’oisiveté, à l’ostentation, au nombre d’hommes qu’ils possèdent ; ils attachent le mépris au travail, à l’industrie. Comment de tels hommes pourraient-ils tendre vers le même but ? Comment pourraient-ils avoir quelque estime les uns pour les autres [347] ?
Les intérêts, tels qu’ils sont conçus de part et d’autre, ne sont pas moins opposés que les opinions, les sentiments et les habitudes. Les maîtres voient leur intérêt à maintenir leur domination sur leurs esclaves dans toute son étendue. Ils considèrent comme une atteinte à leur propriété, toute garantie accordée aux hommes dont ils sont en possession. À leurs yeux, leur sûreté dépend de l’abrutissement de la population asservie ; ce qui leur importe, ce n’est pas que leurs esclaves soient actifs, laborieux, intelligents ; c’est qu’ils soient soumis, et que l’idée d’un meilleur avenir ne se présente jamais à leur esprit. Il ne s’agit pas, pour les maîtres, d’augmenter les produits de l’agriculture, de multiplier les défrichements ; il s’agit de conserver les possessions qui existent. Les possesseurs d’esclaves sont comme les despotes, quand ils ne rétrogradent pas, ils veulent du moins rester stationnaires.
Les hommes qui ne sont ni maîtres, ni esclaves, et qui exercent quelque branche d’industrie, sont intéressés, au contraire, à voir dans tous les États de l’Union, une population homogène. Leur sécurité sera d’autant plus grande, que chaque État pourra mieux pouvoir par lui-même à sa propre défense. Ils seront d’autant plus riches que les produits de leur sol et de leur industrie trouveront un plus grand nombre de consommateurs dans les États du sud, et qu’ils pourront acheter à meilleur marché les produits de ces derniers États. Pour des peuples industrieux et commerçants, il n’est pas de plus mauvaises pratiques que les nations chez lesquelles la population se divise en maîtres et en esclaves ; les uns ne peuvent rien acheter, et les autres payent mal. Les peuples industrieux des États libres sont intéressés à voir tous les autres États marcher de pair avec eux ; peu leur importe que ceux avec lesquels ils auront des relations de commerce, aient toujours été maîtres ou qu’ils aient été des affranchis. Quelque puissant que soit le préjugé des Américains du nord contre les noirs et contre les hommes de couleur, il est chez eux une puissance plus grande encore : c’est l’amour du gain. L’Américain le plus vain et le plus orgueilleux de la couleur et de la noblesse de sa peau, préférera toujours un homme un peu basané avec lequel il fera de bonnes affaires, à un blanc qui ne lui sera bon à rien, et qui ne paiera pas ses dettes.
Il est des hommes qui ont présagé une séparation entre les États où une partie de la population est considérée comme la propriété de l’autre, et les États où l’esclavage est aboli. Si cette séparation s’effectuait jamais, ce ne seraient pas les États du sud qui l’auraient provoquée ; livrés à eux-mêmes, ils seraient d’une telle faiblesse, que, s’ils conservaient l’esclavage, ils pourraient être envahis aussi facilement que le fut la Pologne au dernier siècle. Il faudrait, pour qu’il s’opérât une séparation, que les États libres repoussassent l’alliance des possesseurs d’hommes, comme une charge et comme une cause de corruption parmi eux. Mais même dans ce cas, les États exploités par des esclaves ne seraient point indépendants ; ils obéiraient à l’influence qu’il plairait aux autres nations d’exercer : il n’est pas une puissance qui ne pût leur dire comme l’ambassadeur russe aux nobles polonais : Si vous remuez, j’insurgerai vos esclaves !
Il résulte des faits exposés dans ce chapitre deux vérités importantes : la première, c’est que tous les hommes qui en réduisent d’autres en servitude, ou qui se font possesseurs d’esclaves, se mettent, par ce seul fait, entre deux ennemis ; ils s’exposent à être massacrés par les hommes qu’ils possèdent, ou à être asservis par des étrangers ; la seconde, c’est que, toutes les fois qu’il se forme une véritable coalition entre les ennemis intérieurs et les ennemis extérieurs, les maîtres n’ont aucun moyen de résistance.
[IV-354]
De l’influence qu’exercent les peuples possesseurs d’esclaves, sur les mœurs et sur la liberté des peuples chez lesquels l’esclavage est aboli ou n’a point été admis.
Le sujet de ce chapitre est si vaste, que celui qui voudrait le traiter d’une manière complète, aurait à faire un fort grand ouvrage. L’histoire du genre humain, en effet, se compose presque tout entière de l’action des nations les unes sur les autres ; et lorsque l’on considère de près la nature, les causes et les effets de cette action, on y démêle constamment les erreurs, les passions ou les vices enfantés par l’esclavage. Mais je ne veux pas embrasser ici, dans toute son étendue, un sujet si vaste ; je me propose seulement d’indiquer quelques-uns des effets que la servitude produit sur les peuples mêmes qui l’ont rejetée, quand ils se trouvent en contact avec des nations chez lesquelles elle existe encore. Dans le chapitre précédent, j’ai fait connaître les dangers et les maux auxquels l’esclavage expose les possesseurs d’esclaves, de la part des nations étrangères ; dans celui-ci, je veux exposer les maux et les dangers que les nations libres éprouvent ou qu’elles ont à craindre de la part des peuples possesseurs d’esclaves.
Les nations au sein desquelles on n’admet plus qu’un homme puisse être la propriété d’un autre, sont aujourd’hui nombreuses et puissantes ; et il est permis d’espérer qu’à l’avenir leur influence sera plus forte que celle des peuples chez lesquels on voit régner encore des principes et des pratiques contraires. Cependant, lorsque l’on compare les peuples chez lesquels l’esclavage est aboli, aux peuples chez lesquels la population se divise en esclaves et en maîtres ; lorsque l’on compare surtout l’étendue de territoire occupée par les uns à l’étendue de territoire occupée par les autres, on trouve que les possesseurs d’hommes exercent, et pourront exercer encore longtemps, une influence immense sur le sort du genre humain.
Près des deux tiers du territoire européen sont occupés par des populations qui admettent, sans restriction, le principe et la pratique de l’esclavage. La Russie, l’Autriche, la Pologne, la Turquie, et une partie de l’Allemagne, admettent, en pratique comme en théorie, que des hommes peuvent être possédés par d’autres, à titre de propriété ; et, dans presque tous ces États, le nombre des esclaves est immense, comparativement à celui des maîtres. Dans les pays mêmes au sein desquels l’esclavage domestique est proscrit, les gouvernements admettent qu’un homme peut en posséder d’autres, et qu’il peut disposer d’eux d’une manière à peu près arbitraire, pourvu qu’il ne tienne pas les possessions de ce genre sur le territoire d’Europe.
[IV-356]
En Amérique, le territoire occupé par des populations qui se divisent en maîtres et en esclaves, est au moins égal à celui qui est occupé par des peuples chez lesquels l’esclavage est proscrit. Dans l’Amérique du nord, dix États sur vingt-deux sont sous la domination absolue de possesseurs d’esclaves ; dans l’Amérique du sud, les nations chez lesquelles la population est divisée en maîtres et en esclaves, ne sont guère moins nombreuses. Les colonies que possèdent sur cette partie du continent américain, les Anglais, les Hollandais et les Français, le vaste empire du Brésil, et une partie des États qui se sont formés des anciennes colonies espagnoles, sont exploités par des esclaves. Enfin, dans toutes les îles qui sont à l’est de l’Amérique, à l’exception de celle d’Haïti, la masse de la population se compose d’esclaves possédés par un petit nombre de maîtres.
En Asie, nous trouvons également la population divisée en deux classes, celle des hommes possédés et celle de leurs possesseurs. Tout le nord de ce vaste continent fait partie de l’empire russe, et par conséquent le principe de l’esclavage n’y règne pas moins que dans la Russie d’Europe. Dans les autres parties de l’Asie, l’esclavage est presque partout admis, quoique le nombre des esclaves y soit très petit, comparativement aux autres classes de la population.
Enfin, en Afrique, on ne connaît aucune nation chez laquelle l’esclavage n’existe pas, à moins que ce ne soit quelques tribus qui sont encore nomades.
Pour déterminer les causes, la nature et les effets de l’action qu’exercent les peuples chez lesquels l’esclavage existe, sur les nations qui l’ont proscrit, il est nécessaire de se rappeler l’influence qu’exerce l’esclavage sur les idées et sur les mœurs des maîtres et des esclaves, et sur les individus qui se trouvent placés entre les uns et les autres, soit qu’ils aient été affranchis, soit qu’ils aient perdu leurs possessions.
Le premier effet que produit l’esclavage sur les mœurs et sur les idées de toutes les classes de la population, est d’avilir l’action des organes de l’homme sur les choses, toutes les fois que cette action a pour objet d’en accroître l’utilité. Nous avons vu que, dans tous les pays où il existe de nombreux esclaves, aussitôt qu’un homme en possède un autre, il cesse à l’instant de travailler. Fût-il né dans l’état le plus misérable et le plus avili, eût-il exercé le métier le plus grossier pendant la moitié de sa vie, il croirait déroger s’il travaillait. Le même orgueil se manifeste jusque dans les hommes qui ne possèdent point d’esclaves ; s’ils ne peuvent pas émigrer, ils mendient.
Le second effet de l’esclavage est de donner aux hommes de la classe des maîtres la passion des jouissances physiques, l’amour du faste et de la dissipation. Nous voyons que, dans tous les pays et à toutes les époques, les possesseurs d’hommes ont allié le faste et la misère, et que les plus riches ont toujours fini par être accablés de dettes. À l’origine des colonies formées par les Européens, on a vu, il est vrai, quelques possesseurs d’hommes faire fortune, par la raison que ces possesseurs, nés et élevés chez des peuples libres, avaient contracté les habitudes d’ordre et d’économie qui naissent de l’industrie ; mais les descendants de ces mêmes hommes n’ont pas tardé à être ruinés.
Le troisième effet de l’esclavage, qui est une suite des deux précédents, est de prévenir le développement des connaissances qui n’ont pas pour objet d’étendre l’empire de l’homme sur ses semblables, et de mettre obstacle par cela même au développement des arts industriels et du commerce. Partout où les travaux qu’exige l’industrie sont livrés à des esclaves, il faut les réduire aux opérations mécaniques les plus simples, afin qu’ils ne soient pas hors de la portée de l’intelligence de ces misérables ouvriers [348].
Un quatrième effet de l’esclavage, est de rendre stationnaire ou même de faire décroître la classe des esclaves et celle des maîtres. Nous avons vu, en effet, que partout où les maîtres peuvent tirer un parti avantageux des travaux des esclaves, ils ne leur laissent que ce qui leur est rigoureusement nécessaire pour subsister, et qu’ils leur arrachent par des châtiments les travaux qu’ils veulent ne pas exciter par des récompenses. De là il résulte que les esclaves ne peuvent pas se multiplier, ou qu’ils décroissent, et comme c’est de leur travail que les maîtres tirent tous leurs revenus, ils ne peuvent pas eux-mêmes croître en nombre, quand le nombre de leurs esclaves diminue.
Enfin, un cinquième effet de l’esclavage, est d’obliger les maîtres qui veulent conserver leur empire, à se livrer à tous les exercices propres à assurer la domination de l’homme sur ses semblables, et particulièrement les exercices qui conviennent à l’art militaire. Le dévouement des possesseurs d’esclaves à la patrie n’est que le dévouement au maintien de leurs possessions, en comprenant sous ce dernier mot les hommes qu’ils exploitent, et sur les travaux desquels ils fondent leurs revenus. C’est là ce qui les détermine tous à se jeter dans la carrière militaire.
Ces effets de l’esclavage étant connus, il est facile de voir quel est le genre d’action que les peuples possesseurs d’hommes exercent ou tendent à exercer sur les nations industrieuses qui ont aboli l’esclavage.
Tous les hommes, de quelque espèce qu’ils soient, tendent, par leur propre nature, à se multiplier et à accroître leurs moyens d’existence ; mais, lorsqu’une population considère le travail comme indigne d’elle, elle ne peut accroître ses moyens d’existence, ni par conséquent se multiplier, à moins qu’elle ne ravisse les richesses produites par d’autres. Ainsi, des hommes qui possèdent des esclaves, sont, par ce seul fait, portés à subjuguer des peuples industrieux ; ils y sont portés d’abord par le désir de s’approprier des richesses qu’ils ne peuvent obtenir qu’en les ravissant, ensuite par le désir de réduire au nombre de leurs esclaves les individus qui les ont produites, et enfin, par le genre d’exercices auquel ils se sont livrés en leur qualité de maîtres.
Les sénateurs romains, les plus riches possesseurs d’hommes de l’antiquité, pour prévenir ou pour arrêter les séditions, dit Denys d’Halicarnasse, avaient toujours une guerre préparée [349]. Plutarque a fait une observation semblable : « Les Romains, dit-il, usaient sagement de ce remède-là, tournant au dehors, comme bons médecins, les humeurs qui étaient pour troubler la chose publique [350]. » Pour avoir une idée bien nette de ces possesseurs d’esclaves tournaient en dehors, il faut se rappeler que l’aristocratie romaine s’était attribué le monopole de tous les travaux par les mains des hommes qu’elle tenait asservis ; qu’il existait ainsi au sein de Rome une population nombreuse sans industrie et sans fortune, et que les patriciens qui s’étaient ruinés, ne pouvaient amasser des richesses que par le pillage. Dans les temps de paix, cette populace oisive et nécessiteuse, poussée par le besoin, et par les membres de l’aristocratie qui avaient à rétablir leur fortune, devenait remuante, et menaçait les possessions des riches sénateurs. Ceux-ci, selon l’expression de Plutarque, tournaient alors les humeurs en dehors ; c’est-à-dire qu’ils dirigeaient contre des nations industrieuses, des armées animées par le désir du pillage et par l’espoir de revenir dans leur pays avec du butin et surtout avec de nombreux esclaves.
L’aristocratie romaine ne traitait pas mieux ses esclaves que ne les traitent les planteurs des colonies modernes ; il fallait donc, pour que ses terres ne devinssent pas désertes, qu’elle réduisît de nouveaux peuples en esclavage. D’un autre côté, les conquêtes qu’elle faisait pour se procurer des esclaves, et les terres qu’elle était dans l’usage d’enlever aux vaincus, accroissaient l’étendue ou le nombre de ses possessions, et, pour faire cultiver ces nouveaux domaines, il lui fallait de nouveaux esclaves, qu’elle ne pouvait acquérir que par de nouvelles guerres. Le commerce de créatures humaines qui se faisait sur les marchés de Rome, était immense ; la traite se faisait à main armée, et c’étaient les généraux et les légions qui en étaient les agents. Si les nations n’étaient pas vendues en détail sous la lance du préteur, comme cela arrivait fréquemment, elles étaient soumises à une exploitation méthodique, dont le résultat était également de faire passer leurs richesses dans les mains des Romains possesseurs d’esclaves.
Chez les modernes, comme chez les anciens, les possesseurs d’esclaves considèrent comme indigne d’eux toute profession industrielle. Ils ne voient d’honneur que dans la vie militaire, parce qu’elle leur donne le moyen de maintenir leurs esclaves dans l’obéissance, et qu’elle peut les conduire à s’emparer des richesses des autres nations. Cependant, comme ils sont eux-mêmes asservis à des maîtres, et comme les peuples industrieux sont plus puissants qu’ils ne l’étaient jadis, on ne pratique plus, à leur égard, les usages des beaux jours de la république romaine. On se borne, quand on peut les conquérir, à les soumettre en masse à une exploitation plus ou moins régulière, analogue à celle qui existait du temps des empereurs romains. C’est un progrès que nous devons à l’asservissement des possesseurs d’esclaves, progrès qui ne peut qu’en amener d’autres [351].
Les maux et les dangers auxquels sont exposés les peuples industrieux de l’Europe, de la part des nations chez lesquelles la population se divise en maîtres et en esclaves, sont moins grands que ceux auxquels ils étaient exposés jadis ; cependant, il faut bien se garder qu’il n’en existe point. La classe des maîtres, par sa position, ses préjugés et ses habitudes, est poussée tout entière dans la carrière militaire, et elle a besoin tout à la fois d’activité et de richesses. La classe des esclaves, du sein de laquelle sortent les soldats, doit être naturellement portée vers la même carrière, parce qu’elle s’y trouve moins avilie, et que, dans l’alternative d’être opprimés en qualité d’esclaves, ou de devenir des agents d’oppression, le dernier parti est celui que tous les hommes préfèrent. La qualité de soldat élève en quelque sorte un esclave au rang de son maître, ou du moins elle ne laisse subsister entre eux que les distances établies par les grades militaires, distances qui sont peu considérables, quand on les compare à celle qui existe entre un maître et les individus qu’il possède à titre de propriétaire. Un despote qui aurait les passions d’un conquérant, ne pourrait donc recruter nulle part une armée avec plus de facilité que chez une nation composée de maîtres et d’esclaves. Il n’y a, pour prévenir les dangers dont les peuples civilisés sont menacés à cet égard, que la misère qui s’attache partout à la suite de l’esclavage.
On a vu précédemment que les possesseurs d’esclaves, pour maintenir leur domination, tendent en général de toute leur puissance à abrutir la partie de la population sur laquelle ils dominent. Ils ont pour cela deux moyens : l’un est de rendre leurs esclaves tellement stupides, qu’ils soient incapables de recevoir aucune des lumières qui sont répandues autour d’eux ; l’autre est d’étouffer les lumières qui existent autour d’eux, afin qu’aucun rayon ne puisse en arriver jusqu’à la population asservie. Le premier moyen, que nous avons vu employé par les Anglo-Américains, est rarement jugé suffisant : un esclave, quelque stupide qu’il soit, a des yeux et des oreilles ; on peut bien empêcher qu’il n’apprenne à lire, mais, à moins de le rendre inutile à son maître, on ne peut l’empêcher de voir et d’entendre. De là, cette tyrannie ombrageuse et minutieuse, qui dans les pays exploités par des esclaves, prévient toute manifestation libre de la pensée, et qui empêche la circulation des écrits et des personnes avec le même soin qu’on porte dans d’autres États à prévenir la circulation de marchandises infectées de la peste.
Cette surveillance ne se renferme point dans les États au milieu desquels il existe des populations asservies ; elle s’étend dans les pays où il n’existe point d’esclaves, et qui peuvent faire sentir leur influence au-delà de leur territoire. Des hommes qui considèrent comme leur propriété la population industrieuse de leur pays, voudraient lui laisser ignorer qu’il existe, dans d’autres parties du monde, des peuples industrieux et libres. Ils tâchent d’abord d’enlever à sa connaissance tout ce qui pourrait lui révéler leur existence ; et, comme ils ne peuvent avoir la certitude de réussir, ils cherchent ensuite à réaliser ce qu’ils veulent lui faire croire. C’est donc du besoin qu’éprouvent les maîtres de conserver leur domination, que naît l’influence qu’ils exercent par leurs gouvernements, sur les gouvernements des peuples chez lesquels on ne trouve ni esclaves, ni maîtres. L’équilibre tend à s’établir dans les forces morales comme dans les forces physiques partout où l’on trouve des nations ; quand des possesseurs d’hommes existent sur un point, ils portent leurs préjugés et leurs vices sur tous les points qui les environnent. Ne nous plaignons point de cette tendance ; c’est la puissance qui lie aux intérêts des peuples esclaves, les intérêts des peuples libres : pour les nations, comme pour les individus, l’égoïsme est le plus faux des calculs.
L’influence qu’exercent, en Amérique, les États dans lesquels la population est divisée en maîtres et en esclaves, sur les États où l’esclavage est aboli, est un peu moins puissante que celle que nous observons en Europe, par la raison que la masse de la population industrieuse est comparativement plus nombreuse, mieux organisée, plus forte et plus éclairée qu’elle ne l’est dans beaucoup d’autres pays. Mais il ne faut pas douter cependant que les possesseurs d’hommes ou les hommes possédés des États du sud, n’exercent sur leurs idées, sur leurs mœurs et sur leurs lois, une funeste influence. Quand même cette influence n’aurait pas été observée par des voyageurs, il suffirait d’avoir quelques connaissances de la nature des hommes pour être convaincu qu’elle existe.
Sur vingt-deux États dont la fédération se compose, il en est dix qui ont maintenu l’esclavage. Ainsi, dans les diverses branches dont le gouvernement fédéral se compose, il faut, sur vingt-deux hommes, compter toujours dix possesseurs d’esclaves, en supposant que chaque État en fournisse un nombre égal. Mais l’égalité doit être souvent rompue, puisque les possesseurs d’hommes sont portés vers les emplois du gouvernement par une tendance beaucoup plus forte que celle qu’éprouvent des hommes industrieux, et puisque les Américains du nord se plaignent de l’influence des Américains du sud. Si, sur cinq présidents, l’État de Virginie seul en a fourni quatre, il est impossible qu’elle n’ait fourni un plus grand nombre d’employés qu’aucun autre État. Un homme qui jouit d’une grande influence, ne se déplace guère sans entraîner après lui l’atmosphère au milieu de laquelle il est placé. Les personnes avec lesquelles il a eu quelque communauté d’opinions viennent à sa suite, puis les frères, les cousins, les flatteurs. Quelle que soit sa fermeté et son impartialité, il est bien difficile qu’il se débarrasse de tout ce monde, tant qu’il a quelque moyen de les placer.
En supposant même que chaque État fournisse un nombre égal de représentants ou de fonctionnaires au gouvernement fédéral, il faut compter que, sur vingt-deux représentants et sur vingt-deux membres du sénat, il y a habituellement dix possesseurs d’esclaves, et qu’on en trouve dans une égale proportion parmi les agents du pouvoir exécutif, depuis le ministre jusqu’au sous-lieutenant. Or, est-il possible que, dans des assemblées ou dans des corps ainsi constitués, il existe toujours des idées justes et un sentiment moral bien délicat ? Si, dans la vue d’assurer leurs possessions, les possesseurs d’esclaves sollicitent des mesures générales contre les noirs ou contre les hommes de couleur, pense-t-on que les représentants des États libres seront assez indifférents au sort de leurs confédérés du sud, pour ne pas se prêter à leurs désirs ? Pourront-ils leur refuser de poursuivre jusque sur leur territoire les esclaves fugitifs ? Il faudra donc qu’il s’établisse entre tous les États une espèce de coalition contre une race tout entière. Cette coalition sera d’autant plus redoutable qu’elle sera formée, non contre des malfaiteurs, non contre des ennemis du pays ou du gouvernement, mais contre des êtres innocents dont le crime sera d’avoir le teint un peu foncé, ou de n’avoir pas le nez un peu aquilin. Cependant, comme par suite des liaisons que les maîtres ont avec les femmes asservies, les esclaves finissent par avoir les traits et la couleur de leurs possesseurs, on ne pourra refuser aux maîtres la faculté de poursuivre leurs esclaves blancs dans les États où l’esclavage est aboli, et dès ce moment que deviendra la sûreté des hommes libres ?
Les possesseurs d’hommes du sud pouvant être obligés de faire dans le nord de fréquents voyages, soit pour leurs intérêts personnels, soit comme membres du gouvernement, on n’a pu leur refuser de s’y faire suivre par quelques-uns de leurs esclaves, de l’un ou de l’autre sexe ; mais quel est, dans les États où l’esclavage est, dit-on, aboli, le pouvoir qu’un maître peut, sans violer les lois du pays, exercer sur son esclave ? Les injures, les outrages, les violences et le meurtre même restent-ils impunis dans les États libres, quand c’est un possesseur d’hommes qui s’en rend coupable sur son esclave ? Si, dans un de ces États, un individu en maltraite un autre, s’il l’enferme arbitrairement dans un lieu quelconque, s’il se rend coupable de mutilation ou de viol, lui suffira-t-il pour suspendre l’action de la justice criminelle, de prétendre qu’il est le légitime propriétaire de la personne offensée ? Faudra-t-il d’abord renvoyer la cause devant des magistrats civils, pour qu’ils aient à juger si la partie plaignante est une personne ou une chose ?
Le seul effet de la présence des maîtres et de leurs esclaves suffirait pour fausser le jugement et dépraver les mœurs d’un peuple libre. Si la simple qualité d’homme ou de femme n’est point suffisante pour garantir un individu de toute peine ou de tout châtiment arbitraire, il n’y a pas d’autre règle de morale que la force. Que peuvent penser, à Philadelphie, un enfant, une femme ou toute personne d’une instruction ordinaire, en voyant un Américain de la Caroline ou de la Virginie traîner à sa suite des hommes ou des femmes qu’il appelle ses propriétés, et disposer d’eux comme bon lui semble ? Que peuvent-ils penser quand ils lisent, ou qu’on leur raconte que, dans des États confédérés, on fait commerce d’hommes, de femmes ou d’enfants ? Lorsqu’ils voient que ces possesseurs d’hommes sont reçus, honorés par leurs concitoyens ou par leurs parents, et que c’est même parmi eux que sont choisis les principaux membres de leur gouvernement ?
Un enfant, je suppose, voit un Américain amener à sa suite des hommes ou des femmes dont il se dit le maître, et dont il dispose ou qu’il maltraite, sans que les magistrats y prennent garde. Il s’adresse à sa mère : pourquoi, lui demande-t-il, cet homme peut-il disposer de cet autre ? — C’est parce que l’individu dont il dispose est son esclave. — Pourquoi cet individu est-il son esclave ? — Parce que les lois le veulent ainsi. — Une chose est donc juste toutes les fois que la loi le veut ? — Sans doute, mon fils. — Et qui a fait la loi ? — Ce sont les possesseurs des terres. — Les possesseurs des terres ont donc fait la justice ? — Je le pense. — Pourquoi ont-ils fait une loi pour rendre l’esclavage juste ? — Parce que c’était leur intérêt. — Ce qu’on fait est donc juste, quand on suit son intérêt ? — Quelquefois. — Pourquoi les hommes esclaves n’ont-ils pas rendu une loi pour faire que leur liberté soit juste ? — C’est parce qu’ils n’étaient pas les plus forts. — On a donc toujours raison quand on est le plus fort ? Mon papa est-il un propriétaire ? — Oui, mon enfant. — Pourquoi ne fait-il pas une loi pour rendre nos domestiques esclaves ? Cela serait bien commode ; car ils ne pourraient pas nous quitter, et ils feraient tout ce que je voudrais. — C’est que cela ne serait pas bien. — Nous ne sommes donc pas les plus forts ? — Non, mon enfant. — Pourquoi cet homme n’est-il pas puni quand il bat son esclave, comme on punit ici les hommes qui battent les autres ? — C’est que cela ne serait pas juste. — Et quelle est la raison de cela ? — L’homme battu est son esclave. — Si l’enfant du jardinier était mon esclave, je pourrais donc le battre aussi, et cela serait juste ?
Voilà la sublime morale qu’apportent les possesseurs d’hommes, chez les peuples mêmes qui ont prétendu proscrire l’esclavage. L’intérêt et la force qui existent à un instant donné, deviennent les seules règles de morale que tout individu consulte. La masse de la population peut ne pas suivre toujours la série d’idées que je viens d’exposer ; mais il est impossible qu’elle n’arrive pas aux mêmes conclusions, quand elle voit ce qui se pratique sous ses yeux, et ce qui se professe dans les assemblées législatives et dans les cours judiciaires. Aussi, lorsque des voyageurs anglais nous assurent que l’existence de l’esclavage sur quelques États, donne de la brutalité à tous les esprits et affaiblit les sentiments d’humanité dans toute l’étendue des États-Unis, non seulement on se sent disposé à ajouter foi à leur témoignage, mais on ne concevrait pas que le contraire pût arriver.
Il est peu de questions de législation qui puissent être bien résolues sans les secours des principes de la morale ; mais comment ces principes seraient-ils entendus dans des assemblées où près de la moitié des membres sont des possesseurs d’hommes ? Est-ce à de tels individus qu’il sera permis de parler du respect qu’on doit aux personnes, au travail, à l’industrie ? Dans quel code de morale trouveront-ils la ligne de séparation entre l’être humain qui est une personne, et l’être humain qui est une chose ? Dans toutes les questions où l’intérêt de la liberté des citoyens se trouvera en opposition avec l’intérêt des possesseurs d’hommes, pense-t-on que ce ne sera pas le premier qui sera sacrifié ? Si la possession des maîtres est menacée, il faudra qu’ils la justifient ; il faudra réduire en maximes générales ce qui se passe dans la pratique ; il faudra établir que leur possession est juste, par cela seul que la loi l’a consacrée : or, une fois que l’on arrive à pareilles maximes, il ne s’agit que d’avoir une force suffisante pour faire la loi ; car, dès ce moment, toutes les tyrannies sont justifiées. On dit que les possesseurs d’esclaves sont des défenseurs très zélés du gouvernement démocratique, et qu’ils ne parlent de la liberté qu’avec enthousiasme. Cela se peut ; mais, si les habitants des pays libres peuvent alors les entendre sans dégoût ou sans pitié, il faut que la contagion de la servitude ait singulièrement aveuglé les esprits ou dépravé les sentiments.
La distance qui sépare la nation anglaise de ses colonies, affaiblit les effets que produit, sur une population libre, le contact d’une population de maîtres et d’esclaves ; mais, malgré la distance, ces effets sont encore fort étendus. Dans la chambre des communes, qui a été dernièrement dissoute, le nombre de possesseurs d’esclaves s’élevait à quarante-six ; et rien ne fait présumer que ce nombre soit moins considérable dans la chambre actuelle. Plusieurs possesseurs d’hommes siègent également dans la chambre des lords, et il est probable qu’ils y sont au moins en aussi grande proportion que dans la chambre des communes. Ainsi, voilà deux branches de la puissance législative, qui ne reconnaissent d’autre justice que leur force et leur intérêt ; il est clair que l’esclavage ne peut être juste à leurs yeux, que parce qu’il est conforme aux lois de leurs pays, et comme ce sont eux qui font les lois, il est clair que ce sont eux aussi qui font la justice.
L’influence de l’esclavage sur l’esprit des autres membres du gouvernement, est la même que celle qui se fait sentir dans les deux chambres. Les ministres et leurs agents ont sans cesse à délibérer sur les rapports des maîtres et des esclaves ; mais dans ces rapports, on n’aperçoit jamais que l’action d’une force brutale et de l’intérêt le plus grossier. Ajoutons que le gouvernement de la métropole envoie dans les colonies de nombreux agents, qui vont former leurs mœurs et leurs habitudes près des maîtres et des esclaves. Ces agents reviennent tôt ou tard dans leur pays ; ils se font récompenser de leurs services par des emplois dans leur pays natal, et ils sont tout disposés à croire que l’Angleterre n’est qu’une grande plantation qui n’appartient qu’à un maître, et qu’il ne faut exploiter avec plus de prudence, que par la raison que les hommes possédés sont un peu moins endurants que ceux des colonies.
Les discours et les écrits que répandent les possesseurs d’esclaves, et les divers intérêts qui se rattachent aux leurs, contribuent à corrompre la morale publique : dans ces écrits ou dans ces discours, on professe continuellement que l’esclavage est juste, et doit être maintenu, par cela seul que des lois l’ont établi ; mais comme l’esclavage implique nécessairement dans un individu la faculté de disposer arbitrairement d’un autre, de le maltraiter, de lui faire violence, de le contraindre de travailler, et de lui arracher les produits de son travail, il s’ensuit que les désirs et la force du gouvernement sont les règles seules d’après lesquelles il faut juger de la justice, et de la moralité des actions : les mauvais traitements, les extorsions, le viol, l’adultère et même l’assassinat deviennent des actions morales et légitimes, aussitôt que la volonté d’un prince et de la majorité de deux assemblées ont garanti l’impunité de ces crimes à des individus qu’ils ont appelés des maîtres.
On peut exécuter légitimement, ce qu’on peut légitimement permettre : si pour rendre morales les violences et les cruautés qu’exercent certains individus sur des hommes ou des femmes dans les colonies, il suffit qu’un gouvernement laisse leurs actions impunies ou les protège, on ne voit pas pourquoi il ne peut pas légitimer chez lui ce qu’il peut bien légitimer chez les autres ; si donc il considère comme sa propriété les hommes et les femmes qui lui sont soumis, s’il se conduit à leur égard comme des planteurs à l’égard de leurs esclaves, que pourrait-on lui opposer qu’un esclave ne puisse pas opposer à son maître ? La possession n’existe-t-elle pas dans un cas comme dans l’autre ? N’est-elle pas légitimée par les mêmes désirs et par la même force ? Ainsi, tout peuple qui reconnaît que son gouvernement peut légitimer l’esclavage, reconnaît par cela même qu’il peut être légitimement fait esclave, et que les violences et les extorsions n’ont besoin, pour être conformes à la justice et à la morale, que de l’autorisation expresse ou tacite des chefs de son gouvernement. Les Anglais n’arrivent pas jusqu’à cette conséquence relativement à eux ; mais les hommes, dans lesquels réside la faculté de rendre légitimes les vices et les crimes de l’esclavage, y sont conduits par la nature même des choses ; quand des principes sont universellement reconnus, les conséquences en découlent d’elles-mêmes, et sans qu’on ait besoin d’y songer.
La France éprouve un peu moins que l’Angleterre l’influence de l’esclavage établi dans ses colonies : d’abord, parce qu’avec une population plus considérable, elle possède moins de colonies ; en second lieu, parce que les communications, et les intérêts qui se rattachent à ceux des planteurs, sont moins nombreux ou moins forts ; enfin, parce que les planteurs résident dans leurs possessions, et qu’il leur est moins facile de propager leurs doctrines parmi nous. Ne croyons pas cependant que cette influence soit nulle. Le gouvernement a sous son empire deux peuples : celui des colonies, et celui de la mère patrie. Le pouvoir qu’il a sur le premier est à peu près sans limites : ce pouvoir lui suffit pour légitimer l’esclavage et les conséquences qui en résultent. Le pouvoir qu’il a sur le second est restreint par des lois, par des maximes, par quelques autorités et par la puissance de l’opinion.
Cette combinaison de deux pouvoirs dans les mêmes personnes influe nécessairement sur l’exercice de l’un et de l’autre. Si, par exemple, des ministres ont à prendre une délibération, il faut qu’ils commencent par déterminer si le peuple sur les intérêts duquel ils délibèrent, est le peuple qui se compose d’esclaves et de maîtres, ou si c’est le peuple chez lequel nul individu n’est ni maître ni esclave. Les principaux agents de l’autorité se trouvent, en quelque sorte, dans la position de maître Jacques ; s’ils veulent parler au peuple esclave, il faut qu’ils endossent l’habit et s’arment du fouet de cocher ; s’ils veulent parler au peuple chez lequel nul homme n’est la propriété d’un autre, il faut qu’ils reprennent le costume du cuisinier, c’est-à-dire qu’ils consultent un peu son goût. Mais est-il aussi facile de changer d’esprit, de maximes et de mœurs, qu’il est facile de changer d’habit ? L’homme qui vient de régler arbitrairement certains intérêts, et qui n’a eu à consulter que sa volonté et sa puissance, ne se laissera-t-il pas entraîner par l’esprit qui l’a dirigé, s’il a à délibérer sur des intérêts de même nature ? Si, dans un cas, il peut penser que sa volonté suffit pour rendre un fait ou une action conforme à la justice et à la morale, n’aura-t-il pas la même pensée dans tous ? Pense-t-on, par exemple, qu’un homme qui passerait alternativement du gouvernement d’un peuple esclave au gouvernement d’un peuple libre, ne porterait pas dans l’un les habitudes qu’il aurait prises dans l’autre ?
Les lois de la justice et de la morale ne plient pas selon nos intérêts ou selon nos caprices ; il faut les admettre pour tous les hommes et pour toutes les nations, ou y renoncer pour soi-même. Du moment que la justice et la morale cessent d’être universelles, il n’y a plus pour les hommes ni morale, ni justice ; il n’y a qu’une force brutale qu’on peut quelquefois faire subir, mais qui peut aussi se tourner à l’instant contre ceux qui en ont fait la règle de leurs jugements et de leur conduite.
[IV-378]
De l’influence réciproque de l’esclavage sur la religion, et de la religion sur l’esclavage.
Depuis qu’il s’est formé en Angleterre des associations pour l’abolition graduelle de l’esclavage dans les colonies, on a recherché quel est le meilleur moyen de préparer à la liberté les populations asservies. Celui sur lequel tous les esprits paraissent s’être accordés, est l’instruction religieuse ; on a pris, en conséquence, toutes les mesures qu’il a été possible de prendre pour instruire ou pour élever les esclaves dans les principes de la religion chrétienne. On a cherché à leur assurer, par semaine, un jour de repos ; on leur a envoyé des missionnaires qui se sont dévoués à leur instruction avec un courage et un désintéressement dignes des plus grands éloges. Des intentions et des sacrifices si honorables peuvent-ils avoir les résultats qu’on en espère ? La servitude n’est-elle pas essentiellement exclusive, pour les esclaves comme pour les maîtres, des principes de religion qu’on voudrait donner aux uns et aux autres ? Si la pratique de l’esclavage et la pratique de la religion étaient incompatibles, c’est en vain qu’on voudrait les faire marcher de front : le talent, le courage, le désintéressement ne sauraient concilier des contradictions.
[IV-379]
Deux genres d’intérêt dirigent les hommes qui aspirent à l’abolition de l’esclavage : l’un est celui d’un monde à venir, l’autre est celui du monde présent. Ces deux intérêts n’étant point inconciliables, il est naturel qu’on cherche à les faire triompher par les mêmes moyens, et que des philosophes et des ministres de plusieurs cultes chrétiens agissent de concert, quoiqu’ils n’aient pas, en tout, des opinions communes ; mais l’ordre dans lequel ces moyens doivent être employés est ici d’une grande importance. Pour faire passer de l’esclavage à la liberté les populations asservies, faut-il d’abord leur donner les mœurs et les doctrines de la religion chrétienne ? Ou pour leur faire prendre les mœurs et les principes de la religion chrétienne, faut-il commencer par leur assurer quelque liberté ? S’il était vrai que l’esclavage, par sa propre nature, repoussât les principes de cette religion, il faudrait que l’affranchissement précédât l’enseignement religieux, ou que du moins il marchât de front avec lui, sans quoi l’on ferait de vains efforts pour arriver au but qu’on se propose.
Un des principaux motifs qui dirigent les défenseurs des populations esclaves, dans les efforts qu’ils font pour leur donner des sentiments religieux, est de prévenir les catastrophes que fait craindre la transition de la servitude à la liberté ; on pense que ces catastrophes seraient évitées si, avant que d’être libres, les esclaves avaient les principes et les mœurs de la religion chrétienne. Il ne s’agit donc pas seulement d’inculquer des dogmes ou des maximes stériles dans les esprits des esclaves ; il faut leur donner de plus des principes qui dirigent leur conduite, et dont l’observation soit pour eux un devoir. Leur faire apprendre des formules de croyance, qui seraient sans influence sur leurs mœurs ou sur leurs actions, ce ne serait pas faire d’eux des hommes religieux et moraux, ce serait faire de la religion un vain formulaire. Un tel procédé n’éviterait aucune des calamités qu’on veut prévenir ; car un peuple peut savoir réciter des formules, avoir une croyance plus ou moins forte, et être cependant un peuple atroce. Les hommes qui exécutèrent les Vêpres Siciliennes et la Saint-Barthélemy n’étaient ni des païens, ni des incrédules ; ils avaient des prédicateurs ; ils savaient lire les Évangiles beaucoup mieux que les esclaves ne sauront les lire de longtemps ; ils avaient une foi aussi vive que la nôtre, et les haines ou les vengeances qu’ils avaient à satisfaire, étaient moins profondes, et n’étaient pas plus justes que celles que les planteurs des colonies ont allumées dans le sein de leurs esclaves.
Toute idée de religion ou de morale emporte nécessairement avec elle l’idée de devoirs à remplir, et il est impossible de séparer l’idée de devoirs de l’idée d’indépendance et de volonté. Les devoirs que la religion chrétienne impose se rapportent, ou à l’individu lui-même, ou à d’autres personnes, ou à la Divinité. Tous ces devoirs, qui sont fort nombreux, rentrent nécessairement les uns dans les autres, et si on les divise, ce n’est que pour les mieux faire concevoir. Il est évident, en effet, que, si tout homme se doit à lui-même de se garantir des habitudes ou des actions qui peuvent dégrader ses facultés morales ou même ses organes physiques, il est dans la même obligation relativement à toutes les personnes envers lesquelles il a été soumis à des devoirs. Il n’est pas moins évident que les devoirs qu’un homme doit remplir envers ses semblables, sont également des devoirs envers l’Être qui les lui a imposés : s’il en était autrement, la religion pourrait se concilier avec l’immoralité la plus profonde, et même avec les plus grands crimes.
Mais, du moment que nous admettons que tout individu a des devoirs à remplir en sa qualité d’homme ou de femme, en sa qualité d’époux ou d’épouse, en sa qualité de père ou d’enfant, de sœur ou de frère, nous élevons l’esclave au niveau du maître, nous posons des limites à l’autorité de l’un et à l’obéissance de l’autre ; c’est-à-dire que nous abolissons l’esclavage, car il n’y a plus d’esclavage aussitôt que les relations des hommes sont déterminées par les devoirs qui résultent de leur propre nature, et non par les caprices de ceux auxquels la force les a soumis.
En admettant, en effet, que des hommes ont des devoirs à remplir, on admet qu’ils doivent y rester fidèles, même quand l’accomplissement devrait être suivi pour eux de peines plus ou moins graves. Le mot de devoirs implique seul que celui auquel ces devoirs sont imposés, peut, en les remplissant, en éprouver de fâcheuses conséquences. L’estime que nous accordons aux hommes, n’est bien souvent qu’en raison des sacrifices auxquels ils se sont volontairement soumis pour y rester fidèles. Le martyre même n’est point, dans l’esprit de la religion chrétienne, une raison suffisante pour violer les obligations auxquelles on est soumis. Jamais le christianisme ne se fût propagé, s’il eût admis, comme excuse d’un vice ou d’un crime, la peur des châtiments ou même de la mort. Les héros de la religion chrétienne ne sont que des hommes qui ont sacrifié leur vie pour rester fidèles à leurs consciences.
Si nous voulons savoir maintenant si la religion chrétienne est conciliable avec l’esclavage, supposons, d’un côté, un nombre plus ou moins grand de personnes que nous appelons des esclaves, et, de l’autre côté, une autre personne, que nous appelons un maître ; supposons de plus que les esclaves sont pleinement convaincus de la vérité des maximes de la religion qu’on leur a enseignée, qu’ils ont la ferme résolution d’y conformer leur conduite, et que, de son côté, le maître n’est pas moins persuadé de sa toute-puissance, et qu’il dispose de la force publique pour faire exécuter ses volontés. Voyons ce qui va se passer entre une multitude désarmée, mais résolue de se conduire selon les préceptes de sa religion, et une troupe armée, qui considère comme un devoir l’exécution aveugle des ordres donnés par un individu qu’on appelle un maître.
Un des préceptes les plus positifs du christianisme, c’est l’interdiction de tout travail servile pendant les jours de dimanche ; mais le maître ne tient aucun compte de cette défense ; il ordonne à ses esclaves de se livrer à leurs travaux accoutumés. Les esclaves font leur devoir : ils résistent. Le maître les fait déchirer à coups de fouet ; n’importe : ils se soumettent au supplice et restent fidèles à leur croyance. Voilà une première limite au pouvoir du propriétaire ; il ne peut tenter de la franchir sans attirer sur lui la haine de ses esclaves, sans les exciter à la résistance, ou sans détruire sa propriété.
Un autre précepte de la religion chrétienne, non moins positif que le précédent, est celui qui commande aux époux de rester unis, et qui leur fait un devoir mutuel de la fidélité. Un maître vend une de ses esclaves, et l’acquéreur se dispose à l’emmener ; mais cette esclave est mariée ; elle ne veut pas se séparer de son mari, et le mari de son côté ne veut pas se séparer d’elle. Qu’arrivera-t-il ? Les maîtres feront déchirer ces deux esclaves à coups de fouet pour vaincre leur résistance ; mais, fidèles à leur croyance, ils resteront unis. Si la violence les sépare momentanément, le devoir les réunira au premier moment où ils cesseront d’être surveillés ; car la religion qui enseigne que la femme doit quitter son père et sa mère pour s’attacher à son mari, n’enseigne nulle part que la femme doit quitter son mari pour s’attacher à un acheteur.
Les relations de famille ou de parenté entraveront à chaque instant l’exercice du pouvoir du maître, ou l’accomplissement des devoirs moraux et religieux des esclaves. Si une femme esclave reçoit un ordre de son maître, et si son mari lui donne un ordre contraire, auquel des deux obéira-t-elle ? Un des premiers devoirs des parents est sans doute de prendre soin de leurs enfants, de veiller à leur éducation, de former leurs mœurs, de protéger leur faiblesse. Un des premiers devoirs des enfants est de respecter leurs parents, de leur obéir, de prendre soin d’eux dans leur vieillesse. Mais, si un maître abrutit ses jeunes esclaves, s’il les maltraite injustement, s’il leur donne de fausses croyances, s’il les prostitue, ne sera-ce pas un devoir dans les parents de les protéger, s’ils en ont la puissance ? S’ils ne peuvent pas les protéger par la force, ne sera-ce pas un devoir de les sauver par la fuite ? Si, d’un autre côté, un maître maltraite ses vieux esclaves ou s’il les laisse manquer des choses nécessaires à leur existence, ne sera-ce pas un devoir pour leurs enfants de prendre soin d’eux et de leur obéir de préférence à leur possesseur ?
[IV-385]
Il n’est pas d’usage, chez les possesseurs d’hommes et encore moins chez leurs agents, d’avoir un grand respect pour les femmes esclaves ; il faut qu’elles se soumettent à leurs désirs et à leurs caprices sous peine d’être déchirées à coups de fouet. Mais, d’un autre côté, la religion fait un devoir de la chasteté ; elle n’admet entre les sexes que les rapports qui résultent du mariage ; elle considère l’adultère comme un crime des plus graves. Cependant, qu’arrivera-t-il si un maître ou son régisseur veut faire violence à une esclave ? Cette esclave ne pourra-t-elle pas légitimement se défendre ? Son père, ses frères, son mari ne devront-ils pas voler à son secours ? Devront-ils se laisser arrêter, dans l’accomplissement de ce devoir, par la crainte des supplices ? Ceux d’entre eux qui succomberont dans ces horribles luttes, ne devront-ils pas être considérés par les autres, comme des martyrs de la religion et de la morale ? Ne seront-ils pas dans une position analogue à celle des premiers chrétiens qui subissaient le martyre pour rester fidèles à leur croyance ?
Ce n’est pas tout : les relations qui existent dans une société, ne sont pas toutes des relations de parenté. Pour préparer les esclaves à la liberté, il faut leur faire un devoir de respecter le bien d’autrui, de rendre à chacun ce qui lui est dû ; il faut leur expliquer le commandement qui défend à chacun de prendre ou de retenir ce qui appartient à d’autres ; il faut surtout leur faire bien comprendre qu’ils ne peuvent, sans se rendre coupables d’un crime, s’emparer, par violence, de la propriété des autres ou des fruits de leur travail. Mais comment leur donner un tel enseignement sans qu’aussitôt ils n’exigent pour eux-mêmes l’accomplissement des devoirs qu’on leur impose envers autrui ? Si c’est un crime, de leur part, d’employer la ruse, la force ou la violence pour s’emparer du fruit des travaux des autres, c’est un crime de la part des autres, de s’emparer, par les mêmes moyens, du fruit de leurs propres travaux. Ils pourront donc conserver légitimement tout ce qu’ils auront produit par leur industrie ; en retenant les fruits de leurs peines, ils ne feront que remplir leurs devoirs ; car il leur sera plus facile de donner des secours à leurs femmes et aux enfants auxquels ils se doivent d’abord, et ensuite ils empêcheront les maîtres de se rendre coupables d’extorsion.
Il ne suffit pas, pour que l’affranchissement des esclaves soit sans danger pour leurs possesseurs, de leur faire un devoir de rendre à chacun ce qui lui est dû ; il faut surtout, et c’est ici le point le plus important, leur enseigner à respecter les personnes ; il faut leur apprendre que la vengeance et la cruauté sont des crimes ; qu’il n’appartient qu’à la justice d’infliger des châtiments aux hommes qui les ont mérités. Mais, si en même temps qu’on leur donne cet enseignement, ils continuent d’être soumis à des châtiments arbitraires ; s’ils continuent d’être déchirés à coups de fouet sans motifs et sans procédures, pourront-ils considérer leurs maîtres autrement que comme une troupe de brigands, qui n’échappent aux peines légales que par la partialité des magistrats ? S’ils deviennent les plus forts, leur premier devoir ne sera-t-il pas d’organiser des tribunaux moins iniques, et de leur livrer tous les hommes qu’une longue impunité aura corrompus ?
Ainsi, en donnant aux esclaves une instruction religieuse, on leur enseignera qu’il est pour les hommes des devoirs à remplir, et l’on parviendra à les convaincre ; ou bien l’on se bornera à leur enseigner quelques dogmes, sans leur parler de devoirs. Si on leur donne le sentiment de leurs devoirs afin de les préparer à faire un bon usage de la liberté, on les affranchit par cela même ; car on leur apprend à résister à tout ordre qui serait en opposition avec les devoirs qu’on leur a tracés. Si, dans la crainte de les disposer à la résistance, on se borne, au contraire, à leur enseigner quelques dogmes, sans leur parler de leurs devoirs, ou du moins sans les convaincre qu’il leur importe de les observer même quand il y a du danger, on ne fait rien ni pour la religion, ni pour la sûreté des maîtres.
Il est d’autres devoirs que ceux qui naissent des relations entre les hommes : on pourrait enseigner aux esclaves l’amour du travail, la tempérance, l’économie, la décence, la propreté et d’autres vertus sociales ; mais l’enseignement même de ses devoirs serait encore vain, s’il n’existait aucune liberté. Ne serait-ce pas une dérision cruelle d’aller prêcher la tempérance et l’économie à des hommes qui n’ont à consommer par semaine que cinq harengs et quelques livres de farine ? Sur quoi et pour quel motif feraient-ils des économies, puisqu’ils n’ont rien au-delà de ce qui leur est rigoureusement nécessaire pour soutenir leur existence, et qu’ils ne peuvent rien posséder en propre, ni rien transmettre à leurs enfants ? Ne serait-ce pas une dérision plus cruelle encore d’aller faire des sermons contre la paresse et l’oisiveté, à des hommes qui, dès le point du jour, sont éveillés par le claquement des fouets, qui sont harcelés de coups pendant toute la journée, et qui ne peuvent rentrer qu’à la nuit dans leurs misérables cabanes ? À quoi servirait-il de recommander la décence et la pudeur à des êtres qui n’ont point de vêtements pour se couvrir, et qui sont enfermés dans des huttes comme des bêtes ? Il ne faut pas se le dissimuler : l’enseignement des devoirs moraux que la religion impose, doit détruire l’esclavage, ou l’esclavage doit empêcher l’établissement de la religion [352].
[IV-389]
Les possesseurs d’hommes ne se sont point trompés sur les effets que produirait l’enseignement des devoirs moraux sur l’esprit de leurs esclaves. Je crains, dit un respectable missionnaire envoyé à la Jamaïque, je crains que les planteurs eux-mêmes ne mettent obstacle à l’instruction morale et religieuse des esclaves. Il est certain qu’un grand nombre d’entre eux, bien loin d’encourager les noirs à fréquenter les lieux consacrés à la religion, sont opposés à toute instruction, et particulièrement au moyen par lequel on peut la donner le plus efficacement ; c’est-à-dire à la fréquentation des plantations par des membres du clergé ou par d’autres personnes, dans la vue d’instruire les esclaves... La principale objection des planteurs est, j’en ai la certitude, que les esclaves étant instruits, seraient moins appliqués à leur travail, seraient moins disposés à obéir aux agents de l’exploitation, et seraient plus impatiens et plus capables de secouer le joug [353].
L’auteur qui a fait ces observations, paraît croire que les craintes des planteurs sont mal fondées. La religion chrétienne, dit-il, au lieu de rendre un homme mécontent de la position dans laquelle la Divinité l’a placé, a une tendance contraire. Elle ne tient pas l’esprit de l’homme attaché à la terre, mais elle le porte vers des objets plus grands et plus élevés, vers un bonheur éternel. Elle lui fait considérer les travaux et les fatigues de cette courte vie, comme un objet secondaire et digne à peine d’un être appelé à jouir de l’immortalité... Elle enseigne de plus à tous les hommes à se soumettre aux ordres de l’homme pour l’amour de Dieu, et aux esclaves, à obéir à leurs maîtres en toutes choses ; bien plus, elle leur enseigne à les honorer et à ne pas chercher à acquérir leur liberté par des moyens illégitimes [354].
S’il était possible de déterminer, par ruse, les possesseurs d’hommes à renoncer à l’exercice du pouvoir arbitraire, peut-être ne faudrait-il pas s’en faire trop de scrupule ; reprendre par la finesse ce qui a été ravi par la violence, peut ne pas être un grand mal dans la morale. Mais on s’abuserait si l’on s’imaginait que les planteurs ne comprennent pas la nature de leurs possessions, et qu’ils sont incapables de discerner ce qui peut les compromettre ou leur en assurer la disposition absolue. Il faut donc exposer les choses telles qu’elles sont, et telles qu’ils les voient : dans la morale, comme dans toutes les sciences, il n’y a d’infaillible que la vérité.
La religion chrétienne enseigne, dit-on, à l’homme à être content de sa position ; elle le détache de la terre, et lui donne le courage de supporter les souffrances de la vie humaine ; elle enseigne à l’esclave à obéir à son maître et même à le respecter. Sans doute, elle enseigne cela ; mais n’enseigne-t-elle pas autre chose ? Ceux de ses ministres qui traversent les mers, pour aller instruire des esclaves, ne se proposeraient-ils que de devenir les auxiliaires des régisseurs qui les conduisent dans les champs, le fouet à la main ? La religion enseigne aux esclaves à obéir à leur maître ! Mais le fouet qui leur déchire la peau, ne leur donne-t-il pas la même leçon ? Elle les détache de ce monde ! Mais les outrages, les violences, les supplices qui leur font désirer la mort, les en détachent-ils moins ? Qui dira cependant que c’est là un enseignement religieux ? Si la morale de la religion se bornait à prêcher l’obéissance aux ordres d’un maître ; si les ministres qui vont l’enseigner, ne se proposaient que de faire l’office des fouets des régisseurs, les maîtres, bien loin de les repousser, les accueilleraient avec reconnaissance.
La morale du christianisme enseigne à l’homme à être content de la position dans laquelle la Providence l’a placé, lorsque cette position est une conséquence inévitable de l’accomplissement de ses devoirs. Elle détache l’homme de la terre, mais c’est pour l’attacher plus fortement aux devoirs qui lui sont imposés ; car ce n’est pas à celui qui les foule aux pieds, qu’elle promet un meilleur avenir. Elle lui apprend à supporter les souffrances, mais c’est pour le déterminer à faire ce qu’il doit, sans s’enquérir des conséquences qui peuvent tomber sur lui, et non pour l’engager dans la carrière du vice. Elle lui fait un devoir de l’obéissance, quand les commandements sont justes et conformes à la morale ; mais elle l’oblige à la résistance quand il ne peut obéir qu’en violant ses devoirs. Elle l’oblige surtout à résister aux passions viles et malfaisantes, et, parmi les passions de ce genre, il n’en est pas de plus funeste que la peur des maux qui suit l’accomplissement de ses devoirs. Enfin, elle commande à l’esclave le respect pour ses maîtres, mais elle lui commande plus fortement encore la haine et le mépris des vices dont la plupart des maîtres sont infectés.
Ce sont donc les préceptes mêmes par lesquels les ministres de la religion veulent la recommander aux possesseurs d’esclaves, qui la rendent odieuse à leurs yeux. Il faut, pour qu’un possesseur d’hommes règne en souverain, que ses esclaves ne connaissent pas une autorité supérieure à sa volonté, et qu’à leurs yeux, rien ne soit au-dessus des récompenses qu’il peut accorder ou des châtiments qu’il peut infliger. Or, du moment que l’enseignement religieux impose des devoirs à un esclave, du moment qu’il lui présente des récompenses infinies s’il y reste fidèle, et des châtiments sans terme s’il les trahit, les promesses et les menaces du maître n’ont plus d’importance. Ce ne sont plus, pour me servir des termes de l’écrivain que je viens de citer, que des objets secondaires qui sont à peine dignes de fixer l’attention d’un être appelé à jouir de l’immortalité. Un esclave, en effet, n’est-il pas affranchi du moment qu’il ne compte pour rien ni les craintes ni les espérances que peut lui inspirer son maître ?
J’ai fait observer que l’enseignement des devoirs moraux devait limiter et réduire à presque rien le pouvoir des maîtres sur leurs esclaves, ou que l’esclavage devait repousser l’enseignement et la diffusion de tous les devoirs moraux que la religion impose. Il pourrait suffire, pour être convaincus de la vérité de cette observation, de savoir, d’un côté, quels sont la nature et les effets de l’esclavage, et de connaître, de l’autre, la nature morale de l’homme et les préceptes moraux que la religion chrétienne impose. Cependant, pour rendre cette vérité plus sensible, j’exposerai quel est le caractère religieux des diverses classes de la population dans les principales colonies.
La religion chrétienne défend de séparer l’homme et la femme unis par les liens du mariage. Les possesseurs d’hommes ont trouvé le moyen de concilier ce précepte avec l’exercice d’un pouvoir absolu sur leurs esclaves ; à l’exemple des Romains, ils ont, en général, laissé vivre les hommes et les femmes asservis comme ils ont jugé convenable, sans faire précéder leur union d’aucune cérémonie ni religieuse, ni légale. Dans les colonies anglaises, si l’on fait exception d’un petit nombre de paroisses de la Jamaïque, on ignore ce que c’est que le mariage de deux esclaves ; on n’est pas plus avancé, à cet égard, dans les colonies des autres nations. Le mariage, en effet, imposant des devoirs mutuels aux époux, et les possesseurs d’hommes n’admettant pas que leurs esclaves puissent avoir des devoirs à remplir, si ce n’est envers leur personne, ils ont dû proscrire toute union légitime [355].
Afin de laisser aux esclaves la faculté de remplir, le dimanche, les devoirs qu’impose la religion chrétienne, le gouvernement anglais a interdit à leurs possesseurs de les contraindre au travail ce même jour. Mais cette défense ne profite guère à ceux en faveur desquels elle a été faite ; l’avarice des maîtres a trouvé le moyen de les contraindre au travail, le jour où il est prohibé, en ne leur laissant que ce jour pour gagner leur vie, ou pour aller chercher au loin les objets dont ils ont besoin pendant le cours de la semaine. Aussi, quoique les églises soient très peu nombreuses, elles sont généralement désertes, même dans les lieux où l’on trouve des troupes d’esclaves. Il résulte de là que les esclaves employés à la culture, qui, dans la Jamaïque, forment les neuf dixièmes de la population, n’ont pas même les apparences extérieures de la religion ; ils sont encore aussi idolâtres que s’ils étaient sur les rives de la Gambie ou du Niger [356].
Cet état d’abrutissement des esclaves n’est pas le seul effet de l’insouciance ou même de la cupidité des maîtres ; non, c’est l’effet de leur calcul. Il faut que tout sentiment moral soit éteint chez la population asservie, afin que les vices de ses possesseurs puissent se développer sans obstacle. On a vu, il n’y a pas longtemps, dans les Barbades, un ministre de la religion qui, ayant réussi à se former un auditoire composé d’affranchis ou d’esclaves, a irrité les maîtres au point qu’il a manqué périr de leurs mains. Dans le mois d’octobre 1823, les hommes de la classe des maîtres, après s’être livrés à une longue série d’outrages envers un missionnaire et les membres de sa congrégation, s’assemblent en comité secret, rédigent une proclamation et la publient. Cette proclamation porte que la bourgeoisie (the gentry) et autres habitants des Barbades ont arrêté de s’assembler, le dimanche suivant, dans le dessein de renverser la chapelle des méthodistes, et elle invite les personnes auxquelles elle est adressée de se trouver sur la place, bien pourvues des outils nécessaires. La proclamation produit son effet ; au jour indiqué, l’église est environnée par la populace armée des possesseurs d’hommes ; ils enfoncent la porte et les fenêtres ; ils détruisent les bancs et la chaire ; ils déchirent et foulent aux pieds un nombre considérable de bibles ou d’autres livres religieux à l’usage des noirs et de leur école, et renversent une partie de l’édifice. De là, ils se portent sur l’habitation des missionnaires, détruisent chacun de ses meubles, coupent en morceaux les tables et les chaises, enlèvent le toit de la maison, font des drapeaux de son linge, les agitent dans les airs, et trois fois trois, ils poussent des hurlements féroces en signe de leur victoire. La fatigue les oblige de suspendre leurs destructions ; ils se donnent rendez-vous pour le jour suivant ; et, en effet, le lendemain, ils se portent à l’église ; ils ne laissent pas pierre sur pierre. L’opération finie, ils publient la proclamation suivante :
Bridgetown, mercredi, 21 octobre 1823.
« Les habitants de cette île sont respectueusement informés qu’en conséquence des attaques non provoquées et non méritées, qui ont été faites, à plusieurs reprises, par la communauté de missionnaires méthodistes, autrement connus comme agents de la vilaine Société Africaine (otherwise known as agents to the villanous African Society) [357], un nombre de messieurs respectables (respectable gentlemen) ont formé la résolution de mettre fin à l’affaire des méthodistes ; que, dans cette vue, ils ont commencé leurs travaux dimanche soir, et qu’ils ont la très grande satisfaction d’annoncer qu’à minuit ils ont terminé la ruine de l’église. Ils doivent ajouter à cette information que le missionnaire a effectué son évasion, dans un petit vaisseau, hier à midi, et s’est réfugié dans l’île Saint-Vincent, évitant par là la manifestation, à son égard, des sentiments publics qu’il avait si bien mérités. Il est à espérer que, comme cette proclamation sera répandue dans toutes les îles et colonies, toutes personnes qui se considèrent comme de véritables amis de la religion suivront le louable exemple des Barbadiens, en mettant fin au méthodisme et aux églises des méthodistes. »
Cependant, le missionnaire reçoit avis que les maîtres ont formé la résolution de démolir la maison des parents chez lequel il s’est réfugié, et de le pendre lui-même s’ils peuvent le trouver. Convaincu qu’ils exécuteraient leur résolution, s’il leur en laissait le temps, il fait cacher sa femme dans la hutte d’un nègre, et va se cacher près du rivage de la mer ; de là il s’embarque pour l’île Saint-Vincent. Arrivé dans cette île, le gouverneur le suspend provisoirement de ses fonctions, ne pouvant supposer que tous les torts sont du côté des planteurs ; et il envoie un autre missionnaire à la Barbade pour recueillir les témoignages.
Ce nouveau missionnaire arrive ; mais il n’a pas la permission de débarquer. Il apprend d’abord qu’on a résolu de mettre le feu à son vaisseau. Bientôt après, on lui annonce que des bateaux sont préparés pour venir l’enlever et le mettre à mort. Cependant, on lui fait dire qu’on lui donne vingt-quatre heures pour se retirer ; mais que, s’il ne profite pas de ce délai, il ne devra pas se plaindre des conséquences de son obstination. Le capitaine, effrayé de ces menaces, se retire, et va se placer sous la protection de l’artillerie d’un vaisseau de guerre [358].
En lisant les descriptions de ces violences, on pourrait penser que les missionnaires contre lesquels elles étaient dirigées provoquaient les esclaves à l’insurrection, ou que, du moins, ils leur décrivaient avec des couleurs trop vives les vices de leurs maîtres ; bien loin de là, ils les exhortaient à prendre patience, à travailler avec zèle, et à pratiquer les vertus que le christianisme enseigne. À peine celui que nous avons vu si indignement outragé se fut-il retiré à Saint-Vincent, qu’il se hâta d’écrire à ses amis, de peur que les violences dont ils étaient l’objet ne les portassent à quelque excès. « Soyez patients à l’égard de tous les hommes, leur disait-il ; ne parlez jamais qu’avec respect de toute personne constituée en autorité, et n’usez jamais de représailles envers ceux qui vous injurient [359]. »
Des violences non moins graves ont été commises, dans d’autres colonies, contre des ministres de la religion. À Déméray, les maîtres, sous le prétexte d’une insurrection que leurs violences avaient excitée, ont condamné à la potence un missionnaire dont la conduite et les discours étaient irréprochables. S’il est des colonies où les ministres de la religion ne soient pas exposés aux mêmes violences, c’est parce qu’en général [IV-400] ces ministres ne donnent aucune instruction aux esclaves, ou parce qu’ils ont eux-mêmes déjà pris les mœurs qui caractérisent les maîtres.
J’ai fait connaître précédemment le soin extrême avec lequel les possesseurs d’hommes des États-Unis veillent à l’abrutissement de leurs esclaves. Si l’on ne peut, sans se rendre coupable aux yeux des maîtres, apprendre à lire ou à écrire à un individu asservi, à plus forte raison n’est-il pas permis de lui enseigner qu’il existe pour lui des devoirs supérieurs aux ordres de son maître. Là aussi, l’on a vu des églises, non démolies, mais incendiées par les hommes qui ont craint que l’enseignement des préceptes religieux ne restreignît leur pouvoir sur leurs esclaves [360]. À la Louisiane, la population asservie n’est pas moins dépourvue de religion qu’à la Jamaïque. Un voyageur a même pensé qu’il était impossible de lui en donner aucune teinte. L’esclavage, en opposition avec la religion, dit-il, tend nécessairement à la détruire [361].
L’esclavage est beaucoup plus exclusif de tout sentiment de religion chez le maître que chez l’esclave. Celui-ci, quelque arbitraire que soit le pouvoir auquel il est soumis, peut croire qu’il existe pour lui des devoirs, soit envers lui-même, soit envers les autres, soit envers la Divinité ; il peut les observer aussi longtemps qu’il n’en est pas empêché par une force invincible ; il peut affronter les châtiments et même la mort plutôt que de se livrer à une action vicieuse ou criminelle ; mais un maître ne peut pas croire en même temps qu’il existe des devoirs pour tous les hommes, et qu’il peut légitimement disposer de ses semblables comme d’une propriété. Ces deux croyances sont exclusives l’une de l’autre ; s’il est convaincu que les individus qu’il tient asservis n’ont des devoirs qu’envers lui, il est nécessairement convaincu qu’ils n’ont des devoirs ni envers eux, ni envers d’autres hommes, ni même envers la Divinité.
Dans tous les pays, on a beaucoup écrit contre les philosophes ; on les a accusés d’incrédulité, d’athéisme, de matérialisme, et enfin de toutes les opinions qu’on a cru propres à les rendre odieux aux nations. Je n’ai point à examiner si ces reproches ont été de bonne foi, et s’ils ont été bien ou mal fondés ; mais je crois pouvoir faire observer ici que, s’il est au monde une classe d’individus à laquelle ils conviennent, il n’en est aucune qui les mérite aussi bien que les possesseurs d’hommes. Est-il, en effet, une incrédulité plus effrayante pour le genre humain, que celle des individus qui nient l’existence de toute espèce de devoirs ? Les hommes auxquels on a reproché d’avoir affecté le cynisme dans leur impiété, ont-ils jamais eu l’impudence de soutenir qu’un père ne doit rien à ses enfants, qu’un fils ne doit rien à sa mère ? Ont-ils jamais osé publier qu’un mari ne doit rien à sa femme, ni une femme à son mari ? Ont-ils jamais dégradé les hommes jusqu’au point de soutenir qu’un être humain n’a aucun devoir à remplir, ni envers lui-même, ni envers les autres ?
L’incrédulité qui porte sur l’existence de tous les devoirs moraux, est plus funeste et je dirai même plus impie que celle qui porterait sur une vie à venir ou sur l’existence d’un être suprême. Qu’importerait, en effet, la croyance dans une autre vie ou même celle de la Divinité, à celui qui croirait en même temps qu’il n’a aucun devoir à remplir, ni envers lui-même, ni envers les autres, ni envers celui qui lui a donné la vie ? Celui qui fait de la ruse et de la force la mesure de ses droits, et qui ne reconnaît pas d’autre devoir que celui d’obéir aux caprices d’un maître, ne dénie-t-il pas l’existence de tous les devoirs moraux, l’existence de la justice, et les préceptes de toute religion ? Ne dénie-t-il pas, par conséquent, l’existence de tout rapport entre l’homme et un être suprême ? En se faisant lui-même le but et le centre de tous les devoirs des hommes qu’il tient asservis, ne se substitue-t-il pas à la place, non seulement du genre humain tout entier, mais de la Divinité elle-même ?
Si l’on reconnaît en effet qu’un être humain, par cela seul qu’il existe, a des devoirs à remplir envers lui-même, envers ses enfants, envers ses parents, envers son époux ou son épouse, envers l’humanité, enfin, envers la Divinité, on reconnaît par cela même qu’il ne peut ni s’aliéner ni être aliéné par d’autres ; les engagements qu’il peut contracter ou que d’autres peuvent contracter pour lui, sont nécessairement limités par les devoirs qui lui sont imposés. Ces devoirs, étant antérieurs à tout, ne peuvent être détruits, ni par le caprice, ni par la force ; ils peuvent se servir mutuellement de limites ; mais tout acte qui tend à en empêcher l’accomplissement est un acte illicite ou immoral. Un pirate qui enlève des êtres humains sur une terre qui lui est étrangère, commet un crime ; mais il ne détruit pas les devoirs qui sont imposés aux malheureux qu’il a ravis ; il n’est pas en sa puissance de faire que ces devoirs se rapportent à lui. S’il va livrer ses victimes à un homme qui lui paie le prix de son brigandage, il n’est pas en sa puissance de faire que l’individu avec lequel il traite, devienne le but auquel ces devoirs se rapportent ; n’ayant pu se substituer lui-même à la place du genre humain, et encore moins à la place de la Divinité, il n’a pas pu y en substituer d’autres. Les devoirs qui sont imposés aux hommes les suivent donc dans leur esclavage, et ces devoirs bornent de toutes parts la puissance du maître : il faut qu’ils soient déniés, pour que cette puissance soit exercée [362].
[IV-404]
Il est donc évident que la simple qualité de possesseur d’hommes, exclut, dans celui qui la porte, toute idée de devoirs moraux, et par conséquent de religion ; l’incrédulité dans l’existence de ces devoirs exclut la croyance des préceptes et même des dogmes du christianisme ; elle exclut la croyance de tout rapport entre cette vie et une vie à venir, entre les hommes et la Divinité. Faut-il maintenant être surpris des efforts que font tous les possesseurs d’hommes pour abrutir tous les êtres humains qu’ils possèdent ? Faut-il être surpris que, pour prévenir le développement de leurs sentiments moraux et la connaissance de leurs devoirs, ils se portent, à leur égard, à des violences excessives et les mettent dans l’impuissance de recevoir aucune instruction ? Faut-il s’étonner que des hommes qui ne croient à l’existence d’aucun devoir chez les autres, se livrent eux-mêmes sans remords à l’incendie, à la cruauté, au meurtre, toutes les fois qu’ils en ont besoin pour assurer leurs possessions ?
Cependant, les possesseurs d’hommes se livrent souvent à des pratiques qu’ils disent religieuses ; mais ce ne sont que des grimaces dont ils se servent pour tromper plus facilement les nations : c’est une espèce de ruse qui supplée à ce qui leur manque de force.
« La religion, dans cette colonie, dit Robin en parlant de la Louisiane, est toute en forme, le fond n’y est plus rien. J’appelle fond, ces notions que la religion donne sur la Divinité, sur la nature de l’âme, sur sa destination, sur les devoirs de la société, et particulièrement sur l’art, non d’éteindre les passions mobiles de l’homme, mais de les diriger. Ces objets ne font plus partie de la religion de ces contrées, et je doute que les ministres s’y entendissent [363]. »
Dans les États-Unis, surtout dans les contrées où l’esclavage est pratiqué, la religion se réduit également en grimaces : elle n’est en général qu’un ressort politique, c’est-à-dire un moyen de tromper [364]. Au cap de Bonne-Espérance, les maîtres se montrent fort attachés aux formes extérieures du culte : les paysans, dit Barrow, poussent la dévotion à un excès qui ferait croire qu’eux aussi connaissent l’hypocrisie [365]. Dans les colonies anglaises, il est tellement reconnu que les maîtres n’ont aucun sentiment des devoirs imposés par la religion, que ce fait ne peut pas même faire l’objet d’une question [366]. Dans les colonies espagnoles où il existe des esclaves, la religion se réduit en pratiques ou en cérémonies ; mais tout ce qui tient aux devoirs moraux en a disparu [367].
L’incrédulité à l’existence des devoirs moraux, et par conséquent à tout précepte de morale que la religion impose, étant une condition attachée à la qualité de possesseur d’hommes, il s’ensuit que les individus qui appartiennent à la classe des maîtres, ne reconnaissent d’autorité que la fourberie et la violence ; de là, les efforts auxquels ils se livrent pour abrutir les hommes qu’ils possèdent ou qu’ils aspirent à posséder, pour prévenir le développement de leurs idées et de leurs sentiments moraux ; de là aussi, cette tendance à substituer aux préceptes religieux de la morale, des pratiques ridicules, des croyances absurdes, et tout ce qui est propre à dépraver l’intelligence humaine [368].
[IV-407]
Si l’esclavage n’existait que dans les îles de l’Amérique, exploitées par des noirs, on pourrait espérer d’en restreindre les effets dans d’étroites limites ; mais, lorsqu’on songe qu’une grande partie de la population de l’Asie, de l’Amérique, de l’Afrique et de l’Europe est divisée en possesseurs d’hommes et en hommes possédés ; lorsqu’on songe à l’influence que les premiers exercent sur le sort des nations, on peut être effrayé des calamités qui menacent encore le genre humain, mais on ne peut être surpris que les hommes aient été et qu’ils soient encore en grande partie gouvernés par l’hypocrisie et par la brutalité.
[IV-408]
De l’influence de l’esclavage sur l’industrie et le commerce des nations qui ont des relations commerciales avec des peuples chez lequel l’esclavage est établi. — Du système colonial.
Il est difficile de concevoir un système dont les effets soient plus funestes, et s’étendent aussi loin que ceux qui résultent de l’esclavage. Il est difficile surtout d’imaginer un genre d’esclavage aussi atroce que celui que nous voyons établi dans les colonies formées par les Européens, ou sur quelques parties du continent d’Amérique. Ce système n’a été établi, et ne se maintient qu’avec l’approbation et par le concours de la plupart des peuples des gouvernements de l’Europe. Le sort des esclaves est tellement misérable que les maîtres ont besoin de compter sur l’appui de soldats étrangers pour se livrer impunément à la violence de leurs passions. Cependant, puisque ce système ne se soutient que par l’appui que nous lui donnons, et puisqu’il a pour effet de corrompre les principes moraux des nations qui se mettent en contact avec des possesseurs d’hommes, il faut bien que, sous d’autres rapports, il présente quelques avantages ; car, s’il ne produisait que des maux pour tout le monde, se trouverait-il quelqu’un qui voulût le soutenir ?
Il est évident, en effet, que l’esclavage est pour la nation chez laquelle il est établi, la plus grande des calamités : il déprave les maîtres encore plus que les esclaves ; il détruit chez les uns et chez les autres tout principe de morale ; il prévient le développement de toutes les facultés intellectuelles sur les choses qu’il importe le plus aux nations de connaître ; il ne permet d’exercer que l’industrie la plus grossière ; il condamne la population asservie à une misère profonde et à des châtiments terribles, en même temps qu’il est pour la classe des maîtres un principe d’appauvrissement ; il ne prive de toutes garanties les hommes possédés qu’en ravissant toute sécurité à leurs possesseurs, et en les mettant dans l’impossibilité d’avoir jamais un gouvernement impartial et juste ; il interdit aux maîtres l’espérance de jamais exister comme nation indépendante, et les mettrait à la discrétion de tout peuple ou de tout gouvernement étranger, si l’autorité qui les protège les abandonnait à eux-mêmes ; enfin, il corrompt jusqu’aux gouvernements ou aux nations qui ont des relations d’amitié avec les possesseurs d’hommes.
Mais ces maux, qui sont incontestables, sont rachetés, à ce qu’on s’imagine, par les avantages que tirent plusieurs États de l’Europe de la possession de leurs colonies. On prétendait autrefois que les nègres étaient faits esclaves pour leur bien ; on n’avait pas l’impudence de soutenir que l’esclavage était pour eux un état de bonheur, mais on disait qu’on les arrachait à l’idolâtrie, et qu’il n’y avait pas de meilleur moyen de les envoyer au ciel que d’en faire des instruments chrétiens d’agriculture. Cet intérêt prétendu de la vie à venir des hommes asservis, doit être maintenant écarté, puisqu’il est prouvé par une longue expérience, que l’esclavage non seulement ne rend pas les esclaves religieux, mais qu’il détruit même chez les maîtres tout principe de religion. Les nations de l’Europe qui soutiennent un tel système dans les colonies, et qui appuient de leurs forces le pouvoir des maîtres, ne peuvent donc plus être dirigées que par les intérêts matériels de leur industrie et de leur commerce. Ainsi, que l’esclavage soit une source inépuisable de calamités et de crimes, nous l’admettrons et personne ne le contestera ; mais ces calamités et ces crimes nous donnent du profit, et dès lors nous devons nous montrer peu scrupuleux ; voyons donc ce qu’ils nous rapportent.
Si l’esclavage était aboli dans les colonies, dit-on, les possesseurs des terres seraient obligés de changer de culture, et de substituer à quelques-unes de leurs productions des productions d’un autre genre ; la culture de la canne à sucre, par exemple, deviendrait si dispendieuse, qu’il n’y aurait plus moyen de soutenir la concurrence avec le sucre de l’Inde. Les colonies ne produisant plus les denrées que les métropoles demandent, celles-ci ne pourraient plus leur envoyer en échange les produits de leur industrie. De là, l’inactivité de nos manufactures et la stagnation de notre commerce.
Il n’y a pas une seule de ces propositions qui ne soit une erreur manifeste. Il a été précédemment établi que la journée d’un esclave devient infiniment plus chère au cultivateur qui la paie, que la journée d’un homme libre ; la différence est même si grande qu’elle serait incroyable, si elle n’était pas constatée par des faits nombreux et irrécusables. Or, peut-on soutenir sérieusement que, si les possesseurs des terres étaient obligés de moins payer leurs ouvriers, ils ne pourraient continuer de se livrer à la culture, à moins de demander un plus haut prix de leurs denrées ?
Admettons cependant que les colons n’eussent pas le moyen de soutenir, dans la vente du sucre, la concurrence avec d’autres pays, avec les Indes ou l’Amérique méridionale, par exemple ; admettons qu’ils seraient obligés de changer leur mode de culture, et que nous n’aurions plus besoin d’une partie de leurs denrées ; comment notre industrie et notre commerce pourraient-ils être affectés par un tel événement ? Ils en seraient affectés sans doute, mais ce serait d’une manière très avantageuse : la quantité de nos produits avec laquelle nous payons une livre de sucre quand nous l’achetons à un possesseur d’hommes de la Martinique, nous servirait à en payer deux livres, si nous l’achetions à un cultivateur qui ne fait exécuter ses travaux que par des mains libres : il n’y aurait d’autre mal à cela que de mettre d’accord l’intérêt avec la morale. Mais cette question se rattache à l’affranchissement des colonies, et ce n’est pas encore le moment de l’examiner.
Le système colonial présente deux questions bien distinctes, l’une est relative à l’affranchissement des esclaves, l’autre à l’indépendance des colonies : on conçoit fort bien que les esclaves pourraient être affranchis, sans que les colonies fussent indépendantes ; on conçoit aussi que les colonies pourraient être abandonnées à elles-mêmes, sans que les esclaves fussent affranchis. Je ne me propose, dans ce moment, que d’exposer les effets de l’esclavage sur l’industrie et le commerce, soit des métropoles, soit des nations qui, sans posséder des colonies, ont des relations commerciales avec des peuples chez lesquels l’esclavage est établi.
Les possesseurs d’esclaves, colons ou autres, envoient une partie de leurs productions agricoles aux peuples industrieux chez lesquels l’esclavage n’est point admis ; mais, ils ne les envoient pas en présents ; ils exigent qu’on leur paie le prix qu’ils у mettent, sans quoi ils les garderaient ou les enverraient ailleurs. De leur côté, les peuples industrieux envoient des productions manufacturées aux peuples possesseurs d’esclaves ; mais, ils ne les envoient pas gratuitement ; ils ne les livrent qu’à ceux qui leur en paient la valeur. C’est donc un échange qui se fait entre deux nations : la question est de savoir si la circonstance de l’esclavage rend plus avantageuse la condition de la nation qui livre ses produits manufacturés aux possesseurs d’esclaves.
Les principales productions que les colonies envoient à leurs métropoles, consistent en sucre, en café ou en autres denrées qui ne croissent généralement qu’entre les tropiques. Ces productions sont-elles offertes par les possesseurs d’esclaves à des prix plus bas que ceux auxquels peuvent les livrer les cultivateurs libres ? S’il est vrai, comme je crois l’avoir précédemment établi, que, dans toutes les circonstances, le travail fait par des esclaves revient plus cher à celui qui le paie, que le travail fait par des hommes libres, il est évident que les nations chez lesquelles la servitude domestique n’existe pas, et qui produisent les mêmes denrées que les colonies, peuvent les livrer à meilleur marché ; car, moins une marchandise coûte de frais de productions, et plus il est facile de la livrer à bas prix. Il est vrai que le travail exécuté par des esclaves pourrait être plus cher que celui qui est exécuté par des hommes libres, dans le plus grand nombre de cas, et ne pas l’être dans tous ; il pourrait ne pas l’être particulièrement dans la production des denrées que les colonies envoient à leurs métropoles ; mais j’ai déjà fait voir que, même dans la production des denrées équinoxiales, le propriétaire qui fait exécuter ses travaux par des esclaves, les paie infiniment plus cher que le propriétaire qui les fait exécuter par des mains libres. Ainsi, on ne peut pas même soutenir que la production des denrées qui ne croissent qu’entre les tropiques, se trouve dans un cas d’exception. Il est d’ailleurs un moyen bien simple de savoir si les travaux exécutés par des esclaves, pour obtenir des denrées de ce genre, coûtent plus cher aux propriétaires des terres, que les travaux employés à la même production, dans les pays où l’esclavage n’existe pas : c’est de comparer le prix que les habitants des métropoles sont obligés de donner de ces denrées, quand ils les reçoivent des planteurs, au prix qu’ils en donneraient s’ils les recevaient des pays où les travaux sont exécutés par des hommes qui ne sont point esclaves.
Nous avons vu ailleurs que la population de la Martinique se composait, en 1815, de 77 577 esclaves, de 8 630 gens de couleur libres, et de 9 206 blancs. Dans la Guadeloupe, ces trois classes de la population existent à peu près dans les mêmes proportions. Ainsi, dans nos colonies, sur deux personnes libres de toute couleur, on compte neuf esclaves, ou quatre esclaves et demi par personne libre. Dans l’île de Cuba, la population, qui est portée à 722 000, se divise en 465 000 esclaves et 257 000 personnes libres de toute couleur ; c’est un peu moins de deux esclaves par personne libre. Quelles sont cependant celles de ces îles dans lesquelles le sucre est produit au plus bas prix ? C’est celle où il y a moitié moins d’esclaves que dans les autres, comparativement au nombre des personnes libres. Suivant M. J.-B. Say, la France paie à la Martinique et à la Guadeloupe le sucre qu’elle reçoit de ces colonies, sur le pied de cinquante francs les cent livres, non compris les droits, et les obtiendrait à la Havane pour trente-cinq francs, non compris les droits également. La différence est donc de près d’un tiers en faveur du pays qui, comparativement à la population libre, possède le moins d’esclaves [369].
Lorsque nos colonies et les colonies hollandaises sont tombées sous la puissance anglaise, le sucre produit par ces colonies a été admis en Angleterre, moyennant les droits payés par ses anciennes colonies ; mais lorsque le sucre de l’Inde, cultivé par des mains libres, est venu en Angleterre en concurrence avec celui qu’on fait venir dans les colonies au moyen du travail des esclaves, il a fallu établir, sur le premier, un droit d’entrée énorme pour protéger la vente du second. Cependant, pour transporter des denrées de l’Inde jusqu’en Europe, il en coûte infiniment plus que pour les transporter des îles d’Amérique. Il faut ajouter que les procédés employés par les cultivateurs indiens pour extraire le suc de la canne à sucre, sont grossiers, longs et dispendieux. Ces cultivateurs ne connaissent pas les machines que l’industrie des peuples d’Europe a introduites dans leurs colonies. Il leur faut, pour extraire le sucre, un emploi considérable de main-d’œuvre et de combustible. S’ils connaissaient nos procédés, ils pourraient livrer cette denrée à un prix plus bas encore [370].
Un voyageur recommandable assure que le sucre blanc de première qualité se vend, à la Cochinchine, à raison de trois piastres ou seize francs de notre monnaie le quintal cochinchinois, qui équivaut à cent cinquante de nos livres, poids de marc, ce qui ne fait presque que deux sous de France la livre. À ce prix, dit M. Say, la Chine en tire plus de quatre-vingts millions de livres tous les ans. En ajoutant à ce prix trois cents francs pour cent, pour les frais et les bénéfices du commerce, ce sucre blanc ne nous reviendrait, en France, qu’à huit ou neuf sous la livre [371].
Cette différence en faveur des productions obtenues par des cultivateurs libres, sur les productions obtenues par des esclaves, est si grande qu’elle paraît d’abord incroyable. Comment concevoir, en effet, que des cultivateurs libres qui sont privés des procédés et des machines employés dans nos colonies, et qui sont placés à une double distance, puissent cependant nous offrir leurs productions à un prix inférieur à celui que les colons sont obligés d’en exiger ? Les faits que j’ai précédemment rapportés expliquent ce phénomène : nous avons vu que, partout où le travail est exécuté par des esclaves, il est plus cher que dans les pays où il est exécuté par des mains libres. Au cap de Bonne-Espérance, la journée du travail d’un esclave, qui ne vaut que la moitié de la journée d’un homme libre, se paie cependant 2 fr. 50, et elle se paie un peu plus de 5 fr. dans la Louisiane, où la journée d’un homme libre vaut plus du double, parce que le nombre d’esclaves y est encore plus considérable. Dans nos colonies, le prix de la journée d’un esclave est un peu moins élevé ; on le porte à environ 4 fr. ; supposant qu’il soit seulement de 3 fr., le planteur des colonies devra, dans cette supposition, donner, pour la journée d’un esclave, une somme dix fois plus forte que celle que donne un cultivateur de l’Inde pour la journée d’un homme libre ; car, dans ce dernier pays, un ouvrier libre se contente de 30 centimes par jour. Peut-on être surpris, en présence de tels faits, qu’un cultivateur auquel le travail ne coûte que la dixième partie de ce qu’il coûte à d’autres, puisse donner ses denrées à meilleur marché ?
La quantité de sucre qui se consomme annuellement en France, est de cinquante millions de kilogrammes ou de cent millions de livres [372]. Ce sucre, à raison de 50 fr. les cent livres, nous coûte cinquante millions. Si, au lieu de l’acheter dans des îles où il existe quatre esclaves et demi pour une personne libre, nous l’achetions dans une île où il existe moitié moins d’esclaves, nous ne le paierions que trente-cinq millions, c’est-à-dire que nous ferions une économie de quinze millions. Si nous l’achetions dans les pays où les travaux de l’agriculture sont exécutés par des ouvriers libres, l’économie serait plus grande ; car, nous paierions vingt-cinq millions de moins. La préférence donnée aux productions des peuples libres nous procurerait des avantages bien plus grands encore ; la consommation du sucre deviendrait plus étendue, plus générale : une multitude de personnes qui sont obligées de s’en priver ou d’en restreindre leur consommation, au prix où il est actuellement, en achèteraient ou en consommeraient davantage, s’il se vendait à plus bas prix.
Ainsi, en donnant la préférence aux productions que nous vendent les possesseurs d’hommes de nos colonies, nous leur donnons gratuitement, sur une seule denrée, au moins quinze millions toutes les années. Nos sacrifices ne s’arrêtent pas là : nous payons, en outre, plus de la moitié de leur administration ; nous payons les troupes qui les gardent, les navires qui les protègent. Suivant le rapport du ministre de la marine, fait en 1820, l’administration intérieure des deux Antilles, coûte annuellement 11 860 000 fr. ; sur cette somme, les recettes locales ne fournissent que 5 790 000 fr., de sorte qu’il nous reste à payer un peu plus de six millions. Il faut ajouter les dépenses d’une marine militaire, les dépenses que fait, en France, l’administration chargée de cette partie du gouvernement, et ce qu’il faut payer les autres denrées équinoxiales, en sus de ce qu’elles nous coûteraient ailleurs. Enfin, il faut observer que toutes ces dépenses sont calculées sur l’état de paix, et qu’en cas de guerre, les frais de garde des colonies deviennent immenses. En évaluant toutes ces dépenses à cinquante millions, ce n’est pas les porter trop haut [373].
Mais les possesseurs d’hommes des colonies assurent que ces dépenses ne sont pas faites en pure perte, et que nous en retirons des avantages d’une valeur égale, si même elle n’est pas supérieure. Ces avantages se renferment tous dans le monopole que la France exerce dans les colonies, pour la vente de tous ses produits. Il faut donc que les cinquante millions que nous coûtent annuellement nos colonies, se trouvent dans les profits que fait le commerce, en leur apportant nos marchandises. Je ne saurais dire précisément quelles sont les valeurs que la France envoie dans ses colonies ; mais il est, pour s’en assurer, des moyens que nous pouvons en quelque sorte considérer comme infaillibles. Le premier est d’examiner quels sont le nombre et les ressources des diverses classes de la population coloniale. Le second est d’examiner quelles sont les valeurs que les colonies envoient à la mère-patrie. Il est évident, d’un côté, que les habitants des colonies ne peuvent pas acheter de nos produits au-delà de la valeur de leurs propres revenus. Il n’est pas moins évident, d’un autre côté, que les valeurs qu’ils reçoivent ne peuvent jamais être qu’en raison de celles qu’ils envoient.
En portant le nombre des esclaves de la Guadeloupe et de la Martinique à 200 000 individus, ce serait l’estimer très haut ; supposons cependant qu’il en existe un tel nombre. Quels sont les bénéfices que peuvent faire, sur cette classe de la population, l’industrie et le commerce de France ? Il n’y a aucun bénéfice à faire ni sur leur nourriture, ni sur leur ameublement ; il faut donc que tous les bénéfices soient faits sur leurs vêtements. Mais quelle est la dépense annuelle que fait un individu asservi pour ses vêtements ? Les Anglais estiment qu’un esclave, quand il est bien entretenu, leur coûte, pour son habillement et pour son lit, pendant une année, 27 sh., environ 33 fr. 75[374]. Mais cette somme n’est dépensée que pour des esclaves qui sont parvenus à l’âge d’homme ; les enfants vont nus, ou peu s’en faut. Admettons, cependant, que la dépense est la même pour tous : dans cette supposition, la population esclave des deux Antilles consommera de nos produits manufacturés pour une somme de 6 750 000 fr. ; mettons huit millions, de peur de rester au-dessous de la vérité.
Ces huit millions, payés par les maîtres pour l’habillement annuel des esclaves, ne seront pas un bénéfice net pour les marchands ou pour les fabricants ; car, ni les uns ni les autres n’obtiennent leurs marchandises pour rien. Le commerce français exerce un monopole dans nos colonies, pour la vente de tous nos produits ; mais ce monopole n’existe qu’à l’égard des autres nations. Les manufacturiers et les commerçants nationaux se font concurrence mutuellement, et chacun d’eux est obligé de se contenter du plus petit bénéfice possible. Quels peuvent être les bénéfices qu’ils font dans leur commerce avec les colonies ? je ne sais ; mais je crois l’estimer très haut en le portant à 25%. Ce sera donc deux millions de francs de bénéfice que laissera, toutes les années, le commerce auquel donneront lieu les besoins de la population esclave.
La classe des possesseurs d’hommes et celle des affranchis ont des besoins plus nombreux que la classe des esclaves, en même temps qu’elles ont plus de moyens de les satisfaire ; mais aussi le nombre des individus dont elles se composent est moins considérable. Cette partie de la population peut s’élever aujourd’hui de 30 000 à 35 000 individus ; dans ce nombre, il y a beaucoup d’affranchis dont quelques-uns ont de l’aisance, dont plusieurs ne possèdent presque rien ; il y a aussi beaucoup de possesseurs de terres qui sont accablés de dettes, et qui sont par conséquent obligés de réduire leurs dépenses autant qu’il leur est possible. C’est cependant avec les hommes de cette classe qu’il faut que les négociants français fassent un commerce assez étendu pour recouvrer les sommes énormes que nous coûtent les colonies. En portant encore ici les bénéfices à 25%, il faudra qu’il y ait pour environ 235 millions d’affaires toutes les années. Lorsqu’on aura fait des ventes pour une telle somme, on aura recouvré les dépenses que nous coûtent les colonies ; mais on n’aura pas encore fait un centime de bénéfice ; les profits ne commenceront que quand toutes les dépenses seront couvertes.
La population de la Martinique et de la Guadeloupe est à peu près ce qu’elle était en 1775 ; l’agriculture n’a fait aucun progrès ; et, les terres, loin d’y être plus fertiles, le sont probablement moins, puisqu’elles sont plus épuisées. Cependant, quelles étaient à cette époque les valeurs exportées de ces deux îles ? La première exportait des denrées pour près de 19 millions de livres tournois ; la seconde en exportait pour un peu moins de 13 millions [375]. La valeur totale des denrées exportées par les principales colonies qui nous restent, ne s’élevait donc pas tout à fait à 32 millions ; de sorte qu’en admettant que ces îles sont encore aussi fertiles qu’elles l’étaient alors, la France serait en perte avec elles, quand même elles lui enverraient toutes leurs productions pour rien. Il est vrai que le commerce peut faire quelques bénéfices avec les habitants de l’île Bourbon ; mais ces bénéfices se réduisent également à fort peu de chose [376].
Il est, en Europe, peu de villes d’une grandeur moyenne qui ne pussent offrir à l’industrie et au commerce français, un débouché plus avantageux que celui qui nous est offert par toutes les colonies dont nous sommes tributaires, et que nous prétendons posséder. Cependant, quel est l’homme de bon sens qui oserait proposer de donner, même à une des plus considérables, 40 ou 50 millions toutes les années, sous la seule condition qu’elle viendrait se pourvoir chez nous des produits manufacturés dont elle aurait besoin ? La ville de Genève, par exemple, est infiniment plus riche que toutes nos colonies ensemble ; elle fait donc annuellement beaucoup plus de consommation. Je suis persuadé, néanmoins, que, si nous lui offrions de lui faire une rente annuelle seulement de 30 millions, elle s’engagerait à acheter de nos marchandises au prix courant, de préférence à toutes les autres nations du monde. Il est vrai qu’elle en achète beaucoup, sans que nous ayons besoin de nous ruiner pour obtenir sa pratique ; mais, par la même raison, les colons en achèteraient également, quand même nous ne dépenserions pas dix centimes pour les garder ou les administrer.
Enfin, une nation ne vend rien à ceux de qui elle ne veut rien recevoir en échange ; lorsque, dans l’achat des denrées équinoxiales dont nous avons besoin, nous donnons la préférence aux uns, nous repoussons par cela même la pratique des autres. Pour vendre les produits de nos fabriques à des colons de la Martinique ou de la Guadeloupe, nous sommes obligés de recevoir leurs denrées qu’ils nous vendent très cher ; mais, quand nous avons reçu ces denrées, nous sommes obligés de repousser les denrées de même nature qui nous sont offertes par d’autres peuples ; en les repoussant, nous mettons ceux qui les produisent dans l’impossibilité d’acheter chez nous les produits qui leur conviennent, et que nous avons le désir de leur vendre ; c’est-à-dire, en d’autres termes, que nous repoussons de bonnes pratiques pour en avoir de mauvaises. Tel peuple, par exemple, consentirait à échanger la valeur de cent kilogrammes de sucre contre la valeur d’un mètre de drap ; et nous donnons la préférence à un peuple qui ne nous donne que cinquante kilogrammes de sucre pour la même valeur, et qui exige de plus que nous fassions des dépenses énormes pour conserver sa pratique.
L’Angleterre se conduit à l’égard de ses colonies comme la France à l’égard des siennes. Comme la consommation des denrées coloniales est encore plus considérable chez elle qu’elle ne l’est chez nous, comparativement à la population, les pertes qu’elle fait sont beaucoup plus grandes. En France, la consommation annuelle de sucre est d’environ trois livres trois onces par personne ; en Angleterre, elle est de seize à dix-sept livres. La quantité de sucre consommée annuellement dans la Grande-Bretagne, est d’environ 150 000 tonneaux, ou 300 millions de livres. Quoique cette consommation paraisse immense, elle est cependant de beaucoup au-dessous de ce qu’elle serait si des droits d’entrée énormes et le monopole accordé aux planteurs, ne mettaient pas une grande partie de la population dans la nécessité de se priver de cette denrée, ou d’en réduire la consommation. On estime que, si le prix du sucre était réduit au prix où il tomberait naturellement si le commerce était libre, la Grande-Bretagne en consommerait quatre ou cinq fois plus qu’elle n’en consomme actuellement [377].
Afin de mettre les possesseurs d’hommes des colonies à même de vendre leur sucre, il a fallu établir des impôts énormes sur cette denrée, quand elle est produite dans d’autres pays. Le sucre de l’Inde est produit dans les possessions anglaises ; mais il est cultivé par des ouvriers libres. Le trajet qu’il a à parcourir, pour arriver jusqu’en Angleterre, en élève le prix d’environ un tiers. Cependant, il a fallu établir un impôt de dix schellings (12 fr. 50) par quintal, en sus de l’impôt qui pèse sur le sucre des Antilles. Outre cet impôt, et afin de faciliter encore davantage aux planteurs la vente de leur sucre, on paie, à la sortie de cette denrée, une somme plus forte que celle qu’elle a payée à l’entrée. La différence est d’environ 7 fr. 50 par quintal [378].
Les possesseurs d’hommes des colonies n’ont pas obtenu seulement le monopole de la vente du sucre, par l’effet des impôts énormes qui ont été mis sur tous les sucres produits ailleurs que dans les îles d’Amérique ; ils ont obtenu, par le même moyen, un monopole semblable sur presque toutes les denrées équinoxiales. Outre ces charges qui pèsent sur tous les habitants de la Grande-Bretagne, et qui les obligent à payer très cher une multitude d’objets qu’ils pourraient obtenir à bas prix, la défense militaire et navale des colonies coûte, en temps de paix, 1 600 000 liv. st., c’est-à-dire près de 40 millions de francs. En réunissant, dit un écrivain anglais, les dépenses directes que nous coûtent la conservation et la défense de nos colonies, la prime accordée à l’importation des sucres, les droits d’entrée établis sur cette denrée et sur un grand nombre d’autres, dans la vue de favoriser exclusivement la vente des denrées coloniales, les restrictions mises à notre commerce avec l’Inde et avec d’autres parties du monde afin de favoriser les possesseurs d’esclaves, ce serait estimer très bas la perte annuelle que nous faisons pour maintenir ce funeste système, que de la porter à quatre millions de livres sterling, à quoi il faut ajouter l’opprobre et les crimes qui en sont inséparables [379].
Quels sont les avantages que les Anglais achètent par ces énormes sacrifices ? Les denrées équinoxiales leur sont-elles livrées gratuitement par les possesseurs d’esclaves ? Leur sont-elles vendues au-dessous du prix qu’en exigeraient des cultivateurs libres ? Au contraire, elles leur sont vendues à un plus élevé. Le seul avantage qu’ils obtiennent est de vendre exclusivement les produits de leurs manufactures aux habitants de leurs colonies ; et cet avantage se réduit à acheter la pratique de 800 000 ou 900 000 individus qu’on appelle des esclaves, et qui sont plus misérables que les mendiants d’aucun des États de l’Europe, et la pratique de quelques milliers d’individus qu’on appelle des maîtres, et dont la plupart sont écrasés de dettes. Si les Anglais calculaient quelle est la quantité de marchandises qu’ils doivent vendre aux possesseurs d’hommes, pour recouvrer les dépenses qu’ils font dans la vue de s’assurer leur pratique, ils se convaincraient que ce qu’ils ont de mieux à faire est de leur livrer leurs marchandises pour rien, et d’acheter, à ce prix, la liberté du commerce. Avec la moitié des sommes qu’ils dépensent annuellement pour les colonies, les négociants anglais obtiendraient, pour la vente de leurs marchandises, un monopole bien plus étendu que celui qu’ils ont dans leurs colonies. S’ils offraient, par exemple, au gouvernement d’Espagne une rente annuelle de deux millions de livres sterling, pour acquérir le privilège de vendre, dans la péninsule, les produits de leurs manufactures, il n’est pas douteux que le marché serait accepté avec reconnaissance. Ce traité serait infiniment moins désavantageux pour l’Angleterre, que son système colonial, puisqu’il lui coûterait moitié moins, qu’il lui donnerait un nombre de pratiques dix fois plus considérable, et que chacune de ces pratiques aurait le moyen de lui acheter une plus grande quantité des produits de ses manufactures. Les Espagnols les plus pauvres le sont, en effet, beaucoup moins que les esclaves des colonies, et ceux qui jouissent de quelque aisance sont plus nombreux et plus riches que les possesseurs d’esclaves.
On conçoit qu’une nation dont l’industrie est encore grossière, et qui est moins avancée que ne le sont les autres, achète d’abord ses pratiques ou leur donne ses marchandises pour rien, dans l’espérance qu’elle parviendra à faire mieux, et qu’elle regagnera ce qu’elle aura perdu ; c’est encore un très mauvais calcul, mais on le conçoit, parce qu’il peut être fondé sur quelque apparence de raison. Mais conçoit-on également que les nations qui sont les plus avancées dans l’industrie, qui fabriquent mieux et à plus bas prix que toutes les autres, fassent des frais énormes pour acheter des chalands ? Si l’Angleterre ni la France n’accordaient aucun privilège aux possesseurs d’hommes des îles ou du continent d’Amérique, si elles renonçaient l’une et l’autre au monopole qu’elles entendent exercer pour la vente de leurs produits manufacturés, quels sont les peuples auxquels ces possesseurs d’hommes iraient offrir leurs denrées et acheter des marchandises ? Quels sont les peuples qui pourraient leur offrir des objets mieux fabriqués et moins chers ? Quels sont ceux qui pourraient ouvrir un débouché plus large à leurs propres produits ? Les pays qui n’ont point de colonies, tels que l’Italie, l’Allemagne, la Suisse, les États-Unis d’Amérique, achètent les denrées équinoxiales à plus bas prix que la France et l’Angleterre ; si nous abandonnions à elles-mêmes nos misérables colonies, nous serions dans le même cas que les peuples qui n’en ont point ; nous paierions les denrées équinoxiales à un prix moins élevé ; nous éviterions une dépense annuelle d’environ cinquante millions, et nous vendrions une quantité un peu plus considérable de nos produits manufacturés.
Il semble, au premier aperçu, qu’en se réservant dans leurs colonies le monopole de la vente de leurs produits manufacturés et en donnant aux colons le monopole de la vente de leurs denrées dans la mère-patrie, les nations industrieuses ont traité d’égal à égal avec les possesseurs d’hommes, et que, par conséquent, les avantages et les désavantages sont réciproques : mais il n’en est point ainsi ; tous les désavantages sont du côté des peuples chez lesquels il n’existe point d’esclaves.
L’industrie manufacturière d’un peuple n’est pas bornée par l’étendue de son territoire ; sur un espace de quelques lieues carrées, il se développe quelquefois une industrie plus étendue que celle qui peut se développer dans un vaste empire. L’industrie et les richesses qui existent dans les villes de Paris ou de Londres, par exemple, excèdent probablement celles qui existent dans l’ancienne Pologne, et elles peuvent s’accroître indéfiniment. Les produits manufacturés n’ont pas d’autres bornes que l’étendue des capitaux et les besoins des consommateurs. Les progrès des lumières rendent de jour en jour la production moins dispendieuse et plus parfaite ; il est une multitude de choses qu’on peut avoir aujourd’hui pour le quart de ce qu’elles coûtaient jadis, quoiqu’elles soient d’une qualité supérieure.
Mais l’industrie agricole n’est pas dans le même cas, surtout chez les peuples où tous les travaux sont exécutés par des esclaves. Les produits agricoles sont bornés par l’étendue du sol, par les capitaux qu’il est possible d’employer à l’agriculture, et par l’incapacité des maîtres et des esclaves. Les îles à sucre sont bornées, et il ne dépend pas des possesseurs d’en étendre les limites. J’ai fait voir ailleurs que l’esclavage réduit les facultés intellectuelles des maîtres et des esclaves dans les limites les plus étroites, surtout dans ce qui est relatif à l’industrie. J’ai également prouvé que les possesseurs d’hommes, loin d’avoir de nouveaux capitaux à consacrer à la culture, sont en général accablés de dettes. Enfin, j’ai fait voir que les terres exploitées par des esclaves, sous la direction de propriétaires qui n’ont point de capitaux, deviennent de moins en moins productives [380].
[IV-433]
Ainsi, tandis que, d’un côté, les richesses et la population se multiplient, que les produits manufacturés sont offerts en plus grande abondance et à plus bas prix, et que les demandes des denrées équinoxiales s’accroissent, la production de ces denrées reste concentrée dans le même espace, et devient de plus en plus chère. Les possesseurs d’hommes sont donc les seuls qui aient un véritable monopole, puisque le nombre en est invariable et qu’aucun ne peut augmenter l’étendue de ses possessions ; tandis que le nombre des consommateurs des denrées coloniales s’accroît indéfiniment, et que les produits des manufactures s’élèvent toujours au niveau des besoins ou des demandes.
En Angleterre, la consommation du sucre a décuplé dans l’espace d’un peu plus d’un siècle ; elle n’était que de 15 000 tonneaux en 1700 ; en 1730, elle fut de 42 000 ; en 1760, de 58 000 ; elle fut de 81 000 en 1790, et de 150 000 en 1820 ; mais depuis 1700 jusqu’en 1820, le nombre des colonies anglaises s’est augmenté dans la même proportion, et une plus grande quantité de terres ont été mises en culture [381]. Depuis environ trente années seulement, la population française s’est augmentée de cinq millions d’individus ; l’industrie a fait des progrès plus rapides encore ; les richesses de chacun se sont par conséquent augmentées, et avec elles la demande des denrées équinoxiales ; mais la production de ces denrées a-t-elle suivi la même progression ? Elle a suivi une progression inverse ; il y a trente-cinq ou quarante ans, les possesseurs d’hommes de Saint-Domingue, ceux de l’île de France, ceux de la Louisiane, ceux de la Martinique, de la Guadeloupe, et d’autres, se faisaient concurrence dans la vente de leurs denrées. Aujourd’hui, il n’y a plus de concurrence possible, et l’on ne conçoit pas même que les trois îles qui ont la jouissance du monopole, puissent produire les denrées équinoxiales qui se consomment en France ; on le conçoit d’autant moins que la consommation s’est accrue en même temps que le nombre des colonies a diminué des trois quarts.
On a vu qu’en Angleterre, la consommation du sucre est de quinze à dix-sept livres par personne, et qu’en France elle n’est que d’environ trois livres et un quart. La France, pour en consommer dans la même proportion que l’Angleterre, devrait donc en recevoir au moins cinq fois plus que ses colonies ne peuvent en produire ; et, s’il est vrai qu’en Angleterre la consommation pourrait être cinq fois plus forte, la France ne pourrait faire les mêmes progrès qu’en ayant vingt-cinq ou trente fois plus de colonies qu’elle n’en possède. Il faut même observer que, si le monopole accordé aux habitants de trois misérables îles, n’élevait pas le prix du sucre au point de le mettre hors de la portée de la masse de la population, cette denrée serait employée à la préparation et à la conservation de nos fruits, et que, par conséquent, la consommation pourrait en être portée bien plus loin qu’elle ne peut l’être en Angleterre. La conservation des fruits, au moyen du sucre, donnerait aux agriculteurs le moyen de les multiplier et de les livrer au commerce ; et les peuples du midi auraient un nouveau moyen d’échange avec les peuples du nord.
J’ai fait observer précédemment que, pour obtenir le travail d’un esclave, un maître lui en paie une petite partie en denrées ou en vêtements, et l’autre partie en coups de fouet. Nous ne pouvons considérer ce qui est acquis avec ce dernier genre de monnaie, autrement que nous considérons les bénéfices faits par les individus qui vont rançonner les voyageurs sur les grands chemins. Ainsi, quand nous accordons un monopole aux denrées vendues par des possesseurs d’hommes, au préjudice des propriétaires qui vendent les mêmes denrées, mais qui ne font cultiver leurs terres que par des personnes libres, nous sommes dans le même cas qu’un homme qui refuserait d’acheter des marchandises de ceux qui les ont produites, et qui ne voudrait acheter que des marchandises volées. Un tel commerce, fait par un malhonnête homme, serait naturel, si les marchandises volées étaient livrées à un prix beaucoup plus bas que le prix courant du commerce ; mais, si les voleurs, considérant les dangers de leur profession, en demandaient un prix plus haut que le prix courant, que penserions-nous de celui qui leur donnerait la préférence ? Nous penserions que cet homme-là porte l’improbité jusqu’à l’extravagance. Cependant, quelle est la différence que nous pourrions assigner entre lui et un peuple qui paie chèrement des denrées dont les possesseurs n’ont payé la valeur qu’à coups de fouet, et qui repousse des denrées de même nature qu’on lui offre à plus bas prix, et que les possesseurs ont légitimement acquises ?
En exposant les effets que l’esclavage produit sur les richesses, j’ai fait voir que, s’il est pour les esclaves une source de calamités, il est pour les maîtres une cause de ruine ; de là, nous pouvons tirer la conséquence que la tyrannie n’est guère moins funeste à la race des oppresseurs qu’à celle des opprimés. Nous pouvons maintenant pousser cette conséquence un peu plus loin ; nous pouvons dire que, si la domination qu’un individu exerce sur d’autres, est tôt ou tard une cause de ruine pour lui ou pour sa race, la domination qu’un peuple exerce sur un autre peuple, est également pour lui une cause de despotisme et de ruine.
Les peuples au milieu desquels il existe des esclaves, exercent, ainsi qu’on l’a vu, une funeste influence sur les peuples chez lesquels l’esclavage n’existe point. De même, les nations qui tiennent d’autres nations sous leur dépendance, exercent une influence qui n’est pas moins funeste, sur celles qui ne sont ni asservies ni dominatrices. Une partie considérable de l’Amérique du sud pourrait nous fournir, à des prix très modérés, toutes les denrées équinoxiales. Les terres propres à la culture de ces denrées sont tellement vastes que, quelque étendus que soient nos besoins, la production pourra toujours être mise au niveau de la demande. En échange de leurs denrées, les peuples qui habitent ces contrées ne nous demandent ni or, ni argent, car ces matières ont chez eux un peu moins de valeur que chez nous. Ils nous demandent des produits de nos manufactures, et, comme chez eux les cultivateurs sont libres, ils peuvent en absorber une quantité immense. Ils ne nous demandent pas non plus, pour recevoir nos marchandises, que nous nous chargions de payer leurs administrateurs, leur armée, la marine qui les protège. Avec eux, tout serait profit, et les échanges pourraient s’accroître à l’infini ; mais nous les repoussons par la raison toute naturelle que des sujets qui nous ruinent valent mieux que des amis qui nous enrichiraient. Je dis que nous les repoussons, quoique nous allions leur offrir nos marchandises ; car ils ne peuvent donner, en échange des produits étrangers, que les produits qui viennent chez eux.
Plusieurs des peuples de l’Amérique méridionale chez lesquels l’esclavage est aboli, possèdent des terres immenses qui n’ont jamais été mises en culture, et qui sont susceptibles de produire des denrées équinoxiales beaucoup plus qu’ils ne peuvent en consommer. Il faudrait, pour que ces terres fussent mises en culture, qu’il se trouvât des peuples qui eussent besoin d’en acheter les produits, et qui pussent donner en échange les objets dont on manque dans le pays. Mais où trouver de tels peuples ? Les Anglais ne demanderont pas de vendre aux cultivateurs de l’Amérique du sud les produits de leurs manufactures ; mais ils refuseront de recevoir en échange des produits agricoles, tels que le sucre, le café, l’indigo et d’autres. Les Français se montreront aussi fort empressés de leur porter des produits manufacturés, mais à condition que des agriculteurs ne donneront pas en échange des produits de leur agriculture, c’est-à-dire les seules richesses dont ils puissent disposer. Il faudra donc que les agriculteurs, pour acheter des produits de l’industrie française ou de l’industrie anglaise, trouvent ailleurs des peuples qui consentent à recevoir leurs productions. Ils ne peuvent pas les porter dans l’Inde ou dans le sud de l’Asie ; car là ils trouveraient les mêmes denrées produites à meilleur marché. Ils ne peuvent pas les porter chez les Asiatiques du nord ; car, outre qu’il n’y a point de route qui les y conduise, ils n’y trouveraient rien à recevoir en échange. Il faut donc qu’ils les portent chez les Anglo-Américains du nord, ou chez les peuples d’Europe qui n’ont point de colonies ; mais ces peuples ont peu de chose à leur donner en retour. La Russie peut fournir à l’Angleterre du bois de construction, du chanvre, du suif, du blé, et quelques autres matières premières ; mais que peut-elle donner aux peuples qui vivent entre les tropiques ? Ainsi, en même temps que les peuples industrieux se ruinent et arrêtent le développement de leur commerce par les monopoles qu’ils accordent, chez eux, aux possesseurs d’esclaves, ils arrêtent le développement de la civilisation dans les parties les plus fertiles et les plus riches de la terre.
Les monopoles que les nations industrieuses accordent, chez elles, aux possesseurs d’hommes de quelques colonies, ont un effet qu’elles n’ont pas prévu ; c’est de créer des monopoles en faveur d’autres nations qu’elles considèrent souvent comme rivales ou comme ennemies. Supposons, en effet, qu’une puissance telle que la Russie, voulant acheter au plus bas prix possible les denrées équinoxiales, rend un décret par lequel elle interdit aux nations les plus industrieuses d’acheter ces denrées dans les pays où la main-d’œuvre est à très bas prix, par la raison qu’il n’y a point d’esclaves ; supposons de plus qu’elle leur enjoint d’aller se pourvoir dans des îles où les mêmes denrées sont très chères, où les neuf dixièmes de la population vivent dans la misère la plus profonde, et où l’autre dixième est accablé de dettes ; supposons, enfin, qu’après s’être réservé le marché le plus avantageux pour l’achat comme pour la vente, elle a une force suffisante pour faire exécuter ses décrets ; quel est l’homme qui ne considérerait point cette mesure comme la plus oppressive et la plus propre à ruiner l’industrie et le commerce des peuples qui seront obligés de s’y soumettre ? Cependant, quelles seraient les différences entre cette mesure et le système que les peuples à colonies font exécuter avec tant d’opiniâtreté ? Il y en aurait deux : dans un cas, ce serait la nation réputée oppressive qui paierait les frais de l’oppression, tandis que, dans le système actuel, ce sont les nations contre lesquelles la prohibition est portée, qui en paient elles-mêmes les frais ; la seconde différence consisterait en ce que, dans le premier cas, on éviterait les maux de la défense par la contrebande, tandis qu’on ne peut pas les éviter dans le second.
En définitive, le seul commerce étranger qui peut laisser un grand bénéfice, est celui que l’on fait avec une population nombreuse, dont tous les individus vivent dans l’aisance, sont bien nourris, bien vêtus, et ont toujours quelque chose à vendre et à acheter. Le commerce étranger le moins avantageux est, au contraire, celui que l’on fait avec une population dont les neuf dixièmes vivent dans une profonde misère, et ne peuvent se procurer ni meubles, ni vêtements, ni aliments, et où l’autre dixième, accablé de dettes, est sans cesse à la veille de faire banqueroute.
On a pu voir, par la lecture de cet ouvrage, qu’il existe la plus grande analogie entre les peuples soumis au régime de l’esclavage, les peuples qui ne sont jamais sortis de la barbarie, et les peuples soumis aux gouvernements les plus despotiques : or, il n’est pas concevable que, pour entretenir avec de tels peuples des relations de commerce exclusives, on repousse les relations commerciales de peuples civilisés ; qu’on donne ainsi à d’autres nations, considérées comme rivales, les monopoles des marchés les plus avantageux, et qu’on fasse des dépenses énormes pour arriver à ce beau résultat.
Ce que pourraient faire de plus sage les peuples qui paient un tribut immense à des colonies sur lesquelles ils prétendent régner, serait donc de renoncer à leur empire ; mais les peuples ne tiennent pas moins que les princes à tout ce qui a les apparences du commandement : l’Espagne, sous le régime des cortès, nous en a donné un mémorable exemple. Qu’ils gardent donc leurs colonies, puisqu’il leur plaît de se ruiner pour elles ; mais qu’ils tâchent du moins de les faire cultiver par des hommes libres ; ils y trouveront un grand nombre d’avantages. En premier lieu, les denrées équinoxiales étant produites à moins de frais, ils les achèteront à meilleur marché. En second lieu, une population de fermiers et d’ouvriers remplaçant une population d’esclaves, ils vendront une quantité plus considérable de leurs produits manufacturés. En troisième lieu, les propriétaires des terres ayant cessé d’être oppresseurs, nulle partie de la population n’aura besoin de se mettre en garde contre une autre, et les soldats d’Europe seront inutiles. Enfin, toutes les classes d’hommes étant plus riches, nous n’aurons pas à payer les frais de leur administration.
Le système colonial présente des inconvénients très graves ; mais il ne faut pas croire qu’il ne donne de profits à personne. Quand on a des colonies, il faut avoir des gouverneurs, des sous-gouverneurs et autres employés qu’on paie chèrement. Il faut avoir aussi une nombreuse marine, et par conséquent des capitaines de vaisseaux, des amiraux, des ingénieurs, des ministres, des commis, et une foule d’autres personnes qui vivent de leurs emplois. Tous ces intérêts méritent sans doute d’être considérés ; il s’agit seulement de ne pas les évaluer au-delà du bien qu’en retirent les intéressés.
[IV-443]
De la protection accordée aux esclaves contre les violences ou les cruautés de leurs maîtres, par les gouvernements des métropoles.
Lorsque la plupart des gouvernements européens autorisèrent leurs sujets à mettre des êtres humains et vivants au nombre de leurs marchandises, et qu’ils classèrent ainsi des hommes, des enfants et des femmes au rang des choses, ils prévirent, sans doute, une partie des violences et des crimes qui allaient résulter de ce nouveau régime : afin de rassurer leurs consciences à cet égard, plusieurs essayèrent de tracer des limites au pouvoir des maîtres sur leurs esclaves ; quelques-uns laissèrent aux autorités coloniales composées de maîtres, le soin de limiter elles-mêmes leur puissance.
Il est souvent arrivé qu’on a jugé des mœurs des maîtres et du sort des esclaves, par les règlements destinés à limiter la puissance et à déterminer les devoirs des premiers à l’égard des seconds : dans ce cas, comme dans beaucoup d’autres, on a pris des descriptions pour des réalités, et des mots pour des puissances. J’ai fait voir, dans les chapitres précédents, que le sort des esclaves dépend surtout du genre d’occupation auquel ils sont employés, de la proportion qui existe entre le nombre des individus libres et le nombre des individus asservis, et de l’action qu’exercent les nations chez lesquelles l’esclavage est aboli, sur celles chez lesquelles il existe encore. J’ai fait voir également, qu’il est peu de violences ou de cruautés dont un maître s’abstienne par la crainte des amendes ou des châtiments, toutes les fois qu’il n’est pas retenu par son caractère moral ou par les forces qui agissent immédiatement sur lui. De ces faits, on peut tirer la conséquence que, si les règlements envoyés par les gouvernements d’Europe dans leurs colonies, n’arrivent pas accompagnés d’une puissance plus énergique et plus active que celle des maîtres, ils n’ont aucune influence sur leurs mœurs, ni sur le sort des esclaves.
Il est peu de voyageurs, en effet, qui n’aient observé l’inefficacité, et l’on peut même dire l’entière nullité de ces règlements. Le gouvernement hollandais avait défendu, sous peine d’amende, le meurtre ou l’assassinat des esclaves dans toutes ses colonies : on a vu cependant, qu’au cap de Bonne-Espérance et à Surinam, un maître qui assassine son esclave n’encourt aucune peine, et que, s’il assassine l’esclave d’autrui, il en est quitte pour en payer la valeur ; dans ces colonies, les magistrats même qui font des règlements pour la protection de la population asservie, sont les premiers à les violer [382].
[IV-445]
Dans les colonies anglaises, les règlements faits par les autorités locales ou par le gouvernement de la métropole, n’ont pas beaucoup plus de force, toutes les fois qu’ils ont pour but de modérer l’action que les maîtres exercent sur leurs esclaves ; l’inefficacité de ces règlements est un sujet continuel de plaintes pour les membres des sociétés qui se sont formées pour la protection et l’affranchissement des esclaves [383].
Dans la Louisiane, les règlements de cette nature n’ont pas eu plus d’effet ; non seulement ils n’ont pas mis les esclaves à l’abri des châtiments arbitraires, mais ils ne leur ont pas même garanti les aliments ou les vêtements qu’on avait jugé leur être dus [384].
Les colonies espagnoles, qui étaient celles où le gouvernement de la métropole avait le plus fait pour la protection des esclaves, n’ont éprouvé aucun avantage des règlements qui leur ont été donnés ; les hommes qui ont le plus admiré ces règlements en théorie, ont reconnu qu’en pratique ils avaient été sans effet [385].
S’il fallait s’étonner ici de quelque chose, ce ne serait pas de l’inefficacité des règlements envoyés aux possesseurs d’esclaves par les gouvernements des métropoles, ce serait de la confiance que ces règlements ont inspirée à ceux qui les ont faits ou sollicités. Une loi, je l’ai déjà dit, n’est que de la puissance, c’est une force qui subjugue des forces opposées ; mais un gouvernement ne multiplie pas la puissance au gré de ses désirs ; il ne l’expédie point par lettres, comme un marchand expédie une facture ou des échantillons de marchandise. Il peut envoyer des ordres partout, mais pour que ces ordres soient exécutés, il faut que les agents auxquels il en confie l’exécution, aient le désir de les faire exécuter ; il faut de plus que ces agents ne rencontrent pas une puissance opposée, qui soit plus énergique et plus persévérante que la leur.
Lorsqu’une population est divisée en deux fractions, et que la plus grande est considérée comme la propriété de la plus petite, il n’est pas possible de mettre des limites au pouvoir de celle-ci sur celle-là, à moins de détruire le principe qui en a été la base. Dans le système de l’esclavage, comme dans le système de la propriété, on commence par établir que le maître peut faire de son esclave ou de sa chose, tout ce qui ne lui est pas défendu par les lois. Ayant posé cette maxime on tâche de donner quelques limites au pouvoir absolu qu’on a établi ou dont on a reconnu l’existence : on fixe, par exemple, le nombre de coups de fouet qu’il sera permis de donner à l’esclave pour chaque offense ; on détermine la ration de vivres qu’on devra lui accorder, et les jours de repos dont il devra jouir. Mais, comme un tel règlement est toujours terminé par la clause exprimée ou sous-entendue, que tout ce qui n’est pas défendu au maître lui est permis, le domaine de l’arbitraire reste si vaste, que les limites qu’on y a mises ne produisent aucun bien : le possesseur d’hommes inflige sous une forme, le châtiment qui lui a été interdit sous une autre. Quelques exemples feront mieux sentir combien sont illusoires ces prétendues bornes posées au pouvoir des maitres.
Le gouvernement anglais a limité à vingt-cinq le nombre des coups de fouet qu’un maître peut infliger à un esclave dans un temps donné ; mais il n’a déterminé ni la nature des offenses pour lesquelles cette peine serait infligée, ni le mode de conviction, ni les dimensions du fouet, ni la force du bras qui infligerait le châtiment. Un maître peut donc, sans sortir des termes du règlement, se livrer à des cruautés effroyables envers chacun de ses esclaves ; car, vingt-cinq coups de fouet de charretier, appliqués par un bras vigoureux à un faible enfant, à un malade en convalescence, ou à une femme en état de grossesse, sont plus qu’il n’en faut pour les tuer ; le même supplice infligé à l’homme le plus fort et répété aussi souvent que le règlement le permet, peut rendre la vie tellement insupportable que la mort soit considérée comme un bienfait. Ce châtiment d’ailleurs n’exclut pas tous les autres ; la brutalité d’un possesseur d’hommes peut se manifester de mille manières : elle peut s’exercer par des menaces, par des injures, par des coups, par des travaux excessifs, par l’emprisonnement dans des cachots, et par une multitude d’autres moyens.
En supposant qu’il fût possible de calculer mathématiquement la force des coups de fouet qu’un maître peut faire infliger à un esclave dans un temps donné, on tomberait dans une erreur fort grave, si l’on s’imaginait que la cruauté ne consiste que dans l’intensité de la peine, considérée en elle-même. Ce qui fait qu’une peine est juste ou cruelle, modérée ou atroce, c’est moins la force du châtiment, que la proportion qui existe entre la peine et la nature du fait puni ; c’est la justice ou l’injustice de la punition infligée : qu’un maître fasse donner vingt-cinq coups de fouet à un esclave qui se sera rendu coupable de cruauté envers un de ses compagnons de servitude, la peine pourra être modérée ; qu’il fasse infliger le même châtiment à un individu coupable d’une légère négligence, la peine sera sévère ; qu’il le fasse infliger à un convalescent qui aura travaillé selon ses forces, mais non selon les désirs de son possesseur, la peine sera cruelle ; enfin, elle sera une atrocité révoltante, si elle est infligée à un esclave par la raison qu’il aura rempli un devoir ; si elle est infligée, par exemple, à une mère qui aura suspendu son travail pour donner des secours à son enfant, ou à une jeune fille, pour ne pas s’être livrée à la prostitution, à un père, parce qu’il aura voulu protéger sa fille ou sa femme.
L’obligation de faire procéder à l’exécution en présence d’un homme libre, et d’en dresser procès-verbal, n’est pas non plus une garantie : le maître ayant le choix du témoin et pouvant insérer dans son procès-verbal tel motif qu’il lui plaît d’assigner à sa vengeance, on ne peut avoir aucune certitude sur le nombre des coups de fouet qui ont été infligés, ni sur les causes pour lesquelles ils ont été donnés.
La fixation des aliments et des vêtements qui doivent être distribués aux esclaves, ne leur est pas beaucoup plus profitable que la fixation du nombre des coups de fouet. L’âge, le sexe, la santé, la maladie, le genre de travail auquel on se livre, modifient singulièrement le besoin qu’on a d’aliments. Il ne suffit pas d’ailleurs d’en déterminer la quantité, il faudrait aussi en fixer la qualité ; un maître qui aurait pris quelques-uns de ses esclaves en antipathie, ou qui voudrait s’en défaire, par la raison qu’ils ne lui seraient plus bons à rien, pourrait leur donner des aliments tels qu’en peu de temps il les conduirait au tombeau.
Mais ce qui rend surtout inefficaces les règlements envoyés par les métropoles à leurs colonies, et ceux mêmes qui sont faits par les autorités [IV-450] coloniales, c’est l’impossibilité d’en assurer l’exécution.
Il faut, pour que des ordres ou des défenses soient observés, que les individus auxquels ils sont adressés, soient disposés à s’y soumettre volontairement, c’est-à-dire qu’ils aient des idées et des passions conformes aux passions et aux idées de ceux par qui les défenses ont été faites ou les ordres ont été donnés ; ou bien il faut que les auteurs de ces ordres ou de ces défenses aient le moyen de convaincre et de punir les infracteurs. Si l’exécution des ordres que les gouvernements d’Europe intiment à leurs sujets européens, trouve peu d’obstacles, c’est d’abord parce que ces ordres sont généralement conformes aux vues d’une partie plus ou moins considérable de la population ; c’est, en second lieu, parce qu’il existe, sur toute l’étendue du territoire, de nombreux agents judiciaires, administratifs et militaires ; c’est, enfin, parce qu’il est facile de trouver des témoins pour convaincre les infracteurs, des accusateurs pour les poursuivre, des juges pour les condamner, des forces pour les punir.
Aucune de ces circonstances ne se rencontre quand il s’agit d’exécuter les ordonnances envoyées par les gouvernements des métropoles, aux possesseurs d’hommes des colonies. Il n’existe aucune identité de sentiment ou de pensées entre les uns et les autres. Les maîtres, ayant donné des valeurs sur lesquelles ils avaient un pouvoir incontestable et absolu, en échange de personnes appelées des esclaves, prétendent exercer sur ces personnes le même pouvoir qu’ils avaient sur les choses au moyen desquelles ils les ont acquises. Ils considèrent donc comme des atteintes à leurs propriétés, toutes les limites que les gouvernements aspirent à mettre à leur pouvoir sur la population asservie, et se sentent disposés à la résistance, comme nous y serions disposés nous-mêmes si l’on tentait de nous dépouiller de nos propriétés. Un gouverneur européen qui arrive dans une colonie, ayant dans son portefeuille la copie d’une ordonnance destinée à protéger les esclaves, se trouve tout à coup environné d’une population qui a, sur tous les points, des vues et des sentiments opposés aux ordres qu’il a reçus. Il peut avoir été accompagné d’un petit nombre d’officiers destinés à seconder l’exécution de ces ordres ; mais, lorsque ces officiers auront été placés sur les parties du territoire où ils doivent commander, chacun se trouvera environné d’hommes disposés à résister à leurs desseins, à les éluder, ou du moins à ne rien faire pour en faciliter l’exécution. Si ces envoyés sont fidèles à leurs devoirs, ils auront pour ennemis toute la race des maîtres, et la bienveillance de la population esclave ne sera pas pour eux un dédommagement ; il faudra qu’ils restent séquestrés chez eux, et qu’ils ignorent, par conséquent, ce qui se passe dans la colonie. S’ils se lient, au contraire, avec les possesseurs d’hommes, leur séjour parmi eux pourra devenir lucratif et agréable ; mais alors il faudra fermer les yeux sur les violences dont les esclaves seront l’objet.
Supposons, cependant, qu’un officier, envoyé dans une colonie, reste inébranlable dans ses devoirs, comment parviendra-t-il à faire exécuter ses ordres ? Comment fera-t-il punir ceux des maîtres qui ne s’y conformeront pas ? Comment saura-t-il ce qui se passe au milieu de chaque plantation ? Les esclaves viendront se plaindre, dira-t-on ; mais en auront-ils le courage ? La portion d’arbitraire dont tout maître pourra faire usage, ne sera-t-elle pas suffisante pour effrayer les esclaves, et pour les condamner au silence ? Un maître peut, sans encourir aucune peine, faire donner vingt-cinq coups de fouet de charretier à un esclave. Supposons que, trouvant la peine trop faible pour l’offense qu’il veut punir, il en fasse donner cinquante ; l’esclave châtié ira-t-il se plaindre ? Il le pourra, sans doute ; mais, après avoir reçu cinquante coups de fouet pour son délit, il en recevra trois cents pour sa dénonciation ; seulement, le maître aura soin, pour se mettre à l’abri de toute dénonciation nouvelle, de les distribuer de manière qu’ils ne puissent donner lieu à aucune plainte ; il en donnera douze fois vingt-cinq. Si, après une telle expérience, les esclaves continuent à se plaindre que les règlements n’ont pas été observés, il faudra croire que l’esclavage donne des vertus particulières, inconnues aux hommes libres.
Je veux admettre, toutefois, que la portion d’arbitraire laissée dans les mains des maîtres, ne suffira pas, quelque immense qu’elle soit, pour intimider les esclaves à l’égard desquels les règlements auront été violés. Dans cette supposition, les magistrats envoyés dans les colonies connaîtront les délits des possesseurs d’hommes à l’égard des hommes possédés ; mais comment convaincront-ils les coupables ? Où trouveront-ils des témoins ? Dans aucune colonie, le témoignage des esclaves n’est reçu en justice ; on a même refusé, dans quelques-unes, de recevoir, contre les blancs, le témoignage de personnes libres qui comptaient parmi leurs ancêtres quelque individu d’origine africaine. Mais, dans leurs plantations, les maîtres ou leurs agents ne sont environnés que d’esclaves ; ce sont des esclaves qui conduisent les travailleurs dans les champs à coups de fouet ; ce sont des esclaves qui font l’office de bourreaux, et quelquefois même de chirurgiens. Il n’y aura donc pas moyen de réprimer les violences commises par les maîtres, puisqu’il n’y aura pas moyen de les en convaincre. On ne peut pas compter sur le témoignage des individus d’origine purement européenne, d’abord parce que les exécutions ne se font qu’en présence des esclaves, et, en second lieu, parce que les possesseurs d’hommes font tellement cause commune entre eux contre les individus de la race des esclaves, qu’on ne peut pas espérer qu’ils concourent jamais à se convaincre mutuellement.
Les hommes qui, en Angleterre, luttent pour amener l’abolition graduelle de l’esclavage, ont très bien compris qu’il n’y avait aucun progrès à espérer, aussi longtemps qu’il n’y aurait pas moyen de convaincre et de condamner les possesseurs d’hommes qui abuseraient jusqu’à l’excès de leur puissance sur les personnes possédées ; ils sont même parvenus à faire partager leur conviction à leur gouvernement. Des ordres ont été expédiés, en conséquence, aux gouverneurs des principales colonies, pour qu’ils eussent à proposer aux assemblées coloniales de déclarer les esclaves capables de porter témoignage en justice, même contre leurs maîtres. Cette proposition a été rejetée presque à l’unanimité ; les maîtres ont mis ainsi les magistrats coloniaux dans l’impossibilité de jamais les convaincre, et de protéger la population esclave.
On ne peut mettre en doute ni les bonnes intentions des hommes qui ont proposé d’admettre les esclaves à porter témoignage en justice, ni les desseins des hommes par lesquels cette proposition a été rejetée ; mais ce dont on peut raisonnablement douter, c’est de l’efficacité de la mesure proposée. Les esclaves, ayant l’esprit extrêmement borné, sont naturellement imprévoyants ; il est donc probable que les premiers d’entre eux qui auraient été appelés en justice comme témoins, auraient fait connaître la vérité, si les maîtres n’avaient cherché ni à les corrompre par des promesses, ni à les intimider par des menaces. Mais, revenus dans leurs plantations, les récompenses données aux faux témoins, et les coups de fouet distribués aux témoins véridiques, n’auraient pas tardé à apprendre à tous que, pour un esclave, il n’y a de bien ou de mal que ce qui plaît ou déplaît à son possesseur. L’individu même qui aurait consenti à s’exposer à la haine et à la vengeance de son maître, pour faire connaître la vérité, n’aurait pas voulu y exposer ses enfants et sa femme. Il aurait craint qu’en se montrant insensible à ses propres maux, son maître ne fût excité à le punir dans les objets de ses affections, soit en leur imposant des privations ou des travaux au-delà de leurs forces, soit en leur infligeant des peines non méritées, soit en les vendant à un autre maître.
Il faut, pour admettre des personnes en témoignage, leur faire un devoir de dire la vérité, et leur garantir que l’accomplissement de ce devoir ne sera suivi d’aucune peine ; il faut de plus leur faire un crime du mensonge, et menacer de peines plus ou moins sévères les individus qui se rendront coupables de ce crime. Mais toutes ces règles, sans lesquelles il n’y aurait pas de justice possible, seraient renversées pour l’esclave : pour lui, le crime serait de dire la vérité, car c’est la vérité qui attirerait sur lui des châtiments terribles ; le devoir serait de mentir, car c’est le mensonge seul qui serait sans danger, ou qui serait suivi d’une récompense. Quand un gouvernement établit ou sanctionne l’esclavage, il déclare, par ce seul fait, que les désirs et les forces des maîtres seront les lois des esclaves, et que, par conséquent, le devoir de ceux-ci sera de se conformer à ces désirs ou à ces forces. Si le même gouvernement veut ensuite imposer des devoirs aux hommes asservis, s’il veut les soumettre à d’autres lois, il ne le peut qu’en révoquant les premières ; il faut qu’il mette les esclaves à l’abri de toute force qui les placerait dans l’impossibilité de remplir les nouveaux devoirs qu’il leur impose.
Mais déclarer, d’un côté, que la volonté du maître est la loi de l’esclave, et soumettre, d’un autre côté, l’esclave à des règles ou à des devoirs qui ne sont pas la volonté du maître, ce n’est pas seulement se mettre en contradiction avec soi-même, c’est préparer les esclaves à la liberté, en les habituant au mensonge et au parjure. En effet, lorsque deux lois ou deux puissances sont en opposition directe, celle des deux dont l’action est la plus continue, la plus étendue et la plus forte, ne tarde pas à paralyser l’autre. Or, il est évident que la volonté du maître est pour l’esclave une puissance plus continue, plus étendue et même plus forte que les désirs ou les volontés de l’autorité publique. Elle est plus continue, puisqu’elle s’exerce sans relâche. Elle est plus étendue, puisqu’elle atteint l’esclave dans chacune des parties de son être et qu’elle le frappe jusque dans les objets de ses plus chères affections. Elle est plus forte, puisqu’elle peut lui faire considérer la mort comme un bienfait. La volonté du maître est pour l’esclave une loi si puissante, qu’elle suffit pour paralyser toutes les autres, celles de la religion, celles de la morale et celles des gouvernements.
Des peuples de l’antiquité ont quelquefois senti la nécessité de faire comparaître des esclaves en justice comme témoins ; mais alors ils ont pris des mesures pour rendre sans effet la volonté des maîtres. Le plus souvent, ils ont soumis les esclaves à la torture, détruisant ainsi par une douleur énergique et présente, les effets que pouvait produire la crainte d’un châtiment futur. Quelquefois aussi ils ont affranchi les esclaves, avant que de leur imposer les devoirs que les lois prescrivent aux témoins. Ils ont très bien compris qu’avant que de soumettre des hommes aux lois sociales, il fallait les soustraire aux lois qui les soumettaient à la volonté des maîtres.
Quand même le témoignage des esclaves serait admis, et qu’il serait possible d’y avoir quelque confiance, les maîtres trouveraient dans leur position, et dans la portion d’arbitraire qui leur serait laissée, des moyens suffisants pour assurer leur impunité. Tous les magistrats chargés de la poursuite et de la punition des délits, ne peuvent être envoyés par le gouvernement de la métropole. Il faut donc qu’une partie soit prise parmi les possesseurs d’hommes, et il suffit qu’on donne du pouvoir à quelques-uns, pour que ceux-là assurent l’impunité de tous les autres.
Enfin, un maître ayant le pouvoir de conduire tel de ses esclaves dans tel lieu qu’il juge convenable, ayant le pouvoir d’écarter tous les autres et de choisir le lieu et le temps de sa vengeance, rien ne lui est plus facile que se débarrasser des témoins. Si, parmi nous, les malfaiteurs avaient ainsi la faculté d’entraîner leurs victimes dans les lieux les plus propices à l’exécution de leurs projets, s’ils pouvaient en même temps choisir le moment le plus favorable à l’exécution, pense-t-on qu’il serait facile de les convaincre, quand même nos lois sur l’ordre judiciaire resteraient telles qu’elles sont ? Pense-t-on que les crimes ne se multiplieraient pas d’une manière effrayante, sans qu’il fût possible néanmoins de convaincre les criminels ? Les colons de Surinam qui veulent se défaire d’un esclave, l’entraînent à la chasse ; quand ils sont parvenus au milieu d’une forêt, ils lui donnent un coup de fusil ; puis ils vont faire leur déclaration que leur esclave est mort par accident.
Ainsi, lorsqu’un savant observateur nous atteste que l’autorité civile est impuissante en tout ce qui regarde l’esclavage domestique, et que rien n’est plus illusoire que l’effet vanté de ces lois qui prescrivent la forme du fouet et le nombre des coups qu’il est permis de donner à la fois, non seulement on est convaincu de la vérité de cette observation par les faits qu’il rapporte, mais on ne conçoit pas comment il pourrait en être autrement [386].
[IV-460]
De l’abolition de l’esclavage domestique.
L’enseignement des préceptes de la morale et de la religion, et la protection des gouvernements, seront sans influence sur le sort et sur les mœurs des esclaves, aussi longtemps que le pouvoir arbitraire restera dans les mains de leurs possesseurs. Il est même à craindre que les efforts que l’on fait pour conduire graduellement à la liberté la population asservie, ne produisent des résultats contraires à ceux que l’on se propose. En même temps, en effet, qu’on laisse sans limites le pouvoir des possesseurs d’hommes, on enseigne aux hommes possédés qu’ils ont des devoirs moraux et religieux à remplir ; on leur expose un certain nombre de règles, et on les excite à les observer. Les esclaves se trouvent ainsi soumis à des lois de deux genres : à celles qui les mettent dans les rangs des choses ou des propriétés, et à celles qui les mettent aux rangs des êtres moraux. En leur qualité de choses, on leur enseigne que les lois suprêmes sont les volontés de leurs maîtres ; en leur qualité de personnes, on leur enseigne que les lois suprêmes sont les préceptes de la morale et de la religion. Ces diverses lois étant dans une opposition directe les unes avec les autres, il n’est pas difficile de voir quelles sont celles qui doivent triompher dans la pratique. Je crois les missionnaires des hommes fort éloquents ; mais il est une éloquence au-dessus de la leur, c’est celle des fouets de charretier déposés dans les mains des régisseurs. Ainsi, en même temps qu’on enseigne aux esclaves les devoirs de la morale, on les oblige à les violer ; mieux vaudrait qu’ils les ignorassent, car ils ne prendraient pas l’habitude d’agir en sens contraire de leur croyance.
N’y aurait-il même pas une absurdité barbare à maintenir des lois qui soumettent une multitude d’hommes, d’enfants et de femmes aux volontés arbitraires d’un certain nombre de maîtres, et à leur faire enseigner en même temps qu’ils ont des devoirs à remplir indépendamment des volontés de leurs possesseurs ? N’est-ce pas, par exemple, une absurdité cruelle que d’enseigner à une jeune fille que la chasteté est un devoir, et de donner, en même temps, à un être que l’usage du despotisme a dégradé, le pouvoir de la déchirer à coups de fouet jusqu’à ce qu’elle se soit prostituée ? N’est-ce pas une absurdité également atroce que d’enseigner à un mari qu’il doit être le protecteur de sa femme, à un père qu’il doit être le protecteur de sa fille, et de les condamner ensuite l’un et l’autre aux supplices les plus cruels, s’ils tentent de remplir les devoirs qu’on leur a enseignés ? N’est-ce pas une autre absurdité d’apprendre à des hommes que la Divinité leur a fait un devoir de se reposer tel ou tel jour de la semaine, et de donner en même temps à d’autres hommes le pouvoir de les déchirer à coups de fouet, s’ils ne travaillaient au temps défendu ? Il n’y a pas de terme moyen entre l’obéissance due aux préceptes de la morale, et l’obéissance due aux volontés arbitraires du maître. Si vous enseignez à des hommes qu’ils ont des devoirs moraux ou religieux à remplir, ne laissez à aucun autre la puissance de leur en commander la violation ; apprenez-leur qu’il est des cas où la résistance est permise, et lorsque ces cas se présentent, unissez-vous à eux pour résister. Si, au contraire, vous laissez à un maître les moyens de les contraindre à se conformer à ses volontés ou à ses désirs, ne leur dites pas qu’il existe pour eux des devoirs moraux ou religieux ; enseignez-leur, au contraire, que le seul devoir qu’ils aient, est de se conformer en tout aux volontés de leur maître ; dites-leur que l’adultère, l’inceste, le vol, l’assassinat, sont des devoirs quand ils leur sont commandés par l’individu qui les possède ; alors les doctrines ne seront pas en opposition avec la conduite ; on n’aura pas un plus grand nombre de vices, et l’on aura l’hypocrisie de moins !
Cependant, s’il n’est pas en la puissance des gouvernements des métropoles de protéger la population esclave, aussi longtemps que le principe de l’esclavage existe ; si l’enseignement de la morale ou de la religion est sans effet sur les mœurs, ou s’il n’a pas d’autre effet que d’habituer les hommes à agir en sens contraire de leurs pensées, comment est-il possible d’arriver à l’abolition graduelle de l’esclavage ? Comment peut-on l’abolir tout à coup sans compromettre à la fois l’existence des maîtres, et même le bien-être à venir de la population asservie ?
Il ne faut pas se le dissimuler ; les difficultés qui se présentent sont graves, et je doute même qu’il soit possible de les éviter toutes. J’ai fait observer ailleurs qu’il est dans la nature de l’homme que tout vice et tout crime soit suivi d’un châtiment. J’ai fait voir qu’on ne peut soustraire un individu coupable à la peine qui est la conséquence naturelle de ses vices ou de ses crimes, sans faire tomber sur soi-même ou sur d’autres un châtiment beaucoup plus terrible [387]. Or, de tous les faits que nous considérons comme criminels, il n’en est pas de plus graves que d’avoir dégradé une partie du genre humain, en la mettant au rang des choses ; d’avoir dénié, à son égard, l’existence de tous devoirs moraux ; d’avoir exercé sur elle, pendant une longue suite de générations, tous les vices et tous les crimes dont des hommes peuvent être susceptibles. Maintenant que les conséquences de cet horrible système nous pressent de toutes parts, on cherche comment on en sortira, sans en subir les conséquences ; mais il est difficile d’en trouver les moyens. Il faut se bâter cependant, car l’édifice tombe en ruine de toutes parts ; et plus on hésitera à prendre un parti, plus la catastrophe peut être terrible.
[IV-464]
Les possesseurs d’hommes des colonies anglaises résistent de toute leur puissance à l’action que la métropole exerce sur eux pour adoucir le sort de leurs esclaves et les préparer à la liberté ; et il est probable que, si la France et les autres nations qui possèdent encore des colonies, voulaient agir dans le même sens, elles rencontreraient les mêmes résistances. Existe-t-il des moyens de vaincre cette opposition, sans recourir à la violence ? Il en est deux bien simples : le premier et le plus efficace serait l’abolition du monopole accordé aux possesseurs d’esclaves pour la vente de leurs denrées ; le second serait le rappel des troupes envoyées chez eux pour seconder l’action qu’ils exercent sur leurs esclaves. Il est constaté, en effet, que les possesseurs de terres, qui font exécuter leurs travaux par des esclaves, paient la main-d’oeuvre beaucoup plus cher que ceux qui font exécuter les leurs par des hommes libres. Si les premiers n’avaient la jouissance d’aucun monopole, ils seraient donc obligés, pour vendre leurs denrées, d’employer les mêmes moyens de culture que les seconds ; c’est-à-dire qu’ils seraient obligés, sous peine de périr de misère, d’affranchir leurs esclaves. Il n’est pas moins évident que, s’ils étaient abandonnés à leurs propres forces ils se livreraient moins à leurs vices, parce qu’ils auraient un peu plus de crainte des insurrections. Mais les possesseurs d’hommes ont un tel excès d’ignorance, de présomption et d’orgueil, que, s’ils étaient tout à coup livrés à eux-mêmes, ils pourraient bien attirer sur eux quelque catastrophe terrible. Il est donc du devoir des métropoles de les mettre à l’abri de leurs propres folies, et de les aider à sortir de la position où ils se trouvent, sinon avec profit, du moins avec la moindre perte possible.
Il est des personnes qui portent à tous les possesseurs d’hommes un si tendre intérêt, que, pour ne pas compromettre leur repos et leurs jouissances, elles consentiraient volontiers à fermer les yeux sur les maux innombrables que la servitude enfante ; mais elles doivent considérer qu’il n’y a jamais eu, pour les maîtres, de sûreté dans l’esclavage, et qu’il y en a aujourd’hui moins qu’à aucune époque. Les générations qui secondèrent l’établissement d’un tel système, dans les îles ou sur le continent d’Amérique, ont disparu, et elles ne se lèveront pas pour le défendre. Les générations qui leur ont succédé, sont plus éclairées ; leurs habitudes ou leurs pratiques sont encore en arrière de leur entendement, mais c’est un désaccord qui ne saurait durer longtemps. L’Angleterre a déjà retiré l’appui qu’elle prêtait au commerce des esclaves ; la France marche sur la même route ; l’Espagne ne peut rien faire pour le soutenir ; d’autres États du continent l’ont prohibé. En Amérique, non seulement la traite a été prohibée, mais plusieurs des États les plus considérables ont complètement aboli l’esclavage. Les parties dans lesquelles il existe le plus d’esclaves sont environnées de toutes parts de peuples libres qui croissent en richesses, en nombre et en lumières. Au centre même, une population jadis esclave jouit d’une entière indépendance, et, par le seul fait de son existence, elle est un avertissement continuel pour les maîtres et les esclaves. Si les possesseurs d’hommes ont des dangers à courir, les plus graves naissent, non de l’abolition régulière de l’esclavage, mais de la persistance à le conserver.
Les possesseurs d’hommes et les individus qui veulent les maintenir dans leurs possessions, semblent voir dans l’abolition de l’esclavage une multitude de dangers ; ceux qui aspirent à cette abolition partagent une partie de leurs craintes ; mais, de part et d’autre, on semble n’être agité que de terreurs paniques, car personne n’ose préciser les faits positifs qu’on paraît redouter. Cependant, si l’affranchissement des esclaves offre des dangers, il faut savoir les considérer en face, et déterminer nettement en quoi ils consistent ; c’est le seul moyen de les prévenir. Fermer les yeux afin de n’avoir pas peur, et marcher ensuite au hasard vers le but qu’on se propose, est un mauvais moyen d’éviter les faux pas.
Les hommes qui appartiennent à la race des maîtres peuvent voir dans l’abolition de l’esclavage trois dangers : ils peuvent craindre que leur existence personnelle ne soit menacée, que leurs propriétés ne soient point en sûreté, et que les affranchis refusent de travailler pour eux, ou ne se livrent au travail qu’autant qu’ils y seront forcés par la faim.
Ce dernier danger est le moins grave ; mais peut-être aussi est-il celui qui est le plus à craindre, au moins pour quelque temps. Un des effets les plus infaillibles de l’esclavage est d’avilir l’action de l’homme sur les choses ; dans un pays exploité par des esclaves, être libre, c’est être oisif, c’est vivre gratuitement sur le travail d’autrui. Cette manière de juger ne changera point immédiatement après l’abolition de l’esclavage ; les individus de la race des maîtres continueront de voir l’avilissement dans le travail, et la noblesse dans l’oisiveté. Les affranchis jugeront d’abord comme les maîtres, et les imiteront s’ils le peuvent ; s’ils n’ont pas le moyen de vivre oisifs comme eux, ils aspireront du moins à le devenir. C’est là l’histoire de toutes les populations qui ont été divisées en maîtres et en esclaves : sous ce rapport, il n’y a point de différence entre les noirs et les blancs.
Il ne faut pas croire, cependant, que cet inconvénient soit aussi grave qu’il le paraît d’abord. Dans les pays où il existe des esclaves, la journée d’un affranchi se paie deux fois plus que la journée d’un esclave. Il faut donc que le premier travaille deux fois plus que le second, ou que son travail ait deux fois plus de valeur. Dans tous les pays, le meilleur parti qu’un maître peut tirer de son esclave, est de lui laisser l’entière disposition de son temps, et d’exiger de lui une somme pour chacune de ses journées de travail. L’esclave, stimulé par l’espérance de faire des économies, travaille d’abord pour payer à son maître l’impôt établi sur lui, et il travaille ensuite pour s’entretenir et souvent même pour se racheter. L’homme qui est mû par l’espoir des récompenses, agit donc avec plus d’intelligence et d’énergie que celui qui n’est mû que par la crainte des châtiments. Un homme libre porte en lui un autre principe d’activité qui ne se trouve point dans l’esclave : c’est le désir d’avoir une famille et le besoin de la faire vivre. Un esclave n’a point à s’occuper du sort de ses enfants ; son travail est sans influence sur leur destinée : c’est le maître qui doit les nourrir. Ainsi, en supposant au préjugé que l’esclavage crée contre le travail, toute l’énergie qu’il peut avoir, l’affranchissement développe des principes d’activité plus énergiques et plus continus dans leur action que les châtiments infligés par les maîtres. L’Angleterre a été soumise à un esclavage analogue à celui qui existe en Russie ; aujourd’hui dix ouvriers anglais font plus de travail, dans un temps donné, que cinquante esclaves russes ; tel lord anglais qui possède la même étendue de terres que tel seigneur russe, est dix fois plus riche que lui, quoiqu’il ne possède pas un esclave, tandis que le second en possède des milliers.
[IV-469]
Un des préjugés les plus invétérés des possesseurs d’hommes, est de considérer les individus possédés comme de malfaisantes machines, qui ne vont d’une manière tolérable qu’autant qu’elles sont dirigées par une intelligence étrangère, et qui, pour ne pas être nuisibles à leurs possesseurs, ont besoin d’être enchaînées et conduites à coups de fouet. Un maître auquel on parle de l’affranchissement des esclaves, éprouve un sentiment analogue à celui que nous éprouverions nous-mêmes, si l’on nous parlait de déchaîner, au milieu d’une nombreuse population, une multitude de bêtes féroces. Ayant toujours réglé lui-même tous leurs mouvements et puni leurs fautes selon ses caprices, il s’imagine que tout va tomber dans le désordre et la confusion, si on lui arrache son fouet. C’est là l’erreur de tous les gouvernements arbitraires ; cette erreur vient de ce qu’on attache au mot affranchissement des idées que non seulement il ne comporte pas, mais qu’il exclut.
Qu’est-ce qu’affranchir un homme asservi ? C’est tout simplement le soustraire aux violences et aux caprices d’un ou de plusieurs individus, pour le soumettre à l’action régulière de l’autorité publique ; c’est, en d’autres termes, empêcher un individu qu’on appelle un maître, de se livrer impunément envers d’autres qu’on appelle des esclaves, à des extorsions, à des violences, à des cruautés. Affranchir des hommes, ce n’est pas ouvrir la porte au trouble, au désordre, c’est les réprimer ; car le désordre existe partout où la violence, la cruauté, la débauche, n’ont point de frein. Le plus effroyable des désordres règne partout où la partie la plus nombreuse de la population est livrée sans défense à quelques individus, qui peuvent s’abandonner sans réserve à tous les vices et à tous les crimes, c’est-à-dire partout où l’esclavage existe. L’ordre règne, au contraire, partout où nul ne peut se livrer impunément à des extorsions, à des injures, à des violences, partout où nul ne peut manquer à ses obligations sans s’exposer à des châtiments, partout où chacun peut remplir ses devoirs sans encourir aucune peine ; l’ordre, c’est la liberté.
Cela étant entendu, la question devient facile à résoudre ; elle se réduit à savoir si les violences et les mauvais traitements inspirent de la bienveillance et de la douceur, et si la protection et la justice donnent de l’énergie à la vengeance ; si le père dont on outrage la fille, ou le mari dont on ravit la femme, sont moins à craindre pour le ravisseur, que n’est à craindre pour un homme inoffensif l’individu dont il respecte la famille ; si l’homme qui jouit en toute sécurité de ses travaux et qui peut enrichir ses enfants par ses économies, est moins disposé à respecter les propriétés d’autrui, que celui qui se voit sans cesse ravir par la violence les produits de son travail ; si celui qui pourra, sans danger, remplir tous les devoirs que la morale lui prescrit, aura des mœurs moins pures que celui qui ne peut remplir aucun devoir sans s’exposer à des châtiments cruels.
Il faut observer, en effet, qu’en échappant à l’arbitraire de son possesseur, l’homme qu’on appelle un esclave n’acquiert pas l’indépendance des sauvages ; il se trouve sous l’autorité de la loi commune, et sous la puissance des magistrats ; il ne peut pas plus qu’auparavant se livrer impunément à des crimes. S’il se rend coupable de quelque délit, il en sera puni comme il l’aurait été quand il était esclave, mais la peine sera plus proportionnée à l’offense ; elle sera appliquée sans partialité, sans vengeance ; elle aura pour but et pour résultat la répression du mal, et non la satisfaction d’un sentiment de haine ou d’antipathie. S’il se livre à un vice, il en portera la peine bien plus infailliblement qu’il ne l’aurait portée dans l’état de servitude ; l’oisiveté ou l’intempérance seront châtiées par la misère, comme le travail et l’économie seront récompensés par l’aisance ou par la richesse.
Les hommes qui se proposent l’abolition de l’esclavage, n’ont presque point à s’occuper de la population asservie. Leur action doit s’exercer bien plus sur les maîtres que sur les esclaves ; elle doit avoir pour effet, non de les soumettre à des violences, mais d’empêcher qu’ils n’en exercent sur d’autres impunément. L’asservissement d’un homme à un autre n’étant pas autre chose qu’un privilège d’impunité accordé au premier pour tous les crimes dont il peut se rendre coupable à l’égard du second, l’affranchissement n’est pas autre que la révocation de ce privilège. Déclarer que, dans tel pays, l’esclavage est aboli, c’est déclarer tout simplement que les délits ou les crimes seront punis sans acception de personnes ; établir ou maintenir l’esclavage, c’est accorder ou garantir des privilèges de malfaiteur. Cela est si évident que, pour abolir complètement la servitude dans tous les lieux où elle existe, il suffirait de soumettre aux dispositions des lois pénales les délits exécutés par les possesseurs d’hommes, sans faire aucune distinction entre les personnes offensées.
On craint que, si la justice est rendue à tout le monde, et si, par conséquent, les maîtres perdent le privilège de commettre des iniquités, les hommes de la race asservie ne profitent des garanties qui leur seront données ; qu’ils ne se coalisent entre eux, et ne détruisent leurs anciens possesseurs, ou du moins ne les expulsent du pays. Il est très probable que, tôt ou tard, les îles cultivées par des esclaves seront exclusivement possédées par des hommes de leur espèce ; ces hommes sont de beaucoup les plus nombreux ; ils peuvent se passer de leurs maîtres, et leurs maîtres ne peuvent pas se passer d’eux. Il у aura par conséquent des noirs ou des mulâtres dans les colonies, aussi longtemps qu’il y aura des blancs ; mais il n’est pas également certain qu’il y ait des blancs aussi longtemps qu’il y aura des noirs, puisque ceux-ci peuvent vivre sans les secours de ceux-là. Toutes les chances sont donc en faveur des derniers.
Mais cette révolution, dans les colonies européennes, peut s’opérer de deux manières : elle peut s’exécuter d’une manière violente et rapide comme celle qui s’est opérée à Saint-Domingue ; ou bien elle peut s’exécuter d’une manière lente et progressive, et de telle sorte qu’en se retirant, les individus de la race des maîtres emportent la valeur de leurs propriétés et les moyens d’aller s’établir ailleurs ; la persistance des maîtres à maintenir l’esclavage ne peut amener que la première ; l’affranchissement des esclaves amènerait probablement la seconde.
Si, par suite de quelque événement extraordinaire, il y avait, en effet, une insurrection d’esclaves, leur première pensée serait d’expulser leurs maîtres, et peut-être de les exterminer. Placés entre la nécessité de conquérir leur indépendance, et le danger de périr dans les supplices, ils finiraient probablement par rester maîtres du pays ; et une fois qu’ils l’auraient conquis, il ne serait pas facile de le leur enlever. Les métropoles trouvent que leurs colonies sont une charge trop lourde pour faire de grands sacrifices pour les conquérir, si elles venaient à les perdre.
La révolution qui, par suite de l’affranchissement, placerait des noirs à la tête des affaires publiques, arriverait d’une manière si lente et si insensible, qu’il n’est guère possible de prévoir l’époque à laquelle elle serait terminée. Il faudrait connaître bien peu les hommes pour s’imaginer qu’en sortant de l’esclavage le plus dégradant qui ait jamais existé, ils aspireront à commander, et s’organiseront entre eux pour s’emparer du pouvoir. Quelque nombreux qu’ils soient, comparativement à leurs maîtres, leur ignorance, leur misère, la difficulté d’acquérir aucune propriété territoriale, et l’influence des gouvernements européens, ne permettront guère aux idées ambitieuses de germer dans leurs esprits, à moins que des violences ne les portent au désespoir. Lorsqu’une aristocratie s’est profondément enracinée dans un pays, elle se soutient pour ainsi dire par son propre poids. Les luttes ne commencent pour elle que lorsqu’il se trouve, dans les rangs des hommes jadis asservis, des individus qui, par leurs richesses ou par leurs lumières, aspirent au gouvernement. Ces luttes ne sont même dangereuses qu’autant que l’aristocratie exclut de son sein les hommes qui, par leur position, peuvent aspirer à y entrer ; car, si elle absorbe les richesses ou les talents qui se développent dans les autres classes de la population, il n’y a plus de raison pour qu’elle finisse. Le petit nombre des dominateurs ne suffit pas pour amener la fin de leur empire : huit mille Mamloucks ont régné pendant des siècles sur trois ou quatre millions d’Égyptiens ; et leur règne durerait encore, s’ils n’avaient pas été détruits par un pouvoir étranger.
La lutte entre les descendants des maîtres et les descendants libres des esclaves commencera donc à se manifester lorsque les derniers auront acquis assez de richesses et de lumières pour aspirer à l’exercice des pouvoirs politiques. Il est très probable que des électeurs d’espèce éthiopienne qui trouveraient parmi les hommes de leur race des individus capables de les bien gouverner, leur donneraient la préférence sur des blancs. Il arriverait alors ce que nous avons vu dans une ville des anciennes colonies espagnoles ; les blancs cesseraient d’être appelés aux emplois publics, et leur position deviendrait tellement désagréable, qu’ils prendraient le parti d’émigrer. Mais, pour qu’un tel événement arrivât, il faudrait que l’industrie et les richesses des affranchis se fussent de beaucoup augmentées, et alors les descendants des maîtres pourraient aliéner leurs propriétés plus avantageusement qu’ils ne le pourraient aujourd’hui. Leurs terres perdront, en effet, d’autant plus de leur valeur, qu’ils mettront plus de persistance à maintenir l’esclavage ; car la main-d’œuvre deviendra de plus en plus chère, et il deviendra de plus en plus à craindre que propriétaires ne soient expulsés.
Quoi qu’il en soit de ces conjectures sur l’avenir, il est certain qu’il n’y a plus de sécurité pour les possesseurs d’hommes des colonies ; que l’Angleterre lutte de toute sa puissance pour abolir l’esclavage, et que, par conséquent, la question ne porte plus que sur le moyen le plus sûr de l’abolir.
Dans le système de l’esclavage, on pose en principe que la personne qu’on appelle un esclave est une chose ; que cette chose appartient au propriétaire, et qu’il peut faire d’elle tout ce qu’une ordonnance de son gouvernement ne lui a pas défendu. En conséquence, on cherche à mettre des limites à la disposition de cette propriété, comme on en a mis à la disposition de toutes les autres. J’ai fait voir, dans le chapitre précédent, qu’en suivant ce système, il n’y a pas moyen d’arriver à l’abolition de l’esclavage, parce que l’arbitraire qu’on proscrit sous une forme, se montre immédiatement sous une autre. Il est aussi impossible d’arriver à la liberté en partant du principe de la servitude, qu’il est impossible d’arriver à la vérité en prenant une erreur pour la base de ses raisonnements.
Quelque lente que soit la marche qu’on se propose de suivre dans l’abolition de l’esclavage, il est un pas qu’il faut nécessairement franchir d’une seule fois, parce que entre l’erreur et la vérité il n’y a point d’intermédiaire. Il ne faut pas partir du fait mensonger qu’un être humain est une chose, ou un quart de chose, ou un huitième de chose ; il faut reconnaître franchement ce qui est, c’est-à-dire qu’il est une personne ayant des devoirs à remplir envers lui-même, envers son père, sa mère, sa femme, ses enfants, et l’humanité tout entière. Tant que ces vérités ne sont pas reconnues, il n’y a pas de progrès à faire ; on ne peut qu’opposer de la force à de la force. Mais aussi, à l’instant où l’on reconnaît qu’un homme asservi est un homme, et qu’il a des devoirs moraux à remplir comme tous les autres, les positions changent ; comme être moral, il devient l’égal de son maître, puisqu’il a les mêmes devoirs à remplir que lui.
En considérant ainsi les hommes qu’on appelle des esclaves et les hommes qu’on appelle des maîtres, on ne peut pas suivre le procédé qu’on emploie quand on limite les pouvoirs d’un propriétaire sur sa propriété ; on ne peut pas dire que le maître peut tout ce qui ne lui est pas interdit par l’autorité publique, ou que l’esclave doit tout, excepté ce que les ordonnances du gouvernement lui ont réservé ; on est obligé de déclarer, au contraire, que le maître ne peut rien exiger au-delà de ce que le gouvernement lui a positivement accordé, et que l’individu qu’on appelle un esclave, est libre sur tous les points qui n’ont pas été restreints par une disposition positive.
Ces deux manières de procéder peuvent paraître identiques ou ne différer que dans les termes ; et cependant il y a entre l’une et l’autre une différence immense. Dans l’une, on reconnaît qu’il existe des devoirs moraux indépendants des caprices de la puissance ; c’est la liberté qui est le principe ; l’obligation envers le maître est une exception. Dans l’autre, on fait dériver tous les devoirs de la volonté des gouvernements ; c’est le despotisme, qui est le principe ; l’exception, c’est la liberté, ou ce qu’on appelle les libertés, mot inventé pour rappeler aux affranchis qu’ils ne s’appartiennent que dans les parties d’eux-mêmes qui leur ont été concédées par leurs possesseurs.
La description spéciale de chacune des obligations imposées à l’homme qu’on appelle un esclave, envers l’homme qu’on appelle un maître, et la reconnaissance positive que le premier ne doit rien au second, au-delà de ce qui est décrit, sont d’une si haute importance que les possesseurs d’hommes croiraient avoir perdu la partie la plus précieuse de leur autorité, s’ils étaient obligés de spécifier ainsi chacune de leurs prétentions, et si on les réduisait, pour en exiger l’accomplissement, à suivre les formes légales.
Si chacune des obligations des esclaves était déterminée par un acte de l’autorité publique, les ministres de la religion, qui veulent les préparer à la liberté par l’enseignement de la morale, pourraient leur parler de devoirs sans les exciter indirectement à la révolte ; les devoirs ne seraient bornés alors que par les obligations imposées envers les maîtres ; tandis que, lorsque les obligations envers le maître restent indéfinies, il ne peut pas exister d’autres devoirs que celui d’une obéissance aveugle [388].
Mais quelles sont les obligations à imposer à l’homme qu’on appelle un esclave, envers l’homme qu’on appelle un maître ? Si les questions qui divisent les hommes étaient toujours résolues selon les règles de la morale, il faudrait renverser celle-ci ; il ne faudrait pas demander quelles sont les obligations de l’homme possédé envers son possesseur ; il faudrait demander, au contraire, quelles sont les obligations de celui-ci envers celui-là ; qu’est-ce qu’il lui doit pour le travail qu’il lui a arraché, et dont il ne lui a point payé la valeur, pour les violences qu’il a exercées sur lui, ou pour les souffrances auxquelles il l’a condamné, et dont il ne l’a point indemnisé ? Mais, ne devançons point notre siècle ; recevons, comme une grace, l’abandon fait à l’homme faible et pauvre d’une petite part des produits de ses travaux, et considérons comme une faveur le ralentissement de l’injustice et de la violence.
Quelque élevées que soient les prétentions des possesseurs d’hommes et de leurs amis, je suppose que tous les services qu’ils prétendent leur être dus par les hommes possédés, sont appréciables en argent ; un maître n’oserait réclamer ostensiblement de son esclave que des travaux ; et, si l’on admet cette réclamation comme juste, il ne doit pas se plaindre qu’on est trop exigeant. Ce point étant convenu, la première mesure à prendre est de déterminer quelle est la valeur courante d’une journée de travail fait par un esclave de tel âge et de tel sexe. Il est bien probable que des individus sortiront souvent de la règle commune, que leur travail vaudra tantôt un peu plus, et tantôt un peu moins ; mais, comme nous raisonnons maintenant dans un système d’expédients, et non sur les règles de la justice, il ne s’agit pas d’arriver à une exactitude mathématique.
Le prix d’une journée d’esclave étant fixé, le possesseur d’hommes ne peut pas se plaindre d’injustice, si l’on accorde à l’individu asservi la faculté de livrer son travail ou d’en payer la valeur. Cette alternative place en quelque sorte l’esclave dans la même position que l’homme libre ; elle rétablit en lui, au moins en partie, le principe d’activité que la servitude détruit. Le prix de la journée d’un homme libre ayant, en général, deux ou trois fois la valeur de la journée d’un esclave, il est évident qu’en donnant un principe d’activité à la population, on doublerait la quantité de travail, en même temps qu’on bannirait les supplices au prix desquels on l’obtient. Les esclaves obtiendraient ainsi la facilité de se racheter et de racheter les membres de leurs familles.
Par la même raison qu’un possesseur d’hommes ne pourrait pas accuser d’injustice la mesure qui accorderait à l’esclave la faculté de livrer son travail ou d’en payer la valeur, il ne saurait se plaindre si un esclave est admis à se racheter ou à racheter sa femme et ses enfants. Les obligations imposées à un individu asservi étant appréciables en argent, rien n’est plus facile que de déterminer le prix auquel un esclave peut s’affranchir. Il suffit de calculer quel est, dans l’esclavage, le terme moyen de la vie, et de distraire des journées de travail dont ce terme se compose pour chaque individu, les jours consacrés au repos, et ceux pendant lesquels le travail peut être interrompu par des accidents ou des maladies.
Le rachat des esclaves est une des mesures auxquelles les possesseurs d’hommes sont le plus opposés. Si l’on veut connaître les raisons de leur opposition, il ne faut pas les chercher dans leurs discours ; il faut observer les circonstances qui influent sur le prix des individus exposés en vente. Si l’on examine, dans un marché où des êtres humains sont vendus, quels sont les individus qui obtiennent la préférence, et dont le prix est le plus élevé, on verra que, parmi les femmes, ce sont celles qui peuvent le plus facilement allumer les passions de leurs maîtres, et que, parmi les hommes, ce sont également les mieux faits et les plus beaux. La quantité de travail qu’ils peuvent exécuter n’est, en général, qu’une considération secondaire ; une jeune et belle fille qui, par les traits et la couleur, se rapproche de l’espèce des maîtres, se vendra deux fois plus qu’une négresse qui sera deux fois plus forte, mais qui aura des formes et une physionomie peu agréables. Cette seule circonstance est une preuve irrécusable que les possesseurs d’hommes entendent imposer à leurs esclaves d’autres obligations que celle de travailler ; mais ces obligations ne sont pas de nature à être avouées, et nous pouvons ne pas en tenir compte.
Du fait reconnu qu’un homme est un homme, et que comme tel il a des devoirs moraux à remplir, il résulte que, lorsque l’individu que nous appelons un esclave, a livré, en nature ou en argent, la quantité de travail qu’il est tenu de payer à l’individu que nous appelons un maître, il ne lui doit plus rien. Dès ce moment, il ne dépend plus que des lois générales et des magistrats ; s’il se rend coupable, il doit être poursuivi et puni comme tous les hommes ; si, par sa bonne conduite et par son industrie, il acquiert quelques propriétés, elles doivent lui être garanties par les mêmes autorités qui garantissent celles des maîtres ; son domicile doit être inviolable comme celui de tous les autres hommes ; il est le protecteur de ses enfants et de sa femme ; et si sa force ne lui suffit pas pour remplir ses devoirs de père ou de mari, c’est aux magistrats à y suppléer [389].
En accordant à un individu asservi la faculté de livrer à son possesseur son travail ou la valeur de ce travail, on attaque de la manière la plus puissante le préjugé qui flétrit les occupations industrielles dans les pays exploités par des esclaves, et l’on fait prendre en même temps à la population asservie des habitudes d’activité et d’économie. L’homme qui, pendant quelques années, aura travaillé et fait des épargnes pour acquérir sa liberté, continuera de travailler et de faire des épargnes quand il sera devenu libre, pour assurer son indépendance et se ménager des ressources dans sa vieillesse. L’emploi de ce moyen produirait en peu de temps des effets très considérables : il développerait l’intelligence de la population esclave ; il formerait ses mœurs et ses habitudes ; il lui donnerait des moyens d’existence, et formerait, pour les possesseurs des terres, une classe d’ouvriers intelligents et laborieux. Le commerce et l’industrie des métropoles y trouveraient également leur avantage ; les productions équinoxiales seraient moins chères, et les demandes des produits manufacturés se multiplieraient, parce que le nombre des consommateurs serait plus grand. Il faut ajouter que les colonies pourraient bientôt se garder elles-mêmes, et qu’elles ne seraient plus une cause de ruine pour les nations auxquelles elles sont soumises.
Je ne me suis pas proposé d’exposer, dans ce chapitre, un projet d’affranchissement ; j’ai voulu seulement démontrer que le système de l’esclavage repose sur un principe diamétralement opposé au principe de la liberté, et qu’il est impossible de passer d’un régime à l’autre, si l’on n’abandonne pas complètement le principe du premier pour adopter le principe du second. Le seul fait du changement de principes, il ne faut pas se le dissimuler, est une révolution complète ; et tout procédé fondé sur ce changement et suivi avec persévérance, conduira promptement à l’abolition complète de l’esclavage. Si j’ai indiqué un mode particulier d’affranchissement, ce n’est pas parce que je l’ai considéré comme le seul bon, ou comme étant complet : je ne me suis proposé que de faire voir quelques-unes des principales conséquences auxquelles on était amené par le seul fait de changement de principes. Mais tant que l’on considérera comme une vérité l’erreur grossière sur laquelle repose l’esclavage, c’est vainement qu’on se débattra contre les conséquences ; on pourra, pour les arrêter ou les affaiblir, employer beaucoup de temps, de talents et même de richesses ; vaincues en théorie, elles triompheront dans la pratique.
L’affranchissement des esclaves, ou pour parler avec plus de justesse, le frein mis aux passions et au pouvoir arbitraire des possesseurs d’hommes, n’est pas un phénomène tellement nouveau qu’on ne puisse pas être éclairé par l’expérience. Dans un espace de quarante années, on a vu six exemples d’un grand nombre d’esclaves affranchis en masse, sans qu’il soit jamais résulté aucun inconvénient de leur affranchissement [390]. Les affranchis ont toujours eu une conduite plus régulière que les maîtres. J’en ai fait voir ailleurs les raisons.
[IV-486]
De l’inégalité des rangs et de pouvoir produite par l’esclavage. — De la fusion ou du mélange de familles de diverses races.
Déjà l’esclavage domestique a été aboli dans une grande partie du monde ; et, quelle que soit l’opiniâtreté avec laquelle il est défendu dans les lieux où il existe, les lumières ont assez fait de progrès pour nous faire espérer qu’un peu plus tôt ou un peu plus tard, il disparaîtra de tous les pays. Mais, quand l’esclavage ne se montrera plus sous les formes hideuses que nous lui avons vues chez les peuples de l’antiquité et chez plusieurs peuples modernes, les effets s’en feront sentir longtemps encore ; peut-être même se présentera-t-il sous des formes nouvelles. L’impression que la servitude produit sur les mœurs et sur les esprits des diverses classes de la population, est si profonde, qu’elle se transmet des pères aux enfants, et passe jusqu’aux générations les plus reculées. Il n’est point de peuple, en Europe, qui n’en porte encore les marques ; c’est même une des principales causes des troubles ou des désordres qui règnent dans cette partie du monde.
Lorsque la conquête a rassemblé sur le même sol des peuples de diverses races, chacune d’elles conserve et transmet à ses descendants les préjugés, les mœurs et jusqu’aux caractères physiques qui la distinguent. Quelque nombreuses que soient les révolutions que l’Égypte a éprouvées, les observateurs y distinguent encore, au seul aspect de la physionomie, les Cophtes, les Arabes, les Juifs, les Turcs, et jusqu’à des Grecs [391]. Dans l’Indostan, la race des Mongols et celle des Indous et, en Asie, celle des Tatars et celle des Chinois, sont aussi distinctes qu’elles l’étaient au jour de la conquête [392]. À Timor et dans les îles de la Sonde, on trouve trois espèces d’hommes établies sur le même sol depuis un temps immémorial ; et les différences qui distinguent ces peuples, sont aussi prononcées qu’elles l’étaient avant qu’aucun d’eux fût sorti de son pays originaire [393]. En Europe, tous les peuples appartiennent à la même espèce ; et, cependant, on trouve, dans chaque État, des hommes d’origines différentes, et dont les uns gouvernent ou aspirent à gouverner les autres, par la seule raison qu’ils appartiennent à telle caste ou qu’ils se sont affiliés à elle. Mais, parmi les divers mélanges de races, on n’en trouve point qui aient des différences aussi prononcées que celles qu’on observe dans les colonies formées par les Européens. Dans les îles et sur quelques parties du continent d’Amérique, on observe, au milieu d’une multitude de noirs, un petit nombre de blancs et de basanés ; dans quelques autres parties du même continent, les espèces ou les variétés sont plus nombreuses encore [394].
Si les seules différences qui existent entre les diverses races, ne consistaient que dans la couleur ou dans la forme des traits, je ne m’en occuperais point ici ; mais elles consistent principalement dans les principes, suivant lesquels on juge du mérite ou du démérite des hommes. Ces différences exercent ainsi une influence très étendue sur les mœurs, sur les lois et sur le gouvernement. Dans tout pays où il existe deux races d’hommes, l’une qui se compose des descendants des peuples conquis, et l’autre des descendants des conquérants ou de leurs affiliés, les hommes sont estimés ou méprisés, non en raison de leurs qualités ou de leurs défauts personnels, mais en raison de la race à laquelle ils appartiennent et de la place qu’ils occupent parmi les hommes de cette race. Si les deux castes appartiennent à la même espèce d’hommes, et si, par conséquent, elles ne peuvent se distinguer par les caractères physiques, elles se distinguent par des signes artificiels, par des dénominations, par des costumes particuliers, et surtout par le rang qu’elles occupent ou par les occupations auxquelles elles se livrent. Lorsqu’elles n’appartiennent pas à la même espèce, les différences physiques deviennent les signes qui servent à distribuer l’estime ou le mépris. Un Anglo-Américain de mœurs dissolues traitera d’une manière insultante la personne la plus respectable par ses qualités personnelles, qui aura le malheur d’avoir le teint plus ou moins obscur. Un Européen traitera avec considération un misérable sans mœurs et sans talents, parce qu’il aura l’avantage de faire précéder son nom d’une certaine dénomination. Ce que l’Américain méprise, ce n’est pas la couleur en elle-même ; ce ne sont pas les défauts de la personne qui la porte : c’est le fait de l’oppression exercée par les ancêtres de l’un sur les ancêtres de l’autre. De même, ce que l’Européen estime, ce n’est pas tel nom ou tel signe considéré en lui-même, c’est le fait de compter parmi ses ancêtres un individu de la race conquérante ou affilié à cette race.
Il ne faut pas croire que l’orgueil que manifestent les individus des castes dominantes, naisse de la conviction qu’ils n’ont jamais compté d’esclaves parmi leurs ancêtres ; car ce sentiment est aussi énergique chez les colons qui sont récemment descendus de malfaiteurs ou de prostituées, qu’il l’est chez les familles dont l’illustration remonte aux temps les plus anciens ; la véritable cause d’orgueil se trouve dans les relations que la conquête ou la domination établit entre deux races.
L’unité de l’espèce et d’autres circonstances dont je n’ai pas à m’occuper ici, ont beaucoup affaibli en Europe, et en France plus que dans aucun autre pays, le sentiment hostile qui divise les races ; mais en Amérique, où la conquête a eu, pour les hommes asservis, des conséquences les plus funestes, et où tous les individus portent sur leur physionomie les caractères indélébiles de la race à laquelle ils appartiennent, les effets de la conquête ou de l’asservissement seront beaucoup plus durables [395].
Les plus remarquables et les plus funestes de ces effets sont de fausser le jugement des hommes sur ce qui mérite l’estime ou le mépris, d’avilir les professions industrielles, de faire un objet de monopole des emplois publics, de convertir les contribuables en tributaires, de mettre aux progrès des peuples de puissants obstacles, et d’amener, tôt ou tard, des troubles, des guerres civiles, et finalement le despotisme. Il est plus ou moins en la puissance de chaque individu de développer son intelligence et son industrie, de corriger ses mauvaises habitudes, et d’élever convenablement ses enfants ; mais il ne dépend d’aucun homme, soit de renverser l’ordre des événements passés, soit de modifier les caractères physiques qu’il apporte en naissant ou qu’il transmet à ses descendants.
En attachant exclusivement le mépris à telle couleur et l’estime à telle autre, en honorant ou en flétrissant les individus, selon qu’ils naissent dans tel ou tel ordre de filiation, on condamne par cela même la partie la plus nombreuse de la population à un avilissement éternel, et on place l’autre à un point d’élévation indépendant de toute qualité personnelle. Il résulte de là qu’il n’y a point de vertus ni de bonnes qualités qui puissent élever les premiers, ni de vices qui puissent faire descendre les seconds ; ceux-là ne peuvent sortir de leur abaissement par l’acquisition d’aucune qualité morale ; ceux-ci ne peuvent déchoir de leur rang par aucun vice ou par aucun genre d’incapacité. Un tel régime a beaucoup d’analogie avec le système de l’esclavage ; il n’en est en quelque sorte qu’une modification ; il produit des effets moins énergiques, mais ces effets sont de même nature.
Cependant, comme il est dans la nature de tous les hommes de tendre sans cesse vers leur développement, d’honorer ce qui est réellement honorable, et d’aspirer à se placer au rang auquel leurs qualités les rendent propres, une caste dominante se trouve réduite à l’alternative de maintenir la caste asservie dans l’avilissement et la misère, ou de lui laisser prendre part à tous les avantages sociaux, ou de se trouver en état de guerre avec elle à l’instant où celle-ci aura acquis le sentiment de sa puissance. Il n’y a pas d’autre moyen de maintenir une classe nombreuse de la population dans la misère et l’abaissement, que l’esclavage, et sous quelque dénomination que s’établisse un pareil état, il produit, pour toutes les classes d’hommes, les effets que j’ai exposés dans les chapitres précédents. Tôt ou tard, ces effets sont aussi funestes pour la race des dominateurs que pour celle des opprimés ; ils le sont même davantage, car les individus de la première étant plus nombreux que ceux de la seconde, ayant moins à craindre les invasions, et tenant au sol de plus près, ils peuvent finir par en rester les maîtres. Si, d’un autre côté, les descendants de la race asservie peuvent librement se développer, et s’ils sont admis à partager tous les avantages sociaux, les souvenirs d’anciennes injures et d’anciennes spoliations peuvent se réveiller, et les descendants ou les affiliés des conquérants, devenus des objets de jalousie et de haine, peuvent être dépouillés de leur pouvoir en même temps que de leurs possessions.
Les aristocraties européennes ont évité ces dangers en admettant dans leur sein des individus sortis de la classe jadis asservie, ou en leur accordant les mêmes titres, les mêmes dénominations, les mêmes prérogatives. Quand elles ont craint de s’affaiblir, elles se sont recrutées en distribuant à propos des lettres de noblesse, ou en absorbant par des alliances les grandes fortunes développées dans les autres classes de la société. Mais les individus d’espèce européenne établis dans les îles et sur le continent d’Amérique, n’ont pas les mêmes moyens de se multiplier ou d’accroître leur puissance. Les lettres de blanc que les rois d’Espagne donnaient jadis à des hommes noirs ou basanés de l’Amérique, ne produisaient pas les mêmes effets que les lettres de noblesse en Europe. La noblesse étant manifestée par la couleur de la peau et par la constitution physique, nul ne pouvait ni la donner à celui qui en était privé, ni la ravir à celui qui la possédait. En Europe, un individu de la classe aristocratique qui rétablit sa fortune au moyen de ce qu’on appelle une mésalliance, ne transmet à ses enfants aucun signe qui puisse les faire déchoir de leur rang ; ce fait n’est qu’une dégradation passagère qu’on oublie facilement, et que rien ne rappelle dans la suite. Mais un Anglo-Américain ne pourrait pas ainsi s’allier impunément à une femme qui appartiendrait à la caste asservie ; il transmettrait à ses enfants des signes ineffaçables de sa mésalliance, et les dégraderait en les enrichissant. Il semble donc que les descendants des Européens établis dans quelques parties d’Amérique sont condamnés à être oppresseurs, jusqu’à ce qu’ils soient à leur tour opprimés ou expulsés. Ce danger paraît menacer surtout les habitants des îles où l’on ne trouve qu’un petit nombre de blancs au milieu d’une multitude de noirs, les États Hispano-Américains, où les blancs ne forment que la cinquième partie de la population, et même les blancs du Brésil, qui semblent ne pas exister dans une proportion beaucoup plus grande.
De tous les préjugés, il n’en est point de plus opiniâtres ni de plus propres à mettre les hommes en état de guerre que celui qui tient à la supériorité des castes ; il peut être affaibli par le progrès des lumières, mais l’expérience n’a pas encore prouvé qu’il soit possible de l’effacer complètement. Cependant, il n’est peut-être pas impossible de l’affaiblir au point de le rendre inoffensif ; mais par quels moyens peut-on y parvenir ? Est-ce en déclarant que les cuivrés sont blancs ou que les blancs sont cuivrés ? Suffit-il de déclarer que les blancs, les basanés et les cuivrés sont tous de même couleur, ou que les couleurs sont abolies ? On pourrait faire, sans doute, de pareilles déclarations et d’autres semblables ; mais il est probable qu’elles ne produiraient pas plus d’effet dans les États américains que n’en a produit en France la déclaration qu’il n’existait point de noblesse, et que tous les hommes étaient égaux. On n’avancerait pas beaucoup plus en démentant le fait de la conquête ou de l’asservissement, ou en déclarant que ce fait n’aura point de conséquence ; ce qui a été, est irrévocable ; et quand un fait a existé, il produit des résultats qu’il n’est pas au pouvoir des hommes d’empêcher.
Si l’on veut se donner la peine d’observer ce qui produit l’orgueil et l’abaissement, on trouvera que c’est, d’une part, le sentiment de la force et de la sécurité, et de l’autre le sentiment de la faiblesse ou de l’impuissance. Le mépris que les individus d’une race ont pour les individus de l’autre, ne tient pas seulement à la pensée que les ancêtres des seconds furent jadis opprimés impunément par les ancêtres des premiers ; il tient surtout à la pensée qu’il existe pour les descendants des uns, des garanties qui n’existent pas pour les descendants des autres. Ce qui inspire à certains hommes du mépris pour les autres, ce n’est pas le sentiment de leurs qualités personnelles, c’est la persuasion, bien ou mal fondée, qu’ils ne peuvent pas être opprimés par eux. Le moyen le plus efficace d’éteindre l’antipathie observée entre les races dans tous les pays où il a existé une classe d’oppresseurs et une classe d’opprimés, c’est la justice. Il ne faut pas déclarer que tous les hommes sont égaux, car ce serait un mensonge, et les mensonges sont un mauvais moyen de gouvernement ; il faut faire, autant que cela se peut, que tous les hommes jouissent d’une protection égale ; il faut que les mêmes qualités ou les mêmes services obtiennent les mêmes récompenses, et que les mêmes vices ou les mêmes crimes soient suivis de peines semblables. S’il n’y a pas moyen d’arriver à un tel résultat, il faut que les hommes restent sous l’empire d’une force brute ; c’est-à-dire qu’il faut que l’esclavage continue d’exister avec tous les préjugés, tous les dangers et toutes les calamités qui en sont inséparables.
Le préjugé qui attache le mépris à l’industrie, et l’estime à l’oisiveté, n’est guère moins propre que le mépris des races les unes pour les autres, à perpétuer l’esclavage. Nulle part il ne peut exister de richesse sans travail, et quand une classe de la population dédaigne de travailler, il faut qu’elle mendie ou qu’elle vole. Il est vrai qu’on peut vivre longtemps sur les produits d’un travail ancien ; mais, comme il n’y a pas de fortune, quelque bien établie qu’elle soit, qui ne soit susceptible de périr ou d’être dissipée, il est évident qu’une classe de la population, dont les biens ne pourraient jamais s’accroître et seraient exposés à toutes les chances de décroissement, finirait tôt ou tard par tomber dans la misère. Il faudrait, pour qu’elle continuât d’exister, que sous forme d’impôts ou sous toute autre, elle absorbât les richesses produites par les classes laborieuses, et qu’elle s’emparât, par conséquent, du monopole des fonctions publiques. La caste dominante substituerait ainsi une exploitation collective à l’exploitation individuelle telle qu’elle a lieu dans l’esclavage domestique.
Pour effacer la flétrissure qui, dans les pays cultivés par des esclaves, a été attachée au travail, il n’y a que deux moyens, l’un est de garantir à chacun les produits de son industrie ; l’autre, d’appeler, dans le pays, des individus de la classe des conquérants qui n’aient pas leurs préjugés. On se plaint que les indigènes de l’Amérique du sud manquent d’activité et dédaignent l’industrie ; il peut y avoir à cela plusieurs raisons ; mais, si l’insécurité des produits du travail n’est pas la principale, c’est l’exemple des blancs, juges suprêmes de ce qui est avilissant et de ce qui est honorable. L’Amérique est bien loin d’avoir la population que son sol peut nourrir : dans la partie du sud, et même dans le Mexique, il existe des provinces entières qui ne sont encore que des déserts. Si les habitants de ces contrées employaient, pour y appeler des ouvriers européens, des moyens analogues à ceux dont les Anglo-Américains ont fait usage, il ne faut pas douter qu’ils ne donnassent ainsi une impulsion très forte à l’activité des anciens habitants. Il arriverait nécessairement alors, ou que l’ancienne population deviendrait active et laborieuse, ou bien qu’elle resterait stationnaire dans son accroissement, et que le pays, se peuplerait d’individus de race européenne ; car partout, la partie la plus industrieuse de la population est celle qui se multiplie avec le plus de rapidité.
L’émigration d’ouvriers européens, dans les États du Mexique ou dans la partie méridionale de l’Amérique, aurait pour les habitants actuels un avantage plus grand encore, ce serait la fusion des races. Un des obstacles les plus grands que M. de Humboldt a vus à l’établissement d’un bon gouvernement dans les anciennes colonies espagnoles, est la difficulté de déterminer les hommes des diverses castes à se considérer comme concitoyens [396]. Cette difficulté ne pourra être vaincue aussi longtemps que les individus d’une caste repousseront comme flétrissante toute alliance avec les individus des autres castes ; mais en appelant des ouvriers européens dans le pays, cette difficulté serait aisément vaincue. Des hommes de cette classe arriveraient sans aucun préjugé de couleur ou de naissance, et ils ne pourraient s’allier, dans le pays, qu’à des personnes d’une classe correspondante à la leur. Cette fusion des races, qui produirait pour toutes de si grands avantages, est indiquée par la nature elle-même, car on a observé qu’elles s’améliorent en se croisant.
[IV-499]
Lorsque les Espagnols arrivèrent en Amérique, ils n’y amenèrent point de femmes, ou s’ils y en amenèrent quelques-unes, le nombre en fut extrêmement petit. Le gouvernement d’Espagne ne fit pas comme celui de France et d’Angleterre ; il n’envoya pas des cargaisons de prostituées aux colons. Les conquérants épousèrent donc des femmes du pays ; il est vrai que, passé la première génération, ils ne s’allièrent qu’entre eux [397]. Mais cette première alliance, loin d’avoir une influence funeste sur les individus qui en issurent, leur fut au contraire très favorable. Les Hispano-Américains forment aujourd’hui une race plus belle que celle des Espagnols. Azara, dont le témoignage ne doit pas être suspect, les a trouvés supérieurs par leur taille, par l’élégance de leurs formes, et même par la blancheur de leur peau ; il leur a trouvé aussi plus d’activité, plus de sagacité, plus de lumières qu’aux individus de race purement européenne, nés en Amérique [398]. On peut d’autant moins douter du mélange des races, et des effets qui en résultent, que, dans le Paraguay, les individus de race mélangée parlent généralement la langue de leur mère [399].
Les mêmes phénomènes ont été observés dans [IV-500] le mélange des nègres et des cuivrés. Les hommes qui naissent de l’union des individus de ces deux races, ont plus d’intelligence, plus d’énergie, plus de force et des formes plus belles que les individus de l’une et de l’autre espèce ; ils sont même généralement plus forts que les individus nés du mélange des Européens avec les Indiens, mais ils sont moins intelligents [400].
Le mélange de l’Européen et du nègre produit une race d’hommes plus active et plus assidue au travail que le mélange de l’Européen et de l’Indien Mexicain [401]. Ceux qui naissent des blancs et des mulâtres forment une race plus belle encore [402]. Enfin, tous les individus de race croisée se distinguent par une constitution plus saine et plus vigoureuse, par plus d’énergie vitale, et par une inclination plus forte vers leur reproduction, que les individus nés sous le même climat, d’individus appartenant à la même race [403].
Il ne m’appartient point d’expliquer les causes de ces phénomènes ; il me suffit d’avoir fait observer que, si la conquête et l’esclavage créent des préjugés et des vices propres à diviser les hommes, les intérêts de tous les portent à s’unir.
[IV-502]
De l’inégalité des fortunes produite par l’esclavage. — Des communautés de biens et de travaux, considérées comme moyens de rétablir l’égalité parmi les hommes. — Des sociétés de ce genre établies en Amérique, et des effets qu’elles ont produits.
Un des effets les plus durables de l’asservissement d’un peuple, est l’inégalité des fortunes. Dans tous les pays où la population a été possédée par une race de conquérants, nous voyons en effet que les richesses se sont concentrées dans les mains de leurs descendants ou de leurs affiliés, et que la plupart des descendants des vaincus sont restés dans la misère. L’inégalité de biens et de maux, qui a été le résultat de l’inégale distribution des propriétés, a frappé un grand nombre d’esprits, et divers moyens ont été proposés pour y mettre un terme. Il est des hommes qui ont pensé qu’on ne pouvait y remédier que par l’action lente des temps, et en répartissant également les biens entre les membres de chaque famille. D’autres ont cherché à fondre les sociétés sur de nouvelles bases, et à répartir, d’une manière parfaitement égale, les biens et les maux qui sont inséparables de la nature humaine. Ce dernier système est celui dont je me propose de faire connaître ici la nature et les effets.
Les hommes qui, à diverses époques, se sont proposé d’établir des sociétés dans lesquelles chaque individu aurait une part égale de biens et de maux, ont eu un but directement opposé au but de ceux qui ont établi l’esclavage. La servitude, dans l’intention de ceux qui l’établissent, a pour objet, en effet, de faire tomber sur une fraction de la population, les peines, les fatigues et les privations auxquelles un peuple peut être assujetti, et d’assurer à l’autre fraction le privilège de l’oisiveté et des jouissances. Le système que j’expose maintenant, a pour but, au contraire, de faire tomber sur chacun des membres de la société une égale part de peines ou de fatigues, et de lui garantir une égale somme de biens. Je n’ai pas besoin de dire que les hommes qui se sont proposé ce dernier objet, soit qu’ils aient été dirigés par des sentiments purement religieux, soit qu’ils aient été guidés par des principes philosophiques, ont généralement eu des intentions pures et bienveillantes ; la simple exposition du but des associations de ce genre, suffit pour en convaincre.
Mais la nature des choses ou des hommes ne se modifie point selon nos désirs ; les fondateurs de l’esclavage ne sont jamais parvenus à exempter les maîtres de tous maux, ni à leur assurer le monopole des jouissances ; les hommes qui ont tenté de répartir les plaisirs et les peines d’une manière égale, entre tous les membres d’une société, n’ont pas mieux réussi. Les premiers ont échoué, parce qu’ils ont eu à lutter contre la nature humaine ; les seconds ont échoué parce qu’ils ont eu à lutter contre les mêmes obstacles. On verra, cependant, que les derniers sont arrivés plus près de leur but que les premiers, et que leurs erreurs ont eu des traces moins durables.
Nous trouvons la communauté des travaux et des biens dans l’enfance de plusieurs sociétés ; il paraît qu’un tel système exista jadis chez quelques peuples de la Germanie, et nous avons vu que, dans le dix-septième siècle, on le trouvait encore chez plusieurs peuplades de l’Amérique septentrionale. Nous voyons un système analogue chez quelques peuples de l’antiquité ; des conquérants, après avoir établi une égalité de misère entre les individus de la race asservie, ont cherché à établir entre eux une égalité de jouissances. Le système des Lacédémoniens, si vanté par les philosophes de l’antiquité et par plusieurs philosophes modernes, n’avait pas d’autre but que de faire régner l’égalité entre les maîtres ; et l’égalité des hommes possédés était une conséquence naturelle de l’égalité qui régnait entre leurs possesseurs.
Plusieurs sectes chrétiennes ont fait de l’égalité entre tous les hommes, un des principes fondamentaux de leurs doctrines. Dans l’opinion des Anabaptistes, toute société dans laquelle la communauté des biens n’existe pas, est une assemblée impure, une race dégénérée ; un vrai chrétien n’a pas besoin de magistrats, et ne doit pas l’être. Les Frères Moraves, en Amérique, ont également établi la communauté de biens entre eux ; mais il paraît que cet établissement a été le résultat de quelques circonstances particulières, bien plus que le produit d’un système arrêté d’avance. À l’époque de la colonisation de l’Amérique septentrionale, des Anglais établirent aussi entre eux une communauté de travaux et de biens ; mais les inconvénients qui en résultèrent, les contraignirent d’y renoncer. Les missionnaires espagnols qui soumirent les peuples du Paraguay établirent, dans cette vaste contrée, un semblable système, et ce système paraît y exister encore. Une colonie allemande, composée de sept ou huit cents personnes, a fondé, dans l’Amérique septentrionale, un établissement de ce genre, il n’y a pas encore longtemps. Enfin, en Angleterre, il existe une association nombreuse, sous le nom de Cooperative Society, dont le but est de former ou de provoquer des associations dans lesquelles les biens soient communs, et où chacun travaille au profit de tous.
Pour faire connaître la nature et les effets des associations de ce genre, je parlerai seulement des communautés établies par des missionnaires espagnols dans diverses parties de l’Amérique et de la colonie allemande formée sur le même continent, sous le nom d’Harmony (harmonie). Je parlerai des premières, parce que nous n’en connaissons point qui aient été aussi nombreuses, et qui aient eu une aussi longue durée ; je parlerai de la seconde, parce qu’elle est une des plus récentes et des mieux connues.
En exposant les résultats que produisent naturellement de semblables associations, j’ai moins pour but de détruire des opinions qui me semblent fausses, que de trouver quel est l’état social qui convient le mieux à la nature de l’homme. Il y a deux manières de prouver la vérité d’une proposition : l’une, qu’on nomme directe, et qui consiste à faire voir les conséquences immédiates d’un principe reconnu ; l’autre, qui consiste à démontrer que toutes les suppositions contraires à la proposition donnée, conduisent à l’absurde. J’ai fait voir ce qui arrive lorsque les richesses, créées par les travaux de la partie la plus nombreuse de la population, sont absorbées par une autre partie à mesure qu’elles sont produites : toutes les misères sortent de ce système. Je vais exposer maintenant ce qui arrive lorsque tous les travaux et les produits qui en résultent, sont partagés également entre tous les travailleurs ; s’il est démontré que ce dernier mode d’existence ne convient pas beaucoup mieux que le précédent à la nature de l’homme, il sera facile de voir quel est l’état social le plus favorable au bien-être des nations.
Lorsque les missionnaires jésuites s’établirent dans le Paraguay, et prirent les indigènes sous leur domination, la terre y était déjà cultivée et partagée en propriétés particulières. Nous ignorons de quelle manière les partages avaient été faits ; mais il ne paraît pas qu’il y existât une grande inégalité de fortune. Cependant, l’établissement de la communauté des travaux et des biens fut, dans le gouvernement des missionnaires, la circonstance la plus insupportable pour ces peuples. Mais ces nouveaux législateurs, à l’exemple de Lycurgue, qui leur servit probablement de modèle, ne se laissèrent point intimider par les murmures des mécontents, et ils exécutèrent rigoureusement le plan qu’ils avaient formé. Tous les biens devinrent donc communs entre tous les membres de la société [404]. Le même système fut établi dans les deux Californies et dans d’autres parties des possessions de l’Espagne.
L’établissement des jésuites dans le Paraguay date de 1580 ; environ deux siècles après, leur empire avait deux cents lieues du nord au sud, et cent cinquante lieues de l’est à l’ouest. Ils régnaient ainsi sur un pays un peu plus étendu que la France ; mais la population n’était que de 300 000 individus, ou dix habitants par lieue carrée [405]. La population était, comme elle paraît être encore, divisée en gouvernements auxquels on donnait le nom de missions. Les missionnaires avaient obtenu qu’ils seraient indépendants des vice-rois, et qu’aucun Espagnol ne pourrait pénétrer dans le pays. À ces deux conditions, ils s’étaient chargés de civiliser les indigènes, et de les convertir au christianisme [406]. Les succès des missionnaires furent d’abord assez rapides : les Portugais faisant alors une guerre d’extermination aux Indiens, un grand nombre cherchèrent un refuge sous la protection de ces religieux. Le nombre de leurs colonies, dans cette partie de l’Amérique, s’éleva jusqu’à trente-trois [407]. Les peuples soumis au même régime que les indigènes du Paraguay, occupaient un territoire encore plus vaste. M. de Humboldt a évalué l’étendue du pays soumis au régime des missions, à quatre ou cinq fois l’étendue de la France [408].
Chaque peuplade avait deux missionnaires ; un ancien, qui s’occupait de l’administration temporelle, dont il était le directeur, et un vicaire moins âgé, qui remplissait les fonctions sacerdotales. Outre ces deux magistrats, il en existait d’autres qui étaient élus parmi les indigènes, par les jésuites eux-mêmes ou par le peuple, après que les missionnaires avaient exclu les individus dont la nomination aurait pu leur déplaire [409]. En 1768, les jésuites furent expulsés de ce pays, et remplacés par d’autres missionnaires ; mais rien ne fut changé dans le mode d’administration, de sorte que nous n’avons pas à nous occuper de l’ordre auquel appartiennent les régisseurs [410].
Dans une société où tous les travaux se font en commun, et où les produits sont distribués à chacun par portions égales, il ne faut pas une législation fort compliquée. On n’a aucun besoin de lois, pour la garantie ou pour le partage des propriétés. On n’en a pas besoin pour régler l’état des familles, puisqu’il n’y a point de successions à recueillir, et que tous les enfants sont nourris aux dépens de la société générale. Enfin, on n’en a pas besoin pour l’établissement ou la répartition des impôts, puisque chacun contribue par son travail, et que les fonds publics en sont déposés dans des magasins publics. Il ne faut, à une telle société, qu’une administration semblable à celle d’une grande famille ; et, en effet, il n’en a jamais existé d’autre dans le Paraguay, ou dans les autres établissements formés par des missionnaires. Tout a été réglé par la volonté des chefs principaux : les délits même, étant plutôt considérés comme des péchés ou comme des offenses à la Divinité, que comme des offenses à la société, ont été punis par les ministres de la religion [411].
Les fonctions des membres du gouvernement consistent à déterminer l’emploi que chacun doit faire de ses talents, selon les besoins de la société, à distribuer les outils nécessaires à l’exercice de chaque métier, à régler les heures pendant lesquelles chacun doit travailler, à recueillir et à conserver dans des magasins les produits de l’industrie de tous, à les distribuer de manière à ce qu’ils durent pendant tout le cours de l’année, à faire avec l’étranger le commerce que les besoins communs exigent, et à veiller à ce que chacun exécute la tâche qui lui est imposée. Telles ont été, en effet, les fonctions des missionnaires [412].
Quoique l’égalité des travaux et de biens ait été la base fondamentale de ce genre d’associations, les fondateurs ont compris qu’il n’était pas possible d’établir une égalité absolue ; ils ont en conséquence accordé à chaque famille un petit espace de terrain, et deux jours de la semaine pour les cultiver [413]. Quelquefois, il a été permis aux hommes d’aller à la chasse ou à la pêche pour leur propre compte, sans autre obligation que de faire quelques petits présents de gibier ou de poisson aux chefs principaux de la mission [414]. Ainsi, outre la propriété commune résultant du travail de tous les membres de la société, il a pu exister quelques propriétés privées résultant du travail de deux jours par semaine, et du peu de temps accordé pour la pêche et la chasse.
Les chefs de chaque communauté distribuent à chacun la tâche qu’il doit exécuter. Les hommes sont généralement chargés de la culture des champs et de l’exercice de quelques arts grossiers ; ceux qui sont sacristains, musiciens ou enfants de chœur, sont chargés de tous les travaux à l’aiguille. Les femmes, outre les soins qu’elles donnent à leur ménage, sont chargées, tous les matins, de torréfier et d’écraser, sur une pierre, le grain qui doit servir d’aliments pendant le cours de la journée ; elles doivent de plus filer, par jour, une once de coton. Chacun devant son travail à la communauté, il n’est permis à personne de travailler en particulier [415].
Il y a, par jour, deux heures de prières et sept heures de travail ; les dimanches étant consacrés au repos, le temps des prières est de quatre ou cinq heures. À huit heures du matin, la peuplade s’assemble, et, après avoir baisé la main du missionnaire, elle est conduite, par des chefs, aux lieux de travail, les uns dans les champs, les autres dans des ateliers. Ils sont toujours sous l’inspection d’un magistrat, de sorte que le travail ne peut jamais se ralentir [416].
La communauté ne doit des aliments à ses membres que pendant les jours qu’ils travaillent pour son compte ; ils doivent se nourrir, pendant les autres jours, des produits du terrain qui leur est accordé. Voici en quoi consistent les aliments que la société leur donne, et comment ces aliments sont préparés et distribués. Pendant que la peuplade assiste à la messe, on fait cuire au milieu de la place, dans trois grandes chaudières, de la farine d’orge dont le grain a été rôti avant d’être moulu ; cette espèce de bouillie n’est assaisonnée ni de beurre ni de sel. Chaque cabane envoie prendre la ration de tous les habitants dans un vase d’écorce ; lorsque les chaudières sont vides, on distribue le gratin aux enfants qui ont le mieux retenu leur catéchisme. Ce repas dure trois quarts d’heure. À midi, les cloches annoncent le dîner ; les Indiens laissent leur ouvrage, et envoient prendre leur ration dans le même vase que pour le déjeuner. Cette seconde bouillie est un peu plus épaisse que la première ; on mêle au blé et maïs dont elle est composée des pois et des fèves ; ils retournent au travail à deux heures, et en reviennent à quatre ou cinq pour faire la prière. Quand elle est finie, et qu’ils ont baisé de nouveau la main du missionnaire, on leur distribue une bouillie semblable à celle du déjeuner. Tous les jours se ressemblent, dit La Pérouse ; et, en traçant l’histoire d’un de ces jours, le lecteur aura celle de toute l’année [417]. Il est cependant des jours de fête où l’on distribue de la viande crue ; et, dans quelques missions, on en donne un peu aux hommes qui travaillent pour la communauté, mais sans s’occuper de leurs familles [418].
Les chefs de la communauté doivent distribuer à chacun des membres de la toile pour leurs vêtements. Les règlements ont déterminé la quantité qui leur en serait donnée par année : les hommes doivent en avoir six varas (cinq mètres), et les femmes cinq. Quant aux enfants, on a jugé qu’ils n’en avaient pas besoin [419]. Les filles, qui sont quelquefois nubiles à huit ans, vont complètement nues jusqu’à neuf, sans que les missionnaires s’en offensent [420]. Le vêtement des femmes et celui des hommes consiste en une chemise de toile grossière fabriquée dans le pays, et qui ne les couvre pas mieux que ne ferait une chemise de gaze [421]. Un caleçon, des souliers et un chapeau sont des objets de luxe inconnus parmi eux [422]. Dans quelques missions, les plus riches possèdent quelquefois un manteau de peau de loutre qui leur tombe jusque au-dessous des aines ; du reste ils sont aussi nus que ceux qui vivent dans les bois [423].
Les membres de ces communautés ne sont pas mieux logés qu’ils ne sont vêtus.
« Leurs cabanes, dit La Pérouse, sont les plus misérables qu’on puisse rencontrer chez aucun peuple ; elles sont rondes, de six pieds de diamètre sur quatre de hauteur ; quelques piquets de la grosseur du bras, fixés en terre et qui se rapprochent en voûte par le haut, en composent la charpente ; huit à dix bottes de paille mal arrangées sur ces piquets garantissent, bien ou mal, les habitants de la pluie ou du vent, et plus de la moitié de cette cabane reste découverte quand le temps est beau ; leur seule précaution est d’avoir chacun deux ou trois bottes de paille en réserve. »
Chacune de ces cabanes renferme, cependant, quatorze ou quinze personnes [424]. Les habitations et la population présentent un aspect si misérable, que Vancouver a pensé qu’on ne pouvait mettre en parallèle que les habitants de la Terre-de-Feu [425].
Les fautes ou les péchés sont punis à coups de fouet ou par le cep. Les fouets sont faits de peaux de lamentin, et ressemblent à ceux qu’emploient les planteurs dans les colonies. Le cep se compose de deux poutres entre lesquelles on place les jambes du patient. Un individu, homme ou femme, qui manque à la prière ou qui n’exécute pas ponctuellement l’ordre qui lui est donné, est puni de vigoureux coups de fouet. La même peine est infligée aux femmes qui sont chargées d’écraser le grain, et qui se rendent coupables de l’infidélité la plus légère. Si le patient, vaincu par la douleur, implore sa grâce, l’exécuteur diminue quelquefois la force des coups ; mais il en donne toujours le nombre déterminé. Les hommes reçoivent le fouet en présence de la communauté assemblée ; mais les femmes sont fouettées en secret, de peur que leurs cris et leur désespoir n’excitent les hommes à la révolte. Ces châtiments ont souvent le même degré de cruauté que ceux qui sont infligés aux esclaves, même pour des fautes qui sont peu graves. Quelquefois, au lieu de châtier eux-mêmes les femmes ou les enfants coupables, les chefs font faire les exécutions par les pères ou par les maris, qui s’en acquittent aussi bien que les magistrats peuvent le désirer [426].
Le gouvernement de chacune de ces communautés étant théocratique, les magistrats ont, pour découvrir les fautes ou les délits, un moyen qui leur est particulier, c’est la confession. Mais, comme les peines infligées aux coupables sont de vigoureux coups de fouet, on conçoit que les pénitents ne se pressent pas de déclarer leurs fautes : on supplée à leur silence, en les obligeant à confesser les péchés d’autrui. Il arrive de là que lorsqu’un pénitent se présente, le prêtre sait déjà quels sont les points sur lesquels il doit l’interroger, et comment il doit s’y prendre pour le convaincre.
« Il s’établit, entre le ministre de l’Église et l’Indien qui se confesse, dit Depons, des débats d’une singularité piquante. Il est rare qu’on obtienne de l’Indien l’attitude d’un pénitent ; il s’agenouille en débutant ; il est bientôt assis à terre : et là, au lieu de déclarer ses péchés, il nie fortement tous ceux dont le confesseur lui demande l’aveu ; il faut qu’il soit évidemment convaincu de mensonge pour qu’il se reconnaisse coupable de quelque péché ; c’est souvent ce qu’il ne fait qu’à la dernière extrémité, et en maudissant ceux qui en ont informé le prêtre [427] ».
La confession finie, le pénitent est vigoureusement fouetté en public [428]. Chaque individu se devant presque tout entier à la communauté du moment qu’il peut se livrer à quelque travail, il a été nécessaire de prévenir la désertion. Les chefs ne se sont donc pas bornés à interdire l’entrée de leur territoire à tous les étrangers sans distinction, mais ils ont défendu d’en sortir à tous leurs subordonnés. Afin que cette défense ne devint pas illusoire, l’usage du cheval a été interdit d’une manière générale, et l’interdiction n’a été levée qu’en faveur d’un très petit nombre d’individus auxquels on a cru pouvoir se fier. Les précautions ont été portées plus loin : chaque peuplade a été environnée de fossés profonds ; des portes ont été mises à toutes les entrées, et des sentinelles ont été préposées à la garde de ces portes. Ainsi, chaque individu a été circonscrit dans un espace d’environ cinq cents mètres de rayon (600 varas), qu’il ne lui a jamais été permis de dépasser, sous peine d’être puni de coups de fouet. L’usage des armes a été également interdit [429].
Les peuples soumis à un tel régime ne manifestent aucun genre d’activité physique ou intellectuelle. Ils se portent au travail avec une telle nonchalance, que soixante ou soixante-dix d’entre eux ne font pas plus de travail que huit ou dix de nos ouvriers d’une activité médiocre [430]. Ils joignent la malpropreté à la paresse, et ne portent d’intérêt à rien ; que les chefs des missions les élèvent à une dignité ou qu’ils les en fassent descendre, peu leur importe [431]. La vie même ne leur inspire aucun attachement ; ils ne se plaignent point quand ils souffrent ; ils meurent sans éprouver ni sans inspirer de regret [432]. Ils sont si loin de mettre à rien la moindre importance, que les femmes ignorent la chasteté, comme les hommes la jalousie. Ils semblent n’avoir pas assez de vie pour se propager [433]. Ils ne sont pas moins indifférents pour une vie à venir que pour ce qui existe dans ce monde [434].
Ces peuples ont cependant des vices nombreux ; outre la paresse et l’oisiveté dont j’ai déjà parlé, ils ont toutes les mauvaises habitudes que nous avons observées chez les sauvages et chez les esclaves.
« Depuis près de trois siècles qu’on cherche à donner à cette misérable espèce d’hommes quelque idée du juste et de l’injuste, dit Depons, on n’a pu obtenir qu’ils respectassent la propriété d’autrui lorsqu’ils peuvent la ravir ; qu’ils ne fussent pas dans un état continuel d’ivresse lorsque la boisson ne leur manque pas ; qu’ils ne commissent point d’inceste lorsqu’ils en ont l’occasion ; qu’ils ne fussent pas menteurs et parjures lorsque le mensonge ou la violation du serment doivent leur être profitables ; qu’ils se livrassent au travail lorsque la faim du moment ne les y oblige pas [435]. »
Leurs facultés intellectuelles sont aussi peu développées que leurs facultés morales ; s’ils étaient moins paresseux, et moins indifférents sur tout ce qui les environne, ils auraient plus d’analogie avec les abeilles et les castors qu’avec des hommes. Ils cultivent tous les mêmes plantes ; ils rangent leurs cabanes de la même manière ; ils se nourrissent des mêmes aliments, travaillent le même nombre d’heures, se livrent aux mêmes pratiques [436]. Leur industrie se borne à cultiver quelques végétaux, et à fabriquer la toile grossière qui leur sert de vêtements. Les arts les plus usuels parmi nous n’y sont pas connus [437]. Ils sont d’une telle stupidité, que leur curiosité ne peut pas être excitée même par les spectacles les plus inaccoutumés, et que, suivant l’opinion même des missionnaires, ils meurent dans l’âge le plus avancé, sans être jamais sortis de l’enfance [438].
Mais ces mêmes hommes, si stupides et si indolents, qui se laissent fustiger patiemment à la porte des églises, se montrent rusés, actifs, impétueux et cruels, chaque fois qu’ils agissent en masse dans une émeute populaire. Leur volonté se réveille avec le sentiment de leurs forces, et ils marchent vers leur but avec une énergie qui leur fait braver tous les dangers [439].
Il est impossible de considérer attentivement l’état social de ces peuples, leurs mœurs, le développement intellectuel qui leur est propre, leur faiblesse quand ils sont isolés, leur énergie quand ils ont secoué le joug de l’autorité, sans être frappé de l’analogie qui existe entre eux et les nègres des colonies européennes. La ressemblance est si parfaite qu’elle a été d’abord aperçue par les hommes les plus disposés à rendre justice au zèle des chefs de ces établissements.
« J’avoue, dit La Pérouse après avoir fait l’éloge de leur piété et de leur sagesse, que plus ami des droits de l’homme que théologien, j’aurais désiré qu’aux principes du christianisme on eût joint une législation qui, peu à peu, eût rendu citoyens des hommes dont l’état ne diffère presque pas aujourd’hui de celui des nègres des habitations de nos colonies régies avec le plus de douceur et d’humanité [440]. »
L’influence exercée par le régime de la communauté de travaux et de biens, sur l’intelligence et sur les mœurs des chefs du gouvernement, n’est pas aussi facile à constater que l’influence exercée par un tel régime sur les mœurs et sur les facultés intellectuelles des autres membres de la communauté. Les chefs du gouvernement ne peuvent pas se livrer aux travaux des champs ; leur occupation est de gouverner et de prier. Nous ne pouvons connaître qu’imparfaitement leur vie privée, parce qu’ils admettent rarement des étrangers à visiter l’intérieur de leurs maisons, et que, dans ces rares occasions, ils ne se montrent que comme ils désirent être vus. Cependant, comme ils sont tous soumis aux mêmes règles et qu’ils exercent les mêmes pouvoirs, ce que nous savons sur quelques-uns pourra nous faire juger de ce que sont les autres. L’uniformité des règles monastiques simplifie singulièrement les recherches.
Les missionnaires, en arrivant dans le pays, y apportent la quantité de connaissances qui leur ont été données ailleurs, et paraissent ne pas faire beaucoup de cas de l’instruction, si l’on en juge du moins par quelques-uns d’entre eux.
« Notre missionnaire, dit M. de Humboldt, semblait d’ailleurs très satisfait de sa position.... La vue de nos instruments, de nos livres, et de nos plantes sèches lui arrachait un sourire malin, et il avouait avec la naïveté qui est propre à ces climats, que de toutes les jouissances de la vie, sans en excepter le sommeil, aucun n’était comparable au plaisir de manger de la bonne viande de vache, carne de vacca : tant il est vrai, ajoute M. de Humboldt, que la sensualité se développe par l’absence des occupations de l’esprit [441]. »
Un autre voyageur nous dit, en parlant d’un missionnaire qu’il peint comme un des meilleurs, qu’il considérait tous les savants anciens et modernes comme des députés de Satan, envoyés pour corrompre le genre humain, et qu’il se serait volontiers fait démon, pendant quelques années, pour assouvir sur eux sa sainte vengeance [442]. On peut juger d’après cela que les chefs de ces communautés n’ont pas les facultés intellectuelles très développées, et le genre de vie qu’ils mènent n’est pas propre à les étendre.
Le chef d’une mission, après avoir dit sa messe, donne sa main à baiser à tous les membres de la communauté, puis il déjeune, mais sans envoyer prendre sa ration de bouillie dans la chaudière commune. Ayant déjeuné, il travaille avec les corrégidors qui sont ses ministres, et visite ensuite les ateliers ; s’il sort, ce n’est jamais qu’à cheval, et en grand cortège. Il dîne à onze heures, seul avec son vicaire. À deux heures, il s’enferme dans son intérieur, et dort jusqu’au soir. À sept heures, il soupe ; à huit, dit Bougainville, il est sensé couché [443]. Il ne nous est pas possible de savoir en quoi consistent les repas des membres de ce gouvernement ; mais, peut-être, pourrons-nous le présumer, lorsque nous aurons vu ce que deviennent les revenus annuels de la communauté.
Les missionnaires ayant un costume réglé par leur ordre, ne peuvent mettre beaucoup de luxe dans leurs vêtements. Les revenus de la communauté sont employés d’abord à la construction de leurs maisons, et ensuite à la construction et à l’ornement des églises ; l’habillement des autres membres de l’association n’est placé qu’en troisième ligne, et chacun doit aller nu, jusqu’à ce que ces premiers besoins soient satisfaits. Un vieux missionnaire assurait à M. de Humboldt que cet ordre ne pouvait être changé sous aucun prétexte [444]. Les maisons et les églises doivent varier selon que les communautés sont plus ou moins anciennes, et qu’elles ont des revenus plus ou moins considérables. Les églises sont, en général, les plus magnifiques de ces contrées ; elles sont pleines de très grands autels, de sculptures et de dorures ; les ornements ne peuvent pas être plus précieux [445].
Les chefs du gouvernement sont naturellement chargés de la garde et de l’administration des biens communs ; ils sont chargés aussi de faire le commerce que l’intérêt de la société demande. Mais tous les produits des travaux communs ont fini par devenir la propriété exclusive des administrateurs, et les personnes employées à l’exécution de ces travaux ont perdu jusqu’à l’espérance d’en recueillir jamais le fruit ; les neuf dixièmes d’entre eux ont même cessé de recevoir le misérable vêtement qui leur était accordé. Tandis que les moyens d’existence ont diminué, les travaux sont devenus plus rudes et plus continus ; les femmes ont été conduites dans les champs comme les hommes, et quelquefois on a même privé ces infortunés des deux jours pendant lesquels ils pouvaient travailler pour eux. Les menaces et les promesses de la religion sont tour à tour employées pour obtenir d’eux des travaux au-dessus de leurs forces. « On les pousse continuellement au travail, dit Azara, et finalement tous les biens de la communauté se partagent entre les chefs, leurs favoris, et les administrateurs [446]. »
Les membres des communautés suppléent par la peinture aux vêtements qui leur manquent, et leurs administrateurs ont trouvé le moyen de se faire de ce besoin une source de revenus. Plusieurs se sont emparés du commerce de la couleur qui leur sert à se peindre en rouge, et ils la leur vendent à un prix excessif ; ils leur enlèvent ainsi les produits des jours libres qui leur sont laissés [447]. À l’aide de ce moyen et d’autres semblables, la plupart parviennent à amasser une fortune que quelques personnes ont évaluée de 60 000 à 80 000 piastres, et que les plus modérés ont portée à la moitié de cette somme [448].
Les chefs des communautés ne sont pas seulement les administrateurs des biens communs, ils sont aussi les gardiens de la vertu des filles et des femmes. Deux corps de logis tiennent à la maison du chef principal : dans l’un, on exerce les arts que demandent les besoins communs ; dans l’autre se trouvent un grand nombre de jeunes filles occupées à divers ouvrages, sous la garde et l’inspection de vieilles femmes. Suivant Bougainville, l’appartement du curé communique intérieurement avec ces deux corps de logis [449] ; le même fait nous est attesté par La Pérouse :
« Les religieux, dit-il, se sont constitués les gardiens de la vertu des femmes. Une heure après le souper, ils ont soin d’enfermer sous clef toutes celles dont les maris sont absents, ainsi que les jeunes filles au-dessus de neuf ans ; et, pendant le jour, ils en confient la surveillance à des matrones [450]. »
La Pérouse ne nous dit pas dans les mains de qui cette précieuse clef reste déposée ; mais il le laisse conjecturer.
Les voyageurs parlent peu, en général, des mœurs privées des chefs de ces communautés ; mais, lorsque les jésuites furent remplacés par d’autres religieux, il se répandit en Amérique des bruits qui leur étaient peu avantageux. Bougainville, qui se trouvait alors dans le pays, n’en parle que d’une manière obscure :
« Ma plume se refuse, dit-il, au détail de tout ce que le public de Buenos-Aires prétendait avoir été trouvé dans les papiers saisis aux jésuites ; les haines sont encore trop récentes pour qu’on puisse discerner les fausses imputations des véritables [451]. »
Lorsque la domination devient lucrative, on cherche naturellement à l’étendre ; c’est ce qu’ont fait la plupart des chefs de ces associations, quand ils ont commencé à s’apercevoir des avantages que produisait une communauté de travaux et de biens ; ils sont allés à la conquête des âmes, conquista de almas. Au milieu de la nuit, un missionnaire, suivi d’une troupe de soldats qu’excitaient l’espoir des récompenses, se précipitait sur une peuplade ; on massacrait tout ce qui faisait résistance, on brûlait les cabanes, on détruisait les plantations, et l’on amenait comme prisonniers les vieillards, les femmes et les enfants. Ces âmes conquises étaient distribuées ensuite dans les missions, et l’on avait soin de séparer les mères des enfants, de peur qu’ils ne concertassent ensemble les moyens de s’enfuir. Les enfants conquis étaient traités en esclaves, jusqu’à ce qu’ils eussent atteint l’âge de se marier [452].
Les nuances qui séparent de la traite et de l’esclavage cette manière de conquérir et de gouverner les âmes, sont tellement légères qu’il était difficile que les chefs des communautés ne passassent pas d’un régime à l’autre. Aussi, les missionnaires ont fini par faire le commerce des esclaves, et plusieurs en avaient même un très grand nombre. Lorsque les jésuites ont été remplacés par d’autres, la seule maison de Cordoue en possédait 3 500. On a trouvé aussi les magasins remplis de marchandises, parmi lesquelles il y en avait de beaucoup d’espèces qui ne se consommaient pas dans les missions [453].
Ainsi, après plus de deux siècles d’existence, des communautés qui avaient pour objet d’assurer à chacun une égalité de plaisirs et de peines, ont produit la plus grande des inégalités ; elles ont mis tous les biens d’un côté et tous les travaux de l’autre. Il faut dire cependant que l’égalité a été aussi grande qu’elle pouvait l’être entre tous les individus de la classe laborieuse ; mais ce n’a été qu’une égalité d’ignorance, de stupidité, de vices et de misère ; une égalité semblable à celle qui peut exister entre des esclaves.
Les effets que nous avons observés, ont été des conséquences du système, et n’ont pas été produits par les vices particuliers à une classe d’hommes. Il n’y a même pas longtemps que ce système était considéré par des philosophes comme le chef-d’œuvre de l’esprit humain. Raynal l’a mis au-dessus de tout ce que les législateurs ont jamais produit de plus parfait. Il prétend que ce système prévenait les crimes et dispensait des punitions ; il dit que les mœurs étaient belles et pures ; qu’on y craignait sa conscience et non les châtiments ; il ne parle qu’avec dédain des politiques qui firent voir, dans le défaut de propriété, un obstacle insurmontable à la population ; et cela lui fournit une occasion de faire voir les malheurs et les vices auxquels donne naissance l’existence de la propriété. Persuadé que l’expulsion des jésuites allait entraîner la chute du système de la communauté de travaux et de biens, Raynal termine son panégyrique en ces termes : « Quoi qu’il arrive, le plus bel édifice qui ait été élevé dans le Nouveau-Monde sera renversé [454]. »
Bougainville, avant que d’avoir vu de près ces communautés, en avait la même opinion que Raynal ; mais il a été promptement désabusé [455].
[IV-530]
Les premiers Anglais qui passèrent en Amérique pour s’y établir, formèrent aussi des associations dans lesquelles les travaux et les biens devaient être communs ; les produits qu’ils obtenaient de la terre étaient enfermés dans des magasins publics, et on en distribuait une partie toutes les semaines ; mais, en peu de temps, les abus devinrent tellement graves, que les membres de ces associations furent obligés de se séparer [456].
Les Frères Moraves, quoique soutenus par le zèle religieux, ont éprouvé tant d’inconvénients de leurs associations, que tous les membres ont fini par éprouver un égal mécontentement [457].
Une association religieuse, composée d’environ sept cents Allemands, s’est établie depuis peu d’années dans l’Amérique septentrionale. Sortis d’un pays où la concurrence leur avait fait une nécessité de développer leurs facultés intellectuelles et physiques, excités par le zèle religieux, et placés sur une terre où tout homme qui travaille est assuré de jouir des fruits de son travail, ils ont fait des progrès rapides.
Les individus dont cette association se compose ayant été formés sous un autre régime, et n’étant encore qu’à leur première génération, il n’est pas possible de déterminer d’une manière exacte quelles en seront les conséquences futures. Cependant, on peut prévoir, dès ce moment, que si l’association se prolonge longtemps, elle aura la plupart des effets que nous avons observés dans les communautés formées par les missionnaires.
Les opinions religieuses des membres de cette société leur font considérer le mariage comme contraire à la perfection de l’homme, et ces opinions ont sur eux une telle puissance, que, si elles continuaient d’agir pendant cinquante années avec la force qu’elles ont eue jusqu’à ce jour, la société serait détruite faute de membres. Ces opinions, qui menacent l’association d’une destruction future peu éloignée, sont une garantie de son existence actuelle ; mais si elles viennent à s’affaiblir chez quelques individus jeunes et bien constitués, les croyants seront, en peu de temps, les esclaves des incrédules. Il faudra qu’ils travaillent pour eux-mêmes et pour les enfants d’autrui ; et s’ils se voient réduits à cette nécessité, ils ne tarderont pas à user de représailles et à mettre leurs enfants à la charge des autres.
Afin de ne pas ébranler leurs croyances, ils repoussent d’au milieu d’eux l’usage de l’imprimerie, et n’admettent aucune discussion religieuse ou politique, surtout avec des étrangers ; de sorte qu’ils se trouvent naturellement dans la voie que les missionnaires espagnols ont parcourue. Leur pasteur est, en même temps, chef de la religion et de l’administration ; ils ne pensent et n’agissent que sous sa direction, et sont ainsi placés sous un gouvernement théocratique analogue à celui du Paraguay
Quoique établie depuis peu d’années, l’égalité n’existe déjà plus entre les chefs et les subordonnés, si même on peut dire qu’elle a jamais existé. L’usage du thé et du café est interdit aux gouvernés, et réservé aux gouvernants. Un livre des recettes et des dépenses avait été d’abord établi ; mais, des valeurs considérables ayant passé dans les mains des administrateurs, le livre a été perdu, et il n’a pas été possible de le retrouver. Afin de ne pas faire à l’avenir des pertes de ce genre, il a été déterminé qu’on ne tiendrait plus compte de rien. Les membres du gouvernement ont donc sur les biens communs un pouvoir égal à celui dont jouissent les missionnaires dans les colonies espagnoles. On peut, sans être prophète, prédire que cette association n’aura ni plus de durée, ni de meilleurs résultats que celles dont j’ai précédemment parlé [458].
Les associations de travaux et de biens, formées par un grand nombre de personnes et pour les générations à venir, portent dans leur sein un principe de décadence et de destruction que rien ne saurait paralyser ; elles auront toujours pour résultat la dégradation de la population, et la plus dure et la plus inique des inégalités. Il suffit, pour se convaincre de cette vérité, de se rappeler quelques-uns des faits que j’ai cités dans le premier volume de cet ouvrage.
J’ai fait observer que les actions que nous qualifions vertueuses, comme celles que nous appelons vicieuses, produisent toutes un mélange de biens et de maux ; mais que ces biens et ces maux n’arrivent pas en même temps, et ne se répartissent pas d’une manière égale. J’ai dit que le moyen le plus efficace de rendre communes les habitudes vicieuses, est de laisser à ceux qui les ont contractées toutes les jouissances qu’elles produisent, et de faire tomber sur d’autres les maux qui en sont le résultat. J’ai ajouté que le moyen le plus efficace d’extirper les bonnes habitudes est, au contraire, de concentrer sur ceux qui les ont contractées les peines qui les suivent ou les accompagnent, et d’en accorder tous les avantages à ceux qui y sont étrangers. Or, si l’on veut se donner la peine d’examiner comment agissent les communautés dont je me suis occupé dans ce chapitre, on verra qu’elles ont nécessairement ce double effet. Sous ce rapport, elles ont une ressemblance parfaite avec l’esclavage, et doivent, par conséquent, amener les mêmes résultats.
Supposons que cinquante individus pris au hasard, et différant, par conséquent, les uns des autres par leurs forces, soient conduits au travail, et que les produits doivent être partagés par portions égales ; la part du plus faible et du plus paresseux devant être égale à celle du plus diligent et du plus fort, la quantité de travail qui sera exécutée par chacun sera réglée par la quantité qu’en donnera le plus faible. Si un individu travaille avec zèle, il n’aura que la cinquantième partie des produits de son travail, et il en portera toute la fatigue ; s’il se livre à la paresse, il jouira seul des plaisirs qu’elle donne, mais il ne sentira que la cinquantième partie de la misère qui la suit. Ainsi, en voulant obtenir une égalité de travaux et de biens, on n’obtient qu’une égalité de paresse et de misère ; on n’élève pas les hommes paresseux et pauvres au niveau des hommes actifs et aisés, on fait descendre ceux-ci au niveau de ceux-là.
On peut faire, pour les travaux intellectuels, les mêmes raisonnements que pour les travaux purement physiques : l’homme le plus borné ou le plus stupide ayant les mêmes avantages que l’homme le plus intelligent, nul n’est disposé à prendre une peine qui tomberait tout entière sur lui, tandis qu’il ne recueillerait qu’une portion infiniment petite des avantages qui en seraient la suite. On obtient ainsi une égalité d’ignorance et de stupidité, quand on laisse aux travaux de l’esprit la fatigue qui en est inséparable, et qu’on attribue aux hommes les plus bornés les mêmes avantages qu’aux plus intelligents ; on n’élève pas les premiers au niveau des seconds, on fait descendre les seconds au niveau des premiers.
[IV-535]
Dans ce système, un homme est presque sans influence sur sa destinée : si, en se livrant à l’intempérance ou à d’autres vices, il se rend incapable de travailler, peu lui importe ; d’autres travailleront pour lui, pour sa femme et pour ses enfants. Il lui est aussi impossible de se ruiner qu’il lui est impossible de s’enrichir ; il n’a donc besoin ni de prévoyance, ni d’économie. Il n’a même pas besoin d’estime, puisque sa part dans les richesses communes est toujours la même, et qu’il ne peut pas déchoir sans que la population tout entière descende en même temps que lui.
Il n’a pas plus d’influence sur la destinée de sa femme et de ses enfants que sur la sienne ; il peut les maltraiter puisqu’il est le plus fort, mais il est incapable de leur transmettre aucun bienfait : qu’il soit malade ou qu’il meure, peu leur importe ; sa perte ne sera pas sentie. De son côté, le père ne peut rien attendre de ses enfants : n’ayant rien fait pour eux, ils ne lui doivent point de reconnaissance, et, s’ils lui en devaient, ils seraient incapables de s’acquitter.
Si chaque individu, parvenu à l’âge de puberté, juge à propos de se marier, la population manquera bientôt de subsistances ; si, au contraire, les plus prévoyants s’imposent des privations pour ne pas accroître la misère commune, ils n’éprouveront ni moins de privations ni moins de fatigues, puisqu’il faudra nourrir et élever les enfants des autres.
[IV-536]
Un tel régime, en un mot, n’est propre qu’à éteindre dans l’homme tout principe d’activité, d’affection, de bienveillance, en supposant même que les travaux et les produits qui en résultent soient distribués de la manière la plus impartiale ; mais, s’il arrive que les administrateurs se fassent une part plus avantageuse que les autres, les hommes qui travaillent ne peuvent manquer de devenir en peu de temps esclaves.
Les maux qui pèsent sur une nation sont donc toujours également graves, soit qu’une fraction de la population s’approprie les produits des travaux de l’autre, soit que les individus dont elle se compose aspirent à établir entre eux une égalité de bien et de maux. Il résulte de là que l’inégalité entre les individus dont un peuple se compose, est une loi de leur nature ; qu’il faut, autant qu’il est possible, éclairer les hommes sur les causes et sur les conséquences de leurs actions ; mais que la position la plus favorable à tous les genres de progrès est celle où chacun porte les peines de ses vices, et où nul ne peut ravir à un autre les fruits de ses vertus ou de ses travaux.
[1]Les contradictions grossières que je viens de faire observer se retrouvent dans les actions et dans les discussions politiques. Tels Anglais et tels citoyens des États-Unis d’Amérique, qui voient avec une orgueilleuse pitié des écrivains du continent européen soutenir le principe de la légitimité des familles royales, traiteraient de révolutionnaire tout homme qui ne parlerait pas avec un respect suffisant de la légitimité des planteurs. Qu’on demande, par exemple, aux citoyens américains qui ont rendu au général Lafayette des honneurs inconnus jusqu’alors, ce qu’ils penseraient d’un homme qui rendrait à leurs esclaves des services analogues à ceux qu’ils ont eux-mêmes si bien récompensés, et l’on verra à quoi se réduisent leurs principes de morale. Lorsque les grands de Pologne ont été asservis, nous avons été émus de pitié, et nous avons maudit l’injustice de leurs oppresseurs ; mais ces grands tiennent des millions d’hommes dans l’asservissement, et nous n’y voyons rien à dire. On trouve, chez les peuples de l’antiquité, les mêmes inconséquences que chez les modernes : quelle grande et terrible leçon les meurtriers de César donnèrent à leurs propres esclaves ! Il n’y a que les hommes qui admettent une morale et une justice universelles qui puissent, sans inconséquence, honorer les défenseurs de la liberté ou combattre la servitude.
[2] Aristote met en quelque sorte l’esclavage sur la même ligne que le mariage : l’un ne lui paraît pas moins nécessaire que l’autre à l’existence d’une famille. Polit., liv. I, ch. IV, V et VI, tome I, p. 6 et de la traduct. de M. Thurot.
[3]Les patriciens pouvaient aussi être faits prisonniers, mais ils avaient pour se racheter, des moyens que n’avaient pas les hommes du peuple. S’ils étaient riches, ils payaient une rançon et devenaient libres ; s’ils étaient pauvres, leurs clients étaient dans l’obligation de payer pour eux. Les patriciens étaient donc toujours rachetés ; mais les plébéiens ne l’étaient jamais. Plusieurs de nos écrivains politiques ont vu dans cet abandon des prisonniers plébéiens, les calculs d’une sage et profonde politique de la part des sénateurs romains. Ils auraient mieux jugé les hommes, s’ils n’y avaient vu que l’effet de la dureté, de l’avarice et de l’insolence aristocratiques.
Annibal ayant fait sur les Romains un grand nombre de prisonniers, en fit proposer le rachat au sénat ; mais ce corps refusa de les racheter pour ne pas violer ses anciennes maximes, et surtout par esprit d’économie. Cependant, comme il manquait d’hommes pour se défendre, il acheta huit mille esclaves et leur donna des armes sans leur donner la liberté. Tite-Live, tome VII, p. 393 et 397 de la traduction de Dureau de Lamalle.
[4] Les prêtres de l’ancienne Rome, qui étaient tirés de la classe aristocratique, encourageaient, par leurs prédictions, les armées au pillage, parce qu’ils avaient part au butin. Tit.-Liv., lib. V, tome III, p. 84 et 101 de la traduction de Dureau de Lamalle.
[5] C’est à l’impuissance dans laquelle se trouve un possesseur d’hommes de consommer immédiatement les produits agricoles d’un très grand nombre d’individus, qu’il faut attribuer en grande partie l’hospitalité tant vantée des anciens temps ; comme c’est à la facilité qu’ont les despotes de s’approprier les richesses de leurs sujets, qu’il faut attribuer ce qu’on nomme quelquefois leur générosité. Le très petit nombre des princes qui se sont fait quelque scrupule de s’emparer de force ou frauduleusement du bien des autres, ont toujours été accusés d’avarice : je ne connais à cet égard aucune exception. On accuse aussi les hommes de s’être endurcis et de moins valoir que les anciens, par la raison qu’ils ne prodiguent pas en faveur des premiers venus, ce qu’ils gagnent laborieusement, ou ce qu’ils peuvent dépenser d’une manière plus agréable.
[6] On assure que la religion chrétienne condamne l’esclavage ; j’en suis convaincu ; aussi ferai-je voir ailleurs que ceux qui le soutiennent ou qui l’approuvent ne sont pas chrétiens. À l’exception des Quakers, dont la plupart ont affranchi leurs esclaves par principes de religion, il n’est point de sectes se disant chrétiennes qui n’admettent et ne protègent l’esclavage. Les catholiques de France, d’Espagne, de Portugal, font métier d’acheter et de vendre des êtres humains dans leurs colonies ; les reformés d’Hollande, d’Angleterre et des États-Unis se livrent au même commerce ; les catholiques, les reformés, et les peuples du nord de l’Europe, qui suivent le rit grec, ont de nombreux esclaves.
[7] Après la prise d’une seule ville gauloise, César en mit cinquante mille en vente.
[8] Les lois ne mettaient aucune borne au pouvoir de l’homme ou de la femme qui était une personne, sur l’homme ou la femme qui était une chose ; mais les censeurs et le sénat qui étaient investis d’une autorité en quelque sorte arbitraire, punissaient quelquefois les maîtres qui avaient, sans motifs, exercé sur leurs esclaves des cruautés révoltantes. Ainsi, un sénateur qui, au milieu d’un repas et pour l’amusement d’un convive avec lequel il avait des liaisons criminelles, avait fait couper la tête à un homme, fut jugé de mauvaise compagnie et cessa d’être admis au sénat. Plutarque, Vies de M. Caton et de Flaminius. Voyez Denys d’Halicarnasse, liv. VII, § LXXIII. — Tit.-Liv., tome XIII, p. 325.
[9] On trouve, dans les lois romaines, peu de dispositions relatives aux esclaves. La raison en est simple ; étant mis, par une disposition spéciale, au nombre des choses, et la loi ne leur accordant aucune protection, on n’a pas eu à s’occuper d’eux plus que de tout autre objet mobilier.
[10] « Sa coutume, dit Plutarque en parlant de M. Caton, était de frapper rudement... montrer un visage terrible à l’ennemi, et user de menaces en lui parlant d’une voix âpre et effroyable : ce qu’il prenait très bien et enseignait très sagement aux autres à le faire ainsi... Au moyen de quoi, ajoute le même historien, M. Caton enseigna à son fils, la grammaire, les lois, l’escrime, non seulement pour lancer le javelot, jouer de l’épée, voltiger, piquer chevaux et manier toutes armes, mais aussi pour combattre à coups de poing, endurer le froid et le chaud, passer à la nage le courant d’une rivière impétueuse et raide. » Plutarque, Vie de Marcus Caton, p. 400 et 414.
[11] L’invention de la poudre à canon a établi, en quelque sorte, l’égalité de forces physiques entre tous les hommes, et les exercices gymnastiques ont été négligés.
[12]Chez les Européens modernes, les hommes placés dans les rangs aristocratiques ont choisi bien souvent leurs femmes dans les classes industrieuses ; mais ils ont été déterminés dans leurs choix par des considérations de fortune plus que par des considérations de beauté. La polygamie n’étant plus admise, plusieurs ont pensé qu’avec les richesses des unes, ils achèteraient les charmes des autres ; la corruption a ainsi succédé à la violence ; c’est un pas dans la civilisation. L’influence de cette cause, jointe à celle de l’invention de la poudre, a rétabli l’équilibre des avantages physiques entre toutes les classes de la population.
[13] Un maître ne pouvait rien donner à son esclave, c’est-à-dire qu’il avait toujours la faculté de reprendre ce qu’il lui avait donné. Dig., lib. XL, tit. I, l. IV, § 1.
[14] L’exercice de la lutte était interdit aux esclaves, même sous les empereurs. Dig., lib. IX, tit. II, l. VII, § IV.
[15]Il existait chez les Romains une espèce d’esclaves dont les maîtres développaient les forces et l’adresse : c’étaient ceux qui étaient destinés à être gladiateurs. Mais ceux-là étaient tenus enfermés comme des bêtes féroces, jusqu’au moment où ils étaient jetés dans le cirque pour s’y égorger mutuellement, et servir ainsi aux menus plaisirs du peuple roi. Ces esclaves inspiraient une telle terreur à la population qui les dressait pour les faire égorger, que, du temps de César, on rendit une loi pour limiter le nombre de ceux qu’il serait permis d’introduire dans la ville. Deux cents étant une fois parvenus à s’échapper avec leurs armes, se précipitèrent sur tous les individus de la race des maîtres qui se trouvèrent sur leur passage, et leur donnèrent la mort. Il leur fut impossible de se sauver ; mais aucun d’eux ne se laissa prendre vivant. Les combats de gladiateurs n’étaient pas moins agréables aux dames qu’aux hommes. Plutarque, Vie de Sylla, p. 565. — Vie de Crassus, p. 654.
[16] Raynal, Hist. phil.
[17] Voyez le tome I, liv. II, ch. VIII et IX.
[18] Il suit de là que les qualités militaires sont d’un genre neutre, et que la qualification qu’on doit leur donner dépend des dispositions morales qui en dirigent l’emploi : elles sont un perfectionnement quand elles ont pour but la défense, la conservation ou la liberté ; elles sont une dégradation quand elles ont pour but la conquête, la tyrannie ou la destruction.
[19] La Morale et la Politique d’Aristote, liv. VII, chap. VII, tome II, p. 458 et 459 de la traduction de M. Thurot.
[20] Aristote, Ibid., ch. IX, p. 465.
[21] Plutarque, Vie de Marcellus.
[22] Denys d’Halicarnasse, liv. II, § XXVIII.
[23] Ibid., liv. IV, § XIII.
[24] Plutarque, Vie de Caton.
[25] Plutarque, Vie des Gracques.
[26] Denys d’Halicarnasse, liv. VI, § LIII, tome II, p. 53. — L’historien qui rapporte ce discours, parle de Menenius comme du plus sage des sénateurs.
[27] Suétone, Vie d’Auguste, § II et III, p. 221 et 225.
[28] Denys d’Halicarnasse, liv. IX, § XXV, tome II, page 322. L’aristocratie avait un intérêt particulier à renforcer le préjugé que crée l’esclavage contre l’exercice de toute industrie utile : elle prenait à ferme les terres conquises par la république, et les faisait cultiver par ses esclaves ; elle faisait aussi exercer par ses esclaves les arts et le commerce ; de sorte qu’elle concourait à avilir tous les travaux productifs, afin de mieux s’en assurer les profits. Lorsque les terres conquises excédaient ce qu’il était possible de faire cultiver par des esclaves, l’aristocratie refusait de les distribuer au peuple et les laissait incultes ; par ce moyen, elle s’assurait le monopole de la vente des grains. Plutarque, Vie des Gracques. — Denys d’Halicarnasse, liv. IX, § LI et LII, et liv. X, § XXXV. — Voyez Tit.-Liv., passim.
[29] Plutarque, Vie de M. Caton.
[30] Plutarque, Vie de M. Caton, pag. 402. — Chez les peuples d’Afrique où les Européens ont établi l’usage d’acheter et de vendre des êtres humains, la profession la plus noble est celle qui consiste à faire le commerce des hommes : l’aristocratie des nègres ne juge pas autrement que l’aristocratie romaine. Voyez supra, tome II, liv. III, ch. XXVII.
[31] Barrow, Nouveau voyage dans la partie méridionale de l’Afrique, tome I, ch. I, p. 98 et 99.
[32] Barrow, ibid., pages 35 et 36 de l’introduction.
[33] Barrow, Nouveau voyage dans la partie méridionale de l’Afrique, tome II, ch. V, p. 132.
[34] Barrow, Voyage dans la partie méridionale de l’Afrique, tome II, ch. V, p. 132.
[35] Barrow, tome I, p. 35 et 36 de l’introduction.
[36] Voyez supra, tome III, liv. III, ch. III. p. 28.
[37] Stedmann, Voyage à Surinam, tome III, ch. XXIX, p. 184 et 185.
[38] Macartney, Voyage en Chine et en Tartarie, tome IV, ch. III, page 197.
[39] Weld, Voyage au Canada, tome I, ch. XI et XVIII, pag. 172 et 278. — Larochefoucault-Liancourt, Voyage aux États-Unis, troisième partie, tome VI, p. 84. — Michaux, Voyage à l’ouest des monts Alleghanys, ch. XXXII, p. 304 et 305. — Robin, Voyage dans la Louisiane, tome II, ch. XXXVII, p. 113.
[40]Voyage aux États-Unis, deuxième partie, tome IV, pag. 59, 172, 99 et 100.
[41] M. de Larochefoucault-Liancourt, Voyage aux États-Unis, troisième partie, t. VI, p. 84. — Robin, Voyage dans la Louisiane, tome II, ch. XLVII, p. 245.
[42] Vie de Marcellus.
[43] Plutarque, Vie de Marcellus, p. 365.
[44] Denys d’Halicarnasse, liv. III, § LIII et LXVII ; liv. IV, § LIX, tome I, p. 255 et 329.
[45] Plutarque, Vie de Publicola, p. 120.
[46] Barrow, Voyage dans la partie méridionale de l’Afrique, tome II, ch. V, p. 202.
[47] Levaillant, premier Voyage, tome I, p. 14 et 15.
[48] Barrow, Voyage dans la partie méridionale de l’Afrique, tome II, ch. V, p. 141, 190 et 191.
[49] Robin, Voyage dans la Louisiane, t. II, ch. XXXVII, p. 119.
[50] Depons, tome III, ch. X, p. 11 et 99. — Dauxion-Lavaysse, tome II, ch. VI, p. 147.
[51] Thiery, De la culture du nopal, etc., tome I, p. 59 et 60.
[52] De Humboldt, Voyage aux régions équinoxiales, livre V, ch. XV, tome V, p. 152 et 155. — L’Amérique méridionale a éprouvé deux révolutions qui en changeront la face en peu d’années : la première est la conquête de son indépendance ; la seconde, l’abolition de l’esclavage dans une grande partie des pays.
[53] Si l’on s’en rapporte au témoignage des voyageurs, il ne paraît pas que les Anglo-Américains se donnent beaucoup de peine pour développer leur intelligence. « I have not seen a book, dit Fearon, in the hands of any person since I left Philadelphia. » Sketches of America, 5th report, p 252, 290 et 293.
[54] Barrow, Voyage dans la partie méridionale de l’Afrique, tome II, ch. V, p. 208, 209, 214 et 215. — Les médecins du Cap, en 1772, ignoraient encore l’usage de la vaccine. Thumberg, Voyage en Afrique, ch. II, p. 34.
[55] Larochefoucault, Voyage aux États-Unis, deuxième partie, tome IV, p. 63, 228, 229 et 230.
[56] Larochefoucault, Voyage aux États-Unis, deuxième partie, tome IV, p. 62 et 63.
[57] Ibid., page 65. — Michaux, Voyage à l’ouest des monts Alleghanys, ch. XXXI, p. 294 et 295.
[58] Michaux, Voyage à l’ouest des monts Alleghanys, ch. I, pages 9 et 10.
[59] Voyez le chap. de l’influence de l’esclavage sur les richesses.
[60] Robin, Voyage dans la Louisiane, tome III, chap. LXVII, pages 181 et 182.
[61]Robin, Voyage dans la Louisiane, tome III, chap. LXVIII, page 197.
[62] Plutarque, Vie de M. Caton.
[63]Voyez les débats de la chambre des communes d’Angleterre, du 23 juin 1825.
C’est encore ici un des effets de l’esclavage qu’il importe de faire remarquer. L’application des organes à la création d’un ouvrage utile, est pour un maître un acte avilissant, c’est un acte réservé à la population esclave ; mais l’application des mêmes organes à la destruction d’un tel ouvrage, est au contraire un acte noble, quand cette destruction n’a pas pour but une plus grande utilité. Cette manière de juger est commune à presque tous les hommes qui sont ou qui se prétendent issus d’une race de maîtres, ou qui se sont affiliés à eux. Tel gentilhomme ou tel général qui se croirait déshonoré pour le reste de sa vie, s’il appliquait ses mains à exercer une industrie ou un commerce quelconque, croirait avoir illustré sa postérité s’il pouvait lui transmettre la preuve qu’il a incendié de ses propres mains une ville industrieuse et commerçante. Le chef-d’œuvre de M. Caton, au jugement de ses compatriotes et de Plutarque son historien, fut la destruction de Carthage.
[64] Voyage dans la Louisiane, tome III, ch. LXVII, p. 180 et 181.
[65] Voyage dans la Louisiane, tome III, ch. LXVII, p. 182 et 183. — Il est, dans quelques pays et particulièrement au cap de Bonne-Espérance, des esclaves qui doivent être un peu moins mal habiles que les autres : ce sont ceux qui paient par semaine à leurs maîtres une somme déterminée, et qui jouissent, sous cette condition, de la faculté d’employer leur temps comme il leur plaît. Ceux-là doivent être moins misérables que les autres ; on peut dire même que si un tel état leur était garanti, et si la somme qu’on exige d’eux était invariable pour eux et pour leur postérité, en peu de temps la position de la plupart d’entre eux serait de beaucoup préférable à celle des peuples qui se croient libres et qui se voient arracher annuellement, sous le nom d’impôts, la moitié de leurs revenus. Si Guillaume-le-Conquérant, par exemple, s’était déclaré propriétaire légitime de tous les hommes qui habitaient le sol de l’Angleterre ; s’il les avait soumis à la même obligation à laquelle plusieurs colons soumettent leurs noirs ; et si lui ni ses successeurs n’avaient jamais augmenté cette obligation, n’est-il pas évident que les plus pauvres seraient aujourd’hui moins imposés qu’ils ne le sont ; que la plus grande partie de la population serait depuis longtemps devenue assez riche pour se racheter, et qu’elle n’appartiendrait plus qu’à elle-même ? Mais les domaines de la couronne sont inaliénables !
[66] Larochefoucault, deuxième partie, tome IV, pag. 87 et 88, tome V, p. 76, 77 et 78 ; troisième partie, tome VI, p. 86 et 198 ; et tome VII, p. 54.
[67] Larochefoucault, Voyage aux États-Unis, deuxième partie, tome IV, p. 293 et 294, et troisième partie, tome VI, p. 75.
[68] Ibid., deuxième partie, tome IV, p. 87, et troisième partie, tome VI, p. 290 et 201.
[69] Denys d’Halicarnasse, liv, II, § IX, et liv. IV, § XIII, tome I, pages 106 et 279.
[70] Denys d’Halicarnasse, liv. IX, § XXV, tome II, p. 322. — À la fin de la république, le nombre d’individus qui recevaient dans Rome des distributions gratuites en blé, s’élevait à 320 000. Suivant Suétone, César réduisit ce nombre de près de moitié. (Suét. cap. XLI.) Deux causes fort étrangères au développement de l’industrie expliquent cette réduction. La première est le nombre immense de Romains tués dans les guerres civiles qui eurent lieu à la fin de la république. Le dernier dénombrement qui avait été fait avant ces guerres, avait porté le nombre des citoyens à 320 000 ; celui qui eut lieu quand elles furent terminées, ne porta ce nombre qu’à 150 000. (Plutarque, Vie de César, p. 888.) La seconde cause de la réduction des distributions gratuites, fut la déportation d’un nombre immense de familles pauvres dans les villes dont la guerre avait moissonné les habitants : c’est au moyen de semblables déportations que l’aristocratie formait des colonies.
[71] Denys d’Halicarnasse, liv. VI, § XXVI et XXIX.
[72] Plutarque, Vie des Gracchus, p. 995. — Voyez Denys d’Halicarnasse, liv. X, § XXXVII, tome II, p. 424.
[73] Denys d’Halicarnasse, liv. VI, § XXXVI, tome II, p. 36.
[74] Suétone, Vie de César, ch. XLII, p. 139. — Plutarque, Vie de César.
[75] Non seulement il résulte du témoignage direct des historiens, que la classe de la population qui n’appartenait ni à la classe des maîtres ni à celle des esclaves, était excessivement misérable ; mais il eût été difficile qu’elle ne le fut pas, lorsqu’on voit que l’aristocratie possédait tout à la fois de grands capitaux et une multitude de bras pour les faire valoir. Crassus avait, selon le témoignage de Plutarque, cinq cents esclaves qui étaient tous maçons, charpentiers ou architectes. Il en avait, de plus, un très grand nombre qui labouraient ses terres ou travaillaient à ses mines. « Mais, ajoute l’historien, son plus grand revenu venait de ses esclaves qui étaient lecteurs, écrivains, orfèvres, argentiers, receveurs, maîtres d’hôtel, écuyers tranchants et autres officiers de table. » (Plut., Vie de Crassus.) Si tous ces arts ou tous ces métiers étaient exercés par des esclaves au profit de l’aristocratie, et si de plus elle avait la possession de toutes les terres qu’elle faisait cultiver par ses esclaves, quelles étaient les ressources qui pouvaient rester aux plébéiens ? En voyant de tels phénomènes, on conçoit fort bien pourquoi l’aristocratie prenait tant de peine pour avilir les occupations industrielles, et les faire déclarer indignes des hommes libres : c’était le moyen de s’en assurer le monopole, par les mains de ses esclaves.
[76] Th. Jefferson est, je crois, le seul qui se soit permis de publier quelques observations sur les effets moraux de l’esclavage domestique.
[77] Les écrivains politiques qui ont cherché à expliquer la décadence des arts, du goût, des mœurs et même du langage chez les anciens, se sont livrés aux suppositions les plus bizarres : ils ont supposé qu’il était dans la destinée des nations, comme dans celle des individus, d’avoir leur enfance, leur virilité, leur vieillesse et leur mort, et avec cette supposition ils ont expliqué toutes les révolutions du monde ; mais aucun ne s’est avisé de rechercher en quoi l’esclavage avait contribué à cette décadence. Machiavel, dans ses discours sur Tite-Live, ne dit pas un seul mot qui puisse faire supposer qu’il a jamais songé aux effets de l’esclavage. Montesquieu ne s’en occupa pas beaucoup plus. Rousseau, si zélé défenseur de la liberté politique, était si loin de soupçonner les effets que la servitude domestique produit, qu’il a fait, en quelque sorte, de celle-ci la condition de celle-là.
[78] Vescendi causâ, dit Salluste, terrâ marique omnia exquirêre. Cat. XIII. — La capacité de leur estomac ne répondant pas à leur voracité, plusieurs se faisaient vomir avant ou après le repas pour manger plus longtemps et plus copieusement. Cicéron dit en parlant de César: Post cœnam, vomere volebat, ideòque largiùs edebat.
[79] Voyez Plutarque, Vies de Sylla, de Lucullus, de César et surtout d’Antoine ; voyez aussi la description que donne des repas romains A. Adam, Roman antiquities.
[80]« Les Romains, dit Plutarque, ayant appris des Grecs à se baigner nus avec les hommes, ils leur ont maintenant en récompense enseigné à se dépouiller et se baigner nus avec les femmes. » Vie de M. Caton, p. 414. — On pourrait croire, d’après ce passage, que les anciens Romains étaient de rigoureux observateurs des lois de la décence ; mais on se tromperait si l’on se formait d’eux une telle opinion ; je n’en veux pas d’autres preuves que l’usage des prêtres de conduire dans un lieu secret les vestales coupables de quelque faute, et de les fouetter eux-mêmes après les avoir mises à nu. Plutarque, Vie de Numa, p. 79. — La fidélité conjugale de la part des maris était une vertu peu commune :
Quis minùs vir unâ uxore contentus siet ?
PLAUT, Mercator, act. IV, scen. VIII.
[81] Les poètes ont suppléé au silence des historiens. Voyez les comédies de Plaute et de Térence.
[82]Tite-Live, liv. VIII, tome IV, page 83 de la traduction. — Il est impossible de ne pas reconnaître à ces crimes les effets des fureurs de la jalousie des femmes, qu’avaient pour elles les riches possesseurs d’esclaves. Il est bon d’ajouter que ce fait rapporté par Tite-Live, s’est passé dans les plus beaux temps de la république. Qu’on juge d’après cela quelles durent être les mœurs, lorsque les conquêtes eurent amené à Rome, en qualité d’esclaves, des populations entières de toutes les parties du monde alors connu. À Rome, même du temps de Justinien et, par conséquent, bien longtemps après l’adoption du christianisme, non seulement le concubinage n’était pas considéré comme immoral, mais les lois elles-mêmes déclaraient qu’il ne l’était pas. Dig., lib. XXIII, tit. II, l. VIII, et lib. XXIV, tit. VII. Voyez tout ce dernier titre.
[83] Voyez Plutarque, Vies de Lucullus, de Pompée, de César, de Caton, de Cicéron et d’Antoine, pag. 618, 764, 768, 781, 863, 931, 1051 et 1106. — Denys d’Halicarnasse, liv. IV, § XXIV, tome I, p. 291. — Suétone, Vie de César. — On verra bientôt comment l’inceste et l’adultère sont des conséquences naturelles de l’esclavage.
[84] Tit.-Liv., an de Rome 539, tome VIII, page 273 de la traduction de Dureau de Lamalle.
[85] Tit.-Liv., tome XIII, p. 251.
[86] Ce fut principalement pour satisfaire les goûts de cette populace, dont l’aristocratie formait incontestablement la portion la plus dégradée, que César saisit toutes les occasions d’attaquer des nations innocentes, et même des alliés des Romains ; qu’il livra au pillage les villes et les temples ; qu’il réduisit en servitude une multitude de personnes industrieuses et libres, et vendit jusqu’à des royaumes. Suet., Vie de César, ch. XXIV et LIV, p. 107 et suivantes.
[87] Dio., lib. XLVIII, § XV.
[88] Si un voyageur nous racontait d’un prince barbaresque ou d’un despote asiatique une série de faits tels que ceux que l’histoire attribue à Trajan, nous le considérerions comme le plus féroce et le plus horrible de tyrans ; mais ces faits furent commandés par un homme qui parlait latin ; ils furent ordonnés pour l’amusement des maîtres ; ils furent exécutés sur des hommes que la force avait asservis, et par conséquent celui qui les ordonna est un héros. Nos poètes le mettent sur nos théâtres, et le beau monde va l’applaudir.
[89] Les esclaves pris à la guerre étaient toujours chargés de chaînes, soit qu’ils fussent attachés à la porte de la maison de leurs maîtres comme des bêtes féroces, soit qu’ils fussent chargés de la culture des champs.
[90] Tac. Ann., lib. XIV, cap. XLIII.
[91]Il résulte, au contraire, d’un passage de Plaute, que les femmes étaient mises en croix comme les hommes :
Continuo herclè ego te dedam discipulam cruci.
Aulularia, act. I, scen. II.
On n’a cessé de faire périr les esclaves en les clouant sur une croix, que lorsque les empereurs romains ont eu adopté la religion chrétienne ; et qu’il y a de remarquable dans l’abolition de cet horrible supplice, c’est qu’elle a été amenée, non par un sentiment d’humanité envers les hommes asservis, mais à cause, au contraire, du mépris excessif qu’on avait pour eux ; on les a jugés indignes de mourir du même genre de mort que le fondateur de la religion du prince.
Il paraît que les Romains, après avoir cloué vivant un esclave sur une croix, ne l’en détachaient plus, et le laissaient là jusqu’à qu’il tombât en lambeaux. Cela me parait d’autant plus vraisemblable qu’ils n’ensevelissaient jamais les cadavres des ennemis restés sur le champ de bataille. Ces deux causes réunies étaient plus que suffisantes pour infecter le pays ; aussi fut-il attaqué de la peste presque aussi régulièrement que la Turquie l’est de nos jours. L’histoire de Tite-Live constate qu’elle se manifesta onze fois dans le cours d’un siècle ; savoir : dans les années 288, 300, 320, 322, 327, 344, 356, 363, 367, 371 et 391 de la fondation de Rome. Lorsque ce peuple barbare était infecté de la peste, il n’en recherchait pas plus les causes, et ne prenait pas plus de précautions que les Turcs ; mais il chassait les savants et faisait des processions.
[92] Les patriciens ne pouvaient jamais tomber dans l’esclavage de leurs créanciers, leurs clients plébéiens étant dans l’obligation de payer leurs dettes. Si l’on ajoute à cette circonstance que la plupart des créanciers appartenaient à l’aristocratie, on comprendra comment les lois contre les débiteurs insolvables furent toujours si cruelles.
[93] Ceci explique la politique du sénat de ne jamais échanger ni racheter les prisonniers : les membres de l’aristocratie étaient rachetés par les plébéiens ; mais les plébéiens n’étaient rachetés par personne.
[94]Denys d’Halicarnasse, livre XI, paragraphe 30, t. II, p. 487. — Les aristocraties modernes ont été moins habiles que l’aristocratie romaine : elles ont souvent, comme celle-ci, absorbé les richesses des hommes qu’elles considéraient comme avilis, mais ce n’a été qu’en s’alliant à eux. Pour avoir la dot, il a fallu épouser la femme ; un patricien romain laissait la femme et prenait la dot. Par ce moyen, il maintenait la splendeur de sa race sans en souiller la pureté. J.-J. Rousseau a regretté que cette institution antique des patrons et des clients n’ai point passé jusqu’à nous.
[95]Je n’ignore pas que j’attaque ici un préjugé fort répandu : il n’est pas de jeune homme sortant du collège, il n’est pas d’écolier à barbe grise, qui ne parlent avec une imperturbable assurance, de la bonne foi romaine et de la perfidie carthaginoise. Nous ne connaissons point d’histoire de Carthage écrite par des hommes de cette nation, ou par des juges impartiaux ; et les Romains, avant la destruction de leur république, n’allaient guère chez les nations étrangères, si ce n’est pour savoir ce qu’il y avait à piller et pour y exercer leurs rapines. Il nous serait difficile, par conséquent, de dire quelles furent les mœurs des Carthaginois ; nous savons seulement qu’ils étaient un peuple très actif et très laborieux ; qu’ils réparaient par leur industrie et par leur commerce les ravages qu’avait produits la guerre, et que, pour vivre dans l’abondance, ils n’avaient besoin de tromper personne. Mais, pour connaître les mœurs des Romains, il n’est pas nécessaire de recourir à des inductions : il suffit de lire leur histoire, non telle que l’ont faite la plupart des écrivains modernes, mais telle que nous l’ont transmise leurs propres historiens ou les historiens grecs. « On voit que les Romains, même dans les commencements de leur empire, dit Machiavel, ont mis en usage la mauvaise foi. Elle est toujours nécessaire à quiconque veut d’un état médiocre s’élever aux plus grands pouvoirs ; elle est d’autant moins blâmable qu’elle est plus couverte, comme fut celle des Romains. » Discours sur Tite-Live, liv. II, ch. XIII.
[96] Denys d’Halicarnasse, liv. VI, ch. V, tome II, p.51.
[97]Il est une vertu qui a fait pardonner aux Romains les vices nombreux dont l’histoire a constaté l’existence : c’est le patriotisme ; à l’approche de l’ennemi, les dissensions s’apaisaient, les partis se réunissaient dans l’intérêt du salut commun ; dans le moment du danger, des généraux se dévouaient à une mort certaine, pour assurer la victoire à leur armée ; on honorait par des récompenses éclatantes les généraux qui revenaient victorieux ; un citoyen accusé d’un crime capital avait la faculté d’échapper au dernier supplice en s’exilant de son pays, de sorte que la perte de la patrie était mise au niveau de la peine de mort.
Il n’y a dans tout cela rien d’extraordinaire, rien qu’on ne vît chez quelque peuple que ce soit, qui serait placé dans les mêmes circonstances. Chez les peuples de cet âge, la défaite ne livrait pas seulement l’armée vaincue à la discrétion du vainqueur, elle livrait à l’esclavage chacun des membres de la famille ; s’ils étaient pris, ils étaient dispersés et vendus comme un vil troupeau, sans qu’ils pussent avoir l’espérance de se revoir. Un soldat était donc dans l’alternative de vaincre ou de voir tomber au rang des choses son père, sa mère, sa femme, ses fils, ses filles ; c’est là, suivant Denys d’Halicarnasse, le secret du patriotisme des Romains (liv. VI, § VII, tome II, p. 7.) C’est sur des causes analogues qu’est fondé le patriotisme des sauvages. La faculté laissée aux accusés de crimes capitaux, de s’exiler avant le jugement, est expliquée par l’état de la législation. Un Romain qui passait chez un peuple étranger, était, par ce seul fait, considéré comme ayant cessé d’exister ; il perdait sa femme, ses enfants, ses biens ; il était au-dessous de ce qu’est chez les modernes un individu mort civilement : renoncer à sa patrie c’était renoncer à tout ce qui pouvait rendre la vie supportable.
[98] Barrow, Nouveau voyage, tome II, ch. V, p. 200 et 201.
[99] Barrow, Nouveau voyage dans la partie méridionale de l’Afrique, tome I, ch. I, pag. 130 et 131. — Levaillant, deuxième Voyage, tome I, p. 46 et 47.
[100] Barrow, ibid., tome I, ch. I, p. 96 et 97, et tome II, ch. V, page 172.
[101] Barrow, ibid., tome I, ch. I, p. 131 et 132.
[102] Levaillant, premier Voyage, tome I, p. 76.
[103] Barrow, ibid., tome I, ch. I, p. 130.
[104] Barrow, ibid., tome I, ch. I, p. 128.
[105] Levaillant, premier Voyage, tome I, p. 76. — Les femmes des possesseurs d’esclaves dans les colonies, ont un frein que n’avaient pas les femmes romaines : elles ne pourraient se lier avec leurs esclaves sans que les enfants qui naîtraient de ces liaisons portassent les marques de leur incontinence.
[106] Barrow, ibid., tome I, ch. I, p. 136, 137 et 138.
[107] Barrow, ibid., tome I, ch. I, p. 136.
[108] Sparrman, Voyage au cap de Bonne-Espérance, tome III, ch. XVI, p. 264 et 265. — Les premiers objets qui attireront les regards de Sparrman, en arrivant au cap de Bonne-Espérance, furent des roues et des gibets, et sept individus qui avaient été pendus ou rompus le même jour. (Tome I, ch. II, sect. IV, p. 72 et 73.) Ce qui frappa d’abord Levaillant, ce fut une multitude d’esclaves blancs. Celui-là put juger au premier aspect de la cruauté des maîtres ; celui-ci de leur immoralité.
[109] Barrow, ibid., tome I, ch. I, p. 121 et 142.
[110] Barrow, tome I, ch. I, p. 122 et 123.
[111] Ibid., tome I, ch. I, p. 171.
[112] Levaillant, premier Voyage, tome I, p. 77. — Thumberg, Voyage en Afrique, etc., ch. II, p. 18.
[113] Barrow, ibid., tome I, ch. I, p. 138 et 139.
[114] Thumberg, ch. II, p. 28. — Barrow, ibid., tome I, ch. I, page 138.
[115] Sparrman, tome III, ch. XVI, p. 264, 265 et 266. — Barrow, ibid., tome I, ch. I, p. 52.
[116] Barrow, ibid., tome I, ch. I, p. 52. — Les colons ne sont pas moins cruels envers leurs animaux domestiques qu’envers leurs esclaves ; mais le tableau de leurs mœurs est déjà si horrible que je dois éviter de le charger.
[117] Barrow, ibid., tome I, chap. I, page 130. Il est sans exemple qu’un étranger, plaidant au Cap contre un colon, ait gagné son procès.
[118] Barrow, ibid., tome I, ch. I, p. 132 et 133.
[119] Levaillant, deuxième Voyage, tome I, p. 46 et 50. — Raynal a peint avec les plus brillantes couleurs la candeur, la simplicité, la bonté, l’innocence des colons du cap de Bonne-Espérance ; son imagination a fait souvent les frais de ses tableaux. Histoire philosoph. des deux Indes, tome I, liv. II, p. 408 et 409.
[120] Des maîtres de poste anglais trouvent qu’il est plus économique d’épuiser en peu d’années un bon cheval et de le remplacer ensuite, que de n’en exiger qu’un travail modéré et de le bien nourrir pour le faire durer plus longtemps : c’est le calcul que font les possesseurs d’hommes dans les colonies.
[121] Stedman, Voyage à Surinam et dans l’intérieur de la Guyane, tome II, ch. XVIII, p. 209 et 215.
[122] Stedman, tome II, ch. XIII, p. 19, 20 et 21. — Voyez aussi les p. 31 et 32 du même volume, et le tome I, ch. IX, p. 266 et 267.
[123] Voyage à Surinam, tome II, ch. XVII, p. 216.
[124] Ibid., tome I, ch. VI, p. 160.
[125] Ibid., passim.
[126] Voyage à Surinam, tome II, ch. XVII, p. 190 et 171, et t. III, ch. XXVII, p. 101 et 102.
[127]Il n’y a que les sentiments de l’orgueil offensé et de la jalousie qui puissent expliquer les cruautés commises par les femmes des colons sur les enfants de leurs femmes esclaves. Stedman rapporte que la femme d’un colon, sur les représentations que se permirent quelques-uns de ses esclaves au sujet d’un excès auquel l’avait entraînée sa jalousie, brisa le crâne à un enfant qui se trouvait là ; mais il était ce qu’on nomme quarteronné, c’est-à-dire fils d’une mulâtre et d’un blanc. Elle fit aussi couper la tête à deux enfants nègres qui avaient voulu s’opposer au meurtre ; mais ces deux enfants appartenaient à la même famille. Voici quelles furent, au rapport de Stedman, les conséquences de ces trois meurtres :
« Lorsqu’elle (la maîtresse) eut quitté la plantation les deux têtes furent enveloppées dans un mouchoir de soie et portées par leurs parents à Paramaribo, où ils les déposèrent aux pieds du gouverneur, à qui ils adressèrent le discours suivant :
« Votre excellence, voici la tête de mon fils et voici celle de son frère, que notre maîtresse a fait couper parce qu’ils avaient voulu prévenir un des meurtres qu’elle commet journellement. Nous savons bien qu’étant esclaves, on ne reçoit pas notre déposition ; mais si ces têtes sanglantes paraissent une preuve suffisante de ce que nous disons, nous supplions qu’on empêche le renouvellement de pareilles atrocités ; nous en serons à jamais reconnaissants, et nous verserons avec plaisir notre sang pour la conservation de notre maître, de notre maîtresse et de la colonie. »
« On répondit à ces malheureux qu’ils étaient des menteurs, et qu’on les condamnait à être fustigés dans toutes les rues de Paramaribo. Cette sentence inique fut exécutée avec la plus grande cruauté. » Voyage à Surinam, tome II, ch. XVII, p. 170 et 172. — Voyez aussi sur les jalousies des femmes et sur les crimes qui en sont les conséquences, le tome I, ch. VI et IX, p. 166, 167, 266 et 267.
[128] Stedman, tome III, ch. XXIX, p. 198.
[129]Ces instruments de supplice sont des cordes de chanvre d’une très grande longueur, qui entrent dans la chair à chaque coup, et font un claquement semblable à la détonation d’un pistolet. Stedman, tome II, ch. XXV, p. 210.
[130] Stedman, tome III, ch. XXV, p. 82 et 83.
[131]Raynal, Histoire philosoph., tome VI, liv. XII, page 421. — Stedman, tome III, ch. XXV, p. 81, 82 et 83. — La sévérité des châtiments est moins en raison des fautes des esclaves qu’en raison de leur valeur. Un beau jeune homme et une belle femme peuvent commettre de graves délits, et en être quittes pour un léger châtiment, si l’offense ne touche pas directement le maître. Ce sont des propriétés dont on craint de diminuer la valeur en les dégradant ; on trouve plus avantageux de les vendre que de les détruire. Mais un vieillard, un individu faible ou mal constitué, ne peuvent commettre la moindre négligence sans encourir les châtiments les plus sévères. Ce sont des propriétés sans valeur, qui finissent même par devenir à charge ; aussitôt qu’elles sont devenues improductives, l’intérêt des maîtres est d’en accélérer la destruction, et c’est en effet ce qu’ils font. (Stedman, tome II, ch. XIV, p. 45 et 46.) Les colons font le même raisonnement que Caton le censeur.
[132] Le châtiment nommé spanso-bocko est infligé de la manière, suivante : On lie les mains au condamné et on lui fait passer les genoux entre les bras ; on le couche ensuite de côté, et on le tient ainsi retroussé comme un poulet au moyen d’un pieu auquel on l’attache, et qu’on enfonce en terre. Dans cette situation, il ne peut pas plus remuer que s’il était mort. Alors un nègre armé d’une poignée de branches noueuses de tamarin, le frappe jusqu’à ce qu’il lui ait enlevé la peau ; il le tourne ensuite de l’autre côté, le frappe de même, et le sang trempe la terre à la place de l’exécution. Lorsqu’elle est achevée, pour empêcher la mortification des chairs, on lave le malheureux avec du jus de citron, dans lequel on a fait fondre de la poudre à canon. Cette opération terminée, on le renvoie dans sa case se guérir, s’il le peut. Stedman, t. III, ch. XXVII, p. 122 et 123, et tome II, ch. XIII, p. 24 et 25.
[133] Stedman, t. I, ch. XII, p. 393.
[134]Stedman, tome I, ch. VI, p. 145 et 147. — Report of the committee of the society for the mitigation and gradual abolition of slavery, p. 15. London 1824. — Ces détails des cruautés des colons, que j’affaiblis beaucoup en les abrégeant, paraîtront incroyables à plus d’un lecteur. Peut-être aussi sera-t-on disposé à penser qu’elles ont été commises dans des circonstances extraordinaires, et à une époque remarquable de barbarie. J’ai eu moi-même d’abord cette pensée, mais j’en ai reconnu plus tard l’inexactitude. Le gouvernement anglais, qui possède aujourd’hui cette colonie, s’est proposé d’adoucir le sort des esclaves. Afin de ne rien faire au hasard, il a envoyé à Démerary un officier supérieur qu’il a chargé de l’examen des faits. Pendant le séjour que j’ai fait en Angleterre, j’ai eu occasion de connaître cet officier, et je l’ai prié de me dire si les mœurs décrites par Stedman étaient véritablement celles des colons. « Ce qui rend les colons si cruels, m’a-t-il répondu, c’est la facilité qu’ont les esclaves de s’enfuir dans les forêts, et la difficulté de les reprendre. » Cette explication, qui confirme les rapports du voyageur, est exactement la même que celle qu’a donnée Raynal, Hist. philosoph., tome VI, liv. XI, p. 421.
[135] Stedman, tome I, ch. XII, p. 393.
[136] Ibid, ch. I et V, p. 31 et 131 ; tome III, ch. XXV et XXVII, p. 16, 17, 120 et 121.
[137] Bougainville, deuxième partie, t. II, ch. VIII, p. 228 et 231.
[138] Thumberg, ch. VIII, p. 227, 228, 234 et 235. — Cook, premier Voyage, liv. III, ch. XII, tome IV, p. 345.
[139] Cook, premier Voyage, liv. II, ch. XII, tome IV, p. 346. — Les Chinois et les Malais ont des juges particuliers dans les matières civiles. Ibid. — Voyez Bougainville, t. II, deuxième partie, p. 169 et 175. — Cook, premier voyage, liv. III, ch. VIII, IX et XII, p. 207, 252, 253 et 354. — Thumberg, ch. VII, p. 238 et 239. — Dentrecasteaux, t. I, ch. VII, p. 155 et 156. — Labillardière, t. I, chapitre VIII. — Mac-Leod, chapitre IX.
[140] « The Bahama Islands are the poorest and least productive of the west Indian colonies. They raise scarcely any exportable produce. Their productions are chiefly confined to cattle, live stock and provisions. Hence the pecuniary resources of the proprietors are generally small. In the Bahama Islands, however, the slaves are far better off than they are in any other British colony. They are better treated, more lightly worked, and more abundantly fed. The common allowance of food is from two to three times as great as in the Leeward Islands. » Report of the committee of the society for the mitigation and gradual abolition of slavery, etc., p. 34 et 35. London, 1824. — East and west India sugar, etc., p. 86.
[141] Ce sont particulièrement les planteurs des colonies à sucre qui résident en Angleterre. East and west India sugar, or a refutation of the claims of the west India colonists, etc., p. 56. London, 1823.
On peut se faire une idée du nombre des planteurs anglais qui résident en Angleterre, par le nombre de ceux qui siègent dans la chambre des communes ; ce dernier nombre, en 1825, était de cinquante-six. Second report of the committee of the society for the mitigation and gradual abolition of slavery throughout the British dominions, p. 63. London, 1825.
[142] L’île de Sainte-Hélène n’est presque cultivée que par des nègres. Ils у ont été transportés comme esclaves par les premiers colons ; et il est rare que des hommes blancs veuillent se soumettre à travailler à un ouvrage en commun, dans les endroits où il y a des esclaves nègres par qui on peut le faire faire. Macartney, Voyage en Chine et en Tartarie, t. IV, ch. III, p. 197.
[143] Cooper’s Facts illustrative of the condition of the negro slaves in Jamaïca, p. 47. London, 1824.
[144] Quoique les agents des planteurs ne puissent pas s’adonner au même luxe que les maîtres, ils sont assez riches pour se livrer habituellement à l’intempérance. Ce vice est si général, et paraît si naturel, que, dans les meilleures sociétés, chacun raconte qu’il a été ivre, ou qu’il se propose de s’enivrer, comme on raconte ailleurs qu’on a pris ou qu’on se propose de prendre une tasse de thé ou de café. On voit, par là, que l’ivrognerie n’est pas l’apanage exclusif des climats froids, comme l’a prétendu Montesquieu. Cooper’s Facts illustrative of the condition of the negro slaves in Jamaïca, p.37.
[145] Stewart’s View of the past and present state of Jamaïca, p. 173, 174 et 175. — Cooper’s Facts illustrative of the condition of the negro slaves in Jamaïca, p. 35, 36 et 37. — Negro Slavery, or a view of some of the more prominent features of that state of society, etc., p. 56, 57, 58, 59. London, 1824.
[146] Cooper’s Facts illustrative of the condition of the negro slaves in Jamaïca, p. 42.
[147] Le gouvernement anglais a autorisé, dans ses colonies, les esclaves à porter plainte devant un magistrat, dans le cas où ils se croiraient injustement maltraités. Voici la plainte d’un père et la déposition d’une de ses filles, contre l’administrateur d’une plantation. Je la rapporte textuellement pour ne pas en altérer la naïveté. Le père dit : The manager wanted my daughter Peggi. I said « No ». He followed her. I said, « No. » He asked me three times. I said, « No. » Manager asked me again friday night. I refused. Satursday morning he flogged me. This thing hurt me, and I come to complain.
Peggi étant malade, et n’ayant pu comparaître devant le magistrat, sa sœur Aqueshaba fait la déposition suivante : Says, that manager sent aunty grace to call Peggi, and to say if she would not come I must. We said, daddy said must not go ; I was to young. Grace left us and went to daddy ; shortly afterwards she returned and tried to coax me to go, but I would not, as my daddy ad forbid it. Grace went and told manager ; manager sent to call Fanny ; Fanny went. The manager was up in his room ; and all of us, the creoles, got orders to watchmen at manager’s door. The slave colonies of Great-Britain, or a Picture of negro slavery drawn by the colonist themselves ; being an abstract of the various papers recently laid before parlement on that subject, p. 145, 146 et 147. London, 1825.
[148] Thomas Cooper’s Facts illustrative of the condition of the negro slaves in Jamaïca, p. 31 et 32.
[149] Ibid., p. 3 et 32.
[150] Thomas Cooper’s Facts, etc., p., 2, 3, 32 et 33.
[151] Cette ration a été fixée par la législature d’Antigoa ; et l’acte par lequel elle a été déterminée a été appelé l’acte d’amélioration. James Cooper’s Relief for the West-Indian distress, p. 19. London, 1823.
[152] Negro Slavery, etc. London, 1824, p. 36 et 57. Quatrième édition.
[153] The slave colonies of Great-Britain, p. 16. London, 1825.
[154] Thomas Cooper’s Facts illustrative of the condition of the negro slaves in Jamaïca, p. 16 et 17. — Negro Slavery, p. 63, 64.
[155] Whether we consider the frightful sound which reaches our ears every minute in passing trough states, by the crack of the lash; or the power with which drivers are provided to excroise punishment ; it would be desirable that such a weapon of arbitrary and unjust authority were taken from them. Negro Slavery, etc. p. 63 et 64. 4th. London, 1824.
[156] Thomas Cooper’s Facts illustrative of the condition of the negro slaves in Jamaïca, p. 22. — Negro Slavery, p. 64 et 67.
[157] Roughley’s Guide, p. 70, 80. — T. Cooper’s Facts illustrative of the condition of the negro slaves in Jamaïca, p. 49.
[158] Th. Cooper’s Facts illustrative of the condition of the negro slavery in Jamaïca, p. 57.
[159] Je m’abstiens de rapporter les horribles détails de ces cruautés, constatés devant le parlement d’Angleterre. On peut en trouver la substance dans les débats de la chambre des communes du 16 mars 1824. (Debate in the house of commons on the 16th day of march 1824, p. 32, 33, 34.) Je me bornerai à citer l’exécution faite par un colon lui-même sur ses esclaves, parce que le jugement qui l’accompagne peut servir à faire connaître quel est l’esprit des maîtres.
En 1810, un magistrat, nommé Huggins, armé d’un fouet de charretier, en infligea publiquement, sur la place du marché de Nevis, en présence de plusieurs autres magistrats, le nombre de coups suivants à des hommes ou à des femmes nus ; savoir :
À un nègre, 115 ; à un autre, 65 ; à un autre, 47 ; à un autre, 165 ; à un autre, 242 ; à un autre, 212 ; à un autre, 181 ; à un autre, 59 ; à un autre, 187. À une femme négresse, 110 ; à une autre femme, 58 ; à une autre femme, 97 ; à une autre femme, 212 ; à une autre femme, 291 ; à une autre femme, 83 ; à une autre femme, 49 ; à une autre femme, 68 ; à une autre femme, 89 ; à une autre, 56. — En tout, 2 286.
Le fils de ce magistrat, interrogé sur les motifs de ces châtiments, répondit que son père avait pensé que des mesures modérées, poursuivies avec fermeté, devaient très probablement produire l’obéissance : He conceived that moderate measures, steadily pursued, were most likely to produce obedience. Debate in the house of commons on the 16th day of march 1824, p. 31.
Si tels sont les effets de la modération, qu’on juge des effets que doit produire l’emportement chez des hommes excessivement irascibles.
Debate in the house of commons on the 16th day of march 1824, p. 33. London, 1824.
[160] Second report of the committee of the society for the mitigation and gradual abolition of slavery, p. 144, 145.
[161] Debate in the house of commons, on the 16th of march 1824, p. 37, 38. — Les magistrats coloniaux, dans plusieurs îles, sont, pour leurs salaires, sous la dépendance des maîtres. On peut juger, d’après cela, de la protection qu’ils accordent aux esclaves. Report of the committee, etc., p. 7, 58, 59.
[162] The slave colonies of Great-Britain, or a Picture of negro slavery drawn by the colonist themselves, p. 8, 40. — Second report of the committee of the society for the mitigation and gradual abolition of slavery throughout the British dominions, p. 141, 143, 147, 148, 150, 151, 152.
[163] The slave colonies of Great-Britain, or a Picture of negro slavery drawn by the colonist themselves, p. 150.
[164] Substance of the debate in the house of commons, on the 15th may 1823, etc., appendix S., p. 204, 205.
[165] Substance of the debate in the house of commons, on the 15th may 1823, appendix, p. 224, 225. London, 1823. — Debate in the house of commons, 16th march 1824, p. 38, 39. — The slave colonies of Great-Britain, or a Picture of negro slavery drawn by the colonist themselves, p. 42.
[166] Williamson’s Medical and Miscellaneous observations, relative to the West-India islands, vol. I, p. 93. — Negro slavery, or a View of some of the more prominent features of that state of society, etc., p. 65.
[167] « Les Turcs, dit R. Bickell, sont assurément des maîtres bien durs ; ils volent ou pillent les différentes races de peuples qui leur sont soumises, outre l’impôt qu’ils les obligent à payer ; mais, dans aucune partie de leur empire, il n’est point d’hommes qui soient dégradés au point d’être obligés de travailler à leur profit cinq ou six jours de la semaine presque gratuitement, d’être tenus dans l’ignorance, et d’être condamnés à perpétuité à n’être que des coupeurs de bois ou des tireurs d’eau. » The West Indies as they are, p. 62.
[168] Voyez le liv. II, ch. I et II, t. I, p. 378 et suivantes.
[169] Larochefoucault, Voyage aux États-Unis, deuxième partie, t. V, p. 176 et 177.
[170] Looking fairly therefore to all these circumstances, we ought not to be surprised to find that American theory is at least two centuries in advance of American practice. Fearon, 7th report, p. 366. — C’est en 1816 que Fearon écrivait cela : il avait été envoyé aux États-Unis par une réunion de personnes qui voulaient quitter l’Angleterre pour aller s’établir dans ces États, et il se proposait lui-même d’émigrer ; mais, après qu’il eut examiné le pays, les mœurs des habitants et la difficulté d’y vivre, il renonça à ce projet, et y fit renoncer ses amis.
[171]Rien n’est si commun que de rencontrer, dans tous les pays, des hommes qui ont deux doctrines opposées : l’une qui leur sert à combattre l’oppression qu’ils supportent ; l’autre qui leur sert à justifier l’oppression qu’ils exercent. C’est là l’histoire de toutes les révolutions, et particulièrement de la nôtre. On forme la théorie quand on est opprimé ; mais c’est quand on est vainqueur qu’on établit la pratique.
[172]Francis Hall, p. 457 et 460. — « Оf the proprietors of slaves, a very small proportion, indeed, are ever seen to labour. » Jefferson’s Notes, p. 241. — « Tous les petits fermiers cherchent à s’en procurer (des esclaves) dès le moment où ils ont amassé l’argent nécessaire pour en acheter, et, dès qu’ils en possèdent, ils cessent eux-mêmes de travailler, et se livrent à l’indolence à laquelle l’état de maître d’esclave dispose naturellement. » De Larochefoucault, deuxième partie, t. IV, p. 172.
[173] J. F. D. Smith, Voyage au Canada et aux États-Unis, t. I, ch. VI, p. 20 et 21.
[174] De Larochefoucault-Liancourt, Voyage aux États-Unis, deuxième partie, t. IV, p. 10, 11 et 111, et t. V, p. 92 et 93. — Travels in Canada and the United-States, by Francis Hall, p. 457 et 460.
[175] Robin, Voyage dans la Louisiane, t. III, ch. LXVIII, p. 213 et 214.
[176] Michaux, Voyage à l’ouest des monts Alleghanys, ch. XXIV, p. 242. — Fearon’s Sketches of America, 5th report, p. 190, 191.
[177] Larochefoucault, deuxième partie, t. V, p. 92 et 93.
[178] Ibid., deuxième partie, t. V, p. 35.
[179]« Ces révérends pères, dit un voyageur, entretenaient des harems d’esclaves noires, qui sont devenues blanches par une succession de commerce illégitime avec leurs premiers maîtres.
« Il subsiste encore un grand nombre de ces belles créatures qui sont consacrées aux plaisirs et au libertinage de ces vieux prêtres qui en sont demeurés possesseurs ; car, depuis la destruction de leur société, le gouvernement les a laissé jouir sans trouble de leurs propriétés. » J. F. D. Smith, t. II, ch. IX, p. 84.
[180] Robin, t. II, ch. XXXVIII, p. 119 et 120, et t. III, ch. LXVIII, p. 199 et 200.
[181]Larochefoucault-Liancourt, quatrième partie, tome VIII, p. 166.
[182] Ibid., deuxième partie, t. IV, p. 62. — Weld, Voyage au Canada, t. I, ch. XI, p. 174 et 175. — Francis Hall’s Travels in Canada and the United-States, p. 457, 460. — Negro Slavery, page 21.
[183] Larochefoucault-Liancourt, Voyage aux États-Unis, deuxième partie, t. IV, p. 111, 312 et 313.
[184] Weld, Voyage au Canada, t. I, ch. XI, p. 175 et 176.
[185] Francis Hall, p. 426 et 427.
[186] Travels in Canada and the United-States, by lieut. Francis Hall, p. 429. — Michaux, Voyage à l’ouest des monts Alleghanys, ch. XXXII, p. 304.
[187] Travels in Canada and the United-States, by Francis Hall, p. 424.
[188]Fearon’s Sketches of America, p. 239 et 241.
Francis Hall, p. 429 et 432. — « Les Américains, qui se vantent d’être les plus humains de la terre sont tout aussi barbares que les autres envers leurs esclaves. » (Robin, Voyage dans la Louisiane, t. I, ch. XX, p. 283.) Les châtiments infligés aux esclaves de la Louisiane portent les mêmes caractères d’atrocité que nous avons observés dans la colonie hollandaise de la Guyane. L’abrutissement des colons arrive au point que les supplices les plus horribles et même l’assassinat ne leur causent plus de remords. Robin, t. III, ch. LXVII, p. 177, 178 et 180.
[189] Il suit évidemment de là que le crime d’enseigner à lire à un homme asservi est un peu plus grave que le crime d’en avoir mutilé sept. On peut, d’après cela, se faire une idée des mœurs et de la religion des peuples d’Amérique qui ont des esclaves.
[190] Francis Hall, p. 424.
[191] Ibid., p. 424.
[192] Fearon, p. 268. — J. F. D. Smith, t. I, ch. VI, p. 24.
[193] A dirk is said to be the common appendage to their dress. Fearon, 7 th report, p. 400.
[194] Robin, t. II, ch. XLVII, p. 245.
[195] Francis Hall, p. 424.
[196] Jefferson’s Notes on Virginia, p. 241. — Robin a observé dans la Louisiane les mêmes phénomènes que Jefferson dans la Virginie. Voyage dans la Louisiane, t. III, ch. LXVII et LXVIII, p. 179 et 209.
[197] Small provocations, dit Fearon, insure the most relentless and violent resentments, duels are frequent. The dirk is an inseparable companion of all classes. Sketches of America, 5th report, p. 264.
[198] Larochefoucault, Voyage aux États-Unis, deuxième partie, t. IV, p. 49 et 88. — Robin, Voyage dans la Louisiane, t. III, ch. LXVII, p. 169. — Fearon, 6th report, p. 269, 270. — Francis Hall, p. 357, 360.
[199]Fearon, p. 58, 59, 60, 87, 115, 159 et 167. — F. Hall, p. 424 et 426. — Robin, Voyage à la Louisiane, t. II, ch. XXXVIII, p. 120 et 121 ; et t. III, ch. LXXII, p. 134 et 120. — À Philadelphie même l’aristocratie de la couleur est aussi fortement prononcée que dans les États où l’on compte le plus grand nombre d’esclaves. « There exist a penal law, dit Fearon, deeply written in the minds of the white population, which subjects their colored fellow-citizens to unconditional contumely and neverceasing insult. No respectability, however unquestionable, no property, however large, no character, however unblemished, will gain a man whose body is (in American estimation) cursed with even a twentieth portion of the blood of his African ancestry, admission into society! They are considered as mere pariahs, as out-cast and vagrants upon the face of the earth! » Sketches ofAmerica, 4th report, pag. 168 and 169.
[200] Robin, t. II, ch. XXXVI, p. 120 et 121. — Les colons de la Louisiane descendent, pour la plupart, de prostituées qui y furent portées par cargaisons à l’époque de la colonisation. Robin, t. II, ch. XXXII, p. 74 et 76.
[201] Fearon, 7th report, p. 382. — Morris Birkbeck’s Notes on a Journey in America, p. 20. — Larochefoucault, deuxième partie, t. IV, p. 179 et 180. — Robin, t. III, ch. LIX, p. 246. — Depons, t. I, ch. II, p. 242.
[202] Francis Hall, p. 319, 320.
[203]On comptait en Angleterre, dans la chambre des communes, qui a été dissoute en 1826, cinquante-six membres possesseurs d’esclaves (second report of the committee of the society for the mitigation and gradual abolition of slavery, p. 63). Des auteurs anglais assurent que les bouchers ne peuvent pas être jurés en matière criminelle ; mais, comment des possesseurs d’hommes peuvent-ils être membres du gouvernement dans un pays libre ? Si la première de ces deux qualités exclut les sentiments d’humanité, quelles sont les idées morales qui sont compatibles avec la seconde ?
[204] Il n’est pas possible d’exposer la statistique de nos colonies avec la même exactitude que la statistique des colonies anglaises. Le ministère anglais n’a rien de secret à cet égard, ni pour le parlement ni pour la nation. Le nôtre, au contraire, ne publie rien sur l’état des colonies, et paraît craindre qu’on ne porte les yeux sur ce qui les concerne. En Angleterre, il existe une multitude de sociétés qui s’occupent de faire jouir les personnes asservies des garanties sociales, et qui recueillent et publient en conséquence tous les faits qui les intéressent. En France, il est peu de personnes qui pensent à la population des colonies, ou qui du moins s’en occupent activement.
[205] Robin, Voyage à la Louisiane, tome I, chap. III, pag. 40. — Rien ne prouve mieux l’humiliation dans laquelle les planteurs des colonies françaises ont toujours tenu les hommes de la race asservie, que les actes des magistrats coloniaux contre les hommes libres qui avaient quelque teinte d’origine africaine. Un magistrat du Port-au-Prince écrivait en 1770 : « Il est nécessaire d’appesantir sur cette classe le mépris et l’opprobre qui lui est dévolu en naissant ; ce n’est qu’en brisant les ressorts de leur âme qu’on les conduit au bien. » Cette opinion est remarquable en ce qu’elle est conforme à l’idée qu’Aristote se faisait des qualités propres à un esclave. En 1761, le conseil de Port-au-Prince enjoignit aux notaires et aux curés d’insérer dans leurs actes les qualités des nègres, des mulâtres et des quarterons. En 1773, il fut défendu aux hommes de prendre les noms de leurs pères blancs, et il leur fut ordonné d’ajouter au nom de baptême un surnom tiré de l’idiome africain, pour ne pas détruire cette barrière insurmontable que l’opinion publique (des colons) a posée et que la sagesse du gouvernement maintient. En 1779, il fut défendu aux gens de couleur de porter les vêtements et les parures en usage chez les blancs, et il leur fut ordonné de porter des marques caractéristiques propres à les faire discerner, quand par la couleur ils se rapprocheraient des maîtres. Voyez les lois et constitutions des colonies françaises, par Moreau de Saint-Méri. Voyez aussi l’écrit intitulé : De la Noblesse de la peau, etc., par M. Grégoire, ancien évêque de Blois, chap. I, pag. 9, 10 et 11.
[206] Robin, t. I, chap. XX, p. 281. — On a observé que le mépris pour les noirs n’a existé que chez les peuples qui les ont faits esclaves. « Le préjugé sur la noblesse de couleur n’exista jamais chez les nations qui n’avaient pas de colonies ; chez celles qui en avaient, des mœurs radoucies admettaient quelques exceptions. Amo, nègre, prenait ses grades de docteur à l’université de Wittemberg et présidait ensuite à des thèses soutenues par des blancs ; Annibal, en Russie, devenait lieutenant-général et directeur du génie ; Angelo-Soliman, généralement estimé à la cour de Vienne, épousait une dame noble de Christiani ; Jean Latinus était professeur à Grenade. » De la noblesse de la peau, ou du préjugé des blancs contre la couleur des Africains et celle de leurs descendants noirs et sangs mêlés, par M. Grégoire, ancien évêque de Blois, chap. III, p. 21.
[207] Robin, tome I, chap. III, pag. 44 et 45. — L’usage de laisser ses enfants dans l’esclavage ou de les vendre comme des bêtes, est si général chez les possesseurs d’hommes, qu’ils sont étonnés des scrupules qu’éprouvent à cet égard les personnes élevées dans des pays libres. Stedman ayant affranchi un enfant qu’il avait eu d’une esclave de Surinam, dit que quelques personnes honnêtes applaudirent à sa sensibilité ; mais, ajoute-t-il, « le plus grand nombre désapprouva ma tendresse paternelle, et la traita de faiblesse ou de folie. » Tome III, ch. 29, p. 198.
[208] Dauxion-Lavaysse, tome I, chap. 6, p. 284 et 285.
[209] Dauxion-Lavaysse, tome I, chap. VI, p. 271.
[210] Raynal, Hist. philosoph., t. VI, liv. II, p. 269.
[211] Depons, Voyage à la partie orientale de la Terre-Ferme.
[212] Voyez un exemple remarquable dans la note de la page 251 de ce volume.
[213] Second report of the committee of the society for the mitigation and gradual abolition of slavery, p. 149, 150, 154.
[214] Ibid. p. 157.
[215]Plusieurs de ces procès-verbaux ont été communiqués au parlement d’Angleterre. En voici un du chevalier de Gannes, colon de l’Ile de France. Je le rapporte de préférence à d’autres, par la raison qu’il prouve en même temps l’incapacité des esclaves, les inconvénients attachés à leur service, et l’orgueil et l’irascibilité des maîtres. Il faut convenir cependant que le cas était grave ; car il s’agissait du dîner du chevalier, et le coupable était son cuisinier.
« Ce jour, dimanche du mois de septembre, de l’année 1824, à cinq heures de l’après-midi, arrivant de la ville où j’avais été entendre la messe, je demandai mon dîner, qui me fut servi aussitôt. Trouvant que rien n’était cuit, et qu’il y manquait le beurre que j’avais donné moi-même avant mon départ (en l’absence de mon épouse), je fis appeler mon cuisinier nommé Raphael Faxa, jeune nègre, âgé de vingt-deux à vingt-cinq ans. Il était déjà parti et ne se trouva plus dans ma cuisine ; je l’attendis jusqu’à sept heures du soir que je le fis appeler. Il répondit des cases à nègres où il se trouvait, et revint à sa cuisine : je lui demandai d’où il sortait, pourquoi il s’était absenté avant que j’eusse dîné, pourquoi rien n’était cuit, sans apprêt, sans beurre et autres ingrédients qui entrent dans l’accommodement des mets. Il me répondit avec brutalité et forçant sa voix à outrance, que quand le dîner était servi il pouvait s’en aller, qu’il était aux cases à nègres, et que c’était de là qu’il avait répondu. Je lui ordonnai de baisser sa voix. La bouche est pour parler, me dit-il, et personne ne peut m’en empêcher. Je vais vous mettre au ceps, vous dis-je, pour votre voix, vos cris et vos réponses insolentes et peu respectueuses. Non je n’irai point au ceps, parce que je n’ai rien fait ; et on ne met au ceps que les voleurs, et je n’ai point volé. Étant jeune et fort ingambe, à chaque pas que je faisais, il s’éloignait, se tenant toujours à une grande distance de moi. N’ayant personne auprès de moi que deux servantes incapables de l’arrêter, je fus forcé de me retirer. Le lendemain lundi, à sept heures du soir, les nègres rassemblés pour faire la prière, je fis appeler le nommé Manuel Gaytan, homme de couleur libre, majeur, qui était dans une de mes cases à nègres, et en sa présence, je lui fis donner par mon commandant, devant la porte de ma maison, douze coups de fouet, étant debout et habillé de ses vêtements. Il ne proféra aucune parole pendant les coups qu’il recevait ; mais, le fouet cessant, il resta un gros moment debout dans la même posture, après quoi, pour braver son maître, il dit, Est-ce tout ? resta là quelques minutes et s’en fut !
« Signé, le ch. de Gannes, commandant.
« MANUEL GAETAN. »
Il n’est rien qui irrite les possesseurs d’hommes autant que la fermeté et l’apparente insensibilité des esclaves, parce qu’il n’est rien qui leur fasse mieux sentir leur impuissance. Dans un autre procès-verbal, le même chevalier de Gannes raconte qu’après avoir fait donner quinze coups de fouet à un esclave de dix-huit ans, qui était sorti de sa case une demi-heure plus tard que les autres, il voulut lui faire des remontrances. « À chaque parole que je proférais, dit-il, il s’efforçait de tousser avec violence, et si fortement qu’il étouffait ma voix et me contraignait de me taire. Les dernières ordonnances ne permettant pas deux châtiments successifs, je fus obligé de me retirer avec la risée de mon esclave et d’avaler cette humiliation!!!) The slave colonies of Great-Britain, p. 121, 122.
[216] Depons, Voyage à la partie orientale de la Terre-Ferme dans l’Amérique méridionale, t. I, ch. II, p. 182, 183 et 184.
[217] Depons, t. II, ch. V, p. 93, 94, 95, 96 et suivantes. — Dauxion-Lavaysse, passim.
[218]De Humboldt, Essai politique sur la Nouvelle-Espagne, t. V, liv. VI, ch. XIV, pag. 65. — Depons, tom. II, ch. VII, p. 325 et 326.
Voici les noms de quelques écrivains dont les ouvrages étaient prohibés par l’inquisition : Bayle, Voltaire, Rousseau, Raynal, l’abbé Racine, Fleuri, Adisson, Arnaud, d’Argenson, Beccaria, Marmontel, Boileau, La Fontaine, La Bruyère, Burlamaqui, Condillac, Montesquieu, Helvétius, Fontenelle, Hume, Puffendorf, Vatel, Filangieri, Mably, Millot. Depons, t. II, ch. VI, p. 101 et 102.
[219] De Humboldt, Essai politique sur la Nouvelle-Espagne, t. V, l. VI, ch. XIII, p. 12. — Dauxion-Lavaysse, Voyage aux îles de la Trinidad, etc., t. II, ch. VIII, p. 254 et 255, et ch. X, p. 445 et et 464.
[220] Depons, Voyage à la partie orientale de la Terre-Ferme, t. III, p. 34 et suivantes. — Dauxion-Lavaysse, t. II, ch. VIII, p. 262.
[221]Dauxion-Lavaysse, t. II, ch. VIII, p. 263 et suivantes. — Depons, t. III, p. 34 et suivantes.
[222] Depons, Voyage à la partie orientale de la Terre-Ferme, t. III, ch. IX, p. 40 et suivantes.
[223] Depons, t. II, ch. VI, p. 153 et suivantes.
[224]La bulle des vivants avait pour effet de rassurer les consciences, relativement à toute espèce de vices ou de crimes ; la bulle de composition légitimait un grand nombre de vols ; la bulle des morts était un passeport que les vivants expédiaient à leurs amis ou à leurs parents défunts, pour entrer en paradis ; la bulle de la croisade était une dispense de l’obligation d’aller exterminer les infidèles ; la bulle des œufs et du laitage était la permission de manger deux espèces d’aliments pendant tous les jours de l’année. Depons, t. III, ch. IX, et Dauxion-Lavaysse, t. II, ch. VIII.
[225] Voyage aux régions équinoxiales, t. IV, ch. XII, p. 165.
[226] De Humboldt, Essai politique sur la Nouvelle-Espagne, t. I, l. I, ch. I, et l. II, ch. IV, p. 221 et 342, et t. II, l. II, ch. VII, page 38.
[227] Ibid., t. II, l. II, ch. VII, p. 38.
[228] De Humboldt, Voyage aux régions équinoxiales, t. IV, l. IV, ch. XII, p. 346 et 147. — Depons ne porte la population de la même province qu’à 728 000 individus sur lesquels il compte 291 200 affranchis, désignés sous le nom de gens de couleur : t. I, ch. III, p. 251 et 252.
[229] De Humboldt, Voyage aux régions équinoxiales, t. II, l. II, ch. V, p. 313.
[230]Dauxion-Lavaysse, t. II, ch. VIII, p. 160, 206 et 207. — De Humboldt, Tableaux de la Nature, t. I, p. 41, 42 et 176. — Voyage aux régions équinoxiales, t. V, l. V, ch. XV, p. 132 et 133, et t. VI, l. VI, ch. XVI, p. 160. — Azara, Voyage dans l’Amérique méridionale, t. II, ch. XIV, p. 269 et 270.
[231]De Humboldt, Voyage aux régions équinoxiales, t. IV, l. IV, ch. XII, p. 161, et t. V, l. V, ch. XV, p. 132. — Depons, t. II, ch. VII, p. 319.
[232] De Humboldt, Essai politique sur la Nouvelle-Espagne, t. II, l. 1, ch. VII, p. 46.
[233] De Humboldt, Voyage aux régions équinoxiales, t. IV, l. IV, ch. XII, p. 161.
[234] De Humboldt, Essai politique, t. II, l. II, ch. VII, p. 51.
[235] De Humboldt, Voyage aux régions équinoxiales, t. IV, l. IV, ch. XIII, p. 210 et 211.
[236] Voyage dans l’Amérique méridionale, t. II, ch. XV, p. 276, 277 et 278.
[237] Azara, Voyage dans l’Amérique méridionale, t. II, ch. XV, p. 284.
[238] Azara, t. II, ch. XIV, p. 273.
[239] Depons, t. I, ch. III, p. 261 et 262. — Le roi d’Espagne ayant accordé des lettres de blanc à tous les habitants d’un village, les zambos, race issue de cuivrés et de noirs, se trouvèrent en majorité dans les élections municipales. Dès ce moment, les blancs furent considérés comme la race avilie, et exclus en conséquence de toutes les fonctions qui étaient à la nomination du peuple. Ils trouvèrent l’orgueil des zambos si insupportable, qu’ils abandonnèrent tous le village. Dauxion-Lavaysse, t. II, ch. VIIII, p. 171, 172 et 173.
[240] Depons, t. I, ch. III, p. 260.
[241] L’orgueil des blancs porte sa peine, parce qu’elle les prive souvent des secours qu’ils pourraient trouver dans les autres classes. Un vieux sergent, natif de Murcie, demandait à M. de Humboldt et à son compagnon de voyage un remède contre la goutte dont il souffrait cruellement. « Je sais, leur disait-il, qu’un zambo de Valencia, qui est un fameux curioso, peut me guérir ; mais le zambo veut être traité avec les égards qu’on ne peut avoir pour un homme de sa couleur, et je préfère rester dans l’état où je suis. » Voyage aux régions équinoxiales, t. VI, l. VI, ch. XVII, p. 8.
[242] Depons, t. III, ch. X, p. 99.
[243] Ibid., ch. X, p. 10.
[244] Ibid., p. 106 et 107.
[245] Depons, t. III, ch. X, p. 108 et 109.
[246] Ibid., p. 115, 116 et 117. Il faut ajouter à la circonstance de l’esclavage la présence de toutes les autorités administratives, judiciaires et ecclésiastiques. — Il y a longtemps qu’Adam Smith a observé que l’industrie fuit toujours la présence des grandes autorités, et que les mendiants les accompagnent.
[247] Depons, t. III, ch. X, p. 144 et 145. — Depons place Valence sous le dixième degré de latitude nord, environ huit degrés plus près de l’équateur que Saint-Domingue.
[248] De Humboldt, Voyage aux régions équinoxiales, t. V, l. V, ch. XVI, p. 230.
[249] Dauxion-Lavaysse, t. II, ch. VII, p. 156 et 157.
[250] Depons, t. III, ch. X, p. 147, 148, 149 et 150. — Dauxion-Lavaysse, t. II, ch. VIII, p. 157. — M. de Humboldt, qui a été frappé de l’aspect d’aisance qui règne dans ces vallées, en porte la population à 52 000 habitants, ou à 2 000 âmes par lieue carrée : c’est la même proportion qu’on observe dans les parties les plus peuplées de la France. Le propriétaire de ces vallées, le comte de Tovar, est l’auteur de l’étonnante révolution qui s’y est opérée dans un petit nombre d’années ; il s’est proposé d’affranchir les esclaves de la tyrannie de leurs maîtres, de transformer les affranchis en fermiers, et de délivrer les maîtres de la lèpre de l’esclavage ; ses efforts ont obtenu le succès qu’ils méritaient. Voyez M. de Humboldt, Voyage aux régions équinoxiales, t. V, liv. V, ch. XV, p. 142, 143 et suivantes.
[251] Depons, t. III, ch. X, p. 151.
[252] Depons, t. III, ch. X, p. 158 et suivantes.
[253] Ibid., ch. X, p. 234 et 235. — Dauxion-Lavaysse, t. II, ch. VIII. — De Humboldt, Voyage aux régions équinoxiales, t. V, l. V, ch. XV, p. 152.
[254] Un très grand nombre de cultivateurs des vallées d’Aragua sont noirs ou mulâtres ; mais ils sont libres. De Humboldt, Voyage aux régions équinoxiales, ibid.
[255]Voyage à la partie orientale de la Terre-Ferme, t. I, ch. III, p. 195. — Azara avait déjà fait la même observation, et M. de Humboldt l’a confirmée.
Dans le Mexique, le gouvernement espagnol employait les forçats aux travaux des manufactures, et il fallait par conséquent que les ateliers fussent convertis en prisons : de là résultait un profond mépris pour ce genre d’occupations, et par conséquent les hommes de la classe ouvrière se faisaient mendiants. De Humboldt, Essai politique, t. IV, l. V, ch. XII, p. 294, 295 et suivantes.
[256] Essai politique, t. V, l. VI, ch. XIV, p. 59.
[257] Voyage à la partie orientale de la Terre-Ferme, t. I, ch. III, p. 205, 206, 207 et 260.
[258] L’usage de marquer d’un fer brûlant les individus asservis est presque général dans quelques-unes des colonies anglaises. R. Bickell’s west Indies as they are, p. 38, 39 and 40.
[259] Depons, t. I, ch. I, p. 247, 248 et 249.
[260] De Humboldt, Voyage aux régions équinoxiales, t. V, liv. V, ch. XV, p. 101. — Depons, t. I, ch. III, p. 244 et suivantes.
[261] Voyage aux régions équinoxiales, l. III, ch. VIII, t. III, p. 225 et 226. — Essai politique sur la Nouvelle-Espagne, t. II, l. II, ch. VII, p. 46. — Depons, t. I, ch. III, p. 257.
[262] Azara, Voyage dans l’Amérique méridionale, t. II, ch. XIV, p. 269 et 270.
[263] De Humboldt, Essai politique, t. II, l. II, ch. VII, p. 46.
[264]Il faut placer, sans doute, parmi les causes les plus puissantes de l’état stationnaire des colonies espagnoles, l’oppression que le gouvernement espagnol faisait peser sur elles, et qui leur inspirait de l’aversion contre les habitants de la mère-patrie, longtemps avant qu’elles eussent tenté de secouer le joug. « Il est clair, dit Azara, que ce sont les villes qui engendrent et qui propagent... cette espèce d’éloignement, ou pour mieux dire d’aversion décidée, que les créoles ou enfants d’Espagnols nés en Amérique ont pour les Européens et pour le gouvernement espagnol. Cette aversion est telle, que je l’ai souvent vu régner entre les enfants et le père et entre le mari et la femme, lorsque les uns étaient Européens et les autres Américains. »
Voyage dans l’Amérique méridionale, tome II, chapitre XV, page 279.
[265] Rien n’est plus commun, dans les comédies de l’antiquité, que de voir de jeunes filles esclaves, qui n’ont perdu leur liberté que parce qu’elles ont été volées à leurs parents.
[266] Negro slavery, or a view of some of the more prominent features of that state of society, etc., 4th edition, p. 68, 75. — The slave colonies of Great-Britain, or a picture of negro slavery drawn by the colonists themselves, p. 17.
[267] Francis Hall, p. 422.
[268] Fearon, 5th report, p. 264.
[269] Larochefoucault, Voyage aux États-Unis, quatrième partie, t. VII, p. 294. — Tearon, 2nd report, p. 56, 58 ; 5th, report, p. 226, 227, 264.
[270] Raynal, Hist. philosoph., t. IX, l. XVIII, p. 177 et 178. — Weld, Voyage au Canada et aux États-Unis, t. I, ch. IX, p. 143. — Fearon’s Sketches of America passim.
[271] Chez les Romains, la culture des terres par des esclaves chassa les hommes libres des campagnes dans la capitale ; et, comme la classe des maîtres s’était emparée du monopole de tous les métiers par les mains de ses esclaves, la population, qui n’appartenait à aucune de ces deux classes, se trouva privée de tout moyen d’existence : de là cette multitude immense de prolétaires, qui ne vivait que de distributions publiques ou de la vente des suffrages dans les élections, et qui se trouva l’alliée naturelle de Marius et de César. Dans la partie méridionale des États-Unis d’Amérique, les individus qui ne sont ni maîtres ni esclaves émigrent dans les États où les travaux sont faits par des mains libres, et vont se louer comme domestiques. Fearon, 2nd report, p. 57 et 58. —Larochefoucault-Liancourt, deuxième partie, t. IV, p. 293 et 291 ; t. V, p. 76, 77 et 78, troisième partie ; t. VI, p. 86, et t. VII, p. 54.
[272] Larochefoucault. Liancourt, troisième partie, t. VI, p. 198, 199, 200 et 201.
[273] Larochefoucault, deuxième partie, t. IV, p. 87.
[274] Francis Hall, p. 318 et 320.
[275] Francis Hall, p. 424, 426.
[276] Francis Hall, p. 424, 426.
[277] Second report of the committee of the society for the mitigation and gradual abolition of slavery throughout the British dominions, p. 145, 148. — The slave colonies of Great-Britain, or a picture of negro slavery drawn by the colonists themselves, p. 29 et 97.
[278] Adam Smith a observé que l’industrie fuit les lieux qui sont la résidence habituelle des grands, et que par conséquent la population y est paresseuse, dissolue et pauvre. La cause de ce phénomène est la même que celle qui existe dans les lieux où l’esclavage domestique est établi ; c’est le mépris attaché au travail de l’homme sur la nature, et l’honneur accordé à l’exploitation d’un peuple asservi. Smith’s Inquiry, book II, ch. III, t. II, p. 10, 11 et 12.
[279] J’ai dit que la question posée au commencement de ce chapitre préjuge que la partie la plus considérable du genre humain ne doit être considérée que comme une machine de production qui a d’autant plus de valeur qu’elle absorbe une part moins considérable des richesses qu’elle produit. Je ne veux pas d’autres preuves de cela que les termes mêmes dans lesquels s’est exprimé Adam Smith : The wear and tear of a free servant is equally at the expense of his master, and it generally cost him much less than that of a slave. The sum destined for replacing and repairing, if I may say so, the wear and tear of a slave, is commonly managed by a negligent master, or careless overseer. That destined for performing the same office with regard to the free man, is managed by the free man himself. Adam Smith’s Inquiry into the nature and causes of the wealth of nations. Book I, ch. VIII, page 122.
[280] Tome I, liv. I, ch. III, p. 78 et 79.
[281]« Ce sont de faibles calculateurs, dit M. J.-B. Say, que ceux qui comptent la force pour tout et l’équité pour rien. Cela conduit au système d’exploitation des Arabes bédouins qui arrêtent une caravane, et s’emparent des marchandises qu’elle transporte, sans qu’il leur en coûte autre chose, disent-ils, que quelques jours d’embuscade et quelques livres de poudre à tirer. Il n’y a de manière durable et sûre de produire que celle qui est légitime, et il n’y a de manière légitime que celle où les avantages de l’une ne sont point acquis aux dépens de l’autre. » Traité d’économie politique, liv. I, ch. XIX, tome I, p. 365, 5e édit.
[282] Il a jadis existé et il existe sans doute encore des possesseurs d’esclaves qui ont possédé ou qui possèdent de grandes richesses ; il y avait, parmi les patriciens romains, des familles qui possédaient des fortunes immenses, et l’on trouverait sans doute, parmi nos modernes colons, plusieurs hommes qui sont fort riches. Mais, en disant que l’esclavage est un obstacle invincible à la production, à l’accroissement et à la bonne distribution des richesses, je n’entends nullement affirmer qu’il est un obstacle à leur extorsion ou à leur déplacement. Les Romains qui possédaient de grandes fortunes ne les devaient, en général, qu’au pillage exercé pendant le cours de la guerre, ou aux rapines qu’ils exerçaient pendant la paix sur les peuples subjugués. Les colons qui ont des richesses les doivent au monopole qui leur a été accordé pour la vente de leurs denrées, c’est-à-dire à un impôt établi sur des peuples chez lesquels l’esclavage domestique n’est pas admis.
[283]Il existe, chez les peuples modernes qui ont fait quelques progrès dans la civilisation, une multitude d’arts et de métiers dont les peuples de l’Italie et de la Grèce n’avaient aucune idée. Ces peuples ne connaissaient point l’usage du linge, et leurs vêtements ne se composaient que d’une laine grossière qui était travaillée par les mains de leurs femmes. Or, que l’on calcule seulement le nombre de personnes qui sont employées à la production, à la fabrication et à la vente du coton, du lin et de la soie, depuis l’agriculteur qui recueille ces matières jusqu’à la lingère, à la marchande de modes, ou même jusqu’à la blanchisseuse, et l’on pourra se former une légère idée de la différence qui existe entre l’industrie des anciens et l’industrie des modernes, surtout si l’on n’oublie pas les machines employées à mettre ces matières en œuvre, les arts et les connaissances que ces machines exigent.
[284] Columella, de Re rustica, lib. I. En exposant les effets de l’esclavage sur l’intelligence, j’ai fait voir ceux qu’il produit sur l’industrie. Adam Hodgson a recueilli les opinions d’un grand nombre d’écrivains anciens et modernes, sur l’influence qu’exerce l’esclavage sur l’agriculture. A letter to J.-B. Say, on the comparative expense of free and slave labour.
[285] Columella, de Re rustica, lib. 1, in proœmio.
[286]De Sismondi, Nouveaux principes d’économie politique, ou de la Richesse dans ses rapports avec la population. Tome I, liv. II, chap. 4, p. 17, 18 et suiv., 2e édit.
[287] Voyez le chapitre VII de ce livre.
[288] Second report of the committee of the society for the mitigation et gradual abolition of slavery, etc., p. 32, 34 et 62.
[289] Relief for West-Indian distress, showing the inefficiency of protecting duties on East-India sugar, by James Cropper, p. 18.
[290] Second report of the committee of the society for the mitigation and gradual abolition of slavery, p. 31 and 157.
[291] The slave colonies of Great-Britain, or a picture of negro slavery, p. 48. — Relief for West-Indian distress, passim.
[292] Voyage dans la Louisiane, tome I, ch. V, p. 92.
[293]C’est par économie que les planteurs emploient les bras des hommes esclaves au lieu de la charrue. « Ils calculent, dit Michaux, que dans le cours de l’année, un cheval, tant pour la nourriture que pour l’entretien, coûte dix fois plus qu’un nègre dont la dépense annuelle n’excède pas quinze à seize piastres. » Voyage à l’ouest des monts Alleghanys, ch. XXXII, p. 304 et 305.
Les chameaux furent introduits au Pérou après la conquête de ce pays par les Espagnols ; mais les conquérants en arrêtèrent la propagation prétendant que la multiplication des bêtes de somme les empêcherait de louer les indigènes aux voyageurs ou aux négociants pour servir dans l’intérieur du pays au transport des provisions et des marchandises. De Humboldt, Essai politique, tome IV, liv. V, ch. XII, p. 345. Voyage aux régions équinoxiales, tome V, liv. V, ch. XVI, p. 223 et 224.
[294] Michaux, voyage à l’ouest des monts Alleghanys, ch. I, p. 9, et ch. XXXI, p. 294 et 295. — Robin, Voyage dans la Louisiane, tome II, ch. XXXVII, p. 114.
[295] James Cropper’s Relief for West-Indian distress, p. 20, 21 et 22.
[296] Raynal, Histoire philosoph., tome VI, liv. XI, p. 227 et 228. — Larochefoucault, Voyage aux États-Unis, deuxième part., tome IV, page 65.
[297]Michaux, voyage à l’ouest des monts Alleghanys, ch. I et VIII, p. 10 et 84.
[298] Ibid., ch. XXII, p. 223 et 224.
[299]Larochefoucault, Voyage aux États-Unis, tome V, deuxième part., page 95.
[300] Michaux, Voyage à l’ouest des monts Alleghanys, ch. I, p. 10. — Fearon’s Sketches, passim.
[301] Michaux, ch. II et XIV, p. 15, 133 et 134. — Robin, Voyage dans la Louisiane, tome II, ch. XXXVII, p. 114 et 115. — Fearon’s Sketches of America, p. 43, 44, 113, 128, 160, 161, 162 et 210.
[302] A. Hodgson’s Letter to M. J.-B. Say, on the comparative expense of free and slave labour.
[303] Un rapport du comité de l’assemblée des colons de la Jamaïque, présenté à la chambre des communes d’Angleterre, le 25 février 1805, expose la détresse des colons, dont la plupart sont accablés de dettes, et qui presque tous ont perdu leur crédit. Ce rapport se termine en ces termes : « Par ces faits, la chambre sera en état de juger de l’étendue alarmante qu’a prise la détresse des planteurs de sucre, et avec quelle rapidité elle s’accroît tous les jours. Les plantations à sucre, depuis peu abandonnées et mises en vente par la justice, se montent à environ un quart de celles qui existent dans la colonie. » East and West-India sugar, or a refutation of the claim of the West-India colonists, to a protecting duty on East-India sugar, p. 121, 122 et 128. — James Cropper’s Relief for west-indian distress.
[304] Voyage dans la partie méridionale de l’Afrique, tome II, ch. V, p. 192 et 251.
[305] Michaux, ch. XIV, p. 133 et 134.
[306] Michaux, ch. I et ch. VIII, p. 10 et 84.
[307] Michaux, chap. I, p. 9. — Larochefoucault.
[308] Larochefoucault, troisième partie, t. VI, p. 85. — Michaux, ch. XIV, p. 13.
[309] Essai politique sur la Nouvelle-Espagne, tome IV, liv. IV, ch. XI, p. 45 et 46. — En 1777, un ouvrier libre, nègre ou mulâtre, se louait au Mexique à raison de quatre piastres par mois, et ces ouvriers étaient très rares. Il n’y avait point d’esclaves. (Thierry, Traité de la culture du nopal, tome I, p. 82.) Je n’ai pas besoin de faire observer que l’argent et l’or, dans les lieux où ils sont produits et où l’on cultive les objets nécessaires à la vie, ont nécessairement un peu moins de valeur que dans les lieux où ils sont importés.
[310]De Humboldt, Voyage aux régions équinoxiales, tome V, liv. V, ch. XV, p. 252, 253, 254 et 255. — Au Mexique, on compte la journée, dit ailleurs de M. Humboldt, de deux réales de plata (de 26 sous) dans les régions froides, et de deux réaux et demi (de 32 sous) dans les régions chaudes, où l’on manque de bras et où les habitants sont en général très paresseux. Ce prix de la main-d’œuvre doit paraître assez modique, lorsqu’on considère la richesse métallique du pays, et la quantité d’argent qui y est constamment en circulation. Aux États-Unis, où les blancs ont repoussé la population indienne au-delà de l’Ohio et du Mississipi, la journée est de 3 liv. 10 sous à 4 francs : en France, on peut l’évaluer de 30 à 40 sous, et au Bengale, d’après M. Fitzing, à 6 sous. Aussi, malgré l’énorme différence du fret, le sucre des Grandes-Indes est à meilleur marché à Philadelphie que celui de la Jamaïque. Il résulte de ces données, qu’actuellement le prix de la journée, au Mexique, est au prix de la journée
en France, | :: 10 : 12 |
aux États-Unis, | :: 10 : 23 |
au Bengale, | :: 10 : 2 |
(Humboldt, Nouv.-Esp., tome III, liv. IV, ch. IX, p. 103 et 104.) Pour terminer le parallèle, il faut ajouter que le prix de la journée de l’homme libre de la Louisiane est le double de ce qu’elle est au nord des États-Unis, c’est-à-dire comme 10 : 46.
[311] Larochefoucault, troisième part., tome VI, p. 60, 61 et 79.
[312] Robin, tome I, ch. vi, p. 92, et tome II, ch. XXXVII, p. 114 et 115.
[313]Ibid., tome II, ch. XXXVI, p. 44. — Il semble qu’un maître qui tire de la journée d’un bon esclave 20 ou 30 piastres par mois, doit faire des bénéfices considérables ; mais, pour connaître ces bénéfices, il est une multitude de circonstances qu’il faudrait prendre en considération ; je me bornerai à en indiquer une seule : « Ici comme ailleurs, dit M. de La Rochefoucault en parlant du Maryland, quand on examine de près l’utilité dont sont les nègres esclaves aux intérêts du maître, comparée à l’emploi de toute autre espèce de moyen de travail, on trouve qu’elle n’a aucune réalité. Il faut nourrir, habiller les vieux, les enfants, les femmes grosses, les soigner dans leurs maladies. Rien n’est plus commun que de voir le propriétaire de quatre-vingts esclaves n’en pas pouvoir mettre trente au travail des champs. Dix ouvriers loués à l’année feraient au moins autant de travail que les trente esclaves. » Troisième part., tome VI, p. 85.
[314] Larochefoucault, deuxième part, tome VI, p. 87 et 88.
[315] Storch, Cours d’Économie politique. — La plupart des grands de Pologne, à l’époque de la guerre qui amena le partage de leur pays, étaient accablés de dettes. Un d’eux, le prince Lubomirski, voulut donner l’exemple de la réforme. Il se soumit à une direction, puis il fit annoncer, au son du tambour, que personne n’eût à lui faire crédit, sous peine de perdre ce qu’on lui avancerait. Rulhière, tome II, liv. VII, p. 405.
[316] Il est bien clair que je ne parle que des richesses que les Anglais possèdent en leur qualité de planteurs. Un homme à qui sa plantation ne produit rien, peut posséder d’ailleurs de très grandes richesses. — Les colons hollandais de la Guyane, dont les mœurs ont tant d’analogie avec celles qui ont été attribuées aux satrapes, étaient accablés de dettes, longtemps avant que de tomber sous la domination anglaise. « Tel est, dit Raynal, l’état des trois colonies que les Hollandais ont successivement formées dans la Guyane. Il est déplorable, et le sera longtemps, peut-être toujours, à moins que le gouvernement ne trouve dans sa sagesse, dans sa générosité ou dans son courage, un expédient pour décharger les cultivateurs du poids accablant des dettes qu’ils ont contractées. » Histoire philosoph. des deux Indes, tome VI, liv. XII, p. 414. — Cela signifie, en termes plus clairs, que les travaux excessifs auxquels les esclaves sont condamnés, ne peuvent suffire à la voracité des possesseurs d’hommes des colonies, et qu’il faut se hâter de leur livrer la subsistance des hommes industrieux et libres de la mère-patrie. Voilà une étrange morale pour une histoire philosophique !
[317] Raynal, Hist. philosoph des deux Indes, tome VII, liv. XIV, p. 430 et 431. — En 1658, le nombre des esclaves de la Jamaïque n’était que de 1 400, tandis que celui des hommes libres était de 4 500 ; il y avait donc trois personnes libres pour un esclave. En 1817, il y avait 346 150 esclaves, et environ 17 000 ; c’est-à-dire environ vingt esclaves pour une personne libre.
[318] Second report of the committee of the society for the mitigation and gradual abolition of slavery, p. 149, 150. — Les états présentés au parlement d’Angleterre portent le nombre d’esclaves de la Jamaïque, en 1817, à 346 150. — Un des phénomènes les plus intéressants à observer est la proportion dans laquelle les diverses classes de la société se multiplient, surtout si l’on déterminait en même temps la source où chacune d’elles puise ses revenus ; ce serait peut-être un des moyens les plus sûrs de prévenir le sort des générations à venir, et de les garantir des calamités qui peuvent les menacer.
[319] Raynal, Hist. philosoph., tome VII, liv. XIV, p. 385.
[320] Second report of the society, etc., p. 139, 140.
[321] Second report of the society, etc., p. 139, 140.
[322] Raynal, Hist. philosoph., tome VII, liv. XIII, p. 95, 115 et 143. — Le recensement de 1788 portait la population de cette île à 13 466 blancs, 3 044 gens de couleur libres et 85 471 esclaves.
[323] Ibid., Histoire philosoph, des deux Indes. — Maltebrun, Précis de la Géographie universelle. — Alex. de Humboldt, Nouvelle-Espagne, tome II, liv. II, ch. VII, p. 5 et 6. — Robin, Voyage à la Louisiane, tome I, ch. XXII, p. 295 et 296.
[324] Voyez les tableaux statistiques insérés dans le Précis de la géographie universelle, tome V, liv. CII, p. 419, 420 et 421.
[325] Al. de Humboldt, Nouvelle-Espagne, tome V, sup., p. 144.
[326] Raynal, Histoire philosoph., tome V, liv. IX, p. 9, 10 et 13. — Il est presque impossible d’évaluer les effets que l’esclavage produit au Brésil sur l’accroissement ou le décroissement de la population. Cette contrée est si vaste, et les trois principales races d’hommes qui y existent sont si diversement réparties sur le territoire, qu’il faudrait se livrer à un examen particulier pour chaque province, et l’on manquerait de documents à l’égard de plusieurs. Au temps où Raynal écrivait, il n’évaluait la population du Brésil qu’à 802 235 individus (tome V, liv. IX, p. 201 et 202) ; tandis que M. de Humboldt croit que, vers la même époque, elle s’élevait à 1 900 000 âmes. (Nouvelle-Espagne, supp., p. 142 et 143.) Raynal évaluait le nombre des esclaves de la province de Rio-Janeiro à 54 091, et le nombre des esclaves de toute la colonie à 347 858 (ibid., p. 202) ; tandis que Cook portait, en 1768, le nombre des esclaves et des hommes de couleur de la seule ville de Rio-Janeiro à 666 000. (Premier voyage, liv. I, ch. II, tome II, p. 299.) Le secret dans lequel le gouvernement portugais tenait ses établissements coloniaux, est plus que suffisant pour expliquer ces contradictions.
[327]Si, dans les républiques du sud de l’Amérique, on comparait l’accroissement qu’a éprouvé la classe des conquérants, à l’accroissement qu’ont éprouvé les autres classes de la population, on arriverait probablement à des résultats semblables à ceux que je viens d’exposer. M. de Humboldt estimait, en 1808, la population totale des colonies espagnoles à treize ou quatorze millions d’habitants, et, dans ce nombre, il ne comptait qu’environ trois millions d’individus de race européenne. Il fallait donc qu’il y eut déjà à cette époque dix ou onze millions d’individus indigènes, noirs ou de sang mêlé. Les Espagnols éprouvent aux Philippines un sort analogue à celui qu’éprouvaient les Mamlouks en Égypte. « On ne compte dans l’île entière de Luçon, dit La Pérouse, que douze cents Espagnols créoles ou européens. Une remarque assez singulière, c’est qu’il n’y a aucune famille espagnole qui s’y soit conservée jusqu’à la quatrième génération, pendant que la population des Indiens a augmenté depuis la conquête, parce que la terre n’y recèle pas, comme en Amérique, des métaux destructeurs dont les mines ont englouti les générations de plusieurs millions d’hommes employés à les exploiter. » (La Pérouse, tome IV, p. 125, 128.) Si, dans le nord de l’Europe, les seigneurs comparaient la proportion dans laquelle ils se multiplient, à la proportion dans laquelle se multiplient les esclaves, on serait probablement fort étonné des résultats de la comparaison.
[328] Raynal, Histoire philosoph., tome VII, liv. XIII, p. 194.
[329] Second report of the committee of the society for the mitigation and gradual abolition of slavery. Appendix, G. p. 138, 162.
[330]« La dynastie virginienne, comme on l’a appelée, je crois avec raison, est un sujet de plainte dans toutes les autres parties de l’Amérique. Cet État a fourni quatre des cinq présidents, et un grand nombre d’occupants de tous les autres emplois du gouvernement. » Fearon, 6th report, p. 293.
Quand la Louisiane a été abandonnée aux États Unis, les Anglo-Américains se sont jetés avec tant d’avidité sur les emplois publics qui y ont été créés, qu’ils les ont exclusivement occupés, quoiqu’ils n’en connussent ni la langue ni les lois. Robin, tome II, ch. IV, p. 387.
L’avidité des emplois publics n’est pas un vice particulier à une époque ou à une nation. C’est un mal qui peut être le résultat d’un grand nombre de causes ; voici, je crois, les principales :
1° L’existence de l’esclavage, ou les préjugés nés d’un tel état ;
2° Le monopole, de la part du gouvernement, d’un nombre plus ou moins grand de professions privées, transformées en emplois publics ;
3° Une grande facilité de parvenir aux emplois, sans frais et sans capacité ;
4° La sécurité attachée aux fonctions publiques, ou l’inviolabilité des fonctionnaires ;
5° Des salaires ou des honneurs sans proportion aux travaux à exécuter ;
6° L’insécurité attachée à l’exercice des fonctions privées, et les vexations auxquelles sont exposées les personnes qui les exercent.
[331]Les Hollandais établis aux Moluques emploient un moyen analogue pour maintenir leurs sujets dans la servitude. « Ils se gardent bien, dit Labillardière, de leur apprendre leur langue maternelle, afin de n’en être pas entendus lorsqu’ils conversent entre eux. » Voyage à la recherche de La Pérouse, ch. VII, tome I, page 355.
C’est par des motifs analogues que les prêtres d’Égypte employaient, entre eux, un langage inintelligible pour la population qu’ils avaient assujettie. Les druides, dont le pouvoir n’était guère moins absolu que celui des prêtres d’Égypte, employaient aussi, suivant le témoignage de César, une langue que le peuple ne pouvait pas comprendre.
[332] Histoire de Pologne, tome III, liv. IX, p. 146.
[333] Denys d’Halicarnasse, liv. V, ch. XXVI.
[334] Sismonde de Sismondi, Nouveaux principes d’économie politique, liv. III, ch. IV, p. 181.
[335] Raynal, Histoire philosoph. des deux Indes, tome X, liv. XIX, page 60.
[336] Rulhière, Histoire de l’anarchie de Pologne, tome III, liv. IX et X, p. 93 et 91, 214 et 215.
[337] Rulhière, tome III, liv. IX et X, p. 99, 100 et 244.
[338] Ibid., liv. IX, p. 66.
[339] Lévesque, Histoire de Russie, tome III, p. 286.
[340] Rulhière, tome III, liv. IX, p. 67.
[341] Histoire philosoph. des deux Indes, t. VII, liv. XIII, pages 236 et 237.
[342] Stedman, Voyage à Surinam et dans l’intérieur de la Guyane, tome I, ch. III et IV, p 95, 104 et 105 ; tome II, ch. III, p. 94. — Raynal, tome VI, liv. XII, p. 413.
[343]Les peuples d’Europe qui ne possèdent point de colonies sont ceux qui paient le moins cher les denrées des tropiques, par la raison qu’ils n’accordent le monopole de la vente à aucune île. En Suisse, par exemple, le peuple paie le sucre, le café et les autres denrées qui viennent des colonies ou des Indes à un prix beaucoup plus bas que ne les paient les peuples de France et d’Angleterre. Dans ces deux derniers pays, le public commence par payer un impôt fort lourd, pour protéger les colons et leurs possessions ; et quand il a payé cet impôt et qu’il les a protégés, il jouit de l’avantage de payer leurs produits plus chèrement que ne les paie aucune autre nation.
[344] East and West-India sugar, 1823, p. 60, 61, 62.
[345]« Les propriétaires de nègres se plaignent déjà que, depuis que la population noire augmente, ils sont moins soumis, plus remuants qu’ils ne l’étaient autrefois. Tous ces symptômes devraient les aviser de la prompte nécessité de faire quelque chose pour préparer une fin à cet état d’esclavage, qui sera tôt ou tard d’un grand danger pour les maîtres ; mais on s’endort sur ce danger comme sur tous les autres ; et, dans ce cas comme dans tous les autres, on reconnaît que la prévoyance est nulle parmi le peuple américain. » De Larochefoucault Liancourt, Voyage aux États-Unis, troisième partie, tome VI, p. 86.
Il y a déjà trente ans que M. de Larochefoucault a fait ces observations ; et, depuis cette époque, le nombre des esclaves est beaucoup augmenté.
[346] Au mois de juin 1824, il existait déjà, en Angleterre, 220 associations formées dans le but de seconder celle qui s’est établie à Londres pour l’abolition de l’esclavage ; depuis cette époque le nombre s’en est considérablement augmenté. En 1823, il a été présenté 500 pétitions au parlement pour le même objet. En 1824, il a en été présenté près de 600. — Report of the committee of the society for the mitigation and gradual abolition of slavery, p. 37.
[347]Franklin, que l’on peut considérer comme le représentant de la population industrieuse de l’Amérique, n’a pas fait connaître directement tout ce qu’il pensait des possesseurs d’hommes ses compatriotes ; mais, si l’on veut savoir quelle était son opinion à leur égard, on en a un moyen facile : il suffit de se rappeler les mœurs de l’animal auxquelles il comparait les mœurs d’un gentilhomme, et de comparer les mœurs qu’il attribuait à un gentilhomme aux mœurs d’un planteur. Deux quantités étant égales à une troisième, disent les mathématiciens, sont égales entre elles : qu’on juge, d’après cet axiome, de l’accord qui peut exister entre les opinions des Américains industrieux et des Américains qui vivent sur les produits du travail de leurs esclaves.
[348] On dit que les grands de Russie dressent un certain nombre de leurs esclaves dans l’art de faire de la musique ; mais, comme ces esclaves ont l’intelligence fort bornée, chacun d’eux est réduit à ne donner qu’un son, c’est-à-dire à faire l’office d’un tuyau d’orgue. Le développement du talent musical de ces esclaves est l’emblème du développement des talents industriels de tous les esclaves des colonies modernes.
[349] Liv. VI, ch. XXII.
[350] Vie de Camille, traduction d’Amiot.
[351] Au milieu du seizième siècle, les Russes, dans leurs guerres, se conduisaient encore comme les Romains du temps de César. Dans la guerre qu’ils soutinrent contre Gustave-Vasa, le nombre des Suédois qu’ils firent esclaves, soldats, paysans, femmes ou enfants, fut si considérable qu’ils les vendaient pour quelques petites pièces de monnaie. On remarque, dit leur historien, que les petites filles se vendaient un peu plus cher que les males. Lévesque, Histoire de Russie, tome III, p. 53.
[352] J.-J. Rousseau prétend que le christianisme ne prêche que servitude et dépendance ; que son esprit est trop favorable à la tyrannie pour qu’elle n’en profite pas toujours, et que les vrais chrétiens sont faits pour être esclaves. (Contrat social, liv. IV, ch. VIII.) Pour admettre cette opinion, il faut supposer que l’esprit du christianisme repousse toute idée de devoirs envers soi-même et envers les autres, ou que le seul devoir qu’il impose est celui de n’en avoir aucun, ce qui est une contradiction ; ou bien il faut admettre qu’il impose le devoir de se livrer au vice et au crime, quand on ne peut s’en abstenir sans s’exposer à un châtiment, ce qui est encore une contradiction ; car les crimes et les vices entraînent tôt ou tard après eux leur châtiment. On va voir, au reste, que les possesseurs d’esclaves ont jugé l’esprit du christianisme autrement que Rousseau.
[353] The Rev. R. Bickell’s West-Indies as they are, or A real picture of slavery, part. II, p. 83 and 84.
[354]The Rev. R. Bickell’s West-Indies as they are, part. II, p. 84, 85 and 86.
[355] Second report of the committee of the society for the mitigation and gradual abolition of slavery, p. 141, 142 and 149.
[356] R. Bickell’s West-Indies as the are, part. II, p. 165, 166, 167, 168 and 173. — Le gouvernement anglais ayant obligé les maîtres à accorder à leurs esclaves le dimanche comme jour de repos, les maîtres ont fait du dimanche un jour de marché. Ils en ont donné pour motif que dans ce temps de détresse générale, plusieurs planteurs sont extrêmement endettés, et que, pour raison de leurs dettes, il leur est impossible de permettre à leurs esclaves de sortir si ce n’est le dimanche. The slave colonies of Great-Britain, p. 48 and 49.
[357] Cette société compte au nombre de ses membres les personnes les plus distinguées de l’Angleterre, par leurs talents, par leur position sociale, ou par leur dévouement à la cause de l’humanité.
[358] An authentic report of the debate of the house of commons. June the 23d, 1825, on Mr. Burton’s motion. — À toutes les époques où l’on a tenté d’instruire les esclaves ou les affranchis des préceptes de la religion, les maîtres ont opposé la même résistance.
[359] An authentic report of the debate in the house of commons, June, the 23d. 1825, etc., p. 33 and 34. — Il résulte de la proclamation même du gouverneur que les violences des maîtres n’ont pas eu d’autre cause que la crainte de voir les sentiments moraux des affranchis et des esclaves développés par l’enseignement des préceptes religieux. « Je vous en prie, dit le gouverneur aux auteurs de ces violences, réfléchissez aux conséquences de votre conduite. Si vous vous plaisez à renverser les maisons et les églises de ceux qui instruisent les noirs (of the teachers of the negroes), qui peut dire que les noirs ne suivront pas votre exemple, en démolissant vos propres maisons ? » Ibid., p. 27 et 28.
[360] De Larochefoucault-Liancourt, troisième partie, tome VI, p. 181.
[361] Robin, Voyage dans la Louisiane, tome III, ch. LXVIII, p. 198 et 197.
[362] Raynal, qui a défendu la liberté avec un zèle si ardent et quelquefois si aveugle, reproche à Montesquieu de n’avoir pas osé mettre au nombre des causes de la décadence de l’empire romain, la loi de Constantin qui, suivant lui, déclarait libres tous les esclaves qui se feraient chrétiens. Histoire philosoph., tome I, liv. I, p. 12 et 13. — Jamais les empereurs romains n’ont accordé la liberté à tous les esclaves qui se feraient chrétiens ; s’ils la leur avaient accordée, les invasions des barbares eussent rencontré plus d’obstacles.
[363] Voyage dans la Louisiane, tome II, ch. XXXVIII, p. 123.
[364]De Larochefoucault, Voyage aux États-Unis, tome I, p. 282 ; tome III, p. 174 ; tome IV, p. 78 ; tome V, p. 69 et 79. Le seul fait que les Anglo-Américains repoussent de leurs temples toute personne de couleur, n’est-il pas une preuve évidente que la religion n’est pour eux qu’un moyen de gouvernement ?
[365] Nouveau voyage dans la partie méridionale de l’Afrique, tome II, ch. V, p. 248 et 249.
[366] J. Stephen’s Slavery of the British West-India colonies, as it exist both in law and practice, ch. V, sect. III, IV and V. — R. Bickell’s West-Indies as they are, part. II. — The slave colonies of Great-Britain, or a Picture of negro slavery, drawn by the colonists themselves. — Voyez les écrits publiés par la société formée pour la modification et l’abolition graduelles de l’esclavage.
[367] Dauxion-Lavaysse, tome II, ch. VIII, p. 252 et suivantes. — Depons, tome II, ch. VI, p. 153 et suiv. ; tome III, ch. IX, p. 34 et suiv. — De Humboldt, Voyage aux régions équinoxiales, liv. III, ch. VIII, tome III, p. 224.
[368] On lit, dans l’article 13 de la Constitution fédérative de Guatemala: « Celui qui fait le commerce d’esclaves ne peut être citoyen. » Cette disposition est très sage et très juste ; un peuple qui tient à sa liberté ne doit jamais permettre l’exercice d’aucun pouvoir politique à des individus qui n’admettent l’existence d’aucun devoir, ou qui règlent l’étendue de leurs droits par l’étendue de leurs forces.
[369] « La France paie à la Martinique et à la Guadeloupe le sucre qu’elle consomme 50 fr. les cent livres, non compris les droits, et les obtiendrait à la Havane pour 35 fr., non compris les droits également. » (J. B. Say, Traité d’économie politique, tome I, liv. I, chap. XIX, p. 365 et 366.) La différence en faveur du pays qui possède le moins d’esclaves comparativement à la population libre serait donc, suivant M. Say, de près d’un tiers, s’il n’existait pas d’autres causes de la différence que l’esclavage. Je suppose cependant qu’elle n’est que d’un quart ; mais aussi le prix du sucre de nos colonies a été porté un peu trop haut, et celui de la Havane un peu trop bas. Au reste, comme les prix varient d’un jour à l’autre, il ne peut pas être ici question d’une exactitude mathématique.
[370] East-India sugar, or an Inquiry respecting the means of improving the quality and reducing the cost of sugar raised by free labour in the East-Indies, p. 3, 4 et 5. London, 1824. — On calcule que le prix moyen que coûte la culture nécessaire à la production d’un quintal de sucre, en y comprenant la rente payée au propriétaire de la terre, est de 4 sch. 9 d. 1/2 ou environ 6 francs. (Ibid. p. 27.) Le sucre cultivé par des ouvriers libres, pourrait être livré à Calcutta sur le pied du 16 ou 17 francs le quintal, et sur le pied de 26 fr. 80 c. rendu en Europe. (Ibid., p. 13.) Ce serait un peu plus de 5 sous la livre.
[371] Traité d’économie politique, tome I, p. 365 et 366.
[372]Traité d’économie politique, t. I, liv. I, ch. XIX, p. 365.
[373]Il faut observer que les dépenses qu’exigent l’administration, la conservation et la défense de trois misérables îles doivent être à peu près les mêmes que celles que la France était obligée de faire quand elle avait de nombreuses colonies. La défense navale, pour être efficace, doit être, en effet, en raison des forces de l’ennemi, et non en raison de l’objet qu’il s’agit de garder. Il faut, en France, pour administrer deux ou trois îles, un ministère aussi complet et aussi dispendieux que pour en administrer dix.
[374] R. Bickell’s West-Indies as they are, p. 244 and 245.
[375] Raynal, Histoire philosoph., tome VII, liv. XII, p. 116, 117 146. — Cet historien porte les valeurs exportées par la Martinique à 18 975 974 liv., et les valeurs exportées par la Guadeloupe à 12 751 404 liv.
[376] La France tire de la Guadeloupe et de la Martinique presque tout le sucre qu’elle consomme, et la consommation s’élève à 50 millions de kilogrammes ; mais comment est-il possible que deux îles dont les richesses ni la population n’ont presque pas varié depuis que leurs exportations s’élevaient à peine à 32 millions, exportent aujourd’hui, en sucre seulement, une valeur à peu près égale ? Serait-il vrai, comme le croient quelques personnes, que des colons introduisent dans leurs pays des sucres étrangers, et qu’ils nous les expédient ensuite pour obtenir une prime de 37 fr. 50 les cent kilogrammes ? Si cela arrivait pour le sucre, cela arriverait probablement aussi pour toutes les denrées coloniales ; et l’on conçoit quel énorme tribut les possesseurs d’hommes des colonies lèveraient alors sur la France.
[377] James Cropper’s Relief for west-indian distress, p. 26 and 27. London 1823. — East and West-India sugar, p. 4 and 5.
[378] Le quintal anglais est de 108 livres ; 50 kil. égalent 111 livres anglaises.
[379] Second report of the committee of the society for the mitigation and gradual abolition of slavery, p. 166 and 167.
[380]Je dis que les possesseurs d’hommes sont plus disposés à faire des dettes qu’à cumuler des capitaux ; à l’appui des faits que j’ai déjà cités j’en ajouterai ici quelques autres qui me semblent trop remarquables pour ne pas être observés.
Dans un espace de vingt années, de 1760 à 1780, le nombre de ventes forcées qui ont eu lieu pour dettes, dans la Jamaïque, s’est élevé à 80 000, et le montant de ces dettes a été de 22 500 000 liv. st. (572 500 000 fr). Dans le cours du même espace de temps, près de la moitié des propriétés foncières ont changé de mains par suite de ces ventes forcées. East and West-India sugar, appendix D, p. 127.
[381] James Cropper’s Relief for west-indian distress, p. 12.
[382] Stedman, tome III, ch. XXIX, p. 187. — Le Vaillant, premier Voyage, tome I, p. 77.
[383] Voyez les rapports de la société formée pour l’abolition de l’esclavage, et les débats parlementaires sur le même sujet.
[384] Robin, Voyage à la Louisiane, tome III, ch. LXVII, p. 178 et 179
[385] De Humboldt, Voyage aux régions équinoxiales, liv. III, ch. VIII, tome III, p. 225 et 226. — Depons, tome I, ch. II, p. 257, et tome II, ch. V, p. 65 et 66. — Robin, tome I, ch. XX, p. 283.
[386] De Humboldt, Voyage aux régions équinoxiales, liv. III, ch. VIII, tome III, p. 225 et 226.
Dans les pays où l’esclavage est admis, les hommes de la race des maîtres considèrent, en général, comme leurs esclaves, tous les individus qu’ils peuvent soumettre, et comme leurs propriétés, tous les biens qu’ils peuvent usurper. De là, les guerres, les meurtres et les spoliations dont les colons du cap de Bonne-Espérance se sont rendus coupables envers les Hottentots ; de là aussi, les crimes, les meurtres et les spoliations commis contre les indigènes d’Amérique par les Anglo-Américains des frontières. Les gouvernements de Hollande et des États-Unis ont fait tout ce qu’ils ont pu pour réprimer ces attentats, et jamais ils n’ont pu en venir à bout. Cela a tenu à ce que la puissance ne s’étend pas au-delà de certaines limites, et que les lois cessent au point où la puissance finit.
[387] Voyez le tome I, liv. II, ch. II.
[388] La même opposition de principes se trouve quelquefois dans les gouvernements : ceux qui ont pour principe la force ou le despotisme, prétendent qu’il leur est permis de se livrer, envers les hommes et leurs propriétés, à toutes les actions qu’ils ne se sont pas positivement interdites ; ceux, au contraire, qui ont pour principe la morale et la liberté, reconnaissent qu’ils ne peuvent exercer, sur les hommes ou sur leurs biens, que les actions que des lois spéciales leur ont positivement permises.
[389] Les banques d’épargnes, si utiles aux familles des classes ouvrières, seraient indispensables à des esclaves auxquels il serait permis de se racheter. Il faudrait même qu’elles présentassent des garanties tellement fortes qu’elles fussent capables de vaincre la méfiance naturelle à des esclaves.
[390] T. Clarkson’s Thoughts on the necessity of improving the condition of the slaves, p. 15, 16, 17.
[391] Denon, tome I, p. 135, 136 et suivantes.
[392] Barrow, Voyage en Chine, tome II, ch. VIII, p. 220.
[393] Péron, tome I, liv. II, ch. VII, p. 144. — Freycinet, tome II, ch. X, p. 336.
[394] « En faisant abstraction des subdivisions, dit M. de Humboldt, en parlant de la population du Mexique, il en résulte quatre castes : les blancs, compris sous la dénomination générale d’Espagnols ; les nègres ; les Indiens, et les hommes de race mixte, mélangés d’Européens, d’Africains, d’Indiens américains et de Malais ; c’est par la communication fréquente qui existe entre Acapulco et les îles Philippines, que plusieurs individus d’origine asiatique, soit chinois, soit malais, se sont établis dans la Nouvelle-Espagne. » Essai politique sur la Nouvelle-Espagne, tome I, liv. II, ch. VI, p. 367 et 368.
[395] La France est le pays dans lequel l’orgueil de race est le moins marqué ; et c’est là une des causes qui font que les individus de cette nation inspirent moins que d’autres de l’antipathie aux étrangers. « C’est une chose étonnante et bien digne de remarque, dit un voyageur anglais, que malgré les présents considérables distribués, chaque année, aux Indiens du Haut-Canada, par des agents anglais de nation, malgré le respect que ceux-ci ne cessent d’avoir pour leurs usages et leurs droits naturels, un Indien qui cherche l’hospitalité préfère, même aujourd’hui, la chaumière d’un pauvre fermier français à la maison d’un riche fermier anglais. » (Weld, Voyage au Canada, tome II, ch. XXIX, p. 180 et 181.) La raison de la préférence est toute simple : le fermier français ignore ce que c’est que to keep his distance, ce que l’anglais n’oublie jamais.
[396] Essai politique sur la Nouvelle-Espagne, tome II, liv. II, ch. VII, p. 67.
[397] Azara, tome II, ch. XII et XIV, p. 203, 264 et 265.
[398] Voyage dans l’Amérique méridionale, tome II, ch. XIV, p. 265.
[399] Ibid., ch. XV, p. 276. — Dauxion-Lavaysse, tome II, ch. VII, p. 174 et 175.
[400] Dauxion-Lavaysse, tome II, ch. VI, p. 174 et 175. — Azara, tome II, ch. XIV, p. 266 et 267.
[401] De Humboldt, Essai politique sur la Nouvelle-Espagne, tome I, liv. II, ch. V, p. 362, et tome II, liv. II, ch. VII, p. 38.
[402] Stedman, tome II, ch. XIII, p. 21.
[403] Dauxion-Lavaysse, tome II, ch. VII, p. 174 et 175. — La Pérouse a observé que l’union des Russes aux Kamtchadales produisait une race d’hommes plus active et plus laborieuse que celles des pères, et plus belle que celle de mères. Tome III, ch. XXII, p. 189 et 190.
[404] Robertson’s History of America, book II, note 35, p. 396.
[405] Bougainville, première partie, ch. VI, tome I, p. 124, 125 et 126.
[406] Bougainville, première partie, ch. VII, p. 120, 121 et 122.
[407] Azara, tome II, ch. XIII, p. 224, 225, 226 et 232.
[408] Voyage aux régions équinoxiales, tome III, liv. III, ch. VI, p. 4, 5 et 6.
[409] Bougainville, première partie, ch. VII, t. I, p. 126 et 127. — La Pérouse, tome II, ch. XI, p. 301.
[410] Azara, tome II, ch. XII, p. 253 et 254.
[411] La Pérouse, tome II, ch. XI, p. 296. — Azara, tome II, ch. XIII, p. 232. — Raynal, tome IV, liv. VIII, p. 302 et 303.
[412] Azara, tome II, ch. XIII, p. 234 et 235. — Raynal, tome IV, liv. VIII, p. 315. — De Humboldt, Voyage aux régions équinoxiales, liv. III, ch. VII, tome III, p. 149. — Les règlements des jésuites ont servi de modèle à tous les missionnaires. (La Pérouse, tome II, ch. XI, p. 308. — Azara, tome II, ch. XII, p. 117 et 218.) Il ne faut pas en être étonné, puisqu’ils étaient soumis à une autorité commune. De Humboldt, Voyage aux régions équinoxiales, tome III, liv. III, ch. VI, p. 52.
[413] Azara, tome II, ch. XII, p. 218.
[414] La Pérouse, tome II, ch. XI, p. 302.
[415] De Humboldt, Voyage aux régions équinoxiales, tome III, liv. III, ch. VIII, p. 197. — Ulloa, Discours philosoph., tome II, Disc. XVIII, p. 44 et 45. — Vancouver, liv. IV, ch. IX, tome IV, p. 154. — La Pérouse, tome II, ch. XI, p. 299 et 301. — Azara, tome II, ch. XII et XIII, p. 218, 233, 234 et 250.
[416] La Pérouse, tome II, ch. XI, p. 296. — Bougainville, première partie, ch. VII, tome I, p. 128 et 229. — Ulloa, Discours philosoph., Disc. XVIII, p. 44 et 45.
[417] La Pérouse, tome II, ch. XI, p. 298, 299 et 300. — Bougainville, première partie, ch. VII, tome I, p. 128 et 129.
[418] Azara, tome II, ch. XII, p. 218 et 219. — La Pérouse, t. II, ch. XI, p. 302.
[419] Azara, ch. XII et XIII, p. 218 et 252.
[420] De Humboldt, Voyage aux régions équinoxiales, liv. II, ch. IX, tome III, p. 288, 289 et 290. — Azara.
[421] Azara, tome II, ch. XIII, p. 252.
[422] De Humboldt, Voyage aux régions équinoxiales, liv. III, ch. IX, p. 290.
[423] La Pérouse, tome II, ch. XI, p. 304. — De Humboldt, Voyage aux régions équinoxiales, liv. VII, ch. IX, tome VI, p. 285.
[424] La Pérouse, tome II, ch. XI, p. 294 et 295.
[425] Vancouver, liv. III, ch. I, p. 267, 276 et 277 . — Azara, tome II, ch. X, p, 165. — L’état social de ces peuples a une grande analogie avec celui des Spartiates : le brouet noir n’était pas supérieur à la bouillie, et les vêtements et les logements étaient peu différents.
[426] La Pérouse, tome II, ch. XI, p. 296, 297, 301 et 302. — Bougainville, première partie, ch. VII, tome I, p. 126. — De Humboldt, Voyage aux régions équinoxiales, liv. VI, ch. XVII, et liv. VII, ch. XIX, tome VI, p. 238 et 342. — Depons, tome I, ch. IV, p. 311, 312 et 342. — Azara, tome II, ch. XIII, p. 256.
[427] Depons, tome I, ch. IV, p. 331 et 332.
[428] Bougainville, première partie, ch. VII, tome I, p. 126. — Raynal assure, sur la foi des missionnaires, que plus les coups de fouet sont vigoureux, et plus les pénitents éprouvent de bonheur. Histoire philosoph., t. IV, liv. VIII, p. 302.
[429] Azara, tome II, ch. XII, p. 217, 218, 243, 244 et 245. — Depons, tome I, ch. IV, p. 323 et 324, et II, ch. VI, p. 136 et 137. — De Humboldt, Essai politique sur la Nouvelle-Espagne, tome I, liv. II, ch. VI, p. 436 et 437. — Raynal, Hist. philosoph., tome IV, liv. VIII, p. 314, 345 et 346.
[430] Ulloa, Discours philosophiques, disc. XVIII, p. 44 et 45.
[431] Azara, tome II, ch. XIII, p. 255 et 257.
[432] Bougainville, première partie, ch. VII, tome I, p. 128 et 129. — Azara, tome II, ch. XIII, p. 256, 257 et 258.
[433] Raynal, Hist. philosoph., tome IV, liv. VIII, p. 304 et 305. — Azara, tome II, ch. XIII, p. 256.
[434] Ulloa, Disc. philosoph., disc. XX, p. 85 et 86. — Azara, tome II, ch. XIII.
[435] Depons, tome I, ch. IV, p. 337 et 338. — Azara, tome II, ch. XIII, p. 255. — Dans quelques missions ils respectent les propriétés privées. La Pérouse, tome II, ch. XI, p. 302.
[436] De Humboldt, Voyage aux régions équinoxiales, tome III, liv. III, ch. IX, p. 372.
[437] La Pérouse, tome II, ch. XI, p. 308. — Azara, tome II, ch. XIII, p. 251.
[438] Bougainville, première partie, ch. VII, tome I, p. 129, 131 et 135. — La Pérouse, tome II, ch. XI, p. 293 et 303. — Ulloa, Disc. philos., disc. XX, p. 85 et 86. — De Humboldt, Voyages aux régions équinoxiales, tome III, liv. III, ch. VI, p. 5, 6 et suiv. — Dauxion-Lavaysse, tome I, ch. VI, p. 326 et 327.
[439] De Humboldt, Essai politique sur la Nouvelle-Espagne, tome II, liv. II, ch. VI, p. 448.
[440] Tome II, ch. XI, p. 288 et 289.
[441] Voyage aux régions équinoxiales, tome III, liv. III, ch. VI, p. 53 et 54.
[442] Dauxion-Lavaysse, tome I, ch. VI, p. 325.
[443] Bougainville, première partie, ch. VII, tome I, p. 127 et 128.
[444] Voyage aux régions équinoxiales, tome III, liv. III, ch. VI, p. 126 et 127.
[445] Azara, tome II, ch. XI, p. 251.
[446] Azara, tome II, ch. XII, p. 218, 219, 248 et 249. — De Humboldt, Essai politique sur la Nouvelle-Espagne, tome I, liv. II, ch. VI, p. 436 et 437. — Depons, tome II, ch. VI, p. 136 et suivantes.
[447] De Humboldt, Voyage aux régions équinoxiales, liv. VII, ch. XIX, tome VI, p. 320.
[448] Depons, tome II, ch. VI, p. 136 et suivantes.
[449] Bougainville, première partie, ch. VII, tome I, p. 127.
[450] La Pérouse, tome II, ch. XI. — Ce voyageur a vu des hommes au bloc et des femmes aux fers pour avoir trompé la vigilance de leurs argus.
[451] Bougainville, première partie, chap. VII, tome I, pag. 136 et 137.
[452] De Humboldt, Voyage aux régions équinoxiales, tome VI, liv. VII, ch. XIX, p. 335, 336 et 337. — Essai politique sur la Nouvelle-Espagne, tome II, liv. II, ch. VII, p. 40 et 41. — Cette manière de conquérir des âmes a une parfaite ressemblance avec la manière dont les colons du cap de Bonne-Espérance font des esclaves parmi les Hottentots.
[453] De Bougainville, tome I, première partie, ch. VII, p. 236 et et 237.
[454] Hist. philosoph., tome IV, liv. VIII, p. 324 et 325.
[455] Tome I, première partie, ch. VII, p. 124 et 125. — Les missionnaires ne pouvant attribuer l’état stationnaire de leurs peuplades ni à leurs institutions, ni à eux-mêmes, l’ont attribué à la nature des peuples ; mais il est impossible d’admettre une telle explication, lorsqu’on voit que des peuples de même espèce, qui sont soumis à un régime différent, sont actifs et laborieux, et font des progrès comme les Espagnols. Azara, tome II, ch. XII, p. 217. — De Humboldt, Essai politique sur la Nouvelle-Espagne, tome II, liv. II, ch. VIII, p. 320 et 396. — Voyage aux régions équinoxiales, t. III, liv. III, ch. IX, p. 264 et 265. — Depons, tome II, ch. VI, p. 143 et 144. — Dampier, tome I, ch. V, p. 138. — Raynal, tome V, liv. IX, p. III.
[456] Robertson’s History of America, vol. IV, p. 199 et 267.
[457] De Larochefoucault-Liancourt, Voyage aux États-Unis, troisième partie, tome VII, p. 13 et 18.
[458] William Hebert’s Visit to the colony of Harmony, in Indiana, in the United-States of America. London 1825.